Elle fit semblant de pencher la cruche et un filet de vin ruissela sur son menton.

Maintenant, il était en colère. « Quel genre de prêtre es-tu ? cria-t-il. Donne-moi cette robe ! Je vais te montrer. »

Il se leva et lui arracha son vêtement, puis lui ordonna de s'agenouiller nue devant lui. Il passa la robe et joignit les paumes de ses mains dans une attitude de prière. « C'est maintenant moi qui serai le prêtre et toi qui vas m'obéir, dit-il en se plantant devant elle. Regarde-moi.

— Oui, mon Père », répondit-elle en levant les yeux. Elle aperçut l'éclat d'une lame d'acier sur l'étagère derrière lui.

« As-tu jamais fait l'amour à l'un de nous, mon enfant ?

— Non, mon Père.

— Mais, j'en suis sûr, tu en as toujours eu envie. » Il eut une grimace de plaisir et un filet de sueur glissa le long de sa joue. « Tu vas avoir ta chance, mon enfant. Et pourtant, nous autres prêtres, sommes très convoités.

— J'attendrai mon tour, mon Père. »

Le regard de Sorasak se délectait du spectacle de ce corps tendu et voluptueux qui luisait dans la chaleur accablante de la pièce. Puis il s'agenouilla auprès d'elle.

« Prions, prononça-t-il en un fervent murmure. Prions que ton prêtre puisse te dévaster. »

Elle mesura la distance qui la séparait de l'étagère.

« Prenez-moi, balbutia-t-elle. Faites-moi l'amour.

— Plus fort ! hurla-t-il. Et appelle-moi : mon Père.

— Violez-moi, mon Père, dit-elle d'une voix forte. Je vous en supplie. »

Sans lui laisser le temps de faire un mouvement, il bondit en avant, posa ses mains musclées autour de la taille délicate de Sunida, la souleva de terre et l'emporta jusqu'aux nattes posées par terre. Elle tressaillit au contact de ses mains calleuses. Il vit sa réaction et, furieux, rejeta brutalement son corps sur le sol. Elle tomba avec un bruit sourd et il entendit sa tête heurter le carrelage. Les yeux de Sunida se fermèrent et son corps resta inerte.

« Bon sang ! » jura-t-il. Il s'agenouilla et lui passa brutalement les mains sur les seins. Puis il la gifla : pas de réaction. « Maudite soyez-vous aussi, Majesté, marmonna-t-il. Toujours le meilleur pour vous alors qu'à moi, votre fils unique, on n'accorde qu'une nuit avec une concubine à demi consciente. Puissiez-vous être bientôt morte, Majesté, pour que je puisse prendre la place qui me revient. Car alors j'aurai tout ce que je veux. Mais, en attendant, je vais prendre votre petite concubine, même si elle est inconsciente. »

Immobile, Sunida écoutait avec horreur ces paroles blasphématoires. Comment osait-on parler ainsi du Seigneur de la Vie ? Elle ressentit une vague de colère quand le souffle brûlant de Sorasak lui caressa la peau et que ses mains robustes se mirent à explorer son corps. Elle était encore étourdie par sa chute mais cela ne suffisait pas à faire s'évanouir une danseuse aussi bien entraînée. Elle sentit les cuisses musclées la chevaucher. Il lui pinça les seins pour voir si elle fai-sait semblant, mais elle serra les dents et se força à feindre l'inconscience.

« Bon sang, répéta-t-il. Moi qui voulais que tu te souviennes de cette nuit. Je vais brûler les boutons de tes seins, petite renarde : ainsi, quand tu te réveilleras, tu garderas un souvenir de moi. »

Sorasak se leva pour aller chercher une chandelle dans le coin de la pièce. Sunida attendit qu'il eût le dos tourné, puis, avec toute la célérité dont elle était capable, elle bondit, sa main cherchant désespérément le poignard sur l'étagère. L'homme perçut le bruit et se retourna brusquement, la chandelle à la main. Sunida renonça à chercher plus longtemps et se précipita désespérément vers la porte, attrapant au passage son panung. Un instant, elle aperçut l'expression démente que trahissait le visage de Sorasak tandis que la chandelle tombait sur le sol et qu'il se précipitait à sa poursuite.

« Sorcière ! » cria-t-il en plongeant vers elle.

Elle sentit sa main lui saisir le pied et glisser pour se refermer sur son panung. Lui abandonnant ce reste de vêtement, Sunida parvint à la porte juste avant lui. Elle l'ouvrit toute grande et, complètement nue, se précipita tête baissée dans le couloir.

Elle courait sans savoir où elle allait. De tous côtés, des portes s'ouvraient et des esclaves stupéfaites, attirées par les clameurs de Sorasak, se couvraient le visage en l'apercevant. Sorasak hésita sur le seuil, se demandant s'il allait la suivre. Mais sa nudité et son orgueil blessé le contraignirent à refouler sa déception. Il claqua la porte derrière lui en jurant de se venger.

Sunida ne s'arrêta que lorsqu'elle fut devant les appartements de Thepine. Nue et épuisée, elle s'effondra dans les bras de sa maîtresse.

« Honorable Maîtresse, fit-elle, haletante, éloignez cet homme de moi. Que ce soit ma seule et unique épreuve. »

C'était le début de la matinée. En s'avançant sur la place du marché très animée, au centre de la ville, avec tous ses parasols de couleur qui mettaient marchands et produits à l'abri d'un soleil impitoyable, Phaulkon eut vraiment le sentiment d'approcher d'un but si précis qu'il en était presque tangible. Il pilotait maintenant le navire de sa vie, il était seul à la barre et savait quelle route il devait suivre. À lui maintenant de faire libérer ses amis prisonniers à Ligor, de travailler avec une obstination implacable pour se gagner les faveurs du Barcalon. Car le temps pressait : il ne restait plus que cinquante et un jours avant l'arrivée du navire de Sam. Mais, avec de la chance et de la persévérance, cela pourrait suffire.

À cette heure matinale, les femmes installaient leurs éventaires et, en se frayant un chemin au milieu de cette foule animée et bruyante, il sourit à ce spectacle qui lui réchauffait le cœur : il était sans cesse charmé par les paysannes du Siam. Avec leur visage souriant, leur bonheur apparent, elles vous donnaient le sentiment qu'il était merveilleux d'être en vie. Leurs mouvements étaient élégants et gracieux et elles possédaient une aisance que l'on ne retrouvait pas chez les paysannes d'Europe. Même les plus pauvres souriaient pour un rien et acceptaient généralement leur sort avec fierté et dignité. Peut-être cela tenait-il au climat constamment chaud, à l'abondance des fruits, du poisson et du riz, grâce auxquels les paysans siamois étaient en général mieux nourris que leurs homologues affamés d'Occident.

Les marchés regorgeaient de toutes sortes de produits, d'innombrables variétés de fruits et de légumes, de petits oiseaux que l'on considérait comme des mets délicats, de poissons séchés, de poissons d'eau douce, de riz, de poulets et d'œufs. L'air était imprégné des arômes d'une douzaine d epices : poivre, gingembre, cannelle, girofle, ail et muscade.

Phaulkon s'avançait dans la foule, passant devant des rangées de marchandes aux seins nus, accroupies sur leurs talons, qui tiraient sur de petites cigarettes rebondies. Leurs seins bien ronds étaient parfaitement proportionnés à leur physique plutôt svelte. Il savait que la peau des Siamoises se ridait assez tard avec 1 âge : mais quand survenait la vieillesse, c'était d'une manière brutale, comme s'il n'y avait pas de barrière entre le long été de la jeunesse et le rude hiver de la décrépitude.

Il avait toujours aimé la place du marché et avait hâte d'aller rendre visite à Sri derrière son éventaire. Robuste et cordiale paysanne au large sourire et au rire contagieux, Sri vendait des fruits et des légumes au marché du matin : rien ne l'amusait plus qu'une bonne séance de marchandage. Phaulkon était fasciné par son existence apparemment sans complications.

Elle était occupée à griller des sauterelles, des fourmis et des châtaignes et à faire bouillir du riz dans une coquille de noix de coco. En voyant Phaulkon approcher, elle eut un large sourire, ce sourire toujours radieux des Siamois. Manifestement, elle était contente de sa visite.

« Très grande bienvenue à vous, Maître. Mais où étiez-vous ? Le marché du matin était triste sans vous. Comment avez-vous pu nous abandonner aussi longtemps ? Nous avions presque oublié à quoi ressemble un farang. »

Il était l'un des rares farangs à se rendre au marché, il le savait. Elle renouvela son sourire, exhibant une superbe rangée de dents que la continuelle mastication de noix de bétel colorait de vermillon.

« J'étais en voyage, mère. Quelle autre raison aurait pu m'éloigner de toi ? » Il employait le terme affectueux de « mère » pour s'adresser à une femme qui tout à la fois était chère à son cœur et plus âgée que lui.

Elle leva au ciel ses bras dodus. « N'avons-nous pas des plats assez savoureux et des femmes assez jolies pour satisfaire vos appétits que vous deviez aller vagabonder sur des rives étrangères pour chercher votre bonheur? Vous me semblez maigre et mal nourri.

Asseyez-vous, Maître, emplissez-vous l'estomac d'une nourriture convenable et laissez Sri vous ramener à la vie. »

Un peu partout, les éventaires se garnissaient rapidement. Mais rien ne ressemblait tout à fait au spectacle qu'offraient Sri et le beau farang. C'était devenu un numéro aussi apprécié qu'une séance de marionnettes locales.

« Bonne mère, je me suis précipité ici à peine débarqué du bateau. Est-ce que j'anive à temps pour être sauvé ? »

Elle le considéra d'un regard dubitatif. « Je n'en suis pas sûre. Une chose pourtant est certaine : vous allez devoir acheter une grande quantité de mes produits pour vous refaire une santé. » D'un geste large, elle désigna tout son étal.

« Tu recommandes donc que je me nourrisse autant que possible de produits venant de chez toi ? »

Elle se pencha en avant et ses voisines tendirent l'oreille.

« L'expérience a montré que les patients se remettaient plus lentement quand ils utilisaient les produits d'autres éventaires et certains, m'a-t-on même assuré, dit-elle en baissant le ton, ne se sont jamais vraiment remis. »

Phaulkon prit l'air soucieux qui convenait. « Alors, réserve-moi la totalité de ton éventaire.

— Pour combien de semaines, Maître ? Il va falloir que je pose une pancarte. »

Des rires étouffés fusèrent alentour.

« Pour un jour, mère, ou pour aussi longtemps que je puis me permettre tes prix. Ce qui des deux durera le plus.

— Tenez, prenez donc ça pour commencer. C'est gratuit. » Elle lui tendit une châtaigne grillée sur un petit plateau composé d'une feuille de banane et eut un soupir satisfait. « C'est bon de vous voir de retour, Maître. Vous nous avez manqué, vous savez. Mais j'imagine que vous n'avez même pas eu une pensée pour nous. Vous autres hommes, vous êtes tous les mêmes. Bon, qu'allez-vous vraiment acheter ce matin? Pour vous, rien que ce qu'il y a de meilleur, et à des prix suffisamment bas pour ruiner une pauvre marchande. » Elle fit un effort pour paraître accablée.

« Je ne suis pas venu chercher de la nourriture mais plutôt une faveur », dit Phaulkon avec un large sourire.

Une fois de plus, elle leva les bras au ciel. « Oh, le Seigneur Bouddha nous protège de ces insatiables farangs! Notre population féminine n'est plus à l'abri. Elle n'est pas non plus assez nombreuse pour satisfaire leurs désirs. » Elle éclata d'un rire gras.

C'était une pointe visant les esclaves de Phaulkon : c'était Sri qui les avait trouvées. Naturellement, elle avait un peu gonflé le prix et prélevé un petit quelque chose pour elle, mais il était normal de prendre une modeste commission sur ce type de transaction, d'autant plus que les filles s'étaient révélées honnêtes et travailleuses.

Phaulkon éclata de rire à son tour. « Non, non, mère, grâce à toi, je suis bien pourvu de ce côté-là. Je suis venu plutôt puiser à l'intarissable fontaine de ta connaissance. »

Il écarta les bras pour montrer l'immensité de sa sagesse et elle le considéra d'un air soupçonneux.

« Le maître se moque de moi. Que pourrait bien enseigner une simple femme comme moi à un seigneur ayant une telle expérience? Et d'ailleurs, je suis trop vieille pour ce genre de choses », ajouta-t-elle dans un grand rire.

Aux éventaires voisins, on avait renoncé maintenant à simuler la discrétion : ses voisines firent chorus. Phaulkon se mit à rire lui aussi. Il la trouvait d'une compagnie plus plaisante que la plupart des Européens qu'il connaissait. Elle avait été la gouvernante de George White et, avant de partir pour l'Angleterre, George lui avait procuré ce petit éven-taire au marché. Il avait demandé à Phaulkon d'aller voir de temps en temps comment se portaient ses affaires : ce qui avait débuté comme un simple geste de courtoisie à l'égard de George avait fini par se transformer en une véritable amitié.

Sri avait une mémoire prodigieuse des faits et des chiffres, vaste fonds dans lequel il voulait puiser maintenant. Il baissa la voix.

« Mère, imaginons que je sois un riche mandarin et toi une honnête vendeuse. Supposons que j'aie donné un grand banquet chaque semaine de l'année dernière et que tu m'aies fait payer un prix honnête pour chaque article...

— Vous voulez dire, précisa-t-elle en l'interrompant, que je vous aurais consenti ces mêmes prix équitables qui font aujourd'hui de moi une pauvresse? »

Phaulkon ricana. « Exactement, mère : si vous m'aviez demandé ces mêmes prix ruineux, quelles sommes cela représenterait-il pour le riz, le poisson, le poulet, les légumes, le porc, les fruits et les épices? Peux-tu m'indiquer le coût, article par article, pour l'année dernière ? »

Elle lui lança de nouveau un regard méfiant. « Je pourrais le faire, Maître, mais si vous me jouez un tour afin que je vous applique les prix de l'an dernier pour ce que vous achetez aujourd'hui...

— Je te promets que non, mère, fit Phaulkon en riant. Mais si tu me fais une liste précise, semaine par semaine, en te souvenant des hauts et des bas du marché, je t'en serai si reconnaissant que je te laisserai me réclamer les prix de l'an prochain pour tout ce que je t'achèterai cette semaine.

— Maître, les astrologues prédisent de très mauvaises récoltes pour l'an prochain, et cela aura un effet immédiat sur les prix... »

Il sourit. « J'accepterai le coût d'une mauvaise récolte, mère, si tu me donnes ma liste demain. Je suis pressé.

— Pressé, pressé... Vous autres farangs, vous êtes toujours pressés ! » Elle le regarda de ses grands yeux pétillants de malice et son regard s'arrêta sur les poils qui émergeaient du col de sa blouse. « Regardez-vous un peu. Même vos poils sont pressés de pousser. Savez-vous qu'il faut parfois toute une vie à un Siamois pour avoir juste un poil? Parce que, lui, il n'est

pas pressé. » Cette remarque déclencha des fous rires ravis dans les éventaires voisins.

Phaulkon ne voulait pas être en reste. « Ah, mais ne préférerais-tu pas avoir toute une forêt plutôt qu'un seul arbre? demanda-t-il, en ouvrant sa chemise pour lui montrer plus de poils.

— Pas quand ils portent ce genre de fruits », répliqua-t-elle en plissant le nez. Ses voisines éclatèrent de rire.

Elle attendit que l'agitation se fût calmée. « Mais le maître est sérieux quand il parle de cette liste? questionna-t-elle prudemment.

— Je n'ai jamais été plus sérieux, mère. Et inutile de parler au monde entier de ma demande. Cela doit rester strictement entre nous — nous et les éventaires voisins, bien entendu. Tu comprends?

— Comme le maître voudra. Mais il faudra que la liste soit dans ma tête, car je ne sais pas écrire. Et je devrai peut-être demander à d'autres marchandes les prix de certains produits dont je ne fais pas commerce. Mais ne vous inquiétez pas, je sais à qui faire confiance, Maître.

— C'est très bien, dès l'instant que tu ne leur expliques pas pourquoi.

— J'ignore vos raisons, Maître, vous ne risquez donc rien. Et jamais elles ne devineront à qui je destine cette liste. Comme s'il y avait tant de farangs qui venaient ici chaque jour me soumettre les mêmes requêtes !

— Très bien, mère, fit Phaulkon en riant. Laisse travailler leur imagination.

— Je ne dirai rien, même si elles meurent de curiosité et qu'il me faille assister à leur crémation », promit Sri. Elle plissa le front. « Et même si cela veut dire que je ne dormirai pas cette nuit, demain à la même heure j'aurai la liste complète. »

Phaulkon leva les yeux vers le soleil.

« Alors, mère, je reviendrai à cette heure-ci. Et merci. Tes bonnes actions te vaudront d'être récompensée dans ta prochaine vie.

— Je mérite de me réincarner sous les traits d'une princesse et d'épouser un beau farang.

— Je t'en chercherai un, dit Phaulkon. En attendant, ceci est pour toi. »

Il tira de sa bourse un paquet qu'il lui tendit. C'était une boîte de bonbons à la cannelle, une confiserie du Sud qu'il avait rapportée pour elle. Visiblement ravie, elle s'assura que toutes ses voisines avaient été témoins de son geste. En partant, il l'entendit déplorer à voix haute le concours de circonstances qui avait permis qu'un si galant homme fût né farang, du mauvais côté de l'océan.

Phaulkon était assis à son nouveau lieu de travail. On ne pouvait guère parler de bureau : seulement une petite pièce nue aux murs de planches, un sol en terre battue et un trou en guise de fenêtre. On l'avait installé à l'écart de l'activité normale du ministère du Commerce, preuve du caractère confidentiel de sa mission. Il avait demandé une chaise pour s'asseoir et une table pour écrire et, par égard pour d'aussi étranges coutumes farangs, on avait déniché les deux articles dans un vieil entrepôt où des objets jetés au rebut, pour la plupart cadeaux des Jésuites, s'entassaient sous une couche de poussière. Les Siamois, eux, s'accroupissaient sur le sol pour écrire.

On l'avait mis au travail au ministère du Commerce et du Trésor, sans doute en raison de ses talents de comptable. On lui avait demandé de dresser un inventaire des possessions du roi dans les entrepôts royaux et d'examiner la masse des factures présentées au Trésor par les Maures pour les réceptions. Chaque fois qu'une grande ambassade asiatique se rendait au Siam, Sa Majesté, suivant une tradition séculaire, recevait somptueusement ses visiteurs, sans regarder à la dépense. En vertu d'une tout aussi longue tradition, c'étaient les Maures qui étaient chargés d'organiser les fêtes et les banquets.

Aiguillonné par sa formidable ambition et aidé par une prodigieuse mémoire des détails, Phaulkon se mit à l'ouvrage avec une détermination digne du Jésuite le plus dévot plongé dans la tâche qu'on lui avait assi-gnée. Refusant toutes les invitations, travaillant jusqu'à une heure avancée de la nuit, il tria des monceaux de paperasses, classant les factures par ordre chronologique et transposant les dates musulmanes selon les données du calendrier bouddhique. Il nota les prix de tous les articles qui revenaient fréquemment dans les factures et commença par les comparer. Puis il pointa leurs dates d'achat et put établir une comparaison avec les chiffres qu'il avait appris par cœur.

Il terminait alors sa quatrième semaine de travail. Entre-temps, il s'était rendu à deux reprises au marché, sachant très bien qu'on le suivait. Chaque fois, un nouveau fonctionnaire du ministère s'introduisait dans le marché, non loin de lui, et faisait mine de flâner autour des éventaires qui entouraient celui de Sri. D'autres le suivaient chez lui le soir et, quand il partait le matin pour son travail, il y avait toujours une silhouette rôdant dans l'allée devant sa maison. Phaulkon avait l'impression que ceux qui le filaient ne se donnaient pas grand mal pour dissimuler leurs intentions : peut-être le ministère voulait-il simplement lui faire savoir que l'on observait tous ses mouvements.

Sri ne l'avait pas déçu. Comme promis, elle lui avait fourni une liste détaillée des prix des denrées, avec les nombreuses fluctuations survenues au cours de l'année précédente. Armé d'une plume d'oie et de papier de riz, il avait passé de longs moments auprès d'elle, à noter chaque chiffre qu'elle avait dicté. Puis, après son travail, il était rentré chez lui et avait appris la liste par cœur. Ce serait plus impressionnant, le moment venu, de communiquer les chiffres au Barcalon sans avoir à consulter ses notes.

