8
À l’approche d’Evecque, les deux jeunes gens entendirent éclater un unique coup de tonnerre. Le village ne pouvait être loin, car ils chevauchaient à travers un pays où les fermes et les maisons avaient été entièrement détruites, et Thomas en déduisit qu’ils devaient se trouver sur les terres du manoir. Le grondement fit lever la tête à Robbie, qui considéra d’un œil perplexe le ciel clair, assombri cependant de nuages noirs au sud.
— Ce ne peut être le tonnerre, il fait trop froid, dit-il. Mais peut-être qu’en France, ce n’est pas pareil ?
Ils quittèrent la route et suivirent un sentier de ferme qui serpentait à travers un bois et aboutissait à un bâtiment réduit en cendres, dont les restes calcinés continuaient à fumer doucement. Brûler ces maisons était parfaitement inutile, et l’ordre n’en avait peut-être pas été donné par le comte de Coutances, mais messire Guillaume défiait son ancien suzerain depuis si longtemps et les soldats étaient tellement accoutumés à perpétrer des ravages que le pillage et le saccage étaient inévitables. Thomas songea qu’il n’avait pas agi autrement en Bretagne. Il avait écouté les cris et les protestations des familles sur le point de voir leur foyer partir en fumée, puis avait tranquillement mis le feu au chaume. C’était la guerre. Les Écossais faisaient la même chose aux Anglais, les Anglais aux Écossais, et ici, le comte de Coutances l’infligeait à ses propres serfs.
Un deuxième coup de tonnerre résonna, et aussitôt après, un grand voile de fumée s’éleva dans le ciel à l’est. Thomas le montra à son compagnon. Robbie, reconnaissant comme lui des signes de présence, se contenta d’opiner du chef en silence.
Ils laissèrent leurs chevaux dans un taillis de noisetiers, puis montèrent à l’assaut d’une longue colline boisée. Derrière eux, le soleil couchant projetait leurs ombres sur les feuilles mortes. Arrivés à la crête, ils furent accueillis par un pic-vert à la tête rouge et aux ailes striées de blanc qui tournoya très bas au-dessus d’eux. De là-haut, on avait vue sur le village et le manoir d’Evecque.
Thomas fut surpris par l’aspect du manoir. Il pensait trouver une bâtisse semblable à celle de sir Giles Marriott, composée d’une grande pièce de la taille d’une grange et de quelques dépendances recouvertes de chaume, mais Evecque avait tout d’un petit château. L’un des angles était même surmonté d’une petite tour carrée dûment crénelée et ornée de la bannière aux trois faucons, pour bien signifier que messire Guillaume n’était pas encore battu. Mais le meilleur atout du manoir, c’était son fossé, large et recouvert d’une épaisse couche d’algues vert vif. Les hautes murailles du château sortaient tout droit de l’eau, interrompues par quelques ouvertures, étroites meurtrières. Le toit était recouvert de chaume et incliné vers une petite cour intérieure. Les assiégeants, dont les tentes et les abris se dressaient dans le village au nord du manoir, avaient réussi à mettre le feu au toit par endroits ; mais les défenseurs de messire Guillaume, même peu nombreux, avaient trouvé le moyen d’éteindre les flammes, car une petite partie seulement du chaume était détruite. Sans doute ces défenseurs, invisibles pour le moment, étaient-ils en train de les épier, postés derrière les petites taches noires que formaient les meurtrières contre la pierre grise. La construction n’était pas endommagée, à l’exception de quelques pierres cassées dans un angle de la tour, dont la maçonnerie paraissait avoir été grignotée par quelque bête monstrueuse. C’était probablement l’œuvre de la machine de guerre mentionnée par le père Pascal ; mais l’arbalète géante avait dû se rompre une fois de plus, et irrémédiablement, car Thomas l’aperçut, gisant en deux morceaux gigantesques, dans le champ qui jouxtait la petite église du village. Elle n’avait pas eu le loisir de causer beaucoup de dommages avant la rupture de son affût. Thomas se demanda si la façade est du bâtiment, invisible du haut de la colline, avait été plus atteinte. L’entrée principale du manoir était certainement de ce côté, avec, sans doute, le gros du siège.
Les deux jeunes gens n’aperçurent qu’un petit nombre d’assiégeants, la plupart paisiblement assis devant les maisons du village. Une demi-douzaine de soldats étaient regroupés autour de ce qui semblait être une petite table dans le cimetière entourant l’église. Aucun d’eux ne se risquait à moins de cent cinquante pas du manoir. Sans doute les défenseurs avaient-ils réussi à faire mouche avec leurs arbalètes, d’où la prudence des rescapés.
Le village lui-même n’était guère plus grand que Down Mapperley, et, de même que le petit village du Dorset, il était doté d’un moulin à eau. Une douzaine de tentes et une vingtaine de petits abris en terre se dressaient au sud des habitations. Thomas fit une grossière estimation du nombre de soldats et arriva au résultat d’environ cent vingt hommes.
— Que faisons-nous ? s’enquit Robbie.
— Rien pour le moment. Nous nous contentons d’observer.
Ce fut une surveillance fastidieuse, car l’activité était fort réduite. Ils aperçurent quelques femmes munies de seaux près du moulin à eau ; d’autres faisaient la cuisine dehors, sur des feux, ou ramassaient des vêtements mis à sécher sur les haies entourant les champs.
La bannière du comte de Coutances, ornée d’un sanglier noir sur un champ blanc parsemé de fleurs bleues, claquait au vent sur un mât de fortune devant la plus grande maison du village. Six bannières différentes étaient installées sur les toits de chaume, indiquant que d’autres seigneurs étaient venus partager le butin.
Une demi-douzaine d’écuyers ou de pages entraînaient des chevaux de guerre dans un pré derrière le campement, mais le reste des assiégeants se contentait de patienter. Décidément, les sièges étaient d’un ennui mortel. Thomas se rappela ses journées de paresse sous les murs de La Roche-Derrien, interrompues de temps à autre par la peur et l’excitation de quelques assauts dispersés. Empêchés par les douves d’investir les murailles d’Evecque, ces soldats n’avaient d’autre choix que l’attente et l’espoir d’obtenir la reddition de la garnison par la disette, ou de l’attirer dans une sortie en brûlant des fermes. Mais peut-être attendaient-ils simplement une pièce de bois sec pour réparer le bras cassé de la machine de guerre abandonnée.
Au moment où les deux amis s’apprêtaient à quitter leur poste d’observation, les soldats rassemblés autour de ce que Thomas avait pris pour une table basse se levèrent brutalement et se précipitèrent vers l’église.
— Au nom du Ciel, qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Robbie.
En réalité, ce n’était pas une table, mais une énorme jarre couchée dans un lourd châssis de bois.
— C’est une bombarde ! s’exclama Thomas, incapable de cacher son effroi.
À peine avait-il prononcé ces mots que le canon fit feu et que la grande jarre de métal, ainsi que son châssis, disparurent dans un nuage de fumée noire. Du coin de l’œil, il vit une pierre tomber de l’angle endommagé du manoir. Au roulement de tonnerre qui s’éleva sur la colline, des centaines d’oiseaux s’envolèrent des haies, des chaumes et des arbres. C’était ce grondement qu’ils avaient entendu plus tôt dans l’après-midi. Le comte de Coutances avait réussi à se procurer un canon, et il s’en servait pour grignoter le manoir. Les Anglais avaient utilisé des bombardes l’été précédent, et pourtant, ni les canons ni les efforts des artilleurs italiens, malgré toute leur bonne volonté, n’avaient eu d’effet sur le château de Caen. Et effectivement, après la lente disparition de la fumée, les deux jeunes gens constatèrent que le boulet n’avait eu que peu d’impact sur le manoir. Le bruit de tonnerre qu’il produisait paraissait plus violent que le projectile lui-même. Mais si les artilleurs du comte parvenaient à projeter assez de pierres, sans doute la maçonnerie finirait-elle par céder et la tour par s’effondrer dans le fossé, dans un chaos de pierres qui formeraient un gué et permettraient de franchir l’eau des douves. Pierre par pierre, fragment par fragment, à raison de trois tirs par jour, les assiégeants en arriveraient à affaiblir la tour et à se frayer un passage dans Evecque.
Un homme sortit de l’église en faisant rouler un petit baril, mais un autre lui fit signe de revenir et le baril fut rentré à l’intérieur. Sans doute le saint lieu avait-il été transformé en entrepôt de poudre, et l’homme avait-il été rappelé parce que les artilleurs avaient envoyé leur dernier projectile de la journée et ne rechargeraient pas avant le lendemain matin.
Une idée germa alors dans la tête de Thomas. Mais il la repoussa aussitôt, tant elle lui parut irréalisable et folle.
— Tu en as vu assez ? demanda-t-il à Robbie.
— C’est la première fois que je vois une bombarde.
Le jeune Écossais regardait fixement la machine de guerre, comme s’il espérait la voir cracher un nouveau boulet séance tenante.
Mais Thomas savait que c’était peu probable. Charger une bombarde prenait beaucoup de temps, et, une fois la poudre noire introduite dans son ventre et le projectile dans le col, le canon devait être scellé avec de la terre argileuse humidifiée. L’argile, destinée à confiner l’explosion qui propulsait le projectile, mettait du temps à sécher avant la mise à feu. Aussi était-il peu vraisemblable qu’il y eût un nouveau tir avant le matin.
— Cette machine, elle cause plus d’embarras qu’elle n’a d’avantages, maugréa Robbie lorsque Thomas lui en eut expliqué le fonctionnement. Donc, tu penses qu’ils ne vont plus tirer ?
— Ils vont attendre jusqu’à demain.
— Alors j’en ai vu assez.
