

Katherine Pancol
Les écureuils
de Central Park
sont tristes le lundi
ROMAN
Albin Michel
Éditions Albin Michel, 2010
ISBN 978-2-226-20831-6
Pour Roman et pour Jean-Marie…
« Il y a bien une vie que je finirai
par vivre pour de bon, non ? »
Bernard-Marie KOLTÈS
Première partie
Hortense attrapa la bouteille de champagne au goulot et la renversa dans le seau à glace. La bouteille était pleine et cela fit un drôle de bruit. Le choc du verre contre la paroi de métal, le crissement des glaçons qu’on écrase puis un gargouillis suivi d’une pétarade de bulles qui éclatèrent à la surface en mousse translucide.
Le garçon en veste blanche et nœud papillon noir haussa un sourcil.
— Infect, ce champagne ! grogna Hortense en français en donnant une pichenette au cul de la bouteille. Quand on n’a pas les moyens de se payer une bonne marque, on n’en sert pas une qui tord les boyaux…
Elle s’empara d’une seconde bouteille et répéta son acte de sabotage.
La face du garçon s’empourpra. Il regardait, stupéfait, la bouteille se vider lentement et semblait se demander s’il devait donner l’alerte. Il jeta un regard circulaire, cherchant un témoin du vandalisme de cette fille qui culbutait les bouteilles en proférant des insultes. Il transpirait et la sueur soulignait le chapelet de furoncles qui lui ornait le front. Encore un plouc anglais qui bave devant le raisin gazeux, se dit Hortense en lissant une mèche rebelle qu’elle coinça derrière son oreille. Il ne la quittait pas des yeux, prêt à la ceinturer si elle recommençait.
— Tu veux ma photo ?
Ce soir, elle avait envie de parler français. Ce soir, elle avait envie de poser des bombes. Ce soir, il lui fallait massacrer un innocent et tout chez ce garçon réclamait le statut de victime. Il y a des gens comme ça, on a envie de les pincer au sang, de les humilier, de les torturer. Il n’était pas né du bon côté. Mauvaise pioche.
— On n’a pas idée d’être si laid ! Vous me faites mal aux yeux avec vos feux rouges qui clignotent sur le front !
Le garçon déglutit, s’éclaircit la voix et glapit :
— Dis donc, t’es toujours aussi punaise ou tu fais un effort spécialement pour moi ?
— Vous êtes français ?
— De Montélimar.
— Le nougat, c’est mauvais pour les dents… et pour la peau. Vous feriez mieux d’arrêter, vos bubons vont exploser…
— Pauvre conne ! T’as avalé quoi pour être aussi méchante ?
Un affront. J’ai avalé un affront et je m’en remets pas. Il a osé. Sous mon nez. Comme si j’étais transparente. Il m’avait dit, qu’est-ce qu’il m’avait dit déjà… et moi, je l’ai cru. J’ai troussé mon jupon et couru le cent mètres en moins de huit secondes. Je suis aussi conne que ce boutonneux pourpre à face de nougat.
— Parce que d’habitude quand les gens sont teigneux, c’est qu’ils sont malheureux…
— Ça va, Padre Pio, laisse tomber la soutane et sers-moi un Coca…
— J’espère qu’il te fera encore bien souffrir celui qui te met dans cet état !
— Fin psychologue, en plus ! T’es plutôt lacanien ou freudien ? Faut me dire parce que ta conversation va enfin devenir passionnante !
Elle prit le verre qu’il lui tendait, l’éleva vers lui pour trinquer et s’éloigna en tanguant dans la foule des invités. C’est bien ma chance ! Un Français ! Hideux et transpirant. Tenue obligatoire : pantalon noir, chemise blanche, pas de bijoux, les cheveux plaqués en arrière. Payé cinq livres de l’heure et traité en chien galeux. Un étudiant qui se fait de l’argent de poche ou un fauché qui a fui les trente-cinq heures pour gagner plein de blé. J’ai le choix. Le seul problème, c’est qu’il m’intéresse pas. Pas du tout. C’est pas pour lui que j’investirais dans une paire de pompes à trois cents euros ! Même pas que j’achète les lacets !
Elle faillit glisser, se rattrapa de justesse, retourna sa chaussure, constata qu’un chewing-gum rose couronnait le bout du talon en bakélite mauve de son escarpin en crocodile rouge.
— Manquait plus que ça ! s’exclama-t-elle. Mes Dior toutes neuves !
Elle avait jeûné cinq jours pour les acheter. Et dessiné une dizaine de boutonnières pour sa copine Laura.
J’ai compris, c’est pas ma soirée. Je vais rentrer me coucher avant que les mots « Reine des pommes » ne s’impriment sur mon front. Qu’est-ce qu’il avait dit déjà ? Tu vas chez Sybil Garson samedi soir ? Grosse, grosse fête. On pourrait se retrouver là-bas. Elle avait fait la moue, mais noté la date et l’expression. Se retrouver signifie repartir ensemble bras dessus bras dessous. Ça valait le coup d’y réfléchir. Elle avait failli dire et tu y vas seul ou avec la Peste ?, s’était reprise à temps – surtout ne pas reconnaître l’existence de Charlotte Bradsburry, l’ignorer, l’ignorer – et avait commencé à supputer les moyens de se faire inviter. Sybil Garson, icône des journaux people, Anglaise de haute lignée, naturellement élégante, naturellement arrogante, n’invitant chez elle aucune créature étrangère – encore moins française – à moins qu’elle ne s’appelle Charlotte Gainsbourg, Juliette Binoche ou ne traîne dans son sillage le somptueux Johnny Depp. Moi, Hortense Cortès, plébéienne, inconnue, pauvre et française, je n’ai aucune chance. Ou j’enfile le tablier blanc de l’extra et passe les saucisses. Plutôt périr !
Il avait dit on se retrouve là-bas. Le « on » signifiait bien lui et moi, moi et lui, moi, Hortense Cortès et lui, Gary Ward. Le « on » supposait que miss Bradsburry n’était plus d’actualité. Miss Charlotte Bradsburry avait été renvoyée ou s’était fait la belle. Qu’importe ! Une chose paraissait certaine : la voie était libre. À elle de jouer. À Hortense Cortès, les soirées londoniennes, les boîtes et les musées, le salon de la Tate Modern, la table près de la fenêtre au restaurant du Design Museum avec vue plongeante sur la Tour de Londres, les week-ends dans des manoirs somptueux, les corgis de la reine qui lui lèchent les doigts au château de Windsor et le scone aux raisins accompagné de confiture de thé et de clotted cream, qu’elle grignoterait près du feu sous un Turner un peu passé en soulevant délicatement sa tasse de thé… Et on ne le mange pas n’importe comment le scone anglais ! Tranché en deux dans le sens de la largeur, tartiné de crème et tenu entre le pouce et l’index. Sinon, d’après Laura, on embrassait le statut de plouc.
Je pénètre chez Sybil Garson, je bats des cils, j’embarque Gary et je prends la place de Charlotte Bradsburry. Je deviens importante, glorieuse, internationale, on me parle avec respect, on me tend des bristols gravés, on m’habille de pied en cap, je repousse les paparazzi et choisis celle qui sera ma prochaine meilleure amie. Je ne suis plus une Française qui pagaie pour se faire un nom, je prends un raccourci et je deviens Arrogante Anglaise. Ça fait trop longtemps que je poireaute dans l’anonymat. Je ne supporte plus qu’on me considère comme une moitié d’humain, qu’on s’essuie les mains sur mes seins et qu’on me confonde avec une paroi de Plexiglas. Je veux du respect, de la considération, du relief, du pouvoir, du pouvoir.
Et du pouvoir.
Mais avant de devenir Arrogante Anglaise, il fallait trouver le tour de passe-passe qui la ferait entrer dans cette soirée privée, réservée aux happy few qui gigotent dans la presse trash des tabloïds anglais. C’est pas gagné, Hortense Cortès, c’est pas gagné. Et si je séduisais Pete Doherty ? C’est pas gagné non plus… Je vais plutôt essayer de pénétrer en clandestine chez Sybil Garson.
Elle avait réussi.
Devant le 3 Belgravia Square, elle avait emboîté le pas à deux Anglais qui parlaient cinéma en se frottant les narines. Elle les avait suivis, faisant semblant de gober leurs mots, s’était faufilée avec eux dans le vaste appartement au plafond aussi haut que la cathédrale de Canterbury et avait continué à boire les propos de Steven et Nick au sujet de Bright Stars de Jane Campion. Ils avaient vu ce film en avant-première au London Film Festival et se gargarisaient d’appartenir au club des happy few qui pouvaient en parler. To belong or not to belong semblait être la devise de tout Anglais chic. Il fallait « appartenir » à un ou plusieurs clubs, une famille, une école, un domaine familial, un beau quartier de Londres ou ne pas être.
Steven faisait des études de cinéma, parlait de Truffaut et de Kusturica. Il portait un jean noir moulant, de vieilles bottes en vinyle, un gilet noir à pois blancs sur un tee-shirt blanc à manches longues. Ses longs cheveux gras pendaient à chaque affirmation furieuse. Son copain, Nick, propre et rose, incarnait une version bucolique et jeune de Mick Jagger. Il hochait la tête en se grattant le menton. Il devait supposer que cela le vieillissait terriblement.
Elle les avait abandonnés après avoir posé son manteau dans une vaste pièce qui servait de vestiaire. Elle avait jeté le sien sur un grand lit jonché de fausses fourrures, de parkas kaki, d’impers noirs, avait tapoté ses cheveux devant la glace à trumeau de la cheminée et avait murmuré t’es parfaite, ma chérie, absolument parfaite. Il va tomber dans ton filet comme un joli poisson doré. Ses escarpins Dior et la petite robe noire Alaïa achetée dans une vintage-shop à Brick Lane la transformaient en bombe sexuelle réservée. Bombe sexuelle si je veux, réservée si je le décide, chuchota-t-elle au miroir en s’envoyant un baiser. Je n’ai pas encore décidé si je l’occis tout de suite ou si je fais traîner la mise à mort… On va bien voir.
Ce fut tout vu. En sortant de la pièce à manteaux, elle aperçut Gary au bras de la Bradsburry ; elle éclatait de rire en renversant sa gorge ivoire, plaçant délicatement sa main sur sa bouche pâle pour étouffer le bruit si vulgaire d’une gaieté subite. Gary la serrait contre lui, un bras passé autour de sa taille fine, si fine. Sa tête brune contre la tête de la Peste… Hortense crut trépasser.
Elle faillit retourner dans la chambre, injurier le miroir, attraper son manteau et repartir.
Puis elle pensa au mal qu’elle s’était donné pour pénétrer en ce lieu par effraction, serra les dents et se dirigea vers le buffet où elle passa sa colère sur le champagne bon marché et le garçon à boutons clignotants.
Et maintenant, se dit-elle, que faire ?
Harponner le premier homme comestible et roucouler à son bras ? Mille fois fait. Stratégie éculée, pathétique, pitoyable. Gary saura, si je m’affiche ainsi, que j’ai été « touchée » et me répondra, dans un sourire cruel, « coulée ».
Et je coulerai.
Non, non ! Arborer l’air satisfait de la célibataire qui ne trouve pas garçon à sa taille tant elle frôle les sommets… Pincer mes lèvres en un sourire dédaigneux, jouer la surprise si je tombe sur le couple maudit et tenter de repérer dans la foule une volaille ou deux à qui je puisse faire un semblant de conversation avant de rentrer chez moi… en métro.
Mary Dorsey ferait l’affaire. C’était une célibataire navrante, une de ces filles qui n’ont qu’un but dans la vie : trouver un homme. N’importe lequel pourvu qu’il reste avec elle plus de quarante-huit heures. Un week-end entier était le début de la félicité. La plupart des garçons que Mary Dorsey ramenait dans son appartement de la rive sud de la Tamise disparaissaient avant même qu’elle ait eu le temps de leur demander leur prénom. La dernière fois qu’Hortense l’avait rencontrée au Borough Market où l’avait traînée Nicholas, Mary lui avait murmuré il est trop mignon ! Quand tu en auras fini avec lui, tu me le passes ? T’as vu son torse ? Bien trop long ! avait protesté Hortense. Je m’en fiche. Torse long, appendice intéressant.
Mary Dorsey était un cas désespéré. Elle avait tout essayé : le speed dating, le slow dating, le blind, le jewish, le christian, le New Labour, le Tory, le dirty, le wikipedi, le kinky… Elle était prête à prendre tous les risques pour ne plus rester seule chez elle, le soir, à manger des Ben & Jerry en sanglotant devant la scène finale de An affair to remember[1] lorsque Cary Grant se rend enfin compte que Deborah Kerr lui cache quelque chose sous le grand plaid beige. Seule, en survêtement déteint, une houle de Kleenex froissés autour d’elle, Mary gémissait je veux un homme qui soulève mon plaid et m’emporte dans ses bras ! Et comme elle avait englouti, en plus des pots de crème glacée, une bouteille de Drambuie, elle ajoutait, poisseuse de larmes et de rimmel, « Il n’y a plus de Cary Grant sur terre, c’est fini, fini… l’homme viril est en voie de disparition » avant de rouler en sanglotant sur le parquet rejoindre les Kleenex froissés.
Elle aimait à raconter ces scènes pitoyables qui ne la mettaient pas vraiment en valeur. Elle affirmait qu’il fallait aller très bas dans le dégoût de soi afin de rebondir.
Le souvenir de cette conversation détourna la trajectoire d’Hortense qui allait poser la main sur l’épaule de Mary Dorsey. Elle bifurqua vers une silhouette blonde, ravissante, étonnante…
C’est alors qu’elle reconnut Agyness Deyn. Agyness Deyn, en personne. The it girl. The girl tout court. Celle qui allait bouter Kate Moss hors des podiums. L’égérie de Burberry, Giorgio Armani, Jean-Paul Gaultier, qui poussait la chansonnette au sein des Five O’clock Heroes et collectionnait les couvertures de Vogue, Elle, Grazia. Elle était là, très blonde, très mince, un foulard très bleu marine dans ses cheveux très blonds coupés très court, en collants très rouges et tennis très blanches, une petite robe à froufrous en dentelle et un blouson étriqué en vieux jean usé.
Divine !
Et avec qui parlait Agyness Deyn dans un grand sourire bienveillant, l’air visiblement intéressé même si ses yeux balayaient autour d’elle à la recherche d’autres poissons à ferrer ? Avec Steven et Nick, les deux cinéphiles qui lui avaient servi de carton d’invitation.
Hortense lança une hanche en avant et fendit la foule. Elle arriva à hauteur du petit groupe et se jeta dans la conversation.
Le plus comestible des deux, Nick, racontait comment il avait défilé à la Fashion Week à Paris pour Hedi Slimane. Agyness Deyn lui demanda ce qu’il pensait de la collection de Hedi. Nick répondit qu’il se souvenait à peine du défilé, mais bien mieux de la fille qu’il avait culbutée sous l’escalier d’une boîte parisienne.
Ils éclatèrent de rire. Hortense se força à les imiter. Puis Agyness sortit un feutre de son minuscule sac rouge et nota le nom de la boîte sur ses tennis blanches. Hortense l’observait, fascinée. Elle se demanda si, de loin, on voyait bien qu’elle faisait partie du groupe et se rapprocha afin qu’il n’y ait aucun doute.
Une autre fille s’avança et, attrapant le verre de Nick, le vida d’un coup. Puis elle s’appuya sur l’épaule d’Agyness et dégoisa :
— I’m so pissed off ! Cette soirée pue ! C’est vraiment un truc de pauvre de rester à Londres le week-end ! J’aurais mieux fait de filer à la campagne ! C’est qui celle-là ? demanda-t-elle en tendant une griffe rouge vers Hortense.
Hortense se présenta en essayant de gommer son accent français.
— French ? dégueula la nouvelle arrivée dans une moue de gorgone.
— Vous connaissez Hedi Slimane alors ? demanda Nick en ouvrant grand un œil charbonneux.
Hortense se souvint alors qu’elle avait vu sa photo dans Metro, il sortait d’une boîte au bras d’Amy Winehouse, un sac de vomi sur la tête.
— Euh… non ! bégaya Hortense, impressionnée par l’imberbe Nick.
— Oh, laissa-t-il tomber, déçu.
— À quoi ça sert alors d’être française ? dit la fille à griffes rouges en haussant les épaules. Anyway, dans la vie rien ne sert à rien, il faut juste attendre que le temps passe et que mort s’ensuive… Tu comptes rester longtemps ici ou on va se saouler ailleurs, darling ? demanda-t-elle à la somptueuse Agyness en tétant le goulot d’une bouteille de bière.
Hortense ne trouva pas de répartie et, furieuse contre elle-même, décida de quitter cet endroit qui puait vraiment. Je rentre chez moi, j’en ai assez supporté comme ça, je hais les îles, je hais les Anglais, je hais l’Angleterre, je hais les scones, je hais Turner, les corgis et la fucking queen, je hais le statut de Hortense Nobody, je veux être riche, célèbre, chic, que tout le monde me craigne et me déteste.
Elle pénétra dans la pièce à manteaux, chercha le sien. Elle en souleva un puis un autre puis un troisième, se demanda un instant si elle n’allait pas voler un Michael Kors à col de fourrure blonde, hésita puis le reposa. Trop risqué… Avec leur manie de mettre des caméras partout, elle se ferait pincer à la sortie. On était filmé jour et nuit dans cette ville. Elle perdit patience, enfonça la main dans le tas de défroques abandonnées et poussa un cri. Elle avait touché une chair tiède. Un corps animé qui se mit à bouger en grognant. Un homme gisait sous les vêtements. Il devait cuver un tonneau de Guinness ou avait avalé une cartouche d’herbe. Le samedi soir était le soir des cuites et des ivresses infinies. Les filles titubaient dans des ruisseaux de bière, le string à l’air, pendant que des garçons sans lâcher leur verre tentaient de les coincer contre un mur avant de vomir à l’unisson. Pathétique ! So crass ! Elle pinça une manche noire et l’homme rugit. Elle s’arrêta, surprise : elle connaissait cette voix. Creusa plus profondément et arriva jusqu’à Gary Ward.
Il était allongé sous plusieurs couches de manteaux, des écouteurs sur les oreilles et savourait la musique, les yeux clos.
— Gary ! hurla-t-elle. Qu’est-ce que tu fous ici ?
Il ôta ses écouteurs et la considéra, hébété.
— J’écoute l’immense Glenn Gould… C’est si beau, Hortense, si beau. La façon dont il fait sonner ses notes comme si c’étaient des perles animées et…
— Mais tu n’es pas au concert ! T’es dans une soirée !
— J’ai horreur des soirées.
— Ben c’est toi qui m’as…
— Je croyais que t’allais venir…
— Et là devant toi, c’est qui ? Mon fantôme ?
— Je t’ai cherchée, je t’ai pas vue…
— Et moi je t’ai vu avec miss que-je-veux-pas-nommer. Collé contre elle, enlacé, protecteur. Une horreur…
— Elle avait bu, je la tenais debout…
— Depuis quand tu bosses pour la Croix-Rouge ?
— Crois ce que tu veux mais je la tenais d’un bras et je te cherchais des yeux…
— Ben, tu vas pouvoir t’acheter une canne blanche !
— Même que tu parlais avec deux crétins… Alors, j’ai laissé tomber. T’adores les crétins.
Il avait remis ses écouteurs et tirait les manteaux sur lui, essayant de disparaître à nouveau sous cette épaisseur lourde et molle qui l’isolait du monde.
— Gary ! ordonna Hortense. Écoute-moi…
Il lança une main et l’attira vers lui. Elle plongea dans une immensité de lainages rugueux et doux, renifla plusieurs odeurs de parfum, reconnut un Hermès, un Chanel, un Armani, tout se mélangea, elle traversa des doublures de soie et des manches rêches, tenta de résister, de se déprendre du bras qui l’emmenait mais il la bloqua contre lui et l’arrima fermement en ramenant les manteaux sur eux.
— Chut ! Faut pas qu’on nous voie !
Elle se retrouva le nez dans son cou. Puis sentit un embout en plastique dans son oreille et entendit de la musique.
— Écoute, écoute comme c’est beau ! Le Clavier bien tempéré…
Il recula légèrement et la dévisagea. Il souriait.
— Tu connais plus belle chose ?
— Gary ! Pourquoi…
— Chut ! Écoute… Les touches, Glenn Gould ne les frappe pas, il les détache, il les imagine, il les recrée, il les sculpte, il les invente pour que le piano produise un son exceptionnel. Il n’a même pas besoin de jouer pour faire de la musique ! C’est à la fois terriblement charnel, matériel et immatériel…
— Gary !
— Sensuel, retenu, aérien… C’est comme si… je ne sais pas moi…
— Quand tu m’as dit de venir ici…
— Le mieux, c’est encore d’écouter…
— Je voudrais savoir…
— Tu peux donc jamais te taire !
La porte de la chambre s’ouvrit violemment et ils entendirent le fracas d’une voix de femme. La voix rauque, lourde, traînante d’une femme qui avait trop bu. Elle avançait en titubant dans la chambre, heurtait la cheminée, jurait, repartait à la recherche de son manteau…
— Je l’ai pas posé sur le lit, je l’ai mis là, sur le portant. C’est un Balenciaga tout de même…
Elle n’était pas seule. Elle parlait à un homme.
— Vous êtes sûre ? disait l’homme.
— Si je suis sûre ! Un Balenciaga ! Vous savez ce que c’est, j’espère !
— C’est Charlotte, murmura Gary. Je reconnais sa voix. Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle tient ! Elle qui ne boit jamais !
Elle demandait vous n’avez pas vu Gary Ward ? Il devait me ramener… Tout à coup il a disparu. Parti. De la fumée ! I’m so fucked up. Can’t even walk !
Elle se laissa tomber de tout son poids sur le grand lit et Gary ramena précipitamment ses jambes, les mêlant à celles d’Hortense. Il lui fit signe de se taire, de ne pas bouger. Elle entendait le bruit sourd du cœur de Gary et le bruit sourd de son cœur à elle. Elle essaya de les faire battre à l’unisson et sourit.
Gary devina qu’elle souriait et chuchota pourquoi tu ris ? Je ris pas, je souris… Il la serra contre lui et elle se laissa faire. Tu es ma prisonnière, tu ne peux plus bouger… Je suis ta prisonnière parce que je ne peux plus bouger mais attends un peu que… Il la bâillonna et elle sourit encore dans la paume de sa main.
— Vous avez fini de vous regarder dans la glace ? criait Charlotte Bradsburry d’une voix qui dégringolait les octaves. Je crois qu’il y a quelqu’un dans le lit… Ça vient de bouger…
— Et moi, je crois que vous avez trop bu. Vous devriez aller vous coucher… Vous avez l’air mal en point, répondit l’homme comme on parle à une enfant malade.
— Non ! Je vous assure, le lit bouge !
— C’est ce que disent tous les gens qui ont trop bu… Allez, rentrez chez vous !
— Mais je vais rentrer comment ? gémit Charlotte Bradsburry. Oh ! Mon Dieu ! Je n’ai jamais été dans un état aussi… Que s’est-il passé ? Vous avez une idée ? Et puis arrêtez de vous regarder dans cette glace ! Vous êtes fatigant à la fin !
— Je ne me regarde pas, je me dis qu’il me manque quelque chose… Quelque chose que j’avais quand je suis arrivé…
— Ne cherchez pas ! Il vous manque quelque chose que vous n’aurez jamais…
— Ah bon ?
Qu’est-ce qu’elle va lui sortir ? soupira Hortense. Elle ferait mieux de se casser et de nous laisser la voie libre… Je suis très bien, moi, dit Gary… On devrait faire ça dans toutes les soirées, se cacher sous des manteaux et… Il passa un doigt sur les lèvres d’Hortense et les caressa. J’ai très envie de t’embrasser… et d’ailleurs, je crois bien que je vais t’embrasser, Hortense Cortès. Hortense sentait son souffle comme une buée sur ses lèvres et répondit en effleurant sa bouche c’est trop facile, trop facile, Gary Ward, vous l’emporterez pas au paradis. Il parcourait l’ourlet de sa bouche de son index délicat. On fera plus compliqué après, j’ai plein d’idées…
— Je ne vous demanderai pas ce que c’est car je crains que ce ne soit désobligeant, répondit l’homme.
— Je vais rentrer. Demain je dois me lever tôt…
— Ah ! C’est cela, j’avais une écharpe rouge !
— Quelle vulgarité !
— Je vous en prie…
Quelle crétine ! pesta Hortense. Il ne va jamais vouloir la raccompagner ! Chut ! ordonna Gary et ses doigts continuèrent à dessiner les lèvres d’Hortense. Tu sais que tes lèvres n’ont pas le même renflement de chaque côté ? Hortense recula, tu veux dire que je suis pas normale ? Non au contraire… tu es terriblement banale, on a tous la bouche asymétrique. Moi pas. Moi, je suis parfaite.
— Je peux vous déposer si vous voulez. Vous habitez où ? demanda l’homme.
— Ah ! C’est la première phrase intéressante que vous prononcez…
Charlotte Bradsburry tenta de se relever et n’y parvint pas. À chaque essai, elle retombait lourdement sur le lit et finit par se laisser choir de tout son poids.
— Je vous dis qu’il y a quelqu’un là-dessous… J’entends des voix…
— Allez, donnez-moi le bras que je vous tire de là et que j’aille vous jeter chez vous !
Charlotte Bradsburry bougonna quelque chose que ni Hortense ni Gary ne comprirent et ils les entendirent partir, l’une trébuchant, l’autre la soutenant.
Puis Gary se pencha vers Hortense et la contempla sans rien dire. Ses yeux bruns semblaient habités par un rêve primitif, ombrés d’une lueur sauvage. Ce serait si plaisant de vivre cachés sous des manteaux, à l’abri, on mangerait des cookies et on boirait des cafés avec une longue paille, on ne serait plus jamais obligés de se mettre debout et de courir partout comme le lapin d’Alice au pays des merveilles. Jamais pu l’encadrer, ce Rabbit à la montre en perpétuelle érection. Je voudrais passer ma vie à écouter Glenn Gould en embrassant Hortense Cortès, en caressant les cheveux d’Hortense Cortès, en respirant chaque fleur de la peau d’Hortense Cortès, en inventant pour elle des accords, mi-fa-sol-la-si-do et en les lui chantant dans l’ourlet de l’oreille.
Je voudrais, je voudrais…
Il ferma les yeux et embrassa Hortense Cortès.
C’est donc cela un baiser ! s’étonna Hortense Cortès. Cette brûlure suave qui donne envie de se jeter sur l’autre, de l’aspirer, de le lécher, de le renverser, de s’enfoncer en lui, de disparaître…
De se dissoudre dans un lac profond, de laisser flotter sa bouche, ses lèvres, ses cheveux, sa nuque…
Perdre la mémoire.
Devenir boule de caramel, se laisser goûter du bout de la langue.
Et goûter l’autre en inventant le sel et les épices, l’ambre et le cumin, le cuir et le santal.
C’est donc cela…
Jusqu’à maintenant, elle n’avait embrassé que des garçons qui l’indifféraient. Elle embrassait utile, elle embrassait mondain, elle embrassait en repoussant une boucle de cheveux élastique et en regardant par-dessus l’épaule de son prochain. Elle embrassait en toute lucidité, s’indignant d’une meurtrissure des dents, d’une langue cannibale, d’une salive baveuse. Il lui était arrivé aussi d’embrasser par désœuvrement, par jeu, parce qu’il pleuvait dehors ou que les fenêtres avaient des petits carreaux qu’elle n’avait pas fini de compter. Ou, souvenir qui l’embarrassait, pour obtenir d’un homme un sac Prada ou un petit haut Chloé. Elle préférait oublier. C’était il y a longtemps. Elle n’était qu’une enfant, il s’appelait Chaval[2]. Quel homme grossier et brutal !
Elle revint à la bouche de Gary et soupira.
Ainsi il arrive qu’un baiser procure du plaisir…
Un plaisir qui se faufile dans le corps, jette des petites flammes, allume mille frissons dans des endroits qu’elle n’aurait jamais soupçonnés être inflammables.
Jusque sous les dents…
Le plaisir… Quel délice !
Et aussitôt, elle nota qu’il fallait se méfier du plaisir.
Plus tard, ils marchèrent dans le noir.
Dans les rues blanches des beaux quartiers en allant vers Hyde Park. Des rues où les perrons blancs s’ordonnent en ronde sage.
Vers l’appartement de Gary.
Ils marchaient en silence en se tenant la main. Ou plutôt en balançant leurs bras et leurs jambes dans le même élan, la même cadence, en avançant un pied gauche avec le pied gauche de l’autre, un pied droit avec le pied droit de l’autre. Avec le sérieux et la concentration d’un horse guard à bonnet fourré de Sa Gracieuse Majesté. Hortense se souvenait de ce jeu-là : ne pas changer de pied, ne pas perdre la cadence. Elle avait cinq ans et donnait la main à sa mère en revenant de l’école Denis-Papin. Ils habitaient Courbevoie ; elle n’aimait pas les réverbères de la grande avenue. Elle n’aimait pas la grande avenue. Elle n’aimait pas l’immeuble. Elle n’aimait pas ses habitants. Elle détestait Courbevoie. Elle repoussa le souvenir et rattrapa le présent.
Serra la main de Gary pour s’ancrer solidement dans ce qui allait être, elle en était sûre, son lendemain. Ne plus le lâcher. L’homme aux boucles brunes, aux yeux changeants, verts ou bruns, bruns ou verts, aux dents de carnassier élégant, aux lèvres qui allument des incendies.
Ainsi c’est cela un baiser…
— C’est donc cela, un baiser, dit-elle à voix presque chuchotée.
Les mots s’évaporèrent dans la nuit noire.
Il lui rendit sa pression d’une main légère et douce. Et prononça des vers qui habillèrent l’instant de beauté solennelle.
Away with your fictions of flimsy romance,
Those tissues of falsehood which Folly has wove ;
Give me the mild beam of the soul-breathing glance
Or the rapture which dwells on the first kiss of love[3].
— Lord Byron… The first kiss of love.
Le mot love tomba dans la nuit comme un pavé enrubanné. Hortense faillit le ramasser et le glisser dans sa poche. Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Elle était en train de devenir terriblement sentimentale.
— Tu n’aurais pas pu te cacher sous des manteaux si on avait été en juillet…, gronda-t-elle pour se défaire de ce gluant rose bonbon dans lequel elle s’enfonçait.
— En juillet, je ne sors jamais. En juillet, je me retire…
— Comme Cendrillon après minuit ? Pas très viril comme posture !
Il la poussa contre un arbre, encastra ses hanches dans les siennes et reprit la course de son baiser sans lui laisser le temps de répondre. Elle reçut sa bouche, entrouvrit les lèvres pour que le baiser se déploie, passa la main dans sa nuque, alla caresser le rectangle de chair tendre juste derrière l’oreille, s’y attarda du bout des doigts, sentit les mille foyers d’incendie se rallumer sous le souffle chaud de Gary…
— Souviens-toi, Hortense, de ne pas me provoquer, murmura-t-il en déposant chaque mot sur les lèvres douces et fermes. Je peux perdre self-control et patience !
— Ce qui pour un gentleman anglais…
— … serait regrettable.
Elle mourait d’envie de lui demander comment s’était terminée son idylle avec Charlotte Bradsburry. Et si elle était vraiment terminée. Finie, finie comme un grand trait tiré ? Ou finie avec promesse de retour, de retrouvailles, de baisers qui mordent les entrailles ? Mais Byron et le gentleman anglais la rappelèrent à l’ordre, la corsetant dans un dédain méprisant envers l’étrangère. Tiens-toi bien, ma fille, ignore la gourgandine. Classe l’affaire. C’est du passé. Il est là, à tes côtés et vous marchez tous les deux dans la nuit anglaise. Pourquoi troubler cette douceur exquise ?
— Je me demande toujours ce que font les écureuils la nuit ? soupira Gary. Dorment-ils debout, allongés, lovés en boule dans un nid ?
— Réponse numéro 3. L’écureuil dort dans un nid, la queue en éventail au-dessus de la tête. Le nid est fait de brindilles, de feuilles et de mousse, posé dans l’arbre, pas plus haut que neuf mètres de peur d’être culbuté par le vent…
— Tu viens d’inventer ?
— Non. Je l’ai lu dans un Spirou… Et j’ai pensé à toi…
— Ah ! Ah ! tu penses à moi ! s’exclama-t-il en levant un bras en signe de victoire.
— Ça m’arrive.
— Et tu fais semblant de m’ignorer ! Tu joues les belles indifférentes.
— Strategy of love, my dear !
— Tu es imbattable en stratégie, Hortense Cortès, n’est-ce pas ?
— Juste lucide…
— Je te plains, tu t’imposes des limites, tu te ligotes, tu te rétrécis… Tu refuses le risque. Le risque qui seul fait naître la chair de poule…
— Je me protège, c’est différent… Je ne suis pas de ceux qui pensent que la souffrance est la première marche du bonheur !
Le pied gauche passa son tour et le pied droit hésita, resta en l’air, boita. La main d’Hortense s’échappa de celle de Gary. Hortense s’arrêta et leva la tête, le menton fier d’un petit soldat qui part en guerre, l’air sérieux, grave, presque tragique de celle qui a pris une résolution importante et veut être entendue.
— Personne ne me fera souffrir. Jamais un homme ne me verra pleurer. Je refuse le chagrin, la douleur, le doute, la jalousie, l’attente qui ronge, les yeux bouffis, le teint jaune de l’amoureuse dévorée par le soupçon, l’abandon…
— Tu refuses ?
— Je n’en veux pas. Et je me porte très bien comme ça.
— Tu en es sûre ?
— N’ai-je pas l’air parfaitement heureuse ?
— Surtout ce soir…
Il essaya de rire et tendit la main pour lui ébouriffer les cheveux et ôter un peu de gravité à la scène. Elle le repoussa comme si avant qu’un autre baiser ne l’emporte, avant qu’elle ne perde pour quelques instants ses esprits, il fallait qu’ils signent tous les deux une charte de respect mutuel et de bonne conduite.
L’heure n’était pas à la plaisanterie.
— J’ai décrété une bonne fois pour toutes que je suis rare, unique, magnifique, exceptionnelle, belle à tomber, futée, cultivée, originale, douée, hyperdouée… et quoi d’autre ?
— Je crois que tu n’as rien oublié.
— Merci. Envoie-moi une note si j’ai omis une perfection…
— Je n’y manquerai pas…
Ils reprirent leur marche dans la nuit, mais le pied droit et le pied gauche s’étaient désunis et leurs mains s’effleuraient sans se joindre. Au loin, Hortense apercevait les grilles du parc et les grands arbres qui penchaient doucement sous le vent. Elle voulait bien se laisser ébranler par un baiser, mais elle ne voulait pas se mettre en danger. Il fallait que Gary le sache. Après tout, ce n’était que pure honnêteté de le prévenir. Je ne veux pas souffrir, je ne veux pas souffrir, reprit-elle en adjurant la cime des grands arbres de lui épargner les tourments ordinaires de l’amour.
— Dis-moi une chose, Hortense Cortès : tu le mets où le cœur dans tout ça ? Tu sais cet organe qui palpite, déclenche des guerres, des attentats…
Elle s’arrêta et pointa un doigt triomphant sur son crâne.
— Je le mets à la seule place qu’il devrait occuper, c’est-à-dire là… dans mon cerveau… comme ça j’ai une maîtrise totale sur lui… Pas bête, non ?
— Surprenant… Je n’y avais jamais pensé…, dit Gary en se voûtant un peu.
Ils marchaient maintenant écartés l’un de l’autre, se tenant à distance pour mieux se mesurer.
— Le seul truc que je me demande… devant une telle maestria qui force l’admiration… c’est si…
Le regard d’Hortense Cortès lâcha la cime des grands arbres pour venir se poser sur Gary Ward.
— Si je vais être à la hauteur de tant de perfection…
Hortense lui sourit avec indulgence.
— Ce n’est qu’une histoire d’entraînement, tu sais… J’ai commencé très tôt.
— Et comme je n’en suis pas sûr, qu’il faut que je peaufine encore quelques détails qui pourraient faire tache et me couler à tes yeux, je crois que je vais te laisser rentrer toute seule, Hortense ma belle… et regagner mon logis pour me perfectionner dans l’art de la guerre !
Elle s’arrêta, posa une main sur son bras, lui sourit d’un petit sourire qui disait tu plaisantes, là ? t’es pas sérieux…, appuya plus fort sur le bras… Elle sentit alors se creuser un gouffre dans son corps qui se vidait, se vidait d’un seul coup, se vidait de toute la chaleur délicieuse, de toutes les petites flammes, les petites fourmis, les mille allégresses qui lui faisaient mettre un pied droit dans son pied droit, un pied gauche dans son pied gauche et avancer, gaillarde et légère, dans la nuit…
Elle retomba sur le macadam gris et noir, un grand froid glacial lui coupa le souffle.
Il ne répondit pas et poussa la porte de son immeuble.
Se retourna et lui demanda si elle avait de quoi prendre un taxi ou si elle voulait qu’il en hèle un.
— Car je suis un gentleman et je ne l’oublie pas !
— Je… Je… J’ai pas besoin ni de ton bras ni de…
Et, ne trouvant plus ses mots qu’elle essayait de choisir les plus blessants, les plus humiliants, les plus assassins, elle serra les poings, remplit ses poumons d’une rage froide, fit monter une tornade du plus profond de son ventre et hurla, hurla dans la nuit noire de Londres :
— Va rôtir en enfer, Gary Ward, et que je ne te revoie plus jamais ! Jamais !
… parce que
C’est tout ce qu’elle savait dire. Tout ce qu’elle avait en bouche. Tout ce qu’elle pouvait articuler quand on lui posait des questions auxquelles elle ne pouvait répondre puisqu’elle ne les comprenait pas.
Alors, madame Cortès, on n’a pas songé à déménager après « ce qui est arrivé » ? Vous tenez vraiment à rester dans cet immeuble ? Dans cet appartement ?
La voix baissait d’un ton, on sortait les guillemets, on avançait sur la pointe des pieds, on prenait un air de conspirateur gourmand comme si « on » était dans le secret… Ce n’est pas sain, ça… Pourquoi rester ? Pourquoi ne pas essayer de tout oublier en déménageant ? Dites, madame Cortès ?
… parce que
Elle disait, toute droite, les yeux dans le vague. Dans la queue du Shopi ou à la boulangerie. Libre de ne pas répondre. Libre de ne pas faire semblant de répondre.
Vous n’avez pas l’air d’aller très bien… Vous ne croyez pas, madame Cortès, que vous devriez demander une aide, je ne sais pas moi, consulter quelqu’un qui… qui pourrait vous aider à… Un si grand deuil ! Perdre sa sœur, c’est douloureux, on ne s’en sort pas toute seule… quelqu’un qui vous aiderait à évacuer…
Évacuer…
Évacuer des souvenirs comme des eaux usées ?
Évacuer le sourire d’Iris, les grands yeux bleus d’Iris, les longs cheveux noirs d’Iris, le menton pointu d’Iris, la tristesse et le rire dans le regard d’Iris, les bracelets qui tintent aux poignets d’Iris, le journal des derniers jours d’Iris, le calvaire heureux dans l’appartement à attendre, attendre son bourreau, la valse dans la forêt sous les phares allumés des voitures… ?
Un, deux, trois, un, deux, trois… un, deux, trois.
La valse lente, lente, lente…
… vous pacifier, chasser les souvenirs qui vous hantent. Vous dormiriez mieux, vous ne feriez plus de cauchemars car vous faites des cauchemars, n’est-ce pas ? Vous pouvez vous confier à moi, la vie ne m’a pas toujours épargnée, vous savez… J’ai eu mon lot, moi aussi…
La voix se faisait douceâtre, écœurante, elle mendiait la confidence.
Pourquoi, madame Cortès ?
