CHAPITRE IV

 

Ely attendait. Elle attendait souvent, à certaines heures, quand elle pouvait le faire parce que les éléments y étaient favorables. Cela l’amusait de savoir qu’il existait des moments pour attendre, des moments pour tendre l’oreille et guetter le coulissement de la porte, pour être soulagée puis déçue, se laisser gagner par l’impatience et la mauvaise humeur, s’apitoyer sur sa solitude et pester contre l’égoïsme, puis des moments, enfin, pour être libérée de cette tension. D’une certaine façon, elle avait compris que cette attente était un apprentissage de l’Art, qu’elle contribuait à aiguiser sa sensibilité et élargir ses fonctions émotionnelles. La frustration avait pris un sens nouveau pour elle et elle commençait à en maîtriser les mécanismes… Ressentir et comprendre : c’était son travail.

Cela, elle l’avait découvert récemment, et elle pensait avoir compris pourquoi Ylvain ne l’avait pas expliqué : la vision déforme l’image. Maintenant, si elle devait résumer l’enseignement d’Ylvain, elle dirait qu’au travers de toutes choses, il s’efforçait d’éveiller son sens artistique en affinant son champ de perception et les sensations que ces perceptions engendraient. Il lui avait appris à lire… Oh, pas le décryptage des signes, mais l’intention de l’auteur, la structure d’un personnage ou d’un événement, la seule esthétique du langage et de ses combinaisons. Il lui avait fait découvrir la peinture, la sculpture, la musique, l’holographie, le cinéma, toutes les formes d’expression plus ou moins artistiques et leurs produits. Il l’avait emmenée dans toutes sortes d’endroits, lui avait fait rencontrer toutes sortes de gens, des plus bizarres aux mieux stéréotypés.

À plusieurs reprises, Ely avait constaté que son compagnon ne lui montrait rien d’extraordinaire ; à des degrés différents, elle avait déjà vécu, seule, tous ces instants. La différence, c’était Ylvain, c’était sa folie artiste. Il parlait de tout, il détaillait tout, il déshabillait chacune de ses impressions, de ses émotions, à propos de tout. D’un paysage cent fois vu et revu, il disait tout à coup : « J’aime cet endroit quand il vient de pleuvoir. Les pierres perdent leur grisaille pour devenir grises, et l’on peut enfin penser à elles, seulement à elles, en parlant d’autre chose. Ce gris débride l’imagination et rend la raison volage. Que peut-on espérer de plus apaisant ? » D’un homme rencontré une fois, avec lequel il n’avait échangé que les banalités d’usage, il avait un jour déclaré : « Ce type est en dépression permanente, il cherche à remplacer quelqu’un et il ne le sait pas. »

— Une femme ? avait demandé Ely.

— Non. Son père ou un frère aîné. Une présence pédagogique et sécurisante.

Parfois, il faisait un commentaire sur la personnalité d’un auteur à partir d’un texte anodin, sur un compositeur grâce à une pièce musicale ou sur un peintre en s’inspirant d’un tableau, très souvent sans qu’aucun indice lui en fournît la matière. Et, chaque fois que le hasard lui avait apporté la possibilité d’une vérification, Ely avait constaté qu’il avait vu juste, ou presque juste.

Doucement, il déteignait sur elle. Elle n’atteindrait jamais son acuité, elle le savait ; elle n’était pas conçue pour ça. Mais il lui donnait un nouvel équilibre, une sensibilité autre qui la conduisait, petit à petit, à construire ses facultés créatrices.

La méfiance et la maladresse des premières rencontres étaient oubliées. Maintenant, elle l’aimait, comme elle savait qu’il aurait seul compris qu’elle l’aimât : au-delà de tout. Mais il l’ignorait, et elle n’en avait qu’une conscience récente. C’était venu au fil des jours, et pourtant, pour elle, ç’avait été un coup de foudre, une révélation soudaine et exigeante. Elle se connaissait une admiration (forcenée) pour un type un peu fou qui avait pris son éducation en charge puis, d’une seconde à l’autre, elle s’était sue amoureuse de son Ylvain. Et elle ne pouvait pas le lui montrer sans risquer de le perdre, pas encore : il la prenait pour une petite sœur !

