Piste
Après avoir acheté un journal, je m’arrêtai à un téléphone public pour appeler Jeremy. Ce fut Peter qui répondit, ce qui m’évita de devoir parler à Jeremy lui-même. Je demandai à Peter de l’avertir que j’étais avec Clay et que je l’avais convaincu que le moment était mal choisi pour partir à la poursuite du meurtrier de Logan. Nous allions plutôt évaluer les dégâts suscités par les événements de la veille. Bien sûr, je m’abstins de préciser qu’on irait chercher le meurtrier plus tard. Tout était question d’interprétation. Je ne mentais pas vraiment. Pas tout à fait.
Bear Valley possédait trois cafés, mais le Donut Hole était le seul qui comptait. Les deux autres étaient réservés aux étrangers à la ville, aux routiers et à toute autre personne quittant l’autoroute pour prendre sa dose de sucre et de caféine. Lorsqu’on entra, la cloche de vache suspendue au-dessus de la porte sonna. Tout le monde se retourna. Quelques personnes sourirent au comptoir et l’une d’entre elles leva la main pour nous saluer. Je leur semblais peut-être vaguement familière, mais c’était Clay qu’ils reconnaissaient. Dans une ville de huit mille habitants, un type ayant sa dégaine passait autant inaperçu que sa Porsche Boxster dans le parking local. Clay détestait attirer l’attention. Lui maudissait son visage, pas son sang de loup-garou. Il ne voulait rien tant que se fondre dans l’arrière-plan de la vie humaine. Je crois qu’il se serait même débarrassé de la Boxster s’il avait pu, mais, comme ma chambre, c’était un cadeau de Jeremy, la dernière d’une série de voitures de sport achetées pour satisfaire l’amour que portait Clay à la vitesse et aux courbes dynamiques.
Malgré tout, il avait de la chance à Bear Valley. Même si les gens se retournaient devant sa voiture de sport et son visage agréable, personne ne l’ennuyait comme on l’aurait fait en ville. L’alliance en or qu’il portait à l’annulaire de la main gauche lui épargnait l’attention excessive des femmes, Bear Valley étant le genre d’endroit où ces choses-là vous rendaient encore intouchable aux yeux de l’autre sexe. Ce n’était d’ailleurs pas une ruse. Clay ne se serait pas abaissé à ce genre de mensonge mesquin. Son alliance faisait partie d’une paire assortie que nous avions achetée dix ans plus tôt, avant qu’une petite histoire de morsure balaie d’un coup euphorie matrimoniale et projets conjugaux. Clay se moquait bien qu’aucun mariage n’ait lieu. La cérémonie elle-même importait peu, ce n’était qu’un absurde rituel humain auquel il avait consenti pour me faire plaisir. Ce qui importait pour lui, c’était l’engagement sous-jacent : l’idée d’une partenaire pour la vie, que le loup en lui reconnaissait, qu’on l’appelle mariage, accouplement ou autre chose encore. Il portait donc l’alliance. Ça, je pouvais vivre avec, en y voyant un fantasme de son cerveau égaré. C’était quand il me présentait comme sa femme que les choses dégénéraient parfois.
Le Donut Hole était un café typique comme on en trouve à tous les coins de rue, jusqu’aux banquettes de vinyle rouge craquelé et à l’odeur tenace de chicorée brûlée. Impossible d’échapper à la section fumeurs – même – quand on parvenait à trouver une table dépourvue de cendrier, la fumée des tables voisines vous rattrapait en quelques secondes, ignorant le chemin ascendant vers le système de ventilation insuffisant. Le personnel se composait de femmes d’âge moyen qui avaient décidé de gagner un peu d’argent après que leurs petits avaient quitté le nid, et découvert que c’était le seul boulot pour lequel le monde les jugeait qualifiées. À cette heure de la journée, la plupart des clients étaient des travailleurs qui prenaient une dernière tasse de café avant de regagner leur foyer ou s’attardaient ici pour éviter de rentrer plus tôt que nécessaire.
Pendant que je choisissais une table, Clay se dirigea vers le comptoir et revint muni de deux cafés et de deux parts de tarte aux pommes maison. J’écartai la nourriture et ouvris le Bear Valley Post sur la table de formica. L’incident de la rave party figurait en première page. Bien entendu, le journal n’employait pas le terme de rave, dans la mesure où la majeure partie de son lectorat (ainsi que de son personnel, sans doute) ignorait de quoi il s’agissait. On la décrivait donc plutôt comme une grande fête privée où les « activités illicites » étaient monnaie courante, ce qui la faisait paraître beaucoup plus amusante qu’en réalité. Sans le dire explicitement, le journal laissait sous-entendre que la plupart des fêtards étaient extérieurs à Bear Valley. Bien évidemment.
