— Pour commencer, tu vas chercher le petit farang et le faire conduire au cachot. » Le gouverneur marqua un temps et fit une grimace de dégoût. « Veille à ce que la porte soit bien fermée. Tu sais comme j'ai horreur de ces bruits.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres.
— Tu vas t'adresser au petit farang en siamois et si, après quelques tentatives, il refuse toujours de répondre, tu lui trancheras la langue pour le punir de son insolence. Si c'est le silence qu'il recherche, nous veillerons à ce qu'il ne parle plus jamais aucune langue. Tu m'apporteras ensuite la langue pour que nous puissions la montrer à son ami ici présent. » Le gouverneur désigna Phaulkon. « Peut-être M. Forcone pourra-t-il jeter quelque lumière sur la situation et nous expliquer pourquoi son ami a tenté tout ce temps de nous tromper. Va maintenant. Et envoie-moi l'interprète pour que je puisse en attendant converser avec M. Forcone.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. » Le Palat sortit à reculons.
Le gouverneur se tourna alors vers Phaulkon et lui adressa un aimable sourire. Au prix d'un grand effort, le Grec sourit à son tour. Il se sentait malade. Pauvre Thomas! Il ne pouvait pas laisser pareille chose lui arriver. Après tout, le petit homme était innocent. Mais comment empêcher cela sans se trahir lui-même ? La tête lui tournait. Même ce stupide Hollandais n'aurait pas pu en arriver à la conclusion que c'était Ivatt qui parlait siamois. On devait savoir à Avuthia qu'il venait d'arriver au Siam, même si le gouverneur l'ignorait. C'était manifestement un piège tendu par Joop Van Risling. Mais si le gouverneur croyait ce mensonge, Ivatt se trouvait dans de beaux draps !
L'interprète eurasien entra en rampant dans la pièce et vint se placer auprès du mandarin.
« Je vous ai fait venir ici pour m'enquérir de vos blessures, monsieur Forcone, lui dit cordialement le gouverneur par le truchement de l'interprète. Pensez-vous être assez bien pour voyager demain ?
— Je le crois, Excellence, je vous en remercie. J'ai encore toute une nuit de repos devant moi et je compte bien en profiter pleinement. Je regrette seulement de manquer le spectacle que M. Ivatt, notre plus jeune collègue, prépare pour Votre Excellence. Les enfants du palais sont avec lui en ce moment : ils sont fascinés en le regardant s'entraîner. Je les ai aperçus en traversant la cour. Ils ne veulent pas le laisser tranquille.
— Comme c'est charmant, monsieur Forcone. J'attends avec impatience ce spectacle. » Le mandarin marqua un temps. « Au fait, monsieur Forcone, la factorerie hollandaise a reçu d'Avuthia des nouvelles extraordinaires. » Un moment il dévisagea Phaulkon.
« Il semble qu'un membre de la Compagnie anglaise parle couramment notre langue. » Il brandit la lettre.
Phaulkon avala sa salive et fit un effort pour prendre un ton détaché. « Vraiment, Excellence ? Si seulement c'était vrai! Les farangs hollandais, malheureusement, n'hésitent devant rien pour nous calomnier, nous, leurs rivaux. Sans doute ont-ils encore inventé une nouvelle histoire pour nous accuser. Votre Excellence me permettrait-elle de voir la lettre ? » Il écouta l'interprète et fut surpris de la précision de la traduction. Le jeune Eurasien n'était pas encore corrompu par la politique.
« Je ne vois aucune raison de ne pas le faire, monsieur Forcone. Dans notre pays l'accusé a toujours le droit de se défendre. » Le mandarin eut un sourire aimable pendant qu'un esclave remettait la lettre à Phaulkon.
On entendit un hurlement venu d'en bas et le bruit d'une porte qui claquait. Le mandarin plissa les lèvres devant ce bruit inconvenant. « Snit, ordonna-t-il, veillez à ce qu'on n'entende pas ça.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. » L'esclave Snit recula rapidement en rampant.
La sueur perlait au-dessus des lèvres de Phaulkon. Il allait devoir avouer. C'était fini. On ne pouvait pas les laisser faire ça à Thomas. Il jeta un bref coup d'œil à la lettre et il s'apprêtait à tout révéler quand un détail sur la page le frappa. Un vertige le prit. Il y avait dans ce texte quelque chose de bizarre, mais évident. Soudain la vérité lui apparut.
« Sunida ! Qu'on aille me chercher Sunida ! cria-t-il en hollandais. Excellence, ce sont des mensonges, et je vais vous en donner la preuve. » Il y avait dans sa voix des accents si scandalisés que le gouverneur ne put s'empêcher de le remarquer. Oh, Thomas, Thomas, laisse-moi encore quelques instants. Tout ce qu'il me faut, c'est du temps. Résiste, Thomas, je t'en prie, résiste. Il entendit le gouverneur donner un ordre : un esclave disparut pour aller chercher Sunida.
Phaulkon parcourut de nouveau la lettre. Salaud de
Van Risling! se dit-il. Si on a touché à Ivatt, je t'arracherai les membres un par un. Bon sang, où était Sunida ?
« Excellence, reprit Phaulkon en s'obligeant à garder son calme. J'ai entendu des cris. Quelqu'un souffre-t-il ?
— J'ai aussi entendu, dit le gouverneur. Je viens d'envoyer Snit pour se renseigner. 11 ne devrait pas tarder à revenir. Mais vous disiez, monsieur Forcone? Oh, oui... que les accusations du Hollandais n'avaient aucun fondement, je crois ?
— Exactement, Excellence. Et je sais qu'au Siam on ne condamnerait jamais un innocent sans preuve. » Il jeta au gouverneur un regard appuyé. « Cette lettre ne venait pas d'Ayuthia, Excellence. Elle a été écrite ici même, à Ligor, et par nul autre que l'agent hollandais lui-même, heer Van Risling.
— Vraiment? Et comment en arrivez-vous à cette conclusion, monsieur Forcone? demanda le mandarin intrigué.
— Je vais vous montrer, Excellence. »
Où diable était Sunida? Pourquoi mettait-elle si longtemps? Et pourquoi le gouverneur n'ordonnait-il pas à quelqu'un de libérer Ivatt ou du moins de ne pas commencer la torture? Phaulkon sentait les battements de son cœur s'accélérer. Il était sur le point d'interpeller le mandarin en siamois. Mais là-dessus Sunida apparut sur le seuil et se prosterna respectueusement.
Le mandarin se tourna vers elle. « Sunida, M. Forcone a réclamé ta présence. Il semble avoir quelque chose à te dire. »
Inquiète, Sunida parvint à afficher un timide sourire. Phaulkon allait-il maintenant demander à Son Excellence la permission de l'emmener à Ayuthia? L'émotion la gagna.
« Sunida, commença Phaulkon par le truchement de l'interprète, tu m'as montré tout à l'heure une lettre. L'as-tu encore avec toi ? » Il avait le plus grand mal à rester calme.
« Vous voulez dire : la lettre du farang hollandais ? demanda-t-elle surprise.
— Oui, c'est ça, dit brusquement Phaulkon. Je t'en prie, est-ce que je peux la voir? »
Sunida était déconcertée. Elle ne s'attendait pas à cela : elle lui avait montré la lettre en toute confiance. Toutefois l'expression qu'elle lut sur le visage de Phaulkon la décida à agir. Elle prit la lettre dans son sac de coton et s'empressa de la lui tendre.
Il rampa rapidement jusqu'au gouverneur, sans rien montrer de la douleur qui lui déchirait le coude.
« Avec votre permission, Excellence. » Il étala les deux lettres sur le sol devant le gouverneur. Même si la signature de la prétendue lettre en provenance d'Ayuthia annonçait « Aarnout Faa » alors que celle de la lettre adressée à Sunida portait « Joop Van Risling », elles étaient à n'en pas douter de la même main. L'encre et la plume étaient identiques, tout comme les caractères à l'écriture enfantine. Même pour le gouverneur qui ne pouvait lire le hollandais, il était évident que la lettre ne provenait pas d'Aarnout Faa, le directeur de la Compagnie hollandaise à Ayuthia.
Le gouverneur hocha la tête d'un air approbateur : il semblait presque soulagé de cette découverte.
« Très convaincant, monsieur Forcone. Il semblerait que le farang hollandais nous ait abusé. Ce genre de fausse accusation ne restera pas impuni. Ah, mais voici Kling. » Il se tourna vers le Palat qui venait de se prosterner devant lui.
« Eh bien, Kling, t'es-tu occupé du prisonnier?
— Puissant Seigneur, en effet.
— Et où est-il maintenant?
— Puissant Seigneur, il a regagné sa chambre. Je lui ai mis une noix de coco fraîche dans la bouche pour arrêter le saignement.
— Bien, ce sera tout. » Il se tourna vers l'interprète. « Tu peux dire à ton maître qu'il aura de mes nouvelles. Reposez-vous bien, monsieur Forcone. »
Phaulkon était si inquiet du sort d'Ivatt qu'il ne remarqua même pas l'air déçu de Sunida. Oh, Thomas, Thomas, que t'ai-je fait ? Comment ai-je pu être la cause de tes souffrances ? Jamais je ne me le par-
donnerai. Furieux et accablé, Phaulkon accepta le bras de Sunida et s'en alla en clopinant aussi vite que ses blessures le lui permettaient. Il fallait trouver rapidement Ivatt. Oh, mon Dieu ! Quand Sunida essaya de lui faire ralentir le pas, il se tourna vers elle d'un air furieux et elle baissa les yeux pour cacher une larme silencieuse.
Le rire des enfants se faisait plus bruyant quand, hors d'haleine et moulu de courbatures, Phaulkon approcha de la cour qui entourait la maison d'Ivatt. Il s'arrêta, bouche bée, devant le spectacle qui s'offrait à lui.
Ivatt faisait le poirier, entouré par des enfants ravis qui essayaient à tour de rôle de se tenir en équilibre alors qu'ils reposaient allongés sur la plante de ses pieds dressés vers le ciel. En voyant Phaulkon, ils sautèrent à terre et s'écartèrent. Ivatt se remit debout en faisant un saut périlleux.
Phaulkon le regardait avec de grands yeux.
« Impressionné par la qualité du numéro, hein, Constant ? Richard et moi sommes passés vous voir il y a un moment, mais vous étiez sorti. Vous ne deviez pas vous reposer?
— Mais, Thomas, votre langue...?
— Qu'est-ce qu'elle a, ma langue ? Vous croyez que je devrais la peindre en bleu pour le spectacle ? »
Maudit soit ce rusé mandarin au triple visage, jura Phaulkon. Il enfouit sa tête contre l'épaule de Sunida et s'effondra.
11
Le cortège s'ébranla au lever du jour. Au total seize éléphants et cinquante hommes, avec généralement trois hommes par animal, sans compter les bêtes de somme. Un homme était assis à califourchon sur le cou de l'éléphant et le guidait avec un crochet de fer
acéré; un autre, assis sur sa croupe et un troisième, installé au milieu. On avait installé des hoddhas pour les farangs et pour le naï qui dirigeait l'expédition. Les autres montaient à cru. Le hoddha de Phaulkon était un large fauteuil de bois orné de sculptures et attaché par une sangle qui passait sous le ventre de l'éléphant. Un toit de bois le protégeait du soleil et, de là-haut, il avait une excellente vue sur la campagne. Le Grec n'avait jamais fait de longs trajets à dos d'éléphant auparavant et le rythme un peu saccadé lui parut tout d'abord déplaisant. Puis il s'habitua progressivement à ce roulis qui n'était pas sans rappeler celui d'une petite embarcation sur une mer un peu houleuse.
Les trois farangs montaient chacun un animal séparé, avec un mahout juché entre les énormes oreilles pour les conduire. Ils avançaient en file indienne : cela ne permettait guère la conversation, mais la nouveauté du transport et le spectacle suffisaient à les occuper.
Le voyage commença à travers la plaine côtière, la mer d'un côté, et les vertes rizières étincelant au soleil de l'autre. La route, une chaussée de boue séchée sur de l'argile rouge, suivait le bord des rizières et était à peine assez large pour que deux éléphants puissent cheminer de front. Des buffles indolents regardaient passer le cortège et les petits garçons juchés sur leur dos sautaient à terre pour courir tout excités à leur rencontre. Des paysans bmnis par le soleil et coiffés de grands chapeaux s'arrêtaient de repiquer le riz pour relever la tête et regarder sans un mot la procession. Puis, devinant soudain l'objet de tout ce cérémonial — car la rumeur qu'on avait découvert un éléphant blanc s'était répandue dans toute la campagne comme le feu le long d'une traînée de poudre —, ils se laissaient tomber à terre, pour se plonger dans l'eau des rizières où ils travaillaient.
Pour les modestes fermiers, ce magnifique cortège devait en effet être imposant. Deux des éléphants étaient chargés de somptueux présents du gouverneur à Sa Majesté le roi et à Son Excellence le Barcalon : rubis ramenés des mines de la région, épices venus de
la colonie hollandaise de Batavia, kriss au manche incrusté de joyaux importés des États malais plus au sud et magnifiques porcelaines chinoises récemment déterrées dans les environs de Ligor. Mais le plus beau de tous les cadeaux, c'était l'éléphant blanc qui voyageait sans aucune charge, au milieu du cortège. Une douzaine d'esclaves veillaient sur lui, deux mahouts l'encadraient et il était accompagné d'une jeune éléphante pour le distraire pendant le trajet. Chaque fois que l'on s'arrêtait pour un repas ou une brève halte, chaque homme se tournait vers l'animal tout blanc aux yeux roses et s'inclinait respectueusement.
De rares nuages mouchetaient un ciel clair et, pour se protéger du soleil, les hommes portaient sur la tête des bouts de tissu comme on l'aurait fait d'un mouchoir. De loin en loin, le feuillage d'un aulne répandait un peu d'ombre sur la route. Des bosquets de bambous et de bananiers parsemaient le paysage et l'on apercevait des palmiers sur le rivage tout proche.
Phaulkon éprouvait un énorme soulagement d'être parti, mais le choc de la veille l'obsédait encore et l'absence de Sunida le harcelait comme une épine dans son flanc.
Profitant d'une halte, il avait mis pied à terre et s'était précipité sur Ivatt. Il voulait absolument avoir des nouvelles de la langue du petit homme.
« Constant, répondit Ivatt intrigué, ma langue vous obsède étrangement. Comment va donc la vôtre?» Phaulkon n'avait pas osé répéter à Ivatt ou à Burnaby l'épisode de la langue : au premier parce qu'il avait honte d'avouer qu'il aurait pu laisser une chose pareille se produire, et au second parce que Burnaby n'en serait devenu que plus nerveux. Maintenant que Phaulkon s'était finalement convaincu que tout cela n'était qu'une ruse du gouverneur, il décida de l'oublier.
Plusieurs des hommes avaient soudain abandonné leur monture et se dirigeaient vers la tête du cortège où un énorme python bloquait le passage. Il avait avalé un cochon tout entier, dont on distinguait clai-rement la forme. Le python avait la peau tendue à éclater et semblait incapable de bouger.
« Il ne va pas être content d'être dérangé en pleine digestion », fit observer Phaulkon à Ivatt. Les deux hommes étaient venus rejoindre le groupe animé à l'avant de la procession.
« Exactement comme mon père après son déjeuner dominical, gloussa le petit homme.
— À votre place, cria Burnaby de l'arrière, je regagnerais ma monture. C'est là que vous serez le plus en sûreté. La région grouille de scorpions et il y a toutes sortes de petits serpents qui se fondent de façon extraordinaire dans leur environnement.
— Encore les conseils de Tantine, remarqua Ivatt.
— Il a pourtant raison, rétorqua Phaulkon. Regardez où vous marchez. »
Après des efforts répétés pour inciter le python à quitter la route, on fit venir à la rescousse l'éléphant de tête. Guidé par deux mahouts, il enroula sa trompe autour du python et souleva comme une grue les six mètres du serpent. Le python resta allongé immobile sur le bas-côté, regardant d'un œil indigné le long cortège de grosses bêtes grises tandis que les hommes remontaient sur le dos de leur monture et que la procession poursuivait son chemin.
Des oiseaux aux couleurs extraordinaires — vert doré, jaune vif et rouge rubis — s'envolaient sur leur passage, des singes jouaient avec eux. Ils passaient maintenant devant des rangées de cotonniers qui servaient aux Siamois à tisser leurs éternels panungs. Le coton était le tissu le plus populaire, non seulement parce qu'il était bon marché et facile à se procurer, mais aussi parce que, quand il était trempé de sueur, il ne devenait pas froid et ne collait pas à la peau comme la toile ou la soie.
En songeant aux magnifiques panungs de coton turquoise et azur qu'elle aimait porter, les pensées de Phaulkon revinrent à Sunida.
Il s'en était allé trouver le gouverneur de bonne heure ce matin-là pour lui demander la permission d'emmener Sunida avec lui. Le mandarin avait envoyé un messager à la factorerie hollandaise pour faire venir l'interprète, mais l'homme était rentré bredouille. Impossible de trouver l'interprète. Phaulkon soupçonnait Van Risling d'avoir interdit à celui-ci de retourner au palais après avoir entendu le récit des événements de la veille.
Faute d'interprète, il avait été difficile de deviner les raisons précises du refus opposé par le gouverneur. Phaulkon était certain que celui-ci avait bien compris sa requête car il avait commencé par hésiter puis, comme si sa décision était prise, il avait secoué la tête en faisant semblant de ne pas comprendre. Phaulkon avait la nette impression que, quelle qu'en fût la raison, cela arrangeait le gouverneur d'avoir l'air de ne pas saisir le sens de sa demande.
Sunida avait passé toute la nuit auprès de lui, à lui caresser doucement le front et les tempes, en évitant soigneusement les zones meurtries. Il était certain qu'elle n'avait pas fermé l'œil. De temps en temps, elle massait les blessures avec l'onguent prescrit par le médecin et approchait de ses lèvres une tasse de thé. Il s'était éveillé pour la toucher à son tour. Il avait humé son parfum, éprouvant une nouvelle extase devant ses gestes doux, caressants et réconfortants.
Au lever du jour, il avait tenté de la convaincre de l'accompagner chez le gouverneur pour lui demander l'autorisation de partir pour Ayuthia : elle avait refusé en indiquant qu'il devait y aller seul. N'osait-elle pas dire au gouverneur qu'elle voulait quitter son service pour s'en aller avec le farang? Telle était l'impression de Phaulkon. En tout cas, elle avait insisté pour qu'il présentât lui-même sa requête. Peut-être, à ses yeux, cela laisserait-il entendre que l'idée venait de lui et non pas d'elle. Il voyait pourtant qu'elle était prête à l'accompagner, qu'elle ne demandait même que ça.
Quand il était revenu lui annoncer le refus du gouverneur, elle avait baissé les yeux tristement et lui avait serré très fort le bras. Il lui avait expliqué de son mieux que le moment était mal choisi pour affronter le gouverneur mais qu'il n'était pas près de l'oublier et qu'à la première occasion il reviendrait la chercher.
Elle parut comprendre : elle se désigna du doigt et esquissa toute une série de petits pas de danse pour montrer que, partout où elle serait, elle l'attendrait aussi longtemps qu'il faudrait. Il avait failli éclater en sanglots, sachant que l'absence de cette fascinante danseuse serait pour lui une perte aussi cruelle que celle de ses canons. Il allait déployer les efforts nécessaires pour récupérer le tout.
Elle l'avait accompagné jusqu'à la lisière de la ville et avait souri fièrement quand le gouverneur avait remis cérémonieusement à Phaulkon une lettre pour le Barcalon.
Phaulkon pensait maintenant à la missive qui se trouvait dans sa poche en se demandant dans quels ternies elle était rédigée. Une lettre au grand Barcalon ! Voilà qu'on lui accordait un sursis, une nouvelle occasion d'atteindre son but. Avec de la chance et des paroles choisies avec soin, peut-être parviendrait-il encore à persuader le Barcalon d'emplir le navire de Sam White de marchandises appartenant au Trésor — et à crédit, car il n'avait pas d'argent pour les acheter. Dans un mois, il serait à Avuthia et, en comptant deux semaines de plus pour le transport des marchandises d'Avuthia à la côte, cela ne laisserait qu'un mois et demi pour accomplir sa mission : dénoncer les Maures et convaincre le Barcalon. Il n'y avait pas de temps à perdre.
La journée s'écoula rapidement : il ne pensait qu'à Sunida et aux richesses de la Perse. Le terrain maintenant devenait plus sauvage et la route plus étroite. Des broussailles avaient remplacé les rizières et l'on apercevait au loin des montagnes. Le crépuscule approchait. Ils ne tardèrent pas à faire halte pour dresser le camp dans une clairière auprès des premières pentes boisées. Demain ils allaient pénétrer dans l'épaisseur de la jungle et le véritable voyage commencerait.
On alluma des feux, le plus grand au milieu du camp et trois autres sur le périmètre, pour éloigner les bêtes sauvages. C'était la région du tigre et du rhinocéros, comme lui expliqua poliment le naï en esquis-sant dans la poussière avec son bâton un croquis sommaire des animaux. Il ne fallait pas quitter les parages du camp. L'homme sourit courtoisement aux farangs et leur remit des matelas bourrés de kapok ainsi que des filets de mousseline pour les protéger des moustiques. D'un instant à l'autre maintenant, Phaulkon le savait, les insectes allaient jaillir de nulle part par nuées entières pour se gaver de ce festin imprévu. Pour une raison qu'il ignorait, les farangs semblaient à ces suceurs de sang un mets plus délicat que les indigènes.
Les cuisiniers s'affairaient à préparer le repas du soir. Les esclaves éventaient et aspergeaient d'eau l'éléphant sacré quand on entendit un cri au loin : un groupe de cavaliers, leurs montures ruisselant de sueur, apparut soudain. Ils étaient une demi-douzaine et avaient trois chevaux supplémentaires qu'ils menaient à la longe. Les cavaliers étaient puissamment armés d epées et de harpons semblables à des fourches dont on trempait la pointe dans du poison ; l'un d'eux portait même un mousquet.
Étrange spectacle que de voir des chevaux dans un tel endroit, se dit Phaulkon. Même s'ils étaient nombreux au Siam, la nature du climat et le terrain faisaient des éléphants le moyen de transport terrestre le plus adapté au pays. Eux seuls avaient la force et la masse nécessaires pour affronter les jungles touffues qui couvraient une bonne moitié de la surface du Siam. Le roi lui-même, disait-on, ne possédait pas plus de deux mille chevaux : des persans, offerts pour la plupart par le shah de ce pays. Mais la chaleur souvent torride et le manque d'herbe minaient leur énergie et ils n'étaient bon que sur de courtes distances, en terrain relativement plat. Phaulkon se demandait où se dirigeait ce petit groupe.
