CHAPITRE 5

 

Malgré ses supplications, F’lar ramena Maître Robinton au Fort de la Baie.

— Il vous faut du repos et de la tranquillité, Robinton, lui dit-il sévèrement. Et vous n’en trouverez pas au Terminus ce soir. Vous êtes épuisé.

— Mais quelle merveilleuse façon de s’épuiser, F’lar ! Et je suis sûr que vous comprenez ma répugnance à m’éloigner.

— Je la comprends, Robinton, dit F’lar, l’aidant à démonter. Mais je n’aurai jamais la paix avec Lessa si je vous laisse vous surmener.

— Mais cela me donne une vie nouvelle, F’lar. Un nouvel espoir que je n’imaginais même pas.

— Ni moi, dit F’lar avec ferveur. Et c’est pourquoi nous devons prendre d’autant mieux soin de vous – pour interpréter.

— Interpréter ? Il parle en termes clairs et simples.

— Pas ce que dit Siav, Robinton, mais la façon dont notre peuple considérera ce qu’il nous propose. Pour moi et tous les chevaliers-dragons, malgré les conséquences futures pour nous, je ne peux qu’accepter l’offre de Siav de nous débarrasser des Fils. Mais il y en a déjà qui ont peur ou qui se sentent menacés par ce que Siav peut nous dire ou nous donner.

— Oui, ces pensées me sont venues, dit Robinton, solennel. Mais je les ai écartées. Les avantages compenseront de loin les inconvénients.

— Dormez bien, Robinton. Demain, il y a une Chute à Benden, mais je suis sûr que D’ram vous amènera volontiers au Terminus.

— Lui ! dit Robinton avec irritation. Il est pire qu’une nounou !

Il poursuivit, imitant comiquement la voix de D’ram :

— « Je ne ferais pas ça à votre place, Robinton ! Avez-vous assez mangé, Robinton ? Maintenant, vous devriez vous reposer au soleil. » Ah la la ! Il me met dans du coton !

— Pas demain. D’ram est aussi impatient que vous de retourner voir et entendre Siav, dit F’lar, juste avant que Mnementh ne décolle.

J’ai dit à Tiroth de vous emmener demain seulement si vous êtes bien reposé, dit le dragon. Zair, la queue enroulée autour du cou de Robinton, pépia son accord.

— Oh, toi ! s’écria Robinton, partagé entre l’irritation d’être sur-protégé, et la satisfaction que Mnementh lui ait parlé.

Il n’oublierait jamais ce qu’il devait aux dragons qui l’avaient maintenu en vie quand son cœur fatigué avait flanché au Weyr d’Ista, deux Révolutions plus tôt.

Quand il arriva au Fort, Robinton fut quand même forcé de s’avouer qu’il était fatigué. La courte marche jusqu’au perron de sa belle maison l’avait mis hors d’haleine. Il y avait de la lumière dans la grande salle ! D’ram, et sans doute Lytol, qui l’attendaient.

Zair pépia, confirmant ses suppositions. Eh bien, ils méritaient un bref rapport sur les activités du jour, et cela ne le fatiguerait pas. Mais comment être bref, avec tout ce qui s’était passé depuis son réveil ce matin ? Seulement ce matin ? Au point de vue des connaissances, c’était à des Révolutions.

Mais quand il entra dans la salle agréablement éclairée, D’ram, le vénérable Chef de Weyr maintenant à la retraite, et Lytol, ancien chevalier-dragon et tuteur de Jaxom, ne voulurent rien entendre et le poussèrent dans sa chambre avec ordre de dormir d’abord.

— Tout ce qui s’est passé après mon départ peut attendre à demain, dit D’ram.

— Buvez votre vin, ajouta Lytol, tendant au Harpiste son magnifique gobelet de verre bleu. Et, oui, j’y ai ajouté quelque chose pour vous faire dormir.

— Mais j’ai tellement de choses à vous raconter, objecta le Harpiste après sa première gorgée.

— Vous raconterez encore mieux après une bonne nuit de sommeil.

Mais quand Lytol voulut lui retirer ses bottes, le Harpiste le repoussa, indigné.

— Je ne suis pas fatigué à ce point-là, Lytol, dit-il avec dignité.

D’ram et Lytol sortirent en riant. Robinton but une deuxième gorgée de vin avant d’ôter ses bottes. Une troisième avant d’enlever sa tunique. Et une quatrième en débouclant sa ceinture.

— Ça suffit, dit-il, vidant sa coupe et s’allongeant.

Il eut tout juste la force de rabattre sur lui la légère couverture pour se protéger de la fraîcheur du matin et il sombra dans le sommeil, Zair niché près de lui sur l’oreiller.

Il se réveilla lentement le lendemain, et resta immobile, reprenant ses esprits. Il se souvenait de tous les événements de la veille avec une clarté étonnante. Près de lui, Zair pépia et frotta sa tête contre sa joue.

— Veux-tu prévenir qui de droit que je suis maintenant parfaitement reposé ? demanda-t-il à son lézard bronze.

Zair l’observa, tête penchée, roulant des yeux verts de contentement, puis pépia joyeusement.

— Tiroth et D’ram sont-ils prêts à m’emmener ?

Zair l’ignora et commença à nettoyer ses serres.

— Ça veut dire que je dois me baigner et manger d’abord, je suppose ?

Il se leva et s’aperçut alors qu’il avait dormi avec son pantalon – pour la deuxième nuit de suite. Il l’ôta, attrapa une grande serviette, et, ouvrant la porte donnant sur la large véranda abritant le Fort du soleil, il sortit. Il descendit le perron avec plus d’énergie qu’il ne l’avait monté la veille, partit au petit trot vers la plage, et, sans cesser de courir, se débarrassa de sa serviette et entra dans l’eau, sous les pépiements approbateurs de Zair. Robinton se mit à nager vigoureusement, entouré d’une bande de lézards sauvages qui s’étaient joints à Zair et qui plongeaient tout autour de lui.

Robinton laissa la houle le porter vers la plage. La mer était calme, et l’exercice l’avait tonifié. Il se sécha, puis, nouant sa serviette autour de sa taille, il se dirigea vers la maison où D’ram et Lytol l’attendaient sur la véranda.

