CHAPITRE 8
Tiens-moi, veux-tu, Ruth ? dit Jaxom, passant lentement la jambe par-dessus le cou de son dragon. Bouger en apesanteur lui avait paru plus facile la veille, quand lui et Piemur pouvaient se raccrocher l’un à l’autre. Il avait pris le chic pour contrôler ses mouvements, mais aujourd’hui, la volumineuse combinaison spatiale le gênait, surtout les lourdes bottes à semelles magnétiques. Il resserra brusquement la main sur le cou de Ruth, se sentant partir dans une autre direction que le bas. Ruth le rattrapa par la cheville, et soudain, il se retrouva debout, fermement ancré au sol par ses bottes.
Sachant que ses compagnons d’étude le regardait, il espérait ne pas avoir l’air aussi ridicule qu’il en avait l’impression. Sharra lui avait pourtant dit et répété qu’il n’avait pas du tout l’air ridicule, la veille en apesanteur, et qu’ils devaient se féliciter, Piemur et lui, de s’être si bien comportés. Elle regrettait seulement de n’avoir pas pu admirer le panorama qui les avait transportés.
— Je n’ai jamais vu cette expression sur le visage de Piemur. (Jancis était impressionnée.)
— Et moi, quelle tête je faisais ?
— Tu avais l’air abasourdi, comme Piemur, répondit-elle avec un sourire malicieux. À peu près comme la première fois que tu as vu Jarrol.
Aujourd’hui, Jaxom avait un certain contrôle sur ses mouvements – dans la mesure où il laissait les pieds par terre. Il fit un premier pas en avant, arrachant sa semelle du sol et la posant lourdement devant lui. Ruth avait atterri au même endroit que la veille, près de la porte de l’ascenseur. Jaxom n’eut qu’à passer sous le cou de son dragon pour atteindre le panneau de contrôle, qui, selon Siav, fonctionnait.
Je vais vous débarrasser le plancher, dît Ruth avec obligeance, faisant un saut périlleux en arrière et flottant vers la fenêtre. C’est plus beau que la vue qu’on a des Pierres de L’Étoile de Benden ou des crêtes de feu de Ruatha. Le temps que Jaxom appuie d’un index ganté sur un bouton, Ruth, le nez déjà collé au plasverre de la baie, contemplait l’espace.
Jaxom n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression déjà ressentie la veille d’être un intrus, à marcher ainsi où ses ancêtres avaient marché avant lui, à manipuler boutons, interrupteurs et manettes comme ils l’avaient fait autrefois. Il s’était dit que cela venait de la nature macabre de leur mission, et il avait espéré que cette impression se dissiperait lors de la mission suivante, mais il n’en était rien.
Bien que Piemur et Jaxom aient pu, miraculeusement, accomplir leur programmation, Siav n’avait pas pu découvrir pourquoi les portes de la soute restaient ouvertes. Aujourd’hui, après un cours accéléré avec Siav, Jaxom devait descendre dans la soute et tenter de fermer les portes à l’aide des commandes automatiques ou manuelles.
— Il faut espérer que l’un de ces deux systèmes est toujours opérationnel, avait dit Siav.
— Pourquoi ?
— Dans le cas contraire, vous serez obligé de faire une sortie dans l’espace pour voir ce qui empêche leur fermeture.
— Oh ! avait fait Jaxom, qui avait vu suffisamment de bandes vidéo pour se demander s’il aurait le courage de faire une sortie spatiale.
La cabine de l’ascenseur s’ouvrit, et Jaxom entra. La porte se referma. Une fois de plus, consultant le diagramme qu’il avait à la main – et qu’il savait par cœur – il pressa le bouton « S », pour soute, avant de remarquer le grand nombre de niveaux desservis. Siav l’avait assuré que les panneaux solaires du Yokohama produisaient assez de courant pour le fonctionnement de l’ascenseur, mais il eut un moment de frayeur en attendant que les rouages si longtemps au repos se remettent à fonctionner.
— L’ascenseur est opérationnel, dit-il à Siav, d’un ton qu’il espérait détaché. Je descends.
Il avait reçu l’ordre de détailler tous ses mouvements. Par nature, Jaxom n’était pas bavard ; il lui semblait stupide de raconter toutes ses actions, même celles qui se déroulaient normalement. Mais Siav avait simplement répété que c’était la procédure normale lorsqu’un opérateur isolé évoluait dans ce qui pouvait être considéré comme un environnement hostile.
— Continuez, dit Siav.
La descente lui parut à la fois longue et rapide. Une cloche sonna et un panneau rouge – DANGER : VIDE – s’alluma sur la porte de l’ascenseur.
— Qu’est-ce que je fais maintenant, Siav ?
— Appuyez sur le bouton : POMPE, à la droite du panneau danger, et attendez qu’il s’éteigne.
Jaxom s’exécuta. Quelques instants plus tard, il entendit un « ding » mélodieux, la porte glissa en silence – et il se retrouva devant de vastes ténèbres, encadrées d’une aire de ténèbres encore plus noires et piquées d’étoiles. Pas de vue rassurante d’une Pern baignée de soleil. Il ne bougea pas un muscle.
Ne soyez pas nerveux. Je viendrai vous chercher si vous tombez, dit Ruth.
— J’ai atteint la soute, dit enfin Jaxom. Il n’y a pas assez de lumière.
Ce qui, se dit-il, est sans doute le plus bel euphémisme que j’aie dit de ma vie.
— Tâtez à la gauche de la porte. Il y a un panneau, dit la voix rassurante de Siav dans son oreille.
Il expira, et réalisa seulement qu’il retenait son souffle depuis un moment.
— Agitez la main devant le panneau, et des voyants d’urgence vont s’allumer.
Espérons, se dit Jaxom. À mouvements précautionneux, il obéit, et fut immensément soulagé de voir une rangée de lumières s’allumer tout autour de l’immense soute. Les ténèbres parurent encore plus sombres, mais ces faibles lumières le rassurèrent.
— Oui, maintenant, j’ai de la lumière.
C’est encore plus grand que l’Aire d’Éclosion de Fort, dit-il à Ruth, regardant autour de lui, impressionné.
— Une rampe court tout autour de la soute, continua Siav avec calme. À votre gauche, vous verrez un groupe de lumières, et une console devrait être visible en dessous.
— En effet.
— Il vaut mieux la rejoindre en vous tenant à la rampe, Jaxom, poursuivit Siav. Ce sera plus sûr et moins fatigant.
Jaxom se demanda si Siav savait à quel point il avait peur. Mais c’était impossible. Et donc, il prit une profonde inspiration, leva le pied gauche, tendit le bras et saisit la rampe, ronde et lisse, qui lui parut étonnament rassurante pour un simple morceau de métal.
— J’ai saisi la rampe. Je procède selon les instructions.
Il avança le pied droit, équilibrant sa réaction en se tenant fermement à la rampe, et continua, déplaçant une main après l’autre.
