Chapitre 4

 

 

 

 

 

 

 

Le malheur, à l’instar de l’autour, frappa comme il avait coutume de le faire : il plana au-dessus de leurs têtes pendant un certain temps, attendant le moment opportun pour lancer son attaque. Ils s’étaient éloignés des quelques hameaux situés en amont de la rivière Gwenllech et de la Haute Buina, où ils avaient dépassé Ard Carraigh et s’étaient enfoncés sous le dôme d’une forêt vierge entrecoupée de ravins. Tel un oiseau de proie, le malheur ne manqua pas sa cible. Il s’abattit sur sa victime sans faillir, et sa victime était Triss.

Au départ, son mal semblait pénible mais pas vraiment dangereux, et rappelait de simples troubles gastriques. Geralt et Ciri s’efforçaient discrètement de ne pas prêter attention aux haltes forcées que leur imposait la magicienne en raison de son état. Triss, pâle comme la mort, couverte de sueur et pliée de douleur, essaya de poursuivre sa route encore quelques heures, mais, vers la mi-journée, après un arrêt anormalement long dans les buissons qui bordaient le chemin, elle n’était plus guère en état de grimper sur son cheval. Ciri voulut lui venir en aide, mais sa tentative se solda par un échec : ne pouvant se retenir à la crinière de sa monture, la magicienne glissa sur le flanc de l’animal et tomba à terre.

Geralt et Ciri la relevèrent et l’allongèrent sur un manteau. Le sorceleur, sans mot dire, défit les sacoches de Triss. Il finit par y trouver un coffret contenant des élixirs magiques, l’ouvrit et poussa un juron. Tous les flacons étaient identiques et les signes mystérieux de leurs sceaux ne lui disaient rien.

— Lequel est-ce, Triss ?

— Aucun, gémit-elle en se tenant le ventre des deux mains. Je ne peux pas… Je ne peux rien prendre.

— Comment ? Pourquoi donc ?

— Je souffre d’une allergie…

— Toi ? Une magicienne ?

— Je suis allergique ! hoqueta-t-elle dans une colère impuissante et une rage désespérée. Je l’ai toujours été ! Je ne tolère pas les élixirs ! Ils me servent à soigner les autres ; lorsqu’il s’agit de moi, je ne me sers que des amulettes !

— Et où est ton amulette ?

— Je l’ignore, dit-elle entre ses dents. J’ai dû l’oublier à Kaer Morhen. Ou l’égarer…

— Peste ! Que faire ? Tu devrais peut-être t’envoyer un sortilège ?

— J’ai déjà essayé. Voilà le résultat. Je ne parviens pas à me concentrer à cause de ces crampes…

— Ne pleure pas.

— C’est facile à dire !

Le sorceleur se leva, retira ses propres sacoches du dos d’Ablette et fouilla à l’intérieur. Triss se roula en boule – la douleur portée à son paroxysme avait crispé son visage et tordu ses lèvres.

— Ciri…

— Qu’y a-t-il, Triss ?

— Tu te sens bien, toi ? Tu n’as aucun… malaise ?

La fillette secoua la tête en signe de négation.

— C’est peut-être une intoxication ? Qu’ai-je donc avalé ? Nous avons pourtant tous mangé la même chose… Geralt ! Lavez-vous bien les mains, tous les deux. Veille à ce que Ciri se lave les mains…

— Reste tranquillement allongée. Bois ça.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De simples herbes aux vertus apaisantes. Il y a autant de magie là-dedans que dans un dé à coudre, ça ne devrait pas te faire de mal. Juste atténuer ces spasmes.

— Geralt, les spasmes… ce n’est rien. Mais si je venais à avoir de la fièvre… Ce pourrait être… la dysenterie. Ou la paratyphoïde.

— Tu n’es pas immunisée ?

Triss ne répondit pas ; elle détourna la tête, pinça les lèvres et se roula plus encore sur elle-même. Le sorceleur arrêta là son interrogatoire.

Après l’avoir laissée se reposer quelque peu, Geralt et Ciri installèrent la magicienne sur la selle d’Ablette. Le sorceleur était assis derrière elle et la maintenait des deux bras. Ciri, qui chevauchait flanc contre flanc, tenait les rênes et tirait en même temps le hongre de Triss. Ils ne parcoururent même pas un mile. La magicienne glissait des mains de Geralt et ne tenait pas en selle. Elle fut soudain prise d’un frisson convulsif, et la fièvre apparut aussitôt. Les symptômes de la gastrite s’intensifièrent. Geralt espérait qu’il s’agissait là d’une réaction allergique aux traces de magie présentes dans son élixir de sorceleur. Il s’accrochait à cet espoir. Mais au fond il n’y croyait pas.

 

 

* * *

 

 

 

— Ah, mon bon seigneur ! dit le centenier. Vous tombez pas au bon moment ! J’dirais même que vous pouviez pas tomber pire.

Le centenier avait raison, Geralt ne pouvait ni le nier ni le contester.

Le poste fortifié qui gardait le pont et qui à l’accoutumée comptait trois soldats, un garçon d’écurie, le pontonnier et tout au plus quelques voyageurs, grouillait de monde cette fois-là. Le sorceleur avait dénombré plus de trente hommes d’armes aux couleurs de Kaedwen et une bonne cinquantaine d’avant-gardes qui avaient établi leur campement tout autour de l’enceinte de pieux, en contrebas. La majeure partie des hommes se reposait à proximité des feux de camps, comme le veut la règle militaire ancestrale selon laquelle un soldat dort quand il peut et se lève dès qu’il le doit. Derrière la porte cochère grande ouverte régnait une belle agitation : à l’intérieur de l’avant-poste, il y avait également nombre de gens et de chevaux. Au sommet de la petite tour de garde penchée, deux soudards armés d’arbalètes montaient la garde, prêts à tirer. Six charrettes de paysans et deux carrioles de marchands étaient arrêtées sur la route défoncée, creusée par les sabots, qui menait au pont tandis qu’une dizaine de bœufs d’attelage, qui courbaient tristement la tête en direction du sol fangeux, avaient été parqués dans un enclos.

— Y a eu une attaque contre l’avant-poste. Hier, dans la nuit. (Le centenier devançait les questions.) On est arrivés juste à temps avec les renforts. Sans quoi, on aurait plus trouvé ici que de la terre brûlée.

— Qui vous a attaqués ? Des bandits ? Des déserteurs ?

Le soldat secoua la tête en signe de négation ; il cracha à terre, puis jeta un œil à Ciri et à Triss, toujours recroquevillée sur sa selle.

— Entrez dans le fort, parce qu’y a qu’ à voir comme la magicienne va tomber d’son cheval, dit-il. On a déjà plusieurs blessés à l’intérieur ; une de plus, ça fera pas d’grande différence.

Dans la cour, quelques personnes aux bandages ensanglantés étaient allongées sous un abri de fortune ouvert. Un peu plus loin, entre le mur de la palissade et le puits à chadouf en bois, Geralt aperçut six corps inanimés recouverts d’une toile de jute ; seuls dépassaient des pieds dont les chausses étaient crasseuses et usées.

— Installez la magicienne là-bas, près des blessés. (Le soldat leur indiqua l’abri ouvert.) Ah ! messire le sorceleur, c’est une véritable poisse qu’elle soit malade. Certains des not’ ont sacrément ramassé au cours d’la bataille ; l’aide de la magie aurait été la bienvenue. À l’un, on a r’tiré une flèche, et la pointe est restée coincée dans ses boyaux. Avant d’main, y se sera vidé d’son sang, le pauv’ malheureux… Et v’là qu’la magicienne, qui aurait pu l’sauver, est elle-même prise de fièvre, et qu’c’est à nous qu’elle demande de l’aide… Comme j’lai dit, vous arrivez au mauvais moment…

Il s’interrompit en remarquant que le sorceleur ne pouvait détacher son regard des corps recouverts de toile.

— Deux d’l’avant-poste, deux des not’ et… deux des autres, dit-il en tirant sur le bord du tissu raidi. J’tez donc un œil, si ça vous dit.

— Ciri, ne reste pas là.

— Moi aussi, je veux voir ! (La fillette surgit de derrière le sorceleur et regarda les cadavres, bouche bée.)

— Fais ce que je te dis, s’il te plaît. Va t’occuper de Triss.

Ciri ronchonna, mais elle obéit à Geralt. Ce dernier s’approcha des corps.

— Des elfes, constata-t-il, sans cacher sa surprise.

— Des elfes, oui, confirma le soldat. Des Scoia’tael.

— Des quoi ?

— Des Scoia’tael, répéta le centenier. Des bandes venues des forêts.

— C’est un nom étrange. Si je ne m’abuse, cela signifie « les Écureuils », non ?

— Oui, messire. C’est exact. C’est comme ça qu’y s’appellent eux-mêmes en langue elfique. Les uns disent que c’est parce qu’y portent parfois des queues d’écureuil à leurs colbacks ou à leurs bonnets. Les autres, parce qu’y vivent dans les bois et qu’y s’nourrissent de noisettes. Y’a d’plus en plus d’problèmes avec eux, moi j’vous l’dis.

Geralt hocha la tête. Le soldat recouvrit les corps avec la toile et s’essuya les mains sur son cafetan.

— Venez, fit-il. Ça sert à rien d’rester là, j’vais vous amener au commandant. Not’ dizenier va s’occuper d’vot’ malade comme y pourra. Y sait cautériser et recoudre les plaies, remettre les os en place, alors y va peut-être arriver à concocter un remède, qui sait ? C’est un gars qui en a dans la tête, un gars des montagnes. Venez, messire le sorceleur.

Un débat bruyant et houleux avait lieu sous la hutte enfumée et sombre du pontonnier. Un chevalier aux cheveux ras, vêtu d’une tunique jaune et d’une cotte de mailles, interpellait vivement deux marchands et un avocat ; le pontonnier, quant à lui, avait la tête bandée, et assistait à ce spectacle avec un air plutôt maussade et indifférent.

— J’ai dit non ! (Le chevalier frappa du poing sur la table branlante, puis il se redressa en replaçant son hausse-col sur sa poitrine.) Tant que le détachement d’éclaireurs ne sera pas rentré, vous ne bougerez point d’ici ! Vous n’allez pas vous embarquer maintenant sur les grandes routes !

— Je dois être à Daevon dans deux jours ! s’écria l’avocat en agitant sous les yeux du chevalier un petit bâton entaillé et marqué d’un insigne au fer rouge. J’escorte un requérant ! Si j’arrive en retard, l’huissier me tranchera la tête ! Je me plaindrai au voïvode !

— Eh bien vas-y ! Va te plaindre ! se moqua le chevalier. Mais avant, je te conseille de bien fourrer tes chausses de paille parce que, lorsqu’il s’agit de botter les fesses, le voïvode n’y va pas de main morte ! Pour l’instant, c’est moi qui donne les ordres ici. Le voïvode est loin et je n’ai que faire de ton huissier. Ah ! Unist ! Qui donc m’amènes-tu là, centenier ? Encore un marchand ?

— Non, répondit le soldat avec hésitation. C’est un sorceleur, messire. Son nom est Geralt de Riv.

À la grande surprise de ce dernier, le chevalier lui adressa un large sourire, s’approcha de lui et lui tendit la main pour le saluer.

— Geralt de Riv, répéta-t-il sans se défaire de son sourire. J’ai entendu parler de vous, et pas par n’importe qui. Qu’est-ce qui vous amène en ces lieux ?

Geralt lui expliqua la raison de sa présence en ces lieux. Le chevalier cessa de sourire.

— Vous ne tombez pas au bon moment. Ni au bon endroit. Nous sommes en guerre, messire le sorceleur. Une bande de Scoia’tael rôde dans les bois ; pas plus tard qu’hier, nous nous sommes affrontés. J’attends ici les renforts pour commencer la traque.

— Vous combattez des elfes ?

— Pas seulement. Vous, un sorceleur, n’avez donc point entendu parler des Écureuils ?

— Non. Jamais.

— En ce cas, où séjourniez-vous ces deux dernières années ? Par-delà les mers ? Parce qu’ici, chez nous, à Kaedwen, les Scoia’tael ont veillé à ce que l’on fasse grand bruit autour d’eux. Oh oui ! Ils en ont pris grand soin. Les premières bandes ont surgi alors que la guerre contre Nilfgaard venait d’éclater. Ces maudits non-humains ont profité de notre faiblesse. Nous nous battions sur le front sud, et eux ont entamé une guerre d’escarmouches sur nos arrières. Comptant que Nilfgaard nous réduirait en bouillie, ils se sont mis à proclamer la fin du règne humain, et le retour à l’ordre ancien. Les hommes à la mer ! Voilà la devise au nom de laquelle ils brûlent, pillent et tuent !

— Ça, c’est à cause de vous, c’est votre problème, intervint l’avocat sur un ton maussade, en frappant sa cuisse de son inséparable bâton, symbole de sa fonction. À vous autres, dignitaires et adoubés, de le régler. Vous avez persécuté les non-humains, vous ne les avez pas laissés vivre en paix, et voilà le résultat ! Tandis que nous, nous avons toujours escorté des requérants par cette route et jamais personne ne nous a causé d’ennui. Nous n’avions pas besoin d’une armée.

— C’est bien vrai, ça, fit l’un des marchands assis sur un banc, qui s’était tu jusqu’à présent. Les Écureuils ne sont pas plus dangereux que les bandits qui écumaient les chemins de la région. À qui donc les elfes se sont-ils attaqués en premier ? Eh bien, à ces bandits !

— Ça me fait une belle jambe, tiens, de savoir qui, d’un elfe ou d’un bandit, me transpercera de sa flèche, tapi dans les fourrés ! déclara soudain le pontonnier à la tête bandée. Et ma chaumière, quand ils y mettront le feu en pleine nuit alors que je serai à l’intérieur, eh bien, elle brûlera de la même manière ! Et peu importe la main qui aura tenu la torche ! Vous dites, messire le marchand, que les Scoia’tael ne sont point pires que les bandits ? Eh bien, moi, je réponds : balivernes ! Les bandits cherchaient à piller ; les elfes, eux, cherchent à saigner les humains. Des ducats, tout le monde n’en a pas ; mais du sang, chacun en a dans les veines. Vous dites, messire l’avocat, que c’est là le problème des dignitaires ? C’est pires sornettes encore. Les bûcherons transpercés par des flèches dans les forêts, les goudronniers taillés en pièces à Hêtraie, les paysans dont les hameaux ont été incendiés, qu’ont-ils fait de mal aux non-humains ? Ils vivaient et travaillaient main dans la main, en bons voisins, et les voilà soudain frappés d’une flèche dans le dos… Et moi, alors ? De ma vie, je n’ai jamais fait de mal à un non-humain, et voyez le résultat : le sabre d’un nain m’a fendu le crâne. Et s’il n’y avait pas eu ces guerriers contre lesquels vous aboyez tant, je serais déjà six pieds sous terre.

