CHAPITRE III

 

La place affichait encore quelques vestiges de fête, que le service de voirie effacerait après le week-end, mais la matinée lui avait rendu l’essentiel de sa dignité séculaire. Elle était baroque, cette place, avec les milliers de facettes dépolies de sa statue de verre trônant au milieu du bleuté délicat d’arbres feuillus, sur la pelouse chichement fleurie, maintenant jonchée de restes de restes et d’épaves d’ivrognes. Baroque aussi le pavé bigarré qui ceignait la fontaine translucide puis s’égaillait en allées sinueuses jusques aux bâtiments. Baroques toujours les arches sculptées qui ouvraient ces bâtiments et la place elle-même sur les rues environnantes, les balconnets de métal ciselé, les fenêtres hexagonales, les enduits pastel des murs crépis et les terrasses en alvéoles intimes, presque closes, que séparaient des massifs de buis. L’architecte avait exagéré les effets et les contrastes, tout en s’efforçant de conserver l’harmonie précaire d’un équilibre esthétique reposant. Peut-être avait-il réussi.

Ylvain aimait bien cette place, comme il aimait bien cette ville ; Nashoo était à l’image de sa paix nouvelle, de cette maturité douce et presque euphorisante qui s’était enfin installée en lui. Peut-être d’ailleurs le devait-il à la cité, ou peut-être était-ce l’aboutissement logique de ces années d’instabilité.

Seul client du Café des Errances (qu’il aimait donc ce nom !), accoudé à la balustrade entre deux jarres de plantes et la vigne grimpante, il se berçait des semaines faciles qu’il coulait à Nashoo. Ici, il enchaînait keïnette sur keïnette avec l’aisance d’un professionnel et le public suivait, un public jeune, enthousiaste, qui ne s’enflammait pas (pas encore ?) mais qui communiquait sa chaleur et son intérêt, qui venait le saluer dans la rue, sans épanchements, et l’encourager de quelques phrases. Les Nashoons avaient fait leur sa progression, comme s’ils œuvraient eux aussi à cette recherche technique, comme s’ils contribuaient à le grandir pour lui reconnaître un jour, jour qu’ils sentaient proche, la maîtrise d’un véritable kinéïre.

Il n’était pas venu de lui-même à Nashoo. Il n’avait d’ailleurs jamais eu l’intention d’y travailler ou simplement d’y séjourner, seulement on était venu le chercher ! Quelqu’un avait fait le tour des boîtes de Kalam, la capitale planétaire, pour le trouver et l’engager ! Que son nom fût arrivé jusqu’au propriétaire du plus gros café-théâtre de Nashoo l’avait sidéré, mais que celui-ci fît quatre mille kilomètres pour assister à une de ses représentations et misât sur l’ascension d’un artiste de cinquième zone, c’était carrément miraculeux ! Un instant, il avait redouté l’entourloupe, mais le contrat qu’il avait signé était d’une régularité à toute épreuve et ne l’astreignait qu’à une projection hebdomadaire de quinze à trente minutes, au sujet renouvelé chaque semaine.

Son employeur s’appelait Jed Morlane, et leur relation était devenue une amitié solide. Jed s’était fait l’agent artistique d’Ylvain et, très vite, il avait multiplié ses engagements dans toute la ville. Ce spectacle qu’il donnait le samedi au Sarama, il le reproduisait du mardi au vendredi dans quatre autres salles. Jamais il n’avait autant travaillé, jamais il n’avait autant gagné. Inventer, arranger, créer, projeter, corriger, il composait en permanence, de plus en plus vite, de mieux en mieux. En trois ans, de monde en monde, de ville perdue en patelin minable, il avait créé trois keïnettes de piètre teneur, qui lui avaient juste offert le pain, le gîte et parfois un billet pour ailleurs. En deux saisons à Nashoo, il en avait composé vingt-deux et, sans crouler sous le luxe, il vivait confortablement.

*

* *

Émergeant d’une arche, un groupe d’adolescents pénétra sur la place. S’ils arboraient quelques cernes dus aux festivités de la veille, ils avaient cependant l’air parfaitement alertes et donnaient tous les signes d’une fantaisie débridée. De leurs cheveux hirsutes à leurs vêtements plus dépareillés que négligés, de leur démarche bondissante à leurs yeux rieurs, de leurs mouvements aériens à leurs rires ni bruyants, ni retenus, ils exhibaient la frivolité marginale des Bohèmes Alkan.

Ylvain avait toujours été fasciné par les kyrielles de modes plus ou moins idéologiques qui secouaient régulièrement l’humanité ; à l’Institut, il avait visionné tout ce que la vidéothèque recelait à leur propos, ingurgité tous les livres et les études les concernant et dégagé sa propre théorie historique du phénomène.

La jeunesse stillienne, de Kalam à Nashoo, traversait une période Bohème qui le comblait d’aise. Quel que fût leur credo, les Bohèmes avaient entre treize et vingt ans, niaient les structures et l’avenir organisé, s’adonnaient à toutes les formes d’expression artistique sans la moindre volonté esthétique, vadrouillaient de ville en ville et jouissaient de la bienveillance de leurs aînés. Ce qui lui paraissait le plus extraordinaire était la formidable tolérance de la société stillienne : plus qu’admis, le mouvement était favorisé par le gouvernement (somme toute, une démocratie des plus classiques), ce qui lui permettait avant tout de perdurer, malgré quelques affaiblissements cycliques, depuis un demi-siècle. À en croire Jed, la Bohème ne faisait que forcir et n’avait jamais été aussi répandue qu’en ce moment.

