2. Hors d’elle
Munie de son emploi du temps, d’un cahier commencé en cours d’histoire européenne, à Dover, l’année précédente, de deux crayons à papier HB et de sa gomme préférée, Luce eut soudain le pressentiment qu’Arriane avait raison, à propos des cours à Sword & Cross.
Le prof ne s’était pas encore matérialisé, les pupitres un peu bancals étaient alignés de façon approximative et le placard à fournitures était barricadé derrière des piles de cartons poussiéreux.
Le pire, c’était que personne ne semblait conscient de ce désordre, ni même se rendre compte qu’il s’agissait d’une salle de cours. Les élèves restaient debout près de la fenêtre, à prendre une dernière bouffée de cigarettes à repositionner une épingle à nourrice sur leur T-shirt. Seul Todd était déjà installé à une table, à graver quelques inscriptions complexe dans le bois à l’aide de son canif. Les nouveaux s’étaient apparemment intégrés aux différents groupes. Cam était entouré par les garçons au look « école privée », style Dover. Ils devaient déjà être amis quand il avait séjourné à Sword & Cross pour la première fois. Gabbe serra la main de la fille au piercing sur la langue qui roucoulait avec son amoureux à la langue tout aussi percée, Luce se dit à regret qu’elle n’avait d’autre solution que de s’asseoir près de l’inoffensif Todd.
Telle une princesse gothique, Arriane déambulait de l’un à l’autre, murmurant des paroles que Luce ne parvenait pas à entendre. Quand elle passa près de Cam, il ébouriffa ses cheveux fraichement coupés.
— Sympa, ta coupe, Arriane ! lança-t-il avec un sourire affecté, en tirant sur une mèche rebelle, dans sa nuque. Compliments à ta coiffeuse.
Arriane le repoussa d’un geste.
— Bas les pattes, Cam ! Autrement dit : dans tes rêves. (Elle se tourna brusquement vers Luce.) Et si tu veux féliciter ma nouvelle chouchoute, elle est là-bas.
Les yeux vert émeraude de Cam se mirent à pétiller dès qu’il les posa sur Luce, qui se crispa.
— Je crois que je vais le faire, dit-il en se dirigeant vers elle.
Il sourit à Luce, assise les chevilles croisées sous sa chaise, les mains posées sagement sur le pupitre couvert de graffiti.
— Entre nouveaux, on doit se serrer les coudes, déclara-t-il. Tu ne penses pas ?
— Je croyais que tu étais déjà venu ici.
— Il ne faut pas croire tout ce que raconte Arriane, répondit-il.
Il jeta un œil vers la jeune fille qui les observait d’un air soupçonneux, près de la fenêtre.
— Oh ! Elle ne m’a rien dit sur toi, rétorqua Luce, en cherchant à se rappeler si c’était la vérité.
De toute évidence, Cam et Arriane ne s’appréciaient guère. Et même si Luce était reconnaissante envers Arriane de lui avoir fait visiter les lieux, elle n’était pas encore prête à choisir son camp.
— Je me souviens, quand j’étais nouveau, ici… la première fois, déclara Cam en riant. Mon groupe venait de se séparer et j’étais paumé. Je ne connaissais personne. J’aurais eu besoin de quelqu’un qui… (il regarda vers Arriane) qui n’ait pas une idée derrière la tête, et qui me mette au parfum.
— Parce que tu n’as pas une idée derrière la tête, toi ? demanda Luce, étonnée de percevoir une note de séduction dans sa propre voix.
Cam lui adressa un large sourire.
— Quand je pense que je ne voulais pas revenir ici…
Luce rougit. Elle n’avait pas l’habitude de fréquenter les rockeurs. Cela dit, aucun rockeur n’avait jamais approché un pupitre du sien pour s’asseoir à coté d’elle et le fixer d’un regard émeraude… De sa poche, Cam sorti un médiator portant le numéro 44.
— C’est le numéro de ma chambre. Tu passe quand tu veux.