— Justement ! (Le chevalier en tunique jaune cogna une deuxième fois la table de son poing.) Nous protégeons votre sale peau, messire l’avocat, face à ces elfes soi-disant opprimés que, selon vous, nous n’avons pas laissé vivre. Eh bien moi, je vais vous dire autre chose : nous les avons trop laissés s’enhardir. Nous les avons tolérés, traités comme des humains, d’égal à égal, et voilà qu’à présent ils nous plantent des couteaux dans le dos ! Nilfgaard les paie pour ça, j’en mettrais ma tête à couper. Quant aux elfes sauvages des montagnes, ils leur fournissent des armes. Mais leur véritable soutien, ce sont ceux qui vivent toujours parmi nous : les elfes, les demi-elfes, les nains, les gnomes et les lutins. Ce sont eux qui les cachent, les nourrissent et leur fournissent de nouvelles recrues…

— Ils ne sont pas tous comme ça, intervint le deuxième marchand, un homme mince au visage délicat, dont les traits rappelaient ceux d’un noble plutôt que d’un commerçant. La plupart des non-humains condamnent les Écureuils, messire le chevalier, et ils ne veulent rien avoir à faire avec eux. La majorité d’entre eux sont loyaux, et ils paient souvent cher cette loyauté. Rappelez-vous le burgrave de Ban Ard. C’était un demi-elfe et il était pour la paix et l’entraide. Il est mort dans un guet-apens, transpercé par une flèche.

— Décochée sans aucun doute par l’un de ses voisins, un lutin ou un nain qui feignait également la loyauté, ironisa le chevalier. Selon moi, aucun d’eux n’est loyal ! Ce sont tous des… Eh ! Tu es qui, toi ?

Geralt regarda autour de lui. Ciri se trouvait juste derrière son dos et gratifiait tout le monde de son beau regard d’émeraude. Pour ce qui était de se mouvoir sans bruit, la fillette avait manifestement fait de réels progrès.

— Elle est avec moi, expliqua le sorceleur.

— Hummm… (Le chevalier jaugea Ciri d’un coup d’œil, puis il se tourna de nouveau vers le marchand aux traits nobles, qu’il considérait sans conteste comme le partenaire de discussion le plus sérieux.) Non, messire, ne me parlez point de la loyauté des non-humains. Ce sont tous nos ennemis ; le fait est que certains savent mieux que les autres nous faire croire le contraire. Les lutins, les nains et les gnomes vivaient parmi nous depuis des centaines d’années, plus ou moins en paix, semblait-il. Cependant, il a suffi que les elfes relèvent la tête pour que tous prennent les armes à leur suite et se réfugient dans les forêts. Je vous le dis, nous avons eu tort de tolérer les elfes libres et les dryades, leurs forêts vierges et leurs enclaves montagneuses. Cela ne leur suffisait pas. À présent, ils hurlent partout : « C’est notre monde, dehors les vagabonds ! » Par tous les dieux, nous leur montrerons qui partira d’ici à tout jamais ! Nous avons tanné le cuir aux Nilfgaardiens ; aujourd’hui, c’est au tour de ces bandes !

— Il n’est pas facile d’attraper un elfe dans la forêt, intervint le sorceleur. Je ne me jetterais pas non plus à la poursuite d’un gnome ou d’un nain dans les montagnes. Ces détachements sont-ils importants ?

— Ces bandes, messire le sorceleur, ces bandes, corrigea le chevalier. Elles comptent jusqu’à vingt têtes, parfois plus. Ils appellent ces regroupements des « commandos ». C’est un terme issu de la langue des gnomes. Pour ce qui est de les attraper, il est vrai que ce n’est guère facile – on voit bien que vous êtes un expert. Leur courir après dans les bois et les fourrés n’a aucun sens. Le seul moyen est de les couper de leur point de ravitaillement, de les isoler et de les affamer. Et de saisir au collet tous ces non-humains qui leur viennent en aide. Dans les villes et les hameaux, les villages, les fermes…

— Le problème est que l’on ignore toujours qui d’entre les non-humains leur vient en aide, fit le marchand aux traits nobles.

— Alors il faut tous les attraper !

— Ah ! (Le marchand afficha un sourire.) Je comprends. J’ai déjà entendu cela quelque part. Tous les attraper et les jeter dans les mines, les camps fermés, les carrières de pierre. Tous, sans exception. Les innocents aussi. Les femmes, les enfants. N’est-ce pas ?

Le chevalier redressa la tête et frappa de sa main la poignée de son épée.

— Parfaitement ! Il en sera ainsi et pas autrement ! fit-il sur un ton sec. Vous vous souciez des enfants, mais vous-même en êtes un dans ce monde, messire. La trêve conclue avec Nilfgaard est aussi fragile que la coquille d’un œuf, la guerre peut éclater de nouveau d’un jour à l’autre, et, en temps de guerre, tout peut arriver. S’ils en sortaient vainqueurs, que pensez-vous qu’il se passerait ? Moi, je vais vous le dire : les commandos d’elfes sortiraient alors des forêts, en nombre et en force, et les autres non-humains prétendument loyaux se rallieraient à eux immédiatement. Pensez-vous vraiment que vos nains loyaux, vos lutins amicaux parleront alors de paix et de réconciliation ? Non, messire. Ils nous mettront les boyaux à l’air, et Nilfgaard réglera ses comptes avec nous par leur entremise. Ils nous jetteront ensuite à la mer, comme ils se le sont promis. Non, messire, il ne faut pas les traiter avec délicatesse. Ce sera eux ou nous. Il n’y a pas d’autre issue !

La porte de la chaumière grinça. Un soudard vêtu d’un tablier rouge de sang apparut dans son embrasure.

— Pardon de vous déranger, fit-il en se raclant la gorge. Lequel de ces messires a-t-il amené la femme malade ?

— C’est moi, répondit le sorceleur. Que se passe-t-il ?

— Suivez-moi, je vous prie.

Ils sortirent dans la cour.

— Elle va mal, messire, déclara le soldat en désignant Triss. Je lui ai donné à boire de la gnôle avec du poivre et du salpêtre, mais ça n’a rien donné… de bon.

Geralt ne fit aucun commentaire, il n’y avait rien à dire.

La magicienne recroquevillée sur elle-même rendait justement le témoignage irrévocable que la gnôle additionnée de poivre et de salpêtre n’était pas ce que son estomac tolérait le mieux.

— Ça pourrait bien être une de ces pestes, fit le soudard en plissant son front. Ou alors, comment ça s’appelle déjà… la caquesangue. Si ça se répandait parmi les hommes…

— C’est une magicienne, protesta le sorceleur. Les magiciennes ne tombent pas malades.

— Bien entendu, fît sur un ton cynique le chevalier qui était sorti à leur suite. La vôtre, à ce que je vois, est même en pleine forme. Écoutez-moi, messire Geralt. Cette femme a besoin d’une aide que nous ne sommes point en mesure de lui apporter. En outre, vous comprendrez que je ne puis guère risquer de laisser une épidémie se propager au sein de l’armée.

— Je comprends. Je pars sur-le-champ. Je n’ai pas le choix, je dois retourner en direction de Daevon ou d’Ard Carraigh.

— Vous n’irez pas bien loin. Les éclaireurs ont reçu l’ordre de ne laisser passer personne. Par ailleurs, c’est dangereux. Les Scoia’tael se sont justement retirés dans cette direction.

— Je m’en sortirai.

— D’après ce que j’ai entendu dire de vous, je n’en doute guère, fit le chevalier en tordant ses lèvres. Mais rappelez-vous que vous n’êtes pas seul. Vous avez sur le dos une femme gravement malade et ce marmot…

Ciri, qui était occupée à frotter sa chaussure pleine de crottin contre le barreau d’une échelle, releva la tête. Le chevalier toussota et baissa les yeux. Geralt sourit discrètement. Au cours de ces deux dernières années, la fillette avait pratiquement oublié son ascendance et s’était presque défaite de ses manières et attitudes princières, mais son regard, lorsqu’elle le voulait, rappelait fortement celui de sa grand-mère. Si fortement d’ailleurs que la reine Calanthe aurait certainement été fière de sa petite-fille.

— Humm, de quoi est-ce que j’étais en train de…, bredouilla le chevalier en tirant sur son ceinturon, tout gêné qu’il était. Messire Geralt, je sais ce que vous devez faire. Allez par-delà la rivière, en direction du sud. Vous rattraperez une caravane qui suit cette route. La nuit va bientôt tomber, la caravane donnera sûrement relâche à ses chevaux, et vous l’aurez rejointe avant l’aube.

— Quel genre de caravane est-ce là ?

— Je l’ignore, répondit le chevalier en haussant les épaules. Mais ce ne sont ni des marchands ni l’escorte d’un requérant quelconque. Il y règne un trop grand ordre pour ça ; les chariots sont identiques, tous couverts… À coup sûr, ce sont des officiers de la couronne. Je les ai laissés traverser le pont parce qu’ils suivent la route qui mène au sud, sans doute en direction des gués de la Liksela.

— Humm… (Le sorceleur réfléchissait en regardant Triss.) Ça m’arrangerait même. Mais y trouverai-je de l’aide ?

— Peut-être que oui, peut-être que non, répondit froidement le chevalier. Mais vous n’en trouverez sûrement pas ici.

 

 

* * *

 

 

 

Ils ne l’entendirent ni ne le virent arriver, trop occupés à discuter, assis autour d’un feu de camp qui jetait une lueur jaunâtre sur les toiles des chariots disposés en cercle. Geralt cabra légèrement son cheval et l’obligea à pousser un hennissement bruyant. Il souhaitait prévenir de son arrivée la caravane qui avait établi un bivouac, afin d’atténuer l’effet de surprise et ainsi empêcher tout mouvement nerveux. Il savait par expérience que le mécanisme à gâchette des arbalètes était particulièrement sensible.

Malgré l’avertissement du sorceleur, les hommes du camp se levèrent d’un bond et se mirent à s’agiter nerveusement. Geralt remarqua aussitôt que la plupart étaient des nains. Cela le rassura quelque peu : ces derniers, bien que très impulsifs, avaient l’habitude, dans ce genre de situations, de commencer par poser des questions, et, ensuite seulement, de tirer avec leurs arbalètes.

— Qui va là ? cria l’un des nains d’une voix enrouée, en délogeant d’un geste vif et rapide une hache qui était plantée dans un billot, près du feu.

— Un ami. (Le sorceleur descendit de son cheval.)

— J’aimerais bien savoir de qui, grogna le nain. Approche-toi. Mets tes mains de façon à ce qu’on puisse les voir.

Geralt s’approcha et présenta ses mains de telle sorte que même une personne atteinte d’une conjonctivite ou d’une héméralopie aurait pu les voir.

— Plus près.

Le sorceleur s’exécuta. Le nain abaissa sa hache et inclina légèrement la tête.

— Soit ma vue me joue des tours, soit tu es le sorceleur dénommé Geralt de Riv, fit-il. Ou alors quelqu’un qui lui ressemble bougrement.

Le feu se raviva soudain, et une lumière dorée jaillit, qui sortit les visages et les silhouettes de la pénombre.

— Yarpen Zigrin ! constata Geralt, tout étonné. Ce n’est autre que ce barbu de Yarpen Zigrin en personne !

— Ah ! (Le nain fit tournoyer sa hache comme s’il se fut agi d’une verge d’osier. La lame vrombit dans l’air et vint se planter dans le billot avec un bruit sec.) Fausse alerte ! C’est en effet un ami !

Les autres se décrispèrent visiblement, car Geralt crut entendre de profonds soupirs de soulagement. Le nain s’approcha de lui et lui tendit la main. Sa poigne pouvait sans conteste rivaliser avec des tenailles de fer.

— Salut à toi, le sorceleur ! dit-il. D’où que tu viennes et où que tu ailles, sois le bienvenu. Eh, les gars ! Les miens, avec moi ! Tu te rappelles mes gars, sorceleur ? Voici Yannick Brass, celui-là, c’est Xavier Moran, lui, c’est Paulie Dahlberg et, là, son frère Regan.

Geralt ne les reconnut pas tous. Du reste, ils avaient la même apparence : ils étaient tous barbus, trapus et carrés, vêtus de leurs épais cabans piqués.

— Vous étiez six, si je me souviens bien. (Le sorceleur serra une à une les mains dures et noueuses qui lui étaient tendues.)

— Tu as bonne mémoire, sourit Yarpen Zigrin. On était bien six. Mais Lucas Corto s’est marié, il s’est établi à Mahakam et il a laissé tomber la troupe, le gros nigaud ! Jusqu’à présent, il ne s’est encore trouvé personne digne de le remplacer. C’est bien dommage d’ailleurs ; six, c’est juste ce qu’il faut, ni trop ni trop peu. Qu’on mange un veau ou qu’on vide un tonnelet de bière, y a rien de tel que d’être à six…

— À ce que je vois (Geralt désigna d’un signe de tête les autres membres du groupe qui se tenaient debout, indécis, près des chariots), vous êtes bien assez nombreux pour venir à bout de trois veaux, sans parler de la volaille… Quelle est donc cette troupe de compagnons qui est sous tes ordres, Yarpen ?

— Ce n’est pas moi qui donne les ordres ici. Suis-moi, je vais te présenter. Pardon de ne pas l’avoir fait tout de suite, messire Wenck, mais mes gars et moi connaissons Geralt de Riv depuis très longtemps, nous avons vécu pas mal de choses ensemble. Geralt, voici messire Vilfrid Wenck, commissaire du roi Henselt d’Ard Carraigh, Sa Gracieuse Majesté de Kaedwen.

Vilfrid Wenck était un homme de haute stature ; il était plus grand que Geralt et sa taille était deux fois supérieure à celle du nain. Ses vêtements étaient simples et ordinaires, semblables à ceux que portaient les avocats, les huissiers ou les messagers, mais il y avait dans ses mouvements une fermeté, une raideur et une assurance qui étaient familières au sorceleur, et qu’il pouvait reconnaître même en pleine nuit, à la faible lueur d’un feu de camp. C’est ainsi que se déplaçaient les hommes habitués à porter des cottes de mailles et des ceinturons lestés de lourdes armes. Wenck était un soldat de métier, Geralt était prêt à le parier. Il serra la main que lui tendait le commissaire et s’inclina légèrement.

— Asseyons-nous. (Yarpen Zigrin désigna le billot dans lequel sa grosse hache était restée plantée.) Dis-nous un peu ce que tu fais dans les environs, Geralt ?

— Je cherche de l’aide. Je voyage avec deux autres personnes, une femme et une enfant. La femme est malade. Gravement malade. Je vous ai rattrapés pour vous demander de m’aider.

— Nom d’un chien, y a pas de médecin avec nous. (Le nain cracha sur les bûches enflammées.) Où les as-tu laissées ?

— À une demi-lieue d’ici, près de la grand-route.

— Tu nous montreras le chemin. Hé ! Vous, là-bas ! Il m’en faut trois avec moi, sellez les chevaux ! Dis-moi, Geralt, est-ce que ta femme malade tient sur une selle ?

— Pas vraiment. C’est justement à cause de cela que j’ai dû la laisser.

— Prenez une houppelande, une bâche et deux perches du chariot ! Plus vite !

Vilfrid Wenck se racla la gorge bruyamment et croisa ses bras sur son torse.

— Nous sommes sur les routes, fit Yarpen Zigrin sur un ton sec, sans le regarder. On ne refuse pas son aide sur les routes.

 

 

* * *

 

 

 

— Par la malepeste ! (Yarpen retira sa main du front de Triss.) Elle est aussi chaude qu’un four. Ça ne me plaît pas du tout. Et si c’était le typhus ou la dysenterie ?

— C’est impossible, mentit Geralt avec conviction, alors qu’il enveloppait la malade dans des couvertures. Les magiciens sont immunisés contre ces maladies. Ce n’est qu’une intoxication alimentaire, rien qui soit contagieux.

— Humm… C’est bon. Je vais aller fouiller dans mes sacs. J’avais autrefois un bon remède contre la chiasse, il m’en reste peut-être un peu.

