CHAPITRE IX
Mademoisel faisait comme tout le monde, elle attendait qu’Ylvain pénétrât sur scène. Mais à la différence des autres spectateurs, à part peut-être Sydhj et Anadar, elle jubilait. Si elle avait eu des doutes, l’absence de son concurrent après sa projection les aurait effacés : son keïn avait dû le briser. Même Tomaso partageait cette opinion. Ylvain n’était pas venu à la conférence parce que le talent de Mademoisel l’avait abattu. Elle en était à tel point convaincue qu’elle se demandait s’il projetterait, purement et simplement.
Pour se libérer de son excitation, elle s’ouvrit à l’ambiance environnante, et cette ambiance raviva son agitation. La plaine grésillait d’une tension sur laquelle elle ne pouvait se méprendre : l’affection que chaque spectateur portait à Ylvain souffrait de l’inquiétude qu’il ne fût pas à la hauteur. Mademoisel comprit à cet instant l’envoûtement qu’il exerçait sur le commun des mortels ; ce soir, il n’avait rien à gagner, mais il ne pouvait pas perdre. La foule pressentait la faillite, le bide, la déroute de son héros et, déjà, elle s’apprêtait à pardonner, à consoler, à revenir n’importe où, n’importe quand, pour lui donner une seconde chance ; et une troisième, s’il le fallait, et encore une autre, parce que, même s’il échouait à être le meilleur (ce que chacun le voulait être), en projetant pour ses fans, il était la projection de leurs rêves… Avant même de lui avoir donné quoi que ce fût, Ylvain appartenait au public, à jamais. C’était ce qu’il avait voulu dire à Anadar : il n’avait pas besoin de tenir compte de l’Institut.
Quand il apparut sur scène, Mademoisel pensait : « Ils savent que je suis meilleure que lui et ils s’en moquent, mais s’il tombe dans les pièges de mon keïn, ils commenceront à réfléchir. » Et elle ne voyait pas comment le rebelle qui dormait en lui pouvait éviter de se jeter dans les rets du Meurtrier qu’elle avait tissés pour lui. Cette image était un véritable implant subconscient, et elle était fière d’être allée si loin, beaucoup plus loin qu’Ennieh ne l’avait suggéré. Son adversaire n’avait plus le droit de s’attaquer à l’Institut.
Ylvain ne s’assit pas immédiatement sur le siège de projection ; il avait un rôle à jouer auprès du public, alors il s’adressa à lui.
— Bonsoir, dit-il, et le public lui répondit. Je ne reconnais pas tout le monde, mais je vous remercie d’être restés. (Le public sourit.) J’espère toutefois que les cent dix-sept de l’année dernière qui ne sont pas revenus sont en bonne santé. (Le public rit.) Trêve de plaisanterie, j’ai une mauvaise nouvelle. (Il laissa un silence, qu’il meubla d’une moue désolée.) Je vais vous demander de dépenser quelques stellars de plus. (Nouveau silence.) Pour un milligramme cinq d’amplikine… J’ai une amie qui va clôturer le festival, demain après-midi, et elle n’arrive pas encore à projeter sans amplikine.
Ce fut un brouhaha de rires et d’applaudissements, sauf au premier rang où tous se lancèrent des regards interloqués. « Qu’est-ce qu’il mijote ? » s’inquiéta Mademoisel. Regardant avec embarras ses voisins, elle tomba sur l’air mi-ravi, mi-amusé de Tomaso. « Ce vieux renard se pourlèche d’avance les babines… Et zut ! » jura-t-elle en secret. « Qu’est-ce qu’ils ont encore dans la manche ? »
— J’aime bien donner un nom aux choses et j’attache beaucoup d’importance aux mots. (Ylvain s’asseyait.) Ce keïn s’appelle Rêve de Vie.
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Une conscience, brute, essentielle ; une conscience qui perçoit le bien-être d’une humidité tiède et palpitante, l’appel d’une issue, d’un ailleurs immédiat et impératif ; pas d’images, pas de sons, pas de sensations, rien qu’une conscience qui n’éprouve ni émotion, ni intérêt, ni volonté.
Quelque chose balaie la conscience d’un chatouillement, d’une démangeaison infime qui la visite d’un bout à l’autre, d’un côté à l’autre puis retour, très vite, qui recommence… aller, retour, aller, retour. Ce n’est pas exactement une démangeaison, c’est indéfinissable. Et l’on se glisse dans cet indéfinissable, dans ses électrons, pour remonter à sa source en un murmure électrique. La source est truffée d’électrons, de neutrinos et de photons (ou d’autres choses, c’est si difficile à dire sans repères sensoriels).
Lumière ! Une salle, trois hommes dont un qui manipule la source (la source est un ordinateur), un qui parle à une tête dégoulinante de sueur et haletante, un qui se penche entre les jambes de cette tête et qui, comme par un tic, se retourne sans cesse pour observer la source. La tête et ses jambes se trouvent à chaque extrémité d’un corps de femme allongé qui… c’est évident, tout à coup, va accoucher.
Simultanément : – le père ne sait plus quoi dire et n’arrive pas à penser, il voudrait être utile mais se sent de trop, futile et idiot – l’obstétricien lit l’écran par habitude, tout est okay, tout est toujours okay, c’est la dernière de la journée et il en a marre, encore un balayage laser et puis : « au boulot ! » – le gynéco surveille la progression du travail de la femme et celle des données scanner, ça l’occupe et puis, après tout, on n’apprend jamais assez ! – la mère est étonnée de ne rien sentir, elle fait ce qu’on lui demande, mais elle n’a aucun repère, c’est la suggestion hypnotique qui l’exclut, finalement, elle aurait dû refuser l’hypnose – le fœtus (est-ce encore un fœtus ?), la conscience subit l’appel, plus fort, plus urgent…
« Oh non ! Oh non… » gémit l’univers tranquille de certitudes en agonisant quelque part dans le cerveau de Mademoisel. « Cinq plans ! Cinq plans d’ubiquité ? » Elle n’était plus unique, elle était déjà dépassée.
