LE LOUP ET LA COLOMBE

 

KathlEen E. Woodiwiss, 1974

 

UNE LEGENDE

 

Au temps jadis, lorsque les druides parcouraient les forêts du nord de I'Angleterre et se réunissaient les nuits sans lune, un jeune homme qui s'était baptisé « le Loup »  pillait pour satisfaire à ses besoins et ne rencontrait jamais plus fort que lui.

Les dieux, qui siégeaient sur les hautes montagnes, entre la terre et le Walhalla, entendirent parler de ses exploits. Woden, le roi des dieux, dépêcha un messager pour exterminer cet orgueilleux qui prélevait sa dime sur le peuple et provoquait le destin.

La rencontre eut lieu et la bataille fit rage pendant quinze jours, depuis les falaises blanches du sud jusqu'aux rivages hérissés de roches noires du nord.

Le guerrier était réellement fort, car le messager de Woden lui même ne réussit pas à le vaincre et regagna ses montagnes pour avouer sa défaite. Woden réfléchit, longtemps et profondément, car il était écrit qu'à celui qui aurait raison d'un messager des dieux serait accordée la vie éternelle sur terre.

Puis Woden se mit à rire et les cieux tremblèrent au-dessus de la tête du Loup. Des éclairs fulgurèrent, le tonnerre gronda, mais le jeune homme resta debout, fier, l'épée tirée.

 

Ainsi tu as gagné la vie éternelle, fit Woden, et tu es là prêt à te battre. Mais on ne saurait être valeureux et insensé et je ne peux te laisser tout saccager à ton gré. Tu auras ton immortalité, mais tu devras attendre le bon vouloir de Woden pour exercer tes capacités. Là-dessus, avec un puissant éclat de rire, il se redressa et un éclair frappa la lame insolente. Lentement, un nuage de fumée s'éleva. Là où s'était tenu le jeune homme se trouvait un grand loup d'airain qui refroidissait lentement et qui montrait les dents. On raconte que, dans une vallée profonde, non loin de la frontière écossaise, se trouve une clairière où se dresse la statue d'un loup de fer, ternie par la rouille, enlacée par des plantes grimpantes, les pattes verdies de mousse. Il paraît que, lorsque la guerre fait rage, le grand loup se réveille alors et redevient un guerrier, audacieux, puissant, invincible et féroce.

 

 Les hordes de Guillaume, duc de Normandie, avaient traversé la Manche, Harold, roi d’Angleterre, descendait du nord pour défendre son royaume contre l'envahisseur et la guerre se rapprochait...

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

28 octobre 1066

 

 

Le bruit de la bataille s'était tu. Les cris et les plaintes des blessés avaient cessé peu à peu. La nuit était calme et le temps paraissait suspendu. La lune d'automne, nimbée de sang, luisait, trouble, sur un horizon indistinct. Le hurlement lointain d'un loup en chasse trembla, ajoutant à l'irréel du silence. Des écharpes d'un brouillard monté des marais s'étirèrent sur les cadavres. Le muret de terre, faiblement renforcé de pierres, était recouvert des restes héroiques de la population mâle du bourg massacrée. La masse sombre du manoir de Darkenwald se dressait à l'arrière-plan, la flèche de sa tour de guet perçant le ciel.

A l'intérieur du manoir, Aislinn, la fille du seigneur saxon vaincu, était assise à même le sol recouvert de roseaux, au pied du fauteuil duquel son père, le sire de Darkenvald, avait dirigé son fief. Une corde, nouée autour de son cou la reliait au poignet d'un grand Normand aux cheveux noirs. Ragnor de Marte, sa puissante silhouette moulée dans une cotte de mailles, installé dans le fauteuil du défunt lord Erland, seigneur du fief, regardait ses hommes mettre le manoir à sac. Le fruit de leur pillage s'entassait à ses pieds. Une querelle éclata soudain entre les soldats au sujet d'un objet convoité par plusieurs. Un ordre sec du ravisseur de la jeune fille et l'objet vint rejoindre les autres. La bière coulait à flots et les envahisseurs dévoraient toutes les provisions de bouche au fur et à mesure qu'ils les découvraient. Ragnor, bardé de fer, se faisait fréquemment emplir de vin sa corne à boire, nullement gêné par le sang de lord Erland qui souillait son torse et son bras. Quand rien d'autre ne retenait son attention, il tirait sur la corde, meurtrissant le cou tendre de la jeune fille. Elle ne pouvait dissimuler une grimace de douleur et il riait, satisfait qu'elle réagisse. Cependant, il eût été beaucoup plus heureux qu'elle le suppliât de la prendre en pitié. Elle restait en éveil, attentive et, quand elle le regardait, c'était avec un air de défi qui I'enrageait. D'autres se seraient roulées par terre, suppliantes. Mais cette fille, à chaque secousse de la corde, semblait le narguer. Il saurait la faire plier. Il l'avait trouvée, avec sa mère, dame Maida, debout dans la grande salle du manoir, quand ses hommes en avaient enfoncé la porte. Elles semblaient, à elles deux, prêtes à résister à toute l'armée normande d'invasion. Son épée sanglante à la main, il avait attendu sur le seuil pendant que ses hommes se précipitaient à la recherche d'autres adversaires possibles. Ils n'avaient rien vu d'autre que les deux femmes et des chiens. Ceux-ci calmés à coups de pied et enchaînés dans un coin, il s'était tourné vers Aislinn et sa mère, Maida. Le cousin de Ragnor, de Marte, Vachel de Comté, s'était approché de la jeune fille, mais la mère lui avait fait barrage de son corps. Comme il tentait de la repousser, elle avait voulu s'emparer du couteau qu'il portait à la ceinture. D'un revers de sa main, alourdie par le gantelet de fer, il l'avait assommée. Avec un cri, Aislinn s'était jetée vers sa mère. Avant que Vachel ait pu la déclarer sienne, Ragnor s'était placé entre eux, avait arraché le bandeau serrant les cheveux de la jeune fille, libérant une masse soyeuse, cuivrée. Empoignant celle-ci à pleine main, il avait remis la jeune fille sur pied, puis, chevilles et poignets liés, il l'avait attachée à une chaise, lui interdisant tout mouvement. Maida, comme elle reprenait conscience, avait été entravée. Ensuite de quoi, les deux chevaliers avaient rejoint leurs hommes pour la mise à sac du bourg. A présent, la jeune fille était là, vaincue, vouée à la mort peut-être, mais elle n'avait pas émis une plainte. Ragnor, mal à l'aise, devait s'avouer qu'elle avait une force de volonté rare, même pour un homme.

Mais il ne se doutait nullement de la bataille que se livrait Aislinn pour ne pas trembler et offrir aux regards un visage orgueilleux, alors qu'elle suivait sa mère des yeux. Cette dernière servait les envahisseurs, les chevilles toujours entravées. Un long morceau de corde traînait derrière elle et les hommes prenaient plaisir à marcher dessus. Ils riaient bruyamment quand elle tombait et, chaque fois, Aislinn pâlissait, supportant plus facilement sa propre punition que les souffrances de sa mère, que I'on châtiait à coups de pied pour avoir laissé tombé aliments ou boisson.

La peur de la jeune fille ne fit que croître quand elle vit sa mère trébucher contre un soldat au visage de brute épaisse, l'inondant du contenu d'un pichet de bière. L'homme, d'une main énorme, lui saisit le bras, la força à se mettre à genoux et la repoussa d'un violent coup de pied. Dans sa chute, un petit sac s'échappa de sa ceinture, elle le rattrapa d'un geste vif, mais avant qu'elle eût le temps de le remettre en place, I'ivrogne le lui arracha des mains.

 

Elle eut un geste pour le lui reprendre; furieux de tant d'audace, il l'assomma d'un coup de poing, l'envoyant bouler au loin. Les yeux brillants de haine, les dents découvertes, Aislinn, impuissante, regardait le bourreau de sa mère qui, amusé, continuait de frapper la pauvre femme.

Avec un cri de rage, Aislinn se redressa mais, d'un coup sec sur la corde, Ragnor la fit tomber brutalement. Quand elle put respirer de nouveau, sa mère était étendue, immobile, évanouie, son bourreau la dominant, triomphant, le petit sac à la main. Impatient d'en découvrir le contenu, il le déchira mais n'y trouva qu'une poignée de feuilles séchées qu'il éparpilla avec une bordée de jurons. Puis il décocha un violent coup de pied à la femme étendue, inconsciente

Incapable de supporter davantage cet ignoble spectacle, Aislinn, avec un sanglot, se boucha les oreilles, ferma les yeux.

- Ça suffit ! gronda Ragnor ; si la vieille vit, elle pourra nous servir.

Les mains appuyées par terre, Aislinn leva sur son tourmenteur deux yeux violets brillants de haine. Ses longs cheveux cuivrés tombaient en désordre sur ses épaules et sa poitrine haletante. Elle ressemblait à un animal sauvage, indompté, tenant tête à un ennemi.. Mais elle revoyait l'épée rouge de sang frais que tenait Ragnor en pénétrant dans le manoir. Elle lutta contre la panique qui menaçait d'avoir raison d'elle. Elle avala un sanglot. Le cadavre de son père était resté sans sépulture. Il n'aurait même pas la bénédiction d'un prêtre et elle était désarmée devant ces hommes venus de Normandie qui, la bataille gagnée, ne respectaient même pas les corps des vaincus

Ragnor baissa les yeux vers la jeune fille, paupières closes, lèvres entrouvertes et tremblantes. Il ne pouvait se douter de la bataille qui minait sa résistance. S'il s'était levé alors, peut-être aurait-il

vu exaucer son désir de la voir écrasée de peur à ses pieds. Mais son esprit était ailleurs. Il pensait à cet homme de basse extraction, à ce bâtard, qui viendrait réclamer tout ce qui I'entourait : terres, serfs, gens, tout le fief. Dès avant l'aube, les Normands étaient arrivés au galop, avec la hardiesse des conquérants pour demander la reddition du bourg. Darkenwald n'était pas préparé à recevoir l'ennemi. Après la victoire sanglante de Guillaume, duc de Normandie, que l'on appellera bientôt Guillaume le Conquérant, sur Harold, roi d'Angleterre, à Senlac, quinze jours plus tôt, la nouvelle s'était répandue que le duc normand marchait sur Canterbury avec son armée, les Anglais, quoique battus, lui refusant toujours la couronne. Les habitants de Darkenwald avaient été soulagés, ce bourg étant dans une direction opposée à celle de Canterbury. Mais ils avaient compté sans les détachements normands lancés pour s'emparer de divers châteaux desquels les Saxons auraient pu harceler les flancs des troupes de Guillaume. Beaucoup avaient perdu courage aux cris des guetteurs annonçant I'arrivée des envahisseurs. Erland, le sire de Darkenwald, sachant la vulnérabilité de sa position, se serait rendu, malgré sa fidélité au roi Harold, s'il n'avait été provoqué au-delà du soutenable. Chez les Normands, Ragnor de Marte était le seul à éprouver une sorte de malaise tandis qu'ils traversaient les champs en direction du manoir. Il s'arrêta devant la grande demeure de pierre grise et regarda autour de lui. Rien ne bougeait, tout paraissait inhabité. L'entrée principale, une épaisse porte de chêne bardée de fer, était fermée. Aucune lumière n'était visible à travers les peaux huilées tendues sur les fenêtres et les torches n'avaient pas été allumées, dans les torchères de chaque côté de la porte, malgré la venue de la nuit. L'on n'entendait aucun bruit à l'intérieur, mais, à l'appel d'un jeune héraut, la lourde porte s'ouvrit lentement. Un vieil homme aux cheveux et à la barbe blanche, grand et puissant, parut. Il avait une épée nue à la main. Il referma la porte derrière lui et Ragnor entendit le bruit d'un verrou que l'on poussait. Puis le Saxon se retourna et fit face aux intrus. Il attendit, calme, prudent, tandis que le héraut s'approchait, déroulant un par- chemin. Confiant en la justice de sa mission, le jeune homme s'arrêta devant son aîné et commença à lire.

- Oyez Erland, seigneur de Darkenwald. Guillaume, duc de Normandie, déclare l'Angleterre sienne par droit souverain...

Le héraut lut, en anglais, ce que Ragnor avait préparé en français. Ce dernier n'avait guère suivi le parchemin qu'avait préparé Wulfgar, ce bâtard de sang normand. Selon Ragnor, le texte de Wulfgar était une supplique au lieu d'être un ordre, parfaite- ment légitime, de soumission. Qui étaient donc ces Saxons, sinon de vils païens dont la résistance arrogante méritait d'être écrasée sans merci ? Wulfgar voulait les traiter en gens honorables. Les Anglais avaient été battus : qu'ils apprennent donc à connaître leurs maîtres. Mais Ragnor se sentit mal à I'aise en regardant le visage du vieil homme qui s'empourprait au fur et à mesure que la lecture se poursuivait. Tous, hommes, femmes et enfants, devaient se rassembler pour être marqués au front, au fer rouge, du stigmate des esclaves. Quant au seigneur lui-même et sa famille, ils devaient se livrer comme otages, garantissant la bonne volonté de toute la population du fief. Ragnor s'agita sur sa selle et, nerveux, regarda autour de lui. Un caquetage de volaille, un roucoulement de colombe... puis un faible mouvement capta son regard. On avait poussé, à peine, un volet à I'étage. Il ne pouvait voir personne, mais il sentait qu'on le surveillait. Par mesure de précaution, il rejeta son manteau dans son dos, dégagea la garde de son épée.

Le héraut continuait sa lecture et le visage du vieux seigneur se faisait de plus en plus sombre sous l’outrage.

 

Un coup de vent brutal fit claquer les gonfanons au-dessus de leurs têtes, comme une mise en garde. Vachel, le cousin de Ragnor, murmura quelques mots dans le dos de ce dernier, inondé de sueur.

Soudain, le vieil homme poussa un véritable hurlement de rage et brandit son épée. Le corps du héraut, décapité d'un seul coup, s'affaissa lentement sur sa tête qui avait roulé à terre. La stupeur empêcha une réaction immédiate des Normand, laissant le temps aux serfs de surgir de partout, armés de faux, de fourches, de haches. Ragnor, furieux de s'être laissé prendre par surprise, lança un ordre à ses hommes et se jeta dans la mêlée, fendant des crânes à droite, à gauche, coupant des mains tendues pour le désarçonner. Le sire de Darkenwald tenait à lui tout seul tête à trois Normands. Il fallait qu'il meure ! Les paysans, comprenant I'intention de Ragnor', tentèrent de lui barrer le chemin pour sauver leur seigneur. Mais ils n'étaient pas de taille à lutter contre des hommes entraînés à la guerre. Le puissant destrier du Normand continua pesamment son avance parmi les corps à terre. Sire Erland vit l'épée levée sur lui et s'abattre. Ragnor de Marte lui fendit le crâne. Leur seigneur à terre, les serfs s'enfuirent. La bataille arrêtée, l'on n'entendit plus que les cris d'enfants, des lamentations de femmes et le fracas des coups du tronc d'arbre faisant office de bélier pour enfoncer la porte du manoir.

 

De l'endroit où elle se trouvait, aux pieds de Ragnor, Aislinn, anxieuse, regardait sa mère, en quête d'un signe de vie. Soulagée, elle la vit qui remuait, enfin. Avec un gémissement, Maida parvint à se redresser sur un coude. Elle regarda autour d'elle d'un air vague, encore abrutie par la correction reçue. Celui qui la lui avait infligée s'en reprit à elle :

- Va me chercher de la bière, esclave

La soulevant par ses vêtements, il la précipita en direction du tonneau. Ses pieds entravés lui firent perdre l'équilibre et elle tomba de nouveau.

- De la bière ! hurla l'homme en lui jetant sa corne à boire.

Maida le regarda sans comprendre, jusqu'au moment où il la repoussa, une fois encore, vers le tonneau. Elle fit effort pour se mettre debout, mais l'homme tira sur la corde et elle se retrouva à quatre pattes, ce qui mit son tortionnaire en joie :

- Rampe, chienne !

Elle fut forcée de le servir à genoux. D'autres soldats I'appelèrent et, aidée de deux serfs pris au moment où ils s'enfuyaient, Hlynn et Ham, elle continua de verser vin et bière.

Elle marmonnait et ses lèvres, enflées par les coups, laissaient passer comme une étrange mélopée. Horrifiée soudain, Aislinn comprit que sa mère appelait sur la tête des envahisseurs la malédiction de tous les esprits mauvais hantant les marais. Qu'un

seul comprenne le saxon et Maida serait embrochée comme un porcelet. Leur vie, Aislinn le savait, tenait au simple caprice de ces hommes. Son fiancé lui-même était en danger. Elle avait entendu ces Normands dire qu'un autre bâtard, sous les ordres de

Guillaume, s'était rendu à Cregan pour obtenir la reddition du bourg. Kerwick était-il mort aussi après avoir combattu si courageusement aux côtés du roi Harold dans la désastreuse bataille de Hastings qui vit la défaite des Anglais et le triomphe des envahisseurs normands ?

Ragnor, qui regardait Maida, pensa à la dignité, à la beauté de cette femme avant que ce soldat ne l'assomme. Rien ne rappelait ce qu'elle avait été, dans la créature sautillant péniblement, le visage enflé, déformé, ses cheveux auburn emmêlés, poissés de

sang et de boue. La fille, à ses pieds, pensait-elle à elle-même en regardant sa mère avec une telle fixité ? Un cri détourna l'attention d'Aislinn de sa mère.

 

Elle regarda autour d'elle pour voir Hlynn, la servante, que se disputaient violemment deux soldats. Elle avait à peine quinze ans. Elle n'avait jamais connu d'homme et ces deux ruffians s’apprétaient à la violer.

Aislinn, comprenant la terreur de Hlynn, se mordait les doigts pour ne pas crier, elle aussi. Elle ne le savait que trop, le même sort l'attendait. Il y eut un bruit d'étoffe déchirée. Sa robe arrachée, Hlynn avait à présent les seins nus. Une main lourde tomba

alors sur l'épaule d'Aislinn, freinant son mouvement de révolte. Les deux soldats, pendant ce temps-là, se disputaient le jeune corps. Finalement, l’un d'eux assomma I'autre d'un coup de poing et, emportant Hlynn qui se débattait en criant, il sortit avec elle.

Soudain, Aislinn fut incapable de supporter davantage le poids sur son épaule. Elle se détourna d’un coup pour regarder le Normand, ses yeux violets glacés par le mépris. L'autre soutint son regard et un sourire moqueur entrouvrit sa bouche aux lèvres charnues. Mais loin de baisser les yeux, elle continua de le regarder, méprisante. Son sourire s'effaça. Elle sentit ses doigts se refermer sur son épaule, là meurtrissant. Incapable de se contenir davantage, elle poussa un cri de rage et leva la main pour le souffleter. Mais il lui saisit le poignet au-passage, lui immobilisa le bras derrière le dos. Elle avait à présent, le visage tout contre le sien, sentait son souffle sur sa joue. De sa main libre, avec une lenteur calculée, il entreprit de la caresser, s'attardant sur la courbe de ses hanches. Tremblant de dégoût et de colère, elle lui cracha au visage un furieux « porc immonde ! » , éprouvant malgré tout une certaine satisfaction devant son expression de stupeur, car

elle avait parlé français.

- Hein ?

Vachel de Comté se redressa vivement, les oreilles alertées par. cette voix de femme disant quelque chose qu'il était capable de comprendre. Il n'avait rien entendu de tel depuis qu'ils avaient mis à la voile à Saint-Valéry, sur les côtes de France, pour venir conquérir I'Angleterre.

- Par Dieu, cousin, non seulement la fille est belle, mais elle est instruite. La chance te sert : tomber dans ce pays de paiens sur la seule fille capable de te comprendre quand tu lui donneras tes instructions au lit... Il faut bien admettre que le viol, s'il a des avantages, a aussi des inconvénients. Mais si la fille comprend, tu sauras peut-être l'amener à se montrer mignonne. Qu'importe que tu aies tué son père !

Ragnor relâcha la jeune fille et adressa un coup d’œil féroce à Vachel :

- Silence, blanc-bec ! Tes bavardages m'excèdent.

Vachel réfléchit un instant et sourit :

- Cher cousin, j'ai I'impression que tu te fais beaucoup trop de souci, sans quoi tu comprendrais que je plaisante. Que pourra donc dire Wulfgar quand tu lui annonceras que nous avons été attaqués par ces misérables païens ? Le vieux était rusé. Le

duc Guillaume ne saurait te blâmer. Mais quel bâtard crains-tu le plus ? Le duc ou Wulfgar ?

Aislinn écoutait avec attention.

Ragnor, les sourcils froncés, le visage sombre soudain, s'écria d'une voix vibrante de colère :

- Je ne crains personne !

- Oh ! oh ! Très bien dit, mais le penses-tu vraiment ? N'y a-t-il pas lieu de se sentir un peu gêné ce soir ? Wulfgar avait donné I'ordre de ne pas se battre avec les villageois et pourtant tu as tué

bon nombre de ceux qui devaient être ses serfs.

Quel était cet homme, ce Wulfgar, que ces terribles envahisseurs semblaient craindre eux-mêmes ? Est-ce lui qui serait le nouveau sire de Darkenwald ?

- ... Le duc a promis ces fiefs à Wulfgar, continua Vachel avec désinvolture. Mais ils ont peu de valeur sans paysans pour travailler aux champs.

Oui, Wulfgar aura son mot à dire.

- Ce cuistre sans blason ! s'écria Ragnor. De quel droit posséderait-il ces terres ?

- Eh ! oui, cousin, je comprends ton ressentiment. Le duc a promis ce fief à Wulfgar, alors que nous, qui sommes de maison noble, l'on ne nous donné rien. Ton père sera très déçu.

La lèvre supérieure de Ragnor se retroussa en un rictus :

 - La loyauté d'un bâtard pour un autre bâtard ! Ce sont les autres, plus méritants, qui en pâtissent. Guillaume ferait Wulfgar pape s’il le pouvait, ajouta-t-il en caressant une des tresses dorées d’Aslinn.

Vachel, pensif, se passa la main sur le menton et fronça les sourcils :

- A dire vrai, on ne peut dire que Wulfgar ne soit pas méritant, cousin. qui l’a jamais vaincu dans une joute ? A Hastings, il s’est battu comme dix.

Il a tenu quand tout le monde pensait Guillaume mort. Mais, de là à en faire un baron ! (Il eut de la main un geste de mépris.) Il va, à présent, se croire notre égal.

- En a-t-il jamais été autrement ?

Tout en parlant, Vachel détaillait Aislinn. Elle était très jeune. Dix-huit ans, peut-être ? Elle avait du caractère. Il ne serait pas facile de la faire plier. Wulfgar serait sans nul doute satisfait. Les cheveux  de la jeune fille captaient la lumière du feu à chacun de ses mouvements. Ils étaient d'une couleur peu commune pour une Saxonne. Elle avait aussi des yeux étonnants. Ils semblaient noirs sous I'effet de la colère provoquée par l'examen dont elle se sentait l'objet. Mais, au repos, ils étaient violet clair. De longs cils noirs les bordaient. Elle avait les traits fins, les pommettes hautes, la bouche petite et rose et les dents blanches intactes, sans ces chicots noirs qui déparaient tant de belles filles. Sans doute serait-elle difficile à dompter, mais la perspective n'était pas sans charme à en juger par ses courbes.

- Ah ! cousin, conclut Vachel, un conseil : amuse-toi bien avec la demoiselle cette nuit, car le jour qui vient verra peut-être Wulfgar avec elle.

- Ce rustre ! Depuis quand s'occupe-t-il des femmes ? Il les hait. Peut-être que si nous lui trouvions un gentil damoiseau...

- Si c'était vrai, cousin, nous l'aurions à notre merci. Mais je crains que ce ne soit pas son goût. Il fuit les femmes comme la peste, en public, mais m'est avis qu'il en a autant qu'il en veut en privé.

Je I'ai vu examiner quelques damoiselles de l'œil de quelqu'un que l'objet intéresse. Le fait qu'il s'arrange pour mener ses affaires avec discrétion semble fasciner les femmes. Mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi tant de donzelles, à la cour de Guillaume, seraient volontiers à ses pieds. Son dédain doit les exciter.

- Je n'ai jamais vu tellement de femmes lui faire les yeux doux.

- Bien sûr, cousin, parce que tu es beaucoup trop occupé toi-même à faire trébucher les belles pour t'occuper de celles auxquelles Wulfgar plaît.

- Comment peut-il plaire, marqué comme il l'est !

Vachel haussa les épaules :

- Qu'importe une cicatrice par-ci par-là ? Elles sont la preuve que l'homme est brave et audacieux.

Il fit signe qu'on lui remplisse sa corne et Maida s'approcha en tremblant pour le servir. Elle échangea un regard rapide avec sa fille avant de s'éloigner en marmonnant.

- N'aie crainte, cousin, poursuivit Vachel. La partie n'est pas encore perdue. Qu'importe que Guillaume favorise Wulfgar ? Cela n'aura qu'un temps. Nos familles ne sauront tolérer cette usurpation longtemps.

- Mon père ne sera pas enthousiasmé quand il apprendra que je n'ai gagné aucune terre pour la famille, ici, gronda Ragnor.

- Oh ! Guy est un vieil homme et il a des idées démodées. Il a fait fortune et il pense naturellement qu'il doit être facile pour toi d'en faire autant.

Les doigts de Ragnor se crispèrent sur sa corne et les jointures blanchirent :

- Parfois, Vachel, je me demande si je ne le hais pas.

Son cousin haussa les épaules :

- Moi aussi, mon père m'impatiente. Te rends-tu compte qu'il m'a menacé de me flanquer à la porte et de me déshériter au prochain bâtard que j'engendrerai !

Pour la première fois, depuis qu'il avait fait enfoncer la porte du manoir, Ragnor de Marte éclata de rire :

- Avoue, Vachel, que tu ne te prives pas !

Vachel rit à son tour :

- Et toi, beau cousin ?

- Quoi de plus normal, pour un homme, que de rechercher son plaisir ? répondit Ragnor dont les yeux s'abaissèrent vers la jeune fille, à ses pieds. Il lui caressa la joue et, excité soudain, empoigna sa robe qui se déchira dans le mouvement qu'elle fit pour se libérer. Les soldats se retournèrent vivement pour profiter du spectacle offert à leurs yeux par la jeune poitrine à demi nue. Comme avec Hlynn, plus tôt, ils crièrent des encouragements, des obscénités. Elle rapprocha sur ses seins les morceaux de son corsage et, sans un mot, de ses seuls yeux violets, leur dit tout son mépris, sa haine. Un par un, ils se turent, se détournèrent. Dame Maida, de toutes ses forces, serrait sur sa poitrine une outre contenant du vin. Torturée, elle regardait Ragnor caresser sa fille. Lentement, ses mains passaient sur la peau soyeuse, osaient des

gestes qu'aucun autre homme avant lui n'avait risqué. Aislinn tremblait de dégoût et Maida, suffoquée par la peur et la haine, avait du mal à respirer. Elle leva les veux vers I'escalier obscur menant aux chambres à coucher. Elle s'imaginait sa fille se

débattant avec Ragnor sur le lit qu'elle avait partagé avec son mari et sur lequel elle avait donné le jour à Aislinn. Elle croyait entendre les cris de douleur arrachés à sa fille par ce sauvage. Le Normand n'aurait aucune pitié et Aislinn ne le supplierait pas. Sa fille avait l'orgueil entêté de lord Erland. Jamais elle ne prierait pour elle ; pour les autres, peut-être, mais pas pour elle.

Maida s'éloigna, disparut dans I'ombre. Elle n'aurait de repos qu'elle n'ait vengé son mari.

Ragnor se leva, entraînant Aislinn avec lui, et referma ses bras autour d'elle. Il rit de la sentir lutter pour lui échapper, prenant plaisir aux grimace de douleur qu'elle ne pouvait réprimer, ses doigts lui meurtrissant les bras.

- Comment se fait-il que tu parles notre langue ? demanda-t-il.

Elle rejeta la tête en arrière pour rencontrer son regard et garda le silence, les yeux méprisants. Ragnor desserra son étreinte brutale. La torturer ne servirait à rien si elle avait décidé de se taire. Elle était restée muette quand il lui avait demandé son nom. C'est sa mère qui s'était précipitée pour lui répondre, quand il l'avait menacée. Mais il avait ses méthodes pour assouplir les damoiselles les plus hautaines.

- Parle, Aislinn, sinon je te déshabille et te livre nue à mes hommes.

A contrecoeur, elle répondit :

- Un troubadour a séjourné longtemps dans ce manoir quand j'étais enfant. Avant de venir chez nous, il avait voyagé de pays en pays. Il connaissait quatre langues. Il m'a enseigné la vôtre parce que cela l'amusait.

- Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle à ça !

- A ce qu'il paraît, votre duc aurait eu dès l'enfance des visées sur I'Angleterre. Mon troubadour connaissait cette légende, car souvent il avait joué pour les grands personnages dans votre pays. A deux ou trois reprises, il avait même, dans sa jeunesse, distrait votre duc jusqu'au jour où votre sire lui a fait couper le petit doigt, pour le punir d'avoir chanté, en sa présence, l'histoire d'un chevalier de basse naissance. Ce qui plaisait à mon troubadour en m'enseignant sa langue, c'est l'idée que, si un jour les ambitions de votre duc se réalisaient, je pourrais me faire comprendre en vous disant quelles ordures vous êtes.

Les traits de Ragnor s'assombrirent, mais Vachel gloussa dans son hanap.

- Où est votre galant troubadour à présent, damoiselle ? demanda le jeune Normand. Le duc n'aime pas davantage à présent que dans sa jeunesse qu'on le traite de bâtard. Votre homme risque de se voir couper la tête et non plus un doigt.

- Là où aucun mortel ne peut I'atteindre, parfaitement à I'abri de votre duc !

La vue des épaules de la jeune fille à peine voilées par la robe déchirée ramena Ragnor à ses préoccupations premières. Il se pencha, la souleva de terre sans tenir compte de ses protestations véhémentes et du flot d'insultes dont elle I'accabla. Il rit de ses efforts pour lui échapper et, baissant la tête, il appliqua sur

ses lèvres sa bouche humide. Mais il se redressa brusquement. Une goutte de sang perlait sur sa lèvre.

- Sale petite vipère !

Il jeta alors la jeune fille sur son épaule. A demi assommée par le choc contre la cotte de mailles, elle ne bougea pas, la tête pendant dans le vide. Attrapant une chandelle au passage, il traversa la grande salle, gravit I'escalier et se dirigea vers la chambre du seigneur défunt, dont il referma, d'un coup de pied, la porte derrière lui. Posant la chandelle sur un meuble, il marcha vers le lit, y jeta Aislinn sans cérémonie. Elle tenta aussitôt de se redresser, montrant ses jambes dans l'effort, et voulut sauter à bas du lit. La corde qui la retenait par le cou la freina brutalement. Un sourire cruel aux lèvres, Ragnor entreprit d'enrouler la corde autour de son poignet jusqu'à ce que la jeune fille se trouve à genoux tout contre lui. Il rit de son expression, dégagea son poignet et noua la corde à l'un des piliers du lit. Puis, avec une lenteur calculée, il commença à se déshabiller, laissant tomber par terre épée, haubert et tunique de cuir. Il se rapprocha de la cheminée vêtu de ses seules chausses. Son appréhension croissant, Aislinn tirait de toutes ses forces sur la corde qui lui enserrait le cou, mais en vain. Il activa le feu, ajouta du bois et, réchauffé, ôta son dernier vêtement. La jeune fille frissonna à la vue de son corps nu et musclé. Elle ne pourrait lutter avec lui. Il vint à elle, un sourire satisfait aux lèvres, et lui caressa la joue.

 

- Une fleur sur un buisson d'épines, murmura-t-il. Oui, tu es mienne. Wulfgar m'a laissé libre de prendre ce qui me plairait si j'exécutais ses ordres. Quelle plus belle récompense pourrais-je réclamer ? Pour ce qui reste, d'ailleurs !

- Vous vous attendez donc à être récompensé pour avoir massacré tout le monde ?

Il haussa les épaules :

- Ces idiots auraient dû réfléchir avant de s'attaquer à des chevaliers armés, et le vieil homme, en tuant le messager du duc, se condamnait à mort. Nous avons fait une bonne journée de travail pour Guillaume. Je mérite une récompense. Révoltée, Aislinn s'écarta dans la mesure où elle le pouvait. Ragnor éclata de rire et, tirant sur la corde, la rapprocha de lui.

- Viens, ma colombe, dit-il doucement. Viens, ma colombe, partager mon nid. Ragnor sera très gentil avec toi.

 

Les dents serrées, étouffant ses sanglots, Aislinn résistait de toutes ses forces contre la traction de la corde, mais elle finit par se retrouver à genoux, tout contre son tortionnaire. Serrant le noeud sous son menton, il la contraignait à lever la tête. A demi étranglée, les yeux exorbités, elle pouvait à peine respirer.

De sa main libre, il saisit une outre de vin, posée sur un meuble.

- Goûte-moi un peu ça, ma colombe, fit-il d'une voix enjôleuse, en la contraignant à boire. Elle dut avaler le liquide pour retrouver son souffle et il maintint l'outre contre sa bouche jusqu'à ce qu'elle en perde la respiration. Puis il la relâcha, s'assit sur le lit et levant le récipient, but et s'arrosa tout à la fois. Aislinn était épuisée et quand il tira à nouveau sur la corde, elle eut à peine la force de résister. Son haleine, empuantie par la bière et le vin, lui donnait la nausée. D'un geste brutal, empoignant sa robe par l'encolure, il la déchira jusqu'à la taille. Puis, il s'étendit sur le lit et but longuement à nouveau, sans la quitter des yeux.

- Allez, viens ma petite colombe. Tu aurais pu tomber plus mal, dit-il en la détaillant avec un sourire d'ivrogne. Tu pourrais être restée avec ces lourdauds, en bas.

 

Les yeux dilatés, Aislinn, contre tout espoir, tirait sur le noeud qui lui serrait le cou. II ricana, donna une secousse à la corde, faisant perdre l'équilibre à la jeune fille.

- Non, non, ma colombe,

Il se leva, s'avança vers elle, les yeux brillants de désir. Aislinn sentit un frisson glacé la parcourir, elle respirait avec difficulté, comme on sanglote. Elle aurait voulu crier, hurler de terreur comme I'avait fait Hlynn. Elle se sentait suffoquer de désespoir. Ses membres, lourds comme du plomb, refusaient de lui obéir et elle se trouva, liée au pied du lit, sans pouvoir réagir. L'ombre, derrière lui, lui semblait trouble, le beau visage cruel de l'homme occupait tout son champ de vision. Il étendit une main, la lui posa sur le sein. Avec un cri, Aislinn se tordit pour lui échapper. Mais il s'appuya sur elle, de tout son poids, et elle perdit l'équilibre. Elle était prise, écrasée sous lui. La chambre tangua autour d'elle

et elle entendit l'homme parler comme à travers un mur :

- Tu es à moi...

De sa joue, il lui caressa le cou, la poitrine, et son souffle brûlant et lourd la perça jusqu'aux os. Sa bouche sur l'un de ses seins, il murmura encore :

- Tu es à moi. Je suis ton maître.

Aislinn ne pouvait pas bouger. Elle était en son pouvoir. Peu lui importait à présent. Tout était brouillé à ses yeux. Le poids de l'homme nu I'enfonça davantage dans les fourrures. Tout ça serait

bientôt fini...

 

Maida regarda le couple enlacé, silencieux et immobile à présent. Elle rejeta la tête en arrière et son éclat de rire couvrit le bruit des hommes ivres, en bas. Le cri d'un loup affamé déchira la nuit à cet

instant et les deux sons se mêlèrent. Dans la grande salle, les envahisseurs se turent, mal à I'aise. Quelques-uns d'entre eux se signèrent. Jamais encore ils n'avaient entendu cela. Les autres, songeant à la rage de Wulfgar, pensèrent qu'il venait d'arriver.

 

 

 

 

 

 

 

2

 

Aislinn s'éveilla lentement. Il lui semblait qu'on l'appelait de très loin. Elle se redressa, repoussa le poids qui lui écrasait la poitrine. Le Normand tressaillit à côté d'elle et roula sur le flanc. En dormant, il avait un beau visage faussement innocent. Mais, à le voir ainsi, Aislinn cracha de haine et de mépris, se souvenant trop bien du contact de ses mains sur son corps, de son ventre pressant le sien... Elle secoua la tête. Et s'il lui avait fait un enfant ? Oh,

Dieu !

- Aislinn !

elle sursaut, se retourna et aperçu sa mère, debout à coté du lit et qui se tordait les mains.

- Il faut nous dépêcher. Nous n'avons pas beaucoup de temps. (Elle tendit une robe en laine à sa fille.) Il faut partir maintenant, pendant que les sentinelles dorment encore. Dépêche-toi,

ma fille.

 

Aislinn était consciente de la terreur qui vibrait dans la voix de sa mère, mais elle n'éprouvait elle-même aucune émotion. Elle ne ressentait rien.

- Si nous voulons nous échapper, il faut nous hâter, suppliait Maida. Viens avant qu'ils ne soient tous réveillés !