— Comment mes ancêtres parvenaient-ils à charger des vaisseaux en apesanteur ? demanda-t-il, ne trouvant rien d’autre à dire.
— Vos ancêtres travaillaient en demi-apesanteur pendant le chargement, mais le reste du temps, la gravité était normale dans le vaisseau.
— Ils arrivaient à faire ça ? Étonnant, répliqua Jaxom, sceptique.
Il était à mi-chemin de la console. Maintenant, la courbure de la paroi lui cachait la vie inquiétante de l’espace constellé d’étoiles. Il aurait voulu aller plus vite, mais s’en tint à une sage lenteur pour prévenir les réactions inattendues. Il avait le front couvert de sueur, et soudain, le petit ventilateur à succion de son casque se mit à fonctionner, et l’humidité fut évacuée. Ce phénomène lui occupa l’esprit jusqu’à son arrivée devant la console.
Il l’activa, et une rangée de voyants rouges et orange s’alluma. Jaxom ressentit un choc, puis commença à lire les cadrans. Il était normal que certains fussent allumés, car ils indiquaient, comme ils le devaient, que les portes extérieures de la cale étaient ouvertes. Il soupira de soulagement, et fit appel à ses leçons pour déchiffrer les autres. Quand il fut certain de la séquence à utiliser, il entra le code approprié. Le voyant orange se mit à clignoter. Au-dessus, il lut : CAT. Il en informa Siav.
— Cela explique pourquoi les portes de la soute sont restées ouvertes. Elles étaient commandées par un Contrôle à Retardement qui n’a pas dû fonctionner. Le plus simple maintenant, c’est d’utiliser la commande manuelle, Jaxom. Elle se trouve sous le terminal. Ouvrez le couvercle en verre et tirez.
Saisissant la poignée de la commande manuelle, Jaxom lui imprima une secousse, rien ne se passant, il tira plus fort. Heureusement, il tenait toujours la rampe, car la force de son mouvement le propulsa à la verticale, uniquement retenu par la main. Un étrange gargouillement résonna à ses oreilles.
— Que se passe-t-il, Jaxom ? demanda Siav, toujours calme.
La panique de Jaxom se calma. Il expliqua la situation.
— Tirez sur votre bras pour vous faire redescendre, et, très lentement, ramenez les pieds en avant, conseilla Siav.
Jaxom s’exécuta et sentit avec soulagement ses semelles reprendre contact avec le sol. Absorbé par cette manœuvre, il ne remarqua pas tout de suite que la lumière s’était légèrement modifiée. Il saisit du coin de l’œil un mouvement sur sa droite, tourna la tête avec toute la lenteur voulue, et vit les grandes portes extérieures se refermer lentement, l’isolant de l’espace dans une sécurité complète.
Sur la console, les voyants passèrent du rouge au vert, et l’irritant clignotant orange s’éteignit.
— Mission accomplie, dit Jaxom, qui aurait voulu crier de soulagement.
— Cela suffira pour aujourd’hui. Revenez à la passerelle et rentrez à la base.
Plus tard le même jour, quand Robinton, Lytol et D’ram arrivèrent pour une réunion restreinte, Siav avait d’autres révélations intéressantes à leur faire.
— Votre planète errante est follement erratique, leur dit-il. Cette installation a eu le temps d’étudier les Archives que vous lui avez présentées, après restauration par les techniques appropriées. L’Étoile Rouge, ainsi qu’on l’appelle improprement, a une course aberrante et ne traverse pas l’orbite de Pern tous les deux cent cinquante ans. L’orbite varie de près de dix ans en quatre Passages – il y eut trois Intervalles de deux cent cinquante-huit ans, et un de deux cent quarante. La durée des Passages varie de quarante-six ans pour le Deuxième, à cinquante-deux pour le Cinquième, et quarante-huit pour le Septième. Les deux Intervalles de quatre cents ans chacun suggèrent que la planète n’est pas allée jusqu’au Nuage d’Oort, ou que, d’une façon inexplicable, elle a été déviée de son orbite habituelle. Autre possibilité, poursuivit-il, d’un ton qui en faisait une éventualité peu probable, elle a pu passer par une section vide de ce réservoir cométaire. Plus important, et conclusion basée sur les calculs de la passerelle du Yokohama, ce Passage sera plus court de trois ans.
— Alors, ça c’est une bonne nouvelle, dit D’ram. Mais je ne comprends pas comment de telles imprécisions ont pu s’introduire dans les Archives.
— Ce n’est pas là la question, répliqua Siav. Quoique votre méthode de datation favorise l’erreur.
— Cela explique l’existence des Rocs de l’Œil, n’est-ce pas ? demanda Lytol. Parce que, quelles que fussent les erreurs de datation, les Weyrs pouvaient toujours savoir quand un Passage était imminent.
— Méthode ingénieuse de déterminer la position exacte d’une planète, quoique pas originale, répondit Siav.
— Oui, oui, dit vivement Lytol. Vous m’avez parlé de Stonehenge et du Triangle d’Eridani. Les imprécisions ont-elles une importance dans d’autres domaines ?
— Ces informations sont toujours en cours d’étude, et augurent bien du succès du Plan.
— Pouvons-nous donc rassurer les Forts et les Ateliers sur ce point ? demanda Robinton, la voix vibrante d’espoir.
— Vous le pouvez en effet.
— Cette réunion a donc pour but de décider quelles informations peuvent être rendues publiques.
— Oui.
— Qu’est-ce que nous pouvons leur dire d’autre ?
— Tout ce que vous savez.
— Ce qui n’est pas grand-chose, gloussa Robinton.
— Mais significatif, répondit Siav. Les deux expéditions jusqu’au Yokohama ont parfaitement réussi. Vous pouvez aussi annoncer que le prochain exercice s’étendra aux quatre chevaliers verts. Il est capital qu’ils effectuent des transferts et continuent les recherches commencées par Piemur et Jaxom. Chacun aura un objectif séparé pendant le temps qu’il passera à bord.
— Pourquoi Jaxom a-t-il dû fermer les portes de la soute aujourd’hui. Car vous avez bien dit que cette section ne sera pas utilisée d’ici un certain temps ? dit D’ram, curieux.
— Il est indispensable que quelqu’un s’habitue à travailler en apesanteur et revêtu d’une combinaison spatiale. Jaxom est le meilleur informaticien et Ruth le plus courageux des dragons.
Robinton remarqua que Lytol se rengorgeait à ces compliments sur son pupille.
— Le fait qu’il est également un Seigneur et peut aussi faire son rapport à l’Assemblée est-il aussi entré en considération ? demanda Robinton, amusé.
— Cela a compté aussi, mais pas autant que sa compétence et sa qualité de chevalier-dragon.
— Alors, qui sera le suivant ? gloussa Robinton.