On dévoilait peu de détails de l’« incident », suite à une conjonction de circonstances atténuantes, à savoir, le fait que la plupart des témoins aient été saouls ou défoncés, et que le criminel ait été un chien mort, ce qui le rendait difficile à interviewer. Les maigres faits relatés dans l’article se résumaient ainsi : un gros canidé avait tué deux personnes lors d’une fête avant d’être abattu par la police, pas franchement le genre d’histoire susceptible de faire la une, si bien que le journaliste l’avait enrichie d’assez, de spéculations pour gagner un boulot dans les tabloïds. On supposait que le canidé était un chien, explication qui semblait satisfaire tout le monde et signifiait que les autorités n’avaient aucune intention de faire appel à des experts animaliers ni d’expédier la dépouille à un laboratoire hors de prix. On s’était déjà débarrassé des restes de Brandon (comprenez : on l’avait incinéré à la Humane Society locale). On avait même renoncé à faire des tests afin de découvrir s’il était ou non enragé, décidant sans doute que toute personne ayant participé à la rave avait bien mérité un vaccin contre la rage. Par ailleurs, le journaliste supposait que le chien mort était lié au meurtre de la jeune femme la semaine précédente, même si la police n’avait pas exclu la possibilité que d’autres chiens sauvages errent en forêt, surtout dans la mesure où deux adolescents avaient aperçu au moins deux canidés la nuit précédente. Enfin, malgré toutes les spéculations, l’article n’indiquait nulle part qu’on ait remarqué un homme blond ou une femme qui semblaient impliqués de manière peu naturelle dans l’incident. Comme je l’espérais, Clay et moi n’avions été que deux spectateurs égarés au milieu du chaos.
— On perd notre temps, marmonna Clay, qui avait parcouru l’article à l’envers tandis que je le lisais. Y a rien là-dedans.
— Parfait. C’est ce qu’on espérait, donc on n’a pas vraiment perdu de temps à nous en assurer.
Il s’étrangla de rire et planta sa fourchette dans sa part de tarte intacte, soulevant une gerbe de fragments de croûte, puis la repoussa sans y avoir goûté.
— Tu es sûr que la personne dont tu as senti l’odeur sur… sur… (j’inspirai pour chasser une bouffée de douleur)… sur Logan appartenait à quelqu’un que tu ne connaissais pas ?
— Ouais. (Son regard se voila, puis s’enflamma de colère.) Un cabot. Un enfoiré de cabot. Il y en a deux à Bear Valley. Dans un bled comme…
— On ne peut pas penser à ça maintenant. Oublie le pourquoi et le comment. Concentre-toi sur le « qui ».
— Je n’ai pas identifié l’odeur. Ni personne d’autre. Ce qui signifie que c’est un cabot que nous n’avons pas croisé assez souvent pour le reconnaître.
— Ou alors, un nouveau. Comme Brandon.
Clay fronça les sourcils.
— Deux nouveaux cabots ? Un, c’est déjà assez bizarre, mais…
— Passons. Tu ne l’as pas reconnu. Restons-en là pour l’instant. Voyons si tu entends quelqu’un parler d’hier soir.
Clay grommela. Je l’ignorai et m’enfonçai dans mon siège pour écouter les conversations autour de nous tandis que je feignais de boire mon café. Expérience déprimante, non parce que personne ne parlait de l’« incident », mais parce que la majeure partie de leurs sujets de discussion ne brossait pas un tableau très encourageant de la vie humaine ordinaire. Dans tous les coins, on se plaignait de l’injustice des patrons, de collègues qui vous poignardaient dans le dos, d’enfants ingrats, de voisins mêle-tout, de boulots assommants et de mariages qui ne l’étaient pas moins. Personne n’était heureux. Ce n’était peut-être pas aussi terrible que ça en avait l’air. Peut-être les relations impersonnelles qu’on forme dans les cafés étaient-elles parfaites pour évacuer les frustrations ordinaires de la vie, comme le font les citadins chez leur psy – et ça ne leur coûtait que le prix d’une tasse.
Tandis que je les écoutais, une vieille vague de colère et de ressentiment commença à remonter. Pourquoi les gens se plaignaient-ils toujours de leur boulot, de leur conjoint, de leurs enfants et de leur parentèle ? Ne comprenaient-ils donc pas leur chance ? Même enfant, je détestais entendre les gamins se plaindre de leurs parents, frères et sœurs. J’avais envie de leur crier : Si vous n’aimez pas votre famille, donnez-la-moi – je la prendrai et je ne pleurnicherai jamais qu’on me force à me coucher trop tôt ou que ma petite sœur m’énerve. J’avais grandi entourée d’images de familles. Comme tous les enfants. Ça semble être le sujet de tous les livres, toutes les séries télévisées, tous les films, toutes ces saloperies de pubs. Mère, père, frère, sœur, grands-parents, animaux domestiques et foyer. Des mots si familiers dès l’âge de deux ans que tout autre style de vie paraît impensable. Et terriblement anormal. Quand j’avais cessé de m’apitoyer sur moi-même, j’avais compris que manquer de ces choses-là dans l’enfance ne signifiait pas que je ne les posséderais jamais. Je pourrais me trouver une famille en grandissant. Je n’étais même pas obligée de choisir le modèle traditionnel, un mari, trois enfants, un chien et un adorable petit pavillon. N’importe quelle variation ferait l’affaire. Adulte, je pourrais me procurer tout ce dont la vie m’avait privée. Puis, peu avant de basculer dans la vie adulte, j’étais devenue loup-garou.
Tous mes projets d’avenir s’étaient volatilisés en l’espace d’une seule nuit. Je pourrais faire ma vie dans le monde des humains, mais ce ne serait jamais celle que j’avais imaginée. Je n’aurais pas de mari. Vivre avec quelqu’un était bien assez risqué, et partager ma vie avec lui, impossible – il y avait dans toute cette expérience trop d’aspects que je devais garder pour moi. On ne connaissait aucun témoignage sur une femme loup-garou ayant donné la vie, mais, à supposer même que je sois prête à courir le risque, je ne pourrais jamais infliger cette vie-là à un enfant. Ni mari, ni enfants, et par conséquent aucun espoir de fonder famille ou foyer. Tout ça m’était arraché, placé aussi loin de ma portée que dans mon enfance.
Clay m’observait, le regard inquiet.
— Ça va ?