Au début, cela l’avait amusée ; c’était une intimité facile et immédiate. Puis avec les mois, et justement l’intimité, le désir était venu se mêler à l’excitation du secret et l’obsession avait succédé au trouble. En tout cas, elle commençait à bien le connaître ; elle l’avait observé à chaque seconde, et elle savait comment il fonctionnait. Elle savait aussi que lui, obnubilé par son rôle de mentor, vivait à côté d’elle sans voir qui ou ce qu’elle était, ni surtout comment elle bougeait. Bientôt, elle le cueillerait en plein sommeil, d’un coup de fouet terrible. Elle s’y apprêtait depuis longtemps, et l’heure approchait, ne fût-ce que parce qu’elle était incapable d’endurer les jours qui passaient.

L’heure, c’était le festival, ce damné festival auquel il la préparait depuis un an, auquel il se préparait aussi, mais sans qu’elle pût dire comment.

Nashoo se métamorphosait pour deux fêtes annuelles : celle de l’automne, municipale et gratuite, où Ely avait découvert Ylvain, et le Festival nashoon, au premier jour du printemps, qui faisait se déplacer des artistes et des spectateurs de tout Still, voire même d’autres planètes.

Le Festival durait une semaine standard, soit sept jours. C’était une débauche de spectacles en tous genres et d’expositions de tous poils, mais ce qui faisait sa renommée était la foire de l’inventivité. Ylvain avait chamboulé cette préséance. Car il avait clos le dernier festival d’une keïnette magistrale, suffocante : une heure de féerie, presque un keïn, presque, à tel point que pendant un mois, tout Still avait parlé du « keïn d’Ylvain de Myve ». On en avait même parlé si fort qu’au hasard de l’Homéocratie, sa popularité avait atteint Chimë.

Son ami avait tellement discouru sur Ennieh qu’Ely eût aimé voir sa tête lorsqu’un maes lui avait rapporté la nouvelle. À n’en pas douter, le recteur avait tiqué… amèrement. Si amèrement que l’Institut déléguait trois kineïres à la fête à venir.

C’était elle qui avait appris cela à Ylvain, un soir qu’elle l’attendait et qu’il était rentré la mine sombre, le dernier jour des inscriptions pour le festival. En y repensant, jamais elle n’aurait toléré que quelqu’un d’autre le fît, que quelqu’un d’autre profitât de son visage tout à coup illuminé de bonheur.

— Jed a amené un papier pour toi.

Il n’avait rien dit.

— Les dernières inscriptions.

Cette fois, ses yeux s’étaient allumés.

— Alors ?

— Trois kineïres.

Alors seulement elle avait compris que son compagnon attendait cela de toute sa fièvre.

— Tu veux les noms ?

— Et comment !

— Lagedt Sydhj…

— Ma promotion. L’élève modèle.

— Anadar…

— Oh, oh ! Celui-là, c’est quelqu’un ! Il a fait le tour de l’Homéocratie avec ses illustrations d’œuvres musicales. J’ai assisté à son keïn sur les symphonies de Mendelssohn ; c’était un peu dégoulinant mais très beau.

— Mademoisel…

— Hein ?

— Mademoisel, c’est son nom. Jed dit qu’elle est toute fraîche émoulue de l’école et prétendument géniale.

— Ennieh ne va pas m’envoyer la lanterne de promo !

— Il y en a deux autres.

— Tu n’en avais annoncé que trois !

— Ça, c’était pour l’Institut. Il y a aussi un type de Tashent, Toyosuma, et ton ami Tomaso.

Ylvain avait éclaté de rire.

— Avec toi et moi, ça fait sept : Nashoo est gâtée !

Moi ?

— Oui, petite fille ! Tu vas faire tes classes au Festival.

Ainsi, il l’estimait prête à composer… et à projeter en public ! Ely avait été très fière.

Oui, très fière… Mais depuis, quelle angoisse ! Il lui était resté trois mois, puis deux, puis un seul, et elle ne parvenait pas à se dépêtrer des modes. Devait-elle s’appesantir sur l’égojection ? Ou jouer tour à tour de l’ubiquité subjective, et l’identification, de la conscience primaire, de… De quoi et dans quel ordre ? Et à quel moment ?