— Maintenant que Ruth a ouvert la voie, les dragons verts se sentiront obligés de suivre l’exemple du plus petit d’entre eux. Ils iront par paires : Mirrim et Path, G’rannat et Sulath. Ils ont des tempéraments et des compétences complémentaires.
Robinton gloussa.
— Vous être très habile à manipuler les gens.
— Il n’est pas question de manipulations, Maître Robinton. Il s’agit simplement de comprendre la personnalité de ceux qui suivent l’entraînement.
— La soute est assez grande pour que les dragons bronze puissent s’y transférer, remarqua D’ram.
— Pas avant qu’il y ait assez d’air à respirer. Ils joueront un rôle majeur dans les étapes ultérieures, D’ram, dit Siav. Mais la suivante consistera à rétablir la production d’algues génératrices d’oxygène dans l’aire hydroponique, pour purifier l’air des quelques sections utilisables du Yokohama. Le télescope devra être rajusté périodiquement. Il reste une sonde qui est ou n’est pas opérationnelle. Elle pourrait être utile. Sinon il serait peut-être bon qu’un dragon bronze et son maître aillent chercher quelques échantillons de Fils dans les débris d’Oort.
— Quoi ? s’exclamèrent-ils en chœur, stupéfaits.
— Les colons, malgré plusieurs tentatives, n’ont jamais obtenu un Fil avant-Chute. On pourrait faire une analyse, dit Siav, élevant la voix pour couvrir les protestations des trois hommes, dans le laboratoire du Yokohama qui reste opérationnel. Les avantages d’une analyse scientifique des Fils dépassent de loin les risques. D’après ce que j’ai vu de l’intelligence et des capacités des dragons bronze et de leurs maîtres, le risque serait minime – une fois, bien entendu, qu’ils auraient des instructions exactes pour un tel vol, et une tenue protectrice pour le maître.
Tous trois considéraient l’écran, abasourdis à des degrés divers.
— Les Fils sous leur forme nodulaire ne sont pas dangereux, poursuivit Siav, apparemment inconscient de l’effet de cette déclaration sur ses auditeurs. C’est seulement quand ils trouvent un environnement favorable qu’ils se modifient. Aux fins d’analyse, on pourrait en conserver des échantillons dans des caissons d’animation suspendue. Sept des étudiants en biologie les plus prometteurs sont déjà suffisamment avancés pour aborder cette étude, Dame Sharra étant la meilleure. La plupart des appareils pour l’étude des tissus humains et animaux congelés sont toujours là. Il y a même un microscope électronique au laboratoire de cryogénie – ce qui en fait le lieu idéal pour notre propos.
Siav semblait parfaitement raisonnable, ses suggestions aussi logiques que jamais, mais Robinton se cabrait instinctivement à l’idée d’une telle entreprise. Il n’osait pas regarder D’ram et Lytol.
— Pour détruire une menace, il faut la percevoir à la fois dans son entier et dans ses manifestations séparées, continua Siav.
— Comment est-il possible de détruire les Fils si ce que vous nous avez dit de ce Nuage d’Oort qui entoure notre système est vrai ? demanda le Harpiste.
— Ce que je vous ai dit est un fait.
— Les faits ne sont pas toujours la seule vérité, leur rappela Lytol.
— Ne nous éloignons pas du sujet, dit Robinton, regardant sévèrement Lytol.
Siav et l’ancien chevalier-dragon pourraient se gargariser de sémantique et de philosophie quand ils seraient seuls.
— Il faut modifier les faits, poursuivit Siav, comme si Lytol n’avait rien dit. C’est le plan.
— Je voudrais que vous nous en disiez plus sur votre plan, dit Robinton.
— Maître Robinton, pour utiliser une analogie, vous ne demanderiez pas à un nouvel élève de déchiffrer parfaitement une partition à son premier essai, n’est-ce pas ?
Robinton en tomba d’accord, et Siav reprit :
— Et vous ne demanderiez pas non plus à ce même étudiant, quel que soit son talent, d’interpréter un morceau très difficile sur un instrument inconnu ?
— Je comprends l’analogie, dit Robinton, levant les mains en signe de reddition.
— Alors, rassurez-vous en considérant les progrès accomplis, les leçons apprises et comprises. Vous faites de grands progrès vers le haut niveau de compétence exigé, mais il serait préjudiciable d’en demander trop à nos vaillants candidats avant qu’ils soient correctement préparés par l’éducation et l’expérience.
— Vous avez absolument raison, Siav, acquiesça Robinton, branlant du chef à la folie de sa question.
— Quelle est l’importance de cette Assemblée des Seigneurs pour Pern et le projet, Maître Robinton ?
Robinton eut un sourire ironique.
— C’est un point discutable. Mais chaque fois que tous les Seigneurs se réunissent, les moindres contrariétés s’enveniment jusqu’à devenir des discussions furieuses. Nous – c’est-à-dire Sebell, Lytol, D’ram et moi – nous avons de bonnes raisons de penser que le Terminus et ce projet seront mis en question par certains éléments conservateurs et mécontents. Nous pourrons mieux juger des réactions demain, après l’enterrement de Sallah Telgar.
— L’assistance sera-t-elle nombreuse ?
Le sourire de Robinton s’élargit et se fit malicieux.
— Tout ce qui est quelqu’un sur Pern sera là ! Maître Shonagar a fait répéter ses apprentis et ses compagnons sans relâche ; Domick se tue à composer une musique digne de l’occasion, y compris une magnifique fanfare pour les trompettes. Les dragons rempliront le ciel en son honneur.
Sa gorge se serra inopinément à l’énoncé des hommages prévus pour cette ancêtre légendaire.
— Perschar, parmi d’autres, sera là pour illustrer l’événement.
— De telles scènes constitueront une addition intéressante aux Archives de la Pern d’aujourd’hui.
— Nous vous les communiquerons, naturellement, promit gravement Robinton.
— De même que vos récits des cérémonies.
— Le récit de chacun ? demanda D’ram, surpris.
— Des points de vue différents permettent souvent de percevoir toute la portée d’un événement.
Le lendemain soir, Robinton n’était pas certain que toute la portée de l’enterrement de Sallah Telgar fût jamais perçue. Quelle journée ! Et pour une fois, il reconnaissait qu’il était très, très fatigué.
Larad et sa Dame avaient organisé de magnifiques cérémonies, avec les meilleurs musiciens sous la direction de Domick en personne, et des chanteurs venus de tout le continent pour chanter la Ballade de Sallah Telgar. Les grandes fosses à rôtir utilisées lors des Fêtes avaient permis de nourrir ceux qui avaient commencé à arriver la veille. La plupart avaient eu l’idée d’apporter leurs provisions, mais Telgar n’était pas chiche, et toutes les personnes de quelque importance étaient logées dans les parties du grand Fort inutilisées depuis la dernière peste. Robinton se dit que tous les vassaux de Telgar devaient avoir été réquisitionnés pour le ménage ; Dame Jissamy ne négligeait pas ses devoirs, et inspectait une fois par Révolution les coins les plus reculés de son domaine, mais aujourd’hui, l’endroit brillait plus que jamais.
