CHAPITRE 8

Le temps qu’ils arrivent à leur échoppe, une foule considérable les attendait déjà, alors ils mirent vite une cafetière en marche et en attendant, servirent le fond du thermos aux plus impatients. Il y avait parmi eux des vendeurs ; Zainal et Chuck se remirent à comparer leurs listes avec ce qu’on leur proposait. Des quantités de café furent consommées. Zainal commençait à penser qu’il rendait tous les Bareviens accros à ce breuvage. Après tout, il n’y avait pas de mal à leur procurer un plaisir innocent.

Vers le milieu de la matinée, comme Zainal concluait une bonne affaire avec un homme qui avait des batteries de camion à troquer, Bazil arriva, l’air angoissé. Hésitant à interrompre son père en un moment manifestement crucial, Bazil s’approcha de Kris et la tira par la manche.

– Mon père doit intervenir. C’est Ferris. E a été arrêté pour vol et emmené dans le bureau de Kapash.

Un instant, une peur atroce la vida de toute ses forces.

– Où est-il ? Qu’est-ce qu’il a volé ?

– Il allait dans tous les bars pour parler aux serveurs. Comme il l’avait dit à Zainal, pour trouver des clients à Eric. Puis un grand costaud est arrivé ce matin, jurant que Ferris l’avait volé. Il n’a pas dit quoi, mais Ferris s’est enfui et un garde du marché l’a rattrapé. Ils l’emmènent au bureau de Kapash. Oh, Kris, s’il va dans ce triangle, il sera tué.

Il sanglotait presque de terreur.

Kris répugnait vraiment à interrompre Zainal. Peut-être qu’elle pouvait se débrouiller toute seule. Elle fit signe à Chuck. Clune, qui avait entendu Bazil, s’approcha.

– Je viens aussi, dit-il, gonflant ses biceps.

Chuck vit aussi que Zainal était complètement absorbé dans ses marchandages, et il prit le bras de Kris.

– Qu’est-ce qu’il peut bien avoir volé ? Eh oui, je connais ses antécédents, Kris, mais nous allons le sortir de là. Je sais que Kapash n’attendait que l’occasion.

Chuck prit quelque chose dans le petit coffre-fort à serrure numérique avant de le refermer et de le passer à Sally Stoffers, en lui disant de le garder. Elle savait qu’il contenait les paillettes d’or et les petites pépites.

– On verra si on peut traiter avec ça.

Kris remarqua que Bazil avait l’air hésitant.

– Je suis Dame Emassi, Bazil, et je peux traiter avec un simple gérant de marché. Sally, dis à Zainal que je suis allée au bureau du commandant, mais seulement quand il aura conclu son affaire. C’est par là, n’est-ce pas, Bazil ? dit Kris, enfilant l’allée à grandes enjambées.

L’air toujours effrayé et sceptique, Bazil courut néanmoins pour la rattraper, inquiet au sujet de Ferris. Tout en sachant que Bazil se sentait frustré du soutien de son père, Kris savait aussi que Zainal serait contrarié que son fils l’ait interrompu.

Une foule de badauds entourait le bureau du gérant, mais Kris, Chuck et Clune forcèrent un passage pour se frayer un chemin parmi eux, alarmés d’entendre Ferris sangloter.

– Je n’ai rien volé. C’était par terre. L’homme a dit que je pouvais le prendre.

– Qui es-tu ? demanda l’homme, et elle vit le trou de ses incisives manquantes.

– Je suis Dame Emassi, titre qui m’a été conféré par le Suprême Emassi Kamiton, annonça-t-elle, redressant les épaules et s’efforçant de contrôler ses halètements, car ils avaient couru tout le long du chemin. Ferris fait partie de notre groupe. Que prétends-tu qu’il t’a volé ?

Elle savait qu’elle imitait Dame Edith Evans dans ses attitudes les plus royales et hautaines, mais peut-être que ça marcherait.

L’homme montra le trou entre ses dents.

– Ba dent.

Kris parvint à ne pas sourire de son zézaiement.

– Comment un frêle adolescent comme Ferris aurait-il pu te voler ta dent ? demanda-t-elle, conservant sa posture royale.

– Elle était par terre, dit Ferris, comme si cela rendait son action légitime.

– C’est là que tu l’as trouvée ?

