CHAPITRE II

 

Le spectacle était terminé, mais quel spectacle ? Ils avaient resservi l’éternelle fadeur d’artifices kineïques et la cascade déclinante de keïnettes aussi décousues que dépourvues du moindre intérêt. La troupe était minable ; ni plus ni moins qu’une autre, simplement, lamentablement minable. Ylvain en avait plus qu’assez, définitivement marre. Il savait qu’il quitterait l’équipe le soir même et qu’il avait perdu son temps, longtemps, depuis le commencement de leur association ; il le savait bien avant cette encore soupe de spectacle, mais à présent, il ne voulait plus savoir rien d’autre.

Penser qu’il était, lui, le créateur et le moteur de cette troupe était de la dernière ironie. Aucun de ses membres ne justifiait le nom de kineïre, même sauvage, dont il se targuait. Le plus doué d’entre eux projetait des images fixes qui n’avaient même pas la qualité d’un croquis ; ils devaient œuvrer tous ensemble pour atteindre, non sans efforts titanesques, le rendu d’une diapositive, et cela leur avait coûté des heures et des heures d’entraînement. Ylvain n’avait rien pu leur enseigner de viable. Ils disposaient de si peu de talent, si peu de facultés psioniques, qu’il avait l’impression d’apprendre la musique à des sourds-muets de naissance. Telle était sa plus grosse déception.

Et ce soir, sur la place proprette d’un bled perdu de la plus pauvre planète de l’Homéocratie, il avait fallu qu’ils tombassent sur Tomaso et que celui-ci assistât à leur échec ! « Mais que peut bien faire un Tomaso dans un trou pareil ? » se répétait sans cesse Ylvain, maudissant l’infortune qui le faisait le rencontrer dans ces conditions… et la rencontre n’avait pas encore eu lieu ! Elle se produirait, il en était certain : il avait littéralement étincelé. Tomaso savait où ils campaient, il viendrait… Il ne devait pas assister tous les jours à la production d’un kineux comme Ylvain !

Pour l’instant, les villageois fêtaient la troupe à grand renfort de vins acides et d’alcools mal distillés, autour d’un feu crépitant et d’agneaux embrochés. Il y avait longtemps qu’Ylvain ne participait plus aux libations d’après-spectacle ; il était las des amitiés éphémères et éthyliques, des garçons admiratifs, des filles énamourées, des vieux mieux-de-leur-temps et des adultes bien-de-chez-eux. Partout, il était adulé, l’espace d’une étape, l’espace d’une comparaison trop facile, et il ne supportait plus d’être meilleur que Zeva ou Jorg, ou que toute l’équipe réunie. Oh, il avait été fier, au début ! Comme il s’était pavané ! Combien il avait redoublé de fausse modestie et d’assurance péteuse ! Ylvain, jeune et beau, qui surclassait ses compagnons de tournée, qui étincelait de talent parmi les siens… des infirmes psi !

Pendant un an, il avait cru être le plus grand artiste de cet univers égaré, et cette prétention avait altéré sa mémoire au point qu’il s’était imaginé l’égal des diplômés de l’Institut. Puis, coup sur coup, il était allé voir Sragid, kineïre patenté, et Tomaso, sauvage parmi les sauvages, à l’amphithéâtre de la capitale planétaire. Sa vanité et sa morgue s’étaient volatilisées d’un bloc, cédant la place à cette amertume déjà âgée de huit ans qu’il avait oubliée, laborieusement, en sautant de monde en monde, de job en job, de pourboires presque mendiés en cachets ridicules. Il avait dilapidé son pécule en titres de voyage, en billets pour ailleurs, et son temps en fanfaronnades. Jamais il n’atteindrait la facilité de Sragid : voilà tout ce qu’il avait retiré du keïn du maes… Et Sragid n’était ni un grand compositeur, ni un bon projectionniste ! Quant à Tomaso et ses deux keïns de voyages, ils l’avaient laissé sans voix. Tomaso ne sortait ni de l’Institut, ni de Tashent, ni d’aucune école kineïque ; il était un pur autodidacte parvenu à une maîtrise plus que satisfaisante du kineïrat, sans faire de vagues, sans chercher la gloire ni même la notoriété. Tomaso était un vieillard réservé qui se produisait de salles obscures en places publiques, avec la seule réputation de faire du modeste ouvrage de bonne qualité, et rien ne pouvait mieux le définir. Mais pour Ylvain, il était un miracle, la preuve d’une éventualité, d’un précédent… et celle de sa propre médiocrité. Il avait vu Tomaso, donc celui-ci existait, donc il lui fallait l’approcher, l’intéresser à son cas, partager son expérience et son savoir. Ce soir, l’occasion se présentait, et Ylvain, en préparant son havresac, s’apprêtait à devenir le disciple de Tomaso.

