CHAPITRE VI

 

Quelque part, parmi cette foule composite, se promenaient cinq autres kineïres. Ylvain savait qu’ils erraient dans cette fête comme lui-même y déambulait. Ils avaient besoin de se plonger dans l’ambiance, de se noyer dans la masse et d’ouvrir leurs sens aux millions de signaux qu’émettait le brouhaha bigarré du Festival. Il savait aussi que, d’une certaine façon, ils le cherchaient, comme lui fouillait chaque visage avec le secret espoir de rencontrer l’un deux. Tous, excepté Toyosuma peut-être, le reconnaîtraient. Lui n’avait jamais vu ni Toyosuma, ce qui était le cadet de ses soucis, ni cette Mademoisel que l’Institut avait dépêchée contre lui. Elle, il voulait croiser son regard, aujourd’hui ou demain, avant qu’elle projetât. Il avait l’impression de devoir la toiser, une fois au moins, pour l’imprégner d’une fatalité qu’elle ne devait pas ignorer ; il était important qu’elle sût que le Festival et ce qui en découlerait portait la marque d’Ylvain de Myve.

Jed était l’organisateur, et après lui, la municipalité et les services techniques, mais Ylvain gérait seul l’aspect kineïque. Il avait fixé les dates et les horaires, il avait décidé du lieu et du déroulement des spectacles, il avait déterminé les cachets et les primes. Tout, jusqu’à la distribution d’amplikine, tenait de sa seule volonté. Ely terminerait, à la surprise générale (ils étaient trois à le savoir), et elle allait créer un choc, il en était certain. Mais, d’ici là, ils se seraient tous succédé, et tous déjà sauraient que le kinéïrat entrait dans une nouvelle ère.

Pour l’instant, il arpentait les allées et les contre-allées, d’artisan en artisan, d’étal en étalage, s’évertuant à profiter de cette débauche d’objets de toutes conceptions et de tous usages, sautant de l’inutile esthétique à la fonctionnelle laideur, se régalant les yeux ou les oreilles d’appareils loufoques et astucieux, de gadgets ancestraux ou avant-gardistes, d’un millier d’inventions ou de plagiats, de centaines de bonimenteurs, de kilomètres et de kilomètres de bizarreries et de bizarre.

Ce qui faisait le pittoresque et l’intérêt économique du festival nashoon était la diversité des techniques et technologies mises en valeur par la foire artisanale. Au fil de sa promenade, le badaud passait d’une échoppe rustique exposant des jouets mécaniques de matières plus ou moins dépassées, par exemple, à la démonstration minutieusement commentée d’un détecteur positronique pour agrave. Les firmes industrielles étaient exclues de la manifestation, mais de nombreux techniciens ou chercheurs indépendants y exposaient leurs travaux ; beaucoup de ceux-ci étaient quelconques et n’offraient que l’intérêt de pallier l’exécrable décentralisation technologique de l’Homéocratie, mais quelques-uns étaient à la pointe du progrès.

Consécutivement, Nashoo pullulait de chasseurs de brevets mandatés par de puissants trusts interstellaires, dont au moins trois, l’année précédente, avaient fait les frais d’un canular alkan : Ovë, confortablement épaulé par Sade et Amadou, leur avait vendu un inducteur kineïque censé remplacer totalement l’amplikine en lui étant bien supérieur. L’histoire avait fait le tour de Still et, cette année, Ylvain sentait les chasseurs de brevets singulièrement méfiants.

Pourtant, seul à un stand, Lovak détaillait pour deux d’entre eux les principes essentiels, reposant sur une récente découverte de la physique des ondes, de son amplificateur de réception amplikée qui, à n’en pas douter, augmentait considérablement la distance de réception des faisceaux kineïques. Ylvain adressa un clin d’œil discret au Bohème puis s’éclipsa, hilare. Que Lovak finît ou non par piéger ses gogos n’avait pour lui aucune signification, mais la ferveur avec laquelle il se livrait gratuitement à ses frasques l’émerveillait. Lo, contrairement à Sade et Ovë (qui commettaient leurs farces pour le seul plaisir de s’amuser), croyait en la portée sociale de ses actes…, ce qui ne l’empêchait pas de pleurer de rire plus souvent qu’à son tour.