— Ciri, murmura le sorceleur en tendant à la fillette la fourrure qu’il avait détachée du dos du cheval. Va dormir, tu ne tiens plus sur tes jambes. Non, pas dans le chariot, nous y coucherons Triss. Va te coucher près du feu.

— Non, rétorqua-t-elle tout bas en regardant le nain s’éloigner. Je m’allongerai près d’elle. S’ils s’aperçoivent que tu m’écartes d’elle, ils ne te croiront pas. Ils penseront que son mal est contagieux et ils nous chasseront comme l’ont fait ceux de l’avant-poste.

— Geralt ? gémit soudain la magicienne. Où… où sommes-nous ?

— Chez des amis.

— Je suis là, fit Ciri en caressant les cheveux châtains de Triss. Je suis là, près de toi. N’aie pas peur. Tu sens comme il fait bon ici ? Il y a un feu, et le nain viendra bientôt t’apporter un remède pour… l’estomac.

— Geralt, hoqueta Triss en s’efforçant de se dépêtrer de ses couvertures. Aucun… aucun élixir magique, rappelle-toi…

— Je me rappelle. Reste tranquillement allongée.

— Je dois… Ooohhh…

Le sorceleur se pencha sans rien dire, il prit la magicienne enveloppée dans son cocon de couvertures et marcha en direction de la forêt, vers la pénombre. Ciri poussa un soupir.

Elle se retourna en entendant des bruits de pas lourds. Le nain sortit de derrière le chariot, un gros baluchon sous le bras. La lueur du feu brillait sur la lame de sa hache glissée derrière son ceinturon, ainsi que sur les larges boutons de son lourd caban en cuir.

— Où est la malade ? grommela-t-il. Elle s’est envolée sur son balai ?

Ciri désigna la pénombre.

— Ah oui, bien sûr. (Le nain hocha la tête.) Je connais ce mal et ses fichues conséquences. Quand j’étais plus jeune, je mangeais tout ce que je pouvais trouver ou capturer, alors j’ai déjà été malade, et pas qu’une seule fois. Qui est cette magicienne ?

— Triss Merigold.

— Connais pas. J’en ai pas entendu parler. Du reste, je ne fréquente pas souvent leur confrérie. Bon, mais y faudrait que je me présente. On m’appelle Yarpen Zigrin. Et toi, ma petite dinde, comment t’appelle-t-on ?

— Différemment, grogna Ciri dont les yeux s’étaient soudain enflammés.

Le nain s’esclaffa et découvrit ses dents.

— Ah ! (Il s’inclina exagérément bas.) Veuillez m’excuser. Je ne vous avais pas reconnue dans l’obscurité. Vous n’êtes point une dinde, mais bien une damoiselle ! Je tombe à vos pieds. Quel est votre nom, jeune fille, si ce n’est pas un secret ?

— Ce n’est pas un secret. Je suis Ciri.

— Ciri. Ah bon. Et qui êtes-vous dans la vie ?

— Ça, par contre, c’est un secret. (Elle dressa son petit nez en l’air.)

Yarpen rit de nouveau.

— Vous avez la langue aussi aiguisée que le dard d’une guêpe, gente damoiselle, moi, je vous le dis ! Que Votre Grâce daigne m’excuser, mais j’ai apporté des médicaments et un peu de nourriture. Les accepterez-vous ou chasserez-vous ce vieil idiot de Yarpen Zigrin ?

— Pardon… (Ciri se ravisa et baissa la tête.) Triss a vraiment besoin d’aide, messire… Zigrin. Elle est très malade. Je vous remercie pour ces médicaments.

— Y a pas de quoi. (Le nain sourit de toutes ses dents et donna une tape amicale sur l’épaule de la fillette.) Viens Ciri, tu vas m’aider. Il faut préparer ce remède. Nous allons confectionner des boulettes selon la recette de ma grand-mère. Aucune maladie ancrée dans les boyaux ne peut leur résister.

Il ouvrit son baluchon et en sortit une chose qui ressemblait à une motte de tourbe ainsi qu’un petit gobelet en terre glaise. Ciri s’approcha de lui, piquée par la curiosité.

— Tu dois savoir, ma douce Ciri, que ma grand-mère s’y connaissait en remèdes comme personne, affirma Yarpen. Malheureusement, elle considérait que la paresse était à l’origine de la plupart des maux, et que le meilleur remède contre la paresse, c’était le bâton. D’une manière générale, elle en usait sur mes frères et moi à titre préventif. Elle nous battait à la moindre occasion, parfois même sans raison. C’était une mégère comme pas deux. Une fois, elle m’a donné une tranche de pain au saindoux et au sucre ; eh bien, j’ai été tellement surpris que j’en ai lâché ma tartine, qui est tombée face contre terre. Alors ma grand-mère m’a bien rossé, la vieille bique. Ensuite, elle m’a donné une deuxième tartine, mais cette fois, sans sucre.

— Une fois, ma grand-mère aussi m’a rossée. (Ciri hochait la tête en signe de compréhension.). Avec une baguette.

— Une baguette ? s’esclaffa le nain. La mienne m’a cogné un jour à coups de manche de pic ! Mais assez de souvenirs pour l’instant, il faut confectionner ces boulettes. Tiens, arrache ça en petits morceaux et fais-en de petites boules.

— Qu’est-ce que c’est ? C’est gluant, ça colle, et… Beurk ! Ça empeste !

— C’est du pain aux céréales moisi. C’est un remède très efficace. Fais-en de petites boules. Plus petites, voyons ! C’est pour la magicienne, pas pour une vache ! Donnes-en une. C’est bon. Maintenant nous allons enrober ces boulettes du médicament.

— Beeeuuuurrrk !

— Quoi, ça pue ? (Le nain approcha son nez retroussé du gobelet en terre glaise.) C’est impossible ! De l’ail écrasé avec du sel amer n’a pas le droit de puer, pas même après cent ans.

— C’est dégoûtant. Triss n’avalera jamais ça !

— Nous emploierons la méthode de ma grand-mère. Tu lui pinceras le nez et, moi, je lui enfoncerai les boulettes dans la gorge.

— Yarpen, siffla Geralt qui sortit soudain de la pénombre en portant Triss dans ses bras. Prends garde à ce que moi je ne t’enfonce pas quelque chose quelque part.

— C’est un médicament ! s’offusqua le nain. Ça va l’aider ! Du moisi, de l’ail…

— Oui, il a raison…, gémit faiblement Triss de sous ses couvertures. Cela devrait réellement m’aider…

— Tu vois ? (Yarpen donna un coup de coude à Ciri. Il manifesta sa satisfaction en désignant de son menton barbu Triss qui avalait les boulettes avec un air de martyre.) C’est une sage magicienne. Elle sait ce qui est bon.

— Que dis-tu, Triss ? (Le sorceleur se pencha vers elle.) Ah ! Je comprends. Yarpen, peut-être aurais-tu de l’angélique ? Ou bien du safran ?

— Je vais me renseigner. Je vous ai apporté de l’eau et un peu de nourriture…

— Merci. Avant tout, elles ont besoin de repos. Ciri, va te coucher.

— Je dois encore préparer une compresse pour Triss…

— Laisse, je vais le faire. Yarpen, je voudrais te parler.

— Viens près du feu. Nous débonderons un tonnelet…

— C’est à toi seul que je voudrais parler. Je n’ai nul besoin d’un auditoire plus vaste. Au contraire.

— Bien sûr. Je t’écoute.

— Qu’est-ce que c’est que ce convoi ?

Le nain leva vers le sorceleur ses petits yeux perçants.

— Ce sont des gens au service du roi, répondit-il lentement et distinctement.

— Ça, je l’avais deviné. (Le sorceleur soutint son regard.) Yarpen, je ne te pose pas la question par simple curiosité.

— Je sais. Je sais aussi où tu veux en venir. Le fait est que c’est un convoi… hum… spécial.

— Que transportez-vous donc ?

— Du poisson salé, répondit librement Yarpen. (Après quoi il continua à mentir sans même un tremblement de paupière.) Et aussi du fourrage, des outils, des harnais, et d’autres babioles de ce genre, pour l’armée. Wenck est quartier-mestre de l’armée du roi.

— S’il est quartier-mestre, moi je suis druide, sourit Geralt. Mais c’est votre affaire, je n’ai pas l’habitude de fourrer mon nez dans les secrets des autres. Cependant, tu as vu dans quel état est Triss. Permets-nous de nous joindre à vous, Yarpen, laisse-moi l’allonger dans l’un de tes chariots. Seulement pour quelques jours. Je ne te demande pas où vous allez puisque cette voie mène droit au sud ; elle ne se divise qu’après la rivière Liksela, et, pour l’atteindre, il reste encore dix jours de route. D’ici là, la fièvre sera tombée et Triss sera de nouveau capable de monter à cheval. Quand bien même elle n’y parviendrait pas, je m’arrêterai dans la ville fortifiée de l’autre côté de la rivière. C’est là tout ce que je te demande : dix jours dans un chariot, avec des couvertures et de la nourriture chaude… Je t’en prie.

— Ce n’est pas moi qui donne les ordres ici, mais Wenck.

— Je ne crois pas que tu n’aies aucune influence sur lui. Surtout dans un convoi composé de nains pour la plus grande part. Il est évident qu’il doit compter avec toi.

— Qui est cette Triss pour toi ?

— Quelle importance, dans une telle situation ?

— Aucune. Je te posais la question par simple curiosité, afin de pouvoir colporter des ragots d’auberge en auberge. Soit dit en passant, tu as un sacré penchant pour les magiciennes, Geralt.

Le sorceleur sourit tristement.

— Et la fille ? (D’un signe de tête, Yarpen désigna Ciri, qui se tortillait sous la fourrure.) Elle est à toi ?

— Elle est à moi, répondit-il sans hésiter. À moi, Zigrin.

 

 

* * *

 

 

 

L’aube était grise, humide ; elle exhalait les senteurs de la pluie tombée durant la nuit et celles de la rosée du matin. Ciri avait l’impression de n’avoir dormi que quelques instants, et d’avoir été réveillée aussitôt après avoir posé la tête sur les sacs entassés dans le chariot.

Geralt était justement en train d’allonger Triss à côté d’elle, après une nouvelle expédition forcée dans la forêt. Les couvertures dans lesquelles la magicienne était enveloppée scintillaient de rosée. Le sorceleur avait les yeux cernés. Ciri savait qu’il n’avait pas dormi – Triss avait eu de la fièvre toute la nuit, elle avait beaucoup souffert.

— Je t’ai réveillée ? Pardon. Rendors-toi, Ciri. Il est encore tôt.

— Et Triss ? Comment va-t-elle ?

— Mieux, gémit la magicienne. Mieux, mais… Geralt, écoute-moi… Je voulais te…

— Oui ? (Le sorceleur se pencha vers Triss, mais celle-ci dormait déjà. Il se redressa et s’étira.)

— Geralt, murmura Ciri. Tu crois qu’ils nous permettront… de voyager dans le chariot ?

— Nous verrons bien. (Le sorceleur se mordit les lèvres.) Pour l’instant, dors autant que tu peux. Repose-toi.

Il sauta hors du chariot. La fillette entendit des échos de la levée du camp : le piaffement des chevaux, le cliquetis des harnais, le grincement des timons, le bruit métallique des palonniers, des discussions, des jurons… Puis, tout près d’elle, la voix rauque de Yarpen Zigrin et celle, calme, du grand homme appelé Wenck. Ciri reconnut aussi la voix froide de Geralt. Elle se leva et regarda discrètement de derrière la bâche.

— Je n’ai reçu aucune interdiction formelle dans ce genre de cas, déclara Wenck.

— C’est parfait, se réjouit le nain. Cette affaire est donc réglée !

Le commissaire leva légèrement la main pour signifier qu’il n’avait pas encore terminé. Il se tut pendant un moment. Geralt et Yarpen attendaient patiemment.

— Néanmoins, fit enfin Wenck, je réponds personnellement de l’arrivée à bon port de ce convoi.

Il se tut de nouveau. Cette fois-ci, personne n’intervint. Manifestement, lorsque l’on s’entretenait avec le commissaire, il fallait s’habituer aux longues pauses entre les phrases.

— De sa sécurité jusqu’à son arrivée à destination, finit-il par ajouter. Et ce, dans les temps impartis. S’occuper d’une malade pourrait retarder notre marche.

— Nous sommes en avance sur nos prévisions, affirma Yarpen après avoir attendu un moment. Nous avons du temps devant nous, messire Wenck, nous n’allons pas dépasser les délais. Pour ce qui est de la sécurité… Il me semble qu’un sorceleur parmi la compagnie ne nous ferait pas de mal. La route mène à travers les forêts. Jusqu’à la rivière Liksela, à gauche comme à droite, c’est la forêt vierge. D’après les bruits qui circulent, pas mal de mauvaises créatures y rôdent.

— C’est exact, acquiesça le commissaire. (Il regardait le sorceleur droit dans les yeux et semblait peser chacun de ses mots.) Il est possible que nous rencontrions, dans les forêts de Kaedwen, certaines créatures malfaisantes excitées par d’autres créatures malfaisantes. Elles pourraient mettre notre sécurité en danger. Conscient de cela, le roi Henselt m’a conféré le droit d’enrôler des volontaires dans l’escorte armée. Qu’en dites-vous, messire Geralt ? Cela résoudrait votre problème.

Le sorceleur observa un long silence, plus long même que le discours de Wenck et ses nombreuses pauses réunis.

— Non, répondit-il enfin. Non, messire Wenck. Soyons clairs. Je suis prêt à vous prouver ma reconnaissance pour l’aide apportée à dame Merigold, mais pas de cette manière. Je peux panser les chevaux, ramener de l’eau et du bois pour le feu, je peux même faire la cuisine. Mais je n’entrerai pas au service du roi en tant que mercenaire. Je vous saurais gré de ne point compter sur mon épée. Je n’ai guère l’intention de tuer ces créatures malfaisantes, comme vous les avez appelées, sur l’ordre d’autres créatures que je ne considère point comme étant meilleures.

Ciri entendit Yarpen Zigrin pousser un bruyant sifflement et tousser dans son poing serré. Wenck regardait le sorceleur d’un air calme.

— Je comprends, déclara-t-il sèchement. J’aime les situations claires. Eh bien soit ! Messire Zigrin, veillez à ce que nous ne ralentissions pas notre marche. Quant à vous, messire Geralt… Je sais que vous vous montrerez utile et serviable de la manière que vous jugerez convenable. Il serait indigne, pour vous autant que pour moi, de considérer vos services comme un tribut en échange de l’aide apportée à une malade. Se porte-t-elle mieux aujourd’hui ?

Le sorceleur acquiesça d’un signe de tête qui sembla à Ciri plus marqué et plus amical que d’ordinaire. Le visage de Wenck resta impassible.

— J’en suis fort aise, dit-il après sa pause habituelle. En accueillant dame Merigold dans l’une des voitures de mon convoi, je réponds de sa santé, de son confort et de sa sécurité. Messire Zigrin, veuillez donner l’ordre du départ.

— Messire Wenck ?

— Je vous écoute, messire Geralt.

— Merci.

Le commissaire inclina la tête. D’une manière plus appuyée et plus cordiale que l’exigerait d’ordinaire la courtoisie, d’après Ciri.

Yarpen Zigrin courut le long de la rangée de voitures en donnant des ordres et des consignes d’une voix retentissante, puis il se hissa à grand-peine sur le siège du cocher, poussa un cri et fouetta les chevaux avec les rênes. Le chariot s’ébranla et s’engagea sur la route forestière en faisant des bruits sourds. La secousse réveilla Triss, mais Ciri la tranquillisa et changea la compresse sur son front. Le roulement du chariot berçait la magicienne. Elle s’endormit rapidement, et Ciri s’assoupit.

