Elle n’avait pas vraiment envie de la lui donner.

- J’étais fatiguée. Normal, après la nuit qu’on a passée.

Il rougit puis s’absorba dans la contemplation de ses paumes de main.

- Écoute, Bridget...

Il avait l’air d’hésiter entre des phrases toutes plus lamentables les unes que les autres.

-... J’aurais dû te dire de partir hier soir. Je n’aurais pas dû te suivre... J’ai eu tort. C’est ma faute.

- C’est moi qui ai décidé de venir.

Comment osait-il lui retirer la responsabilité de ses actes ?

- Mais je suis plus âgé que toi. C’est moi qui... C’est moi qui serai dans la merde si quelqu’un l’apprend.

Il n’osait toujours pas la regarder. Il ne savait plus quoi dire. Il avait envie de partir. C’était clair.

- Je suis désolé.

- Tïbby, éteins cette caméra.

- Allez, Carma ! S’il te plaît !

Alors qu’il s’éloignait, elle lui lança son stylo dans le dos. C’était nul de dire ça.

 

Carmen,

Voilà le jean. Je ne sais plus oû j’en suis. Si j’avais suivi ton conseil sur le bon sens, je s’en serais pas là.

Tu avais raison. Vive le bon sens. Dommage que je n’en aie pas un gramme.

Bisous,

Bee

 



- Tu pourrais mettre le jean pour l’interview ? demanda Bailey.

Carmen la toisa d’un air glacial.

- Qui a dit que j’étais d’accord pour participer à ce film? Pas question. Vous vous prenez pour qui ? Les frères Coen ?

- Allez, Carmen, arrête de râler et fais preuve de bonne volonté, pour une fois dans ta vie, soupira Tibby d’un ton assez irritant, mais pas méchant.

«Tu as le don de te mettre les gens à dos, se répéta Carmen. Tu vas devenir une vieille bonne femme aigrie qui crie sans arrêt, avec son rouge à lèvres qui déborde.»

- D’accord, fit-elle.

Elle mit le jean puis s’assit et regarda Bailey installer son matériel. Elle était habillée exactement comme Tibby. C’était une mini- Tibby, armée d’un micro et d’une perche. Elles avaient toutes les deux les mêmes cernes violets parfaitement assortis. Carmen se demanda un instant ce que pouvait bien faire Tibby avec une gamine de douze ans, mais bon, ce n’était pas sa faute si toutes ses amies étaient parties.

Silence dans la chambre. Tibby se débattait avec l’éclairage. Les deux réalisatrices étaient sérieuses comme des papes. Bailey testa le micro. On aurait dit le présentateur du JT, les testicules en moins.

- Un, deux. Un, deux. Mesdames et messieurs, bonsoir. Carmen Lowell est l’une des meilleures amies de Tibby...

Carmen se sentit mal à l’aise.

- Hum... Euh, tu sais, Tibby et moi, on est un peu fâchées en ce moment.

Tibby coupa la caméra. Bailey leva les yeux au ciel, agacée. Elle écarta ce léger désaccord d’un revers de main.

- Vous vous aimez, toutes les deux. En tout cas, Tibby, elle t’aime. C’est tout ce qui compte.

Carmen n’en revenait pas.

- Hé, ho ! Tu n’as que douze ans, je te rappelle !

- Et alors ? Ça ne m’empêche pas d’avoir raison, répliqua Bailey.

- On peut se remettre au travail? demanda Tibby.

Depuis quand Tibou montrait-elle tant d’acharnement au travail ?

- C’est juste que ça me fait drôle de continuer comme ça, sans dire que toi et moi, on vient de se disputer.

- Parfait, tu l’as dit, maintenant, c’est bon, conclut-elle.

La plupart des gens évitent autant que possible les conflits. Carmen commençait à se demander si elle ne courait pas après, au contraire. Elle était peut-être devenue accro aux disputes. Elle entendit une fois de plus les paroles de Paul : «Tu as le don de te mettre les gens à dos. » Elle enfonça ses mains dans ses poches et se mit à tripoter les grains de sable qui s’étaient pris dans la doublure.

- C’est moi qui vais t’interroger, annonça Bailey. Sois naturelle.

C’était impossible d’avoir autant d’assurance à douze ans seulement !

Autant la prévenir tout de suite : dans notre monde, les ados sont censés ne rien savoir, ne rien penser et ne rien avoir à dire.

- Bon, fit Carmen. Je suis censée regarder la caméra ou pas ?

- Comme tu veux.

- OK.

- Prête?

- Prête.

Assise sur son lit fait au carré, Carmen croisa les jambes.

- Alors... Tibby m’a appris que ton père allait se remarier cet été, commença Bailey.

Carmen ouvrit de grands yeux. Elle lança un regard accusateur à Tibby, qui se contenta de hausser les épaules. Que pouvait-elle faire à part répondre sèchement :

- Oui.

- Quand?

- Le 19 août. Merci de t’en inquiéter.

- De rien. Tu vas y aller ?

- Non, répondit Carmen, les lèvres pincées.

- Pourquoi?

- Parce que je n’en ai pas envie.

- Tu en veux à ton père ?

- Non.

- Alors, pourquoi tu n’y vas pas ?

- Parce que je n’aime pas sa nouvelle famille. Ils sont nuls, répliqua Carmen, consciente d’avoir l’air d’une sale gamine pourrie gâtée.

- Pourquoi tu ne les aimes pas ?

Mal à l’aise, Carmen décroisa et recroisa les jambes.

- Je ne me sens pas à ma place, là-bas. Je ne suis pas comme eux.

- Comment ça?

- Je suis portoricaine et j’ai un gros cul.

Carmen ne put s’empêcher de sourire.

- Alors, c’est toi qui ne les aimes pas ou c’est eux?

Elle pencha la tête, pensive.

- Les deux, je pense.

- Et ton père dans tout ça ?

- Quoi, mon père?

- Eh bien, c’est quand même lui qui compte, non ? remarqua Bailey.

Là, Carmen se leva comme une furie et agita les mains devant l’objectif

- Attends, attends ! Coupe la caméra ! Qu’est-ce que c’est que ce film ?

- C’est un documentaire, répliqua Tibby.

- D’accord, mais sur quoi ?

- Sur les gens, sur les sujets qui les préoccupent, expliqua diplomatiquement Bailey.

- Et vous croyez que mes histoires avec mon père, ça va intéresser quelqu’un?

Bailey haussa les épaules.

- Du moment que ça t’intéresse, toi.

Carmen examina ses ongles. Ils étaient rongés avec de petites peaux autour.

- Bon, pourquoi tu as lancé cette pierre dans la fenêtre? reprit Bailey. Tu devais être sacrément en colère.

Carmen en resta bouchée bée. Elle se tourna vers Tibby.

- Merci beaucoup. Alors, tu lui racontes tout ?

- Seulement les trucs importants.

Carmen sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se mordit l’intérieur de la joue. Il ne manquerait plus qu’elle se mette à pleurer devant la caméra !

- Je ne suis pas en colère contre mon père, dit-elle avec détermination.

- Pourquoi?

Les larmes lui brouillaient la vue. Et plus elle sentait les larmes monter, plus elle se sentait triste, c’était un cercle vicieux.

- Parce que. Je ne lui en veux pas, c’est tout.

C’était peine perdue. Les larmes jaillirent. Elles roulèrent sur ses joues, sur son menton, coulèrent dans son cou. A travers ses sanglots, elle entendit un bruit de ferraille et vit le micro et la perche sur le sol. Bailey était assise à côté d’elle et la serrait dans ses bras. Ça, c’était la meilleure !

- Ça va aller, lui dit-elle doucement.

Carmen craqua. Elle laissa aller sa tête contre celle de Bailey. Elle aurait dû répondre à cette drôle de gamine d’aller se faire voir, mais c’était impossible. Elle oublia le film, la caméra, Tibby, et même le reste de son corps et le monde entier.

Tibby les rejoignit bientôt sur le lit et lui passa le bras autour de la taille.

- Tu as le droit d’être en colère, affirma Bailey.

Il était quatre heures sept et Bailey n’était toujours pas là. Tibby vérifia l’heure à la grosse horloge derrière les caisses. Où était-elle passée ? D’habitude, elle arrivait toujours pile à la minute où Tibby finissait son service.

Lorsque les portes automatiques s’ouvrirent devant elle, Tibby reçut une bouffée d’air brûlant en pleine figure. Elle sortit du magasin pour regarder par la vitrine du drugstore. Parfois Bailey jouait à Dragon Master avec Brian en l’attendant. Mais, aujourd’hui, il était seul devant son écran. Quand il leva les yeux, elle lui fit signe. Il lui rendit son bonjour.

A quatre heures dix-huit, Tibby commençait vraiment à s’impatienter. Elle avait pris l’habitude que Bailey la suive comme son ombre. Au début, ça l’avait agacée, mais maintenant elle s’y était faite.

Elle avait peut-être eu un problème avec le matériel ? Ou alors elle en avait marre du film?

Connaissant Bailey, ce n’était sûrement ni l’un ni l’autre, mais ça passait le temps de s’imaginer des trucs. Tibby fit encore les cent pas pendant huit minutes puis enfourcha son vélo. Elle passa d’abord chez elle. Pas de Bailey. Puis elle retourna chez Wallman, au cas où. Enfin, elle fila chez les Graffman.

Personne ne répondit lorsqu’elle frappa à la porte. Elle sonna une fois, deux fois, trois fois. Rien. Elle était devant la maison à essayer de voir par la fenêtre quand une voisine s’arrêta devant le portail.

- Vous cherchez les Graffman ?

- Oui, je voudrais voir Bailey.

- Je crois qu’ils sont partis à l’hôpital en début d’après-midi, expliqua la femme, d’un air triste.

Tibby essaya d’endiguer la vague d’angoisse qui la submergeait.

- Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Je ne sais pas.

- Merci, lança Tibby, remontant aussitôt sur son vélo.

Elle prit la direction de l’hôpital en pédalant comme une folle.

«Bailey avait sûrement rendez-vous pour une visite de contrôle», se dit-elle. Ils allaient lui prendre un peu de sang pour vérifier que la leucémie se tenait tranquille. Bailey avait l’air en forme. Les enfants malades restent au lit. Bailey sautillait comme un ressort.

Si ce n’était vraiment qu’une visite de contrôle, elle ne pouvait pas débarquer comme ça, ça paraîtrait bizarre, se dit-elle en entrant dans le hall glacé de l’hôpital.

Elle avançait droit devant elle en se demandant où aller, quand elle aperçut Mme Graffman. Elle était en tailleur, avec un sac McDonald’s à la main.

- Bonjour, madame, fit Tibby en se glissant sous son nez. Je suis une amie de Bailey.

En disant cela, elle se rappela comme ça l’agaçait, au début, lorsque Bailey l'appelait «son amie».

Sa mère hocha la tête et eut un petit sourire.

- Bien sûr, je sais qui tu es.

- Hum... Est-ce que... euh, ça va ? demanda lîbby.

Elle se rendit compte que ses jambes tremblaient. Bon Dieu, ils avaient réglé la clim sur moins dix ou quoi ? Ils voulaient que les gens ressortent malades, ma parole !

- Elle passe une visite de contrôle, c’est ça ?

Tibby suivait la mère de Bailey, sans vraiment y avoir été invitée. Qui harcelait qui, maintenant ?

Mme Graffman s’arrêta brusquement et elle faillit lui rentrer dedans.

- Tu veux t’asseoir une seconde ? lui proposa-t-elle.

- Euh... oui, bien sûr.

Tibby la regarda attentivement. Elle avait les yeux rouges, fatigués, et un peu la même bouche que sa fille.

Elles s’assirent dans un coin tranquille, côte à côte.

- Tibby, je ne sais pas si Bailey t’a raconté tout ce qu’elle avait enduré. Elle n’en parle pas beaucoup, je crois.

Tibby hocha la tête mécaniquement.

- Elle n’en parle pas du tout.

- Tu sais qu’elle a une leucémie. Un cancer du sang.

Tibby acquiesça. Ce n’était vraiment pas encourageant, dit comme ça.

- Mais ça se soigne, non ? Les enfants s’en sortent, en principe, hein ?

Mme Graffman pencha légèrement la tête, comme si elle était soudain devenue trop lourde à porter.

- Bailey avait sept ans quand on a diagnostiqué sa maladie. On a essayé la chimiothérapie, les rayons, on lui a même fait une greffe de moelle l’an dernier. Elle a passé une grande partie de sa vie dans un centre de soins à Houston, au Texas.

Elle laissa échapper un petit soupir étranglé mais se reprit aussitôt.