Alkan, lui, était un philosophe nihiliste, disparu depuis trois siècles, qui avait prôné la facétie pédagogique comme réponse à la maturité statique de l’adultisme primaire. Ylvain avait eu l’occasion de rencontrer des représentants de l’Onctueuse Bohème, de Bohème et Tendance, de Bohème Sauvage et d’Évidence Bohème. Tous revendiquaient la distinction et la non-conformité, tous se prenaient très au sérieux et tous faisaient bien attention de ne pas lasser l’indulgence bon enfant du parlement stillien. Au milieu d’un de leurs débats, lui s’ennuyait parfois un peu, mais il se régalait de leur joie de vivre et y puisait plus qu’à son heure l’inspiration créatrice. En fait, de bien des façons et même s’ils n’étaient pas ou peu de son public, chaque fois qu’il projetait, il aurait aimé s’adresser à eux et à leur génération.

En traversant la pelouse, les adolescents se livrèrent à l’exercice de leurs facéties politiques. Ils allèrent de dormeur éthylique en dormeur stupéfié, répétant pour chacun une scène burlesque et incompréhensible qui dénonçait mieux qu’une caricature leur alkanisme forcené. D’abord, ils encerclaient leur victime et chacun se composait une mimique rébarbative, puis une gamine de quatorze ou quinze ans rouait la malheureuse cible de coups de pied en l’insultant copieusement. Invariablement, l’objet de cette attention s’éveillait d’un brusque sursaut, ouvrait la bouche pour se rebeller vertement, pâlissait puis rougissait à l’excès, pour finalement s’enfuir soit en courant comme un dératé, soit en pestant et en se retournant fréquemment, soit la tête si basse que le gazon eût pu se passer de tonte pendant plusieurs mois. Le manège fonctionna huit fois avant que la jeune fille se lassât et entraînât ses amis au pied de la fontaine, où ils s’assirent non sans réveiller les rares rescapés de leurs rires maintenant bien rodés. Ylvain eût aimé comprendre pourquoi sept gamins, même Bohèmes, semblaient à ce point redoutables… Quelque chose, dans le déroulement de cette bouffonnerie ou dans la culture stillienne devait lui avoir échappé.

Le gérant du café le tira de sa perplexité en le rejoignant à sa table, et ils bavardèrent un moment. Ils n’avaient jamais eu beaucoup à se dire, mais chaque fois qu’Ylvain s’installait à la terrasse, ils partageaient un peu de calme et de cordialité ; c’était la façon nashoon de se respecter et d’aimer savoir le faire. À Nashoo, Ylvain s’était découvert une sociabilité, quelque chose d’un peu plus honnête que la seule tolérance, qui lui avait permis de se forger un nouvel équilibre.

Après avoir épuisé les sujets impersonnels, l’homme conclut, très vite, par une remarque qu’Ylvain ne se serait pas lassé d’entendre.

— C’était ta meilleure projection, hier. Crois-moi, ça fait vingt-quatre ans que je me tape cette fête et vingt-quatre ans que je me régale, mais ta keïnette en valait dix comme elle. Merde ! Le coup de nous faire planer au-dessus de la ville et piquer comme des rapaces sur nos corps, c’était génial ! Et la transformation de la statue en flaque d’eau, c’était… c’était… Tiens, c’était trop court !

Il ne faisait pas allusion à la scène en question ; comme d’autres Nashoons, il attendait un keïn, une heure et demie, deux heures d’un spectacle homogène. Toute la cité attendait cet événement : la naissance d’un kineïre, son kineïre. La veille, il avait réussi un tour de force que personne n’espérait (tout le monde en était conscient) : il avait projeté pour trente mille spectateurs et, d’un bout à l’autre de la place, chacun l’avait perçu aussi nettement que s’il avait été installé dans un fauteuil de kineïrama. Un kineïrama ! Nashoo n’en possédait même pas ! La ville disposait juste d’une salle de deux mille places que les diplômés de l’Institut dédaignaient, et comme ils refusaient de s’exhiber en plein air, elle avait vécu sa première représentation de masse sous les faisceaux d’Ylvain.

Dès l’instant où, poussé par Jed, il avait pris la décision d’offrir ce spectacle à Nashoo, il s’était senti capable de le faire. L’importance du public ne l’avait à aucun moment troublé, la moitié à peine des kineïres de l’Institut étaient capables de projeter pour tant de gens, mais, à défaut de les égaler en technique, il bénéficiait d’un potentiel psionique qu’Ennieh, jadis, avait qualifié d’exceptionnel. Pour l’occasion, le sujet s’était imposé de lui-même : il allait montrer la cité telle qu’il la percevait, la vivait et l’aimait, avec autant d’extravagance et de sobriété qu’elle en avait au quotidien. Il s’était restreint à trois sens : l’ouïe, la vue, plus la perception de l’espace et du mouvement ; et il avait sélectionné quatre modes : la polychromie, la polyphonie, ainsi que deux autres qui, s’il ne s’abusait, étaient de sa création, la conscience collective et la participation subjective. Sur ce monde, dans cette ville, personne ne savait à quel point ces deux modes inédits auraient soulevé la convoitise et l’admiration de n’importe quel kineux, fût-il dûment diplômé par l’Institut. Ylvain en avait lui-même à peine conscience : il bataillait trop avec d’autres éléments de la projection pour s’extasier là-dessus.