Souvent, elle maudissait la complexité du kineïrat : que n’était-elle douée pour la peinture ou l’holographie ? Non. Elle était projectionniste, et son art, du moins celui qui en découlait, consistait à faire vivre, au sens pur, à créer un rêve intégral. Heureusement, elle possédait un scénario simple, direct, un petit joyau de classicisme douceâtre ; si commun qu’il fallait à tout prix l’ennoblir d’un jeu de modes et de sens exceptionnel. Mais comment fabriquait-on de l’exception ?

*

* *

Du jour où Ylvain avait loué cet appartement, dans le quartier étudiant de Nashoo, Ely s’était installée chez lui ; de ce jour, elle avait commencé à moins voir les Bohèmes, jusqu’à ne plus les rencontrer qu’épisodiquement, fortuitement. Petit à petit, ils lui étaient devenus indifférents, comme étrangers.

Lar avait quitté la troupe à l’automne. Il était parti dans le sud, ce qui avait été le seul changement apparent au sein du groupe. Ils étaient figés dans leur petit monde de superficialités, qu’Ely ne supportait plus. Pourtant, ce soir, elle les accueillerait encore une fois, tels de vieux amis, parce qu’Ylvain les avait invités.

Elle ne comprenait ni l’attitude, ni le raisonnement de son mentor à leur propos. Il disait qu’ils n’avaient pas d’histoire et pas d’avenir, mais qu’ils contribuaient à faire l’avenir, qu’ils étaient l’indicateur-témoin du présent et qu’ils le basculaient. Il disait qu’ils ne valaient rien et qu’ils étaient la seule valeur de l’Homéocratie, eux et leurs semblables extra-stilliens.

— Le passé de l’humanité est truffé de générations qu’on a condamnées à l’inutilité et au dérisoire. Leurs membres ont dilapidé leur existence, comme l’humanité le souhaitait ; de toute façon, elles étaient foutues d’avance. Seulement ils ont semé le bordel, et leurs cadets ont appris à s’en servir. Alors on a récupéré les premiers et écrasé les seconds. Seulement les premiers ont fait des mômes, qui ont vu les seconds tomber, et de ces mômes sont issus des créateurs fous. De temps en temps, ces anormaux ont transmis leurs tares et l’Histoire a dévié.

« Et alors ? » pensait Ely. En quoi cela rendait-il la compagnie d’Amadou et de Lovak supportable ? Et s’il n’y avait eu qu’eux ! Ovë, qui avait maigri, restait toujours dans l’ombre de Sade. Restait La Naïa, qu’Ely n’était jamais parvenue à aimer ou à ne pas aimer, La Naïa qui ne disait jamais non mais qui donnait l’impression de n’en faire qu’à sa tête.

Ylvain les avait encore invités, et elle, elle attendait.

Ylvain arriva avec la nuit, radieux : plus le festival approchait, plus il était radieux. Elle pouvait lire la qualité de son keïn dans son euphorie. Il allait provoquer un bouleversement, et il s’en délectait. Elle savait que rien ne pouvait altérer son assurance parce que celle-ci était justifiée.

Lorsqu’il l’embrassa sur les deux joues, elle détourna suffisamment le visage pour que le deuxième baiser effleurât ses lèvres. Il ne parut même pas s’en apercevoir.

— Je souhaite te parler, dit-elle, enchaînant à dessein cette phrase inhabituelle derrière le baiser volé.

Elle comptait provoquer une petite frayeur, ou quelque chose qui ressemblât à une prise de conscience ; il n’en fut rien. De toute façon, Ylvain ne pouvait réagir : c’eut été reconnaître l’intention, et les conséquences eussent été pénibles à discuter.

— Je dis souvent : « ton appartement », reprit-elle et tu répliques chaque fois : « c’est aussi le tien. »

— Parce que c’est aussi le tien.

— Je trouve que beaucoup de monde circule ici.

— Ah ! commenta-t-il.

Il se laissa choir dans un fauteuil.

Elle resta debout et se mit à arpenter le salon.

— Tu voudrais un peu plus d’intimité ? s’enquit-il.

— Par exemple, oui. Mais je me contenterais d’un peu de sélectivité.

Ylvain fronça les sourcils. Il avait saisi l’allusion.

— Assieds-toi, s’il te plaît… tu me files le tournis !