— Alors, vous êtes réveillé ? cria D’ram. Il est temps ! Il est midi passé !

— Midi passé ? s’écria Robinton, atterré d’avoir perdu tant d’heures si précieuses.

Qui sait quelles révélations de Siav il avait manqué ce matin ?

— Vous auriez dû me réveiller ! dit-il sans chercher à dissimuler son irritation.

— Votre corps a plus de bon sens que vous, Robinton, dit Lytol, se levant du hamac suspendu au bout de la véranda. Vous vous êtes réveillé quand vous avez eu repris des forces. Servez-lui donc du klah, D’ram, pendant que je finis de préparer le déjeuner.

L’arôme du klah suffit à lui rappeler que la nourriture est aussi une nécessité. Il s’assit, et, attaquant le plantureux déjeuner servi par Lytol, il les mit au courant des dernières nouvelles.

— Et ainsi commence le miracle, dit-il, concluant son récit.

— Vous ne doutez absolument pas que ce Siav ne puisse réussir à anéantir les Fils ? dit Lytol, avec son scepticisme habituel.

— Par le premier Œuf, il est impossible de douter, Lytol. Les merveilles que nous avons vues, le fait même que nos ancêtres aient effectué ce vol incroyable à partir de la planète de nos origines, donnent de la crédibilité à sa promesse. Nous n’avons qu’à réapprendre les techniques perdues, et nous triompherons de cette menace ancestrale.

— Mais alors, pourquoi les anciens ne nous ont-ils pas débarrassés des Fils, avec leurs véhicules incroyables et leur pleine connaissance des technologies que nous avons perdues ? demanda Lytol.

— Vous n’êtes pas le premier à poser la question, Lytol. Mais Siav nous a expliqué que des éruptions volcaniques sont survenues à un moment crucial ; après quoi, les colons sont partis dans le nord établir une base sûre. C’est pourquoi leur projet d’anéantissement des Fils a été interrompu.

— Et pourquoi ne sont-ils pas revenus à la fin des Chutes ?

— Ça, Siav ne le sait pas.

Robinton fut obligé de reconnaître qu’il y avait des lacunes dans les informations de Siav.

— Mais… un instrument de musique, ou l’une des machines de Fandarel, ne peut faire que ce pour quoi on l’a construit. Par conséquent, une machine, même aussi sophistiquée que Siav, a pu faire uniquement ce que lui disaient ses programmes. Il est peu vraisemblable qu’il mente, quoique je le soupçonne de ne pas dire toute la vérité. Nous avons déjà assez de mal à comprendre tout ce qu’il nous a dit jusque-là.

Lytol émit un grognement dédaigneux.

— J’aimerais croire que nous pouvons anéantir les Fils ! ajouta Robinton.

— Qui ne le voudrait pas ? dit Lytol.

— Moi, je crois Siav, dit D’ram. Il parle avec tant d’autorité. Il a expliqué que le moment viendrait dans quatre ans – c’est-à-dire, quatre Révolutions – dix mois et vingt-sept jours. Vingt-six maintenant. Le facteur temps est essentiel pour réussir.

— Réussir quoi ? insista Lytol.

— C’est encore quelque chose que nous devons apprendre, dit Robinton. Sans vouloir insister lourdement sur ce point, Lytol, nous sommes beaucoup trop ignorants pour comprendre ses explications. Il a essayé – il était question de fenêtres et de décollage de Pern à un moment très précis pour intercepter L’Étoile Rouge, ou plutôt la planète qui nous paraît rouge pendant que son orbite traverse notre ciel. Il nous a montré le diagramme.

Remarquant qu’il parlait d’un ton défensif, il ajouta avec autorité :

— Si vous voulez lui demander des précisions, Lytol, rien ne vous en empêche.

— Beaucoup d’autres ont de bien meilleures raisons de consulter Siav, dit Lytol, sardonique.

— Mais il faut entendre le récit de notre histoire par Siav, Lytol, dit D’ram, se penchant par-dessus la table. Alors, vous comprendrez pourquoi nous croyons sans réserves à Siav et à sa promesse.

— Il vous a vraiment subjugués, hein ? dit Lytol, branlant du chef devant leur crédulité.

— Quand vous l’aurez entendu, vous croirez aussi, dit Robinton en se levant.

Il dut retenir sa serviette qui glissait, ce qui nuisit beaucoup à la dignité de sa déclaration.

— Je vais m’habiller pour retourner au Terminus. Pourrez-vous m’y emmener, D’ram ?

— Avec plaisir, puisque vous êtes reposé, dit D’ram, consultant Lytol du regard. Lytol, viendrez-vous aussi ?

— Pas aujourd’hui.

— Vous avez peur d’être convaincu en dépit de vos réserves ? demanda Robinton.

Lytol secoua lentement la tête.

— C’est peu probable. Mais allez-y, et gargarisez-vous à l’idée d’un ciel sans Fils.

— Le dernier des vrais sceptiques, grommela Robinton, troublé par l’incrédulité persistante de Lytol.

Lytol pensait-il que l’âge avait émoussé l’intelligence ou la discrimination de Robinton ? Ou bien, comme Corman, croyait-il le Harpiste assez crédule pour se laisser prendre à n’importe quelle histoire plausible ?

— Non, dit D’ram, quand il lui posa la question en s’approchant de Tiroth qui les attendait sur la plage. Il est trop pragmatique. Il m’a dit hier que nous étions beaucoup trop excités pour réfléchir posément aux répercussions que Siav peut avoir sur nos vies. En altérant la structure de base de notre société, ses valeurs et tout ce bla-bla, dit D’ram avec dédain. Il a vécu plusieurs bouleversements, et il n’est pas pressé d’en vivre un autre.

— Mais vous, si ?

D’ram sourit au Harpiste par-dessus son épaule en prenant place entre les crêtes de cou de Tiroth.

— Je suis un chevalier-dragon, Harpiste, et comme tel, voué à l’anéantissement des Fils. S’il y a ne serait-ce qu’une ombre d’espoir…

Il haussa les épaules et ajouta :

— Tiroth, emmène-nous au Terminus !

