2. Prends garde ou tu deviendras comme tout le monde

 Au bon vieux temps, Paul débarquait en pyjama afin de participer à la grande bataille pour le meilleur paquet de céréales. Alice devinait que c’était l’un des rares combats dont l’issue lui était égale. L’essentiel, pour lui, était d’arriver tôt.

Son immense villa se dressait entre la leur et l’océan. Les deux maisons étaient si proches que, le soir, quand la mer était calme, chaque famille profitait des disputes de l’autre et vice versa. Chez lui, tout était d’une propreté immaculée, il y avait sept chambres, une télévision et une étagère pleine de bons paquets de céréales. Mais aussi loin qu’Alice s’en souvienne, il n’avait jamais été question d’aller prendre le petit déjeuner là-bas et encore moins de se battre pour leurs Fruity Pebbles[3].

Ce matin-là, Paul débarqua, fidèle au rendez-vous, mais pas en pyjama cependant Il avait un pantalon si jaune et si raide qu’Alice faillit éclater de rire. Mais elle se retint, craignant que ce genre de réaction ne soit déplacé désormais.

Il arriva par le chemin habituel, sortant de chez lui par la porte de derrière pour entrer chez elles par l’arrière également. En prenant le chemin classique, il fallait faire au moins cent cinquante pas sur les planches, plus dans le cas d’Alice, et moins dans celui de Paul, qui était un fieffé menteur. Mais par le passage des dunes, entre les roseaux, il y avait tout au plus trente pas, à l’abri des regards.

– Tu as pris ton p’tit déj ? lui demanda-t-elle d’un ton dégagé, mais toujours trop attentive aux petits détails.

Non.

Il avait l’air tout timide brusquement.

– Mais ça va, tu n’es pas obligée de me nourrir. Elle poussa le paquet de Rice Krispies sous son nez, avec un bol et une cuillère. Oubliant visiblement ce qu’il venait de dire, il se servit.

– Du lait ? Proposa-t-elle.

– Merci.

Un coude sur la table, le menton dans la main, Alice regarda Paul manger. Ça ne l’avait jamais dérangé qu’on le regarde.

– Qu’est-ce qui est arrivé à tes cheveux ? demanda Riley en traversant la cuisine pour se rendre à la buanderie.

– Ils ont poussé, répondit-il en mastiquant avec suffisance.

– Comme ça ?

– Ouais, comme ça.

– Les miens ne poussent pas comme ça, fit valoir Alice.

– Sans doute parce que tu les laves et que tu les brosses.

– Effectivement, oui, ça m’arrive.

– Tu vois.

– C’est franchement pas terrible, remarqua Riley, une serviette de toilette coincée sous le bras.

Il s’agissait d’une simple constatation, et non d’un jugement.

– Je sais, répondit Paul en tortillant une mèche entre ses doigts. En plus, ça me démange. Je crois que je vais les couper pour l’été.

Il lâcha sa cuillère et leva les yeux vers Alice.

– Tu as toujours tes ciseaux de barbier ? Elle secouait le paquet de céréales, pour vérifier qu’il en restait assez pour un autre bol.

– Oui, tu veux que je te les prête ?

– Tu ne voudrais pas le faire, plutôt ?

Elle reposa le paquet de céréales. Décroisa les jambes. Se mordit l’intérieur de la joue.

– Tu veux que je te fasse une coupe, c’est ça ?

– Ouais.

Autrefois, il lui était arrivé de lui couper les cheveux. Et à Riley aussi. Même à d’autres enfants, à l’occasion. Elle les débarrassait des chewing-gums et des nœuds, pour rendre service. Non qu’elle possédât un quelconque talent pour la chose, mais simplement parce que son oncle Peyton lui avait offert un nécessaire de barbier avec de bons ciseaux.

Si elle pouvait lui faire une coupe ? Avait-elle une bonne raison de refuser ?

– Rien d’extraordinaire, précisa-t-il.

– Une petite coupe au bol, suggéra Riley.

– Oui, pourquoi pas…, répondit Alice hésitante.

Il se leva, enthousiaste.

– Tout de suite ? s’étonna-t-elle.

Elle aurait préféré plus tard, il aurait eu le temps d’oublier.

– Oui, ça te va ?

D’un pas un peu mécanique, elle le suivit dans l’escalier. Il n’y avait qu’une salle de bains, et avec Riley, elles se livraient à un perpétuel bras de fer sur les tours de corvée de nettoyage. Paul s’assit sur le rebord de la baignoire, exactement comme autrefois.