Il chercha mon contact, non pas en tendant une main compatissante, en me tapotant le genou ou quoi que ce soit d’aussi évident. Il fit glisser sa jambe en avant pour loucher la mienne et continua à scruter mon visage. Je me tournai vers lui. Quand je croisai son regard, j’eus envie de l’enguirlander, de lui dire que ça n’allait pas, que ça n’irait jamais, qu’il s’était assuré que ça ne soit plus jamais le cas. Il m’avait volé tous mes espoirs et mes rêves de famille par un acte d’un égoïsme impardonnable. J’arrachai ma jambe à la sienne et détournai le regard.
— Elena ? demanda-t-il en se penchant par-dessus la table. Ça va ?
— Non. Ça ne va pas.
Je m’arrêtai. À quoi servirait-il d’en dire plus ? Nous étions ici pour donner la chasse au meurtrier de Logan, pas pour ressasser nos problèmes personnels. Ce n’était pas le moment. Une partie de moi savait que ça ne le serait jamais. Si on en parlait, on les résoudrait peut-être. Je ne voulais pas prendre ce risque. Je ne voulais jamais oublier ni pardonner. Je ne me l’autoriserais pas.
Me réconcilier avec Clay revenait à me rendre. Ça signifierait qu’il avait gagné, que cette morsure en valait la peine. Il aurait sa partenaire, celle qu’il avait choisie pour la vie, et concrétiserait ses rêves domestiques. J’avais mes propres rêves, et Clay n’y jouait aucun rôle. Loup-garou ou pas, je ne pouvais supporter d’y renoncer, surtout maintenant que j’avais enfin entrevu les possibilités que m’offrait ma vie avec Philip. J’avais un partenaire attentif et gentil qui encourageait mon potentiel pour la bonté et la normalité, choses que Clay ne voyait pas, dont il se moquait bien, et qu’il n’encouragerait certainement jamais. Notre avenir ne prenait pas forcément la forme d’un mariage, d’enfants et d’une maison en banlieue, mais, comme je le disais, n’importe quelle variation ferait l’affaire. Avec Philip, je pouvais en imaginer une satisfaisante, avec un partenaire, un foyer et une famille. J’étais à deux doigts de décrocher la timbale. Tout ce que j’avais à faire, c’était me sortir de cette sale histoire avec la Meute, retourner à Toronto et attendre le bon moment.
— Non, répétai-je. Ça ne va pas. Logan est mort, son meurtrier est en liberté et je suis coincée dans un café minable avec… (Je ravalai la suite.) On est censés écouter les rumeurs, tu te rappelles ? Tais-toi et tends l’oreille.
Je me forçai à reporter mon attention sur les conversations autour de nous. Les gens se plaignaient toujours de leur vie, mais je les ignorai pour chercher plutôt ce que je voulais entendre. Pour ajouter au désespoir ambiant, des clients discutaient ici et là des événements de la veille sur ce ton de lassitude qui signifie « Où va le monde ? » et que les gens emploient sans doute depuis que l’homme préhistorique a vu ses voisins marcher debout. Alors que la plupart se contentaient de répéter le contenu de l’article, quelques-uns donnaient naissance à des rumeurs qui se propageraient dans toute la ville à la tombée de la nuit. Dans un coin, une femme déclara qu’elle avait entendu dire que l’animal n’était pas du tout sauvage, mais qu’il s’agissait d’un chien de garde en fuite appartenant à un parent du maire, et qu’on avait soudoyé ou menacé les policiers pour les empêcher de faire circuler cette histoire. Certains pensaient même que le chien n’était pas impliqué du tout, mais que les fêtards défoncés, en proie à une sorte d’hystérie collective, avaient tué eux-mêmes ces deux personnes, puis que les policiers avaient abattu un chien innocent. C’est fou ce que les gens sont créatifs, parfois. Mais une chose était sûre, personne ne parlait de loups énormes ni n’exigeait une enquête afin de découvrir pourquoi la bête avait agi ainsi. Tout le monde semblait trouver parfaitement naturel qu’un chien devenu fou furieux massacre des gens dans un entrepôt bondé. Pendant que j’espionnais les conversations, Clay faisait semblant de lire le journal, je dis « faisait semblant » car il se moquait de l’actualité de Bear Valley ou du reste du monde comme de sa première chemise. Lui aussi guettait les rumeurs, même s’il refusait de l’admettre.
— On peut y aller maintenant ? demanda-t-il enfin.
Je bus une gorgée de café froid. La tasse était encore pleine aux trois quarts. Clay n’avait même pas entamé la sienne. Aucun de nous n’avait touché à la tarte. Pour une fois, la faim n’était qu’un souci lointain.
— Je pense que oui, dis-je en jetant un coup d’œil par la fenêtre. Il ne fait pas encore noir, mais on ne trouvera sans doute pas la piste avant un moment. On commence par le parking ?
Je ne pus me résoudre à préciser « celui où on a trouvé Logan », mais Clay avait compris. Il hocha la tête, se leva et sortit derrière moi sans ajouter un mot.
Alors qu’on approchait de l’épicerie, je m’arrêtai avant de tourner au coin de la rue afin de ne pas voir l’emplacement où nous avions trouvé Logan. Mon cœur battait si vite que je devais me concentrer pour respirer.
— Je peux y aller, dit Clay en posant la main sur mon dos. Reste ici. Je vais chercher la piste et voir dans quel sens elle mène.
Je m’écartai de sa main.
— Tu ne peux pas. L’odeur était faible hier soir. Ce sera encore pire maintenant. Tu as besoin de mon flair.