L'angoisse du temps qui passait et la pensée de ses compagnons toujours détenus à Ligor commençaient à lui porter sérieusement sur les nerfs. Il ne restait guère qu'un peu plus d'un mois avant le rendez-vous avec Sam White à Mergui. Il donnait mal, obsédé à l'idée de toutes les eneurs qui pouvaient se cacher dans la paperasserie des comptes.

Phaulkon contemplait la montagne de documents qui s'entassaient sur son bureau. C'était la vingt-septième pile de papiers qu'il avait laborieusement triée en autant de jours : et sans résultat. Il semblait n'y avoir aucune erreur grave dans les comptes. Il dénoua le cordon qui maintenait ensemble le tas de factures et, avec plus d'obstination que d'espoir, s'attaqua à une nouvelle liasse.

Puis il sursauta. Il relut les chiffres, en priant le Ciel de n'être pas simplement surmené. Mais non : les totaux ne correspondaient pas. Il remarqua alors une petite annotation dans la marge d'une facture. Elle était à peine lisible, suffisamment toutefois pour prouver qu'elle était rédigée en malais et non en siamois. Même si Phaulkon écrivait et parlait couramment le malais, les caractères étaient trop effacés pour qu'il pût les déchiffrer. Cette annotation se trouvait presque en face des chiffres qui ne concordaient pas. Poussé par un espoir fébrile, il parcourut le reste du paquet et en ouvrit un autre. Il lui fallut plusieurs heures avant de découvrir une nouvelle erreur : dans la marge, en face du chiffre erroné, on pouvait lire les mêmes annotations.

Un frisson le parcourut comme il n'en n'avait pas ressenti depuis le jour où George l'avait pris par les épaules et lui avait dit en désignant les eaux grises de la Manche : « La semaine prochaine, mon garçon, nous appareillons pour l'Asie. »

L'erreur suivante qu'il découvrit le déconcerta. Au premier abord, la somme facturée pour les mangues ne semblait pas déraisonnable. C'était un fruit qu'il aimait et il en avait maintes fois relevé les prix sur le marché. Ce fut la date qui arrêta son regard : 12 décembre. Des mangues en décembre? C'était un fruit d'été qui mûrissait à la saison chaude et, à sa connaissance, on n'en trouvait jamais en décembre. Il retournerait dès le lendemain au marché s'en assurer auprès de Sri.

Après cette première découverte, tout s'enchaîna, mais non sans efforts. Six jours plus tard, à force de travailler chaque nuit à la lueur d'une chandelle,

Phaulkon avait réuni suffisamment de matériel pour pouvoir sans hésitation incriminer les Maures. Il rassembla méticuleusement les preuves et se prépara à les soumettre au Barcalon lors de leur prochaine rencontre bihebdomadaire, dans deux jours. Cela lui laisserait assez de temps pour s'assurer du prix des mangues. Il ne pouvait pas se permettre la moindre erreur dans ses accusations.

Il était près de midi et le soleil était brûlant. Sur le marché, même si les marchandes étaient assises à l'ombre de leur parasol coloré, l'air alentour était lourd d'une humidité qui détrempait leur panung et minait leur énergie. Bouddha soit loué : c'était l'heure de remballer la marchandise et de rentrer se reposer jusqu'au soir, songea Sri, avec reconnaissance. On était déjà à la mi-février : les journées devenaient de plus en plus accablantes. Il y aurait encore trois ou quatre mois de ce régime avant que les pluies ne viennent dissiper la lourdeur du climat et remplir les réservoirs. Du moins y avait-il des compensations, se dit Sri, car bientôt, au plus fort de cette période étouffante, la terre allait donner une profusion de fruits : les délicieuses mangoustes, les ramboutans, les mangues et les litchis du Nord; les ventes allaient chaque jour doubler à son petit éventaire.

Elle rassembla dans un panier ce qu'elle n'avait pas vendu, sourit à ses voisines et se dirigea vers la rivière. Là, elle détacha l'amarre de sa petite pirogue et s'accroupit à l'arrière. Tenant la pagaie à deux mains, elle partit en longeant la rive. Avec un peu de chance, se dit-elle, elle vendrait sur le chemin du retour une partie des légumes qui lui restaient.

Abordant le tournant d'où elle allait apercevoir sa petite maison sur pilotis, elle cessa de pagayer, surprise. Son cœur se mit à battre plus fort. Était-ce son imagination? Depuis trois ou quatre semaines, depuis que ce charmant farang était venu lui rendre visite au marché, elle avait remarqué des étrangers qui rôdaient autour de son étal. Jamais ils ne lui deman-

daient le prix d'un produit et aucune des autres marchandes ne les avait aperçus auparavant. Ce n'étaient assurément pas des habitués des marchés. Et voilà qu'une étrange embarcation était amarrée juste devant sa maison. Contrairement aux bateaux de ses amis, celui-ci était long et possédait une magnifique proue comme un col de cygne. Ce n'était pas le genre de ceux que l'on voyait dans les parages. Deux hommes étaient à bord.

«Quelle est la maison de Sri, la marchande?» entendit-elle dire l'un d'eux. Elle se figea. Ils la cherchaient bel et bien! D'instinct, elle sut qu'il s'agissait des mêmes hommes qu'elle avait vus faire semblant de flâner au marché. Elle se sentit mal à l'aise.

Elle approcha prudemment : elle n'aimait pas le ton de leur voix, pas plus que leur aspect. Quelque chose dans leur attitude lui dit qu'ils travaillaient pour le gouvernement. Or elle n'aimait pas les fonctionnaires : ils se mêlaient des affaires des gens et réclamaient des pots-de-vin. Sa première impulsion fut de faire demi-tour et d'aller se cacher jusqu'à leur départ, mais cela ne manquerait pas d'attirer l'attention. Ils croiraient peut-être qu'elle était coupable de quelque chose. Elle se creusa la cervelle pour chercher quelle faute elle avait pu commettre, mais rien ne lui vint. Rassemblant son courage, elle amena son petit canot là où elle le rangeait d'habitude, au pied de l'un des piliers qui soutenaient la maison.

« Vos Excellences recherchent Sri, la marchande ? demanda-t-elle d'un ton guilleret pour masquer sa crainte. Je suis ici, votre esclave. » Elle amarra sa pirogue et les salua poliment. « Vos Seigneuries cherchent-elles à obtenir un prix spécial avant l'ouverture du marché demain? » interrogea-t-elle avec un petit rire nerveux. D'après leur aspect austère et leur mine suffisante, elle était maintenant persuadée qu'il s'agissait bien de fonctionnaires. Même leurs chemises de mousseline blanche semblaient déplacées : ces hommes auraient eu un air plus naturel revêtus des chemises rouges des gardes du palais. Elle frémit.

« C'est exactement ce dont nous sommes venus te parler », répondit le plus sévère des deux, manifestement le supérieur. Il avait une grosse vernie à l'extrémité du nez comme si une mouche bien nourrie y était posée en permanence. En toute autre circonstance, elle aurait trouvé ce spectacle amusant. Son compagnon était maigre, petit et effacé.

« Si la pauvreté de mon humble demeure ne vous dérange pas, mes Seigneurs, je vous accueillerai bien volontiers. »

Sri remarqua ses voisins qui semblaient vaquer à leurs occupations comme s'il n'y avait rien d'anormal : mais, on ne sait pourquoi, toutes les portes restaient ouvertes et chacune de ses voisines avait découvert un urgent besoin de balayer son balcon. Des hommes vêtus de fines chemises de mousseline étaient un spectacle assez rare dans cette modeste communauté. L'un d'eux était même chaussé de mules brodées.

« Nous sommes venus négocier une commande spéciale pour un grand personnage. » L'homme sévère, l'homme à la verrue et aux babouches brodées, avait repris la parole d'une voix assez forte pour être entendu de tout le voisinage. « Pour des raisons que je ne suis pas en mesure de révéler, notre maître souhaite que son achat reste anonyme. »

Sri s'accroupit, elle grimpa presque en rampant les marches qui menaient de l'eau jusqu'à sa porte d'entrée. Les murs et la porte de sa maison étaient en bambou tressé. Les six fenêtres étaient maintenues ouvertes par des bâtons glissés dans une rainure sur la partie inférieure. Elle franchit le seuil, consciente hélas de la simplicité du décor où elle vivait : une cruche en terre cuite pour la toilette, une natte en feuilles de bambou en guise de lit, un paravent de bambou pour dissimuler sa modeste réserve de panungs, tout cela dans une seule pièce.

À peine étaient-ils à l'intérieur que le plus âgé des deux hommes tira de sa bourse un sceau en or et fit signe à Sri de garder le silence : geste superflu car elle était sans voix. Un frisson la parcourut quand elle reconnut l'emblème royal. Bouddha miséricordieux, ses craintes se confirmaient. C'étaient des fonctionnaires du palais ! Elle se prosterna spontanément tandis que l'homme prenait la parole.

« Ce que je m'en vais te dire est strictement confidentiel, annonça-t-il d'une voix assourdie. Et si jamais tu révèles à qui que ce soit un mot de cette conversation, cela te vaudra le châtiment le plus sévère, sur ordre de Sa Majesté le roi. »

Un bref moment, Sri se demanda si elle ne rêvait pas. Mais, du coin de l'œil, elle vit les deux hommes se prosterner en mentionnant le Seigneur de la Vie. Non, elle ne rêvait pas. Mais comment le chemin du Maître de la Vie et celui d'une simple marchande pouvaient-ils se croiser? Ces choses-là n'arrivaient que dans les fables.

« Alors, c'est bien compris? » La voix de l'autre individu, le subalterne, qui parlait pour la première fois, vint interrompre le cours de ses pensées. C'était une voix plutôt humble : comme si l'homme était surpris de s'entendre parler.

« Mes Seigneurs, vous pouvez être assurés que si jamais quelque chose de cette conversation était divulgué, ce ne serait pas par mes lèvres.

— Tu connais un certain Constantin Phaulkon, un farang, n'est-ce pas? reprit le premier des deux hommes d'un ton plus amène qu'auparavant.

— En effet, mon Seigneur. Il vient de temps en temps au marché acheter des produits de mon éven-taire.

— Et, me semble-t-il, tu lui as procuré des esclaves par le passé ? »

Sri se mit à trembler. Oh, Seigneur Bouddha, existait-il une loi interdisant de fournir des filles aux farangs ?

« Oh... fit-elle d'un ton hésitant, je n'ai pas vraiment...

— C'est sans importance. Il n'y avait pas de mal à cela. Bien au contraire, nous voulons que tu recommences. »

L'aîné des deux hommes fit signe à son assistant, qui tira de sa chemise un petit paquet pour le dérou-1er sur le sol aux pieds de Sri. C'était un magnifique batik imprimé du Sud, avec un motif à losanges verts et marron : cela ressemblait plutôt à un sarong malais qu'à un panung, et ce n'était assurément pas le genre de vêtement qu'elle ou ses amies pourraient porter.

« Avec les compliments du Palais, déclara le premier homme. Tu le mettras demain au marché. Si l'on te demande où tu l'as obtenu, tu répondras que c'est un cadeau d'une cousine du Sud. Une fille viendra te voir demain à ton éventaire. Elle te reconnaîtra à ce sarong. Elle s'attardera en examinant ta marchandise. Tu engageras la conversation avec elle, en éveillant suffisamment son intérêt pour l'inciter à rester en ta compagnie. Il faut que cela paraisse naturel. Ta réputation de conteuse est bien connue, Sri : tu ne devrais donc avoir aucun mal à convaincre tes voisines que cette rencontre relève d'un pur hasard. » Il s'interrompit. « Vois-tu, nous nous sommes renseignés sur ton compte. » Il sourit pour la première fois. « À ce qu'on dit, tu parviendrais à vendre une robe safran à un prêtre chrétien. »

Les deux hommes se mirent à rire, et même Sri en fut quelque peu amusée. C'était assurément un hommage à ses talents de persuasion que de laisser entendre qu'elle pourrait amener un prêtre farang à revêtir les robes jaunes des bouddhistes. Rassurée par le compliment du fonctionnaire, elle retrouva quelque courage en même temps que l'envie de tirer le meilleur parti de cette situation inattendue.

« Combien de jours faudra-t-il que je porte ce batik, mes Seigneurs ? Les gens commenceront à jaser sur l'état de mes affaires si l'on me voit chaque jour avec les mêmes vêtements. »

Le plus âgé des deux éclata de rire. « C'est bien vrai ce que l'on dit d'elle », fit-il en se tournant vers son assistant. L'autre renchérit aussitôt.

Le chef reprit son air sévère. « Le farang nommé Phaulkon rendra certainement visite à ton éventaire dans les jours qui viennent et rencontrera par hasard la fille. Tu l'encourageras — si jamais un tel encouragement se révélait nécessaire — à l'accueillir dans sa maison à titre permanent. Bien sûr, tu le feras comme en passant, et non pas comme si tu en avais reçu l'instruction. »

Sri plissa le front d'un air soucieux. « Mais à supposer qu'elle ne lui plaise pas ? Je connais ce farang : il sait ce qu'il veut.

— La fille a été soigneusement choisie pour que ce problème ne se pose pas. Laisse-là faire. D'ailleurs, ils se connaissent déjà.

— Ils se connaissent? Alors pourquoi avez-vous besoin que je m'en mêle? interrogea Sri, surprise.

— Parce que tu vas être notre intermédiaire.

— Votre quoi, mes Seigneurs? » Le mot ne lui était pas familier.

« Tu nous rapporteras tous les renseignements que cette fille te donnera. Régulièrement. Tu vas devenir son amie et elle viendra souvent te rendre visite au marché. Son nom est Sunida. Nous viendrons te voir ici, chez toi, pour apprendre ce qu'elle t'a dit. »

Oh, Seigneur Bouddha, soupira Sri. Elle n'avait pas fini de les voir, ces deux-là. Des fonctionnaires du palais, des espions, des concubines! Comme sa vie soudain devenait compliquée! Elle ressentit en elle un étrange picotement. Il était difficile de savoir s'il était dû à l'excitation ou à la crainte. Était-ce l'idée qu'elle allait peut-être tirer quelque chose de toute cette affaire? Mais, au-delà de cette pensée, il y avait comme une tristesse, un regret à l'idée de devoir livrer un rapport sur les activités de son farang préféré, celui qui lui rappelait monsieur George, le maître qu'elle avait aimé. C'était un brave homme, ce monsieur Constant, et elle avait beaucoup d'affection pour lui. Dans quel genre d'ennuis cet imprudent était-il tombé pour mériter un tel sort ? se demanda-t-elle.

La voix autoritaire du plus âgé des fonctionnaires vint interrompre le fil de ses pensées.

« En aucun cas le farang ne doit se douter de ton rôle, ni de celui de la fille. Elle-même ne connaît pas encore le nom de l'homme à qui elle est destinée, ni qu'il s'agit d'un farang. Je t'ai déjà indiqué quelles seraient les conséquences d'une trahison de ta part. Et rappelle-toi que tu as été choisie par le Seigneur de la Vie lui-même pour cette mission d'une extrême importance. Je n'ai guère besoin d'insister sur l'honneur qui t'est fait. » Il s'interrompit et toussota d'un air important. « Rares sont les marchandes, pour-rais-je ajouter, à qui l'occasion est donnée de travailler pour la plus grande gloire du Siam. »

En entendant ces paroles, Sri s'aplatit encore davantage contre le plancher et, de nouveau, un frisson la parcourut. Toute idée de regret disparut. Après tout, songea-t-elle, il ne pouvait y avoir plus belle vocation en ce monde que d'être au service du Seigneur de la Vie, le descendant des dieux.

Sunida se dirigeait vers le marché, escortée d'un garde du palais incognito, en tenue civile. Ayuthia! C'était la première fois qu'elle franchissait en plein jour la double enceinte de brique du palais. Il faisait nuit quand elle était arrivée il y avait fort longtemps, lui semblait-il maintenant. Depuis lors, elle avait vécu une vie si différente. Elle regardait autour d'elle, impressionnée. Quel étrange et merveilleux spectacle ! À gauche, près du bord de la rivière, elle aperçut les grands bâtiments qui abritaient les cinq cents barques royales étincelantes. Sur la droite, la gigantesque digue qui permettait aux gens de traverser le grand fleuve sans avoir à utiliser de bateau. Elle fit presque un tour sur elle-même pour suivre des yeux une caravane de chameaux qui cheminait le long des berges d'un canal. Quelle beauté dans ces avenues bordées d'arbres, ces ponts en dos d'âne qui enjambaient les canaux, ces vastes places qui parsemaient la ville! Comme ses habitants paraissaient exotiques : les Tonkinois avec leurs longues robes, les Cochinchinois à la peau claire, les fiers Cambodgiens, les Macassars enturbannés et les femmes sculpturales des royaumes vassaux du Nord, ceux de Nanchao et du Laos. Maintenant ces nations ne lui semblaient plus aussi lointaines, ni aussi inaccessibles. Le garde la réprimanda doucement, en l'avertissant qu'elle attirait par trop l'attention ; elle reprit alors docilement sa marche, les yeux remplis de tout ce déploiement de couleurs.

Elle était vêtue d'un magnifique panung turquoise avec une écharpe assortie nonchalamment drapée sur ses seins et ses épaules et, comme le reste de la population, elle marchait pieds nus. Ses cheveux, huilés et parfumés selon la mode, étaient relevés sur sa tête en un chignon impeccable. Elle aussi, comme les beautés nordiques du Nanchao et du Laos, était grande et mince, et le mois qu'elle avait passé à suivre les leçons de Thepine lui avait fait prendre conscience de son corps. Elle avait un déhanchement séduisant : elle remarqua avec un mélange d'orgueil et de modestie que nombre des passants se retournaient avec admiration sur son passage.

Comme tout cela était à la fois excitant et terrifiant, songea-t-elle. Depuis cette horrible rencontre avec Sorasak, son optimisme naturel lui disait que le pire était passé et qu'elle ne revivrait pas pareil cauchemar. Son Honorable Maîtresse lui avait assuré que l'abominable créature avait maintes fois réclamé de ses nouvelles mais que Sa Majesté avait strictement interdit toute autre entrevue. On avait d'ailleurs posté des eunuques devant la porte de la chambre où elle résidait, avec ordre d'alerter aussitôt les pages en cas d'événement fâcheux. Non, se dit-elle, le pire était passé. Elle pouvait s'attendre maintenant à des jours plus heureux. Elle se demanda de nouveau, comme elle l'avait fait cent fois déjà, qui était l'homme auquel on la destinait et si elle trouverait l'occasion de revoir Phaulkon. L'image du beau farang ne cessait de hanter son esprit.

Dans une semaine elle rencontrerait cet homme, lui avait enfin annoncé le matin même sa maîtresse. Toute une semaine encore à se poser des questions ! Qu'importe, elle savait qu'elle devrait le servir, pénétrer jusqu'au tréfonds de son cœur, seule manière qui lui permettrait de s'acquitter pleinement de ses devoirs envers le Seigneur de la Vie. Évidemment, ce serait plus facile s'il était jeune et beau comme son farang ! Elle se reprocha de cultiver de telles pensées.

Le physique de cet homme ne comptait pas : son devoir à elle était de l'espionner, voilà tout.

Elle s'engageait dans une large rue bordée d'arbres, pavée de briques et où des rangées d'échoppes s'alignaient de part et d'autre. Des douzaines d'artisans étaient là : sculpteurs sur bois, joailliers, ébénistes, façonneurs de bronze, maçons, doreurs, bijoutiers et peintres. Jamais Sunida n'avait vu de telles foules se pressant aux alentours des boutiques, examinant les denrées, criant, marchandant, discutant et refusant ce qu'on leur proposait.

Le garde désigna sur la gauche une arche de brique qui donnait accès à la grande place du marché. Puis il prit congé, lui rappelant d'être de retour avant le coucher du soleil. La marchande qu'elle rencontrerait avait pour mission de la raccompagner jusqu'aux portes du palais.

Le garde s'éloigna et Sunida se retrouva seule pour la première fois, ballottée dans la foule qui s'avançait parmi les éventaires, seule en train de chercher une femme portant un sarong du Sud, une femme inconnue qui lui donnerait d'autres instructions. Le cœur battant, elle s'attarda un moment devant l'un des petits murs de brique qui entouraient la place. Elle se sentait terriblement abandonnée et contemplait par-dessus le muret l'agitation de cette foule anonyme. Une vague de nostalgie la submergea et elle se sentit soudain au bord des larmes. Comme elle regrettait sa petite chambre et les heures passées chaque jour à danser, ses amies de la troupe, son oncle, et même le visage familier du Palat. Si seulement Phaulkon était ici pour la guider!