Les cavaliers mirent pied à terre et saluèrent le capitaine qui commandait l'expédition. Ils jetèrent un bref regard aux farangs avant de se prosterner devant l'éléphant blanc. Ils étaient maintenant à une certaine distance et Phaulkon n'arrivait pas à entendre la conversation : mais ils semblaient avoir l'intention de rester là car ils attachèrent leurs chevaux et vinrent rejoindre le naï autour du grand feu.
Les Européens étaient fatigués et courbatus après les heures passées à dos d'éléphant, pratique dont ils n'avaient pas l'habitude : les blessures de Phaulkon et le pied de Burnaby étaient loin d'être guéris. Il n'était sans doute pas plus de sept heures du soir quand ils eurent terminé leur repas de riz, de légumes et de poisson salé arrosé de thé, mais ils étaient néanmoins prêts à dormir. L'incessant bourdonnement des moustiques les garda encore un moment éveillés, puis même ce bruit ne parvint plus à les empêcher de sombrer dans le sommeil.
Phaulkon passa une nuit agitée et ouvrit les yeux avant l'aube. Il avait un mauvais pressentiment. Il repensait aux cavaliers. Pourquoi n'étaient-ils pas venus le saluer? se demanda-t-il. Ne savaient-ils donc pas qu'on lui avait décerné la plus haute décoration de la province, l'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe? Peut-être n'osaient-ils pas l'aborder, sachant que toute communication avec lui était impossible.
Il regarda autour de lui. Toute la troupe dormait encore, à l'exception des hommes de garde qui entretenaient les feux. Le bruissement de milliers de cigales rivalisait avec les craquements du feu de bois.
A plusieurs reprises cette nuit-là il s'était réveillé et avait vu les cavaliers bavarder avec le naï jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il s'était efforcé de suivre leur conversation, mais les rumeurs de la jungle et du feu l'en avaient empêché. S'il s'approchait d'eux maintenant, ils se tairaient tout simplement, il en était certain. Il se reprocha de se montrer aussi méfiant : pourquoi l'arrivée de ces hommes à cheval le concernerait-elle? Le fait qu'ils soient armés n'avait rien d'extraordinaire. Les bandits de grand chemin étaient peut-être rares au Siam, mais le danger de rencontrer des bêtes sauvages expliquait facilement le besoin d'armes. Pas étonnant que la population se fût installée partout sur les rives des fleuves et qu'elle se limitât au transport par voie d'eau, songea-t-il. Mais pour-
quoi ces trois chevaux supplémentaires? lui soufflait une voix. Sans doute comme bêtes de rechange, se persuada-t-il.
Il sommeilla, sans trop savoir pendant combien de temps, puis d'instinct s'éveilla de nouveau. Un cavalier s'était levé et s'approchait du grand feu. Il dit quelques mots aux gardes qui tournèrent les yeux dans la direction de Phaulkon. Cette fois il ne rêvait pas. Les paupières mi-closes, il les examina. Un des chevaux poussa un hennissement, puis il entendit un bruit derrière eux. Un faible bruit : un bruissement de feuilles, le craquement d'une petite branche. On approchait également de l'autre côté. Burnaby et Ivatt dormaient à poings fermés. Burnaby avait allongé ses longues jambes et son pied blessé reposait sur une bûche. Ivatt était pelotonné sur lui-même comme un chat.
Phaulkon fit semblant de s'agiter dans son sommeil. Il se mit sur le dos et tourna la tête de l'autre côté. Immobile, il scruta l'obscurité. Retenant son souffle, il tendait l'oreille. À part les bruits de la nuit, c'était le silence. Puis il entendit de nouveau. Quelque chose bougeait par là. Était-ce une bête sauvage ? Ou quelqu'un qui rampait prudemment vers lui ?
Il scruta les ténèbres dans la direction d'où venait le bruit. Peu à peu il distingua une silhouette à peine visible dans l'obscurité mais proche. Elle s'élevait à une grande hauteur : c'était un arbre, mais quelque chose derrière le tronc se déplaçait. Il fixa l'ombre mouvante. Elle se tenait debout. C'était un être humain, pas un animal.
Un cri étouffé jaillit de ce côté-là. Phaulkon se souleva sur un coude et guetta le bruit : ce n'était plus maintenant qu'une série de gémissements sourds. Il aperçut une silhouette pliée en deux, se tenant la cheville à deux mains. Basculant sous la moustiquaire, il approcha avec lenteur. La silhouette leva les yeux. « Maengpong! » entendit-il murmurer avec angoisse. Un scorpion. Le pauvre diable! songea Phaulkon.
Il se retourna pour alerter les gardes mais les mots se figèrent sur ses lèvres. Bumaby, assis sur son séant,
clignait des yeux. Un des cavaliers était planté devant lui, brandissant une épée au-dessus de sa tête. Ivatt regardait le canon d'un mousquet braqué sur lui. Trois autres hommes maintenant pointaient sur Phaulkon leurs harpons empoisonnés. Une vague lueur commençait à éclairer le ciel. Le camp s'agitait peu à peu.
« Sombat a été mordu par un scorpion ! cria quelqu'un à l'arrière-plan.
— Ces morsures sont presque toujours fatales, dit une autre voix.
— Je crois qu'il est mort, fit un troisième.
— Qu'on le brûle, ordonna le chef des cavaliers, son mousquet toujours braqué sur Ivatt. Ensuite, en route. » Il désigna les ballots posés sur le sol : les quelques vêtements que le gouverneur avait donnés aux farangs pour le voyage. « Ramasse ça », ordonna-t-il en regardant Phaulkon d'un ton qui ne laissait pas de doute sur ses intentions.
Phaulkon ramassa lentement les paquets tout en considérant le cadavre qu'on transportait maintenant jusqu'au feu. À la lueur des flammes, Phaulkon surprit le regard du naï : mais le capitaine détourna la tête, reconnaissant tacitement sa complicité. Il était donc avec eux, songea Phaulkon le cœur serré. Les chances étaient bien minces de s'attaquer à une armée de cinquante hommes.
« Que diable se passe-t-il, Constant? demanda Burnaby maintenant parfaitement réveillé.
— Faut-il les attaquer, Constant? cria Ivatt. Vous n'avez qu'à me donner l'ordre.
— Pas maintenant. Us ont largement l'avantage du nombre. Le capitaine est aussi dans le coup, j'en ai peur.
— Dans quel coup? interrogea Burnaby.
— Du diable si je le sais, répondit Phaulkon. Mais, si ces chevaux sont venus de Ligor, ils ont fort bien pu partir une demi-journée après nous pour nous rattraper à la tombée de la nuit. Peut-être Van Risling a-t-il encore inventé quelque chose.
— Vous voulez dire que ces canailles pourraient être ici en mission officielle ? » demanda Burnaby avec inquiétude.
Plusieurs hommes les dévisageaient d'un air furieux en leur faisant signe de se taire. Le chef des cavaliers psalmodiait une prière : quelques instants plus tard, on jeta dans les flammes le corps de son compagnon. Le camp tout entier regarda le cadavre se consumer dans le feu. Puis le chef remonta en selle et fit signe aux farangs de le suivre.
Le camp était maintenant réveillé : les hommes observaient la scène dans une étrange indifférence. Il n'était guère utile de demander de l'aide de ce côté-là, songea Phaulkon. Une fois de plus, il lança au naï un coup d'œil interrogateur, mais le capitaine évita de nouveau son regard.
Manifestement tout cela avait été préparé, ou du moins avait fait l'objet d'un accord. Pourquoi donc?
« Où nous emmène-t-il ? interrogea Burnaby. Nous devons exiger une explication.
— Dans quelle langue? dit Phaulkon.
— Vous ne croyez pas qu'il serait temps que vous vous mettiez à parler siamois? demanda Burnaby d'un ton amer. À quoi bon avoir appris cette foutue langue si vous ne devez jamais l'utiliser? Je n'arrive pas à comprendre pourquoi vous ne l'avez pas voulu : ç'aurait pu nous épargner pas mal d'ennuis.
— Constant s'en est assez bien tiré jusqu'à maintenant, intervint Ivatt. Tâchons d'abord de savoir où nous allons. »
Le chef détacha les chevaux qui se mirent à hennir. On approcha les trois bêtes de rechange des farangs auxquels on donna l'ordre de se mettre en selle. Les cavaliers armés n'étaient pas discourtois mais ils ne semblaient pas disposés à ce qu'on les fasse attendre.
« Pour l'instant, dit Phaulkon aux autres, contentez-vous de suivre les ordres. La moitié du camp est armée. » C'était vrai. Un homme sur deux portait une arme pour se protéger des bêtes sauvages. Ivatt et lui aidèrent Burnaby à grimper sur sa monture, en évitant la moindre pression sur son pied blessé. Les jambes de l'Anglais pendaient de chaque côté presque jusqu'au sol.
Dans une odeur de chair carbonisée, ils quittèrent le camp en prenant la direction d'où ils étaient venus. Des traînées orange commencèrent à strier l'horizon et, à travers les arbres, on apercevait peu à peu le ciel éclairé par l'aube naissante. Le chef chevauchait en tête avec un de ses compagnons tandis que les trois autres fermaient la marche, les farangs entre eux.
À mesure que le jour se levait, on hâta le pas et bientôt ils se retrouvèrent à galoper dans la forêt, avançant deux fois plus vite que la veille. À cette heure matinale, l'air était pur et frais et, dans de tout autres circonstances, ç'aurait été une charmante promenade. Phaulkon évalua les possibilités de s'échapper : mais le chef avait passé le mousquet à l'un des cavaliers de l'arrière-garde et le Grec n'avait pas envie de recevoir presque à bout portant une balle dans le dos. D'ailleurs, Burnaby était blessé et lui-même n'était pas au mieux de sa forme pour se battre ou pour courir.
Ils débouchèrent de la forêt : un vaste ciel orangé se déployait majestueusement devant eux et ils mirent leurs montures au pas pour les faire souffler un peu. Pour la première fois depuis le départ du camp, Phaulkon prit la parole.
« Nous suivons la même route qu'hier. Il semble que nous retournions à Ligor. Je ne vois guère l'intérêt de nous y précipiter. Même si nous pouvions nous échapper dans l'état où nous sommes, nous ne tarderions pas à nous perdre. Je ne pense pas qu'ils comptent se débarrasser de nous, sinon ils nous auraient abandonnés aux bêtes sauvages.
— Je parie que le maudit Hollandais est derrière tout ça, marmonna Burnaby. Barbe-de-carotte a dit que nous aurions de ses nouvelles. » En apprenant leur départ, le Hollandais déçu avait envoyé un billet dans ce sens. Il n'était pas venu leur dire adieu.
« Croyez-vous que le gouverneur soit de mèche ? demanda Ivatt. Finalement, il avait l'air d'un homme très convenable.
— Qui voulez-vous que ce soit d'autre? répliqua Phaulkon. Ces gens ne nous ramèneraient pas à Ligor sans instructions. J'ai bien peur que nous n'ayons quelques ennuis.
— Notre meilleure chance serait de tomber sur un autre éléphant blanc », observa Ivatt. Malgré leur pénible situation, ils éclatèrent tous de rire. Les cavaliers se retournèrent pour les regarder d'un air méfiant.
Vers midi, ils firent halte à l'ombre d'un grand banvan et mirent pied à terre. Les cavaliers allumèrent un feu et commencèrent à cuire du riz dans un chaudron noir. Us le parsemèrent de pousses de bambou et en offrirent aux farangs dans de petits bols. Pas de cuiller : ils mangèrent avec leurs doigts.
Phaulkon espérait glaner des informations en écoutant leur conversation, mais c'était à peine s'ils échangeaient quelques mots. Il envisagea un moment de se mettre à parler siamois pour leur demander ce que tout cela signifiait, puis il se ravisa. De toute façon, il y avait peu de chance pour qu'ils révèlent quoi que ce soit, surtout qu'il n'avait rien pour les acheter : mieux valait donc garder un peu plus longtemps secret le fait qu'il connaissait leur langue. Ils se reposèrent un peu après le repas et, quand ils repartirent, le soleil brillait bien haut dans le ciel. Les farangs enroulèrent des bandes de tissu autour de leur tête pour se protéger le crâne.
Burnaby reconnut un carrefour de la route où la veille il avait aperçu un centipède noir d'un pied de long, une créature venimeuse dont il savait que la morsure était aussi mortelle que celle d'un scorpion : il en déduisit qu'ils n'étaient plus qu'à une heure ou deux de Ligor. Ils chevauchèrent en silence jusqu'au moment où ils aperçurent quelques cabanes de paysans avec des animaux de ferme — poulets, porcs et buffles — et ils comprirent qu'ils approchaient des faubourgs de la ville.
Trois cavaliers apparurent au loin, barrant la route avec leurs montures. Deux d'entre eux étaient torse nu tandis que le troisième portait une chemise de mousseline blanche avec des manches trois quarts. Un haut fonctionnaire escorté de deux esclaves, se dit Phaulkon. Aucun d'eux ne semblait armé.
En approchant, les Européens reconnurent l'homme à la chemise. C'était l'un des aides de camp du gouverneur, un subalterne du Palat : il avait un nez particulièrement épaté facilement reconnaissable. Phaulkon se rappela qu'Ivatt s'était demandé comment on pouvait arriver à respirer avec un tel appendice.
L'homme salua les farangs avec le minimum de politesse et donna un ordre à l'escorte. Les cinq cavaliers remirent mousquets, épées et harpons empoisonnés aux deux nouveaux venus au torse nu qui les emportèrent au galop. L'aide de camp du gouverneur fit signe aux farangs de le suivre et leur ancienne escorte, maintenant désarmée, recula à une cinquantaine de pas. Ils suivirent le groupe de tête à bonne distance, tandis que l'aide de camp, seul avec les farangs, prenait un itinéraire apparemment tortueux qui évitait à la fois le palais du gouverneur et le centre de la ville.
Phaulkon comprit soudain que leur petite troupe devait passer aussi inaperçue que possible. Voilà qui pouvait expliquer l'escorte à quelque distance et l'abandon des armes. Pour on ne sait quelle raison, ils ne devaient pas attirer l'attention. Ils tournèrent à gauche en direction du bord de mer et débouchèrent bientôt sur une vaste plage qui s'étendait aussi loin que pouvait porter le regard. Ils avancèrent en silence et sans hâte le long du rivage bordé de palmiers. Puis l'aide de camp finit par s'arrêter et mit pied à terre au sommet d'un tertre sablonneux d'où la vue s'étendait assez loin sur l'océan. Il fit signe aux deux autres d'en faire autant. L'escorte les suivait toujours. L'aide de camp mit sa main en visière et regarda vers le large. Tous suivirent son regard. Un horrible soupçon les envahit. Avec une inquiétude croissante, ils regardaient, ils attendaient. La mer s'était retirée très loin : à bonne distance, de petites vagues se brisaient et reculaient encore. Puis, un instant, la mer resta lisse.
Ils l'aperçurent soudain. Quelques secondes plus tard, une vague vint de nouveau le submerger mais ce spectacle leur avait glacé le cœur. Ils regardaient, pétrifiés, espérant malgré tout qu'ils avaient été vic-times d'une illusion d'optique. Mais l'objet réapparut et, cette fois, bien plus longtemps.
La gueule d'un canon pointait distinctement au-dessus de l'eau. Une des cinq pièces du maître fondeur De Groot qui auraient dû faire leur fortune par l'intermédiaire de la reine rebelle de Pattani.
«Toi, le criminel, avance! » Pétrifié de terreur, le Siamois demeurait figé sur place. Il n'avait pour tout vêtement qu'un pagne et une image de Haminan, le dieu singe, était tatouée sur son bras droit.
« J'ai dit : en avant ! »
Le prisonnier avança.
« Sors ta langue ! »
Lentement, la langue apparut. Le corps du prisonnier était secoué de tremblements spasmodiques. Il ouvrait les yeux et les refermait comme s'il ne savait pas s'il voulait ou non regarder.
« A genoux ! » Le prisonnier s'effondra sur le sol. Deux robustes gaillards s'approchèrent et empoignèrent solidement le criminel qui poussait des gémissements. L'un d'eux lui maintint la tête tandis que l'autre lui écartait brutalement les mâchoires afin de coincer contre son palais une baguette de bambou qui lui maintenait la bouche ouverte.
Le bourreau s'avança alors, brandissant un poignard soigneusement affûté. Le prisonnier avait les yeux fixés sur la lame incurvée. D'un mouvement brusque, le bourreau leva le bras et plongea la lame dans la bouche de la victime, par-delà la baguette de bambou. D'un geste vif, il lui trancha la langue.
Il y eut un cri étouffé. Le bourreau agita un instant la langue vers le Palat avant de la tendre à un esclave accroupi à ses pieds. Un autre apporta une noix de coco fraîche : le bourreau la prit pour l'introduire soli-dement dans la bouche du criminel. Cela arrêta provisoirement l'hémorragie et on entraîna l'homme.
L'adjoint du gouverneur se tourna ensuite vers les farangs. Tous trois étaient alignés à un endroit où ils ne perdaient rien du spectacle. Il les regarda attentivement tour à tour comme s'il hésitait avant de se décider. Son regard s'arrêta enfin sur Ivatt.
« Celui-ci d'abord ! » lança-t-il.
Ils étaient dans la cour du gouverneur, auprès du grand banvan. Des gardes armés étaient postés à toutes les issues. Le gouverneur lui-même n'était pas présent et c'était le Palat qui faisait exécuter les sentences. Hormis le bourreau et son équipe, il n'y avait là que deux des assistants du Palat et une douzaine d'esclaves. Il ne s'agissait manifestement pas d'une exécution publique.
On emmena Ivatt jusqu'à l'endroit où le criminel se trouvait quelques instants plus tôt, juste devant le grand arbre. Les mêmes mains robustes empoignèrent la tête du petit homme. On lui écarta violemment la mâchoire et on glissa dans sa bouche une baguette de bambou. L'esclave accroupi tenait une noix de coco toute prête. Ivatt lança à Phaulkon un regard désespéré.
Les pensées se bousculaient dans l'esprit du Grec. Il avait le visage et le corps baignés de sueur. Si Ivatt résistait, si l'un d'eux tentait de s'échapper, il savait que leur châtiment serait encore plus pénible : on tiendrait pour la pire des insultes de mettre en cause la justice du gouverneur. D'ailleurs, avec toutes les issues barrées et des gardes armés à quatre contre un, il ne fallait pas compter s'échapper. Néanmoins, si Ivatt se débattait, il faudrait finalement courir à son secours et tenter sa chance. Sinon...
L'expression qu'on lisait sur le visage d'Ivatt était comme un couteau planté dans le cœur de Phaulkon. Le petit homme était devenu un ami en même temps qu'un loyal collègue et, pour la première fois depuis que Phaulkon le connaissait, le pétillement malicieux avait totalement disparu de son regard. Phaulkon ne tourna pas la tête mais il entendit Burnaby secoué de nausées à ses côtés.
Les lourdes portes en teck de la salle d'audience s'ouvrirent toutes grandes : le gouverneur apparut en costume de cérémonie, coiffé de son chapeau conique. Sur ses talons, Sunida, le visage hagard et désemparée.
Le mandarin contempla un moment la scène du haut des marches, les mains croisées sur son ventre rebondi. Il n'avait plus son air courtois habituel et il toisait les farangs d'un regard glacé comme s'il ne remarquait même pas leur présence. C'était la première fois que ceux-ci le voyaient depuis leur retour à Ligor, quelque trois heures plus tôt. Sunida jeta un regard inquiet à Phaulkon. On lisait la peur dans ses yeux et un léger tremblement secouait ses lèvres.
Le gouverneur descendit les marches. « Coupez-lui là langue! » tonna-t-il.
Les deux gaillards obligèrent Ivatt à se mettre à genoux. Le bourreau s'avança. Un silence de mort s'abattit sur la cour et l'homme leva son poignard.
« Y oooot ! Mai tong! » Les mots brisèrent le silence. Le couteau du bourreau s'immobilisa. Phaulkon se jeta aux pieds du gouverneur. « Arrêtez ! répéta-t-il en siamois. Je vous en supplie, Excellence, je vais tout vous expliquer. Ne faites pas de mal à cet homme. » La formulation était impeccable, le vocabulaire parfait. Les spectateurs et le mandarin restèrent abasourdis.
« Je suis un envoyé de Sa Très Gracieuse Majesté le roi. » En entendant prononcer le nom de Sa Majesté, chacun sauf Burnaby se prosterna le visage contre terre. Seul Ivatt restait à genoux, désemparé au milieu de toute cette confusion.
Sur ces entrefaites, Joop Van Risling, suivi de l'interprète malais, sortit tout essoufflé de la salle d'audience du gouverneur. « Qu'est-ce que je vous disais? balbutia-t-il d'un ton triomphant. Je savais bien que c'était lui. »
Son regard ravi alla de Phaulkon au gouverneur prosterné. Puis il se tourna vers l'interprète. « Nous n'aurons plus besoin de vos services pour un moment, hein, Pieter! Ha, ha! »
Le gouverneur fut le premier à se relever et Phaulkon, toujours allongé à terre, s'adressa aussitôt à lui.
« Moi qui ne suis qu'un esclave indigne, je sollicite l'honneur d'un entretien en tête à tête avec Votre Excellence. Concernant des affaires de la plus haute importance. »
Malgré sa fureur manifeste, le gouverneur ne pouvait s'empêcher de montrer son étonnement devant la facilité avec laquelle Phaulkon s'exprimait. Ce farang utilisait avec précision les formules correctes pour s'adresser à un personnage de son rang, ce que même ses propres courtisans n'arrivaient pas toujours à faire. Le gouverneur n'hésita qu'une fraction de seconde puis il acquiesça de la tête et se dirigea vers la salle d'audience. Arrivé au haut du perron, il congédia Sunida et se tourna vers le Palat.
« Le bourreau va attendre ici avec le prisonnier. Personne ne doit quitter la cour sans y être autorisé. Et veillez à ce qu'on nettoie le grand farang. »
Phaulkon suivit le gouverneur, le Hollandais sur ses talons et traînant l'interprète malais avec lui. À l'entrée de la salle, Phaulkon se retourna vers le Hollandais.
« Van Risling, dit-il en hollandais, votre présence ici n'est pas nécessaire. J'ai à discuter avec Son Excellence d'affaires confidentielles.
