CHAPITRE X

 

La clôture du festival avait été délibérément mal organisée. Il régnait sur la plaine la plus indescriptible des pagailles depuis près de deux heures : les gens avaient déjeuné sur place, la vente d’amplikine s’éternisait, le service d’ordre était en retard, le ciel couvert de nuages de mauvais augure (Still possédait pourtant l’un des meilleurs Contrôles Climatiques de l’Homéocratie), et Morlane et Ylvain se succédaient au micro pour raconter les pires inepties, tout en contribuant largement à la désorganisation générale. Même le très sérieux Toyosuma avait pris un tour de parole pour lancer son canular. Bref, c’était le chaos et, ce qui agaçait Mademoisel plus que tout, un chaos sympathique et bon enfant… Ambiance qui ne convenait pas du tout à son humeur massacrante.

Elle avait passé la matinée à tenter de joindre Chimë par ansible et, comme un fait exprès, l’appareil fonctionnait si mal qu’aucune liaison intelligible n’était possible. Bien entendu, les techniciens ne trouvaient pas la panne et, si l’opérateur avait enregistré son message en lui promettant de le transmettre dès que la machine serait à nouveau opérationnelle, elle avait la certitude qu’elle parviendrait à l’Institut avant lui. Pour elle, le disfonctionnement s’appelait Ylvain de Myve, et Anadar partageait cette opinion.

— Il pourrait tout aussi bien se faire appeler Ylvain de Still ! avait-il tempêté. Mais que lui trouvent-ils donc, à la fin ?

« Du génie », avait-elle failli répliquer. Mais la réflexion du vieillard l’avait tellement soufflée qu’elle était demeurée coite. À ce point-là, jugeait-elle, la sénilité n’avait plus de nom.

Quand Ylvain décida que le calme devait revenir, il se contenta de le demander, et les spectateurs s’assagirent. Mademoisel en conçut un profond écœurement.

— Ely, annonça-t-il en guise de présentation.

Puis il descendit s’installer dans le seul siège disponible du premier rang, à la gauche de Mademoisel.

Quelque part dans la foule, un petit groupe applaudit généreusement l’apparition de la toute jeune fille qui succéda au grand kineïre.

— Merci, dit-elle en agitant la main dans sa direction. Ce sont mes parents, poursuivit-elle, pour le public, qui consentit un sourire. Et quelques voisins.

Elle avait baissé la voix ; un léger rire courut.

Mademoisel avait l’impression de connaître ce visage de lutin. C’était un vague souvenir, une vague ressemblance avec un souvenir, même.

— Vous savez, poursuivait Ely, maman est plutôt sympa d’être venue… Elle peut pas encadrer le kinéïra, comme elle dit. Elle voulait que je sois danseuse. (L’adolescente esquissa deux ou trois pas de danse d’une grâce douteuse et, à la plus grande joie de l’assistance, manqua s’étaler.) Remarquez, je sais pourquoi elle est venue : c’est une dame très fière, ma maman ! Elle s’est dit qu’avec elle, j’aurais une spectatrice de plus que les autres !

Cette fois, les rires furent plus naturels et débridés. Elle les salua d’une courbette, se recula jusqu’au fond de la scène, s’élança, prit appui des deux pieds sur le rebord et se jeta, bras et jambes écartés, dans le public, en criant : « Maman ! »

Une fois la surprise passée, Mademoisel se fit la réflexion qu’Ely devait avoir une détente exceptionnelle, parce que son saut de l’ange l’emmena très loin et très haut au-dessus de… Elle prit alors conscience qu’elle assistait à une projection. En fait, elle venait à peine d’en émettre l’hypothèse quand le vol de la jeune fille s’interrompit net à dix mètres au-dessus de la plaine et que son corps prit des proportions gigantesques. Surpassant son ahurissement, l’impression de déjà-vu revint s’imposer à l’esprit de la diplômée de l’Institut, et il lui sembla tout à coup urgent de se remémorer qui pouvait bien être cette gamine.

L’image d’Ely fit un clin d’œil puis disparut.