Des images de son enfance lui revinrent, ainsi qu'un souvenir confus du sentiment d'abandon qu'elle avait éprouvé lors de la brusque disparition de sa mère. L'affection de son oncle avait paru redoubler, les courtisans avaient rivalisé d'attentions à son égard, mais elle avait horreur de l'idée qu'on pouvait la plaindre. Quand, un jour, elle avait vu des enfants du village se détourner d'elle en se chuchotant à l'oreille « C'est la nièce du gouverneur, celle dont la mère s'est enfuie », elle était allée se cacher derrière un arbre et avait pleuré des heures durant.

À ce pénible souvenir, les larmes lui montèrent aux yeux et elle se rendit compte que les gens la regardaient d'un air bizarre. Une vieille femme s'approcha charitablement et lui demanda si elle se sentait bien. Elle eut un sourire penaud, comprenant à quel point elle devait avoir l'air désemparé, et elle s'obligea à se concentrer sur ce qu'elle devait faire. Elle s'enfonça dans la foule : au prix d'un effort, elle repoussa le monde qu'elle avait connu et se dirigea d'un pas résolu vers un univers nouveau. Bientôt, la stupéfiante variété des produits — dont elle n'avait même jamais vu certains — parvint à la distraire. Ouvrant de giands yeux, elle déambula dans les allées, fascinée par cet assortiment de fruits et de légumes, de poissons et de volailles, d'épices et de gâteaux. Son attention fut attirée par un petit groupe se pressant autour d'un des éventaires où l'on marchandait avec animation. C'était surtout la marchande, une femme dodue et expansive, qui attirait l'attention, mais la cliente, petite créature frêle comme un oiseau avec une voix perçante, lui tenait tête avec brio. Sunida s'approcha pour écouter avec un ravissement enfantin cette pittoresque confrontation.

« Tu ne pourrais pas trouver meilleure occasion dans toute la Chine, disait la marchande en brandissant un concombre de belle taille.

— Ça me coûterait sans doute moins cher d'aller jusque là-bas pour en acheter, lança la cliente de sa voix criarde.

— Pas au prix des transports de nos jours, répliqua la commerçante, provoquant un rire général.

— Si c'est ton dernier prix, tu ferais mieux de me donner aujourd'hui un demi-concombre : je ferai des économies pour acheter l'autre l'année prochaine.

— Comme tu voudras, mais l'autre moitié aura sans doute doublé de prix d'ici-là. »

Sunida riait avec les autres spectateurs quand elle remarqua la couleur du sarong de la marchande : brun et vert avec un motif du Sud. Elle se demandait quel serait le meilleur moyen de se faire reconnaître lorsque, à sa consternation, la marchande se tourna vers elle. « Toi, jeune dame, tu m'as l'air d'une personne au jugement sain. Pour un demi-tical, ce concombre n'est-il pas une véritable offrande? »

Les offrandes, bien sûr, étaient gratuites.

La foule se tourna vers Sunida. Toute confuse, elle se mit à balbutier.

« Vous voyez, cria Sri, elle a perdu sa langue devant un prix aussi insignifiant. » La foule, ravie, s'exclama tandis que le sang montait aux joues de la jeune fille.

Bientôt, et à la grande surprise de Sunida, la cliente obtint un meilleur prix qu'elle ne l'espérait : Sri avait deviné l'identité de Sunida et souhaitait mettre rapidement un terme au marchandage.

La foule se dispersa et Sri fit signe à Sunida. « Approche, mon enfant. Est-ce que je t'ai fait peur? » Elle baissa le ton. « Je ne t'ai pas reconnue tout de suite, mais je t'attendais. Mon nom est Sri. Mais tu peux m'appeler comme tu voudras, ajouta-t-elle en souriant.

— Merci, Pi Sri.

— Je sais tout sur toi : alors, tu peux être très franche avec moi, mon enfant. Tu n'as qu'à inspecter mon éventaire et essaie d'avoir l'air naturel. Nous devons faire comme si nous nous rencontrions par hasard.

— Alors, c'est votre éventaire? demanda Sunida en prenant une botte de gros radis.

— Mais oui, c'est un farang qui me l'a acheté. »

Sunida prit un air songeur. « Pourquoi ? Il vous

aimait ? »

Sri fut surprise d'entendre une question aussi directe. « Oui, je crois, fit-elle en riant. Il était si vieux qu'il me considérait comme une jeune fille. C'était très flatteur. »

Sunida se mit à rire. « Vous êtes très drôle, Pi Sri. Puis-je m'asseoir à côté de vous ? Tout ce monde me donne le vertige. Mais où est votre farang maintenant ? » interrogea-t-elle. Elle ne pensait qu'à Phaulkon.

« Il est rentré dans son pays. C'est ce qu'ils finissent tous par faire. Tiens, bois un peu de thé chaud. Cinq ou six bonnes tasses, c'est le meilleur remède que je connaisse contre la migraine. Il faut que la transpiration la chasse.

— Merci, Pi Sri. » Elle marqua un temps. « Connaissez-vous l'homme auquel je suis destinée? » demanda-t-elle d'un ton anxieux.

Sri s eclaircit la voix. « Non, mais on m'a dit qu'il se fera connaître à nous d'ici une semaine, fit-elle avec un sourire complice. Nous serons devenues amies, toi et moi, pour le prendre ensemble à l'hameçon. Tu pourras venir me voir ici aussi souvent que tu le voudras, tu sais. » Elle baissa la voix. « C'est avec l'accord du Palais.

— Je sais. On m'a dit de m'adresser à vous pour d'autres instructions. » Si, au premier abord, Sri lui avait paru quelque peu effrayante, maintenant Sunida se prenait de sympathie pour cette femme. Elle avait des manières cordiales et maternelles : elle lui rappelait beaucoup Prateep, la grosse et bienveillante gouvernante du palais du gouverneur, qui l'avait prise sous son aile et qui était pour elle une véritable mère. Sunida l'adorait, d'autant plus que la position de Prateep ne lui permettait guère de gourmander sévèrement l'enfant. On ne portait l'affaire devant son oncle que si Sunida commettait une faute grave. Ç'avait été le jour le plus triste de sa vie quand Prateep était morte, alors que Sunida n'avait que quinze ans. Peut-être cette nouvelle amie, qui faisait partie du grand dessein du roi, deviendrait-elle une proche confidente.

« C'est exact, mon enfant. Tu vas venir ici souvent et les gens vont s'habituer à nous voir ensemble. C'est ici que tu feras ton rapport et chaque fois que tu viendras, tu pourras acheter des provisions chez moi. Ainsi, personne ne s'en étonnera. » Elle l'examina. « Es-tu riche?

— Oh non, Pi, je ne suis qu'une danseuse.

— Quel dommage, fit Sri, l'air déçu. Moi qui espérais te faire payer plus cher. »

Sunida se mit à rire. « Mais l'homme à qui l'on me destine est peut-être riche : alors je pourrai vous acheter toutes sortes de produits. Cependant, si vous ne savez pas qui est cet homme, comment vais-je le rencontrer ?

— Tu le rencontreras ici, au marché, dans une semaine. Par hasard. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'il est un mandarin de haut rang, répondit Sri, respectant les instructions qu'on lui avait données.

— Un mandarin?

— Exactement. On le conduira jusqu'à mon éventaire. On me préviendra, et tu seras ici, à attendre.

— Et ce mandarin ne sait rien de tout cela ?

— Rien. Il te rencontrera par hasard, sera charmé par toi et demandera à te revoir. Le reste dépendra de toi.

— Et à supposer que je ne lui plaise pas? Est-ce que le Palais me le reprochera? demanda Sunida anxieuse.

— Tu lui plairas, mon enfant. Ne t'inquiète pas pour ça. » Ce qu'on lui avait dit était vrai, songea Sri. Cette fille était absolument merveilleuse. En outre, elle était d'un caractère plaisant et délicieusement naturel. Quel homme pourrait lui résister? Quant à Phaulkon, avec l'appétit qu'il avait, il serait le dernier à la repousser.

Sunida n'avait pas l'air tout à fait convaincue. « Et je vous rapporterai ici tout ce qu'il me dira ?

— C'est exact, ma chère. Tout.

— Pi Sri, lui dit Sunida débordant soudain d'exubérance, c'est le premier jour où je me trouve dehors à Ayuthia. Voulez-vous venir avec moi pour me montrer la ville? Je meurs d'envie de tout voir. Ce n'est pas pareil quand on est toute seule. Et puis je suis sûre que je me perdrais. »

Sri allait lui expliquer qu'elle ne pouvait pas se permettre de perdre ses clients en s'absentant de son éventaire, mais l'expression du visage de Sunida l'arrêta net. On y lisait un enthousiasme si sincère que Sri n'eut pas le courage de refuser.

« J'en serais ravie, ma chère. » Elle se leva et, à contrecœur, demanda à une voisine de surveiller son éventaire.

Perdu dans ses pensées, Phaulkon se dirigeait vers le marché sans se soucier de l'agitation qui régnait autour de lui. Il avait maintenant assez de preuves pour accuser les Maures. Tout ce dont il avait encore besoin, c'était que Sri lui confirme qu'en décembre on ne trouvait nulle part de mangues sur les marchés — même des fruits d'importation.

Il se dirigea vers son éventaire et fut surpris de le trouver abandonné. Voilà qui ne ressemblait guère à Sri de laisser ses marchandises sans surveillance. Elle n'était pas femme à abandonner le terrain à la concurrence.

Il s'approcha de sa voisine, Maew, une brave femme dont un côté du visage avait été ravagé par la petite vérole : elle avait eu de la chance de survivre à cette terrible maladie, ce n'était pas fréquent. Il lui avait souvent parlé lorsqu'il venait voir Sri.

« Où est Pi Sri? demanda-t-il.

— Vous venez de la manquer, Maître. Elle est partie faire visiter Ayuthia à une amie. Une très jolie fille, d'ailleurs. »

Phaulkon sourit, même si, en son for intérieur, il était déçu de n'avoir pas trouvé Sri au marché. Il se demanda vaguement pourquoi elle s'en était allée à cette heure-là faire visiter la ville à une jolie fille. Peut-être une parente, la beauté de la famille, avait-elle soudain débarqué?

« Dis-moi, Maew, y a-t-il des mangues en décembre? »

La question parut surprendre Maew. Le maître devait bien le savoir : il était si intelligent.

«En décembre? Oh non, Maître, jamais. Les mangues mûrissent à la saison chaude, pas avant mai. »

Phaulkon la remercia et retourna au ministère. Demain, c'était son entrevue capitale avec le Barcalon. Il avait besoin d'être bien préparé.

Le Barcalon tira une profonde bouffée de son nar-guilé et observa Phaulkon depuis l'extrémité de la longue salle lambrissée du ministère. Il était encore tôt et le soleil entrait à flots par deux grandes fenêtres ouvertes sur un côté de la pièce. Plus tard, lorsque la chaleur deviendrait accablante, on les masquerait par des tentures qui laisseraient passer l'air mais non le soleil. Dans chaque coin, des esclaves agitaient de longs éventails de bambou.

« Eh bien, monsieur Forcone, qu'avez-vous à m'annoncer, ce matin? Quelque chose de nouveau, j'espère ? »

On sentait dans la voix du Barcalon un soupçon de sarcasme. Ses esclaves le lui avaient confirmé : depuis près d'un mois maintenant, le farang travaillait jusqu'à une heure avancée, mais il n'avait encore rien découvert. Cela lui apprendrait à ne pas être aussi sûr de lui, ni aussi rapide dans ses jugements. Les Maures ne seraient pas faciles à accuser : le farang allait peut-être mieux comprendre pourquoi les autorités siamoises n'avaient pas pu faire grand-chose pour les prendre sur le fait pendant tout ce temps.

Devinant les pensées du Barcalon, Phaulkon se réjouissait en secret de la surprise qu'il lui réservait. Toutefois, il s'efforcerait d'éviter tout accent de triomphalisme et d'amoindrir ses propres mérites, ainsi que l'exigeaient les bonnes manières.

« Puissant Seigneur, cet indigne esclave implore le droit de présenter à Votre Excellence d'humbles preuves des méfaits des Maures. »

Le Barcalon haussa les sourcils.

« Vraiment ? Je vous écoute, monsieur Forcone.

— Puissant Seigneur, cet esclave indigne sollicite la permission d'attirer l'attention de Votre Excellence sur certains documents que j'ai ici.

— Vous pouvez approcher. »

Phaulkon rampa sur ses genoux et ses coudes, tenant dans sa paume une épaisse liasse de papiers. Il s'était entraîné à cette acrobatie chez lui, le soir précédent, avec ses esclaves, en utilisant une liasse de même épaisseur. Il avançait avec lenteur mais comme il convenait. Le Barcalon le regardait, un peu amusé par cet effort, mais sans aucune trace de moquerie.

« Moi, la poussière de vos pieds, je supplie Votre Très Haute Excellence de me laisser présenter, d'une part, une liste des prix les plus élevés demandés par les Maures pour chaque produit alimentaire acheté par leurs soins et, d'autre part, une liste des prix les plus élevés enregistrés au marché du matin pour ces mêmes articles. Dans tous les cas, les prix des Maures sont supérieurs, et de façon importante. Votre Excellence remarquera que les factures sont gonflées à intervalles soigneusement espacés, afin d'éviter que l'on s'en aperçoive facilement, et que ces différences de prix coïncident avec certaines obscures annotations en marge. Bien qu'elles soient illisibles, celles-ci sont apparemment rédigées en malais. »

Un esclave rampa à sa rencontre avec un plateau d'argent et soulagea Phaulkon de son fardeau. Il ne serait en effet pas convenable que le farang remette ses papiers directement au Grand Pra Klang. La tête inclinée, l'esclave apporta le plateau à Son Excellence. Le Barcalon prit les documents et se mit à les parcourir.

« Excellence, j'ai pris la liberté d'insérer des bouts de papier aux pages concernées », expliqua Phaulkon.

Le Barcalon étudia minutieusement le dossier pendant quelque temps. Puis il demanda une plume d'oie, du papier gris et prit des notes. Pour finir, il rassembla en une pile séparée les factures où les prix différaient le plus des cours du marché. Un long moment s'écoula durant lequel le Barcalon resta silencieux. Pendant ce temps, Phaulkon était resté prosterné, tout au fond de la salle, à écouter son cœur qui battait à tout rompre.

Le Barcalon prit enfin la parole :

« Je constate que les Maures ont bel et bien réussi à faire pousser des mangues en décembre. Bel exploit! »

Il se retourna et tira nerveusement sur son narguilé comme pour calmer la colère qui montait en lui, puis son regard revint se poser sur Phaulkon.

« Je dois vous féliciter, monsieur Forcone. Je me rends compte que ceci est le fruit d'innombrables heures de travail : une entreprise d'un extrême ennui. Sans doute attendez-vous quelque récompense. Et à juste titre.

— Je ne demande rien de plus, Excellence, que de rendre de nouveaux services à cette grande nation.

— Et je ne doute pas, monsieur Forcone, que vous songiez à un domaine précis. »

Phaulkon réprima un sourire nerveux. Non seulement le Barcalon devait connaître la nature de la requête qu'il allait présenter mais, vraisemblablement, il avait déjà arrêté la réponse qu'il y apporterait. Bien sûr, Son Excellence ne pouvait rien savoir du vaisseau de Sam White, ni des vingt-sept jours qu'il restait à Phaulkon pour remplir ses cales d'une cargaison destinée à la Perse. Il faudrait déjà douze jours pour transporter la cargaison par terre d'Ayuthia jusqu'à Mergui : il n'en resterait donc que quinze. Il devrait laisser Burnaby et Ivatt à Avuthia s'occuper des affaires de la Compagnie britannique pendant que lui-même se rendrait en Perse. L'ordre de les libérer mettrait dix jours pour arriver à Ligor et il faudrait encore dix jours pour qu'ils reviennent ici par mer, à supposer que le gouverneur leur prête son bateau et autorise aussitôt leur départ.

Il se tourna vers le Barcalon. « Moi, un cheveu, souhaiterais montrer à Votre Excellence en quoi les Maures... profitent très sérieusement de... des bonnes dispositions et de l'indulgence de votre gouvernement...

— Vous voulez dire, interrompit le Barcalon, en quoi ils nous "volent comme dans un bois"?

— Si vous souhaitez le dire de cette façon, Excellence.

— Je ne fais que vous citer, monsieur Forcone.

— En vérité, Excellence, je crois humblement que c'est le cas.

— Et, insista le Barcalon, dans quel domaine vous proposez-vous de dénoncer maintenant leurs détournements ?

— Excellence, je sollicite la permission de prendre la tête d'une mission commerciale jusqu'en Perse. Inutile de le préciser, la totalité des bénéfices ira au Trésor royal. Je ne demande rien pour moi-même que l'occasion de montrer à quel point les Maures profitent de la situation. »

Le Barcalon l'observa un moment.

« Dois-je comprendre que la Compagnie anglaise présente une demande officielle d'acheter des marchandises à notre Trésor?

— Moi, un cheveu, dois parler en toute franchise à Votre Excellence de cette affaire. Il y a un petit problème. Si les marchandises devaient être achetées officiellement par la Compagnie, Madras s'attendrait à ce que les bénéfices de l'opération viennent enrichir ses coffres. Pour ma part, je souhaite sincèrement que le Trésor de Votre Excellence soit le seul à profiter de ces bénéfices.

— Vous voulez dire que vous souhaitez acquérir ces marchandises à titre personnel, monsieur Forcone, au lieu de passer par la Compagnie anglaise ? »

Phaulkon écarta un peu ses mains jointes pour examiner discrètement le Barcalon. Un léger sourire s'esquissait sur les lèvres du potentat et une lueur d'amusement brillait dans ses yeux.

« Excellence, moi, un cheveu, ne suis qu'un modeste employé de la Compagnie. Je crains donc ne pas disposer des ressources nécessaires pour effectuer un achat aussi important.

— Monsieur Forcone, cela doit revenir certainement meilleur marché que d'acheter des canons ?

— Des canons, Excellence? Oh, vous parlez des canons hollandais? Comme je l'ai humblement expliqué à Votre Excellence, on nous les avait confiés pour les transporter. Il est vrai que l'on nous a payés pour le faire, mais le résultat de l'opération ne suffirait pas à acheter même la part la plus infime de la cargaison qu'il me faudrait pour l'expédier en Perse.

— À quoi pensez-vous donc, monsieur Forcone? »

Le Grec marqua un temps. « Moi, un simple grain

de poussière sur la plante de vos pieds, je supplierai Votre Excellence de me confier en consignation les marchandises nécessaires. Juste pour cette fois. Si Votre Excellence veut bien me faire crédit pour une cargaison, je suis prêt à lui garantir que le triple de la valeur d'achat de ces marchandises reviendra au Trésor royal.

— Le triple ? fit le Barcalon en le dévisageant d'un air interrogateur. Et quelles garanties nous fourni-riez-vous, monsieur Forcone ?

— En plus de ma parole, Excellence? » demanda Phaulkon, prenant un air offensé. Il réfléchit un moment. « Mes collègues, MM. Burnaby et Ivatt, seraient trop heureux, j'en suis sûr, de rester en otages ici en attendant le retour sans encombre du navire.

— Je ne savais pas que leur situation actuelle était autre chose que celle d'otages, monsieur Forcone.

— J'espérais qu'il s'était écoulé suffisamment de temps pour que Votre Excellence ait suffisamment confiance dans mes intentions, ce qui lui permettrait de libérer mes collègues de la triste condition où ils se trouvent. Chaque jour où ils sont absents de leur poste signifie que la Compagnie anglaise perd un terrain précieux devant les Hollandais. »

Le Barcalon ne releva pas la remarque.

« Mais supposez, monsieur Forcone, que votre vaisseau fasse naufrage dans une tempête et ne parvienne jamais au port chargé de marchandises fournies gratuitement par nous ? »

Le Barcalon était un homme subtil, se dit Phaulkon : Son Excellence envisageait manifestement la possibilité pour Phaulkon de vendre la marchandise en Perse et de disparaître avec l'argent.