Ce médiator était presque de la couleur des yeux de Cam. Comment et quand l’avait-il fait imprimer ? Avant qu’elle puisse lui répondre – qu’aurait-elle pu dire, de toute façon ? – Arriane posa une main ferme sur l’épaule de Cam.
— Désolée, je n’ai sans doute pas été assez claire : j’ai mis une option sur elle.
Cam grommela, puis il fixa Luce.
— Tu vois, j’avais l’impression qu’il existait encore un truc qui s’appelle le libre arbitre. Ta chouchoute a peut-être d’autres projets.
Luce ouvrit la bouche pour confirmer que c’était bien le cas : ce n’était que son premier jour et elle n’était pas encore familière des lieux. Mais le temps qu’elle prépare une phrase cohérente, la cloche retentit et le petit groupe réuni autour de son pupitre se dispersa.
Les autres élèves s’installèrent. Bientôt, Luce put en toute discrétion surveiller la porte, au cas où Daniel…
Cam l’observait à la dérobée. Elle en fut flatté, mais elle était aussi stressée et furieuse contre elle-même. Daniel ? Cam ? Elle ne se trouvait dans se lycée que depuis, quoi, trois quarts d’heure ? Et déjà, son cœur balançait entre deux types. Or si elle se retrouvait là, c’était bien parce que, la dernière fois qu’elle s’était intéressée à un garçon, l’affaire avait terriblement mal tourné. Elle ne pouvait se permettre de s’amouracher (deux fois !) dès le premier pas.
Elle regarda du coté de Cam, qui lui adressa un clin d’œil, puis repoussa ses cheveux de son visage. Sa beauté ravageuse mise à part – bon, d’accord-il semblait vraiment être quelqu’un d’utile. Comme elle, il était encore en phase d’adaptation, même s’il connaissait manifestement bien Sword & Cross. Et il était gentil avec elle. Elle pensa au médiator vert et à son numéro de chambre gravé. Pourvu qu’il n’en distribue pas à droite et à gauche ! Ils pourraient devenir… amis. Peut-être était-ce tout ce dont elle avait besoin, histoire de se sentir moins perdue à Sword & Cross.
Elle parviendrait peut-être aussi à oublier que l’unique fenêtre de cette salle de cours était minuscule, crasseuse et qu’elle donnait sur un énorme mausolée du cimetière.
Et à chasser l’odeur entêtante de teinture de la punk aux cheveux décolorés assise devant elle.
Et peut-être aussi pourrait-elle prêter un peu attention au prof austère et moustachu qui venait d’entrer d’un pas décidé, en lançant : « taisezvousetassis ! », avant de refermer sèchement la porte.
Luce ressenti un soupçon de déception dont elle mit un moment à identifier l’origine : elle avait nourri l’espoir que Daniel assisterait à ce premier cours.
Qu’avait-elle ensuite ? Français ? Elle consulta son emploi du temps pour vérifier dans quelle salle. C’est alors qu’un avion en papier survola le document avant de se poser par terre, près de son sac. Quelqu’un s’en était-il rendu compte ? Heureusement, le prof était en train d’écrire au tableau et semblait peiner avec sa craie.
Nerveuse, Luce se tourna vers la gauche. Cam cligna de l’œil et lui fit signe de la main qui la fit frémir de tout son corps. Mais il ne semblait pas avoir remarqué l’avion en papier, encore moins en être l’auteur.
— Pssst ! entendit-elle derrière Cam, dans un murmure.
C’était Arriane, qui lui demandait de ramasser l’avion. En se penchant, Luce vit son nom inscrit en lettres noires sur une aile. Son premier petit mot !
Tu cherche déjà la sortie ?
Mauvais signe.
On est coincées dans se trou jusqu’au déjeuner.
Ce devait être une blague ! Luce consulta son emploi du temps pour en avoir le cœur net : ses trois cours du matin se déroulaient bien dans cette salle n° 1, et tous les trois étaient donnés par M. Cole !
Le prof s’était écarté du tableau et avançait d’un pas trainant dans une rangée.