*

* *

— Qu’est-ce que tu fais ?

Ylvain sursauta.

— Je m’en vais, répondit-il en se tournant vers la porte de la caravane.

Qu’y avait-il de plus ridiculement forain que ces caravanes ?

Zeva était ivre et passablement excitée, comme chaque nuit de spectacle ; plus qu’excitée. Ylvain comprit qu’elle revenait d’une de ses orgies de puceaux. La jeune femme frayait avec un pourcentage déraisonnable des adolescents de tous les villages que la troupe traversait. Elle se défoulait ainsi depuis leur première représentation, clamant haut et fort qu’elle rechargeait son talent de l’énergie puisée aux verges pubertaires. Ylvain était écœuré de sa porno-philosophie. Chaque fois qu’elle s’approchait de lui, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ses mains, sa bouche, son anus et son vagin débordant de phallus boutonneux et fébriles, suant sperme et sang, et il avait envie de vomir.

— Quand cesseras-tu de violer des gosses, Zeva ?

Elle fit claquer la porte d’un coup de talon. Son visage s’était fermé dans un froncement de sourcils.

— Comment ça, tu t’en vas ?

Elle était tellement ridicule avec ses cheveux ébouriffés, sa robe souillée béant sur un sein et cette mimique d’incompréhension inquiète que son interlocuteur ricana.

— Je vous laisse… Je me casse.

Rien n’aurait pu dessoûler Zeva plus efficacement, et rien n’aurait pu mieux l’abattre. Elle se laissa tomber sur le matelas qui tenait lieu de lit à Ylvain et se prit la tête entre les mains. Ylvain continua à plier ses vêtements, juste le nécessaire, méticuleusement, pour bien marquer son détachement.

— Tu nous abandonnes, hein ?

Il ignora la question.

— On est trop mauvais pour toi, n’est-ce pas ?

— Oui, deux fois.

C’était l’énoncé d’un fait trop tangible pour être ignoré.

— Que va-t-on devenir, Ylvain ?

Il n’y avait rien à répondre. Il soupira : la crise était proche, Zeva se délectait dans le conflit.

— Nous n’avons pas d’avenir sans toi… C’est la fin de la troupe.

— Je vous porte depuis deux ans, j’ai fait plus que ma part. Vous pouvez vous débrouiller.

— Ah non, c’est trop simple ! C’est toi qui es venu nous chercher ! C’est toi qui as monté la troupe, et maintenant, tu veux nous larguer en nous disant de nous démerder… C’est facile, avec le don que tu as ! Mais nous ? (Elle avait trouvé le rythme et le ton.) Tu ne te demandes pas comment nous allons nous en sortir ?

— Stop ! hurla-t-il. Ni ta méchanceté, ni tes jérémiades n’y changeront quoi que ce soit. Tu perds ton temps et tu salopes le mien ! Va avertir les autres et lâche-moi !

Elle se redressa, outrée.

— Quoi ? Tu ne vas même pas passer les voir ?

— Pour qu’ils chialent comme toi ? Pour qu’ils me crachent dessus ?

La porte se réouvrit sous la poussée mal dosée de Jorg (il n’avait jamais réussi à mesurer le moindre de ses gestes).

— Qui veut te cracher dessus ? gronda-t-il en faisant rouler ses impressionnantes épaules, suggérant qu’il ne laisserait personne oser une telle insulte.

— Toi, peut-être, Jorg.

Le colosse afficha sa surprise.