… parce que
… ou reprendre une activité professionnelle, vous remettre à écrire, un roman bien sûr… cela vous distrairait, vous occuperait la tête, on dit même que ça guérit, que l’écriture, c’est une thérapie… vous ne resteriez pas là à penser à… enfin, vous savez, à cet… ce malheureux… et la voix dérapait, descendait jusqu’au silence honteux de cette chose-là qu’on n’osait pas nommer… Pourquoi ne pas reprendre cette période que vous semblez tant aimer, le douzième siècle, hein ? C’est bien ça ? C’est le douzième siècle, votre spécialité, n’est-ce pas ? Vous êtes imbattable en douzième siècle ! Oh là là ! On vous écouterait pendant des heures. Je disais l’autre soir à mon mari, cette Mme Cortès, quel puits de culture ! On se demande où elle va chercher tout ça ! Pourquoi ne pas trouver une autre histoire comme celle qui vous a porté bonheur, hein ? Il doit y en avoir à la pelle !
… parce que
Vous pourriez faire une suite ! On ne demande que ça ! On est des milliers, que dis-je, des centaines de milliers à attendre ! Quel succès vous avez connu avec ce livre-là ! Comment s’appelait-il déjà ? Une très belle reine, non ? Non… Comment vous dites ? Ah oui ! Une si humble reine, je ne l’ai pas lu, je n’ai pas eu le temps, vous savez, avec le ménage, le repassage et les enfants, mais ma belle-sœur a adoré et elle a promis qu’elle me le passerait dès qu’elle l’aurait récupéré parce qu’elle l’a prêté à une amie… C’est cher, les livres. Tout le monde n’a pas la chance de… Alors, madame Cortès, allez-y, une petite suite… Ça vous vient naturellement à vous… Moi, si j’avais le temps, pour sûr, j’écrirais… tiens ! je vous raconterais bien l’histoire de ma vie pour vous donner des idées ! Vous vous embêteriez pas, je vous jure !
Les bras se croisaient, satisfaits, sur la poitrine. L’œil luisait, le cou se tendait, les yeux se plissaient… Le masque d’une charité simiesque. Si convenable. Elle devait se dire je fais ma BA, je la remets dans la vie, cette pauvre Mme Cortès, je l’exhorte, je l’exhorte. Si elle s’en sort, ce sera grâce à moi…
Joséphine souriait. Poliment.
… parce que
Elle répétait ce mot-là tout le temps.
Il lui servait de rempart. Il l’éloignait des bouches en trompette qui soufflaient des questions. L’emportait loin, elle n’entendait plus les voix, elle lisait les mots sur les lèvres, agitée d’une pitié dégoûtée pour ces gens qui ne pouvaient s’empêcher de parler, de vouloir communier avec elle.
Elle leur coupait la langue, elle leur coupait la tête, elle coupait le son.
… parce que
… parce que
… parce que
Cette pauvre Mme Cortès, ils devaient penser en s’éloignant. Elle avait tout, elle n’a plus rien. Plus que ses yeux pour pleurer. Faut dire que c’est pas courant ce qui lui est arrivé. On lit ça dans les journaux d’habitude, on ne se dit pas que ça peut nous tomber dessus. Au début, je l’ai pas cru. Pourtant, c’était à la télé. Au journal télévisé. Oui, oui… Je me suis dit que c’était pas possible. Être au cœur d’un fait divers comme celui-là. C’est pas banal tout de même. Ah ! parce que vous n’êtes pas au courant ? Vous ne connaissez pas l’histoire ? Ben, vous étiez où, cet été ? Tous les journaux en ont parlé ! C’est l’histoire d’une femme ordinaire, tout à fait ordinaire, une femme comme vous et moi à qui il arrive des choses extraordinaires… Si, si, je vous assure ! D’abord, son mari la quitte et part au Kenya élever des crocodiles ! Oui, des crocodiles au Kenya ! Il pense qu’il va faire fortune et décrocher la lune ! Un Tartarin de pacotille ! La pauvre reste seule en France avec deux petites filles à élever et pas le sou. Pas le sou et des milliers de dettes. Elle ne sait plus où donner de la tête. Elle a l’impression qu’il y a le feu partout… Or elle a une sœur qui s’appelle Iris… et c’est là que l’histoire s’emballe… Une sœur très riche, très belle, très en vue et qui s’ennuie à mourir dans la vie. Même si elle a tout, la sœur : un bel appartement avec de très beaux meubles, un beau mari, un beau petit garçon qui travaille bien en classe, une bonne et une farandole de cartes de crédit. Aucun souci ! La belle vie ! Vous me suivez ? eh ben… ça lui suffit pas ! Elle rêve de devenir célèbre, de passer à la télé, de poser dans les magazines. Un soir, lors d’un dîner en ville, elle déclare qu’elle va écrire un livre. Bien attrapée ! On attend donc le livre. On lui en parle, on lui demande où elle en est, si ça progresse et tout et tout ! Elle panique, ne sait plus quoi répondre, elle a des migraines du feu de Dieu… Alors elle demande à la pauvre Mme Cortès de l’écrire pour elle… La Mme Cortès qui étudie l’histoire du Moyen Âge et écrit des trucs compliqués sur le douzième siècle. On a tendance à l’oublier, mais ça a existé aussi, cette période. Elle en fait son beurre, elle. Elle est payée pour se pencher sur le douzième siècle. Oui, oui, y a des gens comme elle qui étudient des trucs morts depuis longtemps ! On se demande un peu à quoi ça sert, si vous voulez mon avis… Avec l’argent de nos impôts ! Après on s’étonne… Bon, je m’égare… La sœur lui demande donc d’écrire le livre et bien sûr, la petite Mme Cortès dit oui… Elle a besoin d’argent, faut la comprendre ! Et elle a toujours dit oui à sa sœur. Elle l’adore, à ce qu’on raconte. Ce n’est pas de l’amour, c’est de la vénération. Depuis qu’elles sont toutes petites, elle se fait mener par le bout du nez par l’autre qui la tyrannise, la rabaisse, la houspille… Elle écrit le livre, un machin sur le Moyen Âge, paraît-il très bien, je l’ai pas lu, moi, j’ai pas le temps, j’ai autre chose à faire que de m’abîmer les yeux avec des niaiseries sentimentales même si elles sont historiques… Le livre sort. Succès foudroyant ! La sœur parade dans les médias, se met à vous vendre n’importe quoi, sa tarte aux pommes, ses bouquets de fleurs, la carte scolaire, les pièces jaunes, la météo et je vous en passe ! Vous savez, ces pipoles, plus ils en ont, plus ils en veulent ! Ils sont avides d’eux-mêmes. Faut qu’on parle d’eux tout le temps. Supportent pas le moindre ralentissement… C’est alors qu’éclate le scandale ! La fille de Mme Cortès, Hortense, la plus grande, une petite peste entre nous, fonce à la télé et révèle toute l’affaire ! En direct ! Elle a pas froid aux yeux, celle-là, je vous le jure ! La belle Iris Dupin est démasquée, montrée du doigt, ridiculisée, elle ne s’en remet pas et s’enferme pendant des mois dans une clinique privée d’où elle sort complètement détraquée et pas du tout réparée, si vous voulez mon avis… Droguée à mort ! Bourrée de somnifères ! Entre-temps, le mari… Le mari de Mme Cortès, celui qui est parti au Kenya… Le mari, donc, s’est fait dévorer par un crocodile… Mais oui ! c’est atroce, atroce, quand je vous dis que c’est pas banal, c’est pas banal… et la pauvre Mme Cortès se retrouve veuve, avec une sœur cinglée, déprimée, alcoolique, qui pour se consoler va se jeter dans les bras d’un assassin ! C’est à peine croyable, cette histoire ! Que si c’était pas moi qui vous la racontais, vous me croiriez pas ! Un homme tout ce qu’il y a de bien, un très bel homme, bien mis, bonne réputation, bonne situation, un banquier avec tous les galons, tout le tsoin-tsoin, smoking et baisemain ! Mais en réalité : un assassin… Mais oui ! mais oui ! comme je vous le dis ! Un vrai, un sérieux killer ! Il n’en a pas zigouillé qu’une ! Une bonne dizaine ! Que des femmes, bien sûr ! C’est plus facile !
Et les lèvres de se retrousser, les yeux de s’allumer et le cœur des commères de battre plus fort en faisant la queue pour la baguette d’or à 1 euro 10.
La récitante se sent devenue tellement importante qu’elle ne veut plus lâcher son auditoire et poursuit, en apnée :
J’oubliais de vous dire qu’il habitait dans le même immeuble que Mme Cortès. C’est même elle qui l’a présenté à sa sœur, alors vous pensez qu’elle doit s’en vouloir ! Qu’elle se mange les doigts, qu’elle refait le film, le passe et le repasse. Qu’elle doit plus pouvoir fermer l’œil de la nuit avec sa conscience qui la titille, qui la titille… Elle doit même se dire, si vous voulez mon avis, elle doit même se dire que c’est ELLE qui l’a tuée, sa sœur ! Je la connais très bien, vous savez, j’ai suivi toute l’affaire, c’est ma voisine… non, non, pas ma voisine-voisine, mais la voisine d’une copine de ma belle-sœur… Elle, elle lui a serré la main à l’assassin, si, si… et moi je suis sûre de l’avoir vu chez le boucher un samedi matin, jour de marché… comme je vous le dis ! On attendait ensemble devant la caisse, il tenait un portefeuille en cuir rouge à la main, un portefeuille de marque, je l’ai bien vu… Faut dire qu’il était séduisant. Ils sont souvent séduisants, paraît-il… Forcément, ils entortillent. S’ils étaient minables, on se laisserait pas entortiller, n’est-ce pas ? On se retrouverait pas avec un couteau en plein cœur comme cette pauvre Iris Dupin…
Joséphine entendait tout.
Sans tendre l’oreille.
Elle lisait dans les dos quand elle faisait la queue au Shopi.
Elle interceptait des regards furtifs qui filaient sur elle comme des araignées.
Et elle savait que tous les bavardages finissaient toujours par la même phrase… la sœur, c’était autre chose. Une très belle femme ! Élégante, raffinée, belle, belle, des yeux bleus qui remplissaient un encrier ! Et une classe ! Une allure ! Rien à voir avec cette pauvre Mme Cortès. Le jour et la nuit.
Elle restait ce qu’elle avait toujours été.
Ce qu’elle serait toujours.
Joséphine Cortès. Une petite femme ordinaire.
Même Shirley chantait des questions.
Elle appelait de Londres presque chaque jour. Au petit matin. Elle prétendait avoir besoin d’un renseignement sur une marque de camembert, un mot de vocabulaire, un point de grammaire, un horaire de chemin de fer. Elle commençait, anodine, auscultant la voix de Joséphine, ça va, Jo ? T’as bien dormi ? Everything under control ? Elle racontait une anecdote sur sa croisade contre le sucre, le sauvetage des enfants obèses, les conséquences cardio-vasculaires, faisait semblant de s’emporter, épiait l’esquisse d’un sourire, guettant le petit silence qui le précéderait, le soupir ou le grognement de plaisir qui raclerait la gorge…
Digressait, digressait, digressait…
Posait chaque jour les mêmes questions :
Et ton HDR ? Tu le passes quand ? T’es prête ? Tu veux que je vienne te tenir la main ? Parce que je viens, tu sais… Tu me siffles et j’arrive. T’as pas trop le trac ? Sept mille pages ! My God ! T’as bien travaillé… Quatre heures de soutenance ! Et Zoé ? En seconde ! Bientôt quinze ans ! Elle va bien ? Elle a des nouvelles de comment il s’appelle déjà son amoureux… Euh… Le fils de… Gaétan ? Il lui envoie des mails, il lui téléphone… Pauvre gosse ! Tu parles d’un traumatisme ! Et Iphigénie ? Il est revenu le mari-bandit ? Toujours pas ? Et les enfants ? Et M. Sandoz, il s’est déclaré ? Il ose pas ? Je vais venir lui botter le cul, moi ! Mais qu’est ce qu’il attend, ce grand dadais ? D’avoir du lichen dans les oreilles ?
Elle faisait tonner la voix, gronder les verbes, s’amonceler les questions pour que Jo sorte de son silence et agite le grelot d’un rire.
Tu as des nouvelles de Marcel et Josiane ? Ah… Il t’envoie des fleurs, elle te téléphone… Ils t’aiment beaucoup, tu sais. Tu devrais les voir. T’as pas envie… Pourquoi ?
… parce que
Et Garibaldi, le bel inspecteur, tu l’as revu ? Toujours en poste ? T’es bien gardée alors ! Et le fils Pinarelli ? Toujours avec sa maman ? Serait pas un peu homo celui-là ? Et le concupiscent M. Merson ? Et l’ondulante Mme Merson ?
Et dis-moi, les appartements des deux… euh… ils sont occupés ? Tu connais les nouveaux ? Pas encore… Tu les croises, mais tu leur parles pas… Celui de… il est vide encore… Forcément… Je comprends, ma Jo, mais va falloir que tu te forces à sortir… Tu vas pas rester toute ta vie en hibernation… Pourquoi tu viendrais pas me voir ? Tu peux pas à cause de ton HDR… Oui mais… après ? Viens passer quelques jours à Londres. Tu verras Hortense, tu verras Gary, on sortira, je t’emmènerai nager à Hampstead Pond, en plein Londres, c’est génial, on se croirait au dix-neuvième siècle, y a un ponton en bois, des nénuphars et l’eau est glacée. J’y vais tous les matins et je tiens une forme incroyable… Tu m’écoutes ou pas ?
Des rafales de questions pour secouer la torpeur douloureuse de Joséphine et chasser la seule question qui la hantait…
Pourquoi ?
Pourquoi est-elle allée se jeter dans la gueule de cet homme-là ? De ce fou qui assassinait de sang-froid, persécutait femme et enfants et l’a réduite en esclavage avant de lui transpercer le cœur ?
Ma sœur, ma grande sœur, mon idole, ma beauté, mon amour, ma plus que belle, ma plus que brillante, ton sang qui bat dans mes tempes, qui bat sous ma peau…
Pourquoi, suppliait Joséphine, pourquoi ?
… parce que
répondait une voix qu’elle ne connaissait pas.
… parce que
Parce qu’elle avait cru trouver le bonheur dans ce marché-là. Elle s’offrait sans calcul, sans rien garder dans sa poche, et il lui promettait tout le bonheur du monde. Elle y avait cru. Elle était morte heureuse, si heureuse…
Comme elle ne l’avait jamais été auparavant.
Pourquoi ?
Elle ne s’en sortait pas de ce mot-là qui enfonçait toujours le même clou dans sa tête, enfonçait d’autres clous brûlants de questions, érigeait de hautes parois contre lesquelles elle se heurtait.
Et pourquoi moi, je suis vivante ?
Parce que je suis vivante, il paraît…
Shirley ne renonçait pas. Elle lançait ses bras et son cœur par-delà la Tamise, par-delà la Manche et grognait :
— Tu m’écoutes pas… J’entends bien que tu m’écoutes pas…
— J’ai pas envie de parler…
— Tu peux pas rester comme ça. Emmurée…
— Shirley…
— Je sais ce qui te passe par la tête et t’empêche de respirer… Je le sais ! Ce n’est pas de ta faute, Jo…
— …
— Et ce n’est pas de sa faute à lui non plus… Tu n’y es pour rien et il n’y est pour rien. Pourquoi tu refuses de le voir ? Pourquoi tu ne réponds pas à ses messages ?
… parce que
— Il a dit qu’il attendrait, mais il ne va pas attendre toute sa vie, Jo ! Tu te fais du mal, tu lui fais du mal, et tout ça pourquoi ? Ce n’est pas vous qui l’avez…
Alors Joséphine recouvrait la voix. Comme si on lui avait entaillé la gorge, ouvert la gorge, découpé la gorge, mis les cordes vocales à nu pour qu’elle hurle et elle hurlait, hurlait dans le téléphone, hurlait à son amie qui l’appelait chaque jour, qui disait je suis là, je suis là pour toi :
— Vas-y, Shirley, vas-y, dis-le…
— Merde ! Fais chier, Jo ! Ce n’est pas ça qui la fera revenir ! Alors pourquoi, hein ? Pourquoi ?
… parce que
Et tant qu’elle n’aurait pas répondu à ce mot-là, elle ne reprendrait pas la marche de sa vie. Elle resterait immobile, verrouillée, silencieuse, elle ne recommencerait jamais à sourire, à crier de joie et de plaisir, à s’abandonner dans ses bras à lui.
Les bras de Philippe Dupin. Le mari d’Iris Dupin. Sa sœur.
L’homme à qui elle parlait la nuit, la bouche enfoncée dans son oreiller.
L’homme dont elle dessinait les bras autour d’elle…
L’homme qu’il fallait qu’elle oublie.
Elle était morte.
Iris l’avait emmenée dans sa valse lente sous le pinceau des phares, sous le poignard à lame blanche. Un, deux, trois, un, deux, trois, suis-moi, Jo, on s’en va… Tu vas voir comme c’est facile !
Un nouveau jeu qu’Iris inventait. Comme lorsqu’elles étaient petites.
Cric et Croc croquèrent le Grand Cruc qui croyait les croquer…
Ce jour-là, dans la clairière, le Grand Cruc avait gagné.
Il avait croqué Iris.
Il allait croquer Joséphine.
Joséphine suivait toujours Iris.
— C’est ça, Jo, Shirley la harcelait au téléphone, c’est ça, tu veux aller la rejoindre… Tu vas faire le service minimum, vivre pour Zoé et pour Hortense, payer leurs études, vivre comme une bonne petite maman et t’interdire tout le reste ! tu n’as pas le droit d’être une femme puisque celle qui était « la » femme est partie… Tu te l’interdis ! Eh bien, moi, je suis ton amie et je ne suis pas d’accord et je te…
Joséphine raccrochait.
Shirley rappelait et c’était toujours les mêmes mots qui sortaient de sa bouche en colère, Mais je ne comprends pas, juste après, après la mort d’Iris, tu as dormi avec lui, il a été là pour toi, tu as été là pour lui, alors ? Réponds-moi, Jo, réponds-moi !
Joséphine laissait tomber le combiné, fermait les yeux, enfermait sa tête entre ses coudes. Ne pas se rappeler ce temps-là, oublier, oublier… La voix dans le téléphone résonnait comme la danse furieuse d’un petit lutin.
— Tu te laisses enfermer… c’est ça ? Mais par quoi ? Par quoi, Jo ! Merde ! Tu n’as pas le droit de…
Joséphine jetait le téléphone contre le mur.
Elle voulait oublier ces jours de bonheur.
Ces jours où elle s’était fondue en lui, engloutie en lui, oubliée en lui.
Où elle s’était raccrochée au bonheur d’être dans sa peau, dans sa bouche.
Quand elle y pensait, elle posait les doigts sur ses lèvres et disait Philippe… Philippe…
Elle ne le dirait pas à Shirley.
Elle ne le dirait à personne.
Il n’y avait que Du Guesclin qui savait.
Du Guesclin qui ne posait pas de questions.
Du Guesclin qui gémissait en la regardant quand elle devenait trop triste, que son regard tombait trop bas, que le chagrin la jetait à terre.
Il tournait en rond, un long gémissement modulé en plainte sortait de sa gueule. Il secouait la tête, il refusait de la voir dans cet état…
Il allait chercher sa laisse, la laisse qu’elle ne lui mettait jamais, qui rouillait avec les clés dans le panier de l’entrée, la faisait tomber à ses pieds et semblait dire viens, on va sortir, ça te changera les idées…
Elle se laissait faire par ce chien si laid.
Et ils partaient courir autour du lac du bois de Boulogne.
Elle courait, il la suivait.
Il fermait la marche. Il galopait lentement, puissamment, régulièrement. Il la forçait à ne pas ralentir, à ne pas s’arrêter, à ne pas poser le front contre l’écorce d’un arbre pour laisser échapper un sanglot trop lourd à porter.
Elle courait un tour, deux tours, trois tours. Elle courait jusqu’à ce qu’elle ait du bois dans les bras, du bois dans le cou, du bois dans les jambes, du bois dans le cœur.
Jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus courir.
Elle se laissait tomber dans l’herbe et elle sentait le poids du corps de Du Guesclin s’affaler près d’elle. Il soufflait, il s’ébrouait, il bavait. Il gardait la tête dressée pour que personne ne tente de s’approcher.
Un grand dogue noir, couturé, amoché, couvert de sueur veillait sur elle.
Elle fermait les yeux et laissait couler des larmes de détresse sur son visage en bois.
Shirley regarda les trois pommes vertes, les mandarines, les amandes, les figues et les noisettes posées dans le grand saladier orange en terre cuite sur la table de la cuisine et pensa au petit déjeuner qu’elle prendrait en rentrant de Hampstead Pond.
Malgré le froid, la fine pluie mouillée, l’heure matinale, Shirley allait nager.
Elle oubliait. Elle oubliait qu’elle s’était encore cassé le nez contre le chagrin de Joséphine. Chaque matin, c’était pareil : elle se cassait le nez.
Elle attendait l’heure idéale. L’heure où Zoé était partie à l’école, où Joséphine, seule, rangeait la cuisine, pieds nus, en pyjama, un vieux sweat-shirt sur le dos.
Elle composait le numéro de Joséphine.
Elle parlait, parlait et raccrochait, bredouille.
Elle ne savait plus quoi dire, quoi faire, quoi inventer. Elle bafouillait d’impuissance.
Ce matin encore, elle avait échoué.
Elle prit son bonnet, ses gants, son manteau, son sac de nageuse – maillot, serviette, lunettes – et la clé de son antivol de vélo.
Chaque matin, elle allait plonger dans les eaux glacées de Hampstead Pond.
Elle mettait le réveil à sept heures, roulait hors du lit, posait un pied devant l’autre en s’invectivant pauvre folle ! T’es maso ou quoi ? glissait la tête sous le robinet d’eau, se faisait une tasse de thé brûlant, appelait Joséphine, rusait, échouait, raccrochait, enfilait un survêtement, de grosses chaussettes en laine, un gros pull, un autre gros pull, attrapait son sac et partait dans le froid et la pluie.
Ce matin-là, elle s’arrêta devant la glace de l’entrée.
Sortit un tube de gloss. Déposa une couche légère de rose irisé. Mordit les lèvres pour l’étaler. Mit un peu de rimmel waterproof, un soupçon de fard à joues, roula son bonnet à torsades blanches sur ses cheveux courts, tira quelques mèches blondes qu’elle fit boucler et dépasser, puis, satisfaite de cette touche de féminité, claqua la porte et descendit enfourcher son vélo.
Un vieux vélo. Rouillé. Grinçant. Bruyant. Un cadeau de son père lors d’un Noël dans son appartement de fonction à Buckingham Palace. Gary avait dix ans. Un sapin géant, des boules brillantes, des flocons de neige en coton et un vélo rouge à dix-huit vitesses avec un gros nœud argenté. Pour elle.
Autrefois, il avait été rouge rutilant avec un phare fanfaron, des chromes étincelants. Aujourd’hui, il était…
Elle ne pouvait pas le décrire vraiment. Elle disait pudiquement qu’il avait perdu de son lustre.
Elle pédalait. Elle pédalait.
Elle évitait les voitures et les bus à étage qui manquaient l’écraser en se déportant dans les virages. Tournait à droite, tournait à gauche avec un seul but en tête : atteindre Heath Road, Hampstead, North London. Passait devant la Spaniard’s Inn, disait bonjour à Oscar Wilde, suivait la piste cyclable, montait, descendait. Dépassait Belsize Park, Byron et Keats s’y étaient promenés, saisissait le jaune d’or et le rouge flamboyant des feuilles, fermait les yeux, les rouvrait, laissait l’horrible parking sur le côté et… plongeait dans les eaux verdâtres de l’étang. Les eaux sombres aux longues algues brunes, aux branches qui trempaient dans l’eau et gouttaient, aux cygnes et aux canards qui décampaient en braillant si on s’approchait…
Avant de se jeter à l’eau, peut-être le croiserait-elle ?
L’homme à vélo qui se rendait au petit matin dans les étangs glacés. Ils s’étaient rencontrés la semaine précédente. Les freins de Shirley avaient lâché dans la descente de Parliament Hill, elle était allée s’écraser contre lui.
— Suis désolée, avait-elle dit en relevant son bonnet qui lui barrait le regard.
Elle se frottait le menton. Dans la collision, son visage avait heurté l’épaule de l’homme.
Il avait mis pied à terre et inspectait son vélo. Elle n’apercevait qu’un bonnet qui ressemblait au sien, un dos large dans une canadienne écossaise rouge penchée sur la roue avant et deux jambes de pantalon de velours côtelé beige. De grosses côtes beiges un peu râpées à l’emplacement des genoux.
— C’est vos freins. Ils sont usés, ils ont lâché… Vous ne vous en êtes pas rendu compte avant ?
— Il est vieux… Il faudrait que je le change !
— Ça vaudrait mieux…
Et il s’était relevé.
Le regard de Shirley était alors monté du câble de frein effiloché au visage de l’homme. Cet homme avait un bon visage. Un bon visage chaleureux, accueillant avec une… une… Elle se forçait à chercher les mots précis pour calmer l’ouragan qui montait en elle. Alerte ! Alerte ! Tempête force sept ! susurrait une petite voix. Un visage doux et fort, d’une puissance intérieure, d’une puissance évidente, sans chichis. Un bon visage avec un grand sourire, une grande mâchoire, des yeux qui riaient et des cheveux châtains, épais, qui s’échappaient en mèches folles du bonnet. Elle n’arrivait pas à détacher son regard du visage de cet homme. Il avait un air, un air… l’air d’un roi qui possède un butin sans valeur pour les autres, mais si important pour lui. Oui, c’était cela : l’air d’un roi modeste et enjoué.
Elle restait là, à le dévisager, et devait paraître particulièrement stupide car il eut un petit rire et ajouta :
— Si j’étais vous, je rentrerais à pied… en poussant mon vélo. Parce que sinon vous allez vous retrouver avec une belle brochette d’accidents à la fin de la journée…
Et comme elle ne répondait pas, qu’elle restait les yeux dans ses yeux à lui, tentant de se déprendre de ce regard si doux, si fort qui la rendait absolument idiote, absolument muette, il avait ajouté :
— Euh… On se connaît ?
— Je ne crois pas.
— Oliver Boone, avait-il dit en lui tendant la main. Des doigts longs, fins, presque délicats. Des doigts d’artiste.
Elle eut honte de l’avoir obligé à tripoter son câble de frein.
— Shirley Ward.
Il avait une poignée de main puissante et elle faillit laisser échapper un cri.
Elle avait émis un petit rire stupide, le rire d’une fille qui essaie désespérément de récupérer tout le prestige qu’elle vient de perdre en si peu de temps.
— Bon… ben alors, merci.
— De rien. Juste faites attention…
— Promis.
Elle avait repris son vélo, était allée jusqu’à l’étang en pédalant lentement, les pieds presque posés à terre pour freiner en cas d’urgence.
À l’entrée de l’étang, il y avait une pancarte qui disait :
No dogs
No cycles
No radios
No drowning[4]
Cette dernière phrase la mettait en joie. Interdiction de se noyer ! C’est peut-être ce qui lui avait le plus manqué lors de son exil en France : l’humour anglais. Elle n’arrivait pas à rire des blagues françaises et se disait chaque fois qu’elle était définitivement anglaise.
Elle attacha son vélo à la barrière en bois et se retourna.
Il attachait le sien un peu plus loin.
Elle fut bien embêtée.
Elle ne voulait pas avoir l’air de le suivre, mais elle devait bien se rendre compte qu’ils allaient tous les deux au même endroit. Elle prit son sac de bain, le brandit et s’exclama :
— Vous aussi, vous nagez ?
— Oui. Avant, j’allais à l’étang réservé aux hommes, mais bon… euh… Je crois que je préfère celui où les deux sss…
Il s’arrêta. Il avait failli dire où les deux sexes se mélangent mais s’était repris.
Ah ! Ah ! se dit Shirley, il est gêné lui aussi. Donc il a peut-être ressenti le même trouble que moi. Un partout.
Et elle se sentit plus libre. Comme débarrassée.
Elle arracha son bonnet, s’ébouriffa les cheveux, proposa :
— On y va ?
Ensuite, ils avaient nagé, nagé, nagé.
Tous les deux seuls dans l’étang. L’air était froid, coupant. Des gouttes d’eau leur piquaient les bras, les épaules. Il y avait des pêcheurs sur la rive. Des cygnes qui se pavanaient. On apercevait leurs têtes émerger des hautes herbes. Ils poussaient des petits cris stridents, se poursuivaient en battant des ailes, se donnaient des coups de bec et repartaient en se dandinant, furieux.
Il avait un crawl puissant, rapide, régulier.
Elle avait réussi à rester à sa hauteur et puis, d’un coup d’épaule, il l’avait distancée.
Elle avait continué sans plus faire attention à lui.
Quand elle avait sorti la tête de l’eau, il avait disparu.
Elle s’était sentie terriblement seule.
Ce matin-là, elle ne vit pas de vélo attaché à la barrière en bois.
Elle ne sourit pas en lisant la pancarte qui disait « Interdiction de se noyer ».
Elle pensa que c’était mauvais signe.
Qu’elle allait entrer en zone rouge.
Et elle n’aima pas ça du tout.
Elle soupira. Se déshabilla en laissant choir ses vêtements sur le ponton en bois.
Les ramassa. Les rangea.
Se retourna pour vérifier qu’il n’arrivait pas en courant…
Plongea la tête la première.
Sentit une algue glisser entre ses jambes.
Poussa un cri.
Et se mit à crawler, la tête dans l’eau.
Il était encore temps de l’oublier.
D’ailleurs, elle avait oublié son nom.
D’ailleurs, elle refusait de se laisser émouvoir comme ça.
Une canadienne écossaise ? Un bonnet en laine ? Un vieux pantalon râpé ! Des doigts d’horloger. N’importe quoi !
Elle n’était pas une femme romantique. Non. Elle était une femme seule qui avait des rêves. Et elle rêvait d’être avec quelqu’un. Elle cherchait une épaule contre laquelle se caler, une bouche à embrasser, un bras auquel se pendre pour traverser la rue quand les voitures klaxonnent, une oreille attentive pour y verser des confidences idiotes, quelqu’un avec qui regarder Eastenders à la télé. Le genre de feuilleton crétin qu’on regarde justement quand on est amoureux, donc stupide.
Car l’amour rend stupide, ma fille, dit-elle en enfonçant vigoureusement un bras après l’autre dans l’eau comme pour marteler une évidence. Ne l’oublie pas. OK, t’es seule, OK, t’en as marre, OK, tu réclames une histoire, une belle histoire, mais n’oublie pas : l’amour rend bête. Un point, c’est tout. Et toi, spécialement. Pour ce que ça t’a réussi, l’amour ! À chaque fois, tu as frisé la boulette. Tu as le don de tomber sur des bons à rien alors si ça se trouve celui-là avec sa gueule d’ange, il sort de prison !
Cette constatation lui fit du bien et elle nagea trois quarts d’heure sans plus penser à rien : ni à l’homme à la canadienne rouge écossaise ni à son dernier amant qui avait rompu par texto. C’était la dernière mode. Les hommes se défilaient silencieux, presque muets. Il ne leur restait que leurs pouces pour dire adieu. Phonétiquement de préférence : Liv U. Sorry.
Justement dans le regard de l’homme à la canadienne rouge écossaise, il lui avait semblé lire autre chose : une attention, une sollicitude, une chaleur… Il ne l’avait pas balayée du regard, il l’avait regardée.
Regarder : porter son regard sur, considérer, envisager.
Regarder d’un bon œil : considérer avec bienveillance.
Alors regarder avec deux bons yeux ? C’était accorder beaucoup de bienveillance.
Sans pour autant être lourd, concupiscent. Un regard élégant, chaleureux. Pas un regard rapide, bâclé. Un regard qui prend l’autre en compte, l’installe dans un fauteuil rembourré, lui offre une tasse de thé, un nuage de lait, commence une conversation.
C’est ce début de conversation qui lui était monté au visage.
Cette chaleur qui, depuis, la faisait rêver debout, lui donnait envie de faire un + un, de former un couple.
Ça y est ! je l’ai dit, se dit-elle en se hissant hors de l’eau, en se frictionnant avec la serviette. Je veux faire un + un. J’en ai marre de faire un toute seule. Un toute seule, c’est zéro au bout d’un moment, non ?
Avec qui faisait-elle un + un ?
Avec son fils ? De moins en moins.
Et c’est très bien comme ça ! Il a sa vie, son appartement, ses copains, sa petite amie. Il n’a pas encore une carrière, mais ça viendra… À vingt ans, est-ce que je savais ce que je voulais faire ? À vingt ans, je m’envoyais en l’air avec le premier venu, je buvais de la bière, je fumais des pétards, roulais dans le ruisseau, portais des minijupes en cuir noir, des collants filés, me mettais des anneaux dans le nez et… tombais enceinte !
Il faut me faire une raison : je ne fais couple avec personne. Depuis l’homme en noir.
Vaut mieux ne pas y penser à celui-là. Encore frisé la boulette. Alors, ma fille, calme-toi. Apprends la sérénité, la solitude, la chasteté…
Elle eut envie de recracher ce dernier mot.
En revenant chez elle, en rangeant son vélo, elle pensa à Joséphine.
C’est elle, mon amour. Je l’aime. Mais pas d’un amour qui met les bras autour du cou et se coule dans un lit. J’escaladerais l’Himalaya en espadrilles pour la rejoindre. Et je suis triste aujourd’hui d’être inutile. On est comme un couple de vieux amants. Un vieux couple qui s’épie, qui voudrait que l’autre sourie pour sourire avec lui.
On a grandi ensemble. On a appris ensemble. Huit ans de vie commune.
Je m’étais réfugiée à Courbevoie, France, pour fuir l’homme en noir. Il avait découvert le secret de ma naissance et voulait me faire chanter.
J’avais choisi cet endroit au hasard en plantant la pointe d’un crayon dans la région parisienne. Courbevoie. Un grand immeuble avec des balcons qui pleuraient de rouille. Il ne viendrait jamais me chercher sur des balcons rouillés.
Joséphine et Antoine Cortès. Hortense et Zoé. Mes voisins de palier. Une famille de Français très française. Gary oubliait l’anglais. Je fabriquais des tartes, des cakes, des flans et des pizzas que je vendais pour des fêtes d’entreprises, des mariages, des bar-mitsva. Je prétendais gagner ma vie ainsi. Je racontais que j’étais venue en France pour oublier l’Angleterre. Joséphine me croyait. Et puis, un jour, je lui ai tout dit : le grand amour de mon père et le nom de ma mère… Comment j’avais grandi dans les couloirs rouges du palais de Buckingham en faisant des roulades sur la moquette épaisse et la révérence devant la reine, ma mère. Comment j’étais une enfant illégitime, une bâtarde qui se cachait dans les étages, mais une enfant de l’amour, j’ajoutais en riant pour effacer l’émotion qui enveloppait mes mots de buée. Joséphine…
On a un passé d’album de photos. Un album de vieilles peurs, de rires chez le coiffeur, de gâteaux brûlés, de plongeons dans des lavabos de palace, de dindes aux marrons, de films qu’on regarde en sanglotant, d’espoirs, de confidences autour de la piscine. Je peux tout lui dire. Elle m’écoute. Et son regard est bon, doux, puissant.
Un peu comme le regard de l’homme à la canadienne écossaise rouge.
Elle se donna une claque et se lança à l’assaut des marches de l’escalier.
Gary l’attendait dans la cuisine.
Il avait les clés de son appartement, il allait et venait comme bon lui semblait.
Un jour, elle lui avait demandé tu ne penses jamais que je pourrais être en galante compagnie ? Il l’avait regardée, étonné. Euh… Non… Eh bien ! cela pourrait m’arriver ! OK, la prochaine fois, je rentrerai sur la pointe des pieds ! Je ne sais pas si ça suffira ! Moi, je ne vais pas chez toi sans téléphoner…
Il avait eu un petit sourire amusé qui signifiait tu es ma mère, tu ne traînes pas au lit avec un homme. Elle s’était sentie très vieille tout à coup. Mais j’ai à peine quarante et un ans, Gary ! Ben, c’est vieux, non ? Pas vraiment ! On peut s’envoyer en l’air jusqu’à quatre-vingt-six ans et j’entends bien le faire ! Tu n’auras pas peur de te casser les os ? il avait demandé très sérieusement.
Il haussa un sourcil quand elle ôta son bonnet et libéra ses cheveux mouillés.
— Tu reviens de la piscine ?
— Bien mieux. Hampstead Pond.
— Tu veux des œufs au plat avec du bacon, des champignons, une saucisse, une tomate et des pommes de terre ? Je t’offre un petit déjeuner…
— Of course, my love ! T’es là depuis longtemps ?
— Faut que je te parle ! Y a urgence !
— Sérieux ?
— Mmouais…
— J’ai le temps de prendre une douche ?
— Mmouais…
— Arrête de dire mmouais, c’est pas mélodieux…
— Mmouais…
Shirley donna un coup de bonnet à son fils qui esquiva en éclatant de rire.
— Va te laver, m’man, tu pues la vase !
— Oh ! Vraiment ?
— Et c’est pas sexy !
Il étendit les bras pour empêcher sa mère de le battre comme plâtre et elle se précipita sous la douche en riant.
Je l’aime, mais je l’aime, ce petit ! C’est mon astre solaire, mon aurore boréale, mon roi des Fistons, mon petit cake à moi, mon fil de fer, mon paratonnerre… Elle chantonnait ces mots en se frottant le corps avec un savon parfumé de chez L’Occitane, cannelle-orange. Puer la vase ? Il n’en était pas question ! Puer la vase ! Quelle horreur ! Sa peau était parfumée, douce et elle remercia le Ciel de l’avoir faite grande, mince, musclée. On ne remercie jamais assez ses parents pour ces cadeaux de naissance… Merci papa ! Merci mère ! Elle n’aurait jamais osé dire cela à sa mère. Elle l’appelait mère, ne lui parlait jamais ni de son cœur ni de son corps et l’embrassait avec mesure sur une joue. Pas deux. Deux baisers auraient été déplacés. C’était étrange de toujours garder cette distance avec sa mère. Elle s’était habituée. Elle avait appris à déchiffrer la tendresse derrière le maintien raide et les mains posées sur les genoux. Elle la devinait à une petite toux subite, une épaule qui se hausse, le cou qui se tend et marque l’attention, une lueur dans l’œil, une main qui gratte l’ourlet de la jupe. Elle s’était habituée, mais parfois ça lui manquait. De ne jamais pouvoir se laisser aller, jamais pouvoir dire de gros mots en sa présence, jamais lui tapoter l’épaule, jamais lui piquer son jean, son rouge à lèvres, son fer à friser. Une fois… c’était au moment de l’homme en noir, quand elle débordait de chagrin, qu’elle ne savait plus comment… comment se défaire de cet homme-là, de ce danger que représentait cet homme-là… elle avait demandé à voir sa mère, elle l’avait prise dans ses bras et mère s’était laissé faire comme un bout de bois. Les bras le long du corps, la nuque raide, tentant de garder un écart décent entre sa fille et elle… Mère l’avait écoutée, n’avait rien dit, mais avait agi. Quand Shirley avait appris ce que sa mère faisait pour elle, rien que pour elle, elle avait pleuré. De grosses larmes qui roulaient pour toutes les fois où elle n’avait pas pu pleurer.
Sa crise d’adolescence, elle l’avait dirigée contre son père. Mère n’aurait pas approuvé. Mère avait plissé le front quand elle était revenue d’Écosse avec Gary dans ses bras. Elle avait vingt et un ans. Mère avait eu un léger recul qui indiquait Shocking ! et avait soufflé que sa conduite n’était pas appropriée. « Appropriée » !
Mère avait du vocabulaire et ne se laissait jamais aller.
Elle sortit de la douche, vêtue d’un grand peignoir bleu lavande et la tête enturbannée d’une serviette blanche.
— Voici le Grand Mamamouchi ! s’exclama Gary.
— Tu as l’air d’humeur délicieuse…
— C’est ce dont je veux te parler… mais avant déguste et dis-moi ce que tu penses de mes œufs ? J’ai fini la cuisson avec une giclée de vinaigre à la framboise achetée au rez-de-chaussée de chez Harrods…
Gary était un cuisinier hors pair. Il avait rapporté ce talent de son séjour en France, du temps où il traînait dans la cuisine et la regardait faire, les reins ceints d’un grand tablier blanc, une cuillère en bois dans la bouche et le sourcil en l’air. Il pouvait traverser Londres pour trouver l’ingrédient qu’il lui fallait, la casserole nouvelle ou le fromage fraîchement arrivé.
