CHAPITRE VII
Plus les heures passaient (ces quelques jours ne méritaient pas d’être décomptés en minutes), plus Ylvain voyait le festival comme une farce grossière, mal écrite et mal jouée. Les acteurs n’étaient pas à la hauteur, ils se contentaient de se succéder et d’échanger des répliques fades, et le scénario volait au raz des pâquerettes. Comble de l’ironie, c’était lui le scénariste. Il en avait parlé à Ely, et Ely avait ri.
— Je m’amuse beaucoup, avait-elle dit.
— Pas moi.
— Alors, fais gaffe, c’est que tu vieillis !
Dans la bouche d’Ely, c’était un reproche grave et, même si elle n’avait voulu que l’irriter, il avait ressenti ce mélange de honte et de dégoût qu’il détestait depuis son adolescence. Son amie avait raison : il accusait bel et bien une nouvelle crise de maturité.
Lagedt, amplifié par Mademoisel, avait projeté un keïn d’une banalité sans égale, écœurante, et tout ce qu’Ylvain avait trouvé à lui dire était :
— J’espère que la nullité de ta production ne salira pas la réputation de ton relais !
Lagedt avait fanfaronné, raillé, méprisé, et son ancien condisciple, qui aurait dû exulter (après tout, n’était-ce pas le premier jalon de sa revanche sur l’Institut ?) s’était contenté de l’ignorer, de fait et de pensée, pour tenter de discuter avec Mademoisel. Elle n’avait consenti qu’à deux minutes de platitudes, à peine ponctuées de traits d’esprit, à la volée, comme si elle ne désirait rien d’autre qu’avoir le dernier mot, toujours. Il savait le jeu qu’elle jouait et ne faisait rien, ni pour participer, ni pour contrecarrer. Pire : il la trouvait séduisante indépendamment de toute autre considération.
Le lendemain (le troisième jour du festival), Toyosuma avait passé deux heures à détailler sa toute nouvelle vision du kineïrat et Ylvain l’avait écouté, péniblement, en songeant que le Tashent devait être très proche de l’idée que lui se faisait d’un renouveau kinéïre ; mais il ne renierait jamais ni son École, ni, au-delà, l’Institut, ce qui reléguait ses prétentions de changement au broyeur. Ensuite, La Naïa l’avait attiré dans un lit où ils avaient discuté des Bohèmes, du Plénum, de tout sauf de kineïrat ; pourtant, à chaque phrase, Ylvain pensait à l’Art et à l’avenir de son art. Puis il avait consacré la nuit et la matinée suivantes à se vider de ses pensées auprès d’Ely, qui lui avait donné plus que la simple réplique, l’aiguillonnant, l’orientant vers une analyse toujours plus fine de ses réflexions. L’après-midi, Anadar avait projeté sa « Titan » et le public avait copieusement applaudi. Anadar était un snob sans originalité, mais il aimait la musique et excellait dans sa mise en valeur. Ylvain le lui avait dit, dans ces termes, et, curieusement, le kinéïre en avait été touché. Il avait invité son jeune collègue à partager son repas, juste avant la projection de Tomaso.
Comme souvent en de semblables occasions, le dîner fut consacré à une approche discrète et de bon ton du seul sujet qui intéressait les deux parties. La taverne, qu’Ylvain avait expressément choisie, ne se prêtait guère à une discussion sérieuse ; la salle était bruyante, les sièges inconfortables et les mets fins et délicats, rien qui favorisât l’échange d’idées. Anadar, pourtant, précipita le dialogue entre le dessert et l’addition.
— Ce qui me surprend, lança-t-il à brûle-pourpoint, c’est que vous ne soyez pas foncièrement nihiliste.
— Je devrais l’être ? s’étonna Ylvain.
— Oh oui ! Tout dans votre dossier annonce la négation des valeurs, quelles qu’elles soient. C’est avant tout ce qui a contraint Dor à vous exclure. (Le vieillard respira longuement, comme pour méditer une phrase difficile.) Vous êtes un destructeur, il n’y a pas d’ouvrage que vous ne désiriez raser. Il vous faut tout abattre ou mourir… Et cependant, vous n’êtes pas nihiliste. Cela m’intrigue.
Ylvain jouait avec une cuillère. Il continua son manège pendant quelques secondes puis l’écarta d’un geste brusque.