Il n’avait apparemment pas l’intention de présenter les nouveaux élèves. Luce ignorait si elle devait s’en réjouir. Il se contenta de jeter un programme sur les pupitres des quatre intéressés. Dès que la liasse de feuilles atterrit devant Luce, elle se pencha avec enthousiasme pour la feuilleter. « Histoire mondiale », lut-elle. « Comment éviter le chute de l’humanité ». hum… L’histoire avait toujours été sa matière de prédilection. En revanche, la façon d’éviter la chute…
Un bref aperçu du programme lui suffit pour constater qu’Arriane ne s’était pas trompé en évoquant l’enfer des cours : une charge de lecture ingérable, des contrôles tous les trois cours et la rédaction d’un devoir de trente pages sur… – non, ce n’était pas possible-le tyran déchu de son choix ! Les contrôles des premières semaines que Luce avait manqués étaient entourés de grosses parenthèses noires. Dans la marge. M. Cole avait inscrit : me consulter pour un travail de remplacement. S’il existait un meilleur moyen de prendre l’âme d’un élève, Luce ne voulait pas le connaitre…
Au moins, elle avait Arriane. C’était déjà bien d’être au parfum, pour les messages secrets. Elle et Callie s’envoyaient des SMS en douce. Pour s’en sortir, ici, Luce devait apprendre à faire des avions en papier. Elle déchira une feuille de son cahier et prit celui d’Arriane comme modèle.
Au bout de quelques minutes de pliage, un nouvel avion atterrit sur son pupitre.
Elle se tourna vers Arriane, qui secoua la tête en levant les yeux au ciel, l’aire de dire : « tu as encore beaucoup à apprendre. »
Luce s’excusa d’un haussement d’épaules et se redressa vite pour prendre connaissance du nouveau message.
Au fait, mieux vaut ne pas m’envoyer de mots concernent Daniel tant que tu ne sauras pas viser. Le mec assis derrière toi est doué pour intercepter les passes, au football.
C’était bon à savoir. Elle n’avait même pas vu Roland, le copain de Daniel, entré derrière elle, en se décalant légèrement, elle aperçut ses dreadlocks. Puis elle se risqua à lire le nom inscrit sur son cahier : Roland Sparcks.
— Pas de petits mots, prévint M. Cole d’un ton grave, ce qui incita Luce à se concentrer. Pas de plagiat, pas de copiage. Je n’ai pas fait des études pour ne recevoir qu’une attention partielle de votre part.
Luce hocha la tête comme les autres, tandis qu’un troisième avion se posait au beau milieu de son pupitre.
Plus que 172 minutes à tenir !
Cent soixante-douze minutes de torture plus tard, Arriane entraina Luce à la cafétéria.
— Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
— Tu avais raison, répondit Luce, qui avait du mal à se remettre de ces trois premières heures, pénibles et mornes. Comment peut-on enseigner d’une manière aussi déprimante ?
— Oh, Cole va bientôt se décoincer, il joue les durs chaque fois qu’il y a un nouveau. De toute façon, ça pourrait être pire, ajouta Arriane en lui donnant une tape. Tu aurais pu tomber sur Mme Tross.
Luce consulta son emploi du temps.
— Je l’ai en biologie, cet après-midi, déclara-t-elle, soudain démoralisée.
Arriane s’esclaffa. Luce reçut alors un choc à l’épaule. Cam les dépassa dans le couloir en se dirigeant vers le réfectoire. Luce serait tombée s’il n’avait pas tendu la main pour la rattraper.
— Attention, fit-il en esquissant un sourire furtif.
L’avait-il bousculée délibérément ? Il ne semblait pas à ce point immature. Luce guetta la réaction de d’Arriane. Celle-ci arqua les sourcils pour inciter Luce à parler, mais toutes deux se turent.
Une baie vitrée poussiéreuse séparait le couloir lugubre d’une cafétéria qui l’était encore plus. Arriane prit Luce par le bras.