Et le keïn se déchaînait ! Et le névraxe de chaque spectateur explosait des sensations de cinq personnages, sur le même faisceau… Sur le même faisceau !
Toujours pas de souffrance, mais le halètement qui s’accélère en inondant (encore ?) l’intérieur de ses cuisses jusqu’à expulser d’un souffle tout l’air de ses poumons… La main qui se serre dans sa main lorsque ce corps se tend, et la bouffée de chaleur qui transpire de sa nuque jusqu’à souffler le feu de ses jambes vacillantes… Les mains dans les gants qui suivent, mécaniques rompues à suivre, l’œil et les signes de l’habitude, l’une d’elles qui saisit l’inducteur hypoderme… L’index gauche qui caresse la commande auto et le siège qui pivote tandis que la console bipe son assentiment, trois enjambées pour assister (qui ou quoi ?), tout est prêt, tout est toujours prêt… La béatitude humide qui s’étire et s’enfuit et le vide et l’aspire, une soudaine brûlure qui pousse en comprimant, exprimant, comprimant, exprimant, et la douleur violente l’espace d’un éclair…
Le faisceau cessa de porter les messages de cinq cerveaux pour jaillir du ventre de la femme. Il promena, dans une spirale ascendante, la vision objective et colorée d’une naissance libératoire avec, l’instant d’une retenue oppressante, son cri de poumons tout neufs se fondant dans les modulations quasi triomphales de deux guitares électriques.
« C’est une fille », se dit Mademoisel, en se demandant comment elle pouvait à ce point se faire prendre par la projection. « Quel fou ! » chuchota-t-elle pour elle-même, écrasée d’un talent qu’elle commençait à peine à reconnaître. « Quel fou ! »
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Contexte – une véritable démonstration technique : sur deux plans totalement distincts et parfaitement synchrones, Ylvain projeta tableaux sur tableaux, exacerbant chaque détail de chaque scène d’une esthétique vertigineuse, liant les sens et les modes élémentaires à l’ubiquité binaire et à ce que Mademoisel nomma « Egojection » ; des analyses, des idées, des émotions, des intuitions qui émanaient de lui, positionné en narrateur partial, et qu’il confrontait au sens critique des spectateurs… La manipulation absolue sous des allures de proposition… « À condition d’être, d’un point de vue logique, irréprochable », se rassura Mademoisel.
Elle avait besoin de se rassurer.
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… Un astronef plonge sur la planète 61 Cygni A (II) avec un réalisme irréel, et se pose sur l’astroport…
… La mère, cadre moyen dans une entreprise métallurgique, négocie un contrat avec un client difficile…
… Le père, dans un restaurant réputé, déjeune avec le chef des ventes du dernier holo thalien qu’il devra distribuer dans toute la capitale…
… La gamine, Neïmia, fête son sixième anniversaire dans leur pavillon près du lac. Elle est la plus calme des enfants de son âge, mais pas forcément la plus sage…
… Par holo : le Gouverneur est heureux d’annoncer que 61 Cygni A (II) vient de passer un contrat avec un holding terrien pour l’exploitation touristique des anciennes vallées minières (que ce même holding a vidé de toutes ses ressources) dans le continent sud…
… Neïmia a voulu un surchat, maintenant elle devrait s’en occuper, sinon elle n’assistera pas au keïn de Bayliba le mois prochain…
… Le père et la mère, après l’amour, discutant de la lubie de Neïmia : visiter Terpsichore. « Moi aussi, j’aimerais bien, tu sais ? » « Avec cet argent, on pourrait s’acheter un agrave ! »
Petites scènes criantes de vécu se succédant en quotidiens anecdotiques, tels moments, tels lieux, telles gens, tels événements succincts, aperçus, entrevus, léchés, le goût du commun avec, pour seule épice, le délire angulaire de la vision d’Ylvain : l’enthousiasme d’un fond musical, le manège tournoyant des sons et des mots dans l’espace volumétrique d’un dialogue, la finesse et le mariage loufoque d’odeurs aussi tangibles qu’inattendues, le jeu surprenant des contacts physiques, les mouvements trafiqués comme une chorégraphie… Tout était à la fois normal et hors norme.
« Ces gens sont petits, et ce n’est même pas leur faute ! » songeait Mademoisel « Ils vivent dans leurs limites, confortablement, sans même espérer laisser une trace de leur passage. Il leur suffit de vivre avec les données de 61 Cygni et le bonheur aisé qui somnole dans presque toute l’Homéocratie. » Ces pensées n’étaient pas exactement les siennes, elles étaient seulement proches des siennes ; l’Egojection aidait à les formuler en les mixant insidieusement, mais sans se cacher. « Toute l’astuce consiste à ne pas heurter l’ego du spectateur », supposait-elle. « Quel fou ! » Elle voyait clairement, à présent, que l’égojecteur ne pouvait ni mentir, ni tricher, ni dévier, ni être purement subjectif ; il lui fallait utiliser la subjectivité collective pour préserver sa crédibilité.
« Quel fou ! » se répéta-t-elle, consciente pourtant de l’admiration qui grignotait son mépris forcené. Ce que ce type faisait était le plus périlleux exercice qu’un kineïre pût tenter.
