19. Loin Des Yeux
Au sommet des marches, elles se trouvèrent face à un mur de briques. Les voies sans issue en tous genres avaient toujours rendu Luce claustrophobe. Mais cette fois, elle avait une raison valable d’être angoissée : elle avait un couteau sous la gorge. Elle risqua un coup d’œil vers l’escalier abrupt qu’elles venaient de gravir. Toute chute de là-haut serait fatale.
Mlle Sophia s’exprimait de nouveau dans une langue inconnue. Elle marmonnait dans sa barbe tout en actionnant une autre porte dérobée. Elle poussa Luce dans une minuscule chapelle et verrouilla la porte derrière elles. À l’intérieur, il faisait un froid de canard et il flottait une odeur de poussière et de craie. Luce suffoquait. Elle déglutit péniblement, elle avait un goût amer dans la bouche.
Penn n’était pas morte, c’était impossible... Tout cela n’avait pas pu se produire. Mlle Sophia incarnait-elle à ce point le mal ?
Daniel lui avait dit d’avoir confiance en Mlle Sophia de rester avec elle jusqu’à ce qu’il vienne la chercher...
La bibliothécaire ne lui prêtait aucune attention. Elle déambulait dans la pièce et allumait des cierges, s’agenouillant chaque fois, tout en chantonnant dans sa langue mystérieuse. La lueur des cierges révéla une chapelle propre et bien entretenue. Quelqu’un y était venu récemment. Mais Mlle Sophia devait être la seule personne du campus à posséder la clé de la porte dérobée. Qui d’autre pouvait connaître l’existence de ce lieu ?
Le plafond constitué de panneaux rouges était incliné et irrégulier. Les grandes tapisseries fanées qui couvraient les murs représentaient des créatures effrayantes, mi-homme mi-poisson, livrant bataille sur une mer déchaînée. Au fond, il y avait un petit autel blanc. Quelques bancs de bois étaient alignés sur le sol en pierre grise. Luce scruta les alentours en quête d’une issue, mais ne découvrit aucune porte ou fenêtre.
Sous l’effet de la peur et de la colère, Luce avait les jambes tremblantes. Le sort de Penn, trahie et abandonnée, seule, au pied de l’escalier, l’accablait de douleur.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda-t-elle en s’appuyant contre la porte en arcade de la chapelle. Je vous faisais confiance...
— Tant pis pour toi, ma belle, répondit Mlle Sophia en lui tordant brutalement le bras.
Elle la menaça de nouveau de sa lame, et l’attira dans l’allée centrale.
— La confiance est, au mieux, une démarche imprudente. Au pire, le meilleur moyen de se faire tuer.
Mlle Sophia poussa Luce vers l’autel.
— Maintenant, tu vas me faire le plaisir de t’allonger.
Le couteau sous la gorge, Luce obéit. Au contact glacé du métal, elle porta la main à son cou, maculant de sang le bout de ses doigts. La pointe de la lame l’avait piquée. Mlle Sophia baissa brusquement la main de la jeune fille.
— Tu trouves ça mal ? Si tu voyais ce que tu es en train de rater, dehors, dit-elle.
Luce frémit. Daniel luttait à l’extérieur…
L’autel était en fait une dalle de pierre carrée pas plus grande que Luce. Sur sa surface lisse, elle se sentit frigorifiée et vulnérable au plus haut point. Elle imagina les bancs occupés par des ombres en lieu et place des fidèles, impatientes d’assister à son calvaire.
En levant les yeux, elle vit une grande rosace en vitrail, au plafond, qui présentait un motif fleuri et sophistiqué de roses rouges et pourpres sur fond bleu marine. Luce aurait aimé qu’il lui offre une vue sur l’extérieur.
— Voyons, où ai-je… Ah !
Mlle Sophia glissa la main sous l’autel et sortit une corde épaisse.
— Évite de gigoter, ordonna-t-elle en agitant son couteau.
Elle entreprit de ligoter Luce en passant la corde par quatre orifices creusés dans la pierre. D’abord les chevilles puis les poignets. Luce s’efforça de demeurer immobile tandis qu’elle la préparait pour quelque sacrifice.
— Parfait, commenta Mlle Sophia en tirant fermement sur ses nœuds impeccables.
— Vous aviez tout prévu, déclara Luce, abasourdie.
