CHAPITRE IX
C’était vraiment un nid douillet que Kurts leur avait indiqué. Installé entre de grandes branches molles, garni d’un duvet d’animal inconnu, il oscillait selon les courants d’air qui pouvaient se transformer en ouragans. De grandes feuilles rigides, vernissées, protégeaient des pluies fréquentes ou de la grêle. Gus enrageait de cette immobilité forcée mais prenait son tour de garde pour surveiller la maisonnette là-bas, dans le fouillis végétal, et le distributeur de tablettes nutritives.
Lien Rag se reposait, révisait son matériel, faisait l’inventaire de leurs ressources. Ils avaient mis en fuite une bande de Garous hideux, grillé un hybride de loup rouge et de chèvre et le temps passait lentement. Déjà vingt-quatre heures que le pirate les avait quittés et la fille à la couronne d’or ne s’était pas manifestée.
Gus ricanait :
— C’est une hallucination, un fantasme de ton ami. Il ne viendra personne. Si, lui, qui retirera subrepticement les plaquettes et les cachera dans la maison.
— L’autre fois tu ne croyais pas que Kurts fût encore en vie, tu m’accusais de l’avoir tué et de m’être débarrassé de son corps. Tu t’es trompé une fois, pourquoi pas deux ?
— Nous aurions dû visiter la maisonnette, voir si l’orifice du puits de descente s’y trouve vraiment. Tu parles d’une fille à la couronne d’or et ce nom ridicule de Bal… Tout un programme. Elle va apparaître en dansant accompagnée de musiciens, peut-être !
— Fantasme ou hallucination, nous avons besoin de Kurts pour retrouver des scaphandres sidéraux, essayer de comprendre comment intercepter une navette.
— Et lui ne songera qu’à ses distributeurs, nous entraînera qui sait où. Certainement pas vers des scaphandres. Nous ferions mieux de filer. Il est fichu pour le voyage de retour. Il ne reviendra jamais sur Terre. Son cerveau est ici, englué dans cette rêverie tenace.
— Je ne repartirai pas sans lui, dit Lien Rag en se retournant sur le côté pour dormir.
Il avait plu, cette pluie légèrement irritante qui n’était que de la sève évaporée, et Gus le secoua :
— Quelqu’un est dans la cabane. La lucarne n’a pas la même couleur que tout à l’heure.
L’œil acéré du cul-de-jatte avait bien vu. De cette distance la lucarne formait un rectangle légèrement rose d’habitude et maintenant elle virait au sombre.
— Bal ? fit Lien Rag. Ou un Garou ?
— C’est curieux, dit Gus, mais chaque fois que j’ai vu des Garous aucun n’a fait mine de s’approcher de la cabane, ou de la maisonnette, comme tu veux. J’ai même eu l’impression qu’ils faisaient un détour.
Lien Rag s’installa confortablement, regarda du coin de l’œil le distributeur. Il avait vu Kurts onduler comme un serpent dans les racines aériennes. Cette fille, si vraiment elle existait, ne pouvait que faire mieux, se glisser dans la végétation luxuriante sans même qu’on la remarque. Il prévint Gus à voix basse. Le cul-de-jatte restait sceptique mais respirait plus difficilement, comme sous le coup d’une grande espérance.
— La lucarne est rose à nouveau.
— Tu as vu ? Un trait doré.
Juste une seconde une flèche avait traversé vers la droite.
— Elle va faire des détours mais devant le distributeur devra se révéler toute.
Ils attendirent une heure et Gus commençait à se lasser, fortement déçu, ayant souhaité dans le fond de lui-même que la fille à la couronne d’or existe vraiment.
— Regarde cette liane dorée.
Voilà. Une liane. Elle suivait la trame des troncs comme pour tisser une étoffe rare, s’immobilisait en étoile de lumière pâle, resurgissait en mouvements harmonieux, glissait vers le bas, se retrouvait vers le haut. Ils en avaient les larmes aux yeux.
— La première fois que dans ce merdier du S.A.S., je suis ému, ébloui, disait Gus.
Et elle apparut nimbée de lumière phosphorescente. Jusque-là ce n’était guère perceptible avec ces nuages bas qui traînaient, gonflés de l’humeur maligne de cette flore suspecte.