— Eh, eh ! railla l’adolescente, sur scène. Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais… (Elle se prit le menton et plissa les yeux, comme pour sonder les visages éberlués des spectateurs.) Vous, monsieur, là-bas…

Elle désignait quelqu’un, au douzième rang, et ce quelqu’un eut assez d’aplomb pour se lever.

— Moi ? fit-il.

On l’entendit à peine.

— Oui, vous… Mais, bon sang, grandissez un peu, on ne vous voit pas !

Et l’homme, du moins sa projection, se mit à grandir.

— Ça suffit, décida-t-elle, lorsqu’il eut atteint des proportions colossales. Dites-moi, à quoi ressemblent les autres de là-haut, Goliath ?

— À des poux ! (L’interpellé, ne se démontait pas.) Des millions de poux.

« C’est pas vrai ! » s’horrifiait Mademoisel. « Elle projette un faisceau pour quatre cent seize mille types et un autre pour un seul, perdu au beau milieu de la masse ! J’ai l’air de quoi, moi, avec mon ubiquité ? » Elle jeta un regard à Ylvain ; il se délectait. « Le maître est fier de son élève. »

— Des poux, hein ? commenta Ely. Alors, des poux ils sont.

Ubiquité encore, mais sur un autre mode : chacun se sent devenir pou et voit la plaine grouiller de tous ces poux, qui grimpent à l’assaut du géant pour le recouvrir, tandis qu’il lutte de ses deux mains pour les chasser de ses vêtements.

Il y eut un éclair et tout le monde réintégra l’univers réel de la plaine, géant compris.

« Elle passe de la réalité à la projection et vice versa sans la moindre difficulté », médita Mademoisel. « Et en plus, elle improvise ! Quelle espèce de monstruosité… Ely ! » Un instant, elle cessa de respirer et de penser, un instant qui se ramassa sur lui-même pour lui permettre de rassembler ce passé un peu lointain – qu’elle croyait avoir oublié –, les rumeurs d’un passé vaguement plus proche et l’évidence d’un présent qui prenait enfin un nom et une dimension. « Elynehil Mayalahani ! » Quelque chose tout à coup lui paraissait encore plus amer que ce vénéneux festival, quelque chose d’absurde et d’intolérable : Elynehil Mayalahani.

— Salut, Made.

Ely projetait, par-dessus ou par-dessous ses autres faisceaux ; elle projetait uniquement pour sa coplanétaire, et Mademoisel savait que l’instant avait été choisi, qu’Ely n’avait attendu que la décomposition de son visage. De même elle savait qu’Ylvain percevait aussi ce faisceau ; elle sentait l’amusement qui le gagnait, à quelques centimètres de Son propre désarroi, ce qui l’informait de sa prise de conscience.

— Myve est bien représentée à Nashoo, hein, Made ? reprit Elynehil, toujours en aparté.

Oui, Myve était bien représentée, et Mademoisel eut le sentiment urgent (encore !) de devoir comprendre trop d’invraisemblances, de hasards et de révélations…

*

* *

Ely enchaîna gag sur gag pendant quarante minutes, jouant avec les spectateurs un jeu de questions-réponses plus près du show que du keïn. Elle mystifia-démystifia le public tant de fois et de façons toujours si différentes qu’il ne savait plus quand il vivait la réalité et quand il subissait une projection. D’ailleurs, le plus étourdissant – le plus effrayant, aussi – était qu’elle le maintenait simultanément dans les deux états : elle projetait sur la réalité les choses les plus farfelues sans que leur nature kineïque pût être détectée. Elle avait réinventé la magie, et elle la faisait vivre. Chacune de ses facéties était ponctuée de vivats et d’applaudissements ravis, de rires surtout, des rires qui étaient autant d’assentiments que de manifestations d’adoption : l’amie d’Ylvain devenait elle aussi l’enfant du pays ; Nashoo se réjouissait de deux prodiges.