Riley s’appuya contre l’embrasure de la porte, un sourire au coin des lèvres.

Les ciseaux étaient là, au fond de l’armoire de toilette, sans une trace de rouille, dans leur étui en plastique d’origine. Alice aurait aimé qu’ils arrêtent de la suivre des yeux. Elle se sentait un peu ridicule d’être aussi maniaque avec ses ciseaux.

– Bon. Alors…, commença-t-elle. On va juste, euh…

– Coupe tout.

Il passa son teeshirt pardessus sa tête, ce qui ne fit rien pour la mettre à l’aise. Elle dut se forcer pour s’approcher de lui. Il avait maintenant le visage à hauteur de sa poitrine, à l’inverse du schéma habituel. Elle eut soudain l’impression d’être réduite à une paire de narines.

– Pas tout, quand même… ?

L’idée de le raser totalement lui était inconcevable.

– Les dreadlocks, surtout. Fais comme tu sens.

– À mon avis, tu vas trouver quelques échantillons de faune là-dedans, commenta Riley.

Alice hocha la tête. Ce n’était pas ce qui l’inquiétait. On ne pouvait pas être chochotte quand on avait grandi avec Riley.

Ils avaient de drôles de sujets de conversation tous les trois. En général, ils s’en tenaient aux choses concrètes. Concrètes ou métaphysiques, rarement entre les deux. Or c’était justement tous les sujets intermédiaires qui se mettaient à vous préoccuper, en grandissant.

La veille au soir, tandis que la pluie battait les bardeaux de la toiture, ils avaient discuté pendant des heures, assis par terre sur le sol du salon. Des grandes tempêtes, des maisons qui avaient été emportées, du sentier qui longeait autrefois la côte sauvage et gisait maintenant au fond de la mer. Ils avaient parlé du caractère immuable de leur île, malgré sa forme toujours changeante. Alice était soulagée que ses parents ne soient pas là ; cela leur permettait de se retrouver tous les trois, comme avant. Ainsi, ils étaient libres de laisser la conversation vagabonder et s’effilocher. Ils étaient libres de laisser certains sujets totalement de côté, par exemple ce qu’ils avaient fait au cours des trois dernières années.

Alice brandit ses ciseaux et les actionna dans le vide. Elle posa la main sur le crâne de Paul. Elle sentit sa chaleur, et le frottement de sa barbe naissante sur son avant-bras. Il lui avait tellement manqué ! Une envie de pleurer lui monta à la gorge. Maintenant qu’elle était sûre qu’il se souvenait d’elle, elle pouvait digérer la tristesse d’avoir été un moment oubliée.

– Bon, c’est parti, fit elle d’une petite voix.

Elle empoigna une touffe de cheveux bruns, et coupa. La musique des lames aiguisées au contact des cheveux la ravissait : un pépiement doux, rythmé, qu’elle avait toujours aimé.

Sous la crasse, malgré les mauvais traitements qu’il leur avait infligés, les cheveux de Paul étaient toujours aussi beaux que quand il était enfant. Chaque mèche, qu’elle coupait juste avant qu’elle ne se transforme en dreadlocks, formait une boucle. Ses cheveux étaient ce qu’il y avait de plus docile, de moins compliqué chez lui.

– Qu’est ce que tu en dis ? demanda-t-elle en se tournant vers sa sœur.

Riley s’était tenue tranquille exceptionnellement longtemps. Elle regarda les mèches et les nœuds éparpillés sur le lino.

– Il n’a plus qu’à passer le balai.

Le ton, amical, était visiblement un signe d’approbation.

Puis elle redescendit au rez de chaussée et ils entendirent la porte grillagée claquer.

Alice saisit une mèche au creux de sa nuque, et il frissonna. Délicatement, elle dégagea ses oreilles, en admirant le pâle duvet soyeux qui les ourlait. Ce n’était pas la première fois qu’elle le remarquait. Ces détails là avaient toujours eu de l’importance pour elle.

– C’est bien, tu es sage, le félicita-t-elle. Elle crut d’abord qu’il ne l’avait pas entendue, même si elle n’était qu’à quelques centimètres de son oreille.

– J’essaie, dit il enfin.

Elle s’attaqua au devant en dernier, ayant pris de l’assurance dans son rôle de coiffeuse. Elle tint son menton pour affirmer son geste, ce qui n’était peut-être pas indispensable. Elle détailla ses pommettes, sa mâchoire, rassurée de le sentir si proche.