L’enterrement avait été fixé à l’après-midi. Tous les dragons étaient arrivés, chargés d’autant de passagers qu’ils pouvaient en transporter sans risque. Toric lui-même vint avec K’van et Heth, accompagné de sa femme Ramala qu’on voyait rarement. Il se mit immédiatement à solliciter l’aide des autres Seigneurs contre ses rebelles. À son expression, Robinton supposa qu’il rencontrait peu de sympathie. Quand le Harpiste compara ses impressions à celles de Sebell, ils conclurent que tous les Seigneurs, sans exception, avaient trouvé le moment mal choisi pour une telle requête – ce qui signifiait que le problème serait soulevé à l’Assemblée. Débat qui promettait d’être mouvementé. Robinton ne savait pas s’il assisterait aux séances ; il n’y était plus obligé, mais, malgré sa confiance en Sebell, il préférait se faire une opinion par lui-même.
Pourtant, petites contrariétés et grandes controverses furent oubliées quand commencèrent les cérémonies. La Ballade fut magnifiquement interprétée. Puis, au signal de Ruth et Jaxom, tous les Weyrs assemblés parurent dans le ciel. Robinton sentit les larmes lui monter aux yeux, larmes causées non seulement par l’émotion de cet hommage rendu à Sallah Telgar, mais aussi par le souvenir de la précédente occasion, survenue vingt Révolutions plus tôt, où les cinq Weyrs Perdus de Pern étaient apparus dans le ciel de Benden pour combattre les Fils aux côtés des vaillantes escadrilles de Benden. Aujourd’hui, Ramoth, et Solth, la doyenne des reines de Telgar, transportaient entre elles dans un hamac le cercueil de Sallah. Le soleil scintillait sur la plaque, les garnitures et les poignées dorées, donnant l’impression que Rukbat lui-même rendait hommage à l’héroïne et suscitant des murmures d’admiration dans la foule. Au-dessus des deux reines, les Weyrs étaient rangés en sept sections en formations serrées, aile contre aile, ce qui était en soi un exploit aérien.
Ils descendirent tous avec les deux reines, planant au-dessus d’elles pendant qu’elles déposaient doucement le cercueil sur son socle, le hamac tombant gracieusement tout autour. Une escorte d’honneur composée de Seigneurs s’avança pour porter le cercueil jusqu’à sa dernière demeure.
Restant en formation, les Weyrs pivotèrent et vinrent se poser soit sur les crêtes de feu, soit à la lisière de l’assemblée. Puis Larad s’avança, suivi de tous ses fils, car Siav avait confirmé qu’ils étaient les descendants directs de Sallah Telgar et Tarvi Andiyar.
— Que ce jour soit un jour de réjouissances en l’honneur de l’héroïne qui a donné sa vie pour protéger ce monde. Qu’elle repose en paix auprès d’autres de sa Lignée dans le Fort qui porte son nom et qui l’honore plus que tous ses autres ancêtres.
Sur ces simples paroles, Larad s’effaça et les Seigneurs de l’escorte hissèrent le cercueil sur leurs épaules et le transportèrent jusqu’à la petite grotte. Quand on le plaça à l’intérieur, tous les dragons relevèrent la tête pour lancer leur lamentation funèbre. Son déchirant, mais pour Robinton, le visage inondé de larmes, ses notes avaient des accents triomphants. Comme en réponse, on entendit un immense battement d’ailes, et tous les lézards de feu, du Nord et du Sud, les domestiques et les sauvages, surgirent pour former comme un dais au-dessus de l’escorte, en face de la tombe encore ouverte, joignant leur lamentation aiguë aux voix plus graves des dragons. Puis ils reprirent de l’altitude, et, en haut de la plus haute falaise de Telgar, disparurent brusquement.
Robinton s’était demandé où était passé Zair, et c’est seulement alors qu’il réalisa que tous ceux dont l’épaule s’ornait généralement d’un lézard de feu en étaient dépourvu depuis l’instant où tous les dragons de Pern étaient apparus dans le ciel.
Les Seigneurs de l’escorte, quelque peu décontenancés par cette conclusion désordonnée d’une cérémonie solennelle, reculèrent, et les maçons de Telgar, un tablier neuf sur leurs beaux habits de Fête, s’avancèrent pour sceller la grotte.
Dans un silence respectueux – car même les plus jeunes avaient été impressionnés par les clameurs funèbres des dragons et des lézards de feu – l’assistance attendit que la tombe fût complètement fermée et que les maçons s’écartent. Larad et Jissamy s’avancèrent ensemble vers la tombe et s’inclinèrent profondément, comme tous les Seigneurs de l’escorte, imités par tous les assistants.
Puis Larad, sa Dame et les Seigneurs revinrent vers la grande cour du Fort de Telgar. Les musiciens de Domick attaquèrent un morceau majestueux et solennel pour signaler la fin de la cérémonie, et ils suivirent la foule qui se dispersait pour jouir des festivités.
Robinton attendait avec impatience le moment de goûter les viandes succulentes qui rôtissaient dans les fosses, sans parler des grands crus de Benden que Larad ne manquerait pas de lui offrir, quand quelqu’un lui toucha le coude.
— Robinton ! dit Jaxom à voix basse, les yeux flamboyants de fureur. Ils ont essayé d’attaquer Siav. Venez !
— Attaqué Siav ? répéta Robinton, choqué.
— Attaqué ! répéta Jaxom d’un air sombre, guidant Robinton à l’écart de la foule. Farli vient de m’apporter un message, alors je n’en sais pas plus, mais je ne peux plus rester ici !
— Moi non plus !
Le cœur de Robinton battait à grands coups, et rien ne pourrait le calmer tant qu’il n’aurait pas vu de ses propres yeux que Siav était indemne. La seule pensée d’être privé des connaissances que l’installation leur prodiguait tous les jours aurait suffi à lui donner une attaque. Il décida aussi de ne pas répandre la nouvelle avant d’être rassuré lui-même. Sapristi, il se faisait vieux. Pourquoi n’avait-il pas réalisé que ce serait le jour rêvé pour une attaque directe, le Terminus étant pratiquement déserté, car tous ceux qui l’avaient pu étaient venus à Telgar.
— Un peu plus loin, Maître Robinton. Nous sommes tout près de Ruth maintenant. Nous allons faire un saut jusqu’au Terminus pour juger par nous-mêmes. Je crois qu’il ne faut pas gâcher la fête.
— Bien dit, Seigneur.
Robinton accéléra le pas vers l’endroit d’où Ruth s’approchait discrètement. Personne ne trouverait bizarre que le dragon blanc épargne à Robinton la marche jusqu’à la cour du Fort. Ils montèrent donc, et Ruth, décollant d’un coup d’aile, disparut brusquement dans l’Interstice.