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L’image du monde tel qu’il pourrait être, accroché dans le vide avec sa pâle petite sœur lunaire par des fils d’attraction-gravitation-rapport des masses. L’image du monde superposée aux paillettes striées des yeux d’enfant qui l’extraient d’un livre, et d’un autre, et d’autres livres, d’autres mondes suspendus dans l’espace. Elle a douze ans, Neïmia, et les vacances le ballottent d’une plage océane à des collines boisées, de fleurs en montagnes, de forêts en déserts. L’agrave file, se pose, file à nouveau au ras des paysages familiers. À chaque halte, l’Homéocratie physique s’empare de ses rêves et elle s’invente Thalie, Mytale, Still, Velem, Chimë, d’autres arbres, d’autres neiges, d’autres animaux.
Ylvain introduisait le public dans l’imagination désordonnée de l’enfant, dessinant, transformant les planètes comme elle les recréait à partir de ses lectures et de ses espérances. La projection oscillait entre la synthèse holographique et le dessin animé, les images précises et débridées passant subitement de trois à deux dimensions, les bruits se mêlant aux bruits, s’enchaînant sans logique, valorisés, brisés, confondus de musiques abruptes ou emphatiques. Neïmia ne respectait qu’une règle, celle de l’exotisme, et le faisceau d’Ylvain portait l’exotisme au-delà des simples chimères, comme il portait les aventures féeriques et dérangeantes que la fillette s’inventait jusqu’au malaise.
Le retour à l’école, au collège, au lycée, et les cours qui déforment l’exotisme de leur rationalité, de leur science péremptoire et frustrante ; trois mois, six mois, un an. L’enfant cède au tangible castrateur et travaille d’arrache-pied ces matières technologiques que papa prise tant, que le gouverneur prise tant, que l’Homéocratie prise tant et qui l’étourdissent. Les rêves s’étiolent.
Quatre cent seize mille cerveaux regardaient périr l’enfance à bout portant, de l’intérieur, et les corps auxquels ils n’appartenaient plus tout à fait se crispaient. Mademoisel sentait ses poings se fermer sporadiquement, et elle ne savait plus si c’était elle qui les serrait ou le fantôme des rêves de Neïmia, ou encore une subtilité de l’égojection. Qu’Ylvain pût à ce point dramatiser l’éclosion de la maturité était effrayant. Il ne jouait pas un keïn, il jouait de son keïn pour jouer du public. Elle se sentait désarticulée, ou articulée, pantin. « C’est dément ! Dément ! »
La voilà qui peine à s’endormir, qui ne dort presque plus, tellement les questions l’assaillent, tellement elles se compliquent. À quoi rime l’électronique ? À quoi rime le génie thermique ? Que vais-je faire de l’architecture tropique ? Que gagnerai-je à être ingénieur urbaniste ? Pourquoi faut-il des ingénieurs urbanistes, ici ? Pourquoi le diplôme ne peut-il être reconnu homéocratiquement ? Pourquoi la fourchette des salaires d’encadrement est-elle si ridicule sur Cygni ? Et les questions tirent les rêves de leur hibernation, de vieux rêves remis à neuf, flambant neufs. Neïmia a dix-huit ans et elle ne veut pas construire des villes pour que l’excès de population d’on-ne-sait-où s’implante sur 61 Cygni A(II). Elle veut voyager, se soûler d’ailleurs et de méconnu, ou d’inconnu. En deux mois, Neïrnia se fâche avec l’université (scène cocasse), ses parents (scène insoutenable) et la norme (scènes cyniques et passionnées), elle plaque tout ce qu’elle peut plaquer et se jette dans la marginalité.
« Parce qu’elle n’a pas d’issue, elle s’enferme », anticipa Mademoisel. C’était atroce, mais atrocement cru de vérité. Ylvain bâtissait sans vergogne un morceau d’authenticité qui faisait mal aux tripes. Il usait de l’ubiquité avec parcimonie, maintenant, et beaucoup de subtilité, comme si l’intimité qu’il dévoilait méritait un fond de pudeur. Mademoisel se souvint de ce qu’elle avait décelé dans la keïnette de Transitoire : « Il maîtrise les données humaines et, en projetant, il agit dessus », formula-t-elle. « Dure leçon ! »
Marginalisation, errance, petits boulots, rencontres, politique de quatre sous, Neïmia se déchire l’existence à survivre. D’expériences ahurissantes en expériences superflues, elle se brise la mémoire et les sens, elle se brise le corps et l’esprit, elle se brise jusqu’au rêve, des rêves dont elle charge ses veines. Elle descend aussi vite qu’elle remonte, puis redescend, au hasard des garçons et des hommes dont elle se gave… Et arrive l’accident.
Un appartement démesuré pris en un grand angle qui rôde au ras du plafond, des jeux d’éclairages bleutés, de la musique en tubes, trop forte, des verres et deux synthétiseurs de cocktails, des lits, des canapés, un horrible tableau surréaliste et des figurines difformes, des gens en tenue de soirée, des gens en loques, des gens nus, et les rires aigus ou gras d’alcools surabondants. Il fait chaud, mais la terrasse, là-bas au bout du salon, souffle un rien de fraîcheur tentatrice. La soirée s’achève, à deux doigts de l’aurore, entre des vasques fleuries, derrière la baie vitrée.
Où est Neïmia ? Ah ! la voilà, assise sur la balustrade qui domine la cité. Elle rit d’une fille qui rend dîner et boissons, tripes et bile, sur les genoux d’un monsieur chauve et fardé (à elle seule, l’odeur est émétique). Elle se moque tant que quelqu’un la chahute et que, pour lui échapper, elle se dresse sur la rambarde, où elle exécute quelques dangereux entrechats qui la poussent vers la ville, si loin, si vite.