— Nous allons voir ça! s'exclama le Hollandais. Qui êtes-vous, d'ailleurs, pour donner des ordres? Vous n'aurez bientôt plus de langue pour le faire. » Il se tourna vers l'interprète. « Dis au gouverneur que je dois assister à cette rencontre. Il ne faut pas faire confiance à ce démon. Absolument pas. »
Sans laisser au Malais le temps de traduire, Phaulkon s'était adressé directement au gouverneur. « Excellence, moi qui ne suis qu'un grain de poussière, j'ai des affaires d'État délicates à révéler au Puissant Seigneur. Seule Votre Excellence peut les entendre. »
Ils étaient maintenant sur le seuil de la salle d'audience. Le gouverneur réfléchit un moment avant de se tourner vers l'interprète. « Demande à M. Lidrim d'attendre dehors. »
En entendant la traduction, le Hollandais devint cramoisi. Il ouvrit la bouche, puis se ravisa. Jurant sous cape, il se précipita à grands pas dans la cour, non sans avoir jeté à Phaulkon un regard venimeux. « Je ne serai peut-être pas présent à cette entrevue, esclave de Turc, ni même dans l'arène avec toi, mais, Godverdomme, je te promets d'être là à ton enterrement. »
Sans se soucier de cette sortie, Phaulkon suivit le gouverneur à l'intérieur. Il se prosterna sur le tapis persan tandis que le mandarin, maîtrisant sa colère, donnait l'ordre à ses gardes de rester dehors en état d'alerte. Il se tourna vers Phaulkon d'un air méprisant. « Vous avez beaucoup d'explications à me fournir et très peu de temps pour le faire. Commencez.
— Excellence, moi, un modeste cheveu, je sais ce que vous devez éprouver et je ne saurais vous dire combien cela a été difficile pour moi. Votre hospitalité sans pareille, votre nature généreuse, votre infinie sagesse et votre sens de la justice ont rendu ma tâche d'autant plus déplaisante. Et si je ne m'étais pas vu confier une mission par le Seigneur de la Vie lui-même par le truchement de Son Excellence le Pra Klang, j'aurais sûrement commencé par refuser. » Il marqua un temps. « Voyez-vous, Excellence, on m'a envoyé vous espionner. »
Il y eut un bref silence, puis le mandarin éclata de rire.
« Compte tenu du peu de temps que vous avez devant vous, vous seriez bien avisé de l'employer plus intelligemment. » Il se pencha en avant : « Car c'est bien là la proposition la plus ridicule que j'aie jamais entendue. » Il eut un nouveau rire qui s'arrêta brutalement. Son regard se durcit. « C'est aussi de la trahison. »
Malgré le ton menaçant et l'indignation du gouverneur, Phaulkon crut percevoir chez lui un soupçon d'hésitation. Il luttait maintenant pour sa vie elle-même et, si mince qu'elle fût, c'était sa seule chance. Il lui fallait poursuivre jusqu'au bout. « On m'a choisi, Excellence, car personne ne soupçonnerait jamais un farang de... jouer le rôle d'un envoyé. »
Au cas où l'on découvrirait sa supercherie à propos de son ignorance de la langue, c'était là la stratégie que Phaulkon avait décidé d'appliquer et il avait répété son rôle une douzaine de fois. Son ami, mestre Phanik, qui connaissait mieux la hiérarchie du pouvoir au Siam que n'importe quel autre étranger, lui avait dit un jour que la crainte des espions royaux était le talon d'Achille de tout gouverneur de province.
« Vous voudrez bien m'excuser, Excellence, reprit Phaulkon, on ne s'attend pas à voir un farang connaître votre langue. Aucun honorable gouverneur ne risquerait donc de se surveiller en présence d'un misérable grain de poussière comme moi. C'est Sa Très Gracieuse Majesté en personne qui a conçu ce plan, ajouta-t-il sur le ton de la confidence. Et je pourrais être exécuté pour l'avoir révélé.
— Allons donc, ricana le gouverneur, pour qui me prenez-vous? Nous perdons le temps de tout le monde, y compris celui du bourreau. Et les canons alors ? » La colère du mandarin ne faisait visiblement que croître. « Pourquoi avez-vous nié leur existence ?
— Je les transportais à Songkhla, sur ordre de Son Excellence le Pra Klang, répondit Phaulkon sans hésitation. J'avais juré de ne pas révéler leur existence.
— Leur existence? Il y en avait donc plus qu'un?
— Il y en avait cinq, Excellence.
— Et pourquoi avez-vous gardé le silence?
— Pour avoir un effet de surprise complet. Comme Votre Excellence ne l'ignore pas, les habitants de Songkhla sont de fidèles sujets de Sa Majesté. J'avais l'ordre de leur enseigner le fonctionnement du canon pour qu'ils puissent assener un coup mortel aux rebelles de Pattani qui ont osé défier le Seigneur de la Vie.
— Vous avez naturellement une lettre royale dans ce sens?
— Hélas, Excellence, elle est au fond de la mer, avec tout ce qui m'appartenait.
— Comme c'est commode », observa le gouverneur d'un ton moqueur. Il prit une noix dans sa boîte à bétel en or. Il la mâcha d'un air songeur. Il n'avait pas eu la vie facile, se dit-il, depuis que ces pêcheurs avaient signalé la présence d'un objet bizarre émergeant de l'océan. Être dans l'obligation d'exécuter un homme à qui il venait de décerner la plus haute distinction de la province allait le rendre parfaitement ridicule. Le peuple pourrait bien ne pas faire la différence entre un canon et une longue-vue, mais le dernier des paysans aurait entendu parler des honneurs prodigués au boxeur farang. Pis encore, il avait envoyé un rapport plein d'éloges au Pra Klang d'Ayu-thia, vantant non seulement les mérites du farang mais suggérant même que le gouvernement trouve un moyen d'utiliser ses services. Au diable ce farang beau parleur et fourbe ! Et dire qu'il l'avait trouvé sympathique! Son rapport était parti voilà deux jours par courrier à dos d'éléphant et il n'y avait maintenant aucun moyen de l'intercepter. Toute cette affaire était extrêmement gênante et iisquait de se révéler dangereuse. Comment pourrait-il s'attendre à conserver son poste de gouverneur quand le Pra Klang découvrirait qu'il avait conféré à un contrebandier la plus haute distinction de sa province? Même s'il tentait d'étouffer l'affaire, le farang hollandais, qui cherchait à faire évincer du pays ces Anglais, ne manquerait pas d'attirer l'attention sur les canons et de raconter la chose dans tout Avuthia.
Déjà, par crainte de provoquer des rumeurs, il avait dû faire désarmer l'escorte qui avait ramené les farangs à Ligor. On avait fait jurer le secret à tous les gardes sous peine de mort pour eux-mêmes et pour leurs familles. Voilà maintenant que venait s'ajouter le problème de tous ceux qui avaient entendu le farang parler siamois dans la cour. À eux aussi il faudrait imposer le silence.
Y avait-il une ombre de vraisemblance dans le récit fantaisiste de ce farang? se demandait-il. Une partie en lui commençait presque à le souhaiter. Cela éviterait assurément pas mal de problèmes. Mais un farang travaillant à la sécurité intérieure du royaume? L'idée était grotesque. Jamais Sa Majesté ne s'abaisserait à de telles pratiques, quand bien même ce farang parlerait la langue comme un natif du pays. Mais, il fallait bien le reconnaître, sa maîtrise du siamois était stupéfiante.
Le farang semblait lire ses pensées. « Excellence, moi, un grain de poussière, je comprends fort bien vos raisons de mettre en doute mes explications. Je n'ai aucune lettre royale m'autorisant à transporter les canons, rien qui prouve mon statut d'envoyé de Sa Majesté. Je vous ai caché ma connaissance du siamois et je n'en ai fait la révélation que quand vous avez livré mon collègue à la torture. Si vous voulez bien pardonner ma présomption, à la place de Votre Excellence je n'aurais pas eu d'autre réaction. » Il marqua un temps. « Il y a peut-être pour moi un moyen de prouver mon innocence, mais ce sera délicat de l'expliquer plus tard à Son Excellence le Pra Klang. » Il hésita, tandis que le mandarin l'observait impassible. « Excellence, je propose de rester sous votre garde tandis que vous ferez demander à Ayuthia confirmation de mon statut. Je vous supplierai toutefois de limiter vos questions aux seuls canons car, si l'on savait que j'ai révélé mon rôle d'envoyé de Sa Majesté, je ne manquerais pas d'être exécuté. Quand la vérité sera confirmée à propos des canons, peut-être Votre Excellence voudra-t-elle bien croire que je ne lui ai pas menti non plus quant à mon autre rôle. » Phaulkon se rendait bien compte du formidable risque qu'il prenait, mais dehors le bourreau attendait toujours des ordres. Avant tout, il fallait gagner du temps. La fureur du mandarin d'avoir été dupé et d'avoir perdu la face de façon aussi honteuse pouvait faire à tout moment qu'il ordonne son exécution.
Un sourire narquois plissa les lèvres du gouverneur. « Ainsi, monsieur Forcone, si je vous comprends bien, on vous a donné l'ordre de livrer les canons à Songk-hla, à deux jours de voyage au sud, et d'espionner en même temps ma province? Vous êtes vraiment un homme remarquable.
— Excellence, il ne fallait faire escale à Ligor qu'afin de me ravitailler en route pour Songkhla. Quoi de plus naturel ? Et je devais rester quelques jours ici pour faire mon rapport. Si vous aviez insisté pour inspecter ma cargaison, vous auriez trouvé mes documents parfaitement en ordre. Je me permettrai d'ajouter, Excellence, que mon rapport n'aurait contenu que des éloges pour la sagesse et la justice de votre gouvernement. »
Le gouverneur reprit de nouveau son air impénétrable et se mit à mâcher une deuxième noix de bétel. La proposition du farang de rester en otage à Ligor pourrait faire davantage que maintenir un peu plus longtemps la tête de cet homme sur ses épaules, se dit-il. Cette décision pourrait aussi fournir au gouverneur une solution qui lui sauverait la face. Il pourrait renvoyer le grand farang à Ayuthia pour obtenir un nouveau jeu de documents — si tant est qu'ils aient existé — et garder ici le boxeur en otage. S'il envoyait également le petit farang à Ayuthia, il n'aurait pas l'impression de garder quelqu'un prisonnier. Il trouverait une excuse publique raisonnable pour retenir un peu plus longtemps le boxeur dans sa province, en qualité d'invité naturellement. Il eut un petit sourire. Il allait renvoyer les deux autres par bateau. Voilà qui expliquerait pourquoi ils n'avaient pas poursuivi leur voyage par voie de terre. N'ayant pas l'habitude des éléphants, les farangs avaient été très malades. En même temps, il adresserait une nouvelle dépêche au Pra Klang, l'informant de la découverte des canons, demandant confirmation de l'histoire du farang moyen et expliquant que lui-même avait pris la précaution de le garder en otage. Il regarda Phaulkon et sourit pour la première fois.
« Votre proposition, monsieur Forcone, me semble raisonnable. Je vais renvoyer vos amis à Ayuthia par mon bateau. Vous n'aurez plus le droit de communiquer avec eux avant leur retour, munis des documents appropriés fournissant la preuve de la mission dont vous êtes chargé. Jusque-là, vous serez mon "hôte" et l'on vous aménagera un appartement dans le palais. Sunida pourra vous tenir compagnie si vous le souhaitez. » Il serait précieux d'avoir cette fille vive et loyale pour l'espionner, maintenant qu'ils pouvaient converser ensemble, songeait avec satisfaction le mandarin. « Ah, encore une chose. Ce rapport que vous prépariez sur ma province, voudriez-vous le terminer pour demain à l'aube? Nous l'enverrons à Avuthia par le même bateau. »
Telle avait toujours été la méthode siamoise : garder toutes les options ouvertes.
« Bien sûr, Excellence », répondit Phaulkon, trop content de voir la tournure que prenaient pour l'instant les événements. Du moins lui et les autres allaient-ils rester pour un temps en vie.
Le gouverneur se leva. « KJing ! » appela-t-il.
Le Palat arriva sans bruit en rampant depuis la pièce voisine.
« Je veux qu'on amène ici tous les hommes qui se trouvent dans la cour, tous les esclaves qui ont été témoins des récents événements. Qu'on ramène les autres farangs à leurs appartements. Le boxeur va séjourner au palais. Il ne devra pas communiquer avec les autres.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »
Le soleil du soir brillait par la fenêtre ouverte, illuminant une traînée de poussière sur la table basse où Phaulkon était en train d'écrire. Il était maintenant au palais, dans une pièce presque identique à celle de la maison des invités.
Il rédigeait son rapport au Pra Klang, le Grand Bar-calon, un homme qu'il n'avait en fait jamais rencontré. La seule certitude qu'il avait, c'était la formulation. Le reste, il devrait peut-être le concocter avec l'aide, spontanée ou involontaire, de Sunida. Et si l'on envoyait vraiment le rapport au Barcalon? Il ne faisait que surseoir à son exécution : il le savait. Pourtant, s'il n'écrivait pas ce rapport, ce serait admettre sa supercherie et cette fois le gouverneur n'hésiterait pas. Mieux valait être exécuté plus tard. Au fond de son esprit, il y avait toujours la chance infime, le lointain espoir que, s'il le formulait à la perfection, le rapport n'arriverait jamais jusqu'au Barcalon.
Bien qu'il lui tournât le dos, il sentit dans la pièce la présence de la jeune femme. Elle toussota et il se retourna. « Sunida ! Comme je suis heureux de te voir! »
Elle avait complètement disparu depuis l'horrible expérience dans la cour cet après-midi.
« Mon Seigneur », répondit-elle simplement. Elle s'accroupit pour ne pas se trouver plus haute que lui. Puis son visage prit une expression peinée. « Pardonnez-moi, dit-elle avec appréhension, pourquoi mon Seigneur ne m'a-t-il pas dit qu'il parlait notre langue ? »
Phaulkon s'attendait à cette question. « Je ne suis malheureusement pas en mesure de l'expliquer. Sache seulement que cela n'a rien à voir avec le grand respect que je te porte. »
Sunida inclina la tête. « Peut-être mon Seigneur voulait-il découvrir des choses qu'il n'aurait pas découvertes autrement? »
Phaulkon ne releva pas sa remarque, mais il était impressionné par l'intuition dont elle faisait preuve.
« J'ai demandé la permission de t'emmener avec moi, Sunida. Je t'aurais parlé siamois dès que nous serions arrivés à Ayuthia. »
Sunida parut quelque peu réconfortée. « Son Excellence m'a demandé si j'aurais accepté de vous accompagner, reprit-elle d'un ton mutin.
— Et qu'as-tu répondu?
— J'ai dit que cela dépendrait de Son Excellence, bien entendu.
— Parce que Son Excellence est ton maître ? » Sunida hésita. « Parce que c'est mon oncle. » Phaulkon fut pris au dépourvu. « Ton oncle? » Sunida hocha la tête. « Il est le frère cadet de mon
père qui... qui a été tué par les farangs... Je veux dire les farangs hollandais, durant le blocus du Menam Chao Phraya. »
Phaulkon était abasourdi. « Tu veux dire : il y a vingt ans, quand les Hollandais ont bloqué le fleuve pour exiger des concessions ?
— C'est exact, mon Seigneur. » Elle baissa triste-ment la tête. « Je venais de naître et mon honorable père était le général qui commandait les troupes.
— C'est terrible. À cause de cela tu dois haïr les Hollandais et tous les farangs, dit Phaulkon.
— Je ne hais personne, mon Seigneur. Il y a des bons et des méchants partout. Dans mon pays aussi.
— Et ta mère, Sunida, quest-elle devenue?
— Elle s'est remariée : elle a épousé un mandarin birman quand j'étais très jeune. Mon oncle ne voulait pas me voir élevée à Ava, parmi les Birmans. Vous savez, ce sont nos rivaux. Il m'a donc gardée ici. L'épouse de mon oncle est morte en couches : j'ai donc été comme une fille pour lui. Sous son aspect sévère, c'est un homme bon et généreux.
— Il a aussi de la chance de t'avoir, Sunida. »> À la lueur de ces révélations, Phaulkon voulait lui demander pourquoi son oncle l'avait laissée devenir sa compagne à lui, un farang. Mais il estima que le moment n'était pas venu de poser une telle question.
Sunida le regarda calmement. « Au cas où mon Seigneur se demanderait pourquoi Son Excellence m'a permis de passer du temps avec vous, c'est parce qu'il s'est pris personnellement d'une grande amitié pour vous. Il déteste les Hollandais et il estime que notre pays est de plus en plus à leurs ordres. Il est convaincu que vous et vos compatriotes pourrez nous aider à retrouver notre dignité. »
Phaulkon songea à la découverte des canons et maudit sa malchance. Que n'aurait-il pu obtenir, soutenu par la bonne volonté d'un aussi puissant mandarin?
« Et Son Excellence a-t-elle donné une raison pour refuser de te laisser m'accompagner? » demanda Phaulkon.
Sunida baissa modestement la tête. « Son Excellence a été infiniment gracieuse. Elle a dit que j'étais irremplaçable dans sa troupe de danseuses. »
Comme dans son cœur, faillit ajouter Phaulkon. Il la regarda. Elle était incroyablement belle, tout en étant sage et intelligente. Il sentait que, derrière sa timidité naturelle et son apparente soumission, se cachait une forte volonté qui savait très bien comment et quand se faire entendre. Elle était l'incarnation même de la féminité siamoise. Il se demandait maintenant si on ne l'avait pas envoyée l'espionner. Sinon, pourquoi le gouverneur l'aurait-il laissée lui tenir compagnie ? Il lui fallait prendre garde à ce qu'il lui disait, mais en même temps il avait besoin de davantage de renseignements pour son rapport. Et puis il aimait se trouver avec elle.
Il l'observa sans rien dire. Cette douce et sensible créature pourrait-elle vraiment le trahir? Il eut soudain le cœur serré à l'idée de la perdre. Il devait trouver un moyen de s'échapper d'ici mais le gouverneur, l'oncle de îa jeune femme, pourrait bien ne jamais la libérer. Cela l'attristait de penser combien il avait dû la vexer — la ridiculiser même — en ne lui avouant pas qu'il parlait sa langue. Il se souvenait des efforts qu'elle avait faits pour s'exprimer par gestes. Et voilà maintenant que, gentiment et sans rancœur apparente, elle semblait accepter l'explication qu'il lui donnait. Ou plutôt son absence d'explication. Avec un sourire timide, elle croisa son regard : il éprouva l'envie de la serrer contre lui — et d'implorer son pardon.
« Je suis désolé des choses terribles dont tu as été témoin aujourd'hui, dit-il avec sincérité.
— J'ai eu très peur, mon Seigneur. Pour le petit farang et pour vous. » Elle hésita. « Son Excellence m'a ordonné d'oublier tout ce que j'ai vu et de ne plus jamais en parler. Je dois obéir.
— Tout cela était un terrible malentendu, dit Phaulkon.
— Mon Seigneur, répondit Sunida en levant les yeux vers lui, mon Seigneur va-t-il rester longtemps ?» Il y avait dans sa voix tout à la fois de l'espoir et de la crainte.
Phaulkon hésita. « Encore un peu, de toute façon.
— Mon Seigneur.
— J'ai encore des affaires dont je dois discuter avec Son Excellence. » Il parut réfléchir. « Son Excellence est un homme si remarquable. Il doit être bien aimé dans la province.
— Oh, oui, mon Seigneur. Il est juste et le peuple l'aime. Il est comme un père pour nous tous. Même le plus pauvre fermier peut venir se plaindre à lui. » Une ombre passa sur son visage. « On m'a dit que ce n'était pas toujours le cas dans les autres provinces. Le Seigneur Bouddha nous a vraiment bénis.
— As-tu jamais visité d'autres provinces? interrogea Phaulkon.
— Oh non, mon Seigneur. Mais peut-être qu'un jour je verrai Avuthia. Qui sait ? » Elle soupira. « Il paraît que c'est la plus grande ville du monde. Mais vous, mon Seigneur, qui avez tout vu, dites-moi si c'est vrai ?
— Mais oui, Sunida : il n'y a pas de plus bel endroit au monde. Et un jour, si Dieu le veut, je t'emmènerai là-bas. » Sunida inclina la tête. « S'il plaît à mon Seigneur.
— Peut-être que, si tu apprends à danser un peu moins bien, Son Excellence te laissera partir. »
Elle se mit à rire. « Oh, mon Seigneur, je ne pourrais pas faire ça. » Elle lui lança un regard malicieux. « Mais peut-être existe-t-il d'autres moyens.
— Quels pourraient-ils bien être? demanda-t-il, sincèrement intéressé.
— Je ne suis malheureusement pas en mesure d'expliquer. » Elle eut un rire d'enfant. Phaulkon rit à son tour. Il aurait tant voulu la prendre dans ses bras. Mais son corps était encore très endolori et il avait des affaires urgentes à régler.
« Dis-m'en davantage sur cette merveilleuse province et sur son gouverneur si bon et si juste. Il faut que j'aie quelque chose à raconter à mes amis quand je rentrerai. » Il devait paraître convaincu que, sitôt le nouveau jeu de documents arrivé pour confirmer son récit, il allait retourner à Ayuthia.
Sunida réfléchit un moment. « Je ne sais pas si je devrais vous raconter tout ça. C'est vraiment un secret. Mais je tiens tant à ce que Son Excellence et vous... n'ayez plus de "malentendus". » Elle s'interrompit. « Vous comprenez, Son Excellence vous aime vraiment. C'est elle qui vous a sauvé.
— Que veux-tu dire?
— Pendant la grande tempête, des pêcheurs sont accourus pour annoncer à Son Excellence qu'un navire était en difficulté. Son Excellence est descendue sur le rivage avec son gros œil.
— Quel gros œil?
— Mais si, vous savez, ce que les farangs hollandais tiennent devant eux pour que les choses aient l'air plus grandes.
— Une longue-vue, murmura Phaulkon en anglais.
— Eh bien, les farangs hollandais ont offert à Son Excellence un gros œil pour son anniversaire. Quand Son Excellence est arrivée sur le rivage, le farang hollandais regardait déjà dans son gros œil à lui. Il a dit à Son Excellence que le navire battait pavillon britannique et que, d'après un rapport qu'il avait reçu, le bateau transportait de la contrebande. Il fallait le laisser couler avec tout l'équipage.
— Comment sais-tu tout ça? demanda Phaulkon surpris.
— Le Palat... dit-elle d'un ton hésitant.
— Comment ça, le Palat?
— II... il s'intéressait à moi », fit Sunida d'une petite voix.
Phaulkon sentit un pincement de jalousie inattendu. « Alors il t'a raconté tout cela pour t'impres-sionner? »
Sunida baissa la tête. « Mon Seigneur.
— Continue », dit Phaulkon d'une voix soudain dure. Il savait qu'il n'était pas le premier dans la vie de Sunida, mais jamais encore il ne s'était trouvé confronté à cette idée. Cela le troublait.
« Son Excellence avait besoin du cordage spécial que les farangs hollandais gardent dans leur entrepôt. Mon oncle est un bouddhiste dévot qui a un grand respect pour la vie humaine. Il a convaincu le farang hollandais que, si celui-ci l'aidait à sauver le navire anglais et s'il y avait vraiment de la contrebande à bord, on demanderait à tous les farangs anglais au Siam de partir. Après cela, le farang hollandais s'est mis en quatre pour sauver les hommes qui se noyaient. »
Phaulkon écoutait d'une oreille distraite. Ses pensées revenaient sans cesse au Palat. Qu'avait voulu dire Sunida en racontant qu'il s'intéressait à elle ? Cela signifiait-il... Son regard se durcit.