Aislinn se leva, épuisée, engourdie, et enfila la robe, indifférente au contact râpeux sur sa peau nue, sans la protection habituelle de son jupon. Inquiète à l'idée de réveiller le Normand, elle jeta un coup d’oeil anxieux par-dessus son épaule. Mais il dormait paisiblement, satisfait sans doute de son exploit.

Elle fit volte-face, gagna la fenêtre dont elle ouvrit les volets d'un mouvement impatient. Sous la lumière dure du soleil levant, elle apparut pâle et fatiguée, l'image même de la fragilité. Elle commença à démêler ses cheveux avec ses doigts, mais elle s'arrêta brusquement. Elle croyait sentir à nouveau les doigts bruns de Ragnor s'y accrochant, la forçant à lui obéir. Elle rejeta l'épaisse masse bouclée dans son dos, la laissant tomber libre jusqu'à ses hanches et se retourna vers sa mère.

 

- Non, dit-elle avec fermeté. Nous ne partirons pas aujourd'hui. Nous ne laisserons pas nos morts être la proie des corbeaux et des loups.

D'un pas décidé, elle quitta la chambre suivie par sa mère, désespérée. En bas, les Normands dormaient à même le sol, là où le sommeil les avait surpris.

Aislinn ouvrit la lourde porte du manoir, s'apprêta à sortir et s'arrêta en vacillant sur le seuil, suffoquée par l'odeur écœurante de la mort. Elle lutta de toutes ses forces contre la nausée et, se frayant un chemin parmi les cadavres, elle avança jusqu'à ce qu'elle ait trouvé celui de son père.

Rigide, étendu sur le dos, il n'avait pas lâché son épée.

Une larme, une seule, roula sur la joue de la jeune fille. Son père était mort comme il avait vécu, dans I'honneur, pour la terre qu'il aimait. Maida regarda fixement son époux assassiné et émit une plainte sourde qui se termina en un cri aigu.

- Oh ! Erland ! Pourquoi nous avoir laissées à la merci de ces bandits qui ont tout pillé et violé ta fille !

Elle tomba à genoux, saisit le haubert du mort, comme pour le relever. Mais ses forces la trahirent et elle resta à se lamenter, désespérée :

- Que vais-je devenir ? Que vais-je devenir ?

Aislinn dégagea l'épée de la main de son père et, le prenant par le bras, tenta de tirer le cadavre vers un endroit plus abrité. Sa mère saisit l'autre main, mais seulement pour retirer, de son doigt recroquevillé, une lourde chevalière. Elle sentit le regard de sa fille et gémit :

-Elle m'appartient. Elle faisait partie de ma dot. Regarde les armoiries de mon père. (Elle brandit la bague sous le nez d'Aislinn.) Elle partira avec moi.

 

Une voix s'éleva qui les fit sursauter. La vieille femme se redressa, défigurée par la peur. Elle laissa tomber la main du mort et, avec une agilité stupéfiante, elle se mit à courir à travers le champ de bataille jonché de cadavres et disparut dans les broussailles, au bord du marais. Aislinn lâcha le bras de son père et se retourna, avec un calme qui la surprit elle-même, pour faire face à cette menace nouvelle. Ses yeux se dilatèrent à la vue de l'immense guerrier à cheval sur un étalon gigantesque. L'énorme cheval avançait avec une grâce surprenante pour sa taille, évitant les corps éparpillés. Aislinn attendit, immobile, mais elle sentait la terreur monter en elle au fur et à mesure qu'ils approchaient, la faisant paraître très petite et vulnérable. L'homme avait le visage à demi dissimulé par son heaume, mais sous le regard d'acier, dont elle percevait l'éclat, la jeune fille sentait fondre son courage et sa gorge se noua sous l'emprise de

la peur.

 

Son bouclier, accroché à la selle, représentait un loup noir sur fond de gueule et portait la barre de bâtardise. Aislinn en comprit le sens et n'eût été la peur que lui inspiraient sa taille et celle de sa

monture qu'elle lui eût craché son dégoût au visage. Elle redressa le menton dans un geste de défi pitoyable, ses yeux violets brillant de haine. Mais l'homme parla, méprisant.

- Porcs saxons ! Il faut que vous détroussiez les cadavres.

La voix d'Aislinn, si elle fut plus aiguë, n'avait rien à lui envier quant au mépris.

- Que dites-vous, sire chevalier ? Nos braves envahisseurs ne peuvent-ils donc nous laisser ensevelir nos morts en paix ?

Railleuse, elle balaya, du geste, le champ de bataille.

Il renifla avec dédain.

- Si j'en juge par la puanteur, vous n'avez attendu que trop longtemps.

- Ce ne sera pas l'avis de I'un de vos compagnons, quand il s'éveillera et constatera que j'ai disparu, répliqua-t-elle.

Malgré sa volonté, c'est les yeux pleins de larmes qu'elle soutint son regard.

 

L'homme parut se détendre sur sa selle. Un coup de vent brusque plaqua la robe de la jeune fille contre elle, révélant les courbes de son corps. Le nouveau venu  la détailla, s'attardant sur ses seins ronds, palpitants de rage. Aislinn rougit vivement, furieuse de se sentir comme quelque fille de ferme, examinée par son maître.

 

- Tu devrais être contente d'avoir eu à offrir davantage à sire Ragnor que tous ceux-là, dit-il en désignant les morts.

Aislinn crut s'étrangler de rage. Il mit pied à terre et vint se planter devant elle. Il ôta son heaume, le mit au creux de son bras et, repoussant son capuchon, il le laissa tomber sur ses épaules. Il souriait, la contemplant, et toucha, du doigt, une boucle tombée sur son sein.

- Oui, damoiselle, bénissez le sort d'avoir eu à offrir davantage.

- Ils ont donné le meilleur d'eux-mêmes. Que n'ai-je pu me battre comme eux !

Avec un grognement, il se détourna et regarda le carnage sans cacher son dégoût. Il était très grand. Ses cheveux emmêlés étaient en partie décolorés par le soleil et, malgré le poids de sa cotte de mailles, il se déplaçait avec aisance. Il avait le nez long et mince, la bouche grande, mais bien dessinée.

Une cicatrice, qui courait de sa pommette à son menton, pâlissait à vue d'oeil et l'on voyait se contracter les muscles de sa mâchoire. D'un mouvement vif, il se retourna pour faire face à Aislinn qui en  eut le souffle coupé. Ses lèvres retroussées découvraient de puissantes dents blanches et un grondement sourd roulait dans sa gorge. La jeune fille fut stupéfiée par son aspect sauvage, on aurait dit un chien féroce... non, plus que cela encore. Un loup décidé à se venger d'un ennemi. Il fit demi-tour de nouveau et, à grandes enjambées, en courant presque, il se dirigea vers la porte de Darkenvald et disparut à l'intérieur du manoir.

 

Alors, le tonnerre parut éclater à l'intérieur. Aislinn I'entendit qui criait et les murs tremblèrent. Sa peur oubliée, elle écouta et attendit. Sa mère apparut à l'angle de la maison et lui fit signe de venir. A contrecoeur, la jeune fille se reporta à sa tâche première. Elle se penchait vers son père quand un hurlement déchira l'air. Elle sursauta, se redressa, anxieuse, pour voir Ragnor projeté tout nu par la porte. Ses vêtements et son épée subirent le même sort et s'écrasèrent dans la poussière.

 

- Imbécile ! (Le nouveau venu se dressait sur les marches, le dominant) : A quoi me serviront des morts ?

Aislinn ne perdait rien du spectacle, ravie de voir Ragnor se relever avec maladresse, profondément blessé dans son orgueil. Sa main chercha son épée.

- Prends garde, Ragnor. Tu ne ferais qu'ajouter ta puanteur à celle de tes victimes.

- Wulfgar, fils de Satan ! (Ragnor s'étranglait de rage.) Approche que je puisse t'embrocher !

- J'ai autre chose à faire que de me battre avec un charognard tout nu et braillard. Bien que cette dame souhaite ta mort, j'ai malheureusement besoin de toi, ajouta-t-il en remarquant l'intérêt manifesté par Aislinn.

Ragnor eut un sursaut de surprise et se retourna pour voir Aislinn qui suivait la scène avec amusement. Son visage s'assombrit. Furieux et humilié, il ramassa ses chausses et les enfila avant de la rejoindre.

- Que fais-tu ici ? demanda-t-il. Pourquoi es-tu sortie ?

Elle eut un rire de gorge et lui dédia tout son mépris :

- Parce que cela me convenait.

Ragnor la regarda fixement, se demandant comment la mater sans nuire à sa beauté et abîmer le beau corps dont il gardait le souvenir contre le sien.

Il lui saisit le poignet :

- Rentre et attends-moi. Tu ne seras pas longue à apprendre que tu es à moi et que tu dois m'obéir.

D'une secousse, Aislinn se dégagea.

- Crois-tu donc que je t'appartienne parce que tu as couché une fois avec moi ? lança-t-elle. Tu as encore beaucoup à apprendre. Jamais je ne serai à toi. Toute ma vie, je te haïrai. Le sang de mon père criera toujours vengeance. Son cadavre est là qui demande une sépulture et, que tu le veuilles ou non, je la lui donnerai. Tu ne pourras m'en empêcher qu'en versant mon sang, à moi aussi.

Ragnor la saisit à nouveau par le bras, la serrant avec brutalité. Il avait conscience que Wulfgar les regardait avec beaucoup d'intérêt et il enrageait de ne pouvoir faire céder cette fille obstinée.

- Il est d'autres gens mieux à même de I'enterrer, gronda-t-il entre ses dents serrées. Obéis et fais ce que je te dis.

La mâchoire d'Aislinn se durcit et elle soutint le regard flamboyant des yeux noirs :

 - Non ! Je préfère que ce soit fait par des mains aimantes.

Ragnor crispa le poing comme s'il allait la battre puis, sans prévenir, il la repoussa brutalement, la faisant trébucher et tomber dans la boue nauséabonde. Il la domina, la détaillant. Vivement, Aislinn repoussa sa robe sur ses cuisses dénudées et soutint

son regard avec froideur.

- Je cède pour cette fois, damoiselle. Mais ne me provoque pas à nouveau.

- Un vrai chevalier ! railla-t-elle en se relevant.

Elle le toisa en se massant le poignet et remarqua le grand guerrier, debout sur le perron. Le Normand croisa son regard et sourit, un pli moqueur à la bouche.

 

Aislinn se détourna brusquement, manquant le coup d'oeil appréciateur dont il l'enveloppa. Elle se baissa, reprit le bras de son père et tira sur lui. Les deux hommes la regardaient faire. Enfin Ragnor s'approcha pour l'aider. Elle le repoussa avec force.

 

- Allez-vous-en ! cria-t-elle. Ne pouvez-vous nous laisser en paix, au moins en ce moment ? C'était mon père. Laissez-moi l'enterrer.

Ragnor n'insista pas, et, sentant la morsure du vent sur son corps à demi vêtu, il alla ramasser ses affaires pour se rhabiller. Aislinn parvint à tirer son père jusqu'au pied d'un arbre. Un oiseau s'enfuit à son arrivée et elle le suivit des yeux dans son vol, lui enviant sa liberté. Elle sursauta en entendant le choc d'un objet lourd à ses pieds.

 

- Même à des mains aimantes, il faut une pelle, damoiselle.

- Vous êtes aussi aimable que l'autre Normand, sire chevalier, dit-elle. (Puis, elle leva les sourcils.)

Ou bien est-ce  monseigneur  à présent ?

Il s'inclina profondément :

- Comme il vous plaira, damoiselle.

Aislinn pointa le menton :

- Mon père était le seigneur des lieux. Il ne me plaît pas de vous appeler sire de Darkenwald !

Le chevalier normand haussa les épaules sans se

démonter :

- On me connaît sous le nom de Wulfgar. Aislinn, qui avait espéré le vexer, se sentit frustrée.

Son nom ne lui était cependant pas inconnu. Elle avait entendu Ragnor et son cousin en parler, la veille, avec haine.

Peut-être jouait-elle sa vie en provoquant la colère de cet homme.

- Votre duc donnera peut-être ces terres à quelqu'un d'autre, maintenant que vous les lui avez gagnées, rétorqua-t-elle avec insolence. Vous n'êtes pas baron encore et peut-être ne le serez-vous jamais !

- Vous apprendrez que Guillaume tient sa parole. Ces terres sont pratiquement miennes dès à présent, car I'Angleterre lui appartiendra bientôt. Ne vous laissez pas entraîner par de faux espoirs, damoiselle. Ils ne vous mèneraient nulle part.

 

- Quel genre d'espoir m'avez-vous laissé ? demanda-t-elle avec amertume.

Il la toisa, moqueur :

- Vous déclareriez-vous vaincue si vite ? J'avais cru déceler une certaine détermination dans le balancement de vos jupes. Me serais-je trompé ?

- Moquez-vous, c'est facile.

Sa colère le fit rire :

- A ce que je vois, personne n'a encore osé vous remettre à votre place.

- Et vous vous en croyez davantage capable ?

(Du menton, elle désigna Ragnor qui les surveillait à distance :) Et celui-là, qu'en pensez-vous ? Il m'a torturée et violée. En ferez-vous autant ?

Ses yeux violets, voilés de larmes, brillaient d'indignation.

Wulfgar secoua la tête et, d'une main, lui souleva le menton :

- Non, j'ai d'autres méthodes pour dresser une fille comme vous. Le plaisir peut faire merveille quand la douleur ne mène à rien.

Aislinn repoussa sa main d'un geste vif :

- Vous vous faites des illusions. Je ne me laisserai pas mater, même par la bonté.

- Je n'ai jamais été bon avec les femmes, répliqua-t-il, désinvolte.

Elle le regarda l'espace de quelques secondes, mais ses yeux gris ne lui révélèrent rien de sa pensée. Elle ramassa alors la pelle et commença de creuser.

Wulfgar suivit ses efforts maladroits et sourit :

- Vous auriez dû obéir à Ragnor. Vous trouver dans son lit aurait été moins fatigant.

Elle se tourna vers lui, haineuse :

- Nous prenez-vous toutes pour des catins ? Sachez-le, je préfère mille fois cette tâche à I'obligation de céder à des bêtes puantes. Normands, bêtes puantes, pour moi c'est tout un.

Wulfgar lui répondit avec lenteur pour qu'elle le comprenne bien :

 

- Tant que je n'aurai pas couché avec vous, damoiselle, réservez donc votre jugement sur les Normands. Vous préférerez peut-être être chevauchée par un homme que par un vantard braillard.

Aislinn le regarda, effarée, dans I'incapacité de répondre. Il avait énoncé un fait en toute simplicité et elle comprit que, tôt ou tard, elle aurait à partager la couche de cet homme. Elle serait

écrasée par son poids quand il déciderait de la prendre et, malgré ses paroles, il la ferait vraisemblablement souffrir et prendrait plaisir à sa douleur.

 

Elle songea aux nombreux prétendants qu'elle avait repoussés jusqu'à ce que son père, perdant patience, choisisse Kerwick pour elle. Qu'était-elle à présent ? Une pauvre fille dont on usait et que I'on passait au suivant, s'il en avait envie.

- Peut-être avez-vous conquis l'Angleterre, Normand, mais je vous préviens, ce ne sera pas la même chose avec moi.

- Je vous l'accorde, ce sera beaucoup plus agréable.

- Prétentieux ! Je ne suis pas une de vos catins normandes pour me coucher quand bon vous semble. Vous l'apprendrez à vos dépens !

Il rit.

- J'ai l'impression que c'est moi qui vous donnerai la  leçon.

Là-dessus, il lui tourna le dos. Elle le suivit du regard, bouillant de rage. Elle remarqua, alors, qu'il boitait. Etait-ce le résultat d'une blessure reçue dans la bataille ou bien une infirmité de naissance ? De tout son coeur, elle forma le voeu que, de toute façon, il en souffrît.

 

Consciente soudain que Ragnor n'avait pas cessé de la regarder, Aislinn se mit à creuser avec rage, s'attaquant au sol comme à I'un de ces horribles Normands. Puis elle se rendit compte que les deux

hommes discutaient avec ardeur. Wulfgar parlait à

voix contenue, mais où grondait la colère. Ragnor répliquait, blessé dans son orgueil.

- J'ai reçu I'ordre de m'emparer de cette place pour toi. D'après les conseillers anglais du duc, il n'y avait ici que des vieillards et des hommes sans entraînement militaire. Comment pouvions-nous deviner que le vieux baron allait nous attaquer et que ses serfs tenteraient de nous tuer ? Qu'aurais-tu fait à notre place ? Attendre qu'on nous embroche sans toucher à nos armes ?

- As-tu fait lire l'offre de paix que je t'avais confiée ? Le vieux seigneur était fier. Il fallait lui parler avec tact pour éviter de verser inutilement le sang. N'y avait-il pas mieux à faire que de se présenter en conquérants venant lui réclamer son domaine ? Mon Dieu, es-tu donc totalement inepte que je doive t'accompagner à chaque pas pour te montrer comment agir avec des hommes comme lui ?

Que lui as-tu dit ?

Ragnor renifla avec mépris :

- Qui te dit que ce ne sont pas tes propres phrases qui I'ont rendu furieux ? Il nous a attaqués malgré la subtilité de tes formules. Je n'ai rien fait d'autre que laisser le héraut lire le parchemin que

tu m'avais donné.

- Tu mens, gronda Wulfgar. Je lui offrais à lui et aux siens la vie sauve et la sécurité, s'il se rendait. Il n'était pas complètement idiot. Il aurait accepté de se rendre pour sauver sa famille.

- Eh bien ! il faut croire que tu avais tort, répondit Ragnor avec un sourire supérieur. Mais qui peut prouver le contraire à présent ? Mes hommes ne parlent pas un mot de cette langue de paien et le héraut était le seul, avec moi, à avoir vu ce document. Comment peux-tu prouver tes accusations ?

- Je n'ai nul besoin de preuves. Je sais que tu as assassiné ces gens.

Ragnor rit, dédaigneux :

- Et quel est le prix pour avoir fait passer quelques Saxons dans un monde meilleur ? Tu en as tué davantage à Hastings !

- Si je me suis chargé de la prise de Cregan, c'est que I'on disait la place mieux défendue. J'ai cru que tu aurais assez de bon sens pour persuader un vieillard de renoncer à un combat stérile. Je vois que je me suis trompé et je regrette de t'avoir envoyé ici. Peu importe la mort du vieux, mais les paysans seront difficiles à remplacer. Ces paroles frappèrent Aislinn au coeur. Sa pelle dérapa et elle tomba brutalement. Le souffle coupé, elle resta allongée par terre, désespérée. Pour ces hommes, une vie ne comptait pas; mais il en allait autrement pour une fille qui avait aimé son père.

 

La querelle cessa, I'attention des deux hommes fut reprise par la jeune fille. Wulfgar, d'une voix de stentor, ordonna qu'on envoie l'un des serfs du manoir. Ham, un garçon solide de treize ans, surgit en trébuchant, propulsé par un pied normand.

- Enterre ton maître, commanda Wulfgar.

Mais le garçon le regarda sans comprendre. Le Normand fit alors signe à Aislinn de traduire son ordre. Résignée, elle lui tendit la pelle. Elle le regarda creuser la tombe, pendant que le bâtard de Normandie appelait ses hommes, leur faisait enlever les

cadavres.

Aislinn, avec I'aide de Ham, enveloppa son père dans une peau de loup et lui plaça son épée sur la poitrine. La dernière pelletée de terre tombée sur le mort, Maida s'approcha, apeurée; et, courbée sur le monticule, elle se laissa aller à son chagrin.

- Un prêtre, gémit-elle. Il faut bénir sa tombe.

- Oui, mère, murmura Aislinn. On va en faire chercher un.

Elle avait voulu rassurer sa mère, au moins en cela, mais elle n'avait pas la moindre idée de la façon dont elle tiendrait parole. La chapelle de Darkenwald n'était plus qu'un amas de cendres et son curé était mort depuis plusieurs mois. Le moine de Cregan avait dit la messe pour les gens de Darkenwald, en attendant qu'ils aient un autre prêtre. Mais, à supposer qu'elle puisse partir sans être vue, elle risquerait sa vie en allant le chercher. Plusieurs Normands couchaient dans I'écurie où se trouvait son cheval. La jeune fille se sentait désarmée, mais sa mère était au bord de la folie et une déception supplémentaire pouvait lui être fatale.

Aislinn leva les yeux vers Wulfgar. Il ôtait la cuirasse de son cheval et elle comprit qu'il avait l'intention de rester à Darkenwald et non pas à Cregan. Le choix était plus judicieux, car si la

localité était moins peuplée, le manoir était plus vaste, construit presque entièrement de pierres et capable d'abriter une armée. Mais, s'il restait, sans doute entendrait-il qu'elle serve à ses plaisirs. Angoissée à l'idée d'être réclamée comme sienne par cet homme terrifiant, elle avait du mal à rassurer qui que ce soit.

- Madame ? commença Ham.

Elle se retourna vers le garçon qui la regardait. Il s'était rendu compte, lui aussi, de l'état de sa mère et s'adressait à la jeune fille en quête d'autorité. Son regard l'interrogeait. Découragée, elle haussa les épaules. Puis, lentement, elle se dirigea vers Wulfgar. Le Normand tourna la tête et interrompit son travail. Hésitante, elle se rapprocha, peu rassurée par l'énorme destrier.

Wulfgar la regarda tout en caressant la crinière de sa monture. Là jeune fille prit une profonde inspiration.

- Monseigneur, commença-t-elle, faisant fi de sa fierté pour le bien de sa mère et de ses gens. Puis je vous présenter une humble requête ?

Il répondit par un signe de tête. Elle le sentait aux aguets. Elle aurait voulu lui jeter au visage ce qu'elle pensait de lui, de ses semblables. Il n'avait jamais été dans sa nature de se montrer docile et elle avait souvent subi, sans fléchir, la colère de son père, qui en faisait trembler tant. Mais elle avait su aussi, par la gentillesse et la docilité, l'amener à faire ce qu'elle voulait. Elle procéderait de même avec ce Normand.

- Monseigneur, je demande seulement un prêtre. C'est peu de chose... mais pour ceux qui sont morts...

Il acquiesça du chef :

- On y veillera.

Aislinn se laissa tomber à genoux devant lui. Avec un grognement, Wulfgar la remit sur ses pieds. Elle le regarda, très surprise.

- Relève-toi ! Je respecte bien davantage ta haine.

Puis, lui tournant le dos, il pénétra dans le manoir.

 

Des serfs de Cregan, bien gardés par quelques-uns des hommes de Wulfgar, vinrent enterrer les hommes de Darkenwald. A sa grande surprise. Aislinn reconnut parmi eux Kerwick qui suivait un puissant Viking à cheval. Pénétrée de soulagement de le savoir en vie, Aislinn voulut courir à lui. Maida l'en empêcha en la retenant par sa robe.

- Ils le tueraient... ces deux là qui se disputent ton corps.

Elle comprit aussitôt la sagesse de sa réaction. Elle s'immobilisa et le regarda à la dérobée. La différence de langage provoqua quelques difficultés et Aislinn s'étonna du jeu de Kerwick auquel elle avait enseigné le français, qu'il parlait fort bien. Finalement, les paysans comprirent ce que I'on attendait d'eux et entreprirent de préparer les cadavres pour les enterrer. Tous, sauf Kerwick, qui resta figé sur place, regardant avec horreur le terrible specta-

cle offert à ses yeux. Brusquement, il se détourna et vomit. Les soldats se mirent à rire et Aislinn les voua au diable. Elle avait pitié de Kerwick qui n'avait que trop vu de guerres. Mais elle aurait voulu le voir se redresser, faire preuve de dignité devant

ces Normands. Et il se ridiculisait. Incapable de supporter davantage ces rires grossiers, elle fit demi tour, s'enfuit vers le manoir. La tête basse, inconsciente des regards, elle se précipita droit dans les bras de Wulfgar. Il avait enlevé son haubert, remplacé par une tunique de cuir, et se tenait avec Ragnor, Vachel et le Norvégien arrivé avec Kerwick. D'une main, qui lui caressa le dos au passage, il la retint légèrement.

- Belle damoiselle, dois-je comprendre que vous avez hâte de partager ma couche ? railla-t-il.

Seul le Viking manifesta sa joie par un gros rire. Le visage assombri, Ragnor dédia à Wulfgar un regard luisant de jalousie et de mépris. Mais cela suffit à faire déborder la coupe pour Aislinn, humiliée au plus profond d'elle-même. Bouillant de rage, sans

réfléchir à la portée de son geste, à toute volée, elle

gifla Wulfgar.

- Stupéfaits, les hommes autour d'eux retinrent leur souffle. Ils s'attendaient tous à voir Wulfgar étendre cette fille d'un coup de poing. Ils connaissaient sa façon d'être avec les femmes. Il s'occupait à peine d'elles et, parfois, tournait purement et, simplement le dos quand I'une d'elle essayait d'engager la conversation. Mais jamais encore aucune n'avait osé le souffleter. On craignait son mauvais caractère, et son regard froid suffisait le plus souvent à faire fuir la damoiselle la plus effrontée. Et celle-ci, qui avait tout à perdre, avait fait ça ! Pendant les quelques secondes où Wulfgar la regarda fixement, Aislinn retrouva ses esprits et connut la peur. Les yeux violets soutinrent le regard

des yeux gris. Elle était aussi horrifiée par son geste qu'il en était surpris.

- Ragnor, lui, semblait satisfait.

Brusquement, les mains de Wulfgar se refermèrent sur ses bras comme des bracelets d'esclave, l'attirant, l'écrasant contre son torse Ragnor était grand et musclé, mais, là, Aislinn eut l'impression d'être pressée sur une statue d'airain. Ses lèvres

entrouvertes par la surprise et I'impression soudaine d'étouffer furent aussitôt scellées par la bouche de l'homme. Les soldats manifestèrent leur joie, criant des encouragements. Seul, Ragnor, le visage rouge de fureur, serrait les poings, luttant pour. ne pas

séparer le couple.

- Ah ! La donzelle a rencontré à qui parler ! s'exclama le Viking.

La main en coupe derrière la tête d'Aislinn, Wulfgar lui maintenait le visage contre le sien, ses lèvres fouillant sa bouche, exigeantes, brutales. Elle sentait contre son sein les battements puissants de son coeur.

 

Elle avait conscience de son corps dur, menaçant, contre le sien. D'un bras, il lui serrait la taille, implacable et, d'une simple pression de la main qui lui tenait la tête, il pouvait lui briser le crâne. Mais, quelque part, tout au fond de son être, une étincelle

jaillit, secouant son corps et son esprit de leur réserve glacée, les entraînant dans un tourbillon d'émotions inconnues. Le contact, le goût, I'odeur de cet homme lui procurèrent soudain une sensation étrange faite d'une sorte d'ivresse merveilleuse. Elle cessa de se

débattre. D'eux-mêmes, indépendamment de sa volonté, ses bras se levèrent, enlacèrent son dos, et une vague de feu brûlant la fit fondre. Peu lui importait qu'il fût un ennemi et qu'on les regardât, les entourant de près. Elle était seule avec lui. Jamais Kerwick n'avait su la bouleverser. Ses baisers n'avaient pas. éveillé en elle de passion, d'envie de lui appartenir. A présent, serrée dans les bras de ce Normand, elle se laissait aller, désarmée, à une volonté plus grande que la sienne, lui rendant ses baisers avec une

ardeur qu'elle ne se connaissait même pas.

- Wulfgar la lâcha brutalement et, à la stupéfaction intense d'Aislinn, il ne semblait nullement troublé par ce qui avait été, pour elle, une expérience bouleversante. Jamais on n'aurait, par la forte, pu l'abaisser aussi bas. Elle eut honte et comprit sa faiblesse

devant ce Normand, faiblesse née, non pas de la peur, mais du désir. Effarée par sa propre réaction à ses baisers, elle l'attaqua avec la seule arme dont elle disposait.

- Chien ! dans quel ruisseau ta mère s'est-elle fait couvrir ?

Un silence pesant tomba, mais Wulfgar fronça à peine le sourcil à ses insultes. Etait-ce de la colère ? De la douleur ? Difficile à croire.

Il la regarda, ironique

- Quelle étrange façon de manifester votre gratitude  damoiselle ! Auriez-vous oublié votre requête, au sujet d'un prêtre ?

Aislinn se sentit sans force et maudit sa stupidité. Elle avait juré que l'on bénirait les tombes et, par sa faute. les morts de Darkenwald resteraient déshonorés. Elle te regarda, anéantie, incapable de trouver un mot de supplication ou d'excuse.

Wulfgar eut un rire bref :

- N’ayez crainte, damoiselle. Je l'ai qu'une parole, vous aurez votre prêtre, aussi sûrement que vous partagerez mon lit.

A ces mots, un grand rire éclata dans la salle, mais le coeur d'Aislinn se serra.

- Non ! Wulfgar, s'écria Ragnor furieux. Par tout ce qui est sacré, tu dépasses les bornes. As-tu oublié m'avoir dit que je pourrais, en récompense, choisir ce qui me plairait ? Prends garde, j'ai choisi cette fille comme prix de la conquête de ce manoir.

Avec une lenteur calculée, Wulfgar se tourna pour faire face au chevalier hors de lui, et la colère gronda dans sa voix quand il lui dit :

 - Ta récompense, va la chercher dans les champs où elle a été enterrée. Tu n'auras rien d'autre ! Si j'avais su le prix qu'il me faudrait payer, j'aurais envoyé ici un chevalier moins borné.

Ragnor se ramassa  pour sauter à la gorge de Wulfgar, mais son cousin le retint.

- Non, c'est de la folie, lui dit-il à I'oreille ! Attaquer le loup dans sa tanière, entouré de ses pareils qui attendent de voir couler notre sang ! Réfléchis, mon vieux. N'as-tu pas laissé ta marque sur la donzelle ? Maintenant, le bâtard va se demander de qui sera le bâtard qu'elle mettra bas.

Ragnor se détendit. Wulfgar ne changea pas d'expression, mais sa cicatrice pâlit sur lé hâle de sa peau. Il lança son mépris aux deux chevaliers de naissance régulière, eux :

- Il ne saurait y avoir contestation. La semence d'un être débile n'atteint jamais son but, mais celle du fort connaît les sols fertiles.

Aislinn sourit, ravie de leur querelle. Les conquérants se battaient entre eux. Il serait facile d'attiser leur colère et de les regarder s'entre-tuer. Elle releva la tête, sa fierté retrouvée, beaucoup plus optimiste, et elle rencontra le regard de Wulfgar sur elle. Le

regard gris semblait la transpercer, la fouiller. Un sourire lui releva un coin de la bouche, comme si le spectacle découvert l'amusait.

 

- Cette jeune personne n'a pas eu son mot à dire, fit-il remarquer en se tournant vers Ragnor. Qu'elle choisisse donc l'un de nous. Si son choix se porte sur toi, je ne te la disputerai pas. Je t'autoriserai à la prendre.

Tous les espoirs d'Aislinn s'écroulèrent. Ragnor, ,elle le remarqua, ne cachait pas le désir qu'il avait d'elle et son regard noir disait son programme. Wulfgar, par contre, semblait se moquer d'elle. Il ne se battrait pas pour elle. Son orgueil blessé lui disait de prendre Ragnor, de dédaigner le bâtard. Elle aurait été ravie de I'humilier. Mais, elle le savait, elle serait incapable d'accorder quoi que ce fût à Ragnor. Elle le méprisait de tout son être, comme une bête puante, et, puisqu'on lui offrait la possibilité de se venger de lui, elle ne la repousserait pas.

A ce moment, les gardes normands introduisirent Kerwick dans la salle. Debout au milieu de ces hommes puissants dont la seule présence réclamait l'attention, Aislinn ne pouvait passer inaperçue. Son fiancé la vit immédiatement. Elle rencontra son regard torturé, suppliant. Que voulait-il lui dire ? Il ne portait aucune blessure visible, mais sa tunique et ses chausses étaient souillées, ses cheveux blonds

en broussaille. Lettré, son monde était celui des livres, et sa présence semblait incongrue parmi ces envahisseurs brutaux,

 

- Damoiselle, nous attendons votre bon plaisir, la pressa Wulfgar. Lequel de nous deux choisissez-vous comme amant ?

Elle vit les yeux de Kerwick se dilater. Elle ne pouvait rien pour lui. Elle poussa un soupir résigné.

Autant en finir :

- Il me faut donc choisir entre le loup et le faucon. Celui là, je le connais, et ses cris sont ceux d'un corbeau pris au piège.

Elle posa sa petite main sur la poitrine de Wulfgar :

- Ainsi, c'est vous que je choisis. Ce sera à vous de dresser la sorcière. (Elle eut un rire sans joie.) Qu'avez-vous gagné à ce jeu ?

- Une belle damoiselle pour chauffer ma couche, répliqua Wulfgar qui ajouta : Aurais-je gagné davantage ?

- Non!

Les poings serrés de Ragnor témoignaient seuls de sa rage.

 

Par-dessus la tête dorée d'Aislinn, Wulfgar le regarda.

- J'ai dit clairement que chaque homme aurait sa part du butin, fit-il avec lenteur. Avant d'aller vaquer à tes travaux, Ragnor, laissez, tes hommes et toi, tout ce que vous avez ramassé ici. Le duc Guil-

laume sera servi le premier. Ragnor luttait visiblement contre la fureur qui bouillonnait en lui. Ses mâchoires se crispèrent, sa

main se ferma sur le pommeau de son épée. Enfin, il sortit de son pourpoint une petite bourse et en vida le contenu sur le tas d'objets amoncelés. Aislinn reconnut des bijoux de sa mère et des pièces d’or ayant appartenu à son père. Un par un chaque soldat suivit son exemple et le tas doubla de volume. Quand ce, fut fait, Ragnor tourna les talons et sortit du manoir, Vachel le suivant de près.

 La porte refermée sur eux, il se frappa la paume du poing :

- Je le tuerai. De mes mains, je lui arracherai les membres. Qu'est-ce que cette fille voit en lui ? Ne suis-je pas plus beau-que lui ?

- Calme-toi ! La fille ne cherche qu'à semer la discorde entre nous. Je l’ai vu dans ses yeux. Elle est assoiffée du sang de toute la Normandie. Méfie-t'en comme d'une vipère, mais ne perds pas de vue qu’elle peut te servir car elle n’aime pas plus Wulfgar que nous.

- Evidemment ! Un bâtard couvert de cicatrices, il ne peut plaire à une femme.

- Nous allons lui laisser le temps d'empoisonner le loup avec sa beauté et, quand il sera affaibli nous tendrons notre piège.

Ragnor approuva lentement de la tête :

- Si quelqu'un le peut, c’est bien elle. Elle m’a jeté un sort, Vachel. Mon corps la réclame. Tout mon etre la revoit telle que la nature l’a faite. Quelques instants. d'intimité, je la couche et je la reprends.

- Patience, cousin, cela ne saurait t'aider et le loup ne sera plus là.

-Je te le jure, Vachel, je l'aurai d’une façon ou d'une autre !

 

 

 

3

 

Les quelques hommes de Darkenwald qui avaient été faits prisonniers furent libérés apres avoir passé la nuit attachés en plein air. Ils se redressèrent, encore abrutis par la défaite de la veille. Les femmes vinrent avec de la nourriture et de l'eau. Celles dont les maris avaient survécu les nourrirent et les emmenèrent avec elles. Les autres reconnurent les morts et attendirent en silence qu'on les mît en terre. Certaines ne trouvèrent les leurs ni parmi les vivants ni parmi les morts. Elles s'en retournèrent chez elles se demandant si elles les reverraient jamais.

Aislinn suivait ce triste spectacle de la porte du manoir. Sa mère, le visage marqué de coups et enflé, courbée sur la tombe d'Erland, pleurait et semblait parler à son mari. De beaucoup son aîné, il avait soixante-cinq ans le jour de sa mort et elle n'en

avait que quarante-deux. Ils s'étaient toujours beaucoup aimés

Maida se releva. Elle regarda autour d'elle en se tordant les mains. Puis elle se dirigea vers le château d'un pas traînant. Elle fut aussitôt entourée par des femmes l'assaillant de leurs doléances, lui demandant son aide, comme elles l'avaient fait pendant des

années, inconscientes de son propre drame. Elle les écouta un moment, ses lèvres enflées entrouvertes. Aislinn frissonna, secouée par un sanglot, en voyant sa mère qui avait été si belle et qui, à présent, ressemblait davantage à une pauvre idiote qu'à une

dame.

Incapable d'en supporter davantage, Maida leva soudain les bras et poussa un cri strident :

- Laissez-moi tranquille ! Moi aussi, je suis dans la peine. Mon Erland est mort pour vous et maintenant vous accueillez ses assassins. Oui, vous les avez laissé entrer chez moi, violer ma fille et voler mes biens.

Elle s'arrachait les cheveux et les villageoises reculèrent, apeurées. Le pas lourd, elle se dirigea vers le manoir. Elle s'arrêta à la vue d'Aislinn :

- Qu'elles trouvent leurs herbes toutes seules et qu'elles pansent leurs blessures elles-mêmes, marmonna-t-elle. J'en ai assez de leurs maux, de leurs bosses et de leurs écorchures. Aislinn la regarda partir, profondément peinée. Ce n'était plus la mère qu'elle avait connue, si pleine de compassion pour ses gens. Elle avait passé des jours dans les marais et les bois à chercher racines et feuilles pour les faire sécher. Elle avait préparé des potions, des baumes, des tisanes propres à soigner ceux qui venaient à sa porte. Elle avait enseigné

à sa fille l'art de reconnaître les herbes et de s'en servir. A présent que Maida refusait de s'occuper de ceux qui lui demandaient son aide, Aislinn devrait la remplacer. Tant mieux, cette tâche lui occuperait l'esprit. Mais, auparavant, il lui fallait se changer.