Mlle Sophia lui adressa le même sourire plaisant que le premier jour, à la bibliothèque.
— Je te dirais bien de ne pas y voir une affaire personnelle, Lucinda. Mais, en fait, ça l’est, admit-elle en riant. Cela fait longtemps que j’attends de me retrouver seule avec toi.
— Pourquoi ? s’enquit Luce. Qu’est-ce que vous cherchez ?
— À t’éliminer. Et je veux que Daniel soit libéré.
Laissant Luce, elle s’approcha d’un lutrin, aux pieds de l’autel. Elle y posa le livre de Grigori et se mit à le feuilleter avec énergie. Luce songea au moment où elle l’avait ouvert, lorsqu’elle avait découvert son propre visage près de celui de Daniel. Elle avait alors compris qu’il était un ange, elle ne savait encore pratiquement rien, mais elle était certaine d’une chose : cette photo signifiait que Daniel et elle pouvaient être ensemble.
Désormais, cela paraissait impossible.
— Tu te pâmes devant lui, hein ? lança Mlle Sophia en refermant le livre d’un coup sec avant de frapper sur sa couverture. C’est bien là le problème.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Luce en tirant sur ses liens. Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que Daniel et moi ressentons l’un pour l’autre ? Ou avec qui on sort, d’ailleurs ?
Cette cinglée n’avait rien à voir avec eux, après tout.
— J’aimerais dire deux mots à celui qui a eu l’idée géniale de placer nos âmes éternelles entre les mains de deux tourtereaux romantiques. (Elle brandit un poing tremblant.) Ils veulent inverser l’équilibre ou quoi ? Je vais leur montrer, moi, comment faire pencher la balance !
La lame du poignard étincela à la lueur des cierges.
Luce détourna les yeux.
— Vous êtes folle.
— Si c’est être folle que de vouloir mettre un point final à la plus longue et la plus capitale des batailles, alors oui, je suis folle.
Le ton de sa voix suggérait que Luce était stupide de ne pas être déjà au courant.
Que Mlle Sophia puisse avoir un rôle à jouer dans la bataille n’avait aucun sens, dans l’esprit de Luce. C’était Daniel qui luttait, dehors. Que Mlle Sophia soit passée de l’autre côté ou non, ce qui se déroulait dans cette chapelle n’était pas comparable.
— Ils ont dit que ce serait l’enfer sur Terre, murmura Luce. La fin du monde.
Mlle Sophia éclata de rire.
— Tu en as sans doute l’impression, maintenant. Il est donc si étonnant que je fasse partie des gentils, Lucinda ?
— Si vous êtes du bon côté, cracha Luce, alors la guerre ne vaut pas la peine d’être menée.
Mlle Sophia sourit, comme si elle s’attendait à de tels propos de la part de Luce.
— Ta mort pourrait être le déclic dont Daniel a besoin. Un petit coup de pouce dans la bonne direction.
Luce remua de plus belle.
— Vous... Vous ne me feriez pas de mal ?
Mlle Sophia revint vers elle et se pencha sur son visage. Son parfum poudré de vieille dame envahit les narines de la jeune fille et lui donna un haut-le-cœur.
— Bien sûr que si, répliqua Mlle Sophia, dont la tignasse grise s’agita. Tu es l’équivalent humain d’une migraine.
— Mais je me contenterai de revenir. Daniel me l’a dit ! Luce déglutit. Dans dix-sept ans.
— Oh, non. Pas cette fois, assura Mlle Sophia. Dès que tu es entrée dans ma bibliothèque, j’ai lu quelque chose dans ton regard, sans parvenir à déterminer ce que c’était. (Elle sourit.) Je t’ai déjà croisée à plusieurs reprises, Lucinda. La plupart du temps, tu es franchement pénible.
Luce se crispa. Jamais elle ne s’était sentie aussi vulnérable. Avoir fréquenté Daniel dans d’autres vies élan une chose, mais d’autres que lui l’avaient-ils également connue ?
— Pour une fois, reprit Mlle Sophia, tu dégageais une certaine intensité, une étincelle. Ce soir, tu as commis une superbe erreur, en disant que tes parents étaient agnostiques…
— Comment cela, mes parents ? persifla Luce.
