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« vers anciens2 »), il n'est peut-être pas interdit qui continue à m'importer davantage — résidant de vouloir obtenir un peu plus d'adéquation dans dans la lettre d'amour criblée de fautes et dans les les termes et de fluidité par ailleurs.
« livres érotiques sans orthographe3 ».
Il peut tout spécialement en aller ainsi de Nadja, en raison d'un des deux principaux impé-Noël 1962.
ratifs « anti-littéraires » auxquels cet ouvrage obéit : de même que l'abondante illustration photographique a pour objet d'éliminer toute description — celle-ci frappée d'inanité dans le Manifeste du surréalisme —, le ton adopté pour le récit se calque sur celui de l'observation médicale, entre toutes neuropsychiatrique, qui tend à garder trace de tout ce qu'examen et interroga-toire peuvent livrer, sans s'embarrasser en le rap-portant du moindre apprêt quant au style. On observera, chemin faisant, que cette résolution, qui veille à n'altérer en rien le document « pris sur le vif», non moins qu'à la personne de Nadja s'applique ici à de tierces personnes comme à moi-même. Le dénuement volontaire d'un tel écrit a sans doute contribué au renouvellement de son audience en reculant son point de fuite au-delà des limites ordinaires.
Subjectivité et objectivité se livrent, au cours d'une vie humaine, une série d'assauts, desquels le plus souvent assez vite la première sort très mal en point. Au bout de trente-cinq ans (c'est sérieux, la patine), les légers soins dont je me résous à entourer la seconde ne témoignent que de quelque égard au mieux-dire, dont elle est seule à faire cas, le plus grand bien de l'autre —
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Qui suis-je ? Si par exception je m'en rappor-tais à un adage4 : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois avouer que ce dernier mot m'égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d'un fantôme5, évidemment il fait allusion à ce qu'il a fallu que je cessasse d'être6, pour être qui je suis. Pris d'une manière à peine abusive dans cette acception, il me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations objectives de mon existence, manifestations plus ou moins délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de cette vie, d'une activité dont le champ véritable m'est tout à fait inconnu. La représentation que j'ai du « fantôme » avec ce qu'il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences 11
d'heure et de lieu7, vaut avant tout, pour moi, férenciation que je me révélerai ce qu'entre tous comme image finie d'un tourment qui peut être les autres je suis venu faire en ce monde et de éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une quel message unique je suis porteur pour ne image de ce genre, et que je sois condamné à pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?
revenir sur mes pas tout en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une C'est à partir de telles réflexions que je trouve faible partie de ce que j'ai oublié. Cette vue sur souhaitable que la critique, renonçant, il est moi-même ne me paraît fausse qu'autant vrai, à ses plus chères prérogatives, mais se pro-qu'elle me présuppose à moi-même, qu'elle posant, à tout prendre, un but moins vain que situe arbitrairement sur un plan d'antériorité celui de la mise au point toute mécanique des une figure achevée de ma pensée8 qui n'a idées, se borne à de savantes incursions dans le aucune raison de composer avec le temps, domaine qu'elle se croit le plus interdit et qui qu'elle implique dans ce même temps une idée est, en dehors de l'œuvre, celui où la personne de perte irréparable, de pénitence ou de chute9
de l'auteur, en proie aux menus faits de la vie dont le manque de fondement moral ne saurait, courante, s'exprime en toute indépendance, à mon sens, souffrir aucune discussion.
