X
« Why dost thou turn away from me ? ’Tis thy Polly. »
« Pourquoi te détourner de moi ? C’est ta Polly. »
John Gay, l’Opéra du gueux
À Notting Hill Gate, Fred Turner fait ses bagages pour repartir dans son pays. L’été commence, et Londres est en fleur. De grands marronniers d’Inde appuient leurs mains vertes et leurs chandelles d’un blanc crème contre ses vitres, laissant filtrer dans la pièce une lumière vanillée, vaporeuse, qui transfigure les meubles de bois éraflé, et transforme les boiseries victoriennes encroûtées de peinture et les fleurs de plâtre qui ornent le plafond en pâtisseries à la crème fouettée. Il souffle une brise tiède ; au-delà des arbres, le ciel est d’un bleu profond et paisible.
Mais Fred ne voit pas grand-chose de tout cela. Son humeur est grise, plate, glacée et saumâtre comme un étang stagnant en plein hiver. Dans moins de deux jours, il aura quitté Londres, sans avoir terminé ses recherches, revu Rosemary, ni eu des nouvelles de Roo. Plus de deux semaines se sont écoulées depuis qu’il a télégraphié une réponse à la lettre de sa femme : mais bien que son message ait comporté les mots JE T’AIME et APPELLE EN PCV, il n’y a eu aucune réponse. Il a attendu trop longtemps, nom de Dieu ; ou alors, Roo n’a jamais voulu renouer avec lui.
Quant à son travail, il est au point mort. Il fait les gestes du chercheur, consultant des sources primaires et secondaires, recopiant des citations de l’œuvre de Gay et d’études critiques sur le XVIIIe siècle, des extraits d’archives contemporaines, et des récits d’époque sur le monde du crime, recousant ces bribes ensemble pour en faire une sorte de tout, mais tous ces efforts ont quelque chose de factice et de forcé. Les objets que Fred range dans ses deux valises en toile usée évoquent tous à ses yeux l’échec, le gâchis. Des liasses de notes, maigres et désordonnées en comparaison avec ce qu’elles devraient être, des carnets à moitié vides, des fiches de quinze centimètres sur neuf restées absolument vierges. Des lettres sans réponse, entre autres une lettre de sa mère et deux envoyées par des étudiants qui lui demandaient des recommandations, et dont il aurait dû s’occuper il y a des semaines. Un instantané qu’il aime beaucoup, représentant Roo à quatorze ans avec son lapin apprivoisé, et pris par elle-même avec son premier appareil à déclenchement retardé ; la chaleur innocente de son sourire, son expression ouverte et confiante, lui fendent le cœur : cette Roo-là ne l’a jamais aimé, ni aucun autre homme, elle n’a jamais été blessée par lui. Une grosse boule monte dans la gorge de Fred ; il retourne la photo, serre les dents et continue ses bagages.
Du papier, des enveloppes, des chemises cartonnées, tout un matériel qui n’a jamais servi et l’accuse en silence. Des programmes de pièces, d’opéras, de concerts auxquels il a assisté avec Rosemary – pourquoi diable garde-t-il encore tout ça ? Fred les fourre dans la corbeille à papier débordante. La longue écharpe en cachemire beige tissé à la main que Rosemary lui a donnée pour son anniversaire, l’enroulant de ses propres mains, tour après tour, autour de son cou. Une petite glace de poche portant l’empreinte rose-mauve de sa bouche, souvenir de leur premier baiser. Ils venaient de déjeuner au restaurant La Girondelle, dans Fulham Road, et Rosemary se remettait du rouge à lèvres. Fred, s’apercevant qu’ils allaient se séparer, se pencha vers elle par-dessus la table, en prononçant des mots impulsifs et passionnés. Elle leva les yeux, sourit lentement, merveilleusement, puis essuya sur le miroir sa bouche ouverte pour éviter de tacher la sienne. Il avait admiré ce geste : quelle attention charmante ! Plus tard, il lui avait posé la main sur le poignet pour l’empêcher de remettre la glace dans son sac, demandant à la conserver. Maintenant, le geste prend un autre sens : avant de l’embrasser, Rosemary s’était embrassée elle-même.
Arrête d’y penser, se dit Fred. C’est fini, pour l’amour de Dieu ; il quitte Londres après-demain et il ne reverra sans doute jamais Rosemary Radley. Par ailleurs, comme il l’a constaté ce matin en vidant son placard, il ne reverra jamais son chandail Ragg acheté chez L.L. Bean, sa chemise de travail en toile bleue, son Anthologie de la poésie du XVIIIe siècle, ainsi que sa brosse à dents et son rasoir de rechange, qu’il a laissés chez Rosemary avant le jour de sa réception.
Mais il ne peut pas arrêter d’y penser. Il a beau être furieux contre Rosemary, il n’est pas arrivé à l’oublier. Plusieurs fois au cours des deux dernières semaines, allant contre ses tentatives de se raisonner lui-même, et se donnant pour prétexte boiteux qu’il veut simplement récupérer son chandail, sa chemise, etc., il a composé son numéro. Le plus souvent, la sonnerie retentit indéfiniment sans réponse ; une fois, Mrs. Harris a décroché, a grommelé « Y a personne », puis a raccroché brutalement. Il a aussi essayé le service d’abonnés absents, où une voix féminine faussement distinguée lui a toujours assuré que lady Rosemary « n’était pas en ville ». Un trille de condescendance amusée, la dernière fois qu’il a appelé, lui a laissé entendre que la voix féminine était au courant, en ce qui le concernait ; que dès qu’il aurait raccroché, elle se tournerait vers ses congénères et leur dirait : « Devinez qui vient d’appeler encore lady R, l’imbécile, quand est-ce qu’il va se réveiller ? » Il a laissé son nom, mais Rosemary n’a jamais rappelé. S’il laissait le message qu’il ne repart pas pour l’Amérique, Rosemary l’appellerait-elle ? Oui, peut-être, s’est dit Fred. Peut-être que c’est ce qu’elle attend. Mais peut-être que non. L’idée lui est venue que d’une certaine façon, leur histoire d’amour répétait l’histoire des relations anglo-américaines. Rosemary l’a peut-être aimé, mais elle a la mentalité du colonisateur ; elle est prête à tout pour lui, sauf à lui accorder l’indépendance. Quand il l’a demandée, la guerre a éclaté entre eux.