Sunida remarqua son changement d'expression. « Pardonnez-moi, mon Seigneur, si je vous ai offensé », ajouta-t-elle en se prosternant.
Phaulkon se domina. Que lui arrivait-il? Pourquoi était-il à ce point affecté ? Il ne se rappelait pas s'être auparavant autant laissé emporter par les émotions. Puis il vit l'air consterné de la jeune femme et sentit son cœur fondre. Malgré ses douleurs et ses courbatures, il la prit dans ses bras. Discrètement, il respira la peau de ses joues et de ses épaules. « Oh, mon Seigneur », murmura-t-elle doucement. Il l'attira jusqu'au matelas. Elle se débarrassa de son panung et vint s'allonger auprès de lui. Elle ferma les yeux et s'abandonna totalement à lui. Il la prit dans ses bras et lui fit l'amour avec plus de tendresse et de douce passion qu'il n'en avait jamais connu de toute sa vie.
Prosterné, le Palat tendit au gouverneur le rapport de Phaulkon.
« Tu es sûr qu'on peut le cacheter de nouveau sans qu'on s'en aperçoive? demanda Son Excellence.
— Tout à fait sûr, Excellence.
— Bien. Tu peux aller maintenant.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres », dit-il. Et il rampa discrètement hors de vue.
Au rapport rédigé sur du parchemin de riz était jointe une lettre d'introduction. Le gouverneur commença à la parcourir et, à chaque ligne, il ouvrait plus grands les yeux. La missive était adressée à sa Très Haute Excellence, le Pra Klang, ministre royal des Affaires étrangères et du Trésor, à Ayuthia. Elle était datée de ce douzième mois, du vingtième jour après la pleine lune de l'année de la Grande Jument. Le rapport portait la mention « confidentiel ».
Votre Excellence, moi qui ne suis qu'un grain de poussière, j'ai l'honneur de présenter le rapport sur mes découvertes dans la province royale de Ligor.
Humble grain de poussière, je dois à mon grand regret commencer par infonner Votre Excellence qu 'à la suite d'un regrettable malentendu, le gouverneur de cette province a jugé bon de me retenir ici : je ne pourrai donc reprendre mon service au ministère avant que Votre Excellence ait eu la bonté de régler cet incident. Moi, la poussière de vos pieds, déplore infiniment cette absence qui n'est pas de mon fait, et je supplie Votre Excellence de comprendre les circonstances.
Suivant les instructions explicites de Votre Excellence, j'ai nié l'existence des canons après le naufrage. Mais, quand on a fini par les découvrir, Votre Excellence comprendra que je ne pouvais guère faire autrement que révéler la vérité. Malgré mon aveu et sans tenir compte du fait qu'il venait de me décerner la plus haute distinction de sa province, le gouverneur n'était pas disposé à me croire.
Le gouverneur pâlit et poursuivit sa lecture.
L'Honorable Gouverneur est, à tous autres égards, un administrateur si sage et si bienveillant que je dois avouer être déconcerté par une erreur de jugement aussi flagrante. En dépit de ma détention, je n'en veux pas au gouverneur et, si Votre Excellence accepte de pardonner tant de présomption à son esclave, j'ai même envisagé d'offrir le canon en cadeau au gouverneur. À mon avis, Son Excellence devrait apprécier ce geste pour deux raisons : tout d'abord, un seul canon ne suffirait pas à lui tout seul pour anéantir les rebelles pattanis. Ensuite, en l'offrant au gouverneur comme cadeau de la Compagnie anglaise, cela pourrait être une leçon pour les impudents Hollandais.
Enfin, Excellence, moi, un grain de poussière sur votre pied, je joins un rapport sur mes découvertes dans la province tout en assurant Votre Excellence que mon plus cher désir est de regagner mon poste le plus vite possible pour servir ce pays que j'aime si fort. Puisse le Seigneur Bouddha et Votre Haute Excellence pardonner au gouverneur son erreur de jugement.
Le gouverneur était dans un état de grande agitation. Les termes employés pour s'adresser à un personnage d'un rang aussi élevé étaient impeccables. Comment un farang pouvait-il donc les connaître à moins d'avoir l'habitude de s'adresser fréquemment à lui ? se demanda-t-il avec quelque nervosité.
Il passa alors au rapport proprement dit, qui contenait un compte rendu du naufrage ainsi que de la découverte du canon. Venait ensuite une description remarquablement détaillée de tout ce que le farang avait observé à Ligor depuis son arrivée : la satisfaction des habitants, l'état du marché, l'importance des paris lors de la réunion de boxe et le respect dans lequel on tenait en général le gouverneur.
Le mandarin reprit la page d'une main plus ferme et relut le paragraphe précédent. Ce n'était pas possible! Oh Seigneur Bouddha, le farang était-il on ne sait comment parvenu à obtenir cette information du Palat? Car seul le Palat était au courant. Mais comment s'y était-il pris?
Après la description de la cérémonie dans la cour où les pêcheurs avaient mimé le sauvetage du farang, on trouvait un compte rendu précis de la discussion qui s'en était suivie entre le Hollandais et le gouverneur à propos du sort des Anglais. Le farang hollandais était d'avis de les laisser se noyer, mais le gouverneur avait protesté. Le rapport montrait sans équivoque que c'était le gouverneur qui avait insisté pour sauver la vie des farangs anglais. Stupéfiant ! Pour la première fois, le gouverneur commençait à croire sérieusement au récit de Phaulkon. D'ailleurs, le canon serait un spectacle imposant dans sa cour. Aucune autre province ne pourrait prétendre à un tel prestige.
« Kling! » appela-t-il.
Le Palat accourut à quatre pattes. « Puissant Seigneur, je reçois vos ordres.
— As-tu parlé à l'un des farangs?
— La poussière de vos pieds est incapable de converser dans leur langue, Excellence.
— Et celui qui parle siamois?
— Moi, un grain de poussière, n'ai pas eu l'occasion de lui adresser la parole depuis qu'on a découvert qu'il connaissait notre langue, Excellence.
— Comment alors pourrait-il connaître les détails du sauvetage sur la plage ? » Le gouverneur désigna le rapport en claquant des doigts.
Le Palat avait l'air embarrassé. « Moi, un grain de poussière, suis incapable de l'expliquer, Puissant Seigneur. »
Le gouverneur eut un grognement mécontent et rendit le rapport au Palat. « Veille à ce qu'il soit convenablement scellé et garde-le en lieu sûr. Envoie-moi immédiatement le farang!
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »
Les deux hommes étaient assis l'un en face de l'autre. Ils observaient tout le cérémonial de l'étiquette, mais chacun réfléchissait à la situation.
« Alors, monsieur Forcone, vous avez terminé votre rapport. Il partira bientôt avec vos amis. Ainsi que je vous l'ai dit, vous resterez sous ma garde jusqu'à leur retour. » Il marqua un temps. « Comme votre canon. »
C'était l'ouverture qu'attendait Phaulkon. Le gouverneur avait évidemment lu son rapport, même s'il n'avouerait jamais avoir ouvert un document aussi confidentiel.
« J'implorerai l'honneur d'offrir le canon à Votre Excellence en cadeau de la part de la Compagnie anglaise. Si je puis me permettre, il serait splendide dans la cour de votre palais. Il rappellerait à tous les visiteurs la toute-puissance de cette grande province. »
Le gouverneur le dévisagea un moment. « Et vous seriez capable de le transporter jusqu'ici ?
— Ce devrait être possible, Excellence.
— Bien, alors il faudrait le faire aujourd'hui, avant le départ des autres farangs, au cas où on aurait besoin de leur aide. »
Phaulkon marqua un temps. « Excellence ?
— Oui, monsieur Forcone?
— Tout en rédigeant mon rapport à Son Excellence le Pra Klang, je ne pouvais m'empêcher de songer à quel point le Très Haut Ministre va être en colère de ne pas me voir rentrer immédiatement à Ayuthia pour signaler la perte du canon. Maintenant que ses troupes à Songkhla ne vont plus recevoir de livraisons d'armes, il va sûrement vouloir prendre d'autres mesures pour écraser les rebelles pattanis.
— Tout cela sera dans mon rapport, monsieur Forcone : Son Excellence sera pleinement informée.
— Certes, Excellence. Mais je ne serai pas là pour répondre personnellement aux questions ni pour recevoir les ordres de mon maître. Imaginez que le Ministre royal veuille m'envover aussitôt à Songkhla avec un autre plan ?
— Où voulez-vous en venir exactement, monsieur Forcone? demanda le gouverneur en esquissant un sourire.
— À ceci seulement, Excellence : je pense qu'en toute justice je devrais être disculpé. Je vous demande humblement d'écrire une lettre exposant ma position : pour dire que l'on me retient ici sur vos ordres et que l'on n'a pas voulu accéder à ma demande de revenir personnellement à Ayuthia reprendre mon service. Ainsi, la colère qu'à n'en pas douter manifestera le Ministre royal ne s'abattrait plus sur moi. C'est tout ce que je demande, Excellence. »
Le gouverneur fit un effort pour dissimuler son embarras. Si par hasard la mission de ce farang était réelle? Les rebelles de Pattani s'étaient bel et bien soulevés et Ayuthia s'apprêtait à les écraser : il le savait. Et si ce farang avait été choisi en secret pour être la clé de toute l'entreprise ? C'était concevable. Il
avait assez de talent pour ça, c'était évident. Et à Ayuthia on aurait voulu éviter à tout prix de mêler les Hollandais à l'affaire. D'un autre côté, si le farang était un imposteur, une canaille culottée possédant un sens dramatique hors du commun ? C'était une situation terriblement déplaisante. Existait-il une alternative, un compromis, une façon de garder ouvertes toutes les options ? se demanda-t-il. Une idée lui vint.
« Vous n'êtes pas vous-même le chef de la Compagnie anglaise, n'est-ce pas, monsieur Forcone?
— Non, Excellence, c'est M. Burnaby.
— Hum. » Le gouverneur marqua une pause. « Il serait peut-être plus convenable que ce soit le chef de poste qui reste ici en otage plutôt que son second. Il serait évidemment relâché dès que son adjoint serait revenu avec les copies des autorisations appropriées. »
Phaulkon sentit son cœur bondir de joie, même s'il imaginait déjà la consternation de Burnaby. Mais, des deux, c'est lui qui aurait les meilleures chances de les tirer de ce guêpier à Ayuthia.
« Comme vous le voudrez, Excellence. M. Burnaby, ainsi que vous le dites, est le responsable. Mais pour-rais-je demander que M. Ivatt parte avec moi? On a terriblement besoin de lui à la factorerie britannique.
— Je crois, monsieur Forcone, répondit le mandarin d'un ton sournois, que M. Burnaby aura davantage besoin de compagnie que vous durant cette période.
— Comme vous le souhaitez, Excellence, dit Phaulkon, qui ne voulait pas risquer de remettre en cause ce qu'il avait déjà obtenu. Puis-je alors vous demander d'avoir la bonté de me rendre l'exemplaire de mon rapport destiné à Son Excellence le Pra Klang. Je devrai le présenter au Ministre royal dès mon arrivée.
— Ne vous préoccupez pas de ça, monsieur Forcone. Le rapport sera envoyé par courrier spécial et parviendra bien avant vous. »
Phaulkon resta un moment silencieux. Fâcheux contretemps ! Il aurait dû se douter que le rusé gouverneur ne lui rendrait pas si facilement le document.
Mais allait-il vraiment l'envoyer avant lui? Dans ce cas, quel genre d'accueil lui ferait-on à Ayuthia? Phaulkon frémit à cette idée.
« Et combien de temps mes collègues vont-ils rester ici, Excellence? demanda-t-il en essayant de ne plus penser aux conséquences de son rapport.
— Jusqu'à ce que leur départ soit autorisé par Ayuthia.
— Puis-je m'entretenir avec eux avant mon départ ?
— Il ne saurait y avoir de communication entre vous.
— Sunida peut-elle m'accompagner?
— Pas pour l'instant. Plus tard peut-être, quand tout se sera calmé.
— C'est sûr alors ?
— Peut-être.
— Mais sera-t-elle totalement libre ici ?
— Comme avant votre arrivée. Elle est à la tête de ma troupe de danseuses.
— Puis-je utiliser votre navire pour regagner Avuthia?
— Naturellement, mais il me faudra le récupérer.
— Puis-je partir immédiatement ?
— Dès que vous aurez transporté le canon jusqu'au palais.
— Votre Excellence est infiniment gracieuse. »
Les deux hommes s'inclinèrent bien bas l'un devant
l'autre, les paumes respectueusement jointes au-dessus de leur front. Phaulkon savait qu'un accord verbal valait tous les contrats écrits. Au Siam on n'avait jamais besoin de compter sa monnaie au marché. Les farangs nouvellement arrivés qui le faisaient par inadvertance offensaient irrémédiablement les Siamois.
Cet après-midi-là, à marée basse, avec l'aide de trois éléphants, six longueurs de double cordage tissé avec l'écorce verte de cocotiers et une armée de paysans équipés de pelles et prononçant des prières, on retira le canon de la mer et on le hissa sur un chariot renforcé tiré par des buffles.
Au cours d'une grandiose cérémonie en présence de la Cour et de tous les dignitaires de la ville, Constantin Phaulkon, au nom de la Compagnie anglaise, offrit officiellement le canon à Son Excellence le gouverneur. Durant tout ce temps, on utilisa les services de deux interprètes malais. On excusa l'absence de Burnaby et d'Ivatt en expliquant que leur état de santé ne leur permettait pas d'être présents. Le trajet à dos d'éléphants les avait rendus sérieusement malades et ils étaient actuellement incapables de faire le voyage jusqu'à Ayuthia. Il en allait de même du chef de factorerie hollandais. En fait, ce dernier était occupé à rédiger un rapport furieux destiné à son supérieur à Ayuthia. Ce rapport recommandait vivement qu'on envoie à la direction britannique à Madras une dépêche racontant par le menu les activités clandestines de leurs agents au Siam. On insistait aussi sur la nécessité de les expulser immédiatement du pays.
Le gouverneur et toute sa cour, installés sur la jetée, assistèrent au départ de Phaulkon. Le navire du gouverneur, arborant fièrement le pavillon bleu et blanc de Ligor, se balançait doucement sur la houle, tandis que des esclaves transportant avec adresse sur leur tête des sacs de provisions grimpaient sur les marches de bambous menant au pont.
On avait soigneusement gardé le silence sur les événements de la veille. La nouvelle du départ de Phaulkon fit accourir sur la jetée tous les personnages importants chargés de cadeaux pour Son Excellence le Pra Klang. L'hçnorable farang, qui s'était vu décerner l'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe, était chargé d'une lettre d'introduction pour le puissant Pra Klang de la part de leur noble gouverneur.
Contrairement à l'habitude, les dames de la Cour étaient présentes : couvertes de bijoux, pieds nus et de nouveau vêtues de leurs élégants panungs noirs. Sunida, radieuse au milieu d'elles, s'efforçait d'attirer l'attention de Phaulkon. Ils avaient passé leur dernière nuit ensemble et tous deux envisageaient la sépara-
tion le cœur gros. Il se tournait fréquemment dans sa direction et les regards qu'ils échangeaient étaient plus éloquents que tous les mots. « Je reviendrai pour toi », disaient les yeux du Grec. « J'attendrai », répondaient ceux de Sunida.
On remarquait une fois de plus l'absence de Van Risling, de Burnaby et d'Ivatt. Le Hollandais avait adressé à Phaulkon un billet furibond pour lui dire que, même si celui-ci avait pu tromper les Siamois, lui-même n'avait assurément pas l'intention d'en rester là. Il n'aurait de cesse que le dernier Anglais et tous leurs laquais méditerranéens reposent six pieds sous terre ou aient été chassés du Siam.
On avait interdit à Phaulkon toute communication avec Burnaby : cela lui avait épargné les récriminations dont ce dernier l'aurait assurément accablé. Le vieil homme, il en était convaincu, devait penser qu'il avait on ne sait comment échangé sa liberté contre celle de son chef. Phaulkon regrettait de ne pas avoir l'occasion de lui confirmer, ainsi qu'à Ivatt, que son premier objectif une fois arrivé à Avuthia serait de les faire libérer. Il était certain qu'Ivatt s'en doutait, mais l'irritabilité de Burnaby fausserait sans doute son jugement.
Le gouverneur s'approcha alors du Grec avec son interprète. C'était de nouveau Pieter : Phaulkon lui sourit, sachant d'instinct que le jeune homme le trouvait sympathique. Phaulkon n'oublierait pas comment l'Eurasien avait traduit mot pour mot ce qu'il avait dit la veille, si peu flatteurs que fussent ses propos pour le Hollandais. Le jeune homme jeta un coup d'œil à Phaulkon, observant avec admiration la décoration qu'il portait autour de son cou. Il pensa à la vivacité d'esprit du Grec et à ses bonnes manières. Peut-être, songea Pieter avec nostalgie, son père à lui était-il un farang comme celui-là.
« Alors, monsieur Forcone, dit le mandarin en s'adressant à lui par le truchement de l'interprète, votre séjour parmi nous est arrivé à son terme. Ce fut une rencontre fructueuse et animée, et votre visite nous a honorés. Je pourrais ajouter que certains de nos boxeurs ici vont étudier de nouvelles techniques en prévision de votre retour. » Il y eut des rires amusés dans la foule. « Nous sommes persuadés que vous serez bientôt parmi nous », ajouta-t-il à dessein. « En attendant, puisse le Seigneur Bouddha et vos dieux vous protéger durant ce voyage. »
Phaulkon se prosterna une dernière fois. « Votre Excellence m'a prodigué sa somptueuse hospitalité et mon seul regret est de lui laisser la charge de mes collègues encore retenus par leur indisposition. J'espère qu'ils seront bientôt capables de faire le voyage. — Nous l'espérons tous, monsieur Forcone. » On hissa la grand-voile en forme d'aile de chauve-souris et on remonta la pesante ancre de bois. Phaulkon monta à bord, jetant un dernier regard à Sunida. Puis la jonque glissa doucement sur les eaux bleues du golfe du Siam.
Lek, la petite esclave, était assise en tailleur dans les cuisines royales où elle terminait son repas de riz et de poisson matinal. Elle ajouta une dernière touche de sauce de laitance et mélangea le tout avec ses doigts dans le petit bol. Le tenant d'une main, du pouce et de l'index de l'autre main, elle fit glisser le contenu dans sa bouche. Autour d'elle, une dizaine d'esclaves terminaient leur repas, tous assis en tailleur d'un côté des vastes cuisines. À l'autre extrémité, des cuisiniers en gants blancs étaient occupés à plumer des poulets avant de les disposer dans des marmites noires fumantes. Les gants indiquaient que les volailles étaient destinées aux appartements royaux : aucun des mets préparés pour la bouche royale ne pouvait être touché par des mains humaines. Lek posa son bol vide dans une grande bassine pleine d'eau, salua les cuisiniers et s'en alla.
Courbant l'échine, elle suivit aussi discrètement que possible les couloirs qui montaient jusqu'aux appartements de sa maîtresse, la reine princesse. Au bout de chaque couloir, elle grimpait une autre volée de marches jusqu'à l'étage suivant : il y avait sept niveaux dans le Palais intérieur et plus on montait, plus on approchait des appartements royaux. Ceux de la reine princesse étaient au sixième niveau et seul le Seigneur de la Vie lui-même occupait un étage supérieur.
Elle était maintenant parvenue au cinquième niveau : déjà les couloirs étaient plus spacieux, le décor plus impressionnant. Les statues de bois qui bordaient les couloirs inférieurs avaient cédé la place à d'autres, en porcelaine bleue et blanche. Les murs peints en blanc étaient remplacés par des panneaux laqués et les planchers de bois étaient recouverts d'épais tapis persans qui amortissaient le bruit que faisaient en passant les pages extérieurs, les esclaves et les eunuques. Çà et là, une fenêtre donnait sur des ruisseaux étincelants, des jardins soigneusement entretenus, et le soleil de fin de matinée entrait à flots pour remplacer l'austère éclairage des lanternes de cuivre des couloirs inférieurs.
Encore une volée de marches et elle parviendrait au sixième couloir qui desservait les vastes appartements de la reine princesse. Lek éprouvait toujours un frisson d'appréhension en approchant de ces lieux vénérables. La reine princesse était sévère et exigeante, et plus encore récemment, depuis qu'elle se consumait d'amour pour le prince Chao Fa Noi, le frère cadet du Seigneur de la Vie. Elle était d'humeur imprévisible : plus que jamais, elle cherchait conseil et consolation dans les aventures de Sita, cette autre princesse qu'évoquaient les pages du Ramayana.
Lek était la première lectrice de la reine princesse : même si elle savait qu'elle s'acquittait bien de sa tâche, pour pouvoir se détendre, elle devait attendre d'avoir passé les premières pages et constaté que sa maîtresse était fascinée par le récit. Durant les quelques heures suivantes, la reine princesse allait être plongée dans l'univers que la voix mélodieuse de Lek recréait pour elle.
D'une main hésitante, la jeune esclave poussa les panneaux de teck sculptés de la première porte à droite et pénétra dans l'antichambre. Le grand miroir doré que les prêtres farangs avaient offert à sa maîtresse était posé au-dessus du coffret ancien à manuscrits, très haut pour la petite Lek. Elle regarda subrepticement autour d'elle puis se dressa un instant sur la pointe des pieds pour contempler son image dans le miroir. La glace lui renvoya le reflet de son visage brun et sans beauté, encadré de cheveux coupés court. Quelle différence, songea-t-elle, avec le visage soigné de la reine princesse : celle-ci avait de grands yeux noirs, des cheveux huilés et parfumés, les lèvres ointes de pommade blanche, et des rubis étincelants pendaient à ses oreilles. La grande et imposante reine princesse n'avait pas besoin, elle, de se mettre sur la pointe des pieds pour se regarder dans le miroir. Il est vrai que le sang le plus noble du pays coulait dans ses veines : sa mère, la défunte reine Achamalisee, était après tout la sœur de son père. Depuis la mort de la reine, le Seigneur de la Vie avait jugé bon de l'élever au rang de reine princesse, en lui confiant toutes les charges de sa défunte mère. Ainsi, à vingt et un ans, la fille unique du roi était reine souveraine, régnant sur les cinq cents femmes du palais — concubines, eunuques et esclaves — et parfois même elle accompagnait le Seigneur de la Vie dans ses déplacements.
C'était à Sa Majesté qu'incombait le devoir de fixer les châtiments : elle faisait raser le crâne de certains et trancher les lèvres d'autres. La fillette tremblait en songeant à son frère Tawee... Depuis quelque temps, la maîtresse de Lek semblait troublée et la jeune esclave craignait que le jugement de la princesse ne s'en ressentît. Toutes les femmes de l'entourage de Sa Majesté en connaissaient la cause, même si personne n'osait en parler tout haut devant elle. La reine princesse était amoureuse de celui de ses deux oncles qu'il ne lui fallait pas aimer : Chao Fa Noi était le cadet des frères du Seigneur de la Vie ; or, c'était l'aîné, Chao Fa Apai Tôt, plus proche par l'âge du souverain, qui tra-
ditionnellement lui succéderait sur le trône. Le Seigneur de la Vie s'attendait à voir sa fille unique épouser Chao Fa Apai Tôt, son successeur légal, et respecter ainsi la tradition.