— Ce salopard nous lâche ! aboya Zeva.

— Ah, déglutit Jorg. (Liant instantanément ce départ à la présence de Tomaso, il posa une question de pure forme.) Tu vas rencontrer Tomaso, hein ? Ras le bol du camping et des paysans, c’est ça ? Tu veux un kiné, un public bien assis et des stellars… Une petite chance, quoi. (Ses traits s’étaient assombris, et pourtant, ses yeux brillaient.) Je me doutais que ça arriverait, tu sais, mais ça ne va pas arranger nos affaires.

— Après la rancune et la bêtise, la gentillesse compréhensive et la culpabilisation… Non merci, Jorg. (Ylvain boucla le sac, désigna l’intérieur de la caravane et, au-delà, ce qui l’entourait.) Tout est à vous.

Il chargea le bagage sur son épaule droite et marcha jusqu’à l’entrée, que Jorg obstruait encore.

— Tu n’es qu’un égoïste ! brailla Zeva.

— Adieu, Zeva.

— Je crois qu’elle n’a pas tort.

— Adieu, Jorg.

L’hercule ne s’écarta pas, son corps bloquant totalement le passage. Il avait les yeux durs, et les mâchoires serrées sur une de ses inimitables colères.

— Je n’ai jamais apprécié tes manières, mais là tu exagères, Ylvain. Tu vas faire quoi ? T’asseoir et attendre, comme d’habitude, ou te décider à prendre cette raclée que je te promets depuis deux ans ? Si tu veux passer, il va falloir me pousser, et si tu me pousses…

Il n’avait pas besoin d’appuyer la menace, Ylvain s’était déjà reculé d’un bon mètre, l’air désabusé. Il était plein d’une longue pratique de la non-violence. Tous deux s’étaient déjà affrontés à maintes reprises, toujours de la même façon, avec toujours la même issue, sans un geste. Jamais Jorg n’avait esquissé un coup, jamais Ylvain n’aurait pu se battre, jamais aucun d’eux n’avait eu gain de cause.

— Tu ne t’assois pas ? ironisa Jorg.

— Je n’ai pas l’intention d’attendre, cette fois.

— Oh, oh ! Vais-je avoir la satisfaction de voir Ylvain de Myve s’adonner à la stupidité animale ?

— Qu’est-ce que tu veux, Jorg ?

— Un peu de respect.

— Tu t’opposes à une décision qui ne concerne que moi. Quelle espèce de respect souhaites-tu ?

— Regarde-moi ce lâche ! cracha Zeva. Il n’a aucune dignité !

Jorg la foudroya du regard puis l’oublia.

— Elle nous concerne tous, ta décision… et tu le sais ! (Il acheva de monter dans la caravane, sans toutefois laisser le moindre espace entre son corps et les montants de la porte.) Un jour, tu m’as demandé d’envisager les conséquences de mes actes avant d’agir – j’allais te massacrer. Te crois-tu si parfait que tu puisses négliger celles des tiens ? Tes rêves de mégalo détruisent la troupe. Tu n’as jamais pensé qu’à te venger de l’Institut en devenant le célèbre Ylvain de Myve, super-kineïre sauvage… mais tu n’as pas la force de travailler dans ce sens, ni même le courage d’essayer. Alors Tomaso croise ton chemin, et tu veux te servir de lui comme tu t’es servi de nous, prêt à le balancer comme tu nous balances, pour le noble motif d’égoïsme. (Il se retourna pour cracher dehors.) Ni l’art, ni la manière ! On ne tue pas son cheval quand on arrive à destination, sous prétexte qu’on peut désormais se passer de ses jambes, maes Ylvain !

Le maes était une injure, elle libéra les scrupules d’Ylvain… S’il en avait jamais eu.

— On ne possède pas un cheval, Jorg, pas plus que la caravane qu’on revend lorsqu’elle est devenue trop petite. L’utilité de chaque objet, de chaque être, diminue avec son âge, jusqu’à devenir inexistante. Le seul motif de conservation de cet objet, ou d’une relation avec cet être, n’est plus alors qu’une irrationnelle valeur sentimentale, empreinte d’habitude et de lâcheté.

