CHAPITRE VIII

 

La torpeur n’avait pas quitté Ylvain, et lui n’avait quitté l’appartement que pour assister à la projection de Mademoisel. Il était resté enfermé trente-six heures avec son apathie, à la secouer en tous sens sans déceler en elle autre chose que le vide et la lassitude. Il avait même essayé de lui donner un nom, le trac, mais il n’y croyait pas.

Il était assis au centre du premier rang, entre Tomaso et Jed, face au siège de projection, et il songeait à Ely, qui se trouvait quelque part derrière lui – certainement avec les Bohèmes – anonyme dans la masse du public. Elle retardait encore l’instant des retrouvailles avec Mademoisel, convaincue que celle-ci se jetterait sur le premier ansible venu pour prévenir l’Institut de sa présence sur Still. Ylvain ne parvenait pas à se persuader que cela pût présenter un quelconque inconvénient et encore moins un danger… mais il avait plutôt confiance en le jugement d’Ely.

« – Tu as été surprotégé toute ta vie, lui avait-elle déclaré. Tu abhorres la violence et tu ne l’as jamais approchée ni de près, ni de loin. J’ai tué un kineïre, Ylvain, et même si je ne pense pas que quelqu’un puisse faire le rapprochement, je me méfie. Franchement, je crois que ce seul potentiel que l’Institut à perdu lorsque je me suis tirée, pourrait suffire à nous amener des ennuis… Et ce qui nous attend, le jour où Chimë va se réveiller le nez dans la merde, c’est un bon bout de violence. »

« – Mais quelle violence ? Il s’agit d’Art et de Pouvoir, au pire d’une lutte d’influence… »

« – Procès, police, condamnation, interdiction ! Ce ne sont pas des abstractions, Ylvain. Tu as parlé de bureaucratie judiciaire, crois-tu que ce ne soit que des mots ? L’application de cette forme de justice est une violence. Laisse-moi m’occuper de ça. »

Ylvain voulait bien admettre qu’Ely, toute jeune qu’elle fût, avait une sérieuse expérience de la violence et de ses agents catalyseurs (même si cette expérience l’horrifiait), aussi s’était-il tu. Mais il n’y croyait pas vraiment.

*

* *

Mademoisel venait de s’installer sur scène et Ylvain la trouvait magnifique. Avant le festival, quand elle n’était qu’un nom, il la considérait comme l’instrument de l’ennemi ; maintenant qu’il ne voyait plus en l’Institut qu’une gêne, il la regardait comme une femme très belle. Et même si Ely avait raison, Mademoisel était un fantasme.

Comme elle le fixait, il lui adressa un sourire glacial, en se demandant pourquoi ; pourquoi son inconscient agissait de la sorte, pourquoi il était en conflit avec lui… et où était passé son sens de l’humour ?

La kineïre étendit les mains devant elle et les premières rangées se turent, communiquant leur silence aux rangées centrales, puis aux plus éloignées, comme si une bourrasque passait sur la plaine, glaçant toutes les voix.

La kineïre étendit les mains devant elle, et Ylvain conclut : « Je suis schizophrène ».

*

* *

Cela commença par un murmure, une rumeur qui s’amplifia jusqu’à déchaîner le vacarme de moteurs titanesques, ceux d’un astronef baroque et démesuré. L’astronef obscurcissait le ciel, juste au-dessus des têtes… « Elle projette », se dit Ylvain. Il avait besoin de se le dire pour imposer la projection à sa conscience, car il n’arrivait pas à s’extraire de ses préoccupations.

Tout à coup, il fut quelqu’un dans le vaisseau, qui quitta l’atmosphère puis l’orbite d’une planète bleue. Il regardait l’écran, puis un homme, puis de nouveau l’écran : une lumière compacte, froide, s’échappa du bâtiment pour frapper la planète bleue : explosion !

