CHAPITRE V
Il avait déjà reçu Anadar ; c’était un vieil ami, aussi l’entretien avait-il été plaisant et dynamique. Pourtant, il ne s’était pas vraiment déroulé comme lui l’avait souhaité. Anadar était un pur, le parfait mélange d’innocence et de bonté. Il avait taquiné Dor en le soupçonnant de défaitisme, et s’il avait accepté, finalement, de se rendre sur Still avec un keïn original, c’était uniquement par gentillesse, pour ne pas laisser un camarade, même paranoïaque, dans l’embarras.
— Je suis en train de fignoler une transcription de la Titan de Mahler, avait-il dit. Ils s’en souviendront, tes paysans…, crois-moi.
Et Dor n’en doutait pas. Ce dont il doutait, c’était de l’impact de cette création sur l’anarchisme bouillonnant d’Ylvain. Le recteur voulait toucher le public, bien sûr, mais il désirait surtout impressionner et décourager son ancien élève. Il avait peu d’informations sur celui-ci, si peu qu’il alimentait la réaction de l’Institut de conjectures et d’hypothèses, concoctées d’après les ouï-dire et son dossier d’étudiant. C’était maigre et, surtout, très approximatif. En résumé, il savait qu’après avoir vadrouillé de monde en monde, Ylvain s’était fixé à Nashoo, sur Still, et qu’il vivait de keïnettes projetées dans des cabarets ou des cafés-théâtres pour un public souvent très jeune. Il savait aussi que le rebelle avait projeté devant vingt ou trente mille spectateurs une espèce d’ode à la cité, et ce fait, à lui seul, était alarmant. Pire encore était la rumeur qui avait traversé l’Homéocratie pour aboutir dans son bureau et qui rapportait qu’Ylvain de Myve (d’où pouvait venir ce pseudonyme, était-ce seulement un hasard ?) avait enflammé cinquante mille Stilliens et extra-Stilliens d’une keïnette prétendument géniale. Après vérifications, sa popularité s’était avérée telle qu’on avait exigé du recteur qu’il expédiât des kineïres au Festival nashoon suivant, pour étouffer les prétentions et la réputation d’Ylvain.
« – Ridiculisez-le ! Matez-le ! »
Ridiculiser quoi ? Mater qui ? Un kineïre sauvage, qui plaçait la barre si haut que l’Institut devait dépêcher la fine fleur de ses rejetons pour relever le défi ! Cinquante mille amplikés ! Dor était à peine capable de projeter aussi fort ; moins de la moitié des artistes en avaient la capacité. Mais Dor Ennieh avait le sombre pressentiment qu’en fait de ridicule, c’était son école qui prenait le plus gros risque. Bientôt, on lui reprocherait d’avoir évincé ce trublion…
Néanmoins, Anadar avait peut-être raison : la puissance ne faisait pas la qualité d’une projection. Toujours était-il que, reprenant ses vieilles habitudes, Ylvain les empoisonnait. Le nombre des spectateurs, d’abord (la municipalité nashoon en attendait cent quarante mille !), puis l’obligation de projeter en plein air de façon linéaire (une plaine où chacun serait assis à même le sol !), le cachet presque indigent, la prime au prorata de la satisfaction du public et enfin, suprême mortification, la participation d’un Tashent et de ce vieux fou de Tomaso.
Tomaso ! Personne n’avait jamais bien su quelles étaient ses limites ; certes, il n’était ni dangereux, ni même rebelle, alors qu’allait-il faire sur Still ? Le badaud ou le charognard ? Et comment se comporterait-il après avoir vu jouer Ylvain ?
— Peut-être qu’il va se mettre lui aussi à ruer dans les brancards ? avait ironisé Lagedt Sydhj.
Lagedt était un imbécile, Dor l’avait toujours pensé, et plus encore depuis qu’il l’avait reçu pour l’envoyer à ce maudit festival. Celui-là, il l’avait juste choisi parce qu’il connaissait Ylvain et qu’il le haïssait. C’était un fanatique de l’orthodoxie kineïre, de l’éthique et de l’ordre établi. Ses compositions n’étaient pas mauvaises… elles étaient insipides. Ylvain allait bien rire ! Dor Ennieh n’avait pas l’ombre d’une sympathie pour ce trublion, mais il le respectait ; par contre, Sydhj ne lui inspirait que mépris et répulsion. « Oui, maes, bien, maes ». Il aurait intérêt à être bon !