Shirley prit une bouchée de bacon grillé, une bouchée de saucisse, de champignons frits, de pommes de terre. Creva le jaune de l’œuf. Goûta. Arrosa le plat d’une sauce de tomates fraîches au basilic.
— Bravo ! Délicieux ! Tu as dû commencer à l’aube !
— Pas du tout, je suis arrivé il y a à peine une heure.
— T’es tombé du lit ? Ce doit être vraiment important alors…
— Oui… C’est bon, vraiment bon ? Et le goût de framboise, tu le sens ?
— Je me régale !
— Bon… Je suis content que tu aimes, mais je ne suis pas venu pour parler gastronomie !
— C’est dommage, j’aime bien quand tu cuisines…
— J’ai vu Mère-Grand et…
Gary appelait sa grand-mère Mère-Grand.
— … Elle accepte enfin que j’étudie la musique. Elle s’est renseignée, a lancé ses fins limiers sur la piste « Musique études » et elle m’a trouvé un prof de piano…
— …
— Un prof de piano à Londres qui me donnera des cours particuliers, me mettra à niveau et ensuite, une très bonne école à New York… si les résultats avec le prof sont concluants. Elle m’ouvre une ligne de crédit, en un mot, elle me prend au sérieux !
— Elle fait tout ça ? Pour toi ?
— Mère-Grand est exquise sous sa cotte de mailles. Donc voici le plan : je fais du piano pendant six mois avec le prof en question et hop ! je m’envole pour New York où je m’inscris à cette fameuse école qui, d’après elle, est la crème de la crème.
Partir. Il allait partir. Shirley prit une profonde inspiration pour défaire le nœud qui l’étreignait. Elle aimait le savoir libre, indépendant dans son grand appartement de Hyde Park, pas loin du sien. Elle aimait apprendre qu’il était la coqueluche des filles, que toutes ces demoiselles bien affûtées lui couraient après. Elle se rengorgeait, faisait l’indifférente, mais son cœur battait plus vite. Mon fils…, pensait-elle avec gourmandise et fierté. Mon fils… Elle pouvait même se permettre de jouer les généreuses, les mères libérales, décontractées… Mais elle n’aimait pas apprendre qu’il s’en irait bientôt loin, très loin, et cela par la bonne volonté non de sa mère, mais de sa grand-mère. Elle était un peu vexée, un peu blessée.
— J’ai mon mot à dire ? demanda-t-elle en essayant de calmer la colère dans sa voix.
— Bien sûr, tu es ma mère !
— Merci.
— Moi, je trouve que pour une fois Mère-Grand est sensée…, insista Gary.
— Forcément, elle est d’accord avec toi !
— Maman, j’ai vingt ans… Pas l’âge d’être raisonnable ! Laisse-moi faire du piano, j’en meurs d’envie, je veux essayer rien que pour savoir si je suis doué ou pas. Sinon, je me rabattrai sur les saucisses et les pommes de terre…
— Et c’est qui, ce prof qu’elle t’a trouvé ?
— Un pianiste dont j’ai oublié le nom, mais dont l’astre monte au firmament… Pas encore célèbre, mais pas loin… J’ai rendez-vous avec lui, la semaine prochaine.
Ainsi tout était joué. Il lui demandait son avis parce qu’il ne voulait pas la froisser, mais les dés étaient jetés. Elle ne put s’empêcher d’apprécier cette délicatesse chez son fils, elle lui en fut reconnaissante et le tumulte sous son crâne s’apaisa.
Elle tendit la main vers lui et lui caressa la joue.
— Alors… T’es d’accord ?
Il avait presque crié.
— À une condition… que tu étudies sérieusement le piano, la musique, le solfège, l’harmonie… Que ce soit du vrai travail. Demande à ta grand-mère dans quelle école tu peux t’inscrire en attendant de partir pour New York… Elle doit savoir cela aussi puisqu’elle s’occupe de tout !
— Tu ne vas pas être…
Il s’était interrompu pour ne pas lui faire de peine.
— Jalouse ? Non. Juste un peu triste d’avoir été laissée à l’écart…
Il eut l’air déçu et elle se força à rire pour effacer la moue sur les lèvres de Gary.
— Mais non ! Ça va, ça va… C’est juste que tu grandis et il va falloir que je m’habitue…
Va falloir que j’atténue mon amour.
Ne pas peser. Ne pas l’étouffer.
Avant, on formait un presque couple. Tiens, encore une personne avec qui je forme un drôle de couple. Joséphine, Gary, je suis plus douée pour les couples clandestins que pour les officiels. Plus douée pour la complicité, la tendresse que pour la bague au doigt et tout le tsoin-tsoin.
— Mais je serai toujours là, m’man… Tu le sais.
— Oui et c’est très bien comme ça ! C’est moi qui suis une vieille ronchon…
Il sourit, attrapa une pomme verte, croqua dedans à pleines dents et elle souffrit de voir qu’il avait l’air soulagé. Que le message était passé. J’ai vingt ans, je veux être libre, indépendant. Faire ce que je veux de ma vie. Et surtout, surtout que tu ne t’en occupes plus. Laisse-moi vivre, m’égratigner, m’user, me former, me déformer, me réformer, laisse-moi faire l’élastique avant de prendre la place qui me conviendra.
Normal, se dit-elle en attrapant à son tour une pomme verte, il veut se mettre à son compte. Ne plus passer par moi. Il a besoin de la présence d’un homme. Il n’a pas eu de père. Si cela doit être ce prof de piano, que ce soit lui ! Je m’efface.
Gary avait grandi entouré de femmes : sa mère, sa grand-mère, Joséphine, Zoé, Hortense. Il lui fallait un homme. Un homme avec qui parler de choses d’hommes. Mais de quoi parlent les hommes entre eux ? Et parlent-ils seulement ?
Elle chassa cette pensée narquoise en mordant dans la pomme verte.
Elle allait se transformer en mère légère. En mère montgolfière.
Et elle chanterait son amour pour son fils sous la douche. Elle le chanterait à tue-tête, comme on chante un amour qu’on ne veut pas avouer.
Sinon ce serait motus et bouche cousue.
Ils avaient chacun fini leur pomme et se regardaient en souriant.
Le silence tomba sur ces deux sourires qui racontaient, l’un le début d’une histoire et l’autre, la fin. Marquait la fin d’une vie à deux. Elle pouvait presque entendre son cœur se déchirer dans ce silence-là.
Shirley n’aima pas ce silence.
Il portait des nuages.
Elle essaya de faire diversion, de parler de sa fondation, des victoires remportées dans sa lutte contre l’obésité. De sa prochaine bagarre. Il fallait qu’elle se trouve une nouvelle cause. Elle aimait se battre. Pas pour des idéologies fumeuses, ni pour des politiques qui s’agitent, mais pour des causes de tous les jours. Défendre son prochain contre les dangers quotidiens, les arnaques masquées comme celles de ces industriels de l’alimentaire qui font croire qu’ils baissent les prix alors qu’ils diminuent la quantité des rations ou changent les emballages. Elle avait reçu le résultat d’une enquête concernant ces magouilles et depuis la colère grondait…
Gary l’écoutait sans l’entendre.
Il jouait avec deux mandarines, les faisait rouler sur la table entre une assiette et un verre, les reprenait, en ouvrait une, l’épluchait, lui tendait un quartier.
— Et comment va Hortense ? soupira Shirley devant le manque d’intérêt de Gary.
— Hortense sera toujours Hortense…, dit-il en haussant les épaules.
— Et Charlotte ?
— C’est fini. Enfin, je pense… On n’a pas mis d’annonce dans les journaux mais c’est tout comme…
— Fini, fini ?
Elle se détesta de poser ces questions. Mais c’était plus fort qu’elle : il fallait qu’elle efface le silence entre eux en jetant des pelletés de questions idiotes.
— Maman ! Arrête ! Tu sais très bien que je n’aime pas quand…
— Bon…, déclara-t-elle en se levant. L’audience est terminée, je range !
Elle commença à débarrasser, à mettre les assiettes dans le lave-vaisselle.
— C’est pas tout ça, marmonna-t-elle, mais j’ai plein de choses à faire… Merci pour ce petit déjeuner, c’était délicieux…
Il faisait rouler les figues, maintenant. De ses longs doigts sur la table en bois. Sans se précipiter. Lentement, régulièrement.
Comme s’il avait tout son temps.
Comme s’il avait tout son temps pour poser la question qui le taraudait, la question qu’il savait qu’il ne fallait pas poser parce que sinon la femme en face de lui, cette femme qu’il aimait tendrement, avec qui il faisait équipe depuis si longtemps, avec qui il avait vaincu tant de dragons et de vipères, celle qu’il ne voulait surtout pas meurtrir ni blesser… cette femme-là serait meurtrie, blessée. Par sa faute. Parce qu’il rouvrirait une vieille blessure.
Il fallait qu’il sache.
Il fallait qu’il se mesure à cet autre-là. À cet inconnu.
Sinon, il ne serait jamais entier.
Il serait toujours une moitié.
Une moitié d’homme.
Elle était penchée sur le lave-vaisselle, rangeait les fourchettes, les cuillères et les couteaux dans le panier à couverts quand la question la frappa en pleine nuque.
Lâchement.
— Maman, c’est qui mon père ?
On a souvent tendance à croire que le passé est passé. Qu’on ne le reverra plus jamais. Comme s’il était inscrit sur une ardoise magique et qu’on l’avait effacé. On croit aussi qu’avec les années, on a passé à la trappe ses erreurs de jeunesse, ses amours de pacotille, ses échecs, ses lâchetés, ses mensonges, ses petits arrangements, ses forfaitures.
On se dit qu’on a bien tout balayé. Bien tout fait glisser sous le tapis.
On se dit que le passé porte bien son nom : passé.
Passé de mode, passé d’actualité, dépassé.
Enterré.
On a commencé une nouvelle page. Une nouvelle page qui porte le beau nom d’avenir. Une vie qu’on revendique, dont on est fier, une vie qu’on a choisie. Alors que, dans le passé, on ne choisissait pas toujours. On subissait, on était influencé, on ne savait pas quoi penser, on se cherchait, on disait oui, on disait non, on disait chiche sans savoir pourquoi. C’est pour cela qu’on a inventé le mot « passé » : pour y glisser tout ce qui nous gênait, nous faisait rougir ou trembler.
Et puis un jour, il revient.
Il emboutit le présent. S’installe. Pollue.
Et finit même par obscurcir le futur.
Shirley avait cru être débarrassée de son passé. Elle avait cru qu’elle n’en entendrait plus jamais parler. Il lui arrivait cependant d’y penser. Elle secouait la tête et croisait les doigts en murmurant va-t’en. Reste où tu es. Elle ne savait pas exactement pourquoi elle prononçait ces mots, mais c’était sa façon à elle de repousser le danger. De l’ignorer. Et voilà qu’il revenait. Par l’intermédiaire de celui qu’elle aimait plus que tout au monde, son propre fils.
Ce jour-là, devant le lave-vaisselle, devant le jaune des œufs qui traçait des zigzags sur les assiettes, Shirley sut qu’elle allait devoir affronter son passé.
Elle ne pourrait pas fuir. Pas cette fois. Elle avait déjà pris la fuite une fois.
Elle avait un fils de ce passé-là.
OK, se dit-elle en regardant le lave-vaisselle grand ouvert, OK…
Ça ne sert à rien de nier. Gary n’a pas été conçu par l’opération du Saint-Esprit. Gary a un père. Gary veut connaître son père. C’est tout à fait normal, respire un grand coup, compte un, deux, trois et affronte.
Elle mit en route le lave-vaisselle, prit un torchon, s’essuya les mains, compta un, deux, trois et se retourna vers son fils.
Le regarda droit dans les yeux et dit :
— Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ?
Elle entendit sa voix, trop haute, légèrement tremblante comme si elle était coupable. De quoi au juste, se reprit-elle, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Rien. Alors… Ne commence pas en courbant l’échine comme si tu avais commis un crime.
Elle croisa les bras sur sa poitrine et tout son corps se redressa. Un mètre soixante-dix-neuf prêt à encaisser le choc. Elle s’exhortait, elle s’exhortait pour ne pas laisser la peur lui couper les jambes. J’en ai vu d’autres. Je ne vais pas me laisser désarçonner par ce blanc-bec que j’ai nourri au sein.
— Je veux savoir qui est mon père et je veux faire sa connaissance.
Il avait parlé en articulant chaque syllabe. Il avait essayé d’adopter le ton le plus neutre possible. Ne pas l’accuser, ne pas lui demander des comptes, juste savoir.
Jusqu’à ce fameux jour, il ne se posait pas de questions.
Quand il remplissait des fiches pour l’école ou une demande de passeport, à l’emplacement du nom du père, il marquait « inconnu » comme si cela allait de soi, comme si tous les garçons du monde étaient nés de père inconnu, que les hommes étaient tous stériles et n’enfantaient jamais. Il était parfois étonné de l’air désolé que ce simple renseignement faisait naître sur le visage de certains, surtout chez les enseignantes qui passaient leur main dans ses cheveux en soupirant. Il souriait intérieurement et cherchait en vain pourquoi il était à plaindre.
Mais ce jour-là, à son club de squash, alors qu’il venait de finir une partie avec son copain Simon et se ruait vers la douche, ce dernier avait jeté en l’air il fait quoi, ton père déjà ? J’ai oublié… Gary avait haussé les épaules et répondu je n’ai pas de père en entrant dans la douche et en faisant couler l’eau brûlante. Comment ça… tu n’as pas de père ! On a tous un père ! Eh bien, pas moi ! avait répondu Gary en se savonnant et en faisant mousser le savon dans ses oreilles. Bien sûr que si, tu as un père…, avait insisté Simon de l’autre côté de la paroi.
Simon Murray était roux, de petite taille et perdait ses cheveux. Il essayait toutes les lotions censées lui garder quelques pousses sur la tête. Simon Murray était un scientifique. Il faisait partie d’une équipe qui étudiait en laboratoire la reproduction de l’asticot afin de fabriquer un antibiotique à base de sératicine, substance produite à partir de secrétions naturelles de larves de mouches vertes, capable de lutter contre les infections nosocomiales. Seul problème, précisait Simon, il nous faut à l’heure actuelle vingt tasses de jus d’asticot pour produire une goutte de sératicine ! Eh bien, mon pote ! t’es pas près de décrocher le Nobel, s’esclaffait Gary.
Ce jour-là, ce fut au tour de Simon Murray de s’esclaffer :
— Tu te prends pour Jésus ou quoi ? il avait rétorqué en sortant de sa douche et en s’étrillant vigoureusement le dos. Et ta mère, c’est la Vierge Marie ! Pas à moi, mon pote ! Si tu veux pas parler de ton père, dis-le et je t’en parlerai plus jamais, mais ne dis pas que t’en as pas ! C’est rigoureusement impossible.
Gary avait été blessé par le ton catégorique de son copain. Il n’avait pas répondu. Ou plutôt il avait grommelé not your business ! et Simon avait compris qu’il ne fallait pas insister.
Plus tard, dans sa chambre, alors qu’il écoutait pour la mille et unième fois un morceau du Clavier bien tempéré, la conversation avec Simon lui était revenue. Il avait reposé son paquet de chips biologiques – les seules que tolérait sa mère – et s’était dit tout haut, c’est vrai, quoi ! Il a raison ! J’ai forcément un père ! et cette découverte l’avait bouleversé.
Qui était cet homme ? Était-il vivant ? Où vivait-il ? Avait-il d’autres enfants ? Que faisait-il ? Pourquoi n’avait-il jamais donné signe de vie ? Il n’entendait plus le piano de Glenn Gould. Il s’était planté devant le miroir, avait imaginé un homme avec ses cheveux, ses yeux, son sourire, ses épaules qu’il jugeait trop étroites, s’était un peu voûté…
J’ai un père.
Et il était à la fois dévasté, enchanté, curieux, avide, étonné, angoissé, tremblant de questions.
J’ai un père.
Et comment s’appelle-t-il d’abord ?
Quand il était petit et qu’il demandait à sa mère s’il avait un père, sa mère disait sûrement, mais je m’en souviens pas… et puis un jour, en passant sous l’Arc de triomphe à Paris, elle lui avait montré la tombe du Soldat inconnu et avait ajouté, « inconnu comme ton père ». Gary avait regardé la petite flamme qui brûlait sous les hautes voûtes et avait répété « inconnu ».
Il n’avait plus jamais parlé de son père et l’avait baptisé Inconnu sur les fiches de l’école et d’ailleurs.
Mais ce matin-là, dans la cuisine de sa mère, il voulait connaître la vérité.
Et comme sa mère soupirait et ne répondait pas, il ajouta :
— Je veux tout savoir. Même si c’est dur à entendre…
— Maintenant ? Là ? Tout de suite ? Cela risque de prendre du temps…
— Je t’invite à dîner ce soir ? Tu es libre ?
— Non, j’entame une série de réunions avec mon association. On participe à un projet pour aller porter la bonne parole dans les écoles, il faut qu’on soit prêt. Je suis prise tous les soirs jusqu’à samedi…
— Alors samedi soir. Chez moi.
Shirley hocha la tête.
— Je te ferai la cuisine…
Elle sourit et dit :
— Si tu me prends par les sentiments…
Il se leva, s’approcha, ouvrit grand les bras et elle s’y engouffra la tête la première comme pour fuir une tempête.
Il lui caressa la tête tendrement et murmura :
— Maman, je ne serai jamais ton ennemi. Jamais…
Il l’embrassa, prit ses affaires, se retourna sur le pas de la porte, la regarda longuement et sortit.
Shirley se laissa tomber sur une chaise et compta un, deux, trois, ne pas m’affoler, un, deux, trois, dire toute la vérité, rien que la vérité même si elle n’est pas glorieuse.
Elle regardait ses mains qui tremblaient, ses jambes qui tremblaient et comprit qu’elle avait peur. Peur de ce passé qui revenait. Peur que son fils ne la juge. Peur qu’il lui en veuille. Peur que le lien incroyablement fort et beau qui existait entre eux se défasse d’un coup. Et ça, se dit-elle, en essayant de maîtriser le tremblement de ses bras, de ses jambes, je ne le supporterais pas. Je peux me battre contre des voyous, me faire arracher une dent sans anesthésie, recoudre une blessure à vif, me faire maltraiter par un homme en noir, mais lui, je ne veux pas le perdre de vue une seule minute. Je ne survivrais pas. Inutile de faire la fanfaronne, je perdrais le goût et la parole, le goût de la vie et la force de protester…
Il ne sert à rien de renier son passé, de repousser à plus tard, il vaut mieux l’affronter. Sinon le passé insiste, insiste et alourdit à chaque fois la note à payer jusqu’à ce qu’on plie les genoux et qu’on dise OK, je me rends, je dis tout…
Et parfois, il est trop tard…
Parfois le mal est fait…
Parfois il est trop tard pour avouer la vérité…
On ne vous croit plus. On n’a plus envie de vous croire, de vous écouter, de vous pardonner.
Elle se redressa, un, deux, trois, et se dit que samedi soir, elle lui dirait tout.
Il existe toutes sortes de gens nuisibles.
Le nuisible d’occasion, le nuisible par distraction, le nuisible oisif, le nuisible persistant, le nuisible arrogant, le nuisible repenti qui mord puis se jette à vos pieds en implorant votre clémence… Il ne faut jamais sous-estimer le nuisible. Ne jamais croire que l’on s’en défait d’un revers de manche ou d’un coup de torchon.
Le nuisible se révèle dangereux car le nuisible est comme le cafard : indestructible.
En cette fin de matinée, dans son bureau dont les hautes fenêtres donnaient sur Regent Street, juste au-dessus de la boutique Church’s et non loin du restaurant Wolseley où il se rendait presque chaque jour pour déjeuner, Philippe se disait qu’il allait devoir affronter une armée de cafards.
Cela avait commencé par un coup de téléphone matinal de Bérengère Clavert.
« La meilleure amie d’Iris », se vantait-elle en avançant la bouche pour mimer l’étendue de son affection.
Philippe n’avait pu retenir une grimace en entendant son nom.
La dernière fois qu’il avait vu Bérengère Clavert, elle s’était offerte à lui. Longues mèches de cheveux qu’elle soulevait du plat de la main, regard coulé sous cils baissés, poitrine offerte dans l’échancrure du corsage. Il l’avait sèchement remise à sa place et avait cru en être débarrassé.
— Que me vaut l’honneur ? demanda-t-il en enclenchant le haut-parleur et en prenant la pile de courrier que lui tendait Gwendoline, sa secrétaire.
— Je viens à Londres, la semaine prochaine, et je me disais que nous pourrions nous voir peut-être…
Et comme il ne répondait pas, elle ajouta :
— En tout bien tout honneur, bien sûr…
— Bien sûr, répéta-t-il en triant son courrier et en lisant d’un œil un article du Financial Times : « Plus rien ne sera jamais plus comme avant. Près de cent mille emplois vont être supprimés dans la City. Soit un quart des effectifs. Une page se tourne. L’âge d’or où un type moyen pouvait finir l’année avec un bonus de deux millions est révolu. » Suivait un chapeau qui expliquait : « Il ne s’agit plus de savoir combien d’argent on va perdre, mais il s’agit de survivre. On est passé de l’euphorie totale à la crise totale. » Un ancien employé de Lehman Brothers déclarait : « C’est violent. Les administrateurs judiciaires nous ont promis qu’on serait payés jusqu’à la fin de l’année, après cela va être chacun pour soi. »
Des mots comme leverager, credit rating, high yield, overshooter, étaient devenus des boules puantes qu’on jetait à la poubelle en se pinçant le nez.
— … et donc je me disais, poursuivait Bérengère Clavert, que l’on pourrait déjeuner ensemble pour que je te donne tout ça…
— Tu me donnes quoi ? demanda Philippe, délaissant la lecture du journal.
— Les carnets d’Iris… Tu m’écoutes, Philippe ?
— Et comment cela se fait-il que tu aies des carnets d’Iris ?
— Elle avait peur que tu tombes dessus et elle me les avait confiés… Il y a plein d’histoires croustillantes !
« Croustillantes », encore un mot qui le faisait grincer des dents.
— Si elle ne désirait pas que je les lise, je n’ai pas à les lire. Cela me paraît clair. Et il n’est donc pas nécessaire que l’on se voie.
Il y eut un long silence. Philippe allait raccrocher quand il entendit la voix sifflante de Bérengère :
— Tu es un mufle, Philippe ! Quand je pense que, chaque fois qu’on dit du mal de toi, je prends ta défense !
Philippe eut un petit mouvement de recul en entendant cette dernière phrase, mais préféra raccrocher. Nuisible et perverse, nota-t-il en demandant un café bien serré à Gwendoline qui passait la tête par la porte.
— Vous avez M. Rousseau en ligne… de votre bureau de Paris, chuchota-t-elle. Faites attention : il vocifère.
Raoul Rousseau. Son associé. Celui à qui il avait vendu ses parts et laissé la direction de son cabinet d’avocats après avoir décidé de prendre du recul. De ne plus passer toute sa vie à lire des alinéas, des contrats, à aligner des chiffres, des déjeuners d’affaires. Raoul Rousseau dit le Crapaud. Il dirigeait le bureau de Paris, avait la lèvre inférieure humide et épaisse de l’homme vorace. Philippe participait aux réunions du conseil d’administration et lui apportait des affaires de Londres, de Milan, de New York. Il travaillait dorénavant à mi-temps et cela lui convenait parfaitement.
Il prit la communication.
— Raoul ! Comment vas-tu ?
— Comment peux-tu poser une question aussi idiote ! s’emporta le Crapaud. C’est un tsunami ! Un véritable tsunami ! Tout se casse la figure ! Je nage au milieu des dossiers. Des contrats qui auraient dû être signés traînent, les gens s’affolent et se défilent, ils veulent des garanties et les banquiers grelottent ! Et moi, je rame comme un malade.
— Calme-toi et respire un bon coup…, le tempéra Philippe.
— Facile à dire ! On dirait que tu t’en laves les mains !
— Nous sommes tous concernés et nous serons tous touchés. Il ne sert à rien de gesticuler. Au contraire… Faut faire bonne figure !
— C’est la course contre la montre, mon vieux. Si tu ne gesticules pas, tu bascules dans le vide… Ils sont tous là, à chercher le vice dans la formulation du contrat pour ne pas signer, pas s’engager et, résultat des courses, tout est bloqué. C’est la merde, je te dis, c’est la merde ! Le tribunal de commerce croule sous les faillites et ce n’est que le début. On n’a encore rien vu !
— Nous avons des affaires saines, on ne s’énerve pas, on laisse passer l’orage et après on rachète…
— Du boulot de greffier, oui, mais pas du boulot qui rapporte ! Moi, je veux continuer à faire des affaires juteuses, je veux pas raccommoder les trous et grappiller quelques sous, je veux le gros lot !
— C’est fini le temps du gros lot…
— Réunion la semaine prochaine à Paris ! On met tout le monde au chômage technique en attendant. Tu peux venir quand ? Mon agenda ! hurla-t-il à sa secrétaire, apportez-moi mon agenda…
Ils convinrent d’une date et le Crapaud raccrocha en vociférant :
— Et t’as intérêt à trouver des solutions ! T’es payé pour ça, il me semble !
— Je ne suis pas payé, Raoul. Je ne suis pas ton employé, ne l’oublie jamais !
Philippe raccrocha, irrité. Quel cafard ! Un sale insecte qu’il aurait aimé écraser sous son talon. Bien sûr que tout allait s’effondrer… mais cela repartirait et ils rachèteraient à la baisse des valeurs avec lesquelles ils gagneraient encore plus d’argent.
Ou lui ne rachèterait pas.
Il laisserait les choses en état. Dans leur sale état.
Il s’en irait.
Ces derniers temps, il lui arrivait de plus en plus souvent d’être écœuré.
Par la rapacité des gens, leur manque de courage, leur manque de vision. Un marchand d’art à Los Angeles lui avait rapporté que les brokers jouaient les valeurs à la baisse dorénavant. Plus la Bourse perdait, plus ils gagnaient de l’argent. Et si ça remonte ? avait demandé Philippe. Ça ne remontera pas de sitôt, les gens ici pensent que ça va plutôt s’effondrer, en tout cas, ils s’y préparent.
Les temps allaient changer et ce n’était pas pour lui déplaire. Le monde débordait de passions sales. De l’écume jaunâtre sur un sentiment qui autrefois scintillait.
Il avait envie de se dépouiller.
Ce matin, en se levant, il avait vidé ses penderies et demandé à Annie de tout porter à la Croix-Rouge. Il avait ressenti une allégresse étrange à l’idée de ne plus voir dans ses placards ces costumes gris, ces chemises blanches, ces cravates rayées.
Il s’était dit en regardant le tas de vêtements à ses pieds, j’ai jeté l’uniforme.
Quand Philippe Dupin avait décidé de se retirer des affaires, de s’installer à Londres et de passer son temps en riche oisif à collectionner des œuvres d’art, la situation économique du monde semblait rassurante. Bien sûr, il y avait déjà eu des scandales financiers, des francs-tireurs qui se livraient à des opérations frauduleuses, mais la sphère économique mondiale ne paraissait pas menacée.
Aujourd’hui, la célèbre enseigne Woolworth était mise sous administration judiciaire et allait fermer. Plus de huit cents magasins et trente mille emplois étaient concernés. La City bruissait de rumeurs affolantes : avertissements sur résultats chez Marks & Spencer, Debenhams, Home Retail Group et Next, faillites annoncées d’une douzaine d’entreprises dites moyennes – entre cent et deux cent cinquante magasins –, disparition de quatre cent quarante chaînes d’ici la fin de l’année et deux cent mille chômeurs en plus. Même les entreprises de luxe n’étaient pas épargnées. Licenciements chez Chanel et Mulberry. Les mauvaises nouvelles s’égrenaient, lugubres. Chômage, pénurie du crédit, hausse des prix de l’alimentation et des transports en commun, chute de la livre sterling. Les mots sonnaient comme le lent balancement de croque-morts portant le cercueil de l’économie.
Cette crise semblait sérieuse. Le monde allait changer.
Il fallait qu’il change.
Et on ne le changerait pas en répétant les mêmes erreurs. La crise actuelle, pour le moment, frappait le secteur financier, mais elle n’allait pas tarder à descendre dans la rue, à toucher ces passants qu’il apercevait de sa fenêtre. Le monde avait besoin qu’on change de lunettes. Les gens devaient retrouver confiance en une économie qui fonctionne pour eux. Pour la rémunération d’un travail décent. Pas pour quelques privilégiés qui se remplissaient les poches sur leur dos.
La crise ne se résoudrait pas par des politiques au rabais. Le temps était à l’audace, à la générosité, aux risques à prendre pour que le monde redevienne humain.
Mais avant tout, il le savait, il faudrait que la confiance revienne.
La confiance, soupira-t-il en regardant la photo d’Alexandre sur son bureau.
On a tous besoin de croire, d’avoir confiance, de savoir qu’on peut donner tout son cœur à un projet, une entreprise, un homme ou une femme. Alors, on se sent fort. On se frappe la poitrine et on défie le monde.
Mais si on doute…
Si on doute, on a peur. On hésite, on chancelle, on trébuche.
Si on doute, on ne sait plus rien. On n’est plus sûr de rien.
Il y a soudain des urgences qui n’auraient pas dû être des urgences.
Des questions qu’on ne se serait jamais posées et que l’on se pose.
Des questions qui, soudain, ébranlent les fondements mêmes de notre existence.
J’aime l’art ou je spécule ? s’était-il demandé le matin même en se rasant et en entendant à la radio que le seul record à retenir des dernières ventes aux enchères à Londres était le taux des invendus.
Il collectionnait depuis qu’il était tout petit. Il avait commencé par les timbres, les boîtes d’allumettes, les cartes postales. Et puis un jour, il était entré avec ses parents dans une église à Rome.
San Luigi dei Francesi.
L’église était petite, sombre, froide. Le bord des marches pour y accéder était ébréché, certaines pierres descellées. Un mendiant, assis sur le côté, tendait un poignet décharné.
Il avait lâché la main de sa mère et était entré à pas de loup.
Comme s’il pressentait qu’une rencontre magnifique l’attendait…
Qu’il devait s’y présenter seul.
Il avait aperçu un tableau, accroché dans une petite chapelle sur la gauche. Il s’était approché et, tout à coup, il n’avait plus su s’il entrait dans le tableau ou si le tableau entrait dans sa tête. Rêve ou réalité ? Il restait là, figé, le souffle coupé, à pénétrer les ombres et les couleurs de cette Vocation de saint Matthieu. Bouleversé par la lumière qui jaillissait du tableau. Heureux, si heureux qu’il n’osait pas faire un pas de peur de rompre l’enchantement.
Il ne voulait plus partir.
Plus sortir du tableau.
Il tendait la main pour caresser le visage de chaque personnage, levait le doigt pour entrer dans le rayon de lumière, s’asseyait sur le tabouret en repoussant son épée sur le côté comme l’homme qui lui tournait le dos.
Il avait demandé s’il pouvait l’acheter. Son père avait ri. Un jour peut-être… si tu deviens très riche !
Était-il devenu riche pour retrouver cette émotion de petit garçon devant une peinture dans une église sombre de Rome ? Ou était-il devenu riche et avait-il oublié la pureté de ces premières émotions pour ne plus penser qu’au profit ?
— Mme Clavert à nouveau, le prévint Gwendoline. Sur la une… Et voilà, la liste de vos prochains rendez-vous.
Elle lui tendit un papier qu’il posa sur le bureau.
Il décrocha et demanda, courtois :
— Oui, Bérengère…
— Tu sais, Philippe, tu devrais peut-être les lire, ces carnets. Parce qu’ils te concernent, toi et quelqu’un qui t’est cher…
— À qui fais-tu allusion ?
— À Joséphine Cortès. Ta belle-sœur.
— Qu’est-ce que Joséphine vient faire là-dedans ?
— Iris la mentionne plusieurs fois et pas de manière anodine…
— Normal, elles étaient sœurs !
Mais pourquoi je lui parle ? Cette femme est mauvaise, cette femme est envieuse, cette femme salit tout ce qu’elle touche.
— Elle serait tombée amoureuse d’un professeur d’université… Elle se serait confiée à Iris qui se moquait de sa petite sœur si coincée… Je pensais que cela pourrait t’intéresser… Vous vous êtes beaucoup rapprochés à ce que j’ai entendu dire…
Elle eut un petit rire.
Philippe se taisait. Partagé entre l’envie de savoir et l’aversion qu’il éprouvait pour Bérengère Clavert.
Le silence s’installa. Bérengère sut qu’elle avait frappé juste.
Piquée au vif d’avoir été repoussée une nouvelle fois, elle avait décidé de rappeler et de le blesser à son tour. Pour qui se prenait-il, cet homme qui la rejetait ? Iris lui avait rapporté un jour que Philippe affirmait : Bérengère est un être inutile. Et nuisible, en plus !
Il prétendait qu’elle était nuisible. Elle le lui prouverait.
Le silence se prolongeait et Bérengère jubilait. Ainsi, c’était vrai ce qu’on lui avait raconté : Philippe Dupin en pinçait pour sa petite belle-sœur. Ils auraient même commencé une liaison avant la mort d’Iris. Elle poursuivit, hardie et insinuante :
— Elle l’aurait rencontré pour ses recherches sur le douzième siècle… Un beau professeur d’université… Il habite Turin… Divorcé, deux enfants. À l’époque, il ne s’était rien passé. Il était marié. Et tu connais Joséphine, elle a des principes et elle ne s’assied pas dessus. Mais il s’est rendu libre et il paraît qu’on les a vus ensemble, l’autre jour à Paris. Ils semblaient très proches… C’est une amie qui m’a dit ça. Elle travaille à la Sorbonne et connaît ta belle-sœur.
Philippe pensa un instant à Luca, puis se dit que Luca n’était ni professeur d’université, ni marié, ni père de famille. Et puis, Luca était interné depuis le mois de septembre dans une clinique en province.
— C’est tout ce que tu as à me dire, Bérengère ?
— Il s’appelle Giuseppe… Au revoir, Philippe… Ou plutôt arrivederci !
Philippe enfonça les deux mains dans ses poches comme s’il voulait en crever la doublure. Impossible, se dit-il, impossible. Je connais Joséphine, elle me l’aurait dit. C’est même pour cela que je l’aime. Elle est droite comme une épée.
Il n’avait jamais imaginé que Joséphine pourrait avoir une autre vie.
S’intéresser à un autre homme que lui.
Se confier, rire, lui prendre le bras en marchant…
Il se demanda pourquoi il n’y avait jamais pensé.
Son premier rendez-vous était arrivé. Gwendoline lui demanda s’il pouvait le recevoir.
— Une minute, demanda-t-il.
Oui mais…
Elle ne veut pas me blesser.
Elle ne sait pas comment me le dire.
Depuis des mois, elle ne répond ni à mes fleurs ni à mes lettres ni à mes mails.
Il fit entrer son rendez-vous.
C’était le type de client qui parle, parle et demande simplement qu’on opine à ce qu’il dit. Afin d’être rassuré. Il portait une veste beige en tweed et une chemise jaune. Son nœud de cravate suivait la ligne de son nez : de travers.
Philippe opinait et suivait la ligne du nez et la ligne de la cravate.
L’homme parlait, il acquiesçait, mais dans sa tête revenait la même interrogation « oui mais si… ».
Si Bérengère disait vrai…
Il s’était séparé d’Iris avant que celle-ci meure tragiquement.
Leur histoire s’était interrompue à New York. Il avait écrit le mot FIN sur la nappe blanche d’une table du Waldorf Astoria[5].
Quand il avait appris sa mort, il avait été choqué, triste. Il s’était dit quel gâchis ! Il avait pensé à Alexandre. La photographie de Lefloc-Pignel dans les journaux, son air hostile, buté l’avait longtemps hanté. Ainsi c’est cet homme qui a tué ma femme… C’est cet homme.
Puis les traits de la photo s’étaient estompés. Il n’avait gardé d’Iris que l’image d’une femme belle et vide.
Une femme qui avait été la sienne…
Ce soir, il appellerait Dottie et lui demanderait si elle avait le temps de boire un verre.
Dottie était sa confidente, son amie. Dottie avait un regard doux et des cils blonds. Des os qui pointaient sous ses hanches et des cheveux de bébé.
Il ne dormait plus avec elle. Il ne voulait pas se sentir responsable d’elle.
Qu’est-ce que tu veux ? lui avait-elle avoué un soir où elle avait un peu bu, où elle approchait sa cigarette si près de ses cheveux qu’il avait eu peur qu’elle y mette le feu, je crois bien que je t’aime. Oh ! Je sais, je ne devrais pas te le dire, mais c’est comme ça, je n’ai pas envie de faire semblant… Je découvre l’amour et je ne connais rien à la stratégie de l’amour… Je sais très bien que je suis en train de foutre ma vie en l’air. Mais je m’en fous. Au moins, j’aime… et c’est beau d’aimer. C’est pas bon de souffrir, mais c’est beau d’aimer… Ça ne m’était jamais arrivé. J’ai cru que j’avais aimé avant toi, mais je n’avais fait que tomber amoureuse. Tu ne décides pas d’arrêter d’aimer. Tu aimes pour la vie… Et c’est là toute la différence.
Toute la différence…
Il comprenait. Il lui arrivait de confisquer des femmes pour un soir. Un week-end.
Il remarquait la courbe d’une épaule au détour d’une rue à Chelsea, la suivait. L’invitait à dîner, s’allongeait auprès d’elle quelques nuits. Au petit matin, elle demandait dans un an, te souviendras-tu de moi ? Il ne répondait pas, elle ajoutait dans un an, avec qui tu seras ? Avec qui je serai ? Puis tu m’aimes un peu quand même ? Il restait la bouche sèche, le sourire figé. Tu vois bien… dans un an, tu seras avec une autre, tu m’auras oubliée…
Il protestait vivement.
Il savait qu’elle avait raison.
Il avait passé une nuit avec une Brésilienne qui se vantait d’écrire cinq heures par jour et de faire autant d’heures de gymnastique afin que le corps et l’esprit s’équilibrent. En la quittant, il avait déchiré le papier sur lequel elle avait noté son numéro de téléphone et suivi des yeux les confettis qui voletaient.
Il était parti en week-end avec une avocate qui avait emporté ses dossiers et passait son temps le téléphone coincé contre l’épaule. Il avait payé la note de l’hôtel, laissé un mot et pris la fuite.
Sur le chemin du retour, dans les embouteillages, il s’était rappelé ses débuts et son désir de conquérir le monde. New York et son premier boulot dans un cabinet d’avocats international. Il était le seul Français. Il avait appris à travailler à l’américaine. La belle maison qu’il fallait louer dans les Hamptons, les soirées de charité où il enfilait un smoking et paradait, une femme séduisante à son bras, différente à chaque fois. Des costumes chers qui venaient d’Angleterre, des chemises de chez Brooks Brothers, des déjeuners au Four Seasons. Il se regardait dans la glace en se rasant, il souriait à son reflet, se brossait les dents, choisissait son costume, sa cravate, pensait c’est si facile de conquérir les femmes quand… il s’arrêtait, honteux…
Quand on a l’impression qu’on sort d’un film dont on est le héros.
Et il avait rencontré Iris Plissonnier.
Son cœur s’était mis à battre. Une minute devenait un siècle. Il n’avait plus de certitudes, le film était cassé. Ou plutôt si… Il était sûr d’une seule chose : ce serait elle. Personne d’autre. Il s’était glissé dans sa vie avec l’aisance d’un prestidigitateur. Avait sorti huit as de ses manches et l’avait tirée d’un sale pétrin. L’avait convaincue de l’épouser. L’avait-il aimée ou avait-il aimé la belle image qu’elle donnait d’elle-même ? La belle image du couple qu’ils formaient ?
Il ne savait plus.
Il ne reconnaissait plus l’homme qu’il avait été autrefois.
Il se demandait s’il s’agissait du même type.
Ce matin-là, après avoir écouté les propos de l’homme au nez et à la cravate de travers et l’avoir raccompagné jusqu’à la porte, il s’appuya contre le battant de bois verni et ses yeux retombèrent sur la photo d’Alexandre. Il soupira. Que sait-on de ceux près de qui nous vivons ? Quand on croit les connaître, ils se dérobent.