Elle tombe, la petite marionnette, elle tombe. Du bord de la terrasse, son corps s’amenuise, en taille et en brillance, jusqu’à…
En suspens au-dessus du vide, l’œil plonge derrière Neïmia, accélère, accélère à faire siffler l’air, pour rattraper la silhouette tournoyante et se fondre en elle.
Identification.
Pas une simple intrusion, pas un vulgaire regard de l’intérieur, pas même une quelconque possession de son corps et de son esprit… Le faisceau s’abattit sur le public, sur chaque spectateur, pour ne lui laisser qu’une poussière de conscience et l’identifier totalement, impitoyablement, à Neïmia qui se précipitait vers le sol.
« Il faut que j’arrête d’avoir peur. Je suis ivre, je ne devrais pas avoir peur. » Elle n’a pas compris tout de suite, et puis elle s’est mise à gesticuler, à se débattre contre la morsure de l’air ; très froid, l’air. Elle n’a pas crié, elle ne criera pas, c’est stupide de crier. « J’ai peur, nom de Dieu, j’ai peur ! » Le balcon n’est même plus visible, d’autres balustrades défilent en tournoyant. « La peur tue l’esprit… C’est ça : la peur tue l’esprit… Qu’est-ce que c’est, la suite, merde ? » Le mur est loin, mais les terrasses passent tout près.
« Dans quoi j’ai lu ça ? La peur est la petite mort qui… qui quoi ? Oh merde, Herbert, aide-moi ! Je ne veux pas souffrir… Qui conduit à l’oblitération totale ! C’est ça ! J’affronterai ma peur… Combien d’étages ? » En bas, par moments (toutes les secondes ? moins ?), des crânes d’arbres, bien feuillus, qui guettent l’instant de se faire branches cassantes, prêtes à se mélanger à la chair et aux os, dans un dernier magma. « Je… je la laisserai passer sur moi, au travers de moi… J’ai même jamais mis les pieds à l’astroport ! Quelle conne ! C’est long… » À chaque rotation, elle s’efforce de rester sur le ventre, de ralentir l’air ou sa chute en mettant bras et jambes en croix. « Et lorsqu’elle sera passée, je regarderai en moi, sur son passage et… Je vais crever sans avoir croqué un seul morceau de ma faim… Et ça, c’est qui ? Arrête de délirer, termine la litanie, termine-la ! » On ne voit pas toute sa vie se barrer en une seconde, il n’y a pas de mémoire de la vie dans une mort irrémédiable qui arrive si vite, même au ralenti. « Là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. Merci. » Elle est en chute libre, cette fois, dans la position recommandée. Quel point de vue ! « Si ça continue, je vais mourir étouffée ! » Elle suffoque, vraiment, et ses yeux s’étirent à troubler toute vision. « Tiens ? Un agrave… Eh ! mais il me fonce dessus, ce con ! Attention !… »
Le choc ! Pleine gueule, pleine poitrine, plein bide… Le nez qui éclate et essaie de rentrer ses éclats de cartilage dans le cerveau, la mâchoire enfoncée, les seins attendris comme une pièce de viande et les côtes qui explosent en s’insinuant dans les poumons, dans le foie… Douleur ! Douleur ! Mais aucun droit à l’inconscience ; l’esprit refuse de se rendre, il lui reste trop à vivre et si peu de temps.
Rebond, rechoc sur le cul de l’appareil qui pique du nez, craquement du dos qui repousse les côtes à l’intérieur du ventre… Et les arbres stupides qui arrachent les vêtements pour mieux pouvoir racler la peau, comme un épluche-légumes.
Néant.
Mademoisel sentit qu’on l’extirpait de l’identification pour lui rendre la subjectivité d’une optique ordinaire. Il lui semblait même qu’il s’agissait d’un souvenir, un hologramme figé : il y avait comme un corps sur le pavé, broyé, gibbeux, monstrueux, quelque chose de vaguement humain, déchiqueté, sanguinolent, un reste de charogne ; d’une bosse, fendue en de curieuses lèvres, jaillissait une omoplate et un… un steak rouge violacé qui tressautait péniblement, comme « surpris » par la brûlure du grill. Jamais elle ne pourrait avoir la certitude qu’elle ne hurla pas.
« Comment peut-on aller aussi loin ? » s’insurgea-t-elle « Qui est-il pour… Quel salaud ! » Elle se rendit alors compte qu’elle attachait plus d’importance au drame du keïn qu’au mode impensable dont Ylvain avait usé pour le rendre. Que savait-il faire d’autre, encore ? Combien sortirait-il de lapin de son chapeau avant la fin du spectacle ? Il ne s’agissait plus de supériorité technique : le kineïrat, dans les faisceaux d’Ylvain, était une révolution inimaginable. Elle eut envie de rire, bien pire que nerveusement ; la démence s’installait en elle.
Elle a vingt-six ans, maintenant, et le monsieur qui le lui a permis – elle n’exclut ni les bioniciens, ni les cryochirurgiens de sa survivance, mais elle se souvient de ce que l’amie du monsieur a raconté : comment il a risqué leurs propres vies pour intercepter la marionnette au faîte des arbres, en tentant d’amortir sa chute avec l’agrave – le monsieur lui a fourni un logement et du travail. Le comble, c’est qu’il est à la tête dû plus gros cabinet d’architecture urbaine de la planète et qu’il sous-traite la réalisation d’un complexe touristique pour un trust terrien. Neïmia a commencé par saisir les données techniques pour la conception, puis on lui a confié le management des saisies mais, même sans avoir achevé ses études, elle maîtrise le sujet et elle a de l’imagination. Pier Len (le monsieur) vient donc de la muter au département Créations.