- Quoi qu’on fasse, la maladie revient toujours.

Tibby avait tellement froid qu’elle claquait des dents. Elle avait les poils des bras tout hérissés.

- Mais... vous avez essayé tous les traitements? Il n’y en a pas d’autre? Vraiment?

Elle avait parlé plus fort, plus violemment qu’elle ne le voulait.

La mère de Bailey haussa ses épaules pointues.

- Nous voulions qu’elle puisse vivre au moins quelques mois comme les autres enfants.

- Mais alors... ça veut dire que vous allez la laisser mourir ?

Mme Graffman battit des paupières.

- Nous ne savons plus quoi faire, avoua-t-elle. Bailey souffre d’une grave infection, maintenant. Nous prions pour que son corps arrive à la combattre.

Elle leva ses yeux gonflés, pleins de larmes.

- Nous sommes très inquiets. Il faut que tu le saches.

Tibby n’arrivait plus à respirer. Elle avait l’impression que son cœur avait oublié comment battre normalement.

- Bailey te voue une véritable adoration, poursuivit Mme Graffman, d’une voix tremblante. Grâce à toi, ces deux mois ont été l’un des meilleurs moments de sa vie. Son père et moi, nous t’en sommes très reconnaissants.

- Il faut que j’y aille, murmura Tibby.

Son cœur allait exploser, elle allait mourir elle aussi et elle ne voulait pas que ça arrive en plein milieu de l’hôpital.

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Un matin, au début du mois d’août, après son habituel petit déjeuner sans paroles avec Bapi, Lena prit son sac et monta en haut de l’île. Elle avait décidé de retourner voir la mare aux oliviers. Son petit coin de paradis. Non, le petit paradis de Kostos.

En arrivant, elle remarqua tout de suite que les couleurs avaient changé depuis juin. L’herbe était un peu plus jaune, ce n’était plus les mêmes fleurs. Les olives avaient grossi, elles étaient adolescentes, maintenant. La brise était plus forte, le meltimi, comme l’appelait sa grand-mère.

Elle était peut-être venue dans l’espoir de le croiser, elle ne savait pas. Elle s’absorba dans sa peinture. Pendant des heures, profondément concentrée, elle peignit. Le soleil était brûlant, mais elle ne le sentait plus. Ses bras commençaient à fatiguer, mais elle ne les sentait pas non plus.

Quand les ombres furent devenues trop longues, elle redescendit sur terre. Elle regarda sa toile avec des yeux critiques, réalistes. Tibby, Bridget ou Carmen auraient souri franchement Mais Lena, elle, esquissa juste un sourire.

C’était son tableau le plus réussi. Elle allait l’offrir à Kostos.

Elle aurait tellement voulu avoir le courage de lui dire ce qu’elle ressentait. Elle espérait que ce tableau lui dirait en «langage Lena» qu’elle avait compris que c’était son endroit à lui et qu’elle était désolée.

Tibby appela chez Wallman pour dire qu’elle était malade. Elle avait une crampe au pied. Elle avait la paupière qui tremblait. Son anneau dans le nez s’était infecté. Elle voulait dormir, dormir, dormir.

Elle ne pouvait pas aller travailler alors que Bailey était à l’hôpital. Elle ne voulait pas l’oubier, même une demi-seconde et, ne la voyant pas arriver à la fin de son service, se la rappeler brusquement. C’était affreux, d’oublier et de se rappeler tout à coup.

Elle regarda Mimi dans sa cage. Elle dormait encore plus que d’habitude en ce moment. Elle n’avait même pas touché à ses graines. Elle avait un rythme de vie si lent... et pourtant sa vie filait plus vite que celle de Tibby. Comment était-ce possible ? Tibby aurait aimé qu’elles vieillissent au même rythme.

Elle s’approcha et tapota sur les barreaux. Ça l’agaçait prodigieusement que Mimi puisse dormir, malgré tout ce qui se passait. Elle glissa la main dans la cage et lui toucha le ventre du bout du doigt.

Quelque chose clochait. Mimi n’était pas chaude comme d’habitude. Elle était toute froide. Prise de panique, Tibby la saisit avec un peu trop d’empressement et la lâcha. Elle retomba mollement. Elle ne remua même pas.

- Allez, Mimi, supplia-t-elle d’une voix étranglée.

Ce n’était pas possible. C’était une blague débile de cochon d’Inde ou quoi?

- Allez, réveille-toi.

Elle la prit dans une main en la serrant fort. Mimi détestait ça. Normalement, elle essayait de se dégager en lui lacérant le poignet de ses petites pattes griffues.

Il fallait se rendre à l’évidence : dans sa main, ce n’était plus Mimi. C’était une enveloppe de cochon d’Inde, rien de plus.

Tibby isola alors toute une partie de son cerveau. La partie qui risquait de continuer à réfléchir à tout ça. Ne restait plus qu’une toute petite zone pour assurer le service minimum. Une tour de contrôle donnant les instructions de base plus qu’un véritable esprit pensant.

Remets Mimi dans sa cage. Non. Ça va bientôt sentir mauvais. Va l’enterrer dans le jardin.

Pas question. Tibby se rebella contre les instructions de la tour de contrôle. Elle ne pouvait pas faire ça.

Mais que faire, alors ? Appeler sa mère au travail? Appeler le vétérinaire ? Non, elle savait très bien ce qu’ils allaient lui dire.

Elle avait une meilleure idée. Elle descendit au rez-de-chaussée. Pour une fois, il n’y avait pas un bruit dans la maison. Sans réfléchir plus que le strict nécessaire, elle glissa Mimi dans un sac en plastique, noua les poignées bien serré et mit le tout au congélateur.

Mais, brusquement, elle eut une vision d’horreur : Loretta qui décongelait Mimi pour la faire griller à la poêle. Elle rouvrit le congélo et cacha le cochon d’Inde derrière les restes du gâteau de baptême de Katherine, que personne n’oserait jamais manger ou jeter.

Voilà. Parfait. Mimi n’était pas... Enfin, pas vraiment. Elle était au frais. On allait avancer dans ce domaine. La science ne manquerait pas de faire des miracles, Tibby en était convaincue. Cela prendrait peut-être quelques aimées mais le temps ne pressait plus, maintenant. Tibby saurait attendre.

En haut, elle se jeta sur son lit. Elle prit un bloc et un stylo sur sa table de nuit pour écrire à Carmen, à Lena ou à Bee... mais elle se rendit compte qu'elle n’avait rien à dire.

 

Carmen,

Depuis que je suis en Grèce, tous les matins, je prends le petit déjeuner avec mon grand-père et nous n’avons jamais échangé plus de deux mots. Tu ne trouves pas ça bizarre ? Tu crois qu’il me prend pour une idiote ? C’est décidé, je vais apprendre par cœur trois phrases en grec et je les ressortirai demain matin. Je m’en voudrais trop si, è la fin de l’été, nous n’avons pas parlé une seule fois tous les deux.

Tu pourras me donner quelques «tuyaux» pour être une fille normale à la rentrée ? Je crois que je ne sais pas m’y prendre.

Bisous,

Lena

 

Carmen se laissa tomber sur le lit de sa mère qui lui caressa le dos, doucement, en murmurant :

- Mon bébé, mon bébé.

- Je suis en colère contre papa, annonça Carmen d’une voix étouffée, la tête enfouie dans le couvre-lit.

- C’est normal.

Elle se retourna sur le dos.

- Mais pourquoi j’ai eu tant de mal à me l’avouer ? Ça ne me gêne pas d’être en colère contre toi, pourtant

- Mmm... J’avais remarqué.

La mère de Carmen se tut un moment, mais elle avait quelque chose à dire, ça se voyait.

- Tu ne crois pas que c’est plus facile de se mettre en colère après les gens en qui on a confiance ? suggéra-t-elle prudemment.

« Mais j’ai confiance en papa», allait répliquer Carmen du tac au tac. Elle se força cependant à réfléchir.

- Pourquoi? demanda-t-elle.

- Parce qu’on est sûr qu’ils continueront à nous aimer malgré tout.

- Mais il m’aime !

- Évidemment, confirma sa mère.

Elle s’allongea à côté de Carmen et inspira profondément avant de reprendre.

- Ça a été très dur pour toi quand il est parti.

- Oui, je m’en souviens...

Carmen se revoyait encore à sept ans, répétant à quiconque lui posait la question ce qu’il lui avait dit : « Il a dû partir pour son travail. Mais on va continuer à se voir autant qu’avant. C’était la meilleure solution pour tout le monde.» Croyait-elle vraiment ce qu’elle disait? Pourquoi répétait-elle ça à qui voulait l’entendre?

- Une fois, tu m’as réveillée en pleine nuit pour me demander si ton père savait que tu étais triste.

Carmen roula sur le côté et posa son menton dans sa main.

- Tu crois qu’il s’en rendait compte ?

Sa mère ne répondit pas tout de suite.

- Je crois qu’il essayait de se persuader que tu allais bien.

Elle s’interrompit.

- Parfois, on préfère se dire ce qu’on a besoin d’entendre.

- Tibby, viens dîner !

C’était la voix de son père. Il était rentré.

Il faisait un froid de canard. Tibby frissonnait malgré son pyjama à carreaux en flanelle épaisse. Son père avait dû remonter la clim. Depuis qu’ils avaient fait installer l’air conditionné, la maison était un vrai frigo pendant quatre ou cinq mois de l’année.

- Tibby?

Dans un brouillard, elle réalisa qu’il attendait une réponse.

-Tibby!

Elle entrouvrit la porte et cria :

- J’ai déjà mangé.

- Tu peux quand même venir avec nous.

Comme ça avait l’air d’une suggestion, pas d’un ordre, elle se dit qu’elle pouvait l’ignorer. Elle referma sa porte. Elle savait pertinemment que, d’ici quelques secondes, Nicky allait se mettre à lancer des petits pois, que Katherine allait avoir un de ces affreux renvois - elle souffrait de reflux œsophagien - et que finalement ses parents oublieraient Tibby, leur ado difficile.

Elle toucha ses cheveux. Ils n’étaient pas juste gras aux racines, ils étaient poisseux jusqu’aux pointes. Ils allaient faire des traces sur sa taie d’oreiller.

- Tibby, ma chérie ?

Encore son père. Décidément, il n’abandonnait pas aussi facilement.

- Je descendrai pour le dessert ! hurla-t-elle.

Cette fois, c’était sûr, ils l’auraient oubliée.

Il était sept heures. Elle allait regarder les jeux télévisés en attendant les séries sur TV-Rires. Ce qui l’amènerait aux alentours de dix heures. Elle avait vérifié le programme : sur cette chaîne, les feuilletons ne risquaient pas de lui rappeler quoi que ce soit de sa propre vie, pas d’histoires d’ambulances, de médecins ou d’hôpitaux. Que des trucs avec rires préenregistrés. Ensuite, elle passerait sur Star TV pour regarder les documentaires : des heures et des heures d’hommage à des dinosaures du rock qui étaient morts d’overdose bien avant sa naissance. Parfait pour s’endormir.

Mince, le téléphone. Quand sa mère était tombée enceinte de Nicky, Tibby avait eu droit à sa propre ligne téléphonique. Pour Katherine, elle avait eu sa télé. Quand le téléphone sonnait dans sa chambre, c’était donc forcément pour elle. Elle s’enfonça plus profondément dans son lit. C’est pas vrai ! Le répondeur ne marchait pas ou quoi ? Quand elle était à l’autre bout de la maison et qu’elle attendait un appel important, il se déclenchait au bout de trois secondes. Et là, il laissait sonner des heures ! Enfin, il se mit en route.

- Allô, Tibby ? C’est Bailey.

Tibby se crispa, fixant le téléphone comme un objet maléfique.

- Tu peux me joindre au 555-4648. Rappelle-moi !

Malgré les couvertures et le pyjama d’hiver, Tibby frissonnait. Elle se concentra sur la pub qui passait à la télé : un spot sur les troubles de l’érection. Elle voulait dormir, c’est tout.

Elle pensait à Mimi qui était en bas, congelée dans son petit sac, et elle, qui était là, congelée dans son lit.

Bridget mit longtemps à s’habiller pour le grand match. Les autres filles avaient décoré leurs maillots en y collant des photos de tacos. Bridget aurait trouvé ça génial si elle avait encore eu assez d’énergie pour s’enthousiasmer pour quoi que ce soit.

Les deux équipes avaient accroché des guirlandes de papier crépon sur les buts. Au bord du terrain, on avait installé une table couverte de tranches de pastèques.