Il avait composé quatre tableaux et les avait liés d’un seul élan. La cité, vue d’un promontoire, de minuit à minuit en temps accéléré, pour chaque saison… Une plongée de la colline à la ville puis le parcours hyper rapide des rues extérieures jusqu’à la place où se tenait la fête, à l’heure de la fête, avec l’angle visuel d’un agrave au ras du sol… l’impression de sortir de soi pour s’élever à mille mètres au-dessus de la place et le plongeon, en piqué, pour réintégrer son corps… La décomposition de la fontaine, comme une glace au soleil, s’achevant sur un jeu de voix, les voix de tous, jusqu’au chœur de la cité tout entière. Il avait fait de ce final un moment accablant de paix et d’harmonie, détachant chaque timbre, chaque lumière, dans un contraste impossible, poussant les perceptions loin au-delà des capacités humaines…

La keïnette avait été suivie de vingt secondes de silence, puis, pour la première fois, il avait ressenti la vague tonitruante des applaudissements de dizaines de milliers de mains, la marée porteuse d’un hommage à l’échelle d’une ville, le signe précurseur d’un aboutissement auquel il ne pouvait croire. Pendant ces minutes de vivats et de gratitude (qu’elle était fortifiante cette impression de gratitude !), il avait perçu son talent comme une entité extérieure, intense et présente, enfin libre d’exploser.

Ce matin, il n’était plus très sûr de son existence, c’était à peine s’il parvenait à être certain de le désirer, mais il gardait en lui les traces de son passage et l’envie de le provoquer encore.

Des éclats de rire ramenèrent son attention sur les Bohèmes. Ils étaient adossés contre le bassin de la fontaine, à se réjouir du dépit rageur d’une grosse dame en sueur, promptement et rudement assise sur le pavé d’une allée, regardant avec terreur le contenu de son cabas rouler en tous sens. Les rires adolescents, auxquels se joignirent Ylvain et d’autres spectateurs, redoublèrent lorsque, enfin et péniblement relevée, la pauvre se mit à courir derrière un melon récalcitrant, sur lequel elle trébucha deux fois avant de s’affaler, de tout son poids, en produisant le bruit peu délicat d’une baudruche se vidant de son air.

À peine cette scène burlesque avait-elle pris fin, qu’un homme très distingué, qui traversait nonchalamment la place, leva soudain les yeux au ciel, le temps de percuter de plein fouet le pied particulièrement rugueux d’un halogène. Lui aussi goûta le pavé du coccyx et, l’œil sombre et offusqué, foudroya le réverbère d’une série choisie d’invectives bien moins distinguées que son allure. Ensuite, les Bohèmes se livrèrent pendant dix minutes au mime de ces deux incidents, en introduisant plusieurs variantes du meilleur effet. Ylvain les observa un instant puis replongea dans ses pensées.

Il se cherchait un sujet ; pas seulement un thème ou un motif, un sujet entier, conçu, bâti, développé, vivant, quelque chose qui eût un sens, un début et une fin, quelque chose qui se déroulât avec une trame, une croissance, des fils et des nœuds. Il lui fallait une histoire qui fût plus qu’un scénario. Il y avait des années qu’il y songeait, mais sans vraiment y réfléchir, comme à une abstraction. Et jusqu’à la veille, ç’avait été une abstraction. Ce matin, il se sentait démangé par ses vieux démons, des rêves de gloire et de revanche, un regain d’inusable adolescence… Il se dessinait encore des bribes d’avenir, et le keïn devrait calquer ces esquisses. Il voulait concocter le keïn, celui qui se répandrait de Nashoo à tout Still, de Still à Thalie, de Thalie à chaque caillou de l’Homéocratie. Il avait besoin d’un sujet universel, d’une création qui transcendât les particularismes planétaires, et il avait envie d’éblouir, au point qu’immédiatement son œuvre reléguât les niaiseries de l’Institut au rebut. Ylvain de Myve, kineux des faubourgs, se voulait l’antéchrist de l’Art Total… Cela le fit rire.

Comme un écho, le rire des Bohèmes répondit au sien. Cette fois, un homme dans la force de l’âge venait de basculer dans la fontaine. Il y était assis, l’esprit ailleurs, et il s’était appuyé à quelque imaginaire dossier. L’eau l’avait instantanément extirpé de ses préoccupations… et il ne paraissait pas doué du sens de l’humour. À peine, ruisselant, s’était-il extrait du bassin que ses oreilles chauffèrent sous les railleries des spectateurs. Il se rua – pour autant que l’humidité de ses vêtements le lui permît – sur les jeunes gens qui, malgré son rictus et ses mots menaçants, redoublèrent d’hilarité. Ylvain vit l’instant où l’anecdote prendrait trop de mère pour ne pas tourner au vinaigre.

— Petits salopards ! rugissait le dégoulinant. J’vais vous apprendre à vous payer ma tête !

D’un mouvement commun, les Bohèmes exhibèrent leurs langues, puis la plus délurée d’entre eux (celle qui s’était appliquée à frapper les dormeurs) grimpa sur le rebord de la fontaine. L’inondé atteignit le plus intense des cramoisis, tenta d’attraper la jambe de la gamine.

— Ah, tu veux une leçon ?! bégayait-il, fou de rage.

Elle lui échappa, esquissa quelques entrechats, lui présenta son derrière puis fit volte-face, pour l’asseoir d’un coup de pied en pleine poitrine. Le geste avait été effectué avec douceur et élégance, mais le bonhomme en ravala ses hurlements, le souffle coupé par la brutalité de son contact fessier avec le pavé.