Au hasard de ses pérégrinations, l’artiste finit par tomber sur Jed et Ely, discutant un peu à l’écart de la foule avec un homme qu’il n’avait jamais vu. Il resta un moment à les observer, sans s’approcher. L’inconnu aurait aussi facilement pu passer pour un scientifique indépendant que pour un des nombreux mais discrets chargés de l’ordre municipaux. Il devait être à peine plus âgé que lui, mais le soin et le classicisme désuet de son allure ne donnaient aucune envie de contact. Ylvain orienta ensuite son attention vers Ely. Il lui semblait qu’il ne prenait plus, depuis quelques mois, le temps de la regarder vivre.

Elle avait changé, elle avait même beaucoup changé ! Physiquement, elle paraissait toujours très jeune, mais elle n’avait plus ses allures de fillette ; elle avait grandi et embelli… Les garçons s’intéressaient facilement à elle, et elle les éconduisait tous aussi facilement ; il fallait dire que ceux de son âge faisaient gamins à côté d’elle et que, c’était évident, elle était plus mûre qu’eux – ce qui ne facilitait pas ses rapports avec sa génération. Ylvain se demandait si cette adolescence, qu’elle n’aurait jamais, n’influerait pas un jour gravement sur l’adulte qu’elle devenait. Parfois même, il culpabilisait : n’était-ce pas cette image qu’elle avait de lui qui dénaturait ses relations avec la vie ? Si, forcément… Ah ! comme il aurait aimé pouvoir se décharger de son rôle de précepteur ! Comme il aurait aimé reprendre en toute quiétude l’inconséquence des années bien révolues ! Mais tous deux étaient des monstres, et cela les liait, cela l’astreignait à endosser la responsabilité d’un adulte à venir et la conduisait, elle, à renier son âge.

Son comportement aussi avait évolué. Ely n’était plus l’enfant délurée et agressive qu’il avait rencontrée, elle n’était même plus l’élève sage et curieuse de leur première année de vie commune. Dire que c’était elle qui s’était positionnée en élève ! Elle qui lui avait plus offert qu’il ne pourrait jamais lui rendre ! Elle avait passé des heures à lui montrer les secrets de son talent, et il avait mis des semaines à analyser, à tenter de reproduire, à adapter. Afin de projeter sur la réalité (un jeu pour Ely !), il lui avait fallu démonter tous les mécanismes du kineïrat, poser des postulats, inventer des concepts, recréer une physique de la projection, à tel point qu’il avait enfoncé les limites de l’imagination pour transcender l’impossible… Par ce qu’il avait conçu et développé, il était devenu à l’Institut ce que l’astrogation hyperspatiale était à la navigation fluviale. Ely lui avait permis cela : devenir le premier kineïcien (Ah ! le terme l’amusait !). Et pourtant, malgré toute sa science, il ne lui arriverait jamais à la cheville !

Elle l’aperçut soudain et courut jusqu’à lui pour se jeter à son cou… Depuis quelque temps, il la trouvait étonnamment affectueuse, affichant un peu plus de tendresse et moins de considération, et cette amitié complice l’avait touché et détendu. Il se laissa guider jusqu’à Jed et l’inconnu.

— Je te présente Toyosuma, annonça-t-elle gaiement.

Ylvain ouvrit la bouche et les yeux un peu plus qu’il n’était décent.

— Vous êtes Toyosuma ? s’étonna-t-il.

— Euh… oui.

Ylvain tendit la main.

— Excusez mon ahurissement, je m’attendais à quelqu’un de plus âgé.

— Vous êtes vous même assez jeune, répartit Toyosuma, en serrant la main offerte. Néanmoins, vous êtes tout excusé.

Ylvain apprécia d’emblée son collègue et, manifestement, celui-ci le lui rendit. Il y avait quelque chose d’ouvert dans l’allure du Tashent, une volonté de découverte qui ne pouvait se cacher.