— Bon, vous vous êtes bien amusés, maintenant ça suffit ! décida-t-elle subitement. De toute façon, vous ne pouvez plus ni bouger, ni parler, ni rien… (Chacun put vérifier qu’il était en effet paralysé.)… Je vais enfin pouvoir jouer ma keïnette. (Elle fit mine de se frotter les mains en affichant le plus espiègle des sourires.) Elle s’appelle Inceste.

Et elle projeta.

« Drôle de titre », songea Mademoisel.

« Pourquoi ce titre ? » se demanda Ylvain.

*

* *

C’est une espèce de brume éthérée, laiteuse, qui joue de ses fumerolles pour cacher qu’elle est transparente, une allégorie taquine et louvoyante qui s’inventerait un mystère pour la seule volupté de l’effeuiller. Autour d’elle, une enveloppe symphonique sphérique qui repousse ou contient la négrescence agressive de l’Univers ; en elle, les mélodies allègres d’un violon et d’un violoncelle qui courbent la sphère musicale, comme on courbe l’espace, pour en faire l’orchestre de leur(s) concerto(s). Çà et là, à l’occasion d’un bref contrepoint ou d’une phrase rieuse, un mouvement de brume, un revers de volute, une hésitation gazeuse dévoilent qui un bras, qui une cheville, l’ourlé d’une oreille, un clair de nuque, comme si le jeu d’archets soufflait des bouts de voile.

Doucement, la brume s’étire et se raréfie, s’échappant par un décrescendo de la sphère, ne laissant plus bientôt à sa place qu’un espace nu dans lequel tournoient deux corps asexués, dépourvus de pilosité, sans visage. L’un est le violon, l’autre le violoncelle ; ils exécutent un ballet au rythme de leur concerto, un ballet que l’absence de gravité surréalise. Petit à petit, leurs évolutions se désynchronisent et la déviance de leur accord modèle l’asexualité du violon d’excroissances mammaires ; son corps s’habille d’une morphologie de plus en plus féminine, jusqu’à ce qu’il s’évade du duo pour ne plus moduler que ses seules harmoniques, sans pouvoir les imposer, sans même pouvoir les faire entendre au violoncelle.

De toute sa mélodie, Violon dessine ses courbes nouvelles, mais Violoncelle continue à n’entendre qu’un chant neutre et inintelligible. Elle caresse le corps de Violoncelle des variations du sien, et Violoncelle l’ignore. Elle passe du majeur au mineur, elle essaie chaque tempo, chaque mouvement, les résonances, les dissonances ; rien n’éveille Violoncelle. Alors, elle se tait et s’enferme dans l’écho de la bulle, s’imprégnant d’un million de fréquences, les tordant, les compressant, les allongeant jusqu’à leur donner d’autres timbres, d’autres tons et se débarrasser de sa voix de violon. Et, quand enfin elle atteint l’achèvement de sa métamorphose, elle explose d’un accord de grandes orgues qui tétanise Violoncelle et balaie l’enveloppe polyphonique de la sphère.

À son tour, Violoncelle connaît la sexuation de son corps ; de ses organes apparus, naît la turgescence d’un désir masculin. D’abord hésitant et maladroit, le ballet d’apesanteur reprend sur des mesures de synthèse, pour se faire passionnel puis passion. Des bouches, des mains, des sexes, croît et mûrit l’orgasme interminable qui s’en va déchirer les sens de quatre cent seize mille voyeurs jusque dans l’intimité de leurs sous-vêtements.

*

* *

La projection s’était arrêtée sur la déflagration, qui secouait encore le public des vivats dont il couvrit Ely.

« Inceste… » se répétait Ylvain, prostré, figé. « Inceste. »

« Il faut se tirer maintenant, grand frère ! » lui projeta Ely.

*

* *

Mademoisel fut la dernière à quitter les fauteuils réservés aux notables. La plaine s’était déjà largement vidée. Elle se sentait un peu perdue et un peu triste, elle se savait irrémédiablement autre… Nashoo lui avait volé pas mal d’années et d’insouciance, Nashoo l’avait vieillie. Elle se demandait si elle devait se laisser submerger par l’amertume…