Ses chaussures à crampons lui paraissaient trop grandes. Bridget savait qu’elle avait perdu du poids. C’était mécanique, dès qu’elle sautait un repas. Mais de là à maigrir des pieds...

- Bridget, où étais-tu passée ? lui demanda Molly.

Bee avait manqué la petite séance d’échauffement organisée ce matin.

- Je me reposais pour le grand match.

Molly n’était pas assez fine pour sentir qu’il y avait autre chose, et c’était tant mieux.

-    Bon, les Tacos, écoutez-moi bien. Ça ne va pas être facile. Los Cocos ont la chance de leur côté, on dirait. Et comme vous l’avez vu hier, ils ont une sacrée pêche, hein ? Il va falloir qu’on se sorte les tripes si on veut gagner, les filles.

Bridget se promit de ne plus jamais employer l’expression «se sortir les tripes».

Molly se tourna justement vers elle avec un grand sourire, comme si elle allait lui offrir un cadeau.

- Tu es prête, Bee ? Alors, vas-y ! Tu peux te donner à fond aujourd’hui.

Le reste de l’équipe l’acclama. Bridget ne réagit pas. Elle l’avait mise à l’écart, en défense. Exilée dans les buts. Elle hurlait dès qu’elle dribblait sur plus de deux mètres.

- Je ne suis pas sûre de savoir encore jouer, répliqua-t-elle.

Dès le début du match, Bridget fut lente, hésitante. Elle n’allait pas chercher la balle. Et, quand elle venait vers elle, elle la fuyait. Son équipe ne comprenait pas. D’habitude, c’était elle qui menait le jeu. Los Cocos marquèrent deux fois dans les cinq premières minutes.

Molly demanda une pause à l’arbitre. Elle regardait Bridget comme si elle ne l’avait jamais vue.

- Allez, Bee ! Vas-y, joue ! Qu’est-ce qui te prend?

Bridget ressentit une réelle bouffée de haine pour cette bonne femme. Elle n’avait jamais vraiment supporté qu’on lui donne des ordres.

- Tu ne m’as pas laissée jouer quand j’avais le feeling. Maintenant, je ne l’ai plus. Désolée.

Molly était hors d’elle,

- C’est pour me punir, alors ?

- C’était pour me punir ?

- Je suis ton entraîneur, nom de Dieu ! J’essaye de faire de toi une vraie joueuse et pas une frimeuse !

- Je suis une vraie joueuse, répliqua Bridget en sortant du terrain.

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Tibby choisit d’abord un paquet de Fingers mais, dès la première bouchée, elle se dit qu’elle ne pouvait pas manger ces biscuits qui ressemblaient à des doigts coupés. Alors elle redescendit vite à la cuisine les cacher au fond du placard.

Elle avait plutôt envie de glace, finalement, mais elle ne voulait pas s’approcher de l’endroit où la glace était rangée. A la place, elle prit un sachet de crocodiles en principe exclusivement réservés à son petit frère Nicky, et le monta dans sa chambre. Les yeux rivés sur Les Feux de l’Amour, elle mâchouilla mécaniquement le paquet entier de bonbons caoutchouteux.

Pendant Alerte à Malibu, elle but deux litres de Schweppes et fila vomir en Technicolor. Puis elle regarda un moment la chaîne de téléachat.

Au beau milieu du Cosby Show, le téléphone sonna. Elle monta le son car elle ne voulait pas perdre un mot de ce feuilleton hilarant. Elle adorait Bill Cosby.

Même avec le volume à fond, elle entendit la voix sur le répondeur.

- Euh, Tibby, ici Robin Graffman, la mère de Bailey.

Long silence.

- Pourrais-tu nous appeler ou passer à l’hôpital ? Je te donne le numéro de téléphone : 555-4648. Chambre 448, au quatrième étage, à gauche en sortant de l’ascenseur. Bailey voudrait vraiment te voir.

Tibby sentit à nouveau cette douleur dans sa poitrine. Son cœur faiblissait. La douleur lui serrait les tempes comme un étau. Elle allait faire une crise cardiaque et une rupture d’anévrisme en même temps !

Elle se tourna vers la cage de Mimi. Elle aurait voulu se blottir bien au chaud dans les copeaux, respirer l’odeur salée de son cochon d’Inde et dormir en attendant la mort. Ce n’était pas demander grand-chose.

Carmen composa le numéro. Elle s’était dit qu’elle raccrocherait si c’était une femme qui répondait, mais elle se fit violence.

- Lydia, c’est Carmen. Pourrais-je parler à mon père ?

- Bien sûr, je te le passe, répondit Mme Femme-Parfaite avec empressement.

Comment Carmen avait-elle pu imaginer que Lydia dise quoi que ce soit de déplaisant?

Son père prit le combiné.

- Allô?

Il avait l’air à la fois soulagé et un peu tendu.

- Papa, c’est Carmen.

- Je sais. Je suis content que tu m’appelles.

En effet, il avait l’air à peu près content.

- J’ai reçu ton enveloppe. C’était très gentil.

- Oh... de rien.

Là, elle pouvait céder à la facilité. C’était le moment. Elle s’excuserait. Il serait affreusement compréhensif En moins de deux minutes, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et la vie reprendrait son cours tranquille.

Non, il fallait qu’elle se batte.

- Papa, je voulais te dire quelque chose.

Elle sentit qu’il la suppliait mentalement de ne pas le faire. Ou bien c’était elle qui hésitait?

- Oui...

«Allez, vas-y, Carmen, s’encouragea-t-elle. Lance-toi ! »

- Je... je t’en veux, papa, dit-elle d’un ton haché.

Heureusement, il ne répondit rien. Elle se mordit les lèvres puis respira profondément avant de reprendre :

- Je suis déçue, tu sais. Je pensais qu’on allait passer l’été ensemble, toi et moi. Tu aurais vraiment dû me prévenir que tu avais emménagé chez Lydia.

- Carmen, je suis désolé. Oui, j’aurais dû t’en parler avant. C’est ma faute, je suis vraiment désolé.

Il prononça ces derniers mots sur un ton conclusif. Point final. Pour lui, le dossier était bouclé. Il cautérisait la blessure pour ne pas voir le sang.

Mais elle ne l’entendait pas de cette oreille.

- Je n’ai pas fini, protesta-t-elle.

Silence à l’autre bout de la ligne.

Elle se donna un instant pour raffermir sa voix.

- Il n’y a pas de place pour moi dans ta nouvelle vie. Tu as une nouvelle famille, de nouveaux enfants... m-mais et moi ?

Ça y est, elle était lancée à pleine vitesse, emportée par des émotions qu’elle n’avait jamais voulu s’avouer.

- Qu’est-ce que tu fais de moi et de maman?

Sa voix se brisa. Les larmes se mirent à rouler sur ses joues. Elle se fichait de savoir s’il écoutait encore, elle ne pouvait plus s’arrêter maintenant.

- Ton ancienne famille n’était pas assez bien pour toi, c’est ça ? Pourquoi tu es parti? Pourtant tu m’avais promis que... qu’on serait toujours aussi proches...

Elle s’interrompit pour essayer de reprendre sa respiration.

- P-pourquoi tu disais que c’était toujours comme avant alors... alors que ce n’était pas vrai?

Elle hoquetait. Ses mots tanguaient sur des flots de larmes. Elle ne savait même pas s’il comprenait encore ce qu’elle disait.

- Tu v-vois, même Paul rend visite à son ivrogne de père tous les mois alors que toi, tu ne viens me voir que deux ou trois fois par an. Je n’ai rien fait de mal, pourtant, si?

Elle se tut et resta au téléphone à pleurer, perdant la notion du temps.

Au bout d’un moment, elle finit par se calmer. Etait-il toujours à l’autre bout du fil?

En pressant le combiné contre son oreille, elle entendit un bruit étouffé. Une respiration haletante. Entrecoupée de sanglots.

- Carmen, je te demande pardon. Pardon.

Elle se dit qu’elle pouvait peut-être le croire car, pour la première fois en seize ans, il pleurait lui aussi.

L’après-midi suivant, Tibby comatait dans sa chambre lorsqu’on frappa à la porte.

- Allez-vous-en! aboya-t-elle.

Qui ça pouvait bien être? Ses parents étaient au travail et elle avait suffisamment effrayé Loretta pour qu’elle n’ose plus jamais l’approcher.

- Tibby?

- Allez-vous-en! répéta-t-elle.

La porte s’entrouvrit. Carmen passa la tête. En découvrant Tibby vautrée au milieu de ce tas d’ordures, elle ouvrit de grands yeux inquiets.

- Tibby, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle doucement. Ça va ?

- Oui, très bien, répliqua Tibby en replongeant sous ses couvertures. Va-t’en, s’il te plaît.

Elle monta le son de la télé. Bill Cosby revenait après une page de publicité.

- Non, mais qu’est-ce que tu regardes ?

Comme le store était baissé, à part la télé et un paysage de décharge publique, il n’y avait pas grand-chose à regarder.

- Bill. Je le trouve trop drôle, pas toi ?

Carmen slaloma entre les montagnes d’immondices pour venir s’asseoir sur le lit de Tibby. Carmaniaque devait être sacrément inquiète pour oser traverser cette porcherie, car elle souffrait d’une forme sévère d’allergie au bazar.

- Dis-moi ce qui ne va pas, Tibby, je t’en prie. Tu me fais peur,

- Je n’ai pas envie de parler, répondit-elle froidement. Tout ce que je veux, c’est que tu t’en ailles.

Le téléphone se remit à sonner. Tibby le regarda comme si c’était un serpent à sonnettes.

- Pas touche! ordonna-t-elle.

Bip, le répondeur se mit en marche. Tibby se jeta dessus comme une folle, cherchant désespérément comment baisser le son. En désespoir de cause, elle le balança sur la moquette.

Mais la voix sortit quand même distinctement de l’appareil :

- Tibby, c’est la mère de Bailey. Je voulais te prévenir. Bailey ne va pas bien du tout. Elle n’arrive pas à lutter contre l’infection et...

Mme Graffman suffoquait, comme si elle était en train de se noyer.

- Nous... nous voudrions vraiment que tu viennes. C’est très important pour Bailey.

Elle laissa échapper un ou deux sanglots puis raccrocha.

Tibby n’osait pas regarder Carmen. Elle savait que ses yeux essayaient de forer des tunnels dans son cerveau. Elle sentit ses bras l’entourer. Elle détourna les yeux. Un raz de marée de larmes s’accumulaient derrière ses paupières.

- Je t’en prie, va-t’en.

Carmen, en bonne Carmen qu’elle était, lui déposa un bisou sur la joue et se leva pour partir.

- Merci, murmura Tibby.

Malheureusement, Carmen, en bonne Carmen qu’elle était, revint à la charge une heure plus tard. Cette fois, elle ne frappa même pas. Elle débarqua au beau milieu du coma cauchemardesque de Tibby.

- Il faut que tu ailles la voir, Tibou.

- Va-t’en, j’peux plus bouger, grogna-t-elle.

Carmen poussa un long soupir.

- Mais si, tu peux. Je t’ai apporté le jean.

Elle le posa aux pieds de son amie, au bout du lit. C’était le seul endroit de la pièce où il ne risquait pas d’être happé par le bazar monstrueux.

- Enfile-le et vas-y.

- Non, fit-elle d’une voix rauque.

Sans répondre, Carmen disparut comme elle était venue.

Tibby claquait des dents, elle tremblait de fièvre, elle avait des spasmes, des convulsions... Carmen n’avait donc pas vu dans quel état elle était ? Son cœur flanchait, son cerveau n’était plus irrigué et son anneau dans le nez s’était infecté !

Elle retomba dans un sommeil comateux pendant des heures. Quand elle se réveilla, le jean attira son regard. La lumière bleutée de la télé lui donnait un éclat un peu surnaturel. Le jean lui disait qu’elle était nulle et il avait raison. Elle se rallongea, sentant son poids sur ses pieds et ses chevilles. Il pesait des tonnes. Comment aurait-elle pu mettre un pantalon si lourd ? Sur l’écran, le présentateur d’un jeu débile la fixa en disant : «C’est à VOUS de jouer.» Ce n’était pas un hasard.

Carmen aurait même dit que c’était un signe.

Tibby sauta du lit, paniquée. Son cœur déréglé s’emballa. Et si c’était trop tard ? Et si c'était déjà fini ?

Elle retira son pantalon de pyjama pour enfiler le jean, puis elle fourra ses pieds dans une paire de charentaises. Ses cheveux étaient tellement sales qu’ils en paraissaient propres. Us avaient fait un tour complet dans le cycle de la crasse !