« La Compagnie anglaise assurerait évidemment votre Trésor contre des incidents de cette nature, Excellence. Mais, pour conférer à cette transaction un caractère officiel, les documents devraient être préparés et signés par l'agent général, M. Burnaby.

— Une bien regrettable exigence, dirais-je, compte tenu de l'actuelle indisposition de M. Burnaby. »

Phaulkon sentit son cœur se serrer. Combien de temps encore le Barcalon comptait-il les retenir en otages ?

« Dans ce cas, Votre Excellence préférerait peut-être utiliser un de ses navires avec un équipage de son choix? Je serais heureux d'en être le capitaine et d'abandonner les problèmes commerciaux à la personne que Votre Excellence souhaiterait désigner. Mon seul objectif, comme je l'ai déjà expliqué, est de dénoncer les agissements frauduleux des Maures. »

Le Barcalon souriait maintenant largement. « Vous voulez dire, monsieur Forcone, que vous aimeriez que nous vous fournissions le navire aussi bien que la cargaison ?

— Seulement pour votre protection, Excellence.

— Mais, puisque nos équipages sont essentiellement composés de Maures, cela n'irait-il pas à l'encontre du but même de l'opération ?

— En effet, Excellence. » Phaulkon réfléchit un instant. « Mais j'ai une meilleure idée. Si M. Burnaby était nommé capitaine d'un de vos navires et recrutait son équipage, je resterais volontiers ici en otage en attendant son retour. Je ne serais libéré que le jour où M. Bumaby aurait remis au Trésor de Votre Excellence tout le profit de l'expédition. » Si le Barcalon voulait bien mettre un vaisseau à sa disposition, alors tout n'était pas perdu. C'était une solution tout à fait acceptable pour remplacer le navire de Sam White, au cas où la cargaison n'arriverait pas à temps à Mergui, comme cela semblait de plus en plus probable.

« Je ne me rendais pas compte que vous étiez actuellement autre chose qu'un otage, monsieur Forcone. Est-ce bien à vous, dès lors, qu'il appartient de négocier votre liberté? »

Le Barcalon eut un sourire affable et, d'un signe de tête à peine perceptible, demanda sa boîte de bétel. Aussitôt un esclave se coula hors de l'ombre pour satisfaire le désir de son maître. Le Barcalon prit une noix dans la boîte incrustée de diamants et se mit à la mastiquer tout en réfléchissant. Un moment, il contempla sans mot dire les murs lambrissés.

Il avait très envie de mettre à l'épreuve le plan du farang mais il ne devait surtout pas manifester le moindre enthousiasme. Il sentait que Phaulkon était sincère. Il était dans l'intérêt manifeste du farang que le capitaine anglais réussisse dans son entreprise. Les agissements des Maures seraient alors dénoncés de manière impitoyable et il faudrait bien quelqu'un pour les remplacer. Mais aucun navire siamois ne pouvait être impliqué dans cette opération. On ne pouvait pas donner l'impression que le gouvernement avait délibérément comploté pour mettre les Maures en accusation. Ils étaient trop nombreux à occuper des postes importants. La chose devait se faire comme par accident. Il fallait que l'on voie Phaulkon acheter les marchandises au nom des Anglais pour les exporter jusqu'à leur comptoir de Madras. Mais jamais vers la Perse. Au farang de se trouver un navire. S'il voulait mettre ce projet à exécution, il devrait utiliser un vaisseau anglais et trouver le moyen d'expliquer l'affaire à sa compagnie. Et si les Maures découvraient que les Anglais venaient empiéter sur leurs voies commerciales traditionnelles, qu'ils s'en arrangent avec eux! Le Siam aurait assurément tout intérêt à assister en spectateur à l'affrontement et à voir saper peu à peu la puissance des Maures. Quant aux autres farangs retenus à Ligor, en fait, pour des raisons politiques, il avait déjà donné l'ordre de leur retour. Après tout, son gouvernement avait invité la Compagnie anglaise à reprendre le commerce au Siam et il n'aurait pas été convenable de garder en détention leur agent principal sans pouvoir le justifier par une accusation officielle. Et s'il devait y en avoir une, l'affaire se jugerait de toute façon à Ayuthia. Son regard revint à Phaulkon.

« Si je vous comprends bien, monsieur Forcone, vous aimeriez que je libère vos collègues et que je vous fournisse un navire ainsi que toute une cargaison impayée pour que vous la revendiez en Perse. Y a -t-il autre chose que je puisse encore faire pour vous? » fit le Barcalon d'un ton ironique.

Phaulkon ne put réprimer un sourire. « Cela semble

en effet beaucoup demander, Excellence. Mais l'audace de cet esclave n'est motivée que par sa ferme détermination de procurer les plus grands bénéfices au Trésor de Votre Excellence. »

Le Barcalon continuait à l'examiner avec attention.

« Monsieur Forcone, je veux bien accepter de vous fournir une cargaison, à condition qu'elle soit officiellement achetée par la Compagnie anglaise pour être exportée vers Madras. L'affaire se fera officiellement au Siam, mais Madras n'en sera pas nécessairement informé, si vous voyez ce que je veux dire. En outre, il ne saurait être question de reconnaître officiellement la moindre condition de crédit. Je vais également accepter de faire libérer vos collègues et de les ramener à Ayuthia où ils resteront sous étroite surveillance. Mais en aucun cas je ne vous fournirai un navire. » Il marqua un temps. « Le gouvernement siamois ne se reconnaît aucun rôle dans cette transaction : il n'est même pas au courant de son existence. » Ses yeux sombres se fixèrent sur Phaulkon. « Est-ce que je me fais bien comprendre, monsieur Forcone ?

— Parfaitement, Excellence. » Les pensées se bousculaient dans l'esprit de Phaulkon. Aurait-on assez de temps? se demanda-t-il. Burnaby devrait être de retour à Ayuthia pour signer le contrat d'achat et les garanties avant même que la marchandise puisse être acheminée vers Mergui. Cela prendrait au moins vingt jours. Puis, si tout allait bien, douze jours encore pour transporter le chargement par voie de terre jusqu'à Mergui. Soit au total trente-deux jours, en admettant qu'il n'y ait pas la moindre anicroche. C'était trop tard : à moins, évidemment, que le navire de Sam White n'ait été retardé. Mais il ne pouvait guère compter là-dessus. Il avait l'estomac serré. Jamais peut-être pareille occasion ne se représenterait.

Ce qui le torturait le plus, c'était l'idée que Samuel puisse arriver à Mergui, n'y trouve personne et lève l'ancre au bout d'un jour ou deux. Il fallait tenir compte des marées dans le golfe et du fait que le navire n'obtiendrait pas la moindre autorisation de la

Compagnie anglaise pour s'attarder au-delà des délais normaux. Sam devait décharger sa cargaison et repartir. De toute évidence, il ne faudrait pas rester à quai une nuit de plus que cela serait nécessaire.

Il n'y avait qu'une seule solution : Phaulkon devait se rendre lui-même à Mergui et intercepter Samuel. Il avait été convenu avec George que Phaulkon, ou l'un de ses hommes, attendrait à Mergui quelques jours avant la date approximative d'arrivée du navire. Quelqu'un devait être là pour retrouver Samuel. En l'absence de Burnaby et d'Ivatt, ce devait être lui. Il lui faudrait demander au Barcalon quelques jours de repos, en prétextant par exemple un surmenage à la suite de ces dernières semaines au ministère.

« Très bien alors, fit le Barcalon. À vous de fournir le navire. Dès l'instant où vous l'aurez, M. Bumaby sera autorisé à en prendre le commandement et on vous livrera la marchandise. Vous-même resterez à Ayuthia pendant toute la durée de l'expédition, sous ma surveillance personnelle. »

Tout en restant sévère, le ton du Barcalon s'était soudain radouci et Phaulkon le vit sourire.

« Mais, monsieur Forcone, je ne voudrais pas que vous pensiez que le gouvernement de Sa Majesté ne récompense pas un travail bien fait. Vous avez passé de nombreuses heures pénibles à examiner des factures compliquées. Il est équitable que vous en soyez convenablement récompensé. Je vous charge donc des préparatifs des banquets pour l'ambassade que nous envoie l'empereur de Chine. Elle doit arriver ici le mois prochain. Tous les problèmes d'approvisionnement pour les festivités seront sous votre responsabilité. J'expliquerai à Luang Rachid que nous ajoutons au menu quelques spécialités farangs : cela atténuera peut-être la surprise causée par votre soudaine intervention dans ce domaine. Il s'agit d'une importante et nombreuse délégation et les préparatifs exigeront toute votre attention.

— Votre Excellence est trop aimable. » Phaulkon sentit de nouveau son cœur battre plus vite. Comment maintenant pourrait-il se rendre à Mergui alors que

les Chinois devaient arriver dans moins de trente jours et qu'il en faudrait déjà vingt pour faire l'aller et retour? Il aurait dû s'en douter: il y avait toujours une certaine méthode dans la façon de penser des Siamois. Les châtiments qu'ils infligeaient étaient en rapport avec la nature des crimes commis : il en allait de même des récompenses. Il avait dénoncé les pratiques frauduleuses des Maures concernant l'approvisionnement indispensable aux réceptions et voilà qu'on lui demandait de s'en charger à leur place. Il devait absolument organiser un festin qui coûtât manifestement moins cher que les banquets précédents. Une fois de plus, il aurait bien besoin de l'aide de la vieille Sri.

Il devait en même temps se montrer très prudent. Il ne pouvait, à ce stade, se permettre d'affronter les Maures. Il n'était pas encore assez fort pour risquer de s'en faire des ennemis. Même si l'on parvenait jamais à remplir les cales du vaisseau de Sam White, sa véritable destination devait rester secrète : on parlerait de Madras et non de la Perse. La marchandise devrait être chargée discrètement, loin des regards trop curieux. Mergui et la province du Tenasserim, où se trouvait la ville, relevaient presque exclusivement du domaine des Maures. Même le gouverneur était un Maure. Quant à la nouvelle mission confiée à Phaulkon d'organiser les banquets, il fallait trouver le moyen de ne pas trop piétiner les plates-bandes de Luang Rachid. Mais comment ? Une idée inquiétante lui vint : est-ce que les Siamois n'essayaient pas de faire faire leur sale travail par les Anglais ? À eux de dénoncer les Maures, mais à eux aussi de subir la colère qu'une pareille affaire ne manquerait pas de déchaîner? Ils en étaient bien capables.

« Et, monsieur Forcone, ajouta aimablement le Barcalon, le général Petraja m'a demandé de vous transmettre son invitation pour la chasse royale à l'éléphant qui aura lieu la semaine prochaine à Louvo. Ce sera un grand événement, en l'honneur de l'arrivée imminente de l'éléphant blanc que l'on a si heureusement découvert durant votre séjour à Nakhon Si Thammarat. Il est parvenu cette semaine seulement

aux environs de la ville car il a été souvent retardé durant son trajet vers la capitale. Par respect, ses serviteurs ne pouvaient évidemment rien faire pour hâter le voyage. » Il s'interrompit puis reprit : « Sa Majesté le roi en personne sera présente. »

La chasse royale? La semaine prochaine? Voilà qui anéantissait pour Phaulkon tout projet de se rendre à Mergui. D'un autre côté, il apercevrait pour la première fois Sa Majesté le roi. Les battements de son cœur s'accélérèrent. Et quel honneur d'être invité à une chasse royale ! Se confondant en remerciements, il rampa à reculons : ses réflexions oscillaient tour à tour entre l'image de Sa Majesté lors de la chasse royale et le spectacle du navire de Sam appareillant lentement de la rade de Mergui.

Plongé dans ses pensées, Phaulkon franchit la grande porte voûtée qui donnait accès à la place du marché. C'était la fin de la matinée et le soleil brûlant était déjà haut dans le ciel. Bien qu'il restât autant que possible à l'ombre des arbres bordant les avenues, sa chemise et son panung de coton étaient déjà trempés. La lourde atmosphère de la saison chaude au Siam, se dit-il, n'incitait guère à l'exercice.

Il se serait bien aventuré plus tôt au marché, mais le Barcalon lui avait demandé de se rendre d'abord au ministère : là, il cocherait chacune des factures qu'il avait déjà examinées pour qu'un des plus fidèles assistants de Son Excellence puisse poursuivre le travail et rechercher au milieu de tous ces chiffres les fameuses annotations en malais. On avait accordé maintenant à Phaulkon un peu plus de liberté de mouvement : il n'avait plus l'impression d'être suivi aussi constamment qu'auparavant, mais on lui avait expressément demandé de ne quitter Ayuthia en aucun cas. Il n'était manifestement pas question d'aller à Mergui : et le drame était qu'il n'y avait personne pour partir à sa place. Burnaby et Ivatt se trouvaient toujours à Ligor. Alvarez était mort. Combien de temps Sam attendrait-il? Un jour, deux jours, une semaine tout au plus?

Dans son désespoir, Phaulkon avait même envisagé de proposer à Sri de faire le voyage de l'autre côté de l'isthme pendant qu'une de ses esclaves s'occuperait de son éventaire au marché. Après tout, Samuel étant le frère de l'ancien maître de Sri — sans doute aussi son ancien amant —, la chose était donc envisageable. Il pourrait confier à la vieille femme un message pour Sam, lui demandant de retarder son départ, lui expliquant qu'il avait la marchandise et qu'il lui fallait juste un peu plus de temps. Mais cela représentait dans chaque sens un voyage épuisant de dix jours, et Sri n'était plus une jeune femme. Et si elle n'y survivait pas ? Il ne voulait assurément pas avoir sa mort sur la conscience.

Phaulkon avait également songé à révéler tout son jeu au Barcalon, avec l'espoir d'obtenir son aide pour faire parvenir un message à Samuel. Mais c'était de la folie. Comment pourrait-il expliquer au Premier ministre de Siam qu'un vaisseau de la Compagnie des Indes orientales allait être confisqué par un « intrus » et détourné pour accomplir une expédition commerciale jusqu'en Perse, avant qu'on le fasse sauter pour anéantir toute preuve? Comment pourrait-il lui confier même une part de ce projet à une époque où le Siam faisait des avances à la Compagnie anglaise ? S'il devait au contraire lui dire que la mission était officiellement approuvée par la Compagnie, pourquoi le Barcalon laisserait-il partir la marchandise quand l'essentiel des bénéfices de l'opération allait manifestement revenir à la Compagnie ? Il devait y avoir une solution, se répétait-il, mais il ne parvenait pas à la trouver.

Il était venu aujourd'hui discuter avec Sri du problème des banquets en l'honneur des ambassadeurs de l'Empire du Milieu. Le festin devait être somptueux et les mets sans pareil. Peut-être Sri...

Il s'arrêta net, bouleversé. Perdait-il la tête? Ses soucis finissaient-ils par brouiller ses idées? Il resta sur place à contempler devant lui, incrédule, l'exquise créature accroupie auprès de Sri. Sunida! Comment était-ce possible? Il devait s'agir d'un sosie. Mais si c'était le cas, il ne manquerait pas de retomber amoureux. Elle était absolument ravissante dans son panung turquoise, avec son écharpe assortie et ses cheveux d'un noir de jais ramenés en un chignon serré. Il approcha prudemment, sans la quitter des yeux, comme s'il s'attendait à voir disparaître cette radieuse illusion. Le doute n'était pas permis : c'était bien Sunida. Elle bavardait gaiement avec Sri et ne l'avait pas encore aperçu. Mais comment connaissait-elle Sri ? Et que faisait-elle à Ayuthia ?

Il s'approcha de l'éventaire devant lequel il se planta, son cœur battant plus vite que d'ordinaire. Au même instant, Sunida se retourna et le vit. Elle ouvrit de grands yeux comme si elle avait aperçu un fantôme et le dévisagea, muette de saisissement. Puis une immense tendresse, une gratitude sans fin apparurent dans ses yeux. « Mon farang! » Elle s'inclina profondément, les mains respectueusement jointes au-dessus de la tête.

« Sunida ! » s'exclama Phaulkon. Sa première réaction avait été d'imaginer qu'elle était venue le rechercher jusqu'ici et qu'elle avait on ne sait comment découvert qu'il était un ami de Sri. Mais, à voir l'expression de totale stupéfaction qui se peignait sur le visage de la jeune fille, on pouvait être assuré que ce n'était pas le cas.

« Sunida ! répéta-t-il. Que fais-tu à Ayuthia ? Quand es-tu arrivée ici ? »

Ayant repris plus rapidement ses esprits, elle tourna vers lui un visage qu'illuminait son radieux sourire. « J'ai rêvé de vous, mon Seigneur. Il me semble qu'à présent mon rêve devient réalité. C'est bien vous?

— Ne vous occupez pas de moi, Maître, lança Sri. Je suis une nouvelle espèce de légume à vendre. »

La marchande feignait d'être indignée que Phaulkon parût totalement l'ignorer.

« Allons, mère. Je viens simplement d'avoir la surprise de ma vie. Comment vous connaissez-vous toutes les deux ?

— Nous nous sommes rencontrées il y a quelque temps, répondit négligemment Sri. La pauvre fille allait acheter des fruits à ma voisine. J'ai dû l'éclairer, surtout qu'elle m'a dit qu'elle allait devenir une cliente régulière.

— Vraiment? » dit Phaulkon en se tournant vers Sunida.

Sunida baissa la tête et garda le silence.

« Sunida, tu n'as répondu à aucune de mes questions. Que fais-tu ici?

— Je... je suis venue vivre à Ayuthia, mon Seigneur. » Elle leva les yeux vers lui. « Et je suis si heureuse de vous revoir.

— Moi aussi, Sunida. Mais où habites-tu ? »

Elle hésita. « Pardonnez-moi, mon Seigneur, mais je... je ne peux pas vous le dire.

— Comment cela? Je ne comprends pas. » Il se sentit soudain inquiet. Que signifiait toute cette histoire ? Avait-on déjà pu la promettre à un autre, si peu de temps après son départ?

« Voyons, Maître, dit Sri, venant au secours de Sunida, vous êtes vraiment très indiscret, à poser comme ça des questions gênantes à une dame. Vous ne voyez donc pas dans quel état vous la mettez? » Une cliente s'approcha pour acheter des épices et Sri fut obligée de s'occuper de la nouvelle venue.

Sunida semblait mortifiée. Comment pourrait-elle avouer à l'homme qu'elle aimait qu'on la destinait à un autre? Quelle épreuve! Elle aurait tant voulu être sincère avec lui, lui expliquer que, malgré tout, elle n'aimait que lui.

« Sunida, que signifie tout ce mystère ? Tu devrais n'avoir rien à me cacher », dit Phaulkon en essayant de garder son calme. Rien qu'à la regarder, il en avait le souffle coupé. La brusque mélancolie qui envahissait ses yeux en amande lui déchirait le cœur. Même dans un pays où les belles femmes étaient monnaie courante, elle était absolument superbe. Elle pouvait assurément rivaliser avec toutes les beautés d'Avuthia. Mais l'avait-il perdue? Quelque horrible tragédie était-elle survenue pour les séparer? Cette pensée le mettait à la torture.

Depuis son départ de Ligor, il s'était promis de demander de ses nouvelles ou même de partir lui-même à sa recherche dès que l'occasion s'en présenterait. Mais le temps et les circonstances l'en avaient empêché.

Sunida lut l'angoisse sur son visage. Mieux valait lui dire la vérité, ou du moins ce qu'elle en savait, sans enfreindre sa promesse. Peut-être aurait-il quelque solution à proposer. Mais devait-elle le faire sur le marché? Elle n'avait guère le choix. Ce devait être ici. Elle ne pouvait pas bouger sans que le garde du palais l'aperçoive : il attendait juste de l'autre côté de la porte. Elle avala sa salive.

« J'ai juré, mon Seigneur, de ne pas révéler où j'habitais. Et, même si c'est vous que j'aime et vous seul qui occupez mes rêves, on m'a promise à un autre. À... à un mandarin d'Avuthia. »

Phaulkon était atterré. Un autre homme? Un mandarin? Était-ce vrai? Il vit à l'expression de Sunida que telle était la vérité. Il sentait battre son cœur dans ses tempes. Il ne pouvait pas permettre une chose semblable. Comment cela était-il arrivé?

«Qui est cet homme, Sunida? Où l'as-tu rencontré ? »

Sunida baissa la tête. « La chose a été arrangée, mon Seigneur. C'était... le souhait de mon oncle. Je ne peux m'y opposer. Il m'a élevée comme son propre enfant et je lui dois tant. Je vous en prie, mon Seigneur, essayez de comprendre.

