CHAPITRE VII
Nella ne parut pas surprise de retrouver Jdrien chez elle quand elle rentra vers midi avec un sac de nourriture.
— Je le savais. Ça devait arriver à une pauvre imbécile comme moi. Dis donc, Rouk Kerny, qu’as-tu donc fait pour que toute la station te traque ? On est constamment contrôlé sur les quais. Même les femmes, comme si on craignait que tu ne te déguises. On ne peut plus sortir normalement.
— Des bêtises, j’ai fait des bêtises. Je voudrais me justifier mais ils ne me laisseront pas me défendre.
— L’ordinateur urbain est infaillible et je me demande comment j’accepte de t’écouter. Je devrais déjà être ressortie pour téléphoner à la police ferroviaire.
— Et tu ne le fais pas.
Elle déballait ses provisions et, affamé, Jdrien s’approcha, prit une sorte de beignet fourré de poisson :
— Que je ne crève pas l’estomac vide.
— Tu devrais me laisser maintenant, soupira-t-elle d’une voix lasse. J’ai déjà assez d’ennuis, moi aussi… Je suis mal notée, je fréquente cette pouffiasse de Shédé qui ne sait que picoler… J’ai eu des relations coupables avec un maître et sa femme a exigé que je sois condamnée à l’exil mais je me suis débrouillée pour que la sentence soit annulée. En me prostituant avec un sale vieux Aiguilleur qui empeste et qui m’utilise comme la dernière des dernières. Et toi là-dessus qui viens encore tout compliquer.
Elle le regardait manger, le front ridé par ses réflexions amères. Elle se mit à chercher quelque chose et il comprit que c’était une bouteille de vodka que Shédé avait dû emmener avec elle le matin.
— Je suis roulée par tout le monde… Tu n’aurais pas dû revenir ici, répéta-t-elle encore une fois.
Il contourna la petite table, s’approcha d’elle en souriant.
— Il n’y a pas que le besoin d’échapper aux recherches, fit-il tendrement.
— Ne raconte pas d’histoires, répliqua-t-elle durement. Bouffe ce dont tu as envie et débarrasse-moi de ta présence.
— Pourquoi as-tu apporté de la bouffe pour deux, dans ce cas ?
— Parce que je suis une goulue, tiens.
— Tu espérais bien que je serais ici, dit-il en la prenant aux épaules et en se penchant vers elle.
Nella déroba son visage, enfouit son front dans la poitrine de son compagnon en reniflant. Il lui caressa les cheveux qu’elle avait très fins. Il la désirait vraiment mais craignait le pire quand elle découvrirait sa roussitude. Ce serait pire que de cacher un Aiguilleur quelque peu réfractaire à la discipline. Elle ne comprendrait même pas comment un métis avait pu accéder à la caste.
— Laisse-moi, soupira-t-elle, mais en même temps elle appuyait son ventre contre le sien, ondulait malgré elle pour encourager son érection.
— Il vaut mieux que tu partes. Tu peux passer par le hublot. Il y a un passage étroit entre deux trains d’habitation. Tu iras le plus loin possible avant de sortir sur le quai des tramways. Si tu es gentil, tu ne parleras jamais de moi.
Mais soudain elle releva la tête et se laissa embrasser, mordilla sa bouche puis lui lécha les lèvres à petits coups fébriles d’une langue très chaude.
— Oh ! c’est bon, gémit-elle.
Elle reculait vers la couchette, dégrafait son uniforme sur son abondante poitrine nue sous le blouson noir et gris. Ses seins éclataient de jeunesse saine et il ne put se résigner à abandonner cette fille. Il n’avait même plus envie de la suggestionner, n’étant plus qu’instinct et désir de jouir.
Lorsqu’elle se releva soudain, rompant le charme, il regretta sa naïveté. Elle courut s’adosser à la cloison, regarda le corps en partie dévêtu de son amant :
— Qui es-tu ?
Jdrien se releva lentement, ne laissant plus planer le moindre doute sur son origine. La fille porta les deux mains à son visage et ses épaules potelées eurent des soubresauts. Il vint vers elle.
— Ne m’approche pas… Tu n’es qu’un sale métis de Roux, hein ? Ton père ou ta mère a forniqué avec un mâle ou une femelle de ces sales animaux…
Mais elle ne criait pas, parlait d’une voix sourde, de crainte qu’on ne la surprenne dans une situation aussi dangereuse pour elle ? Ses juges l’auraient accablée rien que pour avoir recueilli un proscrit, l’auraient accusée de perversité pour le reste. Elle écarta ses mains, mais continua de s’en presser son visage.
— Je ne savais pas, je jure que je ne savais pas…
— Mais tu m’as identifié comme métis de Roux, fit-il remarquer sans acrimonie.
— Vous êtes toujours prêts à vous exhiber sur les verrières ou les dômes des stations dont vous grattez le givre pour quelques ordures… On ne peut manquer de vous voir.
Malgré sa réaction, malgré le mépris lisible dans les yeux de cette femme, il restait tendu, continuant de la désirer fortement.
— Si vous faites un pas de plus je crie.
— Vraiment ?
Il fit un pas de plus et elle lança ses mains ouvertes en avant pour le repousser, mais lorsque ses doigts touchèrent les épaules de Jdrien, ils se refermèrent avidement sur elles et leurs ongles longs s’enfoncèrent jusqu’au sang. Il la serrait contre lui, brûlait son ventre nu de sa virilité. Sans qu’elle se débatte il la souleva sous les cuisses, l’écartela et lentement la laissa redescendre pour s’unir à elle. Sans la forcer. Elle poussa un soupir, noua ses jambes autour de sa taille.
