The Project Gutenberg EBook of De la Démocratie en Amérique, Vol. (4 / 4), by
Alexis de Tocqueville

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Title: De la Démocratie en Amérique, Vol. (4 / 4)

Author: Alexis de Tocqueville

Release Date: November 21, 2009 [EBook #30516]

Language: French


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DE LA
DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE.

PARIS.—IMPRIMERIE CLAYE ET TAILLEFER
RUE SAINT-BENOÎT, 7.

DE LA
DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE

PAR
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
Membre de l'Institut.

CINQUIÈME ÉDITION
REVUE, CORRIGÉE
et augmentée d'un Avertissement et d'un Examen comparatif de la Démocratie
aux États-Unis et en Suisse.

TOME QUATRIÈME.

PARIS
PAGNERRE, ÉDITEUR
RUE DE SEINE, 14 BIS.
1848

DE LA
DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE.

TROISIÈME PARTIE.
INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LES MŒURS PROPREMENT DITES.

CHAPITRE I.

Comment les mœurs s'adoucissent à mesure que les conditions s'égalisent.

Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditions s'égalisent, et nous découvrons en même temps que les mœurs s'adoucissent. Ces deux choses sont-elles seulement contemporaines, ou existe-t-il entre elles quelque lien secret, de telle sorte que l'une ne puisse avancer sans faire marcher l'autre?

Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d'un peuple moins rudes; mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante me paraît être l'égalité des conditions. L'égalité des conditions et l'adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mes yeux des événements contemporains, ce sont encore des faits corrélatifs.

Lorsque les fabulistes veulent nous intéresser aux actions des animaux, ils donnent à ceux-ci des idées et des passions humaines. Ainsi font les poètes quand ils parlent des génies et des anges. Il n'y a point de si profondes misères, ni de félicités si pures qui puissent arrêter notre esprit et saisir notre cœur, si on ne nous représente à nous-mêmes sous d'autres traits.

Ceci s'applique fort bien au sujet qui nous occupe présentement.

Lorsque tous les hommes sont rangés d'une manière irrévocable, suivant leur profession, leurs biens et leur naissance, au sein d'une société aristocratique, les membres de chaque classe se considérant tous comme enfants de la même famille, éprouvent les uns pour les autres une sympathie continuelle et active qui ne peut jamais se rencontrer au même degré parmi les citoyens d'une démocratie.

Mais il n'en est pas de même des différentes classes vis-à-vis les unes des autres.

Chez un peuple aristocratique chaque caste a ses opinions, ses sentiments, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi les hommes qui la composent ne ressemblent point à tous les autres; ils n'ont point la même manière de penser ni de sentir, et c'est à peine s'ils croient faire partie de la même humanité.

Ils ne sauraient donc bien comprendre ce que les autres éprouvent, ni juger ceux-ci par eux-mêmes.

On les voit quelquefois pourtant se prêter avec ardeur un mutuel secours; mais cela n'est pas contraire à ce qui précède.

Ces mêmes institutions aristocratiques, qui avaient rendu si différents les êtres d'une même espèce, les avaient cependant unis les uns aux autres par un lien politique fort étroit.

Quoique le serf ne s'intéressât pas naturellement au sort des nobles, il ne s'en croyait pas moins obligé de se dévouer pour celui d'entre eux qui était son chef; et, bien que le noble se crût d'une autre nature que les serfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son honneur le contraignaient à défendre, au péril de sa propre vie, ceux qui vivaient sur ses domaines.

Il est évident que ces obligations mutuelles ne naissaient pas du droit naturel, mais du droit politique, et que la société obtenait plus que l'humanité seule n'eût pu faire. Ce n'était point à l'homme qu'on se croyait tenu de prêter appui; c'était au vassal ou au seigneur. Les institutions féodales rendaient très-sensible aux maux de certains hommes, non point aux misères de l'espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt que de la douceur, et, bien qu'elles suggérassent de grands dévouements, elles ne faisaient pas naître de véritables sympathies; car il n'y a de sympathies réelles qu'entre gens semblables; et, dans les siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste.

Lorsque les chroniqueurs du moyen âge, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes, appartenaient à l'aristocratie, rapportent la fin tragique d'un noble, ce sont des douleurs infinies; tandis qu'ils racontent tout d'une haleine et sans sourciller le massacre et les tortures des gens du peuple.

Ce n'est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou un mépris systématique pour le peuple. La guerre entre les diverses classes de l'État n'était point encore déclarée. Ils obéissaient à un instinct plutôt qu'à une passion; comme ils ne se formaient pas une idée nette des souffrances du pauvre, ils s'intéressaient faiblement à son sort.

Il en était ainsi des hommes du peuple, dès que le lien féodal venait à se briser. Ces mêmes siècles qui ont vu tant de dévouements héroïques de la part des vassaux pour leurs seigneurs, ont été témoins de cruautés inouies, exercées de temps en temps par les basses classes sur les hautes.

Il ne faut pas croire que cette insensibilité mutuelle tînt seulement au défaut d'ordre et de lumières; car on en retrouve la trace dans les siècles suivants, qui, tout en devenant réglés et éclairés, sont encore restés aristocratiques.

En l'année 1675 les basses classes de la Bretagne s'émurent à propos d'une nouvelle taxe. Ces mouvements tumultueux furent réprimés avec une atrocité sans exemple. Voici comment madame de Sévigné, témoin de ces horreurs, en rend compte à sa fille:

Aux Rochers, 3 octobre 1675.

«Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d'Aix est plaisante. Au moins relisez vos lettres avant que de les envoyer. Laissez-vous surprendre à leur agrément et consolez-vous, par ce plaisir, de la peine que vous avez d'en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la Provence? il n'y aurait pas satisfaction à baiser toute la Bretagne, à moins qu'on n'aimât à sentir le vin. Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes? On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de recueillir les habitants sous peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua le violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[1].

«Madame de Tarente était hier dans ces bois par un temps enchanté. Il n'est question ni de chambre ni de collation. Elle entre par la barrière et s'en retourne de même...»

Dans une autre lettre elle ajoute:

«Vous me parlez bien plaisamment de nos misères; nous ne sommes plus si roués; un en huit jours, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement. J'ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me paraissent une société d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce.»

On aurait tort de croire que madame de Sévigné, qui traçait ces lignes, fût une créature égoïste et barbare: elle aimait avec passion ses enfants, et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis; et l'on aperçoit même, en la lisant, qu'elle traitait avec bonté et indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais madame de Sévigné ne concevait pas clairement ce que c'était que de souffrir quand on n'était pas gentilhomme.