— J'essaie, Sunida, mais tu ne m'aides guère. Tu veux dire qu'aussitôt après mon départ le gouverneur t'a fiancée à un mandarin d'Avuthia? Es-tu déjà mariée? demanda-t-il, redoutant la réponse.

— Pas encore, mon Seigneur », répondit Sunida, évitant toute autre explication. Elle ne voulait pas lui mentir, mais elle avait juré de ne jamais dévoiler la mission que lui avait confiée le Palais.

« Et pourquoi ton oncle a-t-il si soudainement pris ces dispositions?

— Mon Seigneur, je vais vous dire la vérité. Mon oncle connaissait mes sentiments pour vous et, se souvenant que c'étaient les... les farangs qui avaient

causé la mort de son frère, il a estimé que ce serait une insulte à la mémoire de mon père si vous et moi... devions poursuivre nos relations. Il pressentait que nous ne manquerions pas d'essayer de nous revoir. Il m'a donc envoyée à Ayuthia pour prendre des leçons d'étiquette et me préparer à en épouser un autre. »

Elle hésita, se demandant si elle devait répéter les paroles de son oncle : « À quelqu'un de ma race. »

Si pénible que fût pour tous les deux cette situation, Sunida était soulagée d'avoir dit la vérité à Phaulkon : elle avait répété mot pour mot les propos de son oncle. Elle ignorait totalement que tout cela faisait partie du plan du gouverneur : il s'agissait de rendre sa situation d'autant plus convaincante aux yeux de Phaulkon.

« Mais où habites-tu maintenant? interrogea Phaulkon, le cœur brisé.

— J'ai prêté serment, mon Seigneur, de ne pas le révéler. Je vous en prie, n'insistez pas. »

Les pensées se bousculaient dans l'esprit de Phaulkon.

« Viens chez moi, Sunida. Là nous pourrons parler tranquillement. Ce n'est pas le bon endroit, ici. » Il remarqua que la cliente venait de payer et s'apprêtait à partir.

« Je ne peux pas faire cela, mon Seigneur. On me suit partout où je vais.

— Des serviteurs de ce mandarin? »

Sunida garda le silence, comme si elle acquiesçait.

« Allons, Maître, vous n'allez pas harceler cette pauvre fille, non ? » fit Sri, impatiente de reprendre sa place dans la conversation.

Phaulkon ne répondit pas. « Si l'entrée principale est gardée, nous pourrions passer par une autre sortie », insista-t-il.

Sunida hésita, déchirée entre le désir et le devoir. Elle mourait d'envie d'avoir quelques instants de solitude avec Phaulkon, mais elle ne pouvait guère tenter d'échapper au garde et il était tout aussi inutile de demander à ce dernier si elle pouvait se rendre dans la demeure d'un farang. Il n'aurait pas l'autorité nécessaire pour lui octroyer une telle permission.

Mais peut-être demain? Une vague d'espoir l'envahit. Peut-être alors pourrait-elle obtenir l'autorisation. Elle demanderait son aide à Thepine : juste la permission de rendre visite à un vieil ami.

Elle sentit que cela n'arrangerait pas ses affaires si elle passait trop de temps avec Phaulkon. Le garde venait de temps en temps la surveiller et il ne manquerait pas de rapporter ce qu'il avait vu.

« Mon Seigneur, il faut que je parte. On m'attend.

— Un instant, Sunida. Quand te reverrai-je? demanda Phaulkon d'un ton à la fois désespéré et résolu. Demain? Ici? À la même heure?

— J'essaierai, mon Seigneur.

— Ça ne me suffit pas. Tu dois promettre.

— Je... je vous le promets, mon Seigneur. »

Cela devrait être possible, songea-t-elle. Après tout, on l'autorisait à rencontrer Sri et, avec l'aide de Thepine, peut-être même obtiendrait-elle l'autorisation nécessaire pour aller à la maison de Phaulkon.

« Puis-je vous rendre visite encore demain, Pi Sri ? dit-elle en se tournant gracieusement vers la marchande. Vous avez été si bonne avec moi.

— Bien sûr, ma chère. Et tu peux même amener le maître, s'il promet de ne pas t'importuner. »

Sunida partit la première. Quelques instants plus tard, Phaulkon, profondément troublé, retourna au ministère.

22

Le matin qui suivit sa rencontre inattendue avec Sunida, Phaulkon partit pour le marché bien avant l'heure prévue. Il voulait d'abord discuter avec Sri des préparatifs du banquet pour les dignitaires de l'Empire du Milieu mais, surtout, lui demander son aide pour obtenir de Sunida qu'elle consente à son plan. Il avait passé presque toute la nuit à le mettre au

point et il était plus décidé que jamais à ne pas la perdre : d'autant plus que cette éventualité semblait terriblement proche.

Il n'avait pas envisagé la réaction de son oncle vis-à-vis des farangs — et donc de lui-même — mais, plus il y réfléchissait, plus il comprenait les sentiments du gouverneur. On ne pouvait guère s'attendre à le trouver bien disposé envers les farangs, alors que les Hollandais avaient tué son propre frère. Compte tenu des circonstances, Phaulkon devait bien reconnaître que Son Excellence avait fait montre à son égard d'une louable impartialité durant tout son séjour à Ligor. Mais évidemment il y avait des limites. Ce serait trop demander que de laisser sa nièce unique s'enfuir avec un farang. Phaulkon se rappelait l'hésitation du gouverneur lorsqu'il avait demandé à ce dernier si Sunida pouvait l'accompagner à Ayuthia. Avec le recul, il sentait que ce n'était pas le fait qu'il déplût personnellement au gouverneur — c'était sans doute le contraire. Il s'agissait plutôt d'une question de principe.

Une fois Sunida mariée à ce mandarin, quel qu'il fût, il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de tenter de retourner la situation. Qui pouvait être ce mandarin? S'il fallait agir, ce devait être maintenant. Il ne pouvait malheureusement rien faire quant à l'opinion du gouverneur, mais Sunida lui avait confirmé sans équivoque qu'elle l'aimait, et c'était cela qui comptait. Jamais il n'avait éprouvé des sentiments aussi forts pour une femme. L'idée de la savoir enfermée quelque part dans cette grande ville, sans aucun espoir de la revoir, lui était insupportable. Tout cela lui semblait maintenant terriblement urgent. Il avait hâte de la cacher chez lui, saine et sauve. Mais quelle sécurité pourrait-elle y trouver? Ce serait assurément le premier endroit où son oncle — et peut-être cet autre mandarin — viendrait la chercher. Après avoir longuement réfléchi au problème, il avait imaginé un plan. Il allait proposer qu'elle aille passer un mois à Mergui. Ce serait le dernier endroit où l'on penserait la retrouver et, même si l'on venait régulièrement fouiller chez lui dans les premiers temps qui sui-

vraient sa disparition, ses poursuivants ne trouveraient rien. Quand elle reviendrait à Ayuthia, ils auraient certainement renoncé à fouiller la maison de Phaulkon; elle y résiderait alors dans une relative sécurité. Et, pendant qu'elle serait à Mergui, elle pourrait faire passer un message à Samuel. Le plan était parfait à tous points de vue. Mais l'accepterait-elle ? Malgré son apparente docilité, il sentait que sous ce beau visage se cachait une volonté difficile, sinon impossible, à fléchir. D'instinct, il savait que c'était en partie pour cela qu'il l'aimait.

Phaulkon reconnaissait qu'il était obsédé par la crainte de la perdre : il était décidé à la faire sienne à tout prix. Il savait en outre qu'en raison de son éducation siamoise elle ne chercherait guère à lui faire changer son mode de vie. Les esclaves qu'il avait achetées passeraient sous le contrôle de la jeune femme et non plus de Phaulkon, mais elle ne refuserait jamais cette présence. Elle ne s'attendrait même pas à ce qu'il l'épouse officiellement : sur ce plan les Siamois étaient bien plus libéraux que les Européens. On la considérerait de toute façon comme sa femme, simplement parce qu'elle vivrait avec lui, et, à condition qu'il ne prenne pas toute une série de secondes épouses, elle n'aurait aucune raison de revendiquer le statut officiel de première épouse.

Il marmonnait encore tout bas lorsqu'il arriva devant Inventaire de Sri. Elle l'accueillit avec son effusion habituelle.

« Quelle merveille de vous avoir pour moi toute seule, Maître! Peut-être aujourd'hui voudrez-vous bien m'adresser la parole? Hier, jetais de toute évidence une importune. » Elle fit semblant de se recoiffer et de s'arranger le visage.

« Mère, c'était simplement la surprise de tomber sur une vieille amie.

— Une vieille amie en effet, fit Sri en faisant la moue. S'il n'y avait pas eu là cinq cents personnes, Dieu sait ce que vous lui auriez fait. Vous sembliez prêt à l'enlever. Du reste, qui est cette fille?

— Tu veux dire que tu ne l'avais jamais rencontrée

avant hier? » Phaulkon la dévisagea avec attention. Au début, il avait eu des soupçons.

« Jamais, Maître, ma parole.

— Elle s'appelle Sunida. Je l'ai rencontrée dans le Sud. Qu'avez-vous pensé d'elle, mère?

— Ma foi, je la trouve plutôt belle, gracieuse, bien élevée, charmante, intelligente et, ajouta-t-elle en souriant, certainement entichée de vous, Maître. Et je dois dire que je ne vous ai jamais vu comme ça non plus. Aussi plein d'amour qu'une tigresse pour ses petits. Que comptez-vous faire ?

— Vous demander votre aide, mère. »

Sri se rembrunit. « Mon aide? Pour que j'encoure le courroux d'un puissant mandarin qui me retirera ma licence de marchande? Non, Maître, à vous de vous débrouiller. Vous avez entendu ce qu'a dit cette fille. Elle est promise à un mandarin.

— Je sais, mère, mais vous pouvez l'aider à s'échapper. Il semble qu'elle soit autorisée à vous rendre visite. »

Sri le regarda d'un air méfiant. « On ne pense pas une seconde à ce que risque la pauvre vieille Sri, hein?» Elle parut reconsidérer la question. «D'ailleurs, qu'est-ce que ça me rapporterait? Et je veux plus que de la gratitude, Maître. Il s'agira d'une entreprise extrêmement dangereuse. »

Autant tirer de cette affaire le meilleur parti, songea Sri.

« Vingt taels d'argent. Ça fait exactement quatre ticals. » Phaulkon la laissa digérer cette somme. « Qu'en dis-tu ? »

Sri ouvrait des yeux grands comme des soucoupes. C'était plus qu'elle n'en ven ait en une année. « Mais, ajouta Phaulkon en souriant, pour ce prix-là il faut que tu la fasses partir sans problème pour Mergui.

— Mergui ? C'est de l'autre côté du monde, Maître. Je savais qu'il y avait un tour quelque part. Qu'allez-vous faire d'elle là-bas? La vendre aux pirates? Je ne veux pas participer au malheur d'un ange pareil.

— Tout au contraire, mère, tu la sauveras. Tu la sauveras d'un homme qu'elle n'aime pas. D'ailleurs,

elle sera entre de bonnes mains là-bas. Je lui donnerai une lettre pour un ami.

— Et qu'est-ce qui me garantit que vous la traiterez bien ? » demanda Sri, feignant de s'inquiéter du sort de la jeune femme. « Qu'elle se trouvera au moins à la tête de votre maisonnée? Après tout, elle a aujourd'hui la chance de devenir la concubine d'un mandarin. »

Sri s'amusait énormément. C'était merveilleux de voir le maître ainsi énamouré ! C'était bien fait pour lui, après tous les cœurs qu'il avait certainement brisés, le sien y compris.

« Bien sûr que je la traiterai bien, mère, répliqua Phaulkon avec agacement. Comment peux-tu me poser une telle question ?

— Eh bien alors, laissez-moi y réfléchir. Voyez-vous, ce n'est pas simplement une question d'argent. » Elle marqua un temps. « Si j'acceptais, jusqu'où devrais-je aller sur la route de Mergui ? Et qui s'occupera de mon éventaire en mon absence? La concurrence me prendra toute la clientèle. Mes voisines vous remercieront jusqu'à la fin de leurs jours. »

Phaulkon se mit à rire. « Tu n'auras pas à aller plus loin que les faubourgs de cette ville, mère. Je veux simplement que tu t'assures qu'elle est bien en route. L'argent servira à engager des guides, des porteurs, une litière et... » Il la vit plisser le front. « Ne t'inquiète pas, mère. Il en restera largement pour toi. Maintenant, veux-tu m'aider?

— Je vais y réfléchir, Maître. C'est un gros risque. Et j'aimerais savoir ce que, de son côté, elle en pense. »

Phaulkon leva les yeux vers le ciel. Sunida aurait dû être déjà là. Qu'est-ce qui pouvait la retenir? Il sentait des picotements sur sa peau à la seule idée de la revoir.

Il essaya de ne plus penser à elle et passa au problème des prochains banquets. Dans l'heure qui suivit, et alors qu'à chaque minute Phaulkon s'inquiétait davantage de l'absence de Sunida, il dressa avec Sri la liste de différentes denrées : ils déterminèrent quels

villages pourraient fournir les spécialités les plus fines; combien de temps il faudrait les commander avant le banquet; quels fournisseurs dans la capitale étaient les plus fiables; et à combien d'entre eux il faudrait s'adresser pour obtenir le prix de chaque article. Ils poursuivirent la discussion jusqu'au moment où Phaulkon fut incapable de se concentrer plus longtemps.

« Mais qu'a-t-il bien pu lui arriver? demanda-t-il désespéré. Elle avait promis d'être là.

— Peut-être le mandarin ne l'a-t-il pas laissée sortir aujourd'hui », fit Sri pour le taquiner.

Phaulkon était consterné. « Mais elle disait qu'elle n'habitait pas encore chez lui. » C'était une question tout autant qu'une affirmation.

« Si je me souviens bien, elle ne l'a pas dit précisément. Elle a simplement expliqué qu'elle n'était pas mariée et qu'elle ne pouvait pas révéler où elle habitait. Mais, Maître, vous avez l'air souffrant, dit-elle en feignant de s'apitoyer sur lui. Je suis convaincue qu'elle passera une autre fois. Je lui dirai que vous avez attendu. »

Phaulkon la foudroya du regard. « Je ne peux pas attendre davantage, mère. Il faut que je retourne au ministère.

— Eh bien, ne vous inquiétez pas, Maître : si elle vient, je lui transmettrai votre message. Vous feriez mieux de me laisser aussi un peu d'argent, à tout hasard.»

Phaulkon fouilla dans ses poches et lui tendit cinq taels. « Ce sera le premier versement, mère. Le reste suivra quand tu l'auras mise sur la route de Mergui.

— Je vais voir ce que je peux faire, Maître. Enfin, si elle vient, ajouta-t-elle impitoyable.

— Je viendrai te voir demain à la première heure », dit Phaulkon accablé en se levant.

Sri réprima son envie de rire. Le maître avait un visage long comme un concombre mûr. Jamais elle ne l'avait vu dans cet état, lui, toujours si plein de verve et d'enthousiasme, parfois aussi en colère — mais amoureux et désespéré? Jamais. Elle sourit. Quelle

habile manœuvre des gens du palais d'avoir ainsi interdit à Sunida de venir ce matin! « Que le farang comprenne qu'il n'est pas facile pour Sunida de sortir pour le voir et que, s'il n'agit pas bientôt, il risque de la perdre à jamais », lui avait recommandé le fonctionnaire chaussé de babouches quand il était venu chez elle la veille au soir.

Elle éprouva un fugitif sentiment de remords en palpant les pièces que le maître venait de lui donner. Vingt ticals ! Une petite fortune, en vérité. Mais, après tout, le Palais ne la payait pas pour tous ses efforts. Elle était obligée de rendre service. Elle s'efforça d'apaiser sa conscience. Elle achèterait un joli cadeau aux deux amoureux pour célébrer leur union. Il lui resterait bien sûr un peu... non, pas mal de monnaie dans sa poche... Mais il est vrai qu'une pauvre marchande devait bien être d'une façon ou d'une autre récompensée pour sa peine.

Sunida jeta un coup d'œil sur la première rangée d'éventaires. Il était difficile d'apercevoir quelque chose au milieu d'une telle foule. Elle s'approcha d'un pas hésitant et regarda encore. Le Seigneur Bouddha soit remercié, Sri était seule. Sunida avait beaucoup tardé à venir, n'osant pas arriver plus tôt au cas où Phaulkon serait encore là. Jamais elle n'avait trouvé les heures d'attente aussi terriblement longues. Depuis qu'elle avait reçu la consigne du Palais précisant qu'en aucun cas elle ne devait être au rendez-vous, chaque minute lui avait paru une éternité. Qu'allait-il penser? Qu'elle ne l'aimait pas? Qu'elle ne voulait plus le revoir? Comment pouvait-on la faire souffrir à ce point ? Comment pouvait-on l'obliger à le faire souffrir ainsi ? Fasse le Ciel qu'il admette qu'un incident indépendant de sa volonté l'avait empêchée de venir.

Elle se dirigea vers l'éventaire de Sri, en s'efforçant de cacher son accablement. « Pi Sri, Pi Sri, balbutia-t-elle, le maître est-il venu?

— Bien sûr que oui. Maintenant calme-toi, ma chère. Tu me parais bien trop agitée. »

Sunida essaya de se contrôler. « Et qu'a-t-il dit ? Était-il en colère? » Elle semblait toujours mortifiée.

« Il n'était pas en colère, ma chère. Je dirais plutôt : désespéré.

— Oh, Pi Sri, je suis désespérée moi aussi à l'idée que c'est moi qui lui ai fait de la peine. J'aurais dû venir quand même. J'aurais dû refuser d'écouter. Va-t-il revenir? »

Sri se prit de pitié à la vue d'une enfant si pure et si belle. « Si tu veux bien te calmer, ma chère, je vais t'annoncer la bonne nouvelle. »

Sunida fut aussitôt attentive.

Sri se pencha vers elle et chuchota : « Tu connais cet homme que l'on t'a chargée d'espionner? C'est quelqu'un que tu connais déjà... et qui t'intéresse. »

Tout d'abord, Sunida ne comprit pas. « Que voulez-vous dire ?

— C'est le maître, mon enfant. Ton farang préféré. C'est lui que tu dois espionner. Le mandarin n'existe pas. »

Sunida laissa les mots lentement pénétrer son esprit, les répétant inlassablement comme pour s'assurer qu'elle avait bien entendu.

« Vous ne vous moquez pas de moi, Pi Sri?

— Bien sûr que non, mon enfant », répondit la marchande, touchée par l'expression émerveillée de la jeune femme : tout son visage s'était illuminé.

« Formée à servir l'homme que j'aime. À servir mon farang », ne cessait de murmurer Sunida. Puis, brusquement, elle s'assombrit. « Mais va-t-il vraiment falloir que je l'espionne ?

— Je le crains, mon enfant. Il y a toujours un prix à payer pour un excès de bonheur.

— Alors, dans mes prières, je vais implorer le Seigneur Bouddha que mon maître ne m'oblige pas à transmettre au Palais des propos qui l'accusent.

— Et je prierai aussi pour cela, renchérit Sri avec sincérité. Car c'est par moi que ces renseignements devront passer.

— Quel terrible destin que d'avoir à espionner son bien-aimé, murmura Sunida.

— Mais il aime notre pays, mon enfant, nous n'avons rien à craindre. Dis-toi bien ça. »

Sunida dévisagea Sri. « Vous le saviez depuis le début, n'est-ce pas, Pi Sri? Que c'était celui à qui l'on me destinait ? »

Sri hocha la tête. « Il fallait que ça paraisse naturel, ma chère. Tu n'aurais jamais pu jouer ton rôle de façon aussi convaincante si tu avais connu la vérité. » Elle sourit. « Même moi, j'ai commencé à croire à l'existence du mandarin quand j'ai lu l'angoisse sur ton visage. »

Les pensées de Sunida remontèrent très loin. « Mais même mon oncle... » commença-t-elle, puis elle s'arrêta. A n'en pas douter, il avait de bonnes raisons, songea-t-elle, perplexe.

Sri examina soigneusement Sunida. « Ta mission commence plus tôt que tu ne le crois, mon enfant. Il faut que je t'envoie à Mergui dès que possible.

— A Mergui ? Mais c'est encore plus loin que Nak-hon si Thammarat. Le maître viendra-t-il aussi ?