— Je pense qu’il est inutile de vous dire que j’ai beaucoup entendu parler de vous, enchaîna-t-il. Et, que ce n’était pas toujours dans les termes les plus courtois. L’Institut vous appelle, je crois, le Poison ; chez nous, vous êtes la Peste… Je suis sincèrement ravi de vous rencontrer.

Ely et Ylvain partirent du même fou rire.

— Vous êtes toujours comme ça ? interrogea Ylvain.

— Apparemment, oui, répondit Ely à la place du visiteur.

— Loin de là ! protesta Toyosuma. Je passe même pour quelqu’un d’horriblement ennuyeux.

En quelques échanges, où se mêlèrent parfois l’ironie et le cynisme, Ylvain et Toyosuma sympathisèrent suffisamment pour que Jed se risquât à leur proposer de déjeuner chez lui.

Jed résidait en plein de centre-ville, à égale distance de tous ses pôles d’activité (le Sarama, ses deux autres établissements, l’hôtel de ville et son cabinet de conseil juridique), au dernier étage du plus haut immeuble de Nashoo. Dans toute la cité, le nom de Morlane était synonyme de savoir-vivre et son appartement, ou plus exactement sa maison-sur-les-toits, reflétait parfaitement sa personnalité. Elle était posée sur une terrasse de douze cents mètres carrés qui, avec ses arbres, sa piscine et sa pelouse ceinturés d’un mètre vingt de parapet, faisait oublier sa situation citadine. Toyosuma fut tellement impressionné que, longtemps, la discussion ne fit que tourner autour de cette demeure. Puis, inévitablement, le kineïrat prit le dessus, malgré la répugnance d’Ylvain à aborder le sujet.

Rabroué plusieurs fois, Toyosuma finit par opter pour le monologue.

— Yolo Tashent est mourant. Pour l’instant, l’héritière désignée est une transfuge de l’Institut : Gésanne Wval. Seulement en fait de transfuge, c’est plutôt une promotion pour elle et les loyaux services qu’elle a rendus à l’Institut. (Il guettait une réaction sur le visage d’Ylvain ; en pure perte.) L’école est partagée ; d’un côté, les Orthodoxes, qui cherchent avant tout la tranquillité ; de l’autre, ceux de celles que Yolo a trop bien formés à l’indépendance : les Autonomes. Les Orthodoxes soutiennent Gésanne, mais ils n’apprécient pas davantage son inféodation à l’Institut que les Autonomes.

— Où voulez-vous en venir ? abrégea Ylvain.

— Je ne suis pas un très bon artiste. Je me défends, sans plus, vous vous en apercevrez demain. (Toyosuma sourit largement.) Par contre, les Autonomes pensent que je suis une alternative raisonnable à Gésanne Wval…

— Félicitations, plaisanta Ylvain.

Il commençait à comprendre.

— Les Autonomes sont minoritaires… de peu, mais minoritaires. Et je n’ai pas envie de lancer l’école dans une guerre de clans.

— Ennuyeux, ricana Ely.

— Je suis venu à Nashoo pour vérifier qu’une nouvelle conception du kineïrat est en marche et que les changements qu’elle entraînera peuvent aider à notre indépendance. Cela vous fera peut-être rire, seulement pour l’instant, je trouve que le jeu n’en vaut pas la chandelle : il serait stupide de plonger l’école dans une aventure qui lui aliénerait l’Institut sans qu’elle ait rien à gagner ! (Il marqua une légère pause.) Peste ou Poison, la façon dont l’univers kineïque s’inquiète de vous soulève notre intérêt, je voulais vous en prévenir.

Ely projeta pour Ylvain l’image d’un cadeau somptueusement ficelé ; il lui retourna celle d’une magnifique épée à double tranchant.

— Vous venez de dire que vous êtes venu voir comment, si je m’immergeais des pieds à la tête, vous et vos amis pourriez songer à envisager la possibilité éventuelle de tremper une phalange d’auriculaire, commenta-t-il cyniquement. Il va vous falloir apprendre à vous mouiller, Tashent ! Et seuls !