Restait la petite dernière, l’orgueil du recteur de Chimë, et il avait des raisons d’être fier ! Il l’avait prise en main dès qu’elle était entrée dans le troisième cycle, et il l’avait poussée si loin que, dès sa première représentation, elle avait été encensée, littéralement portée aux nues par ses pairs, ses aînés ainsi que le Conseil des maes. À vingt-trois ans, elle était le nec plus ultra de l’Art Total et une innovatrice, une vraie : elle bousculait les clichés, pulvérisait les poncifs, et ce sans la moindre violence, sans la plus petite volonté de provocation. Mieux que tout, elle avait créé un mode, un nouveau champ d’exploitation kineïre : l’ubiquité ; de plus, elle ne se contentait pas de ces premiers lauriers, qui pourtant suffisaient à faire d’elle une légende vivante, elle continuait à chercher, à explorer l’univers kineïque pour élargir encore son domaine de projection ! Dor était subjugué par l’aisance et la simplicité de Mademoisel ; pas assez, cependant, pour être aveuglé dans sa charge de recteur. Aussi, quand il la reçut, agit-il comme pour chaque novice, sachant que ce novice-là le surpassait dans sa propre technique.
*
* *
Après les civilités d’usage et la traditionnelle séance d’observation (il tenait à ses effets), maes Ennieh attaqua, comme toujours, par une question :
— As-tu visionné le dossier que je t’ai fait passer ?
Mademoisel hocha la tête en silence. Elle l’avait passé au crible, ce dossier, épluché, analysé, réépluché ; elle cherchait encore à savoir pourquoi ce travail lui avait été confié. C’était tellement hors de ses attributions qu’elle l’avait fait traîner dix jours avant de s’y atteler, à contrecœur, comme à une corvée bureaucratique. Deux minutes après avoir commencé, elle regrettait d’avoir tant tardé : d’une part, elle pénétrait le monde des petits secrets de l’Institut ; d’autre part, on allait lui demander quelque chose qui sortirait à coup sûr de l’ordinaire.
— Quelles sont tes impressions ?
— Disons que je suis impressionnée.
Le recteur fronça légèrement les sourcils.
— Ne joue pas avec les mots. Qu’est-ce qui t’impressionne ?
— Lui.
Dor avait un instant redouté qu’elle répondît : « l’Institut » ; Mademoisel était une valeur sûre et fiable, mais en lui soumettant le dossier Ylvain, il avait pris le risque qu’elle sympathise avec un comportement rebelle. L’esprit novateur de la jeune femme était après tout confronté à la même inertie qui avait écarté Ylvain.
— Que penses-tu de lui ?
— Le personnage est sympathique, commença-t-elle, avec un petit regard de compréhension pour les inquiétudes du vieil homme. Immature, certes, mais intelligent… J’aime beaucoup son sens de la repartie et la finesse de ses raisonnements. Marginal, rêveur, agressif… Même s’il n’était pas facile à vivre, il devait avoir énormément de charme.
Ennieh donnait des signes d’agacement.
— Je sais tout ça ! Que penses-tu de ses facultés kineïques ?
— Lesquelles, maes ? répliqua-t-elle sèchement (Elle ne supportait pas d’être bousculée.) Celles que vous avez cru briser ou celles qui vous poussent à ressortir la disquette ?
« Avec elle, il va trouver à qui parler ! » songea Dor. Il fit un geste pour l’engager à poursuivre.
— Il était doué, reprit-elle d’un ton plus modéré. Doué et dangereux, c’est l’évidence même. Vous l’avez écarté, et apparemment, cela n’a pas suffi. J’aurais aimé voir sa keïnette…
— Je l’ai en mémoire.
— Ça ne m’étonne pas, sourit-elle. Vous avez un faible pour les cas tordus. Projetez-la, s’il vous plaît.
— Tout à l’heure. Continue.