Lorsque la fillette se réveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Elle jeta un œil par-delà les tonneaux et les caisses. La voiture dans laquelle elle voyageait était en tête du convoi. La deuxième était conduite par un nain qui portait un foulard rouge autour du cou. Ciri savait, d’après les conversations que les nains avaient eues entre eux, qu’il s’appelait Paulie Dahlberg. Son frère Regan était assis à côté de lui. Elle vit également Wenck qui était à cheval, escorté par deux officiers.

Ablette, la jument de Geralt qui était attachée au chariot, salua la fillette d’un hennissement sourd. Ciri ne voyait nulle part ni son alezan ni le hongre aubère de Triss. Ils devaient sûrement être à l’arrière, avec les autres chevaux du convoi.

Geralt était assis à côté de Yarpen, à l’avant du chariot. Tous deux discutaient à voix basse, en buvant de la bière tirée du tonnelet placé entre eux. La fillette tendit l’oreille, mais elle fut vite lassée : leurs propos avaient trait à la politique et, d’une manière générale, aux plans et aux intentions du roi Henselt, à des services secrets et des missions spéciales destinés à aider le roi Demawend d’Aedirn, dont le royaume voisin était menacé par la guerre… Geralt était curieux de savoir comment cinq chariots transportant du poisson salé allaient pouvoir renforcer les défenses d’Aedirn. Yarpen, sans prêter la moindre attention à l’ironie qui faisait vibrer la voix de son ami, expliquait que certaines espèces de poissons étaient si précieuses que quelques chariots bien remplis suffisaient à payer la solde annuelle d’une troupe entière de soldats en armure ; chaque nouvelle troupe ainsi constituée était donc une aide non négligeable. Geralt se demandait pourquoi cette aide devait être gardée secrète, ce à quoi le nain répliquait que cela faisait justement partie du secret.

Triss avait un sommeil très agité ; elle avait perdu sa compresse et bredouillait en songe : elle avait ordonné à un certain Kevyn de tenir ses mains loin d’elle, puis, presque aussitôt, elle avait déclaré qu’il était impossible d’échapper à sa destinée. Enfin, après avoir conclu que tous, sans exception, étaient des mutants à des degrés plus ou moins importants, la magicienne s’était rendormie paisiblement.

Ciri était elle aussi gagnée par le sommeil, mais le rire retentissant de Yarpen, qui rappelait à Geralt d’anciennes aventures, la tira de sa torpeur. Il était question d’une chasse au dragon d’or qui, au lieu de se laisser chasser, avait rossé ses poursuivants et littéralement englouti un tailleur dénommé Kozojed. Ciri tendit l’oreille, saisie d’un intérêt grandissant pour la conversation. Geralt demanda à Yarpen ce qu’il savait du destin du Pourfendeur, mais le nain l’ignorait. À son tour, ce dernier s’enquit de ce que devenait une femme prénommée Yennefer, mais Geralt devint curieusement peu loquace. Le nain, tout en sirotant sa bière, se mit à se plaindre que cette Yennefer lui gardait toujours rancune, alors que bien des années s’étaient déjà écoulées.

— Je suis tombé sur elle à la foire de Gors Velen, raconta-t-il. À peine m’a-t-elle aperçu qu’elle s’est hérissée comme une chatte en furie et a terriblement insulté ma défunte mère. J’ai pris mes jambes à mon coup et, elle, elle me poursuivait de ses cris, elle disait qu’elle me tomberait dessus un jour et qu’elle ferait en sorte que de l’herbe me pousse au cul.

Ciri se mit à rire discrètement en imaginant la scène. Geralt grommela quelque chose sur les femmes et leur caractère impulsif ; le nain, quant à lui, considéra que c’était là une manière bien trop gentille de qualifier la méchanceté, l’acharnement et l’esprit de vengeance. Le sorceleur ne releva pas, et Ciri se remit à sommeiller.

Cette fois, elle fut réveillée par des éclats de voix. Et plus précisément, par Yarpen, qui criait franchement.

— Ça oui ! Tu peux en être sûr ! J’en ai décidé ainsi !

— Plus bas, fit calmement le sorceleur. Il y a une femme malade dans ce chariot. Comprends-moi bien, je ne critique pas tes décisions ni tes résolutions…

— Non, bien sûr, l’interrompit le nain avec une pointe d’ironie. Tu ne fais que sourire de manière significative.

— Yarpen, je te mets juste en garde en ami. Ceux qui veulent ménager la chèvre et le chou sont, en règle générale, haïs par les deux parties ou, dans le meilleur des cas, considérés avec méfiance.

— Moi, je ne ménage pas à la fois la chèvre et le chou. Je me déclare unanimement pour l’une des deux parties.

— Pour une partie qui te considérera toujours comme un nain. Un être différent. Étranger. Alors que pour l’autre…

Le sorceleur s’interrompit.

— Eh bien ? grogna Yarpen en se tournant vers Geralt. Allez, vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ? Dis-le que, aux yeux des humains, je suis un traître, un chien en laisse qui, contre une poignée de pièces d’argent et une gamelle de misérable pitance, serait prêt à attaquer ses frères insurgés qui luttent pour la liberté. Allez, crache le morceau ! Je déteste les non-dits.

— Non, Yarpen, répondit Geralt à voix basse. Je ne cracherai rien du tout.

— Ah non ? (Le nain fouetta les chevaux.) Tu n’en as pas envie, c’est ça ? Tu préfères rester à l’écart et sourire ? À moi, pas un mot, hein ? Mais à Wenck, tu as su dire : « Je vous prie de ne point compter sur mon épée. » ! Ah, comme c’était grand et noble de ta part ! Mais tu sais quoi ? Ta grandeur, tu peux t’la mettre où j’pense ! Et ta foutue fierté avec !

— Je voulais juste être honnête. Je ne veux pas être mêlé à ce conflit. Je veux rester neutre.

— C’est impossible ! hurla Yarpen. Tu ne peux pas rester neutre, tu comprends ? Non, toi, tu ne comprends rien… Va-t’en, allez ! Dégage de mon chariot, monte sur ton cheval. Hors de ma vue, neutre vaniteux ! Tu m’échauffes les oreilles !

Geralt tourna le dos au nain. Ciri retint son souffle. Le sorceleur ne prononça pas un mot. Il se leva et sauta du chariot d’un geste rapide, léger et agile. Yarpen attendit que Geralt détache sa jument de la ridelle, puis il fouetta de nouveau ses chevaux en marmonnant dans sa barbe des mots incompréhensibles, mais qui faisaient peur à entendre.

Ciri se mit debout pour sauter elle aussi hors de la voiture et rejoindre son alezan. Le nain se retourna et la jaugea d’un air mauvais.

— Avec toi aussi, damoiselle, j’ai que des soucis ! grogna-t-il, en colère. On avait bien besoin d’une femme et d’une enfant, par la malepeste ! Je peux même pas pisser tranquillement depuis mon siège, je dois arrêter l’attelage et aller me fourrer dans les buissons !

Ciri, les poings sur les hanches, secoua sa frange cendrée et releva le menton.

— Ah bon ? piailla-t-elle, prise de colère. Buvez moins de bière, messire Zigrin, vous aurez moins envie daller vous soulager !

— Pas touche à ma bière, la moucheronne !

— Arrêtez de crier, Triss vient juste de s’endormir !

— C’est mon chariot ! Je hurle, si j’veux !

— Un tronc !

— Quoi ? Ah ! Espèce de petite dinde, insolente !

— Mais si, je vous dis ! !

— J’vais t’en donner, moi, un tronc… Oh ! Nom d’un chien ! Hoooo !!!

Le nain se pencha fortement en arrière et tira sur les rênes au dernier moment, alors que le couple de chevaux s’apprêtait à enjamber un tronc qui obstruait la route. Yarpen se leva sur son siège en poussant des jurons dans plusieurs langues, et, à force de cris et de sifflements, parvint à stopper son attelage. Les autres membres de l’expédition – hommes et nains confondus –, qui étaient descendus en hâte de leurs voitures, accoururent et, en tirant sur les licols et les bricoles, aidèrent Yarpen à conduire les chevaux sur un terrain dégagé.

— Tu t’es endormi ou quoi, Yarpen ? grommela Paulie Dahlberg alors qu’il s’approchait du chariot. Bon sang ! Si tu avais roulé dessus, c’en était fini de l’essieu, les roues auraient volé en éclats ! Mais où diable…

— Fiche le camp, Paulie ! beugla le nain en faisant claquer avec rage les rênes sur la croupe des chevaux.

— Vous avez eu de la chance, dit Ciri d’une voix mielleuse, alors qu’elle se faisait une place sur le siège, à côté du nain. Vous voyez bien qu’il vaut mieux avoir une sorceleuse à bord de son chariot plutôt que de voyager seul. Je vous ai prévenu à temps. Pensez donc, si vous aviez été en train de pisser depuis votre siège et que vous aviez roulé sur ce tronc… Je n’ose même pas imaginer ce qu’il aurait pu vous arriver…

— Tu vas te taire à la fin ?

— Je me tais. Plus un mot.

Elle réussit à tenir moins d’une minute.

— Messire Zigrin ?

— Ne m’appelle pas messire. (Le nain lui adressa un petit coup de coude et découvrit ses dents dans un sourire.) Je suis Yarpen. C’est clair ? On va conduire l’attelage ensemble, ça te dit ?

— Bien sûr. Je peux tenir les rênes ?

— Bien entendu. Attends, pas comme ça. Place-les sur ton index et maintiens-les avec le pouce, voilà, comme ça. Fais pareil avec la main gauche. Pas de saccades, ne tire pas trop sur les rênes.

— Ça va, là ?

— C’est bien.

— Yarpen ?

— Quoi ?

— Qu’est-ce que ça veut dire « rester neutre » ?

— Être indifférent, marmonna-t-il à contrecœur. Les rênes ne doivent pas pendre. La main gauche, plus vers toi !

— Comment ça, indifférent ? Indifférent à quoi ?

Le nain se pencha très bas et cracha sous son chariot.

— Si les Scoia’tael nous attaquent, ton Geralt n’a pas l’intention de bouger ; il regardera tranquillement ces bandits nous égorger. Et toi, tu resteras sûrement à côté de lui, ça sera ta leçon du jour. Sujet d’étude : le comportement des sorceleurs face aux conflits des races douées de raison.

— Je ne comprends pas.

— Alors ça, ça ne m’étonne pas le moins du monde !

— C’est pour cette raison que tu t’es disputé avec lui et que tu t’es mis en colère ? Qui sont, à vrai dire, ces Scoia’tael ? Ces… Écureuils ?

— Ciri. (Yarpen se frotta la barbe d’un geste vif.) Ce ne sont pas des affaires pour les petites filles de ton âge.

— Oh ! Maintenant c’est contre moi que tu te mets en colère… Et d’abord, c’est pas vrai que je suis petite !… J’ai entendu ce que les soldats de l’avant-poste disaient des Écureuils. J’ai vu… J’ai vu deux elfes morts. Et le chevalier a dit que… les elfes tuaient eux aussi. Et que, parmi eux, il n’y avait pas que des elfes. Mais également des nains.

— Je sais, répondit Yarpen sur un ton sec.

— Toi aussi, tu es un nain.

— Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Alors pourquoi est-ce que tu as peur des Écureuils ? À ce qu’on dit, ils ne combattent que les humains.

— Ce n’est pas aussi simple, se rembrunit-il. Malheureusement.

Ciri resta silencieuse un long moment. Elle mordillait sa lèvre inférieure et fronçait son nez.

— Ça y est, je sais ! fit-elle soudain. Les Écureuils luttent pour la liberté. Et toi, bien que tu sois un nain, tu fais partie des services spécialement secrets du roi Henselt, en laisse aux yeux des humains !

Yarpen pouffa, essuya son nez du revers de sa manche et se pencha sur le côté pour vérifier que Wenck ne s’était pas approché de trop près. Le commissaire était loin, et plongé dans une profonde conversation avec Geralt.

— Tu as une sacrée ouïe, fillette, digne d’une marmotte ! (Le nain lui adressa un large sourire.) Tu as l’esprit un peu trop vif pour quelqu’un qui est destiné à mettre au monde des enfants, à faire la cuisine et à filer du lin. Tu crois tout savoir, hein ? C’est parce que tu es une moucheronne. Ne prends pas cet air stupide. Ça ne te fera pas mûrir et ça ne te rendra que plus laide. Je dois avouer que tu as bien compris ce qu’étaient les Scoia’tael, les mots devaient bien sonner à ton oreille. Tu sais pourquoi tu les comprends si bien ? Parce que les Scoia’tael, ce ne sont qu’une bande de marmots. De la marmaille qui ne comprend pas qu’elle se fait mener en bateau, que quelqu’un se sert de sa cervelle de moineau en la nourrissant de belles paroles sur la liberté.

— Mais, pourtant, eux luttent vraiment pour la liberté, non ? (Ciri leva la tête et fixa sur le nain ses yeux d’émeraude grands ouverts.) Comme les dryades de la forêt de Brokilone. Elles tuent les humains, parce que les humains… enfin, certains d’entre eux leur font du tort. Parce qu’autrefois c’étaient vos terres à vous, les nains et les elfes, et à ces… lutins, gnomes et autres créatures… À présent, il y a des hommes, alors les elfes…

— Les elfes ! éclata Yarpen. Si on veut être précis, alors les elfes sont des vagabonds tout comme vous, les humains, même s’ils sont arrivés sur leurs navires blancs un bon millier d’années avant vous. Maintenant, c’est à qui sera le premier à proposer son amitié… Ils nous disent, à grand renfort de sourires : « nous sommes frères », « nous, les Peuples anciens ». Alors qu’avant, put… hum… Avant, leurs flèches sifflaient à nos oreilles, quand nous…

— Alors les premiers dans ce monde, c’étaient les nains ?

— Les gnomes, pour être plus précis. Et uniquement si l’on parle de cette partie-ci du monde. Parce que ce monde est incroyablement grand, Ciri.

— Je sais. J’ai vu une carte…

— Tu n’as pas pu en voir. Personne n’a encore dessiné une telle carte, et je doute que cela arrive bientôt. Nul ne sait ce qu’il y a là-bas, derrière les montagnes de Feu et la Grande Mer. Pas même les elfes, bien qu’ils se vantent de tout connaître. En vérité, ils ne savent rien du tout, moi, je te le dis.

— Hmm… Mais maintenant, les hommes sont beaucoup plus nombreux que… que vous.

— Parce que vous vous multipliez comme des lapins ! fit le nain en grinçant des dents. Vous passeriez tout votre temps à forniquer, en rond, à qui mieux mieux, avec n’importe qui et n’importe où. Il suffit à vos femmes de s’asseoir sur les bas-de-chausses des hommes pour que leur ventre se mette à gonfler… Pourquoi est-ce que t’es toute rouge ? Voyez-vous ça, une vraie petite pivoine ! Tu voulais savoir, oui ou non ? Alors voilà la pure vérité : ce monde appartient à celui qui sait le mieux fracasser le crâne des autres et engrosser le plus vite les femelles. Et quand il s’agit de tuerie et de fornication, il est difficile de vous concurrencer, vous les hommes…

— Yarpen, fit froidement Geralt qui approchait sur le dos d’Ablette. Modère un peu ton langage, je te prie. Quant à toi, Ciri, cesse de jouer les charretiers, va voir Triss, vérifie si elle est réveillée et si elle n’a besoin de rien.

