Bien loin de la Terre, deux planètes soeurs, Sainte-Anne et Sainte-Croix, ont été colonisées par des Français qui ont détruit la population indigène de la seconde.

Bien des décennies plus tard — après que les colons français ont été eux-mêmes vaincus et dispersés —, un ethnologue, le Dr Marsh, consacre sa vie à retrouver des traces de cette culture effacée, oubliée, passée au rang des mythes et qu'une culpabilité ancienne tend à refouler dans l'imaginaire.

En trois contes d'une écriture à chaque fois renouvelée, Gene Wolfe retrace les aspects contradictoires mais complémentaires de cette quête de l'identité d'un peuple, d'une pureté originelle dont un génocide a voilé jusqu'au souvenir.

Voici un livre étrange, subtil et attachant, sans pareil dans le domaine de la science-fiction et qui imprègne longtemps le souvenir du lecteur comme d'un parfum, comme d'une vibration, comme du souvenir d'un songe.

Gene Wolfe

La cinquième tête de Cerbère

À Damon Knight qui,

un soir mémorable de juin 1966,

me fit germer d’un haricot.

La cinquième tête de Cerbère

Quand la touffe de lierre ploie sous la neige,
Le jeune hibou hulule en voyant le loup
Qui dévore les petits de la louve.

Samuel Taylor Coleridge La Ballade du vieux marin.

Quand j’étais un petit garçon, mon frère David et moi, nous devions aller nous coucher de bonne heure, que nous ayons sommeil ou pas. En été particulièrement, l’heure de monter au lit venait souvent avant le coucher du soleil ; et comme notre dortoir était situé dans l’aile orientale de la maison, avec une large baie donnant sur la cour centrale et donc orientée à l’ouest, il arrivait que la lumière dure et rosée du couchant nous baigne pendant des heures, tandis que nous regardions de nos lits le singe infirme de mon père perché sur un parapet écaillé, ou que nous nous racontions des histoires, d’un lit à l’autre, par gestes silencieux.

Le dortoir était au dernier étage de la maison, et la fenêtre était protégée par une épaisse grille que nous avions l’interdiction de retirer. La théorie était je suppose qu’un voleur aurait pu, par un matin pluvieux (c’était le seul moment où il pouvait espérer découvrir le toit, aménagé en une espèce de jardin d’agrément abandonné), laisser descendre une corde et s’introduire dans le dortoir par cette fenêtre.

L’objet de cette hypothétique et courageuse intrusion n’aurait pas été simplement, il va sans dire, de nous voler. Les enfants, garçons ou filles, avaient un cours extraordinairement bas à Port-Mimizon ; et l’on m’avait dit que mon père, qui jadis en faisait commerce, ne s’intéressait plus à cette branche d’activité en raison de la précarité du marché. Que ce fût vrai ou pas, tout le monde — ou presque tout le monde — connaissait un professionnel prêt à fournir ce qu’on lui demandait, dans des limites raisonnables, pour un prix très peu élevé. Ces hommes s’intéressaient aux enfants des pauvres et des négligents, et si vous leur demandiez, par exemple, une petite fille rousse à la peau brune, ou bien une boulotte avec un cheveu sur la langue, ou un petit garçon blond comme David, ou pâle aux cheveux bruns et aux yeux bruns comme moi, ils pouvaient vous l’amener en quelques heures seulement.

Il était pratiquement exclu également que ce voleur imaginaire cherche à nous enlever pour exiger une rançon, bien que mon père fût considéré dans certaines sphères comme immensément riche. Il y avait plusieurs raisons à cela. Les rares personnes qui savaient que nous existions savaient aussi, ou du moins avaient été amenées à penser, que nous ne comptions pas du tout aux yeux de mon père. Je ne saurais dire si c’était vrai ou non. Sans aucun doute, c’est ce que je croyais, et jamais mon père ne m’avait donné la moindre raison d’en douter, bien qu’à cette époque la pensée de l’assassiner ne m’eût encore jamais effleuré.

Et si ces raisons n’étaient pas suffisamment convaincantes, n’importe qui ayant tant soit peu de connaissance du milieu dont il était devenu peut-être l’élément le plus stable comprendrait aisément que pour lui, qui était déjà forcé de distribuer des pots-de-vin considérables à la police secrète, accepter seulement une fois de lâcher de l’argent de cette manière était ouvrir la porte à mille attaques ruineuses ; et c’était peut-être — cela et la peur qu’il inspirait — la véritable raison pour laquelle nous n’avions jamais été volés.

La grille de fer est (car j’écris cela maintenant dans mon ancien dortoir) façonnée de manière à évoquer plus ou moins les branches un peu trop symétriques d’un saule. Dans mon enfance, elle était envahie de jasmin de Virginie (arraché depuis) qui avait grimpé le long du mur de la cour, et je souhaitais toujours qu’il recouvre entièrement la fenêtre de manière à empêcher d’entrer le soleil qui nous gênait quand nous voulions dormir. Mais David, dont le lit était juste sous la fenêtre, était perpétuellement en train de casser des branches pour se fabriquer une sorte de flûte de Pan avec quatre ou cinq tiges creuses. Le bruit qu’il faisait en jouant plus fort à mesure que David prenait de l’audace, finissait naturellement par attirer l’attention de Mr Million, notre précepteur. Mr Million entrait dans le dortoir sans faire le moindre bruit, ses grandes roues glissant sur le sol inégal tandis que David faisait semblant de dormir. La flûte de Pan était alors cachée sous l’oreiller, ou sous les draps, ou même sous le matelas, mais Mr Million la trouvait quand même.

Ce qu’il faisait avec ces petits instruments de musique une fois qu’il les avait confisqués, je l’avais oublié jusqu’à hier, bien qu’en prison, quand le mauvais temps nous retenait à l’intérieur, j’aie souvent occupé mes moments à essayer de me le rappeler. Les briser ou les jeter à travers la grille dans le patio en bas n’aurait pas ressemblé à Mr Million. Il ne brisait jamais rien intentionnellement, il ne gaspillait jamais rien. Je me rappelais parfaitement l’expression à moitié désolée avec laquelle il sortait le petit assemblage de tiges (le visage qui paraissait flotter derrière son écran ressemblait beaucoup à celui de mon père) et la manière dont il se retournait pour sortir de la pièce silencieusement, comme il était venu. Mais que pouvait-il en faire ?

Hier, comme je l’ai dit (c’est le genre de chose qui me redonne confiance), je me suis brusquement souvenu. Il me parlait à cet endroit même, pendant que j’étais en train de travailler, et lorsqu’il me quitta il me sembla — mon regard, distraitement, avait suivi son mouvement — que quelque chose, une sorte de fioriture, dont je me souvenais depuis ma prime enfance, manquait à son départ. Fermant les yeux, j’essayai de trouver en quoi l’image que j’avais gardée consistait, éliminant tout scepticisme, toute tentative abstraite de deviner d’avance ce que logiquement j’avais dû remarquer, et j’en arrivai à la conclusion que l’élément manquant était un bref éclat, un reflet métallique, au-dessus de la tête de Mr Million.

Une fois cela établi, je compris qu’il devait s’agir d’un mouvement de son bras vers le haut, comme un salut, au moment où il quittait le dortoir. Pendant une heure ou plus, je cherchai vainement la raison d’un tel geste. Je ne pouvais que supposer que, quelle qu’elle fut, elle avait dû être détruite par le temps. J’essayai de me rappeler si le couloir devant notre dortoir avait, dans ce passé pas tellement lointain, abrité quelque chose de disparu maintenant, une tenture ou un store ou un mécanisme quelconque dont la mise en marche pouvait fournir l’explication. Mais il n’y avait rien.

Je sortis dans le couloir et examinai minutieusement le sol pour essayer de trouver des marques de meubles. Je cherchai des clous ou des crochets dans les murs, j’écartai les vieilles tapisseries. Au risque d’attraper le torticolis, je scrutai le plafond sous tous les angles. Puis, au bout d’une heure de recherches vaines, je pensai à examiner la porte elle-même et vis ce que je n’avais pas remarqué les milliers de fois où je l’avais franchie : comme toutes les portes de cette maison, qui est très ancienne, elle possédait un cadre massif constitué par d’épais panneaux de bois, et l’un d’eux, formant linteau, était suffisamment saillant par rapport au mur pour former une étroite étagère au-dessus de la porte.

Je poussai mon fauteuil dans le couloir et je grimpai dessus. L’étagère était couverte d’une épaisse couche de poussière dans laquelle se trouvaient quarante-sept flûtes de Pan ayant appartenu à mon frère ainsi que d’innombrables autres petits objets dont certains évoquaient pour moi des souvenirs mais dont d’autres n’ont pas encore à ce jour allumé la moindre lueur de réminiscence dans les recoins de ma mémoire.

Le petit œuf bleu, tacheté de brun, d’un oiseau chanteur… Je suppose que l’oiseau devait nicher dans le jardin devant notre fenêtre, et que David ou moi avions dû piller le nid pour nous faire dévaliser à notre tour par Mr Million. Mais je ne me souviens pas du tout de l’incident.

Il y a aussi un puzzle (cassé) fait des viscères séchés d’un petit animal, et — que de merveilleuses évocations une de ces grandes clés ciselées que l’on vend tous les ans et qui, pendant l’année de leur validité, donnent à leur possesseur l’accès de certaines salles de la bibliothèque municipale après la fermeture. Mr Million, je suppose, nous l’avait confisquée quand, après l’expiration de sa validité, il s’était aperçu qu’elle continuait à nous servir de jouet. Mais que de souvenirs !

Mon père avait sa propre bibliothèque, maintenant en ma possession ; mais nous n’avions pas le droit d’y entrer. J’ai le souvenir imprécis — je ne saurais dire à quel âge — de m’être trouvé devant cette énorme porte sculptée, de l’avoir vue s’ouvrir et d’avoir eu devant moi le singe infirme de mon père perché sur son épaule tout contre son visage d’aigle, avec le foulard noir et la robe de chambre écarlate au-dessous et les rangées et rangées de vieux volumes derrière eux, et l’odeur douceâtre de formaldéhyde qui provenait du Laboratoire derrière le miroir coulissant.

Je ne me souviens pas de ce qu’il me dit alors, ni si c’était moi ou quelqu’un d’autre qui avait frappé, mais je me rappelle qu’une fois que la porte se fut refermée, une dame vêtue de rose que je jugeais très jolie s’était penchée jusqu’à ce que son visage fût à la hauteur du mien et m’avait assuré que tous les livres que je venais de voir avaient été écrits par mon père, et que cela n’avait pas soulevé le moindre doute dans mon esprit.

Mon frère et moi, ainsi que je l’ai déjà dit, n’avions pas le droit d’entrer dans cette salle ; mais lorsque nous fûmes un peu plus grands, Mr Million nous accompagna, environ deux fois par semaine, à la bibliothèque municipale. C’étaient à peu près les seules occasions que nous avions de quitter la maison, et comme notre précepteur détestait plier les branches articulées de ses modules de métal pour les faire entrer dans une voiture de louage et qu’aucune chaise à porteurs n’aurait pu contenir son volume ou supporter sa masse, ces expéditions se faisaient toujours à pied.

Longtemps, le chemin de la bibliothèque resta la seule partie de la ville que nous connaissions. Nous descendions la rue Saltimbanque, où nous demeurions, puis nous prenions la rue de l’Asticot, qui était la quatrième sur la droite, jusqu’au marché aux esclaves et, deux rues plus loin, la bibliothèque. Les enfants, ne sachant distinguer l’extraordinaire du plus banal, se tiennent habituellement au milieu des deux ; ils trouvent de l’intérêt à des incidents que les adultes ne se soucient même pas de remarquer, et acceptent avec sérénité les événements les plus improbables. Mon frère et moi, nous étions fascinés par les antiquités frelatées et les bonnes affaires douteuses de la rue de l’Asticot, mais le marché aux esclaves où Mr Million insistait souvent pour s’arrêter une heure nous laissait totalement indifférents.

Il n’était pas très grand. Port-Mimizon n’est pas un centre important pour ce genre de commerce, et souvent les commissaires-priseurs et leur marchandise entretenaient d’excellents rapports pour s’être retrouvés maintes fois lorsqu’une succession de propriétaires découvrait l’un après l’autre le même défaut. Mr Million n’enchérissait jamais ; il se contentait de suivre la vente, immobile, tandis que nous nous impatientions en grignotant le pain frit qu’il nous avait acheté à un éventaire. Il y avait des porteurs de chaises, aux jambes musclées et noueuses, des garçons de bains au sourire minaudier, des esclaves lutteurs couverts de chaînes, au regard obscurci par la drogue ou éclatant de férocité stupide ; des cuisiniers, des domestiques et cent autres encore. Pourtant, David et moi nous demandions la permission de continuer tout seuls jusqu’à la bibliothèque.

C’était un bâtiment beaucoup trop vaste pour sa destination actuelle. Il avait abrité les bureaux du gouvernement à l’époque de l’influence française. Le parc au milieu duquel il se dressait jadis avait été peu à peu grignoté, et la bibliothèque s’élevait maintenant au milieu d’un enchevêtrement d’échoppes et d’habitations. Un passage étroit conduisait à l’entrée principale, et une fois à l’intérieur on oubliait les ruelles sordides qui faisaient place à une sorte de sentiment de grandeur éclatée. Le comptoir principal se trouvait juste au-dessous de la coupole, auquel s’accrochait un passage en spirale bordé par la collection principale de la bibliothèque. La coupole flottait à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes, tel un ciel de pierre dont le moindre fragment en tombant aurait pu tuer sur le coup l’un des bibliothécaires.

Tandis que Mr Million accomplissait majestueusement son ascension vers le haut de la spirale, David et moi nous courions jusqu’à ce que nous ayons plusieurs tours d’avance et que nous puissions faire ce que nous voulions. Quand j’étais encore tout petit, il me venait souvent l’idée que, puisque mon père avait écrit (selon la dame en rose) assez de livres pour meubler toute une pièce, il devait bien y en avoir quelques-uns ici ; et je grimpais résolument jusqu’à la coupole presque, où je commençais à fouiller. Comme les bibliothécaires ne remettaient généralement pas les livres à leur place, il semblait toujours y avoir la possibilité de tomber sur quelque chose qui n’était pas là la dernière fois. Les rayons s’élevaient bien au-dessus de ma tête, mais quand personne ne m’observait, je grimpais dessus comme après une échelle, mettant parfois le pied sur les livres quand il n’y avait pas assez de place pour mes petites chaussures marron. J’en faisais quelquefois tomber, et ils restaient à terre jusqu’à notre visite suivante et même plus longtemps, prouvant le peu d’enthousiasme du personnel à gravir la longue pente spiralée.

Les rayons supérieurs étaient dans un état encore pire si possible que ceux qui étaient situés à portée de la main, et un jour glorieux où j’avais réussi à atteindre le plus élevé de tous, je trouvai, au milieu d’une épaisse couche de poussière, à côté d’un texte sur l’astronautique qui n’était pas à sa place — Le Vaisseau spatial d’un kilomètre, écrit par un Allemand dont j’ai oublié le nom — un exemplaire oublié de Lundi ou mardi, un livre sur l’assassinat de Trotski et un volume décrépit de nouvelles de Vernon Vinge qui devait sa présence ici, je suppose, à l’erreur de quelque préposé aujourd’hui depuis longtemps disparu qui avait pris le V. Vinge à demi effacé au dos du volume pour Winge.

Je ne découvris pas une fois un livre écrit par mon père, mais je ne regrettai jamais les longues ascensions au sommet de la coupole. Quand David était avec moi, nous faisions la course le long de la rampe inclinée, ou bien nous nous penchions pour observer la lente progression de Mr Million tout en discutant de la possibilité de lui mettre un terme à l’aide d’un pesant volume judicieusement envoyé. Si David préférait poursuivre d’autres occupations un peu plus bas, je montais tout en haut là où la calotte de la coupole s’incurvait juste au-dessus de ma tête ; et là, sur une passerelle en fer pas plus large que l’un des rayons après lesquels j’avais grimpé (et pas plus solide non plus, j’imagine), j’ouvrais l’un après l’autre une série de petits hublots disposés en cercle — des hublots dans un mur de fer, mais un mur si peu épais que lorsque j’avais fait glisser les plaques de protection rouillées, je pouvais passer ma tête en entier à travers et j’avais l’impression d’être vraiment à l’extérieur, avec le vent et les oiseaux et l’étendue courbée du dôme au-dessous de moi.

À l’ouest, comme elle était plus grande que les maisons voisines et reconnaissable aux orangers qui poussaient sur le toit, je distinguais notre maison. Au sud, les mâts des navires dans le port, et par temps clair — si c’était la bonne heure — les moutons que causait Sainte-Anne à marée montante entre les péninsules dénommées Pouce et Index. (Une fois même, je m’en souviens comme si c’était hier, j’aperçus en regardant vers le sud le grand geyser illuminé que soulevait un stellaris en plongeant.) À l’est et au nord s’étendait la ville proprement dite, avec sa citadelle, le grand marché, et les forêts et les montagnes à l’arrière-plan.

Tôt ou tard, cependant, que David soit avec moi ou non, Mr Million nous appelait. Nous étions alors forcés d’aller avec lui dans l’une des ailes pour examiner telle ou telle collection scientifique. Cela signifiait des livres pour nos cours. Mon père insistait pour que nous apprenions la biologie, l’anatomie et la chimie à fond, et sous la tutelle de Mr Million nous ne pouvions qu’apprendre. Il ne considérait que nous avions maîtrisé une matière que lorsque nous étions capables de discuter de chaque sujet mentionné dans chaque œuvre classée sous ce titre. Les sciences de la vie étaient mon domaine préféré, mais David aimait mieux les langues, la littérature et le droit. Car on nous inculquait aussi cela, en plus de l’anthropologie, de la cybernétique et de la psychologie.

Quand il avait choisi les livres qui constitueraient notre sujet d’études pendant les quelques jours qui allaient suivre et après nous avoir engagés à en choisir d’autres par nous-mêmes, Mr Million se retirait avec nous dans un coin tranquille de l’une des salles de lecture de la section scientifique, là où il y avait des fauteuils et une table et suffisamment de place pour qu’il puisse y insérer les parties articulées de son corps, ou les aligner contre un mur ou des rayons de manière à laisser libre le passage. Pour marquer le commencement officiel de notre classe, il faisait l’appel, en me nommant toujours le premier.

Je répondais : « Présent », pour montrer qu’il avait toute mon attention.

« Et David. »

« Présent. » (David a un exemplaire illustré des Contes et légendes de l’Odyssée ouvert sur ses genoux, là où Mr Million ne peut pas le voir, mais il fixe Mr Million en simulant un vif intérêt. Un rai de soleil descend jusqu’à la table d’une haute fenêtre, et fait danser les poussières dans l’air.)

« J’aimerais savoir si l’un de vous deux a remarqué les outils de pierre taillée dans la pièce où nous sommes passés tout à l’heure ? »

Nous hochons gravement la tête, chacun espérant que ce sera l’autre qui parlera.

« Ont-ils été fabriqués sur la Terre, ou ici sur notre planète ? »

C’est une question piège, mais facile. C’est David qui répond : « Ni l’un ni l’autre. Ils sont en plastique. » Et nous gloussons tous les deux.

Mr Million reprend patiemment : « Oui, ce sont des reproductions en plastique, mais d’où venaient les originaux ? » Son visage, si semblable à celui de mon père, mais que j’avais pris l’habitude de considérer comme le sien propre, de sorte que cela faisait une impression effrayante de le retrouver sur quelqu’un de vivant au lieu d’un écran, n’était ni intéressé, ni fâché, ni indifférent mais froidement distant.

C’est encore David qui répond : « De Sainte-Anne. » Sainte-Anne est la planète-sœur de la nôtre, elle tourne avec nous selon un foyer commun autour du soleil. « C’est ce qui était écrit, et ce sont les aborigènes qui les ont faits. Il n’y avait pas d’abos ici. »

Mr Million hoche la tête, et tourne vers moi son visage impalpable. « Crois-tu que ces outils de pierre occupaient une place importante dans la vie de leurs créateurs ? Réponds non. »

« Non. »

« Pourquoi pas ? »

Je réfléchis frénétiquement, guère aidé par David qui me donne un coup de pied dans le tibia sous la table. Une lueur vient.

« Parle. Réponds tout de suite. »

« C’est évident. » (Toujours une bonne chose à dire, même quand on ne sait pas ce qu’on va dire ensuite.) « D’abord, ça ne peut pas être d’excellents outils, aussi pourquoi les abos auraient-ils compté dessus ? On pourrait penser qu’ils avaient besoin des pointes de flèches en obsidienne ou des hameçons en os pour se procurer de la nourriture, mais ce n’est pas vrai. Ils pouvaient empoisonner l’eau avec le jus de certaines plantes, et pour les peuples primitifs le moyen le plus efficace de pêcher est probablement de construire des barrages ou d’utiliser des filets de cuir ou de fibres végétales. De la même façon, il est plus intéressant de fabriquer des pièges ou de diriger les animaux à l’aide du feu que de chasser et, de toute manière, ils n’avaient pas besoin d’outils de pierre pour cueillir des baies et ramasser les racines des plantes comestibles et des choses de ce genre, qui constituaient probablement la partie la plus importante de leur nourriture. S’il n’y a que des pierres dans nos vitrines, c’est parce que les pièges et les filets se sont décomposés, et il ne reste que les pierres, et les gens qui gagnent leur vie avec ça font comme si elles étaient très importantes. »

« Bien. David ? Et tâche d’être original. Ne répète pas simplement ce que vient de dire ton frère. »

David lève les yeux de son livre. Ses yeux bleus sont dédaigneux. « Si on avait pu le leur demander, ils auraient répondu que leur magie et leur religion, leurs chants et les traditions de leur peuple étaient ce qu’il y avait d’important. Ils tuaient les animaux de leurs sacrifices avec des fléaux de coquillages coupants comme des rasoirs, et ils ne laissaient pas leurs hommes procréer tant qu’ils ne s’étaient pas mutilés pour la vie en subissant l’épreuve du feu. Ils s’accouplaient avec des arbres et noyaient leurs enfants pour honorer leurs fleuves. C’est cela qui était important. »

Sans cou, le visage de Mr Million acquiesça. « À présent, nous allons débattre de l’humanité de ces aborigènes. David d’abord. Négatif. »

(Je lui envoie un coup de pied, mais il a retiré ses tibias sous lui ou derrière les barreaux de son siège, ce qui n’est pas de jeu.) « L’humanité », déclare-t-il de sa voix la plus contestable, « dans l’histoire de la pensée humaine implique que l’on remonte à ce que l’on peut appeler pour plus de commodité Adam ; c’est-à-dire à la souche terrestre originelle, et si vous ne voyez pas ça tous les deux vous êtes des idiots ».