De nos jours, l'homme le plus dur, écrivant à la personne la plus insensible, n'oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui défendraient.

D'où vient cela? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères? Je ne sais; mais, à coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d'objets.

Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d'eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres: il jette un coup d'œil rapide sur lui-même; cela lui suffit. Il n'y a donc pas de misères qu'il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l'étendue. En vain s'agira-t-il d'étrangers ou d'ennemis: l'imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu'on déchire le corps de son semblable.

Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l'espèce humaine. On ne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils peuvent soulager les douleurs d'autrui, ils prennent plaisir à le faire; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux.

Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l'égoïsme en théorie sociale et philosophique, ils ne s'en montrent pas moins fort accessibles à la pitié.

Il n'y a point de pays où la justice criminelle soit administrée avec plus de bénignité qu'aux États-Unis. Tandis que les Anglais semblent vouloir conserver précieusement dans leur législation pénale les traces sanglantes du moyen-âge, les Américains ont presque fait disparaître la peine de mort de leurs codes.

L'Amérique du nord est, je pense, la seule contrée sur la terre où, depuis cinquante ans, on n'ait point arraché la vie à un seul citoyen pour délits politiques.

Ce qui achève de prouver que cette singulière douceur des Américains vient principalement de leur état social, c'est la manière dont ils traitent leurs esclaves.

Peut-être n'existe-t-il pas, à tout prendre, de colonie européenne dans le Nouveau-Monde où la condition physique des noirs soit moins dure qu'aux États-Unis. Cependant les esclaves y éprouvent encore d'affreuses misères, et sont sans cesse exposés à des punitions très-cruelles.

Il est facile de découvrir que le sort de ces infortunés inspire peu de pitié à leurs maîtres, et qu'ils voient dans l'esclavage non seulement un fait dont ils profitent, mais encore un mal qui ne les touche guère. Ainsi, le même homme qui est plein d'humanité pour ses semblables quand ceux-ci sont en même temps ses égaux, devient insensible à leurs douleurs dès que l'égalité cesse. C'est donc à cette égalité qu'il faut attribuer sa douceur, plus encore qu'à la civilisation et aux lumières.

Ce que je viens de dire des individus s'applique jusqu'à un certain point aux peuples.

Lorsque chaque nation a ses opinions, ses croyances, ses lois, ses usages à part, elle se considère comme formant à elle seule l'humanité tout entière, et ne se sent touchée que de ses propres douleurs. Si la guerre vient à s'allumer entre deux peuples disposés de cette manière, elle ne saurait manquer de se faire avec barbarie.

Au temps de leurs plus grandes lumières, les Romains égorgeaient les généraux ennemis, après les avoir traînés en triomphe derrière un char, et livraient les prisonniers aux bêtes pour l'amusement du peuple. Cicéron, qui pousse de si grands gémissements à l'idée d'un citoyen mis en croix, ne trouve rien à redire à ces atroces abus de la victoire. Il est évident qu'à ses yeux un étranger n'est point de la même espèce humaine qu'un Romain.

À mesure, au contraire, que les peuples deviennent plus semblables les uns aux autres, ils se montrent réciproquement plus compatissants pour leurs misères, et le droit des gens s'adoucit.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE II.

Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains plus simples et plus aisés.

La démocratie n'attache point fortement les hommes les uns aux autres; mais elle rend leurs rapports habituels plus aisés.

Deux Anglais se rencontrent par hasard aux antipodes; ils sont entourés d'étrangers dont ils connaissent à peine la langue et les mœurs.

Ces deux hommes se considèrent d'abord fort curieusement et avec une sorte d'inquiétude secrète; puis ils se détournent, ou, s'ils s'abordent, ils ont soin de ne se parler que d'un air contraint et distrait, et de dire des choses peu importantes.

Cependant il n'existe entre eux aucune inimitié; ils ne se sont jamais vus, et se tiennent réciproquement pour fort honnêtes. Pourquoi mettent-ils donc tant de soin à s'éviter?

Il faut retourner en Angleterre pour le comprendre.

Lorsque c'est la naissance seule, indépendamment de la richesse, qui classe les hommes, chacun sait précisément le point qu'il occupe dans l'échelle sociale; il ne cherche pas à monter, et ne craint pas de descendre. Dans une société ainsi organisée, les hommes des différentes castes communiquent peu les uns avec les autres; mais, lorsque le hasard les met en contact, ils s'abordent volontiers, sans espérer ni redouter de se confondre. Leurs rapports ne sont pas basés sur l'égalité; mais ils ne sont pas contraints.

Quand à l'aristocratie de naissance succède l'aristocratie d'argent, il n'en est plus de même.

Les priviléges de quelques-uns sont encore très-grands, mais la possibilité de les acquérir est ouverte à tous; d'où il suit que ceux qui les possèdent sont préoccupés sans cesse par la crainte de les perdre ou de les voir partager: et ceux qui ne les ont pas encore veulent à tout prix les posséder, ou, s'ils ne peuvent y réussir, le paraître; ce qui n'est point impossible. Comme la valeur sociale des hommes n'est plus fixée d'une manière ostensible et permanente par le sang, et qu'elle varie à l'infini suivant la richesse, les rangs existent toujours, mais on ne voit plus clairement et du premier coup d'œil ceux qui les occupent.

Il s'établit aussitôt une guerre sourde entre tous les citoyens; les uns s'efforcent, par mille artifices, de pénétrer en réalité ou en apparence parmi ceux qui sont au-dessus d'eux; les autres combattent sans cesse pour repousser ces usurpateurs de leurs droits, ou plutôt le même homme fait les deux choses, et tandis qu'il cherche à s'introduire dans la sphère supérieure, il lutte sans relâche contre l'effort qui vient d'en bas.

Tel est de nos jours l'état de l'Angleterre, et je pense que c'est à cet état qu'il faut principalement rapporter ce qui précède.

L'orgueil aristocratique étant encore très-grand chez les Anglais, et les limites de l'aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint à chaque instant que sa familiarité ne soit surprise. Ne pouvant juger du premier coup d'œil quelle est la situation sociale de ceux qu'on rencontre, l'on évite prudemment d'entrer en contact avec eux. On redoute, en rendant de légers services, de former malgré soi une amitié mal assortie; on craint les bons offices, et l'on se soustrait à la reconnaissance indiscrète d'un inconnu aussi soigneusement qu'à sa haine.

Il y a beaucoup de gens qui expliquent par des causes purement physiques cette insociabilité singulière et cette humeur réservée et taciturne des Anglais. Je veux bien que le sang y soit en effet pour quelque chose; mais je crois que l'état social y est pour beaucoup plus. L'exemple des Américains vient le prouver.