Ils se faufilèrent en silence à travers les hêtres et retrouvèrent leurs chevaux sur la crête. Ils se remirent en route à la nuit tombante. Une demi-lune froide et lointaine brillait dans le ciel et la nuit était glaciale, si glaciale qu’ils résolurent de se risquer à allumer un feu. Ils firent de leur mieux pour le cacher en se réfugiant au creux d’un petit ravin assez profond, où ils construisirent un toit rudimentaire fait de branchages recouverts de mottes de terre arrachées à la hâte. Le feu scintillait à travers les trous de leur toit de fortune, teintant de rouge les parois rocheuses, mais ils couraient peu de risques. Les assiégeants ne patrouilleraient sans doute pas dans les bois dans l’obscurité. Personne ne s’aventurait volontairement en pleine nuit au milieu d’une épaisse forêt, car toutes sortes de bêtes, de monstres et d’esprits hantaient ces lieux. Thomas se rappela son voyage avec Jeannette, au cours duquel ils avaient passé toutes leurs nuits dans les bois. C’était une période heureuse, dont le souvenir le fit s’attendrir sur lui-même. Puis, comme de coutume, il se sentit coupable envers Eléonore.
Chassant ces pensées, il tendit les mains vers le petit feu.
— Y a-t-il des hommes verts en Écosse ? demanda-t-il à Robbie.
— Tu veux dire dans les bois ? Il y a des lutins. C’est des diables, de méchants petits diables.
Robbie fit le signe de la croix et, au cas où ce ne serait pas suffisant, se pencha pour toucher la garde de fer de l’épée de son oncle.
Thomas pensa aux lutins et aux autres créatures qui les attendaient au milieu des ténèbres de la forêt. Avait-il réellement envie de retourner à Evecque cette nuit même ?
— As-tu remarqué, demanda-t-il à son compagnon, qu’au camp de Coutances, on ne paraissait point se préoccuper des quatre cavaliers qui ne sont pas revenus ? Personne n’est parti à leur recherche, n’est-ce pas ?
Robbie y réfléchit, puis haussa les épaules.
— Peut-être que les cavaliers ne venaient pas du camp ?
— Si, affirma Thomas avec une assurance qu’il ne ressentait pas tout à fait.
Pendant quelques instants, en proie à la culpabilité, il se demanda si ces hommes venaient bien de là ; puis il se souvint que c’étaient eux qui avaient engagé le combat.
— Ils sont certainement venus d’Evecque, affirma-t-il, et maintenant, on doit s’inquiéter pour eux, là-bas.
— Et alors ?
— Et alors, ils ont peut-être posté plus de guetteurs ce soir ?
De nouveau, l’Écossais haussa les épaules.
— Et après ?
— Je suis en train de me dire, expliqua Thomas, qu’il me faut faire savoir à messire Guillaume que nous sommes ici, et je ne sais comment le faire, sinon en faisant un grand tintamarre.
— Tu pourrais lui écrire un message, suggéra Robbie, et le mettre autour d’une flèche ?
Thomas leva les yeux au ciel, puis lui expliqua patiemment :
— Je n’ai pas de parchemin, et je n’ai pas d’encre, et as-tu déjà essayé de tirer une flèche enveloppée dans un parchemin ? Elle volerait comme un oiseau mort ! Il faudrait que je me place près des douves et que j’envoie la flèche de là-bas.
— Eh bien, que faisons-nous alors ?
— Nous faisons du bruit. Nous nous annonçons à grand fracas… Et je suis en train de me dire que la bombarde va finir par démolir la tour si nous n’agissons pas.
— La bombarde ? répéta Robbie.
Puis il scruta attentivement le visage de son interlocuteur.
— Doux Jésus ! souffla-t-il. Cette nuit ?
— Une fois que Coutances et ses hommes connaîtront notre présence, ils doubleront leurs guetteurs, mais cette nuit, je parie que ces bâtards dormiront tous, ou presque.
— Oui-da, et bien au chaud dans une couverture s’ils ont un peu de jugeote, ces marauds, compléta Robbie.
Puis il fronça les sourcils.
— Mais cette machine avait l’air d’une grosse jarre très solide. Comment diable comptes-tu la briser ?
— Je pensais à la poudre noire qui est dans l’église.
— Tu veux y mettre le feu ? Et comment t’y prendras-tu ?
— Il y a des feux de camp en quantité dans le village, dit Thomas.
Il se demanda ce qui se passerait s’ils se faisaient pincer dans le campement, mais il n’allait pas s’encombrer de ce genre de réflexions. S’ils devaient mettre la bombarde hors d’usage, mieux valait frapper avant que le comte de Coutances ne sache qu’un ennemi était venu le harceler, et cette nuit était l’occasion idéale.
— Rien ne t’oblige à me suivre, reprit-il. Ce ne sont pas tes amis qui sont assiégés dans ce manoir.
— Ferme ton bec ! riposta Robbie avec courroux. Et que va-t-il se passer après ?
— Après ? (Thomas réfléchit.) Cela dépend de messire Guillaume. S’il n’obtient pas de réponse du roi, il va vouloir sortir. Donc, il faut qu’il sache que nous sommes ici.
— Pourquoi ?
— Au cas où il aurait besoin de notre aide. Il nous a envoyé chercher, n’est-ce pas ? Donc, après, nous continuerons à faire du bruit. Nous allons nous transformer en bêtes malfaisantes, Robbie. Nous allons donner des cauchemars au comte de Coutances.
— Tous les deux ?
— Oui, toi et moi, confirma Thomas, et, ce disant, il s’aperçut que Robbie était devenu un ami. Je crois qu’à nous deux, nous allons pouvoir semer le trouble, ajouta-t-il avec un sourire.
Et ils allaient s’y mettre la nuit même. En cette nuit froide et inhospitalière, sous cette lune qui se détachait, vive et argentée, sur le ciel noir, ils allaient faire en sorte de provoquer le premier de ces cauchemars.
Ils partirent à pied. En dépit de la demi-lune qui brillait au ciel, on n’y voyait goutte sous les arbres, et Thomas se demanda avec inquiétude si ces bois de Normandie recelaient eux aussi des démons, des lutins et des spectres. Jeannette lui avait raconté qu’en Bretagne, les ténèbres étaient parcourues de nains et de gorics, tandis que, dans le Dorset, c’était l’Homme Vert qui grondait dans les bois, derrière la colline de la Lipp. Les pêcheurs évoquaient aussi les âmes des noyés qui, parfois, venaient se traîner sur le rivage en pleurant sur les femmes qu’ils avaient abandonnées. La nuit de la Toussaint, le Malin et les morts sortaient des tréfonds de la terre pour venir danser la sarabande à Maiden Castle, et, les autres nuits, des esprits de moindre importance avaient coutume de hanter les alentours du village, de la colline, le clocher de l’église, tous les environs. C’était pour cette raison que nul ne délaissait sa maison la nuit sans un morceau de ferraille, ou une branche de gui ou, au moins, un morceau de tissu qui avait été touché par une sainte hostie. Le père de Thomas détestait ces superstitions, mais lorsque ses ouailles levaient les mains pour recevoir le sacrement et qu’il apercevait un morceau de tissu dissimulé dans leur paume, il ne le leur refusait pas.
D’ailleurs, Thomas avait lui aussi ses superstitions. Il ne ramassait son arc que de la main gauche ; la première flèche tirée par un arc nouvellement tendu devait être tapotée par trois fois contre le bois, une fois pour le Père, une fois pour le Fils et la troisième fois pour le Saint-Esprit ; il ne portait jamais de vêtements blancs et chaussait sa botte gauche avant la droite. Pendant longtemps, il avait porté une patte de chien autour du cou, puis il l’avait jetée, convaincu qu’elle lui portait malchance ; mais depuis la mort d’Eléonore, il se demandait s’il n’eût pas mieux fait de la garder. Du souvenir d’Eléonore, il passa à celui de la beauté plus ténébreuse de Jeannette. Se souvenait-elle de lui ? Il essaya de ne plus penser à elle, car penser à d’anciennes amours pouvait porter malchance. Vite, il toucha un tronc d’arbre en passant afin de purifier son cœur de cette pensée.
Il chercha en vain la lueur rouge des feux de camp derrière les arbres, signe qu’ils s’approchaient d’Evecque, mais la seule lumière visible était l’éclat argenté de la lune prise dans les hautes branches. Les nains et les gorics… qu’était-ce exactement ? Jeannette lui avait dit laconiquement qu’il s’agissait d’esprits qui hantaient le pays. Sans doute existait-il quelque chose de similaire en Normandie… à moins qu’il n’y ait des sorcières ? Vite, il toucha un nouveau tronc.
Sa mère croyait fermement aux sorcières, et son père aussi, car il lui avait appris à dire son Pater au cas où il se perdrait. En effet, selon lui, les sorcières s’emparaient des enfants perdus. Plus tard, bien plus tard, son père lui avait appris que les sorcières invoquaient le Malin en commençant par dire le Pater à l’envers. Bien entendu, Thomas avait essayé, mais jamais il n’avait osé finir la prière. Olam a son arebil des, ainsi commençait le Pater à l’envers. Il s’en souvenait toujours, y compris des difficiles inversions de temptationem et supersubstantialem. Mais il se gardait bien de jamais achever la prière de peur de provoquer l’apparition soudaine d’une odeur de soufre, suivie du jaillissement d’une série de flammes et enfin de la vision terrifiante du diable descendant des airs porté par des ailes noires, et trouant la nuit avec des yeux incandescents.
— Qu’est-ce que tu marmonnes ? lui demanda Robbie.
— J’essaie de dire supersubstantialem à l’envers.
Robbie gloussa.
— Tu es un être bizarre, Thomas.
— Melait nats bus repus.
— C’est du français ? Car je dois l’apprendre.
— Oui, tu vas l’apprendre, lui promit Thomas.
Enfin, il distingua quelques lueurs à travers les arbres et ils gravirent en silence la longue pente qui menait à la crête surplombant Evecque.
Le manoir était entièrement plongé dans le noir. Les rayons de lune scintillaient sur les douves recouvertes d’un tapis d’algues vertes, lisse comme de la glace. D’ailleurs, peut-être était-ce vraiment de la glace ? La clarté blanche de la lune jetait une ombre noire sur l’angle endommagé de la tour, tandis qu’un feu rougeoyait de l’autre côté, confirmant les soupçons de Thomas. Il y avait bel et bien un siège devant l’entrée de la bâtisse.
Sans doute les hommes du comte avaient-ils creusé des tranchées à l’abri desquelles ils pouvaient arroser l’entrée de carreaux d’arbalète, pendant que d’autres forces tentaient de jeter un pont sur les douves en l’absence de pont-levis. Thomas se souvint des carreaux d’arbalète crachés depuis les murs de La Roche-Derrien.