En partie pour s’interdire de téléphoner de nouveau à Rosemary et de laisser ce message par lequel il se détruirait lui-même. Fred vient de faire couper son téléphone. Son autre motif, plus rationnel, était d’ordre économique. Il repart complètement fauché, et endetté des deux côtés de l’Atlantique.
Il parcourt une pile de lettres envoyées par sa famille ou par ses amis, dont il jette la plupart dans la corbeille. Parmi elles, une carte envoyée de Buffalo par Roberto Frank. C’est une peinture de sir Joshua Reynolds, qui se trouve à la galerie Albright-Knox : Cupidon en porteur de torche, 1774 – choisie, a supposé Fred, à cause de l’intérêt qu’il porte à cette période. Il examine maintenant le tableau de plus près.
L’œuvre représente un de ces gosses des rues qui, pour une petite somme d’argent, éclairaient ceux qui circulaient dans Londres la nuit tombée, au XVIIIe siècle. Ce Cupidon-ci n’est pas un bambin nu, potelé et rieur : il est maigre, vêtu pauvrement en costume contemporain, et semble avoir neuf ou dix ans. Il est beau – en fait, il ressemble assez à Fred à son âge – mais c’est visiblement un ange des ténèbres. Il a de petites ailes noires de chauve-souris, et tient sa longue torche sombre et fumeuse en position phallique, arc-boutée contre son aine ; un jet de flamme et de fumée sale en monte pour se mêler à l’air souillé de suie.
Cependant Cupidon détourne son regard de la torche, la dirigeant par-dessus son épaule, vers le bas et vers la gauche, avec une expression pensive et chagrine, inspirée peut-être par le regret de ce qu’il a fait à tant d’humains. Derrière lui, suggérée à grands traits, on voit une rue de Londres le long de laquelle s’éloigne un couple mal assorti : comme dans l’histoire de Jack Sprat et de sa femme, l’homme est grand et maigre comme un clou, alors que la femme est obèse.
Oui, pense Fred : c’est bien le petit dieu noir qui l’a brûlé – il sent encore le feu consumer sa blessure – deux fois mal accouplé à deux femmes magnifiques, courroucées, impossibles, qu’il ne peut pas chasser de son esprit. Il est déjà assez pénible de vivre un amour malheureux avec une femme, mais souffrir en vain, et alternativement, pour deux représentantes de cette espèce, c’est tout simplement risible. Roberto rirait certainement.
Réveille-toi, s’ordonne-t-il à lui-même. Oublie-les. Continue tes foutus bagages. D’un geste furieux, il tire sur le premier tiroir du bureau qui est coincé ; le tiroir bascule et répand son contenu sur le sol : crayons, trombones, plans d’autobus, prospectus touristiques. Au milieu de cette avalanche, quelque chose tombe plus lourdement, avec un bruit métallique. Fred se penche pour voir ce que c’est et reconnaît les clés de la maison de Rosemary, à Chelsea, qu’il croyait avoir perdues depuis des semaines.
La maison est probablement vide en ce moment. Il pourrait y aller cet après-midi et récupérer ses affaires, qu’il ne veut pas perdre – surtout le livre, qui est annoté, et son chandail Ragg. Rosemary ne saura même pas qu’il a été là-bas ; elle ne s’apercevra pas de la disparition des objets. Ses livres sont nombreux et en désordre ; son armoire, située en dehors du champ d’action de Mrs. Harris, est toujours un véritable chaos. Très bien, allons-y. Il enfonce le tiroir à sa place dans le bureau, jette ce qu’il contenait dans la corbeille à papier, et se met en route. À Notting Hill Gate, trop impatient pour marcher, il descend dans le métro.
Mais dans la rame de la Circle Line qui le conduit en cahotant vers South Kensington, le vrombissement plaintif du métro ébranle sa belle assurance. Et si quelqu’un habite chez Rosemary ? Si elle a fait changer la serrure ? Si un voisin l’aperçoit et appelle la police ? UN PROFESSEUR AMÉRICAIN INTERPELLÉ POUR AVOIR CAMBRIOLÉ LA MAISON D’UNE ACTRICE À CHELSEA.
Debout sur le quai de la station de South Kensington, toujours en proie au doute, Fred voit une pancarte indiquant les MUSÉES, ce qui lui rappelle qu’au bout de cinq mois de séjour à Londres, il n’a pas encore visité le Victoria and Albert Museum, où est rassemblée, paraît-il, une extraordinaire collection de meubles et d’objets du XVIIIe siècle. Il décide d’aller y passer un moment, ce qui lui donnera le temps de savoir quoi faire. Même s’il renonce à aller chez Rosemary, il aura au moins eu une activité utile professionnellement.
Cinq minutes plus tard, il est passé d’un après-midi chaud et ensoleillé aux galeries et aux salles froides et caverneuses du Victoria and Albert. Le musée est presque désert, peut-être à cause du temps qu’il fait dehors. Des milliers d’objets d’art décoratif reposent sans que nul les regarde dans la pénombre funèbre, entrecoupée ça et là par un faisceau de soleil poussiéreux qui descend des hautes fenêtres dans le style gothique victorien pour éclairer un coffre médiéval sculpté ou une théière géorgienne en argent. Aucune lumière de ce genre ne vient frapper l’âme de Fred ; elle reste uniformément couverte et froide. Tous ces objets étalés devant lui sont agréables à l’œil, parfaitement finis, les meilleurs échantillons de leur catégorie ; mais il n’en ressent aucun plaisir. Ces grandes salles pleines de trésors nationaux, loin de lui sembler riches, complexes, historiques, lui paraissent bondées, surchargées ; ce n’est qu’un rassemblement de vieilleries coûteuses et trop nombreuses. Comme auraient dit Rosemary et ses amis, il n’a plus de goût à l’Angleterre. Londres l’oppresse tout particulièrement ; elle lui semble si bourrée d’architecture, de meubles, de tradition, qu’on n’a plus la place d’y bouger. La ville est appesantie par ses fantômes, hantée par sa longue histoire comme lui par la brève histoire de sa liaison avec Rosemary et par son passé à elle.