Lek traversa l'antichambre, approcha de la porte qui menait aux appartements de sa maîtresse et fut prise d'un frisson involontaire. Elle aurait préféré ne pas avoir à franchir le seuil aujourd'hui. Il était devenu si facile de déplaire à la maîtresse! Kalava, l'amie de Lek, jeune esclave comme elle, qui appliquait sur les ongles de sa maîtresse le vernis rouge et qui tamponnait le cou royal de son parfum aromatisé au bois d'aloès, venait d'être punie pour avoir répandu des rumeurs traîtresses. À titre d'avertissement toutes les esclaves avaient été obligées d'assister au châtiment.
La courageuse Kalaya n'avait pas poussé un cri. Mais ses traits s'étaient tordus de terreur et de douleur tandis que l'aiguille lui traversait les lèvres d'un bout à l'autre de la bouche jusqu'au moment où elles avaient été cousues en symbole de silence. Bien sûr, Kalaya était une incorrigible commère et cela lui ressemblait bien de répandre n'importe quelles histoires. Mais avait-elle vraiment accusé la concubine favorite du Seigneur de la Vie d'avoir des relations avec un farang? Voilà qui paraissait bien invraisemblable. Comment cela serait-il possible quand aucune concubine n'était autorisée à franchir les murs du palais et qu'aucun farang ne pouvait y pénétrer? Lek se demandait si la moindre histoire ayant un vague rapport avec des rencontres interdites ne suffisait pas à mettre en rage la reine princesse.
« Lek, c'est toi ? cria la voix sévère de l'autre côté de la porte. Qu'est-ce que tu attends? Entre donc. »
La princesse Yotatep reposa son épisode favori du Ramavana et, comme son héroïne Sita, elle poussa un long soupir. Qui irait jamais croire que la fille unique du grand Naraï pouvait se sentir aussi misérable ? Car elle, qui depuis la mort de sa mère avait été élevée au
rang de reine princesse et que beaucoup appelaient maintenant « Votre Majesté », elle, qui au fond avait tout, se dépérissait d'amour.
« Lek ! » appela-t-elle encore. La petite esclave aux grands yeux affolés s'avança en rampant et attendit respectueusement les ordres de sa maîtresse.
« Lis et ne t'arrête que quand je te le dirai », ordonna Yotatep. Elle lui tendit avec grand soin le gros volume délabré que sa grand-mère lui avait légué sur son lit de mort. Le papier de riz était usé, les caractères souvent effacés, mais la princesse préférait ce vieux volume à n'importe laquelle des éditions plus récentes. Il semblait que chaque page était empreinte du caractère sacré de l'âge et de l'amour du scribe. Il lui serait plus facile, songea Yotatep, de mettre de l'ordre dans ses pensées en ayant comme fond sonore la voix apaisante de Lek. La fillette était une lectrice douée : inlassable, elle restait prostrée sur ses genoux et ses coudes à lui faire la lecture trois ou quatre heures d'affilée. Lek, elle le savait, tenait tout particulièrement à faire plaisir à sa maîtresse : surtout depuis que le frère de la petite esclave, Tawee, un des pages de Sa Majesté, avait déshonoré la famille en montrant du doigt un plat somptueux sortant des cuisines royales pour être apporté à la table du Seigneur de la Vie. Même si l'on avait selon l'usage tranché le doigt fautif, la honte n'en demeurait pas moins dans l'esprit de Lek. Il était fort naturel que le jeune Tawee ait été impressionné à la vue du tigre de rivière fumant, à peine plus gros qu'un chien, qui s'étalait sur le grand plateau d'or : il aurait dû pourtant savoir que l'on ne montre pas du doigt un plat destiné à la table royale.
La princesse sourit. La leçon infligée au frère lui donnait au moins l'assurance que sa petite esclave ne montrerait jamais du doigt quelque chose appartenant à la reine princesse, pas plus qu'elle ne lui tendrait directement un objet de toilette, comme l'avait fait cette imbécile de Som. Imaginez l'effronterie de tendre le peigne aux dents d'ivoire directement vers les mains royales, sans l'avoir au préalable déposé
dans la coupe au long manche d'or et en le tenant à distance respectueuse !
Yotatep soupira tandis que la voix de Lek continuait de débiter les récits familiers. Quel réconfort elle trouvait dans le Ramayana, et quelle source infinie de sagesse ! Là aussi, on voyait une princesse troublée, quelqu'un qui en apparence semblait avoir tout, comme elle. Cette héroïne si haut placée connaissait-elle la véritable amitié? Ou bien n'était-ce autour d'elle que simple adulation et pure flatterie?
Yotatep aimait à évoquer la pureté de son ascendance. Fille de la propre sœur de son père, elle était d'une lignée sans reproche et reconnue de tous en vertu d'un privilège réservé à la royauté. Car l'inceste évidemment n'était pas autorisé dans le peuple, et à juste titre. Quel besoin avait la racaille de préserver une lignée sans tache, comme le faisaient les Chakra-vatine, ces rois-dieux descendus des cieux? Quel que fût celui qu'elle épouserait parmi les membres de sa famille, songea la princesse, les prétentions de son mari au trône seraient d'autant plus renforcées par cette union avec la fille unique du Seigneur de la Vie. Comme toujours, ses pensées revenaient au prince Chao Fa Noi. Si seulement son père n'était pas aussi conservateur! C'était là un trait de caractère qui s'accentuait encore avec l'âge. À cinquante-quatre ans, il était déjà presque à la moitié de son quatrième cycle. Devrait-elle prendre le risque d'en appeler à lui, se demandait-elle, comme elle l'avait fait déjà si souvent? Elle adorait son père. Elle respectait son intelligence et admirait son sens de la justice. Malgré la charge de toutes les affaires de l'État qui pesaient sur lui, il trouvait toujours du temps pour elle. Parfois même, il la convoquait pour l'aider à choisir une concubine parmi les femmes de haute naissance envoyées en guise de présents au palais. Ils avaient souvent décidé ensemble quelles filles conviendraient le mieux pour une existence à la Cour : car, une fois recrutées, plus jamais elles ne connaîtraient la vie hors des murs du palais. Mais à chaque fois son père permettait que les moins impatientes soient rachetées par leurs parents pour rentrer chez elles. C'était un moyen fort commode de lever des impôts.
Devrait-elle alors s'adresser à son père, d'ordinaire si compatissant? Non, elle n'en avait pas le courage. Elle redoutait même de lui laisser entendre qu'il devrait enfreindre les lois de succession. Elle savait combien il pouvait être redoutable quand on le contrariait et elle ne voulait pas courir le risque de perdre son estime. Mais comment pourrait-elle épouser le frère de l'homme qu'elle aimait ? Si seulement la tradition siamoise n'insistait pas pour que la succession se fasse du roi à son frère aîné... Son père lui avait dit un jour qu'en Europe c'étaient les fils, et non pas les frères, qui succédaient au roi. Mais quelle absurdité ! Un fils de roi était trop jeune, à coup sûr pas assez mûr, et d'ailleurs un frère était de sang plus pur qu'un fils. Il fallait l'absence d'un frère pour qu'on envisageât un fils comme héritier du trône.
Quelles étranges créatures, en fait, que ces farangs ! Elle avait été stupéfaite d'apprendre que le roi de France, dont son père parlait comme d'un grand monarque, n'avait qu'une épouse et apparemment pas un seul éléphant ! Comme c'était triste : même si son pays était censé être riche, on lui avait raconté que ses champs ne donnaient pas un seul grain de riz! Il v avait décidément dans la vie des choses bien difficiles à comprendre : et notamment que son père, que le monde entier vénérait, en admirât secrètement un autre, justement ce roi farang. Elle l'avait plus d'une fois surpris à contempler le portrait du farang — Rouii le quatorzième ou quelque chose comme ça — que les pères jésuites français lui avaient offert en présent. Se pouvait-il qu'il y en ait eu vraiment treize avant lui à porter le même nom ? Avaient-ils tous une coiffure comme celle d'une femme et un nez qui faisait penser à un lézard goulu ?
Yotatep essaya de ramener ses pensées à ce que lui lisait Lek, afin de trouver l'apaisement dans cet antique récit, mais elle n'arrivait pas à fixer son attention sur les mots. Ces derniers jours, elle avait du mal à se concentrer sur autre chose que sur sa triste condition.
Elle était plus accablée encore à l'idée que celui qu'elle chérissait risquait d'être cousu dans un sac de velours et matraqué à mort, comme l'imposait la loi royale. En des temps anciens, et récemment encore, des monarques fort brillants s'étaient débarrassés de toute la parenté mâle du roi précédent et avaient épousé chacune des femmes survivantes de sa famille afin d'assurer solidement leur emprise sur le trône. Chao Fa Apai Tôt avalait ces dangereux alcools qui rendaient difficilement supportable un caractère déjà fragile : il était bien capable de remettre en vigueur cette vieille pratique pour se débarrasser de son frère, dans la mesure où celui-ci serait convenablement mis à mort dans un sac cramoisi et où pas une goutte du sang royal ne toucherait le sol. Les gens pleureraient peut-être le prince, mais ils verraient avec satisfaction qu'on avait au moins respecté la tradition.
Allait-elle donc être forcée de devenir la compagne de Chao Fa Apai Tôt? Il était vieux et difforme. Il la battrait si elle lui déplaisait, ce qui ne saurait manquer d'arriver puisque, rien qu'à le voir, elle en éprouvait du dégoût.
Cette dernière pensée réveilla son énergie. Si elle ne pouvait se risquer à affronter elle-même son père, du moins pouvait-elle sonder ses sentiments par des voies détournées. Elle résolut d'en parler à Thepine, de lui demander son avis, peut-être même de lui suggérer d'aborder le problème — de façon plutôt détournée — avec le roi.
De toutes les femmes du harem de son père, aucune n'était plus voluptueuse que Thepine, sœur du général Petraja, commandant en chef du régiment royal des éléphants. Elle était aussi sage que belle et nulle autre concubine n'avait comme elle l'oreille du roi. Elle était sans conteste sa favorite, mais elle était aussi une fidèle amie de la reine princesse. C'est ça : Yotatep allait se servir de sa vieille amitié avec la favorite de son père pour obtenir son aide. Bien sûr, elle devrait prendre garde à ne pas avoir l'air de lui demander un service. Pas question pour une princesse royale de paraître supplier, surtout pas une simple concubine, même si elle jouissait des bonnes grâces du roi. The-pine était en effet celle qui pourrait lui venir en aide.
Brusquement, Yotatep congédia Lek. Une fois la fillette partie, la princesse ajusta son panung brodé d'or et reboutonna les deux premiers boutons de son corsage de soie blanche. Elle se blanchit les lèvres, se recoiffa et ajouta sur ses joues et sur son front un peu de poudre de curcuma. Puis elle se dirigea vers les appartements des femmes pour se mettre en quête de Thepine.
Lentement, la tête haute, la silhouette majestueuse de la princesse descendit vers les appartements du niveau inférieur qui abritaient les concubines, les esclaves et les eunuques du plus grand palais du royaume. Les pieds nus de la princesse foulaient sans bruit d'épais tapis persans. Sur son passage se prosternaient esclaves et eunuques — ceux-ci vêtus exactement comme des femmes : panungs flottants et écharpes drapées sur les épaules — la face contre terre, tout en gardant respectueusement cette position quelques instants après le passage de Sa Majesté. Elle finit par descendre une dernière volée de marches jusqu'à l'étage inférieur et pénétra dans les appartements des concubines. Là, les pièces étaient simples et peu meublées : quelques coussins, une ou deux tapisseries birmanes, une penderie laquée, une cruche d'eau pour s'asperger le visage, une ou deux images en bois ou en bronze du Seigneur Bouddha.
En approchant de la porte de la chambre de Thepine, la princesse s'interrogea sur la meilleure façon de l'aborder. Elle allait être polie mais ferme. Quelle absurdité, songea-t-elle, que la fille unique du roi, le plus beau parti du pays, eût à souffrir de cette façon : ne même pas savoir si son amour était payé de retour. Tout homme du royaume devrait être à ses pieds.
À la porte de la chambre de Thepine, une jeune esclave se prosterna nerveusement devant la princesse. Elle avait les cheveux coupés court à la paysanne, était torse nu, n'ayant pour tout vêtement qu'un simple panung.
« Je suis venue voir ta maîtresse, petite souris. » La princesse utilisait le mot noo qui signifiait petite souris : c'était la façon convenable de s'adresser à une jeune fille de basse extraction.
La jeune esclave tremblait un peu. « Grande Majesté, je reçois vos ordres. Ma maîtresse a été convoquée par le Seigneur de la Vie lui-même. » Malgré sa nervosité, on sentait la fierté percer dans la voix de la petite esclave à l'idée de l'endroit où s'était rendue sa maîtresse.
« Dis-lui que je désire la voir pour une affaire urgente, petite souris. Qu'elle se rende dans mes appartements dès son retour.
— Grande Majesté, la poussière de vos pieds reçoit vos ordres. »
La princesse tourna les talons et sortit.
La concubine favorite du roi Naraï le Grand quitta d'excellente humeur les appartements du Seigneur de la Vie. Voilà qui était une perspective nouvelle et excitante ! Mais comme il était frustrant d'avoir dû jurer le secret. Sinon, quelle histoire à raconter! En échange de cela, elle aurait pu obtenir n'importe quoi des courtisans avides de rumeurs. On n'avait jamais vu ça, se dit-elle, depuis l'affaire de la concubine circas-sienne de Perse : celle aux yeux verts qui avait séduit le second page de la chambre à coucher royale, âgé de onze ans. Pour leur châtiment tous deux avaient rôti à la broche. Mais voilà qu'elle avait prêté serment, sous peine de mort pour elle et pour ses proches, de n'en souffler mot à personne : dans des affaires de cette importance, il fallait toujours prendre au sérieux les menaces du Seigneur de la Vie.
D'instinct, Thepine se caressa les hanches en marchant : elle sentait leur balancement rythmé et savourait la séduction du mouvement. Avec les années, le plaisir qu'elle tirait des regards insistants des femmes quand elle passait était toujours le même : à trente-deux ans, elle savait qu'il n'y avait guère au palais une femme qui ne fût prête à se séparer de ses biens les plus précieux pour venir s'allonger sur sa couche.
Tout en regagnant ses appartements, par les couloirs qui descendaient toujours plus bas, elle effleurait de la main sa taille étroite, suivant les élégants contours de ses hanches jusqu'aux cuisses fermes, et elle songeait à sa nouvelle mission. Quel honneur Sa Majesté venait de lui conférer. Former une femme aux arts de l'amour, lui inculquer des manières exquises et les techniques les plus raffinées de la séduction! Elle se revoyait dans la chambre royale quand, prosternée, elle avait écouté les instructions de son souverain.
« On nous dit que cette fille a une grâce et une ardeur naturelles. Mais elle vient d'une province du Sud : jamais on ne l'a initiée aux manières de la grande ville. Tu vas développer cette grâce naturelle, embraser cette ardeur jusqu'à ce que sa flamme soit brûlante. Tu vas lui transmettre tout ce que tu sais, sans rien omettre, lui enseigner tous les artifices que tu connais. L'homme à qui elle prodiguera ses attentions doit être pris dans un filet dont il ne saurait s'échapper. » Le Seigneur de la Vie avait marqué un temps. « Comme nous-même, la première fois où nous t'avons rencontrée, Thepine. » Il était interdit de relever la tête, mais elle sentait sur elle le sourire de Sa Majesté. Le Seigneur de la Vie était si gracieux.
C'était vrai, songeait-elle maintenant, tout en franchissant le dernier poste de garde tenu par des eunuques, à l'entrée des appartements royaux. Elle, Thepine, était sans rivale. Ce n'était pas un mince exploit que d'être devenue la favorite du Seigneur de la Vie et d'avoir conservé près de vingt ans cette position : non seulement devant les nombreuses filles de bonnes familles qu'on lui envoyait des quinze grandes provinces et des trente-quatre autres, mais face à toutes les sirènes venues de Queda, de Jambi, du Laos, de Pattani et du Cambodge, ainsi que des nombreux États vassaux dont les princes cherchaient à lui plaire. Tout comme elle-même s'était efforcée de le faire dès le début. Certes, la nature l'avait dotée de qualités rares. Elle n'avait pas mis longtemps à découvrir que son visage, avec ses pommettes hautes, son nez délicat et son petit menton, était d'une symétrie
parfaite, que ses yeux au regard sombre et séducteur promettaient à qui les regardait tout un monde de plaisirs. Elle sourit toute seule en se rappelant l'un de ses premiers admirateurs : il lui avait dit que, lorsqu'elle ouvrait la bouche, on s'attendait à l'entendre ronronner et non parler. Les dieux, avait-il insisté, avaient assurément fait une confusion entre une incarnation humaine et une incarnation féline.
Sans une ride sur son visage, avec des seins fermes et rebondis, Thepine savait que même aujourd'hui, à un âge que la plupart des femmes considéraient comme avancé, elle pouvait faire tourner la tête d'un homme plus vite que n'importe laquelle des jeunes créatures qui croyaient le monde à leurs pieds. Sa Majesté, qui avait déjà bien entamé son quatrième cycle, la faisait appeler régulièrement : même si, il est vrai, c'était juste pour discuter d'un point de politique de la Cour ou de quelque autre affaire. Elle eut un sourire ravi. La faveur de Sa Majesté excitait toujours l'envie et le dépit des plus jeunes courtisanes.
Qu'avait dit exactement le Seigneur de la Vie? « Bien que nous ne soyons plus dans notre prime jeunesse, nous tenons à nous assurer que tes talents, Thepine, ne vont pas se perdre. Et qu'ils continueront à rendre service à la nation. »
Sa Majesté lui avait donc révélé l'aspect le plus stupéfiant de sa mission. Le détour inattendu qui ajoutait tant d epices à la tâche qu'il lui avait confiée.
« Et, Thepine, fais bien attention. Cette fille que tu vas former est destinée à servir un farang. Tu garderas cela pour toi. Mais tu vas tenter de découvrir si ces Européens ont des goûts particuliers. Renseigne-toi. Il doit bien y avoir des rumeurs. »
Thepine avait rougi et remercié le Seigneur Bouddha d'avoir le visage bien dissimulé derrière ses mains, hors de la vue de Sa Majesté. Un farang, se répéta-t-elle, abasourdie. De qui pouvait-il donc s'agir? Et pourquoi? C'était sans précédent! Car, même si un farang était assez important pour qu'on l'espionne, comment pouvait-on se charger d'une telle mission sans comprendre un mot de leur langue? À
plus forte raison quand il s'agissait d'une petite dinde tout juste arrivée du Sud !
Elle approchait de ses appartements. Sa petite esclave, Nong, accourut à sa rencontre, se prosternant dans le couloir. « Pardonnez à votre petite souris, ma Dame, mais Sa Majesté, la reine princesse, était ici en personne. Elle désire vous voir de toute urgence. »
Thepine sentit son cœur battre plus vite. « Semblait-elle avoir besoin de quelque chose? D'un service peut-être, d'une faveur? » Peut-être était-ce le moment qu'elle attendait.
« Petite souris ne saurait pas ces choses-là, ma Dame, mais Sa Majesté avait assurément un air anxieux.
— Alors va chercher dans la cuisine un couteau bien aiguisé, Nong. Reviens vite dans ma chambre. Ne dis rien à personne. Et dépêche-toi. »
Oh non, songea petite souris qui partit en courant. Cela ne va pas recommencer. Je déteste ça. Voilà des mois que... Et moi qui croyais que ma Dame avait cessé...
Apeurée, elle se glissa par une porte entrebâillée de la cuisine et, profitant d'un moment où les cuisiniers lui tournaient tous le dos, elle s'empara d'un couteau qu'elle glissa dans les plis de son panung. Puis, à contrecœur, elle regagna les appartements de sa maîtresse. Thepine avait déjà relevé le panung au-dessus de son genou et, assise en tailleur, elle tenait à deux mains son genou gauche.
« Apporte le couteau », ordonna-t-elle. Nong approcha timidement. « Maintenant, petite souris, tu ne vas pas me faire mal plus qu'il n'est nécessaire, n'est-ce pas?
— Oh non, ma Dame, dit Nong en essuyant sur son front une goutte de sueur.
— Alors, souviens-toi : fais une entaille profonde dès la première fois et tu n'auras pas à t'y reprendre. Plus souvent tu devras recommencer, plus cela me fera mal. Sois brave. Et fais-la au même endroit que la dernière fois.
— Oui, ma Dame », fit Nong d'une voix tremblante.
Elle remarqua vaguement que la blessure précédente avait presque totalement cicatrisé. Elle essaya de se consoler en se disant qu'il en serait de même cette fois. Puis elle posa la pointe acérée du couteau juste au-dessus du genou, là où subsistait encore une légère cicatrice. Elle ferma les yeux et fit glisser la lame sur le côté en appuyant aussi fort que son courage défaillant le lui permettait.
Thepine poussa un petit cri. Le sang jaillit de la blessure, ruisselant sur la jambe jusqu'au pied. Une tache sombre bientôt s'étala sur le parquet autour de Thepine. Nong se sentait sur le point de défaillir.
« Vite, la serviette », cria sa maîtresse. Nong, au bord de la syncope, courut chercher une serviette accrochée à la barre de bambou fixée au mur. Puis, d'une main tremblante, elle la noua autour du genou de sa maîtresse. Le coton eut tôt fait de s'imprégner de sang et la petite esclave se demanda avec angoisse si cette fois-ci elle n'avait pas appuyé trop fort. Elle se précipita pour prendre une autre serviette qui à son tour se teinta de rouge vif. Ce n'est que lorsqu'elle en eut appliqué six l'une après l'autre que le flot de sang finit par se tarir. Nong était proche de la nausée et elle dut faire tous ses efforts pour ne pas être prise de haut-le-cœur devant sa maîtresse.
« Merci, petite souris. Je sais que ce n'est pas agréable pour toi, mais je ne me fie à personne d'autre et je n'ai pas le courage de me le faire moi-même. Oublie ce que tu as vu et tu seras bien récompensée. Maintenant, je m'en vais rendre visite à la princesse.
— Faut-il que je vienne avec vous, ma Dame? Serez-vous assez bien? » demanda Nong avec inquiétude. Thepine fut émue : elle sentait que la sollicitude de la fillette était sincère.
