VII

La dernière Horde ?

 

 

 

) La journée qui suivit cette nuit de combat fut des plus disjointes. Entre les Fréoles, tout à leur désinvolture de lendemain de fête, actifs pourtant aux manœuvres et nous, creusés aux yeux par Silène, qui ne devions le simple fait de pouvoir encore nous lever ce matin-là qu’à une sorte de golem, un tas de mousse et d’immobilité qui avait bien voulu abréger l’agonie prévisible d’Erg en cisaillant la gorge du Poursuiveur, il y avait un palpable écart.

Des combats, encore une fois, en vingt-huit ans de contre, nous en avions essuyés. Sous la routine pourtant, la mécanique des victoires, l’effroi qui nous tenaillait à quinze ans, lorsque des écumeurs coupaient notre trace et revenaient sur nous de l’aval, s’était à la longue estompée. Erg avait très vite – toujours en fait, dès le début – été à la hauteur de son statut de protecteur. Il anticipait, il gagnait. Il était surpris, il gagnait. De jour, de nuit, fatigué, privé d’arme même, il gagnait. En village, dans la plaine humide, dans la steppe, au milieu d’un lac, seul ou épaulé par Firost, par Léarch, par Steppe : il gagnait. Contre des pillards, des abrités, des orpailleurs, des Obliques en bande, des animaux – quoiqu’il arrivât, il gagnait. Sauf qu’hier, pour la première fois, il n’avait pas gagné.

Peut-être que tout le monde dans la horde ne le mesurait pas avec la même profondeur qu’Oroshi, Pietro ou moi. Pour beaucoup, le résultat seul émergeait : Erg Machaon était sorti vivant du combat, son adversaire était mort. Ils ne croyaient pas au Corroyeur – pas vraiment, ou ils y croyaient avec une conviction lointaine, à la manière dont on croit aux fées ou aux muages de Larco. À vrai dire, j’avais d’abord réagi comme eux – jusqu’à ce midi où, sous l’impulsion d’Oroshi, nous étions allés voir Erg et lui avions parlé. Le bloc Erg. Moins frappé par sa chair mangée de hachures, avec cette estafilade transversale d’une hélice qu’il n’avait plus su éviter, que par son regard. Son regard avait perdu quelque chose qui lui était essentiel : sa morgue. Il eut beau nous réexpliquer le duel, décliner pour nous sa tactique et ses manquements, raconter à nouveau le surgissement du Corroyeur, sa furtivité, sa disparition, égayer l’ensemble avec son ironie à sec, si particulière, il ne nous rassura pas. Erg n’avait jamais su mentir – aux autres d’abord, à lui-même ensuite et surtout. À ses yeux, il avait perdu ce combat et il l’avait perdu doublement : face à Silène qu’il avait été incapable de déborder ; face au Corroyeur, qui, en tuant son adversaire l’avait clairement humilié, lui imposant (Code Ker Derban) la dette d’un combat ultérieur dont Erg devrait accepter et le moment et l’arme et le lieu, ce qui sonnait à nos oreilles et bourdonnait aux siennes, comme la sentence d’un gong. Personne, en dehors du propre hordonnateur d’Erg, Te Jerkka, ne pouvait ne serait-ce qu’imaginer comment affronter le Corroyeur, avec quelle inconnue tactique et quelle syntaxe – et si même il existait un plan sécant à son univers où il eût été possible, au moins, de mener le combat. Après un quart d’heure foré de silences, Erg lâcha :

— Il faut que je revoie Te Jerkka. J’ai régressé, gravement… Je suis devenu lent. Trop de combats faciles, beaucoup trop… Je dois apprendre à nouveau.

— Te Jerkka est retourné à Ker Derban, Erg, vraisemblablement. Il est à trois années de navire d’ici. Au bas mot.

— Je ne crois pas, Sov (me coupa Oroshi). Un maître de combattant-protecteur ne s’éloigne jamais réellement de son disciple. Ce qu’il a appris à Erg, il ne peut l’apprendre à personne d’autre. Il n’a qu’un seul disciple – un seul fils, comme ils disent. On doit pouvoir le retrouver.

À son habitude, Oroshi se tenait, en tailleur et très droite, sur la table où Erg tendait de temps à autre la main pour agripper une fiasque d’eau. Par le hublot en trapèze, on vit un village bas aux dômes ronds défiler et s’effacer aussitôt. Des champs en forme de goutte d’eau, surbaissés et abrités de murets, se succédaient. Des grappes de burons trapus, bien campés, faisaient parfois masse dans le veld, derrière un triple bouclier végétal d’arbres compacts et de buis. L’Escadre frêle filait oblique, perpendiculaire à l’axe de contre et légèrement aval. « Livraison de lingots » nous avait affranchis le commodore. Manière aussi de nous montrer l’étendue des possibilités du Physalis, puisque nous allions tracer oblique, puis aval, puis amont en une unique journée pour retourner à notre point de départ. Malgré le guet de Firost, Erg n’avait pas réellement dormi, car il se savait attaquable dans son état et il se méfiait des chacals. Il s’accouda à nouveau et il lança :

— Te Jerkka va venir. Il sait déjà pour cette nuit. Il ne pouvait pas être loin. Peut-être même qu’il était…

— Là ?

— Non, je l’aurais entendu respirer. Plus il vieillit, plus il avale de vent. Il déforme l’écoulement là où il passe.

— Quel âge a-t-il maintenant ?

Erg tourna la tête vers Oroshi en souriant, goguenard :

— En écoulement laminaire ou en vortex ?

— En laminaire. Quatre-vingts ans ?

— Plus que ça, Oroshi. Mais en vortex, la dernière fois que je l’ai vu, il se tenait autour de la quarantaine.

— Vous pouvez m’expliquer ? finis-je par demander.

Oroshi retira une petite girouette de sa coiffe et se mit à souffleter dessus. Elle attendit qu’Erg réponde puis, voyant qu’il ne s’y résolvait pas, leva son visage vers moi :

— Tu as une formation trop rationnelle pour croire ce que je vais te raconter, Sov. Pour toi, il n’y a qu’un temps, une déclinaison des durées qui vaut pour tous les êtres. Pour toi, un chat a cinq ans, un gorce quinze, un arbre cinquante ans… Mais ces âges-là ne veulent rien dire.