Mademoisel haussa les épaules.
— Comme vous voulez. Je sais ce qu’il était à l’époque, et ce qui me saute aux yeux, mais vous le savez, c’est sa capacité à apprendre et à comprendre. C’est l’autodidacte type, il a pu aller très loin. Montrez-moi sa keïnette et je vous dirai où il peut en être aujourd’hui.
Dor ne voyait aucune raison de se hâter, si ce n’était qu’elle n’en démordrait plus. Son élève avait toujours su ce qu’elle voulait, avec obstination, et tous ses interlocuteurs avaient appris à capituler : placée devant une contrariété, elle devenait insupportable. Pourtant, curieusement, elle avait su utiliser ce travers pour se faire apprécier.
*
* *
Mademoisel fut atterrée par la keïnette d’Ylvain ; elle ne s’attendait pas à une telle démence et elle eut envie de hurler, pour la dénoncer, pour s’en débarrasser tel un cauchemar.
— Comment peut-on imaginer pareille horreur !
Ce n’était pas une question, aussi Dor ne répondit pas. Lui aussi avait eu cette réaction de rejet, instantanément, puis il avait compris qu’il devait dépasser ce sentiment pour juger le travail en soi. À présent, il attendait que Mademoisel fît de même.
— Cette… cette espèce de décomposition, de dépeçage, c’est affreux et… affreusement harmonieux. Tout est harmonieux, tout est pesé, calculé… C’est ça : calculé ! Il a un sens du dosage aberrant. Seulement il dose tout.
— Pardon ?
« De quoi parle-t-elle ? » s’inquiétait Ennieh « Qu’est-ce qu’elle a vu qui m’a échappé ? » Douze ans après, le doute le reprenait.
— Maes, vous avez dû vous demander pourquoi il avait composé ce… cette…
— Pour nous en mettre plein la vue, bien sûr « Regardez ce que je peux faire avec votre art moi ! »
— Oui, c’est évident, mais au-delà ? (Elle s’énervait.) Cette maîtrise…
— Quelle maîtrise ? interrompit Ennieh. C’était confus, brouillon… Il se débattait avec des mode ; auxquels il ne comprenait rien !
La jeune et géniale disciple eut un soupir de dépit que le recteur n’apprécia guère, comme si elle obtenait confirmation d’une connaissance vaguement déprimante : celle qu’elle évoluait parmi des esprits obtus, que l’Institut déclinait et qu’il fallait d’urgence le régénérer. Elle savait aussi qu’elle était le phénix, cette vigueur attendue et indispensable. Même si cela ne lui plaisait qu’à moitié, Dor devait reconnaître qu’il ne s’agissait pas de narcissisme ou de vantardise ; c’était l’expression d’un fait qu’elle admettait et qui motivait sa passion kinere… Il n’y avait pas de quoi se réjouir.
— Il essayait de montrer qu’il maîtrisait les données humaines et qu’il pouvait agir dessus, laissa-t-elle tomber, sans attendre une réaction qui ne vint pas. C’est la définition de l’artiste.
— Et alors ?
— Alors ? Quand vous l’avez exclu, vous avez été inspiré. Mais c’était avant qu’il aurait fallu agir, quand vous auriez pu récupérer son talent…, avant qu’il ne se mette à vous détester.
— Tu donnes des leçons ?
— Comme il vous aurait répondu, si vous n’apprenez rien de moi, à quoi vous aura-t-il servi de me former ?
Dor se prit le menton et scruta le visage de Mademoisel. Personne mieux qu’elle ne pouvait cerner Ylvain, puisque personne ne lui ressemblait autant. « Le yin et le yang », évoqua-t-il « Et je suis responsable des deux. »
— Il l’aurait dit, en effet, acquiesça-t-il. Et maintenant, il compose un keïn et s’apprête à le projeter pour cent quarante mille spectateurs.
Son interlocutrice eut une moue appréciative.
— Tu vas toi aussi en créer un et le jouer devant le même public. Sers-toi de ce que tu sais de lui et touche-le. Vole-lui ses admirateurs. Vole-lui ses applaudissements. Montre-lui qu’aussi doué qu’il soit, il n’égalera jamais la perfection kineïre.