— Attention, D’ram, dit le Harpiste. Il y a eu beaucoup de changements depuis hier quand vous êtes parti à midi.

C’est ce que me dit Monarth. Le Harpiste savait que Tiroth parlait à D’ram, mais sa poitrine se gonfla de fierté à l’idée qu’il avait le privilège de les entendre. J’ai modifié la scène d’après ses indications. Et elle a vraiment changé.

Y avait-il une nuance de contrariété dans le ton de Tiroth ?

Tiroth plongea dans l’Interstice et resurgit au-dessus des collines à l’ouest du Terminus, planant paresseusement au-dessus des dragons qui prenaient le soleil sur le promontoire. Robinton regarda pour voir s’il en reconnaissait quelques-uns mais il se souvint qu’il y avait une Chute à Benden ce jour-là.

Puis le dragon vira sur sa droite et replia ses ailes pour atterrir, et c’est alors seulement que D’ram et Robinton se rendirent compte des changements survenus depuis la veille.

— Je n’avais pas idée que ça avait tellement changé ! dit D’ram en un souffle, se tournant vers le Harpiste, aussi étonné que lui.

Robinton dissimula sa surprise sous un sourire rassurant. À l’évidence, Lytol faisait partie de la minorité, à en juger sur les agrandissements destinés à faciliter l’accès à Siav. L’aile originelle avait triplé de volume, avec des auvents bizarres, un peu comme des jupes, sur trois côtés. En démontant, le Harpiste s’aperçut qu’ils abritaient les batteries de Fandarel – produisant suffisamment de courant, supposa-t-il, pour alimenter Siav jour et nuit en attendant que les nouvelles turbines à eau soient opérationnelles.

Dans la nouvelle cour, plusieurs groupes argumentaient avec véhémence. La plupart portaient des nœuds d’épaule de Maîtres ou de Compagnons, et les emblèmes de leurs tuniques apprirent à Robinton qu’ils venaient aussi de différents Forts.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il d’une voix forte.

Ils reconnurent immédiatement le nouvel arrivant, et l’entourèrent, chacun clabaudant pour attirer son attention.

— Silence ! tonna-t-il d’une voix de stentor.

Derrière lui, les dragons bronze et dorés claironnèrent sur la colline, et le silence se fit aussitôt. Alors, il pointa le doigt sur un Maître Mineur portant l’emblème de Crom.

— Maître Esselin ne veut pas nous laisser entrer, dit l’homme d’un ton belliqueux.

— Et mon Seigneur veut absolument tout savoir sur cette chose mystérieuse, dit un autre, portant les nœuds d’Intendant en chef de Boll.

— Decker aussi, dit un Intendant de Nabol, d’un ton encore plus chagrin. Nous exigeons de savoir la vérité sur ce Siav. Et je verrai cette merveille avant de retourner à Nabol.

— C’est une impolitesse inconcevable, dit Robinton, d’un ton apaisant. Car ceux d’entre nous qui ont eu la chance d’entendre Siav savent que c’est la première expérience à faire pour croire à ce qu’il peut faire pour nous tous, Forts, Ateliers et Weyrs. Moi-même, je viens juste d’obtenir l’autorisation de le revoir, ajouta-t-il, feignant d’être indigné de ce procédé.

Le fait qu’on ait refusé l’accès de Siav au très respecté Harpiste de Pern calma un peu les esprits.

— Vous devez pourtant réaliser que la salle où est installé Siav est assez petite, malgré les agrandissements encours.

Il tendit le cou pour juger de leur importance.

— Hum, ils ont travaillé jour et nuit, à ce que je vois. Initiative des plus louables. Si vous voulez bien attendre ici, je vais voir ce qu’on peut faire au sujet de votre désir légitime de voir Siav.

— Je ne veux pas seulement le voir, geignit le mineur. Je veux aussi qu’il me dise comment retrouver le filon principal d’une mine très riche. Les anciens avaient localisé tous les minerais de Pern. Je veux qu’il me dise où il faut creuser, puisqu’il sait tout sur Pern.

— Pas tout, mon cher ami, dit Robinton, peu surpris que Siav soit déjà considéré comme omniscient.

Devait-il leur rappeler que Siav était seulement – seulement ? se dit-il, amusé – une machine, un appareil dont les anciens se servaient comme réceptacle d’informations ? Non. Malgré leur habileté d’artisans, leur compréhension de la mécanique était trop rudimentaire. Ils n’arriveraient jamais à saisir le principe d’une machine si complexe, et encore moins celui d’une intelligence artificielle. Le Maître Harpiste ne le comprenait pas trop bien lui-même. Il eut un soupir résigné.

— Et il sait très peu de choses sur la Pern actuelle, bien qu’il en sache beaucoup sur la Pern d’il y a deux mille cinq cents Révolutions. Je suppose que vous ne saviez pas qu’il fallait apporter avec vous les Archives de vos Ateliers ? Siav veut se mettre au courant de tout ce qui s’est passé dans les Forts, Weyrs et Ateliers.

— Personne ne nous a parlé d’Archives, dit le mineur, stupéfait. On nous avait dit qu’il savait tout.

— Siav sera le premier à vous dire que, tout en ayant de très vastes connaissances sur tous les sujets, il n’est pourtant pas, et heureusement, omniscient. C’est un… une Archive parlante, et bien plus précis que les nôtres, rendues illisibles par les serpents de tunnels, le temps et autres déboires.

— On nous avait dit qu’il savait tout ! insista le mineur, têtu.

— Même moi, je ne sais pas tout, dit doucement Robinton. Et Siav n’a jamais prétendu tout savoir. Pourtant, il en sait infiniment plus que nous. Et il pourra nous apprendre beaucoup de choses. Maintenant, laissez-moi intervenir auprès de Maître Esselin en votre faveur. Au fait, vous êtes combien ?

Il les compta rapidement.

— Trente-quatre. Ça fait trop pour une seule séance. D’ram, répartissez-les par groupes. Vous savez tous que D’ram est un homme juste. Chacun aura son tour – bref, peut-être, mais chacun verra Siav.