— Pourquoi ?

— Parce que la durée est dépendante de ta vitesse interne. Chaque être vivant a sa propre vitesse. Elle est parfois nettement plus rapide que celle d’un humain. Parfois nettement moins. Plus la vitesse interne est élevée, plus l’espace se contracte dans le sens du mouvement et plus la durée s’étire, se dilate, entre deux battements de cœur par exemple.

— J’ai appris tout ça. Et alors ? Quel rapport avec l’âge de Te Jerkka ?

— La vitesse interne provient, pas exclusivement mais en partie, de la respiration – je veux dire de la façon dont tu inspires et expires l’air, dont le vent plonge et circule à l’intérieur de ton corps, y est accéléré et centrifugé, ou au contraire ralenti. Certaines créatures, certains humains parviennent à décupler la vitesse instantanée de l’air et à plier le flux laminaire, à le courber en eux. On appelle ça la puissance de courbure, ou effet vortex. Si un maître extrêmement doué comme Te Jerkka acquiert cette puissance suffisamment tôt dans son existence, son temps biologique coule plus lentement que la moyenne des hommes. Ses os, ses organes, ses muscles atteignent la quarantaine-vortex alors qu’il paraît avoir quatre-vingt-dix ans… Car la peau, elle, vieillit toujours en laminaire.

— Un gars qui courbe, Sov, il faut que tu piges qu’il est capable, en combat, de décaler ses mouvements de la durée habituelle. Il est non seulement plus vif, par son vent intérieur, mais il bouge dans une seconde qui est plus longue que la tienne. De l’extérieur, pour un observateur normal, qui respire normalement, il te semble très rapide. En fait, c’est surtout l’étirement de sa durée qui lui permet de placer plus de coups dans la même seconde.

— Il se donne le temps en quelque sorte ?

— Oui. Et il utilise la contraction corrélative de l’espace pour raccourcir ses distances de jet. C’est ce qu’a montré Silène hier, ni plus ni moins. D’où les difficultés d’Erg. N’est-ce pas, gros ?

— Et toi, tu n’as pas appris à utiliser cette capacité, Erg ?

Notre protecteur releva lentement son buste et regarda ses mains. Il eut un drôle de bougonnement avant de répondre :

— Te Jerkka a essayé de m’apprendre à respirer comme les combattants du Mouvement. Mais bon…

— Bon quoi ?

— J’étais pas doué pour ça. J’ai pas voulu suivre cette voie. Pas pu. J’ai choisi les jets. La couverture de l’espace.

— Pourquoi ?

— Le Mouvement, c’est parfait pour les duels à un contre un. Un foudre aujourd’hui, personne d’humain ne peut en venir à bout. Mais moi je suis protecteur. J’ai vous tous derrière. Une vingtaine d’aspirants, tous précieux, qu’il faut couvrir. Le but n’est pas de sauver ma peau, d’esquiver pour ma gueule. Neuf fois sur dix, le but est d’esquiver pour vous. Quand j’ai atteint treize ans, Te Jerkka m’a dit : si tu choisis le Mouvement, tu deviendras personnellement imbattable. Mais si tu choisis l’aile et les jets, la tactique du bouclier volumique que je peux t’enseigner, tu sauveras ta horde presque toujours. « C’est un choix tactique », je lui ai répondu. Et alors il m’a dit : « C’est choix éthique, macaque. Ta Horde la meilleure de l’histoire, sache-le déjà et toujours. »

— Déjà et toujours ?

— Oui, comme ça. « Déjà et toujours. » Il utilise sans arrêt ces deux mots. Il parle un jargon à lui, il avale des syllabes, il est comme ça. Et il a dit aussi : « Ta Horde est aussi la dernière. Protège au mieux. Donne à eux la chance d’aboutir… De comprendre enfin… »

— Pourquoi la dernière ? D’où il sort ça ? La trente-cinquième est déjà en préparation. Elle doit partir d’Aberlaas cette année, justement !

— Je ne sais pas. Il voyait des choses. Comme Caracole. Il avait des trouées.

Erg s’arrêta de parler et il regarda dans le vide, ce qui était complètement inhabituel chez lui.

— Il y a autre chose dont tu voudrais parler ?

— Ouais. Mais il faut que vous juriez…

— De nous taire ?

— Même pas à Firost. Ni à Pietro, ni à Golgoth. À personne.

D’un même mouvement, sans se concerter, Oroshi et moi crachâmes. Lorsque Erg entama, il parut regretter aussitôt la confiance qu’il nous accordait. Il continua toutefois, comme on sarcle un kyste :

— Le jour où il m’a consacré, Te Jerkka m’a dit que je n’étais pas le meilleur combattant-protecteur. Que je ne le serais jamais. Mais que c’était aussi pour ça qu’il m’avait choisi : parce que j’avais le strerf, le combat intérieur de celui qui se sait en dessous. « Le meilleur tu deviendras à force de pas l’être, et de toi battre pour surmonter ce sentiment. » Bien sûr je l’ai revu, de site en site, tous les ans à peu près. J’ai toujours gardé ça en moi. Pas le meilleur. Deux ans qu’il n’est pas venu. Il me manque, Te Jerkka.

— Il allait bien la dernière fois ?

— Oui, de mieux en mieux. Même s’il vieillit. Il est en train de se plier. Il se courbe, il rapetisse sous l’effet de sa vitesse interne, de sa progression. Il a une respiration impressionnante. Il aspire les bourrasques…

— Je l’ai vu aussi il y a trois ans. Il tenait à rencontrer « l’aéromaîtresse du vent » comme il me l’a annoncé. C’est un homme remarquable de finesse et de ténacité, je l’admire beaucoup. Je crois que si notre chair n’était pas par essence si visqueuse, un homme comme Te Jerkka n’aurait déjà plus de corps : il serait une spirale, une roue faite d’air, en rotation invisible. On verrait à nu son vif, qui est magnifique, d’une grande pureté.