— Eh bien, ma chère, la raison pour laquelle tu revenais sans cesse, c’est que, dans tes autres vies, tu avais toujours reçu une éducation religieuse. Que tes parents aient choisi de ne pas te faire baptiser met fin à ce cycle. Ta petite âme est donc restée disponible. (Elle haussa les épaules avec emphase.) Cette absence de rituel d’accueil en religion ne te donnera pas de nouvelle occasion de te réincarner. C’est un grain de sable minuscule, mais essentiel.
Était-ce ce à quoi Arriane et Gabbe faisaient allusion, au cimetière ? Luce sentit son sang pulser à ses tempes. Un voile de points rouges troubla sa vision tandis qu’un tintement résonnait dans ses oreilles. Elle cligna les paupières, ce qui lui fit l’effet d’une explosion. Si elle n’avait pas été allongée, elle aurait sans doute perdu connaissance.
Etait-ce vraiment la fin ? C’était impossible...
Mlle Sophia se pencha vers son visage et s’adressa à elle en postillonnant :
— Quand tu mourras, ce soir, ce sera fini. Point final, terminé ! Dans cette vie, tu n’es rien de plus que ce que tu es : une gamine stupide, égoïste, ignorante et gâtée qui croit que sortir avec un mec mignon au lycée peut changer la face du monde. Ta mort n’aura aucune incidence, elle sera sans gloire ni prestige, mais je vais tout de même adorer te tuer.
Mlle Sophia brandit son couteau et passa son doigt sur la lame.
L’esprit de Luce était en ébullition. En une journée, elle avait dû faire face à de si nombreuses révélations... On lui avait raconté tant de choses différentes… Elle sentit la pression de la pointe de la lame. Il y avait du vrai dans le discours abominable de Mlle Sophia… Placer tant d’espoir dans la force d’un amour sincère – qu’elle ne commençait véritablement qu’à entrevoir – était donc si naïf ? L’amour ne pourrait remporter la bataille qui faisait rage au-dehors, ni même la sauver de la mort.
Pourtant, il le fallait. Tant que son cœur battait encore pour Daniel, Luce croirait au plus profond d’elle-même en cet amour, en sa capacité à la rendre meilleure, et à faire de son union avec Daniel quelque chose de magnifique et bon...
Lorsque le poignard lui entra dans la chair, Luce poussa un cri. Puis ce fut le choc : le vitrail explosa.
Un bourdonnement puissant et superbe s’éleva, accompagné d’une lueur aveuglante.
Ainsi, elle était donc morte…
Le poignard s’était enfoncé plus loin que Luce n’en avait eu l’impression. Et déjà, la mort s’annonçait. Comment expliquer autrement les formes luisantes et opalescentes qui planaient au-dessus d’elle, la cascade de scintillements, la lueur paradisiaque ? Difficile de voir clairement dans cette lumière chaude et argentée. Le plus doux des velours glissait sur sa peau, tel un glaçage léger. Les cordes qui la retenaient s’étaient dénouées et son corps – ou s’agissait-il de son âme ? – flottait librement vers le ciel.
Elle entendit alors Mlle Sophia chevroter :
— Pas encore ! Ça va trop vite !
La vieille femme avait arraché le poignard de sa poitrine.
Luce avait les poignets détachés, les chevilles aussi. De minuscules débris de vitrail bleus, rouges, verts et or constellaient sa peau, l’autel, le sol, et en les balayant de la main elle se piqua. De petites traînées de sang apparurent sur ses bras. Subjuguée, elle observa le trou béant du plafond.
Elle n’était donc pas morte, elle était sauvée ! Par des anges…
Daniel était venu la chercher !
Où était-il ? Bien qu’aveuglée par la lumière, Luce voulut partir à sa recherche, se jeter à son cou pour ne plus jamais, jamais le quitter.
Soudain, des formes vivantes opalescentes se mirent à flotter autour d’elle comme une nuée de plumes scintillantes, et affluèrent pour soigner ses écorchures. Des caresses de lumière nettoyèrent les petites plaies de ses bras et celle de sa poitrine, effaçant toutes traces de blessures sur sa peau.
Mlle Sophia s’était précipitée vers le mur du fond et palpait frénétiquement les briques, en quête de l’issue secrète. Luce eut envie de l’en empêcher, pour lui faire payer ses agissements. Puis la lumière argentée prit une teinte violette.