J’attends qu’il continue, mais il a fini. Pour me donner le temps de penser, je dis : « Mr Million, ce n’est pas juste de le laisser m’insulter dans un débat. Dites-lui qu’un débat n’est pas un combat. »

Mr Million acquiesce : « Pas de prise à partie, David. » (David est déjà en train de reluquer Ulysse et Polyphème le cyclope, en espérant que j’en aurai pour longtemps. Je décide de relever le défi.)

Je commence : « L’argument qui tient la descendance à partir de la souche terrestre pour fondamentale n’est ni valable ni concluant. Il n’est pas concluant parce que la possibilité existe que les aborigènes de Sainte-Anne soient les descendants d’une vague d’expansion humaine antérieure, précédant peut-être même les Grecs d’Homère. »

Mr Million fait remarquer doucement : « À ta place, je me cantonnerais dans des arguments de plus haute probabilité. »

Cela ne m’empêche pas de gloser à cœur joie sur les Étrusques, l’Atlantide et l’opiniâtreté et les tendances expansionnistes d’une hypothétique culture technologique occupant le Gondwana. Lorsque j’ai fini, Mr Million déclare : « Maintenant l’inverse. David, affirmatif sans répétition. »

Mon frère, bien sûr, regardait son livre au lieu d’écouter, et je lui lance un coup de pied enthousiaste en espérant que cette fois-ci il est coincé. Mais il répond : « Les abos sont humains parce qu’ils sont tous morts. »

« Développe. »

« S’ils étaient vivants, il serait dangereux de les laisser être humains, parce qu’ils demanderaient des choses ; mais étant morts, il est plus intéressant qu’ils le soient, et aussi les colons les ont tous tués. »

Et cela continue ainsi. La tache de lumière voyage sur la surface rouge rayée de noir de la table. Elle a fait cent fois le même voyage. Nous sortons par l’une des petites portes et nous passons par un secteur abandonné entre deux ailes. Il y a là des bouteilles vides et des papiers de toutes sortes éparpillés par le vent, et une fois même nous avons vu un mort en haillons de couleurs vives et nous l’avons enjambé tandis que Mr Million le contournait silencieusement. Et comme nous quittions les sous-sols pour déboucher dans une ruelle, les trompettes de la garnison de la citadelle (résonnant malgré la distance) appelaient les hommes à la soupe du soir. Dans la rue de l’Asticot, l’allumeur de réverbères était déjà au travail, et les échoppes avaient baissé leur rideau de fer. Les trottoirs, magiquement libérés de leurs vieux meubles, paraissaient vastes et nus.

Dans notre rue Saltimbanque, c’était très différent, avec l’arrivée des premiers noceurs. Des hommes aux cheveux blancs, gaillards, guidant des jeunes hommes et des garçons très jeunes, athlétiques et beaux mais peut-être un peu trop nourris, et qui faisaient des plaisanteries embarrassées en leur souriant de leurs dents éclatantes. C’étaient toujours ceux qui arrivaient les premiers, et quand je fus un peu plus grand je me demandai souvent si c’était parce que les hommes aux cheveux blancs voulaient avoir en même temps leur plaisir et une bonne nuit de sommeil qu’ils arrivaient tôt, ou parce qu’ils savaient que les jeunes hommes qu’ils amenaient pour la première fois dans l’établissement de mon père seraient fatigués et irritables après minuit, comme des enfants qu’on a fait trop veiller.

Comme Mr Million ne voulait pas utiliser les petites rues après la tombée de la nuit, nous arrivions par la grande porte en même temps que les hommes aux cheveux blancs et leurs fils et neveux. Il y avait là un jardin, guère plus grand qu’une petite pièce et enfoncé dans la façade aveugle de la maison. Il contenait de petits lits de fougères de la taille d’une tombe et un petit jet d’eau qui retombait sur des baguettes de verre dans un tintement cristallin continuel, et qu’il fallait protéger des gamins de la rue. Il y avait aussi, le socle solidement planté et presque enterré dans la mousse, la statue de fer d’un chien à trois têtes.

C’est cette statue, je suppose, qui avait donné à notre maison son nom populaire de Maison du Chien, bien qu’il y ait sans doute aussi une référence à notre patronyme. Les trois têtes étaient fines et puissantes, avec un museau et des oreilles en pointe. L’une d’elles était menaçante et une autre, celle du centre, paraissait contempler le monde du jardin et de la rue avec un intérêt tolérant. La troisième, la plus proche du sentier dallé qui conduisait à notre porte, était — il n’y a pas d’autre terme — franchement sardonique. Et c’était la coutume parmi les clients de mon père de toucher cette tête entre les oreilles en remontant l’allée. Le contact d’innombrables doigts avait donné à cet endroit la consistance et l’aspect du verre noir.

Tel était donc mon univers lorsque j’étais âgé de sept des longues années de notre monde. Je passais la plus grande partie de mes journées dans la petite classe sur laquelle veillait Mr Million, et mes soirées dans le dortoir où David et moi jouions et nous disputions dans un silence total. Les seules variations étaient les visites à la bibliothèque ou, en de très rares occasions, autre part. De temps à autre, j’écartais les feuilles du jasmin grimpant pour observer les filles et leurs bienfaiteurs dans le jardin en bas, ou j’entendais leurs conversations venant de la terrasse, mais ce qu’ils faisaient ou disaient était sans grand intérêt pour moi. Je savais que le personnage au visage émacié qui régnait sur notre maison et était appelé « Maître » par les filles et les domestiques était mon père. Je savais, aussi loin que mes souvenirs remontaient, qu’il y avait quelque part une femme horrible — les domestiques en avaient une sainte terreur — qu’on appelait « Madame », mais que ce n’était ni ma mère, ni celle de David, ni la femme de mon père.

Cette existence et mon enfance, tout au moins ma prime enfance, se terminèrent un soir après que David et moi, fatigués de lutter et de nous disputer en silence, avions fini par nous endormir. Quelqu’un me secouait par les épaules en appelant mon nom, et ce n’était pas Mr Million mais un des domestiques, un petit homme au dos voûté portant une veste rouge élimée. « Il veut te voir », m’informa-t-il. « Lève-toi. »

J’obéis, et il vit que je portais des vêtements de nuit. Cela, je crois, n’avait pas été prévu dans ses instructions, et pendant un instant au cours duquel je restai devant lui à bâiller, il dut se livrer à un débat intérieur. « Habille-toi », dit-il enfin. « Coiffe-toi. »

Je fis ce qu’il me demandait. Je remis le pantalon de velours noir que j’avais porté la veille mais (guidé par un quelconque instinct) je pris une chemise propre. La pièce où il me conduisit alors (par des corridors tortueux vides maintenant des derniers clients, et d’autres, sentant le moisi et les crottes de rats, où les clients n’étaient jamais admis) était la bibliothèque de mon père, celle qui avait la grande porte sculptée devant laquelle j’avais reçu les confidences chuchotées de la dame en rose. Je n’y étais jamais entré, mais quand mon guide frappa quelques coups discrets sur la porte elle pivota vers l’intérieur et je me trouvai dans la bibliothèque avant de m’être rendu compte de ce qui s’était passé.

Mon père, car c’était lui qui avait ouvert la porte, la referma derrière moi et, me laissant planté là où j’étais, marcha jusqu’à l’extrémité très éloignée de cette longue salle pour se laisser tomber dans un gigantesque fauteuil. Il portait la robe de chambre rouge et le foulard noir dont je l’avais presque toujours vu vêtu, et ses longs cheveux clairsemés étaient coiffés en arrière. Il m’examina sans rien dire, et je me souviens que j’étais sur le point d’éclater en sanglots.

« Alors », dit-il au bout d’un long moment, « te voilà donc. Et comment vais-je t’appeler ? »

Je lui dis mon nom, mais il secoua la tête. « Pas ça. Il faut que tu aies un autre nom pour moi. Un nom privé. Tu peux en choisir un si tu veux. »

Je ne répondis rien. Il me semblait absurde et impossible d’avoir un autre nom que les deux mots que, d’une façon mystique, je respectais sans les comprendre, mon nom.

« Je choisirai pour toi, dans ce cas », dit mon père. « Tu seras Numéro Cinq. Approche, Numéro Cinq. »

Je m’approchai, et quand je fus assez près de lui pour le toucher, il me dit : « Maintenant, nous allons jouer à quelque chose. Je vais te montrer des images, tu comprends ? Et pendant tout le temps que tu les auras devant toi, tu devras dire quelque chose. Tu parleras de ce que tu vois. Tant que tu parles, tu as gagné. Mais si tu t’arrêtes, c’est moi qui ai gagné. Tu saisis ? »

Je répondis affirmativement.

« Bien. Je sais que tu es un garçon sérieux. En fait, Mr Million m’a communiqué tous les examens qu’il t’a fait passer, et toutes les bandes qu’il enregistre quand il discute avec toi. Est-ce que tu le savais ? Est-ce que tu te demandais ce qu’il en faisait ? »

« Je croyais qu’il les jetait », dis-je, et je remarquai que mon père se penchait en avant pour m’écouter, détail que je jugeai flatteur à l’époque.

« Non, je les ai là. » Il appuya sur un bouton. « Maintenant, n’oublie pas, tu ne dois pas t’arrêter de parler. »

Mais pendant les premiers instants, j’étais bien trop intéressé pour dire quelque chose.

Comme par magie étaient apparus dans la pièce un petit garçon beaucoup plus jeune que moi et un soldat de bois peint presque aussi grand que moi qui, lorsque j’avançai la main pour les toucher, se révélèrent aussi insubstantiels que de l’air. « Dis quelque chose », me pressa mon père. « À quoi penses-tu, Numéro Cinq ? »

Je pensais au soldat, naturellement, et le petit garçon aussi. Il paraissait avoir trois ans. Il flotta à travers mon bras comme un fantôme et essaya de le renverser.

C’étaient des hologrammes — des images à trois dimensions formées par les interférences de deux fronts d’ondes de lumière — des choses qui m’avaient paru très ternes quand je les avais vues illustrées par des images plates de pièces d’échecs dans mon livre de physique ; mais il me fallut quelque temps avant de faire la liaison entre ces pièces et les fantômes qui peuplaient la nuit la bibliothèque de mon père. Et celui-ci n’arrêtait pas de répéter : « Parle donc ! Dis quelque chose ! Que crois-tu que le petit garçon pense ? »

« Eh bien, le petit garçon aime bien le gros soldat, mais il voudrait le renverser s’il peut, parce que le soldat n’est qu’un jouet, en fait, mais il est plus grand que lui et… » et ainsi je parlai, pendant longtemps, des heures, peut-être, sans discontinuer. La scène changeait sans cesse. Le soldat géant était remplacé par un poney, un lapin, une assiette de soupe et des gâteaux secs. Mais le petit garçon de trois ans demeurait la figure centrale. Quand le serviteur voûté à la veste élimée revint, en bâillant, me chercher pour me reconduire au lit, ma voix n’était plus qu’un souffle rauque et ma gorge était sèche. Dans mes rêves cette nuit-là, je revis le petit garçon passant d’une activité à l’autre, sa personnalité étrangement confondue avec la mienne et celle de mon père, de sorte que j’étais à la fois observateur, observé et une troisième présence observant les deux premières.

Le lendemain soir, je m’endormis presque au moment même où Mr Million nous envoya nous coucher, ne gardant ma lucidité que suffisamment longtemps pour me féliciter de le faire. Je me réveillai quand le serviteur voûté entra dans le dortoir, mais ce fut David et pas moi qu’il secoua pour le tirer du lit. Je feignis de dormir (car il m’était venu à l’idée, et cela me semblait raisonnable à l’époque, que s’il s’avisait que je ne dormais pas, il nous ferait lever tous les deux) et j’épiai mon frère qui s’habillait et essayait de mettre un semblant d’ordre dans la masse embrouillée de ses cheveux blonds. Je dormais profondément quand il rentra, et je n’eus pas l’occasion de l’interroger jusqu’à ce que Mr Million nous laisse seuls, comme il arrivait fréquemment, devant notre petit-déjeuner. Je lui avais raconté tout naturellement ma propre expérience, et tout ce qu’il avait à me dire c’était qu’il avait passé une soirée à peu près semblable à la mienne. Il avait vu les représentations holographiques, apparemment les mêmes que moi : les soldats de bois, le poney. Il avait été forcé de parler sans interruption, comme Mr Million nous l’avait si souvent demandé au cours de débats et d’interrogations orales. La seule chose qui différait de ma propre entrevue avec notre père, pour autant que je puisse l’établir, se révéla quand je lui demandai quel nom il lui avait donné.

Il me regarda sans comprendre, un morceau de toast à demi levé vers sa bouche.

Je redemandai : « Comment t’a-t-il appelé quand il te parlait ? »

« Il m’a appelé David. Comment veux-tu qu’il m’appelle ? »

Avec l’apparition de ces entretiens, le cours de mon existence se modifia. Les ajustements que j’estimais temporaires devinrent imperceptiblement permanents, établissant de nouvelles structures dont ni David ni moi n’étions conscients au début. Nos jeux et nos disputes après le coucher cessèrent, et David ne fit presque plus de flûtes de Pan avec les tiges du jasmin de Virginie. Mr Million nous laissait dormir un peu plus tard et nous nous sentions, de façon subtile, entrer progressivement dans le domaine des adultes. C’est à peu près vers cette époque-là aussi qu’il commença à nous emmener dans un parc où il y avait un stand de tir à l’arc et des installations pour divers autres sports. Ce petit parc, qui n’était pas très loin de chez nous, était bordé d’un côté par un canal. Et là, tandis que David décochait des flèches à des oies empaillées ou jouait au tennis, je m’asseyais souvent tranquillement pour regarder l’eau presque propre ou pour attendre le passage de l’un des bateaux blancs — de grands bateaux à l’étrave aussi tranchante que le bec aiguisé d’un martin-pêcheur et à quatre ou cinq, ou même sept mâts — qui étaient quelquefois halés depuis le port par dix ou douze paires de bœufs.

Pendant l’été de ma onzième ou douzième année — la douzième plutôt — nous eûmes la permission pour la première fois de rester dans le parc après la tombée de la nuit, assis sur la berge glissante du canal, pour regarder des feux d’artifice. Le premier lancer de fusées ne s’était pas plus tôt perdu à un kilomètre au-dessus de la ville que David se trouva malade. Il courut jusqu’à l’eau et se mit à vomir, plongeant ses mains jusqu’aux coudes dans la vase tandis que des étoiles rouges et blanches brillaient de toute leur gloire éphémère au-dessus de lui. Mr Million le prit dans ses bras et quand le pauvre David eut fini de se vider, il nous ramena précipitamment à la maison.

Le mal ne dura pas plus longtemps que le sandwich avarié qui l’avait occasionné, mais tandis que notre précepteur mettait David au lit, je décidai de ne pas me laisser frustrer du reste de l’exhibition, dont j’avais entrevu une partie pendant que nous rentrions. Je n’avais pas le droit d’aller sur la terrasse après la tombée de la nuit, mais je savais très bien trouver l’escalier proche. La sensation de pénétrer dans un monde interdit de feuillage et d’ombre tandis que des fleurs de lumière pourpre et or éclataient dans le ciel noir m’affectait comme les suites d’une fièvre et me laissait tremblant, l’haleine sèche et frissonnant de froid au milieu de l’été.

Il y avait beaucoup plus de monde sur la terrasse que je ne m’y étais attendu. Les hommes étaient sans leurs capes, chapeaux ou cannes (qu’ils avaient laissés au vestiaire de mon père) et les filles employées par mon père portaient des costumes qui mettaient en évidence leur poitrine fardée dans des corsets de fil torsadé qui ressemblaient à des cages, ou qui leur donnaient une apparence de grande taille (qui ne disparaissait que quand quelqu’un se tenait très près d’elles), ou bien des robes dont le bas reflétait le visage et le buste de celles qui les portaient comme la surface de l’eau calme reflète les arbres qui poussent au bord de la rive, de sorte qu’elles apparaissaient, dans les éclairs de lumière intermittents, comme les reines costumées d’un étrange tarot.

On me voyait, bien sûr, car j’étais bien trop excité pour me dissimuler avec succès ; mais personne ne me demanda de partir, et je suppose qu’ils pensaient que j’avais la permission de monter ici voir le feu d’artifice.

Il se poursuivit longtemps. Je me souviens d’un certain client, un gros homme au visage carré et à l’air stupide qui paraissait être quelqu’un d’important et qui était si impatient de jouir de la compagnie de sa protégée — qui refusait de rentrer tant que le spectacle n’était pas terminé — que, puisqu’il insistait pour préserver son intimité, il fallut redisposer vingt ou trente buissons et arbustes autour d’eux pour leur faire un petit bosquet. J’aidai les serviteurs à transporter quelques-uns des bacs les plus légers, et je m’arrangeai pour me glisser à l’intérieur de l’enclave quand elle fut terminée. De là, je pouvais continuer à observer les fusées qui explosaient à travers les branches, et en même temps le patron et sa nymphe du bois, qui, je dois le dire, regardait avec beaucoup plus d’intérêt que je ne le faisais.

Mes motivations, pour autant que je m’en souvienne, n’avaient rien de lubrique. C’était la simple curiosité qui me poussait. J’étais à l’âge où l’on s’intéresse passionnément, mais scientifiquement. Et ma curiosité était sur le point d’être satisfaite lorsque je me sentis saisi par-derrière par le col de ma chemise et expulsé du boqueteau.

Lorsqu’on me relâcha, je me tournai, en m’attendant à voir Mr Million. Mais ce n’était pas lui. J’avais été capturé par une petite femme aux cheveux gris dont la robe noire tombait, je l’avais remarqué même dans ces circonstances, verticalement au sol à partir de la taille. Je pense que je dus m’incliner devant elle, car il était clair qu’elle n’était pas une domestique, mais elle ne me retourna pas mon salut. Au lieu de cela, elle me dévisagea avec acuité d’une manière qui me fit penser qu’elle y voyait aussi clair pendant les glorieux déchaînements de lumière que durant leurs intervalles. Finalement, dans ce qui devait être le bouquet, une grande fusée déchira le ciel sur une rivière de feu, et pendant un instant, elle consentit à lever les yeux. Puis, quand la fusée eut explosé en une orchidée mauve incroyablement lumineuse, cette extraordinaire petite femme me saisit de nouveau et me conduisit d’une main ferme vers l’escalier.

Tant que nous étions sur le dallage de pierre de la terrasse, elle ne paraissait pas marcher mais glisser horizontalement comme une pièce d’échecs en onyx sur un échiquier poli. Et c’est ainsi, en dépit de tout ce qui s’est passé depuis, que je me la rappelle toujours : une Reine Noire, une reine d’échecs ni sinistre ni bénéfique, noire seulement par opposition à la Reine Blanche qu’il n’entra jamais dans mon destin de rencontrer.

Lorsque nous eûmes atteint l’escalier, cependant, le glissement majestueux se transforma en une série de sautillements verticaux qui amenaient cinq ou six centimètres de l’ourlet de sa robe noire en contact avec chaque marche, comme si son torse les descendait à la manière d’un bateau affrontant un rapide, tantôt fonçant, tantôt immobile, tantôt reculant presque dans les contre-courants.

Elle se maintenait en équilibre sur ces marches en s’appuyant sur moi et en s’agrippant au bras d’une servante qui nous attendait en haut de l’escalier et qui l’assistait de l’autre côté. J’avais supposé, quand nous avions traversé la terrasse, que son mouvement glissant était le résultat simplement d’une démarche merveilleusement contrôlée et d’un maintien parfait, mais je comprenais maintenant qu’elle devait être d’une manière ou d’une autre handicapée ; et j’avais l’impression que sans l’aide de la servante et la mienne, elle serait tombée la tête la première.

Lorsque nous arrivâmes en bas de l’escalier, elle reprit sa progression harmonieuse. La servante fut congédiée d’un mouvement de tête, et la dame en noir me conduisit le long du corridor dans la direction opposée à celle du dortoir et de la salle de classe jusqu’à ce que nous arrivions en vue d’une cage d’escalier située tout à fait à l’extrémité de la maison, un colimaçon rarement utilisé, très abrupt, avec seulement une petite rampe basse entre les marches et un plongeon de cinq étages dans les sous-sols. Là, elle me relâcha et me demanda sèchement de descendre. Je descendis plusieurs marches, puis je me retournai pour voir si elle avait de la difficulté.

Elle n’en avait pas, mais elle n’utilisait pas non plus les marches. Avec sa longue robe pendant autour d’elle comme une tenture, elle flottait, suspendue, les yeux fixés sur moi, au milieu de la cage d’escalier. Je fus si interloqué que je m’arrêtai, ce qui lui fit relever furieusement le menton, puis me mis à courir. Tandis que je dévalais la spirale, elle pivotait en même temps que moi, en tournant dans ma direction un visage qui ressemblait extraordinairement à celui de mon père, une main toujours sur la rampe. Quand nous fûmes arrivés au premier étage, elle se baissa et me cueillit aussi facilement qu’une chatte ramasse son chaton, puis me mena dans des couloirs et des salles où je n’avais jamais eu l’autorisation d’aller, jusqu’à ce que je sois aussi désorienté que si je me trouvais dans une maison inconnue. Finalement, nous nous arrêtâmes devant une porte qui ne différait en rien des autres.

Elle l’ouvrit avec une vieille clé de bronze à l’extrémité découpée comme une scie, et me fit signe d’entrer.