— Je peux essayer.
— Non.
Je tournai, hésitante, faillis m’arrêter, puis me forçai à avancer. Quand je vis l’emplacement où l’Explorer avait été garé, j’en arrachai mon regard, mais il était trop tard. Mon esprit rejouait déjà la scène de la nuit précédente, où je me précipitais et où Clay m’appelait tout en courant vers moi. Il avait saisi ce qui se passait avant moi. C’était pour ça qu’il avait voulu me retenir. Je le comprenais maintenant – non que son motif ait d’importance à présent. Ce n’était qu’une idée insignifiante qui me passait par la tête et m’empêchait de réfléchir à ce qui s’était passé ici la nuit précédente.
En plein jour, le parking semblait un tout autre endroit. Des gens faisaient des allers et retours de leur voiture à la boutique. Comme le café, le parking était rempli de travailleurs, la plupart en jean, quelques-uns en costume, trimballant des sacs de courses contenant le dîner, ou bien du lait ou du pain qu’ils étaient passés acheter avant de rentrer. Personne ne nous prêta attention lorsqu’on traversa le parking en direction du grillage du fond. La place que nous occupions la veille était vide, car trop éloignée de l’épicerie pour être utilisée en dehors des jours d’affluence.
Je me plaçai du côté où s’était trouvée la portière droite de l’Explorer. Je fermai les yeux et inspirai. L’odeur de Logan m’emplit la tête. Mes genoux cédèrent. Clay me saisit par le coude. Je me remis d’aplomb, puis reniflai de nouveau en essayant d’écarter l’odeur de Logan. En vain. Son odeur tenace chassait les senteurs moins familières. Paupières closes, je l’imaginais debout devant moi, assez proche pour que je puisse le toucher. J’ouvris les yeux. La vive lueur du jour repoussa cette illusion dans les ombres de mon cerveau.
— J’ai…, commençai-je. J’ai du mal.
— C’est ici, dit Clay. L’odeur est ténue, mais je sens quelque chose. Attends une seconde, je vais voir si je peux m’y accrocher.
Il s’avança vers la gauche, s’arrêta, secoua la tête, puis revint à son point de départ et se remit en marche dans une autre direction. Lorsqu’il eut fait deux fois le tour de la boussole, il se tourna vers moi.
— Je l’ai, dit-il. Le cabot est entré par l’est, mais il est sorti par là.
Même le meilleur traqueur ne pouvait déduire d’une odeur si son propriétaire arrivait ou partait. Ce qui permettait à Clay de différencier les deux pistes, c’était le fait que la première se mêle de l’odeur de Logan, ce qu’il s’abstint de préciser.
— Viens essayer par ici, dit-il.
Une fois éloignée de la place de parking, je me détendis. Clay se tenait près d’un monospace. Je le rejoignis et reniflai l’air. Oui, l’odeur était celle d’un loup-garou inconnu. La piste traversait le parking à partir de l’épicerie pour se diriger vers une boutique d’articles de chasse. De là, elle longeait le trottoir en direction de l’ouest, décrivait un cercle pour revenir vers la grand-rue, puis menait vers les commerces du centre. Ça peut paraître rapide et facile, expliqué comme ça, mais détrompez-vous. Marcher en ligne droite du point A au point B nous aurait pris un quart d’heure. On y passa une heure pendant laquelle on perdit régulièrement la piste, revenant chaque fois sur nos pas, pour y découvrir l’endroit où le cabot avait bifurqué. À une ou deux occasions, je la perdis totalement. La suivre sous forme humaine nous compliquait la tâche, non seulement parce que j’avais l’odorat moins développé, mais aussi parce que je ne pouvais pas franchement poser le nez à terre et suivre la piste en reniflant. Enfin si, je pouvais, mais c’est le genre de chose qui ne passe pas inaperçu en bonne société et vous gagne souvent un petit tour gratuit chez le psychiatre le plus proche. Même la vue de quelqu’un qui remue le nez ou décrit des cercles à un coin de rue suscite des haussements de sourcils. La discrétion était donc de mise. Même si Clay se laissait convaincre d’attendre la tombée de la nuit, on ne pourrait pas se changer en loups. Après tout ce qui s’était produit dans cette ville, ce ne serait pas un défi, mais du suicide pur et simple.
Le centre de Bear Valley fermait à 17 heures, ce qui permettait aux employés de rentrer chez eux pour dîner, ignorant le fait que la plupart des gens travaillaient jusqu’à cette même heure et devaient faire leurs courses ensuite. Cette négligence expliquait peut-être le taux d’absentéisme qui se répandait dans le coin tel un cancer, affectant un commerce, puis ses voisins, et leurs voisins à leur tour, jusqu’à ce que le quartier évoque une publicité géante pour une agence immobilière. Le temps qu’on regagne le centre, il était 19 heures passées et même les plus bosseurs des commerçants avaient fermé. Les rues étaient vides. La ville tout entière semblait avoir cessé toute activité le temps d’une heure de dîner collective. Je pus m’autoriser à renifler avec moins de prudence, ce qui nous permit de parcourir en vingt minutes les huit cents mètres suivants. La piste s’arrêtait devant un Burger King qui s’était retrouvé isolé de ses copains fast-foods à l’autre bout de la ville. Le cabot y était sans doute entré se ravitailler. Après vingt autres minutes passées à tourner en rond et revenir sur mes pas, je retrouvai la piste. Dix minutes plus tard, nous arrivions dans le parking du motel Big Bear.