La chapelle s’ébranla. Une lumière si éclatante qu’elle aurait éclipsé le soleil fit trembler les murs. Les cierges vacillèrent sur leurs grands socles en bronze. Les tapisseries lugubres battirent le mur de pierre. Mlle Sophia recula. L’éclat lumineux fit trembler Luce. En se dissipant, il emplit la pièce de chaleur et laissa place à une forme familière et adorée de Luce.
Daniel était là, devant l’autel. Torse et pieds nus, vêtu uniquement d’un pantalon en lin blanc. Il lui sourit, puis ferma les yeux et étendit les bras sur les côtés. Timidement, comme pour ne pas la brusquer, il souffla. Deux excroissances blanches poussèrent dans son dos, de plus en plus hautes, de plus en plus larges à la base de ses épaules. Alors ses ailes se déployèrent. Luce observa leurs bords festonnés. Elle brûlait de les effleurer du bout des doigts, de ses joues, de ses lèvres. L’intérieur des ailes se teinta d’un violet chatoyant. Comme dans le rêve de Luce. Maintenant que celui-ci était devenu réalité, elle pouvait enfin admirer ces ailes pour la première fois sans angoisse. Elle pouvait contempler Daniel dans toute sa splendeur.
Il luisait encore, comme éclairé de l’intérieur. Elle fut éblouie par ses yeux gris-violet et ses lèvres pulpeuses. Ses mains puissantes, ses larges épaules... Elle aurait pu se draper dans la lumière de son amour.
Il tendit les mains vers elle. Luce craignit que ce contact trop irréel ne soit difficile à supporter pour une simple humaine. Mais non. C’était bien Daniel, pleinement rassurant.
Elle toucha ses ailes, un peu inquiète, comme si elles risquaient de lui brûler les doigts, mais elles étaient fluides et douces comme de la soie. Un nuage chaud et vaporeux devait procurer la même sensation.
— Tu es tellement… beau, murmura-t-elle contre lui. Tu l’as toujours été, mais…
— Cela te fait peur ? chuchota-t-il. Cela te fait mal, de me regarder ?
Elle secoua la tête.
— Je le croyais, répondit-elle au souvenir de ses rêves. Mais ce qui fait mal, désormais, c’est de ne pas pouvoir le faire.
Il poussa un soupir de soulagement.
— Je tiens à ce que tu te sentes en sécurité avec moi.
La lumière scintillante qui les enveloppait tomba en une pluie d’étincelles.
Daniel attira Luce vers lui.
— Cela fait beaucoup de choses pour toi…
Elle pencha la tête en arrière et entrouvrit les lèvres avec bonheur.
Le claquement brutal d’une porte les interrompit. Mlle Sophia avait trouvé l’escalier. Daniel fit un signe de tête, Aussitôt, une silhouette éclatante s’élança à la poursuite de la bibliothécaire.
— C’était quoi ? demanda Luce, bouche bée face à la trainée de lumière qui disparaissait derrière la porte.
— Un auxiliaire, expliqua Daniel en la prenant par le menton.
Daniel était présent, Luce se sentait aimée, protégée, sauvée. Cependant, elle s’interrogeait encore sur les sombres évènements qui venaient de se produire, sur Cam et ses ombres noires et grondantes. Comme la mort de Penn, la pauvre Penn, sa si fidèle amie, gentille, innocente, qui avait connu une fin tragique et insensée. Le chagrin submergea Luce, dont les lèvres se mirent à trembler.
— Penn est morte, Daniel, dit-elle. Mlle Sophia l’a tuée. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’elle allait me poignarder, moi aussi.
— Cela n’aurait jamais pu arriver.
— Comment as-tu su que tu me trouverais ici ? Comment sais-tu toujours comment me sauver ? (Elle secoua la tête.) Oh, mon Dieu…, murmura-t-elle en comprenant enfin. Tu es mon ange gardien !
Daniel rit.
— Pas tout à fait, mais c’est un beau compliment.
Luce rougit.
— Alors quel genre d’ange es-tu ?
— En ce moment, je suis entre deux eaux, si l’on peut dire, répondit-il.
Derrière lui, la lumière argentée se scinda en deux. Le cœur battant, Luce se retourna. La lumière finit par se regrouper autour de deux autres silhouettes distinctes comme lorsqu’il s’était agi de Daniel.
Arriane et Gabbe.
