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DOUZE MILLIARDS D’ÊTRES HUMAINS

Le lundi midi, les colons se réunirent sur la Plazza pour débattre de la situation. Tables et chaises avaient été ré agencées et certains sièges disposés sur scène afin d’accueillir les personnalités qui, chargées de défendre les intérêts de la population auprès de Pigrato, constituaient une sorte de comité central. Elles étaient au nombre de quatre : le docteur Dejones, Irène Dumelle, le docteur Vernon Spencer, chef du département scientifique – carrure de footballeur et chevelure argentée –, et enfin Evguéni Tourgueniev, mathématicien ascétique au visage parcheminé et au regard vitreux, qui ne se lassait pas de vous conter son enfance sibérienne, préparation idéale, selon lui, aux conditions extrêmes de Mars.

« Certains d’entre nous ont passé la matinée en liaison avec la Terre, déclara le docteur Dejones après quelques mots d’introduction. Nous avons consulté plusieurs avocats. Nous nous sommes même entretenus avec notre parlementaire. Je tiens à vous prévenir, ce ne fut guère fructueux : notre représentante soutient la décision du gouvernement, mais se montre très évasive lorsqu’on lui demande d’expliquer son choix. »

La colère gronda dans les rangs, deux ou trois « bouh ! » jaillirent. Les modalités d’élection au Parlement mondial prévoyaient le rattachement de Mars à la circonscription micronésienne – l’aberration était criante, mais sans doute un esprit éclairé avait-il estimé que la planète rouge n’était en définitive qu’un îlot de plus, perdu dans les hautes sphères. Or Irma Yamashita, la députée australo-japonaise en charge de cette circonscription, se souciait comme d’une guigne de tout ce qui avait trait à l’espace.

« Avant d’entrer dans le vif du sujet, poursuivit le docteur Dejones, nous souhaiterions exprimer notre indignation face au procédé employé par la commission pour faire voter cette résolution et décréter l’envoi immédiat de transporteurs. Nous n’apprécions pas d’être ainsi mis devant le fait accompli. Tout comme nous désapprouvons la manière scandaleuse dont les collaborateurs de monsieur Pigrato ont, hier, réquisitionné l’ensemble des appareils et outils susceptibles de servir une hypothétique rébellion armée. Pour qui ce monsieur nous prend-il au juste ? »

L’auditoire applaudit. Pigrato, prudent, s’était sagement tenu à l’écart de la manifestation.

« Nous lui ferons parvenir le compte rendu de cette réunion », promit le docteur Spencer.

Furent ensuite abordés les motifs invoqués dans le texte officiel, désormais disponible sur les réseaux d’information.

« Les autorités laissent entendre que le démantèlement de la cité permettrait d’épargner cinq milliards d’UMI[1], rapporta Evguéni Tourgueniev en balayant l’assistance de son regard embrumé. Si tel était le cas, ce serait effectivement substantiel. Il se trouve que j’ai moi-même géré une entreprise lorsque j’étais jeune homme, en Sibérie. L’expérience m’a appris qu’il existe mille et une façons de présenter un bilan, suivant ce qui vous arrange. On ne peut même pas dire que telle méthode soit plus exacte que telle autre. En l’occurrence, d’un strict point de vue comptable, le projet de colonisation martienne coûte indéniablement cinq milliards par an. Mais, sur ces cinq milliards, plus de quatre recouvrent des frais d’amortissement relatifs à des investissements et des transports déjà opérés. Croire en faire l’économie serait donc illusoire, puisqu’il n’est pas question de transbahuter tout le matériel sur Terre, pas plus qu’il n’est question pour le gouvernement d’obtenir le remboursement des déplacements. À titre d’exemple, les deux réacteurs à fusion que nous devrons abandonner ici valent à eux seuls une véritable fortune. Conçus pour fournir de l’énergie à un million d’individus, ils sont pratiquement neufs et fonctionneront pendant encore un siècle. Non : ces prétendues économies n’excéderont pas, au mieux, un milliard annuel, soit l’équivalent du projet de construction du canal néo-zélandais – dont personne ne veut ni n’a besoin – ou de celui – totalement saugrenu – de transformation de la mer d’Aral. Deux dossiers qui, quoi qu’on en dise, ne sont sûrement pas plus pertinents que le nôtre. »

Une salve d’applaudissements salua la démonstration. Les mains tapèrent sur les tables et les pieds sur le sol lorsque le docteur Spencer ajouta : « En d’autres termes – et nous ne manquerons pas de le faire savoir, notamment aux médias –, suspendre la colonisation martienne revient à jeter littéralement l’argent par les fenêtres. »

Ils détaillèrent ensuite le volet juridique du problème, spécialité de madame Dumelle. À en juger par sa mine rembrunie, la situation n’était pas très prometteuse.