La pièce était brillamment éclairée, et je pus voir nettement ce dont je m’étais seulement douté sur la terrasse et dans les couloirs : que l’ourlet de sa robe arrivait à cinq centimètres au-dessus du sol quelle que soit la façon dont elle se déplaçait, et qu’il n’y avait rien du tout entre l’ourlet et le sol. Elle me fit signe d’aller vers un petit tabouret recouvert de dentelle et me dit : « Assieds-toi. » Puis elle glissa jusqu’à une berceuse à grand dossier où elle s’assit face à moi. Au bout d’un moment, elle me demanda : « Quel est ton nom ? » Je lui répondis, et elle haussa un sourcil en me regardant bizarrement puis mit la berceuse en mouvement en poussant du bout des doigts un lampadaire massif qui se trouvait à côté d’elle. Après un long silence, elle reprit : « Et lui, comment t’appelle-t-il ? »

« Lui ? » Le manque de sommeil, je suppose, me rendait stupide.

Elle fronça les lèvres. « Mon frère. »

Je me détendis un peu : « Oh, je suppose que vous êtes ma tante, dans ce cas. Je me disais que vous ressembliez à mon père. Il m’appelle Numéro Cinq. »

Pendant quelques instants, elle continua à me fixer, les coins de sa bouche abaissés, comme faisait souvent mon père. Puis elle dit : « Ce chiffre est ou trop bas, ou trop haut. De vivant, il y a lui et moi, et je suppose qu’il compte le simulateur. As-tu une sœur, Numéro Cinq ? »

Mr Million nous avait fait lire David Copperfield, et quand elle disait cela, elle me rappelait de façon si frappante et imprévue tante Betsey Trotwood que j’éclatai de rire.

« Il n’y a rien d’absurde à cela. Ton père a une sœur. Pourquoi pas toi ? Tu n’en as pas ? »

« Non, madame, mais j’ai un frère. Il s’appelle David. »

« Tu peux m’appeler tante Jeannine. Est-ce que David te ressemble, Numéro Cinq ? »

Je secouai la tête. « Ses cheveux sont blonds et bouclés au lieu d’être comme les miens. Peut-être qu’il me ressemble un peu, mais pas beaucoup. »

« Je suppose », murmura ma tante entre ses lèvres, « qu’il s’est servi d’une de mes filles ».

« Pardon, ma tante ? »

« Sais-tu qui était la mère de David, Numéro Cinq ? »

« Comme nous sommes frères, je suppose que c’est la même que la mienne, mais Mr Million dit qu’elle s’en est allée il y a longtemps. »

« Ce n’est pas la même », dit ma tante. « Non. Je peux te montrer une photo de la tienne. Est-ce que ça t’intéresse de la voir ? » Elle agita une clochette, et une servante arriva en faisant une courbette d’une pièce située plus loin que la nôtre. Ma tante lui dit quelque chose à l’oreille, et elle ressortit. Quand ma tante se tourna de nouveau vers moi, elle me demanda : « Et que fais-tu toute la journée, Numéro Cinq, à part courir sur la terrasse où tu ne devrais pas te trouver ? Est-ce que tu étudies ? »

Je lui parlai de mes expériences (j’étais en train d’essayer de conduire des œufs de batracien à une évolution asexuelle suivie d’un doublement de chromosomes par traitement chimique pour assurer l’apparition d’une nouvelle génération asexuée) et des dissections que Mr Million m’encourageait à faire, et au cours de mon exposé je lançai une remarque sur l’intérêt qu’il y aurait à pratiquer une biopsie sur l’un des aborigènes de Sainte-Anne s’il en existait encore, étant donné que les descriptions des premiers explorateurs différaient tellement entre elles et que quelques pionniers avaient affirmé que les abos pouvaient changer de forme.

« Ah », fit ma tante. « Tu as entendu parler de ça. Nous allons te tester, Numéro Cinq. Qu’est-ce que c’est que l’Hypothèse de Veil ? »

Nous avions appris cela il y avait plusieurs années, aussi je répondis : « Selon l’hypothèse de Veil, les abos auraient possédé la faculté d’imiter à la perfection le genre humain. Veil pensait que quand les vaisseaux sont arrivés de la Terre, les abos ont tué tout le monde et se sont mis à vivre comme eux, de sorte que ce n’est pas eux qui sont morts, mais nous. »

« Tu veux dire les Terriens », fit ma tante. « Les êtres humains. »

« Pardon, ma tante ? »

« Si Veil disait vrai, alors toi et moi nous sommes des abos de Sainte-Anne, tout au moins par notre origine ; je suppose que c’est ce que tu veux dire. Crois-tu qu’il avait raison ? »

« Je ne crois pas que cela fasse une grande différence. Il disait que l’imitation serait nécessairement parfaite, et si elle l’est, ils sont exactement ce que nous étions, de toute façon. » Je me croyais habile, mais ma tante se contenta de sourire en se balançant un peu plus vigoureusement. Il faisait très chaud dans la petite chambre illuminée.

« Numéro Cinq, tu es trop jeune pour la sémantique, et j’ai peur que tu n’aies été induit en erreur par le concept de perfection. Le Dr Veil, j’en suis certaine, donnait à ce terme un sens beaucoup plus large et beaucoup moins précis que tu ne semblés croire. L’imitation ne pouvait être exacte, puisque les humains ne possèdent pas ce talent, et que pour les imiter à la perfection les abos auraient été obligés d’y renoncer. »

« Qu’est-ce qui les en empêchait ? »

« Mon cher enfant, les facultés de toutes sortes doivent évoluer. Et quand elles le font, elles doivent être utilisées, ou elles s’atrophient. Si les abos avaient été capables d’un mimétisme parfait au point de renoncer à lui-même, cela aurait signifié leur fin, et cela sans aucun doute bien avant l’arrivée des premiers vaisseaux. Mais bien sûr, il n’existe pas la moindre preuve qu’ils aient été capables d’une chose pareille. Ils sont morts simplement avant d’avoir pu être étudiés complètement, et Veil, cherchant à expliquer la cruauté et l’irrationalité qu’il constate autour de lui, a suspendu cinquante kilos de théorie sur du vide. »

Cette dernière remarque, particulièrement dans la mesure où ma tante paraissait d’humeur familière, semblait m’offrir l’occasion idéale de poser une question sur son remarquable mode de locomotion. J’étais sur le point de la formuler lorsque je fus interrompu, presque simultanément, de deux côtés à la fois. La servante était de retour, portant un gros album relié de cuir repoussé, et elle ne l’avait pas plus tôt donné à ma tante qu’on entendit frapper à la porte. Ma tante fit distraitement un « va voir » qui aurait pu aussi bien s’adresser à la servante qu’à moi, aussi je satisfis ma curiosité sous une autre forme en me précipitant le premier pour ouvrir la porte.

Deux des demi-mondaines de mon père étaient dans le couloir, fardées et costumées au point de paraître plus exotiques que des abos, droites comme des peupliers de Lombardie et inhumaines comme des spectres, avec des yeux jaune et vert maquillés pour avoir la taille d’un œuf et des seins gonflés qui leur remontaient presque aux épaules. Bien que leur attitude ne laissât rien voir, j’eus le sentiment agréable qu’elles étaient surprises que ce soit moi qui leur ouvre la porte. Je m’inclinai pour les faire entrer, mais lorsque la servante referma la porte derrière elles, ma tante leur dit d’un ton distrait : « Un petit instant, les filles. Je voudrais montrer quelque chose à ce jeune garçon avant qu’il s’en aille. »

Ce « quelque chose » était une photographie utilisant, je le supposais, quelque nouvelle technique qui faisait disparaître toutes les couleurs à l’exception d’un brun très clair. La photo était petite et, d’après son aspect général et ses bords écaillés, très vieille. Elle montrait une fille d’environ vingt-cinq ans, mince et pour autant que je puisse en juger assez grande, debout à côté d’un jeune homme trapu sur une allée asphaltée et tenant un bébé dans ses bras. L’allée passait devant une maison remarquable, un très long bâtiment en bois sans étages, avec, tous les huit ou dix mètres, un porche ou une véranda qui changeaient de style architectural de façon à donner l’impression d’un grand nombre de maisons fort étroites construites côte à côte. Si je mentionne ce détail, que j’avais à peine remarqué à l’époque, c’est parce que j’ai souvent, depuis ma sortie de prison, essayé de retrouver la trace de cette maison. Lorsque je vis la photo pour la première fois, j’étais beaucoup plus intéressé par le visage de la femme et celui du bébé. Ce dernier en réalité était à peine visible car il était presque entièrement enfoui dans des couvertures de laine blanche. La femme avait de larges traits et un sourire brillant qui évoquait ce charme rare, à la fois détendu, poétique et espiègle. Une Gitane, fut ma première pensée, mais son teint était beaucoup trop clair pour cela. Comme sur notre monde, nous descendons tous d’un groupe relativement restreint de colons, nous formons une population assez uniforme. Mais mes études m’avaient valu une certaine familiarité avec les races terriennes originales, et ma seconde pensée, presque une certitude, fut la race celtique. « Le pays de Galles », dis-je tout haut. « Ou l’Écosse. Ou l’Irlande. »

« Comment ? » fit ma tante. L’une des filles gloussa. Elles s’étaient assises sur le divan, leurs longues jambes luisantes croisées devant elles comme la hampe vernie d’un drapeau.

« Ça ne fait rien. »

Ma tante me lança un regard perçant et dit : « Tu as raison. Je t’enverrai chercher et nous parlerons de tout ça quand nous aurons un peu plus de temps tous les deux. Pour l’instant, ma femme de chambre va te reconduire. »

Je ne me souviens pas du long parcours que la femme de chambre et moi nous dûmes effectuer pour regagner le dortoir, ni de l’excuse que je donnai à Mr Million pour justifier mon absence. Quelle qu’elle fût, je suppose qu’il ne fut pas dupe, et qu’il découvrit la vérité en questionnant les domestiques, car on ne vint pas me chercher pour retourner dans les appartements de ma tante, bien que j’eusse attendu ce moment tous les jours pendant les semaines qui suivirent.

Cette nuit-là — je suis à peu près sûr qu’il s’agissait du même soir — je rêvai des abos de Sainte-Anne, dansant avec des huppes d’herbe sur la tête et aux bras et aux chevilles, agitant leurs boucliers de joncs tressés et leurs javelots à pointe de jade jusqu’à ce que le mouvement se communique à mon lit et se transforme en la manche rouge du valet de mon père venu me réveiller, comme presque tous les soirs maintenant, pour me conduire à la bibliothèque.

Cette nuit-là, et cette fois-ci je suis tout à fait certain qu’il s’agissait de la même nuit, c’est-à-dire celle où j’ai rêvé pour la première fois des abos, la structure de mes entretiens avec lui, qui depuis quelque temps étaient devenus une succession que je croyais immuable de conversation, hologrammes, associations libres et enfin congé, se modifia. Après la conversation préliminaire qui avait pour but, j’en suis sûr, de me mettre à l’aise (ce à quoi elle échouait régulièrement), il me demanda de remonter une de mes manches et de m’allonger sur une vieille table d’auscultation. Puis il me fit regarder le mur, c’est-à-dire une série d’étagères chargées de volumes défraîchis. Je sentis qu’une aiguille s’enfonçait à l’intérieur de mon bras, mais ma tête étant maintenue, je ne pouvais ni me redresser ni regarder ce qu’il faisait. Puis l’aiguille fut retirée et je reçus l’ordre de rester tranquillement allongé.

Après ce qui me parut être une période de temps considérable, au cours de laquelle mon père me soulevait parfois les paupières pour examiner mes yeux, ou me prenait le pouls, quelqu’un se mit à parler dans un endroit éloigné de la pièce et à raconter une histoire très longue et très confuse. Mon père prenait des notes sur ce qui était dit et de temps en temps se penchait pour me poser une question à laquelle je jugeais inutile de répondre puisque celui qui parlait s’en chargeait pour moi.

La drogue qu’il m’avait injectée ne perdait pas, comme je l’avais imaginé, graduellement sa force à mesure que les heures passaient. Au contraire, elle semblait m’éloigner de plus en plus de la réalité et du mode de conscience le plus apte à préserver l’individualité de la pensée. Le cuir râpé de la table d’auscultation disparut de dessous moi pour être remplacé tantôt par le pont d’un navire, tantôt par l’aile d’une colombe battant bien haut au-dessus du monde ; quant à la voix que j’entendais, je ne me souciais plus de savoir si c’était la mienne ou celle de mon père. Elle était d’une tonalité parfois haute, parfois basse, mais parfois j’avais l’impression de parler des profondeurs d’une poitrine bien plus vaste que la mienne, et sa voix, accompagnée par le bruissement des pages de son carnet, pouvait ressembler aux cris aigus et perçants des enfants qui jouaient dans les rues tels que je les entendais l’été quand je passais la tête par les hublots à la base de la coupole de la bibliothèque.

Cette nuit-là, le cours de mon existence changea de nouveau. Les drogues — car il semblait y en avoir plusieurs, et bien que l’effet que je viens de décrire fût le plus habituel, il y avait aussi des moments où il m’était impossible de rester allongé, où je courais de tous les côtés pendant des heures tout en parlant et où je sombrais dans des rêves délicieux ou incroyablement effrayants — avaient des répercussions sur ma santé. Je me réveillais souvent le matin avec un mal de tête qui me faisait atrocement souffrir toute la journée, et j’étais sujet à des périodes de nervosité et d’appréhension extrêmes. Ce qui était le plus terrifiant de tout, c’était que des sections entières de la journée disparaissaient parfois, et que je me retrouvais éveillé, habillé, en train de lire ou de me promener ou même de parler sans avoir aucun souvenir de tout ce qui s’était passé depuis le moment où j’étais allongé murmurant des choses au plafond dans la bibliothèque de mon père la nuit précédente.

Les cours que je prenais avec David ne cessèrent pas complètement, mais d’une certaine manière le rôle de Mr Million et le mien se trouvaient maintenant inversés. C’était moi, désormais, qui insistais pour que les cours aient lieu chaque fois que c’était possible ; et c’était moi aussi qui choisissais les matières et qui, la plupart du temps, posais les questions à David et à Mr Million. Mais souvent, quand ils étaient à la bibliothèque ou dans le parc, je restais à lire dans mon lit, et plus d’une fois, je crois, je restai à lire et à étudier au lit depuis le moment où j’avais repris conscience entre mes draps jusqu’à celui où le valet de mon père venait à nouveau me chercher.

Les entretiens de David avec mon père, je dois le faire remarquer ici, connurent les mêmes modifications que les miens, et aux mêmes époques ; mais comme ils étaient moins fréquents — ils le devinrent de moins en moins à mesure que les cent jours de l’été s’étiraient en automne et se transformaient finalement en un long hiver — et qu’il paraissait dans l’ensemble présenter moins de réactions néfastes aux drogues, leur effet sur lui était beaucoup moins important.

S’il doit y avoir un moment où cela fut concrétisé, c’est au cours de cet hiver-là que mon enfance prit fin. Mon nouvel état de santé précaire m’empêchait de me livrer à des activités enfantines, et m’encourageait dans mes expériences sur les petits animaux et dans mes dissections des corps que Mr Million me fournissait, succession sans fin d’yeux et de bouches béants. Également, je lisais ou j’étudiais comme je l’ai dit, pendant des heures interminables ; ou bien je restais simplement allongé, les mains croisées sous la nuque, en essayant de me rappeler, des jours durant peut-être, les récits que je m’entendais faire à mon père. Ni David ni moi ne pouvions nous souvenir de suffisamment de choses pour bâtir même une théorie cohérente sur la nature des questions qu’il nous posait, mais je conserve encore, fixées dans ma mémoire, certaines scènes que je suis sûr de n’avoir jamais vues en fait, et je suis convaincu qu’il s’agit là de visualisations de suggestions chuchotées tandis que je plongeais et remontais dans ces états de conscience altérés.

Ma tante, qui antérieurement s’était tenue tellement à distance, me parlait maintenant dans les couloirs et me rendait même visite au dortoir. J’avais appris que c’était elle qui s’occupait des arrangements intérieurs de notre maison, et par son entremise je pus faire installer un petit laboratoire personnel dans la même aile. Mais je passai l’hiver, ainsi que je l’ai dit, presque entièrement à ma table de dissection et dans mon lit. La neige s’accumulait jusqu’à la moitié de la fenêtre et s’accrochait aux tiges nues du jasmin de Virginie. Les clients de mon père, lors des rares occasions que j’avais de les voir, arrivaient avec des bottes mouillées et de la neige sur leurs épaules et leur chapeau, et soufflaient, le visage rouge, en époussetant leur veste. Les orangers n’étaient plus là, la terrasse ne servait plus et la cour sous notre fenêtre n’était animée que tard dans la nuit quand une demi-douzaine de clients et leurs protégées, poussant des clameurs d’hilarité sous l’effet du vin, se livraient à des batailles de boules de neige qui se terminaient invariablement par le déshabillage des filles qu’ils faisaient rouler nues dans la neige.

Le printemps me surprit, comme c’est toujours le cas avec ceux qui passent la plus grande partie de leur vie à l’intérieur. Un jour, alors que je pensais, si tant est que j’étais encore capable de penser, en termes d’hiver, David ouvrit toute grande la fenêtre et insista pour que je descende avec lui dans le parc — et ce fut avril. Mr Million nous accompagna, et je me souviens que lorsque nous sortîmes dans le petit jardin qui donnait sur la rue, un jardin que j’avais vu pour la dernière fois envahi par la neige mais qui maintenant resplendissait de bulbes précoces et du tintement cristallin du jet d’eau, David tapota le chien de fer sur son museau sardonique et récita :

Et le chien à quatre têtes, du haut de son socle de fer,
Contemple notre royaume de lumière.

Je fis une remarque banale sur son erreur de calcul. « Oh non. Le vieux Cerbère a quatre têtes, tu ne le sais pas ? La quatrième, c’est son pucelage, et il est si cabot qu’aucune chienne n’a voulu le lui ôter. » Même Mr Million gloussa de rire, mais je pensai par la suite, en voyant le teint resplendissant de David et les prémices de l’âge adulte déjà apparentes dans le maintien de ses épaules, que si, comme je l’avais toujours pensé, les trois têtes représentaient Maître, Madame et Mr Million, c’est-à-dire mon père, ma tante et mon précepteur, alors il faudrait bientôt en ajouter une autre pour David lui-même.

Le parc devait être un paradis pour lui, mais j’étais si peu en forme que je le trouvai sinistre et passai la plus grande partie de la matinée recroquevillé sur un banc à regarder David jouer au squash. Vers midi, je fus rejoint, pas sur mon banc, mais sur un autre suffisamment près pour que s’établisse un lien de proximité, par une fille aux cheveux bruns qui avait une cheville dans le plâtre. Elle avait été amenée là, sur des béquilles, par une sorte de nurse ou de gouvernante qui s’assit, délibérément j’en suis sûr, entre elle et moi. Cette femme déplaisante, cependant, était trop raide pour que son manège réussisse entièrement. Elle était assise au bord du banc, tandis que la jeune fille, avec sa jambe plâtrée tendue devant elle, s’appuyait contre le dossier et me laissait apercevoir son profil, qui était très beau. De temps à autre, quand elle se tournait vers la créature qui l’accompagnait pour faire une remarque, je pouvais étudier son visage tout entier : lèvres carminées, yeux violets, un visage rond plutôt qu’ovale, avec une pointe de cheveux noirs qui divisaient son front ; des sourcils arqués et délicats, et de longs cils recourbés. Lorsqu’une vendeuse ambulante, une vieille femme, arriva en vendant des rouleaux cantonais (plus longs que la main, et encore si chauds qu’il fallait les manger avec de grandes précautions, comme s’ils étaient vivants en quelque sorte), je fis d’elle ma messagère et en même temps que j’en achetais un pour moi je l’envoyai avec deux de ces friandises brûlantes vers la jeune fille et le monstre qui l’escortait.

Le monstre, bien sûr, refusa ; la jeune fille, je fus charmé de le constater, supplia ; ses grands yeux et ses joues brillantes proclamaient éloquemment des arguments que j’étais malheureusement trop loin pour entendre, mais que je pouvais suivre comme une pantomime : ce serait une insulte gratuite à un inconnu sans reproche que de refuser ; elle avait faim, et de toute façon elle avait voulu s’en acheter un — quel gaspillage que de les rejeter alors qu’ils étaient offerts gratuitement ! La marchande, visiblement heureuse de son rôle d’intermédiaire, se déclara sur le point de pleurer à l’idée d’être obligée de me rembourser mon or (en réalité un tout petit billet presque aussi graisseux que le papier dans lequel elle enveloppait sa marchandise, et considérablement plus sale), et finalement leurs voix devinrent assez fortes pour que je puisse entendre celle de la jeune fille, qui était claire et bien timbrée.

Elles finirent, naturellement, par accepter ; le monstre m’accorda un signe de tête glacé, et la jeune fille me fit un clin d’œil derrière son dos.

Une demi-heure plus tard quand David et Mr Million, qui le regardait jouer, me demandèrent si je voulais aller déjeuner, je répondis oui, pensant que quand nous reviendrions je pourrais m’asseoir un peu plus près de la jeune fille sans paraître trop audacieux. Nous mangeâmes (très impatiemment pour ma part, je le crains) dans une petite taverne près du marché aux fleurs ; mais quand nous fûmes de retour au parc, la jeune fille et sa gouvernante n’étaient plus là.