Les ailes de Gabbe étaient déjà déployées, larges et fournies, trois fois plus grandes que son corps. Avec leurs plumes gonflées, délicatement ourlées de rose, elles ressemblaient à celles des anges des cartes postales ou des films.
Luce remarqua qu’elles battaient légèrement ; les pieds de Gabbe se trouvaient à quelques centimètres au dessus du sol.
Les ailes d’Arriane, elles, avaient des bords plus prononcés. Elles étaient plus lisses, plus étroites. On aurait dit des ailes de papillon géant. En partie translucides, elles brillaient et projetaient des motifs irisés sur le sol en pierre.
Elles étaient à l’image d’Arriane : étranges et attirantes, à nulle autre pareilles.
— J’aurais dû m’en douter, déclara Luce avec un sourire. Gabbe lui rendit son sourire et Arriane esquissa une révérence.
— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? demanda Daniel en voyant l’expression inquiète de Gabbe.
— Il faut sortir Luce d’ici.
La bataille. N’était-elle donc pas encore terminée ? Si Daniel, Gabbe et Arriane étaient là, c’était sans doute parce qu’ils avaient triomphé ? Luce croisa le regard de Daniel, qui ne trahissait rien de ses émotions.
— Et il faut que quelqu’un poursuive Sophia, ajouta Arriane. Elle ne pouvait pas agir seule.
Luce en eut la gorge nouée.
— Elle est du côté de Cam ? Alors, c’est une sorte de... démon ? Un ange déchu ?
C’était l’un des rares termes qu’elle avait retenus lors des cours de Mlle Sophia.
Daniel serra les dents. Même ses ailes semblaient crispées par la rage.
— Pas un démon, non, marmonna-t-il, mais pas un ange non plus. On la croyait avec nous. Sinon, on ne lui aurait jamais permis de s’approcher de toi.
— C’était une des vingt-quatre aînées, expliqua Gabbe.
Elle posa les pieds par terre et replia ses ailes ourlées de rose pâle dans son dos pour s’asseoir sur l’autel.
— Un statut très respectable. Elle a bien caché son jeu.
— Dès qu’on est arrivées ici, elle est devenue folle, raconta Luce en se massant le cou, là où le poignard l’avait écorchée.
— Ils sont dingues, en effet, confirma Gabbe, mais très ambitieux. Elle fait partie d’une secte secrète. J’aurais dû m’en rendre compte plus vite, mais les signes ne trompent plus. Ils se nomment les Zhsmaelim. Ils sont habillés de la même façon et ont tous une certaine... élégance. Je les ai toujours trouvés un peu ostentatoires. Personne ne les prenait vraiment au sérieux, au paradis. Mais cela va changer. Ce qu’elle a fait ce soir est passible de l’exil. Elle risque de croiser plus souvent Cam et Molly qu’elle ne le croyait.
— Molly est donc aussi un ange déchu, dit Luce.
De tout ce qu’elle avait découvert dans la journée, c’était ce qu’elle jugeait le plus plausible.
— Luce, nous sommes tous des anges déchus, rectifia Daniel. Seulement certains sont d’un côté... et certains de l’autre.
— Ici, il y en a qui sont… de l’autre côté, à part Molly ?
— Roland, répondit Gabbe.
— Roland ? répéta Luce, abasourdie. Mais tu es son copain. Il est si populaire et sympa !
Daniel se contenta de hausser les épaules. Arriane, en revanche, eut l’air inquiète. Elle battit tristement des ailes, soulevant un nuage de poussière.
— On le récupérera, un jour, affirma-t-elle.
— Et Penn ? s’enquit Luce, la gorge nouée par l’émotion.
Daniel secoua la tête en serrant sa main dans la sienne.
— Penn était mortelle. La victime innocente d’une longue guerre inutile. Je regrette, Luce.
La voix de Luce se brisa. Elle ne parvenait pas encore à parler de Penn.
— Mais cette bagarre, dehors... ?
— Ce n’est que l’une des nombreuses batailles que nous livrons contre les démons, répondit Gabbe.
— Et qui a gagné ?
— Personne, répondit amèrement Daniel.
Il ramassa un gros débris de vitrail et le projeta à travers la pièce. Le verre se brisa en mille morceaux, mais Daniel n’avait pas épuisé sa colère pour autant.