Une fois sur le trottoir, elle se rendit compte qu’il était minuit passé et qu’elle portait encore son haut de pyjama. Est-ce qu’on la laisserait entrer pour voir Bailey si tard ? Les visites n’étaient autorisées que jusqu’à huit heures, non?

Elle fit demi-tour pour aller prendre son vélo dans le garage. Elle n’avait pas beaucoup de temps. Bailey avait peur du temps, elle le lui avait dit.

Elle traversa la ville comme une folle. Les lampadaires défilaient devant ses yeux dans un brouillard.

L’entrée principale de l’hôpital était déserte, toutes les lumières éteintes, mais les urgences étaient encore éclairées. Tibby entra et slaloma entre les chaises où patientaient des gens complètement amorphes. Visiblement, attendre des heures aux urgences, ce n’était pas aussi palpitant que de regarder la série à la télé.

Profitant que la surveillante dans sa cabine de verre avait la tête baissé©, Tibby fonça droit devant. Elle avait repéré un ascenseur.

- Puis-je vous aider? demanda une infirmière surgie de nulle part.

- Euh... non, ma maman m’attend, mentit Tibby (terriblement mal !).

L’infirmière n’insista pas. Alors elle fila dans les escaliers, monta un étage, patienta le temps que la voie soit libre puis repartit vers l’ascenseur.

La porte s’ouvrit sur un docteur à l’air passablement fatigué. Tibby se creusait la cervelle pour trouver une explication à lui fournir, quand elle réalisa qu’il n’en avait rien à faire : il avait clairement d’autres chats à fouetter.

Au quatrième étage, elle descendit et se cacha vite derrière une porte. Pas un bruit. L’accueil était sur la gauche mais un panneau indiquait que la chambre 448 se trouvait sur la droite. Mais attention, un peu plus loin dans le couloir, il y avait le bureau des infirmières. Retenant son souffle, Tibby longea le mur sans un bruit, comme une araignée. Dieu merci, elle trouva tout de suite la chambre 448. Elle se faufila à l’intérieur et se figea.

Elle aperçut la télé fixée au mur et reconnut le présentateur de ce jeu débile qu’elle venait de quitter. Il faisait toujours son petit numéro. Mais sans le son.

Bon, pas de parents en vue. Il fallait qu’elle entre.

Elle avait peur de trouver une autre Bailey, juste une enveloppe de Bailey. Mais la fille qui dormait dans le lit était bien celle qu’elle connaissait. Sauf qu’elle avait des tubes dans les bras et dans le nez. Tibby ne put retenir un petit cri étranglé. C’était trop d’émotion, il fallait que ça sorte.

Bailey paraissait minuscule sous ses couvertures. On voyait son pouls battre faiblement dans son cou. Doucement, Tibby lui prit la main. Une petite patte d’oisillon.

- Salut, Bailey, c’est moi, chuchota-t-elle. La fille de chez Wallman.

Bailey était si menue que Tibby avait assez de place pour s’asseoir à côté d’elle sur le lit. Ses yeux restaient fermés. Tibby mit sa petite main décharnée sur sa poitrine et resta comme ça, immobile. Quand ses paupières devinrent lourdes, elle s’allongea et posa sa tête sur l’oreiller, à côté de celle de Bailey. Elle sentait ses petites mèches folles lui chatouiller la joue. Les larmes lui montèrent aux yeux, elles coulèrent dans ses oreilles et roulèrent sur les cheveux de Bailey.

Elle voulait rester là à lui tenir la main jusqu’à la fin des temps, pour que Bailey n’ait plus jamais peur d’en manquer.

Ce soir, on célébrait Koimisis tis Theotokou, l’assomption de la Vierge. C’était la plus grande fête grecque orthodoxe après Pâques. Lena et Effie avaient accompagné leurs grands-parents à la messe dans l’adorable petite église du village. Il y eut ensuite une procession, puis tout le monde se retrouva pour boire et manger.

Mamita faisait partie du groupe chargé des desserts. Avec Effie, elles avaient préparé des centaines de baklavas. Comme l’été touchait à sa fin, Mamita avait intensifié le rythme de ses leçons de cuisine. Effie était devenue un véritable chef qui hachait d’une main experte amandes, noix et pistaches pour fourrer les petits gâteaux !

Lena but un verre de vin rouge âpre qui n’eut pas l’effet espéré. Encore plus triste, encore plus lasse, elle monta dans sa chambre et s’assit à sa fenêtre dans le noir. Elle pouvait comme ça assister aux festivités à distance. Elle préférait.

Il faisait presque nuit, maintenant. La fête battait son plein un peu plus bas dans la rue, sur la petite place près de chez Kostos. Les hommes, égayés par l'ouzo qui coulait à flots, devinrent très expansifs dès qu’on mit de la musique. Même Bapi avait un grand sourire idiot aux lèvres.

Effie aussi avait bu quelques verres de vin. Il n’y avait pas d’âge minimum pour consommer de l’alcool en Grèce. En fait, c’était même leurs grands-parents qui les poussaient à boire pour les grandes occasions, ce qui avait probablement un peu encouragé Effie.

Elle était légèrement pompette. Lena la vit danser un moment avec Andréas, le serveur, puis ils s’éclipsèrent dans une ruelle. Lena n’était pas inquiète. Effie jouait les fofolles, mais il n’y avait pas de fille plus sensée et responsable. Elle avait beau aimer les garçons, du haut de ses quatorze ans, elle avait assez de jugeote pour savoir se préserver.

Ce soir, le village d’Oia avait deux lunes brillantes et parfaitement rondes, une dans le ciel et une dans l’eau. Impossible de distinguer l’originale de son reflet.

A la lueur de la pleine lune, Lena aperçut soudain Kostos. Il n’avait pas noté son absence et il s’en fichait. Elle en était sûre.

«J’aimerais tellement que tu penses à moi», lui dit Lena par télépathie. Mais elle regretta aussitôt ses mots.

Elle vit qu’il s’approchait de sa grand-mère. Mamita se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa si fort... presque à l’étrangler. Kostos avait l’air heureux. Il lui murmura quelque chose à l’oreille. Elle sourit. Et ils se mirent à danser tous les deux.

On fit partir des fusées de la place. Avec un léger frisson d’excitation, Lena se dit que ces petits feux d’artifice de village étaient les plus émouvants, bien plus que les grands déluges d’étoiles de Disney World. Là, ce qui était touchant, plus que la prouesse technique, c’était de voir les efforts des hommes, le mal qu’ils se donnaient pour créer un bref instant de magie, au mépris du danger.

Kostos fit tournoyer Mamita. En riant, elle se raccrocha à lui pour ne pas tomber. Il finit en beauté par une passe de tango, renversant sa cavalière en arrière. Lena n’avait jamais vu sa grand-mère aussi joyeuse.

Elle étudia les visages des filles assises autour de la piste. Visiblement, les rares adolescentes du village fantasmaient toutes sur Kostos... mais il préférait danser avec les petites grands-mères, ces femmes qui l’avaient élevé, qui lui avaient donné tout l’amour qu’elles ne pouvaient donner à leurs propres enfants partis trop loin. Soudain, Lena fut prise d’angoisse : si les jeunes générations continuaient à déserter l’île pour aller vivre leur vie ailleurs, que deviendrait Santorin? C’était trop triste...

Elle laissa ses larmes couler sur son menton, couler dans son cou. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle pleurait.

Même après la fin de la fête, tard dans la nuit, elle n’arrivait pas à dormir. Elle s’assit de nouveau à la fenêtre pour regarder le ciel. Elle guettait le souffle de vent qui brouillerait le reflet de la lune de mer. Elle imaginait tous les heureux habitants d’Oia qui sombraient dans un profond sommeil, un sommeil plombé d’alcool.

Mais, en se penchant un peu, elle reconnut d’autres bras accoudés à une autre fenêtre de la maison. Les bras ridés de Bapi. Il était assis à sa fenêtre, regardant la lune, comme elle.

Elle sourit, un vrai sourire, pas une esquisse. Elle avait au moins appris une chose à Santorin. Elle n’était pas comme sa sœur, ni comme ses parents, mais elle était comme son bapi, fière, avare de paroles, méfiante. Mais Bapi avait de la chance, lui : il avait trouvé le courage, une fois dans sa vie, de saisir l’amour d’une personne qui savait le donner.

Lena pria les deux lunes de trouver un jour ce courage.

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Le lendemain matin, Lena fit la grasse matinée. En fait, elle ne dormait pas vraiment, mais elle resta au lit parce qu’elle ne savait pas quoi faire. Elle se sentait bizarre, à la fois pleine d’énergie et abattue.

En fin de matinée, Effie débarqua dans sa chambre pour lui emprunter Dieu sait quoi.

- Qu’est-ce que tu as, Lenny ? lui demanda-t-elle par-dessus son épaule en fouillant sans la moindre gêne dans ses affaires.

- Je suis fatiguée...

Effie avait un air soupçonneux.

- Tu t’es bien amusée, hier ? fit Lena, détournant subtilement la conversation.

Les yeux de sa sœur se mirent à pétiller.

- Oh oui, c’était génial. Andréas embrasse tellement bien. Beaucoup mieux que n’importe quel Américain.

- Tu me l’as déjà dit, fit remarquer sèchement Lena. Mais je te rappelle que tu n’as que quatorze ans.

Effie cessa brusquement de remuer les cintres et se figea complètement.

- Quoi ? s’inquiéta Lena.

Quand sa sœur arrêtait de s’agiter, ce n’était pas bon signe.

- Oh, mon Dieu!

- QUOI?

Elle comprit quand elle entendit le bruissement de papier et découvrit ce qu’Effie tenait à la main. Le portrait qu’elle avait fait de Kostos.

- Oh, mon Dieu..., répéta Effie, plus lentement cette fois.

Elle se tourna vers sa sœur et la dévisagea. Elle la découvrait sous un nouveau jour.

- Je n’y crois pas!

- Quoi?

Le vocabulaire de Lena s’était visiblement réduit à la plus simple expression.

- JE N’Y CROIS PAS.

- Quoi ? cria Lena en se redressant dans son lit.

- Tu es amoureuse de Kostos, lança Effie d’un ton accusateur.

- Mais non, pas du tout.

Si Lena avait jusqu’alors ignoré qu’elle était amoureuse de Kostos, maintenant, elle le savait. Parce qu’elle savait qu’elle venait de mentir.

- Oh que si. Et le plus triste, c’est que tu es trop trouillarde pour te bouger. Alors tu restes là comme une moule.

Lena replongea sous les draps. Comme d’habitude, Effie avait réussi à résumer son état d’esprit complexe et tourmenté en une seule phrase.

- Allez, avoue-le, insista-t-elle.

Pas question. Lena croisa les bras sur son haut de pyjama, butée.

- Parfait, comme tu veux, mais je sais que c’est vrai.

- Eh bien, tu te trompes, na ! répliqua puérilement Lena.

Effie s’assit sur son lit. Elle avait l’air grave, maintenant.

- Lena, écoute-moi, s’il te plaît. Tu es amoureuse. Jamais je ne t’ai vue dans cet état. Mais on n’a plus beaucoup de temps à passer ici, alors il faut que tu prennes ton courage à deux mains pour aller dire à Kostos ce que tu ressens. Sinon, tu le regretteras toute ta vie, espèce de poule mouillée.

Lena savait qu’elle avait raison. Effie avait vu tellement clair dans son cœur qu’elle ne se donna même pas la peine d’essayer de nier.

- Mais, Ef, fit-elle d’une voix étranglée, et s’il ne m’aime pas ?

Effie réfléchit un moment. Lena croisait les doigts. Elle espérait sans trop y croire que sa sœur allait la rassurer. Elle aurait voulu qu’elle lui réponde que, bien sûr, Kostos l’aimait aussi. Que c’était impossible autrement. Mais c’était compter sans sa franchise légendaire.

Elle se contenta de serrer la main de Lena dans la sienne.

- C’est pour cela qu’il faut que tu sois courageuse.

Quand Tibby se réveilla, Bailey était en train de la regarder. Et l’infirmière qui apportait le petit déjeuner aussi. Bailey avait l’air contente. L’infirmière un peu ennuyée.

- Bien dormi, mademoiselle ? lui demanda-t-elle avec un petit sourire.

Tibby descendit vite du lit.

- Désolée, fit-elle d’une voix pâteuse.

Elle avait laissé un filet de bave sur l'oreiller de Bailey.

L’infirmière secoua la tête, mais elle n’avait pas l’air méchante.

- Mme Graffman a été surprise de vous trouver là cette nuit. La prochaine fois, je vous suggère plutôt de venir pendant les heures de visite.