Il frissonna sous le froid glacial. Il se dit que bientôt la rosée se transformerait en givre et recouvrirait l’univers d’une couche argentée. De même que Robbie, il portait une chemise de laine sous un gilet de cuir et une cotte de mailles recouverte d’une cape, mais cela ne l’empêchait pas de trembler de froid. Il songea avec nostalgie à leur abri et au petit feu qui y brûlait doucement.
— On ne voit personne, souffla Robbie.
C’était vrai, mais Thomas n’en continua pas moins à tenter de déceler la présence de guetteurs. Peut-être le froid avait-il amené les soldats à s’abriter sous un toit ? Il chercha à distinguer des ombres à proximité des flammes vacillantes, tenta de percer l’obscurité aux environs de l’église pour y détecter un éventuel mouvement, mais tout était calme.
Il réfléchit. Les ouvrages de siège qui faisait face à l’entrée étaient certainement gardés, mais le guet se préparait plutôt à arrêter quelque assiégé qui se glisserait dehors par l’arrière, qu’un éventuel assaillant. D’ailleurs, qui serait assez hardi pour se risquer à affronter les eaux glaciales des douves par une nuit pareille ? De plus, les assiégeants s’ennuyaient probablement à cette heure et leur vigilance avait baissé.
Un nuage brodé d’argent s’approcha de la lune.
— On attend que le nuage recouvre la lune, indiqua-t-il à Robbie, et on y va.
— Et que Dieu nous bénisse, ajouta le jeune Écossais avec ferveur en faisant le signe de la croix.
Le nuage paraissait avancer très lentement. Enfin, il posa un voile sur l’astre et le paysage faiblement éclairé se fondit dans une pénombre grise. Une pâle lumière persistait toujours, mais sans doute ne disparaîtrait-elle pas tout à fait.
Thomas se leva, ôta les brindilles de sa cape et, suivi de son ami, se dirigea vers le village en empruntant un sentier qui courait à travers le versant est de la crête. C’était certainement une piste tracée par les cochons que l’on emmenait manger les faines dans la forêt de hêtres pour les engraisser. Cette pensée réveilla en lui le souvenir des cochons de Hookton parcourant les galets, gavés de têtes de poissons, au grand dam de sa mère qui protestait que cela dénaturait le goût de leur jambon. Ce jambon de poisson, comme elle disait, était à mille lieues de valoir le jambon de son Weald natal. Le jambon de son pays, dans le Kent, était selon elle du vrai jambon, nourri aux faines et aux glands, et c’était le meilleur.
Thomas trébucha sur une touffe d’herbe. Il avait du mal à distinguer le sentier, car l’obscurité était devenue plus épaisse, maintenant qu’ils étaient plus bas.
Tout à ses visions de jambon, il en oubliait presque qu’ils s’approchaient du village. Une frayeur soudaine se saisit de lui. Il n’avait pas vu de guetteurs, mais… et s’ils avaient des chiens ? Un seul aboiement, et ils étaient morts. Il n’avait pas apporté son arc, et le regretta soudain… mais que faire d’un arc ? Tuer un chien ?
Il se rassura un peu car le sentier éclairé par les feux de camp était redevenu visible et permettait d’avancer d’un pas sûr.
— Tu dois être accoutumé à cela, murmura-t-il à son compagnon.
— À quoi ?
— Quand tu fais des incursions au-delà de la frontière.
— Dieu du ciel, nous restons en pays découvert ! Ce qui nous intéresse, c’est juste le bétail et les chevaux !
Ils se turent, car ils étaient arrivés près des abris. Un ronflement sonore leur parvint depuis l’une des petites huttes de terre, et un chien invisible gémit, mais sans aboyer. Un homme était assis sur une chaise devant une tente ; sans doute était-ce le garde chargé de veiller sur le sommeil des dormeurs, mais il dormait lui-même à poings fermés. Un léger vent faisait bouger les branches des arbres dans un verger, près de l’église, et le ruisseau plongeait en clapotant dans le petit barrage du moulin. On entendit une femme rire doucement, et des hommes entonnèrent une chanson. C’était un air que Thomas ne connaissait pas. Les voix profondes des chanteurs recouvrirent le grincement de la porte du cimetière lorsqu’ils l’ouvrirent. Dans le petit clocher en bois de l’église, on entendait les soupirs du vent sur la cloche.
— C’est toi, George ? cria un homme depuis le porche.
— Non ! répondit Thomas d’une voix plus brève qu’il n’eût voulu.
À son ton sec, l’homme sortit de l’ombre et Thomas, prêt à se battre, mit sa main derrière son dos pour attraper la poignée de sa dague.
— Mille excuses, Messire.
L’homme avait pris Thomas pour un officier, peut-être même un seigneur.
— J’attendais la relève, Messire.
— Sans doute est-elle encore en train de dormir, répondit Thomas.
L’homme s’étira et bâilla à grand bruit.
— Ce vaurien oublie toujours de se réveiller.
Ce n’était guère qu’une ombre dans l’obscurité, mais il semblait de haute taille.
— Et il fait froid par ici, poursuivit-il. Dieu qu’il fait froid ! Est-ce que Guy et ses gars sont revenus ?
— Un de leurs chevaux a perdu un fer, répondit Thomas.
— Ah, c’était donc ça ! Et moi qui pensais qu’ils avaient trouvé le chemin de cette taverne, à Saint-Germain. Par le Christ et ses anges, cette fille qui n’a qu’un œil ! Vous l’avez vue ?
— Pas encore, déplora Thomas.
Il tenait toujours sa dague, une arme que les archers appelaient la miséricorde, car on s’en servait pour délivrer de leur misère les hommes d’armes blessés et à terre. La lame était fine et suffisamment flexible pour se glisser entre les jointures d’une armure et aller chercher la vie qui se trouvait en dessous. Mais il répugnait à la tirer. Ce guetteur ne se doutait de rien. Son seul tort était d’être démangé par une envie de parler.
— L’église est-elle ouverte ? s’enquit le jeune archer.
— Pour sûr.
— Nous avons besoin d’aller prier.
— Celui qui a besoin d’aller prier en pleine nuit est quelqu’un qui n’a pas la conscience tranquille, pas vrai ? commenta le guetteur d’un ton affable.
— Il y a trop de filles qui n’ont qu’un œil, expliqua Thomas.
Robbie, qui n’entendait pas le français, l’attendait immobile, les yeux rivés sur la grande ombre noire de la bombarde.
— C’est un péché qui mérite repentance, gloussa l’homme. Attendez ici pendant que je m’en vais réveiller George. Ce ne sera pas long.
— Prends tout le temps qu’il faudra, répondit Thomas, magnanime, nous restons ici jusqu’à l’aube. Laisse donc dormir George, nous allons monter la garde, nous autres.
— Vous êtes un saint vivant ! se réjouit l’homme.
Puis il attrapa sa couverture et s’éloigna non sans leur avoir souhaité aimablement la bonne nuit.
Lorsqu’il eut disparu, Thomas entra sous le porche, où il donna involontairement un coup de pied dans un baril vide qui roula à grand fracas. Il jura entre ses dents et s’arrêta net, mais rien ne bougea dans le village.
Robbie vint s’accroupir à côté de lui. Le porche était plongé dans une obscurité impénétrable, mais en tâtonnant, ils découvrirent une demi-douzaine de barils vides qui répandaient une forte puanteur d’œufs pourris. Sans doute avaient-ils contenu de la poudre noire. En chuchotant, Thomas donna à son compagnon la teneur de la conversation qu’il avait échangée avec le guetteur.
— Mais ce que je ne sais pas, conclut-il, c’est s’il va réveiller George ou non. Je ne crois pas, mais je n’en suis pas sûr.
— Pour qui nous prend-il ?
— Sans doute pour des hommes d’armes.
Thomas poussa les barils vides de côté, puis se releva et chercha à tâtons la corde qui relevait le loquet de la porte de l’église. Il la trouva, mais fit la grimace en entendant les gonds grincer.
L’intérieur de l’édifice n’était pas moins sombre, et il régnait la même odeur de pourri que dans les barils vides.
— Il nous faudrait un peu de lumière, chuchota-t-il.
Ses yeux s’accoutumèrent peu à peu à l’obscurité et il aperçut une faible lueur venue de la grande fenêtre surmontant l’autel. Aucune flamme ne brillait au-dessus du sanctuaire où l’on gardait les hosties, sans doute à cause de la poudre à canon entreposée dans la nef. Thomas trouva facilement la poudre, car il se cogna contre les barils empilés de l’autre côté de la porte. Il y en avait au moins deux vingtaines, chacun approximativement de la taille d’un seau. Thomas estima que la bombarde en utilisait un ou deux à chaque tir. À raison de trois ou quatre par jour, il y avait là une réserve de poudre pour environ deux semaines.
— Il fait noir comme dans un four, là-dedans, dit-il en se retournant vers Robbie.
Mais Robbie ne répondit pas.
— Où es-tu ? le héla Thomas le moins fort possible.
Mais il n’obtint pas davantage de réponse. Puis il entendit une botte cogner contre un baril vide sous le porche et aperçut l’ombre vacillante de son ami à la lueur nuageuse de la lime dans le cimetière.
Il attendit. Un feu de camp se consumait lentement non loin de là, derrière la haie d’épines qui empêchait le bétail de s’approcher des tombes. Il vit une ombre s’accroupir à côté des flammes qui se mouraient, et il y eut soudain un éclair aveuglant. Robbie recula et Thomas, ébloui, ne put rien voir de ce qui se passait. Il s’attendit à entendre des cris dans le village, mais les seuls bruits audibles furent le grincement de la porte qui s’ouvrait et le bruit des pas de son compagnon venu le rejoindre.
— J’ai pris un baril vide, expliqua Robbie, mais il n’était pas aussi vide que je le croyais. Ou alors, la poudre entre dans le bois.
Il se tenait sous le porche, le baril entre les mains. Il l’avait utilisé pour ramasser des braises, les résidus de poudre avaient pris feu, brûlant ses sourcils, et à présent, le feu jaillissait de l’intérieur du petit tonneau.
— Qu’est-ce que je fais avec ça ? interrogea-t-il.
— Par le Christ ! s’exclama Thomas, voyant déjà l’église sauter en l’air. Donne-le-moi !