Elle grimpe vite, Neïmia, et elle s’est prise au jeu. À trente et un ans, elle tient l’un des six postes clés de l’entreprise. Elle gagne beaucoup, seulement le Rêve ne la quitte plus et elle ne prend jamais de vacances, pour cumuler un jour, bientôt, et partir. Elle vit toujours dans son petit studio, elle ne se déplace qu’en sub, ou à la rigueur dans les cylindres urbains, et elle ne sort jamais. Ses collaborateurs la craignent suffisamment pour ne pas en rire, mais ils la surnomment l’Ascète.
Seulement, un soir, l’Ascète refile toutes ses responsabilités à son adjoint et elle s’en va, le cœur battant à tout rompre (c’est son cœur d’origine, juste un peu aidé), à l’astroport.
« Bon sang, qu’elle a changé ! » pensait Mademoisel, définitivement envoûtée par le personnage. Même au travers de ces courts flashes de quotidien, très plats, très austères, elle était suspendue aux pérégrinations de Neïmia. Toutefois, elle conservait assez de distanciation critique pour ne pas assimiler cette sympathie à l’égojection.
Elle a choisi Dryades, le monde-forêt, parce que, s’il est bien plus éloigné que Thalie, Terre ou Terpsichore, le voyage revient pourtant huit fois moins cher : l’Homéocratie pousse à l’expansion et protège ses origines. Parce que, aussi, Dryades n’est pas terraformée, parce qu’elle n’a qu’une étoile, qu’on ne cherche pas encore à l’exploiter, qu’elle est sous-peuplée et, surtout, qu’elle n’a pas de structure touristique.
Neïmia loue un vangrave et s’envole.
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Le keïn explosa d’une orgie sensuelle, effaçant, désagrégeant, désintégrant des siècles de balbutiement kineïque, de préjugés techniques et de frustrations créatrices. La vue embrassait l’espace volumétrique dans sa totalité, comme s’il était possible de voir dans toutes les directions à la fois, s’enivrant, de l’infrarouge à l’ultraviolet, d’une polychromie de nuances infinies. L’ouïe se délectait du même volume sphérique, mais sur un double faisceau polyphonique ; d’une part, l’audition, exacerbée mais réelle, des bruits de Dryades ; d’autre part, l’enchantement d’un univers musical complet. L’odorat et le goût, minutieusement entrelacés, pétillaient d’un million d’odeurs-saveurs qu’aucune distance ne semblait altérer mais que le cerveau localisait avec précision. Le toucher était le moins usité des sens, mais chaque fois que Neïmia était en contact avec un élément de Dryades, il prenait des dimensions d’une sensualité affolante.
Ylvain jonglait avec les modes ; le spectateur était dans le même instant Neïmia, lui-même en Neïmia, l’observateur, le narrateur, le rêve, tout ce qu’il lui était possible d’être : il paraissait ne pas y avoir de limites au faisceau de faisceaux qui l’inondait. Mademoisel, comme les autres, était émerveillée, littéralement. Oh ! elle en avait subi des keïns qui dépeignaient tel ou tel monde ! Elle avait été gavée d’exotismes projetés ! La plupart des kineïres en fabriquaient à profusion : parce que c’était facile, parce qu’il suffisait de focaliser l’attention du public sur un aspect extraordinaire ou un autre, et qu’en un ou deux effets bien tapageurs, l’assistance était conquise. Mais comment-qualifier ce que faisait Ylvain ? Comment donner un nom à la magie pure ?
Subitement, elle se demanda combien d’heures de travail avaient exigées ces quelques minutes de projection, ces quelques minutes qui représentaient trois mois de visite, d’exploration, de découverte et qui les retraçaient mieux qu’elles ne pouvaient être vécues. À son échelle, abstraction faite de ces modes auxquels elle ne comprenait rien, c’était astronomique.
Retour sur 61 Cygni A (II) ; le keïn se ralentit.
Neïmia a goûté à son rêve. Elle est à peine rentrée qu’elle est en manque, et il lui faudra cinq ans de salaire, d’un des salaires les plus élevés de Cygni, pour retourner à l’astroport.
Chez elle, un matin de blues, Neïmia déprime.
Dans son bureau, à peine arrivée, elle déprime.
Dans le sub, pendant une réunion, chez elle encore, au bureau toujours, elle s’enfonce dans une dépression logarithmique.
Un soir, elle tripatouille le terminal, comme ça, au hasard, et le budget s’affiche, celui de son département. Elle est en avance sur ses commandes et elle a trente pour cent de marge sur les prévisions. C’est elle qui gère le budget, qui s’occupe du bilan, des commandes, des coûts, du chiffre d’affaires et des détails. Elle gère tout parce qu’au-dessus d’elle, il n’y a que Pier Len, qui se contrefout des détails puisque tout fonctionne toujours mieux que prévu.
L’idée de détourner des fonds lui traverse l’esprit et l’amuse. Mais non ! C’est dangereux, malhonnête et ingrat, et ça ne mène à rien.
« Fais-le, merde ! » hurla Mademoisel dans sa tête, comme quatre cent seize mille autres personnes. « Fais-le ! À quoi te servent tes préjugés, hein ? Petite gourde ! » Alors, elle s’aperçut qu’elle était dans un faisceau d’identification et que ses propres pensées servaient de conscience à Neïmia. Ylvain venait de la jouer, de les jouer, avec un nouveau tour de passe-passe kineïque : la Participation Subjective, l’intervention du spectateur sur la projection… Une sorte de retour de faisceau et son écho. « Non ! C’est impossible ! » se rebella Mademoisel « Non et non ! Je refuse d’avaler ça ! »
Neïmia écoute sa conscience.