Elle s’installa sur l’accoudoir de son fauteuil, de biais, pour bien le voir et ne pas perdre l’occasion de se caler les pieds sous ses jambes. Au fond d’elle-même, elle souriait : Ylvain ne verrait pas la différence, pas immédiatement. Seulement désormais, elle changerait tous leurs gestes en signaux à caractère sexuel. Elle se moquait éperdument des Bohèmes mais, parce que cela convenait à son rôle de séduction, écouta son compagnon justifier leur venue. Elle découvrit d’ailleurs en lui beaucoup de choses qu’elle n’aurait plus dû ignorer… Qu’il s’était façonné un avenir, par exemple, et que cet avenir commençait cette nuit-là.

— Après le Festival, nous quittons Nashoo, petite fille… si tu veux venir avec moi.

— Je ne te lâche plus !

Il ne comprit pas l’allusion.

— D’une part, cela nous permettra de bouger un peu ; d’autre part, je crains une mauvaise réaction de l’Institut.

— L’Institut ? (Ely doutait de ce qu’elle avait entendu.) Comment ça ? De quoi parles-tu ?

— À dire vrai, je ne sais pas trop. (Il avait même l’air de ne rien savoir du tout.) Le kinéïrat est une arme politique, un putain de levier. Pour l’instant, il pousse l’Homéocratie dans un sens… Parce que je suis ce que je suis, je vais créer un autre point d’appui. Que je le veuille ou non, en projetant mes rêves, je déclencherai une forme de subversion… C’est pour ça que l’Institut m’a jeté.

Ely changea de position, posant les jambes sur le bras du fauteuil et s’installant sur les cuisses d’Ylvain.

— Tu es en train de dire que l’Art est responsable de l’humanité.

— Non, Ely, c’est Ennieh qui dit ça. Moi, je dis que la gratuité est une insulte à l’intelligence de l’artiste. Après avoir quitté Chimë, j’ai rencontré un type qui ne jurait que par un philosophe, aussi raseur que lui mais que j’ai lu et dont j’ai retenu une idée intéressante : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent… S’il parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu’il a choisi de tirer, il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles, et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d’entendre les détonations ». Si l’on compare l’écriture à un revolver, à quelle arme apocalyptique peut-on comparer le kinéïrat ?

— Bon, et alors ?

— Si Ennieh m’a viré de crainte que je fasse des vagues, je pense que mon premier keïn risque de raviver son allergie aux tempêtes. Je vais provoquer trop de changements d’un coup… Les paroles, certes, mais la musique aussi. Il se pourrait que le Conseil des maes tente de me mettre des bâtons dans les jambes.

— Que veux-tu qu’il fasse ?

— Demander une interdiction d’exercer.

— Je vois mal une cour homéocrate accorder un truc pareil pour un malheureux keïn !

— J’aimerais en être certain.

— L’Homéocratie se fout du kinéïrat, Ylvain…

— Alors, pourquoi le monopole de l’Institut ? Pourquoi m’avoir cassé à dix-sept ans ?

— Ce n’est pas l’Homéocratie qui t’a jeté.

— J’ai bien peur que la soumission de l’Institut à la politique gouvernementale ne soit pas le fait d’un libre arbitre intellectuel…

« J’aurais dû mettre une jupe fendue au lieu de ces pantalons », pensa Ely lorsqu’il appuya les mains sur ses jambes. Parallèlement, et bien qu’elle ne parvînt pas à la prendre au sérieux, elle avait l’impression de découvrir une nouvelle dimension d’Ylvain, un esprit où la superficialité n’avait aucune place, un monde sérieux et digne. Au moment où elle eut cette idée de dignité lui vint une représentation abyssale de la maturité qui les séparait, et elle se sentit parfaitement déplacée à investir ainsi ses jambes. Elle eut même le sentiment d’être bel et bien une gamine qu’un adulte prend sur ses genoux. Sauf qu’elle comprenait pertinemment que cet adulte, à l’intellect si mûr, était incapable d’utiliser l’arme réelle et directe du kineïrat, de l’appliquer à la violence… Et dans ce cas, à quoi lui servirait la puissance de son arme rhétorique ? Elynehil accepta alors d’être irrémédiablement indispensable au génie d’Ylvain et se recala les fesses sur ses quadriceps.