Avant que la fureur eût effacé sa stupéfaction, la môme bondit pour lui cracher au visage, puis elle se mit à virevolter autour de lui dans un ballet délirant. Chaque fois qu’il tentait de se relever, elle lui assénait un coup qui le déséquilibrait, lui fauchant un bras ou une jambe, ou le soufflant d’une claque sonore, sans jamais cesser de danser. Dix fois, il essaya de lui saisir un pied ou une main ! Dix fois, elle esquiva sans effort et sans même le regarder. Elle évoluait avec un dixième de seconde d’avance sur tous ses gestes. Finalement, elle se planta devant lui et lui tira les cheveux en l’arrière ; il avait renoncé à toute résistance.

— J’attends toujours la leçon, persifla-t-elle. Tu pues le chien mouillé, monsieur, va te sécher !

Lorsqu’elle le lâcha, il se releva enfin ; c’était lui qui haletait. Il se fit expulser d’un dernier coup de pied et la gamine se retourna pour parader devant ses pairs, râlant de rire.

Le gérant était revenu à la table d’Ylvain. Contrairement à lui, il avait observé la scène de bout en bout sans même sourire.

— Tu ne trouves pas ça comique, Solef ?

L’interpellé répondit par un haussement d’épaules.

— Aurais-tu fait les frais d’un gag alkan, par hasard ?

L’homme se renfrogna d’une moue acide. Ylvain pouffa.

— Je te croyais pétri d’humour, Solef. Raconte.

— Ouais. Ils sont là depuis trois jours ; au début, moi aussi je riais. Et j’ai ri quand j’ai glissé sur une merde de je-ne-sais-quoi ; j’ai même ri quand j’ai mis la main dedans pour me relever ! Et je ne me suis pas fâché quand elle m’a pris la main pour me la foutre sur la figure… Seulement, en trois jours, nous sommes six à nous être étalés dans la merde, douze ont foncé dans un arbre bu un halogène, huit bonnes femmes ont explosé leurs paniers, et ce type était le quinzième à tomber dans la fontaine ! Je te passe les mecs qui se sont assis à côté de leur chaise, ceux qui se sont renversé leur verre dessus, ceux qui ont buté dans des objets de toutes sortes, les mouches dans les assiettes, les flics qui se sont castagnés pour une vieille, les jupes tachées de sang, les pantalons de sperme, et l’agrave qui tombe en panne après s’être posé au sommet de la statue ! Je n’insinue pas qu’ils sont responsables de tout ça… Ils n’y sont jamais pour rien. Ils se contentent de se marrer et de rosser tous ceux qui le prennent mal.

— Ça fait un peu beaucoup, hein ?

— Penses-tu ? J’ai vu deux personnes bouler dans la fontaine en six ans puis quinze en trois jours… Tout est normal, non ?

— L’idée de normalité est assez vague, tu sais. Les probas sont là pour démontrer que ce qui est fortement improbable n’est pas impossible. (Ylvain s’amusait beaucoup.) Par exemple, la loi des séries entre dans un domaine mathématique particulier : la Fréquence Erratique des Séquences Aléatoires… L’astrogation hyperspatiale repose sur des calculs de FESA ; à bord de chaque vaisseau il y a un ordinateur FESA, qui travaille à la seule recherche de courbes de série pour profiter de cette chance sur un milliard de faire émerger l’astronef au bon endroit… Ou tu admets le hasard qui profite à ces gosses, ou tu les brûles pour sorcellerie.

— Je connais rien à ton truc, mais le même hasard qui se reproduit cinquante fois de suite, j’ai du mal à le digérer.

— Disons qu’un premier hasard en a entraîné un autre, et que la seule présence des Bohèmes suffit, par la petite crainte qui perturbe chacun, à les provoquer en série. Ou, en clair, si tu n’as pas envie de retomber dans une merde, évite de t’approcher d’eux avec la peur au ventre.

Solef se ferma et retourna dans le café ; il n’aimait pas se faire chahuter dans ses raisonnements. Ylvain était certainement un bon kineïre, seulement c’était aussi un emmerdeur.

L’emmerdeur, lui, décida d’aller voir les Bohèmes. Il avait envie de profiter de leur enthousiasme. Et puis il était fier d’être le seul adulte à faire cette démarche, comme s’il avait encore besoin de se prouver qu’il ne vieillissait pas.

Il marcha droit sur le groupe, d’un pas tranquille, et le groupe le vit, le désigna et, manifestement, s’intéressa à lui. Plus il avançait, plus les adolescents babillaient ; il n’entendait pas leurs paroles, mais il s’en savait le sujet. La petite peste semblait encore une fois le centre de l’équipe : les six autres étaient tournés vers elle, qui ne disait rien. Elle était le creuset de leurs jacasseries mais son visage était immobile, clos d’une réflexion qu’ils ne pouvaient distraire.

À trop la fixer, Ylvain provoqua l’incident et buta dans quelque chose. Il manqua s’étaler, de si peu qu’il dut avoir recours à la stabilité d’un halogène pour sauvegarder son équilibre. Malheureusement, il avait mal situé le réverbère dans l’espace, et sa main, le manquant, son menton partit vers l’objet. Il avait trop conscience du ridicule de cette péripétie (et des regards bohèmes) pour accepter de se laisser assommer par un éclairage public.

Alors, il obligea son corps à basculer sur la droite afin de s’enrouler autour du pylône et lança, une deuxième fois, une main pour s’y agripper… Mais il avait encore mal calculé, si mal que la vexation d’une telle erreur lui donna la force de transformer sa chute en un semblant de rondade, parfaitement inesthétique mais salvatrice.