– Oui, par terre, chez Sicrim. Ce matin.

– Bais la dent est à boi, insista la victime, de plus en plus agitée.

– J’allais l’apporter au Dr Sachs, dit Ferris, l’air penaud et ulcéré.

– Bais elle est à boi !

– Si tu l’as laissée par terre depuis hier soir, on pouvait présumer que tu l’abandonnais, remarqua Kris. Ce garçon ne t’a donc pas volé à proprement parler. En fait, il apportait cette dent à la seule personne de cette planète capable de te la remettre dans la bouche.

– C’est vrai ? s’exclama l’homme.

Ferris fouilla alors dans sa poche et en tira une dent soigneusement enveloppée dans un de ces petits sachets en plastique qu’Eric avait apportés avec lui.

– C’est à moi ! dit l’homme, se ruant vers lui pour la reprendre.

– Elle te fait une belle jambe dans le sac, dit Ferris avec dédain, retrouvant partiellement son insolence coutumière.

Il se croisa les bras et ajouta :

– Je l’ai nettoyée, parce que Eric dit que c’est indispensable, et je l’ai mise dans le sachet pur qu’elle ne s’abîme pas. Je ne savais pas à qui elle appartenait.

Cérémonieusement, avec un air d’innocence feint, Ferris lui tendit le sachet.

– C’est à boi.

L’homme glissa le sachet dans sa poche, gardant la main dessus comme s’il craignait que Ferris ne la reprenne.

Kris se tourna vers Kapash, qui avait écouté et observé la scène d’un air bizarre.

– Comment Ferris aurait-il pu savoir qui était le propriétaire, directeur Kapash ? demanda-t-elle gravement. Maintenant qu’il le sait, il l’a rendue. Il n’y a pas eu vol, mais seulement la restitution de bonne foi d’un objet égaré.

– Mais il a pris ce qui ne lui appartenait pas, dit Kapash d’un air menaçant. C’est un voleur. Et il n’a pas cherché à savoir à qui appartenait la dent.

– Mais Sicrim a dit que je pouvais prendre toutes les dents que je trouverais, dit Ferris d’un ton plaintif. Je ne faisais rien de mal. Demande à Sicrim.

– Sicrim est-il présent ? s’enquit Kapash après réflexion.

Il essaie de se montrer raisonnable en cette situation ridicule, se dit Kris. Mais Sicrim ne figurait pas parmi les badauds attroupés devant le bureau.

– C’est un voleur ! dit le propriétaire de la dent, impitoyable, fixant sur Ferris un doigt crasseux.

– C’est un enfant, dit Kris, gratifiant le plaignant d’un regard réprobateur. Et plus vite tu iras chez le dentiste te faire remettre cette dent, mieux ça vaudra. Plus tu attends pour te faire soigner, moins tu auras de chances qu’il puisse te la fixer.

– Aaah ! dit Kapash, pointant sur elle un index accusateur. C’est comme ça que vous trouvez des clients pour votre fameux spécialiste !

– Quoi ? Ce n’est pas moi qui leur casse les dents, Kapash. Il s’en est chargé lui-même, dit-elle, montrant le plaignant du pouce.

Des murmures amusés parcoururent l’assistance. Kris regretta de ne pas avoir apporté quelques sachets de café. Mais en donner à Kapash en la circonstance aurait trop fait pot-de-vin. Pourtant, à voir les visages, elle comprit qu’elle avait mis les rieurs de son côté.

– Laisse tomber, Kapash, dit quelqu’un dans la foule.

Cette remarque fut suivie du ululement lointain d’une sirène.

– De plus, voilà l’alarme d’émeute. Tu devrais aller voir en vitesse, Kapash.

Kapash leva la main pour réclamer le silence. A présent, ils entendaient nettement des cris agressifs et des coups de feu au milieu des braiments de la sirène.

A l’évidence, Kapash devait intervenir. Foudroyant Kris, il se leva et sortit dignement, faisant signe à ses gardes de le suivre, en quête de victimes plus coupables et plus lucratives. La plupart des badauds le suivirent, pour profiter de ce nouveau divertissement.

Kris tendit la main à Ferris et sortit avec lui du bureau.

– J’avais la permission de Sicrim, Kris, je te le jure. Je sais que tu ne me crois pas.