— Je crains que non, ma chère. Tu porteras pour lui une lettre là-bas. Le Palais voudra naturellement la lire d'abord. Mais, courage, quand tu reviendras il se sera écoulé assez de temps pour que notre mystérieux mandarin ait renoncé à te rechercher : tu pourras t'installer alors dans la maison du maître. »

Cette idée réconforta Sunida. « Pourrai-je le voir avant de partir?

— Ce ne serait pas raisonnable, ma chère. N'oublie pas que tu échappes aux griffes d'un puissant mandarin.

— J'espère qu'il n'y a rien de mal dans la lettre, Pi Sri.

— Moi aussi, ma chère. Mais n'oublie pas : quand tu rentreras, tu ne devras jamais lui révéler la vérité, si fort que tu puisses l'aimer.

— Je sais, Pi Sri, le Seigneur de la Vie a ordonné », dit-elle bravement.

Le capitaine Samuel White, de la Compagnie des Indes orientales, se retourna pour jeter un ultime regard à la rade enchanteresse où, ces deux derniers jours, sans aucune explication valable, il s était senti si profondément chez lui. Mergui — le plus grand port au nord de Malacca, un joyau de la côte occidentale du golfe du Bengale, la porte de l'Inde et de l'Occident, convoitée tout au long de l'histoire par les Birmans, les Siamois et les Portugais et qui maintenant se retrouvait solidement tenue par les Siamois. Que ne donneraient pas les Anglais pour prendre pied ici ! songea-t-il. Avec Madras à l'ouest et Mergui à l'est, le golfe tout entier serait pratiquement sous leur contrôle.

Quel ennui que personne n'eût été là pour l'accueillir ! Il avait attendu déjà deux jours entiers et ne pouvait se permettre de s'attarder davantage. Certes, il était arrivé avec plus d'une semaine d'avance sur l'horaire prévu, mais son frère George lui avait laissé entendre que quelqu'un — ce Grec ou l'un de ses hommes — serait là plus tôt, à tout hasard. Quiconque avait une certaine expérience de la mer savait qu'il était impossible de faire des estimations précises sur les vents capricieux du golfe. Une chose en tout cas était certaine : les marées avaient leurs horaires réguliers et il ne pouvait se permettre d'être surpris du mauvais côté du golfe avec des vents contraires. Il ne pouvait attendre à Mergui plus longtemps qu'il n'était vraiment nécessaire : du moins s'il voulait traverser le golfe, contourner la pointe de l'Inde, remonter jusqu'au golfe Persique et rentrer avant que les moussons ne se déchaînent.

Il chassa de son front des mèches couleur de paille et réfléchit un moment. Il aurait bien aimé rester un peu plus longtemps dans ce petit coin de paradis, avec ses femmes birmanes, sa cuisine délicieuse et ses larges perspectives sur l'océan à vous couper le souffle. Mais le temps pressait. Puisque personne

n'était là pour l'accueillir, il lui faudrait gagner rapidement Ayuthia pour enquêter sur la situation. Si Phaulkon ne s'y trouvait pas, si la marchandise n'était pas prête, il devait faire demi-tour et repartir en se contentant de maudire sa malchance et ce Grec dont son frère lui avait dit si grand bien.

Pendant que son navire était ostensiblement en réparation, le capitaine White avait laissé entendre à ses officiers qu'il avait à accomplir une importante mission qui pourrait l'amener à s'absenter trois semaines : c'était, à son avis, le délai le plus court pour gagner en hâte la capitale et en revenir. En attendant, ils devaient entretenir le mvthe des réparations à effectuer sur le navire et avoir l'air terriblement occupés jusqu'à son retour. Le capitaine avait lancé un coup d'œil en direction d'un groupe animé de femmes birmanes qui pépiaient non loin de là : il avait laissé entendre à ses hommes que les occupations ne leur manqueraient pas. Il y avait aussi le problème de la cargaison d'opium et de beaux tissus indiens à débarquer discrètement pour la vendre sur le marché local. Les hommes, manifestement attachés à leur téméraire capitaine, avaient éclaté de rire et promis de s'occuper des deux questions dont on les avait chargés.

Ce matin-là, à l'aube, avec ce frisson d'excitation qu'il ressentait toujours lorsqu'il se lançait dans un territoire inconnu, Samuel White partit pour le voyage de onze jours qui devait l'amener à Ayuthia. Il avait loué quatre pirogues, plusieurs porteurs pour se charger des caisses de cadeaux et engagé les services d'un guide indien qui parlait quelques mots d'anglais et qui ne cessait de se prosterner en direction de La Mecque, surtout quand on lui demandait le moindre travail. Mais du moins pouvait-il s'adresser aux coolies dans leur langue.

C'était donc là, songeait Samuel en cheminant, la célèbre route qui, par des rivières et à travers la jungle, voyait passer l'essentiel du commerce entre l'Inde, la Perse et Ayuthia, en faisant gagner des semaines sur un voyage par mer beaucoup plus long.

La route traversait l'isthme étroit, reliant ainsi le golfe du Bengale au golfe du Siam : elle évitait le long détour par le promontoire de Singapour et le long de la côte orientale de la presqu'île malaise jusque dans le golfe du Siam et l'embouchure du Menam. Non seulement on gagnait deux mois, mais on avait en outre l'avantage d'éviter les eaux infestées de pirates du détroit de Malacca.

Même si la route passait par des forêts apparemment impénétrables, des marais infestés par la malaria et des jungles peuplées de tigres, d'éléphants et de rhinocéros, on pouvait l'utiliser durant la saison sèche, de novembre à mai. Mais le reste de l'année, quand les moussons faisaient rage, le commerce était pratiquement paralysé. Les eaux des rivières gonflaient furieusement, les moustiques se multipliaient par centaines et des légions de sangsues venaient se gorger de sang. Le voyage à cette époque était une lutte pour la vie et les rares imprudents qui l'avaient tenté, pour la plupart marchands désespérés et jésuites emportés par leur zèle, succombaient invariablement aux griffes des tigres ou à la morsure mortelle des énormes poissons meng plu qui bondissaient des eaux tourbillonnantes pour s'accrocher sans merci aux corps des hommes.

À partir de Jelinga, un hameau de huttes primitives à six jours en amont de Mergui, la rivière Tenasserim n'était plus navigable : le voyageur devait louer des éléphants, des chars à bœufs et des litières pour négocier la piste cahotante qui aboutissait, trois jours plus tard, à Phri Phri, sur le golfe du Siam. De là, on pouvait trouver des bateaux qui assuraient la traversée jusqu'à Ayuthia.

Quand Samuel s'engagea ce matin-là sur la rivière Tenasserim, il trouva le courant plus rapide qu'il ne s'y attendait : chaque fois que le vent leur permettait de relever les avirons et d'utiliser les petites voiles dont chaque pirogue était équipée, il était persuadé qu'ils allaient se fracasser contre les rochers. Mais les rameurs siamois parvenaient à manœuvrer : il s'habitua bientôt à ces embardées de dernière minute et à

l'extraordinaire habileté avec laquelle ils bondissaient soudain par-dessus le bord de leur embarcation pour patauger dans les hauts-fonds et guider le canot dans un passage hérissé de rochers.

Peu à peu, les marais bordés de palétuviers cédèrent la place à une jungle touffue, à ce point peuplée de tigres et de rhinocéros qu'il était impossible aux voyageurs de s'aventurer sur la rive. Le paysage, toutefois, devenait d'heure en heure plus spectaculaire : il alternait bientôt entre les belles forêts et les rivières baignées de soleil qui annonçaient la présence sur la berge de villages entourés de murs.

Ils aperçurent des oiseaux de la jungle aux couleurs stupéfiantes, dont le superbe plumage chatoyait au soleil chaque fois que ses rayons parvenaient à percer l'épais feuillage. En guise de distraction, il y avait les continuelles bandes de singes qui gambadaient au bord de la rivière, souvent pendus par une liane aux branches des arbres les plus basses qui s'étendaient presque jusqu'au milieu de la rivière. Eux aussi étaient curieux de voir les intrus. Depuis le rivage, de magnifiques daims tachetés les observaient craintivement et des sangliers reniflaient sur leur passage.

À l'approche de la nuit, ils jetèrent l'ancre au milieu du courant à l'abri de quelques rochers. La rivière allait être leur demeure, de nuit comme de jour : ils faisaient la cuisine et dormaient à bord de leur petite embarcation. Samuel s'allongea sur le dos en contemplant le ciel nocturne des tropiques — une savante tapisserie de lumières étincelantes — et songea à sa mission. Bientôt, même le chœur nocturne des grenouilles, des sauterelles, des criquets et des cigales ne parvint plus à le détourner de ses pensées.

Était-ce cette fois la chance de sa vie, le moment qu'il attendait depuis toujours ? De son côté, tout était paré. Le reste dépendait d'un homme qu'il n'avait jamais rencontré : un Grec au service des Anglais à Ayuthia. Son frère George, généralement avare de compliments, avait quand même fait l'éloge de cet homme : Samuel pouvait donc raisonnablement espérer que tout serait également prêt de son côté. Mais

pourquoi n'y avait-il eu personne à Mergui pour l'accueillir? Peut-être était-il en route en ce moment même et allait-il les rencontrer sur la rivière. Il s'était assuré en effet que c'était la seule route utilisable pour traverser l'isthme. Et comme il était hors de question de voyager de nuit, les deux groupes avançant chacun dans une direction opposée ne risquaient guère de se manquer.

Mais il n'avait rencontré personne qui ressemblât, même de loin, au signalement dont il disposait. A un moment, une fille magnifique, spectacle assez incongru au cœur de cette jungle, les avait croisés, entourée d'une escorte de coolies et de guides. Ils avaient échangé au passage un bref sourire et il avait senti son cœur battre plus vite en se disant qu'il y aurait certainement à Ayuthia d'autres beautés semblables, disposées à remonter le moral d'un voyageur fatigué.

Bon sang, jura-t-il, il espérait bien que les marchandises seraient disponibles. Il ne pourrait rester plus d'un jour ou deux à Ayuthia : sinon on s'apercevrait de sa présence, on la signalerait, et la Compagnie à Madras risquait de lui poser par la suite des questions embarrassantes. Après tout, il était censé être à Mergui et non à Ayuthia, pour surveiller la vente de sa cargaison de tissus et d'opium avant de regagner sa base de Madras. La direction lui avait en outre donné pour mission d'observer attentivement la situation à Mergui, et surtout les installations portuaires. Madras, il le savait, jouait habilement sur les craintes que les Hollandais inspiraient aux Siamois : les Anglais préparaient du côté du gouvernement siamois une ouverture dans le cadre de laquelle on évoquerait certainement la question des concessions à Mergui.

Après des mois de recherches, il avait fini par réunir un équipage en qui il avait confiance et un groupe d'officiers qui étaient ses amis dans la Compagnie. S'ils effectuaient comme prévu le voyage jusqu'en Perse et retour, tous confirmeraient la même histoire : qu'en quittant Mergui à destination de Madras, le Comwaïl avait été détourné de sa route par les vents dans le golfe du Bengale et contraint de chercher un abri dans les îles Andaman. Cela seul suffirait à éveiller la compassion de n'importe quelle commission d'enquête de Madras, estimait Samuel. Les cannibales habitant les Andaman, avec leur prédilection bien connue pour la viande des Blancs, étaient redoutés de tous les navigateurs du golfe.

Déjà ses deux lieutenants, Jackson et Hâves, emportés par la dysenterie sur la route de Mergui, avaient à leur insu fourni deux décès qu'il pourrait attribuer aux sauvages mangeurs d'hommes des Andaman. Le reste de l'équipage serait censé s'être caché dans une crique en attendant que la tempête s'apaise avant de prendre la mer à bord de canots de sauvetage, abandonnant le Comwall qui avait heurté un récif. Dans cette région primitive, mieux valait affronter la mer dans un canot que de risquer de finir comme plat de résistance dans la marmite de quelque chef indigène. Après avoir erré un certain nombre de jours dans deux canots sur une mer miraculeusement calme et être parvenus presque au bout de leurs maigres provisions, les seize officiers et hommes d'équipage survivants du Comwall seraient repérés par une jonque siamoise qui les prendrait à son bord.

Dans la réalité, songea Samuel avec un frisson d'excitation, si tout se passait conformément aux plans et si Phaulkon était prêt avec le chargement à Ayuthia, il repartirait immédiatement pour Mergui et chargerait le plus vite possible le Comwall. Le navire appareillerait pour la Perse, y vendrait sa nouvelle cargaison et reviendrait le plus vite possible jusqu'à un lieu de rendez-vous convenu au large de Mergui. Là, en pleine mer, sans autre navire en vue, lui et ses officiers saborderaient le Comwall et s'embarqueraient sur la jonque à bord de laquelle les attendrait Phaulkon.

George avait assuré à son frère que, s'il prévoyait son arrivée à Ayuthia pour la fin de février ou le début de mars 1680, Phaulkon aurait toute une année pour réunir les marchandises précieuses dont les Maures étaient réputés avoir le monopole : soies sauvages, thés et porcelaines de Chine, épices, joyaux et bois aromatiques de l'Asie du Sud-Est. Le type de cargaison qui leur rapporterait une fortune en Perse. On distribuerait à l'équipage et aux officiers du Comwall une petite part des profits pour s'assurer qu'ils seraient loyaux et confirmeraient l'histoire du naufrage dans les îles Andaman, puis ils rentreraient à Madras. Samuel repartirait alors avec eux ou bien se mettrait au service du roi de Siam si, comme son frère l'avait laissé entendre, la réussite de l'expédition en Perse incitait Sa Majesté siamoise à développer sa flotte et à engager des capitaines anglais expérimentés pour commander ses vaisseaux. Phaulkon, supposait-il, aurait préparé cette partie du plan.

Samuel soupira tandis qu'une chouette hululait dans la nuit tropicale. C'était un moment passionnant. À vingt-huit ans, il était débordant d'ambition et deux années passées dans le monde de coupe-gorge des marchands de l'Asie du Sud avaient fort opportunément rendu sa conscience très accommodante. S'enrichir, pratiquement à n'importe quel prix, était la raison d'être de la majorité de ses collègues négociants : la règle du jeu consistait simplement à ne pas se faire prendre. Cette fois-ci, c'était sa grande chance. Non pas qu'il eût mal réussi jusque-là, songea-t-il, même si d'autres avaient peut-être fait mieux. Ce maudit Yale, par exemple. Ce diable d'homme, à ce qu'on racontait, allait faire l'objet d'une nouvelle promotion : vice-président de la direction de l'honorable Compagnie à Madras, cette fois! Et l'Américain se vantait ouvertement de la fortune qu'il avait amassée en commerçant pour son propre compte : il se vantait maintenant du collège qu'il allait fonder dans sa Nouvelle-Angleterre natale. Oh non, se dit Samuel, ce n'était pas lui qui irait fonder un nouvel Oxford ou un nouveau Cambridge : tout ce qu'il voulait, c'était s'acheter un domaine à la campagne, un beau domaine, et mener la vie facile d'un gentle-man-farmer de la bonne vieille Angleterre. Car, au bout du compte, il n'y avait rien de mieux.

La lune maintenant s'était levée, prêtant aux eaux

bouillonnantes un éclat argenté. En regardant autour de lui, il constata que tous les hommes s'étaient installés pour la nuit. Il sourit. Ils étaient entassés dans les trois autres canots tandis que lui, Samuel White, seigneur de Pottersbv Hall, Northamptonshire, capitaine (à la retraite) de la flotte des Indes orientales de Sa Majesté, avait un canot pour lui tout seul, comme il convenait à un officier et à un gentilhomme. Bercé par les rumeurs de la jungle, il se tourna sur le côté et sombra dans un profond sommeil.

24

La tension était presque palpable. Les spectateurs étaient accroupis sur des prés surélevés bordant les quatre côtés du vaste terrain. Deux grands arbres offraient leur ombre à l'emplacement réservé au roi : partout ailleurs, à l'exception d'un vénérable vieux banyan, il n'y avait aucune végétation. L'immense clairière était entourée sur trois côtés par la forêt et la jungle, longée, sur le quatrième, par une large route de boue séchée menant à la ville voisine de Louvo, où se trouvait le Palais d'été de Sa Majesté. Au centre du terrain, deux rangées d'épais poteaux de bois, solidement plantés dans le sol à intervalles réguliers d'une soixantaine de centimètres, se rapprochaient peu à peu. L'allée tracée entre les poteaux permettait le passage d'un éléphant tandis que leur écartement était trop étroit pour que l'animal puisse virer d'un côté ou de l'autre, si d'aventure il tentait de s'échapper. Les hommes, et surtout ceux qui étaient agiles, pouvaient cependant se glisser entre les poteaux, venir harceler l'éléphant et s'esquiver avant que le pachyderme furieux ne puisse les piétiner.

Le passage, de plus en plus réduit, aboutissait à une arène carrée, grande comme une cour et bordée des mêmes poteaux régulièrement espacés. Le but de la

chasse consistait, par une série d'habiles manœuvres, à attirer l'éléphant dans ce dernier enclos : là, de succulentes pousses de cannes à sucre et des éléphantes propres à l'apaiser lui donneraient peu à peu l'avant-goût d'une vie plus facile et calmeraient son caractère intraitable. Certains des animaux succombaient plus rapidement que d'autres à ce genre de traitement : les plus obstinés opposaient une résistance farouche, refusant de céder, et n'acceptant pas, pendant des jours d'affilée, d'avoir été capturés. Mais, au bout du compte, même les plus récalcitrants se retrouvaient assagis et prêts à servir le roi et leur patrie. Ils travailleraient dans les forêts de teck et seraient enrôlés dans les meilleurs régiments pour affronter l'ennemi au combat.

Des mahouts, dissimulés sous des feuillages et mar-monant des prières dans la vieille langue sacrée khmère, s'étaient déjà lancés dans les forêts avoisi-nantes, montés sur des femelles dressées, en quête de mâles aventureux. Les cris d'amour de leurs montures retentissaient aux lisières de la jungle. La chasse avait commencé.

Du coin de l'œil, Phaulkon regarda en direction de l'emplacement royal. L'escorte de Sa Majesté était tout juste arrivée au bord du terrain et tous les assistants s'étaient prosternés. La distance était trop grande pour que Phaulkon pût distinguer dans ses détails la silhouette du monarque, mais il n'y avait pas à se tromper sur sa personne. Dominant son entourage du haut d'un énorme animal somptueusement caparaçonné, Sa Majesté lançait autour d'elle des regards impérieux. Un instant, son attention parut s'arrêter sur Phaulkon, puis elle fut attirée une fois de plus vers l'arène.

Le cœur de Phaulkon se mit à battre plus vite. Sa Majesté l'avait-elle remarqué, l'avait-elle repéré dans la foule? C'était la première fois qu'il apercevait, même de loin, le Seigneur de la Vie. Les diamants des harnais royaux, les rubis et les saphirs qui constellaient la coiffe royale de forme conique étincelaient au soleil. L'escorte de trois cents mandarins, fonction-

naires du palais et esclaves, s'installa aux places désignées par ordre de préséance dans l'enceinte royale. En tant que ministre le plus éminent du pays, le Barcalon était placé juste à la droite de Sa Majesté. Le général Petraja, président du Conseil privé, était à sa gauche. Phaulkon avait entendu dire que Sa Majesté aimait le relâchement de l'étiquette au sein de l'escorte réduite qui l'accompagnait à Louvo. On disait aussi que sa passion pour la chasse l'amenait à passer de plus en plus de temps à son Palais d'été, à six heures d'Ayuthia par le fleuve. Là, le roi pouvait même échanger quelques mots avec un homme du commun sans avoir au préalable à l'anoblir, comme l'auraient exigé les usages d'Ayuthia. C'était certainement lassant, songea Phaulkon, d'être obligé de constamment s'en tenir au protocole rigide de la capitale : là-bas, Sa Majesté devait d'abord faire prévenir en secret tout homme du commun avec lequel elle souhaitait converser. Celui-ci l'attendait à un endroit et à une heure fixés pour que Sa Majesté « tombe sur lui » par hasard.