« Et comment aurait-il fait si deux ou trois mille d’entre nous avaient réagi différemment ? » s’insurgea Mademoisel, sans conviction, le temps de comprendre qu’elle pensait de travers. « Il nous tient, zut ! Il nous tient comme ce n’est pas permis ! Et maintenant, quoi qu’il arrive, nous sommes tous responsables… Il nous a impliqués. »
Neïmia triche avec les dépenses, avec les facturations, avec les délais et le bilan ; elle triche avec l’ordinateur et l’ordinateur n’y voit que du feu. Au début, elle a voulu détourner juste de quoi gagner deux ans (une paille !), puis elle s’est dit qu’elle pouvait aussi facilement gagner en distance (quelques parsecs de plus, pour atteindre Chimë, par exemple). Finalement, sa confiance grandissant, les risques pesés et négligés, elle a décidé de mettre un terme définitif à ses frustrations. Elle a les moyens de mettre ses rêves hors de portée des exigences pécuniaires, elle va en user jusqu’à la corde, prendre tout ce qu’elle peut prendre pour s’installer à demeure dans ces voyages dont elle ne peut se passer.
Les montagnes de Velem à dos de camélidés… Changement d’identité, changement d’apparence, placements… Mytale et ses fleuves interminables, ses gros chats étranges, ses mutants à peine humains… Nouvelle identité, nouveaux placements, premiers amis… Chimë, l’Institut et les maes, projections quasi privées… Terre, en sub, en agrave, en voilier, sa disparité, ses richesses, sa culture, les origines… Terpsichore, douane et pots-de-vin, organisation et corruption, l’océan d’huile… Fuite, fuite, fuite !
Elle est recherchée. Elle l’a toujours été, mais maintenant, elle le sait. Une de ses identités est grillée et les deux tiers de sa fortune inaccessible… Qu’importe ? Elle s’est échappée et elle est indemne.
Dazel, Phi, Orphée, trois mondes très proches, très différents, très jeunes. Neïmia crée des entreprises, se fait chapeauter par des holdings terriens ou thaliens, détourne des sommes phénoménales et retourne sur Mytale préparer son dernier mais interminable voyage : le tour des frontières homéocrates et des planètes en cours d’exploration. Seulement avant, elle veut voir Thalie, Alpha Centauri B (III), capitale de l’univers humain : le rêve dans le rêve.
« Le rêve de trop », songea Mademoisel, évoquant l’unique formalité douanière du siège homéocrate : le Détecteur, l’ordinateur central de bien plus qu’un monde, la presque intelligence artificielle dépositaire de tant de données que rien ne lui échappait – ou presque rien, la différence n’était pas humainement perceptible. Le Détecteur reconnaîtrait Neïmia… et Mademoisel trouvait cela injuste… mais elle n’était plus très sûre de rien et surtout pas de ses émotions. « Ma petite Made… », se morigéna-t-elle, « essaie de te souvenir que toute singulièrement vivante qu’elle fasse, tu nages en pleine fiction ! »
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Thalie ne possède pas de spatioport ou, plus exactement, le seul spatioport que possède Thalie est son plus gros satellite. De là on doit emprunter des navettes pour se rendre sur la planète. Neïmia a beau le savoir, elle est déçue.
« Suivez le guide ! » plaisante-t-elle, au milieu d’un millier d’autres passagers que de petites boules, se déplaçant à trois mètres du sol, orientent vers le contrôle d’immigration. Ces petits guides fonctionnent admirablement et, de croisement en croisement, de bande roulante en station de sub, Neïmia se retrouve à la queue d’un groupe de vingt personnes.
Première étape : le couloir abiotique… Désagréable. Elle a toujours ressenti l’abiose comme un désagrément, mais ici, c’est pire qu’ailleurs.
— Zut ! s’exclama-t-elle à voix haute. Une planète d’hypocondriaques !
— Rhabillez-vous, répond le vocoder. Vous devriez faire réviser votre prothèse pancréatique, nous avons décelé une légère insuffisance trypsinogène.
— Charmant ! commente-t-elle.
— Peut-être devriez-vous aussi faire assister votre œil organique, il n’est plus en phase avec le bionique. Il pourrait en découler des troubles visuels qui…
Neïmia achève d’enfiler ses vêtements plus vite qu’elle ne l’a jamais fait pour se ruer hors du couloir abiotique. Elle est déjà persuadée que Thalie lui promet de cruelles désillusions, et le hall qui jouxte le couloir s’empresse de confirmer cette impression. C’est une pièce très grande, très haute et peu profonde. S’étendant d’un bout à l’autre de cette salle, face à elle, sont alignées vingt cages de verre – ou plutôt, vingt cabines transparentes. Elles laissent entrevoir, de l’autre côté, un nouveau hall, au moins cent fois plus vaste, et ce qui semble être les navettes destinées à rallier Thalie. Comme il n’existe manifestement pas d’autre issue que les cages, Neïmia pénètre dans celle qui lui fait face. La porte se verrouille derrière elle.
— Je suis le Détecteur, annonce une voix.
— Enchantée, ironise-t-elle.
— Voulez-vous penser votre identité, s’il vous plaît.
« Un ordinateur télépathe ! » pense-t-elle.
— Votre identité, s’il vous plaît.
« Galliê Peil Daugh », réussit-elle à formuler sans une trace d’hésitation.
— Je vais vous demander quelques secondes de patience.
Galliê en profite pour observer l’agravogare : il est vraiment immense ! Trois de ses côtés sont uniquement composés de cabines. Elle se dit que, sauf si d’autres formalités l’attendent sur Thalie, le système du Détecteur est le plus souple contrôle douanier de l’Homéocratie. Elle n’a aucune crainte : elle est Galliê, et Galliê est en règle.
— Je suis désolé, Neïmia Corderie, laisse tout à coup tomber le Détecteur. Vous faites l’objet de recherches et d’un mandat d’arrêt… Je dois vous faire déférer à la cour compétente.