Il attrapa le baril qui, par bonheur, n’était pas trop chaud au toucher, et se précipita à l’intérieur de l’église, éclairé par les flammes. Il jeta le bois en feu entre deux piles de barils pleins.
— Et maintenant, vite, dehors !
Mais Robbie n’était pas décidé.
— As-tu pensé au tronc pour les pauvres ? argumenta-t-il. Si nous faisons sauter l’église, autant prendre le tronc pour les pauvres avant.
Thomas l’attrapa par le bras pour l’entraîner dehors.
— Vite, dépêche-toi ! le pressa-t-il.
— C’est dommage de le laisser !
— Il n’y a pas de tronc pour les pauvres, pauvre idiot, le village est plein de soldats !
Ils s’enfuirent en toute hâte, zigzaguant entre les tombes et évitant la bombarde ventrue qui reposait sur son châssis de bois. Ils escaladèrent une clôture qui comblait un trou dans la haie d’épines, puis poursuivirent leur course échevelée en passant devant la grande arbalète cassée en deux et devant les abris aux toits de terre sans prendre la moindre précaution pour tempérer le bruit de leur cavalcade. Deux chiens se mirent à aboyer, puis un troisième se joignit à eux et quelqu’un jaillit d’une tente.
— Qui va là ? cria l’homme en commençant à préparer son arbalète.
Mais les deux fuyards étaient déjà loin, dans le terrain découvert, où ils avançaient en trébuchant sur le sol inégal. La lune sortit derrière le nuage, éclairant la vapeur blanche de leur souffle.
— Halte ! cria l’homme.
Thomas et Robbie s’arrêtèrent. Non à cause de l’injonction qui leur avait été donnée, mais parce qu’une lueur rouge embrasait le ciel. Cloués au sol, ils la contemplèrent avec fascination et le guetteur qui avait voulu les arrêter les oublia.
La nuit s’était teintée d’écarlate. Thomas retint son souffle, dans l’attente d’il ne savait quoi : une lance de feu qui transpercerait les deux ? Un fracas de tonnerre ? Mais le silence régnait, interrompu uniquement par un léger chuintement qui semblait produit par quelque respiration de géant. C’est alors qu’une flamme jaillit des fenêtres de l’église et alla en s’amplifiant comme si les portes de l’enfer venaient de s’ouvrir, comme si le brasier de l’enfer emplissait la nef.
Le rougeoiement des flammes ne dura qu’un instant. Aussitôt après, le toit de l’église se souleva. Thomas vit distinctement les poutres noires éclater comme des côtes sous la hache du boucher.
— Doux Jésus ! jura-t-il.
— Dieu du Ciel ! fit Robbie, les yeux écarquillés.
Les flammes, la fumée et l’air bouillonnaient au-dessus du chaudron de l’église ouverte sur le ciel, et les barils de poudre continuaient à exploser les uns après les autres, en propulsant chacun une nouvelle vague de feu et de fumée dans le ciel.
Tous les chiens du village s’étaient mis à aboyer furieusement et à hurler à la mort. Les hommes, les femmes et les enfants, quant à eux, s’étaient jetés à bas de leur lit pour observer l’enfer de l’incendie. Le vacarme des explosions qui roulait à travers les prés était répercuté en écho par les murailles du manoir, chassant des centaines d’oiseaux de leur gîte dans les bois. Des débris venaient s’écraser dans les douves, projetant des éclats de glace fine qui reflétaient l’incendie et donnaient l’impression que la bâtisse étaient entourée d’un lac de feu crépitant.
— Jésus ! souffla Robbie, saisi de stupeur.
Puis les deux amis coururent se réfugier vers le bois de hêtres, sur le versant est du pâturage.
Alors qu’ils gravissaient en trébuchant le sentier qui menait à l’abri de la forêt, Thomas se mit à rire.
— Voilà qui va m’expédier tout droit en enfer, dit-il en s’arrêtant sous les arbres et en faisant le signe de la croix.
— Pour avoir fait brûler une église ? demanda Robbie en souriant, avec, dans les yeux, le reflet des flammes qui dansaient. Tu devrais voir ce que nous avons fait aux Black Canons de Hexham ! Par le Christ, la moitié de l’Écosse se retrouvera en enfer rien que pour ça.
Mais mieux valait ne pas s’attarder. Quelques instants plus tard, ils avaient retrouvé les ténèbres du bois. L’aube n’était pas loin. Une lueur pointait à l’est où un gris pâle, blême comme la mort, bordait le ciel.
— Il faut nous enfoncer plus avant dans la forêt, dit Thomas, il faut nous cacher.
La chasse aux saboteurs ne tarda pas à commencer. À la pique du jour, tandis que la fumée maintenait un grand manteau noir au-dessus d’Evecque, le comte de Coutances envoya vingt cavaliers et une meute de chiens à la poursuite de ceux qui avaient détruit son entrepôt de poudre. Mais l’air était froid, la terre durcie par le gel, et l’odeur à peine perceptible de la proie s’évanouit rapidement.
Le lendemain, le comte, dans son courroux, ordonna une attaque. Ses troupes avaient préparé des gabions, de grands cylindres d’osier tressé remplis de terre et de pierres, dans le dessein de combler les douves avec ces gabions, et de se ruer ensuite sur le pont ainsi formé pour se lancer à l’assaut du corps de garde. Le pont-levis qui y donnait accès avait été enlevé au début du siège, offrant à la vue une voûte cintrée qui paraissait inviter à l’assaut, car bloquée uniquement par une barricade de pierre assez peu élevée.
Les conseillers du comte lui rappelèrent avec sagesse qu’ils ne disposaient pas de gabions en nombre suffisant, que le fossé était plus profond qu’il ne le pensait, que le temps n’était pas favorable, que Vénus était dans l’ascendant et Mars dans le déclin ; qu’en bref, il serait judicieux d’attendre que les astres lui sourient et que la garnison soit affamée et désespérée. Mais rien n’y fit. Le comte avait perdu la face. Il ordonna donc de donner l’assaut et ses hommes firent de leur mieux.
Ils restèrent protégés aussi longtemps qu’ils portaient les gabions, car ces paniers remplis de terre pouvaient résister à n’importe quel carreau d’arbalète. Mais, les gabions sitôt jetés dans le fossé, les assaillants furent exposés aux carreaux des six arbalétriers de messire Guillaume couverts par le muret de pierre élevé devant l’entrée voûtée du manoir.
Le comte avait lui aussi ses arbalétriers, protégés par des pavois portés par un deuxième guerrier pendant qu’ils armaient laborieusement leur machine. Mais les hommes qui lançaient les gabions n’étaient plus protégés dès lors qu’ils étaient délestés de leur charge, et huit d’entre eux périrent avant que leurs compagnons d’armes aient eu le temps de s’apercevoir qu’en réalité, le fossé était trop profond et que le nombre de gabions était loin de suffire. Ce ne fut qu’après que deux porteurs de pavois et un arbalétrier eurent été sévèrement blessés que le comte admit enfin qu’il perdait son temps et rappela ses troupes. Puis il voua messire Guillaume aux cent diables avant d’aller s’enivrer.
Thomas et Robbie survécurent. Le lendemain de leur mémorable exploit, Thomas abattit un cerf, et le surlendemain, Robbie découvrit un cadavre de lièvre pourrissant dans une haie. En extrayant le corps, il trouva un piège, sans doute posé par un serf de messire Guillaume qui avait été contraint d’abandonner sa proie. Il lava le piège dans un ruisseau et le posa à son tour dans une haie, et, le lendemain matin, trouva un lièvre pris au collet.
Ils ne se risquaient pas à dormir deux nuits de suite au même endroit, mais les abris ne manquaient pas dans les fermes désertées et brûlées. Ils passèrent la plus grande partie des semaines suivantes dans la région du sud d’Evecque, où les vallées étaient plus profondes, les collines plus hautes et les bois plus épais. Ils pouvaient se dissimuler sans difficulté dans ce paysage et s’employer à alimenter le cauchemar du comte.
Des rumeurs se mirent à courir au sein du camp des assiégeants. On relatait la présence d’un grand homme vêtu de noir, chevauchant un cheval clair ; l’apparition de cet homme monté sur son cheval clair, en quelque endroit que ce fût, était immanquablement suivie de la mort de quelqu’un. Cette mort était administrée par une longue flèche, une flèche anglaise. Mais l’homme à cheval était sans arc ; il brandissait un épieu surmonté d’un crâne de cerf. Or, chacun connaissait la nature de la créature qui chevauchait le cheval blême ainsi que la signification du crâne fiché sur une pique. Sitôt rentrés au campement, les hommes qui avaient vu l’apparition racontaient leur aventure à leurs femmes, et les femmes couraient la crier au chapelain du comte, qui la répétait à ce dernier. Le comte renvoyait son chapelain en déclarant qu’il refusait de prêter l’oreille à ces contes, mais les cadavres étaient bel et bien réels. Quatre frères venus de la lointaine ville de Lyon pour gagner de quoi remplir leur bourse en s’enrôlant dans l’armée des assiégeants firent leurs paquets et repartirent. D’autres menaçaient de les imiter. La Mort rôdait à Evecque.
Le chapelain décréta que les gens avaient subi un coup de lune et se rendit dans la périlleuse région du sud en chantant des prières à tue-tête et en jetant de l’eau bénite à tout-va. Le voyant revenir sans une égratignure, le comte tança ses gens en les traitant d’imbéciles, et, dès le lendemain, deux hommes périrent, mais à l’est, cette fois. Les contes ne firent que gagner en ampleur. Le cavalier était désormais accompagné de chiens de chasse géants aux yeux rougeoyants, et il n’avait plus besoin d’apparaître pour être la cause de tous les malheurs. Qu’un cheval bronche, qu’un homme se rompe un os, qu’une femme renverse les aliments qu’elle venait de préparer, qu’une corde d’arbalète casse, et aussitôt, on y voyait la main de l’homme mystérieux qui chevauchait un cheval blême.
La belle assurance des assiégeants s’évanouit. On évoqua à mots couverts le mauvais sort. Six hommes d’armes partirent pour le sud afin d’aller louer leurs services en Gascogne. Ceux qui restèrent ne cessaient de grommeler qu’ils faisaient l’œuvre du diable. Quels que fussent les efforts du comte de Coutances, rien ne put rendre à ses hommes leur ardeur guerrière.