— Hum, je me souviens que le sujet originel était nos amis bohèmes, et quand on parle du loup…

La porte avait fait entendre le miaulement erraillé qui lui tenait lieu de sonnette. À regret, la jeune fille abandonna les jambes de son compagnon pour aller ouvrir à leurs invités. Ylvain la suivit.

— Dis donc, tu es presque aussi grande que moi ! remarqua-t-il.

« Ça, beau gosse, ça veut simplement dire que ton subconscient a repéré mon manège ! » songea-t-elle.

Elle se retourna vers lui, bras ouverts, paumes tournées vers le plafond en signe d’impuissance.

— Eh !

*

* *

Peut-être fut-ce l’idée de devoir un jour revivre avec eux ou peut-être, finalement, étaient-ils supportables, Ely fit mieux que tolérer ses anciens amis, elle goûta leur présence.

Lovak ayant considérablement affiné son humour et sa cible préférée étant Ylvain, le repas fut un feu d’artifice de piques et de pointes dont l’artiste fit les frais et se régala. Peu de gens échappaient à la fascination qu’Ylvain exerçait sur eux ; Lovak, lui, refusait carrément d’être impressionné. Son plus gros défaut était Amadou : il l’aimait depuis leur petite enfance alors qu’elle, elle aimait le sexe… et pas spécialement le sien. Ils avaient établi entre eux une relation délirante que personne n’aurait supportée deux jours et qui durait depuis cinq ans : tout ce qu’ils faisaient ils le faisaient ensemble, excepté l’amour. Ils vivaient la plus masochiste des liaisons platoniques et Lovak, qui refusait de toucher une autre fille, paraissait n’en pas souffrir. Longtemps, Ely avait cru qu’il était impuissant, puis elle avait assisté à une scène effarante : Amadou détaillant sa dernière escapade érotique pendant qu’il se masturbait. La spectatrice avait été choquée, non pas tant par l’acte que par ce qu’il impliquait. Par la suite, elle avait essayé de repérer l’influence de cette pression psychologique sur le comportement de Lovak… en vain. Et elle s’était mise à mépriser Amadou. C’était d’autant plus inique que celle-ci n’était peut-être pas responsable de leurs rapports et que Lovak semblait y trouver son compte. Le fait que, plus tard, la jeune femme ait papillonné autour d’Ylvain, sans la moindre réussite d’ailleurs, n’avait certes pas amélioré les sentiments d’Ely à son égard.

Ce soir, pourtant, elle admira la beauté d’Amadou et son sens de l’autodérision.

Ovë et Sade, qu’il était décidément impensable de dissocier, multiplièrent mimes et anecdotes pour narrer par le menu leur dernier canular, qui n’en finissait pas de rebondir explosivement. Malgré ses bonnes dispositions, Ely ne put s’empêcher de trouver leur farce grotesque et vénéneuse. Aussi, quand ils attaquèrent le dessert, elle projeta la métamorphose du sorbet en excréments bien tièdes et bien liquides.

Ovë fut le premier à prendre conscience de ce qu’il ingérait mécaniquement. Se dressant d’un coup, il régurgita tout son repas sur Sade, qui eut juste le temps d’atteindre les toilettes avant de l’imiter. Il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre la nature du gag et invectiver son auteur avec virulence. Entre deux quintes de rire, Ely broya leurs rancunes :

— Pendant que vous nettoierez la table et vos vêtements, demandez-vous à partir de quel moment une farce cesse de faire rire sa victime.

Quand Lar était parti, La Naïa était devenue l’aînée – elle allait avoir vingt ans – et s’était légèrement détachée du groupe ; à peine, mais suffisamment pour côtoyer d’autres gens. Ceux-ci n’avaient pas réussi à déteindre sur elle (personne ne déteignait sur La Naïa), seulement elle avait acquis une assurance nouvelle. Elle parla peu, mais avec beaucoup d’à-propos, et Ely décida de s’en faire, enfin, l’amie qu’elle avait peut-être toujours été. Ylvain observait et testait méthodiquement la jeune femme. Ely était curieuse de connaître son analyse, mais elle devrait attendre, comme elle devrait attendre pour reprendre son jeu de charme : ce qu’Ylvain ne pouvait voir, les Bohèmes le remarqueraient immédiatement.