En Amérique, où les priviléges de naissance n'ont jamais existé, et où la richesse ne donne aucun droit particulier à celui qui la possède, des inconnus se réunissent volontiers dans les mêmes lieux, et ne trouvent ni avantage ni péril à se communiquer librement leurs pensées. Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s'évitent; leur abord est donc naturel, franc et ouvert; on voit qu'ils n'espèrent et ne redoutent presque rien les uns des autres, et qu'ils ne s'efforcent pas plus de montrer que de cacher la place qu'ils occupent. Si leur contenance est souvent froide et sérieuse, elle n'est jamais hautaine ni contrainte; et quand ils ne s'adressent point la parole, c'est qu'ils ne sont pas en humeur de parler, et non qu'ils croient avoir intérêt à se taire.

En pays étranger, deux Américains sont sur-le-champ amis, par cela seul qu'ils sont Américains. Il n'y a point de préjugé qui les repousse, et la communauté de patrie les attire. À deux Anglais le même sang ne suffit point: il faut que le même rang les rapproche.

Les Américains remarquent aussi bien que nous cette humeur insociable des Anglais entre eux, et ils ne s'en étonnent pas moins que nous ne le faisons nous-mêmes. Cependant les Américains tiennent à l'Angleterre par l'origine, la religion, la langue et en partie les mœurs; ils n'en diffèrent que par l'état social. Il est donc permis de dire que la réserve des Anglais découle de la constitution du pays bien plus que de celle des citoyens.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE III.

Pourquoi les Américains ont si peu de susceptibilité dans leur pays, et se montrent si susceptibles dans le nôtre.

Les Américains ont un tempérament vindicatif comme tous les peuples sérieux et réfléchis. Ils n'oublient presque jamais une offense; mais il n'est point facile de les offenser, et leur ressentiment est aussi lent à s'allumer qu'à s'éteindre.

Dans les sociétés aristocratiques, où un petit nombre d'individus dirigent toutes choses, les rapports extérieurs des hommes, entre eux, sont soumis à des conventions à peu près fixes. Chacun croit alors savoir d'une manière précise, par quel signe il convient de témoigner son respect, ou de marquer sa bienveillance, et l'étiquette est une science dont on ne suppose pas l'ignorance.

Ces usages de la première classe servent ensuite de modèle à toutes les autres, et de plus, chacune de celles-ci se fait un code à part, auquel tous ses membres sont tenus de se conformer.

Les règles de la politesse forment ainsi une législation compliquée, qu'il est difficile de posséder complétement, et dont pourtant il n'est pas permis de s'écarter sans péril; de telle sorte, que chaque jour les hommes sont sans cesse exposés à faire ou à recevoir involontairement de cruelles blessures.

Mais à mesure que les rangs s'effacent, que des hommes divers par leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans les mêmes lieux, il est presque impossible de s'entendre sur les règles du savoir-vivre. La loi étant incertaine, y désobéir n'est point un crime aux yeux mêmes de ceux qui la connaissent; on s'attache donc au fond des actions plutôt qu'à la forme, et l'on est tout à la fois moins civil et moins querelleur.

Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tient point; il juge qu'on ne les lui doit pas, ou il suppose qu'on ignore les lui devoir. Il ne s'aperçoit donc pas qu'on lui manque, ou bien il le pardonne; ses manières en deviennent moins courtoises, et ses mœurs plus simples et plus mâles.

Cette indulgence réciproque que font voir les Américains, et cette virile confiance qu'ils se témoignent, résulte encore d'une cause plus générale et plus profonde. Je l'ai déjà indiquée dans le chapitre précédent.

Aux États-Unis, les rangs ne diffèrent que fort peu dans la société civile, et ne diffèrent point du tout dans le monde politique; un Américain ne se croit donc pas tenu à rendre des soins particuliers à aucun de ses semblables, et il ne songe pas non plus à en exiger pour lui-même. Comme il ne voit point que son intérêt soit de rechercher avec ardeur la compagnie de quelques uns de ses concitoyens, il se figure difficilement qu'on repousse la sienne; ne méprisant personne à raison de la condition, il n'imagine point que personne le méprise pour la même cause, et jusqu'à ce qu'il ait aperçu clairement l'injure, il ne croit pas qu'on veuille l'outrager.

L'état social dispose naturellement les Américains à ne point s'offenser aisément dans les petites choses. Et d'une autre part, la liberté démocratique dont ils jouissent, achève de faire passer cette mansuétude dans les mœurs nationales.

Les institutions politiques des États-Unis mettent sans cesse en contact les citoyens de toutes les classes, et les forcent de suivre en commun de grandes entreprises. Des gens ainsi occupés n'ont guère le temps de songer aux détails de l'étiquette, et ils ont d'ailleurs trop d'intérêt à vivre d'accord, pour s'y arrêter. Ils s'accoutument donc aisément à considérer dans ceux avec lesquels ils se rencontrent, les sentiments et les idées, plutôt que les manières, et ils ne se laissent point émouvoir pour des bagatelles.

J'ai remarqué bien des fois qu'aux États-Unis, ce n'est point une chose aisée que de faire entendre à un homme que sa présence importune. Pour en arriver là, les voies détournées ne suffisent point toujours.

Je contredis un Américain à tout propos, afin de lui faire sentir que ses discours me fatiguent; et à chaque instant je lui vois faire de nouveaux efforts pour me convaincre; je garde un silence obstiné, et il s'imagine que je réfléchis profondément aux vérités qu'il me présente; et quand je me dérobe enfin tout à coup à sa poursuite, il suppose qu'une affaire pressante m'appelle ailleurs. Cet homme ne comprendra pas qu'il m'excède, sans que je le lui dise, et je ne pourrai me sauver de lui qu'en devenant son ennemi mortel.

Ce qui surprend au premier abord, c'est que ce même homme transporté en Europe y devient tout à coup d'un commerce méticuleux et difficile, à ce point que souvent je rencontre autant de difficulté à ne point l'offenser que j'en trouvais à lui déplaire. Ces deux effets si différents sont produits par la même cause.

Les institutions démocratiques donnent en général aux hommes une vaste idée de leur patrie et d'eux-mêmes. L'Américain sort de son pays le cœur gonflé d'orgueil. Il arrive en Europe, et s'aperçoit d'abord qu'on ne s'y préoccupe point autant qu'il se l'imaginait des États-Unis et du grand peuple qui les habite. Ceci commence à l'émouvoir.