— Je sais que l’Institut a un besoin urgent d’informations me concernant et j’ai conscience que vous tentez votre chance, alors cessons de faire semblant, voulez-vous ? Je ne suis pas nihiliste, je ne l’ai jamais été, et vous le savez. Je ne suis pas davantage un destructeur ; la seule chose que je veuille abattre est le monopole de l’Institut. Évidemment, cela vous touche de près ! Mais n’essayez pas de faire de moi un asocial dément et dangereux : c’est stupide, et vous constaterez très vite que c’est risqué.
— Risqué ? releva Anadar.
— Que devient l’image de celui qu’on prend en flagrant délit de mensonge ?
— Je vois.
— Je n’en doute pas. Comme je ne doute pas que vous passiez outre.
— Tss, tss ! Ne nous accusez pas de bêtise. Pour être franc, je ne partage pas les inquiétudes maladives du Conseil des maes… J’attends votre keïn, bien sûr, mais pas un miracle. L’Art est extrêmement complexe, tellement que le meilleur génie – et en êtes-vous seulement un ? – ne saurait profiter mieux que Tomaso de l’indépendance. Et j’admire Tomaso, mais pas ses keïns !
Il s’interrompit, juste le temps qu’Ylvain comprit qu’il s’écoutait parler.
— Non, jeune homme, si je vous dis que je suis étonné de ne pas vous voir nihiliste, c’est que je suis étonné. Et vous n’avez toujours pas expliqué cette bizarrerie.
« Quel sénilité ! » Pensa Ylvain. « Je perds mon temps ! »
— Maes, dit-il, tout imparfait qu’il soit, le keïn de Tomaso nous attend.
— Je sais, mais ne vous impatientez pas, nous y serons, le tranquillisa Anadar. (Si vraiment il était dupe, bien sûr.) Comment trouvez-vous Mademoisel ?
— Pardon ?
— La jeune femme qui a relayé Lagedt, insista le vieillard. Ne me dites pas que vous n’avez pas d’opinion !
« Il est vraiment gâteux ou il veut me le faire croire ? » se demanda Ylvain.
— Elle est… attrayante, déclara-t-il.
— Oui ?
— Elle doit aussi être intelligente, seulement sur quoi voulez-vous que je me base ?
— Ah ! triompha Anadar. Vous voyez que vous avez une idée ! Cette petite respire l’intelligence, j’étais certain que vous l’aviez remarqué… Savez-vous qu’elle est la protégée de Dor ?
Ylvain préféra se taire ; il était à deux doigts d’exploser.
— Dor a détecté quelque chose en elle, une étincelle. Il l’a formée pour qu’elle atteigne des sommets. (Anadar prit un air songeur.) C’est un peu de votre faute, d’ailleurs : vous aviez un potentiel intéressant et des idées nouvelles. S’il avait pu domestiquer vos instincts, il vous aurait conduit à la même perfection. Quand il a vu la petite, il l’a prise en main, il a canalisé son énergie vers le travail et il a fait d’elle ce que vous ne pouviez pas être : le nerf de l’Institut. C’est amusant, comme, à quelques années d’intervalle, le même homme a eu deux fois le même matériau…
— Vous voulez dire qu’Ennieh m’a raté, mais qu’il a su se servir de cette première et malheureuse expérience pour vous donner Mademoisel ?
— C’est dit crûment, tempéra Anadar en fronçant les sourcils. Pourtant, c’est un peu ça, oui.
Ylvain recula sa chaise et se leva.
— Anadar…, vous m’inspirez quelques questions, martela-t-il, lés poings appuyés sur la table.
Par exemple, j’hésite à vous qualifier de Géronte débile, parce que vous pourriez être un vieillard habile encore que diminué. Mais de toute façon, soit vous êtes un abruti, soit vous me prenez pour un abruti.
Le kineïre eut l’air sincèrement offusqué.
— Tenter de me faire haïr Mademoisel pour détourner sur elle mon esprit revanchard et lui permettre de me ridiculiser est inepte. (Ylvain détachait chaque syllabe.) Je lutte contre un monopole, c’est vrai, seulement je ne m’intéresse pas à l’Institut : il n’est rien, vous comprenez ? Je n’ai pas besoin de tenir compte de vous !
Il avait insisté sur le mot « besoin », et son ton, moitié désolé, moitié fataliste, marquait l’énoncé d’un fait, d’un simple fait. Anadar ne chercha même pas à tenir son rôle. Fixant Ylvain, ses yeux, ses traits, il se demandait si ce visage cachait effectivement une force telle qu’elle pût négliger l’Institut.