Elle se tourna vers Bailey.

- Alors, il paraît que tu connais cette jeune fille ?

Bailey hocha la tête. Elle était toujours allongée, mais elle avait les yeux ouverts.

L’infirmière consulta le petit panneau au pied du lit.

- Bon, je repasse dans dix minutes au cas où tu aurais besoin d’aide pour manger.

- Ça ira, répondit Bailey.

L’infirmière fronça les sourcils en regardant Tibby.

- Et vous, ne lui mangez pas son petit déjeuner !

- Non, non, promis.

- Reviens près de moi, ordonna Bailey en tapotant le matelas.

Tibby reprit sa place.

- Salut ! fit-elle.

Elle faillit ajouter « Ça va ?» mais elle se retint juste à temps.

- Tu as mis le jean, remarqua Bailey.

- J’avais besoin de soutien, expliqua-t-elle.

Bailey hocha la tête.

- Mimi est morte.

Tibby n’en revenait pas : comment avait-elle pu prononcer ces mots? Et soudain, sans prévenir, elle éclata en gros sanglots bruyants.

Une petite larme toute fine roula sur la joue de Bailey.

- Je savais bien que quelque chose clochait.

- Je suis désolée, fit Tibby.

Bailey balaya ses excuses d’un revers de main.

- J’ai senti ta présence, cette nuit. Tu as veillé sur mes rêves.

-Tant mieux.

- Bon, je ne veux pas jouer les rabat-joie, mais il faut que tu y ailles, Tîb. Tu commences dans treize minutes.

- Hein?

Tibby ne voyait vraiment pas de quoi elle parlait.

- Chez Wallman.

Elle haussa les épaules.

- C’est pas grave.

Bailey prit un petit ah sérieux.

- Mais si, c’est grave. C’est ton travail. Duncan compte sur toi, tu sais. Allez, file.

Tibby la regarda, incrédule.

- Tu veux vraiment que j’y aille ?

- Oui.

Elle se radoucit un peu.

- Mais je veux que tu reviennes, après.

- Promis.

En redescendant dans le hall, Tibby vit Carmen qui l’attendait. Sans rien dire, Carmen se leva et la serra dans ses bras, Tibby l’embrassa puis dit sans enthousiasme :

- Bon, il faut que j’aille au boulot.

Carmen acquiesça.

- Je sais, je t’accompagne.

Mais je suis à vélo.

- Bon, ben, je vous accompagne, toi et ton vélo.

Carmen s’arrêta brusquement juste devant les portes automatiques.

- Oh, attends ! J’ai besoin du jean.

- Tout de suite ? Mais... euh... je l’ai sur moi, là.

Carmen l’entraîna dans les toilettes où elles échangèrent leurs pantalons.

Décidément, ce jean n’était pas comme les autres : il passa de l’une à l’autre sans problème, toujours aussi magique. Mais on ne pouvait pas en dire autant du pantalon-trompette bleu clair que Tibby enfila en ronchonnant. Elle était monstrueusement ridicule avec ce truc-là.

Depuis deux semaines, Carmen faisait la grasse matinée tous les jours mais, le 19 août, elle se leva aux aurores. Elle savait exactement ce qu’elle avait à fane. Elle enfila le jean, qui lui dessina des hanches superbes. Ce jean avait vraiment l'air de l’aimer. Elle remonta la fermeture Éclair de ses boots imprimées léopard et attacha vite les boutons de nacre de sa chemise en jean noire. Elle fit bouffer ses cheveux épais, tout propres d’hier son. Et, petit détail chic : elle mit ses créoles en argent.

Elle descendit sur la pointe des pieds et laissa un mot à sa mère sur la table de la cuisine. Elle avait partir vers la porte, quand le téléphone sonna. Encore M. Brattle ! Elle reconnaissait son numéro. Eh bien, qu’il sonne ! Elle n’avait pas envie de le torturer aujourd’hui.

Elle prit un bus pour l’aéroport où elle retira le billet aller-retour qu’elle avait réservé la veille. Une vraie fortune ! Heureusement qu’elle avait la carte bleue que lui avait laissée son père pour « les cas d’extrême urgence ».

Elle dormit comme un bébé pendant les deux heures de vol, ne se réveillant que pour le plateau-repas. Et, cette fois, elle mangea la pomme.

A l’aéroport de Charleston, elle passa quelques heures à lire des magazines, puis prit un taxi pour se rendre à l’église épiscopalienne de Meeting Street. Cette fois, les chênes et les pacaniers aux couleurs flamboyantes qui bordaient les rues lui parurent familiers, accueillants même...

Elle arriva quelques minutes avant le début de la cérémonie. Tout le monde était installé et le cortège attendait entre deux énormes gerbes de fleurs blanches et pourpres. Elle se glissa discrètement dans le fond de l’église. Elle aperçut deux de ses tantes au deuxième rang. Et, à côté d’elles, la seconde épouse de son grand-père paternel, que personne n’aimait. Sinon, Carmen ne connaissait aucun des invités qu’elle voyait du côté de son père. Visiblement, il avait perdu tous ses amis «d’avant».

Son père apparut alors, grand et chic dans son smoking. Paul l’accompagnait jusqu’à l’autel, habillé comme lui. Elle réalisa qu’il devait être garçon d’honneur. Elle aurait dû en être malade de jalousie, mais non. Il avait l’air de prendre son rôle très au sérieux. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, tous les deux : mêmes cheveux blonds, même taille, même costume. Son père était heureux, elle le savait.

Les premières notes de la musique résonnèrent. Krista ouvrait la marche. On aurait dit un sucre d’orge dans sa robe mauve. Mais elle était jolie, presque féerique, se dit Carmen, avec sa peau si pâle qu’elle en paraissait bleutée.

La musique monta crescendo et, au moment le plus intense de la mélodie, Lydia apparut.

C’était quand même quelque chose, un mariage. Peu importe que Lydia ait quarante ans et une robe ridicule. Elle remontait l’allée, transfigurée par la grâce. Elle était parfaite, et marchait exactement comme il fallait, pensa Carmen. Elle avait aux lèvres le parfait sourire de la mariée, timide mais assuré. Son père ne la quittait pas des yeux.

Lorsqu’elle arriva près d’eux, les quatre membres de la famille formèrent un demi-cercle devant l’autel.

Carmen eut un pincement au cœur de les voir comme ça. «Ils auraient voulu que tu sois là aussi. Ils étais censée être à leurs côtés.»

Elle se laissa hypnotiser par les violons, l’odeur des bougies et le discours du pasteur. Elle oublia qu’elle était la fille du marié et qu’elle n’était pas habillée comme il fallait. Elle quitta son corps et s’éleva au-dessus de la foule, près des voûtes, d’où elle pouvait voir toute la scène.

Elle y resta un moment. Mais, en remontant l’allée, son père croisa son regard... Elle redescendit immédiatement sur terre. Et ce qu’elle lut dans ses yeux lui donna envie d’y rester.

Diana lui avait préparé des brownies (un véritable exploit dans la cuisine du camp !). Ollie lui massait le dos quand elle le voulait. Emily avait même proposé de lui prêter son lecteur de CD.

Elles s’inquiétaient toutes pour elle. Bridget les avait entendues chuchoter, pensant qu’elle dormait.

Elle finit par accepter de les accompagner au dîner, parce qu’elle n’en pouvait plus de les voir tourner autour d’elle. Elles passaient leur temps à lui apporter des gants de toilette humides à poser sur son front et toutes sortes de friandises censées lui remonter le moral, qui pourrissaient sous son lit.

Après le repas, Eric vint la voir pour lui proposer d’aller faire une balade.

Surprenant de la part d’un homme qui craignait tant le qu’en-dira-t-on. Elle accepta.

Ils contournèrent le cap pour rejoindre la grande plage de Coyote Bay. Us dépassèrent le troupeau de camping-cars en silence avant de rejoindre un endroit plus tranquille, tout au bout, entre les palmiers et les cactus. Le coucher de soleil flamboyait dans leur dos.

- Je m’inquiétais pour toi. Après le match d’hier et tout...

Elle Usait dans ses yeux qu’il disait la vérité.

Elle hocha la tête.

- Je ne joue pas toujours bien.

-Mais tu as un talent extraordinaire, Bridget. Il faut que tu le saches. Tu sais que tu es une vraie star, ici.

Comme tout le monde, Bridget appréciait les compliments, mais elle n’avait pas besoin de ceux-là. Elle savait très bien ce qu’elle valait.

Il se mit à creuser un trou dans le sable, machinalement.

- J’avais peur que ce qui s’est passé entre nous... J’avais peur que ça t’ait blessée. Plus que je ne l’aurais cru.

Elle hocha de nouveau la tête.

- Tu n’as pas beaucoup d’expérience avec les garçons, hein? demanda-t-il d’une voix douce.

Ce n’était pas de la curiosité mal placée, il voulait juste l’aider.

Elle hocha encore la tête.

- Oh. Si j’avais su, je...

- Je ne te l’avais pas dit. Tu ne pouvais pas le savoir, l’interrompit-elle.

Il élargit le trou qu’il avait creusé dans le sable. Puis il le reboucha.

- Tu sais, Bridget, quand je t’ai vue pour la première fois, tu paraissais si sûre de toi, tu étais tellement... sexy... J’ai cru que tu étais beaucoup plus âgée. Maintenant, je ne suis plus dupe. Tu n’as pas beaucoup vécu. Tu es encore jeune pour tes seize ans.

- J’ai quinze ans.

Il poussa un grognement.

- Non ! Ne me dis pas ça !

- Désolée. Je suis honnête, c’est tout.

- Tu ne crois pas que tu aurais dû être honnête dès le début ?

La bouche de Bridget se mit à trembler. Il avait l’air désespéré. Il se rapprocha et lui passa le bras autour des épaules.

Et il se lança.

- Je voulais te dire quelque chose. Nous n’aurons peut-être plus l’occasion de parler seuls tous les deux, alors écoute-moi bien, OK?

- OK, marmonna-t-elle.

Il poussa un long soupir.

- Ce n’est pas facile à admettre pour un garçon. Et encore moins pour un gros balourd entraîneur de foot, tu sais...

Il leva les yeux au ciel, comme pour y chercher l’inspiration.

- Tu as bouleversé ma vie cet été. Une vraie tornade. Depuis le jour où je t’ai vue, tu n’as plus quitté mes pensées. Tu as passé toutes les nuits dans mon lit, avec moi.

Il lui caressa les cheveux.

- Le jour où on a nagé ensemble. Le jour où on a couru ensemble. Dansé ensemble. Où je t’ai regardée jouer... Je sais que je suis un accro du foot, Bee, mais je t’assure que c’est très excitant de te voir jouer.

Elle sourit un peu.

- C’est ça qui m’a foutu la trouille. Tu es trop jolie et trop sexy et trop jeune pour moi. Tu le sais, non ?

Bridget n’était pas vraiment sûre d’être trop jeune pour lui mais, en tout cas, elle était trop jeune pour ce qu’elle avait fait avec lui. Elle hocha la tête.

- Et maintenant, après avoir été si proche de toi, je ne peux plus te voir sans repenser à ce que j’ai ressenti ce soir-là.

Elle allait pleurer. De grosses larmes lui brouillaient la vue.

Il prit son visage entre ses deux mains.

- Écoute-moi, Bee. Un jour, quand tu auras vingt ans, on se reverra peut-être. Tu seras une superstar du foot dans une grande université, avec des millions de gars bien plus intéressants que moi qui te tourneront autour. Et tu sais quoi ? Je prierai pour que tu veuilles encore de moi.

Il prit deux mèches de cheveux entre ses doigts, comme des fils d’or précieux.

- Si on se retrouvait ailleurs, dans d’autres circonstances, je pourrais t’aimer vraiment. Comme tu le mérites. Mais là, je ne peux pas.

Elle hocha une dernière fois la tête et laissa ses larmes couler.

Elle aurait voulu le croire. Elle aurait voulu que son petit discours fonctionne. Et elle savait qu’il l’espérait aussi. Qu’il soit sincère ou pas, il pensait que ses mots pouvaient la consoler, il l’espérait vraiment du fond du cœur.

Mais ce n’était pas ça dont elle avait besoin pour combler ce vide, un vide immense comme l’univers. Lui, il n’en était pas capable. Lui qui était là, sur la plage, et qui ne savait plus quoi dire.

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Le père de Carmen la serra longtemps dans ses bras sous la grande tente installée dans le jardin. Quand il relâcha son étreinte, il avait les yeux pleins de larmes. Il n’avait pas besoin de parler, elle comprenait tout ce qu’il aurait voulu lui dire.