Il resurgit juste au-dessus de la clairière précédant le bâtiment de Siav. Le groupe assemblé devant la porte s’écarta pour laisser passer Jaxom et Robinton qui arrivaient en courant. Leur expression plongea le Harpiste dans la perplexité. La colère, il aurait compris ; pas l’amusement.
Lytol était de garde ce jour-là – il fallait bien quelqu’un pour s’assurer que les étudiants assistaient à leurs cours – afin de permettre à D’ram et Robinton d’assister aux cérémonies de Telgar. Il siégeait dans son fauteuil habituel, mais il avait la tête bandée et les vêtements déchirés. Jancis et la guérisseuse du Terminus étaient près de lui, mais elle adressa un sourire rassurant aux arrivants.
— Ne vous en faites pas ! Ils ne lui ont pas cassé le crâne, il est trop dur.
Elle ajouta, montrant le couloir en direction de Siav :
— Et lui, il a quelques tours dans son sac qu’il nous avait toujours cachés.
— Allez donc voir, dit Lytol, avec un sourire malicieux pas du tout dans ses habitudes.
Robinton passa le premier, et s’arrêta sur le seuil, si brusquement que Jaxom le percuta. Piemur et six vigoureux étudiants montaient la garde, de gros bâtons à la main. Deux avaient la tête bandée. Par terre, les corps sans connaissance des attaquants. On avait rangé dans un coin les barres de fer et les haches avec lesquelles ils comptaient bien démolir Siav.
— Siav se protège tout seul, dit Piemur avec un grand sourire, faisant un moulinet de son bâton.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Robinton.
— On était en train de déjeuner, dit Piemur, que Jancis rejoignit à cet instant, quand on a entendu un bruit terrible. On est revenus en courant. Lytol, Ker et Miskin étaient sans connaissance, et ceux-là gesticulaient comme s’ils avaient la tête en feu. Ce qui, à en juger sur le son résiduel que nous avons entendu, devait être le cas.
— Mais qu’est-ce qui…
— Cette installation possède des défenses intégrées qui la rendent inviolable, dit Siav, d’un ton où Robinton détecta quelque satisfaction, certes bien compréhensible étant donné les circonstances. Il existe des sons qui, émis à plein volume, rendent les humains inconscients. Quand ces intrus ont attaqué Lytol, Ker et Miskin, il a paru judicieux d’activer les mesures défensives. Malheureusement, il peut en résulter des dommages auditifs permanents, mais ils devraient revenir à eux dans quelques heures.
— Je… nous n’avions pas idée que vous possédiez des défenses, dit Robinton, partagé entre le soulagement et la surprise.
— C’est une fonction intégrée à chaque Siav, Maître Robinton, quoique rarement utilisée. Ces installations renferment des informations politiques et industrielles inappréciables, très tentantes pour des dissidents. Par conséquent, l’accès non autorisé et/ou les mesures destructrices sont fortement découragés, et cela a toujours fait partie des fonctions d’un Siav.
— J’avoue que je suis soulagé de l’apprendre. Mais pourquoi ne nous l’aviez-vous pas dit ?
— L’occasion ne s’est pas présentée.
— Mais vous saviez qu’on avait déjà tenté de détruire vos batteries, dit Jaxom.
— Ce grossier vandalisme n’était pas un danger pour cette installation. Et vous avez tout de suite pris des mesures efficaces pour prévenir la répétition d’un tel sabotage.
— Mais pourquoi n’avez-vous pas fait alors ce que vous avez fait aujourd’hui ? demanda Jaxom.
— Ces mesures sont plus efficaces lors d’une attaque directe.
— Qu’est-ce que vous avez fait, exactement ? demanda Jaxom.
— Barrage sonique, dit Piemur avec un grand sourire. Le son à l’état pur. Ça a dû faire mal, dit-il, montrant le visage torturé d’un des assaillants. Je ne sais pas où Norist les a trouvés.
— Norist ? s’écria Robinton.
Piemur haussa les épaules.
— Ce ne peut être que lui. C’est lui qui vocifère le plus contre l’« Abomination ». Et, regardez…
Il se pencha et souleva la main molle d’un attaquant.
— On dirait bien des cals de verrier ; de plus ses bras portent des cicatrices de brûlures. C’est le seul dans ce cas. Mais quand ils seront réveillés, nous leur poserons quelques questions. Et exigerons des réponses, termina-t-il d’une voix dure.
— Qui est au courant ? demanda le Maître Harpiste.
Toutes les personnes présentes au Terminus. Ce qui ne fait pas beaucoup, vu que tous ceux qui ont trouvé une place sur un dragon sont allés à Telgar. Au fait, comment c’était ?
— Impressionnant, dit distraitement Robinton. Les dragons et les lézards de feu lui ont aussi rendu hommage.
— Ruth ne m’avait même pas prévenu, ajouta Jaxom.
C’était normal ! Les dragons étaient d’accord. Les lézards de feu les ont imités, mais c’était normal aussi, dit Ruth à Jaxom qui transmit aux autres.
Robinton ne connaissait aucun des assaillants. Il se demanda sombrement si c’était bien Norist qui avait imaginé et organisé l’assaut.
— C’est vrai que Lytol n’a rien ? demanda-t-il à voix basse.
— Il a une énorme bosse, dit Jancis, et la guérisseuse dit qu’il s’est cassé une côte en tombant sur le bord du bureau, mais c’est surtout son orgueil qui est blessé. Vous auriez dû l’entendre invectiver Ker et Miskin, trop lents à réagir selon lui.
— Contre huit hommes armés de haches et de barres de fer ? dit Robinton, atterré du danger qu’avait couru son ami. Il chancela.
Immédiatement, Piemur lui saisit le bras, criant à Jaxom de le soutenir de l’autre côté, et ordonnant à Jancis d’aller chercher la guérisseuse et du vin, puis ils le conduisirent dans une pièce voisine et le firent asseoir. Robinton tenta de se dégager, mais sa voix, qui même à ses oreilles résonna faible et tremblante, le consterna.
— Il est temps de prévenir F’lar et Lessa, dit Jaxom. Et je me moque de l’excuse qu’ils trouveront pour Larad. Ruth !
Robinton leva la main pour l’arrêter, mais l’expression de Jaxom lui apprit que le message était déjà transmis. Jancis arriva avec un énorme gobelet de vin que Robinton accepta avec plaisir tandis que la guérisseuse s’affairait autour de lui.
— Le Maître Harpiste n’est pas atteint. Ses organes vitaux fonctionnent de façon satisfaisante, dit Siav. Ne vous désolez pas, Maître Robinton, car aucun dommage permanent n’a été infligé aux humains, et aucun à cette installation.
— Ce n’est pas la question, Siav, dit Jaxom. Aucun dommage n’aurait dû être envisagé, et encore moins tenté.
— Les vents du changement suscitent toujours la résistance. C’était à prévoir.
— Par vous ? demanda Jaxom, irrité du flegme de Siav.