 

Ω La marmaille – c’est n’importe quoi, du fréole craché – est vautrée sur des coussins de soie salopés, labourés à coups de dents, d’ongles, de maillochage de récré. En arc de cercle, vaguement, ces chiards gobent le B.A.BA d’une pute autoproclamée institutrice qui les distrait comme au carnaval, avec des crobards, des contes à dormir couché et des jeux à la con… Pourquoi elle ne leur taille pas des pipes tant qu’elle y est ? À leur âge, je créchais aussi dans un navire, celui qui me ramenait de l’amont vers Aberlaas. À leur âge, j’apprenais debout, un ventilo dans la tronche. Y avait pas de jouets, de coussins, de dessins ni de pute. Et j’apprenais ! Plus vite et mieux que ces joues rondes, j’en foutrais ma pogne au chrone ! Le commodore, je pouvais pas lui refuser ça, a tenu à ce que moi et Pietro, plus un hordier – j’ai pris Callirhoé, notre feuleuse, qui traînassait avec du matelot – on aille dans la classe des petiots montrer nos gueules et expliquer pourquoi on racle la terrasse de ce bas merdier de monde pour aller chopper la bourrasque au colback, tout là-haut. « Nos cours profitent, autant qu’il est possible, des rencontres de nos voyages. Votre présence exceptionnelle est une opportunité extraordinaire d’enseigner aux enfants les principes et les valeurs d’une Horde. Je suis sûr que ça vous amusera de répondre à leurs questions. » – qu’il avait salement insisté, le barbu. J’étais plutôt certain du contraire mais j’avais une dette orange sur le paletot. Donc, j’ai débarqué dans la classe. À mon entrée, y a eu une bourrasque de chuchotis. Les gosses étaient babas de nous voir. Ils avaient des étoiles dans les prunelles. Ils se sont levés d’un bond sur leurs pattes et zont commencé à miauler de la question à tire-larigot…

 

π De forme circulaire, la salle était éclairée par un puits de lumière qui tombait du pont supérieur. L’institutrice, une jeune femme ensoleillée, officiait au centre. Elle nous demanda de nous asseoir sur des poufs face aux enfants. Mais Golgoth resta debout, les mains croisées dans le dos. Maugréant. L’institutrice avait dessiné à même le parquet une longue bande de terre orientée est-ouest. À l’extrémité ouest, elle avait écrit « Extrême-Aval ». Elle avait épaissi le trait qui matérialisait la falaise des Confins : la barrière aval de notre monde. Puis, juste devant : « Aberlaas. » À l’autre bout, elle avait inscrit « Extrême-Amont », suivi d’un gros point d’interrogation. Entre les deux, la plupart des grandes cités de la bande de Contre étaient indiquées. Jusqu’à Norska. Après régnait évidemment l’inconnu. À droite et à gauche de la bande, elle avait hachuré à la craie une surface blanche qui portait la légende : « Glaces. » Puis elle avait disposé une série de figurines aux deux tiers environ du trajet… Ça faisait toujours bizarre. Pourquoi pas au tiers ? Pourquoi pas à la moitié ou aux trois quarts de la bande ? Qu’est-ce qu’on savait de la distance qui restait à parcourir pour atteindre l’Extrême-Amont ? Si même cette distance n’était pas infinie… Au tableau de bois, un schéma de la Horde en formation de contre était punaisé avec nos vingt-trois noms, fonctions et blasons. Les enfants écoutaient, adorables et surexcités. Manifestement, notre venue avait été préparée avec intelligence afin de porter à son comble leur curiosité naturelle déjà forte. La présentation de Caracole sur le terrain de plate nous avait élevés au rang de légendes vivantes. Pirates, pillards et écumeurs avaient reculé dans leur imaginaire. À leur place, il n’y avait désormais plus que la Horde. En m’asseyant, un détail me le confirma : l’oméga de Golgoth était tatoué sur l’épaule d’un petit cador !

Ici comme ailleurs, dans tous les villages d’abrités où nous étions reçus, j’attachais une rigide importance à ce que nous pouvions laisser dans l’esprit des enfants. Moins que d’autres, je ne savais si le but de notre vie avait un sens. Mais je savais, plus que quiconque, qu’elle avait une valeur. Par elle-même, directement, hors de toute réussite ou déroute. Cette valeur venait du combat. Elle venait du rapport profondément physique que nous avions au vent. Un corps à corps. Elle venait de la qualité impressionnante de notre Fer et de notre Pack. De l’épaisseur à peine concevable de connaissances et d’expériences dont nos os avaient hérité. Elle venait d’une noblesse de cœur et de rage dont je me sentais, avec Golgoth, le premier porteur. La noblesse, chez les abrités, était une valeur délitée. Ils l’associaient aux signes : une élégance, une sorte de discrète richesse qu’étayaient un registre de gestes et de langage, des manières et des bannières… Toute une symbolique sans laquelle elle devenait à leurs yeux irrepérable. Pour ma part, j’avais longtemps pensé qu’être noble relevait du respect de trois principes cardinaux : la générosité, l’élévation et le courage. Qu’en m’en tenant par tous vents à ce cap, je ne pouvais dépaler. Soit… Je découvrais avec l’âge ce qu’être noble devait à la vigilance, au sens aigu des situations, à la recherche tâtonnante du comportement altier. De l’acte probe. Devait au rejet des paresses nombreuses. Je repensais souvent au lendemain du furvent. À ce village bourgeois. À cette maison écroulée. L’homme que j’avais étouffé sans m’en rendre compte.