— Ce qu’on peut être cons, marmonnai-je en balayant du regard un assortiment de camionnettes et de berlines de dix ans d’âge. Deux hôtels en ville et il loge dans l’un d’entre eux. Tss.
— Hé, c’est toi qui as insisté pour qu’on commence par l’épicerie.
— Je ne t’ai pas entendu suggérer autre chose.
— Ça s’appelle la survie, ma chérie. Je sais quand je dois la boucler.
— Depuis quand…
Je m’interrompis lorsque je m’aperçus qu’une femme nous écoutait depuis l’entrée de sa chambre d’hôtel, sans chercher à s’en cacher le moins du monde. C’est toujours agréable de savoir qu’on peut distraire les gens après la fin de leur feuilleton.
Je me dirigeai vers une camionnette et inspectai, yeux plissés, ce bâtiment à un étage.
— Combien de chambres, d’après toi ?
— Trente-huit, dit Clay sans se démonter. Dix-neuf par niveau. Pour celles du bas, l’entrée se fait de l’extérieur. Pour les autres, par un vestibule et une sortie de secours.
— Si j’étais lui, je prendrais une chambre au rez-de-chaussée, dis-je. Accès direct à la chambre. C’est plus facile d’aller et venir quelle que soit l’heure.
— Mais il y a des balcons au premier, chérie. Et une sacrée vue.
De l’autre côté de la route, je regardais un terrain inoccupé, envahi de mauvaises herbes, de blocs de béton qui s’effritaient et d’assez de détritus pour occuper une troupe de scouts pendant toute une journée de l’environnement.
— Rez-de-chaussée, dis-je. Je commence. Va te cacher quelque part.
— Pas question. On a déjà joué à ce jeu-là. Quand je me cache, tu ne viens jamais me chercher. Je suis peut-être lent à la détente, mais je commence à distinguer une sorte de schéma.
— Vas-y.
Avec un rictus, Clay me saisit par la taille et m’embrassa, puis plongea hors d’atteinte avant que je puisse me venger. C’était agréable de le voir de meilleure humeur, mais ça l’aurait été plus encore s’il n’avait pas fallu un meurtre pour en arriver là. Lors de ces quelques heures passées à traquer le cabot, le vieux ressentiment qui avait refait surface au café s’était estompé dans mon inconscient, où il attendrait, comme une plaie impossible à guérir et susceptible de se rouvrir au moindre choc. Nous avions du travail et je devais traiter avec Clay pour l’accomplir. Par égard pour Logan, je ne pouvais me laisser distraire par mes propres problèmes. Si je m’attardais sur ma colère envers Clay à chaque seconde que je devais passer en sa compagnie, je me serais transformée depuis longtemps en harpie amère et hargneuse. Bien sûr, certains pourraient rétorquer que j’avais franchi ce seuil depuis des années, mais la question n’était pas là.
Tandis que Clay partait à la recherche d’une cachette adéquate, je balayai la zone du regard en quête d’accessoires. J’aperçus une feuille de papier près d’une Chevrolet Impala rongée par la corrosion. C’était une facture pour un autoradio neuf que j’espérais destiné à une autre voiture, car il aurait sinon coûté plus cher que le véhicule. J’écartai une feuille d’arbre collée au coin de la page, l’aplatis puis le pliai en deux et me dirigeai vers les portes des chambres du rez-de-chaussée. Je commençai par la sortie de secours et longeai lentement le mur, feignant d’inspecter le papier et m’autorisant des pauses généreuses pour renifler devant chaque porte. La femme qui nous espionnait un peu plus tôt avait regagné sa chambre. Deux personnes sortirent d’une chambre située tout au bout, mais elles ignorèrent la jeune femme qui avait tant de mal à trouver le numéro indiqué sur sa feuille de papier. Les gens sont très indulgents vis-à-vis des capacités mentales des blondes.
Parvenue à l’extrémité, je retrouvai l’odeur du loup-garou qui menait non pas à une chambre, mais au vestibule. La piste était bien nette, indiquant qu’il était passé là plusieurs fois. Une chambre du premier étage, accessible uniquement par le vestibule. Peut-être aimait-il se réveiller devant le spectacle du soleil levant sur un terrain inoccupé. Je suivis une boucle qui me ramena au parking. Clay sortit de derrière le bâtiment avant que je puisse le chercher.
— En haut, dis-je.
— Tu vois, chérie ? Personne n’a jamais dit que les cabots avaient de la cervelle.
Je jetai la facture d’autoradio dans les buissons et on se dirigea vers l’entrée. Alors qu’on pénétrait dans le vestibule, Clay me passa un bras autour de la taille et commença à se plaindre d’un repas imaginaire dans un restaurant du coin. Tandis qu’il jacassait, je repérai l’escalier à gauche de la réception et nous y dirigeai, hochant la tête tandis qu’il râlait sur les vingt minutes passées à attendre l’addition. Son petit numéro n’était pas nécessaire. Le réceptionniste ne leva même pas les yeux à notre passage.
À l’étage, la piste s’arrêtait devant la troisième porte sur la gauche. Clay saisit la poignée qu’il brisa d’un coup sec. Tandis que je guettais l’arrivée d’autres clients du motel, Clay attendit de voir si quelqu’un, dans la chambre, réagissait au bruit du pêne en train de se briser. Comme il n’entendait rien, il entrouvrit la porte. Les rideaux tirés plongeaient la chambre dans l’obscurité. Une porte s’ouvrit dans le couloir. Je poussai Clay en avant et me glissai à l’intérieur.
Clay inspecta la salle de bains pour s’assurer du départ du cabot, puis tira une pièce de vingt-cinq cents de sa poche.