Il essaya de couper des arbres pour empêcher le mystérieux archer de tirer dans le camp, mais il y avait trop d’arbres et trop peu de haches, et les flèches continuaient de pleuvoir. Il dépêcha un messager à l’évêque de Caen qui écrivit une bénédiction sur un morceau de vélin et la renvoya, mais elle n’eut aucun effet sur le cavalier à la cape noire dont l’apparition présageait la mort. Aussi le comte, fermement convaincu, à l’inverse de ses gens, qu’il accomplissait l’œuvre de Dieu, et craignant d’échouer au cas où il encourrait Son courroux, en appela-t-il à l’aide de Dieu.
Il écrivit à Paris.
Louis Bessières, le cardinal-archevêque de Livourne, une ville qu’il n’avait vue qu’une seule fois en se rendant à Rome (au retour, il avait fait un détour de façon à ne pas être obligé de voir Livourne une seconde fois), se promenait quai des Orfèvres, sur l’île de la Cité à Paris. Deux valets le précédaient, agitant des bâtons pour lui ouvrir la route. Le cardinal ne paraissait accorder aucune attention au prêtre émacié et osseux qui débitait un flot de paroles à ses côtés. En revanche, il examinait de près les marchandises exposées dans les échoppes des orfèvres installées de part et d’autre du quai qui portait le nom de leur art. Il admira un collier de rubis et songea même à l’acheter, mais y renonça : l’une des pierres présentait un défaut.
— Quelle pitié ! murmura-t-il devant cette déconvenue.
Puis il se transporta devant une autre échoppe.
— Quelle finesse ! s’exclama-t-il devant une salière d’argent ornée de quatre panneaux émaillés, chacun de couleur différente.
Les quatre faces étaient décorées de scènes de la vie champêtre en bleu, rouge, jaune et noir. La première représentait un laboureur, qui semait des graines sur le panneau suivant ; sur la troisième, une femme faisait la récolte, tandis que, sur la dernière, deux personnages assis autour d’une table admiraient une miche de pain dorée.
— De toute beauté, s’enthousiasma le cardinal, qu’en pensez-vous ?
Bernard Taillebourg jeta à peine un coup d’œil à l’œuvre d’art.
— Le démon est en train d’œuvrer contre nous, Votre Éminence ! lâcha-t-il d’un ton aigre.
— Le démon est toujours en train d’œuvrer contre nous, mon cher, observa le cardinal d’un ton de reproche, c’est son rôle. Quelque chose ferait cruellement défaut à l’humanité si le démon négligeait d’œuvrer contre elle.
Il caressa la salière, passant ses doigts sur ses formes délicates, puis décréta que la forme de la base ne lui convenait pas. Il y avait là quelque chose de grossier, une maladresse dans le dessin… Avec un sourire au boutiquier, il la reposa sur la table et poursuivit sa promenade.
Le soleil brillait. Il flottait même une certaine douceur dans l’air d’hiver et la Seine jetait des éclats de lumière. Un mendiant sans jambes, aux moignons terminés par des morceaux de bois, agita ses béquilles en travers de la route de Son Éminence en tendant une main sale. Les valets du prélat fondirent sur lui avec leurs gourdins.
— Non, non ! cria le saint homme en ouvrant sa bourse, à la recherche de quelques pièces. Que la bénédiction du Seigneur soit sur toi, mon fils.
Le cardinal Bessières aimait à faire l’aumône, il aimait voir s’inscrire la gratitude sur le visage des pauvres et il aimait par-dessus tout leur soulagement visible lorsqu’il arrêtait ses valets une fraction de seconde avant qu’ils n’abattent leurs bâtons. Parfois, il attendait une fraction de trop, et il aimait cela aussi. Mais cette journée était une belle journée éclairée de soleil, dérobée à la grisaille de l’hiver ; il était donc d’humeur bienveillante.
Après le Sabot d’Or, une taverne où se retrouvaient les scribes, il quitta les abords du fleuve pour s’engager dans l’entrelacs des ruelles qui serpentaient autour du labyrinthe des bâtiments du palais royal. C’était là que se réunissait le Parlement ; les hommes de loi affairés s’agitaient dans les sombres passages en courant, pareils à des rats. Mais, trouant çà et là l’obscurité, de superbes édifices s’élançaient vers le soleil. Le cardinal aimait ces ruelles. Son imagination fertile le poussa à voir de nouvelles échoppes, apparues durant la nuit comme par magie, et remplaçant d’autres boutiques disparues. Ce lavoir avait-il toujours été à cette place ? Et pourquoi n’avait-il jamais remarqué l’échoppe du boulanger ? Et n’y avait-il pas autrefois un fabricant de luths à côté de l’urinoir public ?
Un fourreur avait suspendu des manteaux en peau d’ours à des étagères. Le cardinal s’arrêta pour tâter la fourrure. Taillebourg continuait à jacasser, mais en pure perte.
À côté de l’échoppe du fourreur se trouvait une entrée voûtée, gardée par des hommes en livrée bleu et or. Ils portaient des plaques de corselet rutilantes, des heaumes à plumet et les pointes de leurs piques bien astiquées scintillaient à la lumière. Les gardes reculèrent avec empressement et se courbèrent au passage du cardinal. Celui-ci agita la main d’un geste magnanime qui pouvait passer pour une bénédiction, puis s’engagea dans un passage humide menant à une cour. On était sur les terres du roi. Les courtisans s’inclinaient respectueusement devant le prélat car il n’était pas seulement cardinal, mais aussi légat du pape près du trône de France. C’était l’ambassadeur de Dieu.
Bessières avait le physique de l’emploi. C’était un homme de haute taille, solidement bâti, qui n’avait pas besoin de la pourpre de sa robe pour impressionner ses contemporains. Il était bel homme et le savait, et vaniteux, ce qu’il faisait semblant d’ignorer, et il était ambitieux, ce qu’il cachait à tous, lui excepté. Après tout, il était cardinal-archevêque et il ne lui restait qu’un dernier trône à obtenir avant d’accéder aux marches de cristal du plus grand des trônes. Or, Bernard Taillebourg paraissait l’improbable instrument qui permettrait à Louis Bessières d’accéder à la triple couronne qu’il briguait.
Aussi, lassé d’avance, le cardinal finit-il par accorder son attention au dominicain comme ils délaissaient la cour pour gravir les marches de la Sainte-Chapelle.
— Eh bien, dit-il brutalement, coupant la parole à son fastidieux interlocuteur, parlez-moi de votre valet. Vous a-t-il obéi ?
Ainsi interrompu sans égards, Taillebourg mit quelques secondes à rassembler ses idées. Puis il hocha la tête.
— Il m’a obéi en toutes choses.
— S’est-il montré humble ?
— Il a fait de son mieux pour se montrer humble.
— Ah ! Ainsi, il conserve de l’orgueil ?
— L’orgueil est enraciné en lui, répondit Taillebourg, mais il le combat.
— Et il n’a pas déserté ?
— Non, Votre Éminence.
— Donc, il est revenu à Paris ?
— Naturellement ! jeta Taillebourg.
Puis, se rendant compte du ton qu’il venait d’employer, il ajouta humblement :
— Il est au monastère, Votre Éminence.
— Je me demande si nous ne devrions pas lui montrer la crypte ? proposa le cardinal en s’avançant d’un pas lent vers l’autel.
Le prélat aimait la Sainte-Chapelle, et particulièrement la lumière qui coulait à flots entre les fins piliers qui montaient à l’assaut du ciel. La beauté subtile, l’éclat rayonnant et la grâce enchanteresse de ce lieu sacré rapprochaient du paradis comme nul autre endroit sur terre. Il regretta de n’avoir point ordonné que l’on chantât quelque psaume, car le son de la voix des castrats s’élevant sous la voûte de la chapelle avait le pouvoir de le mettre quasiment en extase.
Les prêtres, devinant l’objet de la visite du cardinal, se précipitèrent vers le maître-autel.
— Je suis d’avis qu’un petit séjour dans la crypte est particulièrement recommandé pour amener une âme à demander la grâce de Dieu, poursuivit Son Éminence.
Taillebourg secoua la tête.
— Il y a déjà été, Votre Éminence.
— Conduisez-l’y encore, répliqua le cardinal d’une voix qui avait perdu toute son onction. Montrez-lui les instruments. Montrez-lui une âme placée sur le chevalet ou soumise au feu. Faites-lui savoir que l’enfer n’est pas circonscrit au royaume de Satan. Mais faites-le aujourd’hui même. Nous serons peut-être amenés à vous envoyer tous deux en mission.
— Nous envoyer en mission ?
Le cardinal ne daigna pas éclairer la lanterne du dominicain. Sans plus lui prêter attention, il s’agenouilla devant le maître-autel et ôta son chapeau écarlate. Il n’enlevait que rarement son couvre-chef en public, et toujours de mauvais gré, car il était hélas conscient de sa calvitie naissante, mais ce geste était nécessaire. Il était nécessaire et inspirait une crainte respectueuse, car déjà l’un des prêtres avait ouvert le reliquaire, sous le maître-autel, et sorti un coussin violet agrémenté d’un bord de dentelle et garni de glands dorés.
Il le présenta au cardinal. Sur le coussin reposait la couronne, si vieille, si délicate, si noire et si fragile que le saint homme retint son souffle en tendant la main. La terre tout entière parut s’arrêter dans son mouvement, tous les bruits se turent, et le silence s’établit dans les deux eux-mêmes. Alors, il tendit la main, toucha, puis souleva la couronne. Elle était si légère qu’elle paraissait dénuée de poids.
C’était la couronne d’épines.
C’était la couronne qui avait été enfoncée sur la tête du Christ, qui s’était imprégnée de sa sueur et de son sang. Les yeux remplis de larmes, le cardinal la souleva et la porta à ses lèvres pour la baiser doucement. Les fins rameaux qui formaient la sainte couronne étaient grêles et frêles comme des pattes de troglodyte, mais les épines étaient toujours aussi pointues, aussi acérées que le jour où elles avaient été plantées dans la tête du Sauveur, faisant couler le sang sur sa Sainte Face. Le cardinal souleva la relique très haut, à deux mains, toujours aussi émerveillé de sa légèreté. Puis il la baissa pour la poser sur son crâne qui allait en se dégarnissant. Enfin, il joignit les mains et dirigea son regard sur la croix d’or du maître-autel.