Alexandre dérivait depuis la mort de sa mère. Il s’était enfermé dans un silence poli comme si les questions qu’il se posait étaient trop graves pour qu’il les pose à son père.
Chaque matin, au petit déjeuner, Philippe attendait qu’il parle. Un jour, il l’avait attrapé par le cou et lui avait demandé, et si tu séchais les cours et qu’on allait se promener tous les deux ? Alexandre avait refusé poliment, j’ai un devoir blanc de maths, je ne peux pas.
Il me fuit. Est ce possible qu’il m’en veuille de m’être affiché avec Joséphine ? Ou est-ce le souvenir de sa mère qui le rattrape ?
Alexandre n’avait pas pleuré au Père-Lachaise. Pas un tremblement de lèvre ni de voix pendant la crémation. Est-ce qu’il lui en voulait de ne pas avoir su protéger sa mère ?
Pour le meilleur et pour le pire, pour le meilleur et pour le pire…
Durant ces derniers mois, son fils avait grandi, sa voix avait mué, des poils et des petits boutons rouges lui poussaient sur le menton. Il avait pris de la hauteur dans tous les sens du terme : physique et mentale. Il n’était plus son petit garçon. Il devenait un étranger…
Comme Iris était devenue une étrangère.
C’est drôle, se dit Philippe, on peut vivre côte à côte et ne presque rien savoir de l’autre. Se perdre de vue en se parlant chaque jour. Dans ma vie conjugale avec Iris, j’étais un invité. Une silhouette qui passait dans les couloirs, s’asseyait à table et repartait travailler dans son bureau. Le soir, je dormais avec un masque et des boules Quies.
Bientôt Alexandre aurait quinze ans, l’âge où les parents sont une source d’embarras. Il lui arrivait de sortir le samedi soir. Philippe le déposait et revenait le chercher. Ils ne se parlaient guère dans la voiture. Ils avaient chacun des gestes de solitaire. Alexandre tapotait ses poches pour vérifier qu’il avait bien ses clés, son portable, un peu d’argent puis se tournait vers la vitre, y posait son front et contemplait les lumières mouillées de la ville.
Philippe reconnaissait certains de ses gestes. Il souriait en regardant la route.
On était fin novembre et il faisait un drôle de froid pénétrant et humide. Alexandre traversait le parc pour rentrer chez lui et pestait parce qu’on lui avait encore piqué ses gants fourrés. C’était que des voleurs dans ce lycée. À peine posait-on des gants ou une écharpe, si on ne les clouait pas des yeux, on était sûr de se les faire piquer. Sans parler des portables ou des iPod, parce que ceux-là valait mieux les planquer.
Il aimait rentrer chez lui en marchant.
Il traversait un bout de Hyde Park puis sautait dans un bus. Le 24, le 6 ou le 98. Il avait le choix. Il descendait à George Street sur Edgware Road et marchait jusqu’à chez lui, au 48 Montaigu Square. Il aimait beaucoup son nouveau quartier. Sa chambre donnait sur un petit parc privé dont son père avait la clé. Une fois par an, les riverains ouvraient le parc et organisaient un pique-nique. Son père était chargé du barbecue et de la cuisson de la viande.
En métro, il risquait de rester bloqué un quart d’heure dans un tunnel et alors, il pensait à sa mère. Elle revenait toujours dans les tunnels, quand le métro s’arrêtait…
Dans le noir de la forêt dansant dans le rayon des phares avant de se faire planter un couteau dans le cœur. Il rentrait le cou dans le col de son manteau et se mordait les lèvres.
Il s’interdisait de dire « maman, maman… », sinon il ne répondait plus de rien.
Il passait par le parc. Il marchait de South Kensington à Marble Arch. Il s’entraînait à faire des pas de plus en plus grands comme s’il était monté sur un compas. Parfois, il tirait si fort sur ses jambes qu’il avait peur de les déchirer.
Ce qui l’occupait vraiment depuis la rentrée, c’était de dire adieu.
Il s’entraînait à dire adieu à chaque personne qu’il croisait comme s’il devait ne plus jamais la revoir, comme si elle allait mourir derrière son dos et il observait ensuite la peine que ça lui faisait. Adieu à la fille qui l’accompagnait jusqu’au bout de la rue. Elle s’appelait Annabelle, avait un long nez, des cheveux couleur de neige, des yeux dorés avec des petits points jaunes et, quand il l’avait embrassée, un soir, ça l’avait fait loucher. Il avait arrêté de respirer.
Il s’était demandé s’il l’avait bien fait.
Adieu à la petite vieille qui traversait la rue en souriant à tout le monde… Adieu à l’arbre aux branches tordues, adieu à l’oiseau qui plante son bec dans un bout de pain de mie sale, adieu au cycliste qui porte un casque en cuir rouge et or, adieu, adieu…
Ils vont disparaître, ils vont mourir derrière mon dos, et moi, je ressens quoi ?
Rien.
Il faudrait pourtant que je m’entraîne à ressentir quelque chose, se persuada-t-il en choisissant de marcher sur la pelouse plutôt que sur l’allée en dur. Suis pas normal. À force de ne rien ressentir, ça fait un grand trou à l’intérieur et ça me rend fou. J’ai pas l’impression d’être sur terre.
Parfois c’était comme s’il flottait au-dessus du monde, qu’il regardait les gens de loin, de très loin.
Peut-être que si on en parlait à la maison, je ressentirais quelque chose. Ça me ferait comme un entraînement et, à la fin, il sortirait de ma poitrine, cette espèce de grand trou qui me fait voir la vie de si loin.
On ne parlait pas de sa mère à la maison. Personne n’abordait le sujet. Comme si elle n’était pas morte. Comme s’il avait bien raison de ne rien ressentir.
Il essayait de parler avec Annie, mais elle secouait la tête et lui répondait, qu’est-ce que tu veux que je te dise, mon pauvre petit, je l’ai pas connue ta mère, moi.
Zoé et Joséphine. Avec elles, il aurait pu parler. Ou plutôt Joséphine aurait trouvé les bons mots. Elle aurait réveillé quelque chose en lui. Quelque chose qui aurait créé un lien entre lui et la terre. Il aurait cessé d’être un aviateur indifférent.
Il ne pouvait pas se confier à son père. C’était trop délicat. Il lui semblait même que c’était la dernière personne avec qui il souhaitait en parler.
Ça devait être compliqué dans la tête de son père. Y avait sa mère et y avait Joséphine. Il ne savait pas comment il faisait pour s’y retrouver.
Lui, ça l’aurait rendu fou d’être entre deux filles et de les aimer toutes les deux. Rien que de penser au baiser avec Annabelle, ça lui prenait toute la tête. La première fois qu’ils s’étaient embrassés, c’était par hasard. Ils s’étaient arrêtés en même temps au feu, avaient tourné en même temps la tête et hop ! leurs lèvres s’étaient jointes et ça avait le goût d’un buvard un peu sucré, un peu collant, qu’on se poserait sur les lèvres. Il avait voulu recommencer la fois d’après, mais c’était plus pareil.
Il était remonté dans l’avion. Il s’était vu d’en haut, il avait perdu l’émotion.
Au lycée ou dans les boums, il était souvent seul parce qu’il passait pas mal de temps à jouer au jeu de « dire adieu ». Et de ce jeu-là, forcément, il ne pouvait parler à personne. Dans un sens, il préférait. Parce que si on lui demandait pourquoi c’est toujours ton père qui vient te chercher ? Elle est où ta mère ? il savait pas très bien quoi répondre. S’il disait elle est morte, le garçon ou la fille faisait une drôle de tronche, comme si on lui avait refilé un truc bien lourd qui puait bien fort. Alors c’était plus simple de parler à personne. Et de ne pas avoir d’amis.
En tout cas, pas de meilleur ami.
Il pensait à tout cela en marchant dans le parc, en donnant des coups de pied dans des mottes de gazon qu’il soulevait, vertes d’un côté et marron de l’autre et il aimait bien ça, passer du vert au marron, du marron au vert, quand il s’immobilisa parce qu’il avait aperçu un drôle de truc.
D’abord, il crut que c’était un épouvantail qui agitait les bras et plongeait dans une de ces grosses poubelles cylindriques posées au milieu du parc. Puis il vit le tas de chiffons se redresser, sortir des affaires de la poubelle et les enfourner sous un grand poncho, retenu sous le menton par un crochet.
C’est quoi, ça ? se demanda-t-il en essayant de regarder sans regarder vraiment pour ne pas se faire remarquer.
C’était une vieille femme avec que des choses pourries sur elle. Des chaussures pourries, une couverture pourrie, des mitaines pourries, des bas en laine noirs avec des trous qui laissaient voir une peau pourrie et une sorte de bonnet enfoncé sur les yeux.
De là où il était, il pouvait pas voir la couleur de ses yeux. Mais il était sûr d’une chose, c’était une clocharde.
Sa mère avait peur des clochards. Elle traversait la rue pour les éviter, le prenait par la main et sa main tremblait dans la sienne. Il se demandait pourquoi. Ils avaient vraiment pas l’air méchant.
Sa mère. Elle s’intéressait à lui quand elle avait un trou dans son emploi du temps. Elle se tournait vers lui comme si elle se rappelait soudain qu’il était là. Elle le frictionnait, répétait mon amour, mon amour, qu’est-ce que je t’aime ! Tu le sais, ça, mon petit amour chéri ? comme s’il fallait qu’elle s’en convainque. Il ne répondait pas. Il avait appris tout petit qu’il ne fallait pas qu’il s’abandonne parce qu’elle le lâcherait comme elle l’avait pris. Comme un parapluie. Il éprouvait de la sympathie pour les parapluies qu’on oublie tout le temps partout.
Les seules fois où sa mère paraissait sincère, les seules fois où elle ne jouait pas à être la merveilleuse Iris Dupin, c’est quand elle voyait un mendiant dans la rue. Elle hâtait le pas en disant non, non, ne regarde pas ! Et s’il demandait pourquoi elle était passée si vite, pourquoi elle avait peur, elle s’agenouillait, lui prenait le menton et disait non, non, je n’ai pas peur, mais ils sont si laids, si sales, si pauvres…
Elle le serrait contre elle et il entendait son cœur battre comme un fou.
Ce soir-là, il passa à côté de la clocharde sans la regarder, sans s’arrêter. Il eut juste le temps de voir qu’elle traînait, accroché à la taille, un fauteuil roulant.
Le lendemain, il la revit. Elle avait mis de l’ordre dans ses cheveux blancs ondulés. Elle avait planté deux barrettes de chaque côté. Des barrettes de petite fille avec un dauphin bleu et un dauphin rose. Elle était assise dans le fauteuil roulant et avait posé très sagement ses mains toutes sales, toutes noires dans des mitaines multicolores sur ses genoux. Elle regardait passer les gens et les suivait en se dévissant la tête comme si elle ne voulait pas en perdre une miette. Elle souriait, tranquille, et cherchait un rayon de soleil en tendant ses joues ridées.
Il passa devant elle et il sentit qu’elle le détaillait avec beaucoup d’attention.
Le lendemain, elle était là encore, assise sur son fauteuil roulant, et il passa un peu plus lentement. Elle lui fit un grand sourire et il eut le temps de lui répondre avant de détaler.
Le jour d’après, il s’approcha. Il avait préparé deux pièces de cinquante pence pour les lui donner. Il voulait voir ses yeux. C’était comme une idée fixe qui l’avait saisi le matin : et si elle avait les yeux bleus ? Des grands yeux bleus, liquides comme l’encre d’un encrier.
Il s’approcha. Resta légèrement à distance. Hocha la tête. Muet.
Elle le regardait en souriant. Sans rien faire.
Il s’approcha, jeta les pièces sur ses genoux en faisant attention de bien viser. Elle baissa les yeux sur les pièces, les toucha avec ses doigts noirs aux ongles fendus, les mit dans une petite boîte cachée sous son bras droit et le regarda.
Alexandre fit un pas en arrière.
Elle avait deux grands yeux bleus. Deux grands lacs de glaciers comme sur les photos dans son livre de géographie.
— Je te fais peur, luv ?
Elle voulait dire love mais prononçait luv comme le marchand de journaux à côté de la maison.
— Un peu…
Il n’avait pas envie de lui mentir. De faire le fanfaron.
— Pourtant je t’ai rien fait, luv.
— Je sais…
— Mais je te fais peur quand même… C’est parce que je suis mal habillée…
Les yeux bleus avaient l’air de s’amuser. Elle sortit un peu de tabac d’une autre boîte en métal cachée sous son bras et entreprit de se rouler une cigarette.
— Tu fumes, luv ?
Elle léchait le papier à cigarettes et ne le quittait pas des yeux.
Ils étaient bleus, ses yeux, mais ils étaient aussi délavés. C’étaient comme des yeux d’occasion, des yeux qui avaient beaucoup vécu.
— Tu es amoureux, luv ?
Il rougit.
— T’es grand. T’as l’âge d’avoir une amie… Elle s’appelle comment ?
— …
— Elle la connaît, ta maman ?
— Elle est plus là.
— Elle est partie ?
— Elle est morte.
Ça y est ! Il l’avait dit. C’était la première fois. Il eut envie de pousser un long cri. Il l’avait dit.
— I’m sorry, luv…
— Non. Vous saviez pas, c’est tout.
— Elle a eu une longue maladie ?
— Non…
— Ah ! Elle est morte dans un accident…
— Oui, si vous voulez…
— Tu veux pas en parler ?
— Pas maintenant…
— Tu reviendras me voir peut-être…
— Elle avait des yeux bleus, elle aussi…
— Elle était triste ou heureuse ?
— Je sais pas…
— Ah… tu sais pas.
— Je dirais plutôt triste, je crois…
Il chercha dans sa poche s’il avait encore de l’argent. Trouva une autre pièce de cinquante pence et la lui tendit. Elle la refusa :
— Non, luv, garde-la… J’ai été contente de parler avec toi.
— Mais vous allez manger quoi ?
— T’occupe, luv.
— Bon alors, salut !
— Salut, luv…
Il partit. En marchant tout droit, tout raide. Il voulait à tout prix paraître plus grand. Bon, il n’avait pas joué à son jeu idiot, il lui avait pas dit adieu en la quittant, il lui avait juste dit salut, mais il ne voulait surtout pas qu’elle croie qu’il allait revenir lui parler chaque jour. Fallait pas exagérer. Il lui avait parlé d’accord, mais il n’avait pas dit grand-chose. Juste que sa mère était morte. N’empêche que c’est la première fois que j’en parle, et il eut envie de pleurer et il se dit que c’était quand même pas une honte de pleurer parce que sa mère était morte. C’était même une sacrée bonne raison.
Et, comme il sentait le regard de la vieille dans son dos, il se retourna et lui fit un signe de la main. Elle doit avoir un prénom, il se dit, juste avant de monter dans l’autobus. Elle doit avoir un prénom. Il passa devant le conducteur sans montrer sa carte de transport et se fit rappeler à l’ordre. Il s’excusa.
Le conducteur ne plaisantait pas.
Il avait juste eu très peur de ne plus jamais la revoir en posant le pied dans l’autobus.
Zoé jeta son cartable sur le lit et alluma l’ordinateur.
Deux messages. De Gaétan.
Du Guesclin vint se jeter dans ses jambes. Elle lui prit la tête, le frotta entre les yeux, le gratta, en chantonnant mais oui, je sais, mon tout noir, mon tout laid, je sais que je t’ai manqué, mais tu vois, y a Gaétan qui m’écrit et je peux pas m’occuper que de toi… Elle est pas rentrée, maman ? Elle va pas tarder, t’en fais pas !
Du Guesclin écoutait, les yeux fermés, la chanson de Zoé et se laissait aller en balançant la tête puis, quand elle eut fini, il s’étala au pied de son bureau et étira les pattes comme s’il avait fait assez d’exercice pour toute la journée.
Zoé retira son manteau, son écharpe, enjamba le corps de Du Guesclin et s’installa devant l’ordinateur. Lire ses messages. Lentement. En prenant tout son temps. C’était son rendez-vous d’amour quand elle rentrait du lycée.
Gaétan vivait à Rouen depuis la rentrée. Dans une petite maison à Mont-Saint-Aignan que ses grands-parents avaient mise à la disposition de sa mère. Il était inscrit en seconde dans une institution privée. Il n’avait pas d’amis. N’allait pas boire de café en sortant de l’école. Ne faisait partie d’aucune bande. N’allait pas en boum. N’était pas inscrit sur Facebook. Il avait dû changer de nom de famille.
« Je ne sais même plus comment je m’appelle. J’te jure quand on fait l’appel, il se passe une plombe avant que je réalise que c’est moi, Mangeain-Dupuy ! »
Zoé finissait par se demander si ça avait été une bonne idée qu’il change de nom. Parce que d’accord, on avait beaucoup parlé de son père dans les journaux et puis, au bout d’une semaine, on était passé à une autre histoire, aussi terrifiante.
Ses grands-parents avaient insisté. Gaétan était devenu un Mangeain-Dupuy. Du nom de la banque familiale.
Zoé ne faisait pas le rapport entre Gaétan et le meurtrier de sa tante, Iris. Gaétan était Gaétan, son amoureux qui lui faisait gonfler des ballons dans le cœur. Chaque soir dans son journal, elle écrivait : « Je danse sous le soleil, je chante sous le soleil, la vie est belle comme un plat de tagliatelles ! »
Elle avait scotché une photo de Gaétan au pied de la lampe, à côté de l’ordinateur, et lisait ses mails en y jetant des coups d’œil. Aller-retour, aller-retour. Cela faisait comme un dessin animé.
Parfois, elle avait l’impression qu’il était triste, parfois qu’il était gai. Parfois, il souriait.
Le premier mail s’ouvrit.
« Zoé, y’a un mec dans le lit de maman. Je viens d’arriver du lycée, il est cinq heures, et elle est au lit avec un mec ! Elle a entendu du bruit dans l’entrée et elle a crié “je suis pas toute seule”. Ça me rend malade. Je suis en bas comme un con. Domitille, elle est jamais là. Je me demande ce qu’elle fabrique et Charles-Henri, il passe ses journées à bosser. Je l’ai jamais vu ce type, juste ses baskets pourries dans l’entrée et sa veste en cuir sur le canapé. Et ça pue la clope dans la maison. J’en peux plus. Vivement que je me casse ! »
C’était le premier message. Un peu plus tard, il en avait envoyé un autre :
« Je l’aime pas. Je l’aime pas d’avance. Il est chauve, il a des lunettes, bon d’accord, il est grand et pas trop mal fringué et gentil, mais, de toute façon je l’aime pas. Je m’inquiète pour maman, c’est affreux et elle est en colère contre moi genre “j’ai pas de comptes à te rendre !”. Mais si ! Elle a des comptes à me rendre ! Je suis trop en colère contre elle. On dirait une gamine de quinze ans ! Tu sais où elle l’a rencontré le Chauve ? Sur MEETIC !!! Il fait au moins cinq ans de moins qu’elle. Je le déteste. J’en reviens pas, je t’jure, j’en reviens pas ! »
Zoé souffla bruyamment. Mince alors ! se dit-elle, Isabelle Mangeain-Dupuy s’envoie en l’air avec un chauve rencontré sur Meetic. On a dû lui brancher un nouveau cerveau quand elle a changé de nom.
Zoé se souvint de la mère de Gaétan : frêle, chétive, une ombre qui grelottait en robe de chambre, courait après ses enfants pour les embrasser puis s’arrêtait net comme si elle avait oublié pourquoi elle courait et tenait souvent des propos incohérents tu es une jolie petite fille, tu manges des Vache-qui-rit ?
Elle avait bien changé. Ça devait être parce qu’elle avait arrêté de prendre des tranquillisants. Mais de là à draguer des types sur Meetic ! Y avait des filles dans sa classe qui disaient que c’était vachement bien. On perd pas de temps en longs discours, je te plais, tu me plais et on se fourre au lit en buvant du rhum-Coca. Elles racontaient sûrement ça pour se vanter, mais n’empêche qu’elle, ça l’aurait terrorisée de sauter dans le lit d’un mec qu’elle ne connaissait pas. Avec Gaétan, ils l’avaient pas encore fait. Ils attendaient.
Elle dormait avec le vieux pull qu’il lui avait laissé. Sauf qu’il n’avait plus d’odeur. Elle avait beau enfoncer le nez dans chaque maille, le tordre, le frotter, l’éplucher, il ne sentait plus rien. Quand Gaétan viendrait à Paris, elle le rechargerait.
Elle répondit à Gaétan. Lui dit qu’elle comprenait, que c’était pas agréable d’apprendre que sa mère s’envoyait en l’air avec un chauve de chez Meetic, qu’il était pas le seul à avoir des problèmes, que, dans sa classe, y avait une fille qui avait deux mamans et que, toutes les deux, elles voulaient venir aux réunions de parents d’élèves et que la fille, elle s’appelait Noémie, avait dit à Zoé qu’elle voulait pas que toute l’école sache qu’elle avait deux mamans. Elle avait pris Zoé comme confidente parce qu’elle savait que Zoé avait eu des galères avec son père. Elles s’étaient promis que, lorsqu’elles seraient vieilles, à quarante ans, elles boiraient du rosé en se disant qu’elles n’étaient pas comme leurs parents. Qu’elles avaient tenu le coup.
« Mais c’est vrai que deux mamans, c’est embarrassant, écrivit Zoé, comme toi avec le blouson et les baskets du Chauve. Ça me fait penser que j’ai vu les nouveaux propriétaires qui s’installent dans ton ancien appart, ce soir, en rentrant de l’étude. Ça fait bizarre de voir des gens chez toi… »
Elle n’avait jamais été invitée chez Gaétan. Ses parents interdisaient à leurs enfants de recevoir des copains. Ils se retrouvaient dans la cave de Paul Merson. C’est là qu’ils avaient échangé leur premier baiser.
Quand elle avait vu les déménageurs dans l’appartement de Gaétan, elle avait passé la tête et aperçu deux messieurs, un qui devait avoir dans les trente-cinq et un autre plus vieux. Ils discutaient de l’emplacement des meubles. Ils n’avaient pas l’air d’accord et le ton montait. Mais on a dit que ça, c’était notre chambre, disait le plus jeune, alors on met notre lit là et on n’en parle plus !
Leur lit ! Ils dormaient dans le même lit.
« … tu sais qui habite chez toi maintenant ? Un couple d’homos. Un vieux et un moins vieux… Yves Léger et Manuel Lopez. C’est ce qui est écrit sur l’interphone. Ils ont tout fait repeindre, tout changé, le plus vieux parlait de son bureau, et le plus jeune de sa salle de gym. Qu’est-ce qu’ils font comme boulots, d’après toi ? Tu veux qu’on fasse des paris ? »
Elle voulait surtout lui changer les idées pour qu’il pense à autre chose.
« … et l’appart des Van den Brock aussi a été vendu. À un couple tout à fait convenable. M. et Mme Boisson. Ils pourraient s’appeler Poisson, ils ont des yeux de cabillaud froid. Ils ont deux fils qui viennent les voir le dimanche. Deux grosses têtes, c’est Iphigénie qui me l’a dit, ils ont fait tous les deux de grandes études. Et quand Iphigénie dit ça, faut voir comme elle arrondit la bouche ! Deux grosses têtes, avec des lunettes, des chemises boutonnées sous un pull en V et des cheveux bien aplatis. Toujours habillés pareil. Un parapluie accroché au bras. Ils montent les escaliers en levant les genoux très haut. On dirait les Dupond. Ils prennent jamais l’ascenseur. Le père a l’air sévère ; sa bouche est comme une fermeture Éclair, et la mère, on dirait bien qu’elle n’a jamais pété de sa vie ! Tu te rappelles quand Mme Van den Brock mettait ses airs d’opéra et qu’on entendait la musique dans tout l’escalier ? Eh bien, c’est fini, ça va être plus calme à moins que les deux homos soient des danseurs de tango ! »
Si elle ne lui arrachait pas un sourire avec cette galerie de portraits, elle se retirait de la littérature. Elle adorait noter les petits détails de la vie. Comme Victor Hugo. Elle aimait beaucoup Victor Hugo. Et Alexandre Dumas. « Ah ! Ah ! dit-il en brésilien, langue qu’il ne connaissait pas. » Cette phrase la faisait mourir de rire. Elle l’avait offerte à Gaétan, mais il n’avait pas ri.
Elle avait été déçue.
Elle mit When the rain begins to fall, poussa le son à fond et dansa comme toutes les fois qu’elle voulait oublier ou célébrer quelque chose. Elle se déhanchait, faisait les deux voix et finissait en sueur, débraillée, avec le collant qui la grattait tellement elle avait transpiré. Elle faisait claquer l’élastique en hurlant You’ve got to have a dream to just hold on, et envoyait des baisers à Gaétan. Il était son rainbow in the sky, the sunshine in her life ! And I will catch you if you fall…
Elle finit son mail en lui donnant rendez-vous sur MSN et en lui demandant quand il venait à Paris. Pas de problème, il habiterait chez elle. Et comme ça, sa mère pourrait roucouler avec le Chauve. Elle regretta d’avoir écrit ça et l’effaça. Elle signa : « Ton amoureuse. »
Elle appuyait sur « Envoyer maintenant » quand elle entendit la porte d’entrée claquer. C’était sa mère qui rentrait.
Du Guesclin se leva d’un bond et courut renverser Joséphine qui dut s’appuyer contre le mur pour rester debout. Zoé éclata de rire.
— Qu’est-ce qu’il t’aime, ce chien ! Ça va, petite mère ?
— J’en ai ras le bol de traîner en bibliothèque, c’est plus de mon âge ! Et je vais te dire un autre truc : j’en ai ras le bol du douzième siècle.
— Mais tu vas quand même te présenter à ton HDR…, demanda Zoé, inquiète.
— Bien sûr ! T’es bête ! T’as vu ? Y a des nouveaux au quatrième !
— Oui. Un couple d’homos.
— Et comment tu sais ça ?
— J’ai pointé mon nez dans leur appart et y a qu’un seul lit !
— Deux homos dans l’appartement de Lefloc-Pignel ! La vie a de ces ironies !
— Tu veux que je te fasse des pâtes au saumon, ce soir ?
— Avec plaisir. Je suis morte…
— Je vais chercher la recette dans mon cahier noir…
— Tu la connais pas par cœur ?
— Si. Mais j’aime bien la relire pour être sûre de rien oublier… Qu’est-ce que je ferais si je le perdais ? Elle soupira et fronça les sourcils. J’y tiens à ce cahier, maman, y a toute ma vie dedans !
Joséphine sourit et pensa mais elle ne fait que commencer ta vie, mon amour.
Dans son cahier, Zoé ne se contentait pas de recopier des recettes de cuisine, elle marquait scrupuleusement qui les lui avait données et dans quelles circonstances. Elle notait aussi la plupart de ses pensées et la progression de ses états d’âme. Ça l’aidait à faire le point quand elle se sentait triste.
Il y avait des choses qu’elle ne disait qu’à son cahier.
« Maman, elle croit qu’elle peut s’en sortir toute seule parce qu’elle l’a déjà fait, mais c’est parce qu’elle était bien obligée. Mais il lui manque quelqu’un à ses côtés. Elle est trop fragile. Elle a eu une vie pas drôle… La vie lui a trop bousillé l’âme. Même si je ne sais pas tout, je le sais quand même. Et moi, je dois absorber le malheur pour le lui retirer…
C’était un gros cahier noir. Sur la couverture, elle avait collé des photos de son père, de sa mère, d’Hortense, de Gaétan, de sa copine Emma, du chien Du Guesclin, ajouté des vignettes, des gommettes, des perles, des morceaux de mica, dessiné un soleil, une lune qui rigolait, découpé un morceau de carte postale du Mont-Blanc et un autre morceau d’une île tropicale avec palmiers et crustacés.
À la recette « tagliatelles au saumon », elle avait noté : « C’est Giuseppe, un copain de maman, qui me l’a donnée. Il fait des recherches sur le Moyen Âge comme maman. Il chante Funiculi funicula en roulant des yeux presque blancs. Je ne sais pas comment il se débrouille pour qu’on ne voie que le blanc de ses yeux. Il fait des tours de magie aussi. Il parle très bien français. Il dit qu’il aurait aimé avoir une fille comme moi, parce que lui, il n’a que des garçons. Je crois bien qu’il est amoureux de maman, mais maman dit que non. Depuis la rentrée, il vient dîner à la maison quand il est à Paris. C’est un soir après un dîner où j’avais fait des endives au gratin qu’il m’a donné la recette des pâtes au saumon pour me remercier tellement mes endives étaient bonnes. Il a précisé que c’était un secret de famille, qu’il la tenait de sa maman, Giuseppina. Ça veut dire Joséphine en italien et, quand il a dit ça, il a appuyé son regard sur maman. C’est un homme très séduisant, avec des chemises qui portent ses initiales, des cachemires de toutes les couleurs. Il a de très beaux yeux gris-bleu. Il est italien, mais ça, on le sait tout de suite, ça saute aux yeux. Il est très scrupuleux pour le temps de cuisson des pâtes ; il faut les remuer sans arrêt pour qu’elles ne collent pas et ne pas oublier de mettre de l’huile d’olive dans l’eau de cuisson et du gros sel. Il dit pas “huile”, il dit “ouile, amore”. La première fois que j’ai voulu faire la recette, j’ai laissé tomber le saumon par terre et Du Guesclin a tout mangé ! J’étais furax de chez furax. »
Elles étaient en train de déguster les pâtes au saumon quand on sonna à la porte.
C’était Iphigénie.
Elle s’assit tout essoufflée sur la chaise que lui désigna Joséphine et remit ses cheveux bien en place en les lissant du plat de la main, geste inutile, car ils se redressèrent aussitôt en épis rouges et bleu marine. Iphigénie changeait souvent de couleur de cheveux et, ces derniers temps, tentait des colorations de plus en plus audacieuses.
— Je reste pas longtemps, madame Cortès. J’ai laissé les enfants seuls dans la loge et puis vous êtes en train de manger… mais il faut absolument que je vous dise… J’ai reçu un courrier du syndic. Il veut me reprendre la loge !
— Comment ça ? Il n’a pas le droit ! Donne-moi un peu de sel, Zoé, s’il te plaît…
— Quoi ? C’est pas assez salé ? Pourtant j’ai fait comme Giuseppe m’avait dit…
Iphigénie s’impatientait.
— Mais si, madame Cortès, il a tous les droits. Elle fait des envieux, ma loge, depuis que vous m’avez tout remis en beau et y en a une qui la veut. Je le sais, j’ai fait la fouine et je me suis renseignée. Il paraît qu’elle est beaucoup plus chic que moi – elle porte le twin-set et le collier de perles blanches – et que, dans l’immeuble, y en a qui se plaignent que je suis pas assez classe. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Que je parle grec et latin et donne des leçons de maintien ? Franchement, madame Cortès… Est-ce qu’on demande à une gardienne de descendre de la cuisse à Jupiter ?
Elle secoua la tête et marqua sa désapprobation en faisant un bruit de trompette bouchée avec ses lèvres.
— Vous savez d’où viennent les attaques, Iphigénie ?
— Mais de tout le monde, madame Cortès ! Ils ont tous un fer à repasser dans les fesses ici… L’autre jour, je jouais avec les enfants, je m’étais déguisée en Obélix avec deux oreillers dans la culotte et une casserole sur la tête quand Mme Pinarelli a frappé à la porte. Il était neuf heures du soir, c’est ma vie privée tout de même, neuf heures du soir ! Je lui ai ouvert et elle a failli avaler sa langue de vipère ! Elle a dit je suis médusée par ce spectacle, Iphigénie ! Je l’appelle pas Éliane, moi, je l’appelle Mme Pinarelli ! Et je lui demande pas si c’est normal que son fils à plus de cinquante ans habite encore chez elle !
— Bon, je vais appeler le syndic… demain, je vous promets…
— Je vais vous dire un autre truc, madame Cortès, le syndic… je crois bien qu’il…
Elle frotta ses index l’un contre l’autre.
— Qu’il fricote…, traduisit Joséphine. Avec qui ?
— Avec celle qui veut reprendre la loge. J’en suis sûre ! C’est mon septième sens qui clignote. Et il me dit que je suis en danger et que je gêne.
— Je vais voir ce que je peux faire, Iphigénie, et je vous tiens au courant, promis !
— Avec vous, il va prendre des gants, madame Cortès. Il va devoir vous écouter. D’abord, parce que vous êtes une personnalité, ensuite, après ce qui est arrivé à votre sœur – elle fit son bruit de trompette bouchée –, il va vous ménager.
— Vous en avez parlé à M. Sandoz ? demanda Zoé qui aurait bien aimé marier M. Sandoz et Iphigénie.
M. Sandoz lui faisait de la peine à soupirer en vain. Elle le croisait souvent dans l’entrée. Ou dans la loge. Digne et triste dans son imperméable blanc qu’il pleuve ou pas. Un peu gris de teint. Cet homme, pensait Zoé, on dirait une cheminée éteinte. Manque plus qu’une allumette pour lui mettre la lumière. Il se tenait, de profil, un peu voûté comme s’il essayait de devenir transparent. Invisible.
— Non. Pourquoi je lui en parlerais ? Quelle drôle d’idée !
— Sais pas, moi. À deux, on est plus fort… et puis, vous savez, il a beaucoup vécu ! Il m’a raconté des bouts de sa vie. Des bouts d’autrefois avant qu’il connaisse la grande épreuve qui l’a presque tué…
— Ah ! fit Iphigénie, guère intéressée par ce que lui racontait Zoé.
— Même qu’il a travaillé autrefois dans le cinéma. Il peut vous parler de plein de vedettes. Il les a bien connues… Il a commencé tout gamin sur des tournages, y en avait plein à Paris à l’époque ! Il servait de garçon à tout faire. Il a peut-être encore des relations.
— Mais je suis pas vedette, moi, je suis gardienne. Il connaît rien au monde des gardiennes !
— On sait jamais…, soupira Zoé de façon mystérieuse.
— Je me suis toujours débrouillée toute seule, ce n’est pas aujourd’hui que je vais m’accoupler pour éviter l’adversité ! siffla Iphigénie. Et puis, vous savez quoi ? Il m’a menti sur son âge. L’autre soir, y a ses papiers qui sont tombés de sa poche revolver, je les ai ramassés et j’ai jeté un coup d’œil sur sa carte d’identité. Eh bien ! Il s’est rajeuni de cinq ans ! C’est pas soixante ans qu’il a, c’est soixante-cinq ! Si j’ai bien compté… Il veut faire son beau, son intéressant. D’ailleurs les bonshommes, ça n’apporte que des problèmes, crois-moi, ma petite Zoé. Fuis-les si tu as un sou de bon sens…
— Quand on partage, on est moins triste…, protesta Zoé en pensant à la cheminée éteinte de M. Sandoz.
Iphigénie se leva, ramassa un tube de rouge à lèvres et des bonbons tombés de sa poche et partit en faisant son petit bruit de trompette et en répétant amoureux, amoureux, comme si c’était la solution !
Joséphine et Zoé entendirent la porte claquer.
— Te voilà à nouveau transformée en petite sœur des pauvres, sourit Zoé.
— La petite sœur des pauvres, elle tombe de sommeil et réfléchira à tout ça demain. Tu te lèves à quelle heure ?
Josiane pénétra dans le salon où se tenait son fils, Junior. Elle revenait de Monoprix et tirait un caddie de fruits frais, de poissons au ventre brillant, de légumes vert chlorophylle, de fruits de saison, de gigot d’agneau qui tète encore sa mère, de rouleaux de Sopalin, de produits d’entretien, de bouteilles d’eau minérale et de jus d’orange.
Elle s’immobilisa et observa son fils d’un air désolé. Il était assis dans un fauteuil, un livre posé sur les genoux. Habillé comme un collégien anglais, pantalon de flanelle grise, blazer bleu marine, chemise blanche, cravate rayée vert et bleu, baskets noires. Un petit monsieur. Il lisait et leva à peine les yeux quand elle entra.
— Junior…
— Oui, mère…
— Où est Gladys ?
Gladys était la dernière employée de maison qu’ils avaient engagée. Une jeune Mauricienne, svelte et longue, qui passait le chiffon sur les meubles en ondulant des hanches au rythme du CD qu’elle glissait dans la chaîne hi-fi. Une domestique lente et nonchalante qui avait le mérite d’aimer les enfants. Et Dieu. Elle avait commencé à lire la Bible à Junior et lui tapait sur les doigts quand il évoquait le petit Jésus. On dit Grand Jésus ! Jésus est grand, Jésus est Dieu, Jésus est ton Dieu et tu dois le chanter chaque jour. Alléluia ! Dieu est notre berger, il nous conduit vers les verts pâturages de la félicité. Junior était subjugué par le verbe de Gladys et Josiane soulagée d’avoir enfin trouvé une nounou qu’il semblait accepter.
— Partie…
— Comment ça, « partie » ? Partie faire des courses, partie poster une lettre, partie acheter un Lego…
En entendant le mot « Lego », Junior haussa les épaules.
— Un Lego, pour qui ? Tu joues encore à ça à ton âge ?
— JUNIOR ! hurla Josiane. Assez ! Tu entends, assez de… de…
— Persiflages. Oui, tu as raison, mère, j’ai été irrespectueux… Je te prie de m’en excuser.
— ET ARRÊTE DE M’APPELER MÈRE ! Je suis ta maman, pas ta mère…
Il avait repris la lecture de son livre et Josiane se laissa tomber, face à lui, sur un pouf en cuir noir, les mains nouées qu’elle agitait comme un encensoir en essayant de comprendre. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que je Vous ai fait pour que Vous m’envoyiez ce… cet… Elle ne trouvait pas le mot pour qualifier Junior. Elle fit un effort, se reprit et demanda :
— Où est donc partie Gladys ?
— Elle a donné sa démission. Elle ne me supporte plus. Elle prétend qu’elle ne peut pas faire le ménage et me lire Les Caractères de La Bruyère en même temps. Elle prétend en plus que c’est le livre d’un mort, d’un cadavre, qu’il ne faut pas déranger les morts et nous nous sommes vigoureusement empoignés à ce sujet.
— Elle est partie…, répéta Josiane en se tassant sur son pouf. Mais ce n’est pas possible, Junior ! C’est la sixième en six mois.
— Compte rond. Remarquable. Nous avons donc des employées mensuelles.
— Mais qu’est-ce que tu as fait ? Elle avait l’air de s’être habituée pourtant…
— C’est ce vieux La Bruyère qui lui donne de l’urticaire. Elle prétend qu’elle n’y comprend rien, qu’il n’écrit pas en français. Que les vers grouillants de son cadavre viennent nous narguer. Elle m’a demandé de redescendre sur terre, à mon époque, et alors, pour lui faire plaisir et pour l’occuper, je lui ai suggéré de me trouver une paire de mocassins à ma taille car ces baskets à scratchs jurent terriblement avec ma tenue. Elle a prétendu que ce n’était pas possible et, comme j’insistais, elle s’est mise dans une rage froide et a rendu son tablier. Depuis, j’essaie d’apprendre à lire tout seul et je pense que je vais y arriver. En associant des sons et des syllabes, en travaillant par binômes, ce n’est pas si compliqué…
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! se lamenta Josiane, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Tu te rends compte : tu as deux ans, Junior ! Pas quatorze !
— Tu n’as qu’à compter les années comme pour les canidés, tu multiplies mon âge par sept et j’ai quatorze ans… Après tout, je vaux bien un chien.
Devant l’air abasourdi de sa mère, il ajouta plein de compassion :
— Ne t’inquiète pas, mère chérie, je saurai me débrouiller dans la vie, je ne me fais aucun souci… Qu’as-tu acheté de bon ? Cela fleure le légume frais et la mangue juteuse.
Josiane ne l’entendit pas. Elle ruminait. Pendant des années, j’ai voulu un enfant, pendant des mois et des mois, j’ai attendu, espéré, consulté des spécialistes et le jour où j’ai su qu’enfin, enfin… je portais un bébé, ce jour-là a été le plus heureux de ma vie…
Elle se souvenait comment elle avait traversé la cour de l’entreprise de Marcel pour aller retrouver Ginette, sa copine, et lui annoncer l’heureux événement, comment elle avait eu peur de casser l’œuf dans son ventre en se tordant la cheville et en tombant sur les pavés, comment Marcel et elle s’étaient recueillis, agenouillés devant le Divin Enfant… Elle rêvait de ce bébé, elle rêvait de lui enfiler des grenouillères bleues, d’embrasser ses menottes mignonnes, de lui voir faire ses premiers pas, de le voir tracer ses premières lettres, déchiffrer ses premiers mots, elle rêvait de recevoir des cartes de fête des Mères avec des phrases toutes cassées, toutes bancales, des phrases dont la maladresse fait fondre de bonheur, des phrases qui balbutient en mots éclaboussés de crayons de couleur « Bonne fête maman »…
Elle rêvait.