« Nous allons déposer un recours auprès du tribunal administratif de Sydney et solliciter une ordonnance de référé visant à l’annulation de la décision, annonça-elle, solidement campée sur ses avant-bras. Nous avons même trouvé un avocat exceptionnel qui est prêt à nous défendre gratuitement. Mais je ne vous cacherai pas que cette requête a extrêmement peu de chances d’aboutir. Voire aucune, en étant réaliste. »

Vlan. Ces révélations calmèrent les ardeurs de la foule déjà gagnée par l’ivresse de la victoire. « Pourquoi cela ? demanda quelqu’un.

— Parce que le contrat que nous avons chacun conclu avec les autorités ne présente aucune faille. En signant ces papiers, nous avons accepté de nous soumettre à l’administration spatiale, qui est ainsi habilitée à nous rappeler sur Terre à tout instant, sans avoir à se justifier. Certains alinéas stipulent sans équivoque possible que toutes les installations vitales de la cité – y compris les bâtiments construits par nos soins – restent propriété de la Fédération. C’est aussi simple que cela. Ces documents seront transmis au juge de Sydney, qui nous déboutera fatalement. » Madame Dumelle eut un geste d’impuissance. « Le seul point que l’on pourrait éventuellement creuser, c’est le statut juridique des enfants. Mais je doute que ce soit suffisant, et les confrères à qui j’en ai parlé partagent mon sentiment.

— Ce qui signifie concrètement ?… cria-t-on dans l’assemblée. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »

Le docteur Dejones se pencha au-dessus du micro. « Nous nous conformons aux instructions de monsieur Pigrato. Je vous en prie ! » Il leva les mains pour contenir les réactions houleuses. « Laissez-moi finir. Soyons lucides : notre unique chance, c’est que l’opinion publique fasse pression sur les autorités et les amène à revenir sur leur décision. S’il s’avère que la population souhaite majoritairement la poursuite du projet, le gouvernement sera obligé de céder. Il nous reste quatre mois pour agir. D’ici là, mieux vaut honorer nos engagements. »

Une femme se mit debout : Olivia Hillman, laborantine en minéralogie. Elle faisait partie de la dernière relève débarquée sur Mars. « Êtes-vous en train de dire que nous devons tout démonter et nous préparer au départ ? »

Les personnalités présentes sur l’estrade se concertèrent du regard, jusqu’à ce que le docteur Dejones s’approche du micro et conclue : « Oui. Pour le moment, nous n’avons d’autre choix que de nous y préparer. »

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Les adolescents se retrouvèrent plus tard dans la chambre de Cari, avachis devant un saladier de noisettes grillées dans lequel nul ne piochait. Le vague à l’âme ambiant semblait teinter de noir les murs de la pièce.

« Je n’irai pas, lâcha Elinn, rompant le silence. Ils peuvent toujours courir, je n’irai pas.

— Ils ne te demanderont pas ton avis, lui répliqua Ronny. Ils t’attraperont par la peau des fesses, et en voiture, Simone !

— Je n’irai pas, s’obstina Elinn, les yeux rivés sur les trous qui émaillaient le tapis.

— Sur Terre… murmura Ariana en secouant la tête, incrédule. Pour toujours. Noyés au milieu de douze milliards d’êtres humains. Douze milliards… entassés sur un mouchoir de poche à peine plus grand que Mars.

— Et notre poids sera multiplié par trois, renchérit Cari. Pour le reste de notre vie. Tu parles d’un plaisir !

— À ce que j’ai entendu dire, ceux qui retournent sur Terre passent les trois premiers jours dans un état semi-euphorique, enchaîna Ronny. Grisés par la forte teneur en oxygène de l’air. Ou par la pression atmosphérique, je ne sais plus très bien.