— Vous condamnez vite, hein ?

— J’ai peu de temps.

— Si vous êtes ce que l’on craint de vous, vous risquez aussi d’avoir peu d’espace.

— Si vous êtes ce que je pense de vous, vous n’irez pas loin non plus… Écoutez, Toyosuma, je n’ai encore rien projeté d’intéressant, et vous tombez déjà de je-ne-sais-où pour voir ce que vous pourriez récupérer… De quoi voulez-vous que je m’inquiète ? Vous avez une école entière à organiser, alors que l’Institut lutte pour préserver un monopole… Je n’ai que moi à mouvoir, ce n’est pas vraiment encombrant !

— Vous croyez que l’isolement est un avantage ?

— Jetez un œil au public après mon spectacle, ensuite vous me donnerez votre définition de l’isolement. Pour l’instant, je vais vous laisser avec Jed, Ely et moi allons profiter de la fête.

Et sans plus de civilité, Ylvain entraîna sa compagne vers l’ascenseur.

Quand ils eurent quitté l’appartement, Toyosuma se tourna vers Jed.

— Sa confiance en lui frise la suffisance. Il est si doué que ça ?

— Doué ? (Jed cracha.) Quand on bosse comme un malade pendant douze ans envers et contre tous, il n’est pas question de don ! Il n’est pas inspiré par un quelconque génie… il est génial !

— En tout cas, avec vous, il compte au moins un fan ! remarqua Toyosuma.

— Des fans… Nous avons accueilli cinquante mille personnes l’année dernière, le record absolu du Festival ; nous en attendions cent quarante mille cette année, et en une demi-journée, nous avons enregistré plus de quatre cent mille entrées… Vous croyez qu’ils sont venus pour vous ?

— Qu… quatre cent mille ?

Toyosuma paraissait plus effrayé qu’impressionné.

— Quatre cent seize mille ! Nous avons été obligés de restructurer toute la région en trois heures. Et je ne vous parle pas de l’amplikine supplémentaire…

— Quatre cent mille ! répéta le kineïre, avec cette fois une mimique de sombre dérision. Moi qui n’étais déjà pas certain de pouvoir projeter pour le quart !

— Vous n’êtes certainement pas le seul !

Jed laissa Toyosuma perdre de ses couleurs. Il pouvait presque lire ce qui se produisait en lui. Les manifestations kineïques étaient régies par les lois sur la production et les droits artistiques qui, pour sur-protectrices qu’elles fussent à l’égard du kineïrat, sanctionnaient sans complaisance les défauts de prestations. Le contrat qui liait le Tashent à Nashoo l’engageait auprès de cent quarante mille spectateurs, mais le terme légal autorisait un écart de plus ou moins un tiers, fourchette au-cela de laquelle il pouvait exiger la limitation des entrées. Malgré tout, en l’occurrence, il devrait arroser un peu moins de cent quatre-vingt-sept mille amplikés, et il s’en savait incapable. La suppression du tiers supplémentaire lui coûterait quant à elle cinq fois le prix d’environ cinquante mille entrées, et même s’il pouvait se permettre cette déroute financière, l’École Tashent ne supporterait pas cette publicité. Restait l’éventualité d’une maladie, inopinée qui lui vaudrait une amende compensatoire de deux fois la valeur des entrées et qui, faute de crédibilité, secouerait momentanément la déjà faible réputation de Tashent. Il n’y avait pas d’issue.

— J’ai le choix entre deux risques, laissa tomber Toyosuma.

— Trois, annonça Jed. Vous pouvez aussi prendre celui de décupler la renommée d’Ylvain.

— Je ne comprends pas.

— Il est prêt à vous relayer.

— Pardon ?

— Il veut bien vous servir d’ampli.

Qu’Ylvain pût projeter pour quatre cent mille spectateurs n’était pas particulièrement surprenant : à l’exception de Lagedt Sydhj et de Tomaso, dont il ignorait les capacités, Toyosuma savait que les autres kineïres le feraient sans tiquer. Par contre, qu’il fût certain de pouvoir relayer le keïn d’un collègue signifiait que, outre la maîtrise mnémo-reproductrice que ce travail exigeait, il possédait aussi parfaitement la complexité modes-sens d’une création étrangère.