Une fois sur l’écran ; une fois dans l’hologramme stellaire ; dix fois, vingt fois de l’intérieur d’un homme ou d’une femme qui se sait mourir avec tous ses semblables ; dix fois, vingt fois une seconde d’horreur figée, incrédule, terminale : l’agonie fulgurante de milliards d’humains, de milliards de vies, dans un cri de toutes les terminaisons nerveuses… Le Crime Absolu, là, sur les traits rongés, torturés, de l’homme de l’astronef.

« Salaud ! Salaud ! Salaud ! » hurlèrent les pensées de quatre cent seize mille spectateurs : Ely, Tomaso, Jed, Lagedt, Ylvain, tous ressentirent de la haine pour ce visage ravagé, malade. Et ce visage remua les lèvres :

— Pardon, souffla-t-il.

Ce mot était une imploration, une prière atroce au fond des yeux délavés, maudits, à jamais hantés de l’assassin d’un monde… Une supplication d’une détresse infinie qui appelait la pitié infinie d’une pitié que nul ne pouvait accorder.

« Ces émotions sont projetées », pensa Ylvain. « Projetées ! Et je ressens parallèlement mes propres sentiments… Ubiquité ! Elle fait coexister le mode émotif et l’auto-conscience sur le même faisceau ! » Il se détendit totalement. « Voilà pourquoi l’Institut l’envoie », spécula-t-il. « Trop tard, Ennieh, trop tard ! » Il eut envie de hurler sa joie. Maintenant, il savait ce qu’il était et ce qu’il devait faire. Oui, son intuition était sensée : l’Institut n’était rien, il se suicidait. Mademoisel était sa mort. Qu’il lui laisse les rênes ou qu’il les lui refuse, elle le transformerait, profondément, irréversiblement, parce qu’elle était une créatrice et qu’elle savait se servir du pouvoir. Parce qu’elle avait trop d’avance sur lui et qu’Ylvain de Myve était hors d’atteinte. Il se laissa reprendre par le keïn, en spectateur innocent.

Après avoir déformé les traits du Meurtrier dans un rajeunissement parfait, le ramenant à un physique adolescent, Mademoisel projeta une scène musclée entre lui et l’un de ses précepteurs. Ylvain savait qu’elle était tirée des archives de l’Institut ; le garçon n’était pas exactement lui, mais l’intention était flagrante. Le futur Assassin étudiait la sémantique et refusait l’éthique décadente de ses maîtres. De fil en aiguille, il dériva ensuite vers la manipulation politique, et son génie le conduisit jusqu’aux plus hautes sphères gouvernementales d’une fédération de mondes.

Émaillé de tableaux d’une qualité exceptionnelle sur la psychologie humaine et le comportement social, le keïn avançait inéluctablement, de visions dantesques en effets accrocheurs, mais toujours modestes, vers l’affrontement ultime qu’à aucun moment le Meurtrier ne pressentit. Il suivait sa destinée, de toutes ses forces, avec la volonté démente d’offrir son idée du bonheur à l’humanité. Mais celle-ci résistait, et il dut la lui imposer. La résistance s’accrut, s’organisa et enleva une planète, menaçant de retourner l’ensemble de la fédération. Le héros devint dictateur, tyran puis, tout naturellement, assassin d’un monde.

Les spectateurs éprouvèrent, tour à tour, toute une gamme de sentiments à l’égard du personnage : il était exceptionnel, il avait un destin exceptionnel, mais avant tout, il était pathétique. De façon permanente, Ylvain retrouvait là l’idée que quelqu’un pouvait se faire de lui, adulte, à partir des seules données de son adolescence à l’Institut. Il apprécia d’ailleurs à sa juste valeur le travail analytique et prospectif auquel s’était livrée Mademoisel. Simplement, le temps et les événements avait rendu ce travail caduc avant même qu’il fût accompli. La kinéïre frappait dans le vide.

Le keïn s’acheva sur une reprise de l’Explosion, ou plus exactement sur la démonstration du talent de sa créatrice au travers d’une redondance.