Lydia l’embrassa aussi, contrainte et forcée, mais peu importe. Lydia aimait son père, c’était tout ce qui comptait.

Krista lui déposa une bise sur la joue et Paul lui serra la main.

- Bon retour parmi nous, lui dit-il.

Ils avaient sans doute noté qu’elle était en jean, mais personne ne fit de remarque désobligeante.

L’assistante du photographe, une vieille dame grisonnante, brisa sans scrupule cet instant d’émotion.

- Allez ! La famille des mariés, on se rassemble pour la photo ! Allez, on se rassemble sous le magnolia ! hurla-t-elle à l’oreille de Krista, comme s’ils étaient tout un troupeau, alors qu’ils n’étaient que quatre.

Carmen se dirigea vers le buffet, mais son père lui prit la main.

- Viens, ta place est avec nous.

- Mais je suis...

Elle montra le jean.

- Tu es toute belle, ma petite brioche, lui assura-t-il.

Et elle le crut.

Elle posa avec eux. Elle posa avec Paul et Krista. Elle posa avec Lydia et son père. La vieille assistante fit remarquer que ça ne se faisait pas de venu à un mariage en jean, mais ils l’ignorèrent royalement. Carmen était tout de même impressionnée ; Lydia avait accepté que ses photos de mariage de conte de fées soient gâchées par une fille en jean et boots léopard !

Le moment du buffet passa très vite. Carmen discuta un peu avec ses quatre foldingues de tantes en attendant que les mariés ouvrent le bal sous un tonnerre d’applaudissements. Puis Paul vint la chercher.

- Me ferez-vous le plaisir d’accepter cette danse? demanda-t-il en s’inclinant légèrement.

Carmen se leva. Elle ne savait pas vraiment valser, mais tant pis. Elle se laissa guider et il la fit tournoyer sur la piste, au rythme de la musique.

Hum. Et sa petite amie? se souvint-elle brusquement. Elle scruta la foule des invités, cherchant Skeletor qui devait être en train de la fusiller du regard. Paul sentit que quelque chose lui traversait l’esprit.

- Où est passée... euh... ?

Elle n’arrivait pas à se rappeler son vrai prénom.

- Skeletor ? suggéra Paul.

Carmen se sentit rougir. Mais il riait, d’un petit rire hoquetant, vraiment trop mignon. C’était fou, jamais elle ne l’avait entendu rire avant !

Elle se mordit les lèvres, toute honteuse.

- Désolée...

- On n’est plus ensemble, expliqua-t-il.

Il n’avait pas l’air triste du tout.

A la fin du morceau, il la confia à son père en lui glissant à l’oreille :

- Al est vraiment content que tu sois venue.

Elle n’en revenait pas. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche (rarement, il faut l’avouer), Paul la surprenait un peu plus.

Son père la prit dans ses bras et ils se mirent à valser.

- Tu sais ce que je vais faire ? lui demanda-t-il.

- Quoi?

- A partir de maintenant, je vais être aussi honnête avec toi que tu l’as été avec moi.

- D’accord, fit-elle en se laissant emporter par la danse.

Devant ses yeux à demi fermés, les lumières scintillantes tourbillonnaient comme des flocons de neige.

A l’aube, en montant se coucher, elle aperçut la baie vitrée de la salle à manger. L’impact avait dessiné comme une toile d’araignée au beau milieu du verre. Carmen avait un peu honte, mais ça lui fit chaud au cœur de voir qu’ils ne l’avaient pas encore remplacée, juste couverte de plastique transparent.

 

Lena,

J’ai enfin été digne du jean magique. Et Tibby aussi, je crois. Je peux t’assurer qu’il a vraiment un bon Carma (ha, ha, ha!)… profites-en bien ! J’ai hâte de te raconter tout ça…

J’espère que ce jean t’apportera autant de bonheur qu’à moi.

Bisous,

Carmen

 

Tibby arriva chez Wallman vêtue de son haut de pyjama à carreaux. Elle dut emprunter une blouse. Duncan fit le contrarié, mais il était content qu’elle revienne après plusieurs jours d’absence, ça se voyait. Il lui dit même que le pantalon de Carmen lui allait à ravir (!).

- Ça fait longtemps qu’on n’a pas vu votre amie, remarqua-t-il finement.

Tibby fila aussi sec dans la réserve. Elle s’assit sur le seuil de l’entrée des livraisons, enfouit son visage dans ses mains et pleura, pleura, pleura. Comme elle n’avait pas de mouchoir, elle dut s’essuyer le nez sur la blouse qu’elle avait empruntée. En plus, elle mourait de chaud avec son haut de pyjama en flanelle.

Quelqu’un s’approcha. Levant les yeux, elle mit un moment à réaliser que c’était Tucker Rowe.

- Ça va?

Elle le fixa, le regard vide, en se demandant comment il pouvait supporter d’être habillé tout en noir par cette chaleur.

- Non, pas trop, répondit-elle.

Elle se moucha bruyamment dans la manche de sa blouse.

Il s’assit alors à côté d’elle. Maintenant qu’elle était partie, elle ne pouvait plus s’arrêter de pleurer, alors elle continua à déverser des torrents de larmes sans rien dire. Il lui caressa maladroitement les cheveux. En temps normal, elle aurait été aux anges : il l’avait touchée ! Enfin, bon, il avait touché ses cheveux gras mouillés, la honte ! Mais là, elle s’en fichait complètement.

Quand elle eut épuisé toute sa réserve de larmes, elle releva la tête.

- Viens, je t’offre un verre et tu me racontes ce qui ne va pas, d’accord ? proposa-t-il.

Elle le regarda attentivement, pas avec ses yeux, mais avec ceux de Bailey. Il s’était vidé un pot de gel dans les cheveux et il s’épilait entre les sourcils, ça se voyait. Tout en lui sonnait faux, ses vêtements, sa réputation, c’était un style qu’il se donnait. Brusquement, elle ne voyait plus du tout ce qui lui avait plu chez lui.

- Non merci, répondit-elle poliment.

- Allez, Tibby. Viens, ça me ferait plaisir, je t’assure.

Il insistait, pensant qu’elle était impressionnée. Qu’elle ne pouvait pas croire que quelqu’un d’aussi cool puisse s’intéresser à elle.

- Non, je n’ai pas envie, précisa-t-elle.

Il encaissa l’insulte en pâlissant légèrement sous ses cheveux hérissés.

En le regardant s’éloigner, elle pensa << Eh oui, vieux. J’étais raide amoureuse de toi mais, maintenant, je ne vois vraiment plus pourquoi.»

Quelques instants plus tard, Angela, la femme aux ongles monstrueux, sortit pour jeter deux gros sacs-poubelle dans la benne. Elle s’arrêta près de Tibby.

- Elle est très malade, ta copine, hein ?

Tibby leva les yeux, surprise.

- Comment le savez-vous ?

- J’ai une petite nièce qui est morte d’un cancer. Elle lui ressemblait.

Angela avait les larmes aux yeux. Elle s’assit à côté de Tibby.

- Pauvre petite, fit-elle en lui tapotant le dos.

Tibby sentit ses ongles crisser sur le polyester de la blouse.

- Elle est toute mignonne, cette gamine, poursuivit-elle. Un jour, j’ai fini plus tôt que toi et, quand je suis sortie, elle était déjà là à t’attendre, devant le magasin. Elle a bien vu que je n’allais pas fort, alors elle m’a emmenée boire un thé glacé. Elle m’a écoutée pleurer pendant une demi-heure à cause de mon ex, ce salaud. Bref, après on s’est retrouvées chaque semaine comme ça, Bailey et moi. C’était notre petit rendez-vous du mercredi après-midi.

Tibby hocha la tête. Une fois de plus, Bailey lui donnait une leçon. Pour elle, Angela se résumait à ses ongles monstrueux, elle n’avait jamais été plus loin.

Miracle du jean magique, il arriva en Grèce la veille du départ de Lena. Le paquet était dans un état... Il semblait avoir fait le tour du monde. Mais le jean était là, intact... juste un peu froissé, plus doux, plus souple que la dernière fois. En fait, il avait l’air aussi épuisé que Lena, mais prêt à vivre mille autres aventures. Et voici la mission qu’il lui confiait : «Va parler à Kostos, espèce de grosse nulle ! »

Mais, dès qu’elle le mit, elle trouva le courage de passer à l’action. Comme si ce jean lui transmettait les qualités de chacune de ses trois amies... Heureusement pour elle, le courage en faisait partie !

En plus, elle se sentait super sexy avec, ce qui ne gâchait rien.

Une fois, Lena avait participé à un marathon pour soutenir une association : trente kilomètres à travers tout Washington ! Eh bien, aujourd’hui, le trajet jusqu’à la forge lui sembla encore plus long.

Elle voulait y aller après déjeuner mais, comme de toute façon elle ne pouvait rien avaler, pourquoi attendre ?

Elle se mit donc en route aussitôt, ce qui se révéla une bonne chose car, lorsqu’elle aperçut le bâtiment de briques, son estomac se retourna. Heureusement qu’elle n’avait rien dans le ventre !

Elle transpirait tellement des mains qu’elle avait peur d’abîmer sa peinture. Elle essuya ses paumes sur le jean et changea le tableau de côté. Maintenant, elle avait des traces humides sur son pantalon, très chic !

Elle s’arrêta à l’entrée de la cour. «Avance ! Vas-y ! » ordonna-t-elle au jean. Mieux valait se fier à lui qu’à ses jambes tremblantes.

Et si Kostos était occupé? Elle allait le déranger, c’était sûr... «Ce n’est vraiment pas malin de venir l’ennuyer à son travail», rouspéta le côté trouillard de son cerveau (qui était très largement majoritaire).

Mais elle continua à avancer. La minuscule part de courage en elle savait que c’était sa dernière chance. Si elle faisait demi-tour, c’était fini.

La forge était plongée dans la semi-obscurité. Une silhouette se détachait en ombre chinoise devant le feu. Quelqu’un qui travaillait un morceau de métal dans les flammes. Et ce quelqu’un était trop grand pour être Bapi Doumas.

Kostos avait entendu ses pas ou senti sa présence. Il jeta un coup d’œil pardessus son épaule, puis posa avec précaution ses outils, enleva ses gros gants et son masque, et vint à sa rencontre. Les flammes avaient laissé une étincelle dans ses yeux. Il n’avait pas l’air inquiet ni gêné. Il était dans son élément.

Lena avait l’habitude que les garçons soient nerveux en sa présence, ce qui lui laissait le beau rôle, mais Kostos ne montrait pas le moindre signe de trouble.

- Salut, fit-elle d’une voix tremblante.

- Salut, répondit-il d’une voix très calme.

Elle essayait désespérément de se rappeler le petit discours qu’elle avait préparé.

- Tu veux t’asseoir? proposa-t-il.

Il l’invitait en fait à se percher sur la cloison de brique qui séparait la pièce en deux. Elle s’y installa. Mais elle ne se rappelait toujours pas sa première ligne de texte. Elle se souvint alors de la toile qu’elle tenait à la main. Elle la lui tendit sans un mot. Elle avait prévu de faire un peu plus cérémonieux, mais tant pis.

Il retourna la peinture et l’examina attentivement. D’abord, il se contenta de regarder sans rien dire, sans s’extasier comme la plupart des gens. Au bout d’un moment, Lena commença à s’inquiéter, mais elle était déjà tellement angoissée que ça ne changeait pas grand-chose de toute façon.

- C’est ton jardin secret, expliqua-t-elle.

Sans quitter le tableau des yeux, il répondit lentement :

- Ça fait des années que je vais me baigner là-bas, mais je veux bien partager.

Elle essaya de déceler un sous-entendu dans ses paroles. Mais elle ne savait pas vraiment si elle voulait qu’il y en ait un ou pas. Non, il n’y en avait pas, décida-t-elle.

Il lui rendit le tableau.

- Non, c’est pour toi..., fit-elle, mortifiée. Enfin, si tu en veux. Tu n’es pas obligé... Je voulais juste...

Il le reprit.

- Je le garde alors, merci.

Lena écarta les cheveux qui collaient à sa nuque. Dieu, ce qu’il faisait chaud ! «Bon, vas-y, lance-toi ! » s’encouragea-t-elle.

- Kostos, je suis venue pour te parler...

Elle avait à peine ouvert la bouche qu’elle était déjà debout, à faire les cent pas.

- Je t’écoute, fit-il, toujours assis.

- Je veux le faire... depuis le jour où...

« Comment formuler ça ?» se demandait-elle, paniquée.

-... depuis le jour où nous nous sommes... euh... croisés... à la mare.