Elle monta dans sa chambre où elle se lava, se coiffa, mit un jupon et enfila par-dessus une robe de fin lainage mauve. Elle eut un sourire triste en lissant cette dernière. Elle n'avait plus ni ceinture ni collier pour orner le vêtement. Les Normands

avaient bien travaillé.

La jeune fille tapota sa jupe et, décidée à ne plus penser à tout cela, sortit de sa chambre pour aller dans celle de sa mère - celle-là même qu'elle avait partagée avec Ragnor la veille - chercher les potions dont elle avait besoin. Elle poussa l'épaisse porte de chêne et s'arrêta net. Wulfgar, apparemment nu, était assis devant la cheminée, dans le fauteuil de son père. Agenouillé à ses pieds, Sweyn, le Viking, était penché sur l'une de ses jambes. Ils sursautèrent tous les deux à son arrivée. Wulfgar, se dressant à

demi, saisit son épée. Il n'était pas nu, mais portait à même la peau, autour des reins, la large ceinture des hommes de guerre. Aislinn remarqua aussi, collé à sa cuisse, un chiffon souillé. Il se rassit, reposa son épée, ne voyant pas grande menace en la

personne de la jeune fille.

- Je vous demande pardon, monseigneur, dit-elle d'un ton froid. Je venais chercher le coffret d'herbes de ma mère et je ne vous savais pas ici.

- Eh bien, prends ce qu'il te faut, lui répondit-il en la détaillant.

Un plateau chargé de fioles et de pots se trouvait sur une petite table. Aislinn le prit, les deux hommes avaient retourné leur attention au pansement, sur la cuisse de Wulfgar. Le sang, séché sur l'étoffe, commençait à suinter par en dessous. Aislinn s'ap-

procha.

- Enlevez vos grosses pattes de là-dessus, Viking, ordonna-t-elle. A moins qu'il ne vous plaise de jouer les nourrices pour un mendiant unijambiste. Reculez-vous.

Le Norvégien la regarda, interrogateur, mais il se leva et s'écarta. Aislinn posa son plateau et, s'agenouillant entre les jambes écartées de Wulfgar, elle souleva doucement un coin du pansement pour regarder par en dessous. Il était collé à une longue plaie qui barrait la cuisse et d'où s'écoulait un liquide

jaune.

- Cela suppure, dit-elle. Il faut l'ôter.

Elle se redressa et, prenant une étoffe de toile, la plongea dans le chaudron d'eau bouillante posé dans la cheminée, l'en ressortit avec une baguette et, un sourire aux lèvres, elle le laissa tomber

sur le pansement. Wulfgar fit un bond sur son siège. Mais il serra les mâchoires et se détendit.

Qu'il soit damné, s'il montrait sa douleur à cette petite sorcière ! Il leva vers elle un regard rien moins que confiant, mais elle fit un geste désignant sa jambe.

- Cela va amollir la croûte et nettoyer la blessure, dit-elle. (Puis elle ajouta, avec un petit rire ironique :) Vous traitez vos chevaux mieux que vous-même.

Puis elle alla tirer de la ceinture de Wulfgar, posée à côté de son épée, son couteau qu'il y avait laissé. Le Viking, qui ne l'avait pas quittée des yeux, se rapprocha de sa hache d'armes. Mais elle

se contenta de glisser la lame du couteau dans les charbons ardents. En se relevant, elle trouva les deux hommes qui la surveillaient.

 

- Le courageux chevalier normand et le farouche Viking auraient-ils peur d'une simple jeune fille saxonne ? demanda-t-elle.

- Pourquoi tenez-vous à me soigner ?

Aislinn lui tourna le dos et, émiettant une feuille séchée dans de la graisse d'oie, elle malaxa le tout.

- Pendant longtemps, ma mère et moi avons soigné les gens de ce bourg. Ne craignez pas que je vous estropie par maladresse. Que je le fasse et Ragnor prendrait votre place. Tout le monde, à com-

mencer par moi, en souffrirait. J'attendrai donc, pour me venger.

- Bonne chose. Mais, sache que si tu te venges, Sweyn le prendrait assez mal. Il a perdu beaucoup de temps à tenter de m'apprendre comment on s'occupe d'une femme.

- Ce lourdaud ! Que pourrait-il me faire qu'on ne m'a pas déjà fait subir, sinon mettre un terme à mon esclavage ?

- Les siens ont beaucoup étudié l'art de tuer, précisa Wulfgar d'un ton froid. Et ce qu'ils ne savent pas, ils l'apprennent très vite.

- Me menaceriez-vous ? demanda Aislinn, interrompant son travail.

- Non. Je promets, mais je ne menace jamais. (Il la regarda longuement, puis s'adossa à son siège :) Comment t'appelle-t-on ?

- Aislinn, monseigneur. Aislinn de Darkenwald jusqu'ici.

- Bon, montre ce que tu sais faire, Aislinn, pendant que tu me tiens à ta merci. Mon heure viendra bien assez tôt.

 

La jeune fille posa le mortier, s'agenouilla et immobilisant la jambe du Normand avec sa poitrine, elle ôta le chiffon mouillé. Puis elle enleva le pansement, mettant à nu une blessure béante qui courait du genou à l'aine.

- Une lame anglaise ?

Il haussa les épaules.

- Un souvenir de Senlac.

- Votre homme visait mal !

- Dépêche-toi, j'ai à faire.

Elle entreprit de laver la plaie à I'eau chaude. Quand elle fut nettoyée, elle sortit le couteau du feu. Sweyn avait empoigné sa hache et s'était rapproché d'elle.

Wulfgar la regarda, un sourire narquois aux lèvres.

- Pour t'éviter d'être tentée d'achever le travail du Saxon.

En guise de réponse, elle posa la lame chauffée à blanc sur la blessure et la fit glisser tout le long, la refermant et brûlant les chairs abîmées. Wulfgar n'émit pas un son, mais ses mâchoires serrées, son corps arc-bouté témoignaient de ce qu'il ressentait.

Une horrible odeur empesta la chambre. Aislinn reposa le couteau et enduisit la blessure de la pommade préparée, appliqua sur le tout une pâte faite de mie de pain et d'eau et fit un pansement serré

avec des linges propres.

- Il faut laisser-cela en place pendant trois jours, dit-elle enfin, en se relevant. Puis je le retirerai. En attendant, je suggère une bonne nuit de repos.

- La douleur est déjà moins vive, murmura Wulfgar un peu pâle. Mais, j'ai du travail.

Avec un haussement d'épaules, Aislinn rangea ses potions sur le plateau. Elle allait - quitter la pièce quand, en passant derrière le dos du Normand, elle remarqua une éraflure visiblement enflammée. Elle le toucha du bout du doigt. Wulfgar sursauta et se

retourna avec une expression qui la fit rire.

- Inutile de cautériser, rassurez-vous. Juste un peu de baume, dit-elle en joignant le geste à la parole.

A ce moment, on frappa à la porte. Sweyn, le Viking ouvrit et fit entrer Kerwick chargé de vêtements appartenant à Wulfgar. Aislinn leva les yeux à l'arrivée de son fiancé, mais les rabaissa très vite

sur son travail, pour ne pas donner l'éveil au Normand qui surveillait le jeune homme. Celui-ci marqua un temps d'arrêt, puis, après avoir posé vêtements et coffre à côté du lit, sortit sans un mot.

- Ma bride ! s'exclama Wulfgar. Sweyn redescends-la et veille à ce que l’on n'amène pas-mon cheval dans ma chambre.

Quand l'homme du Nord eut refermé la porte sur lui, Aislinn reprit son plateau pour sortir à son tour.

Un moment, damoiselle, la pria Wulfgar. Elle se retourna et le regarda avec indifférence se lever, éprouver la force de sa jambe. Assuré qu’elle pouvait le porter, il enfila une tunique et alla pous-

ser les volets. Puis, il examina ta pièce sous cette nouvelle lumière.

- Ce sera ma chambre, décida-t-il. Fais en sorte que l'on enlève les affaires de ta mère et que tout soit nettoyé.

- Puis-je vous demander, monseigneur, dit la jeune  fille avec insolence, où je dois les mettre ? Dans la porcherie peut-être ?

- Et où dors-tu ? demanda-t-il.

-Dans ma propre chambre... à moins qu’on ne me I'ait prise.

- Eh bien, mets-y les effets de ta mère. Dorénavant ta chambre ne te servira plus, ajouta-t-il en la regardant droit dans les yeux.

Elle rougit vivement, le haïssant pour ce rappel. Elle attendit qu'il la congédie et le silence tomba.

.-Qu'est ce que cet homme est pour toi ? demanda-t-il brusquement.

Elle se tourna vers lui et le regarda sans comprendre sur I'instant :

- Kerwick. Que t'est-il ? répéta-t-il.

- Rien, réussit-elle à balbutier.

- Mais, tu le connaissais et il te connaît ?

Elle avait retrouvé un peu de son assurance :

- Bien sûr. Il est baron de Cregan et nous faisions des échanges avec sa famille.

 

- Il n'a plus rien à échanger et il n'est plus baron. (Il la regarda attentivement.) ... On ne l'a vu que lorsque les villageois se sont rendus. Quand je lui ai demandé de se rendre, il a jeté son épée et

s'est fait mon esclave, dit-il avec mépris.

Aislinn, beaucoup plus sûre d'elle, répondit d'un ton plus posé :

- Kerwick est davantage un lettré qu'un guerrier. Mais son père l'a élevé en chevalier et il s'est battu vaillamment avec Harold.

- Il s'est lamenté pour quelques morts. Aucun Normand ne le respecte.

- C'est un garçon très doux, répondit Aislinn, les yeux baissés. Et il s'agissait de ses amis. Il a vu trop de morts depuis que les Normands ont débarqué dans notre pays.

Les mains nouées dans le dos, puissant et impressionnant, Wulfgar regardait la jeune fille.

- Et ceux qui ne sont pas morts ? demanda-t-il. Combien sont-ils, qui ont fui et se cachent dans la forêt ?

- Je n'en connais aucun, répondit-elle - et ce n'était pas tout à fait un mensonge. Elle en avait vu quelques-uns gagner le marais

quand son père était tombé, mais elle n'aurait su dire leur nom ni s'ils avaient été repris.

Il tendit la main pour soulever une de ses tresses sans la quitter des yeux. Au sourire lent qui éclaira son visage, elle comprit qu'il n'était pas dupe.

- Tu n'en connais aucun ? Peu importe. Ils reviendront sous peu servir leur maître, tout comme toi.

Sa main s'appesantit sur son épaule et il l'attira vers lui.

- Je vous en prie... murmura-t-elle. Je vous en prie.

Sa main glissa sur son bras en une caresse. Puis, il s'écarta.

- Fais ce que je t'ai dit pour les chambres, dit-il avec douceur, ses yeux toujours dans les siens. Et si

les gens viennent à toi, soigne-les aussi bien que tu m'as soigné. Ils m'appartiennent et ils sont peu nombreux.

Dans le couloir, Aislin se heurta presque à Kerwick, chargé d'autres objets appartenant au nouveau seigneur. Elle ne s'arrêta pas, mais se précipita dans sa chambre. Ses mains tremblaient comme elle rassemblait ses affaires. Quel étrange pouvoir brû-

lait-il donc dans les yeux gris de ce Normand méprisant qui la mettait dans un tel état, se demandait-t-elle, furieuse.

 

Le soir venu, un semblant d'ordre régnait à Darkenwald et, par rapport à la veille, le souper eut lieu dans une atmosphère relativement tranquille. Wulfgar était le maître et chacun le savait. Ceux qui l'enviaient n'osaient pas le provoquer. Et ceux qui le respectaient l'en trouvaient digne.

Aislinn occupait la place légitime de sa mère et avait profondément conscience de la présence dominatrice de Wulfgar à côté d'elle. Il s'entretenait avec Sweyn, assis du côté opposé, ignorant le plus souvent la jeune fille, ce qui la surprenait d'au-

tant plus qu'il avait insisté pour qu'elle soupe avec lui. Elle avait obéi à contrecoeur. Sa mère en était réduite à ramasser les reliefs du repas avec les serfs et Aislinn aurait trouvé normal de partager

son sort.

 

Kerwick, debout derrière le siège de Wulfgar, les servait comme un simple domestique. Aislinn aurait beaucoup donné pour qu'il fût ailleurs et détestait son expression de défaite résignée. Ragnor, quant à lui, ne les quittait pas des yeux. Sa haine pour Wulfgar avait quelque chose de tangible et sa jalousie, dans une certaine mesure, amusait la jeune fille.

Un oeil bleui et la mâchoire enflée, Hlynn servait de la bière aux Normands, tressaillant quand ils criaient ou tentaient de toucher ses seins ou ses hanches. Les lacets de son corsage déchiré avaient été remplacés par de la ficelle et les hommes pariaient à qui I'enlèverait.

Maida, indifférente à la détresse de la pauvre fille, s'intéressait davantage aux morceaux de viande jetés aux chiens alentour qu’ Aislinn, impuissante, la voyait les leur disputer.

La réparation faite au corsage tint jusqu'à la fin du repas, à peu près. Mais. Ragnor frustré, se vengea  sur elle. L'attrapant d'un geste brusque, il trancha les ficelles d'un coup de sa dague

Entre les jeunes seins, il y appliqua brutalement sa bouche, sans tenir compte de ses pleurs.

Aislinn, proche de la nausée, détourna les yeux, se rappelant ces mêmes lèvres brûlantes sur ses seins

Elle ne leva pas la tête quand il sortit en portant la jeune fille, mais elle fut secouée d'un long frisson.

Au bout de quelques instants, redevenue à peu près maîtresse d’elle-même, elle releva la tête et rencontra le regard de Wulfgar.

-Le temps a des ailes, Aislinn, commenta-t-il en

la surveillant. Est-il ton ennemi ?

Elle se refusait à croiser son regard. Elle comprenait son allusion Tout comme Ragnor, il songeait à d'autres distractions.

- Je me répète, damoiselle. Le temps est-il ton ennemi ?

Elle se tourna vers lui et fut surprise de le voir penché vers elle, si près qu'elle sentait son haleine chaude contre sa joue. Ses yeux, presque bleus à présent, plongeaient dans les siens.

- Non,murmura-t-elle, je ne crois pas.

- Tu n'as pas Peur de moi ?

Elle secoua bravement la tête faisant voler ses tresses.

- Aucun homme ne me fait peur. Je ne crains que Dieu.

- Et Lui, est-il ton ennemi ?

Elle avala sa salive avec peine et détourna le

Regard. Quel Dieu avait-il donc permis à ces étrangers

d'envahir leurs maisons ? Mais qu'était-elle pour douter de Lui ?

- Je prie qu'il n'en soit rien, répliqua-telle. Car Il est mon seul espoir. (Puis, elle ajouta, le menton redressé ) A ce qu'il paraît, votre duc serait un homme pieux. Puisque nous avons le même Dieu, pourquoi a-t-il tué tant d'entre nous pour avoir le

trône ?

- Edouard et Harold lui avaient donné leur parole que le trône serait à lui. Ce n'est qu'après être resté seul avec Edouard moribond que Harold a cru avoir une chance. Il a déclaré que, dans son dernier souffle, Edouard lui avait dit que la couronne serait pour lui. Rien ne prouve qu'il ait menti, mais - Wulfgar

haussa les épaules - par droit de naissance, cette couronne appartient à Guillaume.

Aislinn se tourna vivement vers lui :

- Le petit-fils d'un simple tanneur ? Un...

Elle s'interrompit brusquement. Il acheva la phrase

pour elle :

- Bâtard, damoiselle, dit-il avec un sourire amer. Une mésaventure qui arrive à beaucoup d'entre nous, hélas !

Les joues brûlantes, Aislinn baissa les yeux.

- Même les bâtards sont des êtres humains, Aislinn. Leurs besoins et leurs désirs sont les mêmes que ceux des autres hommes. Un trône est aussi séduisant pour un fils illégitime que pour un fils

légitime. Davantage peut-être.

- Il se leva et, prenant le bras de la jeune fille, il la fit se lever à son tour. Une étrange lueur amusée brillait dans ses yeux, tandis que ses mains, encerclant sa taille étroite, attiraient son corps souple contre le sien, tellement plus dur, plus grand  -

- Nous apprécions même notre confort. Viens, amour, je suis las des hommes et de la bataille. Cette nuit, j'ai besoin d'exercices plus aimables.

Les yeux brillants de haine, elle ouvrait la bouche pour lui répliquer quand un hurlement terrible retentit sous la voûte. Elle sursauta, se retournant pour voir Kerwick se ruer sur eux, une dague à la main. Son coeur sauta dans sa poitrine et, pétrifiée, elle attendit. Elle n'aurait su dire lequel de Wulfgar ou d'elle-même, Kerwick voulait tuer. Elle poussa un cri quand le Normand la fit passer derrière lui,

se préparant à affronter Kerwick les mains nues. Mais, Sweyn, qui ne faisait confiance à personne, avait remarqué l'attention portée par le jeune Saxon à la jeune fille. Il agit aussitôt et, d'un seul balancement de bras, envoya Kerwick par terre. Son énorme pied sur la nuque, il I'immobilisa, le visage-dans la paille, et le désarma sans peine. Il lança la dague au loin et leva sa hache pour le décapiter. Aislinn poussa un cri d'horreur :

- Non ! Par la grâce de Dieu, non !

Sweyn la regarda. Secouée de sanglots, Aislinn s'accrochait au pourpoint de Wulfgar-

- Non ! Non ! Ne-lui faites pas mal ! Epargnez-le, je vous en prie.

Maida, qui s'était approchée, frottait le dos de sa fille en gémissant

- D'abord son père, maintenant son fiancé. Ils ne nous laisseront personne.

Wulfgar fit volte-face et Maida se recroquevilla sous son regard.

- Que dis-tu la vieille ? Cet homme est son fiancé ?

Elle acquiesça, terrifiée :

- Oui, ils allaient bientôt être mariés.

Wulfgar regarda tour à tour Aislinn et le jeune Saxon. Puis, il se tourna vers Sweyn qui attendait

- Enchaine-le avec les chiens, aboya-t-il. Je m'occuperai de lui demain.

Le Viking redressa Kerwick en le tenant par le col de sa tunique, le maintenant au-dessus du sol.

- N'ai pas peur, petit Saxon, gloussa-t-il. Ce soir,

tu as été sauvé par une fille. Tu es protégé par une bonne étoile.

Aislinn tremblait encore de la peur éprouvée. mais c'est avec dignité qu'elle le vit traîner au fond de la salle où se tenaient les chiens. Il fut jeté au milieu de la meute, suscitant un concert de protestations et de coups de dents. Dans le tohu-bohu,

personne ne vit Maida dissimuler la dague de Kerwick sous ses vêtements.

Aislinn se tourna vers Wulfgar.

- Je vous suis reconnaissante, murmura-t-elle, la voix encore mal assurée.

- Vraiment ? gronda-t-il. Eh bien, nous allons voir à quel point dans un moment. Tu me craches au visage quand j'accepte de faire venir un prêtre. Tu me mens et me déclares que ce poltron ne t'est rien. Tu aurais beaucoup mieux fait de me dire toi même

que c'était ton fiancé, plutôt que de laisser la vieille annoncer la nouvelle.

- J'ai menti, pour que vous ne le tuiez pas ! s'écria Aislinn. C'est votre façon d'agir, non ?

L’oeil gris de Wulfgar s'assombrit :

- Me prends-tu pour un fol, damoiselle, pour aller tuer à la légère des esclaves de valeur ? Mais la vieille n'aurait-elle pas parlé qu'il mourait. Au moins, sachant qu'il était ton fiancé, j'ai compris la

raison de son acte.

- Vous l'avez épargné ce soir,.mais demain qu'en ferez-vous ?

Il haussa les épaules :

- Qu'importe -demain ? Je suivrai l'inspiration du moment. Une danse au bout d'une corde, peut-être, ou un autre divertissement.

Le coeur d'Aislinn s'arrêta de battre. Aurait-elle sauvé Kerwick d'une mort rapide, pour le voir torturer ou pendre ?

- Que donnes-tu en échange de sa vie ? Toi-même ? Mais ce n'est pas de jeu. Je ne sais pas ce que j'aurai, (Il lui prit le poignet :) Allez ! viens, on va voir.

Elle tenta de se dégager, en vain.

- Crains-tu de ne pas avoir assez de valeur pour

sauver une vie ? railla-t-il.

 

Il l'entraîna et renvoya le soldat en faction à la porte de sa chambre. Il poussa la jeune fille à I'intérieur, referma la porte et la verrouilla. Puis il se retourna et, les bras croisés sur la poitrine, s'adossa au mur.

- J'attends, dit-il en la détaillant des pieds à la tête.

Aislinn se redressa avec dignité.

- Vous attendrez encore longtemps, messire, répondit-elle, dédaigneuse. Je ne joue pas les catins.

- Même pour le pauvre Kerwick ? demanda-t-il en souriant. Sois pitoyable. Pense à demain.

- Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle, le haissant de tout son être.

Il haussa les épaules avec lenteur :

- J'aimerais bien commencer par me faire une idée de la valeur de l'enjeu. Nous sommes seuls. Ne sois pas timide.

- Vous êtes ignoble !

Son sourire s'accentua :

- Peu de femmes me l'ont dit, mais tu n'es pas la première.

Aislinn jeta son regard autour d'elle à la recherche d'un objet à lui jeter à la figure.

- Allez, viens, Aislinn, fit-il d'un ton cajoleur. Je commence à m'impatienter. Montre-moi ce que tu vaux.

Elle tapa du pied Par terre :

- Non ! Non ! Je refuse de faire la catin.

- Pauvre Kerwick ! soupira-t-il.

- Je vous hais ! hurla-t-elle.

Cela le laissa parfaitement indifférent.

- Je n'éprouve pas beaucoup d'affection pour toi non plus. Je déteste les femmes qui mentent.

- Alors, si vous me détestez, pourquoi ça ?

Il rit.

- Je n'ai pas besoin de t'aimer pour coucher avec toi. Je te désire. C'est suffisant.

 

- Pas pour moi !

- Tu n'es pas vierge. Qu'importe un homme de plus ou de moins ?

Aislinn crut s'étouffer de rage.

- J'ai été prise une fois contre mon gré. Cela signifie pas que je sois une putain.

Il la regarda, le front penché :

- Même pas pour Kerwick ?

Aislinn avala un sanglot. Tremblant de colère de peur, elle se sentait incapable de supporter davantage ses railleries. Lentement, elle délaça sa robe la laissa tomber par terre. Une larme coula sur

Sa joue. Le jupon rejoignit la robe et resta en tas autour de ses chevilles.

 

Elle entendit Wulfgar s'approcher. Planté devant elle, lentement, il la regarda, la détaillant avec précision, et elle sentait son regard comme une brûlure. Grande, fière, haineuse, elle éprouvait cependant une étrange excitation.

- Oui, tu es jolie.

Il respira avec force et, tendant la main, caressa un sein rond. Aislinn se raidit, mais, à sa grande honte, la chaleur et la douceur de sa main lui procurèrent un plaisir incroyable. Du doigt, il tra

Ça le contour de son sein, descendit jusqu-à sa taille qu'elle avait très fine. Effectivement, elle était très belle, avec ses membres élancés, ses hanches étroites, sa poitrine généreuse qui pointait sous la caresse de l'homme.

- M'estimez-vous digne de la vie d'un homme demanda-t-elle, glaciale

- Très certainement, répondit-il. Mais il n'en jamais été question.

Elle le regarda avec stupeur et il lui sourit :

- La dette de Kerwick ne te concerne pas. Je lui fais grâce de la vie. Il sera puni, car il le mérite. Mais rien de ce que tu ferais ne changera ce que j’ai décidé pour lui.

 

Aislinn devint livide de colère et leva la main pour le gifler. Il lui saisit le poignet au vol et, d'une secousse, l'attira contre lui. Elle lutta pour se libérer et il rit de ses efforts :

- Petite sorcière, tu es digne de la vie de n'importe quel homme, même si tous les royaumes du monde étaient en jeu.

- Sale individu ! hurla-t-elle. Butor ! Espèce de...de bâtard !

Son étreinte se resserra et son sourire s'effaça. Aislinn ne put réprimer une exclamation de douleur. Ses cuisses étaient littéralement soudées aux siennes et elle sentait le désir qu'il avait d'elle. A demi étouffée, elle gémissait et sa tête tournait.

- Souviens-toi d'une chose, damoiselle. Les femmes ne m'intéressent pas et encore moins une menteuse. La prochaine fois que tu me mentiras, je saurai t'humilier encore davantage.

Là-dessus, il la repoussa. Elle tomba au pied du lit, meurtrie physiquement et morte de honte. Un bruit insolite lui fit lever la tête. Il ramassait une chaîne dont son père s’était servi pour attacher les chiens. Il s'approcha d'elle, la tenant à la main, et, de

terreur, elle se recroquevilla sur elle-même. Elle avait dépassé les bornes en l'insultant et il allait la tuer. Les battements de son coeur résonnaient dans ses oreilles, l'assourdissaient. Il se pencha sur elle. Elle fit un bond, repoussant à coups de pied ses mains tendues. Il laissa tomber la chaîne et se précipita sur elle.

-Non!

Elle lui échappa en lui passant sous le bras et se jeta sur la porte.

Elle lutta avec la barre de fermeture, mais, malgré sa blessure, Wulfgar avait les gestes vifs. Elle crut sentir son souffle sur sa nuque. Avec un cri, elle renonça à ouvrir la porte et courut vers la cheminée, mais dans sa précipitation elle se prit le pied dans

une peau de loup étendue devant l'âtre et trébucha.

 

Avant qu'elle ait pu retrouver son équilibre, il a plongé sur elle et l'avait saisie par la taille. Ils tombèrent ensemble, mais, d'une torsion, il fit en sorte de la recevoir sur lui, supportant tout le choc.

Elle ne s'attarda pas à se demander s'il l'avait fait exprès car elle luttait pour lui échapper. Elle se retourna contre lui pour I'attaquer de front. Elle comprit aussitôt son erreur. Sans effort apparent, il se redressa et la cloua sous lui.

- Laissez-moi !

Elle tremblait et claquait des dents, malgré la chaleur du feu qui lui brûlait la peau. Elle sentait son regard sur elle, mais tenait obstinément les yeux fermés.

- Laissez-moi ! Je vous en prie.

A sa grande surprise, il se leva et la redressa, la mit sur pied. Un demi-sourire aux lèvres et examina son visage inondé de larmes et le débarrassa des mèches désordonnées qui le barraient. Les bras croisés sur sa poitrine et son ventre pour cacher sa nudité, épuisée, meurtrie, elle soutint son regard.

Wulfgar rit et, lui prenant la main, la ramena au pied du lit. Il ramassa la chaîne et, avec un hoquet Aislinn eut un mouvement de recul. Mais, d'une pression sur l'épaule, il la contraignit à s'asseoir par terre. Alors, il boucla une extrémité de la chaîne au lit et l'autre autour d'une des chevilles de la jeune fille.. Lisant sa stupeur affolée sur son visage, il sourit :

 

- Je n'ai aucune envie de te perdre, comme l’a fait Ragnor. Il n'y a plus de braves Saxons à mettre en terre et je doute que tu t'attardes aux environ de Darkenwald, si tu étais libre d'aller où tu le veux pendant que je me repose. La chaîne est longue et elle permet de te déplacer.

- Vous êtes vraiment trop bon, monseigneur, retorqua-t-elle, la colère prenant le pas sur la peur. Je ne me doutais pas que vous manquiez de force au point de m'enchaîner pour me faire subir les derniers outrages.

- Pourquoi se fatiguer inutilement ? Il faut de la ressource pour mater une teigne comme toi.

Puis il la laissa pour se rapprocher du feu où il commença à se déshabiller, pliant ses vêtements avec soin au fur et à mesure qu'il les ôtait. Nue sur le sol froid, Aislinn le regardait faire. Perdu dans ses pensées, il contemplait la flamme et, machinalement,

massait sa jambe blessée.

Une longue cicatrice traversait son torse bronzé, d'autres, plus petites, marquaient tout son corps et les muscles qui roulaient sous sa peau tannée par le soleil témoignaient d'une existence rude. C'était évidemment un homme d'action et l'on comprenait

facilement que la jeune fille n'ait pu lui échapper. Il avait le ventre dur et plat, les jambes longues et bien proportionnées. Mais, sous la lumière vacillante, il paraissait soudain au bord de l'épuisement, hagard. Aislinn éprouva, I'espace d'une seconde, un élan de pitié pour ce Normand, cet ennemi qui tenait debout par sa

seule force de volonté.

Wulfgar soupira, puis, s'asseyant, il retira ses chausses qu'il avait conservées et les rangea avec ses vêtements. Il se tourna vers Aislinn et la vue de sa nudité fit renaître toute sa peur. Elle se recula, tentant de dissimuler son propre corps. Son mouvement attira I'attention de l'homme qui s'immobilisa comme s'il se rappelait soudain sa présence, et il lut la peur dans les yeux violets levés vers lui. Un coin de sa bouche relevé par un demi-sourire, il ramassa sur le lit une brassée de peaux de loups et les lui

jeta.

- Bonne nuit, amour, dit-il simplement.

Elle le regarda, partagée entre l'étonnement et le soulagement; et, s'enveloppant vivement dans les fourrures, elle s'étendit sur le dallage. Wulfgar,quant à lui, souffla les bougies et s'installa dans le lit de ses parents. Presque aussitôt le bruit d’une respiration, régulière et profonde, emplit la chambre Aislinn se pelotonna dans ses fourrures et s’endormit rassurée.

 

 

 

4

 

 

Le lendemain matin, Aislinn fut tirée du son sommeil par une vigoureuse claque sur les fesses. Elle poussa un cri et se redressa pour se trouver face à face avec Wulfgar qui, assis au bord du lit, semblait s'amuser beaucoup. Il lui tendit ses vêtements et appréciateur, la regarda les enfiler.

 -Tu es bien paresseuse, dit-il. Va me chercher de l'eau que je puisse me laver et tu m'aideras à m'habiller. J'ai à faire, moi.

Aislinn lui lança un regard mauvais, tout en frotant son postérieur malmené.

- J'ai l'impression que vous avez bien dormi monseigneur, dit-elle. Vous semblez reposé.

Il la détailla, puis sourit, l’oeil brillant :

- Oui, effectivement.

Aislinn rougit et se précipita vers la porte :

- Je vais chercher de l’eau.

Maida la rejoignit, comme elle emplissait le seau d’eau chaude-prise dans le chaudron pendu dans la cheminée de la grande salle :

- Cette brute ! Je t’ai entendue crier cette nuit

- Il ne m'a pas touchée, répondit Aislinn avec surprise. J'ai passé la nuit au pied du lit et il ne pas touchée.

- Ce n'est pas par pitié, j’en jurerais. Attend soir et il te prendra. Cette fois-ci, ne perd pas de temps. Fuis, sauve-toi.

- Je ne peux pas. Il m’enchaîne au lit.

Maida poussa un cri d’horreur :

 

- Il te traite comme un animal.

La jeune fille haussa les épaules :

- En tout cas, il ne me bat pas. Enfin... un petit peu seulement, ajouta-t-elle en se frottant le postérieur.

- Il te tuerait, si tu le provoquais.

Aislinn secoua la tête au souvenir du moment où il l'avait tenue serrée contre lui. Même fou de colère, il n'avait pas cherché à la violer.

- Non, il est différent des autres.

- Comment le sais-tu ? Ses propres hommes le craignent.

- Moi, je n'en ai pas peur, répliqua la jeune fille.

- Tu es stupide ! gémit Maida. A quoi cela te servira-t-il d'être orgueilleuse et obstinée comme ton père ?

- Il faut que je monte, murmura la jeune fille. Il attend pour se laver.

- Je vais trouver un moyen pour t'aider.

- Non, mère, n'en faites rien ! J'ai peur pour vous. Celui qu'on appelle Sweyn veille sur son maître à chaque pas. Il vous tuerait si vous osiez quoi que ce soit. Quant à moi, je préfère Wulfgar à tous ces autres bandits.

- Et Kerwick, alors ? chuchota Maida avec un coup d'oeil là où le jeune homme dormait, couché avec les chiens.

Aislinn haussa les épaules :

- Ragnor a mis fin à tout cela.

- Ce n'est pas l'avis de Kerwick. Il te veut toujours.

- Il doit comprendre alors que le monde a changé. Nous ne sommes plus libres. J'appartiens à Wulfgar, à présent. Et lui aussi. Nous ne sommes plus que des esclaves. Nous n'avons droit qu'à ce que l'on nous donne.

Maida renifla son mépris :

- Dire que c'est toi, ma fille, toujours aussi fière, que j'entends parler.

 

-Que gagnerions-nous à être arrogants ? soupira Aislinn. Nous n'avons rien. Il nous faut songer à rester en vie et à nous aider mutuellement.

- To père était un grand seigneur, ton sang des plus nobles. Je ne te laisserai pas faire un enfant par ce bâtard.

Aislinn regarda sa mère les yeux brillants de colère :

- Préférez-vous que je donne un rejeton à Ragnor, le meurtrier de mon père ?

Désespérée, Maida se tordait les mains :

- Ne me gronde pas, Aislinn. Je ne pense qu'à toi

- Je sais, mère, répondit-elle adoucie. Je vous en prie, attendons au moins de savoir quel genre d'homme est ce Wulfgar. II était mécontent de tous ces morts. Peut-être sera-t-il juste.

- Un Normand ! s'écria Maida.

- Oui, mère, un Normand. Maintenant, je dois monter.

Quand Aislinn ouvrit la porte de la chambre, Wulfgar, à demi habillé, I'accueillit le sourcil froncé :

- On peut dire que tu y a mis le temps !

- Pardonnez-moi, monseigneur, murmura-t-elle

Elle posa son fardeau et leva les yeux vers lui :

- Ma mère s'inquiétait pour moi et j’ai dû la rassurer.

- Ta mère ? Qui est-ce ? Je n'ai pas vu la maîtresse de ce manoir.

- Celle que vous appelez « la vieille »  . C’est ma mère, répondit-elle doucement.

- Celle là ! A ce qu'il paraît, elle a plutôt été malmenée.

Aislinn acquiesça.

- Je suis tout ce qui lui reste. Elle se tourmente à mon sujet. Elle parle de se venger.

Wulfgar la regarda avec attention :

- Cherches-tu à me mettre en garde ? Tentera-t-elle de me tuer ?

Aislinn détourna les yeux :

- Peut-être, je n'en suis pas certaine.

- Tu me dis cela parce que tu ne veux pas la voir exécutée ?

- Mon Dieu ! Jamais je ne me le pardonnerais, si cela devait arriver. Elle a eu assez à souffrir des Normands. D'autre part, votre duc nous ferait tous tuer si vous l'étiez.

Wulfgar sourit :

- Je prends note de ta mise en garde. Je la surveillerai et préviendrai Sweyn d'avoir à ouvrir l’oeil.

- Je vous en remercie, messire, dit Aislinn avec un soupir de soulagement.

- A présent, aide-moi à finir de m'habiller. Tu as trop tardé et je n'ai plus que faire de cette eau. Mais je veux prendre un bain ce soir et là je ne souffrirai pas que tu me fasses attendre.

 

La salle était vide, à I'exception de Kerwick, quand Aislinn descendit à la suite de Wulfgar. Son fiancé était encore enchaîné avec les chiens, mais il ne dormait plus. Il la regarda traverser la pièce. Maida vint les servir elle-même, se précipitant pour placer sur la table du pain chaud, de la viande et des rayons de miel. Wulfgar s'assit et, du geste, fit signe à Aislinn de s'installer à côté de lui. Kerwick, qui n'avait pas quitté son ancienne fiancée des yeux, ne put résister au spectacle de la nourriture et lui

consacra toute son attention. Maida attendit que Wulfgar ait servi Aislinn et lui-même et, prenant ce qui restait de pain, elle le donna à Kerwick, n'en gardant qu'un petit morceau pour elle. Elle s'accroupit à côté du jeune homme et s'entretint avec lui à voix

basse. Wulfgar, qui les observait, plaqua brusquement son couteau sur la table. Aislinn sursauta, se demandant ce qui se passait.

- Eh ! la vieille ! Viens ici ! ordonna-t-il.

Maida parut se recroqueviller encore davantage. Elle s'approcha de la table, la tête dans les épaules, comme si elle prévoyait une correction.

- Redresse-toi, femme ! Tiens-toi droite, tu le peux je le sais.

Lentement, Maida obéit. Alors, Wulfgar se pencha vers elle :

- Est-ce toi que l'on appelait Dame Maida avant la mort de ton seigneur ?

Elle hocha la tête à plusieurs reprises, comme un moineau :

- Oui, messire.

- Et c'était toi la maîtresse de ce manoir ?