— Et hop ! fanfaronna-t-il en retombant sur ses pieds.

La satisfaction de cette pertinente exclamation disparut avec la constatation, vexante, d’avoir vraiment échoué à localiser l’halogène : celui-ci ne s’était jamais trouvé à moins de deux mètres. Le kineïre imagina sans peine ce que les yeux, maintenant trempés de fou rire, des spectateurs avaient aperçu de la scène, et son propre rire débuta par quelques fausses notes.

Il allait reprendre sa progression vers la fontaine lorsque la curiosité lui fit chercher l’objet sur lequel il avait buté. Bien sûr, il ne le trouva pas et repartit… sur cinq mètres : les adolescents essuyaient leurs larmes, sauf la gamine délurée… Quelque chose clochait dans ses vestiges d’hilarité, comme une petite crainte, comme la certitude enfantine d’avoir commis une faute. Ylvain connaissait trop bien les expressions et leurs tenants émotionnels pour ne pas s’intriguer ; il s’arrêta net et se retourna, envahi d’un étrange soupçon.

Il n’y avait rien. Pas de borne, pas de pavé déchaussé, pas de bouteille vide, rien ! Son pied avait heurté quelque chose, il en était certain… comme il avait été certain de l’extrême proximité du réverbère. Il pivota à nouveau pour observer la petite peste, minutieusement, professionnellement. Finie l’appréhension ; maintenant, elle avait peur. Ses yeux sautaient de lui à ses amis, de ses amis aux allées, des allées aux arches. Elle avait envie de fuir.

Ylvain se laissa submerger par un flot de pensées étranges. Il ressassa toute sa mésaventure et la passa au crible de sa logique. Pourquoi avait-il trébuché, puis mal vu, puis mal situé ?… Puis de quoi avait-elle peur ? Son cerveau franchit en une seconde toutes les barrières de ses a priori, toutes les limites de ses certitudes, et il accepta d’un bloc, sans une ombre de résistance, la connaissance nouvelle et aberrante qui découlait de sa compréhension.

La gamine avait projeté ! Elle avait projeté la sensation de heurt, le déséquilibre et la distance au pylône… comme elle avait projeté le dossier sur la fontaine, les mouches dans les plats, tous les incidents qui inquiétaient Solef. Elle projetait sur la réalité, des visions, des impressions, des hallucinations qui déchaînaient le burlesque ! Elle projetait sans amplikine, en plein cœur de la rationalité des passants… Sans amplikine ! Elle disposait d’un talent fabuleux, phénoménal, impossible. Et elle n’avait rien trouvé d’autre que jouer !

Cette portion de place s’était figée. Les Bohèmes ne riaient plus, ne souriaient plus. Elle ne l’avait pas quitté du regard, et elle l’avait vu comprendre ; ce qui la paralysait gagnait ses compagnons, qui n’avaient plus l’air que d’enfants terrorisés, retenant à chaque pas de cet homme qui marchait sur eux le souffle que leurs poumons ne savaient plus exprimer.

Ylvain avançait mètre par mètre, la tête vide, écrasé des implications de ce don extraordinaire. Il ne percevait plus qu’une chose : son pouls, rythmant celui d’un univers – son univers – qui, jamais, ne pourrait plus être ce qu’il avait été. Des idées démentes traversaient les lambeaux de sa lucidité, les mêmes idées qui avaient tué ce qui restait d’humanité chez Cortez ou Pizarre, la découverte soudaine d’une véritable mégalomanie. Huit mètres… Il avait trouvé le prédateur. Sept mètres… L’Art Total allait enfin devenir absolu. Six mètres… La révolution kineïre. Cinq mètres… Pouvait-il apprendre ? Pouvait-il imiter ? Quatre mètres… Le contre-pouvoir dans les mains d’un artiste. Trois mètres… Une boule dans la gorge, qui tue le délire. Deux mètres… La bile qui remonte sous la langue. Un mètre… L’innocence effrayée d’un visage de poupée, la honte et la paix, la paix surtout.

— Bonjour, dit-il stupidement.

Ils n’osèrent pas répondre. Le silence les protégeait ; de la plus jeune au plus âgé, ils avaient besoin d’être protégés. Ils n’étaient que des enfants, dont l’unique tour venait d’être découvert.

— Je m’appelle Ylvain, bredouilla l’arrivant, en se demandant ce que les Bohèmes pourraient faire d’une entrée en matière aussi originale.

Sa gêne était trop évidente, trop forte. Un des adolescents, un grand brun maigrelet aux allures de lémurien, se jeta dessus.

— Ça peut arriver à tout le monde, m’sieur. Faut pas en avoir honte !

Le ton n’y était pas tout à fait, mais le groupe se dérida.

— Pour sûr, renchérit un autre gosse. Tenez, moi, je m’appelle Lovak… Il a bien fallu que je m’y fasse !

La mécanique délurée des Bohèmes se remettaient en branle.

— Et moi donc ! appuya la plus âgée des filles du groupe, une brune très fine, bien dessinée, au teint de châtaigne. Eux m’appellent Amadou, la plupart des hommes commencent par Mignonne, ensuite c’est Chérie, puis Salope… (Elle lui adressa un clin d’œil.) Tu sais que t’es pas mal, m’sieur ?

Les rires fusèrent de toutes parts, et l’équipe retrouva sa décontraction. Ylvain ne répliqua pas. Il observait le mutisme de la petite projectionniste. Elle était figée et elle réfléchissait. Quand elle eut fait le tour du sujet – nul doute qu’il s’agissait de l’intrus – elle brisa l’allégresse de ses amis.