*

* *

Ils étaient affalés par terre ou dans les fauteuils de la véranda depuis deux heures, et Ely commençait à penser qu’Ylvain remettrait à une autre fois la discussion relative à leur futur départ, lorsqu’il se lança, d’un coup, avec la finesse d’un éléphant.

— Après la clôture du Festival, nous allons avoir besoin de vous, attaqua-t-il, au milieu d’un silence surpris. Ely et moi allons quitter Nashoo…

— Et vous avez besoin de porteurs… Nous comprenons, plaisanta Lovak.

— Nous allons nous déguiser en Bohèmes, reprit Ylvain, sans prêter l’oreille à l’interruption.

— Eh ben ! y a du boulot ! railla Lovak. Son hôte consentit un sourire.

— Vous nous conseillerez.

— Ouais, bon, toute connerie mise à part, vous êtes assez barjos pour vous faire passer pour des Bohèmes sans revue de mode… Mais je ne comprends pas où tu veux en venir.

La réaction de Lovak étonna Ely : il admettait d’emblée le départ de Nashoo, comme si cela était programmé depuis longtemps. Les autres affichaient davantage de surprise et d’intérêt pour cette seule nouvelle.

— Avez-vous l’intention d’aller au plénum ? interrogea Ylvain.

— Plénum ? Tu parles ! Personne n’y va plus, renvoya Ovë.

— On était douze mille la première année, quatre cents l’année dernière, renchérit Amadou. Que des vieux !

Ely avait assisté à un plénum, le troisième, et elle comprenait que beaucoup ne revinssent pas. L’idée d’organiser, une fois l’an, un regroupement des Bohèmes de toutes tendances était bonne, la chose lamentable et d’un ennui sans égal. Ce n’était qu’une longue suite de discussions agressives et stériles, de racontars puérils et de soirées moroses par petits clans.

— Il se fait toujours au même endroit ? s’enquit-elle.

— Même lieu, même date, acquiesça Ovë. Sauf que la plaine est trop grande, maintenant, et qu’on se resserre pour pas se perdre.

— Crétin ! l’insulta Sade, qui tenait au plénum. Moi, j’y vais ! Pourquoi tu nous demandes ça, Ylvain ?

L’interpellé s’extirpa de son fauteuil pour marcher jusqu’à la fenêtre qui dominait la cité. Il se planta devant, huma l’air et parla sans se retourner :

— Parce qu’Ely et moi y projetterons.

Il aurait produit le même impact s’il avait annoncé que l’étoile se transformait en nova. Tout le monde, Elynehil comprise, se regarda avec des yeux parfaitement ronds, puis des sourcils franchement froncés.

— Tu déconnes ? s’inquiéta Lovak, sidéré.

— Non.

— Gratuitement ? interrogea Amadou, ahurie.

— Un keïn.

— Ben merde alors ! jura Sade, dépassé.

Ely ne dit rien, parce que ce n’était pas son rôle. La Naïa laissa le calme revenir.

— Cette histoire de déguisement, qu’est-ce que ça veut dire ? lança-t-elle. Tu nous demandes de t’aider et tu allonges « plénum » et « keïn »… Toi, tu mijotes quelque chose qui sera soit très drôle, soit pas du tout ! Avant que tu nous enlises dans la merde, j’aimerais que tu expliques pourquoi.

Personne n’avait pris les paroles d’Ylvain sous le bon angle et, tout à coup, tous se retrouvaient avec une réalité dépassant de trop loin leur vision des choses : La Naïa avait parlé. Ylvain la gratifia d’un regard dont Ely n’aurait su dire s’il était foudroyant ou admiratif, ou les deux. Sa cible se contenta d’un demi-sourire.

— J’ai peur de vous faire rire, commença Ylvain. Disons que j’ai un compte à régler avec l’Institut et que lui en a un à régler avec Ely. Je vais m’occuper du mien pendant le Festival, seulement j’envisage avec un rien de parano l’éventualité que ça n’amuse pas du tout cette belle école.