On l'entendit avaler sa salive et elle hocha de nouveau la tête :

- Oui, messire.

- Alors, dame Maida vous m'indisposez en jouant les demeurées. Vous vous habillez de loques, vous disputez leur nourriture aux chiens et vous vous lamentez sur votre sort, alors que si vous aviez fait preuve du même courage que votre époux et aviez dit qui vous étiez, vous pouviez occuper votre place habituelle. Vous me trahissez au yeux des vôtres. Aussi, je vous le dis, retrouvez vos effets, habillez vous comme il convient et, par la même occasion lavez la crasse de votre corps. . Le jeu n'a que trop

duré. La chambre de votre fille sera la vôtre. Allez !

Elle s'éloigna et Wulfgar reprit son repas il interrompu. Quand il leva les yeux, il surprit Aislinn qui le regardait, une expression presque tendre sur son visage.

- Tes sentiments à mon égard s'adouciraient-il damoiselle ?

Il rit du regard noir qu'elle lui lança.

- ... Prends garde ! Tu n'es pas la première et tu ne seras pas la dernière. aucun lien ne peut m'attacher à une femme. Ne me donne pas ton coeur.

-Messire, vous surestimez grandement votre puissance de séduction ! Si j'éprouve un sentiment pour vous c'est de haine. Vous êtes et restez un ennemi pour moi

 

- Vraiment ? Dis-moi alors, embrasses-tu donc toujours les ennemis avec une telle chaleur ?

Elle rougit :

- Vous faites erreur, messire, ce n'est pas de la chaleur mais seulement de la résistance passive.

- Dois-je t'embrasser à nouveau pour te prouver

que j'ai raison.

A ce moment la grande porte fut ouverte à la volée et Ragnor parut. Il s'arrêta devant Aislinn et s'inclina :

- Bonjour ma colombe. Tu m'as l'air satisfaite de ta nuit.

- Mais, oui, messire chevalier. J'en suis très contente.

Elle vit sa surprise et sentit sur elle le regard amusé de Wulfgar.

- Avec ce froid, il faisait bon avoir une fille dans son lit, remarqua Ragnor d'un ton badin en se tournant vers Wulfgar. Quand tu en auras assez de coucher avec un paquet d'épines et d'orties tu pourras toujours tâter de la petite Hlynn, ajouta-t-il en se passant le pouce sur sa lèvre mordue. Elle fait tout

ce qu'on lui demande et elle n'a pas la dent dure.

-Je préfère un gibier moins docile, grommela Wulfgar.

Ragnor haussa les épaules et se versa à boire. Il but, poussa un soupir de satisfaction et rendit compte de son activité :

- Les paysans sont à leurs travaux, comme tu l'as ordonné, et les sentinelles montent la garde contre les bandes de pillards.

- D’un signe de tête, Wulfgar marqua son approbation.

- Que l'on forme des groupes de cinq hommes qui patrouilleront les limites du territoire pendant trois jours consécutifs chacun; un groupe partant chaque matin, sauf le dimanche, dans une direction

différente, un à l'est, un à l'ouest, un au nord, un au sud. Le signal sera un coup de trompe toutes les lieues, ou un feu allumé toutes les cinq lieues. Il sauront de la sorte que chaque patrouille a effectué son trajet, dans le cas contraire, nous serons

nos gardes.

- Bien calculé, Wulfgar. A t'entendre, tu devrais un jour ou l'autre mener une vie de seigneur.

Wulfgar ne releva pas le commentaire et les hommes parlèrent d'autre chose. Aislinn les regardait notant leur dissemblance. Là où Ragnor était arrogant et exigeait le respect de ses hommes, Wulfgar se montrait calme et réservé. Il préférait donner l'exemple que des ordres. II ne mettait pas en doute la loyauté de ses soldats, persuadé qu'ils préféreraient mourir que de le décevoir.

Aislinn réfléchissait à tout cela quand elle leva les yeux et, d'instinct, se dressa à demi, car, en haut de l'escalier se tenait sa mère, telle qu'elle I'avait toujours connue. Petite de taille, mais très digne. Habillée avec soin, elle avait drapé un voile sur

cheveux dont les plis dissimulaient en partie visage enflé. Elle descendit avec la grâce et l'élégance qui lui étaient naturelles et le coeur d'Aislin se gonfla de joie, de soulagement. Elle retrouvait sa

mère.

Par son silence même, Wulfgar donna son approbation, mais Ragnor bondit sur ses pieds avec un empressement et, avant qu'on ait pu l'en empêcher, il s'était précipité et avait saisi Maida par les cheveux.

Le voile lui resta dans les mains et, avec un cri de terreur, la pauvre femme tomba à genoux, le visage à nouveau tordu par une grimace idiote. Sous les yeux d'Aislinn, impuissante, sa mère aimée disparut, redevint une vieille femme gémissante, revêtue des vêtements qu'elle semblait avoir empruntés.

Ragnor tremblait de rage :

- De quel droit t'es-tu habillée comme cela pour venir te pavaner devant ton maître, espèce de truie Il se pencha pour l'empoigner, mais Wulgar frappa avec bruit sur la table.

- Arrête ! ordonna-t-il. Ne lui fais pas mal. C'est moi qui lui ai dit de se vêtir de la sorte.

Ragnor fit volte-face.

- Tu dépasses vraiment les bornes ! Tu fais passer cette vieille avant nous ! Te prendrais-tu pour Guillaume ? Tu m'as pris ce qui me revenait et...

- Ne te laisse pas aveugler par la colère, Ragnor. Même toi, tu devrais te rendre compte que ces pauvres épaves ne peuvent supporter de voir leur ancienne maîtresse maltraitée et réduite à partager la nourriture des chiens. Pour elle, ils pourraient reprendre les armes et venir nous attaquer. Nous n'aurions d'autre choix que de les tuer et il ne nous resterait que des vieillards et des enfants au berceau pour nous servir. Voudrais-tu. que nous, soldats du duc Guillaume, nous labourions les champs et trayions les chèvres ? Ne penses-tu-pas qu'il est préférable de respecter un peu la fierté de ces gens pour apaiser leurs craintes et les amener à

faire ce que nous leur demandons en attendant que le pays nous appartienne réellement et qu'il soit trop tard, pour eux, de se soulever ? De ma part, c'est beaucoup plus qu'un geste. Elle reste leur dame. Inutile d'en faire une martyre.

- Wulfgar, je n'en doute pas, si Guillaume disparaissait tu ferais la preuve que tu es son frère perdu et retrouvé et tu saurais te frayer un chemin jusqu'au trône. Mais, écoute-moi bien : si tu te trompes, je souhaite d'être celui qui brandira la hache qui séparera ton coeur de bâtard de ces lèvres qui chantent la vertu et trompent ceux qui sont meilleurs que toi.

Avec un salut méprisant, il sortit de la pièce et claqua la porte derrière lui. A peine eut-il disparu qu'Àislinn  se précipita vers sa mère. Elle tenta de la calmer, mais, aplatie par terre, Maida gémissait, ignorant que son tortionnaire était parti.. Agenouillée à côté d'elle, Aislinn la prit par les épaules, la berça doucement, sa tête contre sa poitrine.

 

Elle sursauta en remarquant Wulfgar à côté d’elles. Il regardait Maida avec une expression qui ressemblait à de la pitié.

- Emmène ta mère dans sa chambre et soigne la. Elle se raidit à I'entendre lui donner un ordre. Mais, déjà, il lui avait tourné le dos et se dirigeait vers la porte. Elle le suivit des yeux, un instant furieuse qu'il exploitât leur fierté. Puis, elle reporta son attention sur sa mère et, l'aidant à se lever, elle la guida jusqu'à la chambre qui avait été la sienne jusque là. Elle la mit au lit, la rassurant du mieux qu'elle le pouvait en lui caressant les cheveux. Peu à peu ses gémissements s'estompèrent et elle s'endormit.

Aislinn fit un peu d'ordre dans la chambre mise à sac par les pillards et entrouvrit les volets pour laisser passer un peu d'air. Ce faisant, elle entendit une voix prononcer une sentence : vingt coup

fouet. Elle se pencha et étouffa un cri au spectacle offert sous ses yeux. Kerwick, nu jusqu'à la , ceinture, était attaché à la rangée de rondins placés au centre de la place du bourg, Wulfgar était à

côté de lui. Son épée, fichée en terre, supportait son heaume, sa cotte de mailles et ses gantelets. Sans armes, mais seigneurial, il s'apprêtait à infliger la punition. Il tenait une corde de la longueur

d’un bras détressée sur les deux tiers; chaque mèche ainsi obtenue se terminait par un noeud. Tout sembla se figer un instant, puis Wulfgar leva le fouet et l'abattit avec un sifflement. Kerwick fit un bon  dans ses liens. Un gémissement sourd monta de la masse des villageois assemblés. Le bras de Wulgar se leva et s'abaissa à nouveau. Cette fois-ci, ce fut Kerwick qui gémit. Il ne réagit pas au troisième coup, mais cria au quatrième. Au dixième, les plaintes se transformèrent en gargouillis et, au quinzième son corps ne fit que tressauter. Quand le vingtième coup tomba, les spectateurs respirèrent profondément et Aislinn s'arracha à la fenêtre, en larmes et suffoquant. Ses sanglots devinrent des malédictions, quand elle sortit de la chambre en courant et

lutta avec la masse de la grande porte. Elle se précipita aux côtés de Kerwick, mais il avait perdu connaissance. Elle fit face à Wulfgar.

- Alors, après l'avoir jeté aux chiens, il faut que vous torturiez ce pauvre homme ! hurla-t-elle. Cela ne vous suffit-il pas de lui avoir volé ses terres et de I'avoir fait votre esclave ?

Wulfgar qui avait laissé tomber son fouet au dernier coup infligé, essuyait de ses mains le sang du jeune homme.

- ce fou a cherché à me tuer. Je te l'ai dit, son sort était décidé et tu n'avais pas à t'en mêler.

- Etes-vous si puissant, monseigneur, que vous tirez vous-même vengeance d'un homme dont on molestait la fiancée, sous ses yeux.

Les yeux de Wulfgar se durcirent :

- C’est mon coeur qu'il a voulu percer, c'était à mon bras de marquer son dos du sceau de la justice ! (Il ne laissa pas à Aislinn le temps de parler et, du bras, désignant les gens assemblés :) Ils

savent à présent ce qui les attend s'ils commettent des erreurs de ce génie. Et ne parle pas d'innocence, Aislinn de Darkenwald, toi qui as caché la vérité, tu devrais souffrir à sa place. Satisfais-toi que ton dos ne porte pas de marques. Mais n'oublie pas que je peux te punir. (Puis, il se  tourna vers ses hommes ). Maintenant que l'on tonde cet idiot et qu'on laisse ses compagnons saler ses blessures. Qu'ils soient tous tondus ! Qu'on les mette à la mode normande, cette saison.

Aislinn ne comprit le sens de ses paroles qu'en voyant que l'on coupait les cheveux de Kerwick et qu'on lui rasait la barbe. Un nouveau murmure parcouru de la foule et les hommes s'apprêtèrent à fuir. Mais, rattrapés très vite, on les ramena sur la

place où on leur fit subir la dernière partie de la punition infligée à Kerwick. Profondément humiliés, ils tâtaient leurs joues et leurs cous dénudés, n'osant se regarder,

Aislinn, à pas mesurés, mais bouillonnant de colère, quitta la cour, remonta dans la chambre des maîtres où elle se mit en quête des ciseaux de sa mère. Elle avait libéré ses cheveux et, tremblante de rage, s'apprêtait à agir quand la porte s'ouvrit brusquement. Un coup sec sur le poignet et les ciseaux tombèrent. Une lourde main l'agrippa par les épaules et lui fit faire demi-tour. Un regard d'aigle

la cloua sur place.

- Tu me provoques un peu trop, gronda Wulfgar. Je te préviens. A chaque boucle coupée, ce sera un coup de fouet sur ton dos !

Les genoux de la jeune fille se mirent à trembler. Face à celle de l'homme, sa propre colère semblait ridicule et, sous son étreinte brutale, elle compris la stupidité de son geste.

- Bien, messire, je vous entends, dit-elle d’une voix rauque : je cède, vous me faites mal.

Le regard de Wulfgar s'adoucit et, I'encerclant dans ses bras, il l'attira à lui :

- Alors, cède-moi tout. Cède-moi tout.

Il lui ferma la bouche dans un baiser passionné. Elle se sentit fondre, pénétrée par une vague de chaleur, brûlante, ses lèvres caressant les siennes, lui ôtant toute volonté. Puis il se pencha, la regarda, le regard voilé, impénétrable et, brutalement, il la repoussa, la jettent sur le lit. A longues enjambées, il traversa la pièce, se retourna arrivé à la porte, la regarda à nouveau mais avec mépris.

- Ah ! les femmes ! cria-t-il - puis il claqua la porte sur lui.

Aislinn resta étourdie, stupéfaite de ses propre réactions. Quel homme était-il donc qu'elle puisse le haïr avec une telle intensité et trouver en même temps un tel plaisir à ses baisers ?

Wulfgar sortit du manoir et aboya des ordres à ses hommes.

 

Sweyn s'approcha de lui avec son heaume et son haubert.

- Cette fille a du caractère, remarqua le Viking.

- Oui, mais elle apprendra à obéir. Allons, en selle. J'ai envie de voir ma terre promise.

Le manoir était plus calme Wulfgar n'y avait laissé que quelques gardes et enjoint à ses hommes blessés de se faire soigner par Aislinn. Elle y avait consacré presque toute la journée. La vue des

plaies purulentes et I'odeur écoeurante de la cautérisation lui donnaient envie de vomir. Elle n'avait pourtant pas cessé de penser à Kerwick et se demandait où on l'avait transporté. Le soir tombait quand deux serfs l'amenèrent et le déposèrent doucement

avec les chiens. Ils l'entourèrent aussitôt, tirant sur leurs chaînes, sautant et aboyant. Affolée, Aislinn les dispersa.

- Pourquoi le mettez-vous là ? demanda-t-elle aux deux hommes qu'elle reconnaissait à peine avec leurs cheveux tondus et leur barbe rasée.

- C'est un ordre du seigneur Wulfgar... Il a perdu connaissance en chemin.

Les chassant d'un geste impatient, la jeune fille s'agenouilla à côté de son fiancé et se mit à pleurer :

- Oh ! Kerwick, toute cette souffrance à cause de moi.

Ham s'approcha avec de I'eau et des herbes. Il se laissa- tomber à genoux à côté d'elle, lui tendit ce dont elle avait besoin et contempla avec désespoir le dos à vif de Kerwick.

- Il a toujours été bon pour moi, madame. On m'a forcé à regarder ça. Et je n'ai rien pu faire pour l'aider.

Aislinn se pencha pour étendre sur le dos mutilé le baume qu'elle avait préparé.

- Aucun Anglais ne pouvait rien faire. C'est une mise en garde. Leur justice est expéditive. Ils exécuteront sans doute le prochain qui osera les discuter.

Une grimace haineuse déforma le visage du homme :

- Alors deux d'entre eux paieront de leur vie. Celui qui a assassiné votre père et ce Wulfgar qui vous a déshonorée et fait subir ça à

Kerwick.

- Non, ne cherche pas à faire une chose pareil s'écria Aislinn, alarmée. Mon père est mort c’était un héros, l'épée à la main, après avoir tué beaucoup d'ennemis. On chantera ses louanges longtemps après que ces envahisseurs auront quitté notre pays. Quant  à  ces coups de fouet, c'est une punition bénigne, le geste de Kerwick aurait dû lui  coûter la tête. Ce n'est pas Wulfgar qui m'a déshonorée mais I'autre, Ragnor. S'il y avait une raison

Pour se venger, ce serait bien celle-là... Mais, écoute moi Ham, c'est à moi de le faire et par tout ce qui est saint, mon honneur sera lavé dans le sang de ce Normand. (EIle haussa les épaules et repris d'un ton plus calme :) Nous avont été vaincus, nous devons nous soumettre pour un temps. Inutile de se lamenter sur les pertes d'hier, mais pensons à ce que demain nous apportera. Va, maintenant, Ham, et ne te laisse pas aller à un acte insensé.

Le garçon ouvrit la bouche, comme pour parler puis s'inclina et sortit de la pièce. Aslinn se retourna, pour reprendre sa tâche et rencontra le regard bleu de Kerwick.

-Folie ! Acte insensé ! C'est ton honneur que j’ai tenté de sauver. Il ébaucha un geste immédiatement interrompu par la douleur. Curieuse façon de te venger. Tu entres, consentante, dans sa chambre et sans nul doute le voues-tu à la mort en écartant les jambes devant lui. Sacrebleu de sacrebleu ton serment ne signifie-t-il rien ? Tu es à moi, ma fiancée !

 

Il tenta à nouveau de se redresser mais, avec un cri, se laissa retomber

- Oh ! Kerwick, dit doucement Àislinn. Ecoute-moi. Non, ne bouge pas. La pommade va bientôt atténuer la douleur. Mais aucun remède ne guérira le mal que tu me fais. J'ai été prise contre mon- gré. Ecoute-moi et ne te fâche pas. Ce sont des soldats bien armés et tu n'es qu'un serviteur, sans même une lame. Je ne veux pas te voir monter à l'échafaud pour le peu d’honneur qui me reste. Nos gens ont besoin de quelqu'un qui intercède en leur faveur. Aide-moi. Ne me force pas à creuser une autre tombe à côté de celle de mon père. Je ne peux pas honorer des vœux qui ont été rompus contre mon gré et je ne veux pas te voir garder une épouse souillée. J'ai compris mon devoir. Tel que je le comprends, je me doit aux pauvres gens qui ont été fidèles jusqu'au bout à mon père. Si je peux leur faciliter la vie, je m'y efforcerai. Ne me juge pas trop sévèrement, Kerwick, je t'en prie. Le jeune homme pleurait à chaudes larmes :

- Je t'aimais ! Comment as-tu pu laisser un autre homme te prendre ? Je te désirais, tu le savais, comme tout homme désire la femme qu'il aime. Et je n'avais que le droit de rêver que je te tenais dans mes bras.  Tu m'as demandé de te respecter et, comme un imbécile, j'ai obéi, maintenant, tu as choisi cet homme comme amant aussi facilement que s'il s'était agi d'un amoureux de longue date. Je regrette de ne pas t'avoir prise comme je le voulais. Peut-être alors pourrais-je te chasser de mon esprit. Maintenant, je ne peux que penser au plaisir que tu donnes à mon ennemi.

- Je te prie de me pardonner, murmura la jeune fille. Je ne savais pas que je te blesserais à ce point.

Incapable de supporter sa douleur, il enfouit son visage dans la paille et sanglota. Aislinn se leva et s'écarta. Elle ne pouvait rien pour lui.

 

Un bruit léger la fit se retourner. Wulfgar debout sur le seuil, les jambes écartées, et la regardait. EIle rougit sous l'intensité de son regard et se demanda ce qu'il avait pu entendre. Puis, respira en se souvenant qu'il ignorait leur langue. Elle s'enfuit, gravit l'escalier et ne se sentit soulagée qu'une fois derrière la porte de la chambre. Elle se jeta sur le lit, secouée de sanglots. Kerwick la prenait pour une fille qui s'était livrée aux normands pour échapper à quelques petites misères. A la pensée du Normand et de ses railleries, des sanglots s'accentuèrent. Oh ! comme elle le haïssait

" Il croit que je suis là pour servir ses caprices Mais, il a encore à apprendre. Il ne m'a pas et ne m'aura jamais. Elle était à ce point plongée dans ses pensées qu'elle n'entendit pas la porte s'ouvrir et se refermer. Elle sursauta violemment au son de la voix de Wulfgar :

- Ma parole, tu t'es jurée d'emplir la Maison avec tes larmes !

Elle roula sur elle-même et sauta à bas du lit d'un seul mouvement. Elle avala ses larmes et se retourna vers lui en lissant ses cheveux emmêlés.  Ses yeux étaient encore rougis par les pleurs.

- Mes ennuis sont nombreux, seigneur Wulgar et provoqués par vous pour la plupart. Mon père abattu, ma mère maltraitée, insultée comme une esclave, ma maison pillée et mon honneur souillé. Me reconnaissez-vous des raisons de pleurer ?

Il l'avait regardée sans rien dire. Puis il saisissant une chaise, il la tourna vers elle et s'installa frappant machinalement ses gantelets contre sa cuisse, tout en examinant la jeune fille.

- J'admets tes larmes et leur cause. Pleure, tu le dois et ne crains rien de moi. En fait, à mes yeux, tu manifestes un courage rare pour une femme. Tu portes bien ton fardeau. (Il rit, doucement)

J'oserais dire que le malheur te sied.

 

Il se leva, s'approcha d'elle et elle du lever la tête pour le voir.

- Car à la vérité, ma petite mégère, tu ne fais qu'embellir. (Puis son visage se durcit.) Mais, même une jolie fille doit connaître son maître. (Il jeta ses gantelets à ses pieds.) Ramasse-les et sache que tu es mienne ! Tout comme ces gants tu m'appartiens et

à nul autre.

La révolte brilla dans les yeux violets :

- Je ne suis pas une esclave ni un gant que I'on peut jeter sans plus y penser.

Il eut un sourire, mais qui ne toucha pas ses yeux gris, glacés :

- Vraiment ? C'est à voir. Je peux te monter, chevaucher entre tes cuisses et l'instant d'après aller vaquer à mes occupations, sans plus y songer. Tu te surestimes. Oui, tu es une esclave.

- Non, messire, répondit-elle avec une détermination tranquille qui 1ui en imposa. Un esclave a reculé devant la mort et n'a d'autre voie à suivre que celle de l'obéissance misérable. Quant à moi,

je n'hésiterais pas.

Wulfgar tendit la main, prit son menton en coupe, l'attira vers lui et la retint, immobile. Son regard s'adoucit et, sentant sa résistance passive, son front se plissa.

- Oui, murmura-t-il. Peut-être n'es-tu pas I'esclave d'un homme.

Puis, il la lâcha et se détourna d'un geste brusque :

- Mais n'insiste pas trop.. (Il la regarda pardessus son épaule :) à moins que je ne change d'avis.

Elle rougit.

- Et alors, serai-je juste une fille comme une autre destinée à votre plaisir pour un temps, puis oubliée comme vos gants ? Aucune dame n'a-t-elle jamais occupé vos pensées ?

Il rit.

 

Oh ! elles ont joué et écarté leurs jupes. Je me suis amusé d'elles et aucune ne m'est restée à l’esprit.

Aislinn se vit près de la victoire et le singea dans sa façon désinvolte de lever le sourcil.

- Même pas votre mère ? railla-t-elle, contente de sa répartie.

La seconde d'après, elle crut défaillir de peur. Son visage s'était totalement transformé sous l’effet d'une rage intense.

- Non ! grinça-t-il à travers ses dents serrées. Cette noble dame moins que les autres.

Puis il fit demi-tour et quitta la pièce à grands pas.

Aislinn resta stupéfaite. Sa transformation avait été

si soudaine que, à n'en pas douter, son cœur de bâtard ne nourrissait aucun amour pour sa mère.

 

 

 

 

5

 

 

 

Wulfgar sortit en trombe du manoir et traversa la cour, le visage levé vers le soleil couchant, redevenant  peu à peu maître de soi. Soudain, un cri, un bras tendu, Wulfgar regarda dans la direction indiquée. Un tourbillon de fumée s'élevait. Un ordre aboyé et, immédiatement, plusieurs hommes montèrent en selle. Sweyn et Wulfgar en firent autant et la troupe s'ébranla, au grand galop.

De I'autre côté de la colline, une meule de paille et une grange en feu à côté d'une petite ferme. Sept huit corps gisaient par terré, parmi lesquels ceux des deux soldats que Wulfgar avait envoyé en

sentinelles. Les autres, en guenilles, étaient hérissés des javelots normands. Ce qui, de loin, ressemblait à un tas de chiffons, était le corps d'une jeune fille violée et gisant dans ses vêtements arrachés.

Une vieille femme, couverte de sang et d'ecchymoses, sortit en rampant d'un fossé et se jeta en pleurant sur le corps de la jeune fille. Une douzaine d'hommes fuyaient à pied à travers champs,

mais Wulfgar remarqua six cavaliers qui disparaissaient au loin dans un taillis. Il cria à ses hommes de s'occuper des fuyards à pied et, avec un signe de tête à Sweyn, prit les cavaliers en chasse.

Les grands destriers connaissaient leur métier et la distance qui les séparait se raccourcit très vite. Gagnant du terrain à chaque foulée, Wulfgar brandit son épée et poussa son terrible cri de guerre, Sweyn lui faisant écho. Deux des bandits ralentirent et firent demi-tour pour leur faire face.

Wulfgar les évita au passage. Mais Sweyn chargea, en désarçonnant un pendant que, de sa hache, il défonçait la poitrine de l'autre. Wulfgar, s'assurant d'un coup d'oeil que Sweyn n'était pas en danger, continua sa course. Les quatre fuyards

avaient ralenti eux aussi et s'apprêtaient à se battre. De nouveau, le terrifiant cri de guerre retentit et l'énorme coursier fonça sur les chevaux plus légers. L'épée de son cavalier siffla, s'abattit fendant un crâne. Puis, le Hun bloquant des quatre fers et virant sur la gauche, la lourde épée continua son travail. D'un coup de pied, Wulfgar repoussa le nouveau cadavre, dégageant son arme. Le troisième homme leva le bras pour assener un coup

et, horrifié, regarda son épaule d'où le membre venait d'être tranché. Il n'eut pas le temps de réfléchir, un coup en plein coeur l'acheva. Le dernier, voyant le sort réservé à ses camarades, tournait bride pour fuir quand la terrible lame l'atteignit par-derrière, envoyant sa tête rouler dans la poussière.

Sweyn arriva pour voir Wulfgar contempler le spectacle et essuyer le sang qui souillait son épée. Le Norvégien se gratta le crâne à la vue des corps sales, vêtus de guenilles, mais qui portaient des armes et des boucliers de chevaliers.

- Des pillards ? demanda-t-il.

Wulfgar remit son épée au fourreau :

- Oui et tout porte à croire qu'ils ont pillé le champ de bataille de Hastings.

Du pied il retourna un bouclier aux armes d'une famille anglaise :

- Les charognards ne respectent même pas leur roi.

 

Ils rassemblèrent les chevaux et y attachèrent les cadavres. Le soleil disparaissait à l'Horizon quand ils se retrouvèrent devant la ferme pillée. Ils creusèrent des tombes et, dans le crépuscule, les marquèrent d'une croix. Onze, parmi les fuyards à pied, s'étaient rendus sans combattre. Deux d’entre eux avaient voulu résister et y avaient gagné une place sous terre.

Wulfgar donna un cheval à la vieille femme, piètre compensation pour la perte de sa fille, mais elle accepta, surprise de cet acte de générosité. Les mains liées dans le dos, une corde autour du cou les reliant les uns aux autres, les pillards furent emmenés à Darkenwald et mis sous bonne garde.

Dans la chambre à coucher, la lumière était faible, diffusée seulement par le feu et une seule chandelle. Wulfgar sourit en remarquant le grand bac de bois plein d'eau chaude et le chaudron dans la cheminée. De la viande, du pain et du fromage attendaient, au chaud. Ah ! au moins cette fille si elle n'avait pas encore appris à obéir, avait-elle pensé à son confort. EIle dormait, pelotonnée dans le grand fauteuil devant la cheminée ; sous l’éclat du feu, ses cheveux ressemblaient à du cuivre en fusion et son teint clair était sans défaut. Les joues rosies par la chaleur, les lèvres entrouvertes, elle respirait doucement. Ses seins ronds se soulevaient avec régularité et, pour un temps, le souvenir de toutes

les autres femmes s'effaça dans I'esprit de Wulfgar. II se leva et, du bout du doigt, avec précaution, il souleva une boucle tombée sur sa joue et, la caressant de ses lèvres, en respira le parfum. Il se redressa brusquement, car il n'avait pas pensé à l'effet de cette odeur sur ses sens. Ce faisant, le fourreau de son épée heurta le fauteuil. Aislinn se réveilla avec un sursaut de peur. Mais, en le voyant, elle sourit, s'étira et poussa un soupir.

- Messire...

A la vue de sa silhouette souple se détendant, Wulfgar sentit le sang lui battre dans les tempes. Il recula prudemment et but une longue gorgée de bière. Puis il commença à retirer sa cuirasse,

maculée de sang et de boue.

Vêtu d'une tunique de toile et de chausses, il chercha la corne à bière et se tourna vers Aislinn. Elle s'était pelotonnée à nouveau dans le fauteuil et le suivait des yeux. Quand son regard tomba sur

elle, elle se leva pour placer une nouvelle bûche dans le feu.

- Pourquoi ne pas t'être couchée ? demanda-t-il d'un ton brusque. Il est tard. Tu avais quelque chose à me dire ?

- Vous aviez demandé un bain, messire. J'ai gardé l'eau et votre souper au chaud. Ils vous attendent.

- Tu n'avais pas peur en mon absence ? Ferais-tu confiance aux Normands ?

Elle le regarda, les mains croisées dans le dos :

- J'ai entendu dire que vous aviez expédié Ragnor exécuter quelque mission et, depuis que je suis à vous, vos hommes gardent leurs distances. Ils vous craignent sans doute beaucoup.

Il émit un grognement, puis :

- J'ai un appétit à avaler un ours rôti. Donne-moi à manger.

Elle se tourna pour lui obéir et il observa le balancement gracieux de ses hanches, revoyant avec précision l'image de son corps nu. Elle le frôla pour poser la nourriture sur la table et il fut à nouveau conscient de son parfum délicat, comme celui de la lavande en mai. Elle se retourna et sur-

prit l'intensité de son regard sur elle. Il la vit rougir. Elle parut hésiter et, comme il s'approchait d'elle, elle recula d'un pas. Il s'arrêta, plongea les yeux dans les siens. Puis il tendit une main, la plaça sur sa poitrine et sentit son coeur palpiter sous sa paume. Son pouce, lentement, passa sur le bout de son sein :

- Oh ! qu'as-tu là, petite ! Cela m'intéresse.

- Messire, vous avez déjà joué à ce jeu avec moi. Vous m'avez vue sans vêtements et vous savez parfaitement ce qu'il y a sous ma robe.

- Oh ! là ! Un peu de feu pour vous échauffer le sang !

- Je préférerais beaucoup, messire, que le vôtre se refroidisse.

Renversant la tête en arrière, Wulfgar éclata de rire :

- Oh ! je sens que je vais me plaire ici, en dehors du lit et dedans.

Aislinn repoussa sa main :

- Venez souper, messire, pendant que c'est encore chaud.

- Tu parles comme une épouse et je n'ai pas encore fait de toi ma maîtresse.

- On m'a élevée à devenir I'une, pas I'autre.

Il haussa les épaules :

- Alors, imagine que tu es ma femme, si cela te plaît.

- Je ne le saurais sans la bénédiction d'un prêtre, répondit-elle, d'un ton sec.

Il la regarda, amusé :

- Et tu le pourrais, après quelques paroles prononcées ?

Je le pourrais, messire. On ne demande pas aux filles de choisir leur mari. Et vous êtes comme n'importe quel autre homme,

exception faite que vous êtes normand.

Mais tu as dit me hair.

Elle eut un geste d'impuissance :

- J'ai connu beaucoup de jeunes épouses qui haïssaient I'homme qu'elles épousaient.

Il se rapprocha d'elle et pencha la tête de côté pour mieux voir son profil. Elle sentait son haleine chaude sur sa joue, mais regardait droit devant elle, comme s'il n'avait pas été là.

- Des vieillards que l'on devait aider à remplir leur rôle ? Dis-moi donc, n'étaient-ce pas des hommes vieux et décrépits que ces filles haïssaient ?

- Je ne m'en souviens pas.

Il gloussa :

- Oh ! que si, tu t'en souviens. Une fille normale n'a jamais trouvé à redire d'avoir un gars viril pour lui tenir compagnie au lit et passer les longues nuits d'hiver. Tu ne t'ennuieras pas dans le mien.

- Dois-je comprendre que vous me demandez ma main, messire ? demanda-t-elle railleuse.

Il se redressa :

- Quoi ? Me mettre la chaîne au cou ? Jamais !

- Et vos bâtards ? Qu'en faites-vous ?

- Jusqu'ici, je n'en ai pas eu... Mais, avec toi, cela peut changer, ajouta-t-il un sourire aux lèvres.

- Merci de me prévenir ! s'écria-t-elle toute sa froide réserve envolée.

Il haussa les épaules :

- Peut-être es-tu stérile

- Oh ! (Elle suffoqua d'indignation.) Cela ferait votre affaire sans doute. Pas de bâtards, alors. Mais il n'en est pas moins vrai que ce serait très mal de me prendre sans que notre union soit bénie.

Il rit et se mit à table :

- Obstinée comme une mule. En devenant ma femme, tu penses peut-être que tu te sacrifierais pour les paysans et leur famille. Quel beau geste ! Mais je n'apprécie pas.

- Le prêtre n'est pas venu aujourd'hui, dit-elle, comme il commençait à manger. Avez-vous oublié votre promesse ?

- Non. répondit-il, la bouche pleine. Il est en tournée. Dès son retour à Cregan mes hommes le dépêcheront ici. C'est une question de quelques jours. Patiente !

- Ceux qui ont mis le feu à la ferme de Hilda, les avez-vous pris ?

- Oui. Tu en doutais ?

Elle soutint son regard

- Non, messire, je l'ai déjà remarqué, vous êtes un homme qui arrive à ce qu’il veut. Que ferez vous d'eux ?

 

- Ils ont tué la fille de cette femme, j'en ai tué quatre. Mes hommes autant. Les autres jurent qu'ils n'ont pas pris part au meurtre, mais ils ont sûrement pris leur plaisir avec la fille avant qu’on la tue. Demain, ils seront fouettés. Ils répareront le

dommage causé à la vieille. puis ils m’appartiendront, comme esclaves.

Aislinn crut revoir le fouet dans la main du Normand.

 

- Votre travail va devenir bien lassant, murmura-t-elle.

- Je n'infligerai pas moi-même la punition. Les hommes du bourg le feront, pour venger la vieille.

- Vous avez des méthodes étranges.

Il la regarda avec une insistance qui la gêna. Elle détourna les yeux et s'affaira à ranger quelques objets.

- Les voleurs ont-ils résisté ? demanda-t-elle. D,’ordinaire, ils se montrent plutôt couards. Mon père a souvent eu à s'en plaindre.

- Non, à l'exception de ceux que nous avons poursuivis, Sweyn et moi.

Elle lui jeta un coup d'oeil rapide :

- Et vous n'avez pas été blessé ?

Non, à cette exception près. (Il étendit les mains, la paume en

l'air et elle eut un haut-le-corps à la vue des ampoules qui les gonflaient.) Les gantelets sont bien utiles, tu vois, j'ai été fou de les laisser ici.

- Mais vous avez dû vous servir de votre épée comme un forcené.

En effet, ma vie en dépendait.

Là-dessus, il se leva et commença à se déshabiller pour prendre son bain. Aislinn se détourna. La coutume voulait que les femmes du manoir aident les visiteurs dans leur toilette, mais son père l'avait dispensée de ce genre de tâche. Elle était trop belle et il n'était pas nécessaire de tenter le diable. Jusqu'à l'arrivée de Ragnor, elle n'avait jamais vu un homme nu.

Déshabillé, à I'exception de son cache-sexe, Wulfgar I'appela. Elle jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et s'aperçut qu'il lui indiquait son pansement. Ramassant les ciseaux qu'il lui avait confisqués le matin, elle le rejoignit et coupa la compresse. La blessure commençait à se refermer. Elle lui recommanda la prudence et, ramassant les linges souillés, elle regarda au loin, en attendant qu'il soit dans I'eau.

- Voulez-vous vous joindre à moi, damoiselle ?

Elle fit demi-tour, incrédule :

- Messire !

Il rit et elle comprit qu'il la taquinait, mais il la détailla des pieds à la tête, l'oeil brillant.

- Une autre fois... Quand nous nous connaîtrons mieux, peut-être.

Ecarlate, elle se recula dans I'ombre. Elle pouvait le surveiller sans être vue.

Enfin il sortit de la baignoire. Elle resta immobile dans son coin, n'osant se rapprocher de lui. Pour peu que son désir renaisse, sans vêtements pour le freiner, son sort était bon.

Elle sursauta au son de sa voix.

- Viens ici, Aislinn.

 

Elle hésita. Que ferait-il si elle fuyait, comme la veille ? Il avait oublié de verrouiller la porte. Peut-être parviendrait-elle à l'atteindre à temps ?

Mais elle se leva et, les jambes molles, se rapprocha de lui, comptant chaque pas comme s'ils la menaient à son bourreau. Debout devant lui, elle se sentait petite et sans défense. Elle lui arrivait à peine au menton. Cependant, malgré sa peur, elle soutint son regard. Il souriait, de son sourire moqueur.

 - Croyez-vous que j'ai oublié la chaîne, madame ?

Je ne vous fais pas confiance à ce point.

Un immense soulagement lui gonfla la poitrine, lui détendant les traits. Docile, elle resta immobile pendant qu'il se baissait et bouclait la chaîne à sa cheville. Puis, sans un mot, il poussa le verrou, souffla la chandelle et monta dans le lit, la laissant

presque heureuse.