Il savait que le clergé de la Sainte-Chapelle ne goûtait point ses visites ni ses façons de se couvrir le chef de la relique sacrée. On s’était plaint à l’archevêque de Paris, qui à son tour avait pleuré auprès du roi, mais Bessières n’en avait cure. Il continuait à faire ce que bon lui semblait car il en avait le pouvoir. Il était le légat du pape et la France avait besoin du soutien du pape. L’Angleterre assiégeait Calais et la Flandre lui faisait la guerre au nord, et toute la Gascogne avait de nouveau fait allégeance à Edouard d’Angleterre, tandis que la Bretagne, avec l’aide des archers anglais, s’agitait et se rebellait contre le duc français, pourtant légitime. La France était assaillie et seul le pape pouvait persuader les rois chrétiens de lui venir en aide.
Et le pape le ferait, selon toute probabilité, car le pape était français. Clément, né dans le Limousin, avait été chancelier de France avant d’avoir été élevé au trône de saint Pierre et de s’installer au palais des papes en Avignon. Et là-bas, en Avignon, Clément était entouré de Romains qui tentaient de le persuader de rendre la papauté à la Ville Éternelle. Ils murmuraient et complotaient, corrompaient et murmuraient encore, et Bessières craignait que Clément ne cède un beau jour à leurs voix enjôleuses.
Mais si lui, Louis Bessières, devenait pape, il ne serait plus question de Rome. Rome était une ville en ruine, un égout pestilentiel entouré de minuscules États sans cesse en guerre les uns contre les autres et le vicaire de Dieu sur terre n’y serait jamais en sécurité. Mais bien qu’Avignon offrît un bon refuge à la papauté, elle ne convenait pas parfaitement car la ville et le Comtat Venaissin appartenaient tous deux au royaume de Naples et le pape, d’après lui, ne devait pas être un vassal, pas plus qu’il n’était séant pour lui de vivre dans une ville de province. Rome, autrefois, régnait sur le monde, aussi le pape avait-il eu sa place à Rome, bien plus qu’en Avignon.
Son Éminence, le front toujours ceint de la couronne d’épines, leva la tête vers le grand vitrail bleu et écarlate qui surmontait l’autel. Il savait où se trouvait la ville qui méritait d’abriter la papauté. La seule. Et Louis Bessières était bien certain qu’une fois élu pape, il pourrait persuader le roi de France de céder l’île de la Cité au Saint-Père. Ainsi la papauté serait-elle transportée vers le nord et serait-elle abritée dans une nouvelle et prestigieuse cité. Le palais serait sa maison, la cathédrale Notre-Dame serait son nouveau Saint-Pierre, cette glorieuse Sainte-Chapelle, son reliquaire privé et la couronne d’épines sa relique personnelle. D’ailleurs, pourquoi ne pas incorporer la couronne d’épines à la triple couronne pontificale ?
Cette idée plut beaucoup au cardinal. Il s’imagina priant en ce saint lieu, dans son île privée. Les orfèvres et les mendiants, les hommes de loi et les putains, les blanchisseurs et les luthiers seraient chassés de l’autre côté des ponts, et l’île de la Cité deviendrait un lieu saint. Ainsi le vicaire du Christ aurait-il toujours le roi de France et son pouvoir à ses côtés. Le royaume de Dieu se répandrait, les infidèles seraient extirpés de la surface de la terre et la paix régnerait pour toujours.
Mais comment devenir pape ? Il y avait une bonne douzaine de prétendants à la succession de Clément, mais Bessières était le seul à connaître l’existence des Vexille, et lui seul savait qu’ils avaient un jour possédé le Saint-Graal et, peut-être, le possédaient toujours.
C’est pour cette raison que le cardinal avait envoyé Taillebourg en Écosse. Le dominicain était rentré les mains vides, mais il avait appris des choses.
— Donc, vous ne pensez pas que le Graal se trouve en Angleterre ? demanda Bessières à voix basse, pour éviter que les prêtres de la Sainte-Chapelle ne puissent écouter leur conversation.
— Il se peut qu’il soit caché là-bas, répondit l’inquisiteur sombrement, mais il n’est point à Hookton. Guy Vexille a fouillé partout lors de son expédition. Nous y sommes retournés et nous avons cherché ensemble, mais il n’y a rien, hormis des ruines.
— Vous pensez toujours que messire Guillaume l’a emporté à Evecque ?
— Je crois la chose possible, Votre Éminence. Je ne le pense pas, mais c’est possible.
— Le siège tourne mal. Je me suis trompé sur Coutances. Je lui ai offert une rémission de mille jours en purgatoire s’il prenait Evecque le jour de la Saint-Timothée, mais il n’a pas la force nécessaire pour mener un siège à bien. Parlez-moi donc de ce fils bâtard.
Taillebourg eut un geste de dédain.
— C’est un rien du tout. Il doute même de l’existence du Graal. Son seul désir est d’être soldat.
— Un archer, m’avez-vous dit ?
— Un archer, confirma le dominicain.
— Je pense que vous vous trompez sur son compte. Coutances m’écrit pour m’informer que leur tâche est rendue difficile par la présence d’un archer. Un archer solitaire qui décoche de longues flèches de type anglais.
Taillebourg ne répondit pas.
— Un archer solitaire, poursuivit le cardinal, qui a sans doute détruit toute la réserve de poudre noire de Coutances. C’était la seule disponible en Normandie ! Si nous en voulons plus, elle devra être transportée depuis Paris.
Le cardinal enleva la couronne et la replaça sur le coussin. Puis, lentement, avec vénération, il appuya son index contre une épine et les prêtres qui l’observaient se penchèrent en avant pour mieux voir si d’aventure il ne dérobait pas une épine. Mais le cardinal se contenta de se faire saigner. La piqûre de l’épine le fit grimacer, puis il porta son doigt à sa bouche et le suça. Ce même doigt était orné d’une lourde bague en or ; cachée sous le rubis astucieusement monté, se trouvait une épine qu’il avait subtilisée quelques mois plus tôt. Parfois, dans le secret de sa chambre, il écorchait son front avec cette épine en rêvant à son avenir de délégué de Dieu sur terre. Et Guy Vexille était la clé de ce rêve.
— Voici ce que vous allez faire, ordonna-t-il à Taillebourg lorsque le goût du sang se fut dissipé. Vous allez redescendre dans la chambre de torture avec Guy Vexille pour lui rappeler l’enfer qui l’attend s’il nous fait défaut. Ensuite, vous vous rendrez à Evecque avec lui.
— Vous voulez envoyer Vexille à Evecque ? s’étonna le dominicain, incapable de cacher sa surprise.
— Il est cruel et sans scrupule, dit le cardinal en remettant son chapeau, et vous me dites qu’il est à nous. Donc, nous allons ouvrir notre bourse et lui donner de la poudre noire ainsi que des hommes en nombre suffisant pour écraser Evecque et amener messire Guillaume jusque dans la chambre de torture.
Il suivit des yeux les gestes du prêtre qui replaçait la couronne d’épines dans son reliquaire. Et il songea que, dans cette chapelle, en ce lieu de lumière et de gloire, il posséderait bientôt un autre trésor, un trésor inestimable grâce auquel la chrétienté et toutes ses richesses lui offriraient un trône d’or. Il posséderait le Graal.
Thomas et Robbie étaient d’une saleté repoussante ; leurs vêtements étaient raides de boue ; leurs cottes de mailles étaient incrustées de brindilles, de feuilles mortes et de terre ; et leurs cheveux étaient longs, gras et emmêlés. La nuit, ils grelottaient sous l’effet du froid qui s’insinuait jusqu’aux tréfonds de leur âme. Mais le jour ils se sentaient vivants comme jamais, car ils jouaient au jeu de la vie et de la mort dans les petites vallées et les bois embroussaillés de la région d’Evecque. Robbie, enveloppé dans une cape noire et brandissant sa pique surmontée d’un crâne, chevauchait le cheval blanc pour entraîner les hommes de Coutances dans les embuscades où les trucidait Thomas. Parfois, celui-ci ne faisait que blesser ses victimes, mais il manquait rarement son but car il tirait à courte distance dans ces bois épais. Ce jeu lui rappelait les chansons affectionnées par les archers et les histoires que racontaient leurs femmes autour des feux de camp de l’armée. Ce n’étaient pas les chansons de geste des troubadours, mais celles des gens du commun, qui contaient les exploits d’un hors-la-loi appelé Robin des Bois. C’était Robin des Bois ou Robin du Bois, Thomas ne savait au juste, mais ce Robin était un héros anglais qui avait vécu deux cents ans auparavant et dont les ennemis étaient les nobles anglais parlant le français. Robin les avait combattus avec une arme anglaise, l’arc de guerre. La noblesse n’appréciait pas ces histoires, aussi les troubadours ne les chantaient-ils pas dans leurs salles. Thomas avait songé parfois à les écrire, mais nul n’écrivait jamais en anglais. Tous les livres qu’il avait vus étaient écrits en latin ou en français. Mais pourquoi ne pas coucher sur parchemin les aventures de Robin ? Parfois, le soir, il les contait à Robbie, pendant qu’ils partageaient quelque abri de fortune, transis de froid. Mais l’Écossais ne goûtait pas ces histoires.
— Je préfère celles du roi Arthur, dit-il.
— Vous connaissez ces histoires en Écosse ? s’enquit Thomas, surpris.
— Pour sûr ! s’exclama Robbie. Arthur était Écossais !
— Ne raconte pas de sottises, pauvre imbécile ! répliqua Thomas, offensé.
— C’était un Écossais, insista Robbie, et il tuait ces scélérats d’Anglais.
— Il était anglais, et il ne savait sans doute même pas que ces coquins d’Écossais existaient !
— Va-t’en au diable ! aboya Robbie.
— Tu y seras avant moi !
Thomas cracha en songeant que s’il devait un jour écrire l’histoire de Robin des Bois, il ferait partir le légendaire archer vers le nord et ne manquerait pas de lui faire embrocher quelques Écossais sur de bonnes flèches anglaises.