Au cours des dernières semaines qu’il a passées à Londres, Fred s’est senti aussi solitaire, aussi exclu de la vie, que pendant le premier mois de son séjour ici. C’est à peine s’il a parlé à un habitant du pays, sauf à la façon d’un touriste ; il n’a pas vu un seul des nombreux individus dont il avait fait la connaissance par Rosemary. Pour être plus précis, il ne les a pas vus en chair et en os. Car ils sont partout dans les médias : ils expliquent le corps humain et le droit international à la télévision ; ils figurent dans des pièces et dans des films ; ils commentent l’actualité culturelle à la radio ; on les interviewe dans les journaux ; ils répondent avec charme et érudition à des questions difficiles dans le cadre de magazines télévisés. Il suffit que Fred ouvre un périodique pour que l’un d’eux lui dise ce qu’il faut penser de Constable ou lui indique la meilleure façon de préparer les asperges ou de lutter contre l’armement nucléaire.
Et quand on ne leur donne pas la parole, on fait allusion à eux – l’allusion la plus désagréable se trouvait dans Private Eye, où un écho annonçait que « Laty Rosemûrie Radote », comme l’appelle généralement ce magazine, avait « rompu son contact yankee », et évoquait toute une série d’autres contacts rompus, dont certains mettaient en cause des hommes que Fred a rencontrés plusieurs fois sans jamais imaginer que Rosemary avait couché avec eux.
Naturellement, il n’a jamais cru qu’elle n’avait pas de passé, songe Fred en errant tristement le long d’une galerie pleine d’ameublement de la fin de la Renaissance, vers un impressionnant échafaudage à colonnes qu’un écriteau désigne sous le nom de Grand Lit de Ware et qui pouvait, paraît-il, accueillir jusqu’à douze dormeurs par nuit. Mais être cité dans la presse comme un simple élément d’une série… Fred serre les dents et se concentre à nouveau sur le Grand Lit, qu’il associe à Rosemary et à ses amants. Entre ces colonnes torsadées, il y a assez de place pour tous ceux que mentionne Private Eye à mots plus ou moins couverts, et même pour quelques autres. Et sans doute y en a-t-il eu d’autres. Il n’est que le dernier de la liste – peut-être, à l’heure qu’il est, n’est-il même plus le dernier. Malgré lui, il voit Rosemary dans sa chemise de nuit en satin pastel ornée de papillons de dentelle, en train de s’ébattre dans le Grand Lit avec une douzaine de mâles nus plongés dans l’ombre. Des jambes, des bras, des queues, des fesses – ses cheveux d’or pâle emmêlés – des draps souillés et froissés – les ressorts qui rebondissent – une odeur de sexe…
Pour se défaire de cette hallucination, Fred se rapproche et pose la main sur le couvre-lit de brocart que ne marque aucun pli. À sa stupeur, le Grand Lit de Ware est dur comme de la pierre.
Mais pourquoi serait-il surpris ? En termes fonctionnels, ceci n’est plus un lit. Plus personne n’y dormira jamais, plus personne n’y baisera jamais. Personne ne s’assiéra sur ces chaises de chêne au dossier haut : leurs sièges fibreux de velours pourpre, devenus roses avec le temps, sont protégés des arrière-trains contemporains par des cordons dorés et ternis. Les gobelets ciselés dans leurs vitrines de verre ne contiendront plus jamais d’eau ni de vin ; les assiettes d’étain ne seront plus jamais remplies du rôti de bœuf de la Vieille Angleterre.
Les musées d’art sont préférables. Les peintures et les sculptures continuent à servir à l’usage pour lequel elles ont été faites : être contemplées et admirées, interpréter le monde et lui conférer une forme. Elles restent vivantes, immortelles, alors que tout ce matériel, vu sous l’angle de sa fonction, est mort ; pire encore, figé dans une sorte de mort vivante, comme sa passion pour Rosemary Radley. Il trouve quelque chose de futile et de hideux à cette immense brocante victorienne pleine d’ustensiles ménagers de luxe : ces fauteuils, ces plats, ces nappes, ces couteaux, ces horloges en si grand nombre, en trop grand nombre, préservés pour toujours dans leur inutilité glacée, tout comme sa passion pour Rosemary et son amour pour Roo sont inutilement préservés.
Une répugnance à l’égard des milliers d’objets ni morts ni vivants qui l’entourent de tous côtés s’empare de Fred, et il se dirige, d’abord posément puis au pas de course, vers l’escalier qui mène à la sortie. Au seuil de l’énorme mausolée couleur de cacao, il aspire de grandes bouffées d’un air bien vivant qui sent les gaz d’échappement et l’herbe coupée. Bon, que va-t-il faire maintenant ? Est-il prudent d’aller chercher ses affaires chez Rosemary, ou ferait-il mieux de les abandonner à une existence de zombies digne du Victoria and Albert ?
Si seulement Rosemary était à Londres, si seulement il avait retrouvé cette foutue clé quand elle était encore là, il aurait pu alors aller chez elle qu’elle le lui propose ou pas, entrer dans la maison, lui montrer qu’il l’aimait, jurer qu’il ne s’était pas lassé d’elle. Bonté divine, comment aurait-il pu se lasser de Rosemary ?
Si seulement il y était allé plus vite après leur dispute… Et à la station de radio, il y a deux semaines, si seulement il avait été plus culotté, s’il avait forcé l’entrée du studio en suivant les autres gens, il aurait trouvé Rosemary, il l’aurait persuadée de l’écouter – Pourquoi est-il devenu si lent, si prudent, si respectueux des règlements, des conventions, du qu’en-dira-t-on ; pourquoi est-il devenu si… oui, c’est ça : si foutrement anglais ?