Maître Esselin fut ravi de voir le Harpiste, mais consterné de sa proposition.

— Nous ne pouvons pas les renvoyer mécontents, Esselin. Ils ont autant de droits à voir Siav qu’un Seigneur. Plus, même, car c’est eux qui exécuteront les plans de Siav au cours des années qui viennent. Qui est avec lui en ce moment ?

— Maître Terry, avec des Maîtres et des Compagnons de toute la planète. Plus Maître Hamian du Weyr Méridional, et deux de ses apprentis, termina-t-il d’un ton angoissé.

— Ah, Toric a finalement envoyé un émissaire ?

Robinton ne savait pas s’il devait se réjouir ou s’inquiéter. Il avait espéré ne pas avoir à affronter si vite la cupidité de Toric.

— Je ne pense pas qu’il soit venu pour le compte du Seigneur Toric, dit Esselin, branlant du chef. Il a dit à Maître Terry que sa sœur, Dame Sharra de Ruatha, lui avait conseillé de venir immédiatement.

— Ah, alors c’est bien, c’est très bien.

Hamian serait une excellente recrue. C’était un innovateur astucieux qui avait déjà remis en service des appareils laissés par les anciens dans une mine méridionale.

— Je vais voir quand on pourra les interrompre brièvement sans trop les déranger. Croyez-moi, Esselin, c’est de bonne politique de leur donner l’occasion de voir Siav par eux-mêmes.

— Mais il n’y a que des Intendants et de petits mineurs…

— Ils sont plus nombreux que les Seigneurs, les Chefs de Weyrs et les Maîtres d’Ateliers, Esselin, et chacun d’eux a le droit d’approcher Siav.

— Ce n’est pas ce qu’on m’avait dit, répondit Esselin, se repliant comme d’habitude, sur l’obstruction.

— Je crois qu’on vous dira autre chose avant la fin de la journée, Esselin. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Sur ce, Robinton enfila le couloir menant à Siav.

En approchant, il entendit Siav parler du ton sonore qu’il adoptait en face d’un groupe important. Quand Robinton ouvrit doucement la porte, il s’étonna du nombre des assistants, et encore plus de la foule occupant les deux nouvelles ailes ménagées de chaque côté de Siav. On avait ouvert deux portes dans les vastes annexes situées de chaque côté. Les deux murs entourant Siav étaient restés intacts, naturellement, mais maintenant, il y avait place pour une assistance beaucoup plus nombreuse. Aujourd’hui, il n’y avait que des forgerons, généralement dotés de carrures imposantes. Maître Nicat, le Maître Mineur, était assis sur le premier banc, avec Terry et deux de ses meilleurs Maîtres, tous très affairés à copier le diagramme figurant sur l’écran de Siav. Jancis aussi était là, dans un coin, penchée sur sa planche à dessin. D’autres dessinaient de leur mieux, parfois en appuyant leur feuille sur le dos de leur voisin de devant. Robinton ne comprenait rien à ce dessin compliqué, mais à l’attention sans partage que lui portaient les Forgerons, on pouvait voir qu’il était pour eux d’une extrême importance. Siav expliquait, ajoutant au diagramme des spécifications chiffrées qui ne signifiaient rien non plus pour le Harpiste. De sa voix calme, Siav enjoignit à ses auditeurs de poser des questions sur tous les points restés obscurs.

— Vous avez tout si bien expliqué, dit Maître Nicat d’un air respectueux, que même l’apprenti le plus obtus a dû comprendre.

— Ah, si vous permettez, Siav, dit un Maître Mineur d’une des plus grandes fonderies de Telgar. Si les coulées imparfaites peuvent être sauvées, pouvons-nous reprendre celles que nous avons rejetées depuis longtemps ?

— Bien sûr. Ce processus s’applique aussi aux métaux de récupération. En fait, leur utilisation améliore souvent le produit final.

— Même les métaux faits par les anciens ? demanda Maître Hamian. Nous en avons trouvé dans ce qui était, je crois, la fonderie originelle de la Concession Andiyar à Dorado.

— Une fois dans le creuset, toutes les impuretés sont brûlées.

Puis, à la grande surprise de Robinton, Siav ajouta :

— Bonjour, Maître Robinton. En quoi puis-je vous être utile ?

— Je ne voulais pas interrompre…

— Vous n’interrompez rien, dit Terry en se levant. N’est-ce pas, Nicat ?

Les autres se mirent à parler à voix basse avec leurs voisins, et les plus proches de la porte commencèrent à sortir, en pliant soigneusement leurs dessins et leurs notes.

La salle une fois vide, il put apprécier pleinement les agrandissements effectués du jour au lendemain.

— Ça alors ! murmura-t-il, remarquant les fenêtres percées à chaque bout et par où entrait une brise rafraîchissante.

Jancis resta seule dans son coin, griffonnant furieusement.

— Nous avons bien avancé aujourd’hui, Maître Robinton, lui dit-elle en souriant.

— Et avez-vous dormi cette nuit, mon enfant ?

Ses joues se creusèrent de deux fossettes malicieuses.

— Oui, bien sûr.

Puis elle rougit.

— Je veux dire, on a dormi tous les deux. Enfin, Piemur a dormi le premier – oh, zut !

Robinton éclata de rire.

Je n’ai pas l’esprit mal tourné, Jancis, et d’ailleurs, cela n’a aucune importance. Mais avec tout ce remue-ménage, vous n’allez pas retarder l’annonce de votre mariage, au moins ?

— Non, dit-elle. Je veux fixer une date. Ça facilitera beaucoup la vie. Les autres sont dans la salle des ordinateurs, si vous voulez vous faire la main.

— Moi ? dit le Harpiste, ébahi. C’est pour les jeunes esprits comme le vôtre et ceux de Piemur et Jaxom.

— Apprendre n’est pas réservé aux jeunes, Maître Robinton, dit Siav.

— Et bien, nous verrons, répliqua le Harpiste, pour gagner du temps.