De nouveau, cela commença par le murmure des moteurs de l’astronef, mais cette fois superposé aux cris et aux rires d’enfants dans une cour d’école. De nouveau, la rumeur des générateurs s’amplifia, mais simultanément à celle d’une artère commerçante au cœur d’une cité. Et quand le vaisseau obscurcit le ciel, il le fit au-dessus de l’école et des élèves, de l’avenue et des promeneurs. Puis le spectateur devint l’un des enfants et l’un des passants, l’œil subjectif contemplant le bâtiment qui s’éloignait de la planète, et l’homme torturé qui fixait sa main planant au-dessus des commandes de mise à feu… Enfin, dans un seul et même plan, ceux qui se savaient mourir et celui qui les tuait. L’ubiquité parfaite. Mademoisel achevait sa projection sur ce que nul n’avait jamais fait, et personne ne pouvait l’ignorer : c’était un chef-d’œuvre… Il fut acclamé comme tel, longuement, très longuement.

*

* *

Ylvain décida de laisser son adversaire à ses illusions et de ne pas assister à la réunion des artistes. Elle n’en avait aucun besoin et, de surcroît, ne manquerait pas d’imputer cette défection à l’abattement que sa supériorité kineïque devait naturellement infliger… Le réveil n’en serait que plus pénible. Il rejoignit Ely à l’appartement.

— Elle est balèze, hein ? l’accueillit-elle, manifestant tous les symptômes d’une excitation ravageuse.

— Oui… Qu’est-ce qu’on mange ?

— Je ne sais pas… Dis donc, t’as l’air en forme ?

Elle l’attrapa par le bras, le poussa dans un fauteuil et s’installa sur ses genoux.

— La crise est passée toute seule ou c’est ce qu’elle t’a mis dans la gueule qui l’a achevée ? le taquina-t-elle. Je ne suis pas sûre que ce soit l’effet recherché, tu sais, mais c’est pas dommage !

— J’ai faim.

— C’est pas mal son faisceau d’ubiquité, hein ?

— C’est assez inattendu, en effet.

— Tu parles ! Elle a inventé ça toute seule, elle ! Moi, je suis née avec, et toi, tu copies, alors…

— Eh ! Tu la défends ?!

— Non, mais anti-Ylvain-de-Myvisme primaire mis à par, j’ai trouvé son keïn fabuleux. Sincèrement, c’est même ce que j’ai vu de mieux. Elle n’est pas dans le bon camp, d’accord, seulement elle est géniale.

— Ne t’inquiète pas, je le sais. Comme je sais qu’elle va progresser très vite rien qu’en nous voyant projeter… Et j’ai faim.

— On va le savoir !

Ely consentit à le libérer. Il ne rua dans la cuisine et elle l’y suivit.

— J’aimerais quand même savoir, reprit-elle.

— Quoi ?

— Pourquoi tu tournais en rond dans ta tête.

Ylvain haussa les épaules.

— Je m’apercevais que mon objectif réel est le kineïrat.

— Rien compris !

— Je me fous de l’Institut et du Conseil Homéocrate. Je veux juste projeter une dynamique…

— Tu ne veux rien détruire, mais tu veux tout changer en semant des graines d’ivraie, c’est ça ? l’interrompit-elle. C’est ce que tu appelles l’Art dans l’Art, non ?

Il acquiesça d’un sourire entendu.

— Eh ben, c’est pas nouveau, tout ça ! C’est ce que tu as toujours dit.

Ylvain éclata de rire.

— Oui, mais c’est longtemps resté une excuse à ma revanche. Puis l’excuse a pris le pas sur la revanche et l’a chassée. (Il attrapa sa compagne par la taille et la souleva à bout de bras.) J’ai beaucoup pensé à l’Art dans l’Art, beaucoup. Maintenant, je vais le vivre.

— On mange ?