Le lendemain matin, ils eurent honte tous les deux de s’être ainsi emportés.
— C’est parce que j’ai faim, s’excusa Robbie, j’ai toujours la tête près du bonnet quand j’ai faim.
— Et tu as toujours faim, ajouta Thomas.
L’Écossais rit, puis sella son cheval blanc. L’animal tremblait. Car les chevaux, eux non plus, ne mangeaient pas à leur faim, et ils étaient faibles tous les deux.
Leurs cavaliers avançaient avec prudence, peu désireux d’être pris au piège en terrain découvert, car les montures du comte, repues, n’auraient aucun mal à gagner de vitesse les destriers fatigués. Par bonheur, le temps s’était radouci, mais de larges bandes de pluie venues de l’océan avaient fait leur apparition. Elles déversèrent des trombes d’eau pendant une semaine. Il n’était pas question de tendre un arc dans ces conditions, pas même un arc anglais. Sans doute le comte de Coutances ne tarderait-il pas à se convaincre que l’eau bénite de son chapelain avait chassé le cheval blême d’Evecque et sauvé ses gens. Mais ses ennemis étaient épargnés eux aussi, car il n’avait pas reçu de nouvelle fourniture de poudre pour sa bombarde. Sans compter qu’à présent, tout autour du manoir, les prés étaient tellement gorgés d’eau que les tranchées étaient inondées et que les assiégeants pataugeaient dans la boue. Les chevaux attrapèrent la gangrène des sabots et certains soldats restèrent cloués dans leurs abris, grelottants de fièvre.
Tous les matins, à l’aube, Thomas et Robbie allaient se planter au bord des arbres, au sud d’Evecque, et agitaient les mains. De là, ils avaient vue sur le flanc du manoir où le comte n’avait disposé qu’un petit poste de garde. La garnison leur avait répondu sur le même mode au troisième matin, mais depuis, plus aucun signal ne leur était parvenu. Enfin, le lendemain du jour où ils s’étaient querellés à propos du roi Arthur, lorsque Thomas et Robbie signalèrent leur présence, ils virent apparaître quelqu’un sur le toit. L’homme leva une arbalète et tira haut dans le ciel. Le carreau n’était pas dirigé sur le poste de garde, et si les guetteurs le virent voler, ils ne bougèrent pas. Thomas, qui suivait le trait des yeux, le vit tomber dans la pâture, au milieu d’une flaque d’eau, puis patiner sur l’herbe mouillée.
Ils ne firent pas de sortie ce jour-là. Ils attendirent la tombée de la nuit, puis ils se faufilèrent jusqu’à la pâture. Là, ils se mirent à quatre pattes et entreprirent de fouiller l’herbe mouillée et mêlée de bouses de vaches desséchées. Au bout de ce qui leur parut des heures, Robbie trouva le carreau et découvrit un paquet cacheté enveloppé autour de sa courte tige.
— Tu vois, dit-il lorsqu’ils furent de retour dans leur abri, autour d’un faible feu, c’est possible !
Il eut un geste envers le message entourant le trait. Le parchemin avait été enroulé autour de la tige avec un cordon de coton qui avait rétréci. Thomas le coupa pour le détacher, puis déroula le parchemin et le tint près du feu afin de pouvoir déchiffrer le message qui avait été écrit au charbon de bois.
— Il vient de messire Guillaume, dit Thomas, et il veut que nous allions à Caen.
— À Caen ?
— Et là, il nous faut trouver un… (Thomas fronça les sourcils et rapprocha la missive des flammes afin de mieux déchiffrer les pattes de mouche de messire Guillaume.)… Il nous faut trouver un capitaine de bateau nommé Pierre Villeroy.
— C’est peut-être bien Pierre le Hideux, émit Robbie.
— Non, répondit son ami, le nez plongé dans le parchemin, le bateau de cet homme s’appelle le Pentecôte, et s’il n’est pas là, il nous faut chercher un certain Jean Lapoullier ou un Guy Vergon.
Thomas tenait le message si près du feu qu’il se mit à roussir et à se recroqueviller pendant qu’il lisait les derniers mots à haute voix.
« Tu diras à Villeroy que je veux que le Pentecôte soit prêt au jour de la Saint-Clément et qu’il contienne des provisions pour dix passagers en vue de faire voile vers Dunkerque. Vous attendrez avec lui, et nous vous rencontrerons à Caen. Allumez un feu dans les bois cette nuit pour indiquer que vous avez bien reçu ce message. »
Cette nuit-là, ils allumèrent dans les bois un feu qui brûla brièvement ; puis la pluie se mit de la partie et il s’éteignit, mais Thomas était certain que la garnison avait vu les flammes.
Et à l’aube, trempés de pluie, fatigués et sales, ils étaient de retour à Caen.
Thomas et Robbie parcoururent les quais de la ville sans trouver trace de Pierre Villeroy ni de son bateau, le Pentecôte, mais un tavernier leur dit qu’à son avis, ils n’attendraient pas bien longtemps.
— Il est parti pour transporter une cargaison de pierres à Cabourg, dit-il, et il pensait être de retour aujourd’hui ou demain. Le temps est clément, il ne l’aura pas retenu.
L’homme jeta un regard suspicieux à l’arc de Thomas.
— Ne serait-ce point l’un de ces maudits arcs anglais ?
— Non, c’est un arc de chasse d’Argentan, répondit le jeune homme d’un ton négligent.
Son mensonge parut satisfaire le tavernier. En effet, dans toutes les régions de France, on trouvait des gens qui utilisaient ce long arc de chasse. Malgré tout, ils étaient peu nombreux, et jamais en nombre suffisant pour pouvoir constituer une armée capable de teinter de rouge le flanc des collines avec du sang noble.
— Si Villeroy rentre aujourd’hui, affirma le tavernier, sûr qu’il viendra étancher sa soif en ma taverne dès ce soir.
— Vous me le montrerez ? demanda Thomas.
— Vous ne pourrez point le manquer, répondit l’homme en riant, c’est un géant ! Un géant qui n’a pas un poil sur le caillou mais en revanche une barbe où on pourrait faire un élevage de souris, et une peau pleine de trous de petite vérole. Vous n’aurez point besoin de moi pour savoir que c’est lui.
Thomas, pensant que messire Guillaume serait pressé en arrivant à Caen et ne voudrait pas perdre de temps à convaincre des chevaux à monter à bord du Pentecôte, passa la journée à négocier le prix des deux étalons. Au soir, les deux compagnons retournèrent à la taverne, les poches pleines.
Nul géant chauve à épaisse barbe ne les y attendait, mais il pleuvait, et ils étaient tous deux transis de froid. Aussi commandèrent-ils une soupe d’anguille, du pain et du vin chaud épicé. Un aveugle jouait de la harpe dans un coin ; puis il entama une chanson où il était question de marins, de phoques et d’étranges monstres marins qui sortaient du fond de l’océan pour hurler à la lune décroissante.
On leur apporta leur repas. Au moment où Thomas s’apprêtait à l’entamer, un homme trapu au nez cassé traversa la salle pour aller se planter devant lui, visiblement d’humeur belliqueuse.
— C’est un arc anglais ! affirma-t-il d’un ton sec.
— C’est un arc de chasse d’Argentan, répliqua le jeune archer.
Il savait qu’il était dangereux de porter une arme aussi reconnaissable. L’été précédent, alors qu’accompagné de Jeannette il avait cheminé de Bretagne en Normandie, il l’avait maquillée en bâton de pèlerin.
— Non, ce n’est qu’un arc de chasse, répéta-t-il, mimant le calme le plus parfait.
Puis il grimaça car la soupe était brûlante.
— Que te veut ce bâtard ? s’enquit Robbie.
L’homme l’entendit.
— Vous êtes des Anglais !
— Ai-je l’air de parler anglais ? répliqua Thomas.
— Et lui, comment parle-t-il ? aboya l’homme en désignant Robbie. Mais il a peut-être perdu sa langue à présent ?
— Il est écossais.
— Oh, assurément ! Et moi, par tous les diables, je suis le duc de Normandie !
— Tu sais ce que tu es, prononça Thomas d’un ton doux, tu es un maraud qui trouble mon repas !
Et il jeta sa jatte de soupe à la face de l’importun. Du même mouvement, il renversa la table d’un coup de pied et la projeta contre son entrejambe.
— Sors ! cria-t-il à Robbie.
— Par le Christ, une bagarre ! Ah, voilà qui me plaît !
Les amis de la victime accoururent en nombre pour se précipiter sur Thomas, qui lança un banc dans leurs jambes, en faisant trébucher deux, tandis que Robbie en menaçait un troisième de son épée.
— Ce sont des Anglais ! cria le blessé cloué au sol. Des damnés Anglais !
— Il te traite d’Anglais ! signala Thomas à Robbie.
— Je vais lui faire rentrer ses paroles dans la gorge ! jappa l’Écossais offensé, en administrant quelques coups de pied dans la tête de l’offenseur.
Puis il frappa un assaillant avec la poignée de son épée et se dirigea vers les autres en poussant son cri de guerre écossais.
Thomas avait attrapé leurs bagages et son arc. Il ouvrit une porte en hurlant :
— Vite, par ici !
Mais Robbie n’écoutait pas.
— Traitez-moi d’Anglais, vils étrons ! brailla-t-il, déifiant ses assaillants maintenus à distance par son épée.
Mais Thomas présageait que les Français en fureur ne tarderaient pas à rassembler leur courage et à charger. Robbie serait contraint d’en passer un par le fil de l’épée pour pouvoir s’échapper et il s’ensuivrait un branle-bas de combat qui risquait fort de les amener à terminer leur aventure au bout d’une corde. Aussi attrapa-t-il le vaillant guerrier par le col et le tira-t-il dehors.
— Cours ! lui enjoignit-il.
— Que nenni, je prends du bon temps ! protesta Robbie en essayant de retourner vers le lieu de délices que son ami le contraignait à quitter.
Mais la poigne de fer de Thomas l’entraînait irrémédiablement au loin, tandis que ses adversaires s’élançaient à leurs trousses.
— Cours ! répéta Thomas en le poussant vers le centre de l’île.