« Ils ont peur de lui ! » remarqua Mademoisel. « Et je serai leur instrument. »
— Mémorise son keïn, aussi, ajouta le recteur. Vous serez six kineïres à ce festival, montre ce que tu sais faire.
— Six ?
— L’École Tashent envoie un de ses représentants ; et puis il y aura Tomaso, Sydhj et Anadar.
— Sydhj et Anadar ? J’aurais suffi, maes !
« Trois ? » songea-t-elle, « Qu’est-ce qu’il cache ? Pourquoi cette parano ? »
— Certainement, seulement ce n’est pas mon idée, répliqua Ennieh, glissant délibérément dans la conversation la notion d’une volonté différente de la sienne.
— Le Conseil tremble, n’est-ce pas ?
— Lui aussi, bien entendu.
« Il a quelqu’un au-dessus de lui ! » Mademoisel venait de comprendre. « Il avoue enfin que l’Institut ne dépend pas uniquement du Conseil des maes ! » Ce n’était pas une découverte à proprement parler : il s’agissait plutôt pour elle de la confirmation d’une hypothèse qu’elle avait faite trois ans plus tôt. D’ailleurs, elle avait réglé l’ensemble de son comportement dans l’optique d’atteindre cette instance supérieure, de lui démontrer son extrême compétence et l’urgence d’élargir ses attributions. Les kineïres la considéraient comme une artiste, la meilleure, mais l’Art ne l’intéressait que comme outil ; maes Ennieh le pressentait sans en avoir conscience, et voici qu’il lui ouvrait certaines portes… en pleine crise ! Elle devait refuser l’invitation : la crise commençait à peine, mieux valait laisser d’autres qu’elle s’enferrer dans ses rets ; les maes, par exemple. Plus tard, on viendrait la chercher.
— Que dois-je savoir d’autre ? demanda-t-elle.
Elle avait réfléchi trop longtemps. Dor avait deviné ce qu’elle avait en tête. Il n’avait pas la sensibilité empathique d’un Ylvain ou d’une Mademoisel, mais il pratiquait l’ambition et les ambitieux depuis toujours. Finalement, elle ne voulait donc que ce qu’il désirait lui offrir. Qu’espérer de mieux ?
— Je te communiquerai nos dernières et minces informations. Il y en a une qui me chiffonne : il se fait appeler Ylvain de Myve.
— Un coplanétaire ?
— Non. Il n’a même jamais mis les pieds dans le système d’Epsilon Eridani.
— Et alors ? s’exclama-t-elle, sur le même ton qu’il avait utilisé quelques minutes auparavant.
« Alors, tu ignorés encore beaucoup de choses ! » songea-t-il. « Mais je veux juste te mettre la puce à l’oreille. »
— Je crois qu’il s’agit d’un élément clef du personnage, une sorte de code d’accès. Essaie de comprendre, c’est peut-être important.
Elle ne saisit pas, et Dor jugea que l’entretien avait assez duré. Lorsqu’il la congédia, il était satisfait : l’Institut vivait sa période nodale et lui, Dor Ennieh, l’y orientait avec dextérité, sans tenir la barre – ce qui était fort motivant. Tout le monde tirait des ficelles, un peu à l’aveuglette en général, mais lui se contentait de les nouer, de temps en temps, et ce rôle lui convenait… puisque lui seul connaissait tous les engagés et qu’il n’avait aucune ambition, du moins personnelle.
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Ailleurs, On parlait de lui, souvent On parlait de lui. Il n’était pas le seul sujet de conversation (de beaucoup s’en fallait), mais son nom revenait régulièrement, presque par automatisme. Ce qu’On disait sur lui ne l’aurait pas surpris, mais l’identité d’un des interlocuteurs l’aurait laissé pantois, et furieux. À cet instant, il était question de lui, bien entendu, mais aussi d’Ylvain et de Mademoisel, du festival et d’Epsilon Eridani, d’arcanes et de changements qui engageaient plus qu’Ennieh ne pouvait supposer et qui replaçaient ses certitudes au beau milieu d’un dérisoire infini.