— Elle regarde vers ici.
— Ses yeux… Comme deux disques de métal en fusion.
— Et la couronne, tu as vu la couronne, s’extasiait Lien Rag.
Elle paraissait crépiter d’étincelles autour du crâne menu. La fille était entièrement nue mais si longue, si fine, qu’elle ne pouvait qu’en être innocente.
— C’est le rêve à l’état pur, mon vieux Lien… Si j’avais souvent de telles visions, je ne voudrais jamais revenir sur Terre.
Dans un filet, invisible à cette distance, elle plaçait les plaquettes de nourriture et vidait consciencieusement le distributeur.
— Kurts affirmait qu’elle avait disparu depuis des semaines, mais je crois qu’elle vient quand elle le sait au loin. Oh ! attention, elle nous a sentis.
Un éclair et la liane phosphorescente avait disparu au plus profond de cette sylve répugnante, au vert artificiel, comme tout le reste d’ailleurs dans cet enfer.
— Elle va retourner à la maisonnette… À moins qu’elle ne dispose d’un autre puits.
C’était fini, et la jungle morbide reprenait tous ses maléfices sournois. Gus haletait, comme à la recherche d’un orgasme qui ne venait pas et Lien Rag avait beau essuyer son visage, incriminant le brouillard végétal, il ne parvenait pas à étancher ses larmes. Leurs yeux fous cherchèrent en vain quelque image rémanente, le reflet d’un reflet, une molécule dorée accrochée peut-être à une branche molle, mais il n’y avait plus rien, et du côté de la maisonnette, la lucarne n’était qu’une cicatrice, au rose permanent.
Lien Rag le premier se mit à grelotter et s’enfouit dans son sac de couchage, fermant les yeux, espérant s’endormir avec cette vision de quelques secondes. Une liane lumineuse qui coulait harmonieusement dans l’entassement verdâtre.
Gus avait disparu lorsqu’il ouvrit les yeux et il se dressa comme un fou, se pencha hors du nid pour essayer de retrouver sa trace sur les branches voisines où les doigts laissaient parfois des creux lents à se remplir. Les mains puissantes de son cousin étreignaient tout avec une force excessive et il aperçut ses empreintes comme des meurtrissures qui se dirigeaient vers la maisonnette.
— Il a fait ça, il a fallu qu’il le fasse.
Plus lent à cause de ses jambes et de son attirail, il perdait un temps fou, n’avait même pas l’aisance de Kurts sans vouloir rêver de la virtuosité de Bal. Il enrageait contre sa balourdise, son essoufflement, la sève poisseuse, les rameaux trop flexibles qui ployaient sous son poids, l’obligeaient à plonger entre les racines aériennes d’où il s’extrayait avec peine.
— Gus, cria-t-il en direction de la cabane au toit pointu, mais la forêt spongieuse absorbait sa voix, n’en répercutait aucun écho.
Il atteignit la maisonnette, épuisé, se traîna sur le seuil et découvrit la trappe dans un coin du plancher en matière synthétique. Il rampa jusqu’au bord de l’abîme, appela une dernière fois son cousin. Sa voix ricocha trois, quatre fois, et parut réveiller des relents de pourritures. Suffoquant, prêt à vomir, il s’écarta, réussit à s’asseoir, soulageant ses poumons oppressés.
— Espèce de salaud de Gus, murmura-t-il, qu’es-tu allé faire en bas ? Que cherches-tu ?
Mais il le savait bien. Dans un monde de ténèbres peuplées de créatures furtives, le cul-de-jatte oublierait définitivement ses jambes amputées, pourrait vivre sans se démarquer.
— Kurts ne sera pas content, tu sais, pas content du tout.
Il s’éloigna encore, de crainte qu’en essayant de se mettre debout il ne bascule dans le puits. Il s’accrocha pour se dresser, vit que toutes les plaquettes rangées sur les étagères maladroites avaient disparu. Il ne se résignait pas à refermer la trappe, à écrouer Gus dans ces bas-fonds marécageux.
Lorsque Kurts réapparut du côté du distributeur jaune, il était toujours dans la cabane, loin du puits, grelottant de fièvre avec des éclairs rares de lucidité. Il s’était installé près de la lucarne mais ne regardait pas toujours, surveillait le puits toujours ouvert, se méfiait des mouvements de la maisonnette qui tanguait lorsque quelques racines mouraient ou naissaient.