— Par la teneur en oxygène, confirma Cari. Vingt et un pour cent, sous une pression infiniment supérieure. Et tu peux aller te balader sans vêtements de protection. Tu n’as qu’à ouvrir la porte et hop ! Il y a de l’air partout. »

Ronny se gratta l’occiput. « S’ils veulent faire des économies, ils pourraient commencer par là.

— L’air est naturel, précisa Ariana. Les Terriens n’ont pas besoin de le produire. La planète flotte dedans.

— Ah oui, comme les nuages, claironna Ronny. Ces traînées blanches qu’on voit sur les photos.

— Ce sont des amas de vapeur d’eau, expliqua Ariana. Ils se forment par réverbération du soleil sur les océans. Puis ils sont portés par les vents et, en pénétrant dans une zone plus froide, la vapeur se condense à nouveau et retombe au sol. On appelle ça la pluie.

— Et si tu as le malheur d’être dehors à ce moment-là, tu te prends la sauce, conclut Cari. Ça doit être quelque chose ! La pluie, le vent, directement sur la peau…»

Ronny opina avec fougue. « Mon père m’a raconté qu’il y a des régions où il fait tellement chaud dehors qu’on se met à transpirer. Il paraît même que les gens se baignent tout nus dans la mer.

— Oui, c’est vrai. » Cari frissonna. « L’eau salée, grouillante de poissons, de méduses et de saloperies de toutes sortes. Merci du cadeau ! »

Ariana haussa les épaules. « Moi, ça me plairait. Les vagues et tout le reste… Ça doit rappeler ce qu’on ressent quand on est pris dans une tempête de sable et que la poussière vous fouette le casque. J’aimerais bien skier aussi. Comme Boulgakov et Roseman au pôle Nord martien, vous vous souvenez ? »

Les trois autres acquiescèrent. Tous les colons connaissaient ces clichés pris par les deux explorateurs des années auparavant, au cours du plus lointain périple jamais effectué sur la planète rouge.

Un silence lugubre, voile funèbre et oppressant, s’abattit sur le triste cercle. Cari contempla sa petite bibliothèque, son unique fierté. Il en avait fabriqué presque tous les livres, imprimant sur papier et reliant de ses propres mains des documents téléchargés. Il serait contraint de les laisser ici. Évidemment, sur Terre, il pourrait racheter ces ouvrages pour une bouchée de pain, mais ce ne serait pas la même chose.

« Et les animaux pullulent, poursuivit Ariana. Des rongeurs qui crapahutent dans les entrepôts. Des souris. Des rats. Toutes sortes d’insectes. Des araignées qui se glissent dans les maisons.

— Et l’air est bourré de bactéries, grimaça Ronny.

— Tu crois peut-être que le nôtre ne l’est pas ? C’est impossible autrement.

— Seulement, chez nous, monsieur Kuambeke peut évacuer ces cochonneries en posant un nano filtre dans l’installation climatique. Et puis ce sont nos bactéries. Alors que, sur Terre, ce sont celles de… oh, je ne sais pas. J’ignore combien de milliers, de centaines de milliers d’habitants peuplent des villes pareilles…

— Des millions parfois, attesta Cari. C’est cette promiscuité que j’ai le plus de mal à concevoir. Pour quelques années d’études, passe encore, mais à vie…» Il secoua la tête. « Les Terriens me font vraiment pitié.

— Eh là ! s’exclama Ronny. Je te signale qu’on sera bientôt du nombre. »

Cari esquissa un pâle sourire. « Justement.

— Moi, jamais », déclara Elinn, froidement déterminée. Elle ne brandit pas le poing, ne trépigna pas rageusement, mais sa voix à elle seule exprimait une hargne insondable. Les autres en eurent la chair de poule. « Jamais je ne serai une Terrienne. Je vais rester ici et les Martiens vont m’y aider. »

Elle se leva, altière, et quitta la chambre.

« Mieux vaudrait à l’avenir modérer nos propos, glissa Ariana lorsqu’elle eut disparu. Même si cette situation nous touche, ta sœur la vit encore plus mal que nous.

— En se réfugiant dans son monde imaginaire…» balbutia Cari, déstabilisé. Si seulement il avait su quoi faire ! Il veillerait sur elle, bien sûr. Il la protégerait contre toutes les folies auxquelles elle semblait prête.

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