— Pile, on part en chasse, face, on reste à attendre.
— On ferait mieux de rester ici, dis-je. D’inspecter la chambre, de chercher des indices pendant qu’on attend.
Clay roula des yeux.
— Oh, très bien, répondis-je. Lance-la, ta pièce.
Quand elle retomba côté face, je tirai la langue à Clay. Il avança vivement la main pour la saisir, mais je la rentrai à temps.
— La prochaine fois, tu seras moins rapide, dit-il avant de balayer la chambre du regard. Alors, qu’est-ce que tu espères trouver ?
— Tout ce qui peut expliquer pourquoi il y a deux cabots à Bear Valley la même semaine. Ça ne t’inquiète absolument pas ?
— Bien sûr que si, chérie. Mais je fais passer l’inquiétude et la curiosité au second plan. On aura bien le temps d’y réfléchir quand le cabot sera mort. Pas question que je me tourne les pouces à essayer de deviner ce qu’il fait ici pendant qu’il s’en prend à toi ou aux autres.
— Tu crois que j’essaie de gagner du temps ?
— Non, je crois que tu essaies d’employer ton temps efficacement. Aucun problème. Je te demande seulement de ne pas t’attendre à ce que je me réjouisse de farfouiller dans des tiroirs pendant que ce cabot erre dans nos rues.
— Alors va faire le guet sur le balcon pendant que je fouille.
Clay n’en fit rien, bien entendu. Il m’aida à chercher, après m’avoir simplement fait comprendre que le cœur n’y était pas. Pour moi non plus, mais j’ai assez de bon sens pour ne pas manquer une occasion. Et puis farfouiller dans les affaires de ce cabot m’occupait les mains comme l’esprit, ce qui me laissait peu de temps pour ruminer la raison de cette traque.
Clay commença par la salle de bains. Il était parti depuis une dizaine de minutes quand je l’entendis crier :
— Voilà notre scoop. Ce type utilise le shampooing et le savon de l’hôtel. Il n’a pas retiré le plastique de l’après-shampooing. Il y a un rasoir Bic mais aucune trace de brosse à dents, de dentifrice ou de bain de bouche. Donc on cherche un mec avec les cheveux qui fourchent et une haleine infecte. Ça peut nous être utile, chérie ?
Je serrai les dents pour ne pas lui répondre. Les murs étaient trop minces pour qu’on se dispute. Et puis je n’avais pas trouvé grand-chose de plus dans la chambre. Deux jeans, trois chemises, chaussettes et sous-vêtements assortis, tous déjà portés et posés sur une chaise pour être réutilisés. La bible laissée sur le chevet par la Gideon Society avait été couverte de pentagrammes et de croix inversées. Mignon. Et d’une terrifiante absence d’originalité. Quand on est pris d’une irrésistible envie de gribouiller des symboles sataniques sur une bible, autant dessiner des trucs qu’on ne voit pas dans toutes les éditions du World Weekly News. Un loup-garou sans aucune créativité et visiblement très mal informé. Il serait très déçu quand il découvrirait que nos semblables avaient plus de chances de connaître la recette du bœuf Wellington que celle des rites sataniques. En dix ans, le diable ne m’avait jamais contactée une seule fois pour me donner des consignes ni même me dire bonjour. D’un autre côté, Dieu non plus. Ce qui signifiait peut-être qu’ils n’existaient pas. Ou, plus probablement, qu’aucun ne souhaitait me prendre sous sa responsabilité.
— Putain, chérie, tu devrais voir les trucs qu’il y a là-dedans, me dit Clay alors qu’il quittait la salle de bains. Après-rasage, eau de Cologne, déodorant musqué. Si on n’avait pas déduit de son odeur qu’il était nouveau, on l’aurait deviné à sa façon de se parfumer.
Aucun loup-garou expérimenté ne s’abaisserait à porter d’eau de Cologne, surtout s’il avait un système olfactif en état de marche. Sa propre odeur suffirait à couvrir toutes les autres, ce qui rendrait son flair inutile. Je n’utilise même pas de savon parfumé. Ce n’était pas facile de trouver des produits de toilette féminins qui ne sentent rien. Il fallait toujours qu’ils en rajoutent sans chercher à obtenir une odeur uniforme, si bien qu’on se retrouvait à superposer du shampooing aux plantes sur du talc sur du savon au lilas sur le dernier parfum de Calvin Klein. Quand j’avais le malheur de me retrouver coincée le matin dans un ascenseur plein, cet étourdissant contraste de senteurs pouvait me filer une migraine qui durait jusqu’à midi.
Après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre, Clay me rejoignit là où je passais en revue le contenu de la poubelle près du lit.
— Je te proposerais bien un coup de main, dit-il. Mais on dirait que tu maîtrises la situation.
— Merci.
— Tu n’as pas regardé sous le lit ?
— Je ne peux pas. Le sommier est au ras du sol.
Je me servis d’un stylo de l’hôtel pour écarter un Kleenex usagé. Je ne préciserai pas à quoi il avait servi. Je dirai simplement que les loups-garous ne contractent ni les rhumes, ni la grippe.
— Je vais regarder sous le matelas, dit Clay.
Je n’y avais pas pensé. Les loups-garous transportent souvent de fausses pièces d’identité et cachent les vraies dans des endroits comme le dessous de leur matelas.
— Pas de papiers d’identité, dit Clay. Rien qu’un album. Je suppose que ça ne t’intéresse pas.
Je bondis si vite que je me heurtai la tête à la lampe en cou de girafe. Avec un rictus, Clay tendit un livre bleu hors de ma portée.