Et eux, pourquoi n’avaient-ils pas réalisé que c’était le jour idéal pour des gens comme Norist, sachant que Robinton et D’ram assisteraient aux obsèques, et qu’il n’y aurait presque personne au Terminus ?
— Et par moi. Calmez-vous, mon garçon, dit Lytol qui entrait à cet instant. J’ai bien pensé à une attaque. C’est pourquoi j’avais demandé à Ker et Miskin de rester avec moi. Mais je ne pensais pas qu’ils seraient si nombreux. Nous avons été submergés par le nombre. Nous n’avions pas une chance.
Il s’assit avec lassitude près de Robinton.
— Maître Esselin était avec moi, mais il s’est évanoui à leur entrée. Je n’avais pas pensé à armer les étudiants. Ils étaient à côté, et à quinze, ils auraient dû être suffisamment dissuasifs.
À cet instant, deux apprentis archivistes d’Esselin arrivèrent en courant, appelant Piemur à grands cris.
— Pas si fort ! tonitrua Piemur.
— Harpiste, on a trouvé leurs coureurs, attachés dans un bosquet près de l’ancienne route de la côte, dit le plus âgé. Silfar et moi, on en a ramené deux après les avoir tous déplacés au cas où certains vandales s’échapperaient. Trestan et Rona sont restés là-bas, parce que Rona a un lézard de feu.
Les yeux dilatés dans son jeune visage couvert de sueur, il haletait d’excitation et de fatigue. Le lézard bronze accroché à son épaule roulait des yeux rouges de fureur.
— Très bien, Deegan, dit Piemur. Tu as crevé ton coureur en venant ?
— Non, sir Harpiste, dit Deegan, indigné à l’idée d’infliger un tel traitement à une bête de prix. Mais ils courent vite. Ça coûte gros, des bêtes comme ça.
— Envoie ton bronze rassurer Rona, et reviens avec les autres. Nous trouverons peut-être quelque chose d’intéressant dans leurs affaires.
— Ils n’avaient que des provisions dans leurs fontes, messire, dit Deegan. J’ai regardé, parce que je me suis dit qu’on trouverait peut-être des indices.
Piemur approuva de la tête.
— Alors, file.
Il se tourna vers les autres et reprit :
— Il n’y a pas que Norist et ses dingues dans l’affaire. Comment ces coureurs de prix sont-ils arrivés dans le sud ? Qui a donné les marks pour en payer huit et les faire passer ici ?
— Ce qui signifie qu’un Maître Pêcheur dissident est également impliqué ? demanda Jaxom.
— C’est le métier qui a le moins bénéficié des connaissances de Siav, dit Piemur, fronçant les sourcils.
Robinton branla du chef, mais ce fut Lytol qui parla.
— Pas du tout, Piemur. Maître Idarolan est extrêmement reconnaissant à Siav de lui avoir fourni les cartes détaillées des fonds et des courants établies par le Capitaine Tillek. Les photos prises de l’espace sont absolument stupéfiantes. Naturellement, le tracé des côtes a changé depuis, mais la précision des anciennes cartes facilite leur mise à jour. Chaque maître en a reçu des copies, et les cartes d’une région spécifique sont remises à chaque pêcheur. Ce qu’approuve Maître Idarolan est accepté par tous ses maîtres.
— Sans doute, répliqua Piemur, légèrement sardonique, mais je connais personnellement un ou deux Maîtres Pêcheurs très conservateurs, dont je tairai le nom, qui pourraient sympathiser avec le mécontentement de Norist. Voyez le nombre de gens venus sur le Continent Méridional et qui ne devraient pas y être.
— Une bourse pleine peut fermer bien des bouches, dit Lytol, cynique.
— Pas de suppositions hâtives, dit Robinton.
— Lessa dit que F’lar et elle ne pourront pas venir, les informa soudain Jaxom. Mais F’nor peut se libérer. Les Chefs du Weyr voudraient savoir comment une telle attaque a pu être possible.
L’un des assaillants remua en gémissant.
— Nous allons bientôt le découvrir ! s’écrièrent en chœur Jaxom et Piemur, échangeant un regard résolu.
— Puis-je suggérer d’attacher ces gaillards avant qu’ils se réveillent ? proposa Robinton, lorgnant la masse imposante des assaillants, et les comparant aux étudiants plus frêles.
— Oui, et nous avons juste ce qu’il nous faut, dit Piemur, prenant un rouleau de corde. Venez, mes enfants, ajouta-t-il, se tournant vers les étudiants, on va trousser ces coquins comme des volailles.
— Quand ils furent tous ligotés, on fouilla leurs vêtements, mais sans résultat. D’anciennes cicatrices, des oreilles bourgeonnantes et des nez cassés suggéraient que cinq sur les huit s’étaient souvent battus. Un seul portait des cicatrices de brûlures, mais les deux restants semblaient aussi avoir mené des vies tumultueuses.
— Swacky en connaîtra peut-être certains, proposa Piemur. Au cours des Révolutions, il a été sergent dans bien des Forts et il connaît beaucoup de soldats.
— Ils ont dû éviter de choisir des hommes que nous pourrions reconnaître, non ? dit Robinton. Mais si Swacky pouvait en identifier un, cela nous indiquerait dans quelle direction chercher. Siav, jusqu’à quand resteront-ils sans connaissance ?
Siav déclara que c’était variable.
— Plus le sujet est obtus, plus intense doit être le barrage sonique. Dans leur cas, il a fallu aller jusqu’au seuil de résistance.
Robinton frissonna en vidant son gobelet.
— Ne les laissons pas dans le couloir. On doit bien avoir un bâtiment sûr où les enfermer.
— Des renforts arrivent, annonça Jaxom.
Ils entendirent claironner de nombreux dragons – ceux de F’nor, T’gellan, Mirrim, et de presque toute une escadrille du Weyr Oriental.
— À partir de maintenant, Siav sera protégé par une garde de dragons, dit F’nor, après avoir écouté le récit de Lytol.
— Le Weyr Oriental sollicite cet honneur, dit T’gellan.
— Je regrette qu’on doive en arriver là, dit Robinton, secouant la tête avec lassitude.
— Mon cher ami, dit Lytol, posant une main consolatrice sur l’épaule du Harpiste, cela devait arriver. Vous auriez dû prendre le temps d’étudier l’histoire comme moi. Vous auriez été mieux préparé aux bouleversements culturels survenant dans tous les Weyrs, Forts et Ateliers.
— J’espérais que Siav serait la promesse d’un avenir meilleur pour tous.
— C’est parce que vous êtes un éternel optimiste, dit Lytol avec un sourire triste.
— Ce n’est pas un défaut, dit Piemur, avec un regard de reproche à Lytol, peiné de voir son maître si déprimé et abattu.
T’gellan envoya un chevalier-dragon chercher Swacky au Fort de la Rivière Paradis, dans l’espoir qu’il reconnaîtrait l’un des intrus. Jayge, pensant que lui aussi pourrait en connaître certains, ayant voyagé à travers tous les forts de l’est à l’époque où il était marchand nomade, arriva avec lui.