« Oui, ça ira. Tu te rappelles la dernière fois? En quelques jours c'était terminé. Oublie ce que tu as vu. C'est tout ce que je t'ordonne. »
Thepine laissa la petite esclave désemparée nettoyer le plancher et partit en trottinant dans les appartements de la reine princesse. Elle se demandait pour quelle raison précise on l'avait convoquée, mais elle se doutait que cela devait avoir un rapport avec Chao Fa Noi. Le bruit courait dans tout le palais que la princesse était follement amoureuse de l'oncle qu'il ne fallait pas. Peut-être avait-elle besoin d'un conseil. Thepine sourit malgré sa souffrance. Peut-être avait-elle aussi besoin d'un service? Rares étaient ceux au palais qui ne s'adressaient pas à Thepine quand il s'agissait de problèmes de cœur — ou, songea-t-elle en souriant, de problèmes de corps.
Devant la porte de teck sculptée de l'appartement de la princesse, un eunuque vêtu d'un panung noir de femme l'arrêta. Puis, la reconnaissant, il s'inclina et l'escorta jusqu'à une antichambre. Même si des soldats armés gardaient le Palais extérieur, aucun d'eux n'était autorisé à approcher du Palais intérieur : là, des eunuques sans armes les remplaçaient car nul ne pouvait porter d'arme dans les appartements royaux.
Les appartements de la reine princesse étaient somptueux : jonchés de tapis persans aux vives couleurs, avec partout de magnifiques vases Ming en porcelaine blanc et bleu et des paravents japonais au tissage délicat. Plusieurs portes en teck donnaient sur le couloir principal. Dans l'antichambre où l'on fit entrer Thepine se trouvaient des coffres laqués d'or, un rayonnage empli d'ouvrages de littérature bouddhiste minutieusement recopiés par des moines dévots, et quelques tables basses ovales délicatement sculptées par les plus grands artisans d'Ayuthia.
La princesse ne tarda pas à entrer dans la pièce et Thepine aussitôt se prosterna. La princesse la dévisagea un moment. Comme toujours, elle était impressionnée par la beauté de la concubine. Cela faisait quelque temps qu'elle ne l'avait pas vue. Pas une ride sur le visage de Thepine, et pourtant elle devait approcher du troisième cycle. Comment faisait-elle?
« Je suis heureuse de te voir, Pi », dit la princesse en souriant.
Bien qu'elle occupât un rang supérieur dans la hiérarchie du palais, la princesse était plus jeune et elle s'adressait poliment à Thepine en l'appelant Pi, ou sœur aînée.
« Mais qu'est-il arrivé à ton genou ? lui demanda-t-elle d'un ton inquiet. Tu t'es blessée? » Du sang suintait de la plaie et coulait en un mince filet sur la jambe brune et bien tournée de Thepine. Du moins ma peau est-elle plus claire que la tienne, songea Yotatep, en se demandant soudain ce que son bien-aimé prince Chao Fa Noi pourrait bien penser du physique de Thepine.
« Ce n'est rien, Votre Altesse, j'ai trébuché et je suis tombée sur une pierre dans le jardin. J'allais appeler un médecin quand j'ai appris que Votre Altesse me faisait mander.
— Oh, ciel », fit Yotatep qui se sentait coupable. Elle se tourna vers une servante accroupie dans le couloir. « Plern, va me chercher du baume de coco et une serviette propre. Cours !
— Moi, un grain de poussière, reçois vos ordres, Grande Majesté. » Plern rampa précipitamment à reculons et disparut. Les grands yeux noirs de la princesse se tournèrent de nouveau vers Thepine.
« Je ne vais pas te retenir longtemps, sœur aînée, car je vois bien que tu souffres et il faut soigner ta blessure.
— J'attends vos ordres, Altesse Royale », répondit Thepine d'un ton déférent.
La princesse hésitait. « Il paraît que tu étais avec le Seigneur de la Vie. Comment va mon estimé père?
— Le Maître de la Vie va bien, Votre Altesse. Et, comme toujours, il est fort gracieux avec moi, son indigne esclave. »
La princesse sourit. C'était vrai, son père était plein de bienveillance. Plein de tendresse aussi pour Thepine, suffisamment pour prêter l'oreille à ses conseils.
« Je sais, Thepine, que tu es sa concubine favorite. » Elle marqua un temps. « Et c'est bien normal. » Il y avait dans son ton juste ce qu'il fallait de flatterie. « Je sais aussi qu'il a davantage confiance en toi qu'en toute autre. » Thepine gardait le silence. « Est-ce que, poursuivit Yotatep d'un ton haletant, est-ce que Sa Majesté a parlé de projets de mariage pour son successeur? » Elle se sentait mieux maintenant qu'elle l'avait dit. Ce n'était pas facile pour une reine princesse de solliciter une faveur.
« Des projets de mariage pour le successeur du Seigneur de la Vie, Altesse Royale? Moi, un cheveu, ai toujours supposé que ce serait Votre Altesse Royale qui épouserait le successeur de Sa Majesté. Qui d'autre serait digne de vous? » Toute autre réponse, elle le savait, aurait offensé la princesse.
Chao Fa Noi était-il vraiment amoureux de la princesse? se demanda-t-elle. Au palais, les opinions divergeaient sur ce point. D'aucuns disaient que le jeune prince ne s'intéressait au mariage que pour des raisons politiques : cela conforterait largement ses prétentions au trône, surtout compte tenu de la santé fragile de son frère. D'autres affirmaient qu'il était résigné à voir son frère aîné lui succéder de façon légitime et qu'il était sincèrement amoureux de la princesse. Thepine regardait Yotatep. On ne pouvait pas dire qu'elle était belle. Elle était grande, presque gauche, et elle avait les épaules un peu voûtées comme pour faire oublier sa haute taille. Mais elle possédait un peu du charme de son père et l'on ne pouvait assurément lui nier ni la fortune ni le rang. Thepine n'avait vu qu'une fois Chao Fa Noi, au moment où il sortait des appartements de Sa Majesté. Il était beau et n'avait pas manqué de réagir en l'apercevant. Mais n'était-ce pas le cas de tous les hommes ?
« Certes, répondit Yotatep. Mais Sa Majesté ne vient-elle pas d'interdire à Chao Fa Apai Tôt de sortir des limites du palais royal en raison de sa conduite bruyante et désordonnée? Et mon père s'attend-il à faire d'un homme pareil son héritier? »
Thepine n'eut pas le temps de répondre : Plern revenait avec l'onguent et une serviette propre. La princesse la congédia en disant qu'elle appliquerait elle-même la pommade.
Elle ôta le bandage qui protégeait le genou de Thepine et tressaillit en apercevant la profonde entaille. Peut-être avait-elle été téméraire de proposer ses services, se dit-elle. La blessure paraissait plus sérieuse qu'elle ne l'avait cm. Il fallait absolument les soins d'un médecin.
Thepine avait le visage crispé de douleur quand Yotatep la massa avec l'onguent. La princesse résolut — à son grand regret — de remettre l'audience à plus tard, en attendant d'avoir convoqué le médecin du palais. Mais Thepine la devança.
« Le Seigneur de la Vie, je le sais, est très navré de la santé de son héritier présomptif, tout comme de sa conduite inconvenante, murmura Thepine, maîtrisant sa douleur. J'en suis certaine, il va soigneusement examiner la situation. Peut-être dans sa sagesse jugera-t-il nécessaire — compte tenu de circonstances aussi particulières — de rompre avec la tradition et de désigner pour lui succéder son plus jeune frère, Chao Fa Noi. Bien sûr, ajouta-t-elle habilement, l'épouse que choisira Chao Fa Noi pourrait peser aussi dans la balance. »
Yotatep sentit son cœur battre très fort : elle fit de son mieux pour garder un air impassible. Elle parut songer un moment.
« Je crois, Pi, que pour le bien du pays je vais devenir l'épouse de Chao Fa Noi. Comme tu le dis, cela consoliderait ses prétentions au trône.
— Si vous me le permettez, Altesse Royale, j'estime que pour le bien du pays c'est une nécessité absolue.
— Alors, Pi, voudrais-tu exposer ces opinions à Sa Majesté? demanda-t-elle en contrôlant son excitation.
— Ce serait un honneur pour moi de le faire, répondit Thepine. Peut-être pourrai-je aborder le sujet la prochaine fois que le Seigneur de la Vie aura la bonté de me convoquer. » Thepine tressaillit et serra son genou. « Si seulement ma blessure se cicatrisait rapidement. Je me sens trop indigne pour apparaître dans cet état devant Sa Majesté.
— Laisse-moi appeler sans tarder le médecin du palais. »
La princesse allait en donner l'ordre quand Thepine courtoisement intervint.
« Votre Altesse Royale, je connais le chirurgien du palais. C'est un excellent homme, naturellement, mais... » Elle fit semblant de chercher le mot juste.
« Je sais ce que tu veux dire, interrompit Yotatep
d'un ton compatissant, mais c'est le meilleur que nous ayons. À moins que tu ne préfères faire venir un de ces Jésuites farangs ? »
Thepine marqua un temps. « Votre Altesse, j'ai une autre idée. Je connais un chirurgien hollandais. Un des gardes du palais m'a parlé de lui. Il est apparemment expert à faire rapidement cicatriser les plaies en utilisant de nouvelles herbes venues d'Europe. C'est dommage que je ne sois pas autorisée à quitter le palais, sinon... » Elle leva soudain les yeux vers la princesse. « À moins, bien sûr, que Votre Altesse Royale ne fasse une exception et n'autorise les gardes à me laisser lui rendre brièvement visite. Je suis certaine que le traitement ne prendrait pas longtemps. Et, dès l'instant où je serai de retour, je serai prête à rendre visite à Sa Majesté... »
L'enthousiasme de la princesse l'emporta sur son souci de se plier aux règles sévères du palais : aucune concubine n'était autorisée à en franchir les portes.
« Je vais le faire immédiatement, dit-elle. Je vais en outre donner l'ordre au capitaine Somsak de te permettre deux sorties. » Elle eut un sourire complice. « Il te faudra peut-être aller voir encore une fois le chirurgien pour qu'il s'assure que la plaie est convenablement cicatrisée.
— Oh, merci, Votre Altesse », dit Thepine, éperdue de reconnaissance. Elle se prosterna et insista pour sortir en rampant à reculons, malgré la princesse qui protestait et disait qu'elle allait encore se faire plus mal au genou.
Dans le courant de la journée — même si, en théorie, il était pratiquement impossible pour une concubine royale de sortir de l'enceinte du palais durant toute sa vie —, Thepine, boitillante, présenta au capitaine de la garde fort étonné un billet portant le sceau royal de Sa Majesté la reine princesse. Quelques instants plus tard, elle passait en claudiquant la porte principale et se dirigeait vers le quartier hollandais. Une fois hors de vue, elle cessa soudain de boiter et changea de direction. Le cœur battant, elle partit vers l'enceinte portugaise dressée hors des murs de la ville.
Son corps tout entier était baigné de sueur et elle se demanda quelle était la part de la crainte et celle du désir. Cela faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas vu : en fait, depuis que le vieux capitaine de la garde avait été congédié pour s'être laissé acheter, notamment par elle. Et voilà maintenant que d'après les rumeurs son amant était de retour. Elle priait de toutes ses forces que ces bruits fussent fondés.
Après ce qui lui parut un dédale interminable de venelles et de tournants, elle déboucha dans une petite rue où toutes les maisons étaient en briques et bâties suivant l'étrange architecture des farangs. C'était là qu'il habitait et elle sentit les battements de son cœur s'accélérer. En approchant, elle aperçut des lumières dans la maison. Toute tremblante, elle frappa à la porte de son amant.
Fébrilement, elle attendit sur le perron. Mille pensées se bousculaient dans son esprit : cette escapade pourrait lui valoir d'être dévorée par les tigres. Non, c'était le châtiment d'une concubine royale pour adultère avec un Siamois. Au palais, il y avait une punition pour chaque faute, liée à la nature du crime lui-même. Elle avait une fois assisté à la mort par les tigres, supplice réservé aux crimes les plus graves. Les gardes avaient ligoté les prisonniers à des poteaux dans un champ et disposé les bêtes affamées dans des cages où pendant des jours on ne leur donnait aucune nourriture : mais on nourrissait régulièrement les prisonniers devant les tigres. Les bêtes affamées hurlaient toute la nuit, rendues folles par ces odeurs. Puis, au lever du jour, les gardes les avaient libérées, attachées à des chaînes juste assez longues pour leur permettre d'atteindre les membres des prisonniers. Les fauves avaient commencé par dévorer les mains et les pieds des victimes. Puis on leur avait laissé une plus grande longueur de chaîne et peu à peu elles les avaient dévorées vivantes. Il n'y avait assurément pas de précédent pour l'adultère avec un farang. Peut-être allait-on l'attacher à une broche et la faire rôtir à feu doux avec son amant? Cela en valait-il vraiment la peine? Oh oui, se dit-elle: jamais elle n'avait connu pareils transports sinon avec cette brute. Elle eut un sourire cynique. Après tout, c'était le Seigneur de la Vie qui lui avait donné l'ordre de se renseigner sur les farangs. Si elle s'en tirait vivante, elle pourrait du moins rapporter à cette fille du Sud — comment s'appelait-elle déjà? Sunida, avait dit le Seigneur de la Vie —, elle pourrait lui rapporter de première main tout ce qui concernait leurs désirs érotiques.
Là-dessus, elle entendit la voix de basse qu'elle connaissait si bien. C'était vrai, son capitaine Alvarez était rentré de Pattani !
À l'aube du onzième jour, le navire du gouverneur de Ligor entra dans le majestueux estuaire du Menam — ce mot siamois signifiant « fleuve » et, littéralement, « Mère des Eaux » — qui faisait près de cinq kilomètres d'une rive à l'autre. Phaulkon sentit un frisson le parcourir lorsqu'il se pencha par-dessus le bastingage en bois pour contempler ce spectacle fascinant. Le vaisseau empruntait l'estuaire est, le plus navigable des trois, qui plongeait jusqu'au cœur même du Siam. Dix jours durant, ils avaient suivi la côte de l'étroit isthme du sud en remontant depuis Ligor : ils abordaient maintenant le vaste territoire qui s'étendait vers le nord jusqu'au Laos et à la Chine, à l'ouest vers Ava et Pegu, et à l'est vers le Cambodge et la Cochinchine.
Le navire de cinquante tonneaux n'eut aucun mal à négocier le banc de sable qu'on appelait la barre, où il n'y avait pas plus de douze pieds de profondeur : les plus gros vaisseaux, eux, étaient obligés d'attendre, parfois pendant des mois, un courant favorable qui les porte jusqu'à l'entrée de l'estuaire. Mais, quand les courants le permettaient, des navires de commerce de quatre cents tonneaux pouvaient remonter la rivière
jusqu'à Ayuthia, la capitale étincelante, à une centaine de kilomètres de l'embouchure du fleuve.
Le navire s'enfonçait dans le Menam proprement dit et l'excitation de Phaulkon augmenta. Le long de ces antiques rivages battait le cœur de la vie du Siam. C'était là l'essence même du pays qu'il connaissait et qu'il aimait, un royaume aussi vaste que la France et l'Angleterre réunies.
Le fleuve était immense, trois fois plus large que la Tamise, et, lorsque les pluies annuelles se déversaient, il débordait furieusement, détruisant la vermine et fertilisant la terre. Les récoltes de riz étaient abondantes. Le sol riche donnait assez pour nourrir plus de deux fois la population du pays, et il en restait encore suffisamment pour que l'on exporte, sauf quand les dieux étaient vraiment mécontents. Les eaux du fleuve montaient alors de dix pieds, les poissons se trouvaient entraînés en pleine campagne et les pousses de riz qui devaient émerger de l'eau étaient englouties et détruites.
Une fois par an, depuis des temps immémoriaux, lorsque la saison des pluies touchait à sa fin, les rois s'aventuraient dans leurs étincelantes barques royales et, en grande pompe à l'occasion d'une grandiose cérémonie, ordonnaient aux eaux de se retirer. Malheur aux infortunés astrologues dont les prédictions inexactes avaient conseillé aux rois des dates erronées!
Des maisons apparaissaient maintenant le long des rives, toutes bâties sur pilotis et uniformément en bois. À l'exception des toits, recouverts de tuiles, elles ressemblaient à celles de Ligor. Six épais piliers de teck ronds plantés dans le lit du fleuve servaient de fondations. Une échelle menait jusqu'à l'étage surélevé de ces habitations à un seul niveau, à quelques pieds au-dessus de l'eau, où ne parvenaient que les plus graves inondations. Phaulkon sourit en se rappelant que les maisons ne pouvaient avoir qu'un seul étage, par déférence pour la hauteur des barques royales. Au cas où Sa Gracieuse Majesté, juchée sur une estrade au milieu de sa barque d'apparat, entraî-née par cent vingt rameurs vêtus de rouge, passerait d'aventure devant eux, aucun habitant ne se trouverait ainsi par inadvertance au-dessus du niveau de la tête royale.
Une pirogue était attachée à chaque maison et l'on voyait des hommes pêcher nonchalamment depuis le seuil de leur demeure. Surtout à la saison des pluies, de mai à octobre, il y avait une telle abondance de poissons qu'en une demi-matinée de travail un homme pouvait pêcher de quoi nourrir sa famille toute une semaine sans même bouger de sa maison. Les Siamois étaient vraiment un peuple amphibie, se dit Phaulkon : c'était dû à la présence du grand fleuve et au labyrinthe de canaux et d'affluents qui sillonnaient la fertile plaine centrale, la plaine à riz où se trouvait concentrée la majorité de la population. On faisait ses achats sur l'eau aussi souvent que sur les places et les marchés, et la pagaie était aussi indispensable à la population que les jambes.
L'eau devenait moins claire. C'était un courant rapide légèrement marron et, le long des berges, des paysans debout dans le fleuve jusqu'aux genoux se lavaient les cheveux, tandis que des enfants sautaient joyeusement du haut de leur maison en poussant des cris ravis. Les hommes et les femmes se baignaient ensemble, les uns et les autres torse nu, seulement vêtus de panungs de coton pour couvrir le bas de leur corps. Ils se baignaient trois ou quatre fois par jour, malgré les risques que représentait le redoutable poisson-lune qui se gonflait comme un ballon et qui, en dépit de son absence de dents, plantait ses mâchoires dans les cuisses et les jarrets des baigneurs pour leur arracher de grands lambeaux de chair.
Le navire était passé devant l'avant-poste hollandais de la Petite Amsterdam, avec ses maisons de brique, où les Hollandais avaient une autre factorerie et où résidaient un certain nombre de leurs citoyens. Des navires lourdement chargés en provenance de leur colonie de Batavia, à Java, déchargeaient là : ils livraient leur cargaison de riz et de bois de construction, de quilles et de gommes, s'acquittant à chaque fois des taxes dues à la Couronne siamoise. Ce groupe de maisons semblait plutôt paisible : Phaulkon se rappelait pourtant comment, seulement trois mois auparavant, six matelots hollandais qui sommeillaient sur l'herbe avaient été entraînés par des tigres : on ne les avait jamais revus.
Le grand fleuve décrivait des méandres autour de ravissantes petits îles et s'enfonçait par endroits dans la campagne comme autant de bras étincelants. Des buissons de jasmin, des gardénias avec leurs fleurs blanches bien épanouies parsemaient la rive, se mêlant çà et là au flamboiement des bougainvillées. Ils allaient bientôt passer le petit port de Bangkok avec son fortin de bois, célèbre pour son verger coloré qui s'étalait le long de la rive : des plantations de bananiers, de pamplemoussiers, de papayers, de goyaviers, de manguiers, de mangoustans, de tamariniers, de canne à sucre, d'ananas et de cocotiers. Comme ils passaient devant des fermes alignées de chaque côté, on entendait les enfants crier « Farangs ! Farangs ! » et de petites embarcations se précipitaient alentour, pilotées par des femmes aux seins nus, chargées de produits du marché que l'on cherchait à leur vendre. Même quand elles arrivaient trop tard, les souriantes batelières lançaient des fleurs dans le sillage du navire et poussaient des cris amicaux. Rien n'avait changé. Il avait l'impression de revivre sa première visite.
Phaulkon avait aimé le Siam dès l'instant où il y avait abordé. Il avait le sentiment de l'avoir connu dans une autre vie, car tout lui semblait familier et était cher à son cœur. Les mêmes scènes exactement, le long de cette majestueuse voie d'eau, l'avaient tout de suite captivé. Il avait passé les six premiers mois à Ayuthia, occupé à maîtriser cette langue difficile, à rencontrer des négociants de tous les coins du monde et à discuter avec eux, à chercher un acquéreur discret pour ses précieux canons et à aider Burnaby à réinstaller l'entrepôt britannique.
George White avait omis de lui dire toute la vérité sur la présence anglaise au Siam. C'était un secret de la Compagnie. Une factorerie britannique s était installée par éclipses pendant un certain nombre d'années : mais elle avait ouvert et fermé si fréquemment, et dans des circonstances si douteuses, que l'on avait discrètement passé sous silence ces nombreux incidents et que l'on avait fort opportunément « oublié » l'existence de l'établissement. Le comptoir était resté la plupart du temps en demi-sommeil tandis que ses agents se chamaillaient, buvaient à en perdre l'esprit, se conduisaient en joueurs impénitents, mettaient en gages les actifs de la Compagnie et allaient même jusqu'à emprunter de l'argent au roi. Certains avaient passé quelque temps dans une prison du pays avant d'être expulsés. Maintenant que les rusés Siamois tenaient tant à voir les Anglais revenir, eux aussi avaient opportunément oublié le passé et la Compagnie était désormais en mesure d'annoncer qu'on l'avait invitée à « ouvrir un comptoir au Siam ».
C'était environ cinq mois après son arrivée. Son ami Pedro Alvarez venait de partir enquêter sur un débouché prometteur pour des canons à Pattani : Phaulkon en était alors presque venu aux mains avec son chef. Burnaby avait reçu le Grec dans le salon de sa maison où, en véritable Britannique, il s'était efforcé de recréer l'ambiance d'un petit cottage du Hampshire : tables, fauteuils, sofas et rideaux de chintz. Phaulkon, qui avait opté dès le début pour un style de vie à la siamoise, avait feint de ne pas remarquer cet ameublement incongru et en était venu droit au fait. Burnaby l'avait écouté dans un silence stupéfait.
« Vous voulez un congé pour aller dans un temple bouddhiste? avait-il fini par demander, incrédule. Au nom du Ciel, pourquoi?
— Richard, j'ai besoin de me sentir plus siamois. C'est une expérience spirituelle.
— Constant, vous êtes employé par la Compagnie des Indes orientales et on ne vous paie pas pour que vous vous adonniez à vos fantasmes spirituels. Comment croyez-vous que j'expliquerai votre absence à Madras ? La Compagnie a déjà eu assez de problèmes ici par le passé. D'ailleurs, j'ai besoin de vous. »
C'était vrai. Phaulkon savait que la rapidité avec laquelle il avait maîtrisé la langue constituait un précieux atout pour son chef.
« Je ne serai absent que trois mois et je vous assure que ce sera une opération profitable.