Elle rêvait encore de l’emmener au parc Monceau, de lui attacher une girafe à roulettes au poignet et de le regarder faire rouler sa girafe dans les allées de graviers blancs sous le grand érable rouge. Elle rêvait qu’il soit barbouillé de Choco BN et elle rêvait de lui nettoyer les babines en grommelant mais qu’est-ce que t’as fait, mon petit cœur d’amour ? en le pressant contre elle, si heureuse, si heureuse de le tenir bien au chaud sur son sein et de le bercer en le grondant parce qu’elle ne savait pas bercer sans gronder. Elle rêvait de l’emmener à sa première école, de le remettre en reniflant à la maîtresse, de le regarder derrière la vitre et de lui faire un petit signe de la main ça va aller, ça va aller, pas plus rassurée que lui qui aurait braillé en la regardant s’éloigner, elle rêvait de lui apprendre à colorier, à faire de la balançoire, à jeter du pain aux canards, à chanter des comptines imbéciles, il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille, et ils auraient ri tous les deux parce qu’il n’arrivait pas à prononcer grenouille.
Elle rêvait…
Elle rêvait de faire les choses une par une, lentement, doucement, de grandir avec lui en lui tenant la main, en l’accompagnant sur le long chemin de la vie…
Elle rêvait d’avoir un enfant comme tous les enfants du monde.
Et elle se retrouvait avec un surdoué qui, à deux ans, voulait apprendre à lire en déchiffrant Les Caractères de La Bruyère. Et puis d’abord, c’est quoi, un binôme ?
Elle releva les yeux sur son fils et l’observa. Il avait refermé son livre et la contemplait avec bienveillance. Elle soupira oh ! Junior… en caressant la barbe des poireaux qui dépassait du caddie.
— Disons hardiment une chose triste et douloureuse pour toi, mère chérie, je ne suis pas un enfant lambda et, qui plus est, je refuse de me comporter comme ces crétins que tu me forces à fréquenter au parc… De pauvres bambins qui tombent sur leur culotte et braillent quand on leur ôte leur tototte.
— Mais tu ne veux pas faire un effort et essayer de te conduire comme tous les petits garçons de ton âge, au moins lorsqu’on est en public ?
— Tu as honte de moi ? demanda Junior en devenant tout rouge.
— Non… je n’ai pas honte, je suis mal à l’aise… Je voudrais être comme toutes les autres mamans et tu ne fais rien pour m’aider. L’autre jour quand on est sortis, tu as crié salut la bignole ! à la concierge et elle a failli en avaler son dentier !
Junior éclata de rire et se gratta les côtes.
— Je ne l’aime pas cette femme, elle a une façon de me reluquer qui me dégoûte…
— Oui mais moi, j’ai dû lui dire qu’elle avait mal entendu et que tu avais bafouillé bagnole. Elle t’a regardé d’un drôle d’air et m’a dit que tu étais bien précautionneux pour ton âge…
— Elle voulait dire précoce, je suppose.
— Peut-être, Junior… n’empêche que si tu m’aimais, tu essaierais de te comporter de manière à ce que ma vie ne soit pas un long frisson d’angoisse à l’idée de ce que tu vas bien pouvoir sortir !
Junior promit de faire un effort.
Et Josiane poussa un soupir découragé.
Ce jour-là, ils allèrent au parc Monceau. Junior avait accepté la tenue que lui avait proposée sa mère, une tenue tout à fait adaptée à son âge, salopette et doudoune bien chaude, mais avait refusé la poussette. Il s’appliquait à marcher à grandes enjambées afin de développer le grand adducteur et le plantaire grêle. C’est ainsi qu’il appelait les muscles des jarrets.
Ils firent une entrée tout à fait classique dans le parc. Franchirent les lourdes grilles noires en se tenant la main et en souriant benoîtement. Josiane s’assit sur un banc, tendit à Junior un ballon. Il accepta sans broncher, laissa tomber la balle qui rebondit jusqu’à un petit garçon de son âge. Il s’appelait Émile et Josiane le voyait souvent avec sa mère, une femme charmante qui lui adressait de grands sourires et dont elle espérait se faire une amie.
Les deux gamins jouèrent un moment ensemble, mais Junior jouait… comment dire… avec un certain détachement. On sentait bien qu’il réfrénait son impatience. Il envoyait la balle à Émile qui, une fois sur deux, trébuchait en cherchant à la bloquer et se relevait avec difficulté. Quel ballot ! lâcha Junior entre ses dents. La mère d’Émile n’entendit pas. Elle couvait les deux enfants d’un regard attendri.
— Ils sont mignons, n’est-ce pas ? Ils jouent bien ensemble…
Josiane opina, heureuse d’être enfin une mère normale qui produit un fils normal qui joue à un jeu normal avec un copain de son âge. Il faisait beau, les colonnes du temple grec resplendissaient d’un blanc vaporeux, d’un blanc de pierre chauffée par un soleil d’hiver, les bouleaux, les hêtres et les noyers agitaient les maigres branches que les frimas n’avaient pas encore dépouillées. Un cèdre du Liban au sommet large et aplati s’épanouissait, royal, ignorant les bourrasques, et les pelouses soigneusement entretenues formaient de larges taches vertes où l’œil pouvait se reposer.
Elle ouvrit un bouton de son manteau de laine pour laisser échapper un souffle de bonheur. Bientôt viendrait l’heure du goûter, elle sortirait de son sac un paquet de gâteaux et un biberon de jus d’orange. Comme toutes les mères. Comme toutes les mères, scandait-elle en poussant les graviers blancs du bout de ses chaussures.
C’est alors que la mère d’Émile ajouta :
— Que diriez-vous si votre petit Marcel venait jouer un après-midi avec Émile à la maison ? Nous n’habitons pas loin, nous en profiterions pour prendre le thé toutes les deux et bavarder…
Josiane fut propulsée au firmament du bonheur. Elle flottait et se raccrochait au rouge de l’érable, au vert du gazon pour ne pas s’envoler d’émotion. Enfin, une amie ! Une mère avec laquelle échanger des recettes de cuisine, des remèdes pour les dents qui poussent, les fièvres soudaines, les éruptions cutanées, des renseignements sur les écoles, les crèches et les garderies. Elle ronronna d’aise. Elle avait trouvé une solution à son tourment de mère : elle demanderait à Junior de jouer au bébé quelques heures chaque jour, heures pendant lesquelles elle le promènerait, l’exhiberait, le moucherait, le mignardiserait et, le reste du temps, elle le laisserait étudier tous les livres, les manuels d’histoire, les recueils de mathématiques qu’il voudrait. Ce n’était pas si difficile finalement, il suffisait que chacun fasse des concessions.
Elle imaginait de longs après-midi où sa solitude ne serait plus qu’un lointain souvenir, où les deux gamins babilleraient pendant qu’elle se confierait à sa nouvelle amie. Et qui sait, s’enflamma-t-elle, on pourrait même organiser des dîners entre couples. Des sorties. Aller au théâtre, au cinéma. Peut-être même jouer à la canasta. Cela nous ferait des amis. Nous n’en avons pas beaucoup, Marcel et moi. Il passe son temps à travailler. À son âge ! Il serait temps qu’il s’économise… Presque soixante-neuf ans ! Ce n’est pas raisonnable de ne jamais se détendre et de travailler comme un forçat de Tataouine.
Junior avait entendu la proposition de la mère d’Émile et, raidi dans une posture peu gracieuse, les fesses en arrière et les poings sur les hanches, le visage congestionné à l’idée des longues heures de supplice qui l’attendaient, il guettait la réponse de Josiane, comptant bien qu’elle soit négative. En aucun cas, il ne désirait passer du temps avec ce demeuré déformé par son paquet de couches-culottes qui, une fois sur deux, s’écroulait quand il s’agissait de viser le ballon. Il resta ainsi, oscillant sur sa base, cramoisi de colère, ignorant le nain qui voulait à tout prix lui renvoyer le ballon et s’élançait en titubant pour continuer l’échange. Quand sa mère répondit oui, ce serait formidable, ils s’entendent si bien, il donna un tel coup de pied dans la balle que celle ci alla dévisser la tête du pauvre Émile qui tomba raide sur le gravier.
La mère se leva en hurlant, prit l’enfant dans ses bras, maudit Junior, le traita de criminel, de pervers sournois, d’assassin, de nazillon en culottes et s’enfuit en emportant son Émile encore inerte loin de son bourreau.
Ce jour-là, Josiane rangea le ballon, la girafe à roulettes, le paquet de Choco BN, le biberon de jus d’orange et quitta le parc en jetant un dernier coup d’œil aux pelouses vertes, au petit temple en pierre, à l’érable rouge, aux allées blanches comme on dit adieu à un paradis perdu.
Elle ne dit mot à son fils et avança telle une reine outragée.
Junior, furieux, la précédait en bougonnant qu’on ne pouvait décidément faire confiance à personne, qu’il s’était prêté au jeu pour gratifier sa mère mais qu’en aucun cas, il ne pouvait accepter de passer des après-midi avec un ignare, un importun, un sot qui ne s’était même pas rendu compte qu’il gênait. Un garçon habile aurait compris qu’il n’était là que pour faire bonne figure. Il n’aurait pas insisté. Il aurait de lui-même abandonné la balle et renvoyé Junior à sa délicieuse solitude. Je sais que la vie est encombrée de sots, soupira Junior, et qu’il faut s’accommoder de cette pénible réalité, mais cet Émile me dégoûte trop. Qu’elle me trouve donc un fort en maths ou un bricoleur de fusées. J’apprendrais les racines carrées et la force centrifuge. J’ai su tout ça autrefois, il faut juste que je me rafraîchisse la mémoire.
Ils étaient arrivés près de chez eux et contournaient le kiosque à journaux quand Junior aperçut à l’étalage, glissée sous le plastique transparent d’un magazine, une boussole. Il s’arrêta et se mit à baver de plaisir. Une boussole ! Il ne sut dire pourquoi, mais cet objet lui parut familier. Où avait-il déjà vu une boussole ? Dans un livre d’images ? Sur le bureau de son père ? Ou dans son autre vie…
Il pointa le doigt sur le magazine qui recelait, caché dans ses plis, le précieux objet et ordonna :
— Je veux ça !
Josiane détourna la tête et lui fit signe d’avancer.
— Je veux une boussole… Je veux savoir comment ça marche.
— Tu n’auras rien. Tu as été odieux. Tu es un petit garçon égoïste et cruel.
— Je ne suis ni égoïste ni cruel. Je suis curieux, j’ai envie d’apprendre, je refuse de jouer au bébé et je veux savoir comment marche une boussole…
Josiane l’attrapa par la main et le traîna vers la porte d’entrée de leur immeuble. Junior se raidit et, enfonçant ses baskets à scratchs dans le macadam, tenta de ralentir la marche de sa mère qui finit par le prendre sous le bras, le poussa dans l’ascenseur, lui donna deux gifles et le jeta dans sa chambre dont elle ferma la porte à clé.
Junior rugit et frappa de toutes ses forces :
— Je hais les femmes. Ce sont des coquettes stupides et vaniteuses qui ne pensent qu’à leur plaisir et se servent des hommes ! Quand je serai grand, je serai homosexuel…
Josiane se boucha les oreilles et partit pleurer dans la cuisine.
Elle pleura longtemps, elle pleura abondamment, elle pleura son rêve perdu de mère heureuse. Elle se consola en se disant que c’était le lot de toutes les mères de désirer un enfant parfait, un enfant selon leur cœur et que le Ciel vous en envoyait un avec lequel il fallait bien s’entendre. Si on était chanceuse, on recevait un petit Émile, si on ne l’était pas, il valait mieux s’adapter.
Elle alla délivrer son fils et ouvrit la porte de la chambre.
Il reposait sur la moquette dans ses habits froissés. Il avait tant crié, tant tempêté, tant martelé la porte qu’il s’était écroulé de fatigue et dormait comme dorment les braves après avoir ferraillé trois jours et trois nuits, ses boucles rousses emmêlées, des plaques pourpres sur le cou, les joues, la poitrine. Un faible ronflement sortait de sa bouche aux gencives en feu. Un Hercule terrassé qui gisait à terre, fiévreux et chaud de colère.
Elle se laissa tomber à côté de lui. Le regarda dormir. Songea quand il dort, c’est un bébé, c’est mon bébé, il m’appartient. Elle le contempla longuement, le souleva, le prit entre ses jambes comme une guenon qui épouille son petit, le berça en chantonnant maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? Mais oui, mon gros bêta, s’ils n’en avaient pas, ils ne marcheraient pas…
Junior ouvrit un œil et déclara la chansonnette idiote.
— C’est la mère qui est bête, pas l’enfant, protesta-t-il, à moitié réveillé. Les bateaux ont pas de jambes !
— Dors, mon bébé, dors… Maman est là qui t’aime et qui te protège…
Il rugit de bonheur, enfonça sa tête et ses poings dans le ventre de sa mère qui le reçut, des larmes aux yeux, l’enveloppa de ses bras et continua à chantonner dans le noir de la chambre.
— Maman…
Josiane tressaillit sous la douce appellation et resserra son étreinte.
— Maman, tu sais pourquoi La Bruyère a écrit Les Caractères ?
— Non, mon bébé d’amour, mais tu vas me l’apprendre…
Il restait enfoui dans son giron et expliqua à voix basse :
— Eh bien, vois-tu, il aimait beaucoup une fillette dont le père était imprimeur et qui s’appelait Michallet. Il l’aimait d’un amour pur. Elle emplissait son âme de beauté. Un jour, il se demanda quel mariage on lui ferait faire à cette petite puisqu’elle n’avait guère de dot. Alors, il alla trouver le père, le sieur Michallet, et lui donna le manuscrit des Caractères sur lequel il travaillait depuis des années. Il lui dit : « Tenez, mon brave, imprimez donc cette chose et si cela fait un profit, il ira à votre fille et constituera sa dot. » Ce que fit Michallet et c’est ainsi que Mlle Michallet fit un beau mariage… N’est-ce pas admirable, maman ?
— Oui, mon bébé, c’est admirable. Parle-moi encore de La Bruyère. Il m’a l’air d’un type très bien…
— Il faut le lire surtout, tu sais… Quand je saurai lire couramment, je te ferai la lecture. On n’aura plus besoin d’aller au parc, on restera tous les deux et je te tapisserai la tête de belles choses… Car je veux apprendre le grec et le latin pour lire Sophocle et Cicéron dans le texte.
Il fronça les sourcils, sembla réfléchir et ajouta :
— Maman, pourquoi cette ire, tout à l’heure ? Tu n’as pas vu que ce garçonnet, Émile, était stupide et empoté ?
Josiane attrapa une boucle rousse entre ses doigts et la fit glisser d’un doigt à l’autre comme un long fil qu’on passe dans le métier à tisser.
— Je voudrais tant que tu sois comme les autres, comme tous les enfants de ton âge… Je ne veux pas d’un génie, je veux un bébé de deux ans.
Junior resta silencieux un moment puis dit :
— Je ne comprends pas. Je t’évite tant de soucis en m’élevant moi-même… Je croyais que tu serais fière de moi. Tu me fais de la peine, tu sais, en ne m’acceptant pas comme je suis… Tu ne vois en moi que ma différence, mais ne discernes-tu pas aussi à quel point je t’aime et tous les efforts que je fais pour te plaire ? Ce n’est pas parce que je suis différent qu’il faut m’en tenir rigueur…
Josiane éclata en sanglots et l’étouffa de baisers mouillés de larmes.
— Je suis désolée, mon bébé, désolée… Essayons de trouver des moments comme celui-là, tous les deux, des moments où mon cœur s’épanche, où j’ai l’impression que tu es à moi, et je te promets que je ne t’imposerai plus de stupide Émile.
Il lui demanda en bâillant promis ? Elle chuchota promis et il se laissa tomber comme un poids mort dans un sommeil profond.
Le soir, alors que Marcel Grobz se glissait dans le lit conjugal, cherchant de ses gros doigts aux poils roux le doux corps de sa femme, Josiane le repoussa et lui dit :
— Faut qu’on parle…
— De quoi ? demanda-t-il en grimaçant.
Il avait attendu toute la journée l’instant magique où il se poserait sur le corps de Josiane et la pénétrerait lentement, puissamment, en lui murmurant dans l’oreille tous les mots doux qu’il avait engrangés entre des papiers à signer, une colonne d’incendie à réparer, un fournisseur chinois et un fabricant de meubles de cuisine qui refusait de baisser sa marge.
— De ton fils. Je l’ai surpris aujourd’hui à lire Les Caractères de La Bruyère.
— Sacré fiston ! Oh, que je l’aime ! Oh, que je suis fier ! Mon fils, ma chair, mon souverain pontife !
— Et ce n’est pas tout ! Après m’avoir raconté l’histoire de La Bruyère, il a conclu qu’il avait envie d’apprendre le grec et le latin pour lire les classiques dans le texte…
Marcel Grobz jubilait en se grattant le ventre.
— Normal ! C’est mon fils. Si on m’avait un tant soit peu encouragé, j’aurais moi aussi appris le latin, le grec, les belles lettres et les hypoténuses.
— Balivernes ! Tu étais un enfant normal, j’étais une enfant normale et on a fabriqué un monstre !
— Mais non, mais non… Tu vois, Choupette, on a été élevés tous les deux à coups de torgnoles, on nous prenait pour des moitiés d’épluchures et on se retrouve aujourd’hui avec un petit génie… Elle est pas belle, la vie ?
— Sauf que Gladys, tu sais, notre dernière employée…
Marcel chercha. Ces temps-ci, il assistait à un défilé d’employées. Aucune ne restait. Pourtant la paie était joviale et les conditions de travail confortables. Josiane était une patronne respectueuse qui n’avait pas peur de tremper ses doigts dans la javel et souffletait l’impudent qui osait parler de sa « bonniche ». Elle l’avait été si longtemps, une bonniche.
— Elle s’est fait la malle ! Et tu sais pourquoi ?
Marcel se plissait de rire retenu.
— Non ? parvint-il à dire au bord de la congestion.
— À cause de Junior. Il voulait qu’elle lui fasse la lecture, elle voulait faire le ménage !
— C’est quand même moins fatigant de lire de belles œuvres que de récurer les lieux d’aisances…
— Tu parles comme lui, maintenant ! Quand je t’ai connu tu disais « chiottes » comme tout le monde…
— C’est que… Choupette, je lui fais la lecture tous les soirs et forcément ça m’influence… Je le comprends, ce gamin, c’est un glouton, un curieux, il veut apprendre, ne pas s’ennuyer quand on lui parle. Il faut qu’on lui apprenne des choses tout le temps. En plus d’une maman, tu dois être Pic de La Mirandole.
— C’est qui celui-là ? Un pote à toi ?
Marcel éclata de rire et la chiffonna dans ses bras.
— Arrête de te faire du jus de cervelle, ma tourterelle. On est si heureux tous les trois et tu introduis le malheur avec tes questions…
Josiane bougonna quelques mots incompréhensibles et Marcel en profita pour glisser la main sur son sein.
— Tu ne trouves pas qu’il est vraiment très rouge ? reprit Josiane en s’écartant. Il a l’air en colère tout le temps… il est rouge furieux. Il me fait peur… J’ai peur aussi de ne plus arriver à le suivre, j’ai peur qu’il me méprise. Je n’ai pas fait l’ENA, moi ! Je sors pas de l’École nationale de l’admiration !
— Mais il s’en fiche, Junior, il est bien au-dessus de ça ! Tu sais ce qu’on va faire, Choupette, on va engager un précepteur, rien que pour lui. Il a pas besoin d’une nounou, cet enfant, il a besoin qu’on le nourrisse à la petite cuillère de savoir frais, qu’on lui apprenne la surface de la Terre, le grec et le latin, pourquoi la Terre tourne et pourquoi elle est ronde et comment elle ne finit pas maboule dans l’infinité de l’espace. Il exige qu’on lui enseigne l’usage d’une règle, d’un compas, la règle de trois et les racines carrées…
— Et pourquoi on dit racines carrées, d’abord ? Ce ne sont ni des racines ni des carrés ! Non, mon gros loup, avec un précepteur, je vais me sentir encore plus abandonnée. Encore plus ignare…
— Mais non ! Et puis tu apprendras des choses merveilleuses toi aussi… Tu assisteras aux cours et tu feras des oh et des ah de surprise en arrondissant les lèvres tellement ce sera beau et tellement ça ouvrira des firmaments dans ta tête…
— Ma pauvre tête ! soupira Josiane, elle est si pauvrement meublée. On ne m’a rien enseigné. Tu veux que je te dise, mon gros loup, la plus grande injustice du monde, c’est de ne pas avoir gobé ce beau savoir à la naissance.
— Eh bien, tu te rattraperas ! Et après, c’est toi qui me parleras avec dédain, qui me diras « pauvre fagot ! pauvre emplâtre ! » et il faudra qu’humblement je repasse mes leçons chaque soir. Crois-moi, ma beauté, tu n’es pas plus bête que ton fils et cet enfant nous est envoyé par le Ciel pour nous élever… Il est différent. Eh bien ! qu’il soit différent ! Je m’en fiche. Je le revendique ! Il aurait trois jambes et un seul œil que je le revendiquerais pareil. Tu voudrais quoi ? Un enfant estampillé normal ? On n’en peut plus de la norme ! Elle fabrique des petits ânes bâtés qui ânonnent et ne savent plus penser. Faut lui trousser le cul à la norme, la faire péter, la renverser ! Au diable toutes les mères flanquées de rejetons normaux ! Elles ne savent pas le trésor qu’on a chez nous, elles ne peuvent pas le savoir, elles portent des œillères. Alors que nous… Quel zéphyr ! Quelle félicité ! Quelle divine surprise à chaque heure du jour ! Allez, viens contre moi, ma replète, arrête de te centrifuger le sang, tu vas connaître l’ivresse, je vais te faire monter au Ciel, ma poupée, ma tendrelette, ma beauté magnifique, ma femme, mon toit, ma racine carrée, ma Pompadour lascive…
Et de mot en mot, Choupette s’alanguit, se dérida, finit par glousser, se laissa happer par son géant roux et ils escaladèrent en râles voluptueux et sinueux la grande échelle du plaisir.
Le lendemain matin, au petit déjeuner, ils reçurent un appel de l’avocat d’Henriette. Henriette Grobz, veuve Plissonnier, mère d’Iris et de Joséphine Plissonnier, mariée en secondes noces à M. Marcel Grobz, était prête à signer les papiers du divorce. Elle se rendait aux arguments de Marcel et ne demandait qu’une chose : conserver son nom.
— Et pourquoi elle veut garder ton nom, le Cure-dents ? demanda Josiane, méfiante, encore toute chiffonnée de sa nuit d’amour. Elle le détestait ce nom, il la faisait vomir. Ça sent l’embrouille, elle va encore nous jouer de l’entourloupe, tu vas voir…
— Mais non, ma délicieuse ! Elle se soumet, c’est le principal. Ne cherche pas la puce dans la cressonnière ! C’est fou, ça, dès qu’on se trémousse de bonheur, tu vois le diable et ses cornes.
— Comme si elle allait se transformer en agneau ! Je n’y crois pas une seconde. Le loup, il perd les poils, mais il perd pas le vice. Et elle en a à revendre du vice…
— Elle se rend, je te dis. Je lui ai fait mordre la poussière et avaler tous les flocons un par un, elle étouffe, elle demande grâce…
Marcel Grobz éternua, sortit de sa poche un mouchoir à carreaux et se moucha vigoureusement. Josiane fronça le nez.
— Et les mouchoirs en papier que je t’avais donnés ? C’est pour les mouches ?
— Mais Choupette, j’aime mon vieux mouchoir à carreaux…
— C’est un nid de microbes, une pouponnière à virus ! Et puis, tu as l’air de quoi ? D’un paysan en sabots.
— Je n’aurais pas honte d’être un paysan…, répliqua Marcel en rangeant son mouchoir dans la poche avant que Josiane s’en empare.
Elle lui en avait jeté une douzaine à la poubelle, la semaine précédente.
— Et ça veut payer un percepteur à son fils ! Et ça veut jouer les Sommets de La Mirandole ! On fera belle figure devant le puits de culture avec ton mouchoir et tes bretelles !
— Je vais m’enquérir dès ce jour où trouver cet homme-là, enchaîna Marcel, ravi que l’on change de sujet.
— Et prends des références ! Je ne veux pas d’un petit marquis poudré ni d’un barbu marxiste. Dégote-moi un bon vieux dictionnaire que je puisse piger quand il se met à jacter…
— Alors, t’es d’accord ?
— On peut dire ça comme ça… Mais j’attends de le voir avant de me prononcer. D’ici à ce que ce soit un espion du Cure-dents…
Est-il vraiment nécessaire de dire la vérité, toute la vérité ? se demandait Shirley en regardant Gary qui débarrassait la table, raclait le plat à lasagnes, faisait couler l’eau chaude dans le plat, ajoutait une giclée de liquide vaisselle. Est-ce qu’on fabrique du bonheur en disant la vérité ? Je n’en suis pas si sûre… Je vais parler et rien ne sera plus jamais comme avant.
On est là, tous les deux, dans cette tranquille habitude qui nous ressemble, je sais comment il va se retourner, sur quel pied il va s’appuyer, quelle main il va étendre en premier, comment il va tourner sa tête vers moi, hausser un sourcil, repousser une mèche de cheveux, je sais tout cela, c’est mon paysage.
Le dîner est terminé, les lasagnes étaient succulentes, Glenn Gould nous accompagne. On fait hmm-hmm du fond de la gorge et on est reliés.
Et dans deux minutes et demie…
Je vais parler, poser un tas de mots entre nous, introduire un étranger et rien ne sera plus limpide. La vérité est utile à celui qui la reçoit, peut-être, mais c’est une épreuve pour celui qui l’énonce. Lorsque j’ai dit « la vérité » au sujet de ma naissance à l’homme en noir, il m’a fait chanter. Et a obtenu une rente mensuelle en échange de son silence[6].
Ce matin même, en allant à Hampstead Pond, elle était passée devant un grand panneau publicitaire qui vantait les mérites d’un jean avec pour slogan : « La vérité d’un homme, c’est ce qu’il cache. » Et juste en dessous : « Ne cachez plus vos formes, montrez-les avec le jean… » Elle avait oublié le nom de la marque, mais pas les mots qui l’avaient poursuivie tout le long du chemin et, quand elle avait attaché son vélo à la barrière le long de la mare, elle avait failli ne pas voir l’homme au bonnet et au pantalon côtelé qui repartait.
Damned !
Ils s’étaient souri. Il avait frotté son nez de son gros gant en cuir fourré et avait incliné la tête d’un geste appuyé en disant vous allez voir, elle est délicieuse. Elle était restée la bouche ouverte avec la phrase du jean qui revenait : « La vérité d’un homme, c’est ce qu’il cache. » Qu’est-ce qu’il cachait cet homme au sourire débonnaire, aux épaules larges ? Cet homme contre lequel elle avait une furieuse envie de s’abriter. Peut-être qu’il ne cachait rien et que c’est pour cette raison qu’elle avait envie de s’engouffrer en lui…
À ce moment précis, il aurait tendu la main vers elle, elle l’aurait suivi.
Elle soupira et effaça une trace de sauce tomate de son index sur la belle toile cirée que Gary avait rapportée de Paris.
Elle songea au rapport qu’ils avaient rendu la veille : Comment chasser les pesticides de nos assiettes. À quoi cela servait-il de manger des fruits et des légumes s’ils se révélaient dangereux pour la santé ? Seize produits toxiques avaient été relevés sur des grappes de raisin produit à l’intérieur de la Communauté européenne. Je me bats contre des moulins à vent.
Elle releva la tête vers Gary. Il avait entassé les assiettes dans l’évier. Cela signifie qu’il ne va pas faire la vaisselle tout de suite, cela signifie qu’on va parler tout de suite.
Elle sentit un disque de coton dans sa gorge qui asséchait sa langue, ses poumons, son ventre. Elle déglutit.
— Tu me fais une tisane ?
— Thym, romarin, menthe ?
— Verveine, t’as pas ?
Il la regarda, découragé :
— Je te dis les trois que j’ai et tu en demandes une quatrième que je n’ai pas…
Il semblait légèrement exaspéré. Tendu, même.
— OK. OK. Je prends le thym…
Il mit de l’eau dans la bouilloire, sortit une théière, un sachet de thym, une tasse. Elle pouvait deviner à la brusquerie de ses gestes qu’il avait hâte de s’asseoir en face d’elle et de poser ses questions. Il avait été assez courtois pour la laisser dîner en paix.
Au mur, affichés en posters, Bob Dylan et Oscar Wilde la regardaient. Bob semblait grave et fatigué, Oscar affichait un petit sourire ambigu qui lui donna envie de lui filer une paire de claques. Elle demanda :
— Tu as vu ton prof de piano ?
— Oui, cet après-midi… très sympa. J’avais rendez-vous chez lui, à Hampstead, pas loin de l’endroit où tu te baignes. Il habite un de ces ateliers d’artistes qui donnent sur la mare… Mais je ne pense pas qu’il trempe dans l’eau glacée dès le matin, lui ! Ce ne serait pas recommandé pour ses articulations.
— Tandis que moi, je peux m’esquinter les mains…
— J’ai pas dit ça ! Oh là là ! Tu prends tout du mauvais côté… Relax, mummy, relax… Tu es en train de devenir carrément chiante !
Shirley choisit d’ignorer le mot « chiante ». S’ils commençaient à s’affronter pour une histoire de vocabulaire, ils n’arriveraient jamais à se parler. Mais elle nota de lui rappeler plus tard de ne plus jamais lui servir ce mot-là.
— Et tu commences quand ?
— Lundi matin.
— Si vite…
— L’année scolaire est déjà bien entamée, et si je veux rattraper mon retard… Une leçon tous les deux jours chez lui, le reste du temps, je travaille chez moi cinq heures minimum par jour… Tu vois, je prends le piano au sérieux.
— Il demande combien par leçon ?
— C’est Mère-Grand qui paie.
— Je n’aime pas ça, Gary…
— Mais enfin, c’est ma grand-mère !
— J’ai l’impression que tu me rejettes de ta vie…
— Arrête de prendre la mouche ! Tu es anxieuse parce que tu vas me parler et un rien te blesse… Relax…
Il posa sa main sur la sienne.
— Allez, vas-y… Plus vite tu me parleras, plus vite la tension tombera.
— Bon d’accord… Oh ! ça va être court. Je suis désolée, ce n’est pas très romantique, ni très romanesque.
— Je n’attends pas un roman, j’attends des faits.
— Bon alors… Finalement j’aimerais bien un petit verre de vin. Il t’en reste un peu ?
Elle tendit son verre et Gary vida la bouteille jusqu’à la dernière goutte.
— Un bébé dans l’année ou un mari ! dit-il en riant.
— Ni l’un ni l’autre, fit-elle en ronchonnant.
Elle but une gorgée de vin, la fit rouler dans son gosier et commença :
— Je devais avoir seize ans quand ton grand-père m’a envoyée en Écosse. Dans un pensionnat très strict d’abord, puis à l’université d’Édimbourg. Parce que je lui menais la vie dure à Londres. Je faisais le mur, je rentrais un peu, disons, éméchée, je me plantais des épingles de nourrice dans le nez, portais des jupes grandes comme des napperons à thé et fumais de gros pétards qui empuantissaient les honorables couloirs du palais. Il n’arrivait plus à concilier sa tâche de grand chambellan et celle de père. C’était d’autant plus embarrassant que nous habitions Buckingham et qu’un scandale risquait d’éclater, éclaboussant la reine. Donc je fus envoyée en Écosse. J’ai continué à faire la fête, tout en passant mes examens sans me faire recaler. Et surtout, surtout, au bout d’un an environ, j’ai rencontré un garçon, un bel Écossais, Duncan McCallum, fils de grande famille, avec château, fermes, bois et futaies…
— Une vieille famille écossaise ?
— Je ne lui ai pas demandé son arbre généalogique. On n’était pas très regardants sur les pedigrees, les cartes de visite… Un coup d’œil, on se plaisait, on passait la nuit ensemble et puis on se quittait et si, d’aventure, on tombait nez à nez à nouveau, on recommençait ou pas. Avec ton père, j’ai recommencé plusieurs fois…
— Il était comment ?
— Eh bien… disons que tu lui ressembles beaucoup. Tu n’aurais aucun mal à le reconnaître si tu te trouvais en face de lui… Grand, brun, un long nez, des yeux verts ou bruns, cela dépendait de son humeur, des épaules de joueur de rugby, un sourire à faire tomber la lune, bref un beau garçon… Il avait quelque chose d’irrésistible. Tu ne te demandais pas s’il était intelligent, bon, courageux, tu n’avais qu’une seule envie, foncer dans ses bras. Je n’étais pas la seule… Toutes les filles lui couraient après. Ah ! si… il avait une longue et fine cicatrice sur la joue, il racontait qu’il avait reçu un coup de sabre en se battant avec un Russe ivre, à Moscou… Je ne suis pas sûre qu’il soit allé à Moscou, mais cela faisait beaucoup d’effet, les filles se pâmaient et voulaient toucher sa cicatrice…
— Et tu es sûre que je suis de Duncan McCallum et pas d’un autre ?
— J’étais tombée amoureuse – enfin, je m’interdisais d’appeler ça comme ça ! Je me serais fait trancher la gorge plutôt que d’avouer ce sentiment bourgeois – mais ce dont je suis sûre, c’est que, pendant que je le voyais, je n’ai couché avec personne d’autre…
— Coup de bol !
— On peut même dire que tu es un enfant de l’amour… Enfin de mon côté.
— Drôle d’amour, soupira Gary, ça sent un peu le bâclé…
— C’était une époque un peu dure… le monde quittait les années soixante-dix, « fleurs dans les cheveux et aimons-nous les uns, les autres » pour retomber dans la réalité. Et la réalité, elle était pas gaie. C’était l’époque de Margaret Thatcher, des punks, des Clash, des grandes grèves, du désespoir qui fleurissait partout. On pensait et on chantait que le monde était de la merde. Et l’amour aussi.
— Et lui, qu’est-ce qu’il a dit quand il a su…
— …On était dans un pub, c’était un samedi soir, je l’avais cherché toute la journée pour lui parler… Il était avec des copains, une pinte de bière à la main, je me suis approchée… je tremblais un peu… Il s’est penché vers moi, il a passé son bras autour de mes épaules, je me suis dit ouf ! je ne serai pas toute seule. Il m’aidera quoi qu’on décide. Je lui ai parlé et avec son beau sourire à faire tomber la lune, il m’a répondu franchement, ma chère, c’est ton problème, il s’est retourné vers ses potes et il m’a plantée là. J’en ai pris plein la gueule.
— Il n’a même pas eu envie de faire ma connaissance ?
— Il m’a quittée avant que tu arrives ! Quand je le croisais, il ne m’adressait pas la parole. Même quand j’ai eu un ventre en fer à cheval !
— Mais pourquoi ?
— Pour une seule raison : un truc qui s’appelle la responsabilité et dont il manquait totalement…
— Tu veux dire que c’est pas un type bien ?
— Je ne dis rien du tout, je constate…
— Et tu m’as gardé…
— Je savais que j’allais t’aimer à la folie et je ne me suis pas trompée…
— Et ensuite ?
— J’ai accouché toute seule. À l’hôpital. Je suis partie à pied, revenue à pied. Je t’ai déclaré sous mon nom. J’ai repris mes cours très vite. Je te laissais seul dans ma petite chambre. Je logeais chez une dame très gentille. Elle m’a beaucoup aidée, elle te gardait, te changeait, te donnait tes biberons, te chantait des chansons quand j’allais à l’université…
— Elle s’appelait comment ?
— Mrs Howell…
— Mrs Howell ?
— Oui. Elle t’aimait beaucoup, beaucoup. Elle a pleuré quand on est partis… Elle devait avoir quarante ans, pas de mari, pas d’enfant, elle connaissait ton père, elle venait du même coin que lui, dans la campagne écossaise. Sa mère avait travaillé au château, sa grand-mère aussi. Elle disait que c’était un vaurien, qu’il ne me méritait pas. Elle était un peu alcoolique, mais douce… Tu étais un bébé parfait. Tu ne pleurais jamais, tu dormais tout le temps… Quand ton grand-père est venu me voir en Écosse, il a eu un choc. Je ne lui avais rien dit. Il nous a ramenés tous les deux à Londres… Tu avais trois mois.
— Et tu n’as plus jamais eu des nouvelles de mon… ?
— Plus jamais.
— Même par cette femme, Mrs Howell ?
— Il n’est pas venu te voir une seule fois, ne m’a pas demandé mon adresse quand je suis partie. Voilà, c’est tout. Ce n’est pas glorieux, mais c’est comme ça…
— Je m’étais imaginé des origines plus flamboyantes…, murmura Gary.
— Je suis désolée… À toi de rendre ta vie flamboyante, maintenant…
Et vingt ans après, je vais offrir un fils à cet homme indigne. Un fils pour lequel il n’aura pas sué une seule goutte. Pas gâché une seule heure de sommeil. Pas tremblé un seul instant en lisant le thermomètre. Pas économisé le moindre sou. Pas étudié le moindre carnet de notes. Pas tenu la main chez le dentiste.
Un fils prêt à aimer. Et il dira « Mon fils ! » en le présentant autour de lui.
Je suis le père. Je suis la mère. Je suis le père et la mère.
Il n’a été qu’un lanceur de spermatozoïdes. Pressé de jouir et de partir.
Hortense Cortès ignorait la peur.
Hortense Cortès méprisait la peur.
Hortense Cortès éprouvait du dégoût pour ce sentiment. La peur, déclarait-elle, c’est un lierre dans la tête. Il plante ses racines griffues, pousse ses feuilles, grossit, nous étrangle, nous étouffe, lentement, lentement. La peur est une mauvaise herbe et les mauvaises herbes, on les arrache, on les flingue aux pesticides.
Le pesticide d’Hortense Cortès s’appelait la mise à distance. Quand elle sentait la peur se dresser en houle menaçante, elle repoussait le danger, le mettait à l’écart, l’isolait et… le regardait en face en lui disant même pas peur. Même pas peur de toi, sale brindille que je vais arracher à la racine.
Et ça marchait.
Pour Hortense Cortès.
Elle avait commencé, petite fille, en se forçant à rentrer seule de l’école quand il faisait noir. Elle refusait que sa mère vienne la chercher. Et glissait une fourchette dans la poche de son manteau. Fourchette et menton haut, elle avançait le cartable dans le dos. Prête à se défendre. Même pas peur, elle répétait quand la nuit tombait et agitait des ombres de gueules de loup.
Puis elle avait mis la barre plus haut.
Avait sorti sa fourchette lorsqu’un premier garçon avait voulu l’embrasser contre son gré. L’avait plantée dans la cuisse d’un costaud qui lui barrait le chemin dans l’escalier et exigeait un péage de deux euros. Plantée dans l’œil de celui qui avait voulu l’entraîner dans la cave.
Bientôt, elle n’avait plus eu besoin de fourchette.
Elle s’était fait une réputation.
La seule question que se posait Hortense dans ce savant domptage de la peur était pourquoi elle était la seule à agir de la sorte.
Cela semblait si simple. Si simple.
Et pourtant…
Partout elle entendait résonner les mots j’ai peur, j’ai peur. Peur de ne pas y arriver, peur de ne pas avoir assez d’argent, peur de ne pas plaire, peur de dire « oui », peur de dire « non », peur d’avoir mal. À force de dire j’ai peur, le pire se produisait. Pourquoi sa mère, une adulte censée la protéger, frémissait-elle devant une dette d’argent, un homme menaçant ou une feuille qui vole au vent ? Elle ne comprenait pas. Elle avait décidé de ne plus se poser de questions et d’avancer.