Il hocha la tête. Elle crut voir l’ombre d’un sourire sur ses lèvres.

- Enfin, bref. Ce fameux jour. Bon.

Elle recommença à arpenter la pièce. Voilà encore quelque chose qu’elle n’avait pas hérité de son père : l’éloquence de l’avocat.

- C’était un peu la panique et, bon, tout le monde n’a pas très bien compris ce qui s’était réellement passé. C’est probablement ma faute, d’ailleurs. Mais je ne m’en suis pas rendu compte sur le coup et après...

Elle laissa sa phrase en suspens, fixant les flammes. Les flammes de l’Enfer, pas vraiment réconfortant comme image.

Kostos attendait patiemment.

Quand Lena avait joué et rejoué cette scène dans sa tête, Kostos l’interrompait, lui répondait, l’aidait à se dépêtrer de cette histoire, mais là, il ne disait rien. Il attendait.

Elle essaya de reprendre le fil de son discours, sans savoir vraiment où ça la menait.

- Et après... après, c’était trop tard. Tout s’est complètement embrouillé. Je voulais en parler à mes grands-parents, mais je ne savais pas comment m’y prendre parce que j’étais trop lâche pour leur demander ce qu’ils s’étaient imaginé et leur expliquer que, en fait, ce n’était pas ça qui s’était passé, alors, du coup, je ne leur en ai pas parlé du tout mais je sais que j’aurais dû.

Elle regretta brusquement de ne pas être dans une sitcom pour qu’un autre personnage lui colle une claque qui la fasse taire, comme ils font à la télé.

Elle était maintenant sûre d’avoir vu flotter un sourire sur les lèvres de Kostos. Ce n’était pas bon signe, hein?

Elle essuya la sueur qui perlait à son front d’un revers de main. Puis elle regarda son pantalon. Quand même, elle portait le jean magique, ce n’était pas n’importe quel jean !

Elle essaya alors d’imaginer ce qu’aurait dit Bridget à sa place.

- Bon... Ce que j’essaye de t’expliquer, c’est que je me suis trompée et que c’est à cause de moi que nos grands-pères se sont battus et que je n’aurais jamais dû t’accuser de m’avoir espionnée parce que maintenant je sais que ce n’était pas vrai.

Là, voilà qui était mieux. Oh ! Mais elle avait oublié quelque chose.

- Et je suis désolée, reprit-elle brusquement. Vraiment, vraiment désolée.

Il attendit un moment, histoire d’être sûr qu’elle avait bien terminé.

- J’accepte tes excuses, fit-il avec un petit signe de tête.

Toutes les grands-mères d’Oia pouvaient s’enorgueillir de ses manières de gentleman.

Lena poussa un long soupir. Dieu merci, pour les excuses, c’était fait. Elle pouvait très bien repartir maintenant, tant qu’il lui restait un soupçon de fierté. C’était affreusement tentant. Mon Dieu, que c’était tentant.

- Mais il y a encore autre chose, reprit-elle.

Elle n’en revenait pas. Les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche.

- Oui, quoi? demanda-t-il.

Sa voix semblait plus douce. Ou bien c’était elle qui prenait ses rêves pour des réalités.

Elle cherchait ses mots, levant les yeux au plafond pour y trouver l'inspiration.

- Tu veux t’asseoir ? proposa-t-il à nouveau.

- Non, je ne crois pas que je pourrais tenu assise, avoua-t-elle en se tordant les mains.

Elle vit dans ses yeux qu’il comprenait.

- Bon, je sais que je n’ai pas été très aimable avec toi quand je suis arrivée.

C’était parti, second round pour Lena.

- Tu as été très gentil avec moi... et pas moi. Du coup, tu as dû penser que je... que je n’étais pas...

Lena tournait en rond. Elle s’arrêta face à lui.

Elle avait de grandes auréoles sous les bras. La sueur ruisselait sur son front, sur tout son visage. Sous l’effet combiné de la chaleur et du stress, des plaques rouges étaient apparues dans son décolleté, sur ses joues... partout.

Elle n’avait jamais cru qu’un garçon pourrait l’aimer pour autre chose que son apparence. Mais si aujourd’hui Kostos lui faisait l’insigne honneur de lui dire qu’il avait des sentiments pour elle, elle saurait que ce n’était pas parce qu’elle était belle.

- Tu as dû penser que je ne t’aimais pas alors qu’en fait...

Oh, Seigneur. Elle allait se noyer dans sa propre transpiration si ça continuait.

-... alors qu’en fait ce n’était peut-être pas ça du tout. Peut-être que, en réalité, c’était... tout le contraire.

Avait-il compris un mot de ce qu’elle racontait? Elle n’était même plus sûre que ses phrases aient un sens.

- Bon, ce que je veux dire, c’est que je regrette de m’être comportée comme ça avec toi. Je regrette d’avoir fait comme si je n’en avais rien à faire de toi parce que, en réalité... c’est plutôt le contraire... le contraire de ce que j’ai donné l’impression de ressentir pour toi.

Elle le regarda avec des yeux suppliants. Elle avait essayé, vraiment. Elle avait bien peur de ne pas pouvoir faire mieux.

- Oh, Lena, fit-il avec les yeux humides, lui aussi.

Il prit ses mains moites dans les siennes. Visiblement, il avait compris qu’elle ne pouvait pas fane mieux.

Il l’attira contre lui. Comme il était assis sur le muret et elle debout, ils étaient presque à la même hauteur. Leurs jambes se touchèrent. Elle sentit son odeur légèrement salée. Seigneur, elle allait s’évanouir...

Il était là, devant elle, tellement beau dans la lueur des flammes. Ses lèvres... si près. Emportée par un soudain élan de courage (venu de Dieu sait où...), elle se pencha et l’embrassa. C’était à la fois un baiser et une question.

Il répondit en la prenant dans ses bras pour l’embrasser à pleine bouche.

Elle eut une dernière pensée avant de mettre son cerveau sur «pause». «Jamais je n’aurais cru qu’il faisait si chaud au paradis.»

Description : C:\Users\Jessica\Desktop\14 filles et 1 jeans_files\14 filles et 1 jeans-58.jpg



Comme la veille et l’avant-veille, les infirmières jetèrent Tibby hors de la chambre de Bailey à huit heures pile, heure de la fin des visites. Mais elle n’avait pas envie de rentrer chez elle. Elle appela ses parents pour leur dire qu’elle allait au cinéma. Sa mère paraissait contente pour elle. Elle avait fini par remarquer que sa fille ne menait pas une vie très rigolote en ce moment.

Dans le lointain, l’enseigne clignotante du drugstore lui fit signe. Elle retrouva avec plaisir Brian McBrian, absorbé comme d’habitude dans une partie de Dragon Master.

Quand il se retourna et vit qu’elle le regardait, il lui sourit.

- Salut, Tibby, fit-il timidement;

Il ne parut pas remarquer le haut de pyjama qu’elle n’avait pas quitté depuis trois jours, ni sa saleté repoussante.

- Tu en es à quel niveau ?

- Vingt-cinq, répondit-il sans chercher à masquer sa fierté.

- C’est pas vrai ! s’exclama-t-elle, sincèrement épatée.

Quel suspense ! Au niveau vingt-six, elle suivit avec une angoisse grandissante son ascension héroïque du volcan, jusqu’à ce qu’il termine frit comme un beignet dans la lave.

- Aïe, aïe, aïe ! fit-elle.

Il haussa les épaules avec philosophie.

- C’était une bonne partie. Ce ne serait pas drôle si je gagnais tout le temps.

Elle hocha la tête, réfléchit un moment, puis reprit :

- Dis, Brian?

- Quoi?

- Tu voudrais bien m’apprendre à jouer ?

- Bien sûr.

Avec une patience et un enthousiasme dignes des meilleurs professeurs, Brian la guida jusqu’au niveau sept, où apparaissait le premier dragon. Même si l’héroïne siliconée de Tibby finit avec une épée plantée dans le ventre, Brian avait l’air très fier de son élève. Il la félicita :

- Waouh ! Comment tu les as massacrés, ces dragons ! T’as ça dans le sang !

- Merci, répondit-elle, flattée.

Avec une gravité soudaine, Brian demanda :

- Comment va Bailey ?

- Elle est à l’hôpital.

- Je sais, je vais la voir tous les midis.

Il s’interrompit brusquement.

- Hé ! Attends. Je vais te montrer un truc.

Il fouilla dans un sac à dos hors d’âge.

- Je vais lui apporter ça.

C’était une vieille console de jeux et une copie de Dragon Warrior, la version familiale de Dragon Master.

- C’est pas aussi bien que le vrai jeu mais, comme ça, elle ne perdra pas la main.

Tibby sentit les larmes lui monter aux yeux.

- Elle va adorer, assura-t-elle.

Plus tard, en descendant Old Georgetown Road, Tibby était encore tout excitée d’avoir découvert l’univers de Dragon Master. Elle pensait déjà au niveau huit.

C’était la première fois depuis des jours qu’elle se projetait dans le futur.

Brian McBrian avait peut-être découvert un truc important. Le bonheur, ce n’était peut-être pas une vie parfaite dans les moindres détails, amour, gloire, beauté et tout le tralala.

Ce n’était peut-être qu’une succession de petits plaisirs. Regarder l’élection de Miss Univers bien au chaud sous la couette. Manger un brownie dégoulinant de glace à la vanille. Atteindre le niveau sept de Dragon Master, en sachant qu’il en reste encore vingt à découvrir...

Le bonheur ne tenait peut-être qu’à l’équilibre des petites joies (comme arriver au passage piétons juste quand le bonhomme passe au vert) et des petits désagréments de la vie (comme avoir une étiquette qui gratte dans le cou).

Et si ça se trouve, chacun recevait la même dose de bonheur chaque jour. Peut-être que ça ne changeait rien qu’on soit une superstar ou un pauvre ringard. Ou même qu’on ait une amie en train de mourir.

La vie continuait. Et c’était tout ce qu’on pouvait espérer.

C’était son dernier petit déjeuner avec Bapi, son dernier jour en Grèce. Elle avait passé toute la nuit à préparer un grand discours en grec pour qu’ils puissent enfin discuter tous les deux, et finir l’été en beauté. Elle le regardait mastiquer tranquillement ses Rice Krispies, guettant le bon moment pour engager la conversation.

Mais, quand il leva les yeux et lui sourit, elle comprit quelque chose d’important. Il n’y avait rien à changer. C’était leur façon d’être ensemble. La plupart des gens ne supportent pas le silence, mais eux, oui. Ils n’avaient pas besoin de parler. Le seul fait de manger leurs céréales tous les deux leur suffisait.

Elle oublia aussitôt son grand discours et replongea le nez dans son bol.

A un moment donné, alors qu’il ne lui restait plus qu’un fond de lait sucré, Bapi posa la main sur la sienne en disant :

- Tu es bien ma petite-fille.

Et il avait raison.

Deux jours plus tard, assise à sa place habituelle sur le lit de Bailey, Tibby comprit que son état empirait. Bailey n’avait pas changé, elle n’avait pas l’air plus anxieuse ou plus grave qu’avant, mais les infirmières oui. Chaque fois que Tibby croisait leur regard, elles baissaient les yeux.

Bailey jouait à Dragon Warrior pendant que son père piquait un petit somme près de la fenêtre. Elle reposa sa tête sur son oreiller, un peu fatiguée.

- Tu termines la partie pour moi, Tibby ?

Tibby prit les manettes.

- Elles reviennent quand, tes amies ? demanda Bailey d’une voix lasse.

- Carmen est déjà là. Lena et Bridget rentrent la semaine prochaine.

- C’est cool, fit Bailey.

Elle avait de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts.

Tibby remarqua qu’il y avait deux machines de plus dans la chambre aujourd’hui, qui clignotaient en émettant de petits bips réguliers;

- Comment va Brian ?

- Très bien. Grâce à lui, je suis arrivée au niveau dix, répondit Tibby.

Bailey sourit mais garda les yeux fermés.

- Ça, c’est un mec bien, murmura-t-elle.

Tibby se mit à rire en se rappelant la promesse qu’elle lui avait faite.

- Ouais, c’est vrai. Tu avais raison et j’avais tort, comme d’hab’.

- Arrête, Tibby, protesta Bailey, pâle comme un ange.

- Si, je juge les gens sans les connaître.

- Mais après, tu changes d’avis, répondit-elle d’une voix lente, lointaine.

Tibby lâcha les manettes du jeu, pensant que son amie avait besoin de dormir. Mais dans une souffle, elle ordonna :

- Continue à jouer...