— Ça fait longtemps que je suis réveillée, déclara la magicienne d’une voix faible, du fond du chariot. Mais je ne voulais pas… interrompre cette conversation fort intéressante. Laisse, Geralt. Je voudrais… en savoir un peu plus quant à l’influence de la fornication sur l’évolution des sociétés.

 

 

* * *

 

 

 

— Est-ce que je peux faire chauffer un peu d’eau ? Triss voudrait se laver.

— Vas-y, acquiesça Yarpen Zigrin. Xavier, retire la broche du feu, notre lièvre en a assez. Passe-moi le chaudron, Ciri. Oh, ça alors ! Il est rempli à ras bords ! Tu as traîné un tel poids depuis le ruisseau, toute seule ?

— J’ai de la force.

L’aîné des frères Dahlberg éclata de rire.

— Ne juge pas d’après les apparences, Paulie, déclara Yarpen sur un ton sérieux, alors qu’il détaillait habilement le lièvre rôti. Il n’y a rien de drôle. C’est vrai qu’elle est maigrichonne, mais je vois bien que c’est une fillette robuste et endurante. Elle est comme une lanière de cuir : elle paraît fine, mais tu ne la déchireras pas à la force de tes mains. Tu voudrais te pendre avec qu’elle résisterait.

Personne ne rit. Ciri s’accroupit à côté des nains affalés autour de la flambée. Ce soir-là, Yarpen Zigrin et ses quatre « gars » avaient allumé leur propre feu au campement, parce qu’ils n’avaient pas l’intention de partager le lièvre qu’avait tiré Xavier Moran. Il y avait juste assez de nourriture pour une, voire deux bouchées chacun.

— Ajoutez du bois, fit Yarpen en se léchant les doigts. L’eau chauffera plus vite.

— Quelle bêtise, cette eau ! conclut Regan Dahlberg en recrachant un os. Un malade qui se lave, ça peut que lui faire du mal. D’ailleurs, c’est pareil si t’es pas malade. Vous vous rappelez le vieux Schrader ? Un beau jour, sa femme lui a demandé d’se laver, eh bien, Schrader a cassé sa pipe peu de temps après.

— Il a été mordu par un chien enragé.

— S’y s’était pas lavé, le chien l’aurait pas mordu.

— Moi aussi, je pense que c’est exagéré de se laver tous les jours, fit Ciri alors qu’elle vérifiait du doigt la température de l’eau dans le chaudron. Mais Triss le demande ; une fois, elle s’est même mise à pleurer… Alors Geralt et moi…

— On sait. (L’aîné des Dahlberg opina du chef.) Mais de là à ce que le sorceleur… Moi, je n’arrive pas à en croire mes yeux. Hé ! Zigrin ! Si t’avais une bonne femme, tu la laverais toi aussi, et tu la coifferais ? Tu la porterais pour l’amener dans les buissons si elle devait…

— Ferme-la, Paulie ! l’interrompit Yarpen. Pas un mot sur le sorceleur, c’est un gars bien.

— Mais j’ai rien dit de mal ! Ça me surprend juste que…

— Triss n’est pas sa bonne femme, intervint Ciri d’une voix hautaine.

— Alors ça me surprend encore plus.

— Ce qui fait de toi un plus grand benêt, conclut Yarpen. Ciri, réserve un peu d’eau pour la faire bouillir, nous ferons une nouvelle infusion de safran et de suc de pavot pour la magicienne. Aujourd’hui, elle allait mieux, hein ?

— Elle en avait l’air, en tout cas, marmonna Yannick Brass. On a dû arrêter le convoi seulement six fois. J’sais bien qu’on ne pouvait pas refuser notre aide aux voyageurs, celui qui pense le contraire est un nigaud. Et celui qui aurait refusé son aide aurait été un archinigaud et un enfant de putain bien lâche, par-dessus le marché. Mais on s’arrête trop longtemps dans ces forêts, moi, je vous l’dis. Nous tentons l’sort, malepeste, peut-être un peu trop… L’endroit n’est point sûr. Les Scoia’tael…

— Recrache ce mot, Yannick.

— Tff… Tu sais, Yarpen, j’ai pas peur d’me battre, j’ai déjà vu couler du sang, mais… Si je devais me battre contre les miens… Male rage ! Pourquoi c’est tombé sur nous ? C’est une foutue division de cavalerie qui devrait convoyer ce foutu chargement, pas nous ! Que le diable emporte ces gros malins d’Ard Carraigh, qu’il les…

— Ferme-la, j’ai dit. Passe-moi plutôt la marmite avec la bouillie. On a fait qu’une bouchée de ce lièvre maigrichon, il est temps de passer aux choses sérieuses. Ciri, tu manges avec nous ?

— Avec plaisir.

Pendant un long moment, on n’entendit plus que des clappements et des claquements de langue, ainsi que le bruit des cuillers en bois qui s’entrechoquaient dans la marmite.

— Peste ! fît Paulie Dahlberg avant de lâcher un rot prolongé. J’mangerais bien encore quelque chose.

— Moi aussi, déclara Ciri qui rota également, toute fascinée qu’elle était par les manières rustaudes des nains.

— Tout, mais plus de bouillie, dit Xavier Moran. Ces gruaux me poussent déjà dans l’bec. Et j’en ai plein l’dos d’la viande salée.

— Alors bouffe-toi de l’herbe si t’as l’palais si délicat.

— Sinon t’as qu’à écorcer un bouleau avec les dents. Les castors, c’est c’qu’y font et y vivent.

— Du castor, j’en aurais bien mangé.

— Moi, c’est du poisson qui m’ferait envie, fit Paulie, perdu dans une rêverie, alors qu’il croquait bruyamment du pain sec sorti de sous sa veste. Sacrément envie, moi, j’vous l’dis.

— Alors allons pêcher du poisson.

— Où ça ? rétorqua Yannick Brass. Dans les fourrés ?

— Mais non ! Dans le ruisseau.

— C’en est un beau, d’ruisseau ! Pour sûr ! On peut pisser d’une berge à l’autre. Quel poisson y peut y avoir là-dedans ?

— Il y en a. (Ciri lécha sa cuiller puis la rangea dans la tige de sa botte. J’en ai vu quand je suis allée chercher de l’eau. Mais ces poissons doivent être malades. Ils sont tout tachetés. Ils ont des points noirs et rouges…

— Des truites ! beugla Paulie en crachant des miettes de pain sec. Allez les gars, au galop jusqu’au ruisseau ! Regan, enlève-moi tes bas-de-chausses ! On va en faire une nasse.

— Pourquoi moi ?

— Enlève-les et qu’ça saute, sinon t’auras affaire à moi, espèce de blanc-bec ! La mère a dit qu’tu devais m’obéir, t’as oublié ?

— Remuez-vous si vous voulez aller pêcher parce que le jour va bientôt pointer, fit Yarpen. Ciri, l’eau est chaude ? Laisse ! Tu vas te brûler et te salir avec la suie. Je sais que tu es forte, mais laisse-moi faire, je vais rapporter le chaudron.

Geralt les attendait. Yarpen et Ciri avaient aperçu de loin ses cheveux blancs entre les bâches à demi ouvertes du chariot. Le nain versa l’eau dans un baquet.

— Tu as besoin d’aide, sorceleur ?

— Non, merci Yarpen. Ciri va m’aider.

Triss n’avait plus de forte fièvre, mais elle était terriblement affaiblie. Geralt et Ciri étaient désormais habitués à déshabiller la magicienne et à la laver ; ils avaient également appris à freiner ses élans d’indépendance, certes téméraires mais prématurés. Ils s’en sortaient à merveille : Geralt tenait la magicienne dans ses bras, Ciri lui faisait sa toilette et l’essuyait. Une chose étonnait la fillette et commençait à l’irriter : d’après elle, Triss se blottissait un peu trop contre Geralt. Cette fois-ci, elle avait même essayé de l’embrasser.

Geralt, d’un signe de tête, avait désigné les sacoches de la magicienne. Ciri comprit aussitôt, cela faisait aussi partie du rituel : Triss demandait toujours à être coiffée. La petite trouva le peigne et s’agenouilla près de la magicienne. Celle-ci, tout en penchant la tête vers l’enfant, entoura le sorceleur de ses bras. Assurément trop fort, d’après Ciri.

— Oh, Geralt ! fit-elle en sanglotant. Je regrette tellement… Je regrette tant que ce qui s’est passé entre nous…

— Triss, je t’en prie.

— Ça aurait dû se passer maintenant… Quand je serai guérie… ça sera totalement différent… Je pourrais… je pourrais même…

— Triss.

— J’envie Yennefer… Je l’envie à cause de toi…

— Ciri, sors d’ici.

— Mais…

— Sors, je te prie.

La fillette sauta du chariot et tomba sur Yarpen qui attendait là, appuyé contre l’une des roues, et mâchouillait un long brin d’herbe, perdu dans ses pensées. Le nain lui passa un bras autour de l’épaule.

Il n’était pas obligé de se pencher comme Geralt. Lui n’était pas beaucoup plus grand que Ciri.

— Ne commets jamais la même erreur, petite sorceleuse, murmura-t-il en désignant le chariot du regard. Si quelqu’un te témoigne de la compassion, de la sympathie et du dévouement, s’il t’impressionne par la droiture de son caractère, alors sache l’apprécier, mais ne confonds pas ça avec… autre chose.

— Ce n’est pas bien d’écouter aux portes.

— Je sais. C’est même dangereux. J’ai à peine eu le temps de m’écarter quand tu as jeté l’eau du baquet. Viens, allons voir combien de truites se sont prises dans les bas-de-chausses de Regan.

— Yarpen ?

— Hein ?

— Je t’aime bien.

— Moi aussi, je t’aime bien, ma p’tite dinde.

— Mais, tu es un nain. Pas moi.

— Et qu’est-ce que… Ah oui… Les Scoia’tael. Tu penses aux Écureuils, pas vrai ? Ça ne te laisse pas en paix, hein ?

Ciri se libéra du bras pesant.

— Toi non plus, ça ne te laisse pas en paix, dit-elle. Pas plus que les autres, je le vois bien.

Le nain restait silencieux.

— Yarpen ?

— Oui ?

— Qui a raison ? Les Écureuils ou vous ? Geralt veut être… neutre. Toi, tu es au service du roi Henselt, bien que tu sois un nain. Le chevalier de l’avant-poste, lui, criait qu’ils étaient tous nos ennemis et qu’il fallait tous les… Tous. Même les enfants. Pourquoi, Yarpen ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas, répondit le nain avec effort. Je n’ai pas la science infuse. Je fais ce que je considère comme étant juste. Les Écureuils ont pris les armes, ils sont partis dans les forêts. « Les hommes à la mer ! » qu’ils crient, sans savoir que même cette devise accrocheuse leur a été soufflée par les émissaires nilfgaardiens. Ils n’ont pas compris qu’elle ne leur était pas adressée à eux, mais bien aux humains, et qu’elle devait susciter la haine de ces derniers, et non l’élan guerrier des jeunes elfes. Moi, je l’ai compris, c’est pourquoi je considère ce que font les Scoia’tael comme de la bêtise meurtrière. Certes, peut-être que, dans quelques années, cela me vaudra d’être traité de vendu et de traître, alors qu’eux passeront pour des héros… Notre histoire, celle de notre monde, a déjà connu ça.

Le nain se tut et secoua sa barbe. Ciri aussi était silencieuse.

— Elirena…, grommela-t-il soudain. Si Elirena est une héroïne, si ce qu’elle a fait relève de l’héroïsme, alors, tans pis, qu’on me dise traître et lâche. Parce que, moi, Yarpen Zigrin le renégat, j’affirme qu’on ne devrait pas s’entre-tuer, mais vivre ! Vivre de façon à ne pas devoir ensuite implorer le pardon de qui que ce soit. Elirena l’héroïque… Ça, pour le faire, elle a dû le faire. « Pardonnez-moi », suppliait-elle… Par tous les diables ! Mieux vaut mourir plutôt que vivre en sachant qu’on a fait quelque chose qui exige le pardon des autres.

Le nain se tut de nouveau. Ciri ne posa pas les questions qui se pressaient sur le bord de ses lèvres. D’instinct, elle savait qu’elle ne le devait pas.

— Nous devons vivre les uns avec les autres, reprit Yarpen. Nous et vous, les humains. Il n’y a tout simplement pas d’autre issue. Nous le savons depuis deux cents ans et nous y travaillons depuis plus de cent. Tu veux savoir pourquoi je me suis engagé au service d’Henselt, pourquoi j’ai pris une telle décision ? Je ne peux pas permettre qu’un tel travail ait été vain… Pendant un peu plus d’un siècle, nous avons essayé de nous entendre avec les humains. Les lutins, les gnomes, nous et même les elfes ; je ne parle pas des ondines, des nymphes ni des sylphides, car elles ont toujours été sauvages, même quand vous n’étiez pas encore là. Par tous les diables ! Ça nous avait pris cent ans, mais on avait réussi tant bien que mal à vivre ensemble, côte à côte, les uns avec les autres. On était peu ou prou parvenus à convaincre les humains qu’on n’était pas si différents les uns des autres…

— Nous ne sommes pas différents, Yarpen.

Le nain se retourna subitement.

— C’est la vérité, insista Ciri. Tu penses et tu ressens les choses comme Geralt et… comme moi. Nous mangeons les mêmes choses, dans la même marmite. Tu apportes ton aide à Triss, comme je le fais. Tu avais une grand-mère et moi aussi… Ma grand-mère a été tuée par les Nilfgaardiens. À Cintra.

— La mienne, ce sont les hommes qui l’ont tuée, fit le nain avec effort. À Brugge. Au cours du pogrom.

 

 

* * *

 

 

 

— Des cavaliers ! cria l’un des hommes de Wenck qui faisait partie des éclaireurs. Des cavaliers arrivent de front !

Le commissaire trotta jusqu’au chariot de Yarpen. Geralt s’approcha également par l’autre côté.

— Va à l’arrière, Ciri, fit-il sur un ton sec. Descends de ce siège et va à l’arrière du chariot. Reste auprès de Triss.

— De là-bas, on ne voit rien du tout !

— Ne discute pas ! grommela Yarpen. Fais ce qu’on te dit, et plus vite que ça ! Passe-moi ma hache d’armes. Elle se trouve sous la peau de bête.

— Ça ? (Ciri souleva un objet lourd qui faisait peur à voir. Il ressemblait à un marteau avec, à son talon, un crochet tranchant, légèrement tordu.)

— Oui, ça, confirma le nain.

Il glissa le manche de sa francisque dans la tige de sa botte et posa la hache sur ses genoux. Wenck, calme en apparence, observait la grand-route, une main au-dessus des yeux.

— La cavalerie légère de Ban Gleán, jugea-t-il après un instant, dite « la Semonce des étendards ». Je la reconnais aux capes et aux colbacks en peau de castor. Je vous demande de garder votre calme. Et de rester vigilants. Les capes et les colbacks en peau de castor changent facilement de propriétaires.

Les cavaliers s’approchaient du convoi rapidement. Ils étaient une dizaine. Sur le chariot suivant, Ciri vit Paulie Dahlberg poser sur ses genoux deux arbalètes armées que Regan couvrit de son caban. Désobéissant à Geralt, la fillette sortit discrètement de sous la bâche pour se cacher derrière le large dos de Yarpen. Triss tenta de se lever, poussa un juron et retomba sur sa couche.