Zeva éclata en sanglots, Jorg se para d’un rouge explosif, mais ils étaient trop scandalisés pour s’insurger.

— L’amitié n’est pas une abstraction, elle dépend étroitement de ce que chacun apporte à l’autre, même si ce n’est pas quantifiable. (Ylvain débitait les mots comme un torrent sa crue.) Tu m’accuses d’avoir joui de vous ? C’est assez facile de toujours prendre et d’attendre en toute bonne foi, en toute inconscience, que la vie s’écoule ainsi ! Peux-tu, là, maintenant, te demander ce que chacun de nous offre aux autres ?

Les joues et le front de Jorg avaient viré du pourpre au blanc. Il comprenait qu’il avait poussé Ylvain sur le terrain d’une violence qui lui était par trop familière, celle des mots, et il commençait à le regretter. Zeva, elle, se jeta sur la dernière phrase du jeune homme avec autant de naïveté qu’un papillon sur une mèche enflammée.

— Vas-y, continue ! Va jusqu’au bout de tes salades !

— Pourquoi pas ? Je ne vous dois rien, pas même la survie de la troupe et du spectacle, et vous ne me devez ni ce que je vous ai appris, ni l’existence de cette troupe. Je pars parce qu’à force de ne rien nous devoir, nous ne nous enrichissons plus que de stagnation et de limites. Jorg l’a fit : j’ai des ambitions, des envies qui ont besoin d’espace et pour lesquelles vous êtes plus castrateurs que l’Institut. Seulement que vous importe, n’est-ce pas ? Ces keïns que j’ai dans la tête, vous vous en foutez… Que sont-ils au regard de vos représentations intimistes ? Que sont-ils face à la pérennité alimentaire de cette dépendance qui nous unit ? Mon égotisme vous dégoûte, hein ? Le vôtre me fait gerber.

Il marcha jusqu’à Jorg, et Jorg libéra le passage, gauchement, ni vraiment honteux, ni bien certain que ce qui avait été dit justifiait qu’il s’écartât. Il faillit parler, mais il croisa la rudesse des yeux d’Ylvain et il ne sut que dire : Ces yeux semblaient n’attendre qu’un mot pour redoubler de fureur, ils aimaient à être odieux. Ylvain passa, huma la fraîcheur nocturne, descendit les deux marches puis se retourna.

— Je serais parti en silence, sans congé, sans éclaboussure, et vous n’auriez conservé de moi que le souvenir d’un abandon assez lâche. Ni regret, ni rupture, juste le sentiment d’avoir été volés. Vous avez choisi le portrait que je laisse, et il est moche. (Il eut un sourire mi-sarcastique, mi-songeur.) Un kineïre, même balbutiant, devrait savoir créer des images qui ne le hanteront pas. Peut-être devrais-je vous remercier d’avoir allégé le fardeau de ma fuite ?

De nouveau, Jorg se laissa gagner par la rage.

— Mais casse-toi, à la fin ! Casse-toi !

Sur un dernier sourire, Ylvain s’exécuta, satisfait de son envolée et, cette fois, moins dupe : il avait l’impression de partir la queue entre les jambes et l’assurance ridicule.

*

* *

Il chercha vainement Tomaso dans le village. Celui-ci l’avait quitté dès la fin de leur représentation. Il était parti comme il était venu, si discrètement que seul un couple de vignerons avait aperçu son mobile qui s’éloignait vers le nord, tard dans la nuit. Ylvain ne possédait aucun véhicule et se voyait mal retourner au campement emprunter une caravane. Il se sentit tout à coup plus niais qu’il ne l’avait jamais été. La mort dans l’âme, il resserra les sangles de son sac et entreprit de remonter la route dans la même direction que le kineïre, espérant il ne savait quel miracle qui aurait contraint Tomaso à s’arrêter rapidement, inventant d’extraordinaires motifs de départ précipité, d’empêchements regrettables à cette rencontre… Il condescendit même à envisager que le vieillard (que pouvait-il être d’autre, à son âge ?) était si préoccupé par d’inénarrables tracas qu’il n’avait pu accorder la moindre attention à sa production à lui.