Devant les enfants, j’essayais de m’en tenir au plus strict du sobre. Avec chaleur. Dans mes mots, dans mon allure, par ma voix. De ne pas vernir notre réputation de cette couche imperceptible de lustre qu’il était si facile d’y patiner. L’Escadre frêle, il me semble, n’avait pas cette exigence. Une aura d’esbroufe flottait autour des épaules des ailiers. Leur tempérance, lorsqu’elle éclatait, était encore un masque : un masque souriant, un masque nonchalant et racé. Mais un masque, pas un visage de peau. Moi je me battais contre moi pour gagner pas à pas un visage. Un visage qui soit mon âme faite nez et bouche, mon âme faite joue, mâchoire et menton, mon âme faite regard et front. Ni plus – ni moins. Mais ce visage-là était tout sauf donné par avance. Personne n’en héritait de ses parents. Il devait être conquis tout au bout du contre, à travers le contre et par lui. Lorsqu’on me demandait ce que j’espérais trouver en Extrême-Amont, cette question banale posée mille fois, je répondais maintenant : « J’espère trouver mon visage. Quelqu’un là-haut le sculpte à coup de salves dures. Chaque acte que je fais le modifie et l’affine. Mes fautes le balafrent. Mais peu importe : il se fait ; il m’attend, posé sur un socle. Et je le verrai, comme je vous vois devant moi, comme on se regarde dans un miroir enfin exact. Je verrai ce visage que je me suis fait tout au long de ma vie, juste avant de mourir. Ce sera ma récompense. »

— Keça veut dire, Traceur ?

— Qui trace, marmot…

 

~ Le silence qui suit est proprement golgothien : brut, sans appel. Le gamin reçoit la réponse un peu comme on prend une claque, il se recule presque et rougit. Sous cape, de brefs ricanements bruissent, l’institutrice sourit, mal à son aise. Un instant, je veux intervenir mais je me dis, ma petite Callirhoé, les chefs sont là, reste à ta place, fais confiance au tact de Pietro…

— Le Traceur, comme l’a dit très simplement notre Golgoth, est celui qui trace, qui choisit la Trace. La Trace est le meilleur chemin pour remonter le vent. Donc, le Traceur, qui est devant tout le monde, c’est celui qui décide par où on va passer. Derrière quelle colline, par quelle forêt, en escaladant quelle montagne, etc. Il est aidé dans ce travail par l’éclaireur qui court devant pour chercher les meilleurs passages, nous éviter les endroits où le vent est trop fort. Et il est aidé aussi par l’aéromaître, qui est une spécialiste du vent.

— Comment qu’on devient Traceur ?

— En traçant…

— Devenir Traceur est ce qu’il y a de plus difficile au monde.

L’éducation d’un Traceur commence à six ans, parfois avant. Une centaine d’enfants sont choisis pour suivre un programme très dur pendant cinq ans. Chaque année, vingt enfants sont éliminés. Et la cinquième année, a lieu l’épreuve dite de la Strace, pour départager les trois premiers.

— La quoi ?

— La Sévère-Trace. C’est une épreuve de vitesse, de résistance et d’intelligence. Il s’agit de…

— C’est une épreuve de couille ! Pourquoi tu leur embrumes la tronche, Pietro ?

Sitôt que Golgoth ouvre la bouche, tous les enfants se tournent vers lui et gobent. Son charisme, comme toujours, est énorme. Quelques mots suffisent, quelques borborygmes. Il pue, comme souvent, même à quatre mètres. Quand il est là, on ne peut pas l’oublier, même s’il se tait – surtout s’il se tait. Golgoth ne m’a jamais aimée, si tant est qu’il puisse aimer. Il respecte Pietro, il respecte Sov, les gars du Fer quoi, les Dubka, les crocs. Mais pas moi, pas les filles. Il va comme d’habitude faire sa grande gueule, toiser tout le monde, cracher au sol, se moucher sur son épaule. Il s’en fout. Il s’en foutra toujours : la Trace, la Trace, la Trace ! Pietro est fidèle à lui-même, bien habillé, il se tient assis avec sa prestance naturelle, il parle en articulant, il est sérieux et agréable, concerné. Il est beau. Notre jeu, de savoir qui lui plaît d’Alme ou d’Aoi, d’Oroshi ou de moi, si Coriolis le séduit, s’avérera peut-être indécidable : il reste d’une telle équanimité avec nous toutes, d’une si complète courtoisie, même après les lourdes journées. Plus encore après les lourdes journées, comme s’il voulait les compenser, par générosité. On rêve toutes de Pietro, on en rêve comme père dans une cabane de l’Extrême-Amont, moins comme amant. Il est trop stable, trop prévisible à notre goût, mais quelle stature ! Il explique aux enfants, patiemment, les vingt fonctions de la Horde, qui fait quoi, pourquoi et comment. Puis il se met à parler de moi, il me met en valeur… Les mômes me regardent enfin…

— La feuleuse est la sorcière du feu. Elle peut en allumer sous la pluie, sous l’eau, dans la glace ! Elle sait tout faire cuire : le gorce, les méduses de vent, le trompuchon… la terre et le verre… Elle fait des vases, des bouteilles, des pointes d’arbalète très dures. Elle peut aussi arrêter un feu de prairie. Elle marche sur les braises.

— Elle est très forte alors ! Pourquoi elle est pas devant ?

— Est-ce qu’elle peut manger des braises tout cru ?

— Kesça veut dire, fleuse ?

— Feuleuse !

— Pourquoi vous prenez pas des machines pour remonter ?

— Est-ce qu’elle peut manger des braises tout cru, m’sieur ?

— Et l’autre sorcière, elle est forte l’autre sorcière parce que nous…

— La SOURCIÈRE, Fanetti, celle qui cherche les sources !

 

) D’elle-même était-elle revenue me voir, sans doute en raison du prestige qui s’attachait à mon statut de scribe, par curiosité ou par hasard, pour aucun en tout cas des motifs qui m’auraient rendu sa visite soulevante. Nouchka avait, au visage et au corps, par un certain chiffonné de sa joue, cette légère fatigue languide de qui a passé sa nuit à trouver le plaisir. Je n’imaginais pas grand-chose, je n’avais même pas l’expérience ou un tantième de la surface de vécu qui eut pu me suggérer ce qu’elle avait pu faire ou vivre, et avec qui, je sentais juste, par extrapolation pauvre, l’ampleur du bonheur qui la secouait encore, sous une sorte de résonance assourdie, presque prolongée sous mes yeux. Elle avait délaissé sa séduction construite, elle n’en avait plus besoin, à la fois parce qu’elle savait à quel point elle m’avait déjà séduit et combien son naturel seul suffisait, suffirait encore, pouvait me terrasser. Je ne lui en voulais pas, je n’avais vis-à-vis d’elle pas le moindre droit (de propriété ou même de passage) et je ne pouvais que prendre ce qu’elle m’offrait sans effort, cette explosion souple et flaquée de gestes, étanche, qui m’assoiffait.

