23 - LE MASQUE DE BRUME
Pays Toraja
Région de Rantépao
Sulawesi – Indonésie
— Votre fièvre est tombée, constata Pinocchio avec satisfaction.
Il retira avec délicatesse sa main du front soucieux du Président-Gouverneur. À cette banale sollicitude, Hortengul répondit :
— Tu n’avais donc pas à t’inquiéter, pour m’imposer une angoisse inutile. Mais, puisque tout va bien, maintenant, viens t’asseoir auprès de moi, mon gros bébé, je vais te confesser un brin.
Hortengul, paupières froissées comme quelqu’un qui prépare une bonne blague, tapotait à côté de lui la banquette sur laquelle il s’était laissé tomber. Pinocchio prit place à l’endroit indiqué, et avala sa salive pour digérer son appréhension.
— Voilà qui est bien, Pino chéri, proche et ouvert, comme d’habitude, alors interrogeons les oracles…
Théâtral, il plongea la main dans une poche de sa robe de chambre à volants, en retira une poignée de clous. Après avoir soufflé dessus, il lança les pointes noires sur les genoux du valet qui tressaillit, surpris.
— Ne te bile pas comme ça, mon doux canard, ce ne sont que de vulgaires pique-conscience que m’a confiés un vieux dukun.
Hortengul fit alors mine de se concentrer, puis il cassa d’invisibles fils devant le visage de Pinocchio.
— Ne crains rien, j’ôte seulement ton masque de brume, le voile des mensonges. Hop ! Ton âme est désormais comme mon postérieur : nue.
Il plongea cruellement son regard dans celui, hagard, de son souffre-douleur, demanda en un chuchotis méticuleux :
— Que voulais-tu dire par « acte de contrition », la nuit dernière, à propos de notre invité des étoiles, mon abricot préféré ?
Mal à l’aise, Pinocchio se tortilla sur son siège, biaisa :
— C’est difficile à expliquer.
— Je vais t’aider, enchaîna le maître, plus matois que jamais. T’imaginant une âme noble, toi, le ver de viande avariée, te croyant responsable d’événements qui pourtant te dépassent de plusieurs années-lumière, tu t’es mis dans le crâne de te laver l’âme aux yeux, trois yeux inquiétants si je ne m’abuse, de l’extraterrestre. Me trompé-je, fesses d’huitre ?
— Nous avons besoin de son pardon, assena Pinocchio en tremblant, mais farouche, tout de même.
— Mon bijou rose, fit doucettement Hortengul, mon oisillon captif aux ailes blessées, que sais-tu, toi, des intentions profondes et cachées de ces êtres venus de l’espace, pour nous tendre les vilains tentacules qui leur font office de mains ? Dis-moi, que sais-tu de leurs mobiles, toi qui te prends pour le Saint-Esprit, à cette heure ?
— Comment connaîtrais-je leurs mauvais desseins, Maître, se rebella Pinocchio, puisque, manifestement, ils n’en ont que de bons.
— Qu’affirmes-tu, presque aveugle ?
— Ils sont incapables de se défendre, malgré leur fabuleux savoir.
— Quel savoir, pitrelet de cirque ? La possibilité de transférer une partie de l’âme de quelqu’un chez un autre ? Tu appelles cela du savoir ? Un don naturel n’est pas science, Blaise.
— Ces êtres sont bons, martela Pinocchio, têtu, cela se sent. C’est l’évidence.
Hortengul chassa la grimace de colère qu’il préparait et la remplaça par une mimique maternelle.
— Comme tu es beau, mon fils, comme tu es attendrissant, comme je t’aime.
Il regarda ses pieds, tout à coup, ajouta :
— Mais comme tu me fais souffrir.
— Je ne le souhaite pas, Maître.
— Et pourtant, mon angelot, fit le Président-Gouverneur en secouant la tête devant tant d’infortune, tu me persécutes. Tu as bafoué ma confiance et cette trahison fouaille ma chair et me broie le cœur.