— C’est à moi, dit-il tandis que son sourire s’élargissait.
Le tenant toujours hors de ma portée, il le feuilleta, puis retroussa la lèvre et le jeta sur le lit.
— À la réflexion, il est entièrement à toi. Bonne lecture, chérie. Je vais faire le guet à la fenêtre. Tu me feras un résumé plus tard.
Je le pris et m’assis au bord du lit. C’était un de ces albums de photos munis d’un film plastique qu’on peut décoller des pages pour fixer les photos au-dessous. Au lieu de clichés, le cabot l’avait rempli de coupures de journaux. Non pas choisies au hasard, mais consacrées à un thème bien précis : les tueurs en série. Tournant une page après l’autre, je vis quelques visages familiers – Berkowitz, Dahmer, Bundy – et d’autres que je ne connaissais pas. Non seulement toutes les coupures concernaient des tueurs, mais elles contenaient toutes un élément clé que le cabot avait souligné : le nombre de victimes. Il avait même employé un code de couleurs, soulignant en jaune le nombre de victimes revendiquées par le tueur, en bleu le nombre de corps trouvés, en rose le nombre de morts dont les autorités le pensaient responsable. Dans les marges, le cabot avait pris des notes, comparant les chiffres tel un fan compilant ceux d’un macabre événement sportif.
Vers la moitié de l’album, les articles s’arrêtaient. Je m’apprêtais à le refermer quand je compris qu’il y avait d’autres coupures vers la fin. Je feuilletai les pages vides et découvris un autre article. Contrairement aux autres, celui-ci ne parlait pas de statistiques. En fait, il ne nommait même pas le tueur. Daté du 18 novembre 1995 et tiré du Chicago Tribune, il annonçait simplement qu’on avait trouvé le corps d’une jeune femme. L’article suivant donnait plus de détails, expliquant qu’elle avait disparu depuis plus d’une semaine et avait sans doute été maintenue en captivité dans l’intervalle, avant d’être étranglée puis abandonnée derrière une école primaire. Je feuilletai les pages suivantes. Trois autres corps de femmes découverts, selon le même schéma. Puis une autre s’était échappée et avait raconté l’effrayante histoire d’une atroce semaine de viols et de tortures, qu’elle avait passée emprisonnée dans le sous-sol d’une maison abandonnée. La police avait identifié le propriétaire des lieux comme Thomas LeBlanc, trente-trois ans, technicien de laboratoire médical. Mais, lorsque le moment était venu pour elle d’identifier LeBlanc, elle n’avait pas pu. Son agresseur ne venait la voir que dans le noir et ne lui avait jamais parlé. De plus, LeBlanc était en voyage d’affaires la semaine de la troisième disparition. Sur la photo du journal, il aurait pu passer pour le frère aîné de Brandon, non pas en raison d’une ressemblance physique mais de l’absolue banalité de son visage très soigné, d’une beauté un peu fade et dénué de tout charisme, archétype du WASP de Wall Street dépourvu d’intérêt ou de caractère ethnique. Le visage du tueur en série bon voisin.
Malgré une enquête intensive, la police n’avait pu rassembler assez de preuves pour accuser LeBlanc. D’après le dernier article du Tribune, il avait plié bagage et quitté Chicago. Si le système judiciaire n’avait pu le déclarer coupable, la population de l’Illinois l’avait fait. C’était le dernier article de Chicago, mais l’album ne s’arrêtait pas là. Je comptai six autres coupures datant de ces dernières années, et qui suivaient la piste d’une série de disparitions de femmes, du Midwest jusqu’en Californie avant de revenir vers la Côte Est. Thomas LeBlanc était sur la route. La dernière coupure datait de huit mois plus tôt, à Boston.
— Merde, s’exclama Clay, ce qui me fit sursauter. Oh non. J’y crois pas. Laisse tomber le bouquin, chérie. Faut que tu voies ça.
Je me précipitai à la fenêtre. Clay écarta le lourd rideau, juste assez pour que je jette un coup d’œil dehors. Une Acura venait de se garer sur une place proche des portes du vestibule. Trois hommes en sortirent. Quand je vis celui qui s’éloignait du côté du chauffeur, j’identifiai sans grande surprise le visage qui me regardait depuis l’article du Tribune : Thomas LeBlanc, nettement moins soigné que sur cette photo. Bien entendu, Clay ne le reconnut pas, et ne comprit pas à cette distance qu’il s’agissait d’un loup-garou. C’étaient les deux autres types qui avaient retenu son attention. Karl Marsten et Zachary Cain, deux cabots que nous connaissions tous deux très bien.
— Marsten et Cain ? Mais qu’est-ce qu’ils foutent ensemble ? demanda Clay. Et c’est qui, l’autre type ? Ça doit être notre homme.
— Le meurtrier de Logan, répondis-je. Thomas LeBlanc. Il faut qu’on sorte d’ici.
— Holà, dit Clay qui résista lorsque je l’entraînai vers la porte. On ne va nulle part. C’est ce qu’on est venus chercher, chérie.
— On est venus tuer un cabot. Un cabot sans expérience. Trois contre deux, c’est déjà risqué, mais…
— On peut y arriver.
— Sans avoir mangé ni dormi depuis vingt-quatre heures ?
— On pourrait…
— Je ne peux pas.
Clay s’arrêta là. Il garda un moment le silence.
— Si tu restes, poursuivis-je, alors moi aussi. Mais je ne suis pas en état de me battre. Je suis épuisée, j’ai faim et mon bras me fait mal, à cause de la morsure et de Brandon.