Après quatre kilomètres d’une marche désespérante, il fut pris à bord d’un mobile. Puis, deux heures plus tard, il se fit déposer près d’une rivière au beau milieu de rien du tout. Le hasard (ou tout autre effet d’une volonté moins aléatoire) avait contraint Tomaso à s’arrêter là. Son appareil stationnait à côté du cours d’eau, et l’artiste y dormait. Pour Ylvain, c’était clair : le vieil homme était parti parce que le bruit des festivités le dérangeait.

À son approche, l’engin se haussa sur ses coussins d’air et Tomaso s’éveilla ; le véhicule devait être équipé d’un analyseur infrarouge, ce qui, sur ce monde aussi pauvre que paisible, frisait la paranoïa.

Tomaso jaugea, dévisagea et reconnut son gêneur avant de couper les turbines et de sortir du mobile. Il le salua comme il aurait salué un arbre puis commença à déballer et installer table et chaises au bord de l’eau. Sur la table, il déposa rapidement deux couverts, ainsi que les ingrédients nécessaires à un petit déjeuner copieux. Ensuite, il fit signe à Ylvain, médusé, de partager son repas matinal.

Jus d’agrumes, toasts grillés, ersatz de café, confitures et fruits secs, le visiteur se laissa absorber par ses papilles, son estomac et l’affabilité loufoque de son hôte. Tomaso parlait entre chaque bouchée, et son monologue sans ligne directrice, badin, était aussi calmement revigorant que ses ? provisions.

— J’aime me réveiller près d’une route entre deux je-ne-sais-où, disait-il. J’aime les routes, d’ailleurs, elles sont désuètes et rassurantes, comme s’il existait toujours un lieu vers lequel se diriger. Ce sont les nerfs d’une planète ; supprimez-les, et du haut de ses engins anti-g, l’homme oubliera qu’un monde est beaucoup plus que l’endroit d’où il vient et celui où il va. Connaissez-vous Thalie, jeune homme ?

Ylvain eut à peine le temps d’esquisser une négation.

— Thalie est magnifique ; verte, bleue, rouge, jaune, c’est un jardin à l’état brut… Eh bien, ces Thaliens stupides ne se déplacent qu’à cinquante mètres du sol et ne connaissent que leurs mégalopoles. C’est au point qu’ils raillent quiconque flâne au niveau des pâquerettes. Et la Terre, vous connaissez ?

Cette fois, Ylvain n’eut pas même le temps de songer à répondre.

— Sur Terre, ils sont tellement malades de nature qu’ils ont supprimé et interdit les routes, sous prétexte qu’elles défigurent le paysage. (Tomaso renifla dédaigneusement.) Et un agrave en l’air, hein ? Ça ne le défigure pas, peut-être ?

Des routes, Tomaso sauta à l’exploration interstellaire, puis à l’archéologie, la terraformation, l’oenologie, et tout un échantillon de sujets anodins ou burlesques (dans sa bouche) sur lesquels, tour à tour, il s’indigna ou s’extasia. N’eût été la vivacité de son regard, Ylvain eût pu croire que le grand homme était rongé par une sénilité galopante. Il manifestait, en tout cas, les symptômes d’un radotage chronique, et plus il parlait, plus son auditeur se convainquait qu’il se jouait de lui. À tel point qu’après une heure de ce délire hétéroclite, l’écouter lui devint intolérable. Il profita de ce que le kineïre enfournait une poignée d’akènes pour enfin faire usage de ses cordes vocales :

— Où aura lieu votre prochaine représentation… euh… Tomaso ?

L’aménité quitta instantanément le visage de l’artiste, et Ylvain découvrit ce que ce visage pouvait avoir d’anguleusement sec et austère. Son interlocuteur paraissait tout à coup plus vieux et plus lucide. Il ramassa les couverts puis replia la table encore plus vite qu’il ne l’avait installée, comme si le temps venait de perdre son allure tranquille pour se précipiter dans un tourbillon.

— Fais voir ce que tu vaux debout ! grogna-t-il en arrachant la chaise du fondement d’Ylvain, qui faillit s’étaler.