— Vos gueules ! ordonna-t-elle. (Ils se turent : il y avait quelque chose dans l’autorité qu’exerçait la cadette sur ses aînés, comme un remords de méchanceté, une vieille blessure très douloureuse.) Je m’appelle Elynehil. Elynehil Mayalahani… J’ai vu votre keïn, hier.

Elle était assise sur le rebord de la fontaine, les mains posées sur les genoux, paumes vers le ciel, et son visage ne portait aucune trace du satanisme qu’Ylvain s’attendait à y voir. De loin, il l’avait imaginé anguleux, cisaillé de traits aigus, image d’un démon, et c’était un visage de lutin, ni vraiment espiègle, ni simplement sage, tout en nuances sibyllines, rompu au rire, prêt à la violence, ni beau, ni laid, ni même quelconque, un visage qu’on ne remarque pas mais auquel on prête attention, de toutes ses forces, sans le savoir, et dont on ne peut oublier aucune expression.

— Ce n’était qu’une keïnette, corrigea l’artiste.

Elle haussa les épaules, et la gravité quitta son visage.

— Appelez ça comme vous voulez… C’était génial !

Ylvain accusa le compliment d’un demi-sourire et s’assit en tailleur face à elle.

— Ce que tu fais n’est pas mal non plus.

Il n’avait rien laissé percer de particulier dans sa voix ; pourtant, elle baissa les yeux et se rembrunit. Quelque chose échappait à son interlocuteur, quelque chose qu’elle pensait évident et qui astreignait l’autre à taire son ignorance.

— Faut pas m’en vouloir, murmura-t-elle. Ce n’est qu’un jeu.

— Un jeu, répéta Ylvain.

Il cherchait à comprendre ce que « jeu » impliquait dans le comportement d’Elynehil. Elle se défendait d’une faute, c’était certain… Laquelle ? À la voir ainsi honteuse, presque repentante, il avait le sentiment qu’elle essayait de se préserver d’une mystérieuse punition. Là encore, laquelle ? Il lui fallait entrer dans le monde de l’adolescente d’urgence sous peine de perdre les bénéfices de sa découverte. Il devait poser les bonnes questions et se jeter sur chaque bribe d’information… sans en avoir l’air.

— Quel âge as-tu ?

— Quatorze ans.

« Quatorze ans ! » pensa-t-il. « Quel monstre es-tu ? »

— Quand as-tu fugué ?

Elle releva à peine la tête, juste le temps de montrer sa terreur.

— Il y a deux ans… presque trois.

Ylvain s’obligea à froncer les sourcils ; cela ne facilitait pas la concentration, mais il devait afficher une contenance. Même sur Still, fuguer entre onze et douze ans était singulièrement précoce ; en outre, il était certain qu’elle n’était pas stillienne. Elynehil Mayalahani… Cette structure, ces consonances lui rappelaient de très vieux souvenirs.

— Quand es-tu arrivée sur Still ?

Elle répondit d’une voix presque inaudible :

— Cela va faire un an.

Ylvain jeta un œil à ses compagnons : ils étaient figés, stupéfaits. La main gauche de Lovak tremblait nerveusement, et une des filles fixait Elynehil d’une étrange façon. L’adulte comprit que ce regard signifiait : « Si tu as besoin d’un coup de main… » Tous étaient sur le qui-vive.

« Mahalitë Doholavehi ! » se souvint Ylvain. « Maes Doholavehi, maîtrise de la psionique élémentaire. » C’était durant sa première année à l’Institut, un grand bonhomme très sec, très dur… D’où était-il ?

— Combien de fois t’es-tu fait prendre en jouant ?

Elle tressaillit et, cette fois, riva les yeux à ceux de son interlocuteur.

— Une seule… avant toi.

Ses lèvres faillirent sourire ; ce souvenir semblait lui rendre son aplomb.

— Un kineïre ?

Elle approuva de la tête.

Doholavehi venait d’Epsilon Eridani, c’était une certitude : le maes y avait plusieurs fois fait allusion. Seulement, il n’avait jamais nommé sa planète. Ylvain ressassa ses cours d’astrographie, et ce qu’il trouva le soulagea. Entre autres cailloux, Epsilon Eridani possédait un monde en terraformation et une planète habitée : Myve. La jeune fille était myvienne, et elle le croyait son coplanétaire… Il avait son levier.

— Nous sommes loin de chez nous, remarqua-t-il. Suffisamment pour ne pas ennuyer tes amis avec notre nostalgie.

Une ombre d’inquiétude traversa fugacement le visage d’Elynehil, puis elle relâcha d’un bloc la contraction de ses muscles. Ylvain avait visé juste. Elle se tourna vers ses camarades :

— Je vous rejoindrai au hangar… J’ai à parler.

Puis elle sauta sur ses jambes, et Ylvain put enfin juger de sa taille. Elle n’était pas si menue qu’elle le paraissait mais elle n’était pas grande, loin de là.

— Tu es sûre que tu n’as pas besoin de nous ? questionna le grand maigrelet.

— Laisse tomber, intervint une autre fille. C’est leurs histoires de kins, ça nous regarde pas.

Celle-là aussi devait avoir une forte personnalité. Ils se regardèrent les uns les autres, puis, traînant un peu la jambe, traversèrent la place pour s’enfoncer dans la ville. En eux, il y avait autant d’amertume que de crainte. Ely s’était imposée au groupe, mais maintenant, elle était à eux ; et ils pressentaient une rupture. Elle était trop fascinée par le kineïrat, cela ils le savaient depuis toujours ; et, la veille, elle avait été éblouie par le talent de ce kineux, tellement qu’elle risquait bien de le suivre.