d'une manière souvent si distinctive. Le souve-L'important est que les aptitudes particulières nir de cette anecdote : Hugo, vers la fin de sa que je me découvre lentement ici-bas ne me dis-vie, refaisant avec Juliette Drouet10 pour la mil-traient en rien de la recherche d'une aptitude lième fois la même promenade et n'interrom-générale, qui me serait propre et ne m'est pas pant sa méditation silencieuse qu'au passage de donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je leur voiture devant une propriété à laquelle me connais, d'affinités que je me sens, d'atti-donnaient accès deux portes, une grande, une rances que je subis, d'événements qui petite, pour désigner à Juliette la grande : m'arrivent et n'arrivent qu'à moi, par-delà
« Porte cavalière, madame » et l'entendre, elle, quantité de mouvements que je me vois faire, montrant la petite, répondre : « Porte piétonne, d'émotions que je suis seul à éprouver, je monsieur » ; puis, un peu plus loin, devant deux m'efforce, par rapport aux autres hommes, de arbres entrelaçant leurs branches, reprendre : savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma
« Philémon et Baucis11 », sachant qu'à cela différenciation. N'est-ce pas dans la mesure Juliette ne répondrait pas, et l'assurance qu'on exacte où je prendrai conscience de cette dif-nous donne que cette poignante cérémonie s'est 12
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répétée quotidiennement pendant des années, colonne tomba. De nos jours, un homme comment la meilleure étude possible de l'œuvre comme Chirico12, s'il consentait à livrer inté-de Hugo nous donnerait-elle à ce point l'intel-gralement et, bien entendu, sans art, en entrant ligence et l'étonnante sensation de ce qu'il était, dans les plus infimes, aussi dans les plus de ce qu'il est ? Ces deux portes sont comme le inquiétants détails, le plus clair de ce qui le fit miroir de sa force et celui de sa faiblesse, on ne agir jadis, quel pas ne ferait-il pas faire à l'exé-sait lequel est celui de sa petitesse, lequel celui gèse 13 ! Sans lui, que dis-je, malgré lui, au seul de sa grandeur. Et que nous ferait tout le génie moyen de ses toiles d'alors et d'un cahier du monde s'il n'admettait près de lui cette ado-manuscrit que j'ai entre les mains, il ne saurait rable correction qui est celle de l'amour, et tient être question de reconstituer qu'imparfaite-toute dans la réplique de Juliette ? Le plus sub-ment l'univers qui fut le sien, jusqu'en 1917.
til, le plus enthousiaste commentateur de C'est un grand regret que de ne pouvoir l'œuvre de Hugo ne me fera jamais rien parta-combler cette lacune, que de ne pouvoir pleine-ger qui vaille ce sens suprême de la proportion.
ment saisir tout ce qui, dans un tel univers, va Comme je me louerais de posséder sur chacun contre l'ordre prévu, dresse une nouvelle des hommes que j'admire un document privé échelle des choses. Chirico a reconnu alors qu'il de la valeur de celui-là. À défaut, je me conten-ne pouvait peindre que surpris (surpris le pre-terais encore de documents d'une valeur mier) par certaines dispositions d'objets et que moindre et peu capables de se suffire à eux-toute l'énigme de la révélation tenait pour lui mêmes du point de vue affectif. Je ne porte pas dans ce mot : surpris. Certes l'œuvre qui en de culte à Flaubert et cependant, si l'on résultait restait « liée d'un lien étroit avec ce qui m'assure que de son propre aveu il n'a voulu avait provoqué sa naissance », mais ne lui res-avec Salammbô que « donner l'impression de la semblait qu'« à la façon étrange dont se res-couleur jaune », avec Madame Bovary que semblent deux frères, ou plutôt l'image en rêve
« faire quelque chose qui fût de la couleur de d'une personne déterminée et cette personne ces moisissures des coins où il y a des cloréelle. C'est, en même temps ce n'est pas, la portes » et que tout le reste lui était bien égal, même personne ; une légère et mystérieuse ces préoccupations somme toute extra-litté-transfiguration s'observe dans les traits ». En raires me disposent en sa faveur. La magnifique deçà de ces dispositions d'objets qui présen-lumière des tableaux de Courbet est pour moi tèrent pour lui une flagrance particulière, celle de la place Vendôme, à l'heure où la encore y aurait-il lieu de fixer l'attention cri-14
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tique sur ces objets eux-mêmes et de rechercher pic ? Il m'a fait part de cet ennui vibrant que lui pourquoi, en si petit nombre, ce sont eux qui causèrent à peu près tous les spectacles ; nul ont été appelés à se disposer de la sorte. On avant lui n'a su, sinon me faire assister à ce n'aura rien dit de Chirico tant qu'on n'aura pas grand éveil du machinal sur le terrain ravagé rendu compte de ses vues les plus subjectives des possibilités conscientes, du moins me sur l'artichaut, le gant, le gâteau sec ou la convaincre humainement de son absolue fata-bobine. Que ne peut-on, en pareille matière, lité, et de l'inutilité d'y chercher pour moi-compter sur sa collaboration * !