- Au pied du lit, son tas de peaux de loup l’attendait. Sentant le regard de Wulfgar sur elle, elle ôta sa robe , gardant son jupon par pudeur, et commença à défaire ses cheveux. Elle les peignait lentement, à la lueur du feu, s'étonnant de cet homme qui l’avait à sa disposition et qui pourtant ne lui faisait rien, quand elle jeta un coup d'oeil dans sa direction et le trouva qui, appuyé ,sur un coude, la contemplait avec beaucoup d'intérêt.

- A moins que tu ne sois prête à me tenir compagnie dans ce lit cette nuit, dit-il, la voix rauque, je te suggère de remettre la toilette à demain. je n’ai pas l'esprit assez brumeux que je ne me souvienne pas de ce qu'il y a sous cette chemise et peu m’im-

porterait que tu ne sois pas consentante.

Aislinn ne se le fit pas répéter et, vivement, se glissa dans ses fourrures.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans rien de marquant. Aislinn n'oubliait pas la mise en garde de Wutfgar, mais il la traitait davantage en serve qu'en maîtresse. Elle ravaudait ses vêtements, lui apportait ses repas et l'aidait à s'habiller. Durant la journée, il oubliait son existence. Il s'occupait avec ses hommes, mettant au point un système de défense pour le cas où ils seraient attaqués par des pillards ou des Saxons loyaux.

La chambre verrouillée et seuls tous les deux, en sentant le regard de Wulfgar sur elle, Aislinn se rendait compte qu'elle était sur un terrain très glissant. Les yeux gris d'acier la suivaient dans chacun

de ses mouvements avec une intensité qui la faisait trembler. De sa couche de fourrures, elle se rendait compte qu'il restait éveillé très longtemps.

Une nuit, elle se réveilla, glacée des pieds à la tête. Elle se leva et tenta d'aller tisonner un peu le feu, mais la chaîne, trop courte, le lui interdit. Indécise, grelottant de froid, les bras croisés sur sa

poitrine, elle se demandait comment se réchauffer. Elle se retourna à un mouvement dans son dos et vit les longues jambes de Wulfgar passer par-dessus le bord du lit. Son corps nu n'était que silhouette dans l'ombre.

- Tu as froid ?

Elle répondit d'un signe de tête, claquant des dents. Retirant-une fourrure du lit, il la lui mit sur les épaules, la drapant étroitement autour d'elle. Puis, il jeta de nouvelles bûches dans le feu. Il attendit que les flammes soient hautes et, revenant à la jeune fille, il libéra sa cheville, jeta la chaîne au loin. Puis, debout, il la regarda au fond des yeux.

- Je veux ta parole que tu ne partiras pas. Peux-tu me la donner ?

- Oui. Et où pourrais-je aller ?

- Alors, tu es libre.

Elle sourit avec gratitude :

- Je n'aime pas du tout être enchaînée.

- Cela ne me plairait pas non plus, répondit-il d'un ton brusque.

Puis il se recoucha.

Les jours suivants, Aislinn eut le déplacer comme elle l'entendait. Elle pouvait aller et venir sans surveillance. Mais, le jour où reparut Ragnor, et qu'il l'aborda dans la cour, deux des hommes de Wulfgar se montrèrent aussitôt.

- Il te fait garder et m'envoie en mission, grommela Ragnor. Il doit craindre de te perdre.

- Ou bien il connaît vos façons d'agir.

- Ma parole, tu sembles satisfaite de ton sort ! Ton maître est-il donc si bon amant ? Cela m'étonnerait. Tout porte à croire qu'il préfère les jolis garçons aux belles filles.

Aislinn ouvrit de grands yeux innocents ou brillait un éclair de malice.

- Oh ! messire, vous voulez plaisanter ! Jamais encore, je n'ai rencontré un homme aussi fort, aussi puissant. (Elle vit sa bouche se durcir et poursuivit :) J'avoue qu'à sa vue je me pâme.

- Tu te payes me tête.

- Oh, messire ! Iriez-vous prétendre que je lui joue la comédie ? Pouvez-vous croire que je ne puis aimer un homme qui sait se montrer doux à mon coeur et dont les paroles de tendresse mettent le feu dans mon corps ?

- J'aimerais bien savoir ce que tu lui trouves.

Elle haussa les épaules :

- Messire, votre temps est précieux et je ne voudrais pas retenir votre attention les heures durant qu'il me faudrait pour vous expliquer les raisons qui font qu'une femme sait reconnaître le seigneur de son coeur, les liens qui se tissent entre eux et...

Le tonnerre d'une cavalcade I'interrompit ; elle se retourna. Wulfgar arrivait avec ses hommes. A la vue du couple, il fronça les sourcils et fit halte à côté d'eux. Il mit pied à terre et tendit les rênes à son écuyer, Gowain.

- Tu es revenu de bonne heure.

- Oui, admit Ragnor de mauvaise humeur. Ma tournée dans le Nord n'a servi à rien. Les Anglais sont rentrés chez eux et ont fermé leurs portes par peur des espions. Je ne suis pas en mesure de savoir ce qu'ils font derrière leurs murs. Peut-être se divertissent-ils avec leurs femmes comme tu parais le faire avec celle-ci. A l'entendre, tu sais très bien t'y prendre.

- Vraiment, c'est ce qu'elle dit ?

D'une main, Wulfgar caressa doucement la nuque d'Aislinn, sans tenir compte de sa crispation soudaine. Il sourit :

- Elle me donne aussi beaucoup de plaisir.

- Et moi, je dis qu'elle ment !

- Parce qu'elle s'est débattue avec toi ? (Wulfgar rit) Comme toute damoiselle, elle est beaucoup plus sensible à la douceur.

Ragnor renifla de mépris :

- Elle n'a pourtant rien d'un jouvenceau. Je me demande comment tu as pu t'y méprendre.

Aislinn, à la pression des doigts de Wulfgar sur son épaule, sentit la colère monter en lui. Mais il répondit avec calme :

- Tu te montres bien imprudent. Je ne pensais pas que tu désirais cette jeune personne au prix de ta vie. Mais je te pardonne, elle est de celles qui rendent les hommes téméraires. Peut-être qu'à ta

place j'aurais tes réactions.

Sa main glissa jusqu'à la taille d'Aislinn, la serra doucement contre lui :

- ... Tu ferais bien d'envoyer chercher Hlynn. Demain, il te faudra partir. Le duc requiert ta présence. Là-bas, tu n'auras que peu de temps pour trousser des filles.

Là-dessus, il lui tourna le dos, entraînant Aislinn.

A leur entrée dans le manoir, Kerwick, enchaîné avec les chiens, vit le Normand envelopper d'une caresse légère le postérieur de la jeune fille. Torturé par la jalousie, toute son attention concentrée sur cette main, le jeune homme ne remarqua pas le regard furieux d'Aislinn. Elle se précipita dans I'escalier, criant à Hlynn de lui apporter de l'eau. Wulfgar la suivit des yeux et ne se retourna qu'en entendant la porte claquer.

 

- Petit Saxon, dit-il à I'intention de Kerwick, si tu parlais ma langue, je te féliciterais pour ton goût. Mais, de Marte et toi vous êtes peu sages de vouloir cette fille comme vous le faites. Elle a déchiré vos coeurs et elle en a jeté les morceaux. Bientôt, tu l'apprendras, comme je l'ai fait : il ne faut jamais faire confiance à une femme. (Il prit un pichet de bière, le leva comme pour boire à la santé de l'homme enchaîné) Les femmes, sers-t'en, caresse-les, laisse-les, mais ne les aime jamais, mon ami. Cette leçon m'a été enseignée dès l'enfance.

Debout, devant la cheminée, il en contempla le feu, puis il monta dans sa chambre. Elle était vide. Quel tour lui jouait donc cette petite mégère ? Qu'elle cherche à se venger de Ragnor, soit, mais il n'avait lui, nullement I'intention de se laisser faire. Profon-

dément irrité, il se dirigea vers la chambre qu'il avait désignée pour sa mère et, sans hésiter, en ouvrit la porte qui s'en fut claquer contre le mur.

Aislinn sursauta, voilant de ses mains ses seins nus, et Hlynn manqua de faire tomber le pot d'eau, dont elle arrosait le dos de sa maîtresse. La petite servante s'écarta vivement, craintive, comme Wulfgar s'approchait. Il se planta à côté de la baignoire, regardant Aislinn qui levait vers lui un visage rouge de colère.

- Cela vous gêne, messire ? demanda-t-elle, indignée.

Il lui sourit :

- Oh ! que non ! (Puis il indiqua Hlynn :) Ragnor la cherche à ce que je crois.

- Et moi, j'ai besoin d'elle, répliqua-t-elle. C'est visible, ce me semble.

- C’est curieux, je croyais que tu te baignais le matin, après mon départ, fit-il en se repaissant du spectacle de ses jolis seins.

- D'habitude, oui. Mais certains contacts m'ont fait éprouver le besoin de me laver.

- Dis-moi donc, l'idée que de Marte fasse l'amour à une autre fille te déplaît-elle donc tellement que tu gardes celle-ci avec toi ?

Aislinn lui décocha un regard meurtrier :

- Cette brute peut bousculer toutes les catins normandes qu'il lui plaira. Hlynn n'est pas faite à vos brutalités. Il se plaît à lui faire mal et, si vous aviez un peu de compassion, vous ne la lui livreriez

pas si facilement.

Il haussa les épaules :

- Je ne veux pas me mêler de ces raisonnements de femmes, répondit-il en entourant autour de son doigt une boucle échappée à la masse des cheveux noués au-dessus de sa tête.

- Je sais, répliqua-t-elle d'un ton bref. Vous avez voulu me discréditer aux yeux de mon fiancé en me caressant devant lui. S'il était libre, vous agiriez autrement.

Il se pencha sur le rebord de la baignoire :

- Dois-je le libérer ? M'est avis que le petit Saxon t'aime beaucoup plus que tu ne l'aimes... Pourquoi as-tu l'air aussi effrayée ? ajouta-t-il, impatienté, après un coup d'oeil dans la direction de Hlynn, réfugiée dans un coin obscur. Dis-lui que c’est sa maîtresse que je veux dans mon lit. Pas elle.

Aislinn leva les yeux vers la jeune fille qui tremblait.

- Le seigneur ne te veut aucun mal, Hlynn, dit-elle en anglais. Peut-être pourra-t-il t'accorder sa protection. Calme tes pleurs.

- La petite s'assit par terre, très intimidée par le grand Normand, mais animée de I'espoir que sa maîtresse saurait veiller sur elle.

- Que lui as-tu dit ?

Aislinn se leva, saisit vivement une serviette pour dissimuler sa nudité aux regards très intéressés de Wulfgar et sortit de la baignoire.

- Selon vos instructions, je lui ai dit que vous ne lui feriez pas de mal.

 

- Tu es aussi sage que belle, murmura-t-il en caressant doucement son bras du bout du doigt.

Aislinn leva vers lui un regard implorant. Ils étaient si proches l'un de l'autre qu’elle sentait le long de sa cuisse le contact de la sienne. Aislinn eut une soudaine impression de faiblesse. Wulfgar,

quant à lui réagit comme s'il avait reçu un coup et son souffle s'accéléra. Il serra les poings, luttant pour supporter cette proximité sans la saisir violemment et satisfaire, immédiatement et sur place, à la violence de son désir. Hlynn les regardait, il

le savait et il se sentait stupéfait de réagir physiquement avec une telle force, en présence d'un tiers. Il avait réussi à se maîtriser en la regardant se baigner, mais la serviette mouillée étroitement

appliquée sur ses formes le mettait au supplice.

- Messire, murmura doucement la jeune fille. Vous me l'avez dit, nous ne sommes que des

esclaves. Vous avez indiscutablement le droit de donner Hlynn à qui bon vous semble, mais, je vous en prie, soyez pitoyable en ce qui la concerne. Elle a toujours été une bonne servante et ne

demande qu'à continuer, mais pas comme fille à soldats. Elle est sensible. Tenez-en compte. Faites en sorte qu'elle ne vous haisse pas comme les hommes qui l'ont prise. Elle n'a rien fait qui mérite

une telle cruauté.

Wulfgar fronça le sourcil :

- Proposes-tu,un nouveau marché ? Es-tu prête à partager mon lit pour que cette fille ne soit pas livrée à Ragnor ?

Aislinn prit une profonde inspiration :

- Non, je vous prie, c'est tout.

- Tu demandes beaucoup, mais tu ne veux rien donner en retour. Tu es venue me supplier pour Kerwick, à présent, pour cette fille, quand le feras- tu pour toi ?

- Ma vie en dépend-elle, messire ?

- Et s'il en était ainsi ?

 

- Je pense que je ne saurais pas jouer les catins, même alors.

Il la regarda au fond des yeux :

- Viendrais-tu de ton plein gré si tu m'aimais ?

- Si je vous aimais ? répéta-t-elle. Mon amour est tout ce qui me reste et je peux le donner librement. L'homme que j'aimerais n'aurait pas besoin de me prier d'être une épouse ou de lui accorder tous les droits que cela implique. Ragnor m'a pris ce que je réservais à mon fiancé, mais mon amour reste destiné à l'homme que mon coeur désignera.

- Aimes-tu Kerwick ?

Elle secoua la tête.

- Non, je n'ai jamais aimé un homme, répondit-elle avec franchise.

- Et moi, aucune femme, répliqua-t-il. Mais je les ai désirées.

- Je ne désire aucun homme.

De la paume, il lui caressa la joue, descendit le long de son cou. Il la sentit trembler et sourit :

- Il me semble que vous traitez bien à la légère ce à quoi rêvent les jeunes filles, damoiselle.

Elle leva vivement les yeux vers lui, s'aperçut qu'il riait d'elle. Elle s'apprêtait à lui répondre vertement quand, d'un doigt sur les lèvres, il lui ferma la bouche :

- Hlynn a pour ordre de s'occuper de toi jusqu'au départ de Ragnor, demain matin. Il ne la cherchera pas longtemps et, à moins que tu ne désires la remplacer, je te conseille de rester auprès de moi. C'est toi qu'il veut et il a cela de commun avec ses hommes et les miens. Mais s'ils sont assez avisés pour garder leurs distances, ce n'est peut-être pas son cas. Tu comprendras vite la sécurité que t'offre notre chambre.

Aislinn lui sourit et une fossette se creusa au coin de sa bouche :

- Je suis parfaitement consciente de l'avantage qu'il y a à dormir à côté de vous, messire, sinon avec vous.

- Pour le repas du soir, Aislinn prit place, comme d'habitude, à côté de Wulfgar. mais Ragnor s'installa à côté d'elle et la dévora des yeux. Ses cheveux, tressés en couronne sur sa tête, brillaient. Sa peau claire sentait la fraîcheur. Elle avait les joues roses et les yeux étincelants. Elle se tourna pour répondre à une question de Wulfgar et la vue de sa nuque, de ses  épaules dégagées par sa robe de velours vert accéléra les battements de son cœur, penser que ce joyau lui avait été dérobé par cet ignoble bâtard !

Il se pencha vers elle.

- Il m'expédie à Guillaume, murmura-t-il. Mais il ne pourra pas m'éloigner éternellement de toi. (Doucement, il caressa sa manche.) Je peux te donner beaucoup plus que lui. Ma famille est noble et influente. Viens avec moi, tu ne le regretteras pas.

Aislinn, repoussa sa main, méprisante :

- Darkenwald est ma maison. Je n’ai pas besoin d'autre chose.

- Tu appartiendras alors au possesseur de ce manoir ?

 

- C'est Wulfgar et je lui appartiens, répliqua-t-elle d'un ton froid.

Le repas terminé, Wulfgar sortit et Aislinn monta aussitôt dans sa chambre comme il le lui avait conseillé. Mais elle n'avait pas compté sur le fait que Ragnor I'attendrait dans I'ombre de l’étroit couloir. En le voyant, elle s'arrêta net. Il s'approcha d'elle, un sourire satisfait aux lèvres et la prit par le bras.

 

- Wulfgar est bien imprudent avec toi, Aislinn.

- Il n'a pas pensé que vous auriez un accès de folie, répondit-elle en cherchant à se dégager.

Lentement, il lui caressa les seins, descendit jusqu'aux hanches :

- Jamais je n'aurais cru que le souvenir d'une fille puisse me hanter à ce point.

 

- Vous me voulez pour la seule raison que Wulfgar m'a faite sienne. Laissez-moi tranquille ! Trouvez quelqu'un d'autre à caresser ! Lâchez-moi !

- Non, c'est toi que je veux, murmura-t-il contre ses cheveux.

La retenant d'un bras contre lui, de l'autre, il ouvrit la porte de la chambre.

- Wulfgar s'occupe de ses chevaux et de ses hommes. Vachel m'a promis de monter la garde devant cette porte. Il nous avertira. Viens ma colombe, nous n'avons pas de temps à perdre.

Aislinn chercha à lui griffer le visage. Mais il lui saisit les poignets et lui ramena les bras dans le dos, I'écrasant contre son torse. D'un coup de pied il referma la porte et, soulevant la jeune fille, I'emporta.

- Vermine gluante ! Rat visqueux ! Plutôt mourir que te subir une fois encore !

Elle luttait de toutes ses forces contre l'étreinte de ses muscles puissants.

- Je ne vois pas comment tu ferais, ma colombe, à moins de mourir sur commande. Détends-toi, je serai gentil avec toi.

- Jamais !

- Eh bien, comme tu voudras.

Il la jeta sur le lit et se laissa tomber sur elle avant qu'elle n'ait pu faire un mouvement. Elle se tordit sous lui, ramenant sur ses cuisses sa jupe qu'il soulevait. Si seulement elle pouvait tenir jusqu'à I'arrivée de Wulfgar ! Mais, dans ses efforts pour sauver ce qui lui restait de dignité, elle perdait rapidement du terrain. Ragnor, déchirant son corsage, lui dénuda la poitrine. Elle sentit le contact de ses lèvres chaudes et humides sur son sein et elle fris-

sonna de dégoût..

- Si tu peux coucher avec ce lourdaud, tu vas apprendre ce qu'est le plaisir avec un amant digne de ce nom.

À demi étranglée, elle tenta de le repousser :

- Rustre imbécile. Tu es lamentable, comparé à lui !

 

Soudain, un énorme craquement fit vibrer toute la pièce Ragnor sursauta violemment, roula sur lui même et regarda d'où venait ce bruit. La porte tremblait encore dans ses gonds. Sur le seuil se

tenait Wulfgar, à ses pieds Vachel, gémissait et comme désarticulé. Avec une désinvolture rien moins que rassurante pour Ragnor, Wulfgar s'adossa au chambranle et posa un pied sur la poitrine de Vachel.

Son premier regard fut pour Aislinn, enregistrant les dégâts subis. Puis il fixa son tourmenteur devenu fort pâle.

- Je n'ai pas l'habitude de tuer un homme pour une femme, dit lentement le grand Normand. Mais, vous, sire de Marte, vous cherchez la provocation. Ce qui m'appartient, je le garde et n’autorise personne à en discuter. Il est heureux pour vous que Sweyn ait remarqué Vachel dans I'ombre, devant ma porte.

Si vous aviez été plus loin avec cette damoiselle, vous n'auriez pas assisté au lever du soleil.

- Là-dessus, il se tourna, fit un geste en direction du couloir et Sweyn parut. Aislinn s'assit et c’est avec un sourire radieux qu’elle regarda le gigantesque Viking s'approcher et cueillir le jeune noble à ses côtés. Ragnor se débattit, vouant les deux hommes au diable.

 

-Jette-moi ,ça dans la première soue venue, dit Wulfgar. (Et, désignant Vâchel :) puis, viens rechercher celui-là et fais-lui subir le même sort. Ils pourront échanger leurs impressions et réfléchir à ce qui attend ceux qui touchent à ce qui m’appartient. Les ordres exécutés, Wulfgar ferma la porte et se tourna vers Aislinn. Elle arborait un lumineux sourire de gratitude, mais, quand il s'approcha elle elle évacua vivement le lit.

- sire Ragnor aura des raisons de vouloir votre

dépouille à présent. Vous lui avez infligé une terrible blessure d'amour-propre.

 

- Et cela t'enchante de nous voir nous quereller à ton sujet. Duquel de nous deux seras-tu le plus contente d'être débarrassée ? Je menace davantage ta tranquillité d'esprit que lui.

Elle leva ses yeux violets vers ses yeux gris, sourit :

- Messire, me prenez-vous pour une sotte ? Je suis protégée par le seul fait que vous avez jeté votre dévolu sui moi. Je sais parfaitement ne pas encore avoir payé pour cela et je vous en suis reconnaissante mais  je continue à espérer, que vous êtes

d'esprit assez noble pour ne pas. demander un dû de cette sorte à une dame qui n'est pas votre épouse.

- Je ne suis jamais noble par nature, Aislinn. Surtout pas avec les femmes. Ne te fais pas d'illusion, tu paieras.

Il souffla sur les chandelles, se déshabilla à la lueur du feu, puis se jeta sur le lit :

- Demain, tu porteras une dague pour te protéger

Cela découragera peut-être d'autres attaques.

 

 

 

6

 

 

Le départ de Ragnor, le lendemain matin, avait été rapide et discret. Àislinn, le coeur léger, vaquait à ses occupations, le poids familier de sa ceinture et de sa dague dans son etui ajoutait à sa satisfaction. Wulfgar les lui avait apportées lui-même alors qu'elle s'habillait.

L'après-midi tirait à sa fin quand, assise à côté de la tombe de son père avec sa mère, elle aperçut un homme qui, d'un pas lourd, se dirigeait vers le manoir, à travers bois. Elle le regarda avec attention.

Quelque chose en lui l'intriguait. Brusquement, elle découvrit qu'il portait des cheveux longs et une barbe.

Elle étouffa une exclamation de surprise et sa mère

leva la tête. Elle lui sourit, rassurante, et Maida reporta son attention au monticule de terre, reprenant son balancement d'avant en arrière et sa mélopée assourdie.

D'un coup d'oeil autour d'elle, Aislinn s'assura qu'aucun Normand n'avait aperçu l'homme. Puis elle se leva et, à pas comptés, se dirigea vers l'arrière du manoir. Là, certaine qu'on ne la regardait

ni ne la suivait, elle se mit à courir, traversant la clairière, jusqu'au bord du marais où elle avait remarqué I'homme. Il était encore là et elle reconnut en lui Thomas, l'écuyer de son père qu'elle avait cru mort. Il s'arrêta en la voyant, puis se précipita vers elle.

- Oh ! madame, je désespérais de jamais revoir Darkenwald. Comment va messire Erland ? J'ai été blessé à Stamford Bridge et je n'ai pu suivre l'armée, au sud, pour rencontrer Guillaume. L'heure est triste pour l'Angleterre. Nous avons perdu.

- Ils sont là, Thomas, murmura-t-elle. Mon père est mort. Il faut vous cacher.

Il comprit soudain la portée de ce qu'elle venait de dire et, une main sur son épée, regarda en direction du manoir. Il vit alors I'ennemi dans la cour et quelques-uns à côté de Maida.

- Allez chez Hilda, dit la jeune fille, très vite. Son mari est mort à côté de mon père et des bandits ont tué sa fille. Elle sera heureuse de vous avoir auprès d'elle. Allez à présent. Je vous rejoindrai quand je serai sûre de ne pas être surveillée. J'apporterai des

provisions.

Il ne se le fit pas répéter et disparut entre les arbres. Quand il fut hors de vue, elle rentra et, aidée de Hlynn, réunit pain, viande et fromage qu'elle dissimula sous son manteau. Dans sa hâte elle passa devant Kerwick sans y prendre garde. Il saisit sa jupe au passage, I'arrêtant brusquement :

-Ou vas-tu si vite ? Ton amant s'impatiente ?

- Oh ! Kerwick ! protesta-t-elle. Pas maintenant ! Thomas est revenu. Je vais m'occuper de lui.

- Dis-moi donc quand ton amant daignera me libérer. Les chaînes sont pénibles à porter. Mon cerveau se rouille. J'aimerais avoir autre chose à faire qu'à empêcher les chiens de me sauter dessus.

Eux, on les détache dans la journée. que dois-je faire pour être libéré ?

- J'en parlerai à Wulfgar, ce soir.

- Quelle douceur lui promettras-tu que tu ne lui aies déjà donnée ?

Elle soupira :

- La jalousie t'égare.

Furieux, il tira sur son vêtement, lui faisant lâcher son paquet, et l'attira brutalement sur ses genoux. Possessive, sa bouche lui écrasa les lèvres et d'une main, il arracha l'étoffe de son corsage.

Elle réussit à se dégager, le repoussa :

- Kerwick, non ! Pas toi aussi !

- Et pourquoi le bâtard et pas moi ? (Il lui caressait les seins, son visage émacié, creusé par le désir :) J'en ai le droit, pas lui !

- Non ! Non ! (Folle de rage elle tentait de repousser ses mains avides) Notre union n'a pas été bénie. Je n'appartiens à personne. Ni à toi ni à Ragnor, même pas à Wulfgar ! Seulement à moi-

même.

- Alors, pourquoi te vautres-tu dans le lit du Normand comme une chienne bien docile ? lui cracha-t-il au visage. A table, tu n'as d'yeux que pour lui. Il t'accorde à peine un regard et tu te mets à

bredouiller.

- C'est faux !

- Crois-tu donc que je ne le remarque pas ? Je n'ai rien de mieux à faire. Tu le regardes comme un affamé regarderait un morceau de gibier ! Et pourquoi, mon Dieu ! Il est l'ennemi et je suis ton fiancé. Pourquoi ne me manifestes-tu pas la même tendresse ? J'ai besoin de ton corps, moi aussi. Tous ces mois où je suis resté chaste pour toi. Je n'en peux plus.

- Aurais-tu l'intention de me prendre ici ? lui demanda-t-elle, tremblant de colère. Suis-je si peu pour toi qu'il faille te satisfaire comme tes compagnons de chaîne le font avec leurs femelles ? Au

moins, Wulfgar ne me traite pas ainsi.

Il lui infligea une violente secousse :

- Tu l'avoues, tu préfères ses baisers aux miens.

- Oui ! cria-t-elle, des larmes de douleur et de colère jaillissant de ses yeux. Et à présent, lâche-moi avant qu'il n'arrive.

- Il la repoussa brusquement avec un juron. Puis, honteux, tendit la main vers elle. Elle eut aussitôt un mouvement de recul.

- Tu as raison, Aislinn. La jalousie me rend fou. Pardonne-moi, mon amour.

- Je vais voir si Wulfgar veut te libérer, dit-elle d'un ton posé.

Puis elle le laissa, son manteau haut croisé sur son corsage déchiré et sur son petit paquet. Elle n'avait pas le temps d'aller se changer. Wulfgar pouvait revenir à tout moment. Hilda attendait à sa porte. Aislinn entra vivement chez elle, lui donna la nourriture :

- Si quelqu'un s'étonne, dis que c'est moi qui l'ai pris. Inutile de te faire punir à ma place. Mais il faut cacher Thomas. On ne doit pas le trouver ici.

 

- N'ayez crainte, mademoiselle. On trouvera un endroit sûr.

- Il faut que je parte. Je rapporterai de la nourriture dès que je le pourrai.

Elle avait ouvert la porte et s'apprêtait à sortir lorsque Hilda poussa un cri :

- Les Normands !

Aislinn se sentit glacée de peur. Wulfgar était là, flanqué de deux hommes. D'un simple geste de la main, il l'écarta de son passage.

 

- Non ! Il n'a rien fait ! cria-t-elle en s'accrochant à son bras. Laissez-le !

Il baissa les yeux sur les petites mains crispées sur sa manche :

- Vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas, Aislinn de Darkenwald.

Anxieuse, elle regarda en direction de Thomas prêt à se battre. Fallait-il qu'un autre Saxon périsse de la main des Normands ? Son coeur se serra.

- Seigneur, dit-elle, ses beaux yeux suppliants levés vers Wulfgar. Thomas est un valeureux guerrier. Faut-il que son sang soit versé maintenant que la bataille est terminée, parce qu'il a combattu loyalement pour le roi, auquel mon père et lui avaient donné leur parole ? Seigneur, montrez sagesse et merci. Je ramasserai le gant, je serai votre esclave.

- Tu marchandes ce qui m'appartient déjà, répondit-il, le visage taillé dans la pierre. Laisse-moi et occupe-toi ailleurs.

- Je vous en prie, murmura-t-elle, en larmes.

Sans autre parole, il dénoua ses doigts, la repoussa et s'avança vers Thomas, qu'encadrèrent aussitôt ses deux soldats.

- On t'appelle Thomas ! lui demanda-t-il.

Celui-ci se tourna vers Aislinn, déconcerté.

- Seigneur, il ne parle pas votre langue.

- Dis lui de rendre son épée et de venir avec nous.

Elle traduisit pour le Saxon qui regarda les trois hommes avec méfiance.

- Vont-ils me tuer, madame ?

Elle eut un regard hésitant pour le dos de Wulfgar. S'il pouvait tuer quatre bandits armés à lui tout seul, un homme épuisé, mourant de faim, ne lui opposerait pas grande résistance, s'il cherchait à l'abattre.

- Non, répondit-elle. Je ne crois pas. Le nouveau seigneur de Darkenwald sait se montrer juste.

Thomas, à contrecoeur, tendit son épée, sur ses deux paumes, à Wulfgar qui l'accepta. Puis, prenant

 

Aislinn par le bras, il la fit passer devant lui et sortit, suivi de Thomas, encadré de ses hommes. Il marchait à grands pas et elle avait du mal à suivre sa cadence, trébuchant sur le sol inégal. Soudain, elle se tordit le pied et, pour retrouver son équilibre, lâcha les bords de son manteau. Il l'aida à se redresser et son regard tomba sur son corsage déchiré, mettant sa poitrine à nu. Ses yeux s'agrandirent de surprise à la vue de ses seins blancs, impu-

dents, ils s'étrécirent en s'abaissant vers la dague dans son fourreau, puis ils remontèrent vers son visage. Elle eut l'impression alors que l'acier de son regard lui perforait le cerveau, lisait ses pensées les plus intimes, certaine qu'il savait la vérité. Elle attendit, respirant à peine, jusqu'à ce qu'il ait drapé les plis du manteau sur les épaules pour qu'elle pût le retenir et lui ait repris le coude.

Il ne prononça pas un mot jusqu'au manoir où il la libéra. Puis, comme il paraissait consacrer son attention à Thomas, elle gravit les première marches de l'escalier dans l'espoir de se changer.

- Non ! commanda-t-il d'une voix de stentor. Lentement, digne, elle fit demi-tour, redescendit.

- Messire ? s'enquit-elle doucement. Qu'y a-t-il pour vous servir ?

- Reste jusqu'à ce que je te dise d'aller. Trouve un siège.

Elle obéit, s'assit sur un banc, devant la table.

Pivotant sur les talons, Wulfgar désigna Kerwick :

- Qu'on le détache et qu'on I'amène ici !

Kerwick pâlit et se débattit, mais il n'était pas de taille. Il parut se rétrécir sous le regard de Wulfgar et Sweyn ricana.

- Le petit Saxon tremble de frousse. Qu'a-t-il donc fait pour trembler ainsi ?

- Rien ! s'écria Kerwick. Lâchez-moi !

Il se mordit les lèvres, mais trop tard.

- Ah ! tu parles notre langue. Wulfgar avait raison.

 

- Que me voulez-vous ? demanda le jeune homme avec un regard en direction d'Aislinn.

Wulfgar lui sourit :

- Ce Thomas, là, ne nous comprend pas. Tu vas m'aider.

Aislinn n'était pas complètement rassurée. Pourquoi ne pas lui avoir demandé cela, à elle ? Elle ne quittait pas Wulfgar des yeux, qui parlait à Kerwick sans même accorder un regard à Thomas.

- Parle à cet homme et dis-lui qu'il peut être esclave et rester enchaîné avec les voleurs, ou retrouver en partie sa position d'avant, à trois conditions : il ne reprendra les armes que sur mon

ordre; il doit se faire tailler barbe et cheveux comme nous et il doit jurer fidélité au duc Guillaume aujourd'hui même.

Kerwick traduisit et Thomas donna son accord avec d'autant plus de vigueur que le jeune homme lui montra les traces de fouet sur son dos.

Aislinn, qui avait centré toute son attention sur les deux hommes, se rendit compte soudain que son manteau s'était ouvert offrant ses seins aux regard de Wulfgar. Très rouge, elle rapprocha vivement les pans du vêtement, mais, déjà, il avait posé une main sur son épaule nue, la caressait, descendait. Horriblement gênée, elle s'aperçut que Kerwick s'était tu. Le regard brillant de rage, il

serrait les poings, luttant visiblement pour , garder son sang-froid. Elle comprit le jeu de Wulfgar et voulut parler. Avant qu'elle ait pu réagir, la pression de ses doigts sur son épaule s'accentuât

Elle leva les yeux et le regard gris lui ordonna de se taire.

- Alors, Kerwick, continue ton travail.

- Je ne peux pas !

- Et pourquoi cela ? s'étonna Wulfgar d'un ton plaisant. Je suis ton maître. N'est-il pas entendu que tu dois m'obéir ?

 

- Alors, laissez-la ! hurla soudain le jeune homme. Vous n'avez pas le droit de la caresser. Elle est à moi.

Brusquement, Wulfgar changea d'attitude. Il arracha son épée du fourreau et, la tenant à deux mains, il fendit en deux une énorme bûche, devant la cheminée. Puis, il la ficha dans un siège et marcha sur Kerwick. Celui-ci, quoique pâle, s'efforçait de le

regarder avec défi. Le grand Normand se planta devant lui, jambes écartées, et sa voix fit trembler la voûte :

- Par tous les dieux ! Saxon ! Tu commences à m'irriter ! Tu n'es plus baron et tu n'as plus de terres. Tu es un serf et tu oses faire valoir des droits sur ce qui m'appartient. Je ne voudrais pas

m'embarrasser d'une femme qui s'accrocherait à moi, celle-là a un avantage sur toi, elle me donne du plaisir et sa vie, de ce fait, compte davantage à mes yeux que la tienne. Aussi, n'insiste pas, si tu tiens à ta peau. Tu comprends ? ajouta-t-il d'un tout autre ton.

Kerwick baissa la tête.

- Oui, monseigneur, dit-il. (Puis il se redressa de toute sa taille et regarda Wulfgar en face) Mais ce sera dur, car je I'aime.

- Bon, la question est réglée alors, déclara le grand Normand. (Il était pris entre une certaine forme de respect pour le jeune homme et l'étonnement : comment pouvait-on en arriver à de tels

excès pour une femme ?) On t'enlèvera tes chaînes. A présent, que I'on emmène cet homme, qu'on lui coupe les cheveux et qu'on lui fasse prêter serment sur la croix.

 

Aislinn s'étira dans son lit de fourrures, ouvrit à demi un oeil sous la lumière qui l'avait réveillée. Wulfgar s'était-il donc levé avant I'aube pour ouvrir les volets ? Elle regarda, un moment, la pluie qui tombait, puis, une ombre passant devant la fenêtre,  elle comprit que Wulfgar était debout et habillé. Elle se leva aussitôt :

- Pardonnez-moi. J'ignorais que vous vouliez vous lever de bonne heure. Je vais vous chercher à manger.

Il secoua la tête :

- Non, je ne suis pas pressé. La pluie m'a réveillé.

Elle le rejoignit auprès de la fenêtre et, se penchant à l'extérieur, elle tendit ses mains en coupe à la pluie qui tombait. Elle but l'eau recueillie et rit comme une enfant au contact des gouttes froides,

sur son menton et sa poitrine, à travers la fine camisole. Puis elle répéta son geste et sentit le regard de Wulfgar sur elle.

Un instant, elle contempla le paysage, très consciente de sa présence à côté d'elle.

- Messire, commença-t-elle sans le regarder, je vous suis infiniment reconnaissante de votre attitude envers Kerwick. Ce n'est pas le simple d'esprit qu'on peut croire. J'ignore le pourquoi de son attitude déraisonnable. Il est très intelligent, savez-vous ?

- Jusqu'au moment où il est aveuglé par la traîtrise d'une femme.

Elle se tourna vivement vers lui.

- J'ai toujours été fidèle à Kerwick, protesta-t-elle, empourprée. Jusqu'au jour où votre lieutenant en a décidé autrement.

- Je me demande si votre loyauté aurait duré longtemps si Ragnor n'avait pas couché avec vous.

Elle le regarda avec hauteur :

- Kerwick était le choix de mon père et j'aurais été loyale à ce choix jusqu'à ma mort. Je ne suis pas de celles qui s'offrent au premier mâle qui passe... Mais, dites-moi donc, messire, pourquoi craignez-vous tant les femmes et leurs infidélités ? Pourquoi cette haine, ce mépris de celle qui vous a donné le jour ? Que vous a-t-elle fait ?

La cicatrice qui barrait la joue de Wulfgar devint livide. Il lutta contre l'envie de souffleter la jeune fille, mais, dans ses yeux, il ne vit aucune crainte, seulement une question nette, calme. D'un mouvement brusque, il lui tourna le dos, s'écarta à grands pas, serrant les poings. Il garda le silence longtemps, secoué par la rage. Quand il parla, ce fut par-dessus son épaule, d'une voix sèche, claire.