— J’ai dit quelque chose qui… Je veux dire : vous n’aimez pas parler travail ?

Le jeune homme se sentait plus mal à l’aise que de raison.

Tomaso cracha à ses pieds.

— Travail ? Petit morveux ! Dans ta bouche, ce mot pue presque autant que tes espoirs de minable ! À peine tu l’ouvres que l’odeur me fait gerber… Sais-tu combien j’en ai vu, des gamins qui se pointaient un jour devant moi pour mendier le talent qu’ils n’avaient pas ? Mille ? Dix mille ? Je n’en sais foutre rien ! Mais c’est toujours le même cirque. (Il toisa Ylvain des pieds à la tête.) Je vous reconnais à cent mètres, avec vos gueules de mouches avides de bouse. Il n’y a qu’une chose qui vous intéresse, et elle vous tourne autour du nombril ! Pas moyen de vous parler du temps ou de la bouffe, vous ne connaissez rien d’autre que le magma passion-ambition de vos petites illusions crétines !

Chaque mot arrachait un lambeau de rêve. Ylvain se décomposait avec son univers de mirages ; il se sentait sale et futile, et l’agressivité de Tomaso était un miroir qu’il ne pouvait pas ne pas regarder.

— Qu’est-ce que tu es, hein ? poursuivait le kineïre, impitoyablement. Un rejeton kineïque ? Un raté de Tashent ? Viré de l’Institut ou pas même reçu ? (Il plissa les yeux quand Ylvain tressauta.) Viré, c’est ça ? Cassé en pleine ascension, frustré, déchu un peu avant le sommet. (Il partit d’un rire méchant.) Comme c’est injuste, n’es-ce pas ? Parce que tu étais aussi bon que les autres, bien entendu, peut-être même meilleur, va-t’en savoir ? (Il souffla par le nez.) Foutaises ! L’Institut ne se sépare pas de ses génies, il vit d’eux. Il est peut-être temps que tu envisages l’éventualité de ta médiocrité… Tu dois avoir dans les vingt-cinq ans, hein ? Il commence à dater, ton congé, maintenant, et tu ne serais pas là à trembler si tu avais progressé depuis. Regarde-toi et comme ça, paf, à brûle-pourpoint, explique-moi ce que tu pourrais faire de mieux aujourd’hui !

Ylvain n’en savait rien ; résumée à cette question, sa démarche n’avait aucun sens. Pire que stagner, il avait régressé, et s’il espérait en Tomaso, c’était justement qu’il ne se voyait plus d’évolution. Il n’avait pas cessé de croire en lui-même, mais les raisons de sa confiance s’éteignaient doucement ; et, ce matin, elles ne pesaient pas lourd.

— Je t’ai vu projeter, hier soir, (Tomaso était revenu à plus de calme) et je n’ai rien perçu d’exceptionnel. Ta production est à peine mieux structurée que celle de tes copains… Tiens, au fait, qu’as-tu fait d’eux ? Tu les as lâchés, évidemment. Quelle connerie ! Il n’y a pas de science kineïre, ni en moi, ni à l’Institut, ni ailleurs. Chercher un soutien, un apprentissage technique ou un maître est une hérésie.

La modération nouvelle du vieil homme incita Ylvain à la résistance morale – à moins que ce fût son instinct rebelle.

— Il vous a pourtant bien fallu apprendre à projeter !

— Et comment ! Ça m’a coûté vingt ans de jeunesse, vingt ans tout seul dans mon coin à inventer, tester, améliorer… J’ai appris à projeter en projetant, à composer en composant. Personne ne m’a aidé, personne ne m’a bousillé l’imagination en me bourrant le crâne ! Ma façon de faire n’a aucun rapport avec les dogmes de l’Institut ou de quiconque. J’ai crée mon art de bout en bout, avec pour seul bagage de vagues facultés psi, comme un gosse apprend à parler.

Avant même qu’il comprît que la seule façon de relever la tête était de discuter, les mécanismes dialectiques d’Ylvain s’étaient remis en branle.