Regardez-le maintenant : presque trente ans, presque deux mètres de haut, professeur dans une grande université américaine, planté comme un imbécile devant le Victoria and Albert Museum, dansant d’un pied sur l’autre, si lâche qu’il n’est pas foutu d’aller récupérer une saloperie de chandail qui lui appartient. Pour l’amour de Dieu, cesse de te conduire comme un pleutre d’Anglais, s’ordonne-t-il à lui-même ; et d’un pas décidé, il se dirige vers le sud, vers Chelsea.
Quand Fred arrive à Cheyne Square, vingt minutes plus tard, il comprend mieux sa propre hésitation. La maison a gardé exactement, douloureusement le même aspect : il est difficile de croire que Rosemary – sa Rosemary, la vraie, pas l’imitation en toc de la station de radio – ne va pas, dans un instant, ouvrir la porte d’entrée d’un mauve brillant et lever vers lui un visage en forme de cœur dans l’attente d’un baiser. Une grande incertitude l’envahit à l’idée de pénétrer de nouveau dans les pièces si familières, de les traverser comme un intrus. Si seulement tout n’avait pas été mal, il aurait pu, aujourd’hui… Une sensation d’étouffement lui emplit la poitrine, comme s’il avait avalé un ballon mouillé.
Luttant contre cette sensation, se concentrant sur l’image d’un chandail gris, Fred gravit le perron et actionne la sonnette ; il entend retentir à l’intérieur les deux notes musicales qu’il connaît si bien, puis, plus rien.
« Rosemary ! se décide-t-il à crier. Rosemary ! Tu es là ? »
Silence. Il sonne à nouveau, attend encore quelques minutes, et met enfin sa clé dans la serrure.
Comme il s’y attendait, la maison est sombre, silencieuse. Il ferme la porte derrière lui, prévient le hurlement suraigu de l’alarme antivol de Rosemary en appuyant sur le bouton situé sous le guéridon à pieds dorés, comme il l’a fait si souvent à sa demande.
Les volets du long salon sont fermés, mais même dans la pénombre, le désordre total de la pièce saute aux yeux. Des journaux et des coussins sont éparpillés par terre, les tables sont jonchées d’assiettes et de verres. De toute évidence, Mrs. Harris est elle aussi en vacances. Il cherche des yeux son livre, mais il ne le voit nulle part ; il est peut-être à l’étage. En reprenant la direction de l’entrée, il entend des bruits au sous-sol : quelque chose qui tombe, un pas traînant. Il s’immobilise, retenant son souffle, tendant l’oreille. Rosemary a-t-elle prêté la maison ? Des cambrioleurs s’y sont-ils introduits malgré le dispositif d’alarme ? Sa première impulsion est de tourner les talons et de filer, en renonçant à ses affaires, mais cette réaction lui semble lâche, digne d’un pleutre. Il cherche donc une arme ; voyant dans l’urne chinoise, près de la table de l’entrée, un parapluie noir étroitement roulé, il s’en empare. Le tisonnier serait plus efficace, mais s’il n’a pas affaire à des cambrioleurs, cela ne choquera personne qu’il soit équipé d’un parapluie. Peu importe que l’après-midi soit ensoleillé : à Londres, beaucoup d’hommes sortent par tous les temps avec ce genre de parapluie, de même que Gay et ses contemporains ne se déplaçaient pas sans canne.
Serrant le manche de bambou si fortement que ses jointures en sont blanches, Fred descend l’escalier en colimaçon plongé dans l’obscurité. Au sous-sol, dans la cuisine, une lueur verdâtre et crépusculaire filtre à travers le rideau de lierre qui masque la fenêtre à barreaux. Une femme – Mrs. Harris, il la reconnaît au foulard dont sa tête est enturbannée, ainsi qu’au seau et au balai qu’il voit posés près de l’évier – est assise dans un fauteuil à bascule à l’autre bout de la longue pièce. Devant elle, il y a un verre et une bouteille presque vide qui semble bien avoir contenu le gin de Rosemary.
« Comme ça, c’est vous », dit Mrs. Harris, l’accent cockney, la voix pâteuse et hostile, levant à peine la tête pour le regarder. Bien que Fred ne l’ait vue qu’une fois, et brièvement, il constate que son apparence s’est terriblement détériorée. Elle a ôté ses chaussures, et des mèches de cheveux crasseux pendent sur sa figure. « Je croyais que vous étiez parti pour les U.S.A.
— Je pars après-demain.
— Ah ouais, c’est ça ? Sa voix est chevrotante, indistincte. Alors qu’est-ce que vous êtes venu foutre ici ?
— Je suis venu reprendre des vêtements que j’avais laissés, explique Fred, qui maîtrise difficilement son irritation. J’ai entendu du bruit, et je suis descendu voir ce qui se passait.
— Ah ouais, ricane Mrs. Harris.
— Ouais. » Il ne va pas se laisser intimider par une femme de ménage soûle.
« Se faufiler dans la maison pendant que j’ai le dos tourné. Je devrais appeler la police. » Un sourire d’ivrogne apparaît sur ses lèvres.
Fred ne croit pas un seul instant que Mrs. Harris va appeler la police, mais il se dit qu’elle ne manquera pas de relater sa visite à Rosemary, en l’agrémentant certainement d’ornements malencontreux. « Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ? » demande-t-il, passant à l’offensive.
Mrs. Harris braque sur lui à travers la pénombre un regard fixe, embrumé par l’alcool. « Dites-le-moi, Prof Je-sais-tout », dit-elle enfin.
Fred sursaute. « Prof Je-sais-tout », c’était un des petits noms que Rosemary lui donnait, sur un ton où se mêlaient l’affection et la moquerie, quand il faisait état d’un point de culture générale. Où est-ce que Mrs. Harris a pu l’entendre ? Soit Rosemary le lui a dit, soit Mrs. Harris a espionné leurs conversations téléphoniques.