À Louvo, la chasse était sans pareille, car le nombre d'éléphants sauvages dans les forêts avoisinantes dépassait de loin celui d'Avuthia. Aujourd'hui, le petit groupe des invités devait se régaler d'un exploit de Luang Sorasak, le fils du général Petraja. Comme son père, Sorasak était réputé pour compter parmi les plus habiles conducteurs d'éléphants du royaume et être l'un des rares à avoir brillamment monté un éléphant « spécial » et à être sorti vivant de cette aventure. Ces éléphants « spéciaux », de sauvages colosses, étaient connus pour devenir fous devant l'indignité d'être montés : ils chargeaient alors à toute vitesse vers la forêt la plus proche, bien décidés à décapiter leur cavalier contre la branche d'un arbre.

Dans ses efforts pour comprendre les Siamois, Phaulkon en avait beaucoup appris sur les éléphants : plus il s'y intéressait, plus le sujet le fascinait. Il était absolument persuadé qu'il s'agissait de créatures d'une intelligence supérieure et il avait été émerveillé d'apprendre comment, au combat, un éléphant bien

dressé pouvait ramasser avec sa trompe son cavalier tombé à terre et le remettre en selle, ou bien jeter au sol un cavalier et le piétiner à mort.

Sa Majesté, comme tous ses prédécesseurs royaux, vénérait les éléphants : elle les utilisait souvent pour juger des criminels, rendant ainsi hommage à leur perspicacité et à leur intuition. Un éléphant rendait la justice en piétinant à mort l'accusé, ou en se contentant de le projeter au loin avec sa trompe s'il estimait que le crime réclamait un châtiment moins radical. Lorsque deux juges éléphants se renvoyaient ainsi l'accusé, en l'attrapant avec douceur par leur trompe, le crime n'était pas considéré comme grave. S'ils ignoraient complètement l'accusé, celui-ci était aussitôt libéré.

Phaulkon avait fait le voyage de Louvo en compagnie de deux adjoints du Barcalon. Ils lui avaient montré sa place en lui précisant que le général Petraja, qui l'avait invité par l'intermédiaire du Barcalon, souhaitait avoir une conversation avec lui après le spectacle. Phaulkon était au premier rang de l'enceinte des roturiers en compagnie d'une cinquantaine de courtisans de moindre importance qui se retournaient de temps en temps pour le dévisager avec curiosité. Tous étaient vêtus, comme lui, de blouses de toile blanche et de panungs noirs, en l'honneur de Sa Majesté. Quiconque s'était vu offrir par elle un vêtement était tenu de le porter en cette occasion. Le Grec avait l'impression d'être le seul farang présent.

L'enceinte royale occupait presque tout l'espace de ce côté-ci de l'arène : le côté opposé semblait réservé aux paysans et aux fermiers, vêtus pour la plupart de pagnes, et qui étaient à tour de rôle invités à ce spectacle impressionnant. Chaque homme, chaque femme se voyait accorder l'occasion d'assister à une chasse royale une fois dans sa vie.

« Ainsi, nous nous rencontrons une nouvelle fois, heer Phaulkon. » Les sons gutturaux lui parurent étrangement familiers et le Grec se retourna. La foule s'écarta devant deux nouveaux venus. Le plus cor-

pulent des deux éveillait tout particulièrement l'intérêt, et la foule, peu habituée à voir des farangs, le dévisageait avec une curiosité non dissimulée.

«Heer Van Risling, quelle surprise! s'exclama Phaulkon en hollandais. Je ne savais pas que vous étiez un aficionado de la chasse. »

Le gros Hollandais, toujours aussi rougeaud et transpirant sous le poids de sa tenue européenne, eut une grimace écœurée.

« Je suis venu tout exprès de Ligor afin de régler certaines affaires qui vous concernent directement, heer Phaulkon. »

Le Grec ne releva pas.

« Et puis-je vous demander si vous avez vu mes collègues, MM. Burnaby et Ivatt? demanda-t-il.

— Nous ne fréquentons pas les mêmes milieux, répondit Van Risling d'un ton hautain. Us sont prisonniers, je crois. »

Il se tourna vers son compagnon, un grand homme aux cheveux gris qui possédait des traits élégants, réguliers, et au sourire avenant. « Puis-je vous présenter heer Aarnout Faa, notre distingué directeur à Ayuthia ? Heer Constantin Phaulkon. »

Les deux hommes s'inclinèrent courtoisement. Phaulkon observa avec intérêt le chef de la Verenigde Oostindische Compagnie, que l'on appelait simplement la VOC. Il était le Hollandais ayant le plus haut rang au Siam et, si Phaulkon avait eu des contacts avec d'autres employés de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, c'était la première fois qu'il en rencontrait le chef.

Aarnout Faa, Yopperhoofd ou directeur résident, employait un personnel de plus de quarante personnes où chacune appartenait à une catégorie bien définie : opperkoopman, koopman, onderkoopman, assistants koopman, chirurgiens en titre et assistants chirurgiens, comptables, magasiniers, soldats, matelots et ouvriers. Ses bureaux d'Ayuthia, un bâtiment massif de brique de l'autre côté de la rivière, faisaient l'envie de tous les marchands du Siam. Faa régnait sur tout cela et n'avait de compte à rendre qu'au gou-verneur général de Batavia, à Java : c'était un homme avec lequel il fallait compter.

« On m'a beaucoup parlé de vous ces temps-ci, heer Phaulkon », commença-t-il dans un anglais parfait. Il avait passé un diplôme de langues et de littérature à l'université d'Amsterdam et, même si vingt ans s'étaient écoulés depuis cette époque, il avait eu maintes fois l'occasion d'en conserver la pratique. L'univers commercial de l'Asie du Sud était peuplé de pirates anglais et de quelques rares gentlemen. « Il paraît que vous avez fait sensation à notre petite succursale de Ligor. » Faa sourit et désigna du doigt Van Risling. « Et vous avez manifestement fait impression sur notre chef koopman là-bas. »

Van Risling se dandina d'un air gêné. Il avait du mal à suivre l'anglais rapide de son chef.

Phaulkon s'inclina. « Monsieur, je suis certain que l'impression a été réciproque.

— Heer Van Risling vient d'arriver de Ligor, reprit le directeur, revenant au hollandais pour son collègue. Nous comptions en fait vous rendre visite demain à Ayuthia. Cette rencontre fortuite peut nous en éviter la nécessité. Je tenais particulièrement à discuter avec vous du problème de certains canons. » Le directeur marqua un temps. « J'ai été intrigué d'apprendre que vous transportiez des armes d'origine hollandaise. C'est fort étrange, heer Phaulkon, si l'on songe à quel point vous autres Anglais êtes fiers de ce que vous fabriquez vous-mêmes.

— Nos pratiques commerciales, vous en conviendrez, heer Faa, sont des affaires qui ne concernent que nous-mêmes.

— En effet, heer Phaulkon. Je comprends fort bien votre réticence à aborder ce sujet. Surtout si, comme je le crois, vous tentiez de fournir des canons hollandais aux rebelles de Pattani. J'ai naturellement exprimé mon opinion sur ce point à Son Excellence le Barcalon. Comme vous le savez, notre Compagnie hollandaise fonctionne dans ce pays depuis près d'un siècle et nous entretenons d'excellentes relations avec le gouvernement siamois.

— Je suis surpris de l'apprendre, heer Faa. Ce n'est pas du tout l'opinion que j'ai de la situation. Pas plus, j'ose le dire, que celle du gouvernement siamois. Peut-être avez-vous quelque peu perdu le contact, mijn heer. Bien sûr, ajouta sèchement Phaulkon, le fait de ne pas parler la langue ne doit pas vous faciliter le maintien d'un contact étroit. »

Van Risling se redressa de toute sa taille et se mit à renifler d'un air furieux comme si c'était lui que l'on avait attaqué, alors que Yopperhoofd tressaillait à peine et gardait son calme.

« Comme je l'ai dit précédemment, cela m'intrigue de savoir comment vous vous êtes procuré nos canons, heer Phaulkon. Agissiez-vous pour votre propre compte ou bien cela fait-il partie de quelque plus vaste projet des Anglais pour nous discréditer?

— Les Siamois et les Anglais travaillent de concert à vous discréditer, heer Faa. Pour ensuite vous supplanter. C'est pourquoi les Anglais ont été invités à reprendre le commerce. C'est pourquoi aussi, membre de la Compagnie anglaise, je me suis vu offrir un poste au ministère du Commerce. Nous allons saper votre pouvoir, mijn heer. Anglais et Siamois poursuivent maintenant le même but.

— Ha, ha! Elle est bien bonne! » Van Risling eut un rire rauque et tous les Siamois situés à côté d'eux tournèrent la tête. « Alors les Siamois fournissent maintenant des canons à leurs propres ennemis de Pattani? Intéressante politique. Ha, ha! »

Phaulkon ne releva pas. Si seulement Yopperhoofd avalait l'hameçon, se dit-il. Alors, lui, Phaulkon, aurait fait un pas de plus vers son objectif.

À présent, Sunida ne devait plus être bien loin de Mergui. Si elle parvenait à contacter Samuel à temps et si toute l'expédition vers la Perse se soldait par un succès, alors les Siamois seraient peut-être mieux disposés à accepter son projet d'une flotte locale commandée par des capitaines anglais au service du Siam. Et les Hollandais pourraient bien à leur insu accélérer alors le processus. Plus ils se heurtaient au Siam, plus tôt on pourrait lui demander de réaliser

son projet. Phaulkon espérait qu'Aarnout Faa allait rapporter mot pour mot ses paroles dans le célèbre dagh-register et provoquer ainsi des représailles hollandaises contre les Siamois. Le dagh-register, ou journal quotidien, symbole de l'esprit méticuleux des Hollandais, accompagnait chaque navire regagnant Batavia. Il contenait des états complets des chiffres du commerce, des tendances politiques et économiques, des transcriptions de conversations intéressantes et tout type d'information concernant une succursale ou une autre. Les Hollandais n'omettaient aucun détail et rien n'apparaissait trop indifférent pour ne pas figurer dans le dagh-register. Les avant-postes et les factories de la VOC à Amboina, Banda, aux Moluques, à Ceylan, à Malacca, à Macassar, au Cambodge, à Formose, au cap de Bonne-Espérance, à Coromandel, à Surac, à Malabar, à Jaffnapatnam, et bien d'autres, fournissaient à la direction de la Compagnie à Java une documentation volumineuse et précise sur tout ce qui concernait la région. La suprématie hollandaise s'alimentait aux renseignements contenus dans les dagh-register : c'est pourquoi il était difficile de défier l'empire hollandais. Le gouvemeur-generaal connaissait les cadeaux à offrir aux fonctionnaires de tel pays et savait à quel moment les faire. La densité du trafic des navires transportant les précieux journaux permettait à Batavia d'être au courant des événements bien avant la concurrence.

Dans le cas d'Ayuthia, Batavia n'était qu'à vingt-cinq jours de bateau et les vastes pouvoirs confiés au gouverneur-generaal en faisaient aisément le dirigeant farang avec lequel il était le plus commode de traiter. Le monarque siamois aussi bien que le Pra Klang entretenaient avec lui une correspondance régulière. Comme les lettres à destination de l'Angleterre et de l'Europe mettaient sept mois pour aniver à destination — quand elles y parvenaient —, la VOC de Batavia avait le pouvoir de signer des traités, de lever des troupes, de bâtir des forteresses et de nommer des fonctionnaires au nom du gouvernement hollandais. Aucune directive nouvelle n'était venue du Général

des États, le gouvernement de Hollande, depuis 1650, quelque trente ans plus tôt. La VOC était pratiquement un royaume à elle seule, dont le gouverneur-generaal était le roi sans couronne. Phaulkon sourit sous cape. La Hollande était gouvernée par un Général des États mais on avait persuadé le prince d'Orange d'assumer le titre de roi, chaque fois qu'il recevait une délégation siamoise ou qu'il répondait à une de leurs lettres. On ne pouvait pas laisser le gou-verneur-generacd diminuer son pays aux yeux des visiteurs. Pour les Siamois, il était en effet inconcevable qu'un pays qui se respecte puisse fonctionner ou se considérer comme une puissance sans avoir de roi à sa tête.

L'opperhoofd attendit avec patience que le rire de Van Risling se calme, puis il perça Phaulkon du regard.

« Quoi qu'il en soit, heer Phaulkon, une dépêche expresse décrivant vos activités a été adressée à Son Excellence heer Rijcklof Van Goens, avec mes commentaires. Le gouverneur-generaal tient généralement compte de mes avis et, comme le dagh-regisîer est parti voilà un mois, Son Excellence aura certainement abordé cette affaire avec le chef de votre Compagnie anglaise à Bantam. » Il s'interrompit et l'esquisse d'un sourire passa sur ses lèvres.

« Votre bureau ici est, je crois, sous l'autorité de Bantam? Selon les règles de conduite sur lesquelles nos deux gouvernements se sont mis d'accord, j'ai vivement recommandé l'arrêt de toutes vos activités au Siam. » Durcissant son regard, il ajouta : « Sous menace de sévères représailles de notre part. Je suis certain, heer Phaulkon, qu'étant donné les circonstances nous n'allons pas tarder à être privés de votre présence. »

Phaulkon ricana. « Bantam n'a pas le pouvoir de prendre une telle décision, heer Faa. Les ordres viennent de plus haut.

— De Madras ? » demanda Faa.

Une série de cris de bêtes en rut retentit dans les forêts avoisinantes. Phaulkon se tourna dans leur direction. «Aimez-vous la chasse, heer Faa? demanda-t-il poliment.

— Godverdorie! s'exclama Van Risling, le sang lui montant au visage. Vous allez répondre à heer Faa quand il vous pose une question. Il a un rang plus élevé que le vôtre.

— Je ne suis pas hollandais, heer Van Risling : son rang ne me concerne donc pas.

— A vrai dire, j'aime beaucoup la chasse », répondit Aarnout Faa avec une politesse appliquée, laissant Van Risling marmonner furieusement dans sa barbe. « Aussi bien la chasse aux éléphants qu'aux tigres, et parfois, ajouta-t-il avec un léger sourire, aux fourmis qui osent défier la Verenigde Oostindische Compagnie. J'adore les voir écrasées. »

Le directeur résident hollandais tourna la tête et concentra son attention sur l'arène. Van Risling avait raison, songea-t-il. Ce Phaulkon était un homme impudent et d'une assurance excessive, mais sans doute quelqu'un dont il fallait tenir compte, bien plus que de son supérieur immédiat, le falot Burnaby. Mais qu'est-ce qui avait donné à cet homme une telle assurance? Que pouvait-il espérer accomplir? L'Asie du Sud-Est était une enclave hollandaise. Quant à Ayuthia, la Compagnie exportait du bois, des madriers et du plomb à Formose, de la cire et de l'huile de coco à Malacca, du sucre, de 1 etain et du poivre en Inde. Avec le Japon, le marché le plus lucratif de tous, la Compagnie avait un monopole — garanti par traité — pour l'exportation des peaux de daims. Cela lui assurait le contrôle de l'article qui rapportait le plus d'argent dans tout le commerce d'exportation d'Ayuthia. Même s'il était vrai que le bois de sampang permettait quinze cents pour cent de bénéfice sur le prix d'achat, il était volumineux à transporter alors que les peaux, même avec trois cents pour cent seulement de bénéfice, faisaient plus que combler la différence par leurs énormes quantités. Cette année déjà, il s'attendait à expédier pour la première fois au Japon plus de cent mille peaux : à moins, bien sûr, que le clergé bouddhiste n'exige une nouvelle suspension du massacre des daims, comme il le faisait périodiquement. Ou à moins que la présence d'un éléphant blanc dans les forêts n'arrête provisoirement toute chasse dans la région.

L'opperhoofd eut un soupir d'impatience. L'heure était venue de tirer le maximum de sa position et d'empocher la récompense que méritaient des années de dévoués services. Maintenant que le nouveau gou-verneur-generaal avait tenu compte de son avis et annulé la décision d'expédier d'abord les peaux à Batavia, il pouvait les exporter directement vers le Japon. Il avait prévenu le gouverneur qu'entreposer les peaux dans le climat humide de Java, c'était risquer de les abandonner aux attaques des vers : les deux premières cargaisons avaient d'ailleurs été pratiquement anéanties par les vers en attendant d'être transbordées à Batavia. Les Japonais étaient exigeants et leur réticence naturelle à accepter des importations faisait d'eux des clients difficiles. Les peaux devaient être de qualité supérieure. Maintenant qu'il pouvait exporter directement, songea Yopperhoofd, qui irait remarquer une petite différence d'un ou deux pour cent sur des expéditions de cent mille peaux? Et puis les Japonais payaient en lingots d'argent, monnaie fort prisée à Ayuthia. Bientôt, son style de vie allait grandement s'améliorer.

Quels étaient alors les mobiles de Phaulkon ? Il possédait une connaissance impressionnante du hollandais et du siamois. Mais lui ou les Anglais ne pouvaient sérieusement espérer supplanter la VOC. De Batavia, le gouverneur-generaal approvisionnait régulièrement le roi de Siam en canonniers, artilleurs, joailliers, médecins et charpentiers, et même en souffleurs de verre et en peintres. Que ferait Sa Majesté sans tous ces gens? Sans ces horloges et ces télescopes? Il comptait en outre sur le marché tout proche de Java, encore sous le joug hollandais, pour écouler ses surplus de riz.

D'ailleurs, le bureau local apportait scrupuleusement sa contribution aux cérémonies de crémation des hauts fonctionnaires siamois et faisait participer la Compagnie à toutes les fêtes du pays. On savait comment et quand distribuer des présents. Cela faisait partie du système. Les Anglais, en revanche, étaient désorganisés : ils étaient préoccupés par leurs affaires sur le sous-continent indien et, bien qu'ayant leur direction régionale à Madras, ils connaissaient lamentablement mal la région. Ils n'étaient d'ailleurs qu'une poignée...

Un grand cri vint interrompre ses réflexions. La foule autour de lui se figea.

Une violente sonnerie de trompes et le craquement de branches piétinées précédèrent l'apparition d'un mâle colossal qui sortit en rugissant de la forêt, à la poursuite de deux femelles. Conduites par des mahouts camouflés qui s'efforçaient désespérément de les guider avec leurs crocs de fer, les femelles en comparaison, semblaient des miniatures; elles se dirigeaient vers la longue allée de poteaux. À chaque enjambée, le mâle gagnait du terrain. On pouvait se demander si les femelles atteindraient l'allée avant que le géant ne les ait rattrapées en terrain découvert. Elles y parvinrent de justesse. L'énorme mâle s'engouffra dans l'étroite allée à leur poursuite et dut ralentir l'allure. Il leva sa trompe en émettant une série de barrissements assourdissants. Plusieurs Siamois à pied se glissèrent alors avec agilité dans l'allée par les étroits interstices qui séparaient les poteaux, et tentèrent de provoquer l'éléphant avec des bâtons pointus.

L'animal se retournait sauvagement contre l'un, puis l'autre : mais avant qu'il ait pu écraser ses assaillants sous son énorme patte, ils s'étaient faufilés hors d'atteinte des défenses furieuses qui venaient se planter avec un bruit sourd dans les poteaux. L'animal, en colère, se dégageait, faisait volte-face et se lançait à la poursuite de nouveaux adversaires qui continuaient leur stratégie d'épuisement.

Tandis que certains s'efforçaient ainsi de l'exciter, d'autres, avec une adresse étonnante, lançaient des boucles d'épais cordages autour de ses pattes arrière et les ligotaient. Mais, comme ils ne pouvaient se cramponner à l'extrémité des liens sans être eux-mêmes traînés par l'éléphant, force leur était de lâcher prise et de laisser l'énorme bête tirer les cordes derrière lui sans dommage.

Un cri monta alors de la foule. Les hommes à pied se dispersèrent brusquement et un cavalier camouflé montant une femelle entra dans l'allée derrière le colosse. C'était Sorasak. Il n'était pas vraiment populaire mais on respectait malgré tout ses prouesses de chasseur. La foule, retenant son souffle, attendait son numéro. On savait qu'il devait attirer la bête féroce dans le dernier enclos au bout de l'allée où d'autres hommes à pied auraient la tâche périlleuse d'attacher au tronc épais du banyan les bouts de corde qu'il traînait. Pendant ce temps, l'homme qui chevauchait l'éléphante tenterait d'attraper au lasso l'énorme animal et d'attacher l'une à l'autre les deux bêtes, sauvages et domptées.