Nous rentrâmes à la maison, et environ une heure plus tard mon père m’envoya chercher. Je partis avec une certaine appréhension, car il était beaucoup plus tôt qu’à l’accoutumée pour notre entretien. Les premiers clients n’étaient pas encore arrivés, en fait, alors qu’habituellement je ne le voyais qu’après le départ du dernier. Mais mes craintes n’étaient pas fondées. Il commença par me demander des nouvelles de ma santé, et quand je lui répondis qu’elle semblait meilleure qu’elle ne l’avait été pendant le reste de l’hiver, il commença, d’une voix affectée et même grandiloquente, aussi différente de son ton abrupt habituel qu’on peut l’imaginer, à me parler de ses affaires et de la nécessité où se trouvait un jeune homme de mon âge de préparer son avenir. Il ajouta : « Je crois que tu es un érudit en matière de sciences. »

Je répondis que j’espérais en être un de manière modeste et je me préparai aux reproches habituels sur l’inutilité d’étudier la chimie ou la biophysique dans un monde comme le nôtre où les bases industrielles étaient si étroites, et pour entrer dans l’administration on n’a pas besoin de ça, et ça ne vous apprend même pas le commerce, et ainsi de suite. Mais au lieu de cela, il me dit : « Je suis heureux de t’entendre parler ainsi. Pour être franc, j’avais demandé à Mr Million de t’encourager dans cette voie autant qu’il pouvait. C’est ce qu’il aurait fait de toute façon, j’en suis sûr ; il avait déjà agi ainsi avec moi. Ces études ne seront pas seulement une grande source de satisfaction pour toi, mais elles… » il s’interrompit, s’éclaircit la voix et passa ses deux mains sur son visage et sur son crâne… « te serviront d’innombrables manières. Elles constituent, pour ainsi dire, une tradition de famille ».

Je déclarai, très sincèrement, que j’étais heureux de l’entendre dire cela.

« As-tu vu mon labo ? Derrière ce grand miroir, là. »

Je ne l’avais pas vu, mais je connaissais l’existence d’une série de pièces derrière le miroir coulissant de la bibliothèque, et les domestiques parlaient parfois du « dispensaire » de mon père, où il examinait chaque mois les filles qu’il employait et à l’occasion prescrivait des traitements pour les « amis » de ceux de nos clients qui, fort imprudemment, n’avaient pas confiné leurs visites à notre seul établissement. Je déclarai que je serais très heureux de le visiter.

Il sourit : « Mais nous nous écartons de notre sujet. La science est d’une grande valeur, mais tu t’apercevras, comme je l’ai fait, qu’elle consomme beaucoup plus d’argent qu’elle n’en produit. Tu auras besoin de livres et d’appareils et de nombreuses autres choses, en même temps que de gagner ta vie. Nous avons une affaire qui n’est pas infructueuse, et bien que j’espère vivre encore longtemps — en partie grâce à la science — tu en es l’héritier, et elle sera à toi un jour…

(Ainsi j’étais plus vieux que David !)

« … chaque phase de notre activité. Aucune, crois-moi, n’est sans importance. »

J’avais été si surpris, et en fait transporté, par ma découverte, que j’avais manqué une partie de ce qu’il avait dit. Je hochai gravement la tête, ce qui me paraissait la meilleure chose à faire.

« Parfait. Je veux que tu commences par répondre à la porte d’entrée. C’est une des domestiques qui s’en chargeait, et pendant le premier mois environ elle restera avec toi, car il y a beaucoup plus à apprendre que tu ne crois. Je vais le dire à Mr Million, et il prendra toutes les dispositions. »

Je le remerciai, et il m’indiqua que l’entretien était terminé en ouvrant la porte de la bibliothèque. J’avais peine à croire, en sortant, que c’était le même homme qui avait dévoré ma vie aux petites heures de presque chaque matin.

Je n’avais pas fait de rapprochement entre cette soudaine élévation de statut et les événements du parc. Mais je me rends compte maintenant que Mr Million, qui a, littéralement, des yeux derrière la tête, dut annoncer à mon père que j’avais atteint l’âge où les désirs de l’enfance, subliminalement attachés aux figures parentales, commencent de manière à demi consciente à s’évader du cercle de la famille.

Quoi qu’il en soit, je débutai le soir même dans mes nouvelles fonctions et devins ce que Mr Million appelait « l’hôte d’accueil » et David le « portier » de l’établissement, assumant ainsi de manière pratique le rôle symboliquement exécuté par le chien de fer du jardin. La servante qui avait précédemment exercé ces fonctions, une jolie fille appelée Nerissa, qui avait été choisie pas seulement pour sa beauté mais aussi parce qu’elle était solidement charpentée, avec des épaules plus larges que celles de la plupart des hommes et un visage large et souriant, resta, comme mon père l’avait promis, pour m’aider. Notre travail n’était pas difficile, car les clients de mon père étaient tous des hommes jouissant d’une certaine position sociale, peu enclins aux discussions ou aux démonstrations bruyantes, sauf quand ils étaient particulièrement ivres ; et pour la plupart, ils avaient déjà visité notre maison des douzaines, sinon dans quelques cas des centaines de fois même. Nous les appelions par des surnoms utilisés seulement ici (dont Nerissa m’informait à voix basse tandis qu’ils remontaient l’allée), et nous pendions leurs manteaux avant de les diriger — ou si nécessaire, les conduire — vers les différentes parties de l’établissement. Nerissa se trémoussait (spectacle formidable, observais-je, pour la plupart des clients à l’exception des plus héroïquement bâtis), se laissait pincer les fesses, acceptait des pourboires, et me parlait ensuite, pendant les périodes creuses, des fois où elle avait été « appelée en haut » à la requête de quelque amateur de proportions, et de l’argent qu’elle s’était fait alors. Je riais des plaisanteries et je refusais les pourboires de façon à bien faire comprendre aux clients que je faisais partie de la direction. La plupart n’avaient pas besoin qu’on le leur rappelle, et je m’entendais souvent dire que je ressemblais de façon incroyable à mon père.

Je servais ainsi de réceptionniste depuis peu de temps, trois ou quatre soirs seulement, je crois, lorsque nous eûmes un visiteur inhabituel. Il arriva un soir de bonne heure, mais la journée avait été si sombre, une des dernières vraies journées d’hiver, en fait, que nous avions allumé les lampadaires du jardin depuis plus d’une heure déjà, et que les voitures qui passaient dans la rue, si elles faisaient du bruit, étaient à peine visibles. Je répondis à son coup de sonnette, et comme nous faisions toujours avec les inconnus, m’enquis poliment du but de sa visite.

« Je voudrais parler au Dr Aubrey Veil. »

Je dus prendre un air d’incompréhension.

« C’est bien le 666, rue Saltimbanque ? » reprit l’inconnu.

C’était bien cela, naturellement, et le nom du Dr Veil, bien que je fusse incapable de le situer, me disait quelque chose. Je conclus que l’un de nos clients avait utilisé la maison de mon père comme adresse de complaisance, et comme ce visiteur était recevable et qu’il n’était pas souhaitable de discuter sur le seuil de la porte malgré l’abri partiel offert par le jardin, je lui demandai s’il voulait entrer ; puis j’envoyai Nerissa nous chercher du café afin que nous puissions avoir une petite conversation dans la salle de réception obscure qui donnait sur le hall d’entrée. C’était une pièce que l’on utilisait rarement, et les domestiques avaient négligé d’y faire la poussière, comme je le constatai dès que j’ouvris la porte. Je pris mentalement note d’en parler à ma tante à la première occasion, et en même temps je me rappelai où j’avais entendu mentionner le nom du Dr Veil. C’était ma tante qui, à notre première rencontre, avait fait allusion à la théorie de Veil selon laquelle nous serions en fait les descendants des aborigènes de Sainte-Anne qui auraient exterminé les colons de la Terre et pris si complètement leur place qu’ils auraient oublié leurs propres origines.

L’inconnu s’était assis dans l’un des fauteuils moites à dorures. Il avait une barbe, plus noire et plus fournie que le style à la mode, et il était jeune, je pense, bien que considérablement plus âgé que je ne l’étais. Il aurait pu être beau si la peau de son visage — la partie qui en était visible, tout au moins — n’avait été d’un blanc si incolore que c’était presque choquant. Ses vêtements sombres semblaient anormalement épais, comme du feutre, et je me rappelai avoir entendu dire par un client qu’un stellaris venu de Sainte-Anne avait plongé dans la baie la veille. Je lui demandai si par hasard il n’était pas arrivé à bord. Il parut un instant surpris, puis il se mit à rire.

« Vous êtes perspicace, je vois. Et vivant sous le même toit que le Dr Veil, sa théorie vous est familière. Non ; je suis de la Terre. Je m’appelle Marsch. » Il me tendit sa carte, et je dus m’y reprendre à deux fois avant que la signification des petites abréviations délicatement gravées s’imprime dans mon esprit. Mon visiteur était un homme de science, un docteur en philosophie et en anthropologie venu de la Terre.

« Je n’essayais pas d’être perspicace », dis-je. « Je pensais réellement que vous arriviez de Sainte-Anne. Ici, nous avons presque tous un visage planétaire, à l’exception des gitans et des tribus de criminels, et je n’arrivais pas à situer le vôtre. »

« J’ai remarqué ce que vous voulez dire ; vous semblez avoir cette particularité vous-même. »

« On dit que je ressemble beaucoup à mon père. »

« Ah », fit-il. Il me dévisagea ; puis : « Vous êtes un clonotype ? »

« Un clonotype ? »

J’avais déjà lu ce terme, mais dans un contexte de botanique, et comme cela m’arrive fréquemment quand je me trouve devant quelqu’un que je désire impressionner par mon intelligence, je fus incapable de prononcer un mot. Je me faisais l’impression d’être un enfant niais.

« Reproduit parthénogénétiquement de telle sorte que le nouvel individu — ou les nouveaux individus, on peut en avoir un millier si on veut — ait une structure génétique exactement identique à celle de son parent. C’est un procédé antiévolutionnaire, et donc illégal sur la Terre, mais ici je ne pense pas que les choses soient surveillées d’aussi près. »

« Vous parlez d’êtres humains ? »

Il hocha affirmativement la tête.

« Je n’avais jamais entendu parler de ça. Réellement, je doute que vous trouviez ici la technologie nécessaire ; nous sommes très en retard en comparaison de la Terre. Naturellement, mon père verra ce qu’il peut faire pour vous. »

« Ce n’est pas quelque chose que je veux faire faire. »

À ce moment-là, Nerissa arriva avec le café, interrompant les explications que le Dr Marsch allait donner. En fait, j’avais parlé de mon père plus par habitude qu’autre chose, et j’estimais très peu probable qu’il soit capable de réussir un tel tour de force biologique. Mais il y avait toujours une possibilité, particulièrement si une forte somme était offerte. Pour l’instant, nous gardâmes le silence tandis que Nerissa disposait les tasses et nous versait le café. Quand elle fut sortie, le Dr Marsch fit d’un ton appréciateur : « Peu commune, cette fille. » Je remarquai que ses yeux étaient d’un vert vif, sans les nuances de marron qu’ont la plupart des yeux.

Je brûlais de lui poser des questions sur la Terre et sur l’évolution récente de la science, et il m’était déjà venu à l’esprit que les filles pourraient être un moyen efficace de le retenir, ou tout au moins de le faire revenir. Je lui dis :

« Vous devriez monter en voir quelques-unes. Mon père a beaucoup de goût. »

« Je préférerais voir le Dr Veil. Ou bien est-ce que le Dr Veil est votre père ? »

« Oh, non. »

« Voici son adresse, ou plutôt la dernière adresse que l’on m’a donnée. Numéro 666, rue Saltimbanque, Port-Mimizon, Département de la Main, Sainte-Croix. »

Il paraissait sérieux, et peut-être que si je lui disais carrément qu’il faisait erreur, il se lèverait et partirait.

« C’est ma tante qui m’a parlé de l’hypothèse de Veil », lui dis-je. « Elle paraissait très au courant. Peut-être qu’un peu plus tard dans la soirée vous pourriez en discuter avec elle. »

« Ne pourrais-je pas la voir tout de suite ? »

« Ma tante reçoit très peu de visites. Pour parler franchement, on m’a dit qu’elle s’était disputée avec mon père avant ma naissance, et elle quitte rarement ses appartements. Les domestiques lui font leurs rapports, et elle dirige de chez elle ce qui pourrait être appelé, je suppose, notre économie domestique. Mais il est très rare de rencontrer Madame en dehors de ses appartements, ou d’y voir admettre un étranger. »

« Et pourquoi me dites-vous cela ? »

« Pour que vous compreniez qu’avec la meilleure volonté du monde il ne m’est guère possible de vous organiser un entretien avec elle ; tout au moins, pas en cet instant. »

« Vous pourriez simplement lui demander si elle connaît l’adresse actuelle du Dr Veil, et si elle veut bien me la donner. »

« Je fais tout mon possible pour vous aider, Dr Marsch. Je vous assure. »

« Mais vous ne pensez pas que ce soit la meilleure façon de procéder ? »

« Franchement, non. »

« En d’autres termes, si vous demandiez simplement le renseignement à votre tante, sans lui donner le temps de se former un jugement sur moi, vous ne pensez pas qu’elle me le communiquerait, même si elle l’avait ? »

« Il serait préférable que nous parlions d’abord un peu. Il y a beaucoup de choses que j’aimerais apprendre au sujet de la Terre. »

L’espace d’un instant, je crus discerner un sourire amer sous la barbe noire. Puis il dit : « Et si je vous demandais d’abord… »

Il fut interrompu — de nouveau — par Nerissa, sans doute parce qu’elle voulait savoir si nous avions besoin de quelque chose d’autre de la cuisine. Je l’aurais étranglée quand le Dr Marsch s’arrêta au milieu de sa phrase pour dire : « Cette fille ne pourrait-elle pas demander à votre tante si elle veut bien me recevoir ? »

Je dus penser rapidement. J’avais prévu d’y aller moi-même et, au bout d’un laps de temps raisonnable, de revenir lui annoncer que ma tante le recevrait un peu plus tard, ce qui m’aurait donné l’occasion de le questionner à loisir pendant qu’il aurait attendu. Mais il y avait au moins la possibilité (sans doute agrandie à mes yeux par mon impatience d’entendre parler des nouvelles découvertes de la Terre) qu’il refuse d’attendre, ou que, lorsqu’il verrait enfin ma tante, il fasse mention de l’incident. Au moins, si j’envoyais Nerissa, je pourrais profiter de lui pendant qu’elle ferait la commission, et il y avait de fortes chances — du moins c’est ce que j’imaginais — pour que ma tante soit retenue par une quelconque affaire qu’elle voudrait conclure avant de voir un étranger. Je priai donc Nerissa d’y aller, et le Dr Marsch lui donna une de ses cartes après avoir griffonné quelques mots au dos.

« Maintenant », fis-je, « que vouliez-vous me demander ? »

« La raison pour laquelle cette maison, sur une planète peuplée depuis moins de deux cents ans, paraît si ridiculement vieille. »

« Elle a été construite il y a cent quarante ans, mais vous devez en avoir beaucoup sur la Terre qui sont bien plus vieilles. »

« J’imagine. Des centaines. Mais pour chacune d’elles, nous en avons dix mille qui sont sorties de terre il y a moins d’un an. Ici, presque toutes les constructions que je vois paraissent à peu près aussi anciennes que celle-ci. »

« Il n’y a jamais eu foule ici, et nous n’avons pas eu à démolir ; c’est ce que Mr Million dit. Et il y a moins de monde maintenant qu’il y a cinquante ans. »

« Mr Million ? »

Je lui expliquai qui était Mr Million. Quand j’eus fini, il déclara :

« Il semble que vous ayez ici un simulateur dix-neuf non relié, ce qui devrait être intéressant. Il en existe seulement quelques modèles.

« Un simulateur dix-neuf ? »

« Un milliard ; dix à la puissance neuf. Le cerveau humain possède plusieurs milliards de synapses, naturellement ; mais on s’est aperçu qu’on pouvait très bien simuler son action… »

Il me semblait qu’aucune seconde ne s’était écoulée depuis le départ de Nerissa, mais elle était déjà de retour. Elle fit une courbette au Dr Marsch et lui dit :

« Madame va vous recevoir. »

Je bafouillai : « Maintenant ? »

« Oui », fit Nerissa sans malice. « Madame a dit tout de suite. »

« Je l’accompagnerai, dans ce cas. Reste à la porte. »

J’escortai le Dr Marsch le long des corridors obscurs, prenant un chemin détourné pour avoir plus de temps, mais il semblait, tandis que nous passions devant les miroirs ternis et les petites tables bancales de noyer, qu’il était occupé à préparer dans sa tête les questions qu’il allait poser à ma tante, car il ne répondait que par monosyllabes quand j’essayais de l’interroger sur la Terre.

Arrivé à la porte de l’appartement de ma tante, je frappai pour lui. Elle ouvrit elle-même, le bas de sa robe noire flottant à quelques centimètres de la moquette, mais je ne pense pas qu’il le remarqua. Il dit :

« Je suis vraiment désolé de vous déranger, Madame, et je ne me suis permis de le faire que parce que Monsieur votre neveu pensait que vous pourriez m’aider à trouver l’auteur de l’Hypothèse de Veil. »

Ma tante répondit : « Je suis le Dr Veil. Donnez-vous la peine d’entrer. » Et elle referma la porte derrière lui, en me laissant bouche bée dans le couloir.

Je racontai l’incident à Phaedria à notre rencontre suivante, mais elle préférait apprendre des détails sur la maison de mon père. Phaedria, si je n’ai pas encore cité son nom, était la fille qui s’était assise non loin de moi pendant que David jouait au squash. Elle m’avait été présentée à ma visite suivante au parc par son ange gardien en personne, qui l’avait aidée à s’asseoir près de moi et qui — miracle de miracle — s’était promptement retirée en un point qui, s’il n’était pas hors de vue, était au moins hors de portée d’oreille. Phaedria avait allongé sa cheville plâtrée devant elle, à moitié en travers de l’allée de gravier, et m’avait fait son plus charmant sourire : « Ça ne vous dérange pas que je m’assoie ici ? »

« J’en suis ravi. »

« Et vous êtes surpris également. Vos yeux s’agrandissent quand vous êtes étonné. Vous le saviez ? »

« C’est vrai que je suis étonné. Cela fait plusieurs fois que je viens ici dans l’espoir de vous rencontrer, mais vous n’y étiez pas. »

« Nous sommes venues également pour vous rencontrer et vous n’étiez pas là non plus. Mais je suppose qu’on ne peut pas passer toute sa vie dans un parc. »

« Je l’aurais fait », dis-je, « si j’avais su que vous vouliez me voir. J’y suis venu chaque fois que je l’ai pu. J’avais peur qu’elle ne… » je levai le menton en direction du monstre… « qu’elle ne vous empêche de revenir. Comment avez-vous fait pour la persuader ? »

« Je n’ai rien fait », dit tranquillement Phaedria. « Vous ne devinez pas ? Vous n’êtes pas au courant ? »

J’avouai que je ne l’étais pas. Je me sentais stupide, et j’étais stupide, au moins dans mes paroles, car une grande partie de mon esprit était employée non à formuler des réponses à ses remarques, mais à mémoriser le bercement de sa voix, le pourpre de ses yeux, et même le faible parfum de sa peau et le contact doux et chaud de son haleine sur ma joue froide.

« Voilà donc », était en train de dire Phaedria, « comment les choses se sont passées. Lorsque tante Uranie — ce n’est qu’une cousine pauvre de ma mère, en fait — est rentrée à la maison et lui a parlé de vous, il a découvert qui vous étiez, et c’est comme ça que je suis ici ».

« Oui », dis-je, et elle se mit à rire.

Phaedria était une de ces filles élevées entre l’espoir d’un mariage et la pensée d’une vente. Les affaires de son père, comme elle le disait elle-même, étaient « instables ». Il spéculait sur des cargaisons de navires, principalement en provenance du Sud — des textiles et de la drogue. Il devait, la plupart du temps, de fortes sommes d’argent que ses créditeurs ne pouvaient espérer récupérer que s’ils acceptaient de l’aider à investir de nouveau. Il mourrait peut-être pauvre, mais en attendant, il avait élevé sa fille en lui donnant toute l’éducation et la chirurgie plastique qu’une jeune fille de bonne famille pouvait espérer. Si, quand elle serait d’âge à se marier, il pouvait la pourvoir d’une bonne dot, elle l’unirait à quelque famille fortunée. Si au contraire il avait des besoins d’argent, une fille élevée de la sorte pouvait lui rapporter cinquante fois le prix d’une vulgaire enfant des rues. Notre famille, naturellement, était idéale dans les deux cas.

« Parlez-moi de votre maison », me dit-elle. « Savez-vous comment les copains l’appellent ? “La Cave Canem” ou, parfois, seulement “La Cave”. Ils pensent tous que c’est quelque chose d’extraordinaire d’y avoir été, et ils s’en vantent. Mais la plupart n’y ont jamais mis les pieds. »

J’aurais préféré lui parler du Dr Marsch et des progrès scientifiques de la Terre, et j’étais aussi curieux d’entendre parler du monde où elle évoluait, des « copains » dont elle faisait mention d’un air si naturel, de l’école et de sa famille, qu’elle l’était du nôtre. Mais si je voulais bien lui détailler les services que les protégées de mon père rendaient à leurs bienfaiteurs, il y avait des détails, tels que la manière dont ma tante flottait dans sa cage d’escalier, que je préférais ne pas évoquer. Nous achetâmes des rouleaux cantonais à la même marchande pour les manger sous un soleil pâle et nous échangeâmes d’autres confidences avant de nous séparer pas seulement amoureux mais amis, en nous promettant de nous revoir le lendemain.

À un moment de la nuit, à peu près quand je regagnai — ou plus exactement, quand on me fit regagner, car je pouvais à peine marcher — mon lit après une séance de plusieurs heures avec mon père, le temps changea. Les exhalaisons musquées d’un printemps tardif ou d’un été précoce filtrèrent à travers les volets, et les flammes de notre petit foyer semblèrent s’éteindre de honte aussitôt. Le valet de mon père ouvrit la fenêtre toute grande, et il se déversa dans la pièce une senteur évocatrice des dernières neiges qui fondent sous les conifères les plus noirs et les plus profonds des versants nord des montagnes. Nous étions convenus avec Phaedria de nous voir à dix heures, et avant d’aller dans la bibliothèque de mon père, j’avais placé une note en évidence sur le secrétaire à côté de mon lit demandant d’être réveillé une heure plus tôt. Cette nuit-là, je dormis environné de parfums, avec dans ma tête la pensée — moitié rêve, moitié projet — que Phaedria et moi, nous trouverions quelque moyen d’échapper complètement à sa tante et de nous réfugier au creux d’une prairie déserte où l’herbe courte serait parsemée de fleurs bleues et jaunes.