Tibby joua jusqu’à huit heures, jusqu’à ce que les infirmières la mettent dehors.

 

 

Lena,

Il m’est arrivé un truc… Je ne pensais pas que ce serait comme ça. J’aimerais t’en parler, mais je ne peux pas te l’écrire. Je me sens bizarre, je ne me reconnais plus.

Bee

 

Lena,

Je n’arrive pas à dormir. J’ai peur. J’aimerais tant que tu sois là.

 

Lena lut et relut les lettres de Bridget dans l’avion. Celles qu’elle avait reçues tout au long de l’été, et celles qu’on venait de lui remettre à la poste, juste avant son départ. Tandis que l’avion traversait les fuseaux horaires, son cœur s’arracha douloureusement à la forge d’Oia pour voler au secours de Bridget, à Bahia California.

Lena la connaissait assez bien et depuis assez longtemps pour s’inquiéter sérieusement. Bee avait déjà dû recoller les morceaux de sa vie et, depuis, elle était restée fragile, comme une porcelaine légèrement fêlée. Elle fonçait droit devant, enjambant un à un les obstacles mais, parfois, elle en prenait un de pleine face. Et elle avait du mal à repartir. Elle ne savait pas se remettre sur pied. Un peu comme un bébé, Bridget voulait son indépendance, réclamait à cor et à cri plus d’autonomie. Mais, lorsqu’elle obtenait ce qu’elle voulait et qu'elle se retrouvait seule aux commandes, ça la terrifiait. Sa mère n’était plus là et son père était largué, complètement dépassé. Elle avait besoin de quelqu’un pour veiller sur elle. Elle avait besoin de quelqu’un pour lui montrer qu'elle n’était pas seule au monde, pour la rassurer face à ce vide immense.

Effie ronflait dans le siège d’à côté. Elle devait rêver à son beau serveur. Lena la secoua.

- Effie, réveille-toi un peu.

Sa sœur ouvrit les yeux de mauvaise grâce.

- Je dors ! râla-t-elle, comme si c’était un sacrilège de troubler son sommeil.

- Ne t’inquiète pas. Tu es la championne pour te rendormir en deux secondes, Je te fais confiance, miss Marmotte.

- Ha, ha, ha.

- Écoute, j’ai une urgence. Je vais te laisser à New York et essayer de prendre un vol pour Los Angeles.

Effie n’était pas tellement rassurée en avion. Lena le savait, c’est pour ça qu'elle préférait la prévenir.

- II y a une heure de vol à peine entre New York et Washington, Ef. Ça va aller.

Effie n’en revenait pas.

- Mais... où tu vas comme ça ?

- A Bahia California. Je m’inquiète pour Bee.

Sa sœur connaissait assez bien Bridget pour savoir dans quel état elle pouvait se mettre quand ça n’allait pas.

- Qu’est-ce qu’elle a fait ? demanda Effie, gagnée par l’angoisse de Lena.

- Je ne sais pas.

- Tu as assez d’argent?

- Oui, j’ai l’argent de poche de papa et maman.

Leurs parents leur avaient donné cinq cents dollars à chacune pour les vacances et Lena n’avait pratiquement rien dépensé.

- Il me reste deux cents dollars, je vais te les passer, décida Effie.

Lena la serra dans ses bras.

- Je la ramène à la maison demain. J’appellerai papa et maman de l’aéroport, mais tu leur expliqueras, d’accord ?

Effie hocha la tête.

- Sois tranquille, tu peux aller jouer les mamans.

- J’espère que c’est ça dont elle a besoin...

Elle était contente d’avoir gardé le jean dans son bagage à main.

Quand le téléphone sonna à dix heures le lendemain matin, Tibby savait. Elle décrocha et entendit sangloter à l’autre bout du fil.

- Madame Graffman, je sais... Ne dites rien.

L’enterrement eut lieu deux jours plus tard, un lundi. Tibby assista à la cérémonie avec Angela, Brian, Duncan et Margaret. Carmen était rentrée de Caroline du Sud. Elle vint aussi, mais resta en retrait. Ils pleuraient tous sans bruit.

Le soir, Tibby ne trouva pas le sommeil. Entre une heure et trois heures, elle regarda Potins de femmes sur le câble. Mais ça ne l’aida pas à dormir.

Elle fut même contente d’entendre Katherine pleurer à trois heures et quart. Vite, avant que ses pauvres parents éreintés ne se réveillent, elle prit le bébé dans son petit lit et descendit à la cuisine. Elle la cala contre son épaule et, avec son bras libre, elle réchauffa le biberon. Les gazouillis de Katherine lui chatouillaient les oreilles.

Elle monta se recoucher pour lui donner le biberon et la regarda s’endormir en tétant. Blottie contre sa sœur, Tibby se mit alors à pleurer, tout doucement. Ses larmes trempaient les cheveux fins du bébé.

Quand elle estima que Katherine dormait assez profondément et qu’elle ne risquait pas de la réveiller, elle la remit dans son petit lit.

Il était quatre heures, maintenant. Tibby redescendit à la cuisine. Elle sortit le sac plastique de Mimi du congélateur. Comme téléguidée, elle alla chercher son vélo dans le garage, accrocha le sac à son guidon et sortit comme ça, en pyjama et chaussons. Elle fila au cimetière, avec sa Mimi congelée qui flottait au vent dans son sac.

Près de la tombe de Bailey, le sol était encore meuble. Tibby creusa un trou à la main, elle embrassa le sac plastique et fourra Mimi dans la terre. Puis elle la recouvrit et remit les touffes d’herbe en place. Et elle s’assit dans la pelouse, auprès de ses deux amies. Comme la lune était belle, là-bas sur l’horizon. Elle avait envie de rester là, avec elles. De se rouler en boule, de se ratatiner, de prendre le moins de place possible et de laisser le monde tourner sans elle.

Elle s’allongea. Se roula en boule.

Puis changea d’avis.

Elles étaient mortes. Elle était vivante. Il fallait qu’elle fasse quelque chose de sa vie. Quelque chose de bien. Alors elle promit à Bailey de continuer à jouer.

Lena était un peu sonnée par le décalage horaire quand elle arriva à Mulege. Elle dut prendre un autre taxi pour aller jusqu’au camp. La nuit était déjà tombée, mais il faisait encore lourd. A des milliers de kilomètres d’Oia, elle retrouvait le même air chaud, brûlant.

Lena savait que Bridget devait partir le lendemain. Il fallait qu’elle arrive à temps pour l’aider - de quelle manière, elle l’ignorait. Elle trouva l’accueil, où on lui indiqua le bungalow de son amie.

Dans la pénombre du chalet, elle la repéra tout de suite. Une tête blonde qui sortait d’un duvet sombre.

Bridget se redressa. Air tragique, longs cheveux de fée.

- Salut, Bee ! fit-elle en se précipitant pour la serrer dans ses bras.

Bridget ne comprenait pas ce qui se passait. Elle la regardait avec de grands yeux.

- Mais... comment tu es arrivée là ?

- En avion.

- Je croyais que tu étais en Grèce.

- Oui, jusqu’à hier. Mais j’ai reçu tes lettres, expliqua Lena.

- Ah...

Soudain, Lena se rendit compte que des dizaines d’yeux les fixaient avec curiosité.

- On va fane un tour ? proposa-t-elle.

Bridget abandonna son sac de couchage et sortit du bungalow en grand T-shirt et pieds nus. Peu importe.

- C’est beau, murmura Lena. Dire que, de là où j’étais, j’admirais le même clair de lune.

- C’est fou que tu sois venue jusqu’ici... Pourquoi ?

Lena enfonça ses orteils dans le sable.

- Je voulais que tu saches que tu n’es pas toute seule.

Les yeux de Bridget étaient tout brillants dans la nuit.

- Hé, regarde ce que je t’ai apporté, reprit Lena en tirant le jean de son sac.

Bridget le serra longuement dans ses bras avant de l’enfiler.

- Raconte-moi ce qui s’est passé, Bee.

Lena s’assit sur la plage et fit asseoir son amie à côté d’elle.

- Raconte-moi tout ce qui s’est passé et on verra comment arranger ça, d’accord?

Bridget caressa le jean, heureuse de le retrouver. Il était là pour la soutenir, pour lui montrer que ses amies l’aimaient, c’était la mission qu’elles lui avaient confiée au début de l’été. Mais, avec Lena à ses côtés, elle n’en avait presque plus besoin.

Elle leva les yeux vers les étoiles, puis elle regarda Lena.

- Tu as déjà tout arrangé.

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La tradition voulait que notre grand fête annuelle chez Gilda ait lieu pile entre nos anniversaires : neuf jours après celui de Lena et avant le mien, deux jours après celui de Bridget et avant celui de Tibby. Les nombres me rassurent. Pour moi, ces petites coïncidences prouvent que nos destinées sont liées. C’était comme si Dieu lui-même avait noté ce rendez-vous dans mon agenda. Cette année, notre grande fête tombait la veille de la rentrée. C’était un signe, ça aussi, pas forcément réjouissant, mais bon.

Tout comme les saumons retournent chaque année à l’endroit où ils sont nés, nous nous sommes donc retrouvées chez Gilda, lieu de naissance symbolique des filles de septembre et point de départ de l’épopée du jean magique.

Tibby et Bee s’occupaient comme d’habitude du gâteau, tandis que Lena et moi, nous étions chargées de «créer l’ambiance», avec la musique et la déco. Ah, j’oubliais... Bee avait également pour mission de forcer la serrure.

En principe, à la fin de l’été, nous ne formions plus qu’une seule et même personne, à quatre têtes (quel tableau !). Après avoir passé plus de trois mois ensemble, presque sans se quitter, nous avions déjà partagé, décortiqué, analysé, critiqué, parodié, enjolivé les aventures des unes et des autres.

Mais ce soir, c’était différent. Nous nous retrouvions pleines d’histoires à raconter et d’émotions à partager. J’avais un peu peur, d’ailleurs, de livrer au regard de mes amies cette expérience qui n’appartenait qu’à moi. Si je la leur racontais, elle serait alors figée dans le réel. Alors que ce que j’avais vécu, je ne le voyais qu’à travers mes yeux, les faits s’étaient mêlés à mes rêves, à mes désirs, à mes craintes. Mais qui sait où est la vérité? Dans les faits bruts tels qu’ils se sont déroulés ou dans la manière dont on les a ressentis ?

Le jean avait été le seul témoin de nos aventures. Et maintenant, il les racontait. La veille, suivant la procédure établie, nous avions noté ce qui nous était arrivé en quelques phrases ou à l’aide d’un petit dessin, qui ressortaient maintenant sur le tissu bleu clair.

Et maintenant, nous étions réunies, assises sur une couverture rouge, entourées de bougies, dans cette salle de gym minable. D’habitude, le gâteau d’anniversaire était au centre mais, cette année, il avait été détrôné par le jean. Deux visages bronzés (Bee et Lena) et un tout pâle (Tibby) me regardaient. Elles avaient toutes les yeux de la même couleur dans la pénombre. Tibby portait le sombrero que Bee lui avait rapporté du Mexique et le T-shirt où Lena avait peint le port d’Ammoudi. Lena avait emprunté ses chaussures à Bridget et Bridget était pieds nus, révélant ses ongles peints en turquoise avec mon vernis préféré. Nos genoux se touchaient presque.

Nous étions prêtes pour commencer la cérémonie dans un recueillement silencieux. Plus calmes que d’habitude, plus solennelles, moins taquines. Encore un peu distantes, mais le jean était là pour nous réunir. C’était peut-être mieux qu’il ne puisse pas parler. Comme ça, nous étions libres de nous rappeler nos émotions et de les partager. Ce qui s’était réellement passé était moins important que ce que nous avions ressenti.

Bien sûr, nous nous étions déjà raconté nos aventures dans les grandes lignes. Je leur avais raconté le mariage d’Al. Nous savions que Bee avait eu cette histoire avec Eric. Lena nous avait parlé de Kostos, comme jamais elle n’avait parlé d’un garçon. Nous étions au courant pour Bailey et nous sentions qu’il fallait encore être prudentes quand nous abordions le sujet avec Tibby. Mais il restait des milliers de détails qui ne se disaient pas si facilement. C’était la capacité à saisir ces nuances subtiles d’émotion, ou même à sentir qu’on ne les captait pas vraiment, qui différenciait les simples copines de véritables amies, comme nous.

Mais, grâce au jean, nous savions que nous avions le temps. Que rien ne serait perdu. Que nous avions toute l’année s’il le fallait. Toute l’année jusqu’au prochain été, où nous ressortirions le jean magique pour une nouvelle épopée, ensemble ou séparées.