Il savait pertinemment qu’il ne retenait plus les paroles et les musiques nouvelles, et il ne doutait pas qu’il n’en fût de même dans d’autres domaines. Il n’était pas vaniteux ni excessivement orgueilleux, mais il n’avait pas envie de se montrer à son désavantage.

— Nous verrons. En attendant, nous avons un problème mineur…

— Avec ce groupe qui attend devant la porte pour voir Siav ? dit Jancis.

— Oui. Problème mineur de mineurs !

Jancis gloussa à son jeu de mots, ce qui lui fit plaisir.

— C’est normal, dit-elle. Ils ont besoin de voir Siav pour pouvoir s’en prévaloir auprès de leurs Seigneurs et de leurs Maîtres ?

— C’est à peu près ça. Siav, si vous êtes d’accord, je vais les faire entrer et sortir par petits groupes, juste le temps de vous voir.

— Est-ce vraiment ce que vous désirez en la circonstance ?

— Je voudrais qu’autant d’hommes et de femmes que possible puissent avoir accès à vos connaissances. Mais même après ces agrandissements, ce n’est ni possible ni sage. Les esprits étroits tendront à réduire tous les problèmes à leur mesure. Les inquiets partiront du principe que seuls leurs problèmes sont importants, ou que vous êtes assez omniscient pour résoudre toutes les questions.

— Il en a toujours été ainsi, Maître Robinton, dit Siav. L’humanité a toujours eu foi dans les oracles.

— Les oracles ? répéta le Harpiste, étonné de ce mot nouveau.

— Une explication complète de ce phénomène exigerait que vous soyez disponible pendant quarante-quatre heures, car le fichier religion est long. Pour en revenir à notre problème, comment proposez-vous de donner satisfaction à ces gens qui attendent dehors ?

— En les faisant entrer par petits groupes pour vous voir et vous questionner, même très brièvement.

Alors, faites-les entrer tous ensemble. Mes capteurs extérieurs m’indiquent qu’il y a juste assez de sièges pour tous.

Toute la troupe s’engouffra dans le couloir, sous l’œil désapprobateur de Maître Esselin.

— Bonsoir, messieurs, dit Siav, sa voix harmonieuse imposant un silence respectueux aux arrivants. À l’intérieur des murs que vous regardez se trouve un Système d’Intelligence Artificielle Activé par la Voix, ou Siav, qui enregistre les informations pour un usage ultérieur. Il y a parmi vous des mineurs, qui ont sans doute remarqué que des Maîtres Mineurs ont assisté à la précédente conférence. Vous auriez grand profit à les consulter pour apprendre les nouvelles méthodes de fonderie. J’espère que vous avez apporté avec vous les Archives de vos Forts, messieurs les Intendants de Crom et de Nabol. Elles seront vitales pour évaluer la productivité présente et future des domaines que vous gérez pour vos Seigneurs avec tant de compétence. Quant à vous, compagnons verriers d’Igen et d’Ista, vous avez, dans les sablières et les mines de plomb de vos Forts, les meilleurs silicates de la planète, ce qui explique que vous produisiez le verre le plus beau et le plus durable de Pern. Si cette installation peut rendre service à vos Ateliers, demandez à Maître Robinton de vous accorder le temps d’une discussion prolongée.

La plupart des assistants, bouche bée, se turent, essayant de localiser la source d’où venait la voix désincarnée. Le Maître Verrier d’Ista fit un pas hésitant, déglutit, et se lança.

— Maître Siav, Maître Oldive m’a demandé de lui fabriquer des lentilles de microscope, dit-il tout à trac.

— Oui. Un tel instrument est d’importance vitale pour l’Atelier des Guérisseurs.

— J’ai consulté nos Archives, Maître Siav, dit-il, sortant de sa tunique des feuilles moisies, tachées et pleines de trous. Mais, comme vous voyez…

Il les tendit vers l’écran.

— Placez-les sur le panneau éclairé, Maître Verrier.

Regardant autour de lui pour se rassurer, l’Istan hésita, et le Harpiste dut le pousser. Les autres le regardaient, muets d’admiration devant tant d’audace. Un morceau de la feuille se déchira quand il la posa sur le panneau. Son compagnon se précipita, et, d’un air héroïque, posa le coin manquant à sa place.

Instantanément, l’écran projeta une image du dessin très abîmé. Magiquement, des lignes apparurent pour relier les parties isolées, et, sous les yeux émerveillés des assistants, le diagramme fut reconstitué en son entier. Une feuille émergea de la fente de l’imprimante, que le compagnon ébahi prit à la suggestion de Siav.

— Regardez ! Regardez ! C’est mieux que ce qu’aurait fait le meilleur dessinateur, s’exclama-t-il, tout excité.

— Page suivante, je vous prie, dit Siav, et le verrier s’exécuta de son mieux.

Peu après, les mots et explications perdus avaient été reconstitués, et toute l’assistance avait pu voir les feuilles restaurées.

— Avez-vous des questions concernant le boîtier, la mise au point ou les lentilles ? demanda poliment Siav.

Le compagnon posa une ou deux questions, son maître étant trop ébahi pour être cohérent.

— S’il s’en posait certaines durant la manufacture… reprit Siav.

— Durant quoi ? dit le compagnon, stupéfait de ce mot nouveau.

— Pendant la fabrication, soit vous me faites transmettre la question par Maître Robinton, soit vous revenez pour des explications complémentaires et d’autres démonstrations.

Après quoi, Robinton n’eut aucun mal à leur faire évacuer la salle.

— Ça a pris dix minutes, dit Siav. C’est du temps bien employé.

— Vous a-t-on conseillé de me prendre pour assistant ? demanda Robinton, amusé.

— Votre impartialité est légendaire, Maître Robinton, et vous venez de démontrer une fois de plus votre sens de la justice. Maître Esselin a des préjugés en faveur du rang. Le besoin qu’avait le verrier de ces informations est une priorité qui aurait dû lui valoir une introduction immédiate ce matin. Or, Maître Esselin l’a ignoré.

— Vraiment ? dit Robinton, contrarié.

— Vous devriez veiller à ce qu’il n’excède pas les étroites limites de son autorité, pour éviter bien des ressentiments futurs.