— L’environnement de l’enfant détermine son langage : ses qualités orales dépendent de son ambiance culturelle, et même dans le milieu le plus favorable, il faut lui enseigner le dessin de chaque lettre, l’orthographe et la grammaire pour qu’il puisse se forger un style. L’intelligence humaine réside dans la capacité à apprendre, comprendre et extrapoler ; si chaque individu devait réinventer chaque technique, il n’y aurait pas d’humanité.

Tomaso ne s’attendait pas à se faire taper sur les doigts. Il ne voulut pas en rester là.

— Pourtant, si elle progresse, ton humanité, c’est parce que de temps en temps, elle s’offre un génie qui lui bouscule les a priori.

— Pff ! Bien sûr, il existe des gosses exceptionnels qui, dans des contextes exceptionnels, apprennent à écrire tout seuls… en forçant un peu leur sens de l’observation et leur don de mimétisme… et peut-être que vous êtes de ceux-là. (Du désarroi, l’expression d’Ylvain était passée à l’amusement.) Néanmoins, cela ne fait que situer votre enfance dans un milieu kineïque. Votre attitude méprisante envers ceux qui n’ont pas eu cette chance est inique.

Tomaso se gratta la joue gauche en hochant la tête. À défaut d’être sympathique, son interlocuteur était intelligent. Et il y avait longtemps qu’il n’avait pas transporté de stoppeur intelligent.

— Je passe par l’astroport. Ça te dit ?

Le mobile avalait la route en automatique depuis cinq heures et Tomaso dissertait depuis quatre, pratiquement sans interruption – il avait toutefois d’abord écouté l’histoire abrégée de son passager, non sans rire.

— Te trompe pas, je respecte ton rêve, avait-il précisé. Seulement c’est un peu celui d’Icare et ça me fait marrer… J’en ai bavé trop longtemps pour te prendre au sérieux. Personne ne peut rien pour toi que toi, et, sincèrement, tu es mal barré. »

Ensuite, il avait discouru sur le kineïrat et de sa situation en son sein. À vingt ans, il avait carrément renoncé à vivre pour se jeter à corps perdu dans la projection kineïque, et jamais il n’avait fait autre chose que progresser, ou essayer. Il avait connu d’interminables années noires, dont il parlait avec plus qu’un simple masochisme.

— Très vite, je n’ai plus eu le courage de renoncer. Comprends bien : je travaillais par lâcheté, pour ne pas avoir à me retrouver en face du vide de mon existence. À quarante ans, j’étais puceau, je n’avais jamais eu un copain et mon seul interlocuteur était terré dans un trou de ma folie. J’étais quasi mort et j’échouais, jour après jour, à produire la moindre keïnette… à ressembler aux épouvantails kineïres. Et puis c’est venu d’un coup, sans se faire annoncer, le jour où… Accroche-toi, toi qui voulais des tuyaux en voilà un de première : Je suis devenu kineïre à la seconde où j’en ai eu ma claque de tout amalgamer sur un seul faisceau.

Ylvain était resté un moment sans voix.

— Pardon ? avait-il fini par s’exclamer.

L’habitacle du mobile avait encore été secoué par le rire de Tomaso.

— Tu crois que tous les kineïres projettent un faisceau, un seul, et que la différence de qualité entre un bon et un mauvais artiste provient de la précision des données portées par le faisceau, hein ? Tiens, je vais te refiler un autre tuyau : si tu as l’occasion de vérifier ce qu’on t’a présenté comme possible ou impossible, fais-le. En matière de kineïrat, tu décrocheras le gros lot une fois sur deux. Sais-tu ce qu’est un faisceau ?

— Euh… oui.

— Tant mieux, parce que je serais incapable de t’en donner une bonne définition. (Tomaso s’était interrompu un instant pour observer Ylvain ou, plus exactement, l’étincelle qui s’était mise à briller dans ses yeux.) Je doute que ce que je vais te dire puisse te servir, tu sais. Bref, puisque tu sais ce qu’est un faisceau, tu connais les fréquences K. Seulement sais-tu sur quelle gamme un projectionniste émet ?

— Quasiment toute la gamme, cela dépend de ses facultés.