« Lady Rosemary est toujours absente, n’est-ce pas ? » demande Fred. Dans son désespoir, l’espoir lui est venu que sa bien-aimée était peut-être de retour, ou qu’elle allait revenir avant qu’il quitte lui-même Londres. Peut-être Mrs. Harris a-t-elle été chargée de mettre la maison en ordre en prévision de son retour. Chapeau pour la remise en ordre ! Il s’efforce néanmoins d’adopter un ton agréable, ou du moins neutre. « Va-t-elle bientôt rentrer ? »
Pendant un long moment, Mrs. Harris ne répond pas. Enfin, elle hausse les épaules. « C’est possible. » Elle n’en sait rien, ou – ce qui est plus vraisemblable – elle a reçu l’ordre de ne pas le dire, ou ne veut pas le dire.
« Je me disais qu’elle devait peut-être rentrer aujourd’hui. » Pas de réponse. « Ou bien demain. » Pas de réponse. « Bon, je crois que je vais aller chercher mes affaires.
— Parfait. Déblayez toutes vos saloperies, et bon débarras », grommelle Mrs. Harris en empoignant la bouteille de gin.
Fred remonte jusqu’au vestibule, se disant que Rosemary va avoir un drôle de choc quand elle rentrera enfin, à moins que Mrs. Harris ne parvienne à se ressaisir avant son retour. Quelqu’un – mais pas lui – devrait la prévenir, l’avertir de ce que sa perle de femme de ménage a fait pendant son absence.
Il replace dans l’urne le parapluie défensif et gravit l’escalier blanc à la courbe gracieuse qui mène à la chambre de Rosemary.
Il fait bien plus clair ici : un des hauts volets qui ferment la baie a été replié, et un large ruban de soleil empoussiéré d’or se déploie dans la pièce, qui est, à son avis, la plus belle de cette belle maison, avec son plafond haut, ses proportions élégantes, ses nombreux miroirs. Les murs sont peints d’un crème subtilement teinté de rose, alors que les boiseries, les moulures fleuries, la cheminée ornée de motifs du même genre, sont blanches ; le mobilier est blanc et or, dans le style provincial français. Mais pour l’instant, tout est dans une pagaille monstrueuse. Les tiroirs ouverts dégorgent leur contenu ; une lampe est restée par terre, là où elle est tombée ; les oreillers et les draps du lit à baldaquin traînent sur le sol, et la coiffeuse n’est qu’un amas confus de flacons renversés et de verre brisé d’où monte un relent rance, sucré, écœurant.
Fred se sent envahi par un sentiment poignant de désespoir, de culpabilité, de regret amoureux, devant ce témoignage muet de l’état moral de Rosemary à son départ de Londres ; puis il éprouve une grande rage contre Mrs. Harris. C’est vraiment révoltant de sa part de ne pas avoir fait le ménage, de ne pas avoir épargné à Rosemary – et à lui, de fait – un spectacle pareil. Il se sent alors en proie à un deuxième spasme de culpabilité, en se rappelant que c’est lui qui a persuadé Rosemary d’embaucher Mrs. Harris. Il est indirectement responsable de l’état dans lequel est la maison, et de la souillon ivre tapie dans la cuisine sombre. Enfin, on ne peut rien y faire maintenant.
Il jette un coup d’œil dans la salle de bains, avec ses miroirs et son carrelage couleur de pêche, mais elle est dans un tel état de désordre et de saleté – la cuvette des cabinets, par exemple, déborde d’étrons – qu’il décide de renoncer à son rasoir et à sa brosse à dents. Est-ce que Mrs. Harris – cette seule idée lui répugne – s’est conduite comme si elle était chez elle, tripotant les affaires de Rosemary, utilisant la salle de bains, cuvant peut-être son alcool dans le lit à baldaquin blanc et or ?
Ce serait une explication du désordre ; ce serait même plus logique. La dernière fois qu’il a vu Rosemary – ou plutôt qu’il a entendu sa voix, à la station de radio – elle n’avait rien de désemparé ; elle était parfaitement maîtresse d’elle-même. Parfaitement heureuse, pour tout dire. Il entend de nouveau sa voix légère et mélodieuse : « Merci, Dennis. Je suis absolument ravie d’être ici. » Elle ne tient plus du tout à lui ; elle n’y a peut-être jamais tenu. Avec une sorte de frisson, Fred avance prudemment sur le tapis chinois aux motifs fleuris de tons pastel et ouvre la porte de la grande penderie. Oui : son chandail est là, pendu au fond, à un crochet. Il le jette sur son bras et cherche des yeux sa chemise, mais il ne voit de toutes parts que les vêtements vides de Rosemary : sa longue cape rose, sa robe d’intérieur molletonnée bleu myosotis, ses corsages diaphanes, plusieurs rangées de sandales à talons hauts semblables aux cages d’oiseaux délicats. Plusieurs de ces costumes voltigent dans sa tête en compagnie de souvenirs intimes. Voilà la longue robe du soir gris pâle ornée de feuilles en ombres floues ; il se rappelle en avoir caressé en secret un pli doux et léger comme une toile d’araignée, pendant toute une représentation de Cosi fan tutte ; et cette autre, en voile de soie vert pomme, elle la portait le jour de sa réception, et son murmure caressant accompagnait chacun de ses mouvements.
Fred se sent faible, épuisé, comme s’il avait couru un marathon ou joué au squash pendant une heure. Il s’appuie au montant de la porte et s’efforce de respirer normalement. Mais c’est inutile ; le ballon qu’il a dans la poitrine depuis qu’il est arrivé à Cheyne Square commence à se dégonfler avec un sifflement humide. En larmes, il se cogne la tête en cadence contre le jambage, espérant qu’une douleur chassera l’autre. Ce faisant, il prend conscience d’un autre bruit au rythme moins régulier, qui monte de l’étage inférieur : la cause en est Mrs. Harris qui titube dans l’escalier et se cogne au mur en montant. Apparemment, elle est si soûle qu’elle peut à peine marcher.
Il bat en retraite dans les profondeurs obscures de la penderie, espérant qu’elle ne prendra pas cette direction ou qu’elle ne le verra pas ; mais il n’a pas cette chance. Elle s’arrête sur le palier, respirant fortement, puis entre en chancelant dans la chambre et prend appui sur la commode.
