CHAPITRE XVI
La fièvre de Lien Rag ne s’apaisa qu’au bout d’une trentaine d’heures. Il s’était plaint de la luminosité excessive et Kurts avait essayé de lui faire de l’ombre avec de grandes feuilles rigides et vernissées. Il expliquait que le système égalitaire des jours et des nuits se détraquait sans arrêt et qu’on pouvait avoir huit jours de lumière et huit jours d’obscurité profonde.
Il soigna si bien son ami que ce dernier eut l’impression d’être rénové, d’avoir abandonné durant cette courte période tous ses malaises, ses effrois. Son cerveau lui-même fonctionnait admirablement.
— Rien ne s’est passé, lui annonça Kurts avec tristesse. Ni Bal ni le cul-de-jatte n’ont réapparu. Je n’ai pas osé me rendre dans la maisonnette. Pourras-tu le faire quand tu seras rétabli ?
— Qu’ai-je eu ?
— Une sorte de fièvre libératrice. Le contrecoup de nos retrouvailles. Pendant longtemps tu as cru m’avoir tué…
— Gus le pensait, moi je portais ça comme une lourde culpabilité.
— Maintenant, tu es complètement rétabli…
Plus tard Lien Rag pénétra dans la maisonnette et constata que la trappe était refermée. Kurts lui avait cependant affirmé qu’on n’avait pas touché aux nouvelles plaquettes nutritives du distributeur.
— Je l’ai surveillé tout en te soignant. Pour le vider il faut plusieurs minutes et j’ai été constamment sur mes gardes.
Descendre avec des lampes de longue durée, un équipement réduit, l’ex-pirate le déconseillait à son ami. La tribu de Bal avait une longue expérience de ces marécages boueux où ces racines aériennes puisaient leur nourriture.
— Elle m’en a donné une description à la fois effrayante et poétique, mais que feras-tu dans ces profondeurs ? Moi je ne veux pas aller contre la volonté de Bal. Je respecte la partie cachée de sa vie.
— Ça fait des mois que tu la respectes, répliqua Lien Rag agacé. Tu ne l’as même pas revue, comment sais-tu que c’est toujours elle qui vient chercher les plaquettes ?
— Ta propre description…
— Et si c’était une autre fille d’en bas ? Il doit y en avoir d’autres aussi belles, aussi souples…
Kurts secouait la tête avec obstination. Ils étaient retournés dans le nid et une averse de grêle les obligeait à parler très fort. Autour d’eux des lambeaux végétaux hachés par la glace ressemblaient à de la chair en décomposition d’un vert répugnant.
— Chlorophylle artificielle, expliqua Kurts voyant le dégoût de son ami. Mais très nutritive. Les marais d’en bas sont riches de matières organiques. Tout ce que le satellite ne peut rejeter à l’extérieur finit par s’accumuler dans cette nappe liquide.
Il racontait que la tribu vivait sur des plates-formes lacustres édifiées depuis des siècles. À son avis le satellite avait été abandonné depuis fort longtemps également. Lien Rag lui parla du dogme sibérien actuellement répandu sur Terre et combattu par les Néo-Catholiques et les Aiguilleurs.
— C’est Gus qui m’en a parlé. Crois-tu que le S.A.S. pourrait avoir été mis en place depuis deux millénaires ?
— Pourquoi pas ? Comment expliquer cette évolution désordonnée, cette jungle, la tribu de Bal, l’autre jungle de métal mou que vous avez traversée ?
— Et sur Terre, les baleines qui après avoir rampé sur la banquise commencent de voler ?
Les heures passaient. Ne pouvant comptabiliser les jours et les nuits, ils avaient adopté un cycle de dix heures. La lumière ne faiblissait plus et Lien Rag aurait donné cher pour quelques instants de nuit rafraîchissante. Il ne pouvait enfouir son visage dans son sac de couchage à cause de la chaleur humide. Il s’était dépouillé d’une partie de sa combinaison, ne pouvait se résoudre à vivre nu comme Kurts. Ce dernier allait et venait sans gêne avec sa fourrure de Roux qui tapissait son ventre et le haut de ses cuisses. Son métissage était complexe et pas seulement lié au Peuple du Froid mais aux Africaniens et aux Asiates. Il était le produit de toutes les races vivant sur Terre et le résultat était magnifique.
— Quelle folie que d’avoir envoyé ces clones ! disait-il. Nous avons envoyé ces deux malheureux vers une régression inéluctable.
— Tout en donnant des espoirs insensés à ceux qui nous aiment. Mes fils, Yeuse, enfin j’espère qu’ils m’aiment encore.
— Moi mon domaine affectif est ici désormais. Si Bal ne devait jamais reparaître je ne m’en relèverais pas.
— Tu ne pourrais pas l’entraîner sur Terre, disait Lien Rag. Elle a vécu dans un climat chaud et humide. Jamais elle ne s’adapterait. Tu la condamnerais…
— Ne me suis-je pas adapté, moi ?
Parfois l’ex-pirate évoquait sa locomotive et manifestait là le seul regret de sa vie antérieure.
— Quelle machine extraordinaire ! Elle était devenue mon ventre maternel, ma sœur, ma maîtresse, j’aurais pu dominer le monde grâce à elle. À la fin elle était autonome, tirait de sa propre substance les améliorations, les inventions les plus extraordinaires. Elle se régénérait sans aide extérieure, croissait… Tu sais ce que je pense ? Elle tendait vers la perfection idéale, aurait fini par se reconstruire à mon image, se serait débarrassée de l’acier, des métaux, de toutes ces matières mortes pour se faire chair humaine. Une locomotive de chair vivante, tu imagines ?
Lien Rag s’effrayait lorsqu’il basculait ainsi dans l’onirisme le plus insensé. Kurts s’était dépouillé à l’extrême de sa personnalité ancienne. Lui qui vivait dangereusement, violemment, respectait la vie, s’efforçait de fuir les situations scabreuses. Autrefois il était luxurieux, capable de violer une fille comme Floa Sadon, et voilà qu’il était amoureux transi, timide, humble. Environné de richesses extraordinaires, de nourritures délicates, buvant des vins produits avec une parcimonie onéreuse par des vignes sous serre, servi par des esclaves et un équipage prêt à mourir pour lui, il survivait dans un ascétisme farouche, se contentant de peu, se suffisant d’espoirs incertains.
— Elle reviendra. Ils ont besoin de ces plaquettes pour reconstituer leurs organismes affaiblis par des siècles de malnutrition. Elle reviendra car elle est celle qui fera remonter la tribu de ces profondeurs nauséabondes…
La grêle cessait et ils pouvaient sortir, rôder autour du distributeur ou bien à bonne distance de la maisonnette. La lucarne restait toujours rose au grand désespoir de Lien Rag qui attendait le retour de Gus.
— Quels sont les dangers dans ces marais putrides ?
— Des animaux inconnus qui ne sont que mâchoires et surgissent de la boue. Des êtres qui voltigent dans les racines, saisissent leurs proies par les cheveux, les violent avant de les déchiqueter. Des nappes de gaz mortels qui soudain remontent en énormes bulles à la surface et crèvent en silence, asphyxiant toute vie autour d’eux. Ton cousin Gus n’aurait jamais dû descendre.