Il a entendu dire que les conditions ne sont point égales dans notre hémisphère. Il s'aperçoit en effet que parmi les nations de l'Europe la trace des rangs n'est pas entièrement effacée; que la richesse et la naissance y conservent des priviléges incertains qu'il lui est aussi difficile de méconnaître que de définir. Ce spectacle le surprend et l'inquiète, parce qu'il est entièrement nouveau pour lui; rien de ce qu'il a vu dans son pays ne l'aide à le comprendre. Il ignore donc profondément quelle place il convient d'occuper dans cette hiérarchie à moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez distinctes pour se haïr et se mépriser, et assez rapprochées pour qu'il soit toujours prêt à les confondre. Il craint de se poser trop haut, et surtout d'être rangé trop bas: ce double péril tient constamment son esprit à la gêne, et embarrasse sans cesse ses actions comme ses discours.

La tradition lui a appris qu'en Europe le cérémonial variait à l'infini suivant les conditions; ce souvenir d'un autre temps achève de le troubler, et il redoute d'autant plus de ne pas obtenir les égards qui lui sont dus, qu'il ne sait pas précisément en quoi ils consistent. Il marche donc toujours ainsi qu'un homme environné d'embûches; la société n'est pas pour lui un délassement, mais un sérieux travail. Il pèse vos moindres démarches, interroge vos regards, et analyse avec soin tous vos discours, de peur qu'ils ne renferment quelques allusions cachées qui le blessent. Je ne sais s'il s'est jamais rencontré de gentilhomme campagnard plus pointilleux que lui sur l'article du savoir-vivre; il s'efforce d'obéir lui-même aux moindres lois de l'étiquette, et il ne souffre pas qu'on en néglige aucune envers lui; il est tout à la fois plein de scrupule et d'exigence; il désirerait faire assez, mais il craint de faire trop, et, comme il ne connaît pas bien les limites de l'un et de l'autre, il se tient dans une réserve embarrassée et hautaine.

Ce n'est pas tout encore, et voici bien un autre détour du cœur humain.

Un Américain parle tous les jours de l'admirable égalité qui règne aux États-Unis; il s'en enorgueillit tout haut pour son pays; mais il s'en afflige secrètement pour lui-même, et il aspire à montrer que, quant à lui, il fait exception à l'ordre général qu'il préconise.

On ne rencontre guère d'Américain qui ne veuille tenir quelque peu par sa naissance aux premiers fondateurs des colonies, et, quant aux rejetons de grandes familles d'Angleterre, l'Amérique m'en a semblé toute couverte.

Lorsqu'un Américain opulent aborde en Europe, son premier soin est de s'entourer de toutes les richesses du luxe; et il a si grand'peur qu'on ne le prenne pour le simple citoyen d'une démocratie, qu'il se replie de cent façons afin de présenter chaque jour devant vous une nouvelle image de sa richesse. Il se loge d'ordinaire dans le quartier le plus apparent de la ville; il a de nombreux serviteurs qui l'entourent sans cesse.

J'ai entendu un Américain se plaindre que, dans les principaux salons de Paris, on ne rencontrât qu'une société mêlée. Le goût qui y règne ne lui paraissait pas assez pur, et il laissait entendre adroitement, qu'à son avis, on y manquait de distinction dans les manières. Il ne s'habituait pas à voir l'esprit se cacher ainsi sous des formes vulgaires.

De pareils contrastes ne doivent pas surprendre.

Si la trace des anciennes distinctions aristocratiques n'était pas si complétement effacée aux États-Unis, les Américains se montreraient moins simples et moins tolérants dans leur pays, moins exigeants et moins empruntés dans le nôtre.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE IV.

Conséquences des trois chapitres précédents.

Lorsque les hommes ressentent une pitié naturelle pour les maux les uns des autres, que des rapports aisés et fréquents les rapprochent chaque jour sans qu'aucune susceptibilité les divise, il est facile de comprendre qu'au besoin ils se prêteront mutuellement leur aide. Lorsqu'un Américain réclame le concours de ses semblables, il est fort rare que ceux-ci le lui refusent, et j'ai observé souvent qu'ils le lui accordaient spontanément avec un grand zèle.

Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, on accourt de toutes parts autour de celui qui en est victime; quelque grand malheur inopiné frappe-t-il une famille, les bourses de mille inconnus s'ouvrent sans peine; des dons modiques, mais fort nombreux, viennent au secours de sa misère.

Il arrive fréquemment, chez les nations les plus civilisées du globe, qu'un malheureux se trouve aussi isolé au milieu de la foule que le sauvage dans ses bois; cela ne se voit presque point aux États-Unis. Les Américains, qui sont toujours froids dans leurs manières, et souvent grossiers, ne se montrent presque jamais insensibles, et, s'ils ne se hâtent pas d'offrir des services, ils ne refusent point d'en rendre.

Tout ceci n'est point contraire à ce que j'ai dit ci-devant à propos de l'individualisme. Je vois même que ces choses s'accordent, loin de se combattre.

L'égalité des conditions, en même temps qu'elle fait sentir aux hommes leur indépendance, leur montre leur faiblesse; ils sont libres, mais exposés à mille accidents, et l'expérience ne tarde pas à leur apprendre que, bien qu'ils n'aient pas un habituel besoin du secours d'autrui, il arrive presque toujours quelque moment où ils ne sauraient s'en passer.

Nous voyons tous les jours en Europe que les hommes d'une même profession s'entr'aident volontiers; ils sont tous exposés aux mêmes maux; cela suffit pour qu'ils cherchent mutuellement à s'en garantir, quelque durs ou égoïstes qu'ils soient d'ailleurs. Lors donc que l'un d'eux est en péril, et que, par un petit sacrifice passager ou un élan soudain, les autres peuvent l'y soustraire, ils ne manquent pas de le tenter. Ce n'est point qu'ils s'intéressent profondément à son sort; car, si, par hasard, les efforts qu'ils font pour le secourir sont inutiles, ils l'oublient aussitôt, et retournent à eux-mêmes; mais il s'est fait entre eux une sorte d'accord tacite et presque involontaire, d'après lequel chacun doit aux autres un appui momentané qu'à son tour il pourra réclamer lui-même.

Étendez à un peuple ce que je dis d'une classe seulement, et vous comprendrez ma pensée.

Il existe en effet parmi tous les citoyens d'une démocratie, une convention analogue à celle dont je parle; tous se sentent sujets à la même faiblesse et aux mêmes dangers, et leur intérêt, aussi bien que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une mutuelle assistance.

Plus les conditions deviennent semblables et plus les hommes laissent voir cette disposition réciproque à s'obliger.

Dans les démocraties où l'on n'accorde guère de grands bienfaits on rend sans cesse de bons offices. Il est rare qu'un homme s'y montre dévoué, mais tous sont serviables.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE V.

Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître.

Un Américain qui avait longtemps voyagé en Europe, me disait un jour:

«Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et des manières absolues qui nous surprennent; mais, d'une autre part, les Français usent quelquefois avec les leurs d'une familiarité, ou se montrent à leur égard d'une politesse, que nous ne saurions concevoir. On dirait qu'ils craignent de commander. L'attitude du supérieur et de l'inférieur est mal gardée.»

Cette remarque est juste, et je l'ai faite moi-même bien des fois.

J'ai toujours considéré l'Angleterre comme le pays du monde où, de notre temps, le lien de la domesticité est le plus serré, et la France la contrée de la terre où il est le plus lâche. Nulle part le maître ne m'a paru plus haut ni plus bas que dans ces deux pays.

C'est entre ces extrémités que les Américains se placent.

Voilà le fait superficiel et apparent. Il faut remonter fort avant, pour en découvrir les causes.

On n'a point encore vu de sociétés où les conditions fussent si égales, qu'il ne s'y rencontrât point de riches ni de pauvres; et par conséquent de maîtres et de serviteurs.

La démocratie n'empêche point que ces deux classes d'hommes n'existent; mais elle change leur esprit et modifie leurs rapports.

Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe particulière, qui ne varie pas plus que celle des maîtres. Un ordre fixe ne tarde pas à y naître; dans la première comme dans la seconde, on voit bientôt paraître une hiérarchie, des classifications nombreuses, des rangs marqués, et les générations s'y succèdent sans que les positions changent. Ce sont deux sociétés superposées l'une à l'autre, toujours distinctes, mais régies par des principes analogues.

Cette constitution aristocratique n'influe guère moins sur les idées et les mœurs des serviteurs que sur celles des maîtres, et, bien que les effets soient différents, il est facile de reconnaître la même cause.

Les uns et les autres forment de petites nations au milieu de la grande; et il finit par naître, au milieu d'eux, de certaines notions permanentes en matière de juste et d'injuste. On y envisage les différents actes de la vie humaine sous un jour particulier qui ne change pas. Dans la société des serviteurs comme dans celle des maîtres, les hommes exercent une grande influence les uns sur les autres. Ils reconnaissent des règles fixes, et à défaut de loi ils rencontrent une opinion publique qui les dirige; il y règne des habitudes réglées, une police.

Ces hommes dont la destinée est d'obéir, n'entendent point sans doute la gloire, la vertu, l'honnêteté, l'honneur, de la même manière que les maîtres. Mais ils se sont fait une gloire, des vertus et une honnêteté de serviteurs, et ils conçoivent, si je puis m'exprimer ainsi, une sorte d'honneur servile[2].

Parce qu'une classe est basse, il ne faut pas croire que tous ceux qui en font partie aient le cœur bas. Ce serait une grande erreur. Quelque inférieure qu'elle soit, celui qui y est le premier, et qui n'a point l'idée d'en sortir, se trouve dans une position aristocratique qui lui suggère des sentiments élevés, un fier orgueil et un respect pour lui-même, qui le rendent propre aux grandes vertus, et aux actions peu communes.

Chez les peuples aristocratiques, il n'était point rare de trouver dans le service des grands, des âmes nobles et vigoureuses qui portaient la servitude sans la sentir, et qui se soumettaient aux volontés de leur maître sans avoir peur de sa colère.

Mais il n'en était presque jamais ainsi dans les rangs inférieurs de la classe domestique. On conçoit que celui qui occupe le dernier bout d'une hiérarchie de valets est bien bas.

Les Français avaient créé un mot tout exprès pour ce dernier des serviteurs de l'aristocratie. Ils l'appelaient le laquais.

Le mot de laquais servait de terme extrême, quand tous les autres manquaient, pour représenter la bassesse humaine; sous l'ancienne monarchie, lorsqu'on voulait peindre en un moment un être vil et dégradé, on disait de lui qu'il avait l'âme d'un laquais. Cela seul suffisait. Le sens était complet et compris.

L'inégalité permanente des conditions ne donne pas seulement aux serviteurs de certaines vertus et de certains vices particuliers; elle les place vis-à-vis des maîtres dans une position particulière.

Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès l'enfance, avec l'idée d'être commandé. De quelque côté qu'il tourne ses regards, il voit aussitôt l'image de la hiérarchie et l'aspect de l'obéissance.

Dans les pays où règne l'inégalité permanente des conditions, le maître obtient donc aisément de ses serviteurs une obéissance prompte, complète, respectueuse et facile, parce que ceux-ci révèrent en lui, non seulement le maître, mais la classe des maîtres. Il pèse sur leur volonté, avec tout le poids de l'aristocratie.

Il commande leurs actes; il dirige encore jusqu'à un certain point leurs pensées. Le maître, dans les aristocraties, exerce souvent, à son insu même, un prodigieux empire sur les opinions, les habitudes, les mœurs de ceux qui lui obéissent, et son influence s'étend beaucoup plus loin encore que son autorité.

Dans les sociétés aristocratiques, non seulement il y a des familles héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de maîtres; mais les mêmes familles de valets se fixent, pendant plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres; (ce sont comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se séparent); ce qui modifie prodigieusement les rapports mutuels de ces deux ordres de personnes.

Ainsi, bien que, sous l'aristocratie, le maître et le serviteur n'aient entre eux aucune ressemblance naturelle; que la fortune, l'éducation, les opinions, les droits les placent, au contraire, à une immense distance sur l'échelle des êtres, le temps finit cependant par les lier ensemble. Une longue communauté de souvenirs les attache, et, quelque différents qu'ils soient, ils s'assimilent; tandis que, dans les démocraties, où naturellement ils sont presque semblables, ils restent toujours étrangers l'un à l'autre.

Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc à envisager ses serviteurs comme une partie inférieure et secondaire de lui-même, et il s'intéresse souvent à leur sort, par un dernier effort de l'égoïsme.

De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer sous le même point de vue, et ils s'identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte qu'ils en deviennent enfin l'accessoire, à leurs propres yeux comme aux siens.

Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peut sortir; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu'il ne peut perdre. D'un côté, l'obscurité, la pauvreté, l'obéissance, à perpétuité; de l'autre, la gloire, la richesse, le commandement, à perpétuité. Ces conditions sont toujours diverses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi durable qu'elles-mêmes.

Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de lui-même; il s'en détache; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt il se transporte tout entier dans son maître; c'est là qu'il se crée une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses de ceux qui lui commandent; il se glorifie de leur gloire, se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d'une grandeur empruntée, à laquelle il met souvent plus de prix que ceux qui en ont la possession pleine et véritable.

Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si étrange confusion de deux existences.

Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets, y prennent les dimensions naturelles du lieu qu'elles occupent; elles se rétrécissent et s'abaissent. Ce qui était orgueil chez le premier devient vanité puérile et prétention misérable chez les autres. Les serviteurs d'un grand se montrent d'ordinaire fort pointilleux sur les égards qu'on lui doit, et ils tiennent plus à ses moindres priviléges que lui-même.

On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs de l'aristocratie; il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec elle.

Aux États-Unis je n'ai vu personne qui lui ressemblât. Non seulement les Américains ne connaissent point l'homme dont il s'agit; mais on a grand'peine à leur en faire comprendre l'existence. Ils ne trouvent guère moins de difficulté à le concevoir que nous n'en avons nous-mêmes à imaginer ce qu'était un esclave chez les Romains, ou un serf au moyen âge. Tous ces hommes sont en effet, quoique à des degrés différents, les produits d'une même cause. Ils reculent ensemble loin de nos regards et fuient chaque jour dans l'obscurité du passé avec l'état social qui les a fait naître.

L'égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres nouveaux, et établit entre eux de nouveaux rapports.

Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place; il y a encore une classe de valets et une classe de maîtres; mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni surtout les mêmes familles qui les composent; et il n'y a pas plus de perpétuité dans le commandement que dans l'obéissance.

Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n'ont point d'usages, de préjugés ni de mœurs qui leur soient propres; on ne remarque pas parmi eux un certain tour d'esprit, ni une façon particulière de sentir. Ils ne connaissent ni vices ni vertus d'état, mais ils partagent les lumières, les idées, les sentiments, les vertus et les vices de leurs contemporains; et ils sont honnêtes ou fripons de la même manière que les maîtres.

Les conditions ne sont pas moins égales parmi les serviteurs que parmi les maîtres.

Comme on ne trouve point, dans la classe des serviteurs, de rangs marqués ni de hiérarchie permanente, il ne faut pas s'attendre à y rencontrer la bassesse et la grandeur qui se font voir dans les aristocraties de valets aussi bien que dans toutes les autres.

Je n'ai jamais vu aux États-Unis, rien qui pût me rappeler l'idée du serviteur d'élite, dont en Europe nous avons conservé le souvenir; mais je n'y ai point trouvé non plus l'idée du laquais. La trace de l'un comme de l'autre y est perdue.

Dans les démocraties les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux, on peut dire qu'ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres.

Ceci a besoin d'être expliqué pour le bien comprendre.

À chaque instant le serviteur peut devenir maître, et aspire à le devenir; le serviteur n'est donc pas un autre homme que le maître.

Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander, et qu'est-ce qui force le second à obéir? l'accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement ils ne sont point inférieurs l'un à l'autre, ils ne le deviennent momentanément que par l'effet du contrat. Dans les limites de ce contrat, l'un est le serviteur et l'autre le maître; en dehors ce sont deux citoyens, deux hommes.

Ce que je prie le lecteur de bien considérer, c'est que ceci n'est point seulement la notion que les serviteurs se forment à eux-mêmes de leur état. Les maîtres considèrent la domesticité sous le même jour, et les bornes précises du commandement et de l'obéissance sont aussi bien fixées dans l'esprit de l'un que dans celui de l'autre.

Lorsque la plupart des citoyens ont depuis longtemps atteint une condition à peu près semblable, et que l'égalité est un fait ancien et admis, le sens public, que les exceptions n'influencent jamais, assigne, d'une manière générale, à la valeur de l'homme, de certaines limites au-dessus ou au-dessous desquelles il est difficile qu'aucun homme reste longtemps placé.

En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l'obéissance mettent accidentellement de grandes distances entre deux hommes, l'opinion publique, qui se fonde sur l'ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau, et crée entre eux une sorte d'égalité imaginaire, en dépit de l'inégalité réelle de leurs conditions.

Cette opinion toute puissante finit par pénétrer dans l'âme même de ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle; elle modifie leur jugement en même temps qu'elle subjugue leur volonté.

Au fond de leur âme le maître et le serviteur n'aperçoivent plus entre eux de dissemblance profonde, et ils n'espèrent ni ne redoutent d'en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant.

Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance. Ils ne se disputent point entre eux sur la position réciproque qu'ils occupent; mais chacun voit aisément la sienne et s'y tient.

Dans nos armées le soldat est pris à peu près dans les mêmes classes que les officiers et peut parvenir aux mêmes emplois; hors des rangs il se considère comme parfaitement égal à ses chefs, et il l'est en effet: mais sous le drapeau il ne fait nulle difficulté d'obéir, et son obéissance, pour être volontaire et définie, n'est pas moins prompte, nette et facile.

Ceci donne une idée de ce qui se passe dans les sociétés démocratiques entre le serviteur et le maître.

Il serait insensé de croire qu'il pût jamais naître entre ces deux hommes aucune de ces affections ardentes et profondes qui s'allument quelquefois au sein de la domesticité aristocratique, ni qu'on dût y voir apparaître des exemples éclatants de dévouement.

Dans les aristocraties, le serviteur et le maître ne s'aperçoivent que de loin en loin, et souvent ils ne se parlent que par intermédiaire. Cependant ils tiennent d'ordinaire fermement l'un à l'autre.

Chez les peuples démocratiques, le serviteur et le maître sont fort proches; leurs corps se touchent sans cesse; leurs âmes ne se mêlent point; ils ont des occupations communes; ils n'ont presque jamais d'intérêts communs.

Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme un passant dans la demeure de ses maîtres. Il n'a pas connu leurs aïeux; il ne verra pas leurs descendants; il n'a rien à en attendre de durable. Pourquoi confondrait-il son existence avec la leur, et d'où lui viendrait ce singulier abandon de lui-même? La position réciproque est changée: les rapports doivent l'être.

Je voudrais pouvoir m'appuyer dans tout ce qui précède de l'exemple des Américains; mais je ne saurais le faire sans distinguer avec soin les personnes et les lieux.

Au sud de l'Union l'esclavage existe. Tout ce que je viens de dire ne peut donc s'y appliquer.

Au nord la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des fils d'affranchis. Ces hommes occupent dans l'estime publique une position contestée: la loi les rapproche du niveau de leur maître; les mœurs les en repoussent obstinément. Eux-mêmes ne discernent pas clairement leur place, et ils se montrent presque toujours insolents ou rampants.

Mais, dans ces mêmes provinces du nord, particulièrement dans la Nouvelle-Angleterre, on rencontre un assez grand nombre de blancs qui consentent, moyennant salaire, à se soumettre passagèrement aux volontés de leurs semblables. J'ai entendu dire que ces serviteurs remplissent d'ordinaire les devoirs de leur état avec exactitude et intelligence, et que, sans se croire naturellement inférieurs à celui qui les commande, ils se soumettent sans peine à lui obéir.