« Alors, elle te manque, ta chérie ? » dit-elle. Fred se rend compte que même vu de dos, il doit avoir une posture si visiblement désespérée qu’une femme de ménage ivre peut la déchiffrer. Ne se hasardant pas à la regarder, encore moins à lui répondre – de toute façon, à quoi bon ? – il commence à faire coulisser les vêtements de Rosemary le long de la tringle, à la recherche de sa chemise en toile bleue, espérant que Mrs. Harris s’en ira.
Mais elle se dirige vers lui, traversant la pièce d’un pas vacillant ; elle se prend le pied dans le dessus de lit, se rattrape en empoignant des deux mains une des colonnes du lit, puis, toujours titubante, se glisse derrière Fred dans la penderie.
« Fais pas ça maintenant, joli cœur, dit-elle. Faisons les foins. »
Fred se raidit. « Faire les foins », c’était l’expression la plus intime du code qu’il partageait avec Rosemary. Par de belles journées comme celle-ci, le soleil en route vers l’ouest brillait dans cette pièce et éclairait le lit à colonnes. Rosemary aimait s’y étendre, sentir les rayons chauffer et colorer sa peau blanche. « Viens, chéri. Faisons les foins tant que le soleil brille », lui avait-elle dit un fois en riant doucement. Quelques jours plus tard, il lui avait acheté une reproduction de la Fenaison, de Bruegel, qu’elle avait épinglée au-dessus de la table de nuit, sur le papier peint aux fleurs claires ; elle y est toujours. Il est sûr, maintenant, que Mrs. Harris les a épiés, furtivement, soit en écoutant aux portes soit en utilisant le poste téléphonique de la cuisine. C’est si malsain qu’il en vomirait. Il fait volte-face, renonçant à sa chemise et à son livre, ne pensant plus qu’à foutre le camp de cette maison.
« Excusez-moi, je vous prie », dit-il d’une voix furieuse.
Mais Mrs. Harris ne s’écarte pas. Elle se rapproche encore de lui. Sa figure sale – le peu que Fred en aperçoit sous les cheveux oxygénés – est maculée, apparemment, d’un mélange de suie et de rouge à lèvres ; il sent l’odeur de son corps mal lavé et de son haleine chargée. Elle tend la main, et son peignoir à fleurs crasseux s’ouvre, révélant un pan voluptueux de chair nue, d’une blancheur incongrue.
« Oh, chéri ! » murmure-t-elle d’un voix qui est une imitation alcoolisée et enrouée de celle de Rosemary. Elle s’empare du bras de Fred, s’affaisse contre lui et se met à frotter son corps contre le sien.
« Arrêtez ! » crie-t-il. Il essaie de repousser Mrs. Harris sans brutalité, mais elle est d’une force inattendue. « Lâchez-moi, vieille salope ! » L’étreinte de la femme de ménage se desserre. Il l’écarte avec une telle vigueur qu’elle tombe par terre dans la penderie, au milieu des chaussures de Rosemary, en poussant une plainte d’animal surpris.
Fred ne cherche pas à savoir si Mrs. Harris s’est fait mal, ni à la remettre sur pied. Agrippant son chandail, il s’échappe de la chambre sans regarder en arrière, descend quatre à quatre l’escalier en spirale et quitte la maison en claquant la porte.
Une fois dans la rue, il continue à marcher sans choisir une direction. Mais à mesure qu’il avance, mettant de plus en plus de maisons, d’immeubles et de rues entre lui et Cheyne Square, son effroi et son dégoût se transforment peu à peu en embarras. Il met le cap sur le sud, se dirigeant vers le fleuve, atteint les quais et traverse la chaussée. Là, il s’arrête enfin, s’appuie au parapet de pierre ; le panorama vaste et calme de la Tamise s’étend devant lui. La marée est presque à son plus haut, et les péniches d’habitation amarrées en amont de son côté du fleuve se balancent en cadence sur la houle. Il voit à sa gauche le pont Albert, en Meccano style rococo, et, au-delà, la verdure estivale du parc de Battersea ; à sa droite, l’architecture néo-romane en brique massive du pont de Battersea. Peu à peu, le courant, le scintillement pâle de l’eau, les remous réguliers d’un convoi de péniches qui descendent vers l’aval, les troupeaux de nuages qui se déplacent au-dessus de lui dans le ciel lumineux, commencent à l’apaiser.
Plus jamais il ne pourra rêver sentimentalement à la chambre de Rosemary, pense Fred ; mais nom de Dieu, peut-être que ça vaut mieux. Qui a envie d’être hanté par une foutue chambre ? Il s’avoue à lui-même que s’il est retourné là-bas, ce n’était pas uniquement pour ses affaires, mais dans l’espoir vain et stupide de revoir Rosemary. Malgré tout, il n’est pas détaché d’elle. Peut-être n’a-t-il eu que ce qu’il méritait. Il doit maintenant travailler à oublier Rosemary, qui l’a visiblement oublié, elle, et se la coule douce à la campagne, dans une quelconque demeure luxueuse.
Plus calme, Fred quitte le fleuve et repart vers chez lui. Il n’a pas fini ses bagages, et dans deux heures, il doit dîner et aller au cinéma avec deux vieux amis qui viennent d’arriver en Angleterre pour y passer l’été.
Quand Fred rejoint Tom et Paula, il a presque retrouvé son équilibre, tout en restant déprimé. Le plaisir qu’ils éprouvent à le voir et leur désir avide de renseignements sur Londres lui remontent un peu le moral. La vue de ses amis lui rappelle que tous les universitaires américains ne ressemblent pas aux Vogeler (qu’il a trop vus ces derniers temps) ou à Vinnie Miner. Le mal du pays l’envahit ; il a envie de retrouver des spectacles américains, des voix américaines, des gens comme Paula et Tom qui disent ce qu’ils pensent sans ironie, qui ne vont pas faire semblant de l’apprécier pour le laisser tomber avec désinvolture et courtoisie.