À la fin du CM1, sa grand-mère Ruth lui avait appris à tricoter. Alice avait passé tout un hiver à tricoter un bonnet à Paul. Elle avait voulu garder un lien avec lui pendant les longs mois glacés où il n’était pas là, où la distance qui les séparait et les relations tendues entre leurs parents en faisaient presque un étranger. L’hiver suivant, elle lui avait fait une écharpe vert, bleu et gris pour lui rappeler la mer. Elle la lui avait envoyée pendant sa première année de pension. Grâce à ce fil de laine, par procuration, elle avait pu le toucher, lui tenir chaud, exister dans sa mémoire.

Alice se perdit dans ses pensées, bercée par le bruit de ses ciseaux. Elle tailla, égalisa, mit en forme, lissa. Une impression de plénitude l’envahit. Elle sentit la nuque de Paul qui se relâchait, sa tête qui s’abandonnait entre ses mains, s’en remettait à elle.

Depuis combien de temps n’avait-elle pas éprouvé cette sensation ? Elle avait oublié l’effet que cela faisait.

Elle était remplie de compassion à son égard. Depuis toujours. Même s’il était plus âgé qu’elle. Même s’il ne se gênait pas pour être méchant, l’envoyer balader, ou pire, l’oublier, elle avait toujours mal pour lui. Etait ce parce que son père était mort ? Ou parce que Lia n’avait pas été une mère au sens classique du terme ? La mère d’Alice lui avait raconté qu’en cas de problème, quand il était petit, Paul se tournait vers elle, et non vers Lia.

– Ça me touchait qu’il me laisse prendre soin de lui, mais ça me faisait de la peine, aussi, avait précisé Judy. Un enfant dont la mère s’occupe normalement n’a pas besoin d’une telle affection.

– Elle en a bavé, disait souvent son père à propos de Lia, tout en admettant qu’il fallait « se la taper ».

Orpheline à quinze ans, Lia avait grandi en Italie. Elle appelait Paul Paolo, mais personne d’autre n’en avait le droit. Lorsque Alice ou Riley s’y risquaient, Paul les bourrait de coups de poing. Apparemment, sa mère avait tenu à lui donner le nom d’un oncle à la conduite héroïque, un prétendu espion, mort pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que son père, Robbie, avait voulu rendre hommage à Paul McCartney.

Alice ne savait pas ce qui était inscrit sur son acte de naissance. Elle trouvait curieux que Paul prétende ne pas parler italien, alors qu’elles avaient la preuve du contraire.

Alice savait aussi que les grands-parents paternels de Paul n’aimaient pas Lia. Ils la jugeaient responsable de ce qui était arrivé à Robbie. Or, si Alice admettait qu’elle était tout sauf irréprochable, peut-être ce reproche là n’était il pas mériter.

Etant leur seul petit-fils, Paul était censé hériter d’une jolie fortune, que Lia dilapidait sans compter. Tout cela, Alice l’avait appris par ses parents, jamais par Paul. Sa grand-mère avait un jour appelé Judy pour lui demander d’intercéder en leur faveur. Riley s’en souvenait encore.

– C’est Lia que vous devriez appeler, avait répondu Judy.

La grand-mère avait refusé. Et c’était les avocats qui s’étaient chargés d’appeler Lia.

Paul gardait ses distances avec ses grands parents. S’il ne s’entendait pas avec sa mère, il refusait de la trahir. Pour autant qu’Alice pût en juger, c’était à peu près la seule manière qu’il avait trouvée de l’aimer.

Depuis que Paul avait quitté le lycée, Lia vivait principalement en Italie. Quand elle était aux États-Unis, elle se plaignait de tout – la nourriture, le rythme de vie, la langue, la musique. Alice s’imaginait que Lia était plus heureuse en Italie, mais Paul lui avait assuré qu’elle s’y lamentait tout autant.

Alice n’avait pas de souvenirs de Robbie, le père de Paul. Elle n’avait que quelques mois lorsqu’il était mort. Riley, elle, en avait conservé quelques souvenirs – sa barbe, ses sandales en plastique, ses doigts qui savaient faire toutes sortes de nœuds.

Alice était terrifiée à l’idée d’aborder le sujet, parce qu’elle savait des choses qu’elle était censée ignorer, et que Paul ignorait sans doute lui même. Elle détestait cette situation, et elle en voulait à sa mère pour ces révélations. Judy plaçait le droit à l’information au-dessus de tout, elle avait tendance à croire que les faits étaient neutres simplement parce qu’ils étaient vrais.