— Oui, je reconnais ces deux-là, dit Swacky, retournant une main molle. Ce sont des Bitrans, si j’ai bonne mémoire. Ils font n’importe quoi si on y met le prix.
— Vous savez leur nom, Swacky ? demanda F’nor, fronçant les sourcils.
Swacky haussa les épaules.
— Les Bitrans ne sont pas aimables, et je ne crois pas que vous en tirerez grand-chose. Ils sont trop têtus pour se rendre, et trop stupides pour renoncer. Ils demeurent fidèles à leurs clients, ajouta-t-il, avec un certain respect.
Jayge, à genoux près d’un autre, branla du chef.
— Je le connais. Je ne sais pas d’où, mais je peux vous dire une chose – il a travaillé avec des filets de pêche. Vous voyez ces trois écorchures en triangle sur ses mains ? Ce sont des marques de filet.
Robinton poussa un profond soupir, et Lytol s’assombrit un peu plus.
Quand le premier revint à lui, tard dans la soirée, il regarda autour de lui, paniqué ; ils s’aperçurent bientôt qu’il était devenu sourd. Aux questions écrites qu’on lui présenta, il se contenta de secouer la tête. La guérisseuse consulta Siav au sujet d’une guérison possible, mais la réponse fut négative.
— Étant donné le volume du barrage sonique indispensable pour prévenir leur entrée, des dommages auditifs permanents ont malheureusement pu être infligés, dit Siav.
Quand les coureurs des vandales arrivèrent au Terminus, ils ne fournirent aucun indice. Les selles étaient neuves, sans marques d’atelier ; les coureurs n’étaient pas marqués au fer rouge et trahissaient la nervosité d’animaux à peine dressés.
— Sans doute volés dans les troupeaux de Keroon ou Telgar, déclara le Maître Éleveur Briaret, qui arriva le lendemain pour participer à l’enquête. Ils ont été choisis par un connaisseur, qui a sélectionné des bêtes ne présentant aucune ressemblance particulière avec ses parents. Ils sont à peine dressés, poursuivit-il, montrant des marques de morsures dans la bouche de l’un d’eux. Ils n’ont jamais été ferrés et sont arrivés par bateau.
Il montra, sur les hanches, la croupe et les épaules, les marques laissées sur leur robe par le frottement contre les box très étroits des navires.
— Je ne crois pas que nous découvrirons jamais où ils ont été volés, mais je vais quand même prévenir tous mes ateliers.
Les brides sortaient de la main d’apprentis, dit-il, montrant les défauts qui les auraient rendues invendables dans n’importe quelle sellerie de bonne réputation.
— Elles ont pu être achetées dans différents Ateliers au cours de plusieurs Révolutions, à des apprentis ayant besoin de quelques marks au moment de la Fête. En tous cas, l’affaire a été bien organisée, et de longue date, conclut-il.
Les vêtements, solides mais élimés, étaient d’une coupe et d’un tissu répandus partout sur le continent, et le matériel de camping, usagé.
— Peut-être qu’ils s’étaient embusqués depuis longtemps, guettant le moment propice, supposa Briaret. Comme les cérémonies de Telgar.
Dans une fonte, ils trouvèrent un petit télescope pliable, du genre utilisé par les pêcheurs, mais sans autre marque que celle des Forgerons de Telgar sur la monture.
Maître Idarolan, questionné à ce sujet, fut indigné que quiconque de son Atelier ait pu participer à cette affaire. Il promit de faire son enquête, avouant que, malheureusement, certains pêcheurs ne faisaient pas honneur à leur métier et, après une mauvaise saison, ne refusaient pas de faire une ou deux traversées clandestines contre une bourse rebondie. Il ne voulait pas citer de nom, mais il savait qui surveiller, les assura-t-il.
Swacky proposa de rester au Terminus pour garder les assaillants, dans l’espoir que l’un d’eux finirait par lui faire des confidences.
Jayge s’attarda aussi, et finit par avouer à Piemur et Jancis qu’il voudrait bien avoir une entrevue avec Siav, si c’était possible.
— Pas de problème, l’assura Piemur. Tu commences à penser que cette nouvelle technologie pourrait t’être utile ?
— Je voudrais surtout savoir si Readis et Alemi sont en train de devenir fous, gloussa-t-il. Ils jurent qu’ils ont eu d’autres conversations avec les dauphins, qui prétendent avoir été amenés sur la planète par les colons.
— Mais c’est vrai, Jayge, le rassura Piemur. Nous nous sommes tellement passionnés pour l’espace que nous avons négligé tout le reste. Viens. Tout le monde s’occupe des assaillants, alors, Siav est libre.
— Les dauphins sont en effet capables de communiquer avec les humains, dit Siav quand Jayge lui eut posé la question. Les améliorations de la mentasynth sont génétiquement transmissibles, de sorte que ce don a dû survivre aux générations. Les dauphins constituaient l’expérience de mentasynth la plus réussie, et cela fait plaisir de savoir que l’espèce a survécu. Sont-ils nombreux ? D’après vos questions, Seigneur Jayge, il semblerait que le contact ait été perdu.
— Oui, en effet, reconnut Jayge, penaud. Pourtant, ma femme et moi, nous leur devons la vie, de même que mon fils et le Maître Pêcheur Alemi.
— L’espèce a toujours été amicale envers les humains.
— Et ils parlent un langage que les humains peuvent apprendre ?
— Oui, puisque ce sont les humains qui le leur ont appris. Mais il s’agit du langage de vos ancêtres, qui n’est plus utilisé. Cette installation a pu procéder aux ajustements linguistiques, ce qui n’a pas été possible pour les dauphins, malgré leur grande intelligence.
— Les dauphins ont une grande intelligence ? demanda Piemur, étonné.
— Égale sinon supérieure à celle de la plupart des humains.
— C’est difficile à croire, grommela Piemur.
— C’est pourtant vrai, répondit Siav. Seigneur Jayge, si vous vous intéressez à rétablir la communication avec les dauphins, cette installation sera heureuse de vous aider.
— Pas moi, Siav. C’est mon fils Readis et notre Maître Pêcheur Alemi qui affirmaient avoir entendu parler les dauphins.
— Le rétablissement de la communication avec les dauphins serait très précieux pour les pêcheurs et tous les utilisateurs des voies maritimes. Du temps peut être alloué à cette étude.
— Je vais le dire à Alemi. Il sera enchanté.
— C’est votre fils ?
— Non. Readis n’est encore qu’un enfant.
— Un enfant a moins d’inhibitions dans l’apprentissage des langues, Seigneur Jayge.
— Mais il n’a que cinq ans, dit Jayge, les yeux dilatés d’étonnement.
— C’est un âge très réceptif. Cette installation se fera un plaisir d’instruire le jeune Readis.