Quand je me réveillai, il était une heure de l’après-midi et la pluie ruisselait sourdement sur les vitres. Mr Million, qui était en train de lire à l’autre extrémité de la pièce, m’annonça qu’il pleuvait comme cela depuis six heures du matin, et que pour cette raison il n’avait pas voulu me déranger. J’avais une migraine lancinante, comme c’était souvent le cas après une séance avec mon père, et je pris une poudre qu’il m’avait prescrite. C’était une substance grise qui sentait l’anis.

« Tu n’as pas l’air bien », me dit Mr Million.

« J’espérais pouvoir aller au parc. »

« Je sais. » Il roula vers moi, et je me souvins que le Dr Marsch l’avait appelé un simulateur « non relié ». Pour la première fois depuis que, tout petit, j’avais satisfait ma curiosité à leur sujet, je me penchai (au grand détriment de ma migraine) pour lire les plaques presque effacées de son compartiment principal. Elles portaient seulement le nom d’une compagnie de cybernétique de la Terre et, en français, comme je l’avais toujours supposé, son nom à lui, Mr Million — Monsieur Million. Puis, comme un coup sur la nuque tombant par surprise sur quelqu’un en train de rêvasser dans un fauteuil confortable, il me vint à l’idée qu’un point dans les formules algébriques peut indiquer une multiplication. Il remarqua aussitôt mon changement d’expression.

« Une capacité de mille millions de mots », dit-il. « Un milliard. La lettre signifie mille, naturellement. Je croyais que tu l’avais compris depuis longtemps. »

« Vous êtes un simulateur non relié. Qu’est-ce qu’un simulateur relié, et que simulez-vous ? Mon père ? »

« Non. » Le visage sur l’écran, celui qui restait pour moi le visage de Mr Million, se tourna vers moi : « Disons que je suis — que cette personne simulée est — au moins ton arrière-grand-père. Il est — je suis — mort. Pour pouvoir réaliser la simulation, il est nécessaire d’examiner les cellules du cerveau, couche par couche, avec un faisceau de particules accélérées afin de pouvoir reproduire les configurations neurales — nous disons neurographier — dans l’ordinateur. Le processus est fatal. »

Je demandai au bout d’un moment : « Et un simulateur relié ? »

« Si la simulation doit prendre la forme d’un corps humain, le corps mécanique doit être “relié” à un centre extérieur, car même la plus petite unité d’un milliard de mots est sans commune mesure avec la taille d’un cerveau humain. » Il s’interrompit de nouveau, et pendant un instant son visage se décomposa en une myriade de petits points brillants, tourbillonnant comme des particules de poussière dans un rayon de lumière. « Pardonne-moi. Pour une fois, tu voudrais écouter mais je ne peux pas te faire un cours. On m’avait dit, il y a bien longtemps, juste avant l’opération, que mon simulacre serait capable d’émotions en certaines circonstances. Jusqu’à présent, j’avais toujours cru qu’ils m’avaient menti. » Je l’aurais arrêté, si j’avais pu, mais il sortit précipitamment avant que j’aie eu le temps de revenir de ma surprise.

Pendant longtemps, une heure ou plus, je suppose, je restai là à écouter le martèlement sourd de la pluie et à penser à Phaedria et à ce que Mr Million avait dit, tout cela confusément mêlé aux questions de mon père de la nuit précédente, questions qui semblaient me voler leurs réponses de sorte qu’elles me laissaient vide et que mes rêves se heurtaient au néant, rêves de barrières et de murs, et de fossés appelés hahas, qui cachent une clôture qu’on ne voit que quand on est sur le point de trébucher dessus. Une fois, j’avais rêvé que je me trouvais au milieu d’une cour pavée bordée de colonnes corinthiennes si étroitement serrées que je ne pouvais me glisser entre elles, bien que dans mon rêve je n’eusse pas plus de trois ou quatre ans. Après avoir essayé longtemps à des endroits multiples, je m’étais aperçu que chaque colonne portait un mot gravé — le seul dont je me souvienne est carapace — et que les dalles qui pavaient la cour étaient des dalles mortuaires comme celles que l’on trouve dans le sol de certaines vieilles églises françaises, avec mon nom et une date différente sur chacune.

Ce rêve me poursuivait même quand j’essayais de penser à Phaedria, et quand une servante m’apporta de l’eau chaude — car je me rasais maintenant deux fois par semaine — je m’aperçus que je tenais déjà mon rasoir à la main et que je m’étais coupé avec d’une telle manière que le sang avait coulé sur mes vêtements de nuit et maculé mes draps.

Lorsque je revis Phaedria, quatre ou cinq jours plus tard, elle avait la tête pleine d’un nouveau projet pour lequel elle voulait s’assurer le concours de David et le mien. Il s’agissait de rien de moins que de fonder une compagnie théâtrale, principalement composée de filles de son âge, et qui devait présenter des pièces pendant l’été dans un amphithéâtre naturel qui se trouvait dans le parc. Comme la compagnie, ainsi que je viens de le dire, était surtout composée d’actrices, les acteurs occupaient une place de choix et David et moi nous nous trouvâmes bientôt étroitement engagés là-dedans. La pièce avait été écrite par un comité des actrices, et portait — inévitablement — sur la décadence politique des premiers colons de langue française. Phaedria, dont la cheville ne serait pas remise à temps pour la représentation, jouerait le rôle de la fille infirme du gouverneur français ; David, son soupirant (un fringant capitaine des chasseurs), et moi le gouverneur — rôle que j’acceptai volontiers car il était nettement plus important que celui de David, et offrait la perspective de débordements d’affection paternelle envers Phaedria.

Le soir de la représentation, au début du mois de juin, me laissa un souvenir vivace, pour deux raisons. Ma tante, que je n’avais plus vue depuis le jour où elle avait refermé sa porte sur le Dr Marsch, me fit savoir au dernier moment qu’elle souhaitait y assister et que je lui servirais de chevalier servant. Et comme nous avions tous peur de jouer devant une salle vide, j’avais demandé à mon père s’il ne pouvait pas envoyer un certain nombre de ses filles, qui ne perdraient ainsi que le début de la soirée, à l’heure où il n’y avait pas encore tellement de monde. À ma grande surprise (je suppose qu’il pensait que ce serait une bonne publicité) il accepta, stipulant seulement qu’elles devraient rentrer à la fin du troisième acte s’il leur envoyait dire qu’on avait besoin d’elles.

Comme il fallait que j’arrive au moins une heure à l’avance pour me préparer, j’allai chercher ma tante assez tôt en fin d’après-midi. Elle m’ouvrit la porte elle-même, et me demanda immédiatement d’aider sa femme de chambre qui essayait de descendre un lourd objet de l’étagère supérieure d’un placard. Il s’agissait d’un fauteuil roulant pliable, et nous le montâmes selon les instructions de ma tante. Lorsque ce fut terminé, elle dit abruptement : « Aidez-moi, vous deux. » Et, prenant appui sur nos deux bras, elle s’assit. Sa robe noire, plaquée contre le montant du fauteuil, révélait des jambes pas plus épaisses que mes poignets, mais aussi une étrange forme, un peu comme une selle, au-dessous de ses hanches. Remarquant mon regard, elle dit sèchement : « Je ne vais pas avoir besoin de ça jusqu’à mon retour. Soulève-moi un peu. Mets-toi derrière moi et prends-moi sous les bras. »

J’obéis, et la femme de chambre, passant la main sans cérémonie sous la robe de ma tante, la ressortit avec un petit socle rembourré de cuir sur lequel elle reposait. « Nous pouvons y aller », fit ma tante. « Nous allons être en retard. »

Je la poussai jusque dans le couloir, tandis que la femme de chambre nous tenait la porte. Je ne sais pas pourquoi, d’apprendre que la faculté de ma tante de flotter dans les airs comme de la fumée reposait sur des bases physiques, mécaniques, en fait, rendait pour moi la chose encore plus troublante. Quand elle me demanda pourquoi je me taisais, je le lui expliquai et ajoutai que j’avais toujours cru que personne n’avait réussi à maîtriser l’antigravité.

« Et tu crois que je l’ai maîtrisée ? Alors, pourquoi ne l’utiliserais-je pas pour aller voir ta pièce ? »

« Parce que je suppose que tu ne veux pas que ça se sache. »

« Ridicule. C’est un appareil de prothèse tout à fait normal. Ça s’achète dans les magasins spécialisés. » Elle se tortilla dans son fauteuil pour tourner vers moi un visage qui ressemblait étonnamment à celui de mon père, et des jambes sans vie pareilles aux bâtons que David et moi nous utilisions étant petits garçons quand, nous faisant des tours de magie, nous voulions faire croire à Mr Million que nous étions couchés alors qu’en fait nous étions à quatre pattes au-dessous de nos lits. « Il émet un champ superconducteur qui produit un courant de Foucault dans les poutrelles de renfort des planchers. Le flux de courant induit s’oppose au flux de la machine et je flotte, plus ou moins. On se penche en avant pour avancer, on se redresse pour s’arrêter. Tu parais soulagé. »

« Je le suis. Je crois que l’antigravité me faisait un peu peur. »

« Je me suis servie de la rampe de fer, un jour que je suis descendue avec toi ; elle a une forme de bobine très pratique. »

La représentation marcha très bien, et nous eûmes droit aux applaudissements habituels des spectateurs qui étaient en majorité, ou du moins qui voulaient le faire croire, des descendants de la vieille aristocratie française. Le théâtre, en fait, était bien plus rempli que nous n’avions osé l’espérer. Il devait y avoir cinq cents personnes, en plus de l’inévitable cortège de policiers, pickpockets et prostituées. L’incident dont je me souviens avec le plus d’acuité se produisit dans la deuxième moitié du premier acte, quand pendant une dizaine de minutes je devais rester en scène devant mon bureau sans pratiquement aucune réplique à prononcer. La scène était orientée à l’ouest, et le soleil qui venait à peine de se coucher avait laissé dans le ciel un chaos de traînées sinistres : pourpres badigeonnés d’or, noirs aux reflets de feu. Et sur ce fond violent, qui aurait pu représenter les bannières de l’enfer, commencèrent à apparaître, en file unique ou double, telles des ombres étirées de fantastiques grenadiers crénelés et empanachés, les têtes, les cous graciles et les épaules étroites d’une compagnie de demi-mondaines de mon père : arrivant en retard, elles allaient occuper les derniers gradins libres, tout en haut de l’amphithéâtre, qu’elles semblaient encercler comme les soldats d’un ancien et bizarre gouvernement investissant une foule soupçonnée de rébellion.

Elles finirent par s’asseoir, je réintégrai le feu de l’action, et je les oubliai. C’est tout ce que je me rappelle de notre première représentation, à part un moment où une de mes attitudes dut suggérer aux spectateurs un maniérisme de mon père, et il y eut un éclat de rire à contretemps. Et aussi, au début du second acte, Sainte-Anne se leva, avec ses fleuves paresseux et ses grandes prairies d’eau clairement visibles, et inonda les spectateurs d’une lumière blafarde ; et à la fin du troisième acte, je vis le petit valet bossu de mon père se glisser dans les gradins supérieurs et repartir suivi des filles, silhouettes noires bordées de vert, à la queue leu leu.

Nous montâmes trois autres pièces cet été-là, toutes avec un certain succès, et David, Phaedria et moi nous devînmes des partenaires reconnus. Phaedria — par inclination personnelle ou sur ordre de ses parents, je ne saurais le dire — se partageait plus ou moins également entre David et moi. Quand sa cheville fut guérie, elle fut une adversaire à la hauteur de David au tennis et à tous les autres sports qui se pratiquaient dans le parc ; mais souvent elle laissait tomber tout le reste pour venir s’asseoir à côté de moi et discuter (bien qu’elle ne s’y intéressât pas directement) de botanique ou de biologie, ou simplement bavarder. Elle adorait me faire briller devant ses amies, car mes lectures m’avaient conféré une sorte de talent pour les plaisanteries et les reparties.

C’est Phaedria qui suggéra, lorsqu’il devint apparent que les recettes de notre première pièce ne suffiraient pas à financer les costumes et les décors que nous convoitions pour la seconde, qu’à la fin des représentations suivantes la troupe circule parmi la salle pour faire une collecte. C’était naturellement l’occasion, dans le désordre propice ainsi créé, d’accomplir quelques larcins pour la bonne cause. La plupart des gens, cependant, n’étaient pas assez fous pour venir dans notre théâtre, le soir, dans l’obscurité du parc, avec plus d’argent qu’il ne leur en fallait pour acheter leurs billets et peut-être une glace ou un verre de vin pendant l’entracte ; aussi nous avions beau être malhonnêtes, les profits restaient maigres et nous parlâmes bientôt, surtout Phaedria et David, de nous aventurer dans des entreprises plus dangereuses et plus lucratives.

À peu près vers cette époque, conséquence, je suppose, de l’exploration intense et continue par mon père de mon subconscient, opération dont j’ignorais toujours le but et sur laquelle, y étant trop habitué, je posais rarement des questions, je devins progressivement sujet à d’effrayantes pertes de contrôle de mon activité consciente. Je paraissais, me disaient David et Mr Million, être tout à fait moi-même, quoique peut-être un peu plus calme qu’à mon habitude, répondant aux questions un peu distraitement mais normalement, et soudain je reprenais mes esprits, je sursautais et je regardais d’un air hébété le décor familier, les visages familiers parmi lesquels je me retrouvais, l’après-midi par exemple, sans le moindre souvenir de m’être éveillé, levé, rasé, habillé, et d’être allé manger puis faire un tour dehors.

J’avais toujours pour Mr Million la même affection que lorsque j’étais enfant, mais cependant je n’avais jamais pu, après la conversation où j’avais appris la signification de la petite plaque qu’il portait sur le côté, le considérer tout à fait comme avant. J’avais conscience, et j’ai toujours conscience maintenant, que la personnalité que j’aimais avait péri des années avant ma naissance, et que je m’adressais à une imitation, de nature fondamentalement mathématique, qui réagissait de la même manière que cette personnalité aurait pu le faire aux stimuli de la parole et de l’action humaines. Je n’ai jamais pu établir si Mr Million est vraiment conscient au sens où il aurait véritablement le droit de dire, comme il l’a toujours fait, « je sens » ou « je crois ». À mes questions, il répondait toujours qu’il ne le savait pas lui-même et que, ne disposant d’aucun critère de comparaison, il était incapable d’affirmer que son processus de pensée représentait un véritable mode de conscience. Et je ne pouvais pas savoir non plus, naturellement, si cette réponse était le fruit de la méditation d’une âme, vivante je ne sais comment dans les dansantes abstractions de la simulation, ou si elle était simplement déclenchée, automatiquement et phonographiquement, par ma question.

Notre théâtre, comme je l’ai dit, fonctionna tout l’été et donna sa dernière représentation lorsque les feuilles mortes volèrent, telles de vieilles lettres obscures et parfumées que le vent emporte d’un coffre abandonné, jusque sur notre scène. Après avoir salué une dernière fois le public, nous qui avions écrit et joué les pièces de la saison étions trop las pour pouvoir faire autre chose que retirer nos costumes et notre maquillage et prendre, avec les derniers spectateurs attardés, le chemin de la maison, hanté par le cri nocturne de l’engoulevent. J’étais prêt, je m’en souviens, à prendre mes fonctions à la porte de la maison de mon père, mais cette nuit-là son valet m’attendait dans le hall d’entrée, avec pour instructions l’ordre de me conduire directement à la bibliothèque, où mon père m’expliqua avec brusquerie qu’il était obligé de consacrer une partie de la nuit à ses affaires et que pour cette raison il préférait s’occuper de moi (comme il disait) plus tôt. Il paraissait fatigué et en mauvaise santé, et il me vint à l’idée, pour la première fois je crois, qu’il mourrait un jour, et que je deviendrais ce jour-là en même temps riche et libre.

Ce que les drogues me firent dire cette nuit-là, je ne m’en souviens pas, bien sûr, mais je me rappelle avec autant de clarté que si je venais d’en sortir le rêve que je fis ensuite. J’étais sur un bateau, un bateau blanc pareil à ceux que les bœufs tirent, si lentement que leur étrave pointue ne trace aucun sillage, dans les eaux vertes du canal à côté du parc. J’étais le seul membre de l’équipage, et en fait le seul homme vivant à bord. À l’arrière, tenant la roue du gouvernail d’une façon si molle que c’était elle qui semblait le soutenir et le guider plutôt que le contraire, se tenait le cadavre d’un homme grand et maigre dont le visage, quand il se présenta de profil à moi, était exactement celui qui flottait sur l’écran de Mr Million. Ce visage, comme je l’ai dit, ressemblait beaucoup à celui de mon père, mais je savais que le mort qui tenait le gouvernail n’était pas mon père.

Je restai longtemps à bord de ce navire. Il semblait dériver, sous un vent fort qui venait de bâbord. Quand je grimpais dans la mâture la nuit, les mâts et les espars et les agrès frémissaient et chantaient au vent, les voiles s’étageaient au-dessus de ma tête et au-dessous de moi, et j’avais d’autres mâts drapés de voiles blanches devant et derrière. Quand je travaillais sur le pont dans la journée, les embruns mouillaient ma chemise et laissaient des traces en forme de larmes sur les planches qui séchaient rapidement au soleil.

Je ne me souviens pas être jamais monté sur un navire de ce genre, mais il est possible que je l’aie fait étant tout jeune, car tous les bruits, le grincement des mâts dans leur socle, le sifflement du vent dans les milliers de cordages, le fracas des vagues contre la coque de bois, étaient aussi distincts, aussi réels, aussi eux-mêmes que les bruits de rires et de verres brisés que j’entendais le soir, enfant, avant de m’endormir, ou que les clairons de la citadelle qui me réveillaient parfois le matin.

Je faisais un travail, je ne sais pas lequel au juste, à bord de ce navire. Je portais des seaux d’eau avec lesquels je nettoyais les traces de sang séché sur le pont, je halais des filins qui ne semblaient attachés à rien — ou plutôt, fermement attachés à des objets impossibles à déplacer encore plus haut dans les gréements. Je scrutais la surface de l’eau depuis la proue et la rambarde, du haut des mâts et du sommet d’une grande cabine qui se trouvait au milieu du navire, mais quand un stellaris, ses panneaux d’entrée dans l’atmosphère aveuglants de chaleur, plongeait en sifflant dans la mer, je n’avais de rapport à faire à personne.

Et pendant tout ce temps, le mort qui tenait le gouvernail me parlait. Sa tête pendait mollement, comme s’il avait le cou brisé, et les secousses de la roue chaque fois que le gouvernail heurtait une lame l’envoyaient d’une épaule à l’autre, ou la relevaient vers le ciel, ou la penchaient vers le pont. Mais elle continuait de me parler, et les rares mots que je saisissais suggéraient que le mort était en train de m’exposer une théorie d’éthique dont les postulats paraissaient douteux même à lui. J’étais terrorisé à l’idée d’entendre ce qu’il disait, et je me tenais le plus possible à l’avant. Mais il y avait des moments où le vent me portait ses paroles avec une grande clarté, et chaque fois que je levais les yeux de mon travail je me retrouvais beaucoup plus près de l’arrière, parfois juste à côté du timonier fantôme, que je ne l’avais supposé.

Lorsque j’eus séjourné longtemps sur ce navire, au point de me sentir très seul et très fatigué, une des portes de la cabine s’ouvrit et ma tante en sortit, flottant bien droite à une cinquantaine de centimètres du pont incliné. Sa robe ne pendait pas verticalement, comme d’habitude, mais battait au vent comme une banderole, et semblait sur le point de s’envoler. Je ne sais pas pourquoi, je lui dis : « N’approchez pas de cet homme qui tient le gouvernail, ma tante. Il pourrait vous faire du mal. »

Elle répondit, aussi naturellement que si nous nous étions rencontrés dans le couloir devant ma chambre :

« Ridicule. Il y a longtemps qu’il ne peut plus faire ni de bien ni de mal à personne, Numéro Cinq. C’est de mon frère qu’il faut nous inquiéter. »

« Où est-il ? »

« En bas. » Elle indiqua du doigt le pont, comme si elle voulait dire qu’il était dans la cale. « Il essaye de découvrir pourquoi le navire n’avance pas. »

Je courus vers la lisse, et regardai par-dessus bord. Et au lieu de voir la mer, je vis le ciel nocturne. Les étoiles — d’innombrables étoiles — s’étendaient sur une distance infinie au-dessous de moi, et en les regardant, je m’aperçus que le navire, comme venait de le dire ma tante, n’avançait pas, et ne roulait même pas, mais restait stable et immobile. Je me tournai vers elle, et elle me dit : « Il n’avance pas parce qu’il l’a amarré jusqu’à ce qu’il découvre pourquoi il n’avance pas. » Et à ce moment-là, je me trouvai en train de glisser le long d’un filin vers ce que je supposai être la cale du navire. Il y avait une odeur de bêtes. Je m’étais réveillé, bien qu’au début je ne m’en fusse pas aperçu.

Mes pieds touchèrent le sol, et je vis que David et Phaedria étaient à côté de moi. Nous étions dans une sorte d’énorme grenier, et lorsque mon regard se porta sur Phaedria, qui était ravissante mais tendue et inquiète, un coq lança son cri.

David demanda : « Où croyez-vous que se trouve l’argent ? » Il portait avec lui une trousse à outils.

Et Phaedria, qui sans doute s’était attendue à l’entendre dire quelque chose d’autre, ou bien faisant écho à ses propres pensées, déclara : « Nous avons largement le temps, Marydol fait le guet. » Marydol était l’une des filles qui faisaient partie de notre troupe.

« Si elle ne se sauve pas. Où peut être l’argent ? »

« Pas là-haut. Plutôt en bas, derrière son bureau. » Elle était accroupie, mais elle se redressa et commença à avancer. Elle était entièrement en noir, depuis les ballerines jusqu’au ruban noué dans ses cheveux, et son visage et ses bras blancs formaient un contraste violent tandis que ses lèvres carminées ne pouvaient être qu’une erreur, un morceau de couleur oublié par inadvertance. David et moi nous la suivîmes.