— En plein dans le mille ! Un kineïre, aussi fin soit-il, projette un faisceau très large qui, inévitablement, agit à l’aveuglette… Ça, mon gars, c’est du travail de boucher. La gamme K est à la fois trop large et trop étroite. Trop étroite parce que ciblée sur un centre quasiment inapte à l’analyse des signaux reçus, trop large parce que résonnant avec les fréquences externes du système nerveux. Après vingt ans de galère, j’ai fini par rétrécir cette gamme et je l’ai doublée d’un faisceau parallèle sur d’autres fréquences.

— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.

En quatre heures, Ylvain avait eu nombre d’autres occasions d’apprécier son ignorance. Chaque fois, Tomaso réagit en changeant de sujet, jamais en tentant de pallier les insuffisances de son auditeur. Il avait pris le parti d’être, une demi-journée durant, le mentor de son cadet en le noyant d’informations (qui ne lui serviraient sans doute jamais), pas de l’initier à une quelconque méthode. Bien sûr, il avait un peu la sale impression de se donner bonne conscience, mais il n’en était plus à une concession près et ses scrupules duraient rarement. En outre, plus le temps passait, plus Ylvain l’ennuyait ; l’arrivée à l’astroport le soulagea.

— Terminus, jeune homme. C’est ici que tu descends.

Hébété, son compagnon se retrouva hors du mobile, le havresac sur l’épaule, en train de lui serrer la main.

— Je te salue bien, Ylvain.

— Je… (Ylvain ne savait quoi répondre.) Je…

— C’est ça : tu, coupa sèchement le kineïres. Tu et rien d’autre, n’oublie jamais ça. Je te souhaite de créer ton keïn ou d’admettre que tu n’y parviendras jamais et de quitter le circuit des kineux le plus vite possible. D’une manière comme de l’autre, p’tit gars, tu vas gâcher les meilleures années de ta vie.

— Je…

— Tu l’as déjà dit, p’tit gars !

Il attrapa Ylvain par les épaules et le fit pivoter en direction de l’astroport.

— Je dois te paraître dégueulasse, mais t’inquiète pas, je l’assume très bien. (Il poussa le jeune homme sur quelques mètres et lui tapota l’épaule avait de se détourner.) Bon vent, mon gars, bon vent, conclut-il en s’éloignant.

Il savait que son interlocuteur regardait son dos en essayant de sortir de sa torpeur et espérait qu’il n’y parviendrait pas avant qu’il ne fût dans le mobile.

— Tomaso !

« Merde ! » pensa-t-il.

— Quoi, encore ?

— Va te faire voir !

L’artiste resta immobile, stupéfait, tandis qu’Ylvain rejoignait les bâtiments en agitant la main gauche, secoué d’un rire satisfait. Car le trait dont ce dernier jour barrait son passé le comblait réellement. Il se sentait aussi léger qu’accablé : le bilan de son premier quart de siècle était déprimant, et c’était une joie d’entamer le second qui, au moins, ne risquait pas d’être pire. Il pouvait enfin s’observer et se dire qu’il n’était pas allé au bout de sa dépression, qu’il n’en avait pas eu le courage, que jamais, finalement, il n’avait eu la force d’affronter les tréfonds du vide et l’enfermement a-sensoriel de son mal de vivre. Encore une fois, il repartait de peu sur les bases de sa velléité chronique… et toujours les mains dans les poches.

Autant qu’il se souvenait, il avait toujours eu les mains dans les poches, c’était sa façon très personnelle de ne donner aucune prise à l’environnement et de n’en avoir aucune sur lui. Ainsi, la foule des êtres, qu’il fendait d’une démarche légère, pouvait applaudir à son détachement ; ainsi, il ne fendait que des allégories. Il se pressait vers le brouillard et l’informité dans le cynisme et l’ironie, fatigué d’avoir vécu si fort tant de présents, las de la célérité du passé, saturé de lendemains où-il-fera-jour. Ylvain de dérisoire Myve avait rendez-vous avec une partie de lui-même et, comme il s’aimait bien, il s’en délectait.

Toutefois, s’il avait su, il aurait raillé.