— Halte-là ! hurla le premier cavalier, sans conteste le chef du groupe. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous et où allez-vous ?

— Qui le demande ? (Wenck se redressa calmement sur sa selle.) De quel front ?

— L’armée du roi Henselt, messire le curieux ! Je suis le dizainier Zyvik et je n’ai point pour habitude de répéter mes questions ! Répondez et vite ! Qui êtes-vous ?

— Le service de ravitaillement de l’armée royale.

— Ça, tout le monde peut le dire ! Je ne vois ici personne aux couleurs du roi.

— Approche donc, dizainier, et observe bien cette bague.

— Que me faites-vous donc miroiter des bagues ! fit le soudard dans une grimace. Vous croyez que je connais tous les sceaux ou quoi ? Tout le monde peut se procurer une telle bague. Ça me fait une belle preuve, tiens !

Yarpen Zigrin se leva de son siège ; il souleva sa hache et, d’un geste rapide, l’avança sous le nez du soldat.

— Et cette preuve-là, tu la reconnais ? grogna-t-il. Renifle-la et rappelle-toi son odeur.

Le dizainier tira sur ses rênes et fit faire un demi-tour à son cheval.

— Vous me menacez ? Moi ? beugla-t-il. Je suis au service du roi !

— Nous le sommes aussi, fit Wenck d’une voix sourde. Et sans doute depuis plus longtemps que toi. Ne t’énerve pas, soldat, je te donne là un bon conseil.

— Je suis chargé de la garde, ici ! Comment je peux savoir qui vous êtes ?

— Tu as vu ma bague, fit le commissaire entre ses dents. Si tu ne reconnais pas le sceau de ce bijou, alors je me demande bien qui tu peux être. L’oriflamme de la Semonce des étendards porte le même emblème, tu devrais donc le connaître.

Le soldat se maîtrisa sous l’influence des paroles calmes de Wenck et des mines patibulaires et décidées qui sortaient des fourgons de l’escorte.

— Hum…, fit-il en faisant glisser son colback sur l’oreille gauche. C’est bon. Mais si vous êtes vraiment ceux que vous prétendez être, j’espère que vous n’aurez rien contre le fait que je jette un œil à l’intérieur de vos chariots.

— Si, tout au contraire, fit Wenck en fronçant les sourcils. Tu n’as pas à te mêler de notre chargement, dizainier. Je ne vois d’ailleurs pas ce que tu voudrais y chercher.

— Vous ne voyez pas. (Le soldat hocha la tête et laissa pendre son bras près de la poignée de son épée.) Alors je m’en vais vous le dire, messire. Le commerce des hommes est interdit, et nombreux sont les coquins qui vendent des esclaves à Nilfgaard. Si je trouve des hommes réduits en esclavage dans vos chariots, vous ne me ferez pas croire que vous servez le roi. Même si vous me présentez une dizaine de bagues.

— C’est bon, fit Wenck sur un ton sec. Si tu cherches des esclaves, alors vas-y. Je te donne mon accord.

Le soudard avança au pas jusqu’au fourgon central. Il se pencha sur sa selle et souleva la bâche.

— Qu’y a-t-il dans ces tonneaux ?

— Et qu’est-ce qu’y devrait y avoir ? Des esclaves ? ironisa Yannick Brass, vautré sur son siège.

— J’ai posé une question, alors répondez !

— Du poisson salé.

— Et dans ces caisses-là ? (Le reître s’approcha du chariot suivant et donna un coup de pied dans la ridelle.)

— Des fers à cheval, grogna Paulie Dahlberg en guise de réponse. Et là-bas, derrière, ce sont des peaux de buffle.

— Je vois. (Le dizainier abandonna ses recherches. Il fit avancer son cheval d’un claquement de langue, regagna la tête du convoi et jeta un œil au chariot de Yarpen.)

— Qui est cette femme allongée là ?

Triss Merigold sourit faiblement, et s’accouda en exécutant un petit geste complexe de la main.

— Qui ça ? Moi ? demanda-t-elle tout bas. Tu ne me vois pourtant pas.

Le soldat cligna nerveusement des yeux et fut parcouru d’un léger frisson.

— Encore du poisson salé, fit-il avec conviction alors qu’il laissait retomber la bâche. C’est bon. Et ce marmot ?

— Des champignons séchés, répondit Ciri en fixant sur lui un regard insolent. Le soldat se tut et resta bouche bée.

— Quoi ? demanda-t-il après un moment, en plissant le front. Qu’est-ce que… ?

— Tu as terminé ton inspection, soldat ? s’enquit Wenck froidement alors qu’il s’approchait du cavalier depuis l’autre côté du fourgon. Le soudard détacha à grand-peine son regard des yeux verts de Ciri.

— Oui, j’en ai terminé. Vous pouvez vous mettre en route et que les dieux vous guident. Mais restez sur vos gardes. Il y a deux jours de ça, des Scoia’tael ont égorgé toute une patrouille à cheval près du ravin des Blaireaux. C’était un commando puissant et nombreux. Il est vrai que le Ravin est loin d’ici, mais l’elfe parcourt les forêts plus vite que le vent. On nous a donné l’ordre de fermer la battue, mais qui peut attraper un elfe ? C’est comme vouloir attraper le vent…

— Ça suffit, ce ne sont point là nos affaires, intervint le commissaire avec brusquerie. Le temps presse, nous avons une longue route devant nous.

— Alors adieu. Hé, mes hommes, avec moi !

— Tu as entendu, Geralt ? grommela Yarpen Zigrin en regardant s’éloigner la patrouille. Ces foutus Écureuils sont dans le coin. Je le sentais bien. Je n’ai pas arrêté d’avoir des fourmis dans le dos comme si quelqu’un pointait directement son arc entre mes épaules. Nom d’un chien ! Nous ne pouvons plus continuer à rouler comme ça à l’aveuglette, occupés à siffler, somnoler ou péter en rêvassant. Nous devons savoir ce qu’il y a devant nous. Écoute-moi, j’ai une idée.

 

 

* * *

 

 

 

Ciri lança son alezan à fond de train. Elle le fit immédiatement partir au galop tout en se penchant bien bas sur sa selle. Geralt, plongé dans une discussion avec Wenck, se redressa aussitôt.

— Ne fais pas la folle ! lui cria-t-il. Du calme, fillette ! Tu veux te rompre le cou ? Et ne t’éloigne pas trop…

Ciri n’entendit pas la suite, elle galopait trop rapidement. Elle l’avait fait exprès, car elle n’avait pas envie d’écouter les sermons habituels. « Pas trop vite, pas de brusquerie, Ciri ! » Patapan. « Ne t’éloigne pas ! » Patapan patapan. « Sois prudente ! » Patapan. Comme si je n’étais encore qu’une enfant, se dit-elle. J’ai pourtant déjà presque treize ans, un rapide alezan et une épée bien aiguisée dans le dos. Et je n’ai peur de rien !

Qui plus est, c’est le printemps !

— Hé, fais attention, tu vas t’écorcher la peau des fesses !

Yarpen Zigrin. Un autre messire je-sais-tout. Patapan !

Plus loin, toujours plus loin, au galop, le long de ce chemin cahoteux, à travers cette herbe et ces buissons verdoyants, dans les flaques argentées, le sable humide et doré, les fougères touffues… Soudain, un daim effarouché s’enfuit dans la forêt ; chacun de ses bonds donnait à voir, l’espace d’un éclair, la tache blanche de son arrière-train. Des oiseaux s’envolaient des arbres – des geais, des piverts colorés ainsi que des pies au plumage noir et blanc et à la queue amusante. L’eau des flaques et des crevasses giclait sous les sabots du cheval.

Plus loin, encore plus loin ! L’animal, qui avait trop longtemps trotté avec indolence derrière le chariot, s’élançait gaiement et rapidement, tout heureux de sa vive allure. Il galopait gracieusement, ses muscles saillaient de part et d’autre de sa croupe, sa crinière humide fouettait le visage de la fillette. L’alezan étira son cou, Ciri lui rendit la bride. Continue, mon petit cheval, oublie le frein, oublie le mors, continue, au galop, plus vite, plus vite ! C’est le printemps !

Elle ralentit et regarda alentour. Elle était enfin seule. Enfin loin de tous. Personne ne lui ferait plus de réprimandes, personne ne la rappellerait plus à l’ordre, personne ne lui ferait plus de remarques ni ne la menacerait de lui interdire ces escapades. Elle était enfin seule, indépendante, libre d’être elle-même et d’agir à sa guise.

Elle se déplaça plus lentement. À l’allure d’un trot léger. En réalité, cette chevauchée n’était pas qu’un simple divertissement, la fillette avait également certaines obligations. Elle faisait désormais partie des cavaliers de reconnaissance, d’une patrouille — celle des éclaireurs. Ah ! pensait Ciri alors qu’elle regardait tout autour d’elle, la sécurité du convoi dépend entièrement de moi. Tous attendent mon retour et mon rapport avec impatience : « La route est libre et praticable, je n’ai vu personne, il n’y a de traces ni de roues ni de sabots. » Je ferai mon rapport, alors ce maigrelet de messire Wenck au regard bleu et froid hochera la tête d’un air sérieux, Yarpen Zigrin découvrira ses dents de cheval jaunies, Paulie Dahlberg s’écrira : « Elle est brave, cette petite ! ». Quant à Geralt, il affichera un léger sourire. Il sourira, même si, ces derniers temps, ça ne lui arrive que rarement.

Ciri examina les environs et inscrivit dans sa mémoire : deux jeunes bouleaux couchés – aucun problème ; des tas de branchages – ce n’est rien, les chariots parviendront à passer ; une crevasse lavée par la pluie – un obstacle de moindre importance, les roues du premier chariot l’écraseront, les autres voitures suivront ses traces ; une vaste clairière – un bon endroit pour une halte…

Des traces ? Comment pourrait-il y en avoir ? Il n’y a personne. Juste la forêt. Et les oiseaux qui gazouillent parmi le feuillage vert tendre des arbres. Un renard au pelage roux foncé traverse le chemin sans se presser… Et tout exhale le printemps.

La voie s’interrompait au milieu d’une colline, se perdait dans un défilé sablonneux, et passait sous de petits pins tordus agrippés aux versants. Ciri délaissa la route pour se hisser jusqu’au sommet d’une pente abrupte afin de pouvoir observer les alentours. Et de toucher les feuilles des arbres humides et odorantes…

Elle descendit de sa selle, accrocha les rênes à une branche et avança à pas lents parmi les genévriers qui recouvraient la colline. De l’autre côté du mont perçait un espace ouvert, béant, tel un trou rongé dans un taillis de la forêt. Il s’agissait sans nul doute des vestiges d’un incendie qui avait fait rage il y a bien longtemps, car aucun brûlis ne rougeoyait nulle part. Tout était vert, des jeunes bouleaux aux sapins. La route, à première vue, semblait libre, praticable. Et sûre.

De quoi ont-ils peur ? pensa-t-elle. Des Scoia’tael ? Il n’y a pas de quoi. Moi, je ne crains pas les elfes, je ne leur ai rien fait.

Les elfes. Les Écureuils. Les Scoia’tael.

Avant que Geralt lui ordonne de s’éloigner, Ciri avait eu le temps de voir les cadavres dans la cour de la place forte. Elle se rappelait l’un d’entre eux en particulier, celui au visage masqué par des cheveux restés collés à cause du sang brunâtre, au cou anormalement tordu et cambré. Sa lèvre supérieure, relevée dans une grimace figée et spectrale, laissait voir les dents, de petites dents très blanches, non humaines. Elle se souvenait des chaussures de l’elfe, abîmées et usées, montant jusqu’aux genoux, attachées par des lacets en bas et fermées par de nombreuses boucles métalliques en haut.

Des elfes qui tuent des hommes et qui meurent aussi au combat… Geralt dit qu’il faut rester neutre… Yarpen, qu’il faut agir de manière à ne pas avoir par la suite à demander pardon…

Elle donna un coup de pied dans une taupinière et, perdue dans ses pensées, elle se mit à fouiller le sable de son talon.

Qui doit pardonner et à qui ? À qui pardonner, et quelles fautes ?

Les Écureuils tuent les hommes. Nilfgaard les paie pour ça. Il les utilise. Il leur monte la tête. Nilfgaard.

Ciri n’avait guère oublié, bien qu’elle l’ait vraiment voulu. Elle n’avait pas oublié ce qui s’était passé à Cintra. L’errance, le désespoir, la peur, la faim, la souffrance. Le marasme et l’hébétement qui avaient suivi plus tard, bien plus tard, lorsque les druides d’Autre Rive l’avaient retrouvée et recueillie. Ses souvenirs étaient brumeux, mais ce qu’elle voulait, c’était ne plus en avoir du tout.

Pourtant, ils revenaient sans cesse. Ils hantaient ses pensées, ses songes… Cintra. Le galop des chevaux et les hurlements sauvages, les cadavres, le feu… Et le chevalier noir au heaume ailé… Ensuite… Les chaumières d’Autre Rive… La cheminée pleine de suie parmi les décombres… Près d’elle, à côté du puits resté intact, le chat noir léchant la terrible brûlure qu’il avait au flanc. Le puits… la grue… le seau…

Le seau plein de sang.

Ciri se frotta le visage, elle regarda sa main, étonnée. Elle était mouillée. La fillette renifla et essuya ses larmes du revers de sa manche.

Rester neutre ? Indifférent ? Ciri avait envie de hurler. Un sorceleur assistant à la souffrance sans intervenir ? Impossible ! Son rôle est de défendre les humains. Contre les sylvains, les vampires, les loups-garous. Mais pas seulement. Il doit les protéger contre le Mal sous toutes ses formes. Et moi, j’ai vu ce qu’était le Mal à Autre Rive.

Un sorceleur a pour devoir de protéger et de sauver des vies. Protéger les hommes, afin qu’on ne les pende pas aux arbres par les bras, qu’on ne les empale pas ; les jeunes filles aux cheveux blonds, pour qu’on ne les crucifie pas sur des poteaux plantés dans le sol ; les enfants, pour éviter qu’on les égorge et qu’on les jette dans les puits. Même le chat brûlé dans la grange incendiée méritait d’être protégé. C’est pour cela que je deviendrai une sorceleuse ; si je possède une épée, c’est pour défendre des êtres comme ceux de Sodden et d’Autre Rive. Parce qu’eux n’ont pas d’épée, ils ne connaissent pas les pas, les volte-face, les esquives, les pirouettes, personne ne leur a appris à se battre, ils sont sans défense et impuissants face au loup-garou et au déserteur nilfgaardien. Moi, on m’apprend à me battre. Pour que je puisse protéger ceux qui sont sans défense. Et c’est ce que je ferai. Toujours. Jamais je ne serai neutre. Ni indifférente.

Jamais !

Elle ne put déterminer ce qui la mit sur ses gardes : était-ce le soudain silence qui s’était abattu sur la forêt telle une ombre glaciale ou l’impression que quelque chose avait bougé non loin d’elle ? Toujours est-il qu’elle réagit en un éclair, mue par un réflexe acquis dans les forêts de conifères d’Autre Rive, quand elle tentait d’échapper à la mort en fuyant de Cintra. Elle se plaqua au sol, rampa sous un genévrier touffu et s’immobilisa. Pourvu que le cheval ne hennisse pas ! se dit-elle.