Il y avait des caisses éparpillées un peu partout, et quand nous passâmes devant je vis qu’elles servaient de poulaillers, et qu’elles abritaient chacune une volaille. Ce n’est que lorsque nous fûmes presque arrivés à l’échelle qui descendait par une trappe à l’extrémité opposée du grenier que je réalisai que les volailles étaient des coqs de combat. Puis un rayon de soleil filtrant par une des lucarnes éclaira une caisse, et le coq se dressa puis s’étira en révélant de féroces yeux rouges et un plumage aussi éclatant que celui d’un ara. « Venez », dit Phaedria. « Maintenant, ce sont les chiens. » Et nous descendîmes l’échelle à sa suite. L’enfer se déchaîna à l’étage au-dessous.

Les chiens étaient enchaînés dans des boxes avec des séparations assez hautes de chaque côté pour les empêcher de voir leurs voisins, et de larges allées entre les rangées de boxes. C’étaient tous des chiens de combat, mais leur taille allait du terrier de dix livres au molosse plus grand qu’un poney. Ils avaient des têtes aussi difformes que les excroissances qui apparaissent sur les arbres très vieux, et des mâchoires capables de trancher les jambes d’un homme d’un seul coup. Le tintamarre de leurs aboiements était incroyable, et nous faisait trembler tandis que nous descendions l’échelle. Arrivé en bas, je saisis le bras de Phaedria et essayai de lui indiquer par signes — car j’étais certain que nous n’avions pas le droit d’être là — que nous devions quitter cet endroit au plus vite. Elle secoua la tête et, quand je me révélai incapable de comprendre ce qu’elle me disait même en exagérant le mouvement de ses lèvres, écrivit sur un mur poussiéreux avec son index humecté : « Ils font ça tout le temps. Un bruit dans la rue. N’importe quoi. »

L’accès à l’étage inférieur se faisait par un escalier et par une porte massive mais non verrouillée, qui avait été placée là, supposai-je, surtout pour isoler le bruit. Je me sentis mieux quand nous l’eûmes refermée derrière nous, bien que le tintamarre fût encore appréciable. J’avais repris totalement mes esprits à présent, et j’aurais dû expliquer à Phaedria et à David que je ne savais pas où j’étais ni ce que nous faisions ici, mais la honte m’en empêchait. Et de toute façon, il n’était pas très difficile de deviner ce qui nous avait amenés ici. David avait demandé où se trouvait l’argent, et nous avions souvent parlé — propos que j’avais considérés à l’époque comme des vantardises plus qu’à moitié creuses — d’organiser un grand coup qui nous dispenserait en une seule fois de nous livrer à davantage de petits larcins.

Je découvris plus tard, en partant, à quel endroit nous nous trouvions ; et grâce à des recoupages de conversations, j’appris les circonstances qui nous avaient amenés ici. Le bâtiment avait été conçu à l’origine comme un entrepôt et se trouvait rue des Égouts, non loin de la baie. Son propriétaire était fournisseur des aficionados de combats en tous genres, et avait la réputation de posséder la plus grande collection de ces créatures de tout le Département. Le père de Phaedria avait entendu dire que cet homme avait récemment embarqué une partie de son stock le plus précieux. Il avait emmené Phaedria avec lui quand il était allé lui rendre visite. Comme il était connu que l’endroit n’ouvrait pas ses portes avant la fin du dernier angélus, nous étions venus le lendemain un peu après le second et nous étions entrés par une lucarne.

Il m’est difficile de décrire le spectacle que nous découvrîmes en descendant de l’étage des chiens à l’étage inférieur, qui était le premier du bâtiment. J’avais déjà vu de nombreuses fois des esclaves de combat quand Mr Million, David et moi avions traversé le marché aux esclaves pour nous rendre à la bibliothèque ; mais jamais plus d’un ou deux à la fois, et toujours enchaînés. Ici, ils étaient partout, assis, couchés, debout, et pendant un moment je me demandai pourquoi ils ne se mettaient pas en pièces, et nous trois également par la même occasion. Puis je vis que chacun d’eux était retenu par une courte chaîne scellée dans le plancher, et il n’était pas difficile de dire d’après les marques et les éraflures circulaires dans le bois jusqu’où l’esclave qui était au centre pouvait aller. Les rares objets qu’ils avaient, des paillasses et quelques chaises et bancs, étaient ou bien trop légers pour servir de projectiles, ou massifs et scellés eux aussi dans le plancher. Je m’attendais à les voir nous menacer en hurlant, comme on m’avait dit qu’ils se menaçaient dans l’arène avant de s’affronter, mais ils paraissaient comprendre que tant qu’ils étaient enchaînés, ils ne pouvaient rien faire. Toutes les têtes s’étaient tournées vers nous quand nous avions descendu les marches, mais nous n’avions rien à leur donner à manger ; et après ce premier examen, ils manifestaient encore moins d’intérêt pour nous que les chiens.

« Ce ne sont pas des êtres humains, n’est-ce pas ? » demanda Phaedria. Elle marchait avec raideur comme un soldat en train de défiler, et elle regardait les esclaves avec intérêt ; en l’étudiant, il me vint à l’esprit qu’elle était beaucoup plus grande et moins boulotte que la « Phaedria » que j’imaginais quand je pensais à elle. Elle n’était pas seulement jolie, c’était véritablement une belle fille. « Ce sont des sortes d’animaux, en fait », ajouta-t-elle, comme pour se convaincre elle-même.

Du fait de mes études, j’étais mieux informé, et je lui expliquai qu’ils avaient été humains étant bébés — et dans certains cas enfants même — et que s’ils différaient des gens normaux, c’était le résultat de modifications chirurgicales (en partie sur le cerveau) ou chimiques pratiquées sur leur système endocrinien. Et bien sûr, il y avait les cicatrices aussi.

« Ton père fait ça aux petites filles, n’est-ce pas ? Pour son établissement ? »

« Seulement une fois de temps en temps », répondit David. « Ça prend beaucoup de temps, et la plupart des gens préfèrent les normales, même si elles sont drôlement bizarres comme normales. »

« J’aimerais en voir quelques-unes. Je veux dire, celles qu’il a opérées. »

J’étais encore en train de penser aux esclaves autour de nous, et je lui demandai : « Tu n’en avais pas entendu parler ? Je croyais que tu étais déjà venue. Tu savais, pour les chiens. »

« Oh, je les avais déjà vus, et le type m’en a parlé. Je suppose que je ne faisais que penser tout haut. Ce serait affreux s’ils étaient encore des êtres humains, vous ne croyez pas ? »

Leurs regards nous suivaient, et je me demandais s’ils comprenaient ce que nous disions.

Le rez-de-chaussée était différent des étages au-dessus. Les murs étaient lambrissés, et il y avait partout des tableaux représentant des chiens, des coqs, des esclaves et de curieux animaux. Les fenêtres, qui donnaient sur la rue des Égouts et la baie, étaient hautes et étroites et ne laissaient entrer que de minces pinceaux de lumière qui faisaient ressortir de la pénombre le bras seulement d’un riche fauteuil de cuir rouge, un rectangle de tapis marron, un carafon à moitié plein. Je fis trois pas dans cette pièce, et je m’aperçus que nous étions découverts. Venant vers nous, il y avait un jeune homme grand, aux épaules pointues, qui s’arrêta, l’air surpris, juste en même temps que moi. C’était mon propre reflet dans un trumeau orné de dorures, et j’éprouvai ce désarroi momentané que l’on ressent lorsqu’un étranger, une silhouette que l’on ne connaît pas, tourne la tête et qu’on s’aperçoit qu’il s’agit d’un ami familier aperçu, pour la première fois peut-être, de l’extérieur. Le garçon pâle au menton osseux que j’avais aperçu alors que je ne savais pas qu’il était moi était moi-même, tel que Phaedria, David, ma tante et Mr Million me voyaient.

« C’est là qu’il discute avec ses clients », nous expliqua Phaedria. « S’il essaie de leur vendre quelque chose, il le fait amener ici, un spécimen à la fois, pour qu’ils ne voient pas les autres ; mais on entend les chiens aboyer, même d’en bas, et il nous a conduits là-haut, papa et moi, pour nous faire visiter. »

« Est-ce qu’il vous a montré où il garde l’argent ? » demanda David.

« Là, derrière. Tu vois cette tapisserie ? C’est un rideau, en fait ; parce que pendant que papa lui parlait, un homme est entré, qui lui devait une somme ; et quand il l’a payée, il est entré par là avec l’argent. »

La porte qui était derrière la tapisserie s’ouvrait sur un petit bureau, avec une autre porte dans le fond. Il n’y avait aucune trace de coffre-fort. David fit sauter la serrure avec un levier de sa trousse à outils, mais il n’y avait là que la montagne de papiers habituelle. J’étais sur le point d’ouvrir la porte du fond quand j’entendis du bruit, une sorte de frottement ou de grattement, qui venait de derrière la porte.

Pendant une minute ou deux, personne ne bougea. J’avais toujours la main sur la poignée. Phaedria, derrière moi et à ma gauche, avait soulevé le tapis à la recherche d’une cache dans le plancher, et elle restait à quatre pattes, sa robe étalée comme une fleur noire autour d’elle. Quelque part au-dessous du bureau fracturé, j’entendais la respiration de David. Le frottement se fit de nouveau entendre, et une latte du plancher craqua. David murmura doucement : « C’est une bête. »

Je retirai ma main de la poignée et le regardai. Il tenait toujours le levier et son visage était blême, mais il sourit : « Une bête attachée là-dedans, et qui remue les pattes. C’est tout. »

« Comment peux-tu en être sûr ? » demandai-je.

« N’importe qui nous aurait entendus, particulièrement quand nous avons forcé le bureau. Une personne serait sortie, ou si elle avait peur, elle se serait cachée sans faire de bruit. »

« Je crois qu’il a raison », dit Phaedria. « Ouvre la porte. »

« Et si ce n’était pas une bête ? »

« C’en est une », dit David.

« Si ce n’en était pas une ? »

Je lus la réponse sur leur visage. David crispa les doigts sur son levier, et j’ouvris la porte.

La pièce qui s’ouvrait derrière était beaucoup plus grande que je ne m’y étais attendu, mais nue et sale. L’unique lumière provenait d’une haute fenêtre percée dans le mur du fond. Au milieu du plancher se trouvait une grande caisse de bois marron cerclée de fer, et devant cette caisse était posé ce qui ressemblait à un tas de chiffons. Quand je franchis le seuil, le tas de chiffons se mit à bouger et un visage, un visage triangulaire comme celui d’une mante, se tourna vers moi. Le menton était à moins de cinq centimètres du plancher, mais sous des sourcils épais, les yeux étaient de minuscules charbons ardents.

« Ce doit être ça », dit Phaedria. Elle ne regardait pas le visage, mais le coffre cerclé de fer. « David, tu crois que tu peux en venir à bout ? »

« Je pense », fit David ; mais comme moi, il avait les yeux fixés sur la chose en haillons. « Et ça ? » dit-il au bout d’un moment en faisant un geste vers elle.

Avant que Phaedria ou moi nous ayons pu répondre, la chose ouvrit une bouche où pointaient de longues et étroites dents jaunes : « Maaal », dit-elle.

Aucun de nous trois, je pense, n’avait imaginé qu’elle puisse s’exprimer. C’était comme si une momie s’était mise à parler. Dehors, une voiture passa, ses roues cerclées résonnant sur les pavés.

« Partons », fit David. « Allons-nous-en d’ici. »

« Vous ne voyez pas qu’il est malade » ? dit Phaedria. « Son propriétaire l’a amené ici pour le surveiller et s’occuper de lui. Il doit être très malade. »

« Et il a enchaîné son esclave à son coffre ? » David haussa les sourcils dans sa direction.

« Tu ne comprends pas ? C’est la seule chose qui soit assez lourde dans cette pièce. Tu n’as qu’à t’avancer et donner un bon coup sur la tête de cette malheureuse créature. Si tu as peur, passe-moi le levier et je le ferai moi-même. »

« J’irai. »

Je le suivis jusqu’à un mètre ou deux du coffre. Il brandit impérieusement le levier en direction de l’esclave : « Hé, toi ! Pousse-toi d’ici ! »

L’esclave émit une sorte de gargouillement et se traîna sur le côté, en tirant ses chaînes avec lui. Il était enveloppé dans une couverture crasseuse et déchirée, et ne semblait pas plus grand qu’un enfant. Mais je remarquai ses mains immenses.

Je me tournai et fis un pas vers Phaedria pour lui dire qu’il faudrait nous en aller si David ne réussissait pas à ouvrir le coffre d’ici quelques minutes, mais je me souviens qu’avant d’entendre ou de sentir quoi que ce soit je remarquai ses yeux béants, et je me demandais encore pourquoi quand la trousse à outils de David tomba par terre avec fracas et David lui-même s’écroula avec un cri étouffé et un choc sourd. Phaedria hurla, et les chiens du deuxième étage se mirent à aboyer.

Tout cela, naturellement, s’était passé en moins d’une seconde. Je me tournai pour regarder presque en même temps que David tombait. L’esclave avait lancé son bras et saisi mon frère à la cheville, et en une fraction de seconde avait rejeté sa couverture et bondi — c’est le seul terme que je trouve pour décrire cela — sur lui.

Je saisis l’esclave par le cou et le tirai en arrière, pensant qu’il s’agripperait à David et qu’il serait nécessaire de l’en arracher, mais dès l’instant où il sentit ma poigne, il lâcha David et se tordit comme une araignée dans mes mains. Je vis alors qu’il avait quatre bras.

Ils battaient l’air en essayant de m’attraper, mais je le lâchai en faisant un bond en arrière, comme si on m’avait lancé un rat à la figure. Cette réaction de dégoût instinctive me sauva la vie ; au même instant, il projeta ses pieds en arrière dans une ruade féroce qui, si j’avais continué à le maintenir solidement en lui donnant un point d’appui, m’aurait sûrement fait éclater la rate ou le foie.

Au lieu de cela, il fut projeté en avant, et moi haletant, en arrière. Je tombai et roulai en dehors du cercle que lui laissait sa chaîne. David s’était déjà traîné hors de sa portée, et Phaedria était à l’abri.

Pendant quelques instants, pendant que je frissonnais en essayant de me relever, nous le regardâmes sans rien dire. Puis, David cita tout de travers :

Je chante les armes et le héros qui, chassé par le destin
Et le ressentiment de la cruelle Junon,
Expulsé et exilé, quitta le rivage de Troie.

Cela ne nous fit pas rire ni Phaedria ni moi, mais elle poussa un long soupir et me demanda : « Comment ont-ils fait ça ? Comment ont-ils fait pour le rendre comme ça ? »

Je lui répondis que je supposais qu’ils avaient transplanté la paire de bras supplémentaire après avoir neutralisé la résistance naturelle de son corps à l’implantation de tissus étrangers, et que l’opération avait probablement remplacé quelques-unes de ses côtes par des tissus de l’épaule du donneur. « Je me suis exercé à faire la même chose avec des souris — sur un plan bien moins ambitieux, naturellement — et ce qui m’étonne le plus, c’est qu’il paraît avoir l’usage complet des membres greffés. À moins de travailler sur de vrais jumeaux, les terminaisons nerveuses ne se raccordent presque jamais correctement, et celui qui a fait cela a probablement essuyé une centaine d’échecs avant d’arriver à ce qu’il voulait. Cet esclave doit valoir une fortune. »

« Je croyais que tu avais laissé tomber tes souris », dit David. « Tu ne travailles pas sur des singes maintenant ? »

Je n’avais pas encore commencé, mais j’espérais le faire bientôt. Cependant, il était clair que parler de tout cela ici ne nous mènerait à rien. J’expliquai cela à David.

« Est-ce que tu n’étais pas pressé de partir ? »

Je l’étais tout à l’heure, mais maintenant, je désirais quelque chose de beaucoup plus important. Je voulais examiner cette créature plus encore que David et Phaedria voulaient trouver l’argent. David aimait à penser qu’il était plus audacieux que moi, et je savais que quand je lui aurais dit : « Peut-être que tu veux t’en aller, David, mais ne me prends pas pour prétexte », la question serait réglée.

« Très bien. Comment allons-nous faire pour le tuer ? » fit-il en me jetant un regard mauvais.

« Il ne peut nous atteindre », dit Phaedria. « Nous n’avons qu’à lui lancer des choses. »

« Et si nous le manquons, il nous les relancera. »

Pendant que nous parlions, la créature à quatre bras nous regardait en ricanant. J’étais presque sûr qu’elle pouvait comprendre au moins une partie de ce que nous disions, et je fis signe à Phaedria et à David de me suivre dans le petit bureau. Nous sortîmes en refermant la porte derrière nous.

« Je ne voulais pas qu’il entende ce que nous disons », expliquai-je. « Si nous pouvions accrocher quelque chose au bout d’un long manche, pour faire une espèce de lance, nous arriverions peut-être à le tuer sans avoir à nous en approcher. Que pourrions-nous prendre comme manche ? Vous avez une idée ? »

David secoua négativement la tête, mais Phaedria dit : « Attendez, je me souviens d’avoir vu quelque chose. » Nous la regardâmes, et elle arqua les sourcils pour faire semblant de fouiller sa mémoire, ravie d’être le point de mire.

« Alors ? » pressa David.

Elle fit claquer ses doigts. « Ça y est. J’ai trouvé. Les perches pour les fenêtres. Vous vous rappelez, les fenêtres du salon où il reçoit ses clients ? Elles sont très hautes. Pendant qu’il parlait avec papa, un des types qui travaillent pour lui en a apporté une et il a ouvert une fenêtre. Elles devraient se trouver par là quelque part. »

Nous en trouvâmes deux au bout de cinq minutes de recherches. Elles avaient l’air de faire l’affaire : un mètre quatre-vingts de long environ sur trois centimètres de diamètre, en bois dur. David commença à faire des moulinets avec la sienne, en faisant semblant de vouloir attaquer Phaedria. Puis, il me demanda : « Et qu’est-ce que nous allons mettre au bout ? »

Le scalpel que j’avais toujours sur moi était dans son étui dans une de mes poches, et je l’attachai à la perche avec du fil électrique que David portait heureusement à sa ceinture au lieu de l’avoir mis dans la trousse à outils. Mais nous ne trouvâmes rien pour faire une seconde lance, jusqu’à ce que David lui-même ait l’idée d’un morceau de verre.

« Vous ne pouvez pas briser un carreau », dit Phaedria. « On vous entendrait de dehors. En outre, est-ce qu’il ne risque pas de se casser quand vous l’utiliserez ? »

« Pas si c’est du verre très épais. Regardez donc. »

Je suivis le regard de David, et je vis — une fois de plus — mon propre visage. Il avait pensé au miroir qui m’avait tellement surpris quand j’étais arrivé par l’escalier. Pendant que je le contemplais, la chaussure de David le heurta et il se brisa avec un fracas qui fit de nouveau aboyer les chiens. David ramassa un éclat presque droit, rectangulaire, et le porta à la lumière d’un rayon de soleil, où il jeta des feux comme une pierre précieuse. « C’est presque aussi parfait que ceux qu’ils faisaient sur Sainte-Anne avec du jaspe et de l’agate », nous dit-il.

Selon ce que nous avions convenu, nous nous approchâmes chacun d’un côté. L’esclave bondit sur le coffre et de là nous observa calmement, ses yeux enfoncés tournant sans cesse de David à moi jusqu’à ce que nous soyons tout près. David fonça le premier.

L’esclave pivota tandis que l’éclat de miroir lui éraflait les côtes, et saisit le manche de bois de David qu’il tira violemment vers lui. Je lançai mon arme en avant, mais je le manquai et avant que j’aie pu recommencer, il avait bondi du coffre sur David et ils avaient roulé ensemble de l’autre côté. Je me penchai par-dessus le coffre et lançai de nouveau mon scalpel, mais lorsque David poussa un hurlement, je me rendis compte que je l’avais enfoncé dans sa cuisse. Je vis le sang couler, du sang clair, artériel, qui giclait sur le manche de bois. Je lâchai tout et me jetai par-dessus le coffre dans la mêlée.

Le monstre m’attendait, ricanant, sur le dos, ses jambes et ses quatre bras levés comme les pattes d’une araignée morte. Je suis sûr qu’il m’aurait étranglé en quelques secondes si David, consciemment ou pas, n’avait passé son bras autour des yeux de la créature qui, aveuglée, manqua sa prise et me laissa tomber entre ses deux mains tendues.

Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Il se dégagea d’une secousse de David et m’attirant à lui, essaya de planter ses dents dans ma gorge ; mais j’enfonçai mon pouce dans une de ses orbites et réussis à l’en empêcher. Phaedria, avec plus de courage et de présence d’esprit que je ne l’aurais crue capable, mit dans ma main libre la lance de David et je la lui plantai dans le cou. Je dus lui trancher les deux jugulaires et la trachée avant qu’il meure. Nous improvisâmes un tourniquet sur la jambe de David et nous partîmes sans l’argent et sans les renseignements techniques que j’avais espéré retirer du corps de l’esclave. Marydol nous aida à ramener David à la maison, et nous racontâmes à Mr Million qu’il était tombé pendant que nous explorions un bâtiment vide. Je doute qu’il nous crut.

Il y a encore une autre chose à dire sur cet incident — je veux parler de la mort de l’esclave — bien que je sois tenté de poursuivre mon récit en racontant à la place une découverte que je fis immédiatement après et qui eut à l’époque une influence beaucoup plus grande sur moi. Ce n’est qu’une impression, et je suis sûr qu’avec le temps, elle a dû s’amplifier et se déformer dans ma mémoire. Pendant que je plongeais l’éclat de miroir dans la gorge de l’esclave, ma tête était tout près de la sienne et je vis (je suppose que la lumière de l’une des hautes fenêtres derrière nous tombait juste dessus) la double réflexion de mon propre visage dans la cornée de ses yeux : il me parut alors que son visage et le mien étaient très ressemblants. Je n’avais jamais oublié ce que le Dr Marsch m’avait dit sur la production d’un nombre illimité d’individus par parthénogenèse, ni la réputation qu’avait mon père, dans ma jeunesse, de négocier des enfants. J’ai essayé, depuis ma sortie de prison, de retrouver la trace de ma mère, la femme de la photo que m’avait montrée ma tante, mais cette photo devait dater de bien avant ma naissance — peut-être même avait-elle été prise sur la Terre.