— Evite le poulet pané à tout prix, prévint-elle, tandis qu’elles suivaient les autres dans la salle bruyante. La pizza, ça passe, le chili aussi, quant au bortsch, il est franchement pas mal. Tu aimes le pâté de viande ?
— Je suis végétarienne, répondit Luce.
Elle balaya les tables du regard, en quête de deux personnes en particulier : Daniel et Cam. Elle se sentirait plus à l’aise si elle savait ou ils se trouvaient. Elle pourrait aussi déjeuner en faisant mine de ne pas les voir. Mais jusqu’à présent, aucun signe de leur présence.
— Végétarienne ? répéta Arriane, les lèvres pincées. Tes parents sont d’anciens hippies ou tu joues les rebelles ?
— Euh… ni l’un ni l’autre. Je ne…
— T’aimes pas la viande ?
Arriane fit faire à Luce une rotation de quatre-vingt-dix degrés afin qu’elle se retrouve face à Daniel, attablé au fond de la salle. Luce poussa un long soupir.
— C’est pas un beau morceau de viande, ça ? lança Arriane à tue-tête. Il est pas à croquer ?
Luce donna une bourrade à Arriane, hilare, et l’entraina vers la file d’attente.
Elle savait qu’elle était toute rouge, ce qui se remarquerait sous cet éclairage violent.
— Arrête ! chuchota-t-elle. Il t’a entendue, je te signale !
Néanmoins, Luce se réjouissait intérieurement de plaisanter ainsi avec une copine. Enfin, si Arriane pouvait être considérée comme une copine.
Elle n’en revenait toujours pas de ce qui s’était passé, ce matin-là, quand elle avait vu Daniel. Cette attirance immédiate… Elle ne comprenait pas d’où çà venait. Pourtant c’était bien là. Luce dut se faire violence pour détacher son regard de ses cheveux blonds, de la ligne de sa mâchoire. Pas question qu’il la prenne sur le fait ! Elle ne tenait pas à lui fournir une autre raison de la provoquer.
— On s’en fout, grommela Arriane. Il est tellement concentré sur son hamburger qu’il n’entendrait même pas l’appel de Satan.
Elle désigna Daniel, qui mastiquait consciencieusement. Enfin, qui faisait de son mieux pour avoir l’air concentré sur son hamburger.
Luce observa Roland. L’ami de Daniel la fixait sans détour. En croisant son regard, il arqua les sourcils d’une façon étrange qui lui fit un peu peur.
Luce se tourna de nouveaux vers Arriane.
— Pourquoi ils sont tous bizarres dans se lycée ?
— Je préfère ne pas me sentir visée, répondit Arriane en prenant un plateau avant d’en tendre un à Luce. Bon, je vais t’expliquer l’art de bien choisir sa place à la cafète. D’abord, ne jamais s’asseoir à proximité de… Attention !
À peine eut-elle fait un pas en arrière que Luce sentit une forte poussée sur ses épaules et perdit l’équilibre. Elle tendit les mains pour tenter de se rattraper à quelque chose, mais elle n’agrippa qu’un plateau, qu’elle entraina dans sa chute. Elle se retrouva à terre, un bol de soupe sur sa tête.
Quand elle eut essuyé la betterave écrasée de son visage, Luce leva les yeux. Un lutin, le plus furieux qu’elle ait jamais vu, était penché sur elle : une fille aux cheveux décolorés et hirsutes, avec une dizaine de piercings sur le visage, qui la toisait de son regard meurtrier. Montrant les dents, elle persifla :
— Si je ne venais pas de perdre l’appétit en te regardant, je t’obligerais à me payer un autre déjeuner.
Luce bredouilla de vagues excuses. Lorsqu’elle voulut se relever, la fille lui écrasa le pied de sa botte à talon aiguille. Une douleur lui parcourut la jambe, au point qu’elle dut se mordre la lèvre pour ne pas crier.
— Et si je prenais simplement une avance sur un prochain repas ?
— C’est bon, Molly, lâcha froidement Arriane en tendant la main pour aider Luce.