Debout, accoudée au plat-bord, sa simple présence n’avait plus maintenant cette apparence de seuil, de porte ouverte sur un grand large qu’elle suscitait hier encore. Je ne me projetais plus à travers elle, le drapeau de mon rêve pendait sur sa hampe. Elle n’ouvrait plus rien pour moi, sauf la certitude presque solide de son refus, physique. Elle se tenait là, aimable, tel un miroir sur la peau duquel je sentais mon image de lame fléchie, de lame grise et nue, se refléter. Peu importe ce qu’elle disait ou cherchait à relancer, je n’y étais plus. Je grelottais comme ces braises à l’aube que Calli sait encore faire rougir en soufflant continûment dessus, mais qui ne donneront plus jamais de chaleur.

Et pourtant, elle souffla…

— Il y a eu un combat hier soir…

— Peut-être…

— Oui, je sais, ça doit rester secret, je ne devrais pas en parler…

— Qui vous a mis au courant ?

— La rumeur. Tout circule ici.

— Tu connaissais Silène ?

— Il a été mon amant, tantôt. Un plutôt bon amant. Je suis triste qu’il soit…

— Tu as eu beaucoup d’amants ?

— Ah ? Oui, oui pas mal… Trop peut-être… Et toi, tu as eu beaucoup d’amantes ? Je ne sus quoi répondre. Elle m’avait posé la question sans malignité, le regard un peu ailleurs, les cheveux brouillés sur son visage qui me paraissait tellement fragile maintenant, sous la nostalgie qui l’envahissait, la tristesse palpable. Au loin, le temps coulait, sombre et gris dans la steppe vide. Après notre conversation avec Erg, Oroshi était repartie se coucher. Des villages fantômes à moitié détruits s’effilochaient sous la vitesse du navire. Des gouttes tombaient en biseau, sans rythme, des larmes froides, et il n’y avait plus que nous sur le pont à prendre l’air, à se parler, à essayer encore. J’avais envie de la prendre dans mes bras, de la serrer au chaud à en crever et de partir là, tout de suite, avec elle, en piquant un char à voile, en fuyant à jamais. Devenir un Oblique. Je ne sais pas ce qui me faisait ça chez elle, ce qu’elle touillait en moi de si profondément enfoui, mais j’avais envie de quitter la horde. J’en avais marre. Marre. Marre à me l’avouer tout haut avec une lucidité qui me glaçait. Je perdais le goût. Je perdais le sens. Le goût de cette mascarade du contre, de cette pseudo-noblesse de piéton débile que nous affichions. La Horde, hein, la combientième ? 32, 33, 34 ? Pour quoi faire ? Pour trouver quoi ? Pour faire plaisir à qui ? À l’Hordre qui nous balançait en douce des Poursuiveurs surentraînés pour nous scier les genoux ? Je me sentais dérisoire devant cette fille qui n’avait jamais dû faire trois pas de suite sous stèche 8, mais qui était déjà allée bien plus haut en amont, avec ce navire, que nous irions de notre vivant… À quoi bon ? À quoi bon cette vie d’insecte, de petit moine ascétique et fiérot, à titre et à blason ? On était « les meilleurs ! », qu’ils nous avaient dit, les mieux formés à obéir ouais, à contrer jusqu’à plus soif, jusqu’à plus savoir pourquoi… Antón Bergkamp était plus fort que moi. Erg avait été choisi parce qu’il n’était pas bon. Et même Golgoth, son frère était meilleur que lui… Ils nous avaient pris nous, pourquoi alors ? Parce qu’on n’y arriverait jamais, tiens… Contrer les gars, allez-y ! Contrer quoiqu’il arrive, CONTRER ! C’est sûr, on faisait notre petit effet dans les villages. Mais ici ? Politesse, politesse pure… Je regardais le navire remonter, sans effort et sans bruit, à combien ? Cinq ou dix fois plus vite que nous à pied…

Et cette fille au bastingage, qui frissonnait dans son pull bleu et qui attendait peut-être que je la prenne contre moi… « Et toi, tu as eu beaucoup d’amantes ? » J’avais eu Aoi, quelques dizaines de nuits ; j’avais eu Oroshi ivre, deux soirs, il y avait trois ans de cela. J’avais essayé de construire une histoire avec elle mais elle n’avait jamais voulu ; j’avais eu Callirhoé, quand on était adolescents, mais tout le monde avait eu Callirhoé ; et puis j’avais rêvé de Coriolis, comme Larco, comme beaucoup d’autres, faute de mieux, mais elle m’avait vite fait comprendre que je ne lui plaisais pas. Plus une poignée d’abritées oui, dont je ne me souvenais plus du visage et qui se couvraient de poussière dans un coin cadenassé de mon crâne…

— Je n’ai rien eu Nouchka, comme amante. Je n’ai rien vécu. Je ne sais rien de l’amour. Je ne sais pas ce que ça fait d’aimer quelqu’un qui t’aime, de se réveiller dans un lit avec quelqu’un comme toi. Je n’ai pas eu cette chance. Je n’ai pas su la prendre.

Je ne sais pas pourquoi elle fit ça. Mais elle prit mon visage entre ses mains et elle m’embrassa, elle m’embrassa longuement, à petits coups de langue légers et doux, à petites touches érotiques, et je ne sentis alors plus la pluie, plus trop le sol non plus. Sa bouche avait un goût de surprise et de fruit, et ses gestes pour m’enlacer glissaient sur mes épaules, si délicieusement simples.

— Oh, les amoureux, on va pivoter oblique ! Vous serez gentils de nous laisser le pont !

— On y va, Cerviccio, pas de problème ! répondit tranquillement Nouchka, avant d’achever son baiser.

Le matelot la dévisagea en plaisantant d’un air coquin :

— Dis donc, un scribe… Mademoiselle fait dans l’élite désormais !