— Je croyais vraiment que vous exagériez les prouesses de votre Siav, dit Jayge au couple souriant qui le raccompagnait. Mais pour une fois, les harpistes n’ont pas ajouté de fioritures.
— Siav n’a pas besoin de fioritures, l’assura Piemur avec fierté.
— Tu vas nous envoyer Readis, n’est-ce pas ? dit Jancis. Dis à Ara que je m’occuperai de lui.
Elle pouffa.
— Ça, c’est la meilleure ! Les dauphins plus intelligents que nous !
— Je crois qu’il vaut mieux n’en parler à personne, dit gravement Piemur. Nous avons déjà assez de problèmes comme ça. Ça risquerait de déclencher une chasse aux sorcières. Même chez les gens de bon sens.
— Moi, je trouve ça merveilleux, répéta Jancis, avec un sourire malicieux. Alemi va être sur un nuage.
— Pas seulement lui, dit Jayge. Ara jure que les dauphins lui ont parlé au moment de notre sauvetage.
— Alors, qu’Ara vienne aussi, suggéra Piemur. Il faut que plus de deux personnes apprennent la langue des dauphins. Et ce serait peut-être une bonne idée de l’enseigner à d’autres enfants que Readis. Parce que si le bruit se répand que Siav fait un cours pour les enfants, aucun adulte n’aura de soupçons. Car cette histoire d’intelligence des dauphins ne doit pas se répandre.
— Je suis d’accord, dit Jancis.
— Si vous voulez, dit Jayge haussant les épaules. Alors j’amènerai Readis, Alemi, et tous ceux qui voudront les accompagner. Parler aux dauphins ! Elle est bonne, celle-là !
Branlant du chef, il revint lentement, en compagnie de Piemur et Jancis, vers l’endroit où V’line et le bronze Clarinath l’attendaient pour le ramener au Fort de la Rivière Paradis.
La veille de l’Assemblée des Seigneurs, les Chefs du Weyr de Benden tinrent conseil au Fort de la Baie pour décider s’il fallait parler de la tentative de destruction de Siav.
Les huit assaillants étaient sortis de leur coma sonique. Deux ne pourraient plus jamais servir personne ; aucun n’avait recouvré l’ouïe. Trois avaient demandé par écrit qu’on les soulage de maux de tête insupportables, qui se calmèrent finalement grâce à de fortes doses de jus de fellis. Puisque aucun d’eux ne voulait fournir d’informations sur ceux qui les avaient engagés, ils furent tous transportés dans les mines de Crom pour travailler sous la terre avec les irrécupérables.
— Pourquoi soulever la question ? Laissons la rumeur travailler pour nous, suggéra Maître Robinton avec un sourire madré. Attendons qu’ils demandent des explications. S’ils en demandent.
— Vous êtes de mon avis, pour une fois ? demanda Lytol, sardonique.
— Les rumeurs se multiplient et témoignent d’une imagination débridée, dit Jaxom, souriant à Piemur.
— Je ne suis pas sûre que ce soit la solution la plus sage, dit Lessa, fronçant les sourcils.
— Qui a jamais pu contrôler la rumeur ? demanda Robinton.
— Vous, rétorqua vivement Lessa, avec un grand sourire à celui qui avait si souvent propagé intentionnellement des rumeurs.
— Pas vraiment, répondit Robinton, faussement modeste. Pas après la version originelle.
— Eh bien, que dit donc la rumeur en ce moment ? demanda F’lar.
— Que Siav perçoit l’humeur de toute personne qui l’approche et écarte les indésirables, dit Piemur, comptant sur ses doigts. Qu’il a horriblement estropié quelques pauvres diables qui avaient eu l’audace de l’approcher parce qu’ils l’avaient entendu comploter avec le Seigneur Jaxom. Que nous avons installé une troupe de gardes pour le défendre, et qu’ils battent tous ceux dont la tête ne leur plaît pas. Qu’une escadrille complète de dragons monte constamment la garde, et qu’elle est sous le contrôle absolu de Siav. Que les lézards de feu ne viennent plus au Terminus parce qu’ils craignent pour leur vie. Que Siav possède des armes mortelles pouvant paralyser quiconque n’est pas totalement acquis à ses projets pour l’avenir de Pern. Que Siav contrôle tous les Chefs de Weyrs et les Seigneurs, qu’il va s’emparer du gouvernement de la planète, et que bientôt, les Sœurs de l’Aube vont s’écraser sur Pern, causant des dommages irréparables à tous les Forts et Ateliers qui ne le soutiennent pas inconditionnellement. Et que si les Sœurs de l’Aube perdent leur position dans le ciel, toutes les autres étoiles seront déplacées, et que c’est ainsi que Siav anéantira les Fils, parce que Pern sera complètement détruite et que même les Fils la trouveront inhospitalière. Piemur reprit son souffle, les yeux brillants d’amusement.
— Ça vous suffit ?
— Amplement, dit Lessa, acide. Quelles sottises !
— Certaines de ces sottises expliquent le malaise de la délégation de Nerat, dit Lytol. Ce groupe qui a demandé conseil sur la façon de guérir la nielle des céréales. Le Maître Fermier Losacot a dû les pousser pour qu’ils entrent. J’ai mentionné le fait dans mon rapport du jour.
— Siav a-t-il remarqué leur réticence ? demanda Lessa.
— Je ne poserai jamais une telle question à Siav, dit Lytol avec indignation. L’important, c’est qu’ils aient obtenu une réponse positive, car ils discutaient de la façon d’appliquer ses conseils en sortant. Maître Losacot m’a remercié de les avoir introduits si rapidement. Et en effet, j’ai trouvé l’affaire urgente.
— Je maintiens que plus nombreux ils seront à connaître Siav, mieux ce sera pour nos plans, dit Robinton.
— Alors, quelle attitude devons-nous adopter demain à l’Assemblée ? demanda Lessa. En supposant, bien sûr, que les Chefs de Weyrs soient invités.
— Oh, vous le serez, l’assura Jaxom. Larad, Groghe, Asgenar, Toronas et Decker ne permettront jamais que soient exclus les Chefs des Weyrs de Benden et des Hautes Terres ! Mais nous devrions attendre qu’ils soulèvent eux-mêmes la question, termina-t-il avec un grand sourire.
— Demain sera un jour solennel, Jaxom, dit Lytol à son pupille, l’air sévère.
— Pas tout le temps, et je sais me tenir quand il le faut, mon vieil ami.
Jaxom sourit à Lytol et ignora le grognement sceptique de Piemur.
— Puisque nous serons si nombreux là-bas, T’gellan et K’van ont doublé la garde des dragons.
— D’ram s’occupera de tout, ajouta Robinton. Il a insisté, puisque Lytol et moi devons assister à l’Assemblée.
— Comme si vous alliez manquer ça, répliqua Lessa, haussant les sourcils.
— Celle-ci, moins que toute autre, remarqua Robinton, affable.