— Que demande-t-il en échange ?

— Rien.

« Pourquoi pas ? » se dit Toyosuma. « Cela va lui faire une telle publicité ! »

— Qui d’autre aidera-t-il ?

— Tomaso, si celui-ci le demande.

« Un seul lui suffit, bien sûr ! » pensa encore Toyosuma. « Comme je passe en premier, c’est moi. » Il n’aimait pas être manipulé, il détestait servir de pion, mais que faire d’autre ? Au moins, Ylvain agissait sans rien déguiser.

— D’accord, décida-t-il.

*

* *

Le keïn du Tashent était programmé à seize heures le deuxième jour du festival, cinq heures avant celui de Lagedt Sydhj. À quinze heures, la plaine au sud de Nashoo, spécialement aménagée pour les projections, était comble. Lorsque tout le monde fut installé, les diffuseurs hypodermes et l’amplikine furent distribués par deux cents employés municipaux, se déplaçant en l’air grâce à des combinaisons anti-g. De la scène, elle aussi suspendue par un champ à cinq mètres du sol, l’impression était écrasante.

Enfoncé dans son siège de projection, Toyosuma se sentit pris de vertige : jamais il n’avait vu une telle foule, jamais il n’avait espéré qu’elle pût être son public. Toutefois, cette sensation s’estompa quand il se concentra sur le dossier du fauteuil dans lequel prendrait place Ylvain, celui par et pour qui cette foule était là. Ce fut à ce moment que le disciple de Tashent prit la décision de participer au bouleversement qui, il le pressentait, allait s’abattre sur le paysage artistique de l’Homéocratie. Il fut incapable, en ces lieux et temps comme par la suite, de savoir ce qui provoqua cette résolution ; l’ambiance, le nombre, l’attente, ce flot d’impatiente surexcitation centré sur un seul individu (qui n’avait encore rien donné de lui) contribuèrent à déclencher son pressentiment et le désir de concourir à sa réalisation… Ou peut-être fut-ce la vision de la première rangée de têtes, avec ses trois scalps de kineïres institués, avec ses rides de vieux : Tomaso, ses huiles stilliennes et extra-stilliennes – fort peu, au demeurant – Ely, avec ses yeux de gamine-trop-vite-mûrie braqués sur le siège encore vide.

« Qui est-elle ? » se demanda-t-il. Ses yeux croisèrent les siens, et elle sourit. Il fut le premier à deviner la puissance qu’Elynehil celait, bien à l’abri de cet homme de Myve qui avait déplacé cette parcelle d’humanité (Tant de gens ! Jamais aucun kineïre n’avait attiré une telle multitude, jamais !). Que pouvait bien cacher ces yeux et ce sourire ?

Pourtant, non loin d’elle, il fixa son attention sur la beauté plastique d’une autre bombe : Mademoisel, ouverte à toute perception, confiance et calcul, le renouveau génial de l’inaltérable Institut. Ivre de cette espèce de transe émotionnelle dans laquelle le plongeait l’événement, Toyosuma comprit qu’elle était l’alternative à Ylvain, et qu’ils n’étaient pas antinomiques.

Quand Jed Morlane présenta Toyosuma, il y eut quelques applaudissements. Quand il annonça que, pour des motifs techniques, Ylvain allait relayer le keïn et l’amplifier, ce furent quelques secondes de pur délire… à l’exception notable du premier rang, au sein duquel beaucoup pâlirent.

Ylvain jugea l’œuvre du Tashent d’une texture honnête et agréable. Il s’agissait d’une peinture vaguement romancée de la société thalienne, au travers d’un vieillard plus ou moins baroudeur qu’un accident avait cloué sur Thalie et qui refusait l’intervention cybergicale. C’était raisonnablement mélancolique et réaliste, un peu long et désuet. À sa propre surprise, le créateur fut chaleureusement ovationné. Ylvain pensa qu’il devait le mériter.