Avancer. Apprendre. Réussir. Ne pas se laisser encombrer, alourdir par des émotions, des peurs et des désirs qui sont des parasites. Comme si le temps lui était compté. Comme si elle n’avait pas le droit de se tromper.
Une seule chose avait échappé à la fourchette d’Hortense : la mort de son père, dévoré par un crocodile dans un marais du Kenya. Elle avait beau dire Antoine, crocodile, même pas peur, il lui arrivait de faire des cauchemars dans lesquels elle périssait broyée par mille dents. Jamais ! se disait-elle en se réveillant trempée de sueur, jamais ! Et elle se promettait de renforcer sa carapace d’acier pour résister. Résister. Elle avait du mal à se rendormir. Il lui semblait apercevoir dans l’obscurité de sa chambre l’œil jaune d’un crocodile qui la guettait…
Après que Gary Ward l’eut abandonnée en pleine rue, après qu’il lui eut fait battre le cœur et le corps d’un désir anthracite, après qu’il l’eut embrasée au point de lui faire perdre la boussole, Hortense avait isolé l’image de Gary, l’avait éloignée, l’avait examinée le cœur froid et sec et avait décidé que le plus sage était d’attendre. Il rappellerait le lendemain.
Il n’appela pas le lendemain, ni le surlendemain, ni les jours d’après.
Elle le raya de sa liste.
Sa vie ne dépendait pas de Gary Ward. Sa vie ne dépendait pas d’un baiser de Gary Ward, du plaisir jailli ce soir-là des lèvres de Gary Ward. Sa vie dépendait de son bon vouloir à elle, Hortense Cortès.
Elle n’avait qu’à formuler clairement ses vœux, ses désirs pour qu’ils soient exaucés par le simple triomphe de sa volonté.
Gary Ward était impossible, imprévisible, odieux, irritant.
Gary Ward était parfait.
C’est lui qu’elle voulait. Elle l’aurait.
Plus tard.
Ce jour-là, dans le métro, sur la ligne Northern, la noire, qui la ramenait de son école à la grande maison qu’elle occupait avec quatre colocataires – tous des garçons –, Hortense lut son horoscope dans le London Paper qui traînait sur la banquette. À la rubrique « cœur », elle déchiffra : « Puisque cette relation vous pèse, envoyez-la promener. Vous la reprendrez plus tard. »
Bimbamboum, murmura-t-elle en repliant le journal, c’était décidé : elle l’oublierait.
Ce qui sauvait Hortense Cortès, outre sa détermination et la fourchette cachée dans sa poche, était la haute opinion qu’elle avait d’elle-même. Opinion qu’elle trouvait justifiée en regard du travail et des efforts qu’elle fournissait. Je ne suis pas une glandeuse, je ne me prélasse pas, je lutte pour obtenir ce que je veux et il est juste que je sois récompensée.
Elle se demandait parfois si elle aurait persévéré dans l’adversité.
Elle n’en était pas sûre.
Elle avait besoin de résultats pour continuer à avancer. Et plus la chance lui souriait, plus elle redoublait d’efforts. Une romance avec Gary m’aurait distraite du but à atteindre, songeait-elle ce soir-là en regardant les gens autour d’elle dans le métro. Je serais peut-être devenue comme cette fille qui montre ses cuisses rouges sous sa minijupe ou cette autre qui mâche son chewing-gum en parlant de sa soirée avec Andy. Alors, il m’a dit… alors je lui ai dit… alors il m’a embrassée… Alors on l’a fait… alors il a pas rappelé… alors qu’est-ce que je fais ? Deux pauvres victimes qui ânonnaient les bêtises d’un discours amoureux. En aimant peu, je ne prends pas de risque et je suis aimée en retour. Les hommes sont ainsi : plus on les aime, moins ils se consument. C’est une vieille loi de la nature. Puisque je n’aime personne, mes soupirants sont légion et je choisis celui qui me convient à l’occasion.
Le baiser de Gary dans la nuit noire de Londres en regardant frissonner les frondaisons du parc l’avait troublée. Elle avait perdu pied. J’ai failli devenir une larve amoureuse. Je ne suis pas une larve. Je ne fume pas, je ne bois pas, je ne me drogue pas, je ne drague pas. Au départ, c’était une pose, je ne voulais pas être comme les autres, aujourd’hui, c’est un choix, cela me fait gagner du temps. Quand j’aurai atteint mon but – ouvrir ma maison de mode, avoir ma propre ligne de couture –, alors je me pencherai sur les autres. Pour le moment, toute mon énergie doit se concentrer sur mon désir de réussir. Monter ma propre affaire, avoir un caractère de cochon, devenir Coco Chanel, imposer ma vision de la mode, même si, reconnut-elle, saisie soudain par un éclair de lucidité, j’ai encore beaucoup à apprendre. Mais je sais ce que je veux : de l’élégance extrême, du grand classique, déséquilibré par un ou deux détails débraillés. Culbuter la pureté. La salir. Et la sacraliser en la signant de mon nom. Apprendre le trait, le dessin, le détail puis tout bouleverser en lacérant la toile sage. Un coup de poignard dans l’immaculé.
Elle frissonna et laissa échapper un soupir. Elle avait hâte de se mettre à l’ouvrage. De toute façon, pensa-t-elle, il n’y a que ça qui me transporte… La chair humaine me paraît bien fade à côté de mes projets.
Elle descendit à Angel, faillit glisser sur un emballage de MacDo et jura. Passa devant la chaîne de restaurants « Prêt-à-manger » et haussa les épaules. Quel nom de plouc ! Finit les derniers mètres qui la séparaient de la maison en poursuivant le récit de son ascension sociale. Elle en était au moment délicieux où elle recevrait les journalistes du monde entier pour parler de sa collection, vêtue d’une veste et d’un sarouel en crêpe de laine bleu fumé, des sandales Givenchy aux pieds, lorsqu’elle mit la clé dans la porte, entra et reçut un commentaire acerbe de Tom :
— Hortense ! T’es dégueulasse !
Hortense leva un regard froid sur Tom. C’était un Anglais blond à la barbe rare, long et moite, qui la regardait d’habitude avec les yeux d’un basset artésien devant une gamelle posée hors d’atteinte.
— Que se passe-t-il, Tommy ? Je rentre de dix heures de cours et je n’ai pas la tête à écouter tes jérémiades…
Elle accrocha son manteau dans l’entrée, défit la lourde écharpe blanche qui lui entourait le cou de plusieurs rangs, posa son sac rempli de dossiers et de livres et secoua ses lourds cheveux auburn sous les yeux de celui qu’elle considérait comme un dadais inoffensif.
— T’as laissé traîner ton Tampax dans la salle de bains !
— Ah ! Je suis désolée. Je devais penser à autre chose et…
— C’est tout ce que tu trouves à dire !
— Tu ne savais donc pas, Tommy chéri, que chaque mois, les femmes ont un écoulement de sang qu’on appelle règles ?
— Tu n’as pas à laisser traîner tes tampons dans la salle de bains !
— Je suis désolée, je ne le ferai plus… Tu veux que je te le répète combien de fois ?
Elle lui adressa le plus gracieux des sourires factices.
— T’es une sale égoïste, t’as même pas pensé à nous, les garçons de cette maison !
— Je me suis excusée, deux fois, cela suffit, non ? Je ne vais pas faire pénitence et me barbouiller de cendres fraîches ! Je n’aurais pas dû le faire, c’est exact, maintenant que veux-tu ? Que je te roule une pelle en échange ? C’est exclu. Je pensais avoir été claire sur le sujet : je refuse toute étreinte charnelle avec toi. Comment s’est passée ta journée ? Cela doit être dur au bureau en ce moment avec cette Bourse en zigzag ? On ne t’a pas viré ? Ou si… Laisse-moi deviner : tu es viré et tu passes ta colère sur moi…
Le pauvre garçon sembla suffoqué par l’outrecuidance d’Hortense puis reprit ses récriminations en répétant le mot Tampax à chaque phrase.
— Mais enfin, Tommy, arrête ! Je vais croire que tu ne savais pas ce qu’était un tampon avant de tomber sur le mien… Va falloir t’y faire si tu veux avoir une liaison un jour avec une fille… Une vraie. Pas une souillon que tu trousses ivre mort le samedi soir…
Il se tut et tourna les talons en marmonnant quelle horrible fille ! Quel Narcisse en jupon ! J’avais bien dit pas de fille dans une maison ! J’avais raison !
Hortense le regarda s’éloigner en claironnant :
— Sache que celui qui n’est pas concentré sur lui-même ne fait rien de sa vie. Si je ne suis pas Narcisse à vingt ans, je finirai cloîtrée à quarante et c’est hors de question ! Et tu devrais prendre modèle sur moi au lieu de me critiquer ! C’est cinquante livres la leçon, et je te fais un prix si tu prends un forfait !
Et elle gagna la cuisine pour se faire un café.
Elle avait une longue nuit de travail devant elle. Le sujet du devoir à rendre : dessinez une garde-robe en vous fondant sur trois couleurs essentielles, le noir, le gris et le bleu marine, en partant des chaussures et en incluant pochette, sac, lunettes, foulard et accessoires.
Ses trois autres colocataires l’attendaient près de la machine à café.
Peter, Sam et Rupert.
Sam et Rupert travaillaient à la City et ça tanguait. Ils rentraient de plus en plus tard du travail, le front barré de soucis, égrenaient le nombre de licenciés chaque soir en buvant des cafés noirs. Se levaient le matin de plus en plus tôt. Lisaient les petites annonces, serraient les dents.
Il régnait dans la cuisine un silence de chanoine chagrin. On aurait presque pu entendre les grains de chapelet s’égrener. Chacun arborait un air douloureux sur une mine renfrognée.
Hortense choisit une capsule noire pour un café fort et mit la machine en route sans qu’un mot ne franchisse les lèvres des trois chanoines. Puis elle ouvrit le frigidaire, sortit son fromage blanc à 20 % et une tranche de jambon. Il lui fallait des protéines. Elle prit une assiette, renversa le fromage blanc, coupa le jambon en fines lamelles. Ils la regardaient, ne quittant pas leur air de chanoines chagrins.
— Qu’est-ce qu’il y a ? finit-elle par demander. Vous pensez au Tampax et ça vous coupe l’appétit ? Vous avez tort. Sachez que le Tampax est biodégradable et ne pollue pas…
Elle croyait avoir été drôle. Avoir fait un trait d’esprit qui allégerait l’atmosphère.
Ils haussèrent les épaules et continuèrent à faire leur moue de reproche.
— Je ne vous savais pas si fragiles, les garçons… Moi, je me tape vos caleçons sales dans les couloirs, vos chaussettes qui puent, les capotes à cheval sur les poubelles, les assiettes empilées dans l’évier, vos verres de bière qui font des ronds partout et je ne dis rien ! Ou plutôt si… je me dis que c’est la nature même des garçons de laisser le bordel partout où ils passent. Je n’ai pas eu de frère, mais depuis que je vis avec vous, j’ai une vague idée et j’imagine que…
— La sœur de Tom est morte. Elle s’est suicidée, ce matin…, l’interrompit Rupert en la fracassant du regard.
— Ah ! fit Hortense, la bouche pleine. C’est pour ça qu’il m’a agressée… Je pensais qu’il s’était fait virer de sa banque… Et pourquoi elle s’est tuée ? Chagrin d’amour ou peur de ne pas y arriver ?
Ils la dévisagèrent, choqués. Sam et Rupert se levèrent d’un même élan et quittèrent la cuisine pour montrer leur réprobation.
— Hortense ! Tu es un monstre ! s’exclama Peter.
— Oh ! Écoute, je ne la connaissais pas, la sœur de Tom ! Tu veux que je m’arrache la peau des joues et que je sanglote ?
— J’aurais aimé que tu montres un peu de compassion…
— Je hais ce mot ! Il pue ! Y a plus de sucre ? Alors si je pense pas à tout dans cette maison, tout va à…
— Hortense ! gronda Peter en frappant sur la table de la cuisine.
Peter était brun, sec et nerveux. Il avait vingt-cinq ans, une peau trouée d’ancien acnéique, les joues creuses. Il portait des petites lunettes cerclées et faisait des études de génie mécanique. Hortense n’avait jamais très bien saisi en quoi cela consistait. Elle hochait la tête quand il parlait de ses croquis, de ses projets, de ses expériences, des moteurs à l’essai, ayant décidé que cela ne valait pas la peine qu’elle creuse le sujet. Elle l’avait rencontré dans l’Eurostar, un jour où elle portait trois gros sacs. Il s’était proposé pour l’aider. Elle lui avait tendu les deux bagages les plus lourds.
C’est grâce à Peter qu’Hortense avait pu intégrer la maison. Il s’était battu pour que ses camarades acceptent la présence d’une fille. Hortense avait apprécié l’idée de vivre avec des garçons. Ses précédentes expériences avec des filles ne s’étaient pas révélées réjouissantes. Les garçons, si on mettait de côté leur négligence et leur laisser-aller, étaient plus faciles à vivre. Ils l’appelaient Princesse et s’occupaient des radiateurs en panne et des éviers bouchés. Et puis, ils étaient tous un peu amoureux d’elle… Enfin jusqu’à ce soir… Parce que là, se dit-elle, il va falloir que je rame pour rentrer dans leurs bonnes grâces. Et j’ai besoin d’eux. Besoin de rester dans cette maison, besoin de l’appui de Peter quand j’ai des problèmes. En plus, sa sœur est costumière dans un théâtre et elle pourrait me servir un jour. Calme-toi, ma fille, calme-toi, et penche-toi sur le malheur de cette pauvre fille.
— Oh bon ! D’accord. C’est triste. Elle avait quel âge ?
— Et ne fais pas semblant de t’y intéresser, tu es encore plus monstrueuse tellement ça sonne faux !
— Mais alors qu’est-ce qu’il faut que je dise ? demanda Hortense en ouvrant les bras pour marquer son embarras. Je ne la connaissais pas, je te dis, je ne l’ai jamais vue… Même pas en photo ! Tu veux que je fasse semblant et quand je fais semblant tu me renvoies dans mes buts !
— J’aurais aimé que tu aies une seconde d’humanité, mais c’est sans doute trop te demander…
— Peut-être. J’ai renoncé depuis longtemps à me pencher sur la misère du monde. Y en a trop et je suis débordée. Non, sérieusement, Peter, pourquoi elle s’est tuée…
— Elle a perdu toute sa fortune en Bourse… et celle d’un paquet de gens dont elle s’occupait…
— Ah…
— Elle a sauté du toit de son immeuble…
— Il était haut ?
Et comme il la foudroyait à nouveau du regard :
— Enfin, je veux dire… elle est morte sur le coup ?
Elle comprit qu’elle s’embourbait et décida de se taire.
C’est toujours ce qui arrive quand on fait semblant : on n’a pas l’air convaincu et ça se sent.
— Oui. Quasiment. Après quelques convulsions. Merci de demander.
Au moins, elle n’a pas souffert, se dit Hortense. Peut-être que pendant les derniers mètres, elle a regretté… A eu envie de remonter, de freiner… Ce doit être horrible de mourir en bouillie. On n’est plus présentable. Le croque-mort scelle le couvercle du cercueil pour que personne ne puisse vous voir. Elle repensa à son père et grimaça.
— Hortense, il va falloir que tu changes…
Il laissa passer une minute et ajouta :
— Je me suis battu pour que tu viennes habiter ici…
— Je sais, je sais… mais je suis comme ça. J’ai du mal à simuler.
— Tu ne peux pas être gentille ? Un tout petit peu ?
Hortense eut une moue de dégoût en entendant le mot « gentille ». Elle détestait ce mot. Il puait aussi. Elle réfléchit un instant sous le regard insistant et sévère de Peter.
Comment fait-on pour être « gentille » ? Jamais essayé ce truc-là. Ça sent l’arnaque, le renversement de l’âme, la perte d’énergie et tout le tremblement.
Elle finit son fromage blanc, son jambon, but son café. Releva la tête. Fixa Peter qui attendait une réponse et lâcha dans un souffle :
— Je veux bien être gentille, mais je ne veux pas que ça se voie… Okay ?
Et puis arriva le jour où Joséphine passa son HDR.
Le jour où après des années d’études, de conférences, de séminaires, de longues stations en bibliothèque, de rédaction de thèses, d’articles, de livres, elle alla se présenter devant un jury et défendre son travail.
Son directeur de recherche avait décidé qu’elle était prête. La date avait été fixée. Ce serait le 7 décembre. Il était entendu que les membres du jury auraient reçu, chacun, en septembre un exemplaire du dossier de Joséphine afin qu’ils aient le temps de le lire, de l’étudier, de l’annoter.
Il était entendu qu’elle aurait trente minutes pour se présenter, détailler son parcours, ses recherches, chaque étape, chaque auteur étudié et trente minutes encore pour répondre à chaque question des jurés.
Il était entendu que l’épreuve durerait de quatorze heures à dix-huit heures et serait suivie par le verdict et un verre que la candidate offrirait à l’assemblée présente.
C’était le protocole.
Joséphine s’était entraînée comme pour une épreuve sportive. Avait écrit une introduction de trois cents pages. Avait envoyé un exemplaire de son dossier à chaque juré. Et en avait déposé un à la faculté.
La soutenance était publique. Il y aurait une soixantaine d’auditeurs dans la salle. Des collègues en grande partie. Elle n’avait invité personne. Elle voulait rester seule. Seule face au jury.
Toute la nuit, elle avait roulé sur son lit, cherchant le sommeil. Elle s’était levée trois fois pour vérifier que le dossier était sur la table basse du salon. Elle avait vérifié qu’aucun feuillet ne s’était envolé. Elle avait compté et recompté les différents éléments. Relu la table des matières. Feuilleté les chapitres.
Chaque axe de recherche se développait harmonieusement. « Du volume et du sens », avait recommandé son directeur de recherche.
Elle avait posé les mains à plat sur l’énorme paquet. Sept mille pages. Sept kilos et demi. « Le statut de la femme au douzième siècle en France dans les villes et les campagnes ». Quinze ans de travail, de recherches, de publications en France, en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie. Des conférences, des articles qu’elle avait publiés, elle en prenait un au hasard et le feuilletait « le travail féminin dans les ateliers de tissage… Les femmes travaillaient autant que les hommes… le travail de haute tapisserie… », ou « le tournant économique des années 1070-1130 en France… les premiers signes de l’essor urbain… la pénétration de la monnaie dans les campagnes… la multiplication des foires en Europe… les premières cathédrales… », ou encore l’article final, sa conclusion, où elle faisait un parallèle entre le douzième et le vingt et unième siècle… L’argent qui devient tout-puissant et remplace le troc, modifie peu à peu les relations entre les gens, entre les sexes, les villages qui se vident, les villes qui s’agrandissent, la France qui s’ouvre aux influences étrangères, le commerce qui se développe et la femme qui prend sa place, qui inspire des troubadours, écrit des romans d’amour, devient le centre de l’attention de l’homme qui se polit, s’affine… L’influence de l’économie sur le statut de la femme. L’économie qui adoucit les mœurs ou, au contraire, rend les humains plus brutaux ?
C’était le chapitre rédigé par elle d’un petit livre publié aux éditions Picard, un livre écrit à plusieurs, qui s’était vendu à deux mille exemplaires. Un succès pour un ouvrage universitaire.
De le savoir là, ce livre modeste et brillant, l’avait rassurée. Elle s’était endormie en lisant l’heure sur le cadran aux chiffres lumineux de son réveil : 4 : 08.
Elle avait préparé le petit déjeuner.
Avait réveillé Zoé.
— Pense à moi, chérie, pense à moi cet après-midi entre deux heures et six heures, je serai devant le jury.
— Ton HDR ?
Joséphine avait hoché la tête.
— T’as le trac ?
— Un peu…
— Chacune son tour, avait répondu Zoé en l’embrassant. Ça va bien se passer, M’man, t’en fais pas, t’es la meilleure…
Elle avait des traces de confiture sur la joue gauche.
Joséphine avait tendu un doigt pour effacer le rouge des mûres sauvages et l’avait embrassée.
Vers midi, elle était prête.
Elle vérifiait une dernière fois si son dossier était complet, comptait et recomptait les pages, les ouvrages, les articles en rongeant les petites peaux autour de ses ongles.
Elle alluma la radio pour se forcer à penser à autre chose, fredonner une chanson, rire à un bon mot, écouter les infos. Elle tomba sur une émission qui parlait de la résilience. Un psychiatre disait que les enfants maltraités qu’on avait cassés, brûlés, battus, violés, torturés, ces enfants-là avaient tendance, une fois devenus adultes, à se considérer comme des objets. Des objets indignes d’être aimés. Et qu’ils étaient prêts à tout pour qu’on les aime. À faire la roue, le grand écart, le cou aussi long que celui de la girafe, à enfiler les rayures d’un zèbre…
Elle regardait son dossier, le gros sac bariolé Magasin U qui le contenait, trempait ses lèvres dans la grande tasse rose…
Décembre et sa lumière presque blanche. Un rayon de lumière morte traversait la cuisine et allait éclairer le pied de la table. Les grains de poussière dans le rayon froid de la lumière comme dans le pinceau des phares…
Bientôt quatre mois…
Quatre mois qu’Iris était partie en valsant dans la forêt…
Avant je comptais les jours et les semaines, maintenant je compte les mois.
« Ces enfants-là, insistait la voix à la radio, deviennent des adultes qui ont tellement besoin d’amour qu’ils sont prêts à tout pour qu’on leur en jette quelques miettes. Prêts à s’oublier, à se déguiser en désir de l’autre, à se faufiler en lui… Afin de lui plaire, d’être accepté et aimé, enfin !
Ces enfants-là, disait-elle encore, sont les premières victimes des sectes, des fous, des tortionnaires, des pervers ou, au contraire, se transforment en survivants magnifiques qui se tiennent debout et forts.
L’un ou l’autre. »
Joséphine écoutait les mots de la radio. Elle pensait sans cesse à sa sœur. Tentait de comprendre.
« Prêts à tout pour qu’on les aime… », répétait l’homme.
« Pas assez sûrs d’eux pour affirmer une opinion, énoncer un doute, remettre en question la parole de l’autre, défendre leur territoire… Quand on s’aime, on se respecte, on sait se défendre. On ne se laisse pas marcher sur les pieds. C’est quand on ne s’aime pas, qu’on laisse tout le monde entrer chez soi et nous piétiner… »
Elle entendait les mots… ils allaient se loger dans sa tête, prêts à grossir, à enfler. Pour lui indiquer une piste.
Elle tenta de les chasser. Pas maintenant, pas maintenant ! Plus tard… Il faut que je reste au douzième siècle… Il n’y avait pas de psys au douzième siècle. On brûlait les sorcières qui entraient dans votre tête. On ne croyait qu’en Dieu. La foi était si forte que saint Éloi coupa la jambe de son cheval pour mieux la ferrer en priant Dieu qu’Il la recolle prestement. Le cheval faillit mourir d’hémorragie et saint Éloi fut fort surpris !
Et elle reprenait, scolaire et appliquée. Comme si elle récitait une table de multiplication :
« Le douzième siècle, c’est le temps des constructions de cathédrales, d’hôpitaux, d’universités… C’est au douzième siècle qu’on commence à développer un enseignement de haut niveau. Dans les villes en plein essor, les bourgeois veulent que leurs fils sachent lire et compter, à la cour des princes, on a de plus en plus besoin de professionnels de l’écriture, de comptables, d’archivistes… Le jeune homme bien né – et parfois la jeune fille aussi – doit apprendre la grammaire, la rhétorique, la logique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique… L’enseignement se fait en latin… les maîtres ont des élèves qui leur versent un salaire. Meilleur ils sont, plus grand est le salaire, et les professeurs se livrent une compétition féroce puisqu’ils sont payés au mérite. Les plus brillants comme Abélard attirent des foules et sont détestés par leurs collègues envieux. C’est du douzième siècle que date le proverbe : “Dieu a créé les professeurs et Satan, les collègues.” »
Elle était prête à affronter les professeurs et les collègues.
Elle choisit une jupe à godets qui lui cachait les mollets, tira ses cheveux sous un serre-tête noir, ne pas faire de charme, ressembler à un traité de grammaire. « Dieu a créé les professeurs et Satan, les collègues… » Elle n’avait pas mis Une si humble reine dans son dossier. Elle savait que ses collègues n’avaient pas apprécié qu’elle sorte du rang et remporte un succès si grand. On murmurait dans son dos, on se moquait, on traitait son livre de littérature Harlequin… Certains criaient à la vulgarisation de bas étage. Elle avait donc omis de mentionner son livre. Ressembler à la couleur des murs. Glisser sans se faire remarquer. Surtout ne pas briller…
Un classeur bleu dépassait du dossier. Joséphine en tapota la tranche pour le remettre en place. Puis, comme il résistait, elle le sortit délicatement. C’était son chapitre sur les couleurs et leur signification au Moyen Âge. Les couleurs et leur représentation dans les maisons, les mariages, les enterrements, les menus des fêtes confectionnées par la maîtresse de maison. Je l’ouvre au hasard et je m’y replonge une minute, se dit-elle. Non, non ! ce n’est pas la peine, je le connais par cœur. Elle l’ouvrit et tomba sur l’arc-en-ciel. Ou iris au Moyen Âge. Du latin iris, iridis, lui-même emprunté au grec Iris, Iridos, désignant la messagère des dieux, personnification de l’arc-en-ciel.
Elle reposa le classeur, troublée.
Peut-être qu’Iris avait été cassée, enfant…
L’idée revenait, prenait des bouts de vie par-ci, des bouts de vie par-là, remontait à l’origine de toute cette douleur qu’elle croyait être la seule à avoir reçue, cette douleur qui, pensait-elle, avait épargné Iris.
Peut-être avait-elle frappé Iris aussi ?
Peut-être avait-elle fini par croire qu’elle était un objet, qu’on pouvait tout lui faire, peut-être avait-elle brûlé de joie sauvage de s’offrir en cadeau à l’homme qui… La maltraitait. L’attachait. Lui donnait des ordres.
Son journal racontait cette joie étrange, cette jouissance. Racontait ces jours et ces nuits où elle devenait ce jouet cassé… désarticulé… cette poupée…
Mais alors, Iris aussi ? Iris comme moi…
Toutes les deux cassées.
Elle chassait cette idée de sa tête.
Non ! Non ! Iris n’était pas cassée. Iris était sûre d’elle. Iris était magnifique, forte, belle. C’était elle, Joséphine, la petite, la mal assurée, celle dont les oreilles rougissaient pour un rien, celle qui avait toujours peur de déranger, toujours peur d’être moche, pas à la hauteur…
Pas Iris.
Elle fermait la porte derrière elle.
Elle sortait un ticket de métro du petit porte-monnaie en peluche orange que lui avait offert Zoé pour la fête des Mères.
Elle prenait le métro.
Elle serrait sous son bras son dossier de sept kilos.
Mais la petite voix insistait. Et si elles avaient été cassées, toutes les deux, enfants ? Par la même mère. Henriette Grobz, veuve Plissonnier.
Elle changeait à Étoile. Prenait la ligne 6 direction Nation.
Regardait sa montre et…
Elle était à l’heure.
Le président du jury était son directeur de thèse. Les autres membres du jury… elle les connaissait tous. Des collègues qui avaient passé leur HDR, la jaugeaient comme une brindille et lui soufflaient dessus. Une femme, en outre ! Ils en souriaient entre eux. Eux qui, pour se présenter, avaient toujours besoin de faire figurer leurs états de service comme une carte de visite épinglée au revers de leur veste. Lors de ma leçon inaugurale au Collège de France, en sortant du ministère l’autre jour…, à mon retour de la villa Médicis…, lorsque j’étais rue d’Ulm…, dans mes séminaires à la Casa Vélasquez… Il fallait qu’ils précisent qu’ils n’étaient pas n’importe qui.
Mais il y aurait Giuseppe.
Un Italien érudit et charmant qui l’invitait à des conférences à Turin, à Florence, à Milan, à Padoue. Il l’encouragerait du regard et détendrait l’atmosphère. Josephina, bellissima ! Tou as peur, ma… perché, yé souis là, Josephina…
Courage, ma fille, courage, pensa Joséphine, ce soir, c’est fini. Ce soir, tu sauras… Ça a toujours été ça, ta vie, étudier, travailler, passer des examens. Alors n’en fais pas toute une histoire. Redresse les épaules et affronte ce jury, le sourire aux lèvres.
Sur les murs du métro, les publicités vantaient les cadeaux de Noël.
Des étoiles dorées, des baguettes magiques, le Père Noël, une barbe blanche, un bonnet rouge, de la neige, des jouets, des consoles vidéo, des CD, des DVD, des feux d’artifice, des sapins, des poupées aux grands yeux bleus…
Henriette avait transformé Iris en poupée. Choyée, célébrée, coiffée, habillée comme une poupée. Vous avez vu, ma fille ? Qu’elle est belle ! Mais qu’elle est belle ! Et ses yeux ! Vous avez vu la longueur de ses cils ? Vous avez vu comme ils se recourbent au bout ?
Elle l’exhibait, la faisait tourner, rectifiait un pli de robe, une mèche de cheveux. Elle l’avait traitée comme une poupée, mais elle ne l’avait pas aimée.
Oui mais… c’est elle qu’Henriette avait sauvée dans l’eau des Landes[7]. Pas moi ! Elle l’avait sauvée comme on agrippe son sac quand le feu se déclare. Comme une cassette, un trophée. La petite phrase entendue à la radio enflait, se développait et Joséphine écoutait…
Elle écoutait, assise dans le métro.
Elle écoutait en entrant dans l’université, en cherchant la salle de son jury.
Cela faisait comme deux musiques dans sa tête : la petite phrase qui poursuivait son argumentation et le douzième siècle qui tentait de se déployer et poussait, poussait pour se tenir sur ses deux pieds et être bien assuré quand viendrait l’heure de l’examen et des questions.
Commencer par sa « bio-bibliographie », expliquer d’où elle venait, comment elle avait travaillé. Puis répondre aux questions de chaque collègue.
Ne pas penser au public assis derrière elle.
Ne pas entendre le bruit des chaises qui raclent le sol, le bruit de ceux qui se déplacent, qui chuchotent, soupirent, se lèvent et sortent… Rester concentrée sur les réponses à fournir à chaque membre du jury qui, pendant trente minutes, dira ce qu’il pense, ce qu’il a trouvé intéressant ou non dans son travail, installer un dialogue, écouter, répondre, se défendre le cas échéant, sans s’énerver ni perdre ses moyens…
Elle répétait les étapes de cette épreuve qui allait durer quatre heures et la consacrer professeur de faculté.
Son salaire passerait de trois mille à cinq mille euros.
Ou pas.
Car il y avait toujours un risque qu’elle ne soit pas reçue. Oh ! Il était infime, il n’existait pratiquement pas, mais…
Quand tout serait fini, le jury se retirerait pour délibérer. Au bout d’une heure et demie, il reviendrait et prononcerait le verdict :
« Le candidat a été reçu avec mention très honorable et les félicitations du jury… »
Et il y aurait une explosion d’applaudissements.
Ou « le candidat a été reçu avec mention très honorable sans les félicitations du jury ».
On entendrait clap-clap, le candidat ferait la grimace.
Ou « le candidat a été reçu avec mention honorable ».
Un silence embarrassant régnerait dans la salle.
Le candidat baisserait le nez et reculerait, honteux, dans sa chaise.
Dans quatre heures, elle saurait.
Dans quatre heures, elle commencerait une nouvelle vie dont elle ignorait tout.
Joséphine prit une profonde inspiration et poussa la porte de la pièce où l’attendait le jury.
Chaque matin, quand la lumière du jour pointait derrière les rideaux, Henriette Grobz se dressait sur son lit, allumait sa petite radio, écoutait les derniers cours des Bourses asiatiques et se lamentait. Quel malheur ! quel malheur ! elle répétait en se tortillant dans sa longue chemise de nuit. Ses économies fondaient comme saindoux sur le feu et elle se revoyait, enfant, dans la cuisine de la vieille ferme du Jura en train de frotter ses gros souliers l’un contre l’autre pour réveiller ses pieds engourdis pendant que sa mère essuyait des mains crevassées sur un tablier gris. La misère n’est belle que dans les livres qui mentent. La misère apporte des trous, des haillons et tord les articulations. En contemplant les mains déformées de sa mère, elle s’était juré de ne jamais devenir pauvre. Elle avait épousé Lucien Plissonnier, puis Marcel Grobz. Le premier lui avait apporté une honnête aisance, le second l’opulence. Elle se croyait définitivement à l’abri lorsque Josiane Lambert lui avait volé son mari. Et même si, lors du divorce, Marcel Grobz s’était montré généreux, il n’en restait pas moins qu’elle avait été dépouillée. Un vrai strip-tease.
Et maintenant la Bourse s’effondrait !
Elle finirait par se retrouver pieds nus, en chemise de nuit, dans la rue. Sans bourse dans laquelle puiser. Iris n’était plus de ce monde – elle se signa rapidement –, et Joséphine…
Joséphine… valait mieux l’oublier.
Elle allait vieillir chichement. Qu’ai-je donc fait pour mériter ce châtiment ? elle demanda en joignant les mains et en regardant le Christ crucifié au-dessus de son lit. J’ai été une femme exemplaire, une bonne mère. Et je suis punie. Le buis sur la croix était jaune et racorni. Il date de quand ? se dit-elle en pointant son menton vers le Messie. Du temps où je respirais de la poussière d’or, soir et matin. Et elle repiqua du nez en se lamentant de plus belle.
Elle achetait toutes les revues économiques. Écoutait les émissions sur BFM. Lisait et relisait des rapports d’éminents spécialistes. Allait dans la loge de la concierge, soudoyait le fils unique, Kevin, un garçon de douze ans, gras et ingrat, afin qu’il lui trouve sur Google les dernières tendances des instituts financiers. Il lui facturait un euro la connexion, puis un euro toutes les dix minutes et, enfin, vingt centimes le feuillet imprimé… Elle ne pipait mot et subissait la loi du gamin gélatineux qui la fixait en tournicotant sur sa chaise à vis et faisait claquer un élastique entre le pouce et l’index. Cela faisait un bruit de scie ondulante qu’il modulait avec les dents. Henriette se forçait à sourire pour ne pas perdre la face et échafaudait de sombres vengeances.
Qui aurait pu dire ce qu’il y avait de pire à observer : le manège de l’enfant gras et cupide ou la colère froide de la sèche Henriette ? Le face-à-face entre ces deux-là, s’il restait obstinément muet, témoignait de part et d’autre d’une franche hostilité et d’une subtile cruauté.
Henriette chercha à tâtons sur son lit le dernier texte imprimé par Kevin. Le rapport alarmant d’un institut européen. D’après certains spécialistes, l’immobilier allait s’effondrer, le prix du pétrole s’envoler, ainsi que celui du gaz, de l’eau, de l’électricité, des matières premières alimentaires et des millions de Français seraient ruinés au cours des quatre prochaines années. « Et vous pourriez en faire partie ! » concluait la lettre. Une seule valeur refuge, songea Henriette, l’or ! Il lui fallait de l’or. Mettre la main sur une mine d’or.
Elle gémit doucement sous les draps. Comment faire ? Comment faire ? Mon Dieu, aidez-moi ! Elle toussait, geignait, maudissait Marcel Grobz et sa poule, serinait qu’il l’avait abandonnée, ne lui avait laissé que ses yeux pour pleurer et l’obligation de se débrouiller seule sans être très regardante sur les moyens de s’en sortir. Et qu’on ne lui demande surtout pas de compatir aux malheurs des autres !
Pour vaincre l’affolement qu’elle sentait naître en elle, il fallait qu’elle affronte la journée debout. Elle resserra sur ses maigres épaules son châle à franges et sortit deux jambes blafardes de sous les draps.
Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre pour savoir si le mendiant aveugle qu’elle avait l’habitude de détrousser n’était pas revenu en bas de son immeuble, ne le vit pas et en conclut qu’il avait définitivement changé d’emplacement, dégoûté par les maigres recettes récoltées dans son chapeau renversé. Peut-être aurais-je dû le ménager et le dévaliser avec moins d’ardeur ? se dit-elle en glissant ses longs pieds osseux dans des mules aux couleurs passées.
Elle traîna ses savates jusqu’à la cuisine, alluma le gaz, fit chauffer du lait pour se préparer son Ricoré, fendit une demi-baguette qu’elle tartina de margarine et d’un échantillon des confitures qu’elle prélevait dans les chariots des couloirs d’hôtel. C’était une nouvelle stratégie : elle s’introduisait dans les palaces à l’heure où l’on faisait les chambres – quand les chambrières laissent les portes grandes ouvertes afin d’aller et venir à leur guise –, montait dans les étages et, glissant telle une ombre le long des murs, remplissait son grand sac d’articles divers, allant de la savonnette parfumée aux petits pots de miel et de confiture. Il lui arrivait de repartir avec des restes de foie gras, des côtes d’agneau à moitié dévorées, des petits pains dorés, des fonds de bouteilles de vin ou de champagne dérobées sur les plateaux posés à terre devant les chambres. Elle aimait ces rapines furtives qui lui donnaient l’illusion de vivre dangereusement en grignotant du luxe.
Elle regarda la casserole de lait de son œil vitreux et sur sa figure rabougrie se développa un voile de réflexion qui en adoucit les traits. Cette femme, autrefois, avait dû être belle. Il flottait sur elle des restes d’élégance et de féminité, et l’on était en droit de se demander quel mal l’avait rongée pour qu’elle soit devenue aussi dure et aride. Était-ce l’avarice, l’orgueil, la cupidité ou la simple vanité de celle qui se croit arrivée et renonce à ajouter des rubans et des nuances d’âme à sa personne ? Pourquoi se maquiller le cœur et le visage quand on se pense intouchable et toute-puissante ? Au contraire ! On ordonne, on grimace, on tonne, on tranche, on humilie, on chasse de la main l’importun. On ne craint personne puisque l’avenir est assuré.
Jusqu’au jour où…
Les cartes changent de mains, et la petite secrétaire humiliée récupère les quatre as de sa patronne.
Ce matin-là, après avoir savouré sa demi-baguette, Henriette Grobz décida d’aller se recueillir dans le calme d’une église afin de faire le point. Le monde courait à sa perte, soit, mais elle n’avait pas l’intention de l’accompagner. Elle devait réfléchir au meilleur moyen de se préserver d’une faillite générale.
Elle fit une toilette de chat de gouttière, plaqua de la poudre blanche sur son long visage étroit, posa un rouge à lèvres épais sur ses lèvres minces, plaça un large chapeau sur son maigre chignon, enfonça une aiguille pour tenir le couvre-chef en place, grimaça en se regardant dans le miroir, répéta plusieurs fois il ne fait pas bon vieillir, ma fille ! chercha ses gants de chevreau, les trouva et sortit en fermant à double tour derrière elle.
Il lui fallait réfléchir. Inventer. Ruser. Méditer.
Et pour cela, rien ne valait le silence de l’église Saint-Étienne, non loin de chez elle. Elle aimait le recueillement des églises. L’air parfumé d’encens froid de la chapelle de la Vierge Marie en entrant sur la droite agissait sur sa conscience comme un baume apaisant qui l’aidait à perpétrer le mal en réclamant le pardon de Dieu. Elle s’agenouilla sur la dalle froide, inclina la tête et murmura une prière. Merci Seigneur Jésus, pour Ta miséricorde, merci de comprendre que je dois vivre et survivre, bénis mes projets et mes plans et pardonne le mal que je vais faire, c’est pour une bonne cause. La mienne.
Elle se releva et prit place au premier rang sur une chaise en paille.
Ainsi, au milieu des lueurs tremblantes des cierges et du silence troué de rares bruits de pas, elle fixait le manteau bleu de la Vierge Marie et échafaudait le plan de sa prochaine vengeance.
Elle avait signé les papiers du divorce. Soit. Marcel Grobz se montrait magnanime. C’était un fait. Elle gardait son nom, l’appartement et une confortable pension mensuelle. Elle voulait bien le reconnaître… Mais ce que n’importe qui aurait baptisé des doux noms de bienveillance et de générosité, Henriette Grobz le nommait aumône, misère, camouflet. Chaque mot sonnait comme un affront. Elle marmonnait à voix basse en faisant semblant de prier. Mal à l’aise sur la chaise qui grinçait sous son poids, elle ne pouvait s’empêcher de remâcher son aigreur et des bouts de phrase comme j’habite une mansarde, il se prélasse dans un palais en écrasant les grains de son chapelet. De temps en temps, lui revenaient en tête les bénéfices mirobolants de Casamia, l’entreprise que Marcel Grobz avait construite à la force du poignet, et elle enfouissait son visage entre ses mains pour étouffer sa rage. Les sommes dansaient sous ses yeux et elle fulminait de ne plus y avoir droit. Alors que j’ai tant donné de ma personne ! Sans moi, il ne serait rien, rien ! J’y ai droit, j’y ai droit !