Celle-ci grimaça. Le talon de cette fille allait à tous les coups lui laisser une ecchymose. Molly se campa face à sa victime, qui eut l’impression qu’elle n’en était pas à sa première prise de bac.
— On a vite sympathisé avec la nouvelle, à ce que je vois, grommela Molly. Tu déconnes, Arriane. T’es pas censée être en mise à l’épreuve ?
Luce déglutit. Arriane n’avait jamais évoqué une mise à l’épreuve. Et en quoi cela lui interdisait-il de se faire de nouveaux amis ?
Il n’en fallut pas d’avantage à Arriane pour lui décocher un violent coup de poing dans l’œil droit.
Molly fut projetée en arrière, mais, à la grande stupéfaction de Luce, Arriane fut soudain prise de convulsions et se mit à agiter les bras en tous sens.
« Le bracelet », songea Luce avec effroi. Il lui envoyait des espèces de décharges électriques dans tout le corps. C’était incroyable. Quelle sanction cruelle et violente ! Luce sentit son cœur se serrer. Au moment ou Arriane s’écroulait parterre, Luce la rattrapa dans ses bras.
— Arriane… Ça va ? murmura-t-elle.
— Super, maugréa celle-ci en levant les paupières une fraction de seconde, avant de les refermer.
Luce retint son souffle. Arriane rouvrit alors un œil.
— Je t’ai fait peur, hein ? Trop cool ! Ne t’en fait pas, elles ne vont pas me tuer, ces décharges, murmura-t-elle. Elles me rendent plus forte, au contraire. En tout cas, ça valait le coup, rien que pour filer un œil au beurre noir à cette vache !
— Hé ho, du calme ! C’est terminé ! tonna une voix rauque derrière elles.
Le visage rougeaud et le souffle cour, Randy se tenait sur le seuil. Luce se fit la réflexion qu’il était un peu trop tard pour arrêter quoi que se soit. Mais Molly se précipita vers elles, faisant claquer ses talons aiguilles sur le lino. Cette fille n’avait vraiment peur de rien. Elle n’allait tout de même pas mettre une raclée à Arriane sous le nez de la surveillante…
Par chance, cette dernière l’immobilisa dans ses gros bras avant qu’elle ait eu le temps de faire quoi que ce soit. Molly se débattit et se mit à crier.
— Vous avez intérêt à vous expliquer ! aboya Randy en resserrant son emprise. Vous serez collées toutes les trois demain matin. Au cimetière, à l’aube ! (Elle s’adressa à Molly.) C’est bon, toi ? Tu es calmée ?
Molly opina de mauvaise grâce. Randy la relâcha, puis s’accroupit près d’Arriane, encore allongée la tête sur les genoux de Luce, les bras croisés sur la poitrine. D’abord, la jeune fille crut qu’Arriane boudait, tel un chien méchant bridé par un collier électrique, mais elle perçut une autre secousse : Arriane était encore à la merci de son bracelet.
— Allez, viens, lui dit Randy d’un ton plus doux. On va t’éteindre ça.
D’une main, elle aida la frêle carcasse tremblante à se relever. En sortant, elle se tourna vers Luce et Molly pour réitérer son verdict :
— À l’aube !
— J’attends que ça ! railla Molly.
Elle saisit l’assiette de pâté de viande qui avait glissé de son plateau et la brandit un instant au-dessus de la tête de Luce, avant de l’écraser sur ses cheveux. Mortifiée, Luce entendit un son mou et spongieux, tandis que tout Sword & Cross pouvait admirer sa déconfiture.
— Ça, ça n’a pas de prix, commenta Molly en sortant un minuscule appareil photos de la poche arrière de son jean noir. Hé… pâté de viande ! chantonna-t-elle en prenant plusieurs clichés en gros plan. Elles seront géniales sur mon blog.
— Sympa, le chapeau ! lança quelqu’un, de l’autre coté de la cafétéria.
Luce se tourna avec angoisse vers Daniel, priant pour que, par quelque miracle, il ait manqué le spectacle. Mais non. Visiblement agacé, il secouait la tête.