Lorsqu’il l’abandonna un peu plus tard sur la couchette pour se rhabiller elle ouvrit les yeux.
— C’est inimaginable, fit-elle d’une voix neutre. Que m’arrive-t-il ?… Je n’aurais jamais pensé que j’accepterais un jour de…
— Faire l’amour avec un animal, lança-t-il.
— J’étais stupide…
Elle se leva, passa un vêtement d’intérieur et alla regarder par le hublot :
— Si mes voisins se doutaient… Ils seraient capables de fuir ce wagon après l’avoir incendié pour le purifier. Qu’allons-nous devenir ?
— Non, que vais-je devenir, moi ? Toi, tu es hors du coup. Personne ne saura et la nuit prochaine je fuirai. Je t’attacherai, que l’on croie que je t’ai agressée pour me réfugier ici.
— Je pars avec toi, dit-elle. Je connais un moyen… Enfin, il y a de très faibles chances pour que j’en connaisse un. Il faut que je m’habille et que je sorte. Je vais rester deux heures dehors. N’ouvre à personne.
— Shédé ?
— Elle ne reviendra pas… Ne t’inquiète pas, elle serait bien incapable de savoir qui elle a ramené ici cette nuit dans l’état où elle se trouvait.
Elle endossait son uniforme, revenait vers lui la main tendue :
— Ma carte bancaire.
Il la lui rendit. Il ne lui faisait pas tout à fait confiance mais n’avait pas d’autre solution de rechange.
— C’est pour trouver le moyen de fuir que tu sors ?
— Exactement. Je vais essayer d’obtenir un permis de circuler pour mon travail. Je négocie l’achat de grosses quantités de graisse pour les centres de revitalisation. J’ai un important marché à passer avec une ferme de production de lanoline à partir de suint de mouton.
Elle l’embrassa avec fougue et sortit, le laissant perplexe. D’ici quelques minutes ce quai pouvait être complètement bouclé et il serait obligé de se rendre alors qu’il aurait pu la neutraliser mais pour quoi faire ? Pour continuer à errer dans la station à la recherche d’un regard d’égout non verrouillé ?
Il mangea encore un peu des aliments qu’elle avait apportés puis fouilla un peu partout dans les affaires de Nella par simple précaution. Mais il ne trouva que des documents relatifs à la lanoline et à son travail d’acheteuse.
Deux heures plus tard elle était de retour, souriante.
— J’ai un laissez-passer et à l’aube on me livrera un loco-car pour une mission de quarante-huit heures. Tu sais où tu veux aller ?
— Pas exactement.
— Puis-je te demander ce que tu fais ici ? Tu n’as jamais appartenu au corps des Aiguilleurs ?
— Je fais une enquête pour un groupe travaillant dans l’audiovisuel. Il n’y a jamais eu de reportage sur Salt Station, et pour cause. Je me suis introduit dans la station, je ne dirai pas comment, et…
— Attends, attends, fit-elle portant ses mains à son visage, ça me dépasse. Comment un métis peut-il travailler pour une agence de presse ?…
— J’appartiens à la Pacific Channel, une petite Compagnie australasienne qui ne vit que pour acheter et vendre des informations, des reportages.
— Et ils embauchent des métis de Roux ?
— Ils embauchent ceux qui fournissent du bon travail.
— Mais quel travail, tu n’as ni caméra ni enregistreur, rien ?
— J’avais tout ça mais j’ai été vite démasqué dans mon traintel et j’ai dû abandonner mes bagages.
Elle avait apporté de quoi faire la cuisine et de la vodka mélangée à du jus d’orange. Elle en remplit deux grands verres, avala le sien d’un trait. Visiblement elle était partagée entre son sens inné de la discipline et le sentiment que lui inspirait son hôte. D’ailleurs après un deuxième verre elle commença de se confier, sans se plaindre, tranquillement, comme si elle faisait un bilan négatif de sa vie :
— Ça n’a jamais bien marché pour moi. Déjà toute petite. J’ai été orpheline placée dans un établissement du corps, mais ça ne marchait pas fort et les hommes que j’ai connus me laissaient vite tomber. J’ai eu des aventures.
— Toujours avec des Aiguilleurs ?
— Justement non… Avec des voyageurs ordinaires qui me plaisaient mais ça faisait mauvais effet. Puis je buvais un peu trop. Mais j’ai une chose qu’on ne peut pas me reprocher, je m’y connais en lanoline et pour ça je suis imbattable.
— Mais qu’en fait-on exactement ?
— De tout. C’est très important comme produit.
Ils mangèrent les plats qu’elle avait préparés. C’était bon et elle paraissait heureuse que quelqu’un apprécie ses talents de cuisinière.
— Demain à l’aube on aura le loco-car, dit-elle, en attendant on pourra dormir. Tu viendras avec moi sous la douche, je veux voir l’eau ruisseler sur ta fourrure. Elle est merveilleusement douce, épaisse. D’autres Femmes du Chaud ont dû te le dire ? Elles rêvent toutes de frotter leur corps à un beau Roux, d’avoir pour elle seule leur…
— Toi aussi tu en as rêvé ?
— Oui, mais c’était comme une trahison. Et voilà que je trahis sans le moindre remords.