Jed avait fait installer une petite salle de conférence derrière le podium, et Toyosuma insista pour que son relais l’y accompagnât.

— Je dois vous parler, assura-t-il.

— Ce n’est pas l’endroit idéal !

— De quoi avez-vous peur ?

— De l’hypocrisie et des platitudes.

Néanmoins, ayant accepté, Ylvain se retrouva aux côtés du Tashent pour la distribution de félicitations aussi pompeuses qu’éclairées, ce qui l’ennuya prodigieusement jusqu’à ce qu’à leur tour les quatre autres kineïres se succédassent pour les encouragements bénévoles et artificiels.

— Votre travail est très prometteur, bava Anadar, qui s’en moquait royalement. L’École Tashent possède en vous un élément de valeur… Quant à vous, jeune homme (il s’était tourné vers Ylvain), votre amplification était à la mesure de votre notoriété.

— Merci, maes, merci. (Ylvain se plia en courbettes.) D’ailleurs, si vous-même avez besoin…

Devant la stupeur scandalisée de son interlocuteur, il éclata de rire.

— Toujours aussi insolent ! intervint Lagedt Sydhj. Respecte donc tes maîtres !

Ylvain pivota vers lui.

— Tu as raison, Lagedt, bien sûr, Mais dis-moi : comment vas-tu atteindre les rangées du fond ?

L’autre blêmit, serra précipitamment la main de Toyosuma puis disparut sans desserrer les dents.

— Je vais le relayer, dit une voix.

Ylvain, d’humeur badine, contempla d’abord les jambes de la voix.

— Mademoisel ? questionna-t-il sans relever la tête.

— Une partie, répondit la voix.

Ylvain décida que, s’il relevait l’humour – et ce n’était pas l’envie qui lui en manquait –, il perdrait une occasion de poser son empreinte sur la kineïre. Il se contenta donc de relever les yeux pour toiser Mademoisel, de biais et légèrement par en dessous ; il le regretta aussitôt. Elle ne le regardait pas, c’était à peine s’il était dans son champ de vision. Elle se montrait !

D’abord, il pensa qu’elle était belle, puis il réfléchit qu’elle avait dû étudier son personnage en fonction de ce qu’elle savait de lui : la coupe de cheveux, les effets de maquillage, le choix et l’arrangement des vêtements, le port de tête et le maintien du corps, tout dans cette harmonie (qu’il goûtait singulièrement) était conçu pour le séduire… Non : pour le fasciner ! Cette connaissance de lui, cette compréhension étaient impressionnantes. Elle n’avait rien laissé au hasard. Ainsi, elle portait des verres de contact qui… Mais n’étaient-ce pas plutôt ses yeux qui brillaient de ce violet très sombre ?

« Ely ! » se dit Ylvain. « Où est Ely ? » Il lui avait semblé qu’elle le suivait dans la salle de conférence. Pourtant, il ne la voyait pas. Ely avait les mêmes prunelles violettes ! Se pouvait-il que l’Institut eût compris l’influence d’Elynehil Mayalahani dans la soudaine réussite d’Ylvain ?

« Absurde ! » se morigéna-t-il. Quelque chose dans ce que déclarait Mademoisel à Toyosuma attira son attention.

— …plus loin, ne vous contentez pas d’oser çà et là une touche de modernisme. Donnez votre version de ce que vous dépeignez, pas ce que vous avez vu ! Le temps des descriptions fidèles est révolu, dépassé. Le kineïrat est un paroxysme de l’art et l’art doit être critique. Vous êtes un témoin de votre temps et les témoins sont partiaux ; cessez de véhiculer la partialité de vos aînés !

Toyosuma restait bouche bée, abasourdi. Ylvain le cachait davantage mais ne valait guère mieux.

— On peut dire n’importe quoi de votre keïn, en bien ou en mal, poursuivait impitoyablement la jeune femme. Pour moi, il ne vaut rien, parce qu’il ne présente aucun intérêt et qu’il n’apporte rien : aucune nouveauté, aucune réflexion, le classicisme pur et vide ! Bonsoir.