— Ai-je été parjure en demandant pardon pour notre incommensurable méchanceté ? interrogea Pinocchio, tous sens en alerte.
Hortengul ferma les yeux, exposa un instant sa souffrance au plafond, puis, par trois fois, il se frappa la poitrine, poings fermés, à la hauteur du cœur.
— Comment peux-tu me mentir ainsi, toi, l’amour de ma vie ? Comment peux-tu dissimuler tes véritables intentions, alors que je t’ai arraché le masque de brume ?
Il se tourna vers le valet, planta derechef son regard dans le sien.
— Regarde-moi dans le fond des yeux, Pino, là, comme ça, au plus profond de moi-même, regarde, et répète ce que tu viens de dire : « Pacte de contrition était ma seule motivation ; aucune autre intention, de quelque ordre que ce soit, ne m’a poussé à parler au monstre. » Répète cela, sachant que les clous pique-conscience sont répandus sur tes genoux cagneux.
Pinocchio frotta ses tempes du bout de ses doigts ; désespéré, il cherchait une issue, ne trouvait aucun moyen d’échapper à son supplice, de se soustraire à son bourreau.
— Encore une fois, je vais t’aider, ma brebis égarée, fit en sourdine Hortengul. N’aurais-tu pas également proposé à cette créature qui, peut-être souhaite la disparition des hommes, ta volonté de la libérer ? Pinuchet, mon charmant bambin, ne lui aurais-tu pas promis, par hasard, une énormité de ce genre ?
Pinocchio se mordit les lèvres, bégaya quelques mots sans suite.
— Tu t’embrouilles, mon pauvre vieux. La vilenie se lit sur ton front comme la roublardise sur le mien.
Découvert, vaincu, Pinocchio se rendit.
— Soit, avoua-t-il, j’ai mal de penser à ces gens…
— Ce ne sont pas des gens.
— Je souhaite les libérer pour libérer mon âme. Maintenant, si vous ne pouvez supporter cela, tuez-moi, Maître. Finissez-en avec votre serviteur.
— Fort bien, manant. Tu mérites le pal, la hache, le vitriol, le plomb fondu et toutes sortes de tortures. Tu en es conscient, infortuné bavard. Mais tu n’ignores pas que je t’aime au point d’admettre toutes tes faiblesses, et tu profites de ce sentiment gigantesque.
— C’est injuste, Maître. Si vous jugez que je mérite la peine capitale, livrez-moi au bourreau, je vous en conjure.
— Ce serait trop simple, et ce serait m’admettre en monolithe de Justice. Non ! Tu ne m’auras pas, fripon, je ne suis pas Dieu. Fais-moi la grâce de m’admettre humain et, au moins en ce qui te concerne, mon chevreau nain, immensément tolérant.
Convaincu d’avoir été joué, Pinocchio se tut.
— Sachant que je ne suis dupe de rien, redémarra Hortengul sur un ton désinvolte, emmène-moi au bain.
— Le sang est prêt, Maître. Du beau sang, bien neuf, retiré aux sujets les plus sains de la région. Il vous attend.
— À la bonne heure, soupira Hortengul. Déshabille-moi, veux-tu ?
Pinocchio entreprit de défaire la ceinture à clefs de la complexe robe de chambre quand une sonnerie caractéristique crissa dans sa poche.
— Tu ne réponds pas au sidérophone, quand on t’appelle ? s’étonna Hortengul. Pourquoi laisses-tu carillonner ?
— Je pense au bain, Maître, seulement au bain. Les mauvaises nouvelles peuvent attendre.
— Que non ! Je veux que tu écoutes le message.
De mauvaise grâce, Pinocchio porta le sidérophone à la hauteur de ses lèvres.
— Les poissons sont arrivés sur l’île, récita une voix grave. Deux dorades et une grenouille.
— Le Bateleur est ici, traduisit Pinocchio à Hortengul. Avec Li.
— Et une femme, ajouta le Président-Gouverneur, sombre. Je n’aime guère cette engeance-là. Bon. Nous voilà prévenus. Au bain, maintenant.