La découverte dont je parlais survint presque au moment où nous quittâmes le bâtiment où j’avais tué l’esclave, et elle consistait simplement en ceci : nous n’étions plus en automne, mais en plein cœur de l’été ! Nous étions tellement tous les quatre — Marydol s’était jointe à nous — occupés par David et l’histoire qu’il fallait inventer pour expliquer sa blessure, que le choc fut quelque peu escamoté. Mais il ne pouvait y avoir aucun doute. Il faisait chaud, de cette chaleur lourde et humide propre à l’été. Les arbres que j’avais vus pour la dernière fois presque nus étaient verdoyants et remplis d’oiseaux. Le jet d’eau de notre jardin ne renvoyait plus, comme il le faisait toujours quand il y avait un danger de gel et de conduites éclatées, de l’eau chaude : je trempai ma main dans le bassin tandis que nous aidions David à remonter l’allée, et elle était fraîche comme de la rosée.

Mes périodes d’action inconsciente, donc, mon somnambulisme, s’étaient aggravées au point de dévorer tout un hiver et un printemps entier, et j’avais l’impression d’être complètement égaré.

Quand nous entrâmes dans la maison, un singe, que je pris tout d’abord pour celui de mon père, me sauta sur l’épaule. Plus tard, Mr Million me dit que c’était le mien, un des animaux de mon laboratoire auquel je m’étais attaché. Je ne connaissais pas cette petite créature, mais des cicatrices sous son poil et les déformations de ses membres indiquaient qu’elle me connaissait.

(Depuis, j’ai toujours gardé Popo, et Mr Million en a pris soin pendant que j’étais en prison. Il grimpe toujours quand il fait beau aux murs gris et croulants de notre vieille maison ; et quand il court le long du parapet, et que je vois sa silhouette difforme se profiler contre le ciel, j’ai l’impression parfois que mon père est encore vivant et qu’il va me garder de longues heures dans sa bibliothèque. Mais je pardonne à Popo de m’évoquer ces souvenirs.)

Mon père ne fit pas venir un médecin pour David. Il le soigna lui-même ; et s’il était curieux de savoir comment il avait reçu cette blessure, il ne le montra pas. Je crois — mais ma supposition vaut ce qu’elle vaut, après tout ce temps — qu’il pensait que c’était moi qui l’avais poignardé à la suite de quelque dispute. Je dis cela parce qu’il parut, par la suite, redouter de rester tout seul avec moi. Ce n’était pas un homme craintif, et il était habitué depuis des années à avoir affaire de temps à autre à des criminels de la pire espèce ; mais il n’était plus à l’aise avec moi — il se tenait sur ses gardes. Naturellement, c’était peut-être dû à quelque chose que j’avais dit ou fait pendant mon hiver oublié.

Marydol et Phaedria, de même que ma tante et Mr Million, rendaient fréquemment visite à David, de sorte que sa chambre de convalescence devint pour nous un lieu de réunions qui n’était troublé que par les rares visites de mon père. Marydol était une petite blonde assez frêle, gentille, et je l’aimais beaucoup. Souvent, quand venait l’heure de rentrer chez elle, je la raccompagnais, et en rentrant, je m’arrêtais au marché aux esclaves, comme nous l’avions fait si souvent, Mr Million, David et moi, pour acheter du pain frit et du café noir sucré et pour regarder les enchères. Le visage de ces esclaves est ce qu’il y a de plus terne au monde ; mais j’étais capable de les contempler pendant des heures, et il me fallut longtemps, un mois au moins, pour comprendre — d’un seul coup, quand je saisis ce que je cherchais — ce qui me poussait à le faire. Un jeune mâle avait été amené sur l’estrade. Son visage et son dos avaient été marqués par le fouet, et il avait des dents brisées, mais je le reconnus : le visage meurtri était le mien, ou bien celui de mon père. Je lui parlai, et j’étais prêt à l’acheter et à l’affranchir, mais il me répondit à la manière servile des esclaves et je me détournai, écœuré, puis je rentrai.

Cette nuit-là, quand mon père me fit venir dans sa bibliothèque — ce qui ne s’était pas produit depuis plusieurs soirs — je contemplai son image et la mienne que nous renvoyait le miroir qui dissimulait l’entrée du laboratoire. Il paraissait plus jeune qu’il ne l’était, et moi plus vieux. Nous aurions presque pu être le même homme, et quand il me fit face et que, regardant par-dessus son épaule, je ne vis pas mon propre corps mais seulement ses bras et les miens, nous aurions pu être l’esclave que j’avais tué.

Je ne saurais dire qui émit le premier l’idée de tuer mon père. Je me souviens seulement qu’un soir, tandis que je me préparais à me mettre au lit après avoir raccompagné chez elles Marydol et Phaedria, il me vint à l’esprit qu’un peu plus tôt, alors que nous étions tous les trois assis, en compagnie de ma tante et de Mr Million, autour du lit de David, nous avions parlé de ça.

Pas ouvertement, bien sûr. Peut-être que nous ne nous étions pas avoués, même en notre for intérieur, que c’était à cela que nous pensions. Ma tante avait fait allusion au magot qu’il avait dû cacher quelque part. Phaedria avait parlé d’un yacht luxueux, et David de safaris grand style ; et du pouvoir politique que l’argent pouvait acheter.

Je ne disais rien, mais je pensais aux heures, aux semaines et aux mois qu’il m’avait volés ; à la destruction de mon moi, qu’il avait rongé nuit après nuit. Un soir, peut-être, j’entrerais dans cette bibliothèque pour m’apercevoir en me réveillant que j’étais devenu un vieillard, un mendiant impotent.

Je compris alors que je devais le tuer sans plus attendre, car si je lui révélais de telles pensées pendant que j’étais allongé drogué sur la vieille table au cuir pelé, c’était lui qui me tuerait sans hésitation.

Tout en attendant l’arrivée de son valet, je préparai un plan. Il n’y aurait pas d’enquête ni de certificat de décès pour mon père. Je prendrais sa place. Pour notre clientèle, il n’y aurait rien de changé en apparence. Phaedria dirait à ses amis que je m’étais querellé avec lui et que j’avais quitté la maison. Pendant un certain temps, je ne verrais personne, et par la suite, grimé, dans une pièce sombre, je recevrais de temps en temps un visiteur. C’était un plan impossible, mais à l’époque, je le croyais praticable sans difficulté. Mon scalpel était prêt dans ma poche. Le cadavre pouvait être détruit sans laisser de traces au laboratoire même.

Il lut mes intentions sur mon visage. Il me parla comme d’habitude, mais il savait. Il y avait des fleurs dans la bibliothèque, chose qui ne s’était jamais produite avant, et je me demandais s’il ne l’avait pas su depuis bien plus longtemps et s’il ne les avait pas fait mettre là pour marquer une occasion spéciale. Au lieu de me demander de m’allonger sur la table de cuir, il m’indiqua un siège et s’assit lui-même derrière son bureau.

« Nous allons avoir de la compagnie, ce soir », me dit-il.

Je le regardai sans comprendre.

« Tu m’en veux. J’ai vu cela grandir en toi. Ne sais-tu pas qui… »

Il allait ajouter quelque chose lorsqu’il y eut un coup frappé à la porte, et il cria : « Entrez ! »

La porte fut ouverte par Nerissa, qui fit entrer une demi-mondaine et le Dr Marsch. J’étais surpris de le voir ; et encore plus surpris de voir une des protégées de mon père dans sa bibliothèque. Elle s’assit à côté de Marsch d’une manière qui indiquait qu’il était son bienfaiteur pour la nuit.

« Bonsoir, docteur », lui dit mon père. « Êtes-vous content de votre séjour ? »

Marsch sourit, découvrant de grandes dents carrées. Il portait maintenant un costume à la dernière mode, mais le contraste entre sa barbe et la blancheur de sa peau était toujours aussi frappant. « À la fois sensuellement et intellectuellement », répondit-il. « J’ai vu une fille nue, une géante qui fait deux fois ma taille, passer à travers un mur. »

« C’est fait avec des hologrammes », dis-je.

Il sourit de nouveau : « Je sais. Et j’ai vu beaucoup d’autres choses aussi. Je vous les énumérerais bien si je n’avais pas peur d’ennuyer mon auditoire. Je me contenterai de dire que vous tenez un établissement remarquable — mais vous le savez déjà. »

« Il est toujours flatteur de l’entendre dire », fit mon père.

« Et maintenant, allons-nous discuter de ce dont nous avons parlé plus tôt ? »

Mon père regarda la demi-mondaine : elle se leva, embrassa le Dr Marsch, et quitta la pièce. La lourde porte de la bibliothèque se referma derrière elle avec un cliquetis.

Comme le bruit d’un interrupteur, ou du vieux verre qui se casse.

J’ai repensé depuis, de nombreuses fois, à cette fille que je voyais partir : ses hauts talons et ses jambes grotesquement longues, sa robe nue dans le dos qui descendait un centimètre au-dessous du coccyx. Sa nuque découverte ; sa coiffure en hauteur, élaborée, parsemée de rubans et de petites lumières. Quand elle referma la porte, elle mettait fin, sans le savoir, à un monde qu’elle et moi avions connu.

« Elle attendra que vous ayez fini », dit mon père au Dr Marsch.

« Et si elle n’attend pas, je suis sûr que vous pouvez en fournir d’autres. » Les yeux verts de l’anthropologue semblaient briller à la lumière de la lampe. « Mais en quoi puis-je vous être utile ? »

« Vous étudiez les races. Pourriez-vous appeler un groupe d’hommes similaires ayant des pensées similaires une race ? »

« Et de femmes », fit Marsch en souriant.

« Et ici », poursuivit mon père, « ici sur Sainte-Croix. Vous réunissez des matériaux que vous ramènerez sur la Terre ? »

« Je réunis des matériaux, c’est certain. Mon retour à la planète mère est plus problématique. »

Je dus le regarder d’un drôle d’air, car il orienta son sourire vers moi et prit, si la chose est possible, un air encore plus protecteur qu’auparavant. « Cela vous surprend ? »

« J’ai toujours considéré la Terre comme le centre de la pensée scientifique », lui dis-je. « J’imagine aisément qu’un savant la quitte provisoirement pour effectuer des recherches sur le terrain, mais… »

« Mais il est inconcevable qu’il veuille rester sur ce même terrain ? Mettez-vous à ma place. Vous n’êtes pas le seul — heureusement pour moi — à respecter la sagesse et les cheveux gris de la planète mère. En tant que savant formé sur la Terre, je me suis vu offrir une chaire par votre université pour un salaire pratiquement de mon choix, avec une année sabbatique tous les deux ans. Et le voyage d’ici à la Terre demande vingt ans de temps newtonien. Seulement six mois de temps subjectif, il est vrai, mais quand je rentrerai, si je le fais, mes connaissances seront en retard de quarante ans. Non, j’ai bien peur que votre planète n’ait acquis un nouveau flambeau intellectuel. »

« Nous nous écartons du sujet, je crois », dit mon père.

Marsch fit un signe d’acquiescement, puis ajouta : « Mais je voulais vous dire qu’un anthropologue est particulièrement équipé pour se sentir à l’aise dans n’importe quel type de culture, y compris les plus étranges, comme celle que cette famille a bâtie autour d’elle. Je peux utiliser le terme de famille, je suppose, étant donné qu’il y a deux autres membres résidents en plus de vous-même. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je m’adresse à vous deux au singulier ? »

Il se tourna vers moi comme s’il attendait une protestation, puis comme je ne disais rien : « Je parlais de votre fils David, car telle est sa véritable parenté avec votre personnalité continuée, et de la femme que vous appelez votre tante. C’est en réalité, la fille d’une de vos précédentes… dirons-nous versions ? »

« Vous essayez de m’expliquer que je suis un clonotype de mon père, et je vois que vous vous attendez tous les deux à ce que je sois choqué par cette révélation. Ce n’est pas le cas. Cela fait quelque temps que je le soupçonnais. »

« Je suis heureux de te l’entendre dire », fit mon père. « Franchement, quand j’avais ton âge, la découverte m’avait ébranlé. J’étais venu trouver mon père dans sa bibliothèque — cette pièce où nous sommes — dans l’intention de le tuer. »

« L’avez-vous fait ? » demanda Marsch.

« Là n’est pas la question. Le fait est que c’était mon intention. J’espère que votre présence ici facilitera les choses à Numéro Cinq. »

« C’est ainsi que vous l’appelez ? »

« C’est plus pratique, puisque son nom est le même que le mien. »

« C’est votre cinquième clonotype ? »

« Ma cinquième expérience ? Non. » Les épaules osseuses de mon père, drapées dans sa robe de chambre écarlate, le faisaient ressembler à un étrange oiseau de proie ; et je me souvenais d’avoir lu dans un livre d’histoire naturelle la description du faucon à dos rouge. Son singe familier, dont le poil était maintenant rendu gris par l’âge, avait grimpé sur son bureau. « Plutôt ma cinquantième, si vous voulez savoir. À une époque, je le faisais pour garder la main. Vous croyez, parce que vous n’avez jamais essayé, que la technique est simple, puisque cela a déjà été fait. Mais vous ne pouvez pas savoir à quel point il est difficile d’empêcher l’apparition de modifications spontanées. Chaque gène dominant chez moi doit rester dominant, et les gens ne sont pas des petits pois — peu de choses sont gouvernées par de simples paires mendéliennes. »

« Vous avez détruit vos échecs ? » demanda Marsch.

« Il les a vendus », répondis-je à sa place. « Lorsque j’étais enfant, je me demandais pourquoi Mr Million s’arrêtait toujours pour regarder les esclaves au marché. Maintenant, je le sais. » Mon scalpel était toujours dans son étui dans ma poche ; je le sentais.

« Mr Million », déclara mon père, « est peut-être un peu plus sentimental que je ne le suis. De plus, je n’aime pas sortir. Voyez-vous, docteur Marsch, votre théorie selon laquelle nous serions tous le même individu devra être modifiée un peu. Nous avons nos petites variations ».

Le Dr Marsch était sur le point de répondre lorsque je l’interrompis : « Pourquoi ? Pourquoi David et moi ? Pourquoi tante Jeannine, bien avant ? Pourquoi continuer ? »

« Oui », fit mon père, « pourquoi ? Nous posons la question pour poser la question ».

« Je ne comprends pas. »

« Je recherche la connaissance de soi. Si tu préfères, nous recherchons cette connaissance. Tu es ici parce que je l’ai fait avant et je le fais toujours, et je suis ici parce que l’individu qui m’a précédé l’avait fait avant moi — et lui-même avait été créé par celui dont l’esprit est simulé par Mr Million. Et l’une des questions dont nous recherchons la réponse, c’est : Pourquoi cherchons-nous ? Mais il y a autre chose. » Il se pencha en avant, et le petit singe leva son museau blanc et ses yeux étonnés pour examiner de près son visage. « Nous voulons découvrir pourquoi nous échouons, pourquoi les autres s’élèvent et changent, alors que nous restons ici. »

Je pensai au yacht dont nous avions parlé avec Phaedria. « Je ne resterai pas ici », dis-je. Le Dr Marsch sourit.

« Tu ne me comprends pas », dit mon père. « Je ne parle pas nécessairement de présence physique, mais sociale et intellectuelle. J’ai voyagé, et tu le feras peut-être, mais… »

« Mais cela se termine ici », fit le Dr Marsch.

« Cela se termine au même niveau ! » C’est l’unique fois, je crois, où je vis mon père dans un état d’excitation quelconque. Il en perdait la parole, presque, tandis qu’il gesticulait en montrant les dossiers et les bandes magnétiques qui tapissaient les murs. « Au bout de combien de générations ? Nous n’avons ni la célébrité ni même le pouvoir sur cette misérable petite planète coloniale. Il y a quelque chose à changer, mais quoi ? » Il tourna vers le Dr Marsch un regard de défi.

« Vous n’êtes pas unique », fit le Dr Marsch, puis il sourit. « Cela sonne comme un truisme, n’est-ce pas ? Mais je ne voulais pas parler de vos duplicatas. Je voulais dire que depuis que la technique est devenue possible, vers la fin du vingtième siècle, de telles chaînes ont été réalisées de nombreuses fois. Nous avons emprunté un terme à la technique industrielle pour décrire cela. Nous l’appelons le processus de relaxation — ce n’est pas très heureux, mais c’est tout ce que nous avons. Savez-vous ce que c’est que la relaxation au sens industriel ? »

« Non. »

« Il y a des problèmes que l’on ne peut résoudre directement, mais par une série d’approximations. Dans le transfert de chaleur, par exemple, il n’est pas toujours possible de calculer au départ la température de chaque point de la surface d’un corps à la forme inhabituelle. Mais l’ingénieur, ou son ordinateur, peut prendre comme bases des valeurs vraisemblables, déterminer leur degré de stabilité, puis faire de nouvelles estimations en fonction des résultats obtenus. À mesure que les niveaux d’approximation se succèdent, les séries successives deviennent de plus en plus semblables, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de différences sensibles. C’est pourquoi je disais que tous les deux vous formez essentiellement un seul individu. »

« Ce que je voudrais », dit mon père avec impatience, « c’est que vous fassiez comprendre à Numéro Cinq que les expériences que j’ai pratiquées sur lui, particulièrement les séances de narcothérapie pour lesquelles il m’en veut tellement, sont indispensables. Que si nous voulons devenir un peu plus que nous n’avons été, nous devons trouver… » Il hurlait presque, et il s’interrompit abruptement pour maîtriser sa voix. « C’est la raison pour laquelle il a été créé, c’est la raison aussi pour David — j’espérais apprendre quelque chose d’un croisement extérieur. »

« C’était aussi la raison, sans aucun doute », fit le Dr Marsch, « de l’existence du Dr Veil, une génération plus tôt. Mais en ce qui concerne l’examen de votre jeune duplicata, ne croyez-vous pas qu’il serait tout aussi utile que ce soit lui qui vous examine ? »

« Une minute », dis-je. « Vous ne faites que répéter que lui et moi nous sommes identiques. C’est inexact. Je vois très bien que nous nous ressemblons sous certains aspects, mais je ne suis pas vraiment comme mon père. »

« Il n’y a aucune différence que l’âge ne puisse expliquer. Vous avez quoi ? Dix-huit ans ? Et vous », il regarda mon père, « vous devez approcher de la cinquantaine. Il n’existe que deux forces, voyez-vous, qui s’exercent pour différencier les êtres humains : l’hérédité et le milieu. La nature et l’éducation. Et comme la personnalité se forme en grande partie pendant les trois premières années de la vie, c’est l’environnement fourni par le foyer qui est décisif. Chaque personne se trouve placée à sa naissance dans un certain environnement, même s’il arrive qu’il soit si dur qu’elle en meure ; et personne, excepté dans cette situation que nous appelons relaxation anthropologique, ne se fournit son propre environnement. Il est fourni par la génération précédente ».

« Ce n’est pas parce que nous avons grandi tous les deux dans cette maison… »

« Que vous avez construite et décorée et remplie de personnes de votre choix. Mais attendez. Parlons un peu de quelqu’un que vous n’avez vu ni l’un ni l’autre ; quelqu’un né dans un lieu fourni par des parents très différents de lui-même. Je veux dire le premier de la lignée… »

Je n’écoutais plus. J’étais venu ici pour tuer mon père, et il était nécessaire que le Dr Marsch s’en aille. Je le regardais, penché en avant sur son siège, ses longues mains blanches faisant de petits gestes incisifs, ses lèvres cruelles remuant dans un cercle de barbe noire. Je le regardais, mais je n’entendais pas ce qu’il disait. C’était comme si j’étais devenu sourd, ou qu’il ne pouvait communiquer que par la pensée, et moi, sachant que ses pensées n’étaient que de stupides mensonges, je leur avais fermé mon esprit. Je lui dis :

« Vous êtes de Sainte-Anne. »

Il me regarda, surpris, s’interrompant au milieu d’une phrase vide de sens. « J’y ai séjourné, oui. J’ai passé plusieurs années sur Sainte-Anne avant de venir ici. »

« Vous y êtes né. Vous avez étudié l’anthropologie là-bas, dans des livres écrits sur la Terre, il y a vingt ans. Vous êtes un abo, ou tout au moins un semi-abo ; mais nous sommes des hommes. »

Marsch jeta un coup d’œil à mon père, puis répondit : « Les abos ont disparu. Il est reconnu scientifiquement sur Sainte-Anne qu’ils sont éteints depuis près d’un siècle. »

« Vous ne pensiez pas cela quand vous êtes venu voir ma tante. »

« Je n’ai jamais accepté l’hypothèse de Veil. J’ai rendu visite ici à tous ceux qui avaient publié quelque chose dans le domaine qui m’intéresse. Réellement, je n’ai pas le temps d’écouter ce genre de choses… »

« Vous êtes un abo, vous n’êtes pas de la Terre. »

Et peu de temps après, nous restions seuls, moi et mon père.

Je purgeai la plus grande partie de ma peine dans un camp de travail des Montagnes Déchiquetées. C’était un camp de dimensions réduites, abritant généralement seulement cent cinquante prisonniers — quelquefois moins de quatre-vingts quand l’hiver avait fait ses ravages. Nous coupions du bois et nous faisions brûler du charbon. Quand nous trouvions un bon bouleau, nous fabriquions des skis. Au-dessus de la limite où poussaient les arbres, nous ramassions une mousse saline supposée avoir des vertus médicinales, et nous élaborions de longs plans pour provoquer des éboulements qui écraseraient les machines patrouilleuses qui nous gardaient. Mais le moment ne venait jamais, les rochers ne s’éboulaient pas. Le travail était dur, et nos gardiens nous administraient exactement la dose de sévérité et d’humanité décidée une fois pour toutes par quelque comité qui les avait programmés. Ainsi, le problème des brutalités et du favoritisme pratiqués par les sous-ordres se trouvait résolu, et seuls des messieurs bien habillés siégeant dans des séances solennelles pouvaient être cruels ou gentils.