*

* *

Ils avaient marché en silence pendant plus d’une heure, de rue en rue, jusqu’aux portes de la ville puis sur la pente douce et herbue de la colline. Elynehil s’était laissé bercer par le charme de ses rêves, goûtant la proximité de cet Ylvain de Myve de toute l’admiration qu’elle vouait au kineïrat – de toute la crainte, aussi.

Ylvain avait cherché la clef qui lui permettrait de pénétrer les mystères de l’enfant, la pierre qui s’assemblerait aux autres et les unirait en une construction homogène. Il avait jonglé avec les leitmotive, Myve, kineïre, Institut, jeu, punition, mais il ne parvenait pas à les inclure dans une équation globale.

« Elle me redoute, se répétait-il pour la énième fois. Parce que je l’ai prise en train de jouer avec ses super-facultés, et malgré ou à cause de ce kineïre qui l’a déjà percée à jour. » Il supposa que l’incident avait été suffisamment éprouvant pour qu’elle redoutât de le revivre.

Ils allaient au hasard, du moins le jeune homme le pensait-il. Ce fut en parvenant sur le promontoire même d’où, des jours durant, il avait observé Nashoo, qu’il reconnut l’emplacement subjectif du premier tableau de sa keïnette.

— C’est ici, n’est-ce pas ?

Il hocha la tête.

— Comment as-tu pu imaginer ce keïn à partir de ça ?

Il rit. Elle désignait le paysage et la cité, au loin. Qu’il ait pu en tirer pareille splendeur l’émerveillait.

— Je ne sais pas, avoua-t-il avec sérieux. Je viens souvent me balader ici ; un jour, j’ai eu l’idée de composer un truc… Je l’ai fait, c’est tout.

Elle regarda quelques secondes encore le spectacle cherchant vainement le signe qui avait permis à Ylvain cette création puis, dépitée, s’assit sur une roche. Il s’installa dans l’herbe, à quelques mètres d’elle.

— Raconte.

— Quoi ?

— Ta fugue.

*

* *

Elynehil Mayalahani était un cas. D’un bout à l’autre de son cerveau, elle était anormale ; ses valeurs, ses repères, ses désirs, ses capacités étaient au-delà de toute logique. Comme tous les enfants plus ou moins doués de talents psioniques, elle rêvait de kineïrat. Seulement bien qu’étant la plus douée, elle s’était persuadée de sa nullité.

— Je ne sais pas inventer des histoires. Je n’arrive pas à faire quelque chose de joli.

Sa mère était membre du Conseil Myvien, qui était d’une façon ou d’une autre en contact étroit avec l’Institut… Elynehil avait été choisie pour entrer à cette école. Allusions qu’Ylvain ne pouvait décrypter ; elle déformait les événements de ses yeux d’enfant, et pas n’importe quel enfant ! Il semblait que le Premier Conseiller (un kineïre ?) l’avait expédiée vers l’Institut mais que l’astronef avait fait escale sur la planète en terraformation (terraformée ?) d’Epsilon Eridani. Là, la fillette avait usé de son talent pour changer de transport et fuir sur un cargo. Ensuite, elle était passée de vaisseau en vaisseau, toujours clandestinement, jusqu’à un monde dont elle ignorait le nom, où elle avait vécu deux mois d’expédients kineïques avant de se faire repérer par un kineïre.

— D’abord, il a été gentil. Il s’appelait Sig… Il m’invitait au kiné chaque fois qu’il jouait et pour m’endormir, le soir, il me parlait de son art. Il essayait de m’embobiner ! Oh ! j’ai bien marché ! Et puis un jour, il m’a annoncé qu’il partait projeter sur Thalie et que, si je voulais, il m’emmenait… Tu parles comme si j’ai couru ! (Ses lèvres se déformèrent d’un rictus méchant.) Ce con avait oublié que je savais lire ! Sur mon billet, il y avait écrit Chimë, et Chimë, je sais ce que c’est depuis que je sais parler. Il s’en est fallu de peu : je m’en suis rendu compte en tendant mon billet à la machine, à l’astroport. Je me suis payée une super-colère ! (Là, elle rit.) Alors, il a voulu me faire embarquer de force, avec l’aide des types du vaisseau… Je te leur ai foutu un bordel ! (Elle rit de plus belle, évoquant à grands gestes les mirages qu’elle avait projetés. Puis son rire se cassa net.) Évidemment, cet enfoiré comprenait ce que je faisais et j’ai failli me faire rouler ! À un moment, j’ai chopé la frousse, vraiment ! J’ai projeté la mort.

Ylvain ne comprit pas.

— Tu as projeté quoi ?

— La mort ! J’ai fait des nœuds dans sa tête… des courts-circuits, je crois. Il est mort et je me suis tirée.

Le jeune homme la dévisagea longuement avant d’admettre qu’elle savait ce qu’elle avait fait, que le kineïre était bien mort et que c’était elle qui l’avait tué. Elle avait tué, à douze ans, et elle trouvait cela naturel ! Il s’agenouilla face à elle et fouilla ses yeux de toute sa sensibilité. Ni remords, ni honte, ni cauchemar, ni fardeau, il n’y avait en elle que l’innocence et la spontanéité, la certitude d’avoir agi quand et comme il le fallait. Il n’osa rien dire, ignorant comment exprimer le sentiment qui le rendait malade.

— C’est horrible, lâcha-t-il finalement.