Le sidérophone, d’un modèle suranné, fut replacé dans son étui, l’étui dans la poche de la robe de Pinocchio.
Une fois nu, Hortengul s’avança vers la porte de la salle des bains.
— Inutile de te mettre dans le même appareil que moi. Tu ne te baignes pas, toi, beurre rance !
Pinocchio rattacha les liens qu’il avait commencé à dénouer sur son propre vêtement, rejoignit son maître, lui ouvrit la porte. Un violoncelle donna quelques accents lugubres.
— Musique rouge, mâchonna Hortengul, atmosphère rouge pour pensées rouges : sais-tu que ton ambiance me donne des idées, fidèle goujon ? Voilà le piège que nous allons tendre à nos fureteurs : pour l’enterrement de Bambang Tiga, mon oncle, nous allons inviter, dans trois jours, deux mille personnes. Nul doute que Le Bateleur ne profite de l’aubaine… Il entrera au Palais, mais nous, nous l’attendrons, et crac !
Pinocchio claquait des dents, les yeux exorbités.
— Qu’as-tu, ainsi, à jouer des castagnettes, urètre prohibé ?
— Votre oncle, Bambang Tiga, n’est pas encore décédé, articula-t-il.
— Qu’à cela ne tienne, déclara Hortengul en entrant dans la salle des bains. Ça ne l’empêchera pas de mourir : tu n’as qu’à lui servir ce soir un souper duquel il ne se remettra jamais. Tu choisiras toi-même le bouillon ad-hoc.
Des miroirs rouges dans lesquels des poissons virevoltaient renvoyèrent l’image du Président-Gouverneur qui se trouva appétissant. À cet instant, le sidérophone de Pinocchio se manifesta à nouveau.
— Écoute donc ! grogna Hortengul, agacé par l’hésitation de son souffre-douleur.
Le minuscule haut-parleur apparut dans le creux de la main de Pinocchio qui faillit le lâcher en entendant :
— Ici Lyanto…
— Lyanto, Maître.
— Je ne suis pas sourd.
— Le Bateleur et Malika Moulay-Hassan sont entre mes mains. En témoignage de loyauté et de fidélité envers Hortengul Alam Delapan, je vous les offre.
— Apporte, intima Pinocchio. Tu auras la récompense que tu mérites.
Étouffant un ricanement, il coupa la communication.
— Nous n’aurons pas besoin de liquider Bambang Tiga, s’empressa-t-il de dire. Li, sans le vouloir, a sauvé ce vieux gâteux.
— Où nagent ces poissons que j’aperçois dans les miroirs ? demanda Hortengul qui, déjà, semblait préoccupé par autre chose.
— C’est un secret, Maître.
Il se pencha vers la baignoire, s’accrocha au rebord pour aider le Président-Gouverneur à se hisser sur les trois marches laquées de rouge. À cet instant suprême, le sidérophone crépita pour la troisième fois. Hortengul fit machine arrière, tonna :
— Écoute !
C’était à nouveau Lyanto. Consterné, il annonçait :
— Le Bateleur et la Marocaine se sont échappés…
— Le Président-Gouverneur appréciera, grommela Pinocchio, acide.
— Je les rattraperai et vous les livrerai dans moins de vingt-quatre heures, promit Lyanto, dans un élan intempestif.
— Ce serait préférable pour votre santé, glissa Pinocchio.
Et il coupa.
— Je ne veux plus de ce bain, maugréa Hortengul. Tu feras évacuer tout ce sang. Il m’écœure.
Pinocchio tendit son épaule à Hortengul qui la crocha pour se laisser guider vers la sortie.
— Pour Bambang Tiga, chuchota-t-il, tu sais ce qu’il te reste à faire, hein ? Li ne sera pas à la hauteur. Nous aurons besoin de cet enterrement pour appâter l’agent du S.R.E., et la…
— La Marocaine, ajouta Pinocchio.
— Cette chienne, acheva Hortengul.