— Je veux seulement être un artiste, reprit Ylvain. (Puis, en s’éloignant :) Mais vous avez peut-être raison… Pour vous, c’est grave.
Le jeune homme rejoignit la plaine des projections, l’esprit torturé. Les mots étaient sortis de sa bouche sans qu’aucune pensée ne les annonçât ; au fond de lui, quelque logique travaillait indépendamment de sa volonté, et cette logique semblait dépasser son plan de conscience. Le peu d’intérêt qu’il avait pour la vengeance (l’idée même le faisait à présent ricaner), l’absence de passion pour le Festival, l’impression d’illusoire qui recouvrait chaque contact humain, cette négation de l’adversité et ce besoin de la jeter au visage d’Anadar (quelle pauvre cloche !), tout indiquait une analyse et une remise en cause globales de son être. Et il n’en avait pas connaissance ! Pourquoi à ce moment précis ? Pourquoi dans ce cadre-là ? Il lui fallait répondre à ces deux questions pour comprendre la métamorphose qui germait en lui. Personne n’aurait prêté attention à ces symptômes, mais lui vivait d’eux ; il avait toujours survécu d’eux, c’était son talent d’artiste et il devait l’utiliser. Habituellement, il se laissait guider. Cette fois pourtant, il se sentait résister. Cette fois, il ne comprenait pas, ni les motivations, ni les implications ; c’était comme si son cerveau avait effectué plusieurs travaux sans rapports puis les avait liés dans une seule équation, dont il voulait imprégner l’ensemble de son comportement. Il savait depuis longtemps que le cerveau était capable d’additionner deux sourires, un nuage, la rubrique nécrologique, plusieurs quantas quelconques, une paire de bottes, la ponctuation d’une phrase et les couleurs du temps pour obtenir un résultat homogène et cohérent. C’était même l’un des premiers souvenirs cocasses de son existence. Mais il refusait d’admettre que cette opération ne fût pas quantifiable en noèmes intelligibles. Et l’obstination qu’il mettait à vouloir résoudre l’intuition l’acculait à la dépression ; maintenant, il le voyait. « Qui d’autre que moi peut se piéger tout seul et le savoir ? » se secoua-t-il, sans conviction et, surtout, sans résultat.
*
* *
Tomaso surprit, et il surprit tout le monde. Son keïn se subdivisait en neuf sketches, qu’il reliait entre eux par de courtes anecdotes autobiographiques. Ces anecdotes étaient piquantes, parfois acides, souvent amères, et chaque scènette explorait un thème différent, sans la moindre concession.
D’abord, le kineïre projeta une partie d’échecs acharnée, pesante, et le spectateur valsa d’un joueur à l’autre, introduit dans ses plus intimes pensées, se débattant avec sa tactique, sa stratégie, son moral, ses émotions, jusqu’à découvrir le sens humain du duel et de sa conclusion.
Il enchaîna sur une keïnette désopilante, où l’humour se nourrissait de l’horreur : les mésaventures d’un masochiste ne reculant ni devant l’amputation, ni devant l’infection pour assouvir ses fantasmes. Puis ce fut la Soupe de Keïns, ou la boulimie d’un notable thalien engloutissant la production très moyenne d’un kineïre très moyen, sketch haut en allusions et en gags qui écorchait vif tous les poncifs kineïques. Ensuite, le public eut droit à un exercice de style et d’équilibre technique, durant lequel il vit des odeurs, goûta des coups et des couleurs, sentit des images, entendit des saveurs, et finit par penser avec les orteils. Vint alors le soliloque d’un vieillard malade, avec l’évolution de la maladie, vue de l’intérieur, pendant deux minutes, par elle-même. Sur cette lancée, Tomaso entraîna les spectateurs dans son propre cerveau, à peine schématisé, pour lui permettre d’assister à la construction, morceau par morceau, sens après sens, d’une scène kineïque. Dans un premier temps, il simula le tâtonnement, grotesque et fort amusant, d’un débutant. Puis il mit réellement à nu le cheminement technique d’une projection.
« Avec ça », pensa Ylvain, « n’importe quel psi vaguement kineux possédant une bonne mémoire et un peu de jugeotte devrait pouvoir progresser considérablement. » Il était époustouflé. Les trois représentants de l’Institut devaient avoir sensiblement la même idée, mais c’était plutôt la frayeur qui marquait leurs traits.