Une cassure nette et le vide, avec le noir du vide et le froid du vide, et le néant et cette écœurante sensation de chute infinie, et la vacuité parfaite de l’absence de tout.
*
* *
« Là, ils ont dû tomber de haut ! » estima Mademoisel. Ylvain avait failli la bluffer, elle qui savait ! « Comment va-t-il conclure ? Qu’a-t-il gardé en réserve ? » Elle était certaine qu’il avait concocté un final à la mesure de ses incroyables facultés, qu’il allait encore les écraser d’une manipulation kineïque délirante. Il ne pouvait en être autrement : il devait laisser une empreinte indélébile de son talent (Que ce mot lui paraissait suranné !).
Une voix dans le vide… la voix de Neïmia… Ou du moins, l’aboutissement de la voix de Neïmia, sans inflexion, sans timbre, opaque et déshumanisée ; ni l’ombre, ni le souvenir, quelque chose d’abominablement autre :
— Où est la justice, hein ?
Pas d’écho, pas de réverbération, juste un soupir de silence.
— J’étais mes rêves et mes rêves voulaient… voulaient vivre. Où est la morale, hein ? J’aurais dû faire quoi ?
Rien ne souligne les interrogations ; on sait que c’en sont, c’est tout.
— On m’a dit que les rêves étaient faits pour être des rêves. Mes parents l’ont dit, le gouverneur l’a dit, Pier Len l’a dit, l’ordinateur central et les juges l’ont dit… Le charme des rêves tient de leur nature de rêve : irréalisables, hors contexte, chimériques. Il faut les rêver, sans passion, comme une bénédiction de l’esprit, comme un soulagement… Le rêve est la nature de l’homme, il ne faut pas détruire l’essence de l’humanité… Foutaises !
Une tension dans le vide, une onde d’impact.
— À quoi rêvent ceux qui ont les moyens de réaliser mes rêves ? Si pour eux ce ne sont pas des rêves, cela signifie-t-il qu’il existe plusieurs essences d’humanité ?
Une pause encore, pour nettoyer les ondes d’amertume.
— J’ai fait le tour de ce qui m’était offert… Il n’y avait rien pour moi. Nous sommes presque tous dans ce cas. Pourtant, les criminels sont rares, n’est-ce pas ? Au moins aurai-je la satisfaction d’avoir vécu une partie de mes rêves sans empiéter sur la vie de ce presque nous.
La voix décline :
— Je n’existais pas.
À peine un souffle :
— Je n’existais pas.
Silence : le keïn se tait.
*
* *
Le keïn se tut. Silence. Le temps d’émerger, rien que quelques secondes pour appréhender la réalité revenue, et le public se dressa sur ses jambes, comme une seule entité, pour frapper dans ses mains, frapper, frapper, frapper, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Et dans son fauteuil, au bout du tonnerre d’hommages, l’homme hébété sentait le grondement instiller dans ses nerfs l’énergie sauvage, animale de l’euphorie.
— Ylvain ! Ylvain ! Ylvain ! scanda le tonnerre.
Et l’homme se leva, les paupières closes, le visage apaisé.
Mademoisel était debout, serrant les poings pour ne pas applaudir, pinçant les lèvres à s’en mordre les joues pour ne pas hurler, raide. Elle pressentait que sa fidélité à l’Institut dépendait de sa résistance à la folie collective, de son refus de fanatisation. Pour elle, l’orage passa, et elle observa les visages alentour : Toyosuma, en transe, criant à s’égosiller ; Sydhj, Anadar et Tomaso encore assis… Sydhj, noir de haine et de jalousie ; Anadar, tassé, recroquevillé, accablé ; Tomaso, très digne, très droit…, l’air extatique.
Ylvain ouvrit les yeux.
— Ylvain ! Neïmia ! Ylvain ! Neïmia !
Le kineïre promena son regard sur le premier rang ; quand il croisa le sien, Mademoisel eut envie de lui crier : « Il n’a pas de final, ton keïn, tu m’as volée ! » C’était ridicule, et le regard passa pour se poser sur Tomaso.
— Neïmia ! Neïmia !
« Que se passe-t-il ? » se demanda Mademoisel. « Il est effrayé ! Bon sang ! Il craque ! » Curieusement, elle n’en ressentit aucune satisfaction… Ylvain était en train de s’effondrer, et elle n’éprouvait que compassion !
— Neïmia ! Neïmia !
« Fais-les taire ! » voulut-elle lui dire. Pourquoi braillaient-ils ce nom atroce ?
Il vacillait, une main cherchant l’appui du fauteuil (c’était horrible), basculant dans cette espèce de folie qui guette l’esprit créateur. Ses yeux tournaient de gauche et de droite, apeurés, quêtant un soutien impossible. Ils se posèrent encore sur elle, et elle les retint en leur offrant ses mains, très hautes, s’ouvrant très large puis se refermant, l’une sur l’autre ; des applaudissements que personne, jamais, n’avait autant mérités. Il aperçut cet hommage qu’elle payait si cher en humiliation et, un instant, il recouvra sa lucidité ; lorsque de nouveau, sa raison s’échappa, Mademoisel n’essaya pas de la retenir. Elle ne pouvait rien pour lui.
Elle sentit alors un faisceau d’une incroyable puissance fendre le public en ligne droite, la frôler pour percuter Ylvain de plein fouet. Elle n’eut pas même le temps de se demander de quoi il s’agissait, car le jeune homme y réagit instantanément. Il toisa la foule (ou le cri de la foule) et fixa à nouveau Tomaso. Il passa quelque chose entre eux, comme une étincelle mais ce fut trop bref pour que Mademoisel se fît une idée. Ylvain projeta, avec tellement de violence que tous en furent assis.