— Je vais m’en occuper immédiatement.

— Si vous hésitez à occuper cette fonction, sans doute que D’ram pourrait vous en décharger. Lui aussi jouit de la plus haute estime auprès des Weyrs, Forts et Ateliers. Est-il vrai qu’il a fait un bond de quatre cents ans dans l’avenir pour combattre les Fils ? Et qu’il a déjà passé la plus grande partie de sa vie à cette tâche dangereuse ?

— C’est exact, Siav.

— Sa génération et la vôtre sont étonnantes, Maître Robinton, dit Siav, sa voix posée se teintant d’une nuance d’admiration incontestable.

— Nous sommes tous d’accord sur ce point, dit Robinton, redressant fièrement les épaules. Je vais dire ce que je pense à Maître Esselin sur sa façon d’assigner les priorités sans consultation. Et vous pouvez être sûr, Siav, qu’il vous obéira aussi promptement qu’à moi ou aux Chefs du Weyr.

Après avoir dit son fait à Maître Esselin, Robinton alla retrouver D’ram dans la salle où Piemur, Jancis, Jaxom et Benelek tapaient leurs leçons avec entrain. Chacun travaillait sur un projet différent ; il reconnut que Jancis reproduisait le diagramme que Siav avait montré aux mineurs.

— Venez donc, Maître Robinton, dit Piemur, détachant les yeux de son écran. Je vous ai installé un poste de travail.

— Non, non. J’ai promis à Siav d’être son assistant tout l’après-midi. Vous ne croiriez jamais à quel point Esselin est stupide !

— Ha ! Mais si, je le crois, dit Piemur avec force.

— Il est bouché à l’émeri, grommela Benelek. Et il n’aime pas nous voir aller et venir comme nous faisons.

— Moi, je n’ai pas de problème avec lui, dit Jancis, l’œil malicieux. Je n’ai qu’à lui donner un gobelet de klah ou un bon morceau quand j’apporte à boire et à manger.

Et c’est un autre compte que j’ai à régler avec ce gâteux de Maître Esselin, dit Piemur avec emportement. Tu n’es pas une fille de cuisine. Il n’a jamais vu l’insigne de Maître sur ton col ? Il ne sait pas que tu es la petite-fille de Fandarel et parmi les meilleurs de ton Atelier ?

— Oh, il finira par le savoir, remarqua Jaxom sans lever les yeux de son clavier. Je l’ai vu la traiter en gamine, ce matin, et je lui ai rappelé que son titre était « Maîtresse Forgeronne ». Je crois qu’il n’avait même pas remarqué les insignes de son col.

— Ce n’est pas une excuse, dit Piemur.

— Peut-être que Maître Esselin devrait retourner à ses Archives, dit D’ram. C’est sa fonction.

— Et il n’est bon à rien d’autre, grommela Piemur.

— Mais comme quelqu’un doit bien se charger de son rôle actuel, je crois que je vais me nommer à sa place.

— Excellente idée, D’ram, dit Robinton sous les acclamations des autres. En fait, Siav lui-même vous avait recommandé pour ce poste. Il a entendu dire que vous êtes un homme hautement respecté et d’une honnêteté scrupuleuse. Et pourtant, il ne vous connaît pas aussi bien que moi. Et je crois que nous devrions aussi enrôler Lytol. À moins que trois honnêtes hommes ne soient trop pour la fonction ?

— Il n’y aura jamais trop d’honnêtes gens ici. Et je crois que ça ferait du bien à Lytol, dit Jaxom, l’air profondément inquiet au sujet de son vieux tuteur. Vous deux, vous semblez déjà rajeunis d’avoir trouvé un emploi à votre longue expérience. Et quelqu’un ayant le bon sens de Lytol devrait trouver à s’occuper ici.

— Je suis tout à fait d’accord, dit le Maître Forgeron Hamian en entrant. J’ai été obligé de bousculer ce vieux fou pour rentrer. Je comprends ce que Sharra voulait dire en affirmant que vous étiez passionné par ces événements, Jaxom, ajouta-t-il, souriant au mari de sa sœur avant de saluer courtoisement les autres. Je n’ai pas voulu provoquer la consternation de mes pairs tout à l’heure, Maître Robinton, mais Maître Siav pourrait-il me dire comment nos ancêtres fabriquaient leur plastique inaltérable ?

Robinton regarda D’ram, l’air interrogateur.

— Ce sera le premier test de votre autorité, D’ram.

— Je dirai qu’Hamian est exactement le genre d’homme à tenter quelque chose d’aussi nouveau – enfin, nouveau pour nous au moins, dit D’ram, acquiesçant de la tête.

— La parole est maintenant à celui qui sait, dit Robinton, montrant de la tête la salle de Siav. Allons lui poser la question.

Tous, sauf Benelek, suivirent pour entendre ce que dirait Siav. Robinton fit signe à Hamian de se placer juste devant l’écran, puis il dut l’encourager d’une bourrade, le grand forgeron ayant soudain du mal à formuler sa demande.

— Euh… Maître Siav…

Il ne put continuer.

— Vous voudriez savoir comment l’on fabrique les plastiques à base de silicates que vos ancêtres utilisaient dans les matériaux de construction, Maître Hamian ?

Hamian acquiesça de la tête, haussa comiquement les sourcils dans sa surprise.

— Comment le sait-il ? demanda-t-il à voix basse au Harpiste.

— Il a de longues oreilles, répondit Robinton, amusé.

— Incorrect, Maître Robinton, dit Siav. Cette installation possède des capteurs bien plus sensibles que des oreilles, Maître Hamian, et comme la porte était ouverte, votre conversation était audible. Vous désirez donc apprendre comment on fabrique les plastiques.

— Oui, Maître Siav. Parmi mes pairs, il y en a bien assez qui veulent améliorer la qualité du fer, de l’acier et du cuivre. Mais moi, m’étant rendu compte de la longévité du plastique des anciens, j’aimerais me spécialiser dans leur étude. Je crois que ce matériau pourrait être aussi important pour nous que pour nos ancêtres.