Il m'a semblé voir que ceux-là transportaient dans la servitude quelques unes des habitudes viriles que l'indépendance et l'égalité font naître. Ayant une fois choisi une condition dure, ils ne cherchent pas indirectement à s'y soustraire, et ils se respectent assez eux-mêmes pour ne pas refuser à leurs maîtres une obéissance qu'ils ont librement promise.

De leur côté, les maîtres n'exigent de leurs serviteurs que la fidèle et rigoureuse exécution du contrat; ils ne leur demandent pas des respects; ils ne réclament pas leur amour ni leur dévouement; il leur suffit de les trouver ponctuels et honnêtes.

Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, les rapports du serviteur et du maître sont désordonnés; ils sont ordonnés d'une autre manière; la règle est différente, mais il y a une règle.

Je n'ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens de décrire est inférieur à celui qui l'a précédé, ou si seulement il est autre. Il me suffit qu'il soit réglé et fixe; car ce qu'il importe le plus de rencontrer parmi les hommes, ce n'est pas un certain ordre, c'est l'ordre.

Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durant lesquelles l'égalité se fonde au milieu du tumulte d'une révolution, alors que la démocratie, après s'être établie dans l'état social, lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs?

Déjà la loi et en partie l'opinion proclament qu'il n'existe pas d'infériorité naturelle et permanente entre le serviteur et le maître. Mais cette foi nouvelle n'a pas encore pénétré jusqu'au fond de l'esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret de son âme, le maître estime encore qu'il est d'une espèce particulière et supérieure; mais il n'ose le dire, et il se laisse attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient tout à la fois timide et dur; déjà il n'éprouve plus pour ses serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu'un long pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s'étonne qu'étant lui-même changé, son serviteur change; il veut que, ne faisant pour ainsi dire que passer à travers la domesticité, celui-ci y contracte des habitudes régulières et permanentes; qu'il se montre satisfait et fier d'une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir; qu'il se dévoue pour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et qu'il s'attache enfin, par un lien éternel, à des êtres qui lui ressemblent et qui ne durent pas plus que lui.

Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l'état de domesticité n'abaisse point l'âme de ceux qui s'y soumettent, parce qu'ils n'en connaissent et qu'ils n'en imaginent pas d'autres, et que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et le maître leur semble l'effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de la Providence.

Sous la démocratie, l'état de domesticité n'a rien qui dégrade, parce qu'il est librement choisi, passagèrement adopté, que l'opinion publique ne le flétrit point, et qu'il ne crée aucune inégalité permanente entre le serviteur et le maître.

Mais, durant le passage d'une condition sociale à l'autre, il survient presque toujours un moment où l'esprit des hommes vacille entre la notion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique de l'obéissance.

L'obéissance perd alors sa moralité aux yeux de celui qui obéit; il ne la considère plus comme une obligation en quelque sorte divine, et il ne la voit point encore sous son aspect purement humain; elle n'est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s'y soumet comme à un fait dégradant et utile.

Dans ce moment l'image confuse et incomplète de l'égalité se présente à l'esprit des serviteurs; ils ne discernent point d'abord si c'est dans l'état même de domesticité ou en dehors que cette égalité à laquelle ils ont droit se retrouve, et ils se révoltent au fond de leur cœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis eux-mêmes et dont ils profitent. Ils consentent à servir, et ils ont honte d'obéir; ils aiment les avantages de la servitude, mais point le maître, ou, pour mieux dire, ils ne sont pas sûrs que ce ne soit pas à eux à être les maîtres, et ils sont disposés à considérer celui qui les commande comme l'injuste usurpateur de leur droit.

C'est alors qu'on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque chose d'analogue au triste spectacle que la société politique présente. Là se poursuit sans cesse une guerre sourde et intestine entre des pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux: le maître se montre malveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile; l'un veut se dérober sans cesse, par des restrictions déshonnêtes, à l'obligation de protéger et de rétribuer, l'autre à celle d'obéir. Entre eux flottent les rênes de l'administration domestique, que chacun s'efforce de saisir. Les lignes qui divisent l'autorité de la tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait, paraissent à leurs yeux enchevêtrées et confondues, et nul ne sait précisément ce qu'il est, ni ce qu'il peut, ni ce qu'il doit.

Un pareil état n'est pas démocratique, mais révolutionnaire.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VI.

Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever le prix et à raccourcir la durée des baux.

Ce que j'ai dit des serviteurs et des maîtres s'applique, jusqu'à un certain point, aux propriétaires et aux fermiers. Le sujet mérite cependant d'être considéré à part.

En Amérique, il n'y a pour ainsi dire pas de fermiers; tout homme est possesseur du champ qu'il cultive.

Il faut reconnaître que les lois démocratiques tendent puissamment à accroître le nombre des propriétaires, et à diminuer celui des fermiers. Toutefois, ce qui se passe aux États-Unis doit être attribué, bien moins aux institutions du pays, qu'au pays lui-même. En Amérique, la terre coûte peu, et chacun devient aisément propriétaire. Elle donne peu, et ses produits ne sauraient qu'avec peine se diviser entre un propriétaire et un fermier.

L'Amérique est donc unique en ceci comme en beaucoup d'autres choses; et ce serait errer que de la prendre pour exemple.

Je pense que dans les pays démocratiques aussi bien que dans les aristocraties, il se rencontrera des propriétaires et des fermiers; mais les propriétaires et les fermiers n'y seront pas liés de la même manière.

Dans les aristocraties, les fermages ne s'acquittent pas seulement en argent, mais en respect, en affection et en services. Dans les pays démocratiques, ils ne se paient qu'en argent. Quand les patrimoines se divisent et changent de mains, et que la relation permanente qui existait entre les familles et la terre disparaît, ce n'est plus qu'un hasard qui met en contact le propriétaire et le fermier. Ils se joignent un moment pour débattre les conditions du contrat, et se perdent ensuite de vue. Ce sont deux étrangers que l'intérêt rapproche et qui discutent rigoureusement entre eux une affaire, dont le seul sujet est l'argent.

À mesure que les biens se partagent, et que la richesse se disperse çà et là sur toute la surface du pays, l'État se remplit de gens dont l'opulence ancienne est en déclin, et de nouveaux enrichis dont les besoins s'accroissent plus vite que les ressources. Pour tous ceux-là, le moindre profit est de conséquence, et nul d'entre eux ne se sent disposé à laisser échapper aucun de ses avantages, ni à perdre une portion quelconque de son revenu.