Nouchka se contenta de sourire et en me prenant par la main, elle me chuchota :

— Viens Soff.

— Bien les enfants ! Allez, on se reconcentre s’il vous plaît ! Je récapitule : pourquoi la horde doit-elle remonter la Terre à pied, et non pas en navire comme nous ?

— Moi, moi !

— Oui, Ninaccia ?

— Parce que sinon, ils pourront pas rencontrer les neuf formes du vent, et alors leur horde sera pas… sera pas bonne quoi !

— Elle ne sera pas valable, oui. Et ce savoir leur manquera en Extrême-Amont où ils en auront absolument besoin pour achever leur quête. Ainsi l’ont écrit les sages. Quelqu’un peut-il maintenant me dire combien de formes de vent la horde a déjà rencontrées ?

— Cinq !

— Six !!

— Oui, c’est six. Et pouvez-vous me donner ces six premières formes du vent, par ordre de difficulté ?

— La zéfirine, le slamino, le choon, la stèche… Euh… le crivetz et le furvent !

— Oui, très bien. Un bon point pour Ninaccia ! Maintenant, concours de vitesse ! Celui qui trouve le premier gagne un hiboo dédicacé par…

Golgoth.

— Ouaaaaiiis !!!

 

π La question n’a pas encore été posée que tous les enfants sont déjà debout, sur leur pouf. Le Goth s’est détendu. Je crois qu’il a fini par se prendre au jeu. L’enthousiasme des gosses est tellement sincère ! Il nous fait un bien fou…

— Quel est le vent le plus… sec ?

— La stèche, répond en un éclair le petit cador que j’avais repéré au début.

— Un hiboo pour Antón !

— Quel est le vent le plus… humide ?

— Le choon !

— Oui, Pirlouti !

— Quel est – plus difficile attention – l’autre nom du crivetz ?

— La stikine !

— Le blizzard !

— Oui, deux bonnes réponses.

— Enfin, dernière question, celui qui me donne les trois formations gagne un boomerang de jet signé par Caracole !

Le silence devient impressionnant. Golgoth s’est rapproché des enfants. Il a fait un clin d’œil à un bonhomme un peu rond qui attend la question comme j’attendrais un furvent…

— Lorsque la Horde remonte un vent puissant, quels sont les trois principales formations de contre que le Traceur peut faire prendre à son Pack ?

Golgoth s’est placé avec discrétion derrière l’élève rondouillard. Le gamin crie d’abord : « La goutte », puis : « Le delta », et il marque une pause…

— Très bien, Romani. Et la dernière ?

— Le diamant !

— Oui, bravo Romani !! Il existe en effet trois formations majeures : le contre en goutte d’eau, le contre en delta et le diamant de contre ! Parfait !

— M’dame, c’est pas juste, monsieur Golgoth lui a soufflé ! gémit un enfant, mais déjà le brouhaha qui annonce la fin du cours a recouvert la plainte.

— Pour demain, vous avez devoir d’imagination ! Écoutez-moi ! S’il vous plaît ? Merci. Il s’agit d’imaginer quelles sont les trois dernières formes du vent que la Horde doit rencontrer. Vous n’avez rien à rédiger. C’est un devoir oral. Je choisirai cinq d’entre vous pour venir exposer leurs idées devant la classe. Passez une bonne après-midi et à demain !

 

~ Les bouts de chou applaudissent leur maîtresse, laissant Golgoth et Pietro médusés. Ce cours a été magnifique de pédagogie et de chaleur. Si j’avais pu être éduquée avec cet amour à Aberlaas ! Je ne me souviens pas avoir jamais été félicitée ou encouragée. « Callirhoé ! Mains dans la braise ! », ça oui, et les lâchés à midi dans des prairies sèches comme la paille, avec le mur du feu qui dévalait sur nous et un mauvais seau d’eau… « Ne vous laissez pas impressionner ! »… Sans Oroshi, sans ce petit cocon à nous, d’orphelins, qu’on parvint à se tisser dans le navire qui nous amenait à Aberlaas, sans sa force inflexible qui me protégeait, qui m’interdisait de pleurer devant les autres, sans son intelligence surtout, très tôt extraordinaire, je serais aujourd’hui un de ces morceaux de charbon humain qui erre dans Aberlaas, une de ces filles recalées, exclues de l’élite, qui ne s’en remettront, adultes, plus. La plupart de ce que j’appris avec mon maître du feu, je le savais déjà, d’une façon ou d’une autre, pour avoir vu bébé mon père travailler. Ménélas Déicoon. Tout le monde m’en parle, partout où je vais. « Vous êtes la fille de Ménéla… » Oui, je suis la fille de… Mais je ne suis pas là grâce à lui. Je suis là grâce à ma mère, contre l’avis et dans le dos de mon père qui n’a jamais cru qu’une fille puisse lui succéder. « Les femmes comprennent rien au feu. Les femmes, c’est de l’eau ! » J’en ai compris suffisamment papa, crois-moi. Peut-être que j’en sais aujourd’hui plus que toi. Grâce à Oroshi qui m’a enseigné le vent avec une finesse que tu ne soupçonneras jamais ; grâce à Steppe qui m’a ouvert l’empire du végétal. Je n’ai pas de savoir fixe, pas de certitudes. À peine une gestuelle, pour la céramique et la cuisine. Je refuse le titre de maître du feu. Feuleuse, oui. Personne n’est maître du feu. Sauf les crétins à testicules, ceux qui finiront par se brûler la chair jusqu’à l’aubier. Les hordonnateurs, je le reconnais, m’ont laissé quelque chose : ils m’ont appris la discipline, la dureté au mal et à résister face au pire. Voilà. Ça sert. Ça sert une fois par an, mais ça sert. Ça permet surtout de rester vivant.