Le septième sketch fut davantage philosophique et échappa à la plupart des assistants. Il s’agissait, au travers des errances de deux couples, d’un essai sur les motivations humaines, s’achevant sur une fuite au-delà de l’espace colonisé. Le suivant fut totalement abstrait et hermétique, brassant polyphonie, polychromie et émotions sans la moindre ligne conductrice ; c’était nouveau, gratuit et insane mais beau, et le public apprécia.
Tomaso acheva sur son meilleur ouvrage.
— Voici neuf ans, la présenta-t-il, on m’a proposé un public un peu spécial : celui d’une planète-prison. En fait de planètes, ces prisons-là sont la plupart du temps situées sur des cailloux à peine viabilisés, dans des systèmes loin de toute civilisation qui ne possèdent aucune autre installation humaine. Bref, j’ai longtemps hésité, puis j’ai fini par me lancer. Je ne regrette pas cette expérience, ni ses conséquences sur ma façon de voir les choses, mais vous allez vite comprendre pourquoi je souhaite vous la faire partager.
La keïnette était deux fois plus longue que la plus longue des huit précédentes, plus dépouillée aussi : il n’y avait pas de dialogues, seulement les bruits ; pas d’effets, seulement la vision subjective et crue des yeux de Tomaso ; les odeurs s’accrochaient aux muqueuses du palais ; et le seul contact était celui, épais, oppressant, de l’air. Tomaso raconta l’humiliation, la douleur et l’asservissement avec un détachement faussement clinique, insupportable, et cette intolérable absence d’émotion humaine décuplait l’inhumanité de la planète-prison.
Sa projection fut suivit d’un long silence, puis le public se regarda du bout des yeux, hésitant, cherchant ailleurs le courage d’exprimer ce qui devait l’être. Enfin, doucement, laborieusement, comme au sortir d’un éveil difficile, les applaudissements se joignirent aux applaudissements pour saluer l’artiste. Il n’y eut pas un cri, pas un sifflet, mais l’hommage dura plusieurs minutes, bien après que Tomaso eut quitté l’estrade puis y fut revenu, pour disparaître définitivement dans la salle de conférence.
*
* *
Sydhj ne vint pas, Ely ne le fit que lorsque Mademoisel fût sortie, Anadar et Toyosuma ne prononcèrent pas un mot. Ils étaient sous le choc…
Tomaso étincelait.
— Vous nous avez impressionnés, commenta Mademoisel, dont l’importance croissait au fil des jours, comme si chacun s’accordait à lui reconnaître l’autorité suprême en matière de kineïrat. Vous êtes allé plus loin que Nashoo ne pouvait l’espérer et que personne ne l’avait fait. Je crois qu’il est inutile de nier la petite rivalité qui nous motive tous, et je ne sais pas si cela peut être un compliment, mais je ne suis pas mécontente d’avoir deux jours devant moi : le public aura le temps de se reposer le névraxe.
Il s’agissait bien de l’expression d’un compliment, et chacun le reconnut comme tel. Toutefois, personne ne manqua de remarquer la confiance inébranlable qu’il masquait. Mademoisel se réjouissait de la qualité du keïn qui précédait le sien : elle ne ferait que mettre en valeur sa propre maîtrise artistique. Quatre cent seize mille spectateurs n’attendaient plus rien d’elle, et elle allait les bouleverser… Oui, elle était ravie !
Quand ses yeux surprirent le sourire d’Ylvain et l’excitation contenue de son regard braqué sur elle, comme s’il lisait en elle et lui retournait sa propre et semblable satisfaction, elle se maudit d’être aussi transparente. Ylvain raillait. Au moment où elle ouvrit la bouche pour un autre commentaire, il s’adressa à Tomaso :
— C’était un baroud d’honneur ou une promesse ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— À moi, rien. Seulement, ici, sur Still, pendant le Festival nashoon, tout est permis. Alors qu’après… Le conseil homéocrate tolérera-t-il que tu ailles descendre en flammes son administration pénitentiaire sur Thalie, Terre, Loan ou Szamage ? Et… regarde Anadar : crois-tu que l’Institut va se délecter de ton décodage des petits secrets kineïres ?
— Pas une seconde.
— Alors je suis sûr que Mademoisel et Anadar sont aussi curieux que moi de savoir si, la prochaine fois que tu joueras ton keïn, il inclura toujours Étude et Planète-prison.
Tomaso ne répondit pas et l’atmosphère se tendit d’un silence malsain, d’autant que ni Mademoisel, ni Anadar ne parvenaient à cacher leur curiosité.
— Notre art est le plus puissant véhicule idéologique qui soit, reprit Ylvain. Mais tu sais très bien à quel point il est fragile : il ne nous survit pas. Salut.