Jusqu’à cet instant, Luce avait cru pouvoir garder la tête haute et balayer l’incident d’un revers de main, au propre comme au figuré. Mais face à la réaction de Daniel, elle finit par craquer.
Pas question de pleurer devant ces gens-là. La gorge serrée, elle se précipita vers l’issue la plus proche, histoire de prendre un peu l’air.
Une fois dehors, elle suffoqua dans l’humidité de septembre. Le ciel su Sud était d’une couleur terne indéfinissable, un brun grisâtre si oppressant qu’il masquait le soleil. Luce ralentit le pas, mais ne s’arrêta qu’à l’extrémité du parking.
Comme elle aurait aimé y retrouver sa vieille voiture, s’écrouler sur le siège entoile élimée, démarrer le moteur, allumer la radio et ficher le camp de cet enfer ! Sur le bitume noir et chaud, elle prit conscience de la réalité : elle était coincée là. Une immense grille la séparait du monde extérieur. De toute façon, même si elle avait pu s’enfuir… ou serait-elle allée ?
Le malaise qui lui nouait les entrailles était éloquent : elle était déjà en bout de course, et les choses s’annonçaient plutôt mal.
Elle devait retourner là-bas… À cette perspective, elle se prit le visage dans les mains, lorsqu’elle releva la tête, elle avait les doigts pleins de viande. Beurk ! D’abord, direction les sanitaires.
Au moment précis ou Luce atteignait les toilettes des filles, la porte s’ouvrit.
Gabbe apparut, plus blonde et éthérée que jamais. À coté d’elle, Luce semblait sortir d’une décharge.
— Oups, pardon, ma belle ! lança-t-elle avec son accent du Sud. (En découvrant l’état de Luce, elle ne put réprimer une grimace.) Tu as une de ces têtes ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
Ce qui s’était passé ? Comme si tout le lycée n’était pas au courant ! Cette fille faisait l’idiote pour obliger Luce à revivre cette scène des plus humiliantes.
— Tu ne vas pas tarder à le savoir, lui répondit Luce, un peu plus brutalement qu’elle ne l’aurait voulu. Je suis sûre que les ragots se répandent comme une trainée de poudre, ici.
— Tu veux que je te prête du fond de teint ? proposa Gabbe en brandissant une trousse à maquillage bleu pastel. Tu ne t’es pas encore vue, mais tu vas…
— Non merci, coupa Luce.
Sans se regarder dans la glace, elle ouvrit le robinet pour s’asperger le visage d’eau froide. Enfin, elle fondit en larmes. Avec le savon rose bon marché du distributeur, elle se nettoya du mieux qu’elle put, mais il lui restait de la viande dans les cheveux. Ses vêtements étaient tachés et empestait… En tout cas, elle n’avait plus à se soucier de faire bonne impression.
Dès que la porte des sanitaires s’entrouvrit, Luce se plaqua contre le mur telle une bête traquée. Une inconnue entra. Luce se crispa, s’attendant au pire.
La fille était trapue, impression accentuée par le nombre anormal de couches d’habits qu’elle portait. Des boucles brunes encadraient son visage rond.
Chaque fois qu’elle reniflait, ses lunettes violet vif glissaient sur son nez. Elle semblait inoffensive, mais les apparences sont souvent trompeuses, d’autant plus qu’elle avait les mains dans le dos, ce qui, après la journée qu’elle venait de vivre, incita Luce à se méfier.
— Tu n’as pas le droit d’entrer ici sans un passe. Tu sais, lui assena l’inconnue d’un ton sévère.
— Je sais.
Le regard de cette fille lui confirma qu’elle n’aurait jamais un moment de répit, à Sword & Cross. Elle poussa un soupir résigné.
— Je voul…
— C’est bon, je déconne ! coupa l’autre en s’esclaffant, (Elle leva les yeux au ciel et se détendit.) Tiens, j’ai piqué du shampooing dans les vestiaires.
Elle bandit deux flacons tout simples, l’un de shampooing, l’autre d’après-shampooing.