La foule poussa une clameur. Sorasak, profitant d'un répit momentané, sauta sur le dos de l'éléphant sauvage et se cramponna à ses oreilles. Celui-ci réagit aussitôt avec violence. Poussant un barrissement assourdissant, il brandit sa trompe et se dressa sur ses pattes arrière pour tenter de faire tomber cet adversaire irritant. Mais Sorasak serra les genoux, se pencha en avant et se cramponna à son dos jusqu'au moment où l'animal, exaspéré, changea de tactique et, de toutes ses forces, chargea un des poteaux bordant l'allée. Le poteau fut secoué jusqu'à ses fondations mais tint bon. Sorasak ne lâcha pas prise. La bête furieuse recula et plongea de nouveau. Le poteau cette fois fut presque déraciné et, au troisième assaut, il se pencha de côté, ce qui permit à l'éléphant de l'entraîner en se précipitant par l'ouverture.

Ce fut comme un cataclysme. Un éléphant enragé, d'une taille exceptionnelle, chargeait droit sur la foule à cinquante mètres à peine de là. Toujours cramponné au dos de la bête, Sorasak lui enfonçait dans le cou son croc acéré, dans une tentative frénétique pour le faire dévier de sa route. Il ne restait que quelques secondes : alors que la foule s'enfuyait dans toutes les

directions, l'animal vira soudain sur la gauche et se précipita vers le bord de l'enclos royal. Sur les vingt derniers mètres, il s'élança droit sur Phaulkon : on aurait presque dit qu'il l'avait choisi pour cible.

Phaulkon plongea de côté au moment précis où deux spectateurs étaient piétinés devant lui. Du coin de l'œil, il aperçut Van Risling projeté au sol la tête la première. Deux autres Siamois, ses voisins, poussèrent une série de hurlements avant de disparaître dans un nuage de poussière. La terre trembla sous lui et Phaulkon sentit, plutôt qu'il ne vit, l'éléphant passer au galop à quelques centimètres de lui.

Tuant ou estropiant tout ce qui se trouvait sur son passage, l'animal enragé chargea à fond de train vers la forêt. La foule se regroupa et se retourna pour regarder, tandis que le cavalier s'apprêtait à sauter. Tous savaient que c'était risquer la décapitation immédiate que de monter un éléphant en pleine charge qui se précipitait à travers une forêt. Sorasak devait sauter avant le premier taillis et se recevoir avec suffisamment d'adresse pour ne pas se rompre les os. Il devait calculer soigneusement sa chute. Il attendit la dernière minute pour s'assurer que l'animal, emporté par son élan, allait plonger trop profondément dans la forêt pour se retourner et le chercher des yeux. La foule retint son souffle en voyant Sorasak exécuter un saut spectaculaire puis rouler à plusieurs reprises sur le sol. On attendit de voir si le colosse allait revenir sur ses pas. Puis, comme il continuait sa course, les spectateurs se précipitèrent pour inspecter les dégâts.

L'audacieux cavalier s'était blessé : le sang ruisselait d'une plaie qu'il avait au front. On alla chercher une civière de bambou et l'on apporta Sorasak devant le roi qui s'enquit avec sollicitude de son état et ordonna qu'on le confie aussitôt aux soins de ses propres médecins. Les gens couraient dans tous les sens pour aller porter secours aux blessés. Le corps massif de Van Risling était secoué de tremblements tandis que Faa, secoué mais indemne, s'occupait de lui.

Phaulkon s'était redressé sur un genou, tout

étourdi. Le brancard de Sorasak passa presque devant lui. Un instant, les regards des deux hommes se croisèrent. Le blessé fixa longuement Phaulkon. Dans ses yeux qui brillaient d'un éclat froid, le Grec aperçut une lueur de mépris qu'il reconnut aussitôt : jamais il ne l'oublierait. C'était le boxeur de Ligor!

Fasciné, et avec le pressentiment que ce ne serait pas leur dernière rencontre, Phaulkon suivit du regard la civière jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Alors, il s'efforça de se concentrer sur l'état de Van Risling. De toute évidence, la rencontre prévue avec le général Petraja devait être reportée. Faa avait demandé une autre civière et, à eux deux, ils y installèrent le gros homme. Van Risling semblait avoir la jambe droite brisée et il tressaillit de douleur quand on y toucha.

« Godverdorie ! » cria-t-il en grinçant des dents.

Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, Phaulkon éprouva de la compassion pour le malheureux. Ils suivirent les autres civières qui s'éloignaient en direction de la ville.

25

Le domestique vint annoncer l'arrivée d'un visiteur farang. D'origine indienne, le serviteur parlait quelques mots d'anglais : cela avait suffi à lui faire obtenir un poste auprès de son maître qui, sans lui, aurait été incapable de communiquer avec le monde qui l'entourait.

Assis dans le fauteuil de son salon de style britannique, Burnaby voulut connaître le nom du visiteur. Mais c'était trop demander. L'homme était un farang et, comme Ananda le savait par expérience, tous les farangs avaient des noms improbables. Burnaby marmonna quelque chose à propos de ces indigènes impossibles à dresser et ordonna à Ananda de faire entrer le visiteur.

« Thomas, cria Bumaby, nous avons de la visite. Un Européen. Je me demande qui ça peut bien être?

— Est-ce que Constant est de retour? » s'écria Ivatt, très excité, en accourant de la pièce voisine où il s'exerçait à un vieux tour de prestidigitation. Il y avait presque réussi et était bien décidé à le mettre définitivement au point pour ses débuts au palais. Peut-être allait-on le convoquer là-bas d'un instant à l'autre, songea-t-il avec nervosité. Ses tours étaient devenus une habitude régulière à la demeure du gouverneur de Ligor : les enfants de la maisonnée du mandarin avaient été consternés à l'annonce de son départ. Et voilà qu'aujourd'hui, grâce à la recommandation du gouverneur, on lui demanderait probablement de faire son numéro devant les enfants royaux, au palais. « Qui sait, avait-il dit à Burnaby en plaisantant, je pourrais peut-être rencontrer le roi avant Constant et lui arranger une invitation. »

« Non, ça ne pourrait pas être Constant, répondit Burnaby. Même mon abruti de serviteur le reconnaîtrait, encore qu'avec Ananda on ne sache jamais. Deux mois d'absence auraient suffi à lui embrumer la mémoire. »

Ils étaient arrivés de Ligor la veille, à bord du bateau du gouverneur, et s'étaient rendus tout droit à la maison de Phaulkon pour découvrir qu'il était absent. Ivatt, qui avait étudié le siamois avec beaucoup d'ardeur, avait cru comprendre, d'après les propos de la jeune esclave, que son maître se trouvait à Louvo pour une chasse à l'éléphant. Qu'est-ce que Constant avait encore inventé? se demandaient-ils tous deux. Les chasses à l'éléphant de Louvo n'étaient-elles pas des cérémonies royales? Peut-être Ivatt avait-il mal compris.

On fit alors entrer le visiteur dans le petit salon. Les deux hommes le considérèrent avec curiosité. Il était l'image même de l'aventurier venu en Asie, un pirate gentleman, beau, frisant la trentaine, avec des yeux couleur de lagon et une crinière de cheveux blonds rendus presque blancs par le soleil. Il avait le visage hâlé, un air sûr de lui, aux limites de l'arrogance.

« Messieurs, Samuel White à votre service. » Il leur fit un large sourire et les séduisit dès le premier instant.

Les deux hommes se levèrent aussitôt pour l'accueillir.

« Je suis Richard Burnaby, et voici mon adjoint, Thomas Ivatt. Bienvenue à Avuthia, monsieur White.

— Merci, monsieur. Votre nom ne m'est pas inconnu. Mon frère George l'a souvent cité dans des termes les plus flatteurs. » Il eut un large sourire, exhibant une rangée de dents parfaites dont son visage hâlé faisaient encore ressortir la blancheur.

« Merci à vous, monsieur. » Burnaby était rayonnant, mais son expression se fit bientôt plus soucieuse quand il ajouta : « Nous vous attendions. »

Samuel perçut tout de suite son ton navré.

« Un de vos employés m'a conduit de votre factorerie jusqu'à la maison de M. Phaulkon, mais j'ai eu quelque peine à me faire comprendre. On a fini par m'amener ici. Me pardonnerez-vous, monsieur, si j'en viens droit au fait ? Ma brusquerie n'a pour motifs que le peu de talent que j'ai à m'exprimer et mon besoin de retourner à Mergui dans les plus brefs délais. » Il s'interrompit brièvement avant de demander : « Est-ce que la cargaison pour la Perse est prête ? »

Burnaby hésita, mais son expression était suffisamment éloquente. « Nous avons eu quelques difficultés inattendues », avoua-t-il enfin.

Du coup, l'indignation assombrit le visage de White. Crétins incompétents! semblait-il dire. En un instant, il avait oublié ses manières charmantes pour ne plus exprimer que le dédain et le mépris.

« Si je comprends bien, dit-il froidement, vous n'avez pas la marchandise.

— Un instant, intervint Ivatt en se tournant vers Burnaby. Soyons précis. Nous n'avons pas encore parlé à Constant. Je suis certain qu'il ne sera pas resté tout ce temps les bras croisés. »

Samuel se tourna brusquement vers le petit homme. « Monsieur, soit vous avez la marchandise, soit vous ne l'avez pas. » Ne comprenaient-ils donc pas que tout était une question de temps ?

« Monsieur White, expliqua Ivatt, voilà plus d'un mois que nous n'avons pas vu M. Phaulkon. Nous n'avons pas davantage pu communiquer avec lui. Voyez-vous, nous étions dans le Sud et je crois que nous devrions réserver notre jugement tant que nous ne lui aurons pas parlé.

— Et quand comptez-vous le faire, monsieur? interrogea Samuel, essayant de dominer son irritation.

— Il est à Louvo où il accompagne la chasse royale », répliqua Ivatt, en insistant sur le mot « royale ».

White sembla rassuré à l'idée que Phaulkon évoluait peut-être dans des milieux intéressants pour eux.

« Quand sera-t-il de retour, monsieur? demanda-trii.

— Nous ne savons pas très bien, monsieur White, fit Burnaby. Certes, j'aimerais vous donner — nous donner à tous — quelque espoir, mais il ne serait pas honnête de vous tromper. Nous avons perdu, il y a un mois environ, les moyens d'acquérir les marchandises destinées à la Perse, et je ne vois pas comment Constant aurait pu renverser la situation en un délai aussi court.

— Je vous trouve bien pessimiste, Richard », fit remarquer Ivatt, agacé.

Burnaby se tourna vers lui. « Je ne suis pas pessimiste, Ivatt. Je suis réaliste. Il serait injuste d'égarer M. White ou de lui faire perdre son temps. »

Il était rare que Burnaby appelât Ivatt autrement que par son prénom.

« Malheureusement, messieurs, je dispose de fort peu de temps. À défaut de pouvoir constater que M. Phaulkon dispose de la marchandise — ce qui ne me semble pas être le cas —, je ne puis m'attarder ici. Mon équipage m'attend à Mergui et mon navire doit se trouver à Madras avant la fin du mois. Je ne suis guère impatient de repartir, compte tenu des rigueurs que j'ai connues lors de mon voyage jusqu'ici, mais je n'ai pas le choix. » Il reprit d'un ton amer : « Trois de mes hommes ont été tués par des tigres en route et j'ai moi-même été pratiquement dévoré vivant par les moustiques. » Il se pencha et, comme pour confirmer cette remarque, il se gratta l'échiné. « Je ferais donc mieux de partir maintenant et d'en finir.

— Ne pouniez-vous pas attendre au moins une nuit, monsieur White? supplia Ivatt. Je suis sûr que le repos vous ferait du bien. Je trouve navrant que vous ayez fait tout ce chemin sans avoir la possibilité de parler avec M. Phaulkon. Vous pourriez passer la nuit dans sa maison, fit Ivatt en souriant. On trouve chez lui les meilleurs massages de toute la ville. Cela vous remettrait tout à fait sur pied. »

White haussa les sourcils.

« Des masseuses? demanda-t-il.

— Elles sont trois et travaillent en équipe. » Ivatt eut un clin d'œil paillard. « De vrais petits démons, mais formées au ciel. »

White parut hésiter. « Très bien, j'accepte votre proposition d'une nuit de repos, mais je partirai demain matin à la première heure. L'un de vous aurait-il la bonté de m'accompagner jusque là-bas? Je sais que ce n'est pas loin, mais je ne suis pas sûr de reconnaître la maison.

— Avec plaisir », proposa Ivatt. Il se tourna vers Burnaby. « Avec votre permission, Richard?

— Naturellement. Je serai moi-même à la factorerie : vous pourrez m'y rejoindre, Thomas, dès que vous aurez déposé M. White. J'ai été ravi de faire votre connaissance, monsieur White. Je regrette seulement que les circonstances ne vous aient pas été plus favorables.

— Moi aussi, monsieur. Franchement, c'est une terrible déception. » Il s'inclina et repartit avec Ivatt.

Phaulkon revint à Ayuthia ce même soir après la tombée de la nuit. Van Risling souffrait trop pour faire le voyage et il était resté à Louvo avec Faa. Il avait obstinément refusé de se laisser soigner par un des chirurgiens locaux, y compris ceux que Sa Majesté le roi avait proposés aux blessés, et il avait insisté pour attendre de voir un médecin hollandais à Ayuthia. Exaspéré, Aarnout Faa avait fini par hausser les épaules et par accepter de passer la nuit à Louvo, avec l'espoir que Van Risling serait en état de faire le voyage le lendemain matin. Phaulkon avait hâte de retourner à Ayuthia et il avait pris le dernier bateau en partance ce jour-là. Il était près de neuf heures du soir quand il arriva chez lui.

Sorn et Tip attendaient pour l'accueillir au pied des marches et lui racontèrent, tout excitées, qu'un visiteur farang était allongé sur le sol du salon à se faire masser. Tip ne cessait de porter la main à sa bouche pour cacher qu'elle pouffait de rire, comme le faisaient en général les Siamois pour dissimuler leur gêne. En insistant un peu, Phaulkon apprit que le farang était complètement nu et qu'il appréciait vivement la compagnie des trois jeunes esclaves du maître.

«Qui est cet homme?» demanda résolument Phaulkon. Elles n'en savaient rien, sinon que c'était le petit farang qui l'avait amené ici.

« Le petit farang ? s'exclama Phaulkon. Il est ici ?

— Oui, Maître, répondit Sorn. Le grand farang et lui sont arrivés hier.

— Tu en es sûre?

— Absolument, Maître. Ils sont venus vous voir et ont demandé où vous étiez. »

C'était extraordinaire, songea Phaulkon. Comment avaient-ils pu arriver ici aussi vite? Le Barcalon n'avait accepté de les libérer qu'une semaine auparavant. Les filles recommençaient à se cacher la bouche et toutes deux pouffaient comme des enfants. Le petit farang avait appris un peu de siamois, dirent-elles. Si elles l'avaient bien compris, il leur avait demandé de ne laisser en aucun cas cet homme quitter la maison. Il fallait le distraire jusqu'à lui ôter tout désir de s'en aller. Elles avaient passé la consigne à Nid, à Ut et à Noi, et le farang était toujours là sur le plancher du salon. Il s'y trouvait depuis le coucher du soleil.

« Mon Dieu, s'exclama Phaulkon, mais c'était il y a trois heures ! Bon, je vais aller voir. Tip, va chercher le grand et le petit maîtres farangs et demande-leur de venir tout de suite. » Tip se prosterna et rampa à reculons.

« Sorn, prépare-nous un repas, je t'en prie. Je meurs de faim. Est-ce que le visiteur a dîné?

— Pas encore, Maître, répondit Sorn. Il était trop occupé.

— Alors, tu ferais bien de préparer de quoi souper pour quatre.

— Maître, dit Sorn, je suis votre esclave. » Elle s'inclina très bas et se retira.

Phaulkon monta les marches et s'arrêta devant la porte du salon. Il entendit des rires étouffés interrompus par les accents d'une voix de stentor à la tonalité plus grave. La voix semblait prodiguer des encouragements. Il comprit quelques mots d'anglais.

« Allez-y, mes beautés... c'est ça... merveilleux... continuez... un peu plus bas maintenant. »

Qui diable était-ce? Phaulkon poussa violemment les panneaux de la porte et toute activité cessa aussitôt. Les filles se prosternèrent sur le sol et Ut s'empressa de jeter un panung sur le farang pour cacher sa nudité. Samuel White regarda autour de lui, quelque peu interloqué, puis se leva d'un bond et s'avança vers Phaulkon avec un sourire radieux. Il semblait avoir oublié qu'il était complètement nu.

« Ah, monsieur, vous devez être le célèbre monsieur Phaulkon dont mon frère George m'a parlé en des termes si chaleureux. » Il s'inclina. « Samuel White, à votre service. C'est un honneur de vous rencontrer, monsieur.

— Tout le plaisir est pour moi », répondit Phaulkon. Il était à la fois surpris et ravi de découvrir qui était le visiteur. « Et je suis enchanté de constater que vous êtes déjà comme chez vous, monsieur. »

Samuel baissa un regard un peu embarrassé sur sa nudité. Les trois filles, nues elles aussi, étaient toujours prosternées sur le sol. Samuel eut un sourire penaud et s'approcha de la pile de ses vêtements.

« Votre collègue qui m'a amené ici m'a suggéré de profiter des installations de la maison, monsieur, alors...

— Vous avez bien fait, monsieur White », répliqua Phaulkon avec un geste magnanime. Il aurait volontiers fourni trois dames de plus pour divertir un hôte aussi bienvenu, songea-t-il.

« Je ne tiens aucun homme en plus haute estime que votre frère George. Les filles, ajouta-t-il, vous pouvez partir maintenant. »

Samuel se rhabilla. Il regardait, fasciné, les trois esclaves ramper respectueusement à reculons, ramassant au passage les panungs dont elles s'étaient débarrassées.

« Je comptais vous trouver à Mergui, monsieur White. J'y ai envoyé un émissaire avec un message.

— Je suis arrivé en avance, monsieur. Alors, j'ai décidé de venir jusqu'ici. Surtout quand j'ai découvert qu'il ne fallait que dix jours en prenant la route des terres. »

Pauvre Sunida, songea Phaulkon. Elle devait être en train de le chercher partout. Us avaient dû se croiser en chemin.

« Vous n'avez pas rencontré un messager allant dans la direction opposée, par hasard? » Ce n'était pas une route si fréquentée.

« Non, monsieur, et pourtant j'étais aux aguets. Était-ce un groupe important?

— L'émissaire, monsieur, était une jeune femme, accompagnée d'une demi-douzaine de guides et de porteurs.

— Une femme, avez-vous dit? Non, ce ne pouvait pas être ça. J'ai bien croisé une dame, mais elle ressemblait plutôt à une princesse de conte de fées. Quelle beauté! Je me demandais d'ailleurs ce qu'elle faisait...

— Votre description convient à merveille à mon envoyée, l'interrompit Phaulkon en souriant. C'est bien elle, monsieur. »

Samuel siffla entre ses dents. Cet endroit l'intriguait de plus en plus. Quelle malchance pour la cargaison ! Il passerait volontiers un peu plus de temps dans un endroit pareil, avec des messagers qui ressemblaient à des déesses et des masseuses aux doigts de miel qui se déplaçaient en rampant à quatre pattes et vous faisaient presque exploser de plaisir.

« Votre envoyée n'aura guère de mal à trouver le Comwall, monsieur, reprit Samuel. C'était la seule frégate de bonne taille à se trouver en rade quand je suis parti. » Il sourit. « Quant à votre émissaire, elle ne devrait pas rencontrer de difficultés pour être reçue à bord : mes officiers vont tomber en pâmoison. » Il s'interrompit et une ombre passa sur son visage. « Mais je crois comprendre que le Comwall va repartir à vide, monsieur?

— Comment ça?

— Je veux dire, monsieur Phaulkon, sans cargaison pour la Perse.

— Où avez-vous pris cette information ? »

Samuel regarda Phaulkon d'un air hésitant.

Comme pour répondre à la question, Tip reparut et

se prosterna sur le seuil : « Le petit et le grand maîtres farangs sont ici, mon Seigneur.

— Bien, fais-les entrer. »

Les silhouettes de Burnaby et Ivatt s'encadrèrent dans la porte.

« Constant ! » s'écrièrent-ils tous les deux avec un large sourire, en se précipitant pour le serrer dans leurs bras. Phaulkon les étreignit à son tour puis s'adressa à White.

« Ces messieurs pourraient-ils être votre source d'information ?

— En effet, monsieur », fit Samuel. Un timide espoir commençait à revenir en lui.