même des échappatoires15. Quel gré ne lui En ce qui me concerne, plus importantes sais-je pas de m'informer, sans souci de l'effet à encore que pour l'esprit la rencontre de cer-produire, de tout ce qui le concerne, de ce qui taines dispositions de choses m'apparaissent les l'occupe, à ses heures de pire détresse, d'exté-dispositions d'un esprit à l'égard de certaines rieur à sa détresse, de ne pas, comme trop de choses, ces deux sortes de dispositions régis-poètes, « chanter » absurdement cette détresse, sant à elles seules toutes les formes de la sensi-mais de m'énumérer avec patience, dans bilité. C'est ainsi que je me trouve avec Huys-l'ombre, les minimes raisons tout involontaires mans
qu'il se trouve encore d'être, et d'être, il ne sait 14, le Huysmans d'En rade et de Là-bas des manières si communes d'apprécier tout ce qui trop pour qui, celui qui parle ! Il est, lui aussi, se propose, de choisir avec la partialité du l'objet d'une de ces sollicitations perpétuelles désespoir parmi ce qui est, que si à mon grand qui semblent venir du dehors, et nous immobi-dépit je n'ai pu le connaître que par son œuvre, lisent quelques instants devant un de ces arran-il m'est peut-être le moins étranger de mes gements fortuits, de caractère plus ou moins amis. Mais aussi n'a-t-il pas fait plus que tout nouveau, dont il semble qu'à bien nous inter-autre pour mener à son terme extrême cette roger nous trouverions en nous le secret.
discrimination nécessaire, vitale, entre Comme je le sépare, est-il besoin de le dire, de l'anneau, d'apparence si fragile, qui peut nous tous les empiriques16 du roman qui prétendent être de tout secours et l'appareil vertigineux des mettre en scène des personnages distincts forces qui se conjurent pour nous faire couler à d'eux-mêmes et les campent physiquement, moralement, à leur manière, pour les besoins de quelle cause on préfère ne pas le savoir. D'un
* Peu après, Chirico devait, dans une large mesure, personnage réel, duquel ils croient avoir quel-accéder à ce désir (cf. Hebdomeros, éd. du Carrefour, Paris, que aperçu, ils font deux personnages de leur 1929). {N. d. A., 1962.)
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histoire ; de deux, sans plus de gêne, ils en font ambition, de la part de ceux qui se retranchent un. Et l'on se donne la peine de discuter !
derrière elle, ne témoigne de rien que de peu Quelqu'un suggérait à un auteur de ma honorable.
connaissance, à propos d'un ouvrage de lui qui allait paraître et dont l'héroïne pouvait trop bien être reconnue, de changer au moins encore Je n'ai dessein de relater, en marge du récit la couleur de ses cheveux. Blonde, elle eût eu que je vais entreprendre, que les épisodes les chance, paraît-il, de ne pas trahir une femme plus marquants de ma vie telle que je peux la brune. Eh bien, je ne trouve pas cela enfantin, concevoir hors de son plan organique, soit dans je trouve cela scandaleux. Je persiste à réclamer la mesure même où elle est livrée aux hasards, les noms, à ne m'intéresser qu'aux livres qu'on au plus petit comme au plus grand, où regim-laisse battants comme des portes, et desquels bant contre l'idée commune que je m'en fais, on n'a pas à chercher la clef. Fort heureuse-elle m'introduit dans un monde comme
ment les jours de la littérature psychologique à défendu qui est celui des rapprochements affabulation romanesque sont comptés. Je soudains, des pétrifiantes coïncidences, des m'assure que le coup dont elle ne se relèvera réflexes primant tout autre essor du mental, des pas lui a été porté par Huysmans. Pour moi, je accords plaqués comme au piano, des éclairs continuerai à habiter ma maison de verre, où qui feraient voir, mais alors voir, s'ils n'étaient l'on peut voir à toute heure qui vient me rendre encore plus rapides que les autres. Il s'agit de visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds faits de valeur intrinsèque sans doute peu et aux murs tient comme par enchantement, où contrôlable mais qui, par leur caractère abso-je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de lument inattendu, violemment incident, et le verre, où qui je suis m'apparaîtra tôt ou tard genre d'associations d'idées suspectes qu'ils gravé au diamant. Certes, rien ne me subjugue éveillent, une façon de vous faire passer du fil tant que la disparition totale de Lautréamont de la Vierge18 à la toile d'araignée, c'est-à-dire à derrière son œuvre et j'ai toujours présent à la chose qui serait au monde la plus scintillante l'esprit son inexorable: «Tics, tics et tics17.»