— Allez, viens, ordonna-t-elle en approchant une chaise pliante branlante. On va nettoyer tout ça. Assieds toi.
Luce laissa échapper une plainte qui se transforma vite en un petit rire nerveux.
Le soulagement, sans doute. Cette fille était vraiment sympa avec elle. Pas comme on pouvait l’être dans un centre de réinsertion : elle était sympa comme une personne normale : Et sans raison apparente. Le choc était presque trop dur à encaisser.
— Merci…, balbutia-t-elle, toujours un peu sur la réserve.
— Et tu va devoir te changer.
La fille baissa les yeux sur son propre pull noir, qu’elle enleva, découvrant en dessous un autre pull noir identique.
— Ben quoi ? demanda-t-elle face à l’étonnement de Luce. J’ai un problème de système immunitaire. Je suis obligée de porter plusieurs couches.
— Ça ne va pas te manquer, au moins ? demanda Luce pour la forme, car elle aurait tout donné pour se débarrasser de son pull taché.
— Ne t’en fait pas, assura la fille avec un geste désinvolte. J’en ai encore trois sur moi, et j’en ai d’autres en réserve dans mon vestiaire. Prends-le. Ça me fait de la peine de voir une végétarienne couverte de viande. Je suis quelqu’un d’empathique.
Comment cette inconnue connaissait-elle ses préférences alimentaires ?
— Euh… Pourquoi tu es aussi sympa avec moi ?
La fille se mit à rire en secouant la tête.
— Y’a pas que des putes ou des brutes, à Sword & Cross !
— Hein ?
— C’est comme ça qu’on surnomme Sword & Cross, en ville. Putes & brutes. Je sais, c’est naze. Et encore, je t’épargne les autres noms qui circulent.
Luce rit à son tour.
— Enfin bref, on n’est pas tous complètements cinglés.
— Non ! Ça ne concerne que la majorité des élèves, c’est ça ? railla Luce, qui s’en voulut d’être aussi cynique.
La matinée avait été longue, et elle avait déjà tellement encaissé… Il y avait de quoi être un peu à cran.
À sa grande surprise, la fille lui sourit.
— C’est ça. Et ils nous font une sale réputation, à nous autres, répondit-elle en tendant la main. Au fait, mon nom, c’est Pennyweather Van Syckle-Lockwood. Tu peux m’appeler Penn.
— D’accord.
Dans une autre vie, Luce aurait sans doute réprimé un gloussement en entendant ce nom de personnage de Dickens. Cela dit, être affublée d’un tel patronyme et réussir à se présenter en gardant son sérieux ne pouvait qu’inspirer confiance.
— Moi, c’est Lucinda Price.
— Et tout le monde t’appelle Luce, répondit Penn. Tu viens de Dover Prep, dans les New Hampshire.
— Comment tu le sains ?
— Disons que j’ai deviné… (Penn haussa les épaules.) Je déconne ! J’ai lu ton dossier. C’est mon truc, ça.
Luce posa sur elle un regard sans expression. Peut-être lui avait-elle accordé trop vite sa confiance. Comment Penn pouvait-elle avoir accès à son dossier ?
Penn ouvrit le robinet. Dès qu’elle jugea l’eau à bonne température, elle fit signe à Luce de se pencher au-dessus du lavabo.
— En fait, expliqua-t-elle, je ne suis pas vraiment dingue.
Elle releva légèrement la tête de Luce en la tenant par ses cheveux mouillés.
— Ne le prends pas mal, hein, poursuivit-elle en lui faisant de nouveau pencher la tête. Je suis la seule à ne pas être là sur décision de justice. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais être légalement saine d’esprit donne des avantages. Par exemple, le droit de donner un coup de main à l’administration. C’est débile de leur part, j’ai accès à un tas de trucs confidentiels.
— – mais si tu n’as rien à faire ici…
— Quand ton père est le gardien du lycée, tu ne paies pas les frais de scolarité, alors…
La voix de Penn s’éteignit.