Les rangs se confondant, et les très-grandes ainsi que les très-petites fortunes devenant plus rares, il se trouve chaque jour moins de distance entre la condition sociale du propriétaire et celle du fermier; l'un n'a point naturellement de supériorité incontestée sur l'autre. Or, entre deux hommes égaux et malaisés, quelle peut être la matière du contrat de louage? sinon de l'argent!

Un homme qui a pour propriété tout un canton et possède cent métairies, comprend qu'il s'agit de gagner à la fois le cœur de plusieurs milliers d'hommes; ceci lui paraît mériter qu'on s'y applique. Pour atteindre un si grand objet, il fait aisément des sacrifices.

Celui qui possède cent arpents ne s'embarrasse point de pareils soins; et il ne lui importe guère de capter la bienveillance particulière de son fermier.

Une aristocratie ne meurt point comme un homme en un jour. Son principe se détruit lentement au fond des âmes, avant d'être attaqué dans les lois. Longtemps donc avant que la guerre n'éclate contre elle, on voit se desserrer peu à peu le lien qui jusqu'alors avait uni les hautes classes aux basses. L'indifférence et le mépris se trahissent d'un côté; de l'autre, la jalousie et la haine; les rapports entre le pauvre et le riche, deviennent plus rares et moins doux; le prix des baux s'élève. Ce n'est point encore le résultat de la révolution démocratique, mais c'en est la certaine annonce. Car une aristocratie qui a laissé échapper définitivement de ses mains le cœur du peuple, est comme un arbre mort dans ses racines, et que les vents renversent d'autant plus aisément qu'il est plus haut.

Depuis cinquante ans, le prix des fermages s'est prodigieusement accru, non seulement en France, mais dans la plus grande partie de l'Europe. Les progrès singuliers qu'ont faits l'agriculture et l'industrie, durant la même période, ne suffisent point, à mon sens, pour expliquer ce phénomène. Il faut recourir à quelque autre cause plus puissante et plus cachée. Je pense que cette cause doit être cherchée dans les institutions démocratiques que plusieurs peuples européens ont adoptées, et dans les passions démocratiques qui agitent plus ou moins tous les autres.

J'ai souvent entendu de grands propriétaires anglais se féliciter de ce que, de nos jours, ils tirent beaucoup plus d'argent de leurs domaines, que ne le faisaient leurs pères.

Ils ont peut-être raison de se réjouir; mais, à coup sûr, ils ne savent point de quoi ils se réjouissent. Ils croient faire un profit net, et ils ne font qu'un échange. C'est leur influence qu'ils cèdent à deniers comptants; et ce qu'ils gagnent en argent, ils vont bientôt le perdre en pouvoir.

Il y a encore un autre signe auquel on peut aisément reconnaître qu'une grande révolution démocratique s'accomplit ou se prépare.

Au moyen-âge, presque toutes les terres étaient louées à perpétuité, ou du moins à très-longs termes. Quand on étudie l'économie domestique de ce temps, on voit que les baux de quatre-vingt-dix-neuf ans y étaient plus fréquents que ceux de douze ne le sont de nos jours.

On croyait alors à l'immortalité des familles; les conditions semblaient fixées à toujours, et la société entière paraissait si immobile, qu'on n'imaginait point que rien dût jamais remuer dans son sein.

Dans les siècles d'égalité, l'esprit humain prend un autre tour. Il se figure aisément que rien ne demeure. L'idée de l'instabilité le possède.

En cette disposition, le propriétaire et le fermier lui-même, ressentent une sorte d'horreur instinctive pour les obligations à long terme; ils ont peur de se trouver bornés un jour par la convention dont aujourd'hui ils profitent. Ils s'attendent vaguement à quelque changement soudain et imprévu dans leur condition. Ils se redoutent eux-mêmes; ils craignent que leur goût venant à changer, ils ne s'affligent de ne pouvoir quitter ce qui faisait l'objet de leurs convoitises, et ils ont raison de le craindre; car, dans les siècles démocratiques, ce qu'il y a de plus mouvant, au milieu du mouvement de toutes choses, c'est le cœur de l'homme.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VII.

Influence de la démocratie sur les salaires.

La plupart des remarques que j'ai faites ci-devant, en parlant des serviteurs et des maîtres, peuvent s'appliquer aux maîtres et aux ouvriers.

À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moins observées, tandis que les grands s'abaissent, que les petits s'élèvent et que la pauvreté aussi bien que la richesse cesse d'être héréditaire, on voit décroître chaque jour la distance de fait et d'opinion qui séparait l'ouvrier du maître.

L'ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir, de lui-même; une nouvelle ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins l'assiégent. À tout moment il jette des regards pleins de convoitise sur les profits de celui qui l'emploie; afin d'arriver à les partager, il s'efforce de mettre son travail à plus haut prix, et il finit d'ordinaire par y réussir.

Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart des industries sont conduites à peu de frais par des hommes que la richesse et les lumières ne placent point au-dessus du commun niveau de ceux qu'ils emploient. Ces entrepreneurs d'industrie sont très-nombreux; leurs intérêts diffèrent; ils ne sauraient donc aisément s'entendre entre eux et combiner leurs efforts.

D'un autre côté, les ouvriers ont presque tous quelques ressources assurées qui leur permettent de refuser leurs services lorsqu'on ne veut point leur accorder ce qu'ils considèrent comme la juste rétribution du travail.

Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les salaires, les forces sont donc partagées, les succès alternatifs.

Il est même à croire qu'à la longue l'intérêt des ouvriers doit prévaloir; car les salaires élevés qu'ils ont déjà obtenus les rendent chaque jour moins dépendants de leurs maîtres, et, à mesure qu'ils sont plus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir l'élévation des salaires.

Je prendrai pour exemple l'industrie qui de notre temps est encore la plus suivie parmi nous, ainsi que chez presque toutes les nations du monde: la culture des terres.

En France, la plupart de ceux qui louent leurs services pour cultiver le sol en possèdent eux-mêmes quelques parcelles qui, à la rigueur, leur permettent de subsister sans travailler pour autrui. Lorsque ceux-là viennent offrir leurs bras au grand propriétaire ou au fermier voisin, et qu'on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se retirent sur leur petit domaine, et attendent qu'une autre occasion se présente.

Je pense qu'en prenant les choses dans leur ensemble, on peut dire que l'élévation lente et progressive des salaires est une des lois générales qui régissent les sociétés démocratiques. À mesure que les conditions deviennent plus égales, les salaires s'élèvent, et à mesure que les salaires sont plus haut, les conditions deviennent plus égales.