 

) « Il faut que tu viennes, Sov ! Nous allons parler de la Trace. De ce qui nous attend plus haut. Tout l’équipage navigant sera là » avait insisté Pietro. « Je m’en fous » avais-je répété, lui tournant le dos. Nouchka emplissait sans effort le volume de mon âme et rien d’autre ne pouvait y pénétrer à ce moment-là. Et puis, bon… J’avais flâné sur le pont supérieur et atteint, comme guidé par les voix, ce minuscule amphithéâtre enchâssé dans le plancher, destiné d’ordinaire à la musique, auquel on accédait en pente douce. Une quarantaine de personnes y occupaient des travées de bois poli. Le commodore exposait ce que nous allions rencontrer et, par petites touches, il réussit à me hameçonner, puis à m’accrocher, si bien qu’au bout d’une demi-heure, mon spleen s’était dissipé et j’étais en prise.

— Combien de temps prendra le contournement ? demandait Talweg.

— De quatorze à quinze mois par le sud, si l’on en croit les calculs de l’amiral en second.

— La flaque n’est jamais très profonde mais elle est prodigieusement étendue.

— Je ne suis pas très sûr de bien vous comprendre, intervint Pietro. Tantôt vous parlez d’un lac, tantôt d’une flaque… S’il s’agit d’une simple flaque, pourquoi ne pas…

— C’est un peu compliqué, reprit le commodore, en se résolvant enfin à dérouler cette foutue carte que, pour une raison peu claire, il tenait jusqu’alors à l’écart de la discussion. Voilà : vous voyez ce point en aval de la flaque ? C’est Port-Choon. En face, sur l’autre rive, c’est Chawondasee, à plus de quatre cents milles. C’est le trajet le plus court pour traverser la flaque quand on possède un vaisseau autoportant. Tout droit, ouest-est, dans l’axe de contre. Pour les voiliers à coque, la Route Classique passe plus au nord : ils évitent les bancs de sable et restent toujours en bas-fond, dans le lac justement. La Route Droite traverse plutôt une immense flaque qui dépasse rarement quelques mètres.

— Il y a beaucoup de parties sèches, exondées. Des bancs de limon, des javeaux, des îlots, mais le tout baigne dans l’eau. Et dès qu’il pleut, toutes les zones affleurantes se recouvrent.

— Vous estimez les parties sèches à quelle proportion ? La moitié du trajet ?

— À peu près.

— C’est très difficile à dire. La flaque de Lapsane est quelque chose de vraiment unique. C’est le prototype même d’un espace « terraqué », comme disent nos géomaîtres. Il…

— C’est-à-dire ? cracha lourdement Golgoth. Terraqué ?

 

 Je fis un clin d’œil à Caracole. Il avait commencé à sourire. Talweg fronçait ses rides profondes.

— Terre et eau. L’eau est partout, elle enveloppe toutes les terres émergées, mais sans que l’une domine vraiment l’autre. C’est une zone inondée mais non recouverte, faiblement noyée si vous voulez. Trois jours de beau laissent apparaître de grandes îles, mais rien de continu, rien qui s’étende, des bouts d’archipel, çà et là, un peu partout. C’est d’une étrange beauté sous la lune pleine. Le contre-amiral marqua une brève pause. Sa barbe laissa filtrer un malicieux sourire.

— Vous n’aurez malheureusement pas l’occasion d’en goûter la solitude centrale. La rive sud que vous suivrez borde une sorte de grand lac, agréable mais plus commun…

 

¿’ Toujours cette imperceptible morgue fréole, bombée comme un gonfalon, ce sentiment de supériorité, né du plaisir de jouer, né d’une liberté sue qui aujourd’hui me divertit plus qu’elle ne m’alimente : je l’ai pratiqué si longtemps… Les Frelons ? Finalement des mouflets – mobiles certes, subtils autant que vent peut ! Des fanfarons à l’élégance variable nonobstant, incapables de ne pas agiter, sitôt entrevue, un bâton d’ironie dans le seau d’ignorance de la horde.

— Je vais peut-être vous paraître braque, contre-amiral, enfla subitement la voix de Golgoth, qui s’était levé pour venir jeter un œil, par-dessus bord, sur un impressionnant champ d’éoliennes, et qui tournait, sciemment ou non, le dos à tout le monde.

— Je vous écoute.

— Combien de milles, vous m’avez dit, entre Port-Choon et Chawondasee ?

— Quatre cents.

— Trois mois. En comptant les parties nagées…

 

) Il avait dit ça sans se retourner, mais avec une force manifeste.

— Dois-je comprendre que vous entendez…

— Nous n’allons pas contourner la flaque de Lapsane, contre-amiral Sigmar, car nous aimons comme vous la poésie des archipels. Nous allons la traverser, à pied, par la Route Droite.

 

π Ce n’était pas une provocation. En tout cas, ce ne fut pas sur ce ton-là prononcé. La voix de Golgoth n’avait pas tangué d’un pouce. J’étais pétrifié sous l’énormité. Mon regard rencontra celui de Talweg, qui regardait Steppe. La même fulguration ahurie.

Ce fut le commodore qui prit sur lui de répondre :

— Sauf votre respect, neuvième Golgoth, vous n’avez pas conscience de ce que vous dites. Traverser la flaque impliquerait de marcher dans l’eau pendant des mois à mi-cuisses, à mi-corps, dans les vagues, quand il ne faudrait pas tout simplement nager avec la houle en pleine face et des creux qui montent par vent fort à trois mètres ! Et en vous nourrissant comment ? En traînant comment vos traîneaux ?

— On peut pêcher.

— Vous avez déjà essayé de nager contre la houle ?

— On n’a pas essayé. On l’a fait.

— Rendez-vous compte, Golgoth, qu’il peut y avoir des lagons qui font vingt milles de large avec dix mètres de fond, et la houle, toujours la houle, qui vous repousse inlassablement vers l’aval ! Comment comptez-vous traverser ça ?

— En nageant.

— Sans vous reposer, sans manger, pendant des jours, nager ?

