CHAPITRE II
Lady Yeuse recevait les délégués de la CANYST, parmi lesquels se trouvait Palgeste, l’envoyé de la Compagnie de la Banquise. Le Président Kid avait toujours confiance en cet homme qu’Yeuse détestait. Lorsqu’elle avait succédé à Lady Diana, selon la volonté de cette dernière, Palgeste l’avait aidée non sans idée préconçue. Il aurait souhaité qu’une fois présidente de la Panaméricaine, Yeuse détache la Province Antarctique de la Concession et la lui offre. Il rêvait de diriger une Compagnie. Yeuse n’avait jamais accepté ni refusé, et depuis qu’elle régnait il s’efforçait d’apparaître comme un beau joueur, mais elle savait qu’il lui en voulait férocement.
On parlait de la mort atroce de Maliox qui avait trouvé une fin dramatique dans un déraillement. Seule Yeuse connaissait la vérité et commençait d’éprouver de vives inquiétudes sur son avenir. Maliox, qu’elle avait appuyé dans son élection au titre de Maître Suprême des Aiguilleurs, avait été assassiné. Selon la méthode dite de la mort de l’Aiguilleur, un pied coincé dans un aiguillage, incapable de bouger et voyant arriver sur lui à toute vitesse un wagon tamponné.
Yeuse n’avait aucune nouvelle de Jdrien, le fils métis de Lien Rag qui menait, pour elle, une enquête dans la Province de la Baie d’Hudson, dans la station même où les Aiguilleurs se rendaient pour passer leurs congés. Il n’avait même pas essayé d’entrer en contact télépathique avec elle.
— Le voyageur président vous renouvelle son désir d’une rencontre commune dans les meilleurs délais, dit Palgeste en s’inclinant devant elle.
— Je sais, dit-elle, il m’a également envoyé son secrétaire particulier Fields et j’ai proposé que le Président Kid décide d’une date.
Palgeste digéra cet affront sans marquer de réaction. Normalement c’est lui qui aurait dû transmettre cet échange de messages.
— Je vous présente mes condoléances pour la mort de Ruanda, le célèbre écrivain, votre mari, je crois.
— Vous êtes bien renseigné, fit-elle moqueuse, très peu de gens sont au courant dans cette Compagnie et j’espère que vous respecterez cette discrétion.
Elle lui tourna le dos, alla saluer Fontil qui représentait la Transeuropéenne. Il lui annonça que Floa Sadon, sa présidente, était revenue enchantée de la Banquise et que la situation économique marquait un léger mieux dans cette Compagnie. Le Sibérien Oralov attendait à l’écart avec un sourire mystérieux et elle savait ce qu’il allait lui dire. Depuis peu le général Sofi dirigeait la Convention du Moratoire, organisme central du gouvernement sibérien. Il avait été nommé maréchal à cette occasion.
Sofi avait été son amant à plusieurs reprises et la dernière fois lorsqu’elle représentait la Compagnie de la Banquise lors d’un voyage en Sibérienne.
— Le voyageur maréchal serait heureux de vous accueillir chez nous, dit le délégué. Vous savez combien il désire entretenir avec vous les meilleures relations.
Oralov y mettait une intention visible, montrant qu’il n’ignorait rien de leurs rapports amoureux. Elle s’en moquait, conservait du manchot un excellent souvenir, même si Jdrien occupait dans son cœur et dans ses sens une place privilégiée. Peut-être parce qu’il était le fils de Lien Rag, peut-être parce qu’il était aussi en quelque sorte un peu son fils bien que né d’une Femme Rousse.
— Pour l’instant, dit-elle, j’ai fort à faire dans cette Compagnie, mais je retournerai volontiers chez vous. J’ai tellement aimé l’accueil qui me fut réservé dans votre Concession.
À son tour de se moquer par allusion perfide. La première fois où elle s’était trouvée en Sibérienne c’était contre son gré. Faisant partie de la troupe d’un cabaret pornographique, le Miki, qui donnait des représentations sur le front lors de la guerre sibéro-transeuropéenne, elle avait été enlevée et était tombée entre les mains de Sofi.
Oralov s’inclina, ravi de cette vivacité d’esprit et elle continua sa tournée. La soirée se termina à minuit et avant d’aller se coucher elle consulta les dépêches dans son bureau, n’y trouva aucune nouvelle de Jdrien. Que pouvait-il bien devenir ? Où pouvait-il se trouver ? Il avait suivi un cheminement très compliqué pour remonter jusqu’aux Aiguilleurs de Salt Station.
Salt Station était un endroit étrange, maléfique. On disait que la fameuse Voie Oblique se trouvait de ce côté-là sans jamais expliquer ce qui recouvrait une telle appellation. Elle avait connu une autre Voie Oblique dans la Dépression Indienne, au sein d’une mer intérieure, dans un endroit appelé Concrete Station. Lui aussi était mythique.
Elle essaya en vain de trouver le sommeil, harcelée par de fortes images, des regrets, des désirs puissants. Elle aurait aimé serrer un corps brûlant de fièvre contre elle, que ce fût celui de son fils adoptif Jdrien ou celui, musculeux, de Sofi. Pourquoi pas Floa Sadon, cette garce impudique avec laquelle autrefois elle entretenait des relations intimes ? Elle se releva pour avaler un somnifère et échapper à ses troubles.
La mort de Maliox avait une signification profonde. Les Aiguilleurs n’avaient pas voulu de lui. Au début ils avaient accepté sa candidature, mais avec certainement l’idée bien arrêtée de se débarrasser de lui. Ils devaient l’accuser d’être l’homme de paille de la présidente. Il n’en était rien. Maliox ne s’était jamais montré soumis. Seulement il était plus humain que les autres Aiguilleurs, plus raisonnable. Lors de son voyage en Australasienne, il l’avait protégée alors qu’un complot visait à la faire disparaître ; les Aiguilleurs ne le lui avaient jamais pardonné. Ils l’avaient condamné à une horrible mort destinée à frapper tous les esprits des initiés.
Dans la nuit, alors qu’elle avait fini par dormir sous l’effet des pilules avalées, elle rêva de Jdrien. Il lui apparut dans un étrange uniforme qu’elle ne reconnut pas tout de suite car sa vision était floue. Puis elle réalisa qu’il était habillé en Aiguilleur de première classe. Elle poussa un cri qui la tira momentanément de son sommeil artificiel. Elle essaya de lutter contre son envie de dormir mais dut y renoncer.
Elle retrouva Jdrien. Il essayait de lui faire comprendre quelque chose mais elle, l’esprit engourdi par les remèdes, ne parvenait pas à saisir ce dont il s’agissait. Il évoquait une foule nombreuse réunie dans une sorte de grand cirque. Comment pouvait-on, sans enfreindre les lois de la CANYST, installer un pareil ensemble ? Et cette foule était essentiellement composée d’Aiguilleurs de tous les grades. Donc des gens respectueux des accords ferroviaires.
Sur une estrade décorée il y avait un homme et Yeuse ne parvenait pas à distinguer son visage. Jdrien interposait le sien, insistait avec force. Il la secouait même mentalement, essayant de la réveiller, de la sortir de cette torpeur. Soit, il y avait un homme en uniforme mais elle ne pouvait pas trouver la force de regarder plus longtemps. Elle se plongea dans l’inconscience.