Ils se précipitèrent dans une ruelle, traversèrent une petite place à toutes jambes et finirent par aller se réfugier à l’ombre du porche de l’église Saint-Jean. Leurs poursuivants les cherchèrent pendant quelques minutes, mais la nuit était froide et la patience des chasseurs, limitée.
— Ils étaient à six, fit observer Thomas.
— Mais nous étions en train de l’emporter ! protesta Robbie d’un ton agressif.
— Et demain, au moment où nous serons censés trouver Pierre Villeroy ou les autres, nous croupirons dans la geôle de Caen.
— Mais je ne me suis pas battu depuis la bataille de Durham, en tout cas, pas une vraie bagarre ! déplora Robbie.
— Et à Dorchester, la bagarre avec les quêteurs ?
— Nous avions tous trop bu, ça ne compte pas. (Il éclata de rire.) D’ailleurs, c’est toi qui as commencé.
— Moi ?
— Oui-da, tu lui as envoyé ta soupe en pleine face. Toute cette bonne soupe !
— J’ai seulement essayé de te sauver la vie, lui rappela Thomas. Par le Christ ! Tu as parlé anglais à Caen ! Ils haïssent les Anglais !
— Ils font bien, approuva Robbie, ils font bien. Mais que veux-tu que je fasse ? Que je ferme mon bec ? Par tous les diables, c’est ma langue aussi ! Dieu sait pourquoi on l’appelle l’anglais.
— Parce que c’est de l’anglais, répliqua Thomas, et le roi Arthur le parlait aussi.
— Doux Jésus ! souffla Robbie.
Puis il fut pris d’un nouvel accès d’hilarité.
— Par les cornes du diable, gloussa-t-il, j’ai cogné si fort sur ce drôle qu’il ne saura pas quel jour nous sommes quand il se réveillera.
Ils trouvèrent refuge dans l’une des nombreuses maisons toujours abandonnées après le sauvage assaut des Anglais. Les propriétaires étaient envolés au loin, ou leurs os reposaient dans la grande fosse commune du cimetière, à moins qu’ils ne fussent embourbés dans le lit de la rivière.
Au matin suivant, ils retournèrent sur les quais. Thomas se revit pataugeant et luttant contre le courant pendant que les arbalétriers tiraient depuis les navires amarrés à quai. Les traits crachaient de petits jets d’eau et lui, de peur de mouiller la corde de son arc, n’avait pu riposter.
Ils longèrent les quais et finirent par découvrir que le Pentecôte avait fait son apparition durant la nuit comme par magie. C’était un gros bateau capable de faire la traversée jusqu’en Angleterre avec une vingtaine d’hommes et de chevaux à bord. À présent, il était échoué, posé sur le sable par la marée descendante.
Les deux amis franchirent avec précaution une étroite passerelle de planches. De monstrueux ronflements qui sortaient d’une petite cabine à la poupe faisaient vibrer le pont. Thomas s’interrogea avec inquiétude sur la réaction possible d’une créature capable de produire un tel tintamarre si on prenait le risque de la réveiller. Mais, au même moment, une fille malingre, pâle et chétive comme une enfant abandonnée, sortit de l’écoutille et posa des vêtements sur le pont en mettant un doigt sur ses lèvres. Elle paraissait vraiment très frêle. Lorsqu’elle releva sa robe pour tirer sur ses bas, elle révéla des jambes fines comme des brindilles. Elle ne pouvait guère avoir plus de treize ans.
— Il dort, chuchota-t-elle.
— C’est ce que j’entends, répondit Thomas.
— Chut !
Elle reposa son doigt sur ses lèvres, puis passa une grosse chemise de laine par-dessus sa chemise de nuit, introduisit ses petits pieds dans d’énormes chaussures et s’enveloppa dans un grand manteau de cuir. Elle posa une coiffe de laine crasseuse sur ses cheveux blonds et attrapa un sac fabriqué dans un vieux morceau de toile effiloché.
— Je vais aller acheter de quoi manger, dit-elle à voix basse, et il faudra faire du feu à la proue. Vous trouverez de la pierre à feu et un fusil sur l’étagère. Ne le réveillez pas !
Sur cet avertissement, elle s’éloigna sur la pointe des pieds, emmitouflée dans son grand manteau, et Thomas, impressionné par le son tonitruant émis par le dormeur, décida que la discrétion s’imposait.
Il se rendit à la proue où il trouva un brasero de fer posé sur une plaque de pierre. Un feu était déjà préparé. Après avoir ouvert l’écoutille en guise de cheminée, il frotta la pierre à feu. Le petit bois était humide mais au bout d’un moment, le feu prit et il l’alimenta, de sorte que lorsque la fille revint, il flambait joyeusement.
— Je m’appelle Yvette, dit-elle sans paraître se préoccuper de l’identité des deux visiteurs. Je suis la femme de Pierre.
Puis elle attrapa une énorme poêle sur laquelle elle cassa douze œufs.
— Vous voulez manger, vous aussi ? demanda-t-elle à Thomas.
— Ce n’est pas de refus.
— Vous pouvez m’acheter des œufs, proposa-t-elle en désignant le sac de toile, et il y a aussi du jambon et du pain. Il lui faut son jambon.
Thomas considéra les œufs qui blanchissaient sur le feu.
— Tout cela, c’est pour Pierre ?
— Il a faim le matin, expliqua-t-elle, alors coupez donc le jambon. Il l’aime bien épais.
Tout à coup, il y eut un craquement et le bateau roula légèrement sur le sable.
— Il est réveillé ! constata Yvette en prenant un plat d’étain sur l’étagère.
Un grognement leur parvint du pont, suivi d’un bruit de pas. Thomas sortit du réduit et se retrouva en face d’un homme d’une taille hors du commun.
Pierre Villeroy dépassait l’arc de Thomas d’un pied. Sa poitrine était large comme une barrique et son crâne, chauve et rose. Sa face, affreusement défigurée par la petite vérole, était ornée d’une barbe dans laquelle une chatte n’eût pas retrouvé ses petits. Il cligna des yeux à la vue de Thomas.
— Vous êtes venu pour vous mettre à l’ouvrage, grogna-t-il.
— Non, je vous apporte un message.
— Seulement, il ne faudra pas tarder à vous mettre à l’ouvrage, poursuivit Villeroy d’une voix qui paraissait sortir des tréfonds d’une profonde caverne.
— Un message de messire Guillaume d’Evecque, insista Thomas.
— Il faut profiter de la marée basse, vous comprenez ? J’ai trois bassines de mousse dans la cale. Moi, je prends toujours de la mousse. Mon père aussi. Il y en a qui prennent du chanvre, mais moi, je ne veux point de ça. La mousse bien fraîche, c’est ce qu’on fait de meilleur. Parce que la mousse, ça tient, vous comprenez ? Et ça se mélange mieux avec le brai.
Un sourire partiellement édenté fendit soudain son affreuse face.
— Mon doux caneton ! s’attendrit-il à la vue d’Yvette lui apportant son plat débordant de bonnes choses.
Son doux caneton gratifia les visiteurs de deux œufs chacun, puis leur remit d’office deux marteaux et une paire d’étranges instruments en fer qui ressemblaient à des burins émoussés.
— Il va nous falloir calfater les joints, expliqua Villeroy. Moi, je m’en vais faire chauffer le brai et vous autres, vous pourrez enfoncer la mousse.
Du jaune d’œuf ayant dégouliné sur son menton, il le rapatria dans sa bouche avec ses doigts. Puis il précisa :
— Ça se fait entre les marées, tant que le bateau est hors de l’eau et au sec.
— Mais nous vous avons apporté un message, insista Thomas.
— Vous l’avez déjà dit. De messire Guillaume. Ce qui veut dire qu’il veut le Pentecôte pour un voyage et ce que veut messire Guillaume, il l’aura, pour sûr, parce qu’il a été bon pour moi. Mais le Pentecôte, il ne sera pas bon pour lui s’il tombe au fond de l’eau, pas vrai ? Il ne sera pas bon s’il se retrouve à tenir compagnie à tous les marins noyés, pas vrai ? Il demande à être calfaté. Avec mon petit cœur, nous nous sommes quasiment noyés hier, pas vrai, mon doux caneton ?
— Il prenait l’eau, confirma Yvette.
— Ah ça pour sûr, il a fait glouglou tout du long depuis Cabourg ! Aussi si messire Guillaume veut aller quelque part, vous feriez bien de vous mettre à l’ouvrage, vous autres !
Le géant leur adressa un sourire épanoui par-dessus sa vaste barbe agrémentée de jaune d’œuf.
— Il veut rejoindre Dunkerque, dit Thomas.
— Il a dans l’idée de mettre les voiles, pas vrai ? réfléchit Villeroy à voix haute. Il aura franchi le fossé et sauté sur ses chevaux et sera loin avant que le comte de Coutances ait seulement le temps d’ouvrir un œil.
— Pourquoi Dunkerque ? s’étonna Yvette.
— Il va rejoindre les Anglais, pour sûr, répondit le géant sans la moindre trace de réprobation pour cette présumée félonie. Son seigneur s’est retourné contre lui, l’évêque s’en lave les mains et on dit que le roi trempe dans l’affaire, alors autant changer de côté. Dunkerque ? Il va rejoindre le siège de Calais. (Il enfourna une énorme quantité d’œufs au jambon dans sa bouche.) Alors, quand veut-il partir, messire Guillaume ?
— Le jour de la Saint-Clément.
— Quand est-ce ?
Ils ne le savaient ni les uns ni les autres. Thomas connaissait le jour du mois où l’on fêtait la Saint-Clément, mais il ignorait le nombre de jours qui les en séparait. Cette ignorance lui fournit une excuse pour éviter d’avoir à exécuter ce qu’il pressentait comme étant une besogne salissante qui l’exposerait au froid et à l’humidité.
— Je me charge de l’apprendre, déclara-t-il, et je reviens pour vous aider.
— Je viens avec toi, proposa Robbie.
— Toi, tu restes ici, répliqua Thomas d’un ton ferme. Le sieur Villeroy a de l’ouvrage pour toi.
— De l’ouvrage ? répéta Robbie, n’y comprenant goutte.
— Ce ne sera pas grand-chose, affirma Thomas, et cela te plaira.
Robbie le considéra avec suspicion.
— Et toi, où vas-tu ?
— À l’église, mon cher Robbie Douglas, je vais à l’église.