- Oui, elle m'a donné le jour, mais c'est tout.

Elle m'a haï aussitôt. Pour un petit garçon qui demandait un peu d'amour, elle n'avait rien à donner. Quand cet enfant s'est tourné vers un père qui aurait pu l'aimer, elle a détruit cela aussi. Ils m'ont rejeté comme une ordure ramassée dans le ruisseau !

A la pensée de ce petit être privé d'affection, le coeur d'Aislinn se serra. Elle ne comprenait pas pourquoi elle désirait soudain aller à Wulfgar, serrer sa tête contre sa poitrine et caresser son front pour en ôter les plis de souffrance. Jamais elle n'avait ressenti une telle tendresse pour un homme et elle ne savait comment réagir. Cet homme était un ennemi et elle voulait le consoler ! Etait-elle devenue folle ?

Elle le rejoignit, posa sa main sur son bras et leva les yeux vers lui :

- Je parle trop vite et mes paroles blessent. C'est un défaut que I'on me reproche souvent. Je vous demande pardon. Il ne faut pas rappeler des souvenirs aussi tristes.

Il lui caressa la joue :

- Pour être franc, je n'ai jamais fait confiance à une femme. C'est un défaut que l'on me reproche souvent, ajouta-t-il avec un sourire forcé.

- Il y a un début à tout, messire, nous verrons bien.

 

 

 

 

7

 

 

Wulfgar, du pouce, éprouva le tranchant de son épée et la lame refléta la lueur du feu. Il avait enlevé sa tunique et les muscles de son dos et de ses bras jouaient magnifiquement au rythme de ses

mouvements pendant qu'il affûtait son arme. Assise au pied du lit, Aislinn cousait. Elle était vêtue de sa seule chemise. Installée, jambes croisées sur la pile de fourrures, ses cheveux libres dans son dos, elle ressemblait à quelque jeune Viking des temps

anciens. Peut-être avait-elle dans les veines du sang de ces navigateurs, car la chaleur du feu et la vue de l'homme à demi nu proche d'elle accéléraient les battements de son coeur. Elle cassa son fil d'un coup de dent et l'idée lui vint soudain que, si elle était

cette fille sauvage, elle pourrait se lever, aller caresser ce dos puissant et souple, ces bras musclés...

Elle ne put retenir un gloussement en songeant à sa réaction. En l'entendant rire, Wulfgar la regarda, railleur. Elle détourna vivement les yeux, plia le vêtement qu'elle avait réparé, rangea fil et aiguille. Wulfgar sursauta soudain, poussa un léger juron et,

levant le pouce, lui montra une coupure où perlait une goutte de sang.

- C'est moi qui t'amuse ?

- Non, messire ! s'empressa-t-elle de répondre, étonnée de sa propre réaction.

Elle devait bien se l'avouer, elle appréciait sa présence et la recherchait sous le moindre prétexte.

Kerwick avait-il raison ?

Wulfgar reprit son travail et elle entreprit de

ravauder une autre de ses tuniques. Un coup léger à la porte dérangea soudain ce tableau de tranquillité domestique. A I'invitation de Wulfgar, Maida entra.

Elle fit une courbette à l'homme et alla s'asseoir à côté de sa fille.

- Comment as-tu passé la journée, mon enfant ? demanda-t-elle sur le ton du bavardage. Je ne t'ai pas vue. J'ai été occupée au-dehors pour tous les maux, les ennuis habituels.

Wulfgar eut un reniflement de mépris pour ce genre de conversation et continua d'affûter son épée.

Quant à Aislinn, elle leva un sourcil surpris car, elle le savait, sa mère à présent ne s'occupait plus ni des gens ni de leurs maladies. Voyant Wulfgar intéressé ailleurs, elle baissa la voix et reprit, en saxon :

- Ne te laisse-t-il pas libre un instant ? Depuis ce matin, j'ai cherché à te parler et j'ai toujours trouvé un Normand planté à côté de toi. D'un geste, Aislinn demanda à sa mère de se taire, avec un regard inquiet vers Wulfgar. Mais Maida secoua la tête.

- Cet âne ne parle pas notre langue et ne suivrait probablement pas nos idées s'il la parlait.

Aislinn haussa les épaules, impuissante, et sa mère poursuivit :

- Aislinn, écoute-moi avec attention. Kerwick et moi, nous avons trouvé un moyen de nous échapper. Rejoins-nous quand la lune sera levée... (Elle ignora le regard stupéfait de sa fille et lui prit la main)

Nous fuirons vers le nord où ils sont encore libres et où nous avons des parents. Nous attendrons le temps de réunir assez de monde pour revenir libérer notre maison de ces vandales.

- Mère, je vous en prie, ne faites pas cela, supplia Aislinn, luttant pour parler d'une voix calme. Les Normands sont trop nombreux et ils patrouillent la campagne. Ils nous écraseraient dans les champs comme des voleurs. Et Kerwick, qu'adviendra-t-il de lui si on le rattrape ?

- I1 le faut. Je ne peux pas supporter de voir les terres qui m'ont appartenu foulées par des pieds le Normands et donner du " seigneur " à celui-là !

- Non, mère, c'est de la folie. Si vous ne pouvez pas faire autrement, partez, mais moi, je ne le peux pas. Nos gens sont sous le joug du duc normand et ce seigneur, au moins (elle eut un coup d'oeil pour Wulfgar), fait preuve d'une certaine compassion et

accorde quelques concessions.

Maida vit le regard de sa fille s'adoucir et elle cracha son mépris :

- Quand je pense que ma propre fille, la chair de ma chair, donne son coeur à un bâtard normand et déserte ses propres parents pour une compagnie aussi vulgaire !

- Bâtard, peut-être, Normand sans doute, mais un homme et comme je n'en ai encore jamais vu.

Sa mère renifla :

- Il te chevauche bien, à ce que je vois Aislinn secoua la tête et leva un peu le menton :

- Non, mère, même pas. Nous sommes assises sur ce qui me sert de lit et je n'ai jamais été plus loin. Pourtant, mon esprit me trahit parfois et je me demande si je ne vais pas finir par me laisser aller

et prendre l'initiative.

Là-dessus, elle fit un signe à sa mère et elles reprirent leur conversation en français, s'entretenant de menus faits sans importance. Wulfgar se leva, glissa son épée dans son fourreau et sortit de la chambre sans les regarder. Elles attendirent et, quand le bruit de ses pas s'éteignit dans I'escalier, Aislinn supplia sa mère de renoncer à son projet irréalisable et dangereux pour tout le monde.

Il se passa quelque temps avant que reparaisse Wulfgar qui revint en remontant ses chausses, comme s'il était sorti pour satisfaire un besoin naturel. Avec un grognement dans la direction des deux

femmes, il s'assit et, prenant son écu, entreprit de le frotter avec un chiffon huilé.

Maida se leva, caressa doucement la joue de sa fille, leur dit au revoir et sortit de la pièce. Aislinn resta plongée dans ses pensées, toute son heureuse tranquillité disparue, remplacée par I'inquiétude. Elle leva soudain les yeux pour constater que Wulfgar avait cessé son travail et la contemplait avec un sourire presque doux aux lèvres. Il hocha la tête sans rien dire, reprit sa tâche, mais il paraissait attendre quelque chose.

Aislinn avait les nerfs tendus à craquer et, soudain, on entendit Maida pousser un hurlement. Une bousculade, un bruit sourd et puis le silence. Les yeux dilatés par l'horreur, Aislinn jeta sa couture et se précipita vers la porte, l'ouvrit, courut jusqu'à l'escalier qui surplombait la grande salle. La première chose qu'elle aperçut fut Kerwick, lié, bâillonné et enchaîné avec les chiens. Il ne se débattait pas. Maida, immobilisée à quelques centimètres du sol par les bras puissants de Sweyn, I'accablait d'insultes. Elle était de nouveau en guenilles et un gros ballot gisait par terre. A ce spectacle, la colère commença à monter en Aislinn. Elle fit volte-face en entendant la voix de Wulfgar, dans son dos.

- Qui donc vous a poussés à quitter mon toit ?

Votre pays vous déplaît donc tant que cela ? N'obtenez-vous donc pas justice et récompense pour toute tâche bien accomplie, à moins que vous trouviez les marais du nord plus séduisants ?

Trois paires d'yeux se tournèrent vers lui, stupéfaits. Il s'était exprimé. en un anglais parfait. Aislinn sentit ses joues la brûler. Il avait dû entendre tout ce qu'elle avait dit. Combien de fois avait-elle parlé en sa présence, assurée qu'il ne la comprendrait pas ? Elle sentit la honte l'envahir.

Wulfgar. passant devant elle, descendit l'escalier et s’approcha Maida, qu'il regarda dans les yeux.

" - Sweyn, attache cette vieille avec les chiens et détache le bras de son compagnon avant qu'ils ne le mangent.

-Non ! hurla Aislinn en se précipitant. Vous ne lui ferez pas ça !

 

Wulfgar I'ignora et fit signe à Sweyn de lui obéir.

Puis, s'adressant au couple :

- Vous vous tiendrez chaud cette nuit. Réfléchissez à tout cela et dites-vous que vous êtes bien naifs. Bonne nuit... si vous le pouvez.

Il se pencha pour caresser I'un des chiens et, se tournant vers Aislinn, sans un mot, il lui prit le bras et I'entraîna vers l'escalier. Là, il s'arrêta, parut réfléchir et se retourna :

- Oh, Sweyn, lâche les chiens demain matin et vois si ces deux-là acceptent d'agir comme de loyaux esclaves. Ils pourront même retrouver leur liberté s'ils promettent de renoncer à leurs projets idiots.

En guise de reconnaissance, il reçut un regard meurtrier de Kerwick et une malédiction de Maida. Il haussa les épaules et sourit :

- Vous aurez changé d'avis demain.

Là-dessus, sans lâcher Aislinn, il monta vers sa chambre. Il venait d'en refermer la porte et se retournait quand il reçut une claque en pleine figure.

- Vous enchaînez ma mère avec les chiens ! cria la jeune fille. Eh bien ! vous m'enchaînerez avec elle.

Elle levait le bras pour le frapper à nouveau. Il la saisit au passage. Folle de rage, elle lui expédia un coup de pied dans le tibia. Sous l'emprise de la douleur, il la lâcha :

- Ça suffit ! Prends garde, espèce de mégère !

- Vous vous êtes payé notre tête ! hurla-t-elle tout en cherchant quelque objet pesant à lui jeter à la figure.

Il eut juste le temps de se baisser pour éviter une corne à boire, qui s'écrasa sur la porte.

- Aislinn ! fit-il d'un ton menaçant.

Mais, déjà, elle attrapait autre chose :

- Je vous hais !

En deux pas, Wulfgar fut sur elle. Il l'immobilisa, les deux bras autour d'elle.

- Ce n’est pas pour ta mère que tu es furieuse, lui dit-il d'une voix de stentor. Tu sais parfaitement que j'aurais pu la faire fouetter.

- Vous n'avez pas le droit de I'humilier, protesta-t-elle avec véhémence en se tordant pour lui échapper.

- C'est ta vanité à toi qui a souffert, et c'est pour cela que tu cherches à te venger.

- Vous m'avez joué la comédie ! lança-t-elle en cherchant à lui écraser les orteils avec son talon.

Il fit glisser ses bras jusqu'à ses cuisses pour immobiliser ses jambes et la souleva de terre. Puis il l'installa sans douceur dans un fauteuil :

- A présent, calme-toi. Je n'ai pas du tout envie de te laisser mordre et marquer par les chiens.

Elle sauta tout aussitôt sur ses pieds :

- Je ne veux pas rester ici avec vous !

- Ne te tracasse pas. Je n'ai nullement l'intention de profiter de ton bon vouloir, répondit-il, railleur.

Elle se jeta sur lui pour le frapper à nouveau. Mais il lui saisit les bras, les lui ramena dans le dos, l'écrasant contre lui. Elle leva la jambe pour lui marcher sur le pied,  mais son genou entrant en

contact brutal avec le bas-ventre de Wulfgar, le Normand poussa un grognement de douleur et, à la grande surprise de la jeune fille, tomba à la renverse sur le lit. Elle en profita aussitôt pour lui labourer la poitrine de ses ongles.

- Petite garce ! Cette fois tu vas l'avoir ta leçon.

Il I'attrapa par le poignet, la renversa sur ses genoux mais, avant qu'il ait pu frapper, elle avait réussi à se laisser glisser à terre. Il la rattrapa, déterminé à lui administrer une bonne fessée. Sa chemise

remontée jusqu'à sa taille, la rage de la jeune fille se transformait peu à peu en terreur. Ses longs cheveux freinaient ses mouvements, mais elle parvint à lui enfoncer les dents dans la main.

Wulfgar lâcha son bras, l'espace d'une seconde et, dans sa tentative pour la rattraper, il saisit la chemise à l'encolure et, Aislinn se redressant, le vêtement se déchira du haut en bas. Muette d'horreur, elle regarda son corps mis à nu que Wulfgar contemplait avec un plaisir évident, un

désir d'autant plus violent qu'il était inassouvi depuis longtemps.

Ses bras se refermèrent sur elle et, l'instant d'après, vêtue de ses cheveux et d'une chemise ouverte en deux, elle se retrouva étendue sur le lit. Elle croisa le regard de Wulfgar et comprit que son heure était venue.

- Non ! cria-t-elle en tentant de le repousser.

Mais, il lui prit les mains, les ramena sous elle et, du genou, lui écarta les cuisses. Elle poussa un cri de douleur, l'insulta, mais sa bouche sur la sienne, il la fit taire. Sa tête renversée en arrière, cambrée, ses seins étaient écrasés contre son torse. Elle suffoquait sous ses baisers. Il lui embrassait les paupières, les joues, les oreilles avec passion, murmurant des mots tendres, inintelligibles. Elle se rendait compte de l'ardeur tumultueuse qu'elle provoquait en lui. Affolée, elle tenta de se redresser et sentit les muscles de sa cuisse entre ses jambes. Cela ne fit qu'augmenter son désir. Il accentua sa pression et, comme elle se reculait, il lui lâcha les poignets. Mais, emprisonnée par ses cheveux, sa chemise, les cou-

vertures, elle ne pouvait bouger. Il se déshabilla et elle sentit son corps nu contre le sien. Elle se tordait, luttait de toutes ses forces, mais ses mouvements ajoutaient à I'envie qu'il avait d'elle. Elle sentait la brûlure de ses baisers sur ses seins. Une impression

de chaleur étrange naquit soudain au fond d'elle-même et son pouls s'accéléra. Sa bouche remonta, prit possession de la sienne et elle se surprit à s'accrocher à lui, à se laisser. emporter par sa passion. Elle eut soudain un cri étouffé, autant de surprise que de peine à la douleur vive ressentie soudain entre ses cuisses. Elle se débattit violemment, tenta de le repousser en criant. Mais il n'en tint aucun compte, I'immobilisant de tout son poids, se laissant aller à sa jouissance. Aislinn, en larmes, ne put qu'attendre qu'il se retire et s'écarte d'elle. D'un coup de reins, elle se recula à l'extrême bord du lit, arracha ce qui restait du jupon et se couvrit jusqu'aux oreilles. Entre deux sanglots de rage, elle l'accablait de toutes les insultes de son vocabulaire.

Il rit de sa fureur :

- Je ne l'aurais pas cru, mais je dois reconnaître qu'il y a longtemps que je n'ai pas eu affaire à une petite femelle aussi ardente que toi.

Une exclamation furieuse provoqua à nouveau son hilarité. Du bout du doigt, il toucha les égratignures de sa poitrine :

- Quatre lambeaux de chair pour gambader avec une furie, ça en vaut la peine. Je recommencerais bien, au même tarif.

- Sale brute ! Essayez et avec votre épée je prolongerai votre nombril jusqu'au menton !

La tête renversée en arrière, il éclata d'un rire qui fit trembler la voûte. Puis il se glissa sous les fourrures et sourit à la jeune fille :

- Peut-être est-ce une consolation pour toi : ce lit est tout de même plus confortable que le sol.

Là-dessus, il lui tourna le dos et s'endormit immédiatement.

Aislinn, elle, resta éveillée. Elle réfléchissait. Oubliée, déjà ? Oui, il avait dit qu'il le pourrait. Mais, elle, pourrait-elle oublier le seul homme qui occupait ses pensées, même quand la colère la secouait ? Elle pouvait le haïr, le mépriser, mais I'oublier ? Il occupait tout son être, et elle n'aurait de cesse que lui aussi soit torturé par son image, jour et nuit. Garce ou ange, elle réussirait.

Satisfaite à cette idée, elle s'endormit comme un enfant et s'éveilla à demi au milieu de la nuit pour sentir le corps chaud de Wulfgar moulé contre son dos et sa main la caressant doucement. Feignant de dormir, elle le laissa faire mais, sous ses doigts, sa chair la brûlait et des vagues d'infini délice parcouraient chacun de ses nerfs. Il posa ses lèvres sur sa nuque et son haleine chaude caressa sa peau. Aislinn tressaillit, proche de l'extase. Sa main glissa sur son ventre et, vivement, elle roula sur elle-même, mais ses cheveux étaient pris sous lui. Elle se redressa alors sur un coude, le regarda. Ses yeux brillaient à la lueur défaillante du feu.

- Je suis entre mon épée et toi, ma chérie. Il faut que tu m'enjambes pour la prendre.

Il tendit les mains, la prit par les bras, I'attira contre lui, la contraignant à baisser la tête jusqu'à ce que sa bouche rencontre la sienne. Ses lèvres tremblaient sous son baiser et elle luttait pour se détourner, mais il roula sur lui-même, I'entraînant avec lui, sous lui.

 

Aislinn ouvrit lentement les yeux pour regarder un rayon de soleil qui se faufilait entre les volets. Des petits grains de poussière dansaient dans la lumière. Enfant, elle jouait à les attraper et ses parents riaient de ses efforts. Ce souvenir la réveilla complètement. Elle était dans le lit de ses parents, mais elle ne

l'occupait pas seule. Elle sentait, sans le toucher, la chaleur de Wulfgar. Il dormait encore profondément. Elle s'assit avec précaution, tenta de se lever, mais il avait les doigts pris dans ses cheveux. Doucement, elle dégagea ses boucles et son coeur battit quand elle le vit remuer, remonter un genou. Mais il ne se réveilla pas. Elle respira, soulagée.

Son visage, au repos, avait un charme juvénile qui la désarmait. Qui était donc cette mère qui l'avait repoussé sans le moindre remords ? Cette femme n'avait pas de coeur. Aislinn sourit, sans joie. Penser qu'elle avait décidé de se servir de ce Normand

pour faire s'entre-tuer les ennemis. Au lieu de cela, elle s'était prise à son propre piège.

Elle avait voulu haïr Wulfgar, lui montrer qu'il n'était, pour elle, qu'un sale Normand comme un autre, tout aussi méprisable. Et voilà que, comble de la dégradation, elle était devenue sa maîtresse. Le mot la fit frémir. La fière, l'orgueilleuse Aislinn à la disposition d'un Normand !

Elle dut faire effort pour ne pas s'arracher au lit. Mais elle se leva très doucement, frissonnant sous un courant d'air glacé. La chemise qu'elle avait portée la veille était par terre, en lambeaux. Elle n'osa pas ouvrir son coffre pour en prendre une autre. Elle

mit sa robe de lainage, un peu rugueuse, à même sa peau, enfila des chaussures de cuir souple, jeta une peau de loup sur ses épaules et sortit doucement de la chambre.

Les chiens étaient détachés, mais Maida et Kerwick étaient encore couchés dans la paille. Ils dormaient ou feignaient de dormir. Aislinn ouvrit la lourde porte et se glissa à l'extérieur. L'air était

très froid mais le soleil commençait à réchauffer la terre. En traversant la cour, elle aperçut, au loin, un groupe d'hommes qui donnaient de l'exercice aux chevaux. Désirant être seule, elle prit la direction opposée, vers les marais. Elle y connaissait une

cachette.

Dans le lit, Wulfgar s'étira, tendit une main et rencontra le vide. Un juron aux lèvres, il sauta à terre, regarda autour de lui :

- Bon Dieu ! Elle est partie, cette petite garce ! Kerwick, Maida... je vais leur tordre le cou !

Il se rua hors de la chambre, se précipita vers l'escalier, totalement nu, et se pencha par-dessus la rampe. Ses prisonniers étaient encore là. Mais, elle, où était-elle passée ?

Maida remua et il battit précipitamment en retraite.

Dans sa chambre, il jeta du bois sur les braises et entreprit de ramasser ses vêtements. Une pensée soudaine lui vint à l'esprit, elle s'était enfuie toute seule ! Il accéléra ses mouvements, s'habillant en toute hâte, mordu à présent par l'inquiétude. Elle

était sans défense, si elle rencontrait des maraudeurs... L'image de la fille de Hilda, morte dans ses vêtements arrachés, s'offrit à ses yeux. Il se refusa à y penser davantage. Il saisit son épée, son manteau, courut tout au long du couloir, de I'escalier, à travers la grande salle jusqu'aux écuries. Il brida son grand destrier en un tournemain, empoigna sa crinière et, d'un bond, l'enfourcha, à cru. Dans la cour, il rencontra Sweyn et quelques hommes qui rentraient. Une question brève. Non, aucun d'entre eux n'avait vu la jeune fille, ce matin. Sollicitant son cheval du talon, Wulfgar le lança dans une course circulaire autour du manoir, à la recherche d'une piste. Un soupir de satisfaction lui échappa à la vue d'une trace légère laissée par de petits pieds dans la rosée. Il leva la tête. Mais, où cela mène-t-il ? Mon Dieu, droit dans le marais ! " Seul endroit où il ne pouvait se risquer au galop.

Cependant, l'énorme destrier se laissait guider, avançant avec grâce le long de la trace laissée. Et si elle avait fait un faux pas ? Peut-être à cet instant même s'engloutissait-elle lentement, avalée par la boue noire ? A moins que, désemparée par I'aventure

subie, elle ait cherché quelque point d'eau profonde pour s'y jeter.

Aislinn, comme tous les gens de la région, connaissait bien le sentier sinueux, elle I'avait suivi assez loin pour trouver la source d'eau vive qu'elle cherchait. Elle éprouvait un besoin intense de se purifier, sentait sur elle une odeur évocatrice de trop de

souvenirs pénibles de la nuit passée.

Elle se déshabilla, jeta ses affaires sur un buisson et entra dans l'eau glacée. Le souffle coupé par le froid, elle se mit à nager très vite en rond et, bientôt, elle sentit son sang couler dans ses veines. Au-dessus de sa tête, le ciel brillait, lumineux, le soleil dissipait les dernières écharpes de brouillard sur la forêt. Le bruit de I'eau cascadant sur les roches avait un effet apaisant. Tout, en cet endroit, semblait pur, intouché par les guerres et les hommes. Pour un peu, elle-même se serait sentie innocente, comme autrefois . Mais, il y avait Wulfgar ! Elle tressaillit au souvenir de ses bras et son impression de paix s'enfuit. Avec un soupir, elle regagna le bord. Elle avait encore de l'eau jusqu'aux hanches quand elle leva les yeux et vit Wulfgar qui, à cheval, la regardait tranquillement. Une étrange expression noyait son regard. Etait-ce du soulagement ? Ou, plus vraisem-

blablement, du désir né de sa nudité ? Elle frissonna sous la brise fraîche et croisa les bras sur sa poitrine.

- Monseigneur, implora-t-elle. L'air est froid et j'ai laissé mes vêtements, là, sur le bord. Si vous vouliez...

Il parut ne pas l'entendre. Puis il poussa son cheval dans I'eau. L'espace d'une seconde, il regarda la jeune femme fixement et, se penchant, d'un bras autour de la taille, il la souleva, dégouttante, et l'installa devant lui. Otant son manteau, il I'en enveloppa totalement en glissant les bouts sous ses propres genoux. Tremblante, elle se serra contre lui, contre sa chaleur. Elle sentait, sous elle, celle du cheval et ses frissons cessèrent.

- Avez-vous cru que je vous avais quitté ? demanda-t-elle doucement.

Il répondit par un grognement et fit faire demi-tour à sa monture

- Mais, vous êtes venu me chercher. (Elle renversa la tête en arrière afin de le regarder et sourit ) Peut-être dois-je me sentir honorée que vous vous soyez souvenu de moi, après tant d'autres.

Il mit quelques secondes à comprendre où elle voulait en venir et il lui adressa un coup d'oeil mécontent :

- Les autres n'étaient que des aventures passagères. Tu es mon esclave. Tu devrais savoir, depuis le temps, que je prends soin de ce qui m'appartient.

Il la sentit se raidir contre lui.

- A quel prix m'estimez-vous ? demanda-t-elle d'un ton amer. Je ne sais que coudre et soigner quelques petites blessures.

- Tu oublies la nuit dernière ! Tu t'es révélée pleine de dispositions étonnantes. Sois assurée que j'ai en tête une tâche convenant parfaitement à tes talents.

- Celle de maîtresse. La putain d'un bâtard ! C'est le nom que l'on me donne à présent ! (Elle eut un petit rire sec ) Autant que je le mérite, n'est-ce pas ?

Elle avala un sanglot et il ne trouva rien à répliquer. Ils firent le trajet de retour dans un silence pesant. Arrivée à Darkenwald, Aislinn ne perdit pas une seconde pour mettre pied à terre. Sans attendre Wulfgar, elle drapa autour d'elle les plis de l'énorme manteau et se dirigea vers le manoir. Elle poussa la lourde porte juste assez pour pouvoir passer et s'arrêta net sur le seuil, car avec les hommes de Wulfgar, elle avait reconnu des mercenaires de Ragnor. Elle entendit celui ci qui donnait des nouvelles

du duc Guillaume :

- Il sera bientôt en état de se remettre en selle et il ne laissera pas passer cette insulte. Ces Anglais apprendront vite qu'il faut compter avec Guillaume. Il les écrasera sans pitié et il sera roi !

Excités par ses paroles, les soldats parlaient tous à la fois, discutant avec chaleur.

Soudain, la porte s'ouvrit en grand et Wulfgar parut. Il regarda autour de lui, surpris de ce rassemblement. Au bruit du vantail qui se refermait, ils se retournèrent, s'écartèrent pour laisser passer le

couple. Une main rassurante au creux de sa taille, Wulfgar poussa la jeune fille devant lui. Elle vit les regards enregistrer ses cheveux mouillés, ses pieds nus. Nul doute qu'on les croyait revenir d'une escapade amoureuse.

Ragnor était debout sur la première marche de l'escalier. Sweyn, un peu plus haut que lui, surveillait la scène calmement. Maida, accroupie devant lui, serrait un vêtement déchiré sur sa poitrine. A la vue de Wulfgar et de Aislinn, Ragnor s'approcha pour les saluer. Son oeil noir enveloppa la jeune fille des pieds à la tête. Leurs regards se croisèrent, se heurtèrent. Il ouvrit la bouche, comme pour lui parler, changea d'avis et continua la tirade commencée à l'intention des soldats, mais en regardant Wulfgar avec insolence :

- Et, je répète, pour obtenir du bon travail d'une bande de païens vaincus, il faut leur rappeler, de manière forte et continuelle, que l'on est les vainqueurs.

Il s'interrompit, attendant la réaction de Wulfgar qui, avec un sourire tolérant, attendait qu'il achève.

- ... A ces rustres, il faut apprendre que nous en savons plus qu'eux. C'est une main de fer qu'il leur faut, conclut-il.

Puis il se croisa les bras sur la poitrine. Les hommes s'étaient tus, attendant l'éclat. Mais, dans le silence, la voix de Wulfgar fut très douce :

- Sire de Marte, dois-je vous rappeler que mes hommes sont des soldats ? Voudriez-vous que je les gâche à cultiver les champs entourés des paysans pendus à des gibets ?

Un mouvement naquit à cet instant dans la foule, comme un moine, au teint très rouge, écartait les hommes pour avancer :

- Bien dit, haleta le vieil homme. Montrez-vous pitoyables pour vos voisins. Il y a eu assez de sang versé pour Satan. Seigneur Dieu ! s'écria-t-il en joignant les mains, protégez-les tous. Oui ! c'est bien, mon fils, de repousser l’œuvre du diable.

- Si tu continues ton caquetage, tu verras à qui il ressemble, ton diable ! s'écria Ragnor, furieux.

Le moine, effrayé, recula d'un pas, et Ragnor se tourna vers Wulfgar.

- Alors, le brave bâtard se fait à présent le champion des Anglais, railla-t-il. Tu protèges ces pourceaux saxons et dorlotes cette chienne anglaise comme si elle était la propre soeur de notre duc.

Wulfgar se contenta de hausser les épaules :

- Ce sont tous mes serfs et, en me servant, ils servent le duc Guillaume. Veux-tu, à la place de ceux que tu as tués, t'occuper des chiens, des porcs, des oies ? Non, je ne voudrais pas traiter un Normand de la sorte, mais je veux donner à Guillaume quelque chose qui en vaille la peine.

Ragnor contempla Aislinn et s'empourpra d'un désir mal dissimulé. Puis il se retourna vers Wulfgar avec un sourire presque aimable et, à voix conte-nue, lui dit :

- Ma famille s'occupe bien de moi, Wulfgar. Et la tienne ?

Son sourire s'effaça en entendant la réponse du grand Normand.

- Mon épée, ma cotte de mailles, mon cheval et ce Viking sont ma famille, et ils m'ont rendu plus de loyaux services que tu ne peux en rêver.

- Et elle ? Le bâtard qu'elle mettra bas, ce sera le tien ou le mien ? L'ajouteras-tu à ta famille ? (Il rit, satisfait, et saisit Aislinn par le menton) Nous aurons un fils vigoureux ma douce, plein de courage et de feu. Dommage, mais le bâtard ne voudra pas t'épouser. Il déteste les femmes, sais-tu ?

- Hum ! Monseigneur, messire Wulfgar...

Le moine tentait d'attirer son attention.

- ... Nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Je suis le frère Dunley et vous m'avez fait demander.

(Wulfgar se tourna vers lui et il poursuivit très vite ) Je suis venu bénir les tombes, mais, à ce qu'il me semble, il y a d'autres questions encore plus urgentes à régler. Les affaires de Dieu ont été grandement négligées ici. Beaucoup de jeunes filles ont été

déshonorées ainsi que des femmes mariées. L'Eglise ne peut accepter cela sans réagir. Il faut offrir réparation, sous forme matérielle aux époux et aux fiancés bafoués.

Wulfgar, un sourcil levé, un demi-sourire aux lèvres le laissa poursuivre.

- .... Et, monseigneur, j'estime que ceux qui ont mis à mal une jeune fille non encore promise doivent leur offrir le mariage...

- Il suffit, mon père, dit Wulfgar, une main levée pour endiguer le flot de paroles. Quel est l'homme digne de ce nom qui accepterait de se faire payer pour le plaisir pris avec sa femme, la désignant

ainsi comme une putain ? Une belle somme, en fait, quand toute I'Angleterre a ouvert les cuisses ! Cela mettrait un royaume sur la paille. Je ne suis, quant à moi, qu'un pauvre chevalier, sans un écu vaillant. Le mariage ? Mais, ce sont tous là des soldats, formés

à faire la guerre, destinés à partir au premier appel aux armes, laissant derrière eux leurs femmes avec des gosses à nourrir. Et comment ? En se vendant au plus offrant ? Non, mon père, avec les meilleures intentions du monde, vous ne feriez qu'ajouter à

leur malheur. Tout s'arrangera avec le temps. Je ne peux, pour ma part, effacer le mal qui a été fait.

Le moine ne s'avoua pas battu :

- Mais, monseigneur, et vous-même ? Vous êtes le seigneur de ces terres à présent et parmi les proches du duc. Vous n'allez pas laisser cette pauvre enfant souffrir pour une faute dont elle n'est pas responsable. Votre serment de chevalier vous oblige à protéger le sexe faible. Puis-je être assuré que vous en ferez au moins votre épouse ?

Ragnor manifesta sa joie dans un grand éclat de rire et Wulfgar fronça les sourcils :

- Non, mon père. Mon serment ne m'y oblige pas. De plus, je suis bâtard et ne saurais contraindre de chastes oreilles à entendre les grossières plaisanteries que me dispensent quelques esprits bien nés mais de faible capacité, dit-il avec un regard entendu à Ragnor. Toute ma vie, j'ai vu les plus cruelles blessures

infligées par la langue de celles mêmes qui se disent faibles, sans défense et gonflées d'amour maternel.

Les larmes féminines ne m'émeuvent pas et je ne donne que ce qu'elles méritent. Non, inutile d'insister.

Là-dessus, il tourna le dos, mais le moine le retint :

- Messire Wulfgar, si vous ne voulez pas l'épouser, rendez-lui au moins sa liberté. Son fiancé I'acceptera quand même.

Non loin de là, Kerwick, lugubre, regardait la jeune fille.

- Non, je ne veux pas, gronda Wulfgar qui avait fait volte-face de nouveau et, les poings serrés, luttait visiblement pour retrouver son calme. (Il poursuivit, à voix plus contenue, mais d'un ton dur) Je suis seigneur et maître ici ! Tout ce que vous voyez est à moi. Ne mettez pas ma bonne volonté à l'épreuve inutilement. Allez vous occuper des tombes, comme je vous I'ai dit, et ne vous mêlez pas du reste.

Le moine comprit qu'il était inutile d'insister.

 

 

8

 

Les tombes bénies, Aislinn remonta dans la chambre pour y goûter un peu de solitude. Mais elle y trouva Wulfgar qui regardait par la fenêtre d'un air morose. Il avait à la main le contenu d'un paquet que lui avait donné Ragnor pendant que le religieux officiait. Sweyn, appuyé d'un bras à la cheminée, du bout du pied repoussait des braises échappées au feu. Ils levèrent la tête à l'arrivée de la jeune fille et, avec un murmure d'excuse, elle s'apprêta à ressortir.

Wulfgar la retint :

- Non, entre. Nous avons terminé.

Elle obéit, referma la porte derrière elle et, gênée par le poids du regard des deux hommes, elle leur tourna le dos.

- Je t'en laisse le soin, entendit-elle Wulfgar dire à Sweyn.

- Oui, messire. Je surveillerai et monterai la garde.

- Je serai plus tranquille.

- Cela va faire un drôle d'effet, après toutes ces années. Nous nous sommes toujours bien battus ensemble.

- Oui, mais le devoir avant tout. Espérons que ce ne sera pas long.

- Ce sont des gens obstinés, ces Anglais.

Wulfgar poussa un soupir :

- Oui, mais le duc l'est encore davantage.

Sweyn acquiesça d'un signe de tête et quitta la pièce. Aislinn continua de ramasser les morceaux de la corne qu'elle avait brisée sur la porte, la veille, puis chercha sa chemise. Peut-être parviendrait-elle à la réparer. Mais elle ne la trouva nulle

part.

- Messire, demanda-t-elle enfin. Auriez-vous aperçu mon cotillon, ce matin ?

- Je I'ai mis sur le lit.

Aislinn y avait déjà regardé, en vain.

- Il n'y est pas.

- Hlynn l'aura peut-être enlevé, répliqua-t-il, indifférent.

- Non, elle ne serait pas entrée ici sans votre autorisation.

- Tu le retrouveras un jour ou l'autre. N'y pense plus.

- Je n'en ai pas beaucoup et pas d'argent pour acheter de la toile. C'est désagréable de porter une robe en lainage à même la peau.

- Allons, cesse ce bavardage. Tu me rappelles toutes ces bonnes femmes qui geignent pour avoir de l'argent car elles n'ont rien à se mettre.

Le menton tremblant, Aislinn lui tourna le dos pour lui cacher les larmes qu'elle sentait monter.

Puis elle se redressa :

- Messire, je ne vous demande rien. Je m'efforce seulement de conserver ce que je possède comme vous avez I'habitude de le faire vous-même.

Puis elle s'affaira à mettre de l'ordre, désireuse d'oublier I'atmosphère pénible de la pièce. Quand, enfin, elle leva les yeux dans la direction de Wulfgar, elle rencontra le regard maussade de ses yeux

Gris.

- Monseigneur, murmura-t-elle, dois-je être punie pour un forfait que je n'ai pas conscience d'avoir commis ? Je ne vous ai jamais demandé de m'acheter des vêtements, Cependant, vous me regardez comme si vous vouliez me voir fouettée. Me haissez-vous à ce point, messire ?

- Te hair ? Grogna-t-il. Et pourquoi te hairais-ie, alors que tu es en tous points ce qu'un homme désire ?

Soudain, le souvenir des paroles de Ragnor lui revint en mémoire et elle retint sa respiration.

- Craignez-vous que je porte l'enfant d'un autre homme, messire ? demanda-t-elle alors avec audace.

(Elle vit son regard s'assombrir.) Peut-être acceptez- vous mal l'idée que je porte déjà votre enfant, mais que vous ne serez jamais certain qu'il soit à vous ?

- Silence !

Obstinée, elle secoua la tête et ses boucles emmêlées dansèrent sur ses épaules :

- Non, je veux savoir la vérité, à présent. Si je suis grosse, accepterez-vous de prononcer les vœux qui épargneront à un innocent le sort dont vous avez souffert ?

- Non. Tu as entendu ma réponse au prêtre.

Elle avala sa salive avec peine :

-J'espère de toute mon âme que je suis stérile, car je ne pense pas que j'aimerai votre enfant.