La fabrication des plastiques était une entreprise très sophistiquée chez vos ancêtres. Des polymères différents aboutissaient à des produits différents, certains pliables, semi-malléables ou rigides, selon la formule chimique. Et puisqu’on a découvert du pétrole en surface près du Lac de Drake, il devrait être possible de faire renaître leur fabrication. Toutefois, il vous faudra apprendre beaucoup plus de chimie que n’en comportaient vos études pour la Maîtrise. Joël Lilienkamp avait entreposé deux unités de fabrication dans les Grottes de Catherine.

— Lilienkamp ? s’écria Piemur, se tournant vers Jancis. Lilcamp ? Qui était Joël Lilienkamp ? demanda-t-il à Siav.

— C’était l’intendant de l’expédition, la personne qui a entreposé les artefacts dans les Grottes de Catherine.

— Jayge doit forcément être son descendant, dit Piemur.

Puis il se tut brusquement et s’excusa de son interruption.

— Les deux grandes unités de polymérisation n’ont pas bénéficié d’emballages protecteurs. Elles ne seront donc sans doute pas opérationnelles. Mais elles pourront servir de modèles. Vous apprendrez beaucoup en les reconstruisant, et vous aurez encore plus à apprendre pour les expériences de chimie et de physique que vous devrez faire.

— Avec plaisir, Maître Siav, avec plaisir, dit Hamian avec un sourire jusqu’aux oreilles. Quand est-ce que je commence ?

— D’abord, il faut trouver les prototypes dans les grottes.

Siav projeta sur son écran deux gros cubes pourvus de nombreux appendices.

— Voilà ce que vous devez trouver. Ils sont lourds et difficiles à déplacer.

— J’ai déplacé des objets plus lourds que ça, Maître Siav.

Une feuille illustrant les objets nécessaires sortit de l’imprimante, et Piemur la tendit au grand forgeron.

— Il vous faudra un vaste atelier pour les démonter, et savoir quels matériaux vous avez à votre disposition pour construire un nouveau modèle. Il serait judicieux que d’autres étudient cette science avec vous. La fabrication des polymères exigera une équipe nombreuse connaissant bien la chimie et la physique.

— À l’évidence, il sera nécessaire d’étudier beaucoup, ne serait-ce que pour comprendre les mots que vous employez, dit Hamian.

— Je ne risque guère de me tromper en vous annonçant que vous aurez plusieurs autres étudiants dans votre classe, Siav, dit Robinton, montrant Piemur et Jancis. Et je suis sûr, Hamian, que vous voudrez former aussi plusieurs membres de votre Atelier.

— J’en ai déjà un ou deux en tête, répondit Hamian. Merci beaucoup, Maître Siav.

— De rien, Maître Hamian.

— Comment feras-tu pour échapper à Toric ? lui demanda Piemur à voix basse.

— Il n’est pas question d’échapper, dit Hamian, avec une grimace comique. Je suis mon propre maître. J’ai organisé la production des mines méridionales sans l’appui de personne. Maintenant, je vais élargir mon horizon, comme Toric l’a fait. Merci, Maître Robinton, D’ram. Je sais où sont les grottes. Je vais commencer tout de suite.

Sur quoi, il sortit.

— Juste après son départ, Maître Esselin parut, l’air chagrin.

— Maître Robinton, j’avais dit à ce forgeron qu’il ne devait pas…

Robinton, de son air le plus charmeur, lui entoura les épaules de son bras. D’ram se plaça de l’autre côté, et ils l’entraînèrent inexorablement vers le hall d’entrée.

— Maître Esselin, je crois qu’on vous a affreusement mal traité ces derniers temps, dit Robinton.

— Moi ? dit Esselin, surpris. Oui, quand des bravaches comme ce forgeron ne tiennent absolument pas compte de mes ordres…

— Vous avez raison, Maître Esselin. C’est honteux, et je trouve qu’on a vraiment abusé de votre amabilité en vous enlevant à vos Archives pour vous occuper de ce site. C’est pourquoi il a été décidé que le Chef de Weyr D’ram, le Seigneur Gardien Lytol et moi-même vous déchargerions de cette pénible tâche pour vous laisser retourner à votre travail.

— Oh, mais je ne voulais pas dire je refusais de…

Esselin aurait ralenti le pas si les deux autres l’avaient laissé faire.

— Vous avez été la bonne volonté personnifiée, dit D’ram.

— C’est tout à votre honneur, Maître Esselin, mais il ne faut pas abuser de votre gentillesse. Maintenant, nous allons prendre la relève.

Maître Esselin continua ses protestations jusqu’à la porte et tout le long du sentier menant au bâtiment des Archives. Doucement mais fermement, D’ram et Robinton lui donnèrent une dernière poussée, souriant et ignorant totalement ses réticences.

— Et voilà, dit D’ram avec satisfaction une fois de retour dans le bâtiment de Siav. Je prends le premier quart, Robinton.

Il se tourna vers l’un des gardes. – C’est moi qui décide, maintenant. Votre nom ?

— Gayton, messire.

— Eh bien, Gayton, je verrais d’un très bon œil que vous alliez chercher à boire. Apportez-en assez pour tous. Et, non Robinton, il n’apportera pas de vin. Vous devrez avoir la tête froide pour prendre votre quart.

— Quel nigaud ! s’écria Robinton. Je garde toujours la tête froide quelles que soient les quantités de vin que j’absorbe. En voilà une idée !

— Laissez-moi, Robinton, dit D’ram, le poussant en souriant vers la porte. Allez faire vos bêtises ailleurs.

— Mes bêtises, grommela le Harpiste, feignant l’indignation.

Mais juste à cet instant, Piemur poussa un cri triomphal, et il se hâta d’aller voir ce qui se passait.

— J’ai réussi ! J’ai réussi ! criait encore Piemur à son entrée.

Jancis et Jaxom avaient l’air légèrement envieux ; Benelek avait adopté une attitude distante.

— Réussi quoi ?

— À faire un programme moi-même.

Le Harpiste lorgna les mots et lettres énigmatiques alignés sur l’écran, puis considéra le Compagnon.

— Ça… c’est un programme ?

— Et comment ! Et drôlement facile quand on a pris le coup !