Elle conserva le silence. Elle voulait bien admettre l’horreur de son acte… telle une donnée abstraite, une vue de l’esprit. Toutefois, rien ne l’avait jamais empêchée de dormir et, un jour, elle serait peut-être amenée à recommencer. Elle attendit que son kineux perdît la frayeur qui brouillait ses traits, mais cela ne se produisit qu’après qu’il eût parlé et l’eût laissée, à son tour, ébahie et inquiète.

— Je ne suis pas myvien. De Myve est un pseudonyme…, une allusion à la pierre.

Il s’était redressé et se tenait là, debout devant elle, les pensées ailleurs qu’à ses mots. Ely songea qu’elle eût dû avoir bien plus peur, mais elle était subjuguée. Il y avait quelque chose d’immense dans cet adulte mal vieilli, quelque force invisible et sereine au cœur même de ce cerveau torturé. Immédiatement après qu’elle eut avoué avoir tué quelqu’un qui lui avait menti, il clamait tranquillement que lui aussi l’avait abusée. Chez n’importe qui d’autre, elle eût pensé à un défi qu’elle eût relevé violemment ; chez lui, c’était de l’honnêteté, et elle lui en était presque reconnaissante.

— La pierre n’a pas essayé de m’envoyer sur Chimë, je n’ai rien contre elle.

Il ne comprit pas.

— Pourquoi cette pierre ?

Elle était prête à l’écouter, et il eut envie de satisfaire sa curiosité. D’abord, il avait pensé n’expliquer que ce qu’elle désirait savoir, brièvement, humoristiquement, puis les phrases entraînèrent des questions qui entraînèrent d’autres phrases et d’autres questions. Il se raconta, de Chimë à Still, d’Ennieh au Café des Errances, et elle ne vit que merveilles. Il décortiqua ses lâchetés et ses illusions de hâbleur, sa vanité et tous ses travers de rêveur aigri, elle n’entendit que l’évolution, anecdote après anecdote, d’une personnalité extraordinaire, d’un kineïre sauvage et rebelle. Il était ce qu’elle voulait devenir, en mieux. Cela suffisait à forcer son admiration. À quatorze ans, enfin ou déjà, Elynehil Mayalahani songea à se fixer un objectif.

Ylvain, lui, avait rencontré une enfant prodige qui était la réponse à ses questions, le moyen à sa finalité. Ce jour-là, il se vida de toute sa médiocrité. Le lendemain, il exposa ses blocages. Les deux jours suivants, ce fut elle qui déversa son déséquilibre affectif, sa révolte et ses insuffisances.

Ils se virent quotidiennement, plusieurs heures chaque fois ; seuls puis avec les Bohèmes ; au hangar qui leur tenait lieu d’abri, dans la campagne environnante, près de la fontaine, à l’appartement d’Ylvain, au Sarama et dans les autres endroits où il projetait, après chacune de ses keïnettes. Elle assistait à toutes ses représentations, et un soir, après qu’ils eussent discuté une heure avec Jed Morlane des progrès de son poulain, elle l’entraîna de nouveau vers la colline.

— J’aimerais que tu m’apprennes à composer, se lança-t-elle, tandis qu’ils parlaient du tempérament nashoon. Je… j’ai toujours voulu devenir kineuse, mais je ne sais même pas par où commencer.

Ylvain en fut interdit.

— Mais tu es kineïre ! Tu es même la meilleure !

— Non. Tu ne comprends pas. Un kineïre est un artiste. Je ne suis pas une artiste… je suis une projeteuse, ça n’a rien à voir. Je veux que tu m’apprennes à inventer des spectacles.

— Bon sang, Ely ! Tu projettes infiniment mieux que moi ! Je ne comprends rien à tes tours…

— Ce sont des jeux de gamine !

— Je donnerais cher pour apprendre tes jeux de gamine !

Il fallut un moment à l’adolescente pour saisir ce qu’Ylvain disait, le temps qu’il lui démontrât à quel point elle était unique et inégalable, le temps qu’il expliquât qu’il était, lui, le demandeur, et elle celle qui pouvait enseigner. Elle était inconsciente du miracle de ses capacités et accepta les paroles de son compagnon sans les assimiler.

— Si je t’apprends à projeter sans amplikine, est-ce que tu veux bien m’apprendre à composer ?

— Il ne s’agit pas que d’amplikine, Ely.

— Merde ! Qu’est-ce que tu veux ?

— Je n’en sais rien. Tout ce que tu fais est hors de ma portée. Je ne sais ni si je pourrais en comprendre une partie, ni si c’est même possible. Peut-être que tu es la seule à pouvoir, peut-être que mon cerveau n’est pas conforme. Je voudrais que tu essayes de me donner une idée des modes et des faisceaux que tu utilises. Quand je t’ai rencontrée et que je me suis aperçu de ce que tu étais, j’ai immédiatement pensé à t’extorquer tes connaissances… La folie des grandeurs, quoi ! Maintenant, je sais qu’il ne s’agit pas de connaissances mais de dons, et je crois qu’ils sont inimitables.

— Cela veut dire que tu ne vas pas m’aider ?

Ely semblait désespérée.

— Non. J’essaie de t’expliquer que tu ne pourras probablement rien m’apprendre, parce que je n’ai pas les qualités requises, et que je n’ai aucune idée de comment on fabrique un artiste.

— Je suppose que c’est une question de sensibilité.

— Peut-être.

— C’est oui ?

— D’accord, on essaie. Mais…

— Arrête avec ton défaitisme, tu fais chier !