Il tressaillit mais garda un silence têtu jusqu'à ce qu'une pensée le frappe. Il saisit la jeune fille par les bras, la regarda avec attention et fronça les sourcils.

 

- Que cela te plaise ou non, ne pense pas, Aislinn, qu'en te sacrifiant, ton honneur sera lavé. J'ai entendu parler de femmes qui mettaient fin à leur vie parce qu'elles ne pouvaient supporter leur honte. Pour moi, c'est de la folie.

- De la folie ? répéta Aislinn avec un doux sourire, sachant qu'elle le provoquait. Je trouve cela parfaitement digne.

A deux mains, Wulfgar la secoua à lui faire s'entrechoquer les dents.

- Oh ! je vais te faire enchaîner. à côté de moi pour t'empêcher de faire des stupidités.

D'une secousse, Aislinn se libéra et, à travers ses larmes, ses yeux brillaient de colère :

- Ne craignez rien, noble sire. Pour moi, la vie est un bien précieux. Si je suis grosse, je porterai cet enfant, que vous le reconnaissiez ou non.

Il manifesta un soulagement visible :

- C'est bien, je n'aurai pas ta mort sur la conscience.

- C'est vrai, qui deviendrait votre catin ?

- Aislinn, surveille tes paroles. J'en ai assez de ces coups d'épingle perpétuels.

- Je vous prie de me pardonner, monseigneur, fit-elle avec une humilité feinte. Monseigneur en souffre-t-il beaucoup ?

- Monseigneur, monseigneur ! Je t'ai dit mon nom.

Pourquoi ne I'emploies-tu pas ?

- Je suis votre esclave. Une telle familiarité serait déplacée.

- C'est un ordre, Aislinn...

- Dans ce cas... Wulfgar.

S'approchant d'elle, il la saisit par les épaules, l'immobilisant, et la regarda au fond des yeux :

- Tu choisis d'être esclave quand cela te convient. J'entends qu'il en soit autrement. Je te donne ma semence, j'en veux le maximum.

Il lui ferma la bouche, étouffant ses protestations furieuses sous un baiser brûlant. Etourdie, Aislinn tenta de se débattre, mais son étreinte s'accentua, lui interdisant toute résistance. Abandonnant ses lèvres, sa bouche glissa sur sa gorge, sa poitrine.

Elle sentait son ventre tendu contre le sien et se croyait déjà vaincue. Désespérément, elle lutta pour se ressaisir.

- Mais... Wulfgar ! Vous me faites mal ! haleta-t-elle, comme il lui couvrait le cou et le visage de baisers ardents.

Elle gémit au contact de ses lèvres sur sa bouche et, d'une torsion, parvint à libérer celle-ci.

Lâchez-moi, demanda-t-elle beaucoup plus mécontente contre elle-même que contre lui, car elle ne pouvait éteindre le désir qu'elle sentait naître en elle. Lâchez-moi, je vous dis.

- Non, répliqua-t-il en la cambrant sur son bras.

D'une main glissée sous ses genoux, il la souleva, l'emporta vers le lit, l'y déposa et commença à la déshabiller. Puis il étendit ses cheveux autour d'elle, couvrant de leur soie dorée les peaux de loup, et recula légèrement pour ôter ses propres vêtements,

sans la quitter des yeux.

Profondément choquée, Aislinn protesta violem-

ment :

- C'est indécent !

La lumière du jour le lui révélait comme jamais encore elle ne l'avait vu, guerrier à la peau bronzée, héros de quelque légende paienne, merveilleux animal à dompter pour le garder près de soi.

- ... Le soleil est déjà haut ! s'écria-t-elle.

Wulfgar rit et se laissa tomber sur le lit, à côté d'elle.

- Et après ? Comme cela, nous n'aurons plus de secret I'un pour l'autre.

Il ne cachait pas son admiration à la vue de son corps nu et commença de la caresser, s'émerveillant de la douceur de sa peau.

Rouge de confusion, elle le sentait déterminé à satisfaire le désir évident qu'il avait d'elle. Désarmée, le décida de lui opposer la passivité. Elle ne remua, ne résista, il se laissa aller au plaisir et, celui-ci satisfait, il s'écarta d'elle et, seulement alors, manifesta un certain mécontentement. Couché à côté d’elle, il resta immobile à la regarder, le sourcil froncé. Aislinn, cachant son impression de triomphe, soutint son regard avec une froideur qui disait bien son absence de plaisir.

Du bout du doigt, il traça un petit chemin entre ses seins :

 

- J'ai bien I'impression, ma chérie, que ce n'est plus contre moi que tu résistes, mais contre toi-même. Un jour viendra où il me suffira de te toucher pour que tu me demandes de t'accorder mes faveurs.

Elle parut ne pas I'entendre et continua de le regarder fixement. Avec un soupir pensif, il se leva, ramassa ses vêtements. Habillé, il lui tendit sa robe. Elle la prit et, regardant la porte, parut attendre qu'il sorte. Mais il secoua la tête :

- Non, je reste.

Avec un coup d'oeil furieux, elle se leva et passa devant lui pour aller se mettre devant la cheminée.

Soudain, un appel monta de l'extérieur, signalant l’arrivée d'étrangers. Wulfgar ceignit aussitôt son ceinturon et sortit de la chambre. Pensant qu'il s’agissait peut-être d'autres soldats de son père revenant à Darkenwald, Aislinn se hâta de s'habiller et, laissant ses cheveux libres sur ses épaules, elle se précipita vers I'escalier. Ragnor traversait la salle en bas, et lui barra le passage.

- Dois-je appeler à I'aide ? demanda-t-elle d'un ton sec. (Elle voyait Wulfgar au-dehors, qui attendait l’arrivée des étrangers.) Wulfgar ne vous a-t-il pas prévenu d'avoir à me laisser tranquille ? Il me semble pourtant que vous avez eu à souffrir de ne pas m’avoir écouté.

- Un jour, je le tuerai pour ça, murmura-t-il puis il haussa les épaules, sourit et s'empara d'une de ses boucles) Comme tu peux le constater, ma petite sorcière, je brave la mort et la honte pour être près de toi. Mais je vois qu'il te traite bien, ajouta-t-il en touchant la mèche soyeuse entre ses seins qu'il caressa au passage. Tu es encore toute

rouge.

Ecarlate, Aislinn tenta de passer à côté de lui, mais il se planta devant elle et lui déposa un baiser rapide et brûlant sur les lèvres et rit de sa colère.

Il s'écarta alors et s'inclina très bas :

- Je conserverai le souvenir de ce baiser comme un trésor.

Une carriole couverte approchait, accompagnée d'un homme à cheval. Elle fit halte devant I'un des soldats en faction, lequel, en réponse à une question posée, désigna Wulfgar. L'étrange équipage se remit en marche et, comme il s'approchait, Aislinn put voir qu'il était conduit par une jeune femme extrêmement mince aux cheveux blonds, très pâles. Le cavalier, de très haute stature, portait une cotte de mailles qui avait visiblement connu des jours meilleurs. Son destrier aussi, que recouvrait une épaisse couche de poussière. La femme arrêta sa voiture devant Wulfgar et examina le manoir :

- Tu t'es bien débrouillé, Wulfgar. (Elle se leva et, sans attendre son aide, descendit et s'approcha de lui.) Mieux que nous, en tout cas, ajouta-t-elle avec un geste de la main enveloppant carriole et

cavalier.

Devant cette familiarité, Aislinn éprouva une impression immédiate de menace et un sentiment d'hostilité. La femme était d'une beauté froide, fragile, les traits fins, aristocratiques, le teint d'ivoire sans défaut apparent. Elle était plus âgée qu'elle, trente ans peut-être. Quel droit cette femme avait-elle sur Wulfgar ?

Le cavalier salua Wulfgar. Celui-ci lui rendit son salut et les deux hommes se regardèrent, longuement. Le nouveau venu planta alors sa lance en terre, enleva son heaume et Aislinn put voir une cheve-ure blanche, longue à la façon saxonne.

Un chevalier saxon armé à Darkenwald ?

Wulfgar parla et sa voix sonna de façon étrange aux oreilles d'Aislinn :

- Ma maison est pauvre, monseigneur, mais vous y êtes le bienvenu.

Le vieil homme parut s'appesantir sur sa selle et, regardant droit devant lui, répondit :

- Wulfgar, ce n'est pas l'hospitalité pour quelques jours que nous te demandons. Tes Normands m'ont chassé de chez moi. Les Saxons me considèrent presque comme un traître, car je n'ai pas pu me battre aux côtés de Harold. Je suis venu te demander de

m'abriter.

Wulfgar se déplaça d'un pas, puis leva la tête vers le vieil homme qui attendait, fier, raide :

- C'est ce que j'ai dit, monseigneur, vous êtes le bienvenu ici, dit-il d'une voix claire.

Le vieux chevalier hocha la tête et se détendit. Puis il ferma les yeux un instant comme pour rassembler la force nécessaire à une nouvelle épreuve. Glissant sa main sous son genou droit, il tenta de soulever sa jambe pour la faire passer par-dessus le pommeau

de la selle. Wulfgar avança d'un pas pour lui venir en aide, mais fut repoussé d'un geste. Le vieil homme heurta le flanc du cheval et ne put retenir un gémissement. Sweyn alors s'approcha et, sans tenir compte de ses protestations, l'enleva de sa monture, le mit

sur pied, le soutenant contre lui. Le cavalier lui sou-rit alors et le Viking secoua vigoureusement le poing appliqué sur son torse.

- Sweyn, ce brave Sweyn ! Tu n'as pas changé.

La femme se tourna alors vers Wulfgar :

- Nous avons grand-soif. Les routes étaient poussiéreuses. Pourrions-nous boire quelque chose ?

- Entrez, dit Wulfgar.

Pour la seconde fois de la journée, Aislinn eut conscience de son aspect négligé quand elle sentit le regard des nouveaux venus sur elle. Impossible de ne pas remarquer ses cheveux emmêlés, sa robe lacée à la hâte et ses petits pieds nus. Le rouge aux joues, elle tenta de lisser ses jupes. Sweyn détourna les yeux, indulgent et compréhensif. La femme,

debout au bas des marches, examinait Aislinn avec curiosité. Ragnor s'encadra dans la porte à côté de la jeune fille et son attitude semblait la proclamer sienne. Elle se tourna vers Wulfgar en quête d'une explication, mais, déjà, il s'avançait vers Aislinn. Extrêmement étonnée, elle le vit gravir les degrés, prendre la main de la jeune fille et l'attirer à lui. L'espace d'une seconde, Wulfgar soutint le regard stupéfait de l'étrangère et une lueur de moquerie passa dans le sien :

- Je vous présente damoiselle Aislinn, fille du noble seigneur de ce manoir. Aislinn, ma demi-soeur Gwyneth, dit-il. (Il sentit, plus qu'il ne vit, la surprise de sa compagne, puis il désigna le vieil homme ) Monseigneur Bolsgar de Callenham, son père.

- Monseigneur ? répéta Bolsgar. Non, Wulfgar, les temps ont changé. Tu es seigneur à présent, je ne suis plus qu'un chevalier sans armes.

- Il y a si longtemps que vous êtes pour moi le sire de Callenham qu'il m'est difficile de changer. Accordez-moi cette grâce.

Aislinn sourit au vieil homme qui, visiblement troublé, les regardait tour à tour, Wulfgar et elle :

- L'ancien Darkenlvald se sentait toujours honoré quand des hôtes de passage s'arrêtaient pour séjourner au manoir. Vous y auriez été

accueillis alors, comme messire Wulfgar vous y accueille aujourd'hui.

Ragnor s'avança pour se présenter et s'inclina très bas sur la main de Gwyneth. Au contact de ses lèvres chaudes, la première impression qu'elle avait eue de lui se changea en un délicieux frisson de plaisir. Elle lui sourit et il sentit aussitôt une nouvelle conquête à portée de la main.

- Tu ne nous avais pas dit que tu avais des parents ici, dit-il en se tournant vers Wulfgar. Cette nouvelle intéressera beaucoup Guillaume.

- Inutile de te donner le mal d'aller le lui raconter. Il le sait depuis longtemps.

Là-dessus, Wulfgar ouvrit la porte en grand et redescendit vers Bolsgar. Il lui prit le bras, le passa par-dessus son épaule et, avec Sweyn, l'aida à pénétrer dans le manoir. Aislinn se précipita, approcha un large siège de la cheminée et donna l'ordre que I'on apporte à boire et à manger aux voyageurs. Elle plaça un tabouret devant le fauteuil où les deux hommes installèrent le vieillard.

Celui ci grimaça de douleur quand Wulfgar, lui soulevant doucement la jambe, la plaça sur le tabouret. Kerwick s'approcha pour regarder Aislinn qui, agenouillée à côté de Bolsgar, tentait d'ôter sa jambière de cuir. L'enflure du membre I'en empêcha et elle résolut de couper le cuir, mais sa dague manquait de tranchant et, à en juger par l'expression du blessé, elle ajoutait à sa souffrance. Wulfgar s'accroupit alors à côté d'elle et, d'un

seul coup de son propre couteau, fendit le harnachement.. Comme Aislinn s'apprêtait à en écarter les deux parties, Bolsgar lui fit signe de se reculer :

- Wulfgar, éloigne cette enfant. Ce n'est pas un spectacle pour elle.

- Non, messire, je reste. J'ai de la résistance et, à ce qu'il paraît, je suis d'un caractère assez obstiné, ajouta-t-elle en regardant Wulfgar en face.

Une lueur amusée naquit dans les yeux gris :

- Effectivement.

Gwyneth s'était approchée et les regardait, à genoux tous les deux, pendant que Maida s'empressait de les servir, son père et elle.

 

- Quel effet cela fait-il de figurer parmi les conquérants, Wulfgar ? demanda-t-elle.

Bolsgar tourna vivement la tête vers elle :

- Mesure tes paroles, ma fille !

Wulfgar haussa les épaules.

- C’est beaucoup plut agréable que d'être parmi les vaincus, répondit-il, nonchalant.

Aislinn avait mis la blessure à nu et le spectacle offert provoqua un haut-le-oeur chez Gwyneth qui se détourna brusquement. Ragnor s'empressa,  il prit des mains son assiette et son gobelet et l'aida, à s'installer à la table du maître de maison.

- Une telle puanteur s'élevait de la jambe blessée qu'Aislinn, elle-même, eut du mal à avaler sa salive.

Wulfgar lui posa une main sur l'épaule.

- dis-moi  ce qu'il faut faire, demanda-t-il en la voyant pâlir.

- Non,répondit-elle doucement, je le ferai moi-même.

Puis, elle ramassa un seau de bois, se tourna vers  Kerwick.

- ... Les marais... tu connais I'endroit ?

Il acquiesça d'un signe de tête et elle lui tendit le seau :

- Remplis ce seau de la boue la plus noire.

Il sortit aussitôt sans que personne ne s'y oppose.

- Comment cela vous est-il arrivé, messire ? demanda Wulfgar. Est-ce un coup d'un Normand ?

- Non, répondit le vieillard avec un soupir. Si c'était le cas, j'en serais fier. Je suis le seul coupable. Mon cheval a trébuché, je n'ai pas eu Le temps de sauter, j'ai eu la jambe prise sous lui. Une pierre était là qui a déchiré ma jambière, coupé dans la chair. J'ai fait ce que j'ai pu, mais la blessure s'est infectée.

Aislinn ne put cacher sa surprise :

- N’avez-vous pas demandé que l'on vous soigne ? Il aurait fallu la nettoyer aussitôt.

- Je n'avais personne à qui le demander.

 

Aislinn jeta un coup d'oeil dans la direction de Gwyneth mais se tut. Combien de fois, elle-même, avait pansé les blessures de son père ! Elle ne perdit pas de temps, donna ses instructions :

- Wulfgar, apportez-moi le chaudron d'eau chaude. Mère, allez chercher, je vous prie, des linges propres. Sweyn, préparez des paillasses devant le feu.

Le blessé constata avec amusement que, le grand guerrier y compris, chacun s'empressa de faire comme elle le demandait. Puis, à gestes rapides et précis, elle s'en fut cueillir, dans les coins sombres de la salle, des poignées de toiles d'araignée, qu'elles fussent en pleine activité ou non. Wulfgar et Sweyn avaient dépouillé Bolsgar de sa cotte de mailles et l'avaient étendu sur les paillasses, les reins calés par des fourrures roulées. Aislinn, revenue auprès de lui, le prévint :

- Ce sera douloureux, messire. Mais c'est nécessaire.

Il la rassura d'un sourire :

- J'ai déjà apprécié la douceur de votre main, dame Aislinn, et je doute que vous puissiez me faire mal au-delà du supportable.

Avec un linge imbibé d'eau chaude, elle commença à laver la plaie à l'odeur fétide. Il ne put empêcher son pied de trembler et elle le regarda.

La sueur perlait sur son front, mais il lui sourit, les mains crispées sur la paillasse. Elle venait à peine de terminer quand Kerwick

reparut courbé sous le poids d'un seau de boue noire et visqueuse. Elle en versa aussitôt dans un récipient et, y ajoutant les toiles d'araignée, elle en fit une pâte épaisse qu'elle appliqua sur la blessure béante et son pourtour enflammé. Puis elle enveloppa la jambe de linges plongés dans I'eau chaude et l'immobilisa en serrant, tout autour, une peau de chèvre. S'asseyant alors sur les talons, elle s'essuya les mains et regarda le blessé.

 

- Vous ne devez surtout pas bouger, messire, dit-elle d'un ton ferme. Interdiction absolue. (Elle sourit et se leva) A moins que vous désiriez porter une jambe de bois. Messire Bolsgar aimerait

peut-être boire un peu de bière fraîche, ajouta-t-elle, s'adressant à Wulfgar.

Le vieil homme la remercia, vida la corne offerte et s'endormit presque aussitôt.

Ragnor sortit du manoir avec Wulfgar et Sweyn, et, après avoir conduit Gwyneth dans une chambre où se reposer, Aislinn gagna celle qu'elle partageait avec Wulfgar. Le lit en désordre portait témoignage de ce qui s'était passé avant l'arrivée des nouveaux venus. Elle revit alors l'examen auquel l'avait soumise Gwyneth quand elle ne regardait pas Ragnor. Que penserait-elle, ce soir, quand elle prendrait place, à table, à côté de Wulfgar et qu'elle les verrait entrer dans la même chambre ? A la porte déjà, il avait affiché leurs relations en lui prenant la main, sans se préoccuper du regard de sa soeur. Habillée à la hâte, échevelée, pieds nus, elle devait avoir fière allure ! Rouge de honte, elle secoua la tête et, les mains sur les oreilles, elle s'efforça de faire taire une voix qui criait : " Ribaude, Ribaude "...

Puis elle se calma, mit de I'ordre dans la pièce et fit une toilette soignée. Elle tressa ses cheveux de rubans jaunes et passa une robe également jaune, brodée aux manches. Elle ceignit ses hanches d'une ceinture en treillis de métal doré, y glissa sa dague à la poignée ciselée et ornée de pierreries, montrant par là qu'elle était un peu plus qu'une esclave. Elle plaça sur sa tête un bandeau

de soie très fine. Jamais, depuis l'arrivée de Wulfgar, elle n'avait mis un tel soin à sa toilette. Quelle serait sa réaction ? Le remarquerait-il seulement ?

Cela donnerait certainement à penser à Kenvick et à Maida, car elle avait mis sa plus belle robe, celle qu'elle réservait pour son mariage.

 

Il faisait nuit quand elle descendit. Les tables étaient dressées sur leurs tréteaux pour les soldats, mais ils n'étaient pas encore rentrés. Gwyneth marchait de long en large. Elle s'était coiffée,mais elle portait encore la robe tachée avec laquelle elle avait voyagé. Immédiatement, Aislinn regretta d'avoir mis sa robe jaune. Elle n'avait songea qu'à impressionner Wulfgar. Mais il était trop tard pour réparer sa bévue.

En l'entendant, Gwyneth se tourna vers elle et la détailla de la tête aux pieds.

- Eh bien, je vois que les Normands vous ont laissé de quoi vous changer, dit elle d'une voix acerbe. Il faut dire que moi, je ne leur ai pas accordé mes faveurs.

Aislinn s'immobilisa, rouge de colère. Elle lutta contre I'envie de lui demander comment elle pouvait se compter parmi les rares Anglaises à n'avoir pas été violée par les Normands. Sans doute avait-on respecté en elle la soeur de Wulfgar, mais de quel droit se moquai 'elle de celles qui avaient été déshonorées ? Sans réagir, elle avança jusqu'à la cheminée où le vieil homme dormait encore. Elle le contempla, laissant la pitié qu'elle éprouvait pour lui effacer la morsure des paroles de sa fille.

Elle se retourna comme Ham s'approchait d'elle :

- Maîtresse, tout est prêt pour être servi. Que faut-il faire ?

Aislinn lui sourit :

- Mon pauvre Ham. Tu n'es pas encore habitué aux heures des Normands. L'exactitude de mon père t'a gâté.

Gwyneth intervint aussitôt :

- C'est une chose à enseigner à ces Normands. Qu'ils mangent froid ! Moi, j'aime mes repas chauds. Sers-moi !

Lentement, Aislinn tourna la tête vers elle et lui répondit avec un calme qu'elle était loin de ressentir :

 

- La coutume veut, dans ce manoir, d'en attendre le sire quand il ne nous a pas dit de faire autrement. Je ne voudrais pas discréditer mon seigneur en manifestant ma hâte.

- Gwyneth ouvrit la bouche pour répliquer, mais Ham tourna les talons et les quitta, acceptant sans discuter I'autorité d'Aislinn.

Le bruit de chevaux qui approchaient rompit soudain le silence de la nuit et Aislinn alla ouvrir la porte. Elle attendit que Wulfgar ait mis pied à terre. Ses hommes emmenèrent les chevaux et il rejoignit la jeune fille. Il s'arrêta devant elle, la regarda.

- Vous me faites honneur, ma chérie, murmura-t-il. Jamais je n'aurais cru que vous puissiez parvenir à vous embellir. Je me rends compte que la perfection avec vous n'a pas de limites.

Aislinn rosit sous le compliment, sachant que Gwyneth les écoutait et les observait. Wulfgar se pencha pour lui baiser les lèvres. Surprise, elle se recula et, de la main, désigna l'autre femme.

- Votre soeur meurt de faim, monseigneur, dit-elle vivement. Vos hommes ne vont-ils pas bientôt être prêts ?

- Monseigneur ? Auriez-vous déjà oublié ce que je vous ai dit, Aislinn ?

Elle lui lança un regard suppliant, tenta de lui changer les idées :

- Vous avez tant tardé. Nous nous demandions si nous aurions à dîner seules.

I1 répondit par un grognement, un froncement de sourcils et s'approcha de la cheminée pour se réchauffer. Bolsgar remua et Aislinn lui consacra aussitôt son attention. Elle lui donna à boire et, avec un soupir de contentement, il se rallongea dans ses

fourrures. II aperçut alors sa fille qui s'était approchée, puis Wulfgar, qui surveillait la scène sans mot dire.

 

- Vous ne m'avez pas parlé de ma mère, messire, dit-il enfin, le regard lointain. Va-t-elle bien ?

Le vieil homme mit un certain temps avant de répondre :

Il y a eu un an en décembre qu'elle est morte.

- Je l'ignorais, murmura Wulfgar.

- Nous avons annoncé sa mort à Robert, en Normandie.

- Je n'ai pas revu son frère depuis dix ans, répondit Wulfgar avec calme. Robert m'a toujours considéré comme une charge inutile.

- Il était bien payé pour s'occuper de toi. Il aurait dû apprécier.

- Oh ! oui, cela lui a permis de s'approvisionner en bière et il a pu raconter à tout un chacun que sa soeur avait cocufié un Saxon et que son neveu n'était pas autre chose qu'un bâtard. Cela

l'amusait beaucoup que personne ne me réclame comme son fils.

- Tu as été élevé comme n'importe quel fils légitime. Tu as été armé chevalier !

"- Oui, Robert a fait de moi son page et m'a fait instruire, mais il a fallu pour cela que Sweyn lui rappelle ses obligations sans douceur.

Le vieux chevalier hocha lentement la tête :

- Robert était un être léger. J'aurais dû y penser. Il est bon que j'aie envoyé Sweyn près de toi.

Les traits de Wulfgar s'étaient creusés :

- Me haïssiez-vous donc tellement que vous ne pouviez plus supporter de me voir ?

Aislinn leva lès yeux et son cceur se gonfla.

Jamais Wulfgar n'avait paru aussi malheureux.

Bolsgar, quant à lui, fixait le feu :

-"Un temps, je t'ai haï quand j'ai su la vérité. C'était atroce d apprendre que je n'étais pas le père d'un fils comme toi. Je te croyais mon premier né et j'étais fier de toi. Pour toi, j'ai négligé mon autre fils, ce garçon fragile et faible. Tu étais le sang de ma vie et je t'aimais plus que moi-même.

 

- Jusqu'au jour où ma mère vous a dit que je ne vous appartenais pas, mais à quelque Normand qu'elle s'est refusée à nommer, murmura-t-il, amer.

- Elle voulait réparer une injustice. J'étais plus fier du bâtard d'un inconnu que de mes propres enfants et elle ne pouvait supporter de les voir traités sans considération. Elle a préféré assumer tout le poids de sa faute pour le bien de ses enfants. Je ne peux pas le lui reprocher. L'amertume que j'ai ressentie m'a fait t'arracher à moi. Toi, qui étais le vent à mon côté, mon ombre, ma joie... mais non pas le fils de ma chair. J'ai donné mon coeur à mon autre fils, j'en ai fait quelqu'un. Mais il est mort, trop tôt. J'aurais dû mourir à sa

place. Je suis resté pour m'occuper d'une fille qui ne sait qu'épandre sa bile et dont la langue est aussi acérée que celle de sa mère... Quand nous t'avons envoyé dans le pays de ta mère, reprit

Bolsgar d'une voix rauque, après un silence douloureux, nous ignorions que tu en reviendrais de cette façon. Savais-tu que ton frère est mort à Senlac ?

Wulfgar releva brusquement la tête, regarda le vieux monsieur. Gwyneth avait fait volte-face, s'était approchée d'eux, les yeux brillants :

- Oui, il a été tué par des pillards normands. Ils ont tué mon frère !

Wulfgar la regarda, le sourcil levé :

- Pillards normands ? Tu fais allusion à moi, je pense.

- Cela te convient parfaitement.

Il lui sourit, avec douceur presque :

- Prends garde, ma soeur. La façon d'être des vaincus doit toujours plaire aux vainqueurs. Tu ferais bien de prendre exemple sur mon Aislinn.

Il alla se planter à côté de la chaise de la jeune fille, caressa du doigt une des belles tresses cuivrées :

- ... Elle sait si bien jouer les vaincues que je me demande parfois si je suis réellement le vainqueur. Oui, ma sœur, laisse cette enfant te donner quelques leçons.

Tremblant de rage, Gwyneth avança d'un pas. Il la regarda, moqueur, notant la minceur de ses lèvres, ses yeux à demi fermés.

- Tu veux dire quelque chose d'autre, Gwyneth ?

Haletante, elle lui lança au visage :

- Oui, toute ma vie je regretterai que ce ne soit pas toi qui aies été tué à la place de Falsworth. Tu me répugnes et j'ai honte d'en être réduite à te demander la charité ! (D'un bloc elle se tourna vers

Aislinn qui fut stupéfaite par son expression de haine :) Cela te va de nous donner cette fille en exemple. Regarde un peu de quelle façon modeste elle se pare. Elle représente vraiment la femme anglaise en deuil !

- Félicite-toi donc que je sois encore en vie. Sans moi, c'est à la belle étoile que tu coucherais.

- Qu'est-ce donc, une querelle de famille déjà ?

Ragnor venait d'entrer, suivi de soldats qui, sans attendre, s'installaient aux tables. Il enveloppa Aislinn d'un regard appréciateur mais, vivement, se tourna vers Gwyneth, lui saisit les deux mains, les serra sur sa poitrine :

- Ah, douce Gwyneth, le féroce Wulfgar aurait-il montré les crocs ? Je vous en prie, madame, pardonnez-lui ses façons d'être. Ou permettez-moi de lui demander raison, je ne supporterai pas que l'on fît insulte à votre grâce et à votre beauté.

La jeune femme lui sourit avec affectation :

- Il est normal qu'un frère reproche à sa soeur des défauts qu'un étranger ne remarquerait pas.

Ragnor se pencha sur sa main.

- Si je pouvais me parer du titre d'amant et bien vous connaître, murmura-t-il, je ne vous trouverais aucun défaut.

Elle se recula, le feu aux joues :

 

- Sire chevalier, vous vous avancez beaucoup en imaginant que nous puissions jamais être amants.

- Puis-je quand même espérer ? demanda-t-il avec un sourire,

Nerveuse, elle jeta un coup d'oeil à Wulfgar qui les observait tranquillement. Prenant Aislinn par la main, il indiqua la table à sa sœur :

- Soupons donc en bons termes, Gwyneth. Autant commencer, puisque nous sommes appelés à nous voir beaucoup.

Elle s'écarta d'un geste vif et laissa Ragnor lui reprendre la main et la mener à sa chaise. Il se pencha vers elle, comme elle s'installait.

- Vous troublez mon coeur et m'enflammez, lui dit-il avec un regard caressant. Que dois-je- faire pour gagner votre amitié ? Je serai votre esclave à tout jamais.

- Messire de Marte, vous ne manquez pas d'audace, balbutia-t-elle. Vous oubliez que les Normands ont tué mon véritable frère et que j'ai peu d'amour pour eux.

Il se glissa à côté d'elle :

- Mais, belle demoiselle, vous n'allez pas blâmer tous les Normands pour la mort de votre frère. Nous étions liés par notre serment à Guillaume. S'il vous faut haïr quelqu'un, haissez le duc, mais non pas moi, je vous en Prie.

- Ma mère était normande, fit-elle avec douceur. Je ne la hais pas.

- Et vous ne me haissez pas ?

- Mais non.

Dans un sourire lumineux, Ragnor montra ses belles dents blanches. Il lui baisa la main :

- Madame, vous me rendez très heureux.

Confuse, elle se détourna et regarda Wulfgar aider Aislinn à s'asseoir à côté de lui. Son regard perdit toute sa chaleur.

- Tu ne nous avais pas dit que tu t'étais marié, mon frère, dit-elle, la lèvre retroussée.

 

- Marié ? Non. Pourquoi ?

Elle appuya sur Aislinn le regard de ses yeux clairs.

-Alors Aislinn n'est pas une parente. A en juger par la façon dont tu la traites, je l'aurais prise pour une Jeune epousée.

Ragnor émit un grognement de joie. Àislinn lui lança un coup d'oeil glacé et il but à sa santé avec ostentation. Puis il se pencha vers sa compagne, lui murmura quelque chose à I'oreille ce qui eut

le don de la faire éclater de rire. Les mains crispées sur ses genoux, Aislinn aurait donné n'importe quoi pour être ailleurs. Elle perdit tout appétit, ne toucha pas au contenu de son assiette.

- Cet ours rôti a fort bon goût, fit remarquer Wulfgar d'un ton égal. Pourquoi ne pas y goûter ?

- Je n'ai pas faim, murmura-t-elle.

- Tu perdras du poids si tu ne manges pas et rien ne me déplaît davantage que les femmes osseuses. Tu es délicieusement enveloppée, mais tu manques de force. Mange, cela te fera du bien.

- Je suis assez robuste comme cela.

- Vraiment ! Je ne m'en serais jamais douté à en juger par le peu de résistance que tu m'as opposée il y a quelques heures à peine.

Aislinn rougit vivement :

- Messire, votre soeur ! Elle va nous entendre.

Ne pouvez-vous me traiter avec moins de familiarité ?

- Quoi ? Et te demander de te glisser dans ma chambre quand la nuit sera noire et que personne ne risquera de te voir ? (Il rit et la regarda dans les yeux) Je n'en aurai jamais la patience.

- Je ne plaisante pas. Est-il nécessaire d'apprendre à vos parents que je suis votre maîtresse ?

- Dois-je leur annoncer maintenant ou faut-il attendre à plus tard ?

- Oh ! Vous êtes impossible !

 

Elle avait, involontairement, élevé le ton et attiré, un instant, l'attention de Gwyneth. Celle-ci revenue à Ragnor, Aislinn se pencha vers Wulfgar :

- Leur opinion ne vous importe-t-elle donc pas ? Il s'agit de votre famille.

- Ma famille ! Je n'en ai pas. Tu as entendu ma soeur parler de sa haine à mon égard. Je n'en attendais pas davantage et je ne lui dois aucune explication. Quant à ma façon de vivre, je me moque de ce

qu'elle pense. Tu es mienne et je ne te repousserai pas du seul fait que des parents sont arrivés.

- Et vous ne m'épouserez pas non plus, ajoutat-elle, doucement.

Il haussa les épaules :

- Cela me regarde. Je te possède. Cela me suffit.

Les yeux fixés au loin, il se ramassa dans l'attente de sa réaction. Après un long moment de silence, n'entendant rien venir, il se tourna vers elle et rencontra un regard violet qui ne révélait aucune pensée. Le léger sourire qui écartait ses lèvres roses s'accentua. Sa beauté était telle qu'il en oublia tout ce qui

l'entourait. Elle rit, d'un rire doux, musical.

- Oui, Wulfgar, chuchota-t-elle. Je suis votre esclave et si cela vous suffit, eh bien ! cela me suffit aussi.

II était encore stupéfié par sa réponse quand la voix de Gwyneth le tira de ses pensées.

- Wulfgar, tu n'as quand même pas l'intention de nourrir tous ces Normands pendant tout l'hiver ? dit-elle en indiquant les hommes autour d'eux. Nous mourrons certainement de faim si tu le tentes.

Il jeta un coup d'oeil aux vingt soldats qui festoyaient avant de regarder sa soeur :

- Il y en a d'autres encore, mais ils sont en patrouille. Ils nous protègent, toi comprise, contre les maraudeurs et les pillards. Ne t'occupe pas de ce qu'ils mangent.

Elle eut une inspiration profonde mais n'insista pas.

Quelques minutes plus tard, demandant à Wulfgar de l'excuser, Aislinn se leva pour aller s'occuper du blessé. Elle humecta son pansement et le couvrit afin qu'il ne se refroidisse pas. Il la regarda faire et, quand elle se redressa, lui sourit :

- Vous êtes trop bonne pour un vieillard, dame Aislinn. Votre gentillesse et la douceur de vos mains ont illuminé ma journée.

- Sire chevalier, la fièvre vous égare, répondit-elle gaiement.

Il lui effleura la main de ses lèvres et referma les yeux avec un soupir. Elle le laissa se reposer. Wulfgar, qui ne l'avait pas quittée des yeux, la regarda s'approcher sans ciller jusqu'à ce qu'elle fût derrière lui. Là, debout à côté de sa chaise, elle pouvait le voir sans être vue. Détendu, il répondait aux questions dont sa soeur le bombardait touchant à ses propriétés et à sa situation auprès de Guillaume. Puis elle lui reprocha son indulgence avec ses serfs. Là

Wulfgar eut un coup d'oeil pour Ragnor qui, confortablement installé, semblait content de soi et des propos de Gwyneth.

- Je suis ravi de constater que tu te fais très vite une opinion, répliqua Wulfgar.

- Tu ne tarderas pas à apprendre que je suis très perspicace, fit-elle en regardant Aislinn.

Son frère haussa les épaules et, sans se retourner, tendit la main pour prendre celle de la jeune fille qu'il attira à lui.

- Je n'ai rien à cacher.

A la grande irritation de Gwyneth, il se mit à jouer avec les doigts d'Aislinn, à lui caresser le bras. Le sourire de satisfaction disparut des lèvres de Ragnor qui se détourna pour remplir son hanap, Wulfgar, se leva et, un bras autour des épaules d'Aislinn, plaisanta son page sur ses talents d'archer et sa jolie figure. Un grand rire secoua ses hommes et Aislinn ne vit pas le regard venimeux dont l'enveloppait Gwyneth.

- Mais que voit-il donc dans cette petite catin ?

demanda-t-elle en les voyant gravir I'escalier, la main de Wulfgar au creux de la taille d'Aislinn. Ragnor détourna les yeux de la gracieuse silhouette qui s'éloignait et, rageur, finit sa bière. Il parvint cependant à sourire à sa compagne :

- Je ne saurais le dire, madame, car je ne vois que vous. Que ne vous sente-je tout contre moi ! Je connaîtrais les joies du paradis'

EIle eut un rire de gorge :

- Sire de Marte, vous me faites trembler pour ma vertu. Jamais on ne m'a fait la cour avec une telle audace.

- Je dispose de peu de temps, admit il sans fard. Il me faut partir demain rejoindre Guillaume. (Il sourit devant sa déception). Mais, n'ayez crainte, belle dame, je reviendrai, fût-ce sur mon lit de mort.

- Sur votre lit de mort ! Mais où allez-vous ? Serez-vous en danger ?

- Oui, bien sûr. Nous autres Normands ne sommes pas populaires. Il faut persuader les Anglais que Guillaume est, pour eux, le choix le meilleur.

- Vous vous battez pour votre duc pendant que mon frère s'amuse avec cette roulure. Il est réelle-ment sans honneur.