Son « Bonsoir » était un joyau de mépris ; pas celui du génie pour le tâcheron, mais bien le dégoût que la jeunesse et l’exploration intellectuelle pouvaient éprouver à l’encontre du statisme réactionnaire. Dans un recoin de sa tête, Ylvain applaudit généreusement. Toutefois, il ne se méprenait pas sur les intentions réelles et le sens de l’innovation de l’héroïne de l’Institut : elle bougeait, oui, mais dans la direction opposée à la sienne. Tandis qu’elle sortait, il prit conscience que Tomaso s’était tenu légèrement en retrait et qu’il avait assisté, sans mot dire, au défilé des trois kineïres. Cela l’avait, semblait-il, beaucoup amusé.

— Tu as intérêt à te dépêcher, lança-t-il à Ylvain. Sinon, elle va te damer le pion, et l’Institut va s’auto-révolutionner !

— Tu t’intéresses à mes rêves, maintenant ? répliqua Ylvain, lui clouant le bec. (Puis, se tournant vers Toyosuma :) Je vous présente Tomaso.

— Euh… enchanté, bafouilla le Tashent, qui ne se remettait pas de la sortie musclée dont il avait fait les frais.

— Moi de même, répondit Tomaso. Et avant que ce coq (il désignait Ylvain) ne monopolise la parole, je vais terminer d’enfoncer le clou que la demoiselle (il sourit) t’a planté sur la tête. C’était très joli, ton truc, mais si à ton âge tu dois te contenter de faire du joli, exile-toi dans un kiné thalien, ils adorent ça !

— Vous ne voyez rien d’autre à ajouter ? se rebiffa Toyosuma. Parce que, tout à fait entre nous, ce que j’accepte, même avec surprise, de Mademoisel, j’ai du mal à le tolérer d’un vieux lâche qui s’est évertué durant toute sa vie à ne pas provoquer la moindre vaguelette !

Ely, qui émergea de derrière le siège où elle s’était cachée, fit entendre son rire le plus sarcastique.

— Alors, papy ? jeta-t-elle. On joue le lèche-cul jusqu’au bout, hein ? Quand l’Institut change de pompes, on change de cirage… Ça, c’est peinard !

Il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas adonnée à son sport préféré : la muflerie. Ylvain la regarda se lever et courir sur les dossiers pour venir se planter, tout insolence, sous le nez de Tomaso ; elle rayonnait d’agressivité.

— J’aime pas les vieux, papy ! cracha-t-elle. Surtout les Talleyrand. Ta tirade, après celle de Made, ça pue la connerie !

Tomaso resta inerte, Toyosuma hilare. Ylvain, lui avait simplement relevé le diminutif : « Made ». Ely l’avait prononcé comme par réflexe, et quand Mademoisel était entrée, elle s’était dissimulée sur les fauteuils. Il commençait à penser qu’en fait de hasard, le violet prenait des allures d’aléa génétique.

— Je vois que tu as parlé de moi, le recentra Tomaso.

— Si peu.

— D’accord, disons que j’ai mérité de boire la tasse et que je ne vais pas chercher à me justifier. (Tomaso se dirigea vers la sortie). Je vous laisse.

— C’est ça, papy : casse-toi, encouragea Ely.

L’interpellé fit volte-face, pointant sur elle un doigt rageur.

— Écoute, gamine, je me fouts de ton irrespect ! La jeunesse qui rase tout, je l’ai côtoyée pendant des lustres, et je n’en ai pas rencontré un seul échantillon qui m’ait laissé l’espoir d’un changement. Vous évoluez à la vitesse d’un escargot en paradant tous azimuts, pour finalement vieillir de génération en génération et ne donner, tous les mille ans, qu’un petit tour de manivelle ! Maintenant, c’est l’heure du prochain, et je suis venu jeter un œil pour voir ce qu’est qu’un cran dans l’histoire. Parce que ce n’est que ça : le prochain mouvement d’une molette qui, après des siècles d’un processus lent et calculé, va rajouter une unité et changer tous les neuf en zéro pour continuer à afficher l’heure.