Elle avait cru parvenir à ses fins en achetant les maléfices de Chérubine[8]. Elle avait été bien près d’atteindre son but, mais ne pouvait que constater son échec. Il lui fallait trouver un autre stratagème. Elle n’avait plus de temps à perdre. Il existait une solution, elle le savait. Marcel Grobz, distrait par son bonheur conjugal, ferait bientôt quelques erreurs.
Chasser ma colère, élaborer une stratégie, prendre un air de première communiante, mettre mon plan en action, énuméra-t-elle en regardant le tableau qui lui faisait face et représentait la trahison de Judas dans le jardin des Oliviers et l’arrestation de Jésus.
Chaque fois qu’elle prenait place dans cette chapelle de la Vierge Marie, Henriette Grobz finissait par relever la tête et contempler la fresque immense qui racontait le premier épisode de la Passion du Christ, le moment où Judas s’approche pour baiser la joue du Seigneur. Derrière lui : des gardes romains venus arrêter le Christ. Henriette était envahie par un sentiment étrange mêlé de pitié, de terreur et d’une sorte de jouissance à assister au début de ce drame fondateur de la chrétienté. L’âme noire de Judas se faufilait dans la sienne et lui présentait le péché comme un fruit mûr, appétissant, aux couleurs vermeilles. Elle détaillait le visage blond, débonnaire, assez fade finalement du Christ, puis regardait Judas, son nez fin et long, son regard noir, sa barbe fournie, sa tunique rouge. Il avait fière allure et elle soupçonnait le peintre d’avoir eu la même coupable faiblesse pour cet homme subtil, vénéneux, criminel.
La vertu peut être si ennuyeuse…
Elle pensa à sa fille, Joséphine, qui l’avait toujours irritée par son attitude de bonne sœur dévouée et regretta une fois encore la disparition d’Iris, sa fille de chair, sa fille véritable… Une vraie mine d’or, elle.
Elle baisa le chapelet et pria pour le repos de son âme.
Il faut que je trouve une ruse, chuchota-t-elle en caressant du regard les longs pieds minces de Judas qui dépassaient de la robe rouge. Aide-moi, Judas l’obscur, aide-moi à décrocher, moi aussi, une bourse gonflée de sesterces. Tu le sais, le vice demande plus d’imagination, plus d’intelligence que la vertu qui est bête à pleurer, donne-moi une idée et je prierai pour le salut de ton âme.
Elle entendit les pas du curé qui se dirigeait vers la sacristie et se signa précipitamment, consciente d’avoir eu une mauvaise pensée. J’aurais peut-être dû me confesser, pensa-t-elle en se mordant les lèvres. Dieu pardonne tous les péchés et Il doit comprendre ma colère. Il n’était pas si angélique après tout ! Il parlait mal à sa mère et brutalisait les marchands du Temple. J’ai une sainte colère, voilà tout, Marcel m’a volée, dépouillée et je réclame vengeance. Qu’on me rétablisse dans mon droit. Mon Dieu, je Vous promets que je ne fais que reprendre mon bien. Ma vengeance n’excédera pas le prix des dettes de Marcel envers moi. C’est peu de chose finalement…
La fréquentation de cette petite chapelle l’apaisait. Elle se sentait confiante dans l’obscurité froide. Une idée lui viendrait bientôt. D’un jour à l’autre, un stratagème pourrait changer sa position et faire d’elle une femme intéressante.
Elle inclina la tête quand passa le curé, prit l’air meurtri de la femme qui a eu beaucoup de malheurs et revient adorer la longue face de l’Iscariote. C’est drôle, se dit-elle, il me rappelle quelqu’un. Y aurait-il quelque pressentiment là-dedans ? Un message subtil pour qu’un nom se glisse dans ma tête et m’indique un complice ? Où avait-elle vu ce long visage noir, mince, ce nez de prédateur gourmand, cet air fier d’hidalgo ténébreux ? Elle pencha la tête pour mieux l’observer, à gauche, à droite, mais oui, voyons, je connais cet homme, je le connais…
Elle insista, revint sur la figure sombre et longue, s’énerva, claqua la langue contre le palais, faillit jurer à haute voix, c’est cela, c’est cela, je ne dois pas agir seule, il me faut un homme qui me serve de bras armé, un Judas, et je dois le trouver dans l’entourage de Marcel…
Un homme qui me donnera accès aux comptes, aux ordinateurs, aux commandes des clients, aux courriers avec les usines, les entrepôts…
Un homme que j’achèterai…
Un homme à ma botte.
Elle claqua ses gants l’un contre l’autre.
Une bouffée chaude dilata sa maigre poitrine et elle poussa un soupir de satisfaction.
Elle se leva. Fit une rapide génuflexion devant la Vierge au manteau bleu. Se signa. Remercia le Ciel de lui prêter main-forte. La veuve et l’orphelin, la veuve et l’orphelin, Mon Dieu, mon Dieu, Vous ne m’avez pas épargnée, mais Vous viendrez à mon secours, n’est-ce pas ?
Elle glissa trois fois dix centimes dans le tronc de la petite chapelle. Cela fit un doux bruit de pièces qui dégringolent. Une bigote cassée en deux sur sa chaise l’observait. Henriette Grobz lui adressa un sourire de paroissienne onctueux et sortit en ajustant sa large galette sur la tête.
Il y a des gens avec qui l’on passe une grande partie de sa vie et qui ne vous apportent rien. Qui ne vous éclairent pas, ne vous nourrissent pas, ne vous donnent pas d’élan. Encore heureux quand ils ne vous détruisent pas à petit feu en se suspendant à vos basques et en vous suçant le sang.
Et puis…
Il y a ceux que l’on croise, que l’on connaît à peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie. Vous n’attendiez rien d’eux, vous les connaissiez à peine, vous vous êtes rendu léger, légère, au rendez-vous et pourtant, quand vous les quittez, ces gens étonnants, vous découvrez qu’ils ont ouvert une porte en vous, déclenché un parachute, initié ce merveilleux mouvement qu’est le désir, mouvement qui va vous emporter bien au-delà de vous-même et vous étonner. Vous ne serez plus jamais vermicelle, vous danserez sur le trottoir en faisant des étincelles et vos bras toucheront le ciel…
C’est ce qui arriva à Joséphine, ce jour-là.
Elle avait rendez-vous avec son éditeur, Gaston Serrurier.
Elle le connaissait peu. Ils se parlaient au téléphone. Il mettait le haut-parleur pour pouvoir faire plusieurs choses à la fois ; elle l’entendait ouvrir des lettres, des tiroirs tout en s’adressant à elle. Il énonçait ses chiffres de vente, évoquait l’édition en livre de poche, le film qui ne se tournait pas. Les Américains, il pestait, les Américains ! Ils promettent beaucoup et ne donnent rien. On ne peut jamais compter sur eux… Alors que je serai toujours là pour vous, Joséphine ! et elle perdait le son de sa voix, il avait dû se baisser pour ramasser un stylo ou un trombone, un contrat ou un agenda.
Gaston Serrurier.
C’était une relation d’Iris. C’est devant lui qu’un soir, lors d’un de ces dîners parisiens où chacun se gonfle et se gausse, Iris avait lâché j’écris un livre… et Gaston Serrurier, tapi dans la conversation, Gaston Serrurier qui observait avec une distance à la fois rude et lisse ce petit univers parisien qui s’étiole à la lueur des bougies en se croyant le phare de l’univers, Gaston Serrurier avait relevé le gant lancé par Iris et avait demandé à voir…
Le manuscrit.
Voir si ça n’était pas un propos de salon, un défi de petite marquise étourdie qui s’ennuie pendant que son riche mari remplit les caisses du ménage.
Et c’est ainsi qu’était né Une si humble reine. Manuscrit remis à Gaston Serrurier par Iris Dupin. Lu, retenu, publié, vendu à des centaines de milliers d’exemplaires. Un coup d’essai transformé en coup de maître.
Du jour au lendemain, Iris Dupin était devenue la reine des salons, la reine des chaînes de télévision, la reine des magazines. On saluait en elle une nouvelle étoile au firmament des lettres. On l’interrogeait sur sa coiffure, les confitures qu’elle ne faisait pas, ses auteurs préférés, sa crème de jour, sa crème de nuit, son premier amour, et Dieu dans tout ça ? Elle était invitée au Salon du chocolat, à celui de l’automobile, aux défilés de Christian Lacroix, aux avant-premières de films.
Puis il y avait eu le scandale, l’usurpatrice avait été démasquée, la timide sœur rétablie dans ses droits d’auteur.
Gaston Serrurier avait suivi toute l’affaire de son œil froid de connaisseur des mœurs parisiennes. Amusé. À peine surpris.
Quand il avait appris la mort violente d’Iris Dupin dans les bois de Compiègne, il n’avait pas cillé. Jusqu’où n’iraient pas certaines femmes pour connaître de grands frissons ? Des femmes qui provoquent le destin comme on jette des jetons sur le tapis vert des casinos. Des femmes qui bâillent et s’inventent des histoires avec le premier bellâtre qui leur chauffe le sang.
C’est la douceur de la petite sœur qui l’intriguait…
D’où lui était venue cette imagination en corne d’abondance ? Pas seulement de ses sources historiques. Il ne fallait pas lui raconter d’histoires. Il y avait des scènes d’amour dans Une si humble reine qui annonçaient précisément la mort de la belle Iris Dupin. Les vrais auteurs ont des pressentiments tragiques. Les vrais auteurs ont de l’avance sur la vie. Et cette petite femme modeste, cette Joséphine Cortès, était sans le savoir un écrivain. Elle avait deviné le destin de sa sœur. C’est cette contradiction entre la femme et l’auteur qui allumait dans le regard froid et blasé de Gaston Serrurier une lueur d’intérêt.
Il lui avait donné rendez-vous dans un restaurant de poissons, boulevard Raspail, vous aimez le poisson ? Cela tombe bien car là où je vous emmène, il n’y a que du poisson… Alors on dit treize heures quinze, lundi.
Joséphine était arrivée à treize heures quinze exactement. Elle était la première, l’avertit le garçon avant de la conduire à une large table recouverte d’une nappe blanche. Un petit bouquet d’anémones jetait une ombre de timidité sur la table élégamment dressée.
Elle ôta son manteau. Prit place à table et attendit.
Elle laissa traîner son regard autour d’elle et s’exerça à reconnaître les habitués du lieu. Les habitués appelaient les garçons par leur prénom et demandaient quels étaient les plats du jour avant de s’asseoir, les nouveaux venus se tenaient raides et empruntés, laissaient les garçons les installer sans dire un mot et faisaient tomber leur serviette en la dépliant. Les habitués se laissaient choir sur la banquette de tout leur poids en étendant les bras tandis que les nouveaux venus demeuraient raides, silencieux, intimidés par l’abondance de vaisselle et la prestance alerte du personnel.
Elle regarda plusieurs fois l’heure à sa montre et se surprit à soupirer. C’est de ta faute aussi, se dit-elle, les gens n’arrivent jamais à l’heure à Paris, il convient d’être en retard. Toujours. Tu te conduis comme une nouille.
À treize heures quarante-cinq, il arriva enfin. Entra dans le restaurant en tourbillon tout en poursuivant une conversation sur son portable. Lui demanda si elle attendait depuis longtemps. Répondit à son interlocuteur qu’il n’en était pas question. Elle bafouilla que non, elle venait juste d’arriver, il dit qu’il préférait ça. Il détestait faire attendre les gens, mais il avait été retenu par un de ces gêneurs dont on ne peut se débarrasser. Il fit le geste de secouer sa manche pour éjecter le gêneur et elle se força à sourire. Peut-être qu’un jour, je serai à la place du gêneur, ne put-elle s’empêcher de penser en fixant la manche.
Il éteignit son téléphone, jeta un coup d’œil rapide sur la carte qu’il connaissait par cœur et commanda en précisant, comme d’habitude. Elle avait eu tout le loisir d’étudier les plats et énonça à voix basse ceux qu’elle avait choisis. Il la félicita pour son choix et elle rougit.
Puis il déplia sa serviette, prit son couteau, un morceau de baguette, un peu de beurre et demanda :
— Qu’est-ce que vous faites en ce moment ?
— Je viens de passer mon HDR… J’ai été reçue avec félicitations du jury…
— Formidable ! C’est quoi ce…
— C’est le plus haut diplôme universitaire en France…
— Je suis impressionné, dit-il en faisant signe au garçon d’apporter la carte des vins. Vous prendrez bien un peu de vin ?
Elle n’osa pas dire non.
Il discuta avec le garçon, s’emporta parce qu’il n’y avait pas son vin habituel, commanda un puligny-montrachet 2005, année exceptionnelle, précisa-t-il en la regardant par-dessus ses lunettes, referma la carte en la faisant claquer, soupira, ôta ses demi-lunes, étendit un bras vers le beurrier et se confectionna une deuxième tartine tout en demandant :
— Et maintenant… Vous comptez faire quoi ?
— C’est compliqué… je…
Son portable sonna, il s’exclama, contrarié mais je croyais l’avoir coupé ! vous permettez ? Elle hocha la tête. Il prit l’air soucieux, prononça quelques mots et raccrocha en vérifiant que, cette fois, il était bien éteint.
— Vous étiez en train de me dire…
— …que j’ai été reçue à mon HDR avec les félicitations du jury et je pensais donc avoir un poste à l’université… Ou devenir directrice de recherche au CNRS… Ce dont j’avais très envie… J’ai travaillé toute ma vie pour ça…
— Et ça ne s’est pas fait ?
— C’est que… après le verdict du jury, il faut attendre les conclusions d’un rapport où les jurés ont consigné toutes les réflexions qu’ils n’ont pas osé vous dire en face…
— Un truc de faux culs, quoi !
Joséphine rentra la tête dans les épaules.
— Et de ce rapport dépend en fait votre affectation…
Elle essuya ses mains moites sur sa serviette et sentit ses oreilles s’empourprer.
— Et c’est là que j’ai appris… oh ! pas directement, non… j’ai appris par un collègue qu’il ne fallait pas rêver, que je n’aurais aucune promotion, que je n’avais pas besoin d’un poste prestigieux ni d’une augmentation de salaire et que j’allais rester chargée de recherche toute ma vie…
— Et pourquoi ? demanda Gaston Serrurier en levant un sourcil étonné.
— Parce que… ils me l’ont pas dit comme ça mais ça revenait au même… Parce que j’ai gagné beaucoup d’argent avec mon roman… et ils ont décidé qu’il y en avait d’autres plus méritants que moi… donc je me retrouve quasiment à mon point de départ.
— Et vous êtes furieuse, je suppose…
— Je suis surtout blessée… Je croyais appartenir à une famille, je croyais que j’avais fait mes preuves et je suis rejetée pour cause de trop grand succès avec un sujet qui pourtant…
Elle soupira pour bloquer des larmes intempestives.
— … ils auraient dû être heureux que le public se passionne pour l’histoire de Florine… et ça a été le contraire.
— C’est parfait ! Parfait ! s’exclama Gaston Serrurier. Vous les remercierez pour moi !
Joséphine lui jeta un regard étonné et posa discrètement les mains sur ses oreilles pour les empêcher de brûler.
— Vous savez, c’est la première fois que j’en parle. Je ne voulais même pas y penser. Je ne l’ai dit à personne. Ça a été si violent d’apprendre ça… Toutes ces années de travail et… me faire jeter !
Sa voix s’était mise à chevroter et elle se mordit la lèvre supérieure.
— C’est parfait parce que vous allez pouvoir travailler pour moi ! Rien que pour moi…
— Ah, fit Joséphine, surprise, se demandant s’il désirait monter un département d’histoire médiévale dans sa maison d’édition.
— Parce que vous avez de l’or dans les doigts…
Son regard était devenu fixe, insistant. Le garçon venait de déposer devant eux une salade d’encornets frits et un carpaccio de bar et de saumon. Serrurier regarda longuement l’assiette d’un air exaspéré et s’empara de ses couverts.
— De l’or pour écrire, pour raconter des histoires… Pour trouver ce qui va intéresser les gens en les rendant intéressants eux-mêmes en leur apprenant des tas de choses, pas seulement historiques. Vous êtes douée, le seul problème, c’est que vous ne le savez pas, vous n’avez pas la moindre idée de votre valeur.
Ses yeux, braqués sur elle, l’avaient isolée, soulignée d’un projecteur, un pinceau de lumière. Il n’était plus l’homme pressé qui était entré dans le restaurant en bousculant les garçons, l’homme qui s’énervait en commandant le vin, l’homme qui maugréait en défaisant sa serviette, l’homme qui s’était à peine excusé de l’avoir fait attendre…
Il la regardait comme quelqu’un de grande valeur.
Et Joséphine oublia tout.
Elle oublia l’affront de ses collègues, oublia la peine qu’elle remâchait depuis qu’elle avait appris sa mise à l’écart, la peine qui la laissait dépourvue de toute envie, de tout projet. Elle ne pouvait plus ouvrir un livre d’histoire, écrire une ligne sur le douzième siècle, ne pouvait plus s’imaginer passant des heures en bibliothèque. Tout son être refusait de rester la petite chercheuse humble et travailleuse qu’on assignait à résidence. Et voilà que cet homme lui redonnait ses lettres de noblesse. Cet homme disait qu’elle avait du talent. Elle se redressa. Heureuse d’être en face de lui, heureuse d’avoir attendu une demi-heure, heureuse qu’il la regarde et la considère.
— Vous ne dites rien ? demanda-t-il en resserrant le projecteur sur elle.
— C’est que…
— Vous n’êtes pas habituée à ce qu’on vous fasse des compliments, c’est ça ?
— Vous savez, dans mon milieu universitaire, ça a été plutôt mal vu que j’écrive… euh… ce livre-là… Alors je pensais…
— Que votre livre était nul ?
— Non. Pas vraiment… Je pensais qu’il n’était pas si terrible que ça, que c’était un malentendu.
— Un malentendu vendu à plus de cinq cent mille exemplaires ! J’en veux bien tous les ans de ces malentendus-là… Pas terrible, la salade d’encornets aujourd’hui ! dit-il au garçon qui changeait les assiettes. Vous vous moquez de vos clients, maintenant ? De mieux en mieux ! Je me ferais du souci si j’étais à votre place !
Le garçon repartit, les épaules basses.
Serrurier eut un petit sourire satisfait et revint à Joséphine.
— Et votre famille ?
— Oh ! Ma famille…
— Ils ne sont pas fiers de vous ?
Elle eut un petit rire gêné.
— Pas vraiment…
Il recula pour la regarder attentivement.
— Mais alors comment faites-vous ?
— Comment je fais pour quoi ?
— Pour vivre, tout simplement. Je veux dire… si personne ne vous dit que vous êtes formidable, où trouvez-vous l’énergie de…
— C’est que… je suis habituée… Ça a toujours été comme ça…
— Vous comptez pour du beurre.
Elle leva vers lui un visage émerveillé, un visage qui demandait comment vous savez ?
— Et encore plus maintenant que votre sœur est morte… Vous vous dites que vous n’avez pas le droit de vivre, pas le droit d’écrire, pas le droit de respirer… Que vous ne valez rien et que si ça se trouve, c’est vraiment elle qui a écrit le livre !
— Ah non ! Ça, je sais que c’est moi.
Il la regardait en souriant.
— Écoutez… vous savez ce que vous allez faire ?
Joséphine secoua la tête.
— Vous allez écrire… Un autre livre. D’abord parce que bientôt vous n’aurez plus d’argent. Ce n’est pas éternel, l’argent d’un livre… je n’ai pas regardé vos comptes avant de venir, mais il me semble bien qu’il ne vous reste pas grand-chose… Vous avez engagé de gros frais en achetant votre appartement…
Et tout se mit à tanguer.
La table, le décor si parfait, les nappes blanches, les bouquets d’anémones, les garçons empressés, tout disparut dans un éclair blanc et elle eut le vertige. Seule dans un champ de ruines. Elle sentit la racine de ses cheveux transpirer, transpirer… Elle jeta un regard affolé à Serrurier.
— Non, ne vous en faites pas… Vous n’êtes pas totalement sur la paille, mais votre crédit chez nous a quelque peu baissé. Vous ne regardez pas vos comptes ?
— Je n’y comprends pas grand-chose…
— Bon… on va passer un contrat tous les deux : vous m’écrivez un livre et moi, je paie les factures. D’accord ?
— Mais c’est que…
— Vous ne devez pas dépenser des fortunes en plus. Vous n’allez pas me coûter cher…
— …
— Vous n’avez pas l’air d’une femme qui a des goûts de luxe. Pas assez, même ! Il faut plastronner pour se faire respecter… Vous ne plastronnez pas du tout. Vous devez être du genre à avoir peur de faire de l’ombre à une ombre…
Le garçon toussota pour pouvoir poser les deux plats qu’il portait sur son bras. Serrurier s’écarta et réclama une eau minérale.
— Vous n’allez pas vous faire marcher dessus toute votre vie ! Vous n’en avez pas marre ? Qu’est-ce que vous attendez pour revendiquer votre place ?
— C’est Iris… Depuis qu’elle est…
— Morte. C’est ça ?
Joséphine se tortilla sur son siège.
— Depuis qu’elle est morte, vous passez votre temps à vous flageller et à vous interdire de vivre ?
— …
— Ben… Vous êtes bien nouille !
Joséphine sourit.
— Pourquoi vous souriez ? Vous devriez m’insulter pour vous avoir traitée de nouille…
— Non, c’est que… j’ai longtemps pensé ça de moi : nouille et molle… Mais je me suis améliorée, vous savez, j’ai fait des progrès.
— J’espère bien. Il faut un peu d’estime de soi pour avancer et moi, je veux que vous m’écriviez un livre. Un bon livre plein des choses de la vie… comme votre premier… mais vous n’êtes pas obligée de vous cantonner au douzième siècle. Changez un peu sinon vous serez condamnée au roman historique et vous vous ennuierez ferme ! Et je suis poli… Non ! Écrivez-moi un roman d’aujourd’hui avec des femmes, des enfants, des maris qui trompent leur femme et qui sont cocus, des femmes qui pleurent et qui rient, un bel amour, une trahison, la vie, quoi ! Vous savez, les temps sont durs et les gens ont envie qu’on les distraie… Vous savez raconter des histoires. C’était très bien le roman de Florine et pour un premier essai, chapeau !
— Je ne l’ai pas fait exprès…
Il la foudroya du regard.
— C’est exactement ce que vous devez vous interdire de dire dorénavant. Bien sûr que vous l’avez fait exprès ! Il n’est pas né comme ça ce livre…
Il claqua des doigts dans l’air.
— Vous avez travaillé dur, vous avez construit une histoire, écrit des dialogues, imaginé des rebondissements, ce n’est pas venu tout seul ! Arrêtez de vous excuser tout le temps ! Vous êtes fatigante, vous savez… On a envie de vous secouer de la tête aux pieds.
Il se radoucit, commanda deux cafés, vous prenez un café, n’est-ce pas ? alors deux cafés dont un bien serré ! Sortit un long cigare qu’il renifla et fit rouler entre ses doigts avant de l’allumer et ajouta :
— Oui, je sais, on ne fume plus dans les restaurants. Sauf moi. J’emmerde les lois. Vous savez, Joséphine, l’écriture, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, ce n’est pas une thérapie… ça ne guérit rien. Rien du tout. Mais c’est une revanche sur le destin et vous, si je ne me trompe pas, vous avez une fameuse revanche à prendre.
— Je ne sais pas…
— Mais si, réfléchissez un peu et vous trouverez… Écrire, c’est empoigner sa souffrance, la regarder en face et la clouer sur la croix. Et après, on s’en fout d’être guéri ou pas, on a pris sa revanche… On a fait quelque chose avec tout ce chagrin et quelque chose qui parfois peut vous permettre de vivre ou de revivre, c’est selon…
— Je ne suis pas sûre de tout comprendre…
— Trouvez un sujet qui vous inspire et écrivez. Lâchez les vannes… Mettez-y tout votre chagrin, toute votre douleur et clouez-les sur la croix ! Osez respirer à nouveau, vivre à nouveau ! Vous êtes comme un petit oiseau au bord du nid qui bat des ailes et n’ose pas s’envoler. Pourtant vous avez déjà fait vos preuves, alors qu’est-ce qui vous manque ?
Joséphine eut envie de dire… de déjeuner chaque jour avec quelqu’un comme vous, mais elle se tut.
— Les gens en ont marre, poursuivit Serrurier, ils sont fatigués, racontez-leur des histoires… Des histoires qui leur donnent envie de se lever le matin, de prendre le métro et de rentrer chez eux le soir. Réinventez les conteurs d’autrefois, les contes des Mille et Une Nuits. Allez-y…
— Mais je n’ai pas d’histoires à raconter !
— C’est ce que vous croyez ! Vous avez des milliers d’histoires dans la tête et vous ne le savez pas. Les gens timides, les pauvres, les méconnus ont toujours des milliers d’histoires dans la tête parce qu’ils sont sensibles, que tout les froisse, tout les blesse, et de ces froissements, de ces blessures, ils font des émotions, des personnages, des situations… C’est pour cela que ce n’est pas une vie d’être écrivain, on souffre tout le temps… Croyez-moi, il vaut mieux être éditeur !
Il eut un large sourire en tenant son cigare entre les dents. Prit son café des mains du garçon en lui demandant comment il faisait pour garder sa place, il était si maladroit, jamais vu un garçon aussi empoté !
— Et pour mon compte ? demanda Joséphine qui sentait la panique l’envahir à nouveau.
— Oublier votre compte et travaillez ! L’argent, je m’en charge… Dites-vous qu’à partir d’aujourd’hui, vous n’êtes plus seule avec vos doutes, vos angoisses et lâchez-vous ! Lâchez-vous ! Sinon je vous étripe !
Joséphine eut envie de se jeter à son cou, mais elle se retint et reçut sans rien dire une épaisse bouffée de cigare qui la fit tousser et effaça son sourire de septième ciel.
Ce soir-là, Joséphine attendit que Zoé fût couchée, puis alla s’installer sur le balcon. Elle avait enfilé des grosses chaussettes en laine achetées chez Topshop sur ordre d’Hortense qui lui avait affirmé que c’étaient les meilleures chaussettes du monde. Des grosses chaussettes qui montaient jusqu’aux genoux. Un pyjama, un gros pull, son édredon.
Et une infusion de thym avec du miel dans une cuillère.
Elle s’installa sur le balcon aux étoiles.
Elle écouta la nuit froide de décembre, le bruit d’une mobylette au loin, le souffle du vent, une alarme de voiture qui se déclenchait, un chien qui aboyait…
Elle leva le nez au ciel. Repéra la Petite et la Grande Ourse, la Chevelure de Bérénice, la Flèche et le Dauphin, le Cygne et la Girafe…
Elle n’avait plus parlé aux étoiles depuis longtemps.
Elle commença par remercier.
Elle dit merci pour le déjeuner avec Serrurier. Merci, merci. J’ai pas tout compris, j’ai pas tout retenu, mais j’ai eu envie d’embrasser le tronc des marronniers, d’escalader les feux rouges, d’attraper des bouts de ciel.
Elle but une gorgée de thym, fit glisser un morceau de miel sous la langue. Qu’est-ce qu’il a dit déjà ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Ça donnait envie d’enfiler des bottes de sept lieues…
Écoute, papa, écoute…
Il a dit que j’avais du talent, que j’allais écrire un nouveau livre.
Il a dit que je réussirais à clouer ma souffrance sur la croix et à la regarder en face.
Il a dit que je devais oser. Oublier que ma sœur et ma mère m’avaient coupé les ailes. Réduite à la portion congrue.
Il a dit que ce temps-là était fini.
Plus jamais, plus jamais ! elle promit en regardant les étoiles pour la première fois depuis de longs mois.
Je suis un écrivain, je suis un écrivain formidable et je suis digne d’écrire. J’arrête de penser que tout le monde est mieux que moi, plus intelligent, plus brillant et que je ne suis qu’une pauvre chose… Je vais écrire un autre livre.
Toute seule. Comme j’ai écrit Une si humble reine. Avec mes mots. Mes mots de tous les jours qui ne ressemblent à personne. Il a dit ça aussi.
Elle chercha des yeux la petite étoile, sa petite étoile en bout de casserole, pour voir s’il était revenu, s’il voulait bien scintiller pour lui dire qu’il la recevait cinq sur cinq.
Parce que, tu comprends, papa, si je ne suis pas capable d’être fière de moi qui le sera ?
Personne.
Si je n’ai pas confiance en moi, qui aura confiance en moi ?
Personne.
Et je passerai ma vie à me casser la figure…
Ce n’est pas un but dans la vie de se casser tout le temps la figure.
Je ne veux plus qu’on me traite de nouille et je ne veux plus me considérer comme portion congrue.
Je ne veux plus obéir à un chef. À Iris, à Antoine, aux instances du CNRS, aux collègues de la fac.
Je veux me prendre au sérieux. Me faire confiance.
Je fais la promesse solennelle de tenir debout et d’avancer.
Elle regarda longuement les étoiles, mais aucune ne clignotait.
Elle demanda de l’aide pour commencer le livre.
Elle promit qu’elle ouvrirait grand la tête, les yeux et les oreilles pour recueillir la moindre idée qui passerait par là.
Elle dit encore hé les étoiles ! Envoyez-moi ce dont j’ai besoin pour avancer. Envoyez-moi les bons outils et je vous promets de bien les utiliser.
Elle regardait au loin les appartements derrière les arbres. Dans certains salons, on avait dressé des sapins de Noël. Ils brillaient comme des lampes de poche multicolores. Elle fixa les lumières jusqu’à ce qu’elles se mettent à trembler et à faire des guirlandes.
Les toits gris en pente, les arbres hauts et noirs, les façades régulières, tout lui disait sans qu’elle sache pourquoi qu’elle habitait Paris et qu’elle en était heureuse. C’était comme un amour inguérissable et secret.
Elle était à sa place, elle était heureuse.
Et elle allait écrire un livre.
Il y eut comme une explosion de joie à l’intérieur d’elle-même.
Il pleuvait de la joie dans son cœur. Des ondées de joie, des torrents de paix, des déluges de force. Elle éclata de rire dans la nuit et resserra l’édredon autour d’elle pour ne pas se faire éclabousser.
Elle sut alors qu’elle avait retrouvé son père. Il ne clignotait pas au bout d’une casserole dans le ciel, il lui versait des seaux de bonheur dans le cœur.
Une inondation de bonheur.
Il était deux heures du matin. Elle eut envie d’appeler Shirley.
Elle appela Shirley.
— Quand est-ce que tu viens à Londres ?
— Demain, dit Joséphine. J’arrive demain.
Demain, c’était vendredi. Zoé allait passer la semaine chez Emma pour réviser. Joséphine avait prévu de rester chez elle, de faire du ménage et du repassage. Iphigénie avait laissé un panier rempli de linge à repasser.
— Pour de vrai ? s’étonna Shirley.
— Pour de vrai… Et j’imprime mes mots sur un billet d’Eurostar !
Elles avaient mangé un pot de Ben & Jerry’s chacune et se massaient le ventre, allongées sur le sol de la cuisine de Shirley en regrettant déjà tout ce gras, tout ce sucre, toutes ces noisettes, tout ce caramel, tout ce chocolat qu’il faudrait éliminer. Elles riaient en faisant des listes de choses délicieuses et dangereuses à ne plus jamais manger sous peine de devenir deux grosses dames à Antibes.
— Si je deviens une grosse dame à Antibes, je ne pourrai plus faire la danse du ventre pour Oliver et ce serait regrettable…
Oliver ? Joséphine se redressa, posa la tête sur sa main et ouvrit la bouche pour poser la question.
Shirley l’arrêta :
— Tais-toi, ne dis rien, écoute et ne m’en reparle plus jamais, plus jamais, promis ? Ou alors tu attends que je t’en parle d’abord…
Joséphine acquiesça, un doigt sur les lèvres, un doigt motus et bouche cousue.
— …j’ai rencontré un homme au sourire débonnaire, au dos large, au pantalon de velours râpé, un homme qui fait du vélo et porte des gants fourrés et je crois bien que je suis tombée en amour. C’est fort possible. Car depuis que je l’ai vu, c’est comme un gaz volatil. Il m’occupe la tête, il m’occupe les veines, il m’occupe le cœur, la rate et les poumons, il se dilate en moi et c’est bon, c’est bon et jamais, jamais je ne deviendrai une grosse dame à Antibes afin de garder cet homme-là…
Elle ferma les yeux, s’enlaça de ses bras et sourit en murmurant :
— Fin des confidences. On va jouer.
Elles jouèrent à « raté et réussi » en étirant leurs bras, en étirant leurs jambes, en roulant sur le côté, en emmêlant leurs têtes et leurs épaules.
— J’ai raté mes amours, j’ai raté mes études, je rate toujours mes pot-au-feu, j’ai raté le dernier concert de Morcheeba, énuméra Shirley en comptant sur ses doigts… mais j’ai réussi ma relation avec mon père et avec ma mère, la plupart de mes orgasmes, mon permis de conduire, l’éducation de mon fils, mon amitié avec toi…
Joséphine enchaîna :
— J’ai raté lamentablement ma vie sentimentale, j’ai raté presque tous mes orgasmes, tous mes régimes, mes rapports avec ma mère, mais j’ai réussi mes deux beautés de filles, mon HDR, écrire un livre, être ton amie…
— J’ai toujours raté le rayon vert, soupira Shirley.
— J’ai toujours raté mes mayonnaises, avoua Joséphine.
— Même pas foutue de faire pousser un géranium…
— Je n’ai jamais réussi à attraper une libellule…
Puis elles passèrent au jeu « ce que je déteste le plus chez un homme ».
— Je déteste les menteurs, dit Shirley. Ce sont des lâches, des veules, des méduses urticantes.
— Et ils sont habillés pour l’hiver ! ajouta Joséphine en riant.
— Vêtus des vers de Chaucer :
Et l’orange tomba dans l’assiette du traître
Celui qui avait bafoué la confiance du maître
Le lent et fort amour de l’homme inspiré
Qui lui avait appris année après année,
Quartier après quartier, à être un homme, un vrai
Un qui, onques, ne se renie, ignore l’horrible mensonge
Qui souille l’âme aussi bien que les songes.
Tiens, fils, dit le Maître en désignant l’orange
Mange, le rouge au front, le fruit de ta trahison,
Déguste-le, quartier après quartier,
Mange jusqu’à en crever le fumier de ta honte
Car ignoble est l’enfant qui ment à son parent.
— Ça fait froid dans le dos, remarqua Joséphine en frissonnant.
— Ce sont les mots qui sortirent jadis de la bouche de mon père quand il apprit que j’avais donné naissance à un fils sans qu’il en soit averti… Je ne les ai jamais oubliés. Ils sont gravés dans ma mémoire au fer rouge…
Joséphine trembla. Elle ne sut pas qui de Chaucer ou du chauffage défectueux lui faisait cet effet, mais elle se sentit enveloppée d’un suaire glacé.
— Et je n’ai plus jamais menti. On gagne du temps, tu n’as pas idée ! On va plus vite en allant droit. On devient un homme, une femme pour de vrai.
— Le chauffage est encore cassé ? demanda Joséphine.
— Apprends, ma chère, que le chauffage en Angleterre est toujours cassé… Il marche un jour sur trois. Comme l’eau chaude et le métro… et c’est très bien comme ça. Moins on chauffe, moins on pollue. Bientôt, il n’y aura plus de pétrole, on ne sera plus chauffés, alors autant s’entraîner !
— Mieux vaut dormir à deux dans ton pays !
— À ce propos, où en es-tu avec Philippe ?
— Nulle part. C’est la faute à ma conscience. Elle m’interdit de batifoler et m’enferme dans une ceinture de chasteté dont j’ai perdu la clé…
— Déjà que tu n’es pas du genre à sauter dans les lits grands ouverts…
— Et Alexandre ? Tu as de ses nouvelles ?
— J’en ai par Annie, la nounou. Il va comme un ado qui a perdu sa mère sous un couteau… Il va pas fort.
— Je devrais peut-être aller le voir…
— Et voir son père aussi…
Joséphine ne releva pas l’allusion. Elle pensait à Alexandre. Elle se demandait ce qu’il devait ressentir le soir en éteignant la lumière. Est-ce qu’il pensait à Iris, seule dans la forêt avec ses meurtriers ?
— Ça t’arrive d’avoir peur ? demanda-t-elle.
— De quoi ?
— De tout…
— De tout !
— Oui…
— Tu as le droit d’avoir peur d’un seul truc, affirma Shirley. Peur pour tes enfants. Le reste, l’argent, le travail, les impôts, les sauts à l’élastique, c’est très simple, tu dis juste « pas peur » et tu sautes en avant…
— Ça marche ?
— Et drôlement bien ! Tu dis « je veux ça », et tu l’as… Mais tu y mets tout ton cœur. Tu triches pas. Tu penses très fort… je veux ça, je veux ça, je veux ça… on essaie ? Tu veux quoi, là tout de suite ? Sans réfléchir.
Joséphine ferma les yeux et dit :
— Embrasser Philippe.
— Alors penses-y fort, très fort et je te promets, tu m’entends, je te promets que ça va arriver…
— Tu crois vraiment ?
— … mais il faut y mettre toute sa force. Ne fais pas ta timorée. Dis, par exemple, je veux…
— …me jeter dans les bras de Philippe…
— Gnangnan, ça marchera pas !
— Je veux qu’il me serre dans ses bras, qu’il m’embrasse partout, partout…
Shirley fit la moue.
— Ça manque encore de conviction…
— Je veux qu’il me saute dessus comme un bouc en rut ! hurla Joséphine en roulant sur le sol glacé de la cuisine.
Shirley s’écarta et la considéra, amusée et étonnée.
— Ben dis donc… là, c’est sûr que ça va arriver !
Le lendemain, samedi, à l’heure du déjeuner, Joséphine retrouva Hortense.
Elle habitait Angel, un quartier qui ressemblait à Montmartre. Des réverbères, des petites rues entortillées dans des escaliers, des vieilles boutiques de fripes. Les bistrots portaient des noms français. Elles s’installèrent à l’intérieur du « Sacré-Cœur » à l’angle de Studd Street et de Theberton. Commandèrent deux bœuf-carottes et deux verres de vin rouge. Goûtèrent le pain et décidèrent que c’était vraiment de la baguette, goûtèrent le beurre, il avait le goût du beurre salé de Normandie.
Hortense ouvrit le feu :
— Ça y est ! Je suis devenue une vraie Anglaise !
Elle a un fiancé anglais, se dit Joséphine en contemplant sa fille avec ravissement. Hortense est tombée amoureuse. Ma fille au cœur de pierre a baissé sa garde pour un Anglais en tweed. Est-il de son âge, est-il plus âgé ? A-t-il les joues roses et les paupières tombantes ? Ou le menton pointu et les yeux gourmands ? Parle-t-il du nez ? Parle-t-il français ? Aimera-t-il la blanquette de veau que je lui ferai ? Les jardins du Palais-Royal, les reines de France dans le jardin du Luxembourg et la place des Vosges, la nuit ? Et la passerelle des Arts, et la petite rue Férou où Hemingway traînait quand il n’avait pas le sou ? Elle le promenait dans Paris, le dessinait dans sa tête, le coiffait des lauriers de l’homme qui avait terrassé l’intraitable Hortense et couvait sa fille d’un regard ému.
— Il s’appelle comment ce bel Anglais ? demanda Joséphine, le cœur rempli d’allégresse.
Hortense se renversa en arrière et éclata de rire.
— Maman, tu es vraiment indécrottable ! Tu y es pas du tout ! J’ai juste fêté la fin de mon trimestre de cours dans un pub samedi soir et, le dimanche matin, je me suis réveillée avec un mal de crâne pas possible et un Anglais inconnu dans mon lit. Tu vas rire, il s’appelait Paris ! I spent the night in Paris. Quand je lui ai dit quel prénom idiot !, il m’a demandé le mien et a rétorqué quel prénom horrible ! et on s’est quittés sans se dire un mot.