De l’autre côté du défilé, quelque chose bougea de nouveau. Ciri parvint à distinguer une vague silhouette entre les feuillages. Un elfe sortit prudemment des fourrés. Après avoir rejeté sa capuche en arrière, il observa les environs pendant un moment, tendit l’oreille, puis s’éloigna rapidement le long de la crête. Deux autres elfes, sortis des halliers, lui emboîtèrent le pas. Puis d’autres les suivirent. De nombreux autres. En une longue file indienne. Environ la moitié d’entre eux étaient à cheval ; ceux-là se déplaçaient lentement, dressés sur leurs selles, tendus, vigilants. L’espace d’un instant, elle les vit tous, distinctement et précisément, à travers la brèche lumineuse qui fendait le mur d’arbres ; elle les regarda évoluer dans un silence total, avec le ciel pour toile de fond, avant qu’ils s’évanouissent dans l’ombre tachetée de la varenne. Ils disparurent sans un murmure, sans un bruissement, tels des spectres. Aucun de leurs chevaux ne hennit ni ne fit claquer ses sabots, pas une branche ne craqua sous le poids d’un pied ou d’un fer. Aucune des armes dont ils étaient bardés ne tinta.

Ils avaient désormais disparu, mais Ciri ne bougeait pas. Elle restait étendue, plaquée au sol sous le genévrier, en s’efforçant de respirer le plus silencieusement possible. Elle savait qu’elle pouvait être trahie par l’envol d’un oiseau ou la fuite d’une bête effarouchée, ce qui pouvait survenir au moindre bruit, au moindre geste, même le plus discret, le plus prudent. Elle ne se releva que lorsque la forêt redevint parfaitement calme et que, parmi les arbres où les elfes avaient disparu, des pies se mirent à jacasser.

Alors qu’elle se relevait, elle se retrouva prisonnière d’une puissante étreinte. Un gant de cuir noir se plaqua contre ses lèvres et étouffa le cri d’effroi de la fillette.

— Pas un mot.

— Geralt ?

— Silence, j’ai dit.

— Tu as vu ?

— Oui, j’ai vu.

— Ce sont eux…, souffla-t-elle. Les Scoia’tael, n’est-ce pas ?

— Oui. Vite, rejoignons les chevaux. Regarde où tu mets les pieds.

Ils descendirent le long de la pente, prudemment et en silence, mais ils ne regagnèrent pas la route, ils restèrent dans les fourrés. Geralt observait les alentours très attentivement. Pour éviter que la fillette se déplace librement, il tenait les rênes de l’alezan et le dirigeait lui-même.

— Ciri, fit-il soudain. Tu ne dois pas dire un mot de ce que nous avons vu. Ni à Yarpen ni à Wenck. À personne. Tu comprends ?

— Non, grommela-t-elle, en baissant la tête. Je ne comprends pas. Pourquoi devrais-je me taire ? Il faut pourtant les mettre en garde. De quel côté sommes-nous, Geralt ? Contre qui sommes-nous ? Qui sont nos amis, et qui sont nos ennemis ?

— Demain, nous quitterons le convoi, répondit-il après un silence. Triss est presque entièrement rétablie. Nous ferons nos adieux et nous poursuivrons notre chemin. Nous aurons nos propres problèmes, nos propres soucis et nos propres difficultés. J’espère alors que tu cesseras de vouloir à tout prix diviser les habitants de notre monde en amis et en ennemis.

— Nous devons être… neutres ? Indifférents, c’est ça ? Et s’ils attaquent…

— Ils n’attaqueront pas.

— Mais s’ils…

— Écoute-moi. (Le sorceleur se tourna vers elle.) A ton avis, pourquoi un convoi d’une telle importance – un chargement d’or et d’argent, les renforts secrets du roi Henselt pour Aedirn – est-il escorté par des nains et non des humains ? Hier, j’ai déjà vu un elfe nous observer depuis un arbre. La nuit, j’en ai entendu d’autres passer à côté de notre campement. Les Scoia’tael n’attaqueront pas les nains, Ciri.

— Mais ils sont tout de même là, marmonna-t-elle. Ils sont bien là. Ils tournent autour de nous, nous encerclent…

— Je connais la raison de leur présence. Viens, je vais te montrer.

Geralt fit soudain faire un demi-tour à son cheval et lança les rênes de l’alezan à Ciri. Celle-ci talonna sa monture et accéléra, mais, d’un geste, le sorceleur lui ordonna de rester derrière lui. Ils coupèrent à travers la route et s’enfoncèrent de nouveau dans les fourrés. Le sorceleur ouvrait le chemin, Ciri suivait sa trace. Tous deux gardaient le silence. Un long moment s’écoula ainsi.

— Regarde. (Geralt stoppa son cheval.) Regarde, Ciri.

— Qu’est-ce que c’est ? souffla-t-elle.

— Shaerrawedd.

Devant eux, aussi loin que la forêt leur permettait de voir, se dressaient des blocs de granit et de marbre taillés de manière égale, aux rebords émoussés, arrondis par les bourrasques. Ils étaient ornés de motifs que les pluies avaient lavés, ils avaient été fendus, brisés par les gelées, et éparpillés par les racines des arbres. Ces colonnes détruites, ces arcades, ces vestiges de frises autour desquels s’enroulait le lierre étaient recouverts par endroits d’une épaisse couche de mousse verte, mais leur blancheur scintillait çà et là au milieu des troncs.

— Il y avait un… château fort, ici ?

— Un palais. Les elfes ne construisaient pas de châteaux forts. Descends. Nos chevaux ne parviendront pas à se déplacer dans les décombres.

— Qui a détruit tout cela ? Les hommes ?

— Non. Ce sont eux. Avant de partir.

— Pourquoi ont-ils fait cela ?

— Ils savaient qu’ils ne reviendraient plus. Cela s’est passé après leur second conflit avec les humains, il y a plus de deux cents ans de cela. Auparavant, lorsqu’ils se repliaient, ils laissaient leurs villes intactes. Les humains construisaient sur les fondations des elfes. C’est ainsi que furent créées Novigrad, Oxenfurt, Wyzima, Tretogor, Maribor, Cidaris. Et Cintra.

— Cintra aussi ?

Le sorceleur acquiesça d’un signe de tête sans détacher son regard des ruines.

— Ils ont quitté ces lieux, mais ils y reviennent à présent, murmura Ciri. Pourquoi ?

— Pour voir.

— Voir quoi ?

Sans mot dire, il posa sa main sur l’épaule de la fillette et la poussa légèrement devant lui. Ils sautèrent d’un escalier en marbre et descendirent plus bas en se retenant aux branchages souples des noisetiers, et aux touffes d’herbe qui perçaient à travers chaque brèche, chaque fissure dans les dalles fendues et recouvertes de mousse.

— Ici se trouvait le centre du palais, son cœur : la fontaine.

— Ici ? s’étonna Ciri en regardant l’épais fourré d’aulnes et les troncs blancs des bouleaux parmi les éclats et les blocs de pierre informes. Mais il n’y a rien ici.

— Suis-moi.

Le ruisseau qui alimentait la fontaine devait souvent changer de lit. Patiemment et sans discontinuer, il lavait les blocs de marbre et les dalles d’albâtre qui finissaient par s’affaisser, créant des digues qui orientaient le cours d’eau dans une nouvelle direction. Le terrain entier avait ainsi été découpé en ravins peu profonds. Çà et là, l’eau s’écoulait en cascade au milieu des vestiges du palais, les débarrassant des feuilles mortes, du sable et des couches d’aiguilles ; à ces endroits, le marbre, les céramiques et les mosaïques avaient conservé leurs couleurs et leur éclat, comme s’ils étaient couchés là depuis trois jours et non deux siècles.

Geralt traversa le ruisseau d’un bond et avança au milieu des vestiges de colonnes. Ciri s’empressa à sa suite. Ils sautèrent en bas d’un autre escalier en ruine, puis, la tête baissée, passèrent sous la voûte intacte d’une arcade, à moitié enfouie sous un monticule de terre. Le sorceleur s’arrêta, désigna quelque chose de la main. Ciri poussa un bruyant soupir.

Un grand rosier, paré de dizaines de fleurs d’un blanc de lis toutes plus belles les unes que les autres, poussait, au milieu des gravats que les céramiques brisées rendaient pittoresques. Des gouttes de rosée, aussi brillantes que l’argent, scintillaient sur les pétales des fleurs. L’arbrisseau enveloppait de ses tiges une grande dalle de pierre blanche, de laquelle les observait un beau visage à l’air triste et aux traits nobles et délicats, que les pluies et les neiges successives n’avaient pas réussi à effacer. Pas plus que les burins des pilleurs venus extraire des bas-reliefs dorures, mosaïques et pierres précieuses, n’étaient parvenus à le défigurer.

— Aelirenn, fit Geralt après un long silence.

— Elle est magnifique, souffla Ciri en le prenant par la main. (Le sorceleur ne sembla pas le remarquer. Il regardait la sculpture. Il était loin, très loin, dans un autre monde, à une autre époque.)

— Aelirenn, répéta-t-il après un instant. Elirena, pour les nains et les humains. C’est elle qui les a menés au combat, il y a deux cents ans. Parmi les elfes, les anciens étaient contre. Ils savaient qu’ils n’avaient aucune chance. Qu’ils risquaient de ne plus se relever après la défaite. Ils voulaient sauver leur peuple, survivre avant tout. Ils avaient décidé de détruire leurs villes, de se retirer dans les montagnes sauvages, inaccessibles… et d’attendre. Les elfes ont une vie très longue, Ciri. Ils sont presque immortels par rapport à notre échelle du temps. Les humains leur apparaissaient alors comme quelque chose qui finirait par passer, de la même façon qu’à une période de sécheresse, un hiver rude, une nuée de sauterelles succèdent la pluie, le printemps, une récolte abondante… Ils voulaient attendre. Survivre. Ils décidèrent de détruire leurs villes et leurs palais. Et avec, celui qui faisait leur fierté : le beau Shaerrawedd. Ils voulaient survivre, mais Elirena… Elirena souleva les jeunes elfes. Ils prirent les armes et la suivirent dans un ultime combat désespéré. Tous furent massacrés. Massacrés sans pitié.

Ciri gardait le silence, les yeux rivés sur le beau visage éteint.

— Ils mouraient, son prénom sur les lèvres, reprit le sorceleur à voix basse. Ils mouraient pour Shaerrawedd en répétant l’appel d’Elirena, son cri. Ce palais était leur symbole. Ils se sacrifiaient pour ses pierres et ses marbres… et pour Aelirenn. Ils périrent en héros, avec dignité, comme elle le leur avait promis. Ils sauvèrent leur honneur, mais causèrent leur perte et condamnèrent leur propre race. Leur propre peuple. Tu te rappelles ce que t’a dit Yarpen ? Qui est maître de ce monde et qui en disparaît ? Il te l’a expliqué de manière grossière, mais juste. Les elfes possèdent une durée de vie très longue, mais seuls les jeunes sont fertiles et peuvent avoir une descendance. Or presque tous les jeunes elfes avaient alors suivi Elirena – Aelirenn, la Rose blanche de Shaerrawedd… Nous nous tenons au milieu des ruines de son palais, près de la fontaine dont elle écoutait le clapotis chaque soir… Ça, c’étaient ses fleurs.

Ciri restait silencieuse. Geralt l’attira à lui et la prit dans ses bras.

— As-tu compris maintenant pourquoi les Scoia’tael étaient là ? Et ce qu’ils voulaient voir ? Es-tu consciente qu’il faut empêcher les jeunes elfes et les jeunes nains de se faire de nouveau massacrer ? Que ni toi ni moi n’avons le droit de prendre part à cette tuerie ? Ces roses fleurissent toute l’année. Elles devraient déjà être devenues sauvages, mais elles sont encore plus belles que les roses des jardins bien entretenus. Des elfes continuent de venir à Shaerrawedd, Ciri. Différents les uns des autres. Parmi eux, certains sont impétueux et stupides, et considèrent cette pierre fendue comme un symbole. D’autres, plus sensés, ont pour symbole ces fleurs immortelles, qui renaissent sans cesse. D’autres encore savent que si l’on arrache cet arbrisseau et que l’on brûle cette terre, les roses de Shaerrawedd ne refleuriront plus jamais. Tu comprends ça ?

La fillette fit un signe de la tête.

— Comprends-tu à présent ce que signifie cette neutralité qui te taraude autant ? Être neutre ne signifie pas être indifférent ou insensible. Il ne faut pas tuer ces émotions en soi. Il suffit de vaincre la haine. Est-ce clair dans ton esprit ?

— Oui, répondit-elle dans un murmure. J’ai compris, à présent. Geralt, je… je voudrais… cueillir l’une de ces roses. En souvenir. Est-ce que je peux ?

— Vas-y, fit-il après un moment d’hésitation. Prends-en une afin de te souvenir à jamais de cet endroit. Partons maintenant. Retournons au convoi.

Ciri glissa la rose entre les lacets de son pourpoint. Soudain, elle poussa un petit cri aigu et leva sa main. Un filet de sang s’écoula de l’un de ses doigts vers sa paume.

— Tu t’es piquée ?

— Yarpen…, souffla la fillette en regardant son sang s’écouler le long de sa ligne de vie. Wenck… Paulie…

— Quoi ?

— Triss ! s’écria-t-elle d’une voix perçante qui n’était pas la sienne. (La fillette fut parcourue d’un grand frisson et se frotta le visage avec son avant-bras.) Vite, Geralt ! Nous devons leur venir en aide ! Les chevaux, dépêchons-nous !

— Ciri ! Que t’arrive-t-il ?

— Ils sont en train de mourir !

 

 

* * *

 

 

 

Elle galopait, l’oreille pratiquement collée à l’encolure du cheval, et pressait sa monture à coups de cris et de talonnades. Le sable du chemin forestier giclait sous les sabots de l’alezan. Au loin, la fillette entendit un hurlement, puis elle sentit l’odeur de la fumée.

En face d’elle, un couple de chevaux qui traînait derrière lui des harnais, des rênes et un timon brisé, approchait à vive allure, obstruant le passage. Ciri ne ralentit pas, et des flocons d’écume effleurèrent son visage lorsqu’elle passa à côté des bêtes, aussi rapide qu’une flèche. Elle entendit derrière elle le hennissement d’Ablette et les jurements de Geralt qui avait été contraint de ralentir sa course.

À la sortie d’un virage, elle déboucha sur une vaste clairière.

Le convoi était la proie des flammes. Des flèches ardentes, tels des oiseaux de feu, jaillissaient des buissons en direction des voitures, transperçaient les bâches et se plantaient dans les planches. Des Scoia’tael, hurlant et vociférant, attaquaient de toutes parts.

Sans tenir compte des cris de Geralt qui lui parvenaient de derrière, Ciri dirigea son cheval droit sur les deux premiers chariots postés à l’avant. L’un d’eux était renversé ; Yarpen Zigrin, une hache dans une main, une arbalète dans l’autre, se tenait à côté. À ses pieds gisait, immobile et impuissante, sa robe bleue déchirée jusqu’à mi-cuisses,…

— Triiiiiiss !!! cria Ciri en se redressant sur sa selle et en donnant un grand coup de talon à son cheval.

Les Scoia’tael se tournèrent dans sa direction, et des flèches sifflèrent aux oreilles de la fillette. Celle-ci secoua la tête tout en maintenant son allure. Elle entendit le cri de Geralt qui la sommait de se réfugier dans les bois. Mais elle n’avait pas l’intention de l’écouter. Elle se baissa et fila tout droit sur les archers qui tiraient sur elle. Elle sentit soudain le parfum pénétrant de la rose blanche attachée à son pourpoint.

— Triiiiiiss !!!