Son départ créa un malaise que Mademoisel préféra rompre très vite :
— Il dramatise beaucoup, non ?
— Il croit que je bluffe, éluda Tomaso.
— Vous n’allez pas vous posez en martyr, tout de même ? Ce qu’il pense de vous n’a aucune importance, et ce qu’il en dit n’a pas de sens.
— Vous croyez ?
— Vous êtes adulte, Tomaso, n’entrez pas dans son jeu de contestataire brimé.
Le vieil homme la foudroya du regard.
— C’est très précisément ce qu’il vient de me dire ! Il se fout éperdument de ce que j’ai projeté, et vous le regardez de haut. L’un me traite de dérisoire, l’autre de ridicule…
— Tomaso ?
— Vous croisez le fer, je compte les points…
— Tomaso…
— Charybde et Scylla…
— Tomaso !
Il daigna s’interrompre.
— Quoi ?
— Bonsoir.
Elle sortit et Anadar lui emboîta le pas. Elynehil, enfin, rejoignit le vieil artiste. Ils restèrent une heure à parler, sans qu’à aucun moment l’agressivité de leur dernier contact ne ressurgît. Ils ne se firent pas davantage de cadeau.
*
* *
Jusqu’à cette soirée, Mademoisel avait tiré profit de ces petites réunions mesquines, mais celle-ci ne lui avait rien apporté : Ylvain l’avait gâchée, intentionnellement, et Tomaso avait suivi. Elle avait été certaine que le keïn du vieux sauvage provoquerait un débat, ou au moins une discussion abrupte qui lui aurait permis de mettre Ylvain à mal. Au lieu de cela, il avait coupé court à toute polémique en réduisant le sujet à un vulgaire postulat politique, et de la façon la plus niaise qui fût. Il l’avait manipulée ! ce qui signifiait que, d’un point de vue purement humain, il la dominait d’une bonne tête. C’était intolérable.
Anadar l’accompagna jusqu’à l’hôtel, et elle en profita pour déverser sa mauvaise humeur. Il la laissa rager, vitupérer, tempêter, jusqu’à ce qu’elle sourît elle-même de sa véhémence.
— Le personnage vous fascine, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Vous ne le trouvez pas fascinant ? Il est sans cesse au bord du pathétique et, malgré tout, il nous fait avaler les pilules une à une.
— Quelles pilules ?
— Relayer le Tashent…
— Fanfaronnade.
— D’accord, mais qui m’a contrainte à relayer ce minable de Lagedt.
— Et à le claironner. Cela humilie Lagedt, mais vous en sortez grandie. L’Institut ne perd pas au change, non ?
— C’est le moins qu’on puisse dire. (Mademoisel méprisait de façon croissante Lagedt Sydhj.) Maintenant, je ne serais pas étonnée que Toyosuma se décide à pousser les Autonomes vers la rupture entre l’École Tashent et nous.
— Pour Tashent, j’ai toujours été de l’avis d’Ennieh : il faut l’ignorer.
— Admettons. Seulement il n’y a pas que l’amplification de Toyosuma. Je digère mal les remarques d’Ylvain sur le keïn de Tomaso. En deux temps, trois mouvements, il nous en a fait oublier la qualité technique, comme si cette perfection était anodine, et nous a focalisés sur l’aspect politique. Je regrette, mais…
Anadar jura.
— C’est ça ! C’est uniquement ça ! Ce soir, il m’a dit : « Je veux abattre le monopole de l’Institut », puis il a ajouté que l’Institut n’était rien et il est parti en clamant : « Je veux seulement être un artiste… Pour vous, c’est grave ». (Anadar trépignait presque.) Ylvain de Myve n’est qu’un idéaliste qui compte sur une supériorité technique. Or, vous…
— Stop ! le fit sursauter Mademoisel. Vous continuez à croire qu’il est inoffensif, maes, et je pense, moi, qu’il faut le rendre inoffensif. Nous ne pouvons pas être intelligibles l’un pour l’autre… Dans deux jours, nous saurons sur quel ton parler de lui, en attendant, taisons-nous.
Anadar se laissa distancer. Il se demandait pourquoi la plus douée et la plus intelligente des kineïres s’obstinait à redouter Ylvain, ou à faire comme s’il fallait le craindre. Elle, elle se demandait pourquoi le recteur avait chargé Anadar de la tester. Ils se fourvoyaient tous deux, parce que leurs interrogations étaient mal formulées.