 

) Le contre-amiral s’avança vers Golgoth, comme s’il voulait l’empêcher de sauter par-dessus bord. Il prit le relais de son commodore :

— Je crois que vous ne mesurez pas, et c’est bien normal, ce qu’est la flaque de Lapsane. C’est un désert, un désert de terre et d’eau ! Quelques plantes, parfois, quelques îles herbues, battues par le vent, la pluie, le vent, alternativement, sans arrêt. Nous avons essayé d’accoster, pour faire quelques pas, sur les îles : la plupart du temps, le sable est tellement détrempé qu’on s’y enfonce comme dans de la vase. On y laisse ses bottes ! Un de nos matelots, Thiasma, a dû être sorti à la corde des sables mouvants : il était aspiré jusqu’à la poitrine. Cinq minutes de plus et il y passait. C’est une zone maudite !

— À moins que vous n’envisagiez de la passer en radeau, ou en barque. Là, peut-être…

— Impossible, trancha Golgoth.

— Impossible de quoi ?

— Impossible d’utiliser un moyen de transport pour remonder, vous le savez bien. Code de la Horde. Le corps seul doit contrer. Sur les mains, sur les pieds, en rampant, en nageant, peu importe. Mais le corps seul.

— Naturellement.

Il y eut un silence équivoque. Le contre-amiral et le commodore ne savaient manifestement plus quoi ajouter. Ils nous dévisagèrent, cherchant une forme de soutien. Pietro se décida à parler :

— Je dois avouer que ton idée me paraît complètement… soudaine (silence). Mais si elle est praticable, elle nous ferait gagner près d’un an. Elle mérite au moins l’examen.

— Quel examen ? explosa le commodore. Vous voulez mourir noyés ?! Noyés d’épuisement et de faim, ou ensevelis vivants dans le sable, allez-y ! Sautez de ce bateau, posez un pied dans la première flaque d’eau que vous rencontrez et contrez ! Vous y passerez tous, un par un, avant même d’avoir parcouru un mille !

— Je croyais me remémorer qu’il y eût tantôt des îles, de longues îles sur la flaque, rebondit Caracole, souriant. Et puis les fonds font ! Ou sont-ils rocheux à moult endroits, si je me souviens-tu bien, n’est-il plus ? En suivant les archipels, ne peut-on pas, à petits petons j’entends, limiter la natation ?

L’intervention de Caracole mit fin à la patience de nos hôtes.

— Écoutez, je crois que nous avons une fête à préparer. Je suis désolé de ne pas pouvoir continuer cette discussion, mais j’espère qu’un repas savoureux vous remettra sur la voie du réalisme.

Le commodore et le contre-amiral se retirèrent sur un salut rapide et nous laissèrent entre nous dans l’amphithéâtre. Golgoth était resté debout à tourner en rond, il remonta la pente douce pour aller s’accouder au gaillard d’avant prendre le vent. Toute la horde l’imita, incités que nous étions par cette lancinante impression de manque d’air qui nous prenait dès que nous restions trop longtemps en milieu abrité. Malheureusement, le rafalant était retombé presque aussi vite que la nuit, les herbes frissonnaient sur la coque du navire. Le fauconnier se dressa et, d’un cri, il rappela son gerfaut.

— C’est de la folie, finit par articuler Larco en nous rejoignant à son tour.

Le bateau gîtait doucement bord sur bord. Il délaça sa ceinture de corde, la capela sur un plot, y attacha sa cage volante et entreprit de la monter au ciel.

— C’est sûr qu’on peut gagner un an, enchaîna-t-il, tendu. Mais si c’est pour perdre la moitié de la horde…

— On aura besoin de tout le monde pour Norska, tout le Bloc, osa l’autoursier.

— Qu’est-ce que tu en penses, Carac ? Tu es le seul à connaître un peu la flaque.

Caracole n’hésita pas une seconde. Il prit un ton volontiers sérieux qui déconcerta tout le monde :

— Je pense que les Fréoles exagèrent, comme toujours. Avec un peu de chance, et de flair, messieurs, nous pouvons enquiller les îlots et éviter de trop patauger. Surtout en bordure de flaque. Maintenant, la zone centrale, autant vous le dire, camarades… C’est une autre histoire. Je pense qu’il y a plus de cent milles de hauts-fonds…

— D’une traite ?

— Non, coupés par des promontoires, des rochers émergents. Le problème viendra des vagues, naturelek. Il faut pouvoir grimper sur ces rochers sans se blesser, et puis s’abriter du clapot quand ça valse trop.

— Est-ce que tu as une idée de notre vitesse de progression à la nage ? demanda Pietro.

C’était la question que je voulais poser.

— La houle est moins gênante que vous crûtes pour avancer, sauf à partir de force 8, où les crêtes déferlassent – là ce ne sera plus la peine, il faudra se mettre au sec-se et attendre.

— Carac, s’il te plaît !

— D’accord ! Cela risque d’insinuer en nous une sorte de mal de mer, à force de monter et de descendre, mais nous devrions certes nous y habituer. Ça vous va ainsi ? Bref, je pense qu’en coupant bien les têtes de vagues, on doit pouvoir se faire un mille à l’heure – par vent normal. Mais on ne nagera pas plus de quatre-cinq heures par jour, maximum ! Clar ?

Golgoth, qui ne s’attendait pas, surtout de la part de Caracole, à un tel soutien, même ironique, ne put s’empêcher d’enfoncer le coin :

— En imaginant, au pire, deux cents milles à la nage, ça veut dire cinquante jours dans l’eau. Plus les parties à pied…

— Plus les journées bloquées, les blessures, les soins…

— Trois mois. C’est ce que j’ai dit.

 

π Trois mois ! Est-ce qu’ils se rendent compte ? Trois mois dans l’eau ! À regarder avec attention les visages du reste de la horde, je comprends ce que je dois faire. Au moins essayer :

— Qu’en pensent les crocs ? dévié-je donc rapidement en m’adressant à Sveziest, Barbak et Coriolis, qui se tiennent côte à côte, comme roulés en boule sur le cordage. Vous savez nager ?

— Un peu, comme tout le monde. La peur est visible dans leur regard. Ils se recalent maladroitement l’un contre l’autre. Le vent balaye la mèche de Coriolis. Elle voile le bleu de ses yeux, puis le rouge de ses lèvres, qui s’entrouvrent. Le son qui en sort se voudrait neutre :

— On va devoir tirer les traîneaux à la nage ?

La Horde du Contrevent
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