— Vous voulez prétendre que vous raser le crâne et passer une robe jaune va profiter durablement à la Compagnie? ricana Burnaby. Ou vous permettra de vous sentir plus siamois, comme vous dites? Enfin, vous avez déjà acheté trois esclaves, vous parlez comme un indigène et vous avez un harem digne d'un mandarin ! Vous voulez devenir encore plus siamois ? »
Il est vrai que l'acquisition par Phaulkon de Nid, Ut et Noi avait causé des remous dans la communauté étrangère. Mais la transaction était tout à fait légitime — et relativement peu coûteuse — et il vivait assez bien de ce qu'il gagnait à la Compagnie pour traiter avec bienveillance ses esclaves. Elles en étaient plus que satisfaites, il le savait.
« Ce sont des problèmes matériels, Richard. J'ai besoin de savoir comment depuis l'enfance on leur forme l'esprit. Et toute leur vie commence au temple. Cela fait office aussi bien d'école que de refuge spirituel. Il n'existe pas d'autre éducation telle que nous la connaissons et les moines sont les seuls enseignants. En trois mois, j'en saurai plus sur le Siam que n'importe quel farang avant moi. Et cela ne peut que bénéficier à la Compagnie. »
Burnaby se montra intraitable. « Non, je regrette, mais vous allez rester à votre poste. J'ai supporté assez longtemps vos caprices.
— Dans ce cas, Richard, vous ne me laissez pas le choix : je donne ma démission. »
Burnaby était stupéfait. « Démissionner de votre poste dans une compagnie britannique pour entrer dans je ne sais quel monastère étranger? Avez-vous perdu la tête? Allez donc prendre une bonne nuit de repos, Constant, et nous en reparlerons demain matin. »
Ils en étaient restés là mais, au matin, Phaulkon n'avait pas changé d'avis. Burnaby cria, tempêta, devint tout rouge et le menaça de lui supprimer totalement son salaire, Phaulkon de son côté convenant avec calme que ce ne serait que justice. Au bout du compte, un Burnaby mécontent fut bien obligé de reconnaître que mieux valait récupérer Phaulkon dans trois mois que pas du tout. La perspective d'être totalement privé de ses services l'avait vivement ébranlé.
« Mais alors, et le capitaine Alvarez et les canons ? avait-il demandé dans un ultime effort pour détourner Phaulkon de son projet.
— Je serai de retour avant qu'Alvarez revienne de Pattani, je vous le promets. Il lui faudra trois bons mois pour mener à bien sa mission. C'est pourquoi il faut que je parte dès maintenant. »
À contrecoeur, Burnaby lui avait accordé trois mois de congé sans solde : on convint que, du point de vue officiel, Phaulkon se remettait d'une crise particulièrement sévère de malaria dans un lieu sûr à la campagne, loin de tout contact avec le reste de la communauté.
Phaulkon souriait maintenant en évoquant cette époque. Quels merveilleux trois mois ç'avait été !
C'était en partie vrai : il avait voulu se sentir plus siamois, connaître cette expérience profondément siamoise qui consiste à se faire ordonner moine et à passer au temple quelques mois de son existence. Pourtant, au-delà de ce sens très fort du destin qui le liait à ce pays, il y avait en lui des motifs précis qui ramenaient à un plan d'ensemble. Il avait besoin d'étudier la langue pâlie, cette ancienne langue d'origine sanscrite qui différait largement du siamois et qui était l'idiome utilisé dans les temples bouddhistes, tout comme le latin dans l'Église chrétienne. Le pali, en effet, avait bien des racines en commun avec le siamois royal, la fière langue de la Cour. C'était seulement dans cette langue que ses courtisans pouvaient s'adresser à Sa Majesté le roi. Aucun farang ne l'avait jamais maîtrisée.
Ignorant les ultimes exhortations de Burnaby, Phaulkon s'en était allé un beau matin et avait pris un bateau vers le nord. Il s'était enfoncé dans les provinces et avait fini par s'installer devant la ville fortifiée de Kamphang Phet où se trouvait un petit monastère dont la renommée s'était étendue avec celle de son savant abbé. Il avait été bien reçu par le bienveillant abbé : celui-ci semblait aussi curieux d'apprendre les mœurs des farangs que Phaulkon l'était de découvrir celles des Siamois. Il avait passé trois mois inoubliables en compagnie de cet homme sage et érudit.
Phaulkon avait été ordonné novice. Il avait juré de respecter les dix commandements, qui ne différaient guère de ceux révélés à Moïse. Ils comprenaient toutefois l'interdiction de tuer toute espèce d'animal ou d'insecte, de se mettre en colère ou de boire des boissons alcoolisées. On le mit aussi en garde, dès l'instant où il eut revêtu la robe jaune, contre le péché consistant à avoir des relations avec une femme : crime que l'on châtiait en vous faisant rôtir vivant sur un feu doux. On lui avait donné un nom siamois : Pra Som-boon. Il s'était rasé le crâne et dormait la nuit à même le sol, se levant avant l'aube au son de la grande cloche pour s'en aller mendier sa nourriture. Il ne mangeait rien entre midi et l'aube suivante. Il recouvrait son thé d'une étamine de tissu pour éviter de tuer fût-ce le plus petit insecte. Il avait compris l'humilité et la charité, il avait constaté la générosité des Siamois, surpris de voir un moine farang, mais tout prêts à remplir son bol de riz et à s'acquérir des mérites par leurs bonnes actions. Il avait appris à aimer et à respecter toutes les créatures vivantes : il partageait sa pitance avec les oiseaux et il n'offensait pas les arbres en coupant leurs branches; il préférait leur apporter de la terre et soutenir ceux qui d'aventure avaient souffert d'un orage.
Certains jours, il avait balayé le temple de fond en comble et nettoyé les latrines. D'autres fois, il avait offert des fleurs et des fruits aux effigies dorées du Bouddha et jeté des grains aux poissons qui nageaient dans les bassins du temple. Il vivait dans la plus modeste cellule de bambou et de feuilles et recevait l'aumône pour la journée en cours sans rien garder pour le lendemain.
Le second mois, on lui avait enseigné la préparation de médicaments en mélangeant à de l'huile une poudre jaune provenant d'une herbe locale. Le troisième et dernier mois, au prix d'une intense méditation, il avait appris le secret permettant de retrouver les objets cachés. Enfin, en étudiant plusieurs heures par jour avec son acharn ou maître, il était parvenu au but qui l'avait amené en ces lieux. Il parlait couramment le siamois royal, la forme de discours imposée à la Cour, que pratiquement personne ne connaissait à l'exception de l'entourage immédiat de Sa Majesté.
« Vous voulez étudier aussi la langue royale ? » L'abbé avait haussé ses sourcils rasés d'un air surpris. C'était le premier jour de son apprentissage : ils étaient assis en tailleur dans la salle de réception du monastère, un édifice en bois dépouillé bâti sur six colonnes, avec un toit de tuiles orange. L'édifice était entouré de cours herbeuses et de bassins où nageaient des poissons. Il jouxtait le bâtiment principal dont les stupas dorés, les effigies étincelantes et l'opulence générale contrastaient étrangement avec l'austérité Spartiate des bâtiments monacaux.
Tout autour du complexe sacré on voyait de hauts et gracieux stupas de pierre et, le long du temple principal, s'alignaient deux rangées de cellules de moines. L'ensemble, qui occupait à peu près un hectare, était entouré d'une épaisse haie de bambous derrière laquelle s'étendait la forêt vierge. C'était là que les « solitaires » se retiraient un mois par an pour méditer seuls, loin du monde des hommes.
Phaulkon gardait le silence, inclinant respectueusement la tête plus bas que celle de l'abbé.
« Vous êtes très ambitieux pour un novice, poursuivit le saint homme. Mais à quoi peut vous servir un tel enseignement? D'ailleurs, nous étudions ici les écritures saintes en langue pâlie, et non pas en langue royale. » Une lueur amusée brilla dans les yeux de l'abbé. « Vous n'envisagez tout de même pas d'avoir une conversation avec Sa Majesté le roi ? »
Le cœur de Phaulkon se mit à battre plus fort. « Chaque aspect de ce grand pays me passionne, Votre Sainteté, et je suis convaincu qu'une brève étude de la langue royale devrait faire partie de mon enseignement. »
L'abbé plissa les yeux et jaugea le farang d'un air interrogateur. « Vous n'êtes pas un de ces prêtres chrétiens déguisés? demanda-t-il en plaisantant à moitié. À ce qu'on me dit, ils tiennent beaucoup à montrer à Sa Majesté le Vrai Chemin. Peut-être en apprenant la langue royale... » L'abbé souleva son éventail au-dessus de ses yeux et dévisagea longuement Phaulkon. Tous les moines portaient un éventail attaché à un long bâton pour les protéger de la vue des femmes.
Phaulkon se mit à rire. « Non, Votre Sainteté. Ma vie n'a guère été vertueuse. Je ne serais pas un bon prêtre.
— Et pourtant, vous étudiez pour devenir un moine bouddhiste. Exigeons-nous bien moins de nos novices ?
— Loin de là, Votre Sainteté. Mais, dans votre sagesse, vous permettez à des étrangère de pénétrer dans votre temple et d'y séjourner pour s'améliorer. Je ne fais que profiter moi-même de cette sage et libérale coutume. »
L'abbé tâta d'un air songeur l'ourlet de sa robe safran, la couleur qui ressemblait le plus à l'or, symbole d'un authentique respect pour le Bouddha. « Et c'est pour cette raison que votre religion chrétienne ne prendra jamais racine dans notre pays, observa-t-il gravement.
— Comment cela, Votre Sainteté?
— Vous êtes trop dogmatiques, et trop imbus de votre importance. Et, ajouta-t-il en souriant, trop précis. Vous définissez votre dieu, vous donnez des noms à son fils. Nous sommes incapables de définir quelque chose d'aussi immense, d'aussi... impénétrable. C'est pourquoi Bouddha n'est qu'un guide, un maître qui vous montre la voie qu'il faut suivre. Car il y a beaucoup de chemins qui mènent à Dieu, mon fils. C'est arrogance humaine de penser autrement.
— Mais ce que vous enseignez, Votre Sainteté, n'est-ce pas finalement le refus? La suppression de l'émotion et des sentiments, une fuite loin de la Roue de la vie ?
— Si, mais il faudra des millions de cycles pour parvenir à un tel état, et seuls quelques rares élus y parviendront. » L'abbé sourit. « Et pensez à toutes les émotions dont vous pouvez profiter entre-temps. » Son regard un instant se voila. « Le nirvâna est l'ultime étape de la sérénité pour l'homme.
— Mais n'est-ce pas aussi de l'arrogance humaine de croire que nous renaissons sans cesse? Sommes-nous si importants, Votre Sainteté? interrogea Phaulkon.
— Nous n'avons guère d'importance, mon fils, car la vie est un cycle sans fin. Comme les phases de la lune ou les mouvements des étoiles. Tout naît, meurt et renaît. Regardez les fleurs, les arbres et tout ce qui vous entoure. Pourquoi serions-nous différents ? Non, l'arrogance humaine, c'est de croire qu'une seule et brève existence peut déterminer toute l'éternité! C'est ce que notre peuple trouvera impossible à admettre dans vos doctrines. Car il n'est guère réconfortant de penser que l'on ne nous accorde qu'une seule chance. Mais vous, mon fils, dit l'abbé en se levant soudain, avec votre bavardage vous retardez ma progression vers la sérénité. » Il s'apprêtait à partir. « Je vais néanmoins vous aider et nous parlerons souvent ensemble. Il y a ici un vieux et vénérable moine qui était proche du précédent roi. Il a vécu quelque temps au palais. Bien sûr, il connaît parfaitement la langue royale. Je vais voir ce que je peux faire... »
Un grand cri tira Phaulkon de sa rêverie. Ils venaient de prendre un tournant du fleuve au beau milieu duquel se trouvait une île boisée. Le bruit prit de l'ampleur. À mesure qu'ils avançaient, les foules massées sur les berges se faisaient plus denses. Puis les gens se mirent à gesticuler dans leur direction : à n'en pas douter, ils leur faisaient signe d'accoster. Quand la cause de toute cette agitation devint appa-rente, le capitaine du navire de Ligor tira aussitôt sur la barre du gouvernail et mit le cap vers le rivage.
Cinq fins esquifs de course se précipitaient vers eux, dévorant la distance à une vitesse qui semblait incroyable. Grâce aux efforts de chacun des soixante rameurs, les embarcations filaient au son des tambours et des encouragements des spectateurs à terre qui avaient parié sur leur concurrent favori. Les rameurs assis sur des bancs l'un derrière l'autre, chaque équipage étant vêtu d'une couleur différente, plongeaient en cadence leurs avirons dans l'eau au rythme d'une longue baguette de bambou. Le capitaine, le seul à être debout, les exhortait de la poupe en ponctuant ses cris de coups de canne sur le pont. Les foules qui s'alignaient sur la rive battaient des mains à l'unisson, les cris devenant fébriles au moment où deux des bateaux doublèrent les autres, bord à bord. À la dernière seconde, l'un d'entre eux jaillit en avant et à toute allure devant les deux grands canots où étaient installés les juges. Un énorme rugissement monta de la foule. En un instant, des dizaines de petites pirogues surgirent de nulle part et se précipitèrent vers le milieu du courant pour couvrir de guirlandes les vainqueurs et offrir des rafraîchissements aux participants. C'était l'une de ces grandes courses d'avirons : un événement sportif qui accompagnait toujours une fête ou un jour férié, surtout si le temple que l'on honorait était situé non loin du fleuve.
La compétition terminée, les habitants s'intéressèrent alors à Phaulkon. Ils convergèrent vers son bateau en discutant avec animation. Il devait en effet offrir un étrange spectacle, comprit-il, vêtu comme il était du seul pagne que lui avait donné le gouverneur de Ligor. On s'attendait à voir les farangs porter des vêtements farangs. Arborant l'éternel sourire de leur race, les Siamois ne cherchaient guère à dissimuler leur curiosité. Ils lançaient sur le pont du jasmin et des tubéreuses et, quand le navire reprit sa route, une dizaine de pirogues les suivirent et les escortèrent au-delà des canots de course. Ils passèrent devant
l'embarcation des vainqueurs et Phaulkon observa avec admiration la finesse du canot. Les deux extrémités du long esquif s'élevaient au-dessus de l'eau en un large demi-cercle : la poupe et la proue en forme de garudas, les oiseaux mythiques étincelants d'or et de laque, se dressaient avec majesté. La coque avait été creusée dans un seul tronc d'arbre.
Ils gagnèrent des eaux plus calmes et le voyage reprit son cours normal. Une nouvelle vague d'inquiétude saisit Phaulkon, comme cela s'était régulièrement produit durant les dix jours du voyage. Il n'avait échangé que de temps en temps un sourire avec le robuste capitaine et ses deux hommes d'équipage à la peau sombre. Quant à eux, ignorant qu'il connaissait leur langue, ils l'avaient laissé à ses pensées. Il dînait seul et passait des heures à méditer sur le pont ou enfermé dans sa minuscule cabine.
Il ne cessait de s'inquiéter du sort de Bumaby et d'Ivatt : le fait qu'il n'ait pas pu leur expliquer son départ le hantait. Allaient-ils au moins être bien traités? Comment obtiendrait-il leur libération s'ils étaient retenus en otages dans l'attente d'un nouveau jeu de documents qui n'existaient pas ? Et Sunida : comme elle lui manquait! Ce trajet aurait été bien plus supportable avec elle à son côté, pour détourner ses pensées de la constante inquiétude qui le rongeait. Par moments, il aurait voulu voir ces journées sans fin s'écouler plus vite. À d'autres, il remerciait le Ciel que l'heure ne fût pas encore venue d'affronter à Ayuthia les conséquences de sa supercherie.
Il avait le sentiment de n'avoir jamais été si près — ou si loin — de son but. Toutes les connaissances qu'il avait péniblement accumulées, les années de préparatifs, les succès et les revers, tout cela pouvait être anéanti dans les jours à venir et cette perspective l'emplissait d'appréhension. Il était tout à la fois enchanté de retrouver sa bien-aimée Ayuthia et inquiet de l'accueil que lui réserverait la ville.
Une seule chose lui semblait encourageante. À sa connaissance, le mandarin n'avait envoyé aucune dépêche par ce bateau. Phaulkon avait soigneusement
observé les mouvements du capitaine lorsqu'ils étaient à quai à Ligor. On ne lui avait remis aucun document. La veille encore, il avait entendu des hommes d'équipage marmonner qu'ils n'auraient même pas le temps de débarquer à Ayuthia. On leur avait donné l'ordre de faire demi-tour et de regagner directement leur port d'attache. Que dire alors de l'envoi au Pra Klang de son « rapport » dont on le menaçait? Le gouverneur avait affirmé que ce message partirait par courrier spécial. Mais le moyen de transport le plus rapide pour gagner Ayuthia, c'était par mer : même si le gouverneur possédait plusieurs petits bateaux, il n'y en avait qu'un, pour autant que Phaulkon en fût informé, qui fût assez résistant pour entreprendre le long voyage côtier jusqu'à la capitale, et c'était le vaisseau à bord duquel il se trouvait. Voilà qui pourrait expliquer pourquoi le mandarin avait exigé le retour immédiat du bateau. Sunida lui avait révélé que Son Excellence n'avait aucune raison d'entreprendre de tels voyages en dehors de sa visite deux fois l'an pour présenter son rapport sur l'état de sa province et boire avec le roi l'eau d'allégeance.
Et si son « rapport » ainsi qu'une nouvelle lettre au Barcalon étaient partis à dos d'éléphant ? Ce counier ne parviendrait sans doute qu'après lui à Ayuthia, mais ce n'était guère réconfortant. Dès l'instant où le Barcalon apprendrait qu'il affirmait sans vergogne être un espion royal, on ne manquerait pas de l'exécuter pour haute trahison. Quelle insolence sans précédent !
Dans ses moments de profond désespoir, Phaulkon s'obligeait à songer au premier rapport élogieux — que le gouverneur ne pouvait plus rattraper — envoyé au Pra Klang avant la découverte du canon : ce document dans lequel il avait décrit les exploits de Phaulkon lors du tournoi de boxe, la découverte de l'éléphant blanc et comment il l'avait décoré de l'ordre de l'Eléphant blanc. Le gouverneur voudrait-il vraiment risquer le ridicule en commençant par l'honorer pour le vilipender ensuite? Ce serait faire montre d'un piètre jugement, sans parler du fait qu'il perdrait
sérieusement la face. Peut-être, songea Phaulkon avec amertume, les deux rapports, l'un chantant ses louanges et l'autre le condamnant, parviendraient-ils simultanément au Barcalon.
Et même si l'on commuait sa peine, maintenant que les canons avaient disparu, quelle chance avait-il d'emplir les cales du vaisseau de Sam White ? D'après ses calculs, il lui restait soixante-neuf jours avant le rendez-vous, bien qu'il fût impossible de faire une estimation exacte. Le navire de Sam pouvait avoir quelques jours d'avance ou de retard, selon les marées. Le seul homme capable maintenant de fournir à temps la cargaison était celui précisément qui allait fort probablement ordonner l'exécution de Phaulkon : le Barcalon. Phaulkon devrait bluffer et se montrer aussi malin que l'homme le plus rusé du royaume. Pourtant, malgré tout, l'espoir renaissait en lui, comme apparemment chaque fois qu'il était au plus bas. Mais oui, il allait déjouer les plans de cet homme, il allait libérer ses collègues retenus à Ligor, charger le navire de Sam White et faire venir Sunida. Il réaliserait son ambition de devenir une force dans son pays d'adoption, un intermédiaire entre l'Orient et l'Occident, un potentat étranger dans un monde oriental. Il frappa furieusement du poing sur le bastingage puis se retourna pour observer l'équipage : il s'apercevait soudain qu'il n'était pas seul et qu'il n'avait cessé de parler tout haut et de jurer bruyamment. Mais personne ne faisait attention à lui. Tous les hommes avaient les yeux braqués devant eux. Il suivit leur regard.
Le bateau venait de franchir une courbe du fleuve et vers l'avant, au loin, comme un majestueux pays de contes de fées, se dressaient les clochers d'Avuthia, trois cents épis d'or étincelant au soleil. Tout ce que dans sa vie Phaulkon avait pu voir en guise de beauté n'était rien auprès de cette soudaine et splendide vision. Ayuthia, cité du paradis! Comme le nom lui allait bien, se dit-il.
L'île capitale était une métropole aussi grande que Londres et plus vaste même que Paris. Les murs de
brique qui l'entouraient entièrement traçaient dix kilomètres de circonférence : des remparts massifs où s'ouvraient de loin en loin des portes fortifiées, là où les canaux de la cité venaient se jeter dans le fleuve. Tout autour de la ville s'écoulait le Menam, le même gigantesque fleuve qui, oubliant ses humbles origines dans les jungles montagneuses du lointain Nord, traversait majestueusement la grande plaine centrale et encerclait la capitale d'Ayuthia avant de rejoindre en serpentant le golfe du Siam. Dans l'île même qui abritait la cité, de larges rues bordées d'arbres et pavées de brique suivaient des canaux sans fin parsemés de petits ponts en dos d'âne. Ce n'était pas pour rien que les Portugais l'avaient baptisée la Venise de l'Orient. Ici, à la place des gondoles, de grandes barques dorées propulsées par des rameurs en habits vermillon sillonnaient les canaux. Partout temples et clochers, au lieu des dômes et des beffrois, s'élevaient brillants sur un ciel d'un bleu pur. Phaulkon aimait le contraste entre les pagodes étincelantes et la simplicité des édifices de bois bâtis sur pilotis où logeait la population. Il s'émerveillait de l'animation et de l'odeur des marchés, de l'activité le long des canaux qui se déployaient aussi loin que pouvait porter le regard. Au nord de la ville, s'étendait une autre cité enceinte de murs, une ville dans la ville, avec presque quatorze arpents de superficie, d'où s'élevaient les plus magnifiques clochers, ceux du Grand Palais : c'était là que résidaient Sa Majesté et toute sa cour; nul roturier, sous peine de mort, ne pouvait y pénétrer.
Seul sur le pont, il se sentait de nouveau saisi par cette soif du pouvoir, ce désir de faire d'Ayuthia la plus grande ville marchande du monde. Ayuthia, pour l'instant, ne jouait qu'un rôle d'inteimédiaire : c'était un entrepôt entre le Proche et l'Extrême-Orient où négociants chinois et japonais apportaient du thé, des porcelaines et des soies, et repartaient avec des cargaisons de nids-d'oiseau, de poivre et de bois odoriférants. Par l'intermédiaire des Maures, les Siamois revendaient le même thé, les mêmes porcelaines et les
mêmes soies aux marchands indiens et persans qui les expédiaient vers l'ouest jusqu'à leurs anciennes patries.