— Tu veux dire que tu as ramassé un garçon dans un pub et que tu l’as ramené dans ton lit sans le savoir tellement tu avais bu ? demanda Joséphine, horrifiée.
— C’est exactement ça, dis donc tu comprends vite, finalement… J’ai fait ce que font toutes les Anglaises, le samedi soir.
— Oh là là ! Hortense ! Et je suppose que tu étais trop saoule pour avoir pensé à…
— … mettre une capote ?
Joséphine hocha la tête, affreusement gênée.
— On était si cassés qu’on n’a rien fait du tout… Il a essayé de se montrer entreprenant au petit matin et ma remarque sur son prénom lui a coupé la chique !
Elle reposa sa fourchette dans son assiette et conclut :
— N’empêche que je suis devenue une vraie Anglaise…
— Et Gary ? Tu le revois ?
— Non. Pas le temps. Et la dernière fois, il m’a plantée dans la rue en pleine nuit…
— Ça ne lui ressemble pas…, protesta Joséphine.
— Mais j’ai entendu dire qu’il s’était mis sérieusement au piano. Qu’il avait rencontré un prof avec qui il s’entend vachement bien, qui lui sert de père, de tuteur, de modèle… Il passe tout son temps à faire du piano et à voir cet homme. Ils ont développé une amitié virile… Passionnant ! Il paraît même qu’il refuse de le présenter à ses potes parce qu’il veut le garder pour lui tout seul. C’est fou. Dès que les gens aiment, ils deviennent jaloux, exclusifs…
— Je suis contente pour lui. Ce n’était pas sain de n’avoir aucun modèle masculin.
Hortense rejeta ses longs cheveux en arrière comme pour balayer le cas Gary Ward et l’absence de père dans la vie d’un garçon. Ce n’était pas son problème. Tout ce qui ne la touchait pas directement n’était pas son problème.
Joséphine pensa à Antoine. Hortense avait été très proche de son père, mais elle n’en parlait jamais. Elle devait trouver cela inutile. Le passé est le passé, occupons-nous du présent.
Elle n’osa pas poser davantage de questions et préféra demander si le bœuf-carottes était bon.
C’était leur dernière soirée ensemble. Joséphine repartait le lendemain pour Paris.
— Et si on allait au concert ? lança Shirley en entrant dans la chambre qu’occupait Joséphine. J’ai deux fauteuils très bien placés que m’a filées une copine… Un empêchement de dernière minute, un enfant malade…
Joséphine répondit que c’était une bonne idée et demanda s’il fallait être habillée.
— Fais-toi belle, répondit Shirley d’un air mystérieux, on ne sait jamais…
Joséphine lui lança un regard inquiet.
— T’as manigancé quelque chose ?
— Moi ? s’écria Shirley, faussement outrée, pas du tout ! Qu’est-ce que tu t’imagines ?
— Je ne sais pas… T’as un air de conspiratrice…
— J’ai un air de flûte enchantée… J’adore aller au concert…
Elle ne me force même pas à mentir, poursuivit Shirley se parlant à elle-même, je n’ai rien arrangé du tout. Je sais juste que Philippe sera dans la salle, ce soir.
Elle avait appelé chez lui dans la matinée pour demander comment allait Alexandre, il était maussade, grippé depuis quelques jours. Elle avait parlé à Annie, la nounou, une solide Bretonne, la cinquantaine bien portante et rebondie. Elle avait appris à l’apprécier et le sentiment de sympathie semblait être réciproque. La nounou, de nos jours, remplace la suivante des pièces de Racine. Elle sait tout et livre ses secrets si on sait la faire parler. Annie était une brave femme sans malice qui bavardait facilement. Elle avait expliqué qu’Alexandre allait mieux, que la fièvre était tombée, et Shirley avait demandé si elle pouvait passer le voir. Annie avait répondu bien volontiers, mais M. Dupin ne sera pas là, il va au concert ce soir. Au Royal Albert Hall, avait-elle ajouté fièrement, on y joue les sonates de Scarlatti et M. Dupin les aime beaucoup. Annie cachait mal sa flamme pour son employeur.
Shirley avait raccroché, un plan en tête. Aller au concert et s’arranger pour que Philippe et Jo se rencontrent au détour d’un escalier lors d’un entracte. En amour, « qui ne ruse, n’obtient » et comme ces deux-là s’entêtaient à jouer les amants maudits, elle allait se travestir en entremetteuse.
Il tombait une petite pluie fine quand elles prirent un taxi pour Kensington Gore et Shirley s’enveloppa dans une longue étole en cachemire rose en frissonnant.
— J’aurais dû prendre un manteau, dit-elle en indiquant l’adresse au chauffeur.
— Tu veux que je remonte t’en chercher un ? proposa Joséphine.
— Non, ça va aller… Et au pire, je mourrais en crachant mes poumons… Ce sera très romantique !
Elles coururent du taxi à l’entrée du théâtre et se mêlèrent à la foule qui s’engouffrait dans le hall. Shirley tenait les places à la main et se fraya un chemin en recommandant à Joséphine de ne pas se laisser distancer.
La loge était spacieuse et comprenait six fauteuils en velours rouge avec des petits pompons accrochés aux accoudoirs. Elles s’assirent et regardèrent la salle se remplir. Shirley avait sorti des jumelles de son sac. On dirait qu’elle passe ses troupes en revue, se dit Joséphine, amusée par l’air sérieux de son amie. Puis elle songea, demain je pars et je ne l’aurai pas vu, demain je pars et il ne sait même pas que je suis venue… demain je pars, demain je pars… Elle se demanda comment elle supporterait de quitter Londres en laissant Philippe derrière elle, comment il lui serait possible de reprendre sa vie à Paris alors qu’elle avait été pendant une semaine si près de lui… Elle leva la tête vers la coupole en verre qui coiffait la salle de concerts pour dissimuler les larmes qui lui venaient aux yeux.
Vouloir oublier quelqu’un, c’est y penser tout le temps.
Elle tremblait du désir de se lever et de courir le retrouver. Je n’aurais jamais dû venir à Londres, il est partout ici, il pourrait être là, ce soir… Elle scruta la salle. Frémit. Et s’il n’était pas seul ? Il sera sûrement venu, accompagné…
Je ferme les yeux, je les rouvre et je le vois, se dit-elle en abaissant les paupières et en se concentrant.
Je ferme les yeux, je les rouvre, il est devant moi et il me dit Joséphine et…
Shirley, à ses côtés, balayait la salle de ses jumelles telle une habituée qui tente de repérer des connaissances. Joséphine se dit qu’elle pourrait trouver une excuse, se lever, courir, courir jusqu’à l’appartement de Philippe… Elle imaginait la scène, il serait chez lui, en train de lire ou de travailler, il ouvrirait la porte, elle se jetterait dans ses bras et ils s’embrasseraient, ils s’embrasseraient…
Shirley s’était immobilisée et la main qui tenait les jumelles ajusta la molette de mise au point pour affiner la vision. Elle mordilla sa lèvre supérieure.
— T’as vu quelqu’un ? demanda Joséphine pour dire quelque chose.
Shirley ne répondit pas. Elle semblait absorbée par un spectacle dans la salle et ses doigts minces serraient les jumelles. Puis elle les reposa et fixa Joséphine d’un air étrange, comme si elle ne la voyait pas, comme si elle n’était pas assise à côté d’elle. Ce regard embarrassa Joséphine qui s’agita sur son fauteuil en se demandant quelle mouche avait piqué son amie.
— Dis, Jo…, commença Shirley en cherchant ses mots… Tu n’as pas chaud ?
— T’es folle ? Le théâtre est à peine chauffé ! Et tout à l’heure tu mourais de froid !
Shirley ôta l’étole en cachemire de ses épaules et la tendit à Joséphine.
— Tu n’irais pas me la porter au vestiaire… je meurs de chaleur !
— Mais… tu n’as qu’à la mettre sur le dossier de ton fauteuil.
— Non ! elle va tomber, je vais marcher dessus et je risque même de l’oublier. Je m’en voudrais toute ma vie, c’est un cadeau de ma mère.
— Ah…
— Ça t’ennuie ?
— Non…
— J’irais bien moi-même, mais j’ai aperçu un ancien… ami dans la salle et je ne voudrais pas le perdre des yeux…
Ah ! se dit Joséphine, c’est pour cela qu’elle a ce regard étrange. Elle veut l’épier, le suivre dans le rond de ses jumelles, et ça l’ennuie que je sois témoin de la scène. Elle préfère m’écarter sous un prétexte idiot quitte à mourir de froid.
Elle se leva, prit l’étole et adressa un petit sourire de connivence à Shirley. Un sourire qui disait ça va, j’ai compris ! Je te laisse seule !
— Et tu vas au vestiaire de l’orchestre, ordonna Shirley alors que Joséphine s’éloignait. Les autres sont toujours embouteillés !
Joséphine obéit et se dirigea vers le vestiaire du rez-de-chaussée. Des hommes pressés, des femmes aux bouches rouges la bousculaient en se dirigeant vers la salle. Elle s’effaça, cherchant des yeux la queue pour le vestiaire.
Il y en avait plusieurs. Elle en choisit une, déposa l’étole de Shirley, prit le ticket qu’on lui donna et revint sur ses pas.
En traînant les pieds. En méditant sur son manque de décision et de courage. Pourquoi je n’ose pas ? Pourquoi ? J’ai peur du fantôme d’Iris. J’ai peur de faire de la peine au fantôme d’Iris…
Elle s’arrêta un instant, réfléchit.
Elle n’avait ni sac ni manteau. Il lui faudrait retourner dans la loge, expliquer à Shirley…
C’est alors que…
Ils s’aperçurent au détour d’un couloir.
S’arrêtèrent, saisis par la surprise.
Baissèrent la tête comme frappés au front.
Chacun appuyé au mur, immobilisé dans le geste qu’il était en train de faire. Il venait de déposer son manteau au vestiaire, elle avait glissé dans sa poche le ticket de Shirley.
Chacun interrompu dans le mouvement fluide, léger qui les portait un instant auparavant.
Ils restèrent immobiles sous la lumière des lustres en cristal du grand hall. Comme deux inconnus. Deux inconnus qui se connaissent, mais ne doivent pas se rencontrer.
Pas s’approcher. Pas se toucher.
Ils le savaient. La même phrase dictée par la raison, la même phrase cent fois répétée tournait en gyrophare dans leur tête.
Et leur donnait un air de mannequins, un peu raides, un peu stupides, un peu empruntés.
Tout ce qu’il voulait à ce moment précis, tout ce qu’elle réclamait en hurlant en silence, c’était tendre, tendre la main et toucher l’autre.
Ils étaient face à face.
Philippe et Joséphine.
De part et d’autre du flot des personnes qui faisaient la queue au vestiaire, qui parlaient haut, qui riaient fort, qui mâchaient un chewing-gum, qui lisaient le programme, évoquaient le fabuleux pianiste, les morceaux qu’il avait choisi d’interpréter…
L’un en face de l’autre.
À se caresser les yeux dans les yeux, à se parler en langage muet, à se sourire, à se reconnaître, à se dire c’est toi ? C’est bien toi ? si tu savais… Ils laissaient passer les hommes et les femmes, les jeunes et les moins jeunes, les impatients et les placides, et se tenaient, essoufflés de surprise, de chaque côté du flot ininterrompu. Le concert allait commencer, vite, vite donner son manteau, vite, vite, prendre son ticket, vite, vite, trouver sa place…
Si tu savais combien je t’attends, disait l’un en faisant brûler son regard.
Si tu savais combien tu me manques, disait l’autre en rougissant sans baisser les yeux, sans détourner la tête.
Et j’en ai marre de t’attendre…
Moi aussi, j’en ai marre…
Ils se parlaient sans bouger les lèvres. Sans respirer.
Il n’y avait plus la queue au vestiaire et la sonnerie continue du théâtre indiquait que le concert allait commencer. La dame du vestiaire suspendait les derniers manteaux, donnait les derniers tickets, rangeait une fourrure, un chapeau, un sac de voyage, prenait un livre et s’asseyait sur un tabouret en attendant le premier entracte.
La sonnerie n’en finissait pas de retentir, le théâtre s’emplissait.
Les derniers retardataires se précipitaient, cherchaient l’ouvreuse, s’énervaient, craignaient de manquer les premières notes, de ne plus pouvoir entrer. On entendait les portes s’ouvrir et se fermer, le bruit des fauteuils qui claquaient, un brouhaha de voix, de toux, de raclements de gorge…
Puis ils n’entendirent plus rien.
Philippe attrapa la main de Joséphine et l’entraîna dans un recoin du vieux théâtre qui sentait la poussière et les siècles.
Il la plaqua si fort contre lui qu’elle faillit perdre le souffle, crier… Elle lâcha un soupir de douleur qu’elle reprit aussitôt pour gémir de plaisir, le nez écrasé dans son cou, les bras noués sur sa nuque.
Il la serrait, il la serrait, il enfermait son dos dans ses bras pour qu’elle ne bouge pas, qu’elle ne s’échappe pas.
Il l’embrassait. Il embrassait ses cheveux, il embrassait son cou, il ouvrait son chemisier blanc et embrassait ses épaules, elle se laissait aller, enfonçait sa bouche dans son cou. Le mordillait, le léchait, goûtait sa peau, reconnaissait l’odeur, une odeur d’épice indienne, fermait les yeux pour enregistrer cette odeur à jamais, pour la mettre en flacon de mémoire, la respirer plus tard, plus tard…
Plus tard… l’odeur de sa peau mêlée à son eau de toilette, le goût de son col de chemise frais lavé, frais repassé, le début de barbe qui pique, le petit pli de la peau sur le col de la chemise…
Philippe, elle demandait en caressant ses cheveux, Philippe ?
Joséphine… il soufflait en effleurant un bout de sa peau, en faisant glisser ses dents sur l’ourlet de son oreille…
Elle s’écartait, elle disait c’est toi ? Alors… c’est toi ? Elle s’éloignait pour le voir, reconnaître son visage, ses yeux…
Il la ramenait à lui…
Debout dans le recoin sombre du théâtre, debout sur le parquet qui craquait, effacés dans la pénombre, dans l’anonymat de l’obscurité…
Ils se picoraient, ils se dévoraient, ils rattrapaient les heures et les heures et les semaines et les mois perdus, ils s’encastraient l’un dans l’autre, espérant avoir dix mille bouches, dix mille mains, dix mille bras pour ne plus jamais se déprendre, pour ne plus jamais être affamés.
Un baiser de deux hydres voraces.
Insatiables.
Pourquoi ? Pourquoi ? disait Philippe en écartant les cheveux de Joséphine pour attraper son regard. Pourquoi ce silence, pourquoi ne rien expliquer ? Tu crois que je ne sais pas ? Tu crois que je ne comprends pas ? Tu me crois assez bête pour ça ?
Et sa voix se faisait rude, impatiente, agacée. Et sa main empoignait les cheveux de Joséphine afin qu’elle relève la tête…
Joséphine baissait le regard, baissait la tête, enfonçait son nez dans son épaule, enfonçait jusqu’à sentir l’os et appuyer, appuyer encore plus fort pour qu’il se taise. Appuyait avec le front, appuyait avec les dents. Tais-toi, tais-toi, si tu parles, le fantôme va revenir, il va nous séparer, nous interdire… il ne faut pas convoquer les fantômes, elle murmurait en frottant son front, son nez, sa bouche contre lui.
Tais-toi, elle suppliait, en glissant une jambe entre ses jambes à lui, en enroulant l’autre jambe autour de ses hanches, en grimpant autour de lui, en se suspendant à lui comme un enfant escalade un arbre trop haut, un arbre dangereux, un arbre défendu. Tais-toi, elle gémissait, tais-toi… Il ne faut pas parler.
Rien que ma bouche dans ta bouche, tes dents qui me mangent, ta langue qui me lèche, m’aspire et moi qui m’ouvre, me fends en deux, rien que tout ce bruit dans nos corps et tout ce silence autour de nous, mais pas de mots, je t’en supplie, du sang, de la chair, du souffle, de la salive, des soupirs, du plaisir qui déborde mais pas de mots. Les mots tuent, mon amour, les mots tuent… Si tu laisses passer un seul mot entre nos lèvres, entre nos souffles, on va disparaître comme deux petits elfes éperdus…
Joséphine, il disait alors, si tu savais, Joséphine, si tu savais… Et elle appuyait sa main sur sa bouche, le bâillonnait et il mangeait la paume de sa main et il reprenait son souffle et il reprenait les mots je t’attends tous les jours, je t’attends chaque seconde, chaque minute, chaque heure, je me dis elle va venir, elle va arriver avec son air de rien du tout, elle va s’asseoir devant moi à la terrasse d’un café quand je ne l’attendrai pas, les doigts tout tachés de l’encre des journaux, les doigts que j’essuierai un à un…
Et il lui léchait les doigts un à un.
Et elle avait un soleil qui éclatait dans son ventre et elle n’avait plus la force de se tenir debout, juste la force de se raccrocher à lui…
Il la retenait entre ses bras, elle le serrait, elle le respirait, elle l’apprenait par cœur pour tout le temps qui allait venir et qui l’éloignerait d’elle.
Mon amour…
Les mots s’échappaient et volaient dans l’air. Oh ! elle s’exclamait, surprise devant le plaisir qui jaillissait et tout de suite après elle laissait s’échapper ces mots mon amour, mon amour…
Il les recevait comme un aveu de complice épuisée et il souriait, il souriait dans sa bouche et le sourire se déployait, se déployait, devenait bannière étoilée.
Alors elle entendit en écho les mots qu’elle avait dits, elle hésita puis les reprit, les répéta, les modula, tu es mon amour, tu es mon amour pour les siècles des siècles, elle embrassa son oreille comme on ferme un coffre-fort et se laissa aller dans une étreinte qui faisait la paix, qui apportait la paix et ils restèrent ainsi, enlacés, dans le noir, sans bouger, en goûtant ces mots-là, en s’en remplissant, en en faisant un viatique pour les jours à venir, les jours de grande solitude, les jours de grand doute, de grande tristesse.
Mon amour, mon amour, ils chantonnaient à mi-voix en s’enroulant l’un dans l’autre, en s’enfonçant dans le recoin du théâtre pour qu’on ne les trouve pas, pour qu’on ne les retrouve plus jamais. Mon amour que j’aime debout et fier, mon amour que j’aime pour éternellement, mon amour que j’aime à brûler vive, mon amour plus grand que le tour du monde, plus fort que les ouragans et les tempêtes, les siroccos et les tramontanes, les vents du nord et tous les vents d’est…
Ils célébrèrent leur amour en inventant des mots, en les offrant à l’autre, en rajoutant des mots encore plus grands, des mots en pain bénit, en bois exotique, en écharpes de chinchilla, en vapeurs d’encens, des mots et des serments, tous les deux mélangés dans un recoin du vieux théâtre.
Ils s’embrassaient, ils s’embrassaient avec des mots qui les transportaient, les enchaînaient l’un à l’autre…
Puis elle posa ses deux mains à plat sur sa bouche pour que sa bouche se ferme à tout jamais et que les mots ne s’évaporent pas…
Puis il glissa un doigt dans sa bouche et la barbouilla de la salive de tous ces mots d’amour qu’elle avait prononcés pour qu’elle ne les parjure jamais…
Ses deux mains à plat sur sa bouche à lui…
Son doigt de salive qui écrit sur ses lèvres à elle…
C’était leur serment. Leur talisman.
Ils entendirent des bruits de fauteuils qui se rabattent et claquent, des bruits de conversations, des bruits de pas qui s’approchaient…
C’était l’entracte.
Ils se séparèrent lentement, lentement, revinrent dans le droit chemin de l’escalier, il passa une main dans ses cheveux pour les lisser, elle tira sur sa veste pour l’ajuster, ils se lancèrent un dernier regard brûlant, triomphant, laissèrent passer les gens, les deux corps qui formaient une haie, qui se séparaient tout doucement, à regret…
Ils n’auraient plus peur maintenant. Ils étaient devenus le preux chevalier et sa dame qui allaient se séparer pour se retrouver un jour, ils ne savaient pas quand, ils ne savaient pas comment…
Ils partaient chacun de leur côté avec l’empreinte de l’autre sur leur corps.
Un amour, c’est merveilleux quand ça commence, se dit Joséphine, et nous, on n’en finit jamais de commencer…
Ils marchèrent ainsi, la tête tournée vers l’autre, pour ne se perdre des yeux qu’au dernier moment…
Shirley attendait à sa place. Elle observa les yeux brillants de Joséphine, les joues empourprées et eut un sourire imperceptible. Elle jugea préférable de se taire. Une lueur malicieuse brûlait dans son regard qui ne posait pas de question.
Joséphine s’assit. Appuya ses deux mains sur les accoudoirs comme pour reprendre place dans la vie réelle. Tripota les petits pompons rouges. Réfléchit. Prit la main de son amie. L’étreignit.
— Merci, mon amour d’amie. Merci.
— You’re welcome, my dear !
Shirley éternua plusieurs fois.
— Je suis en train de mourir…
Puis ajouta :
— Et tu ne seras plus là pour me soigner !
Au Wolseley, Nicholas Bergson attendait Hortense Cortès pour déjeuner. Il l’attendait depuis vingt minutes et s’impatientait. La chaise vide, face à lui, semblait le narguer et le renvoyer à une condition subalterne. Carpette, loufiat, pied-plat ! persiflait la chaise. Tu oublies que tu es LE directeur artistique de Liberty et tu te fais balader par une gamine ! Shame on you[9] ! C’est vrai enfin ! elle me traite comme un gamin ! grinça-t-il entre ses dents en relisant le menu pour la dixième fois.
Noël approchait avec son cortège de décorations, d’illuminations, de cantiques chantés devant les bouches de métro, de gobelets tendus par l’Armée du Salut et, de la fenêtre du restaurant, il observait le spectacle de la rue tout en guettant l’arrivée d’Hortense. Il lissa sa chemise, ajusta son nœud de cravate, consulta une nouvelle fois sa montre, salua de la tête une relation de travail qui prenait place à une table voisine. Mais de quoi ai-je l’air planté là ? Très mauvais pour mon image… Et dire que je l’ai baisée ! Cet été même ! Je m’y suis pris comme un pied avec cette fille. Il faut lui tenir la dragée haute, pas se courber… Si on tend la nuque, elle vous rend eunuque.
Il se demanda s’il devait se lever et partir, hésita, lui accorda encore cinq minutes et se promit de lui battre froid.
Ses relations avec Hortense étaient un casse-tête. Tantôt elle se coulait à ses côtés, la mine enjôleuse, tantôt elle le fixait avec une froide ironie, semblant dire mais qui êtes-vous pour vous montrer aussi familier ? Un jour, il avait lâché, exaspéré, mais enfin, je te rappelle qu’on a été amants ! A-mants ! elle l’avait regardé, glaciale, c’est drôle, j’ai beau chercher, je ne m’en souviens plus ! Pas bon pour toi, non ?
Il n’avait jamais vu autant de détachement et de dédain chez un être humain. C’est le genre de fille qui pourrait sauter en parachute… sans parachute. Il faut reconnaître, se dit-il, en regardant une nouvelle fois le cadran de sa montre, qu’elle se comporte de la même manière avec tous : le monde entier est son laquais.
Il soupira.
Le pire, c’est que c’est sûrement pour cette raison que je suis là comme un crétin à l’attendre…
C’est au moment précis où il allait se lever et jeter sa serviette sur la table qu’Hortense se laissa tomber sur la chaise vide face à lui. Ses longs cheveux auburn, ses yeux verts brillants, son sourire éclatant témoignaient d’un appétit et d’une joie de vivre si intenses que Nicholas Bergson ne put s’empêcher d’être émerveillé, puis ému. Qu’elle était belle ! Lumineuse and so chic ! Elle portait un manteau en drap de laine noir cintré dont elle avait retroussé les manches, soulignant la présence à son poignet d’une Oyster Rolex en acier, un jean étroit marron glacé – un Balmain à neuf cent quatre-vingts livres, nota-t-il –, un col roulé en cachemire noir et une besace en taurillon signée Hermès.
Il leva un sourcil étonné et remarqua :
— D’où vient tant de luxe ?
— J’ai trouvé un site sur Internet où on peut louer toutes les marques au mois. Pour rien du tout ! Et tu vois, l’effet est assuré, c’est la première chose que tu remarques. Tu ne me dis même pas bonjour, tu penses whaou qu’elle est chic ! dans ta petite tête de dictateur de la mode. T’es comme tout le monde, on te mouche avec de l’esbroufe…
— Ça marche comment ?
— Tu t’abonnes, tu laisses une somme en dépôt et bimbamboum ! tu empruntes ce que tu veux et t’habilles comme une princesse. On te regarde, on te respecte, on te congratule ! Tu as déjà choisi ? demanda-t-elle en parcourant la carte.
— J’ai eu tout le temps de choisir, grinça Nicholas. Je connais le menu par cœur.
— Et tu prends quoi ? dit Hortense, ignorant la froideur de son interlocuteur. Ça y est ! Moi, je sais… Tu peux appeler le garçon ? Je meurs de faim…
Elle leva la tête vers lui, le contempla et éclata de rire.
— T’es devenu gay ou quoi ?
Nicholas faillit s’étouffer.
— Hortense ! qu’est-ce qui te permet ?
— T’as vu comme t’es habillé ? Chemise orange, cravate rose, veste violette ! Je n’ai lu nulle part que c’était tendance. À moins, justement, que tu n’aies changé de préférences sexuelles…
— Non, pas encore, mais ça ne saurait tarder si je continue à te fréquenter. À toi seule tu pourrais me dégoûter de toute la gent féminine…
— Note que cela ne me gênerait nullement. Au contraire. Je t’aurais à moi toute seule, je n’aurais pas à te partager avec une pouffe. Je détesterais te partager avec une pouffe. Alors tu as le choix : moine ou gay…
— Ma chère Hortense, pour pouvoir me garder, il faudrait déjà me traiter avec plus de considération… Je te ferai remarquer que…
— Fais signe au garçon, je vais défaillir !
— Et tu me coupes la parole !
— J’ai horreur quand tu geins… Tu m’appelles, tu me dis que tu as un truc hyper-excitant à m’annoncer, je loue du luxe, je me pomponne, je répète dans la glace, je me raconte que tu vas me présenter Stella ou John… et je tombe sur un clown bariolé et triste qui rumine du noir assis tout seul à une table ! Pas très sexy !
— Je rumine parce que tu as trente-cinq minutes de retard ! Et je suis tout seul parce que je suis censé déjeuner avec toi et non avec toute une smala ! fulmina Nicholas Bergson, au bord de la crise de nerfs.
— Ah ? Je suis en retard ? C’est possible… mais pas mortel. Tu peux faire signe au garçon, je meurs de faim. Je crois que je te l’ai déjà dit.
Nicholas s’exécuta. Ils passèrent commande.
Il demeurait silencieux.
— OK, j’ai compris… Arrête le Pictionnary : tu me fais la tronche… Alors je vais te poser des questions et tu répondras par oui ou par non, comme ça tu pourras continuer à bouder et ton honneur sera sauf. Première question : ta nouvelle extraordinaire, elle te concerne ?
Nicholas fit non de la tête.
— Elle est pour moi ?
Il acquiesça.
— C’est au sujet de l’école ?
Il secoua la tête.
— Un job en vue ?
Il acquiesça encore.
— Un job formidable qui pourrait être le tremplin de ma magnifique carrière ?
Il hocha la tête.
— Je te préviens : tu recouvres la parole vite fait ou je te plante une fourchette dans l’œil devant tout le monde !
Il l’ignora et, toujours muet, se mit à jouer avec le manche de son couteau.
— Bon d’accord… Je te fais mes excuses pour avoir été en retard. Et je veux bien t’embrasser sur la bouche pour qu’ils sachent que tu n’es pas gay, mais un amant très convenable…
— Pas mieux que convenable ?
— Honorable et c’est mon dernier mot… Alors l’info, c’est quoi ?
Nicholas soupira, vaincu.
— Harrods. Les vitrines. Les fameuses vitrines… Il y en a deux de disponibles. Ils ne savent pas encore à qui ils vont les céder et on peut retirer son dossier chez une certaine Miss Farland jusqu’à ce soir, dix-sept heures…
Hortense le regarda, la bouche ouverte.
— C’est énorme. Énorme… Et tu crois que…
— Je te donne l’adresse du bureau de Miss Farland, tu prends le dossier et tu te vends comme une damnée ! À toi de jouer.
— Et comment cela se fait-il que les vitrines de Harrods soient libres ? demanda Hortense, soudain méfiante. Elles sont réservées des mois à l’avance, d’habitude…
— Ce sont les vitrines de mars-avril, destinées aux nouveaux créateurs. Elles avaient été attribuées à Chloé Pinkerton…
— … qui s’est crashée en voiture hier matin en rentrant chez elle à la campagne. Bien fait ! Ça lui apprendra à être snob et à ne pas vouloir vivre à Londres ! Je l’ai toujours trouvée surfaite, cette fille. Je me demandais comment elle avait pu réussir… Bon débarras !
— Parfois, dit Nicholas, horrifié, je me demande si tu es vraiment humaine. Parce que dans le mot « humain » il y a le pire, c’est sûr, mais il y a aussi la tendresse, la compassion, le don, la générosité, le…
— Tu crois que je peux y aller tout de suite ? Voir Miss Farland ?
— Pas question ! Tu me dois au moins de rester déjeuner avec moi après m’avoir fait attendre si longtemps !
— OK… mais si j’arrive trop tard, je ne t’adresserai plus jamais la parole ! D’ailleurs, je n’ai plus faim, je suis déjà en train de réfléchir à mes vitrines…
Nicholas poussa un soupir et déplia sa serviette.
— Que fais-tu à Noël ? fit-il pour relancer la conversation.
— Paris, maman, ma sœur, Shirley, Gary et tout le tralala habituel ! Maman va cuire une dinde, la ratera, deviendra sentimentale et pleurera, Zoé aura bricolé des cadeaux idiots genre scouts de France, Shirley essaiera de mettre de l’ambiance et Gary et moi, on se regardera en chiens de faïence…
— Ah ! Ah ! Le beau Gary Ward sera là…
— Comme d’hab…
— Tu sais que Charlotte Bradsburry ne se remet pas de leur séparation. Elle dit que c’est à cause de toi et se répand dans Londres en médisances…
— Je vais devenir célèbre si elle parle de moi à la cantonade !
— Elle dit aussi qu’à ton premier défilé, elle te cassera les reins…
— Encore mieux ! Il vaut mieux qu’on parle de toi en mal que pas du tout !
— En un mot, elle est très triste…
— Ça m’est complètement égal. Les peines de cœur de Miss Charlotte, je m’en tape ! Je vais décrocher deux vitrines chez Harrods. Deux écrans géants où inscrire mon talent ! Et pendant six semaines, le monde entier va voir ce dont je suis capable, le monde entier va entendre parler d’Hortense Cortès… bimbamboum, je serai lancée, adulée… et riche, riche, riche ! Car les contrats vont affluer. Faudra que je trouve un bon avocat. T’en connais un ?
Elle s’interrompit, demeura pensive un instant. Sérieuse. Intense.
— Va falloir que je trouve un thème. Tu te rappelles mon défilé à Saint-Martins[10] ?
— Sex is about to be slow…
— C’était bien, hein ?
— Parfait. Mais ce n’était pas encore la crise…
— La crise, on s’en fiche ! La crise, les gens l’oublieront en regardant mes vitrines… Ils vont être subjugués, je te dis !
— Tu ne les as pas encore ! Vous êtes nombreux sur le coup…
— Je vais les avoir. Je te le promets ! Dussé-je travailler jour et nuit, nuit et jour et plus encore, ramper aux pieds de Miss Farland ou mettre une bombe pour éliminer les autres candidats…
Elle fit signe au garçon et commanda un jus de citron frais pressé.
— Tu bois du jus de citron ? demanda Nicolas.
— Chaque matin en me levant. C’est bon pour la peau, les cheveux, le foie, ça protège des virus et des microbes et ça file la pêche. Ce matin, j’ai oublié…
Elle appuya son menton sur sa main et répéta plusieurs fois va falloir que je trouve une idée canon…
— Et en vitesse ! précisa Nicholas.
— Elles sont pour moi… Hortense Cortès ! Je les aurai ces foutues vitrines !
— Je n’en doute pas une seconde, ma chère… Ce que femme veut…
À quatorze heures trente, Hortense Cortès faisait la queue au huitième étage d’un immeuble sur Bond Street parmi une cinquantaine de candidats qui se détaillaient, peu aimables. Chacun se tenait droit et surveillait les mouvements de ses semblables. Une fille jaillit de la salle de réunion et claironna inutile de poireauter, je suis engagée ! Certains la regardèrent, découragés, et sortirent de la file. Hortense n’en crut pas un mot.
Dix minutes plus tard, un dénommé Alistair Branstall, connu pour sa ligne de lunettes excentriques, ressortit en assurant qu’il n’y aurait jamais assez de dossiers pour tous et que les derniers arrivés ne seraient pas servis. Il se dandinait dans un costume à carreaux verts et noirs, les yeux écarquillés derrière des lunettes en forme de girafe.
Hortense haussa les épaules.
Puis une assistante de Miss Farland annonça qu’il ne restait plus que dix dossiers. Hortense compta rapidement : elle était la quatorzième.
Elle râla, se reprocha le Mont-Blanc pris au dessert et le second café, insulta sa gourmandise et Nicholas, compta encore. Les candidats se retiraient les uns après les autres. Elle décida de rester.
Elle n’était plus que onzième.
— J’ai dit qu’il ne restait plus que dix dossiers, répéta l’assistante en fixant Hortense.
— Et moi, j’ai décidé que je ne savais pas compter, répliqua Hortense dans un grand sourire.
— Comme vous voulez, répondit l’assistante d’un air pincé en faisant demi-tour.
Quand la dernière candidate fut repartie avec son dossier sous le bras, Hortense alla frapper à la porte de Miss Farland.
L’assistante lui ouvrit avec un petit sourire supérieur.
— Je veux un dossier…, dit Hortense.
— Je vous avais prévenue, il n’en reste plus…
— Je veux voir miss Farland.
L’assistante haussa les épaules comme s’il était inutile d’insister.
— Dites-lui que j’ai travaillé avec Karl Lagerfeld et que j’ai une lettre de recommandation, signée de sa main…
L’assistante hésita. Fit entrer Hortense et lui demanda d’attendre.
— Je vais voir ce que je peux faire…
Elle revint et demanda à Hortense de la suivre.
Miss Farland était assise derrière un long bureau ovale en verre. Un trait de femme : brune, la peau sur les os, le teint blafard, des lunettes noires immenses, un chignon banane en aile de corbeau, un rouge à lèvres hurlant et de grosses boucles d’oreilles dorées qui lui mangeaient les joues. Maigre, si maigre qu’on voyait à travers.
Elle demanda à son assistante de les laisser et tendit la main pour prendre la lettre de Karl.
— Je n’ai pas de lettre. Je n’ai jamais travaillé avec M. Lagerfeld. J’ai bluffé, dit Hortense sans trembler. Je veux ce job, il est pour moi. Je vais vous épater. J’ai vingt mille idées. Je suis une travailleuse acharnée et rien ne me fait peur.
Miss Farland la dévisagea, étonnée.
— Et vous pensez que ça va marcher, votre baratin ?
— Oui. Je n’ai pas vingt ans, je suis française et je suis en seconde année à Saint-Martins. En première année, ils en prennent soixante-dix sur mille… Le thème de mon défilé ? Sex is about to be slow. Kate Moss a porté un de mes modèles… Ça, en revanche, je peux vous le prouver, j’ai le DVD et des articles de presse… et enfin, je sais que je suis meilleure que les cinquante autres candidats.
Miss Farland détailla le manteau noir cintré, les manches retroussées, le jean Balmain, la grosse ceinture Dolce & Gabbana, la besace Hermès, la montre Rolex et sa main gantée de noir effleura la pile de dossiers.
— Vous êtes bien plus que cinquante candidats, vous devez être une centaine… rien que pour aujourd’hui !
— Alors je suis meilleure que cent candidats !
Miss Farland esquissa un sourire qui se retenait d’être aimable.
— Ce job est pour moi…, répéta Hortense, repérant immédiatement la faille.
— Ils ont été sélectionnés parce qu’ils sont bons, qu’ils ont déjà fait leurs preuves…
— Ils ont fait leurs preuves parce qu’on leur a donné une chance. Une première chance… Donnez-moi ma première chance.
— Ils ont de l’expérience…
— Moi aussi, j’ai de l’expérience. J’ai travaillé avec Vivienne Westwood et Jean-Paul Gaultier. Ils n’ont pas eu peur de me faire confiance, eux. Et moi aussi, j’ai essayé mes premiers modèles sur mon ours en peluche à l’âge de six ans !
Miss Farland sourit encore et ouvrit un tiroir pour y chercher un dossier supplémentaire.
— Vous ne le regretterez pas…, poursuivit Hortense qui sentait qu’il ne fallait pas diminuer la pression. Un jour, vous pourrez dire que vous avez été la première à me donner ma chance, on viendra vous interviewer, vous ferez partie de ma légende…
Miss Farland semblait beaucoup s’amuser.
— Je n’ai plus de dossiers, je vais voir si mon assistante en a encore un, miss…
— Cortès. Hortense Cortès. Comme le conquistador. Retenez bien ce nom…
Miss Farland rejoignit son assistante dans la pièce voisine. Hortense les entendit parler. L’assistante disait qu’il ne restait plus de dossiers, miss Farland insistait.
Elle resta assise. Balançant ses longues jambes croisées. Observa le bureau en désordre. L’agenda gribouillé de rendez-vous et de numéros de téléphone. Remarqua le poudrier Shiseido, le tube de rouge Mac, le vaporisateur CHANCE de Chanel, des stylos-feutres, des stylos plume, des stylos bille, des stylomines, des stylos chromés, des stylos dorés et un long porte-plume planté dans un encrier.
Il n’y avait pas de photos d’enfant ni de mari. Elle allait passer les fêtes seule. Le visage nu, la bouche pâle, les cheveux pendant en mèches sales, de vieilles savates aux pieds, la pluie cogne contre les carreaux, le téléphone ne sonne pas, elle le soulève pour voir s’il marche, elle compte les jours avant de retourner au bureau… Tristes fêtes !
Son regard continua à balayer le bureau et tomba sur la pile de dossiers. L’épaisse pile des candidats déjà sélectionnés.
Comment remplit-on ce genre de truc ? Jamais fait ça, moi.
C’est pas tout de repartir avec un dossier, encore faut-il savoir le remplir… Donner suffisamment d’éléments intéressants pour que le formulaire ne finisse pas en boule dans une corbeille.
Elle se leva d’un bond, ouvrit son sac, y enfouit une dizaine de dossiers. Elle s’inspirerait du CV de ses rivaux pour pimenter et étoffer le sien et supprimerait en outre quelques candidatures.
Elle referma son sac, se rassit, reprit le lent balancement de sa jambe droite sur sa jambe gauche, compta les stylos sur le bureau un par un et respira profondément.
Quand Miss Farland revint, elle trouva Hortense sagement assise, son sac sur les genoux. Elle lui tendit une grosse enveloppe.
— À rapporter rempli demain… Dix-sept heures, dernière limite ; il n’y aura aucun délai pour les retardataires. Compris ?
— Compris.
— Vous avez du culot. J’aime ça…
Miss Farland avait un beau sourire.
Hortense s’appliqua à lire les dossiers volés avant de remplir le sien.
Elle butina des informations.
Ajouta à son cursus un séjour humanitaire au Bangladesh, deux stages en entreprise, s’inspira du récit d’une décoratrice de théâtre, emprunta l’expérience d’un assistant photographe, inventa un tournage publicitaire en Croatie…
Elle inscrivit son adresse, son mail, son numéro de téléphone portable.
Déposa le dossier à quinze heures dix sur le bureau de Miss Farland.
Et partit prendre l’Eurostar, direction les vacances, Noël et Paris.
Elle avait glissé, dans une enveloppe libellée au nom de Miss Farland, un stylo avec une tour Eiffel dorée qui clignotait dans le noir.