Son père était le gardien du centre ? Vu l’état des lieux, Luce n’aurait jamais cru qu’il y en avait un.
— Je sais ce que tu penses, reprit Penn en aidant Luce à ôter un reste de sauce. Tu te dis que l’endroit est mal entretenu, hein ?
— Pas du tout, mentit Luce.
Elle ne tenait pas à se mettre Penn à dos. Mieux valait s’en faire une amie plutôt que de donner l’impression d’attacher de l’importance à l’entretien des pelouses de Sword & Cross.
— C’est… c’est bien.
— Mon père est mort depuis deux ans, déclara Penn plus doucement. Ils ont été jusqu’à me coller le vieux Udell, le directeur, comme tuteur. Mais… ils n’ont jamais eu le temps d’engager un autre gardien.
— C’est triste, commenta Luce en baissant la voix à son tour.
Elle n’était donc pas la seule à savoir ce que c’était de perdre un être cher…
— Ça va, assura Penn en versant de l’après-shampooing dans sa paume. C’est une bonne école. Je suis bien, ici.
Luce redressa soudain la tête, projetant des gouttes d’eau autour d’elle.
— Tu es sûre de ne pas être cinglée ? demanda-t-elle.
— Je rigole ! je hais cet endroit. Ça craint vraiment.
— Mais tu n’arrive pas à t’en aller, dit Luce en inclinant la tête d’un air curieux.
Penn se mordit la lèvre.
— Je sais que c’est morbide mais, même si j’e n’étais pas coincée à cause d’Udel, je ne pourrais pas partir. Mon père est là-bas. (Elle pointa le doigt en direction du cimetière.) Je n’ai que lui.
— C’est déjà plus que certains autres élèves, commenta Luce en pensant à Arriane.
Elle se rappela la façon dont Arriane avait agrippé sa main, dans la cour, ce jour-là, et son regard bleu si enthousiaste quand elle avait fait promettre à Luce de passer dans sa chambre.
— Elle s’en sortira, assura Penn. On ne serait pas lundi si Arriane ne faisait pas un tour à l’infirmerie après une crise…
— Mais ce n’était pas une crise ! s’exclama Luce. C’était son bracelet ! J’ai bien vu qu’il lui envoyait des décharges électriques.
— On a une définition très large du mot « crise », ici. Tu sais, Molly, ta nouvelle ennemie ? elle en a eu des carabinées. Ils n’arrêtent pas de répéter qu’ils vont changer ses médocs. J’espère que tu auras au moins la chance d’assister à un bon pétage de plombs.
Penn était décidément bien renseignée. Luce eut envie de lui demander ce qu’elle savait de Daniel mais, vu l’intérêt complexe qu’il suscitait en elle, mieux valait s’en tenir là. Du moins, jusqu’à ce qu’elle y voie plus clair.
Penn lui essora les cheveux.
— Ça y est, c’est fini ! annonça-t-elle. Te voilà débarrassée de toute cette viande.
Luce se regarda dans la glace et passa une main dans ses cheveux. Penn avait raison, à part les dégâts psychologiques et sa douleur au pied, il ne restait plus une trace de sa rixe avec Molly.
— Heureusement que tu as les cheveux courts, reprit Penn, si tu les avais aussi longs que sur la photo de ton dossier, le nettoyage aurait pris plus de temps.
Penn prit Luce par le bras et l’entraina dehors.
— Reste de mon coté et il ne t’arrivera pas de mal.
Luce lui adressa un regard inquiet, mais l’expression de Penn demeura indéchiffrable.
— Tu déconnes, là ? s’enquit Luce.
Penn sourit, soudain enjouée.
— Viens, on a cours. On est ensemble, cet après midi. C’est bien, non ?
Luce se mit à rire.
— Il y a un moment ou tu vas arrêter de tout savoir sur moi ?
— Je ne crois pas, répondit Penn en l’entrainant dans le couloir, vers les salles de cours. Mais je te promets que tu vas bientôt adorer ça. Je suis une amie très influente, tu sais.