— Voilà qui est clairement énoncé ! s’amusa Lovak. J’ai un crayon sur moi, si tu veux nous faire un dessin…

Son interlocuteur voulut se lancer dans une explication succincte de ses inquiétudes. Lovak et La Naïa se mirent alors à deux pour l’emberlificoter dans ses arguments et l’entraîner bien plus loin qu’il n’escomptait. Il exposa donc l’action de l’Institut, celle visible et celle, plus insidieuse, des keïns sur le subconscient. Ceci en s’appuyant sur des illustrations sociales et économiques, sans fioriture. L’auditoire lui étant acquis, il se mit ensuite à démonter la machine kineïre avec une acuité et une logique consommées. Puis, tandis que tous avaient oublié le motif de cet interminable discours, il y revint.

— Il ne se passera probablement rien ; rien de fâcheux, je veux dire. Mais je me méfie : l’Institut ne peut pas se permettre de me laisser projeter n’importe quoi, et derrière l’Institut, il y a l’Homéocratie. Je ne suis qu’un petit kineïre sauvage qui ambitionne de bouleverser son art par le fond et la forme, seulement j’ai déjà été banni pour ça alors que je balbutiais. (Il était appuyé contre la fenêtre, les coudes sur le rebord, fixant un point imaginaire au-dessus de leurs têtes.) J’ai mûri, et je suis encore pire qu’ils ne le pensaient. Si je les connais bien, ils vont essayer de faire jouer la bureaucratie judiciaire : diffamation, amendes, dommages et intérêts, censure. Rien de bien méchant, mais beaucoup de temps et d’argent perdus. Je veux éviter ce fatras.

— Pourquoi les Bohèmes ? demanda La Naïa.

Ely nota l’expression, pas : le plénum ; pas : nous ; mais : les Bohèmes. La Naïa venait de s’exclure : elle avait trouvé un sens à son existence, et ce sens n’était plus vraiment bohème. Ely était effaré par l’emprise qu’Ylvain avait sur elle, sur eux. C’était du charisme brut.

— Parce que tant que vous êtes bohèmes, vous êtes incontrôlables.

« Et un petit verre de démagogie ! » songea Ely. « Ce sont vos petits frères et sœurs et, au-delà, vos mômes qui l’intéressent, oui ! ». Toutefois, elle avait remarqué le tant que, l’inévitable honnêteté d’Ylvain et son indécrottable refus de manipulation.

— Parce que j’ai envie de nouer une relation avec la Bohème…, continua Ylvain.

Lovak l’interrompit.

— Il va falloir qu’on fasse circuler le mot : tous au plénum, Ylvain de Myve va jouer un kin ! Tu parles d’une promotion !

— Oui, mais pas de vagues, pas de bruit. Je ne veux voir que des Bohèmes à ce plénum !

— T’en fais pas, rassura Sade. Pour une fois qu’on aura autre chose à chuchoter que des secrets merdeux !

Ylvain ne s’en faisait pas. Les Bohèmes tenaient bien trop à leurs prérogatives d’asociaux pour laisser filer une telle occasion. Ely, elle, s’inquiétait davantage de ce que son compagnon dépeignait de l’avenir, parce que, si son raisonnement était exact, ils deviendraient bien autre chose que de simples parias. Alors, tandis que chacun songeait ou remuait ses pensées, elle se leva et s’approcha de lui afin de prendre ses mains et les serrer dans les siennes, doucement, simplement pour avoir un contact pendant tout en fouillant ses yeux. Le regard d’Ylvain débordait de choses qu’il ne disait pas, d’une connaissance qu’il n’osait partager ; et puis, quelque part, au hasard de ce chemin qu’il avait décidé d’ouvrir, palpitait un remords de honte, celui de la mêler, elle, au torrent de ses rêves. Elle sourit tendrement et, d’un faisceau aussi ténu que délicat, s’immisça dans son névraxe pour l’investir d’images.

« Je suis avec toi » assuraient ces images. Quand elle s’arrêta de projeter, Ylvain pressa ses mains, longuement : il la remerciait de le lui avoir dit… Ely eût préféré qu’il comprît aussi le message dans le message, mais ce n’était ni le moment, ni l’endroit.

*

* *

Amadou et Lovak étaient partis, puis Sade et Ovë. Ely comprit très vite que La Naïa ne les suivrait pas. Elle accepta qu’il en fût ainsi : son temps viendrait. Elle alla donc se coucher.

Plus tard, juste avant l’aube, elle les entendit crier, et elle accompagna leur plaisir, du bout des doigts.