C’était un morceau du keïn de Tomaso (voilà ce que leurs yeux échangeaient), un cliché tiré de son dernier sketch : Planète-prison. Il en projeta un autre, puis un autre, une centaine en tout, comme une rafale d’holographies visionnées à la sauvette, comme s’il cherchait quelque chose dans une holothèque. Puis brusquement, le défilement s’arrêta sur une de ces images empruntées à la mémoire de Tomaso.
Manifestement, l’observateur (Tomaso ?) était debout sur un mur qui ceignait une cour immense, sale, humide, jonchée de détritus et d’excréments, jonchée d’humains aussi. Il y avait peut-être là trois ou quatre mille prisonniers dans un état de misère et d’avachissement intolérable. Cette vision n’était ni pire, ni meilleure que le reste de la keïnette ; c’était un moment parmi tant d’autres qui avaient impressionné Tomaso et qu’il s’était décidé à projeter. Mais Ylvain avait pétrifié cette scène et, impitoyablement, il l’agrandissait, comme s’il usait d’un zoom, mettant en évidence la déchéance des êtres ainsi traités.
D’abord, l’image s’agrandit tellement qu’il devint impossible de discerner l’ensemble de la cour ; puis le gros plan se concentra, s’affina pour fouiller groupe par groupe les malheureux qui gisaient dans la crasse. Ylvain cherchait quelque chose, mètre après mètre. Enfin, le champ s’immobilisa pour s’étrécir encore, jusqu’à ne plus cadrer que trois têtes, se touchant presque, appuyées contre un mur suintant d’on ne savait quel infâme liquide. L’objectif se déplaça une dernière fois, légèrement, afin de continuer son ouvrage de grossissement en se focalisant sur le visage déformé, méconnaissable, de celle dont ils avaient scandé le nom.
— Neïmia, souffla le public.
Et ce fut à peine si Mademoisel entendit ces quatre cent seize mille chuchotements tellement ils furent ténus.
Ylvain était encore debout.
— Merci, dit-il doucement.
Puis il quitta la scène.
« J’ai eu mon final », conclut Mademoisel.
*
* *
Elle ne s’attendait pas à trouver Ylvain dans l’arrière-scène, et il ne s’y trouvait pas. D’ailleurs, elle était moins que certaine de souhaiter le rencontrer, c’était Tomaso qu’elle voulait voir. Et il était là, avec Jed Morlane ; ils devisaient, mais l’un comme l’autre semblaient l’attendre. De la part de Tomaso, ce n’était guère surprenant. Par contre que pouvait lui vouloir Morlane ?
— Que pensez-vous de ce keïn ? attaqua aussitôt Tomaso, une pointe de sadisme dans la voix.
— Je vous le dirai quand je le saurai.
— Bigre ! Le petit génie de l’Institut aurait-il été impressionné ?
— Cessez cet assaut de stupidités, voulez-vous ? Ylvain est génial et nous sommes tous de minables petits débutants, c’est entendu… Que pensez-vous de son malaise ?
Tomaso pouffa.
— Un petit coup de vertige… Il s’est vu, tout là haut, au-dessus de tout le monde, et il a eu envie de sauter, c’est tout.
— Qui l’en a empêché ?
— Pardon ?
— Ne me dites pas que vous n’avez pas perçu le faisceau. Il est passé entre nous, et il était suffisamment large pour…
— Je l’ai perçu.
— Qui était-ce ?
Le vieil homme secoua la tête.
— Je n’en ai pas la moindre idée, mentit-il (Il était certain de savoir.) Jed ?
— Je n’ai rien senti.
Mademoisel n’insista pas. Elle s’assit, pour réfléchir pendant que Morlane et Tomaso poursuivaient la discussion qu’elle avait interrompue. Ils parlaient du reste de tout sauf de kineïrat. Un détail la tracassait. L’intervention du projectionniste anonyme avait été prévue : il avait bien fallu que celui-ci sût qu’Ylvain était ampliké pour intervenir, ce qui supposait qu’Ylvain connaissait à l’avance la possibilité de cette intervention pour s’être ampliké. Donc, quelqu’un veillait sur lui, et ce quelqu’un était un kineïre de première grandeur. Cela signifiait-il qu’Ylvain n’était qu’un disciple, et son keïn le fruit de l’enseignement reçu ; ou le jeune homme avait-il déjà un disciple ? Cette amie qui allait projeter le lendemain, par exemple. Comment l’Institut accueillerait-il la nouvelle d’une élève d’Ylvain projetant aussi puissamment que lui ? Et si elle était son élève, elle était certainement déjà plus compétente que tous les diplômés de l’Institut !
À un moment, Morlane demanda à Tomaso si Neïmia faisait réellement partie de sa keïnette et si elle était effectivement internée dans une planète-prison. Son interlocuteur écarta le sujet d’un revers de la main. Mademoisel le relança :
— Quelle importance, Tomaso ? Vous pouvez bien répondre.
— Cela n’a justement pas d’importance. Ce qui compte, c’est qu’Ylvain ait lié Planète-prison et Rêve de Vie. Il a donné un martyr à l’inhumanité du système pénitencier et une image de marque à la justice sociale de l’Homéocratie… Ça va ruer dans les brancards ! Sur ce, bonsoir.
Il s’éclipsa.
— Quel drôle de bonhomme, commenta Jed.
— Peut-être, peut-être, rêvassa Mademoisel. (Elle se souvint que, comme Tomaso, Morlane l’avait attendue.) Vous aviez quelque chose à me dire, Jed ?
— Oh ! non, non ! Je voulais juste voir votre tête…