— Personne ne gagne jamais. Il est pratiquement impossible pour un ange d’en éliminer un autre. On se contente d’échanger des coups jusqu’à ce que l’un se fatigue et déclare forfait.
Une image étrange surgit dans l’esprit de Luce, qui sursauta : Daniel recevant à l’épaule le coup d’un des longs éclairs noirs qui avait frappé Penn. Elle examina l’épaule droite de Daniel : du sang maculait son torse.
— Tu es blessé, murmura-t-elle.
— Non, répondit Daniel.
— Il ne peut pas l’être, il...
— Qu’est-ce que tu as, Daniel ? demanda Arriane. C’est du sang ?
— C’est celui de Penn, précisa Daniel. Je l’ai trouvée au pied de l’escalier.
Le cœur de Luce se serra.
— Il faut l’enterrer, insista-t-elle. Au côté de son père.
— Luce chérie, fit Gabbe en se levant, j’aimerais qu’on en ait le temps, mais il faut y aller.
— Je ne l’abandonnerai pas ! Elle n’a personne.
— Luce, dit Daniel.
— Elle est morte dans mes bras, parce que j’ai commis l’erreur de suivre Mlle Sophia dans cette salle de torture. (Elle observa les trois autres.) Parce qu’aucun de vous ne m’avait prévenue.
— D’accord, concéda Daniel. Je ferai de mon mieux pour Penn. Mais ensuite, il faut absolument qu’on t’emmène loin d’ici.
Une bourrasque de vent entra par le trou béant du plafond et fit vaciller les rares flammes des cierges. Les derniers morceaux du vitrail remuèrent, avant de tomber en pluie.
Gabbe sauta de l’autel juste à temps pour se placer à coté de Luce, qui resta stoïque.
— Daniel a raison, dit-elle. La trêve que nous avons déclarée après la bataille ne vaut que pour les anges. Et maintenant que tout le monde sait que ton statut de mortelle a changé, des esprits malintentionnés ne vont pas tarder à s’intéresser à toi.
Les ailes d’Arriane la soulevèrent de terre.
— Et d’autres plus bienveillants t’aideront à les repousser dit-elle en se postant de l’autre côté de Luce, comme pour la rassurer.
— Je ne saisis toujours pas, insista Luce. En quoi est-ce si grave ? Pourquoi ai-je une telle importance ? Est-ce juste parce que Daniel m’aime ?
Daniel soupira.
— En partie, oui, même si cela peut sembler innocent.
— Tu sais bien que tout le monde adore détester les amoureux, intervint Arriane.
— Ma belle, c’est une très longue histoire, renchérit Gabbe, la voix de la raison.
— On ne peut te la raconter que chapitre par chapitre.
— Et comme pour mes ailes, ajouta Daniel, tu vas devoir découvrir un tas de choses toute seule.
— Mais pourquoi ? les implora Luce.
Cette conversation était frustrante. Elle avait l’impression d’être une enfant à qui les adultes disaient qu’elle devait attendre d’être grande.
— Pourquoi ne pouvez-vous pas m’expliquer ?
— On peut te soutenir, répondit Arriane, mais on ne peut pas tout t’assener d’un seul coup. C’est comme pour les somnambules qu’il ne faut pas réveiller en sursaut. C’est trop dangereux.
Luce serra les bras autour de son corps.
— Je pourrais en mourir, déclara-t-elle, énonçant les mots que les autres cherchaient à éviter.
Daniel l’enlaça.
— C’est déjà arrivé. Et tu as suffisamment côtoyé la mort pour aujourd’hui.
— Et alors ? Je n’ai plus qu’à quitter Sword & Cross ? demanda-t-elle en se tournant vers Daniel. Où allez-vous m’emmener ?
Il fronça les sourcils et se détourna.
— Je ne peux t’emmener nulle part. Cela attirerait trop l’attention. On va devoir te confier à quelqu’un d’autre. Il y a ici un mortel digne de confiance.
Il fit un signe à Arriane.
— Je vais le chercher, déclara-t-elle en se levant.
— Je ne te quitterai pas, dit Luce à Daniel, les lèvres tremblantes. Je viens à peine de te retrouver...
Daniel l’embrassa sur le front. Une douce chaleur se propagea dans tout le corps de la jeune fille.
— Profitons de ces quelques instants volés...