- Qui se préoccupe du sort qui m'est réservé ?

- Moi, confessa-t-elle.

Il lui saisit la main, la serra sur sa poitrine :

- Oh ! sentez comme mon coeur bat, comme il vous désire. Venez avec moi dans la prairie et laissez-moi étendre mon manteau pour vous. Je ne vous toucherai pas, je vous le jure, -mais je vous serrerai contre moi avant de m'éloigner.

- Vous êtes très persuasif, messire chevalier.

Il accentua la pression de ses doigts sur les siens :

- Vous êtes trop belle pour que je puisse résister. Dites que vous viendrez. Que je parte avec un petit gage de votre bonté.

- Je ne peux pas, dit-elle sans conviction.

- Personne ne le saura jamais. Votre père dort.

Votre frère s'amuse. Amour, dites que vous viendrez.

De la tête, elle fit un petit signe d'assentiment :

- Ne me faites pas attendre

Il lui baisa la main avec passion et s'éloigna vivement.

 

Le clair de lune éclairait la clairière, Gwyneth avança doucement et étouffa un cri en sentant une main sur son épaule. Elle fit volte face. Le manoir était plein de soldats et elle connut un instant de peur. Mais, à la vue du visage souriant de Ragnor, elle rit doucement, soulagée.

- Vous êtes venue.

- Effectivement, messire chevalier, je suis là.

- Il se pencha aussitôt, la souleva et l'emporta. Les bras noués autour de son cou, elle eut un petit rire nerveux.

 

- Vous me faites perdre la tête, lui murmura- t-elle dans l'oreille. J'ai peine à croire que nous ne nous sommes rencontrés que ce matin.

Il s'arrêta, ôta sa main de sous ses genoux, la laissant glisser contre lui.

- Vraiment ? J'ai l'impression que des siècles ont passé depuis que je vous ai quittée tout à I'heure.

- Des années seulement, mon chéri.

Sa bouche s'écrasa contre la sienne, fiévreuse. Avec adresse, il délaça robe et cotillon qui tombèrent à ses pieds, puis, doucement, il l'allongea sur son manteau qu'il avait étendu par terre. Un instant, il contempla son corps qui semblait argenté au clair de lune. Il caressa ses seins menus, pendant que ses pensées allaient à d'autres seins, plus ronds, plus pleins, à une peau satinée, à de lourdes tresses cuivrées dansant autour d'un corps merveilleux. Il crut voir Wulfgar prendre possession de tant de perfections et ne put réprimer un mouvement brusque de rage, arrachant un cri de peur à Gwyneth.

- Que se passe-t-il ? Quelqu'un vient ?

 

A gestes saccadés elle ramassa les plis du manteau pour s'en couvrir.

Il la rassura :

- Non, ce n'est rien, J'ai cru voir une ombre, Ce n'est que la lune.

Détendue, elle glissa une main sous sa tunique, caressa son torse musclé,

- Je suis curieuse, savez-vous.

Il sourit et entreprit de se déshabiller.

- C'est mieux. Dieu que vous êtes beau ! Jamais je n'aurais cru qu'un homme puisse être aussi beau.

Oubliant toute pudeur, elle continua ses caresses, de plus en plus audacieuses. Puis, elle s'allongea sur le manteau, s'offrit.

 

Un loup hurlait au loin quand Ragnor se redressa. Il s'assit, les bras autour des genoux, le visage tourné vers la fenêtre faiblement éclairée de Wulfgar. L'ombre d'un homme s'y encadra, se présenta de profil, regardant vers ce que Ragnor savait être le lit. Il crut voir les cheveux lumineux étalés sur l'oreiller, le petit visage ovale, doux, parfait dans le sommeil. Oh ! cette vengeance qu'il croyait parfois à portée de la main, elle serait sienne un jour. Cette fille dans ses bras, il n'aurait de satisfaction qu'il ne la lui prenne. Même si Wulfgar ne l'aimait pas, son orgueil en souffrirait.

- A quoi pensez-vous ? murmura Gwyneth.

Ragnor se tourna vers elle, la reprit dans ses bras :

- Je pensais à quel point tu m'as rendu heureux.

 

 

9

Gwyneth descendit de bonne heure. Elle se sentait d'excellente humeur. Elle avait assisté au départ de Ragnor qui avait emporté son cœur avec lui. Dans la grande salle, les hommes mangeaient. Ils ne lui accordèrent aucune attention. Bolsgar dormait encore. Elle s'assit à la grande table et Ham lui apporta de quoi se restaurer.

- Où est mon frère ? demanda-t-elle. Ces hommes sont là à ne rien faire. Ne leur a-t-il pas commandé des tâches à accomplir ?

- Il l'attendent, madame. Il n'est pas encore descendu.

- Sa paresse est un véritable fléau.

- D'habitude, il se lève de bonne heure. Je ne sais pas ce qui le retient.

- Cette catin saxonne, sans doute.

Ham rougit fortement et ouvrit la bouche pour répliquer. Puis il changea d'avis et, tournant les talons, il retourna aux cuisines sans un regard en arrière.

Gwyneth goûtait au contenu de son assiette d'un air absent, écoutant d'une oreille ce qui se disait autour d'elle et songeant aux événements de la nuit, quand Gowain parut avec Beaufonte. Les Normands les saluèrent avec bruit.

- Ne deviez-vous pas partir pour Cregan, ce matin ? demanda Gowain à Milbourne, l'aîné des chevaliers présents.

- Si, mon vieux, mais Wulfgar paraît préférer rester au lit, répondit Milbourne avéc une grimace qui suscita un énorme éclat de rire.

Gowain sourit :

- Peut-être devrions-nous nous assurer qu’on ne lui a pas tranché la gorge. A en juger par la façon dont Ragnor appelait tous les diables de l'enfer sur sa tête, juste avant de se mettre en route, ils ont dû encore se quereller.

L'autre haussa les épaules :

- Oh ! sans doute au sujet de cette fille. Ragnor l'a dans la peau depuis qu'il a couché avec elle

Gwyneth sursauta. Elle avait soudain du mal à respirer, l'impression qu'on I'avait frappée violemment dans la poitrine.

 

- Hé ! Et si Wulfgar a décidé de la garder, ce ne sera pas une petite affaire que de chercher à la lui prendre. Je serais à la place de Ragnor, je me battrais volontiers pour elle.

- Elle a le sang chaud. Laisse-la donc à un homme d'expérience.

La conversation cessa brusquement au bruit d'une porte qui claquait au premier étage. Wulfgar parut et descendit I'escalier, bouclant son ceinturon. Il salua sa soeur qui le regarda d'un air froid.

- J'espère que tu t'es bien reposée, Gwyneth.

Sans se soucier de sa réponse, il se tourna vers ses hommes :

- Alors, qu'est-ce que vous attendez ? Je pars pour Cregan. Et vous ?

Il sortit, ramassant un morceau de pain et une tranche de viande au passage, et ils se précipitèrent derrière lui.

Gwyneth se leva lentement de table. Elle se sentait malade. A pas mesurés, elle gagna l'escalier, le gravit. Devant la chambre du maître de maison, elle s'arrêta.

D'une main qui tremblait, elle fit le geste de tourner le loquet. Puis elle se recula brusquement et serra son poing crispé sur sa poitrine. Dans la pénombre, son visage était livide et le regard de ses yeux pâles semblait vouloir percer le panneau de bois. Elle éprouvait une haine qui dépassait maintenant de beaucoup le mépris qu'elle vouait à Wulfgar. Qu'un jour vienne où cette fille soit à sa merci et elle verrait !

Avec précaution, comme si elle craignait ,que le moindre bruit apprenne à I'autre tout le mal qu'elle lui souhaitait, elle s'éloigna, retourna dans sa propre chambre.

Quand Aislinn s'éveilla peu de temps après, elle s'habilla et descendit pour apprendre que. Wulfgar était parti pour Cregan. Sweyn était resté pour veiller au bon ordre.

Bolsgar allait beaucoup mieux que la veille, il avait perdu son teint cireux et retrouvé son appétit. Aislinn lui changea sa compresse et put constater que la plaie avait déjà meilleur aspect.

L'après-midi tirait à sa fin, lorsque Gwyneth descendit et approcha Aislinn :

- Avez-vous une monture ? J'ai envie de voir ces terres que Wulfgar a conquises.

- Oui. Une jument barbe. Elle est rapide et forte. Mais elle n'a pas très bon caractère. Je ne vous conseille pas...

- Si vous pouvez la monter, je ne vois pas ce qui m'en empêcherait ?

- Vous êtes certainement une excellente cavalière, je n'en doute pas. Mais je crains pour Cleome...

Aislinn fut réduite brusquement au silence par le regard meurtrier de l'autre. EIle joignit les mains et recula devant la haine qu'elle lut dans les yeux de Gwyneth. Celle-ci donna aussitôt I'ordre que l'on selle la jument et qu'on I'accompagne dans sa promenade. La monture harnachée, Aislinn tenta une fois encore de la mettre en garde et lui indiqua d'avoir à tenir les rênes avec fermeté, mais elle rencontra, une fois encore, ce regard haineux qui la réduisit au silence. Elle frémit quand Gwyneth cravacha brutalement la

jument qui bondit.

Une chape d'inquiétude pesant sur ses épaules, Aislinn chercha à s'occuper. Mais elle dut entendre Maida se plaindre des façons d'être de Gwyneth. Elle écouta aussi longtemps qu'elle le supporta et se retira dans sa chambre. Elle ne pouvait parler à Wulfgar de sa soeur. Il haissait suffisamment les femmes pour qu'il soit inutile de le confirmer dans ses sentiments et il ne voudrait peut-être pas l'entendre critiquer Gwyneth. Pourtant, en I'espace d'une matinée, celle-ci avait montré ce dont elle était capable. Elle avait passé son temps à fouiller dans les coffres de Maida à la recherche de robes pour elle-même. Puis elle avait eu une crise de rage car aucune ne lui allait, Maida étant beaucoup plus petite qu'elle. A peu de

temps de là, elle s'était fait apporter son repas dans sa chambre et avait giflé Hlynn qu'elle jugeait trop lente à son goût. Et maintenant, elle parcourait la campagne sur le cheval favori d'Aislinn. Gwyneth n'avait aucun but de promenade. Elle était démoralisée et de fort mauvaise humeur. La vue de cette petite garce profitant de l'hospitalité de son frère était déjà pénible en soi, mais savoir que son amant avait eu cette fille interdisait toute chance d'amitié entre elles. Et, comme si cela ne suffisait pas, Wulfgar se parait de cette catin comme s'il s'agissait d'une jeune fille convenable, alors qu'elle n'était qu'une esclave. Et cette petite saleté avait l'audace de dire que cette jument lui appartenait. Elle ne possédait rien elle-même, même pas une robe convenable à porter pour le retour de Ragnor. Tout son bien, les Normands l'avaient pris. Aislinn avait de jolies toilettes que Wulfgar lui avait permis de garder. Cette dague ornée de pierreries qu'elle

portait valait une belle somme.

Frappant Cleome à coups redoublés, Gwyneth enleva la jument dans un galop effréné. Les deux hommes d'escorte suivirent à distance. Habituée à la main ferme de sa maîtresse, la jument ne trouva pas I'autorité nécessaire dans les rênes lâchées sur son cou. Elle choisit son chemin sans se préoccuper des ordres de sa cavalière. Cela eut pour effet de mettre la rage de Gwyneth à son comble. Elle donna un coup violent aux rênes et la jument quitta la piste pour s'engager dans le bois. Folle de colère, Gwyneth la cravacha à tour de bras et, le cou tendu, l'animal partit à longues foulées à travers les buissons. La peur s'empara de la cavalière quand elle comprit. Des branches la cinglaient au passage, des épines la déchiraient, mais la jument galopait toujours, droit devant elle. Gwyneth entendit des voix derrière elle, lui criant de s'arrêter. Mais Cleome avait pris le mors aux dents et peu lui importait que I'on tire ou non sur les rênes. L'animal poursui-

vait sa course démentielle, descendant à flanc de colline. Une gorge étroite s'ouvrait devant elle, elle ne ralentit pas. Avec un cri de terreur, Gwyneth se laissa tomber au bas de la selle, pendant que la jument continuait à travers les buissons pour s'écraser, avec un bruit affreux, sur le fond rocheux du ravin. Les deux hommes d'escorte rejoignirent Gwyneth et s'arrêtèrent. Elle se releva, oubliant sa peur et sa propre folie pour crier des insultes à la jument, en ôtant feuilles mortes et mousse de sa robe. L'un des hommes mit pied à terre, se rapprocha du bord de la faille.

- Madame, j'ai peur que votre monture ne soit gravement blessée, dit-il gêné.

- Cette bête idiote, qui n'est même pas capable de voir un trou de cette taille ! Bon débarras !

Un martèlement de sabots se fit entendre alors et Wulfgar parut, suivi de ses hommes.

- Que s'est-il passé ? demanda-t-il, le sourcil froncé. Nous avons entendu crier.

L'un des gardes du corps de Gwyneth, sans mot dire, désigna le fond de la gorge et Wulfgar s'en approcha. A la vue de la petite jument gisant sur le rocher, il se rembrunit encore.

- Je ne me souviens pas avoir donné des instructions pour que tu montes ce cheval, dit-il en se tournant vers sa soeur.

Elle haussa les épaules :

- Le cheval d'une esclave, qu'importe ? Aislinn n'en aurait plus l'emploi, ses devoirs la retiennent dans ta chambre.

Le visage figé, Wulfgar dut faire un grand effort sur lui-même pour parler avec une certaine mesure :

- Par ton imbécillité tu as provoqué la mort d'une bête de valeur ! Ton mépris du bien d'autrui me coûte un bon cheval.

- Elle avait un sale caractère. J'aurais pu être tuée !

Il avala une réplique cinglante :

 

- Qui t'a autorisée à la prendre ?

- Je n'ai que faire de I'autorisation d'une esclave. C'était le cheval d'Aislinn, il était donc à ma disposition.

Wulfgar serra les poings :

- Si Aislinn est une esclave, ce qu'elle possède m'appartient. Je suis le maître ici et j'entends que tu ne maltraites ni mes esclaves ni mes chevaux.

- Maltraitée ! C'est moi qui l'ai été ! s'écria la jeune femme, furieuse. Regarde-moi ! J'aurais pu être tuée en montant cet animal et personne ne m'a mise en garde. Aislinn aurait pu m'en empêcher. Elle voulait ma mort, oui ! Elle n'a pas eu un mot pour

me prévenir... Vraiment, Wulfgar, je me demande ce que tu vois dans cette petite idiote. Je t'aurais cru plus difficile, habitué comme tu l'es aux dames de la cour de Guillaume. C'est une petite garce à I'esprit tortueux, qui s'est jurée d'avoir notre peau.

Wulfgar fit demi-tour brusquement, se retrouva face à ses hommes. D'un geste du bras, il leur fit signe de se mettre en route.

- Wulfgar ! cria Gwyneth en tapant du pied du pourrais au moins me faire donner le cheval de l'un de tes hommes !

Il la regarda longuement, sans un mot, puis s'adressant au cavalier qui avait escorté la jeune femme :

- Prenez-la en croupe. Quand elle aura fait du tape-cul jusqu'à Darkenwald, elle aura peul-être une idée de la valeur d'un bon cheval. (Et se tournant vers elle)... À présent, ma chère soeur, je vais terminer le travail que tu as si bien commencé. Cleome le regarda descendre vers elle de ses grands yeux bruns et fit effort pour se mettre sur pieds. Il lui caressa doucement les naseaux, lui saisit la mâchoire pour lui soulever la tête et de deux coups précis de dague, trancha la veine de chaque côté du cou.

Remonté en selle, il ne tarda pas à rejoindre la petite troupe. Un appel de la sentinelle prévint de leur arrivée à Darkenwald.

Wulfgar vit le bleu de la robe d'Aislinn venue les attendre à la porte et les paroles de Gwyneth lui revinrent à l'esprit. Etait-il destiné à recevoir entre les côtes la lame de la dague qu'il avait laissée à la jeune fille ? Elle risquait moins, disait-elle, lui vivant

que mort. Pour le moment peut-être, mais, plus tard, serait-elle celle qui veillerait à son exécution ? Seigneur, il ne pouvait pas faire confiance à une femme, quelle qu'elle soit. Mais il se plaisait en la compagnie de celle-ci. Elle serait difficile à remplacer. Pourquoi se laisser influencer par les accusations de sa soeur ?

Il sourit presque et soudain se rappela la jument. Ce serait à lui de lui annoncer sa mort. Gwyneth ! Encore une femme dont il lui faudrait supporter l'idiotie sans aucun plaisir pour compenser.

Sweyn attendait à côté d'Aislinn. Elle rougit légèrement en croisant le regard de Wulfgar, incapable d'oublier ses dernières caresses passionnées. Mais, le sourcil froncé, il détourna les yeux et aboya un ordre à ses hommes, par-dessus son épaule. Il s'arrêta, mit pied à terre, jeta les rênes à Gowain et, sans saluer la jeune fille, entra dans le manoir dont il ouvrit la porte en grand avec brutalité.

Désemparée, Aislinn regarda autour d'elle, mais chacun des hommes évita son regard. Très étonnée de leur façon d'être, elle remarqua alors Gwyneth en croupe derrière l'un de ceux qui l'avaient accompagnée dans sa promenade. Mais nulle part elle ne

vit sa petite jument. Gwyneth descendit de cheval, brossa sa jupe et, l'oeil froid, parut mettre Aislinn au défi de poser une question. Etouffant un cri, la jeune fille pivota sur elle-même et se précipita vers Wulfgar. Il était assis devant la table et leva les yeux vers elle comme elle s'approchait.

- Vous avez laissé Cleome à Cregan ? demanda-t-elle doucement, sans y croire.

Il poussa un profond soupir :

 

- Non. Elle s'est cassé les antérieurs et j'ai dû mettre un terme à ses souffrances. Elle est morte, Aislinn.

- Cleome ! Mais comment ? Elle connaissait très bien le chemin, fit-elle dans un sanglot.

- Parlons-en ! dit une voix coupante, derrière elle. Cette bourrique stupide était incapable de suivre le chemin le plus simple, mais elle a su trouver un fossé et me jeter par terre. Elle aurait pu me

tuer. Vous ne m'aviez pas prévenue de sa méchanceté.

- Cleome méchante ! C'était une jument fine et douce. I1 n'y avait pas plus rapide qu'elle.

- Vraiment ! Eh bien, demandez donc à mes gens. Qu'auriez-vous gagné à ma mort ?

Aislinn secoua la tête, absolument stupéfaite. Elle sentait le regard de Wulfgar fixé sur elle. Il semblait, par son silence, l'interroger lui aussi. Elle tenta de rire :

- Vous plaisantez avec cruauté, Gwyneth. C'est mon cheval que vous avez tué.

- Votre cheval ! Vous revendiquez un cheval ? Une esclave ? Vous voulez dire le cheval de mon frère, n'est-ce pas ? ajouta-t-elle en souriant.

- Non ! cria Aislinn. Cleome m'appartenait. Mon père me I'avait donnée. C'est tout ce que...

Le reste se termina en sanglots. Wulfgar se leva et posa une main sur son bras, comme pour la consoler, mais elle se dégagea brusquement et s'enfuit pour être seule. Elle était déjà dans I'escalier quand la voix de Gwyneth s'éleva, sèche :

- Arrêtez ! Personne ne vous a autorisée à partir !

Wulfgar, lui-même, ne put cacher sa surprise et il regarda sa soeur avec curiosité. Elle se tourna vers lui :

- Je suis ta soeur et cette petite garce geignarde n'est qu'une esclave. Je dois aller pieds nus et en haillons alors que tu mets cette catin dans ton lit et que tu l'habilles des robes les plus élégantes. Tu te pavanes avec elle devant mon père et moi-même comme si elle était la récompense d'un acte de courage, nous mangeons les reliefs de la table, pendant que tu installes cette garce à côté de toi pour la caresser à ton aise.

Tout à son venin, elle ne prit pas garde à l'expression de son frère. Aislinn qui s'était immobiliste à son ordre, malgré la rage qui bouillonnait en elle, prit note de la tempête naissant sous le front de Wulfgar.

Ce fut Bolsgar qui intervint, se soulevant sur un coude.

- Gwyneth ! Ecoute-moi ! ordonna-t-il. Je t'interdis de parler de la sorte de Wulfgar. Il est chevalier de Guillaume et ils ont conquis ce pays. Nous ne possédons plus rien. Nous lui avons demandé I'hospitalité et nous sommes à sa merci. Si je suis ton père, tu n'abuseras pas de ses bontés.

- Mon père ! Etiez-vous mon père quand vous avez envoyé mon frère se faire tuer ? L'étiez-vous quand ma mère est morte ? L'étiez-vous quand vous m'avez arrachée à ma maison pour me faire traverser la moitié de I'Angleterre pour arriver dans cet hor-

rible trou, parce que nous avons entendu les Normands parler de ce bâtard, Wulfgar, ici ? C'est moi qui ai été blessée aujourd'hui. Prenez-vous le parti d'une esclave contre celui de votre fille ou vous montrerez-vous, une fois au moins, mon père ?

Elle ouvrit la bouche pour continuer sur sa lancée, mais d'une voix de stentor, Wulfgar lui lança :

- Tais-toi !

Elle fit volte-face et rencontra le regard de ses yeux durs, froids.

- Surveille tes manières ici ! ordonna-t-il en avançant d'un pas. Fais bien attention. Tu me traites de bâtard. J'en suis un, mais je n'y suis pour rien.

Tu te plains de la mort de notre noble mère. De quoi ? Tout me porte à croire qu'elle a choisi de mourir. Quant à mon frère, il est mort noblement sur un champ de bataille. Personne ne I'y a envoyé. Il est mort pour la cause qu'il avait choisie. Et ma cause, à moi ? À-t-elle été de mon choix ? Toi ! Ton frère ! Ma mère ! Ton père ! Vous m'y avez contraint. Vous

m'avez envoyé au-delà des mers pour que je ne ternisse pas votre beau renom et ne vous cause aucune gêne. J'étais jeune, un adolescent qui ne se connaissait qu'un père... (Il se tourna vers Bolsgar) Et vous m'avez dit, messire, que ma mère a voulu réparer une faute. (Il rit, sans gaieté) Je vous dis, moi, qu'elle a cherché la vengeance d'une épouse querelleuse car qui a souffert de ses révélations ? Elle ? Bien peu. Ma soeur ? Nullement, car elle était la préférée de ma mère. Mon frère ? Aucunement, il est devenu le favori. Vous ? Profondément, je pense, car nous étions réellement père et fils. Mais pour son honneur à elle, vous m'avez chassé. Vous m'avez expédié auprès de ce crétin prétentieux qui a su prendre l'argent destiné à m'entretenir et s'est désintéressé de moi. Que je ne t'entende plus me refaire la leçon, quant à ce que je dois à la famille, continua-t-il en s'adressant à sa sœur. Tu prends ce

que je donne sans te plaindre, car je ne me sens aucune obligation envers toi. Quant à mes plaisirs, c'est mon affaire et cela ne te regarde en rien. Prends garde quand tu emploies les mots de catin ou de bâtard, car je n'ai rien contre le fait d'appliquer une correction à une femme. J'en ai eu souvent l'envie, j'y céderai peut-être un jour. Tu es prévenue. La jument que tu as prise sans autorisation est morte. Je sais ce qu'est d'être attaché à un cheval. Peut-être était-elle un peu nerveuse, Aislinn n'ayant pas eu la permission de la monter depuis mon arrivée. Je ne veux plus entendre d'accusation sans preuves. Quant à la garde-robe, il faudra que tu te contentes de ce que tu as. Je n'ai nulle envie d'entendre tes criailleries à ce sujet. Si tu te sens brimée, parle donc de tout cela aux autres femmes d'Angleterre. Je dois partir demain, ordre du duc... J'ignore la durée de mon absence. Mais a mon retour, j'espère que tu auras eu le temps de t'habituer à I'idée que je suis maître ici et que je mène ma vie comme Je l’entends. Sweyn restera ici et me remplacera. Je laisserai de l'argent pour vos besoins, parce que telle est mon intention. Maintenant, sache que je me fatigue facilement des bavardages feminins. Autrement dit, tu peux disposer et regagner ta chambre.

Il attendit qu'elle ait fait demi-tour. Elle gravit l'escalier en courant, sans regarder Aislinn, et claqua la porte de sa chambre derrière elle, il croisa alors le regard angoissé des yeux violets pleins de larmes. Puis la jeune fille se détourna et, très droite, monta lentement les marches.

Conscient de l'attention de son beau-père, Wulfgar se tourna vers lui, s'attendant à un reproche. Mais un léger sourire jouait sur ses lèvres. Il eut un mouvement de la tête et s'allongea sur ses fourrures pour fixer le feu. Dans l'encadrement de la porte,

Sweyn offrait un visage dépourvu de toute expression. Mais les deux amis n'avaient pas besoin de paroles pour se comprendre

Ramassant son heaume et son bouclier, Wulfgar monta l'escalier. Il allait d'un pas pesant. II le savait, Aislinn souffrait beaucoup de la perte de sa jument. S'il se sentait, capable d'affronter ses coleres, il était désarmé devant son chagrin. Il s'en voulait de ce qui s'était passé. Une simple parole aurait pu tout éviter, mais il avait eu d'autres problèmes en tête.

Il entra dans la chambre et referma la porte doucement derrière lui. Aislinn, debout devant la fenêtre, avait la tête appuyée contre le volet intérieur. Les larmes ruisselaient sur ses joues. Il la contempla quelques minutes puis, avec son soin habituel, rangea

casque, bouclier et épée.

Sevré lui-même de tendresse, il ignorait de quelle façon approcher une jeune fille bouleversée par le chagrin et lui manifester sa sympathie. Il n'en avait jamais eu, ni recherché l'occasion. Ses rapports avec les femmes avaient toujours été brefs et sans profondeur, dépassant rarement une nuit ou deux avec la même. Les femmes, à ses yeux, servaient à assouvir un désir. Quand il était fatigué d'elles, il les plantait là, sans explication. Peu lui importait leurs sentiments. Mais il éprouvait de la pitié pour Aislinn, car il avait perdu, lui aussi, un cheval très aimé.

Guidé par I'instinct, il s'approcha d'elle, la prit dans ses bras. Tendrement, il repoussa les cheveux mouillés collés à ses joues et sécha ses larmes avec ses baisers jusqu'à ce qu'elle lève sa bouche vers la sienne. Sa réaction le surprit agréablement. Depuis qu'il l'avait faite sienne, elle avait toléré ses avances, comme n'importe quelle esclave, impatiente d'en avoir terminé au plus vite. Mais elle refusait ses baisers, détournant la tête quand elle le pouvait. A

présent, dans sa détresse, elle lui donnait ses lèvres. Sans chercher à comprendre davantage la raison de cette réaction, il l'enleva dans ses bras, I'emporta douce et soumise jusqu'au lit.

 

Un rayon argenté de lune, passant sans effort entre les volets clos, pénétrait dans la chambre où Aislinn dormait, pelotonnée entre les bras de son chevalier. Détendu, mais alerte, Wulfgar regardait le rai de lumière, songeant aux moments passés, incapable d'y trouver une explication logique. Aislinn s'éveilla aux premières lueurs de l'aube. Elle resta immobile à savourer la chaleur du corps de son compagnon et la sensation de son épaule musclée sous sa tête.

 Ah ! mon beau sire, songeait-elle en suivant, du bout du doigt, le dessin de ses côtes, vous êtes à moi et ce n'est qu'une question de temps que vous ne le sachiez aussi.

Elle sourit, rêvant à demi à la nuit passée mais goûtant les doux instants présents. Se soulevant sur un coude, elle regarda son seigneur de plus près, s'émerveillant de la régularité de ses traits et, brusquement. elle se sentit prisonnière de ses bras et attirée contre lui. Surprise, elle poussa un petit cri et se débattit.

Il ouvrit les yeux, lui sourit.

- Aurais-tu tellement envie de moi qu'il te faut m'arracher au sommeil ?

Rouge de confusion, Aislinn chercha à se libérer.

Mais il tenait ferme.

- Vous n'êtes qu'un vaniteux !

- Vraiment ? fit-il l'oeil brillant. J'ai I'impression que vous avez une petite place dans votre coeur pour moi, ma petite mégère.

- C'est faux !

Il ignora ses protestations et poussa un profond soupir :

- Ah ! j'aurai du mal à trouver en chemin une fille aussi agréable que toi et qui m'aime, en plus. Oh, si je pouvais t'emmener avec moi, je ne m'ennuierais pas. Mais, tu es trop fragile et ce serait

folie de risquer un trésor pareil.

Il lui glissa la main sur la nuque, la contraignant à baisser la tête, à entrer en contact avec ses lèvres. Il l'embrassa longuement, passionnément, lui meurtrissant la bouche. Une fois encore, elle sentit fondre sa volonté de résister. Le feu qui coulait dans ses veines, les pulsations de ses entrailles demandaient à être apaisés. Un intense désir s'empara d'elle, semblable à celui qu'elle avait éprouvé quelques heures plut tôt, faisant répondre son jeune corps aux exigences du sien. Cependant, quand il s'était retiré, elle avait encore brûlé du besoin de ses caresses et comme une étrange impression de frustration qu'elle ne pouvait expliquer.

La honte de son comportement et l'idée qu'il se moquait d'elle refroidirent toute son ardeur. Il se servait d'elle, puis la plaisantait pour l'affection qu'elle pourrait éprouver pour lui. Ignorait-il toute

douceur ? Comment pouvait-elle se sentir froide et distante avec lui alors que ses seuls baisers la rendaient folle ? Se pourrail-il qu'elle s'éprenne de lui ? Cette seule idée lui fit l'effet d'un seau d'eau glacée. Elle fit un bond, le forçant à relâcher son étreinte et elle s'écarta en se tordant, l'entraînant jusqu'au bord du lit.

- Que diable se passe-t-il ? cria-t-il en tentant de la ramener à lui. Viens ici.

-Non!

Elle sauta à bas du lit, haletante, vêtue de ses seuls cheveux :

- Vous vous moquez de moi et puis vous cherchez votre plaisir ! Eh bien, trouvez-le auprès de vos ribaudes habituelles.

- Aislinn ! cria-t-il en s'élançant vers elle.

Mais, elle lui échappa, mit le lit entre eux :

- Vous partez pour vous battre contre les miens et vous voulez que je vous accompagne de mes bénédictions ! Dieu m'en garde !

Elle offrait un tableau ravissant avec son corps nu, doré par la première lueur du jour. Il se leva, s'appuya à l'un des pilastres du lit et la contempla, amusé. Elle le regarda avec défi, terriblement consciente de sa superbe nudité, du désir qu'il avait d'elle, mais décidée à sauvegarder sa petite parcelle de fierté.

Il lui sourit :

- Ah ! ma chérie, avec toi, partir est difficile. Mais, le devoir m'appelle. (Il s'approcha d'elle avec lenteur et elle le regarda, soupçonneuse.) Veux-tu me voir négliger mon devoir ?

- Il a déjà coûté trop de vies anglaises. Quand tout cela cessera-t-il ?

Il haussa les épaules :

- Quand l'Angleterre se sera inclinée devant Guillaume.

D'un geste vif, il tendit le bras, s'empara du sien, la prenant par surprise. Elle se débattit avec rage.

Il rit de ses efforts, y prenant plaisir et, avec un grognement de dépit, Aislinn cessa de lutter et resta immobile contre lui, consciente qu'elle ne faisait qu'augmenter son désir en se débattant.

- Tu vois, Aislinn, c'est ce que le seigneur de ce manoir commande, non pas ce que son esclave souhaite.

Aislinn se refusa à céder à l'excitation provoquée par ses baisers. Elle resta froide, rigide contre lui.

Après un long moment, il s'écarta, lut la moquerie dans ses yeux.

- Pour une fois, dit-elle, ses yeux violets brillant d'une chaleur qu'il n'avait pas trouvée sur ses lèvres. Ce qu'esclave veut...

Elle se recula et lui fit une gracieuse révérence.

Du regard, elle le balaya de la tête aux pieds et vit son désir resté intact :

- Vous devriez vous habiller, messire, l'air est frais.

Elle se drapa elle-même dans une fourrure avant d'aller remettre du bois sur les braises. Bientôt l'eau du chaudron commença à chanter. Aislinn, alors, alla où Wulfgar avait accroché son ceinturon avec son épée et sa dague. Elle prit celle-ci, la rapporta et entreprit de I'aiguiser sur la dalle du foyer. Il leva les sourcils, très étonné.

- Ma peau est plus tendre que la vôtre, Wulfgar, expliqua-t-elle. Et votre barbe me fait souffrir. Depuis que j'ai vu raser mes compatriotes, j'ai pensé que vous me feriez I'honneur de vous en faire autant.

Wulfgar, avec un coup d'oeil à sa petite dague posée sur sa robe, songea à son idée de la veille. Etait-il condamné à mort, maintenant qu'il devait partir pour combattre les siens ? Devait-il lui dire qu'il n'était pas homme à sacrifier des vies inutilement ?

Oh ! il saurait bientôt à quoi s'en tenir. Il acquiesça d'un signe de tête.

- Peut-être as-tu la main plus douce que beaucoup, Aislinn, répondit-il.

Il plongea un linge dans l'eau chaude, le secoua pour le refroidir un peu et se l'appliqua sur le visage.

- Ah, Wulfgar, quelle tentation vous offrez ! S'il y a un mois de cela, un Normand m'avait tendu sa gorge...

Elle se leva, tâta le tranchant de la lame du bout du doigt. Wulfgar ôta la serviette et leurs regards se croisèrent. Elle rit, diabolique et, d'un coup de tête, rejeta ses cheveux en arrière :

- Si je n'avais pas encore plus peur du prochain maître à venir, je me laisserais peut-être tenter.

Elle y gagna une claque magistrale sur le postérieur. Lentement, elle fit courir la lame sur ses joues qui retrouvèrent peu à peu leur velouté. Quand elle en eut terminé, il se passa la main sur la figure, s'émerveillant qu'elle ne lui ait pas entamé la peau.

- Un valet n'aurait pas mieux fait. (Il I'attira sur ses genoux et la regarda au fond des yeux) Souviens-toi que tu m'appartiens, Aislinn, et que je ne veux te partager avec personne.

- Tiendriez-vous à moi, après tout, messire ? murmura-t-elle en suivant, du bout du doigt, la cicatrice qui barrait son torse.

Il ne répondit pas à sa question, mais répéta :

- Souviens-toi.

Cette fois-ci, en l'embrassant, il goûta à la chaleur et à la passion dont il la savait capable,

 

 

10

 

Le matin était froid et humide. Un vent vif fouettait la pluie qui pénétrait dans les fissures des murailles du manoir, l'air passait sous les portes. Emmitouflée dans un châle de laine, les doigts gourds, Aislinn prit une croûte de pain et se rapprocha de la

cheminée devant laquelle Bolsgar et Sweyn étaient assis. Le feu commençait à prendre et elle s'installa sur un tabouret à côté du vieil homme. Depuis le départ de Wulfgar, elle s'était attachée à Bolsgar qui lui rappelait beaucoup son père. Il I'aidait à supporter les railleries et les méchancetés de Gwyneth. Il était aimable et compréhensif, qualités dont sa fille était totalement dépourvue.

Aislinn venait souvent lui demander conseil pour des questions concernant les serfs ou le manoir. Sweyn, lui aussi, sollicitait son avis et restait avec lui à évoquer des souvenirs datant de l'époque où Wulfgar était encore considéré comme un fils. Aislinn, sans rien dire, écoutait alors les deux hommes parler avec tendresse et fierté du jeune homme. Très tôt, Wulfgar et Sweyn avaient quitté la maison de l'oncle de Normandie et avaient loué leurs services

comme soldats. Célèbres bientôt, ils se faisaient payer très cher. Le duc avait entendu parler de l'adresse de Wulfgar dans le maniement de l'épée et de la lance, et l'avait fait appeler. L'amitié entre les deux hommes datait du jour de leur rencontre, quand Wulfgar avait déclaré tout de go qu'il était un bâtard et que son allégeance n'était qu'une question d'argent. Conquis par sa franchise, Guillaume l'avait pressé d'associer son sort au sien. Le duc savait être persuasif et Wulfgar avait trouvé en lui un homme qu'il pouvait respecter. II lui était fidèle depuis plusieurs années.

Aislinn regardait le grand Nordique et le noble chevalier, sachant que si Gwyneth avait été là, elle les aurait tancés d'importance pour perdre leur temps. Dieu qu'elle était différente de son père ou

de son frère ! A peine Wulfgar avait-il passé la colline qu'elle avait commencé à régner en maîtresse sur le manoir. Elle traitait les serfs comme des êtres inférieurs destinés à la servir elle seule et s'irritait de les voir demander leur approbation à Aislinn ou

à Sweyn avant d'exécuter un ordre qu'elle leur donnait. Elle avait également pris le garde-manger en charge et rationnait la nourriture.

Un cri perçant déchira soudain l'atmosphère tranquille. Aislinn se dressa vivement en apercevant sa mère qui descendait I'escalier en courant, les bras levés, vouant cette fille de Satan aux feux de I'enfer.

Le Loup et la Colombe
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