Au restaurant Obélix, à deux pas de chez lui, en dégustant des crêpes arrosées de beaujolais, Fred recommande à ses amis un certain nombre d’attractions, d’activités culturelles et de restaurants londoniens, sans leur laisser entrevoir la désillusion qu’il ressent à l’égard de cette ville. (Après tout, pourquoi les décourager ? Ils ne sont là que pour quelques semaines.) Il leur donne aussi une version censurée de son aventure avec Mrs. Harris, cet après-midi. Par exemple, il ne précise pas qu’il avait une clé de la maison ; et Rosemary devient « des gens que je connais, qui sont absents en ce moment ». Dépouillé de ces éléments, l’épisode commence à paraître presque comique, dans un registre trivial – une scène à la Smollett, ou peut-être une caricature de Rowlandson. L’histoire devient un conte bouffon, une farce, un fabliau, et remporte un franc succès auprès de Paula et de Tom.
« Une histoire formidable, déclare Tom. Ce genre de choses n’arrive qu’à toi. »
Bien plus tard le même soir, couché dans son lit, Fred repense à cette réflexion, qui, sur le coup, l’a mis mal à l’aise. Mais évidemment, Tom, qui n’a jamais entendu parler de Rosemary, y voyait une sorte de compliment. Il voulait dire que le physique de Fred lui avait valu tout naturellement les avances obscènes et cocasses d’une femme de ménage cockney complètement soûle.
Il est vrai qu’au fil des années, Fred a reçu plus d’une fois des propositions tout aussi importunes – mais moins comiquement révoltantes. Des jeunes filles, des femmes à qui il avait à peine accordé un regard et qu’il n’avait pas l’intention de regarder davantage se sont quelquefois, on ne saurait le nier, jetées dans ses bras, ou ont du moins pris cette direction, provoquant chez lui une gêne intense. Ses amis ne manifestaient guère de compréhension à son égard. Bon Dieu, disaient-ils parfois, ils ne se seraient pas plaints de voir un déluge de filles leur tomber dessus – mais ils ne savaient pas ce que c’était de se faire tomber dessus lourdement par une femme dont on n’a pas envie, même si elle fait envie à un autre gars.
L’attirance physique est un mystère, songe Fred en regardant, sur son mur, les jeux de la lumière du réverbère filtrée à travers les feuilles. Le motif produit lui rappelle la robe que Rosemary portait à Cosi fan tutte, qui moulait étroitement le haut de son buste et flottait librement en-dessous de ses seins en fleurs de pommier, qu’il ne verra plus, qu’il ne touchera plus, qu’il n’embrassera plus jamais.
Pourquoi est-ce qu’une particularité qui rend une belle femme comme Rosemary encore plus belle – par exemple, des seins opulents, doux et blancs, – rend encore plus répugnante une souillon comme Mrs. Harris ? Les seins de Mrs. Harris ne sont pas vraiment plus lourds que ceux de Rosemary, se dit-il, s’autorisant pour la première fois à repasser dans sa tête la scène de la penderie ; ils ont à peu près la même dimension. Ils ont le même genre de mamelon, gros, couleur fraise, et il y avait même, sur le sein gauche, une marque similaire brun clair, pareille à une plume d’autruche… Non. Étendu entre les draps, Fred frissonne de la tête aux pieds. Non ; il a certainement rêvé.
Mais ce souvenir est d’une précision photographique. Mrs. Harris a les seins de Rosemary. Elle a en gros la taille de Rosemary ; ses cheveux sont presque de la même couleur. Elle semble vivre dans la maison de Rosemary, boire le gin de Rosemary, dormir dans le lit de Rosemary.
Évidemment, sa voix et son accent sont complètement différents. Mais Rosemary est une actrice ; elle a souvent imité Mrs. Harris. Bonté divine. Fred se redresse dans la chambre pleine d’ombre, la bouche béante comme s’il avait vu un horrible fantôme.
Voyons, attends un peu. Il a déjà vu Mrs. Harris, il aurait remarqué… Oui, mais il ne l’a vue que l’espace d’un instant, un soir où il était arrivé en avance. Mrs. Harris avait entrebâillé la porte et, lui accordant à peine un regard, avait grommelé que lady Rosemary n’était pas encore rentrée. Elle n’avait même pas accepté de le laisser entrer pour l’attendre ; il avait dû aller au pub du coin.
Elle n’avait pas voulu le laisser entrer – elle ne laissait jamais personne entrer dans la maison quand elle y travaillait – mais ce n’était pas qu’elle détestait avoir des gens dans les jambes, comme le disait Rosemary, mais parce qu’ils risquaient de la reconnaître, parce qu’elle était, parce que la mégère soûle qu’il a traitée de vieille salope cet après-midi et qu’il a fait rouler sur le sol de la chambre était sa bien-aimée mal-aimante, la vedette de la scène et de l’écran lady Rosemary Radley. Grand Dieu. Bon Dieu de bon Dieu. Sans avoir eu conscience de sortir de son lit, Fred se retrouve debout, nu, dans une flaque de clair de lune embué, cognant du poing contre le mur. Il ne s’arrête que parce qu’il entend des pas au-dessus de sa tête ; l’écho répété de ses coups a réveillé un autre locataire – ou pire encore, son propriétaire.
Il y a peut-être vraiment eu une Mrs. Harris. Un jour, elle est partie, mais Rosemary ne l’a dit à personne, et elle a continué à répondre au téléphone en prenant la voix de Mrs. Harris. Ou bien peut-être que Mrs. Harris n’a jamais existé ; Rosemary faisait peut-être le ménage elle-même tout ce temps-là, nom de Dieu.
Comment peut-il être resté à ce point sourd, muet et aveugle cet après-midi ? Comment a-t-il pu ne s’apercevoir de rien ?
Parce que Rosemary lui avait mis en tête une image bien définie de ce qu’elle était : belle, gracieuse, raffinée, l’essence de l’aristocratie anglaise. Et quiconque ne ressemblait pas à cette image, même en vivant chez elle, en dormant dans son lit, en parlant avec sa voix, ne pouvait être Rosemary. Quand elle n’avait pas envie de le voir, qu’elle ne voulait pas lui parler, elle n’avait qu’à prendre les habits de Mrs. Harris et l’accent de Mrs. Harris. C’est ce qu’elle a fait aujourd’hui. Et elle s’était moquée de lui délibérément en employant les mots de leur langage d’amoureux ; elle avait détruit tout ce qu’ils avaient naguère partagé.