Kurts attendait, le corps, le visage palpitant de centaines de muscles fuselés, comme s’apprêtant à un combat féroce. Il le rejoignit en peinant beaucoup, espérant une aide que l’ancien pirate ne jugea pas utile de lui accorder. Si, au dernier moment il le hissa d’une seule main par le col élastique de sa combinaison, mais dans un geste de fureur retenue :
— Pourquoi êtes-vous allés là-bas ? Où est le cul-de-jatte ?
— Il a profité de ma fatigue. J’étais malade, je claquais des dents dans le nid que tu nous avais indiqué et il est allé voir. J’ai trouvé la trappe ouverte sur le puits. Il n’est pas remonté depuis. J’ai froid.
Dans un premier geste de colère Kurts le coinça entre deux branches vivantes qui parurent l’enfermer dans une étreinte lascive.
— Nous l’avons vue, Kurts. Une suite d’éclairs, un orage silencieux de beauté, une liane phosphorescente qui n’en finissait pas de se couler entre ces troncs mollasses.
— Elle vous a vus ?
— Nous a sentis plutôt… Elle a disparu d’un coup et nous étions très malheureux. Gus soufflait comme un phoque après une plongée trop longue sous la banquise…
— Malheureux, c’est cela même. Moi je sais encore plus que vous comment elle s’est enroulée autour de mon corps, comment elle m’a pris. Car c’est elle qui m’a pris et non le contraire. Pendant des jours et des jours.
— Kurts, murmura Lien Rag, depuis combien de temps ne l’as-tu pas revue ?
— Est-ce que j’ai compté ? Au début, chaque jour était un jour de trop, puis chaque semaine devint intolérable, puis chaque mois. Peut-être six, peut-être douze… J’ai continué à approvisionner le distributeur. J’effectuais des expéditions lointaines pour retrouver des plaquettes nutritives qui me prenaient dix, quinze jours, je ne sais plus, et chaque fois je me disais qu’elle serait de retour et m’attendrait. Mais non. Vous l’avez vue ?
— Elle porte vraiment une couronne d’or et son corps n’en finit pas. Il est fluide. Ses seins sont fluides, son ventre aussi et se dérobe entre deux cuisses longues, longues…
— La couronne… Elle pétrit ses cheveux d’une argile spéciale qu’on trouve en bas, avec ces pointes qui forment des rayons. Son compagnon que j’ai retrouvé mort portait aussi la même couronne pétrifiée, à cause d’un animal dangereux qui hante leur territoire et s’emparait d’eux par les cheveux. Peut-être une vieille légende, peut-être la réalité, comment savoir ?
Comme Lien recommençait à trembler, Kurts ouvrit une des tablettes et le força à s’alimenter. Il se rappela n’avoir pas mangé depuis que le pirate les avait quittés. Quarante-huit heures de fièvre, de cauchemars, d’inconscience, de désespoir. Il n’arrivait pas à mastiquer, les mâchoires tétanisées, et Kurts mâcha la plaquette pour lui, introduisait cette pâtée dans sa bouche avec son doigt, le forçait à avaler. Il riait et pleurait d’être traité comme un nourrisson, bégayait, entre deux becquées, au sujet de Bal, la fille-liane, vitupérait contre Gus en cherchant à l’excuser. Son cousin avait essayé de rejoindre un monde qui ne le mépriserait pas, qui ne s’apercevrait même pas de l’absence de ses jambes.
— Je vais te porter jusqu’au nid et te fourrer dans son sac de couchage.
— Pourquoi pas la maisonnette ?
— Bal m’a fait promettre de ne jamais y aller. Et elle a raison, car si je me penchais sur ce puits je ne résisterais pas à l’appel du vertige.
Lien Rag lui-même avait failli y céder, basculer, descendre pour les rejoindre, malgré l’odeur de cloaque, le noir, la boue liquide.
Kurts l’emporta sur son épaule et rejoignit en quelques instants le nid construit dans les branches élastiques, l’enfourna dans son sac de couchage.
— Tu repars ?
— Non, promit son ami. Peut-être va-t-elle revenir et j’espère la voir, simplement la voir.