L’ivresse de Piemur était contagieuse.

— Piemur, s’entendit dire le Harpiste, vous ne m’avez pas dit qu’un de ces engins était disponible ?

— Mais bien sûr, Maître.

— Avec une satisfaction non dissimulée et sans la moindre trace de son impudence habituelle, Piemur se leva et alla chercher un moniteur sur une étagère.

— Je crois que je vais le regretter, remarqua Robinton à voix basse.

— J’espère bien que non, répondit Siav du même ton.

 

Zair mordilla l’oreille de Robinton qui se réveilla. Il s’était endormi sur son siège, la nuque sur l’appui-tête, les jambes allongées sur le bureau. Il avait le cou ankylosé et ses articulations craquèrent quand il reposa les pieds par terre. Il gémit, et Zair le mordilla de nouveau, ses yeux flamboyant d’un beau rouge-orangé.

Instantanément, le Maître Harpiste fut en alerte. Au fond du couloir, il entendit la voix de Siav donnant des explications, et la voix plus aiguë d’un étudiant posant une question. Il leva les yeux sur Zair, qui fixait la nuit. C’est alors qu’il entendit un léger craquement, puis un faible clapotis.

Il se leva, maudissant à part lui ses articulations récalcitrantes. Aussi furtivement que possible, il traversa le hall et sortit. L’aube approchait : les insectes s’étaient tus et les activités du jour n’avaient pas encore repris. Il s’avança silencieusement, entendit de nouveau le craquement. À sa gauche, où les séries de batteries de Fandarel avaient été installées contre le mur, il perçut deux ombres mouvantes. Deux hommes. Deux hommes affairés à briser les bacs de verre contenant le fluide des batteries.

— Qu’est-ce que vous faites ? ragea Robinton. Zair ! Attrapes-les ! Piemur ! Jancis ! Quelqu’un !

Il s’élança, bien résolu à prévenir d’autres dommages.

Plus tard, il se demanda ce qui l’avait poussé à s’attaquer à ces vandales, lui, Harpiste vieillissant et sans armes. Même quand ils s’étaient jetés sur lui, levant des bâtons ou des barres de fer, il n’avait pas eu peur ; il était fou furieux, c’est tout.

Heureusement, Zair avait des armes, ses vingt griffes acérées dont il laboura le visage du premier homme, puis le Farli de Piemur, le Trig de Jancis et une demi-douzaine d’autres lézards de feu se jetèrent dans la bataille. Robinton saisit un pan de tunique, mais l’homme se dégagea d’une secousse, accompagnée d’un hurlement car un lézard de feu lui déchirait la peau. Il s’enfuit, imité par son compagnon, et tous deux suivis par les lézards de feu qui, se séparant en deux groupes, prirent en chasse les fugitifs.

Le temps que des renforts humains arrivent, ils avaient disparu.

— Ne vous inquiétez pas, Robinton, dit Piemur. Des visages griffés, ça se remarque. Nous les trouverons ! Vous n’avez rien, Maître ?

— Non, ça va, ça va, dit-il, essayant d’échapper à leur sollicitude. Poursuivez-les !

Et il fut pris d’une quinte de toux causée par la frustration plus que par l’exercice.

Le temps qu’il les ait convaincus qu’il allait bien, les lézards revenaient, l’air très satisfait d’avoir chassé les intrus. Dégoûté de la fuite des vandales, Robinton saisit un panier de brandons et conduisit les autres sur le lieu de l’attaque.

— Cinq bacs fracassés, et si vous n’aviez pas entendu… commença Piemur.

— Je n’ai rien entendu. C’est Zair, dit Robinton, furieux de s’être endormi.

— C’est la même chose, répondit Piemur avec un sourire malicieux. Ils n’ont pas cassé assez de bacs pour arrêter la production de courant. Et il y en a d’autres au Magasin.

— C’est l’événement lui-même qui m’inquiète, dit Robinton.

— Nous trouverons les vandales, l’assura Piemur, ramenant le vieux Harpiste à son fauteuil et lui servant une coupe de vin.

— Il le faut, dit Robinton d’un ton farouche.

Il savait qu’il existait une hostilité croissante contre Siav, mais il n’avait jamais pensé un instant que quelqu’un irait jusqu’à attaquer les installations.

Mais qui ? Esselin ? Il doutait que ce vieux fou ait eu cette audace, même s’il était retourné d’avoir perdu sa sinécure. Alors, un des verriers de Norist venus l’après-midi au Terminus ?

Les vandales ne furent pas retrouvés le lendemain, malgré les recherches discrètes de Piemur. Il alla même jusqu’à réveiller Esselin avant l’heure, mais le visage rond du vieux Maître était indemne.

— Ils ont dû continuer à courir, dit-il au Harpiste qui supervisait le remplacement des bacs.

— Il faut construire une barrière de protection, dit Robinton. Et les faire surveiller jour et nuit. On ne peut pas laisser Siav sans courant.

— D’après vous, qui serait le suspect le plus probable ? demanda Piemur.

— Le suspect ? Les choix ne manquent pas. Ce sont les preuves qui manquent.

— Alors, il faudra chercher encore. Mais comment se fait-il que Siav n’ai pas donné l’alarme ? D’habitude, il voit tout ce qui se passe, de jour ou de nuit.

Interrogé sur ce point, Siav répondit que les vandales se trouvaient sous les auvents, hors de portée de ses capteurs visuels, et que les bruits perçus correspondaient à ceux des activités nocturnes.

— Et à l’intérieur du bâtiment ? demanda Robinton.

— Cette installation est en sécurité. Ne craignez aucun vandalisme ici.

Robinton ne fut pas convaincu, mais il n’eut pas le temps de discuter car les premiers étudiants du jour arrivaient.

— Gardons cela pour nous pour le moment, Piemur, dit Robinton d’un ton sans réplique.

— Et si l’on envoyait un message à tous les Harpistes, leur demandant de nous signaler tout visage griffé ?

— Je doute qu’ils paraissent en public avant d’être guéris, mais envoyez le message quand même, dit Robinton, haussant les épaules.

 

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