Et peut-être qu’il en avait été ainsi depuis le début, pense Fred, en regardant par la fenêtre la pénombre nocturne fouettée par le vent. Si Rosemary l’avait jamais vraiment aimé, elle ne lui aurait pas joué un tour pareil. Au long de tous ces mois, il a aimé quelqu’un qui était tout autant une fabrication théâtrale que lady Emma Tally. Elle s’est payé sa tête d’un bout à l’autre, feignant d’être lady Rosemary quand elle voulait de lui et feignant d’être Mrs. Harris quand elle n’en voulait pas ; et Dieu sait qui elle était, en réalité.
Il sait à quoi s’en tenir, maintenant. Elle ne veut plus le revoir. Et lui non plus ne veut pas la voir. Même si elle devait lui ouvrir les bras avec passion, redevenir la Rosemary qu’il a aimée, il n’y croirait pas. Il ne cesserait d’être aux aguets de signes qui révéleraient qu’elle joue seulement un rôle.
Fred se jette sur son lit, où il reste longtemps étendu, regardant les ombres fébriles jouer sur les guirlandes de plâtre victoriennes, empâtées de peinture, qui décorent le plafond. Enfin, désespérant de s’endormir, il se lève. Il enfile des vêtements, allume les lumières, et commence à déblayer le frigo et les placards de la cuisine, jetant presque toute la nourriture et gardant le reste pour les Vogeler, avec qui il doit partager un dernier dîner le soir suivant. Une bouteille dans laquelle il reste quelques doigts de scotch ne semble pas mériter d’être trimbalée jusqu’à Hampstead, aussi Fred la vide-t-il dans un verre qu’il complète avec un peu d’eau tiède du robinet et qu’il boit en travaillant.
En nettoyant le placard qui est au-dessus de l’évier, il s’arrête net, un paquet de biscottes à la main ; il vient de se rappeler la soirée chez Rosemary, il revoit Edwin Francis, debout sur la première marche de l’escalier, mangeant une biscotte tartinée d’une couche épaisse de foie gras, et lui confiant avec ses façons nerveuses de gentille vieille dame qu’il s’inquiétait de l’influence de Mrs. Harris sur Rosemary. Il entend encore Edwin lui dire : « Il lui arrive d’être un peu déboussolée… de se mettre dans un état plutôt… délicat. »
Peut-être que Rosemary ne s’est pas mise à imiter Mrs. Harris pour lui jouer un tour, prise de colère et de dépit en voyant Fred, dont elle croyait s’être débarrassée, entrer dans sa cuisine. De fait, elle ne pouvait pas prévoir qu’il viendrait. Qu’il soit là ou pas, elle aurait quand même été installée au sous-sol à picoler, habillée en Mrs. Harris.
Peut-être qu’elle ne jouait pas un rôle : peut-être qu’elle était « dans un état délicat », quel que soit le sens de cette formule. Et si Fred n’était pas le seul à ne pas savoir qui est Rosemary ? Et si elle n’en savait rien elle-même ? Si elle allait mal, si elle avait vraiment un problème grave ?
Peut-être qu’à d’autres périodes, déjà, Rosemary s’est mise à boire ; qu’elle s’est alors retrouvée « déboussolée » – qu’elle a eu des crises. Cela s’est peut-être déjà passé plusieurs fois. Est-ce qu’Edwin faisait allusion à ce genre de choses ? Essayait-il d’avertir Fred ?
Non. Edwin lui demandait sans doute simplement de l’aide, comme il le disait, lui confiant de sa petite voix, qu’il ne se sentirait pas tranquille si Fred ne lui promettait pas de veiller « sur notre Rosemary ». Fred ne l’avait pas écouté ; il n’avait pas veillé sur leur Rosemary. Il n’avait pas été à même de le faire, parce qu’une heure ou deux après, elle l’avait mis à la porte de chez elle. De toute façon, il ne se rendait pas compte qu’elle avait besoin d’aide.
Mais elle en a peut-être besoin maintenant, se dit-il, debout au milieu de la cuisine, sa boîte de biscottes à la main. Si elle est en crise éthylique, ou en pleine dépression nerveuse, ou les deux, il faudrait que quelqu’un s’occupe d’elle. Oui, mais qui ?
À trois heures du matin, il a fini le scotch, deux bières qui restaient, et presque toute une bouteille de vin blanc un peu aigre. Il est ivre à Notting Hill Gate, et Rosemary est ivre ou folle à Chelsea. Tout ça est foutrement trop pour lui. Il veut rentrer chez lui en Amérique ; il veut revoir Roo. Sauf que maintenant elle ne veut sans doute plus le revoir, pense-t-il en s’écroulant sur le lit sans se donner la peine de se déshabiller, et en dévalant la spirale vertigineuse de l’inconscience.
Quand Fred revient à lui, il a l’impression qu’on lui a donné un coup de hache sur la tête ; le soleil, déjà haut dans le ciel, répand sa chaleur sur son lit en désordre. Trop malade pour avoir l’idée de manger, il reste longtemps sous la douche à faire tremper son mal de tête, sans grand résultat. Une seule pensée surnage dans son esprit : il faut qu’il dise à quelqu’un de s’occuper de Rosemary avant de partir. Il fait un paquet de ses vêtements sales, auxquels il ajoute les draps et les serviettes, et il traîne ce fardeau jusqu’à la laverie automatique. Pendant que la lessive tourne dans la machine, s’agitant mollement d’une façon écœurante qui aggrave son mal de tête, il va au téléphone à pièces et essaie d’appeler Edwin Francis, qui devrait être rentré du Japon. Puis il essaie de joindre William Just à la BBC, pour lui demander le numéro de Posy ou celui de Nadia. Enfin, ne pouvant plus penser à personne d’autre, il appelle Vinnie Miner. Aucune de ces personnes n’est là, et pendant le reste de la journée et le soir ils continuent à ne pas être là. Mais il continue, lui, à essayer de les joindre.