– C’est mon côté journaliste, soutenait elle, trouvant le moyen de se lancer des fleurs tout en se justifiant.

Dans les très rares occasions où Paul parlait de son père, il se comportait comme s’il se souvenait parfaitement de lui. Mais il n’abordait jamais les petits détails. Elle soupçonnait qu’il n’était pas vraiment capable de se le représenter, de même qu’elle n’arrivait pas à se représenter Paul quand il était absent. Peut-être en allait il ainsi avec les gens qu’on aimait le plus.

Alice laissa tomber ses ciseaux dans le lavabo avec un cliquetis. Elle resta sans bouger, les mains posées sur la tête de Paul, l’une sur son oreille, l’autre sur sa nuque. Son cœur manqua un battement lorsqu’il laissa lentement aller sa tête contre elle, pour la poser juste en dessous de ses seins.

Elle le garda là, penchée vers lui. Elle sentait les os de sa joue et de son menton contre sa chemise, les poils de sa barbe qui se prenaient dans le tissage du coton, son souffle qui se concentrait dans les plis.

Il était avec elle ; il était là. Elle n’osait même plus respirer.

La porte grillagée de la cuisine grinça. Il releva la tête. Elle recula d’un pas. Et voilà, il n’était plus avec elle.

La bulle qui, l’espace d’un instant, les avait isolés du monde venait d’exploser. Il la regarda un moment sans rien dire. Elle reprit ses ciseaux et les rangea d’une main tremblante dans leur étui en plastique.

Il se leva et s’examina dans la glace.

– Beau boulot, commenta-t-il.

Et elle se rendit compte qu’elle avait retrouvé le Paul qu’elle connaissait. Cette transformation, ils l’avaient réalisée ensemble. D’étrange, d’étranger, Paul était redevenu le Paul exigeant, bienaimé d’autrefois.

Mais il y avait eu un moment dans l’intervalle, un moment suspendu, où il avait établi le contact. Ce moment là, elle n’avait pas fini d’y penser.

Pour la première fois depuis des mois, sa tête reposait confortablement sur l’oreiller et son cuir chevelu ne le démangeait pas. Paul n’arrivait pas à dormir pour autant, ce qu’il mettait également sur le compte de sa nouvelle coupe de cheveux.

Il visualisa, ou plutôt il imagina l’orteil d’Alice butant contre son pied. Il sentit la pression de sa paume sur sa tête et ses doigts sous son menton. Lorsqu’elle s’était penchée vers lui, il avait respiré sa nouvelle odeur, plus propre, peut-être, que celle de l’Alice d’autrefois, mais toujours reconnaissable ; et cela l’avait profondément remué.

C’était cette odeur qui l’avait submergé, lorsqu’il avait appuyé sa tête contre son ventre. Pourquoi l’avait-il fait ? Qu’est ce que cela signifiait ? Ce n’était pas le genre d’attitude qu’on se permettait avec une vieille copine. Il ne pouvait pas revenir en arrière. Juste essayer de ne pas en tenir compte. Faire comme si de rien n’était. Mais c’était là, entre eux. Heureusement (car n’était ce pas un soulagement ?), le reste de la journée avait semblé sceller un accord tacite sur une amnésie commune.

Ces pensées, où se mêlaient angoisse et plaisir, donnèrent naissance à plusieurs questions inquiètes. Et s’il avait eu tort de revenir ?

L’objectif était de garder ce qu’il avait sans le détruire, si possible. Mais était ce seulement faisable ? Pouvait on interrompre le cycle ? Arrêter le temps ?

Son amour pour Alice n’avait rien de nouveau. Il l’avait toujours aimée, même lorsqu’il se montrait dur avec elle. Il s’en souvenait, et on le lui avait souvent dit. Il l’aimait déjà bien avant qu’elle n’en soit consciente. N’était ce pas la manière la plus facile d’aimer quelqu’un ? Toute petite, bébé potelé et sans paroles, elle le rassurait. Il la baladait partout dans ses bras. Le psychiatre de Lia lui avait expliqué qu’Alice constituait pour Paul une sorte d’objet transitionnel, de doudou réconfortant.

À quatre ans, quand son père était mort, il avait su qu’il n’aurait jamais de frères et sœurs, et Riley l’avait compris aussi.

– Ça ne fait rien, lui avait-elle dit, on peut se partager Alice.