— Ce n’est ni l’heure, ni l’histoire, qu’il affiche ton compte-tours, papy… C’est l’entropie.

Tomaso se fendit d’un sourire cynique.

— Où est la différence ?

Et, soulagé, il repartit vers la porte. Aà l’instant où il allait la franchir, Ely lui donna la réponse à cette question qu’il savait n’en pas avoir.

— La différence, papy, c’est que l’entropie est humainement inacceptable. (À quoi elle ajouta, lorsqu’il fut sorti, sidéré et déconfit :) Quel con, ce type !

— Il est âgé, mitigea témérairement Toyosuma.

— C’est déjà pas une excuse pour lui ! s’enflamma Ely. Alors avant que tu t’en trouves une qui te convienne, Tashent… (Elle lui désigna la porte.) Ah ! il est beau le kinéïrat, avec vous ! Je commence à comprendre pourquoi Ylvain vous terrorise.

— N’en jetez plus ! s’esclaffa son interlocuteur en s’éclipsant. Moi, je vous avais prévenus.

Son rire emplissait encore la salle lorsqu’il l’eut quitté.

— Il a changé, remarqua Ylvain. En l’espace de deux jours, quelques chose s’est décoincé en lui.

— Il t’a rencontré, avança Ely en s’asseyant à ses côtés. Tu impressionnes, tu sais ?

— Mademoisel aussi. J’aimerais savoir de quel côté il penche, maintenant. Ce serait stupide de continuer à ignorer l’École Tashent. (Il se plongea dans les yeux de la jeune fille.) Sœurs ? Cousines ? Quel est le degré de parenté ?

— Coplanétaires, seulement. (Ely sourit.) Si nous partageons des gènes, ça doit dater, crois-moi ! (Elle savait cependant comme Ylvain, la récessivité du violet, et Myve était une petite planète.) J’ai pas mal vieilli depuis la dernière fois que je l’ai vue, et nous nous sommes très peu rencontrées ; n’empêche qu’elle est fichue de me reconnaître… Franchement, le plus tard sera la mieux.

« Myve ! Encore et toujours Myve ! » songea Ylvain. Doholavehi, un expert du kineïrat ; Elenehil, l’omnipotence innée ; Mademoisel, institutionnelle et novatrice. Dans quelle fourmilière sa fascination pour une pierre l’avait-elle fourré ?

— As-tu connu d’autres potentialités kineïres sur Myve ? interrogea-t-il.

Ely se plaça de côté pour croiser les jambes sur celles d’Ylvain ; les siennes valaient celles de la kineïre, après tout, et cette fois, elle était en jupe.

— C’est loin, tout ça. Je me souviens de Made parce que ma mère m’en nettoyait les oreilles à chaque repas, surtout après son départ pour l’Institut. Pour le reste, je ne sais pas… Il me semble que tout le monde possédait de vagues facultés psioniques, mais pas de quoi projeter.

— Tout le monde ?

— Je crois… C’est tellement nébuleux !

Ylvain admettait la nébulosité de souvenirs d’enfance, il n’en avait lui-même pratiquement aucun avant l’Institut. Il se pouvait que la famille et les amis de sa compagne fussent justement liés par leur similitude psionique (c’était courant) et qu’elle eût grandi dans un milieu clos bien différent de l’ensemble de la population myvienne, mais il soupçonnait autre chose, une sorte de magouille génétique à l’échelle d’un monde ou une mutation globale provoquée par des circonstances favorables ; en tout cas, un terrain propice que ne pouvait manquer d’exploiter l’Institut.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu la connaissais ?

— Parce qu’elle ne s’appelle pas Mademoisel, mais Made, et que je n’ai pas fait le rapprochement ! Tiens, ce nom loufoque, pourquoi l’a-t-elle choisi, à ton avis ?

Tout en réfléchissant, Ylvain posa innocemment les mains sur les mollets de l’adolescente, juste sous le pli au jarret. Ely l’avait souhaité, ce geste, mais à présent, les sens bridés par leur maudite relation fraternelle, elle était à la torture.

— Ambition, laissa tomber Ylvain.