Pourquoi toutes ces marchandises devaient-elles être transportées par des étrangers ? se demanda une nouvelle fois Phaulkon. Avec une flotte marchande, le roi de Siam pourrait doubler ses revenus. Comme d'autres faisaient commerce au nom du roi — et empochaient la majorité de ses bénéfices —, la Couronne avait imposé une condition obligatoire pour compenser ce manque à gagner. Chaque fois qu'un navire de commerce faisait escale à Ayuthia, les premiers à monter à bord étaient les officiers du roi possédant le droit d'acheter toutes les marchandises se trouvant sur le vaisseau — à des prix fixés par la Couronne. Voilà, se dit Phaulkon, qui n'incitait guère à commercer. Il ne restait que ce qu'on pouvait vendre ouvertement sur le marché. Peut-être les coffres du Trésor s'emplissaient-ils provisoirement, mais cette méthode diminuait peu à peu le nombre des navires faisant escale à Ayuthia.
Au milieu de l'après-midi, ils entrèrent dans la rade : un vaste bassin devant les murs de la ville où les navires pouvaient s'arrêter pour des réparations et où l'on construisait actuellement les coques ventrues de nouveaux navires de teck. Dans ces parages, en dehors de la cité, tous les étrangers logeaient dans des campements ou des faubourgs. En effet, la nuit une fois tombée, la ville ceinte de murs fermait ses portes aux étrangers et aucun d'eux n'était autorisé à y résider. Le minuscule quartier anglais où avait vécu Phaulkon se trouvait à côté du grand campement portugais très proche du port. Impatient de retrouver les siens, Le Grec salua le capitaine et l'équipage, rassembla son maigre bagage et se mit à traverser les rangées de navires à l'ancre qui formaient un pont jusqu'au rivage.
Il se trouva presque aussitôt dans le secteur européen où la plupart des maisons étaient en briques :
beaucoup possédaient des jardins spacieux et de larges allées bordées d'arbres qui reliaient un quartier à un autre. En franchissant la porte qui marquait l'entrée du quartier portugais, Phaulkon s'émerveilla une fois de plus de la sagesse du système siamois et du monarque qui l'avait conçu. En interdisant aux étrangers de résider dans la ville proprement dite, le roi s'assurait qu'ils ne frayaient pas trop librement avec son peuple et ne le corrompaient pas. En laissant ses sujets se gouverner eux-mêmes, il était soulagé de cette charge. Ainsi chaque nation avait-elle son propre faubourg et était autorisée à pratiquer sa propre religion et à vivre suivant ses coutumes, à condition que celles-ci n'entrent pas en conflit avec les lois du Siam.
Un mandarin siamois était affecté à chaque secteur national. Bien qu'il fût là théoriquement pour représenter la Couronne, c'était surtout une position protocolaire. Pour les affaires importantes on s'adressait toujours au Barcalon : ce très puissant ministre était en effet responsable de tous les étrangers du pays et nul d'entre eux ne pouvait entrer dans le royaume ou en sortir sans sa permission.
Le cœur de Phaulkon se mit à battre plus vite lorsqu'il aperçut au loin sa maison. Elle était bâtie dans le style siamois : en bois, à un seul étage et sur pilotis. Elle comprenait trois grandes pièces : une salle de réception et deux chambres. Un édifice plus modeste situé à côté abritait sa cuisinière, sa servante et les trois femmes esclaves qu'il avait achetées à vie. Un petit jardin séparait la maison de la route et une porte de bois en marquait l'entrée. C'était sans prétention mais suffisant.
Sorn, la cuisinière, fut la première à le voir. Elle alerta bruyamment les autres et dans toute la maison on se mit bientôt à crier : « Le maître est de retour! » Au bout de quelques instants, les domestiques dévalaient les marches pour venir se prosterner sur la pelouse devant la porte : Sorn, Tip, la femme de chambre, et Nid, Ut, ainsi que Noi, les filles esclaves choisies pour leurs exceptionnels talents de massage.
« Seigneur Maître, nous pensions que vous ne reviendriez jamais », déclara Sorn. Le privilège du rang l'autorisait à parler la première. « Un mois, c'est beaucoup trop long.
— Comment pouvais-je ne pas revenir quand je savais que tu ne ferais que paresser en mon absence? lança Phaulkon en plaisantant. Je meurs d'envie de faire un bon repas, de prendre un bon bain et de profiter d'un long massage. J'espère que vous avez continué à vous entraîner. » Phaulkon adorait la cuisine de Sorn et les doigts habiles de ses masseuses n'avaient pas leur pareil.
« Nous vous attendions chaque jour, Seigneur Maître, répondit Sorn. Un messager s'est présenté trois fois la semaine dernière pour voir si vous étiez de retour. Il a laissé une dépêche. Tip, va la chercher pour le Seigneur Maître. »
Tip s'éloigna en courant, courbée en deux et revint quelques instants plus tard avec une feuille de papier de riz pliée. Phaulkon l'ouvrit et un sourire s'épanouit sur son visage. Par quel heureux hasard était-il rentré aujourd'hui? De toute façon, il comptait voir à la première occasion mestre Phanik. Peu de gens connaissaient mieux la politique siamoise que le doutor, comme tout le monde l'appelait dans le quartier portugais. S'il y avait eu des universités au Siam, se dit-il, le doutor aurait certainement occupé la chaire des Affaires siamoises. Et voilà que le soir même Phaulkon était invité à une soirée en l'honneur de Maria, la nièce de mestre Phanik, dont on fêtait le seizième anniversaire.
«Que s'est-il passé d'autre en mon absence? demanda Phaulkon.
— Pas grand-chose, Seigneur. Sauf que vous nous avez manqué à toutes », répondit Som. C'était une grosse femme exubérante qui donnait l'impression d'avoir au moins une douzaine d'enfants cachés quelque part.
« Vous m'avez manqué aussi », affirma Phaulkon avec une chaleur sincère, tout en gravissant les marches qui menaient à la maison.
Il entra dans le salon qui renfermait des objets d'art de la première période d'Ayuthia : des coffres à manuscrits, des bibliothèques, un gong de temple, des tablettes votives en bois dorées à la feuille, des instruments de musique anciens et un collier de clochettes de bronze encerclant l'encolure d'un cheval.
Il se jeta sur une pile de coussins dans le coin et ferma les yeux. Bon, il lui faudrait un jour de plus se passer de la cuisine de Sorn. Il aurait tout juste le temps de prendre un bain et de se faire masser avant de s'en aller jusqu'à la maison de mesîre Phanik. Cette idée venait à peine d'atteindre son esprit que Nid s'agenouillait sans un mot à ses pieds et dénouait les pans de son panung. Pendant ce temps, les doigts experts d'Ut, arrivée par-derrière, lui pétrissaient doucement les tempes.
Comme elles comprenaient bien ses besoins, se dit-il. Et comme il était bon d'être de retour.
De nombreux esclaves étaient accroupis dans la vaste cour où un certain nombre de chaises s'alignaient, leurs porteurs debout auprès d'elles. La maison de mestre Phanik était au cœur du quartier portugais où vivaient environ quatre mille ressortissants; un grand nombre venaient de Goa. Contrairement à celle de la plupart de ses voisins, cette demeure était construite dans le style siamois : bâtie sur pilotis avec un toit triangulaire et incurvé. Les maisons siamoises étaient d'ordinaire construites en planches et en bambou — faciles à édifier et plus faciles encore à démonter si le propriétaire voulait s'installer ailleurs. Mais celle-ci, outre ses dimensions plus vastes, était en teck massif. Sa solidité et la qualité du bois soulignaient dès l'abord la différence.
Phaulkon ôta ses sandales et gravit les marches jusqu'à la porte d'entrée. Il avait toujours considéré comme une coutume extrêmement civilisée de se déchausser avant d'entrer dans une maison — et surtout à la saison des pluies, lorsque les moussons transformaient la terre en boue. Un serviteur en livrée s'inclina sur le seuil et le fit entrer dans une antichambre où étaient accrochés de nombreux crucifix en bois ; cette pièce, à une extrémité, était fermée par un magnifique paravent laqué japonais.
Mestre Phanik vint l'accueillir, jovial comme toujours, son visage rond de Japonais, avec un rien d'Européen, s'illuminant à la vue de son ami. Son histoire avait quelque chose de miraculeux : Phaulkon l'avait entendue des lèvres mêmes de Phanik. Un de ses ancêtres avait été le premier Japonais à être baptisé par saint François, au Japon, en 1549. Dans la vague de xénophobie qui avait déferlé peu après sur le pays, on avait brûlé sur le bûcher des milliers de convertis au christianisme. Mais le courage avec lequel ces martyrs, parmi lesquels l'arrière-arrièn grand-père de Phanik, avaient péri, refusant jusqu'à la mort de renier leur foi récente, n'avait eu pour effet que de susciter de nouvelles conversions.
Après ledit de l'empereur, en 1614, qui bannissait du Japon tous les chrétiens et prononçait la confiscation de leurs biens, ses grands-parents avaient été déportés à Nagasaki. Dans un pays où les braves s'éventraient eux-mêmes dans un suicide rituel, le supplice en public d'hommes et de femmes qui refusaient le repentir provoqua un mouvement de compassion en faveur des victimes et l'empereur fut contraint de revenir à une politique moins spectaculaire. On décréta donc que tous les bannis allaient être cousus dans des sacs absolument semblables à ceux des cargaisons de riz. Ainsi empêchés de hara i-guer la population, ils furent emmenés jusqu'au pcrt le plus proche. Les grands-parents de Phanik avaient été expulsés de Nagasaki et, après un séjour en Chi îe sur lequel on ne savait pas grand-chose, ils étaient venus s'installer au Siam. Depuis lors, la famille avait pratiqué le commerce avec l'Extrême-Orient. La pe:.te avait frappé le frère de Phanik quand sa fi île
Marianne n'avait que deux ans : Phanik l'avait adoptée et avait demandé aux jésuites portugais de la baptiser. On lui avait donné un prénom portugais et, étant donné la remarquable histoire de la famille, les jésuites avaient adouci leurs règles et l'avaient élevée — elle, une fille — selon les Saintes Écritures. Phaulkon ne l'avait rencontrée que brièvement quand elle était venue en vacances du couvent. Mais elle lui avait laissé le souvenir d'une enfant pleine de vie et qui savait ce qu'elle voulait.
« Senhor Constant, que prazer, s'exclama mestre Phanik en serrant avec fougue son ami dans ses bras. Tudo bom ?
— Tudo bom », répondit Phaulkon en portugais. Il avait beaucoup d'affection pour le chaleureux homme et le plus grand respect pour son intelligence. Pendant son absence, il avait regretté le visage jovial qui lui rappelait toujours une lune dessinée par des enfants : un cercle presque imberbe, avec des yeux souriants, des oreilles fort développées et un nez aplati. Phanik avait une quarantaine d'années, dix bonnes années de plus que Phaulkon.
« Quel heureux hasard que vous soyez de retour ! J'ai envoyé par trois fois un messager chez vous. Comme vous m'avez manqué! Mais venez par ici, amigo, il faut que vous rencontriez certains de mes amis. Oh, mais non, laissez-moi d'abord vous conduire auprès de Maria. C'est elle, l'héroïne de la fête : vous ne devez parler à personne d'autre avant elle, sinon je vais avoir des ennuis. Elle n'a cessé de me demander de vos nouvelles. "Va-t-il venir? Crois-tu qu'il viendra?" fit-il en l'imitant. Elle prétend que vous êtes le seul homme qui ne l'ennuie pas. Et c'est à peine si elle vous connaît ! Je vous assure, cette enfant... » Mestre Phanik secoua la tête et s'efforça de prendre un air résigné.
Il prit Phaulkon par le bras et lui fit traverser le grand salon où des groupes d'invités étaient assis, les jambes croisées en tailleur sur des coussins. On avait retiré tous les sièges. Les Siamois n'avaient pas l'habitude de s'asseoir dans des fauteuils et les inviter à le
faire aurait créé un problème de protocole insurmontable. Chacun devait être installé un peu plus haut ou un peu plus bas que son voisin, selon son rang. Phaulkon observa soigneusement les visages qui l'entouraient. Il se demandait quelles célébrités pouvaient bien être présentes : en tant que conseiller en chef du Trésor pour les affaires japonaises, Phanik avait de nombreuses relations. Soudain, il retint son souffle, le regard fixe. Cette beauté qui s'avançait à sa rencontre pouvait-elle être la même petite fille qu'il avait serrée dans ses bras comme une enfant voilà un an à peine ?
En réponse à sa question, elle eut un sourire éblouissant et se jeta à son cou en s'écriant : « Oncle Constant, c'est merveilleux de vous voir ! Je disais bien à mon oncle que vous viendriez, mais il n'arrêtait pas de me répéter: "Va-t-il venir? Sera-t-il rentré à temps?" » Elle éclata de rire et renversa la tête en arrière.
« Et comme c'est merveilleux de te voir pour une aussi heureuse occasion, ma chère », répondit Phaulkon en portugais, tout en l'étreignant à son tour. Il était quelque peu déconcerté. Libre à elle de l'appeler « oncle » : elle n'éveillait pas en lui le moindre sentiment avunculaire, songea-t-il en se sentant un peu coupable. « Alors aujourd'hui te voici majeure. C'est assurément un état qui te sied. » Il ne la flattait pas : elle était superbe. Elle avait la peau claire comme une Japonaise et magnifiquement mise en valeur par ses cheveux noirs que, contrairement à bien des femmes de la région, elle avait gardés longs et remontés en chignon. Quand elle les laissait pendre, songea-t-il, ils devaient lui tomber au moins jusqu'à la taille. Elle était menue : à peine plus d'un mètre cinquante. Elle avait le nez droit et fin, pas du tout camus comme de nombreux Siamois, et de grands yeux sombres, légèrement en amande. Son coips aux formes rondes et aux proportions parfaites se terminait sur une paire d'adorables petits pieds.
Il se creusa la tête pour trouver qui elle lui rappelait. Mais oui, bien sûr, la statue préférée de sor enfance, celle de Diane, la déesse de la Chass<
sculptée dans du marbre blanc, qui se dressait devant la fontaine de la petite place derrière la taverne. Il adorait cette statue, drapée dans une toge blanche — alors que Maria portait un élégant panung bleu foncé, le haut du corps revêtu d'un magnifique corsage turquoise boutonné jusqu'au cou avec un col mandarin. Sans doute l'influence du couvent, songea Phaulkon. Mais tout, chez elle, respirait l'entrain et la détermination.
« Je vois que mon oncle brûle d'envie de vous faire circuler, dit-elle en battant des paupières avec coquetterie. Je ne vais donc pas vous retenir, oncle Constant. Mais je compte sur vous pour venir me retrouver quand les autres invités vous auront suffisamment ennuyé.
— Je n'y manquerai pas, dit Phaulkon, stupéfait de tant d'assurance à un si jeune âge. D'ailleurs, je ne t'ai pas encore souhaité un heureux anniversaire. » Il la regarda en souriant.
Mestre Phanik le reprit par le bras et l'entraîna avec lui. « Cette petite fille va me donner bien du souci. Depuis sa sortie du couvent, le mois dernier, on m'a déjà demandé six fois sa main. Et dire qu'elle n'est encore qu'une enfant !
— Mais très mûre, à la voir, doutor. Elle a totalement changé depuis la dernière fois que je l'ai vue. À votre place, je me préparerais à des jours difficiles, souligna avec franchise Phaulkon.
— Vous croyez? Bah, j'imagine que cela devait arriver un jour, observa-t-il d'un ton désabusé. Mais venez, il faut que je vous présente à notre invité d'honneur. Et ne vous avisez pas de partir de bonne heure. Si les Siamois s'éclipsent les premiers, comme d'habitude, nous pouirons avoir une longue conversation. Voilà une éternité que je ne vous ai vu.
— Et j'ai bien des choses à discuter avec vous, doutor. » Il ne pouvait guère parler à mestre Phanik des canons mais il comptait bien lui expliquer que, faute de papiers, ses collègues étaient détenus à Ligor. Il avait besoin de faire appel aux relations de mestre Phanik et surtout il lui fallait découvrir tout ce qu'il pouvait sur le Barcalon. Si la chance était avec lui, peut-être son ami l'avait-il même rencontré.
Son hôte l'entraîna sur une terrasse dominant un magnifique jardin entouré d'une haie de bambous. Des lanternes de cuivre illuminaient les glaïeuls jaunes et le vert des pelouses. Des groupes de Siamois se saluaient en silence, les mains jointes devant leur front et s'inclinant légèrement. Dans les présentations siamoises, on échangeait des gestes et non des mots. La plupart des invités portaient des blouses sans col aux manches larges, mais quelques-uns étaient torse nu.
Un serveur rampait à genoux, tenant en équilibre d'une main un plateau de rafraîchissements, telle une otarie de cirque. Il en offrit un à Phaulkon. Il y avait du lau, un alcool de riz local, du vin rouge espagnol, de l'eau ou du jus de citron vert frais. Les Siamois, par respect de la modération bouddhiste, étaient en général abstinents, mais Phaulkon se servit un verre de vin rouge espagnol pétillant. Les galions espagnols en route pour Manille faisaient souvent escale à Ayuthia et, comme leurs souverains n'avaient guère de goût pour ces boissons, les officiers de la Couronne siamoise entamaient rarement leur stock.
Mestre Phanik et Phaulkon descendirent quelques marches de bois bordées de rampes sculptées pour gagner le jardin admirablement illuminé. Phanik conduisit son ami jusqu'à un Siamois à l'air distingué, dont la tête massive était couronnée de cheveux gris coupés court, et qui était assis, les jambes croisées sous lui, un peu de côté. Un groupe d'admirateurs accroupis, qui buvaient chacune de ses paroles, l'entouraient. Mestre Phanik se joignit à eux et se prosterna devant l'orateur. Phaulkon l'imita. L'homme aux cheveux gris termina son discours et adressa à son hôte un aimable sourire.
« Excellence, dit Phanik, permettez-moi de vous pr ésenter un de mes vieux amis qui est tombé amoureux de votre pays et qui a appris à en parler la langue mieux que moi. » C'était, à vrai dire, un compliment exagéré : mestre Phanik était né au Siam et le siamois était tout autant sa langue maternelle que le portugais, le japonais ou le latin.
« M. Constantin Phaulkon, Son Excellence le général Petraja. Il est inutile, j'en suis sûr, de présenter Son Excellence. »
C'était en effet inutile. Phaulkon était impressionné. Le général Petraja était le héros des campagnes birmanes. Commandant en chef du Régiment royal d'éléphants de Sa Majesté, avec vingt mille éléphants de guerre sous ses ordres, il venait tout récemment d'être nommé président du Conseil privé du roi. Le général était le soldat le plus décoré du pays. Phaulkon resta prosterné.
Petraja eut un sourire affable. C'était un bel homme, vigoureux et en pleine santé. Il ne semblait pas très grand mais il avait l'air fort et, avec son superbe corps d'athlète, on ne lui aurait jamais donné cinquante ans. « Je suis honoré d'apprendre que vous avez appris notre langue, monsieur. Il y a bien peu d'étrangers dont on puisse en dire autant, observa-t-il.
— Votre Excellence est trop bonne, répondit Phaulkon, utilisant la formule de politesse due à un mandarin de première classe. Les efforts de ce modeste esclave pour parler votre langue ont eu pour raison le désir de communiquer avec les très charitables et très hospitaliers habitants de votre pays. »
Le général était visiblement impressionné lui aussi. « Et quel heureux hasard vous amène parmi nous, monsieur? demanda-t-il avec un intérêt non dissimulé.
— Je suis au service de la Compagnie commerciale anglaise, Excellence, et j'espère avoir le privilège un jour d'être aussi au service du Siam.
— Le Siam a toujours bien accueilli les étrangers et a su les récompenser de leurs services, déclara le général. Nous les avons laissés répandre leur foi et vivre suivant leurs lois. Nous ne leur avons pas imposé grand-chose et nous avons demandé bien peu en retour. Malheur à qui interpréterait mal notre générosité et prendrait notre sens naturel de l'hospitalité pour de la faiblesse. Nous avons toujours été libres et nous demeurerons un peuple libre. »
Le cercle de disciples émit un murmure approbateur.
Phaulkon supposa que c'était une allusion aux Hollandais et il allait faire chorus quand une pensée parut frapper le vieux soldat.
« Et comment Sa Majesté britannique voit-elle les Hollandais, monsieur? » interrogea le général.
Phaulkon parut hésiter. « Excellence, nous nous méfions de leurs intentions, de... leurs ambitions. »
Le général hocha la tête comme si c'était précisément là ce qu'il soupçonnait. « Et que fait exactement Sa Majesté britannique à ce propos?
— La Compagnie britannique envisage de mettre un frein à leur pouvoir, Excellence.
— Comment cela?
— En coopérant étroitement avec le gouvernement de Sa Majesté siamoise, Excellence.
— Si bien que tout conflit qui en résulterait pourrait s'étendre jusqu'à nos rivages? » Le général considéra Phaulkon d'un air méfiant.
« Ce ne serait pas l'objectif, Excellence. Nous nous efforcerions simplement de maintenir l'équilibre des forces. Mais, bien entendu, seulement si la demande nous en était faite par le gouvernement de votre grande nation souveraine. »
Le général montrait un vif intérêt. Il était manifestement impressionné par la facilité avec laquelle Phaulkon s'exprimait en siamois. Il jeta autour de lui un regard irrité, comme s'il avait voulu voir disparaître le cercle de ses auditeurs.
« Il faudra que nous discutions de ce problème plus tard. Chassez-vous l'éléphant? »
Son habileté dans ce domaine était proverbiale. Mais c'était l'un des passe-temps siamois que Phaulkon n'avait pas encore cherché à pratiquer.
« Je n'ai jamais eu ce plaisir, Excellence.
— Alors, je vous enverrai une invitation. » Le général Petraja sourit et ajouta : « Comme spectateur, naturellement.
— Cet esclave ne peut concevoir plus grand honneur que de participer à sa première chasse en présence du plus expert dans ce domaine. »
Le général inclina modestement la tête. « C'est vrai, j'ai beaucoup appris sur les éléphants au cours de ces quarante dernières années. »
Les talents de stratège du général étaient légendaires. Quand les armées de Siam et de Birmanie se heurtaient avec vingt mille éléphants dans chaque camp et trois hommes sur chaque animal, on pouvait s'attendre à retrouver au crépuscule des morts par milliers sur le champ de bataille. Mais les deux adversaires étaient bouddhistes : l'objectif primordial n'était donc pas tant de tuer que de faire des prisonniers et de ramener des esclaves pour accroître la richesse de chaque pays. Après qu'une bataille acharnée eut fait rage toute la journée, il n'était pas rare de ne relever sur le terrain que trente ou quarante corps. C'était l'habileté à manœuvrer les énormes bêtes qui finissait par décider du vainqueur, et les prouesses du général Petraja étaient sans égales.
« Allons, c'est l'heure pour ces vieux os de se retirer », dit le général en se levant pour prendre congé. Le respectueux auditoire qui l'entourait — Phaulkon compris — resta prosterné comme il convenait. Le général jeta un coup d'œil à Phaulkon.