Riley était son égale, sa rivale, son alter ego et sa meilleure amie. Par certains côtés, il avait du mal à la distinguer de lui-même. Ils avaient le même âge ; pendant des années, ils avaient fait la même taille. Ils avaient porté les mêmes pantalons. Il avait eu l’impression de la trahir lorsqu’il avait continué à grandir, et pas elle.

Alice, elle, n’était pas son amie, même s’il savait qu’elle le souhaitait depuis toujours. Elle représentait autre chose ; ni plus, ni moins, juste quelque chose de différent.

Lorsqu’il pensait à elle, en particulier lorsqu’il était allongé dans son lit, il songeait souvent à l’été de leurs treize ans, à Riley et à lui. De tous côtés, leurs vieux copains devenaient bêtes et superficiels, perdant tout intérêt pour ce qui avait compté jusque-là. Des gamins comme Megan Cooley et Alex Peterson avaient commencé à organiser des parties de jeu de la bouteille ou d’« action vérité » dans l’arrière salle de la bibliothèque du village.

Riley détestait ces jeux idiots, et Paul en avait peur. Ce qu’ils avaient découvert chez leurs parents ne les rendait que plus déterminés à rester du bon côté de l’adolescence. Alice, à dix ans, avait calqué son indignation sur la leur.

Leur bande avait superposé un monde magique sur la topologie de cette étroite langue de terre. De l’océan jusqu’à la baie, ils l’avaient peuplée de lieux et de créatures, les uns bienfaisants, les autres malfaisants, et une bonne part de l’enchantement tenait au pouvoir de changer de camp selon les besoins du jeu. Paul et Riley savaient bien que ce monde était fragile. S’ils ne restaient pas vigilants, il coulerait au fond de la mer sans laisser de trace. Il fallait y croire, et ils étaient de moins en moins nombreux à le faire.

Avec un mélange de dégoût affiché et de crainte inavouée, Riley et lui avaient scellé un pacte. Partout autour d’eux, l’adolescence faisait des ravages, mais chacun des deux était là pour rappeler à l’autre ce qui était vrai. Tant qu’ils s’obligeaient mutuellement à rester honnêtes, avaient ils décidé, il ne leur arriverait rien. Ils se ligoteraient au mât du bonheur sans nuages de l’enfance et résisteraient ainsi à la tempête. Ils avaient eu le panache de dire : « Voilà notre vérité. » Et si quelqu’un devait un jour leur soutenir le contraire, ils sauraient que c’était le mal qui leur soufflait à l’oreille et que l’ennemi était proche. Ils garderaient le silence. Ils ne céderaient pas. Ils porteraient toujours sur eux la capsule de cyanure et l’avaleraient, s’il le fallait.

Mais que se passerait il lorsqu’ils auraient traversé la tempête ? Jusque-là, ils n’y avaient pas vraiment réfléchi. Ils n’avaient pas pris conscience que, en misant sur un aspect de leur vie, ils risquaient de miner tous les autres. En choisissant à titre préventif cette version infantile d’eux-mêmes, ils se condamnaient à douter de toutes leurs futures identités.

Alice, à dix ans, avait été facile à enrôler. Elle ne savait pas, alors, où cela la mènerait.

Le principe était de regarder en arrière. D’essayer de se rappeler ce qui était vrai, plutôt que de le chercher. Ils étaient des moines étudiant la Bible, des juges interprétant leur constitution. Ils étaient à l’écoute d’un temps plus calme et plus juste.

Mais les années continuaient à passer, inexorablement, et les saisons se succédaient. Ce qui n’était pas en accord avec le pacte, Paul le taisait à Riley et à Alice. Les ambitions, les petites préoccupations insignifiantes, l’amour qu’il avait fait avec une fille de son cours d’histoire en première année de fac. Ces expériences, il les avait vécues tout en sentant que sa vraie vie était ici, sur cette plage, avec Riley et Alice.

Ce qui était séduisant à treize ans, et même à dix-sept, aurait pu devenir un peu bizarre à vingt quatre, et pourtant le pacte, par sa nature, était durable. Il existait toujours entre eux. Paul le sentait en ce moment même. Il pouvait s’absenter pendant des mois, des années, le pacte perdurait, lié à ce qu’il aimait, le liant à ce qu’il aimait.

Il soupçonnait qu’Alice le respectait par loyauté. Pour Riley, ce n’était pas vraiment un choix. Et pour lui ?

Pour lui, ce qu’il avait ici sur cette île, avec elles, était ce qu’il avait de mieux, de plus stable dans la vie.