Je venais de frapper sous la ceinture, mais je m’en moquais. J’aurais dit n’importe quoi pour nous faire sortir de cette chambre. L’expression de Clay se modifia, d’abord hésitante, puis déterminée.
— D’accord, dit-il. On file. On a encore le temps… ?
— Le balcon. On va devoir descendre par là. Pas question de sauter.
— Ton bras ? demanda-t-il en baissant les yeux vers la plaie couverte de croûtes.
Nous guérissons vite et je n’avais plus mal, mais je n’étais pas prête à l’avouer. Pas encore.
— J’y survivrai, répondis-je.
Clay se dirigea à grands pas vers le balcon, écarta les rideaux et fit coulisser la porte.
— Je passe en premier et je te rattrape si ton bras te lâche.
Il enjamba la balustrade avant que je franchisse la porte. Je passai une jambe par-dessus bord, puis jetai un coup d’œil en arrière dans la chambre et vis l’album de photos sur le lit. J’aurais dû l’emporter. Il devait contenir d’autres indices qui m’en apprendraient davantage sur Thomas LeBlanc. Règle numéro un en matière de chasse : connaître sa proie.
— Je reviens tout de suite, lançai-je à Clay par-dessus la balustrade.
— Non !
— Ça ne marche pas, dit une voix inconnue à travers la porte. Le voyant vert devrait s’allumer.
Je me précipitai du lit au balcon, trébuchant sur des sous-vêtements, et faillis valdinguer tête la première par la porte coulissante. Alors que j’enjambais la balustrade, quelqu’un tenta d’ouvrir la porte, la trouva déjà entrebâillée et la poussa. Je me laissai tomber à terre. Clay n’était pas là pour me rattraper. Quand je me retournai, je le vis se précipiter vers la porte du vestibule. Je voulus l’appeler mais me ravisai et me ruai plutôt pour le saisir à bras-le-corps. On culbuta sur le béton juste devant la porte de la première chambre. L’album vola de mes mains et le heurta sous le menton.
— Oups, dis-je. Désolée.
— Tu as presque l’air sincère, grogna-t-il en soulevant le livre d’une main. Tu es retournée chercher ça ? Ce truc ?
— J’en avais besoin.
Il marmonna quelque chose à mi-voix. Je ne compris pas quoi, ce qui valait sans doute mieux. Nous étions toujours étendus sur le trottoir, moi au-dessus de lui. Je levai la tête pour écouter. Quelqu’un sortit sur le balcon de la chambre de LeBlanc. J’entendis grincer la balustrade quand cette personne s’y pencha pour regarder le parking. Nous étions cachés sous le balcon.
— Chhht ! murmurai-je.
— Je sais, articula-t-il en silence.
Il remua au-dessous de moi et déplaça les mains de manière à les poser sur mes fesses. La position n’avait rien d’inconfortable, quoique je n’aie aucune envie d’être là, à choisir, mais… Oh, laissez tomber.
— Tu m’as fait peur, murmura-t-il.
Il leva une main vers ma nuque, m’attira vers lui et se mit à m’embrasser. Je fermai les yeux et lui rendis son baiser. Après tout, quitte à se retrouver allongés par terre, autant faire quelque chose qui puisse le justifier, non ? Au bout d’un moment, les yeux de Clay se dirigèrent vers la droite et se plissèrent. Tandis que je me retirais, il se dégagea et concentra son regard sur un point situé derrière nous. La femme qui nous regardait nous disputer un peu plus tôt était de retour à sa porte, buvant cette fois un Coca Light tout en observant le spectacle.
— Vous voulez du pop-corn avec ça ? demanda Clay qui se levait en s’époussetant.
— On vit dans un pays libre, répondit-elle.
Si Clay avait, en règle générale, peu de patience avec les humains, il en avait moins encore avec ceux qui envahissaient son intimité et manquaient de répondant. Serrant la mâchoire, il vint se placer à mes côtés. Il s’arrêta, dos tourné vers moi pour faire face à cette femme. Ça ne dura qu’une seconde. Elle ouvrit de grands yeux, recula d’un pas instable, puis la porte claqua et les verrous se remirent en place. Clay n’avait rien dit. Il avait juste braqué fixement sur elle son fameux regard rempli de pure malveillance, qui ne manquait jamais de faire décamper les humains. À une époque, j’avais moi aussi tenté de le parfaire. Quand j’avais cru être au point, je l’avais testé sur un crétin qui me draguait dans un bar. Au lieu de le faire fuir, je n’avais réussi qu’à emballer son moteur. Ça m’avait servi de leçon. Les femmes ne sont pas douées pour la malveillance.
La personne qui s’était trouvée sur le balcon de LeBlanc, quelle qu’elle soit, était partie à présent. Leur étape suivante consisterait peut-être à sortir regarder de plus près, car Marsten et Cain devineraient bien à l’odeur que Clay et moi étions entrés dans la chambre de LeBlanc et supposeraient sans doute que nous n’étions pas allés loin. Je poussai Clay pour le faire avancer. Alors qu’on longeait le trottoir, rasant le bâtiment, je croisai les doigts en espérant que les cabots ne sortiraient pas. Ce n’était pas qu’on ne puisse pas s’échapper. On en était capables. Mais Clay ne le ferait pas. S’ils sortaient et le voyaient, il refuserait de courir.
On parvint à contourner le bâtiment et à s’esquiver sans être vus. Le trajet jusqu’à la voiture fut rapide. Moins de vingt minutes plus tard, on retournait à Stonehaven chercher des renforts.