– Mais si, je te crois. Tu as trop de bon sens pour nous attirer des ennuis avec ta klepto. Surtout après cet esclandre, dit-elle, comme ils s’éloignaient de la place aussi vite que possible.

Des coups de sifflet, d’autres sirènes et des cris de douleur leur firent encore accélérer le pas.

Ils rencontrèrent Zainal qui venait à leur rencontre dans la grande allée de la place suivante.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il, pointant le doigt en direction du tintamarre.

Kris lui fit un rapide résumé des événements, tandis que Ferris baissait la tête, honteux de s’être mis dans cette situation et d’avoir causé du tort à ses amis.

– Je crois que Kapash aurait aimé sévir, mais… ajouta Chuck.

– Tu avais une bonne idée, Ferris, mais tu comprends à quel point nous devons être prudents ici, non ? dit Zainal, le secouant par l’épaule pour qu’il le regarde en face.

– Oui, Emassi, je comprends. Je ne te causerai plus d’ennuis.

– Parfait. Nous ne parlerons pas de ça à Eric, commença Zainal quand un étranger fit irruption dans leur groupe.

Ferris se réfugia vivement derrière Zainal, car c’était le propriétaire de la dent.

– Toi ! dit-il, pointant un doigt accusateur sur Ferris. Tu vas m’abener à cet hobbe qui peut be rebettre la dent dans la bouche !

– Bien sûr, dit aimablement Zainal, lui indiquant la direction du geste.

– C’est ce que j’ai appris de ce garçon, dit l’homme, très aimable, comme s’il n’avait pas failli faire condamner Ferris. Mais d’abord, je devais retrouver ba dent.

Il zézayait toujours, mais personne n’osa sourire.

– Le processus prend un certain temps, n’est-ce pas, Ferris ? dit Zainal, vu qu’il savait peu de chose en ce domaine, alors que Ferris était en contact continuel avec Eric, assimilant tout ce que disait le sympathique dentiste.

– C’est vrai, dit-il, avec une lueur dans l’œil qui apprit à Kris que le processus n’était pas toujours agréable. Mais je l’ai lavée comme Eric m’a indiqué qu’il fallait faire, et je l’ai mise à l’abri dans un sachet, ajouta-t-il, montrant la poche où l’homme avait enfoui la dent vagabonde.

– Je te suis redevable, jeune homme, dit l’homme, et je regrette le zèle du gérant du marché.

– Enfin, tout est bien qui finit bien, dit Kris.

– Je m’appelle Mischik, dit-il, et la politesse exigea que les autres déclinent aussi leurs noms. Vous êtes les gens de Botany ?

– C’est exact, dit fièrement Zainal.

– Et tu es vraibent une Dabe Ebassi ? dit Mischik, zézayant toujours.

– C’est vrai.

– Rebarquable, dit-il.

Entre-temps, ils avaient rejoint leur allée, et Ferris les précéda en courant pour prévenir Eric qu’il avait un nouveau client. Zainal et Kris se hâtèrent vers leur échoppe, où un afflux de nouveaux clients attendaient leur tasse de café. Plus vraisemblablement, se dit Kris, pour voir si le garçon de Botany avait survécu à sa confrontation avec Kapash.

– Rien de tel qu’un cas d’urgence pour répandre la rumeur, murmura-t-elle à Zainal tandis qu’ils remplissaient les tasses aussi vite qu’ils pouvaient.

Effectivement, la rumeur s’était répandue – mais pas l’émeute que Kapash était parti contrôler – et les services d’Eric suscitèrent beaucoup de questions. Il avait remis en place la dent de Mischik en lui demandant de revenir le lendemain pour voir si elle se réimplantait. Eric lui avait dit franchement que, plus vite il pouvait remettre la dent en place, meilleures étaient les chances de réussite, et qu’en cas d’échec, il pourrait toujours lui faire un bridge, mais Mischik était déjà content de parler sans l’ennuyeux zézaiement.

Tous étaient fatigués quand Zainal annonça qu’ils allaient fermer. Chuck lui avait dit ce qu’il savait sur la façon dont Kapash se débarrassait des fauteurs de troubles. Et après l’incident du jour, ils étaient bien décidés à attirer le moins possible l’attention du gérant du marché.