Les elfes se jetèrent sur le côté pour éviter le cheval au galop. Ciri en heurta un légèrement avec son étrier. Elle entendit un sifflement aigu ; sa monture eut un mouvement violent, poussa un couinement et se jeta de côté. Ciri aperçut une flèche profondément plantée dans la croupe de l’animal, tout près de la cuisse. Elle retira vivement ses pieds des étriers, se redressa brusquement, puis elle s’accroupit sur sa selle, prit un bel élan et sauta.

Elle atterrit, légère, sur la caisse renversée de la voiture, s’équilibra à l’aide de ses bras, puis sauta de nouveau pour retomber, accroupie cette fois, à côté de Yarpen qui hurlait et faisait tournoyer sa hache. Non loin de là, Paulie Dahlberg luttait sur la seconde voiture, tandis que Regan, penché en arrière, les jambes appuyées contre une planche, tentait tant bien que mal de retenir l’attelage. Les chevaux, effrayés par le feu qui dévorait la bâche, poussaient des hennissements sauvages, trépignaient et tiraient violemment sur le timon.

Ciri se précipita vers Triss, qui était allongée au milieu des tonneaux et des caisses éparpillées. Elle l’agrippa par ses vêtements et se mit à la tirer en direction du chariot renversé. La magicienne gémissait, les mains pressées contre ses tempes. Un claquement de sabots et des hennissements se firent entendre à proximité : deux elfes qui faisaient virevolter leurs épées repoussaient vers la fillette Yarpen, qui se jetait sur ses assaillants avec rage. Le nain tournait comme une toupie ; à l’aide de sa hache, il parait agilement les coups qui s’abattaient sur lui. Ciri entendait des jurons, des gémissements et le fracas plaintif du métal.

Un nouvel attelage se détacha du convoi en flammes ; il galopait dans leur direction, semant derrière lui des bouts de toile en feu. Le conducteur gisait inerte sur son siège ; à côté de lui, Yannick Brass tentait avec difficulté de garder son équilibre. Il tenait les rênes d’une main et ripostait de l’autre aux attaques de deux elfes qui galopaient de part et d’autre du chariot. Un troisième Scoia’tael, qui avait rattrapé les chevaux de l’attelage, n’avait de cesse de tirer des flèches en direction de leurs flancs.

— Saute ! hurla Yarpen d’un cri qui couvrit le vacarme environnant. Saute, Yannick !

Ciri vit Geralt galoper vers le chariot lancé à toute allure et désarçonner l’un des elfes d’un coup d’épée bref et mesuré, tandis que Wenck, qui avait surgi du côté opposé, s’occupait de celui qui tirait sur les chevaux. Yannick jeta les rênes, sauta hors du chariot… et atterrit sous le cheval du troisième Scoia’tael. L’elfe se redressa sur ses étriers et le frappa de son épée. Le nain tomba. Au même moment, la voiture en flammes fonça sur les combattants et les dispersa. Ciri parvint de justesse à éloigner Triss des sabots des chevaux en furie. Le palonnier se brisa dans un fracas étourdissant, le fourgon fit un bond, perdit une roue et se renversa, semant tout autour de lui son chargement ainsi que des planches en proie aux flammes.

Ciri réussit à traîner la magicienne jusque sous le chariot renversé de Yarpen. Paulie Dahlberg, qui s’était soudain retrouvé à côté de la fillette, lui était venu en aide tandis que Geralt les couvraient tous deux, se dressant avec Ablette entre eux et les Scoia’tael qui s’étaient lancés à leur poursuite. Une grande agitation régnait autour du chariot ; Ciri entendait des cris, le fracas des lames, le renâclement des chevaux, le claquement de leurs sabots. Yarpen, Wenck et Geralt, cernés par les elfes, luttaient comme des diables enragés.

L’attelage de Regan, lequel se battait contre un lutin ventru vêtu d’une camisole en peau de lynx, fendit soudain la troupe de combattants. Le lutin était assis sur le nain et tentait de le transpercer de son long couteau. Yarpen sauta adroitement sur le chariot, attrapa l’assaillant au collet et le jeta par-dessus bord. Regan poussa un cri perçant, saisit les rênes et fouetta les chevaux. L’attelage s’ébroua, le chariot se mit en route et prit très rapidement de la vitesse.

— En rond, Regan ! hurla Yarpen. En rond ! Tout autour !

Le chariot fit demi-tour et fonça de nouveau sur les elfes pour les disperser. L’un d’eux s’approcha d’un bond et agrippa le cheval de droite par le licol, mais il ne parvint pas à assurer sa prise et chuta sous les sabots lancés au galop et les roues de l’attelage. Ciri entendit un cri macabre.

Un deuxième elfe, qui galopait à côté d’eux, donnait de violents coups d’épée. Yarpen esquiva l’attaque. La lame de l’elfe vint se cogner contre l’un des cerceaux qui maintenaient la bâche. L’assaillant bascula en avant, entraîné par son élan. Le nain s’arc-bouta soudain puis fit un geste brusque de la main. Le Scoia’tael poussa un cri et se raidit sur sa selle, avant de s’écrouler à terre, une francisque plantée entre les omoplates.

— Allez, venez, fils de putains ! hurlait Yarpen en faisant tournoyer sa hache. À qui le tour ?… Continue à faire des cercles, Regan !

Celui-ci, secouant sa toison en sang, hurlait comme un damné et fouettait les chevaux sans pitié, recroquevillé sur son siège au milieu du sifflement des flèches. L’attelage dessinait à toute allure un cercle étroit, formant ainsi un barrage mobile de feu et de fumée autour du chariot renversé sous lequel Ciri avait tiré la magicienne blessée et à moitié inconsciente.

Non loin d’eux piaffait le cheval de Wenck, un étalon gris. Le commissaire était courbé sur sa selle ; Ciri apercevait les plumes blanches de la flèche qui était plantée dans son flanc. Malgré sa blessure, le chevalier parait habilement les coups des deux elfes à pied qui l’attaquaient de chaque côté. C’est alors qu’une deuxième flèche atteignit Wenck dans le dos, sous les yeux de la fillette. Le commissaire s’écroula sur l’encolure de son cheval, la poitrine en avant, mais il se maintint sur sa selle. Paulie Dahlberg vola à son secours.

Ciri se retrouva seule.

Elle empoigna son épée. Mais sa lame, qui, au cours des entraînements, jaillissait de derrière son dos comme un éclair, ne se laissait absolument pas extraire de son fourreau ; elle résistait, restait prisonnière de son étui devenu aussi rigide que du goudron. En plein cœur du tourbillon qui hurlait alentour, au milieu de ces mouvements si rapides qu’ils en étaient presque imperceptibles, l’épée de la fillette paraissait étrangement et anormalement lente. Il semblait à Ciri que des siècles s’écouleraient avant que son arme sorte entièrement de son fourreau. Le sol tremblait et frémissait. La fillette s’aperçut soudain qu’il ne s’agissait pas du sol, mais de ses propres genoux.

Paulie Dahlberg, armé de sa hache, tenait en échec l’elfe qui l’attaquait, tout en tirant au sol le commissaire Wenck blessé. Ablette passa rapidement à côté du chariot, un elfe s’était jeté sur Geralt. Ce dernier avait perdu son bandeau, et ses cheveux blancs volaient au vent. Les épées s’entrechoquaient.

Un autre Scoia’tael, à pied, surgit de derrière le chariot. Paulie lâcha Wenck, se redressa, et fit virevolter sa hache. Puis il se figea sur place.

Devant lui se tenait un nain à la barbe noire tressée en deux nattes, et coiffé d’un bonnet orné d’une queue d’écureuil. Paulie eut un instant d’hésitation.

Ce ne fut pas le cas de son adversaire à la barbe noire, qui lui assena un coup des deux mains. La lame de sa hache vrombit dans les airs avant de venir se planter dans la clavicule de Paulie, qui se brisa dans un horrible craquement. Le nain s’écroula aussitôt, sans gémir, comme si la force du coup lui avait scié les deux genoux.

Ciri poussa un hurlement.

Yarpen Zigrin sauta hors du chariot. Le nain à la barbe noire tournoya et lui porta un coup. Yarpen esquiva l’attaque grâce à un demi-tour habile, poussa un geignement puis assena à son adversaire un coup terrible par en dessous qui lui fendit la barbe, le larynx, la mâchoire et le visage… jusqu’au nez. Le Scoia’tael se raidit et s’écroula sur le dos. Tout en se vidant de son sang, il agitait les mains et creusait la terre de ses talons.

— Geraaaalt ! hurla Ciri qui avait senti une présence dans son dos – celle de la mort.

Ce n’était qu’une forme indistincte qu’elle avait aperçue du coin de l’œil en regardant derrière elle, un mouvement, un éclair, mais la fillette réagit immédiatement en exécutant une parade oblique suivie d’une feinte qu’elle avait apprise à Kaer Morhen. Elle esquiva le coup, mais elle n’était pas suffisamment stable sur ses jambes et se tenait trop de côté pour pouvoir prendre son élan. Elle fut projetée contre la caisse du chariot. Son épée lui glissa des mains.

La très belle elfe aux longues jambes bottées qui se tenait devant elle tordit ses lèvres en une horrible grimace, leva son épée et secoua ses cheveux soudain libérés de la capuche qu’elle avait rejetée vers l’arrière. La lame brillait d’une lumière aveuglante, tout comme les bracelets que l’Écureuil portait aux poignets.

Ciri était incapable de bouger.

Mais l’épée ne s’abattit pas, elle ne la frappa pas. Car l’elfe ne regardait pas la fillette, mais la rose blanche attachée à son pourpoint.

— Aelirenn ! s’écria l’Écureuil d’une voix forte, comme si elle voulait que son cri ait raison de son hésitation.

Elle n’eut pas le temps d’aller plus loin. Geralt, tout en repoussant Ciri, lui entailla largement la poitrine avec son épée. Le sang gicla sur le visage et les vêtements de la fillette, de petites taches rouges souillèrent les pétales blancs de la rose.

— Aelirenn…, gémit l’elfe d’une voix déchirante tandis qu’elle se laissait glisser sur les genoux. Avant de tomber face contre terre, elle eut le temps de pousser un dernier cri. D’une voix forte, continue et désespérée.

— Shaerraweeeeedd !!!

 

 

* * *

 

 

 

La réalité revint aussi soudainement qu’elle avait disparu. Au milieu du bruit sourd et continu qui emplissait ses oreilles, Ciri se mit à distinguer des voix. À travers le rideau scintillant et humide de ses larmes, elle commença à percevoir les vivants et les morts.

— Ciri, murmura Geralt qui était agenouillé auprès d’elle. Ressaisis-toi.

— La bataille…, gémit-elle en s’asseyant. Geralt, que s’est-il…

— C’est fini. Grâce à l’armée de Ban Gleán qui est venue en renfort.

— Tu n’as pas été…, souffla-t-elle, en fermant les yeux. Tu n’as pas été neutre…

— Non, en effet. Mais tu es en vie. Tout comme Triss.

— Comment va-t-elle ?

— Elle s’est cogné la tête en tombant du chariot que Yarpen voulait à tout prix défendre. Elle va bien à présent. Elle soigne les blessés.

Ciri regarda autour d’elle. Des silhouettes d’hommes armés scintillaient au milieu de la fumée qui émanait des fourgons en train de se consumer. Tout autour gisaient des caisses et des tonneaux. La plupart étaient défoncés et leur contenu avait été renversé. C’étaient de vulgaires cailloux gris. Elle les fixa du regard, stupéfaite.

— Des renforts pour Demawend d’Aedirn, ironisa Yarpen Zigrin en grinçant des dents. (Il se tenait à côté d’eux.) Des renforts secrets et hautement importants. Un convoi spécial… Tu parles !

— C’était un piège ?

Le nain se retourna, il fixa la fillette et Geralt, puis il porta de nouveau son regard sur les cailloux qui s’étaient déversés des tonneaux. Pour finir, il cracha.

— Oui, confirma-t-il. Un piège.

— Destiné aux Écureuils ?

— Non.

Les morts furent disposés en rang. Elfes, hommes, nains : tous gisaient les uns à côté des autres, sans distinction. Yannick Brass était parmi eux. La belle elfe aux cheveux noirs et aux jambes bottées aussi. Tout comme le nain à la barbe noire tressée en nattes, qui luisait à cause du sang coagulé. Il y avait encore…

— Paulie ! sanglotait Regan Dahlberg en serrant la tête de son frère sur ses genoux. Pourquoi toi ?

Tous gardaient le silence. Tous, sans exception. Même ceux qui connaissaient la réponse. Regan tourna vers eux son visage convulsé, mouillé par les larmes.

— Qu’est-ce que je vais dire à notre mère ? gémit-il.

Personne ne soufflait mot.

Non loin de là, Wenck était allongé, entouré par des soldats aux couleurs noir et or de Kaedwen. Il respirait péniblement, et chacune de ses expirations faisait apparaître des bulles de sang sur ses lèvres. Triss était agenouillée auprès de lui, un chevalier revêtu d’une armure flamboyante se tenait debout au-dessus d’eux.

— Alors, dame magicienne ? demanda le chevalier. Survivra-t-il, à votre avis ?

— J’ai fait ce que j’ai pu. (Triss se mit debout et pinça les lèvres.) Mais…

— Quoi ?

— Ils ont utilisé ceci.

Elle lui montra une flèche à la pointe étrange qu’elle lança contre un tonneau à proximité. La pointe se divisa en quatre aiguilles épineuses et crochues. Le chevalier poussa un juron.

— Fredegard…, fit Wenck avec difficulté. Fredegard, écoute…

— Garde-toi de parler ! Ou de bouger ! dit Triss sur un ton sévère. Les effets de mon incantation restent fragiles !

— Fredegard, reprit le commissaire. (La bulle de sang qu’il avait sur les lèvres éclata ; à sa place en apparut aussitôt une nouvelle.) Nous avions tort… Nous avions tous tort. Ce n’était pas Yarpen… Nous l’avons injustement soupçonné… Je m’en porte garant. Il n’a pas trahi… il n’a pas…

— Assez ! cria le chevalier. Plus un mot, Vilfrid ! Hé ! Là-bas ! Apportez un brancard, vite !

— C’est trop tard, fit la magicienne d’une voix sourde en regardant les lèvres de Wenck sur lesquelles plus aucune bulle ne se formait. Ciri détourna le regard et pressa son visage contre le flanc de Geralt.

Fredegard se redressa. Yarpen Zigrin ne le regardait pas. Il regardait les morts. Il regardait Regan Dahlberg qui était toujours agenouillé auprès de son frère.

— Il le fallait, messire Zigrin, fit le chevalier. Nous sommes en guerre. Nous avions un ordre. Nous devions être sûrs…

Yarpen gardait le silence. Le chevalier baissa les yeux.

— Pardonnez-nous, souffla-t-il.

Le nain tourna lentement la tête. Il posa son regard sur le chevalier, sur Geralt, sur Ciri, sur tous les autres – les humains.

— Qu’avez-vous fait de nous ? demanda-t-il plein d’amertume. Qu’avez-vous donc fait de nous ?

Personne ne lui répondit.

Les yeux de l’elfe aux longues jambes étaient vitreux et opaques. Son cri était resté figé sur ses lèvres tordues.

Geralt étreignit Ciri. D’un geste lent, il détacha de son pourpoint la rose blanche tachetée de points sombres et, sans mot dire, la jeta sur le corps de l’Écureuil.

— Adieu, murmura Ciri. Adieu, Rose de Shaerrawedd, et…

— Pardonne-nous, acheva le sorceleur.