et la plus gracieuse, n'était au coin, ou dans les Mais il reste pour moi quelque chose de surna-parages, l'araignée ; il s'agit de faits qui, turel dans les circonstances d'un effacement fussent-ils de l'ordre de la constatation pure, humain aussi complet. Il serait par trop vain d'y présentent chaque fois toutes les apparences prétendre et je me persuade aisément que cette d'un signal, sans qu'on puisse dire au juste de 18
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quel signal, qui font qu'en pleine solitude, je me découvre d'invraisemblables complicités, qui me convainquent de mon illusion toutes les fois que je me crois seul à la barre du navire. Il y aurait à hiérarchiser ces faits, du plus simple au plus complexe, depuis le mouvement spécial, indéfinissable, que provoque de notre part la vue de très rares objets ou notre arrivée dans tel et tel lieux, accompagnées de la sensation très nette que pour nous quelque chose de grave, d'essentiel, en dépend, jusqu'à l'absence complète de paix avec nous-mêmes que nous valent certains enchaînements, certains concours de circonstances qui passent de loin notre entendement, et n'admettent notre retour à une activité raisonnée que si, dans la plupart des cas, nous en appelons à l'instinct de conservation. On pourrait établir quantité d'intermé-diaires entre ces faits-glissades et ces faits-précipices. De ces faits, dont je n'arrive à être pour moi-même que le témoin hagard, aux autres faits, dont je me flatte de discerner les tenants et, dans une certaine mesure, de présumer les aboutissants, il y a peut-être la même distance que d'une de ces affirmations ou d'un de ces ensembles d'affirmations qui constitue la phrase ou le texte « automatique19 » à l'affirma-tion ou l'ensemble d'affirmations que, pour le même observateur, constitue la phrase ou le texte dont tous les termes ont été par lui mûre-ment réfléchis, et pesés. Sa responsabilité ne lui Je prendrai pour point de départ
l'hôtel des Grands Hommes... (p. 23).
semble pour ainsi dire pas engagée dans le premier cas, elle est engagée dans le second. Il est, en revanche, infiniment plus surpris, plus fasciné par ce qui passe là que par ce qui passe ici.
Il en est aussi plus fier, ce qui ne laisse pas d'être singulier, il s'en trouve plus libre. Ainsi en va-t-il de ces sensations électives dont j'ai parlé et dont la part d'incommunicabilité même est une source de plaisirs inégalables.
Qu'on n'attende pas de moi le compte global de ce qu'il m'a été donné d'éprouver dans ce domaine. Je me bornerai ici à me souvenir sans effort de ce qui, ne répondant à aucune démarche de ma part, m'est quelquefois advenu, de ce qui me donne, m'arrivant par des voies insoupçonnables, la mesure de la grâce et de la disgrâce particulières dont je suis l'objet ; j'en parlerai sans ordre préétabli, et selon le caprice de l'heure qui laisse surnager ce qui surnage.
Je prendrai pour point de départ l'hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, où j'habitais vers 1918, et pour étape le Manoir d'Ango à Varengeville-sur-Mer, où je me trouve en août 1927 toujours le même décidément, le Manoir d'Ango où l'on m'a offert de me tenir, quand je voudrais ne pas être dérangé, dans Manoir d'Ango, le colombier... (p. 23).