C’est du moins ce qu’ils pensaient. Parfois, il m’arrivait de parler pendant des heures à mes gardiens de Mr Million, et de temps en temps je trouvais un morceau de viande, ou un pain de sucre noir, dur et craquant comme du sable, caché dans le coin où je dormais.

Un criminel n’a pas le droit de profiter de son crime, mais les juges — je l’appris beaucoup plus tard — n’avaient pas pu établir la preuve que David était bien le fils de mon père, et c’était ma tante qui avait été instituée héritière.

Elle mourut, et une lettre d’un avoué m’informa que j’héritais d’elle « une vaste demeure dans la cité de Port-Mimizon, ainsi que tous les biens et effets y attenant ». Et cette demeure, « sise au numéro 666 de la rue Saltimbanque, est présentement confiée aux soins d’un serviteur robot ». Comme les serviteurs robots aux soins de qui je me trouvais présentement confié ne me donnaient pas de quoi écrire, je ne pus répondre.

Le temps passa à tire-d’aile. Je trouvais des alouettes mortes au pied des falaises orientées au nord en automne, et au pied des falaises orientées au sud au printemps.

Je reçus une lettre de Mr Million. La plupart des protégées de mon père étaient parties pendant l’enquête qui avait suivi sa mort ; il avait été obligé de congédier le reste à la mort de ma tante lorsqu’il avait vu qu’il ne pouvait exercer sur elles une autorité suffisante. David était parti pour la capitale. Phaedria avait fait un beau mariage. Marydol avait été vendue par ses parents. La lettre était datée de trois ans après mon procès, mais je ne savais pas combien de temps elle avait mis pour arriver jusqu’à moi. L’enveloppe avait été ouverte et recachetée plusieurs fois. Le papier était sale et déchiré.

Un oiseau de mer, un fou je crois, arriva en voletant jusqu’au camp, épuisé après une tempête. Nous le tuâmes et nous le fîmes rôtir.

Un de nos gardiens devint fou, carbonisa quinze détenus et tint tête aux autres gardiens toute la nuit, qui fut zébrée de flammes blanches et bleues. Il ne fut pas remplacé.

On me transféra avec quelques autres dans un camp encore plus au nord, d’où le regard plongeait dans des abîmes de roche rouge si profonds que lorsque j’y jetais une pierre je l’entendais rouler pendant une minute, jusqu’à ce que le son s’affaiblisse et meure, sans jamais toucher le fond.

Je faisais comme si tous ceux que j’avais connus étaient autour de moi. Quand je m’asseyais, abritant du vent ma gamelle de soupe, Phaedria était assise sur un banc non loin de moi et me parlait en souriant de ses amies. David jouait au squash pendant des heures dans la cour poussiéreuse du camp, et dormait contre le mur près du coin où j’étais. Marydol me donnait la main quand j’allais dans la montagne avec ma scie.

Avec le temps, ils s’estompèrent un peu ; mais même la dernière année, je ne m’endormais jamais sans me dire que le lendemain matin, Mr Million nous conduirait à la bibliothèque municipale ; et je ne me réveillai jamais sans trembler à l’idée que c’était le valet de mon père qui était venu me chercher.

Un jour, on m’annonça que je devais être transféré, avec trois autres détenus, dans un nouveau camp. Nous partîmes munis de vivres, et nous faillîmes mourir de faim et de froid en chemin. À notre arrivée, on nous envoya dans un troisième camp où nous fûmes questionnés par des hommes qui n’étaient pas des détenus comme nous, mais des hommes libres en uniforme, qui prirent note de nos réponses. Ils nous ordonnèrent finalement de nous laver et de brûler nos vieux vêtements, puis ils nous servirent un épais brouet d’orge et de viande.

Je me souviens très bien que c’est à ce moment-là que je laissai mon esprit s’imprégner de la signification de ce nouveau genre de traitement. Je trempai mon pain dans ma soupe et le ressortis imbibé de bouillon odorant, avec des grains d’orge et des morceaux de viande qui y adhéraient ; et je pensai alors au pain frit et au café sucré du marché aux esclaves, non pas comme à une chose appartenant au passé mais comme à une chose appartenant à l’avenir, et mes mains se mirent à trembler jusqu’à ce que je me trouve incapable de tenir mon bol de soupe et que je me lève presque pour aller hurler jusqu’à la clôture.

Deux jours plus tard, on nous fit monter, nous étions six maintenant, dans une charrette tirée par une mule. La route descendait, descendait et tournait, et nous laissâmes l’hiver agonisant derrière nous. Les bouleaux et les sapins furent remplacés par des chênes et des châtaigniers en fleur au bord de la route.

Les rues de Port-Mimizon étaient grouillantes de monde, et il ne m’aurait pas fallu longtemps pour me perdre si Mr Million ne m’avait loué une chaise à porteurs. Mais je fis arrêter les porteurs dès que je pus pour acheter (avec de l’argent qu’il me donna) un journal à un marchand ambulant afin de savoir enfin la date exacte.

Ma peine avait été, selon le code, de deux à cinquante ans, et si je connaissais le mois et l’année de mon emprisonnement, je n’avais jamais pu savoir avec certitude, dans les camps, en quelle année nous étions. Tout le monde comptait, mais personne n’était d’accord. Quelqu’un attrapait une fièvre et dix jours plus tard, quand il était assez remis pour travailler, il disait que deux ans s’étaient écoulés ou n’avaient jamais existé. Puis vous attrapiez la fièvre à votre tour. Je ne me souviens d’aucun titre, d’aucun article de ce journal. Seulement la date, tout en haut, que je lus sur le chemin de la maison.

Cela faisait neuf ans.

J’avais dix-huit ans quand j’avais tué mon père. J’étais maintenant âgé de vingt-sept ans. Avant de lire le journal, j’étais sûr que j’en avais au moins quarante.

Les murs gris et écaillés de notre maison n’avaient pas changé. Le chien de fer, avec ses trois têtes, montait toujours la garde dans le jardin, mais le jet d’eau était silencieux et les parterres de mousses et de fougères étaient envahis d’herbes folles. Mr Million paya mes porteurs et ouvrit avec une clé la porte qui était toujours munie d’une chaîne de sécurité, mais jamais verrouillée, du temps de mon père. Pendant qu’il l’ouvrait, une femme géante et maigre qui vendait des pralines sur le trottoir se mit à courir vers nous. C’était Nerissa. J’avais maintenant une servante, et une compagne de lit, si je le désirais, mais je ne pouvais pas la payer.

Il faudrait, je suppose, que j’explique ici pourquoi j’ai entrepris la rédaction de ce récit il y a plusieurs jours déjà. Je dois même expliquer pourquoi je donne ces explications. Très bien. J’ai écrit pour me révéler à moi-même, et j’écris maintenant parce que je lirai un jour, je le sais, ce que j’écris ici, et je serai surpris.

Peut-être que d’ici là j’aurai résolu mon propre mystère ; ou peut-être que la solution ne m’intéressera plus.

Cela fait trois ans qu’ils m’ont relâché. Cette maison, quand Nerissa et moi y sommes rentrés, était dans un état de désordre indescriptible, ma tante ayant passé ses derniers jours, ainsi que me l’a dit Mr Million, à la fouiller de fond en comble à la recherche du magot de mon père. Elle ne l’a pas trouvé, et je ne crois pas qu’on le trouve un jour. Connaissant son caractère mieux que quiconque, je suis persuadé qu’il dépensait tout ce que les filles lui rapportaient en matériel et en expériences. Moi-même, j’avais cruellement besoin d’argent, au début, mais la réputation de la maison attira rapidement des femmes qui cherchaient à se vendre et des hommes qui cherchaient à les acheter, et je n’avais rien de plus à faire, comme je me disais quand nous avons commencé, que de les présenter les uns aux autres. Je possède une bonne équipe, maintenant. Phaedria vit avec nous, et elle travaille aussi. Son brillant mariage a été un échec, finalement. Hier soir, pendant que je faisais des expériences dans mon laboratoire, je l’ai entendue à la porte de la bibliothèque. J’ai ouvert la porte, et elle avait l’enfant avec elle. Un jour, ils auront besoin de nous.

Récit

par John V. Marsch

Si vous voulez tout avoir,
vous ne devez désirer rien.
Si vous voulez tout être,
vous devez désirer n’être rien.
Si vous voulez tout savoir,
vous devez désirer ne savoir rien.
Car si vous désirez posséder
quelque chose, vous ne pouvez posséder
Dieu comme votre seul trésor.

Saint Jean de la Croix.

Une fille appelée Vent dans les cèdres vivait au pays des pierres qui s’éboulent là où les années sont plus longues, et il lui arriva ce qui arrive aux femmes. Son corps devint lourd et maladroit, et ses seins se durcirent et laissèrent perler du lait. Quand ses cuisses furent mouillées, sa mère la conduisit à l’endroit où naissent tous les hommes, là où deux longues avancées rocheuses se rejoignent. On y trouve une étroite bande de sable lisse, et une pierre nouvellement placée au milieu de quelques buissons à l’intersection. À cet endroit, où les invisibles sont favorables aux mères, elle mit au monde deux garçons.

Le premier vint juste à l’aube, et comme une brise se levait au moment où il quitta la matrice, une brise froide issue du coin de l’œil des premières lueurs derrière la montagne, sa mère l’appela Jean (ce qui signifie simplement « homme », tous les garçons s’appellent Jean) Vent d’est.

Le second ne vint pas à la manière ordinaire — c’est-à-dire la tête d’abord, comme lorsqu’un homme grimpe d’un endroit bas vers un endroit haut, mais les pieds d’abord, comme un homme qui se laisse glisser dans un endroit plus bas. Sa grand-mère tenait son frère, sans savoir que deux allaient naître, et pour cette raison ses pieds battirent le sable un moment sans que personne ne le tire. C’est pour cela que sa mère l’appela Jean Coureur des sables.

Elle se serait levée dès que ses fils étaient nés, mais sa mère ne le lui permit pas : « Tu te tuerais », dit-elle. « Tiens, donne-leur à téter tout de suite, ainsi tu ne te dessécheras pas. »

Vent dans les cèdres en prit un dans chaque bras, un à chaque sein, et s’étendit de nouveau sur le sable froid. Ses cheveux noirs, aussi fins que de la soie, faisaient un halo sombre derrière sa tête. Elle avait des traces de larmes dues à la douleur. Sa mère commença à écarter le sable avec ses mains, et quand elle trouva celui qui conservait encore la force du soleil du jour écoulé, elle le versa sur les jambes de sa fille.

« Merci, Mère », dit Vent dans les cèdres. Elle regardait les deux petits visages, encore maculés de sang, qui buvaient à elle.

« Ainsi a fait ma mère pour moi quand tu es née. Ainsi feras-tu pour tes filles. »

« Ce sont des garçons. »

« Tu auras des filles, aussi. La première naissance tue — ou bien aucune. »

« Il faut les laver dans la rivière », dit Vent dans les cèdres, et elle se redressa, puis au bout d’un moment se leva. C’était une jolie fille, mais comme il venait de se vider, son corps était sans formes. Elle tituba, mais sa mère la soutint, et elle refusa de s’allonger de nouveau.

Le soleil était haut lorsqu’elles atteignirent la rivière, et là la mère de Vent dans les cèdres fut noyée dans les hauts-fonds, et Vent d’est lui fut enlevé.

Lorsque Coureur des sables atteignit sa treizième année, il était presque aussi grand qu’un homme. Les années de son monde, où les vaisseaux faisaient demi-tour, étaient de longues années ; et ses os s’étiraient, et aussi ses mains — grandes et puissantes. Il n’y avait pas de graisse sur lui (mais il n’y avait de graisse sur personne au pays des pierres qui s’éboulent) et il était un pourvoyeur de nourriture, bien qu’il fît d’étranges rêves. Quand sa treizième année fut presque écoulée, sa mère et les vieux Doigt sanglant et Pieds qui volent décidèrent de l’envoyer voir le prêtre, et il partit seul vers le haut pays vaste, là où les falaises s’élèvent comme des bancs de nuages noirs, et où toutes les choses vivantes sont sans importance à côté du vent, du soleil, de la poussière, du sable et des pierres. Il voyageait le jour, tout seul, toujours en direction du sud, et la nuit il attrapait des souris qu’il déposait, le cou brisé, devant l’endroit où il dormait. Au matin, elles avaient quelquefois disparu.

Vers midi le cinquième jour, il atteignit le ravin de Tonne toujours, où se trouvait le prêtre. Il avait eu la chance inespérée de tuer un faux faisan qu’il lui amenait en présent, et il marchait en le tenant par les pattes et en laissant traîner derrière lui le long cou et la tête nue. Il marchait fièrement, sachant qu’aujourd’hui il était un homme et qu’il atteindrait le ravin avant le coucher du soleil (Pieds qui volent lui avait donné les repères, et il les avait passés), mais la peur était dans son cœur.

Il entendit Tonne toujours avant de l’apercevoir. Le terrain était presque plat, parsemé de rochers et de buissons, et rien ne laissait croire qu’il y avait autre chose que de la pierre éternelle sous ses pieds. Il y avait un faible grondement, un murmure dans l’air. Tout en avançant, il vit se lever une fine brume devant lui. Elle ne pouvait pas indiquer le ravin de Tonne toujours, car il voyait clairement, à travers elle, le terrain qui s’étendait derrière, pas très loin. Et le bruit n’était pas fort.

Il fit trois pas de plus. Le bruit se déchaîna. La terre trembla. À ses pieds une étroite crevasse s’ouvrit, laissant voir de l’eau écumante tout en bas. Il était mouillé, et la poussière dégoulinait de son corps. Il avait eu chaud précédemment, et maintenant il était glacé. Les pierres étaient lisses et mouillées, et elles tremblaient. Prudemment, il s’assit, ses jambes pendant au-dessus de l’obscurité et de l’eau écumante d’en bas, puis, les pieds d’abord, comme un homme qui se laisse glisser dans un endroit plus bas, il descendit dans Tonne toujours. Pas avant d’avoir cherché l’endroit exact où l’eau écumante se formait, et où le ciel était une fente pourpre à peine plus large qu’un doigt et saupoudrée d’étoiles de jour, il ne découvrit la caverne du prêtre.

L’entrée ruisselait d’embruns, et le fracas des eaux était assourdissant, mais la caverne grimpait sur un tapis de pierres brisées tombées de la voûte. Dans le noir, Coureur des sables grimpa, grimpa, avec ses pieds et avec ses mains, tenant le faux faisan entre ses dents, jusqu’à ce que ses doigts découvrent les pieds du prêtre et ses mains des jambes desséchées. Il posa là le faux faisan, sentant, comme une toile d’araignée, les poils et les plumes et les petits os tombés d’offrandes précédentes, et se retira jusqu’à l’entrée de la caverne.

La nuit était tombée, et il s’étendit à l’endroit qui était fait pour cela, puis au bout d’un long moment s’endormit malgré le rugissement des eaux ; mais le fantôme du prêtre ne vint pas dans ses rêves. Sa couche était un radeau de roseaux flottant dans quelques centimètres d’eau. Autour de lui formant un rond se dressaient d’immenses arbres, chacun entouré du cercle de ses propres racines tortueuses. Leur écorce était blanche comme l’écorce des sycomores, et leur tronc s’élevait à une grande hauteur avant de se perdre dans la masse noire de leur propre feuillage. Mais dans son rêve, ce n’est pas les arbres qu’il regardait. Le cercle où il flottait était si étendu qu’ils n’en formaient que l’horizon, coupant l’immense concavité du ciel juste à l’endroit où autrement il aurait touché la terre.

Il était, d’une manière qu’il ne pouvait pas définir, transformé. Ses membres étaient plus longs, et cependant plus tendres ; mais il ne les remuait pas. Il regardait le ciel, et il avait l’impression qu’il tombait dedans. Le radeau se balançait, d’un mouvement à peine décelable, au rythme des battements de son cœur.

C’était son quatorzième anniversaire, et les constellations, par conséquent, occupaient exactement les positions qu’elles avaient la nuit de sa naissance. Quand le matin viendrait, le soleil se lèverait dans Fièvre ; mais Monde-sœur, dont le grand disque bleuté faisait maintenant un mince halo au-dessus des arbres en cercle, éclipsait les deux étoiles brillantes, les yeux, qui étaient la seule partie visible de l’Enfant de l’ombre. Aucune des planètes ne ressemblait à une autre. Il chassa de son esprit sa connaissance de la position de la Femme de neige maintenant au milieu des Cinq fleurs, et l’imagina à la place de Graine qui voit, qui était son emplacement la nuit de sa naissance…

Un bruissement de pas près de sa tête. Vent d’est se redressa, n’imprimant grâce à une longue habitude qu’un léger mouvement au fragile radeau.

« Qu’as-tu appris ? » C’était Ultime voix, le plus grand des coureurs d’étoiles, son maître.

« Pas autant que je l’aurais voulu », dit Vent d’est d’une voix morose. « Je crains d’avoir dormi. Je mérite d’être battu. »

« Tu es honnête, au moins », fit Ultime voix.

« Tu m’as souvent dit que quelqu’un qui veut progresser doit avouer la moindre de ses fautes. »

« Je t’ai appris aussi que ce n’est pas celui qui a commis l’offense qui émet la sentence. »

« Qui sera ? » demanda Vent d’est. Il luttait pour écarter l’appréhension de sa voix.

« La suspension, en tant que mon meilleure assistant. Tu t’es endormi. »

« Seulement un instant, j’en suis sûr. J’ai fait un rêve curieux, mais ce n’est pas la première fois. »

« Non. » Serein et autoritaire, Ultime voix se pencha sur son élève. Il était immense, et la lumière bleue de Monde-sœur qui se levait éclairait un visage exsangue d’où les quelques touffes de barbe, comme le rituel le demandait, étaient arrachées chaque jour. Ses tempes avaient été brûlées avec des brandons allumés dans les entrailles des Montagnes de la Virilité ; et ses cheveux, plus épais que ceux d’une femme, ne poussaient plus qu’en une crête raidie.

« J’ai encore rêvé que j’étais un homme des collines, et que j’avais voyagé jusqu’à la source de la rivière, où je devais recevoir un oracle dans une caverne sacrée. Je me suis étendu, pour le recevoir, près de l’eau courante. »

Ultime voix ne disait rien. Vent d’est continua : « Tu espérais que j’avais marché parmi les étoiles ; mais comme tu vois, ce n’était pas un rêve élevé. »

« Peut-être. Mais que te disent les étoiles de ton entreprise de demain ? Sonneras-tu de la conque ? »

« Comme dira mon Maître. »

Lorsque Coureur des sables se réveilla, il était courbaturé et transi. Il avait déjà fait de tels rêves, mais ils s’étaient rapidement estompés, et s’il y avait un message dans celui-ci il n’en saisissait pas la signification. Il savait qu’Ultime voix n’était certainement pas le prêtre dont il avait invoqué l’esprit. Pendant quelques instants, il joua avec l’idée de demeurer dans le ravin jusqu’à ce qu’il soit de nouveau prêt à dormir, mais l’idée du ciel clair du matin au-dessus de lui et de la chaleur du soleil sur le plateau le décida à partir. Il n’était pas loin de midi lorsque, affamé, il émergea de la faille et se jeta pour se reposer dans la terre tiède et molle.

Une heure plus tard, il était prêt à se relever et à aller chasser. C’était un bon chasseur, jeune et fort, et plus patient que la chatte aux longues dents qui s’aplatit sur une saillie du roc et qui guette tout un jour, deux jours, en pensant à ses petits qui s’affaiblissent et miaulent en l’attendant et soupirent et dorment, et crient encore jusqu’à ce qu’elle tue. Il y en avait eu d’autres, quand Coureur des sables n’avait qu’un an ou deux de moins, pas aussi forts que lui, peut-être, d’autres qui, après avoir couru et traqué et chassé encore jusqu’à ce que le soleil soit presque couché, étaient rentrés à l’endroit où l’on se couche les mains vides et le ventre flasque, espérant trouver des restes et implorant leurs mères de leur donner un sein appartenant maintenant à un frère plus jeune. Ceux-là étaient morts. Ils avaient appris cette vérité que l’endroit où l’on se couche est facile à trouver pour celui qui apporte de la nourriture, pas trop difficile par un ventre plein, mais qu’il se dérobe et change de place devant une bouche affamée, jusqu’à ce qu’il se perde au milieu des pierres pour disparaître complètement le troisième jour.

Ainsi, pendant deux jours, Coureur des sables chassa comme seuls les hommes des collines savent chasser. Il voyait tout, ramassait tout, flairait le nid de la souris nocturne pour croquer ses petits avec la réserve de graines ; il rampait, sa peau de la couleur de la pierre, sa chevelure ébouriffée dissimulant le profil reconnaissable de sa tête. Silencieux comme le brouillard qui gagne le haut pays et qui ne se voit pas jusqu’à ce qu’il touche la joue (et à ce moment-là il aveugle).

Une heure avant l’arrivée de l’obscurité complète le second jour, il croisa la piste d’un daim clic-clic, le petit ongulé sans cornes qui se nourrit des petits buveurs de sang que le clic-clic de son sabot attire de leur cachette près des trous d’eau. Il la suivit tandis que Monde-sœur se levait et régnait, et il la suivait encore quand elle eut plongé la moitié de ses continents bleutés derrière la plus éloignée des montagnes fumantes de l’ouest. Puis il entendit s’élever devant lui le chant de triomphe que les Enfants de l’ombre entonnent quand ils ont tué assez pour chaque bouche, et il sut qu’il avait perdu.

Dans les grands jours anciens de la contemplation, quand Dieu était le roi des hommes, les hommes marchaient sans peur parmi les Enfants de l’ombre la nuit, et les Enfants de l’ombre, sans peur, recherchaient la compagnie des hommes le jour. Mais la contemplation avait donné ses jours à la rivière depuis longtemps, et elle flottait dans les prairies marécageuses de la mort. Pourtant, un grand chasseur, se disait Coureur des sables (et, parce qu’il possédait depuis sa plus tendre enfance ce don du lait qui permet à un homme de regarder par des yeux extérieurs aux siens et de rire, il ajouta : un grand chasseur qui a très faim), pourrait peut-être essayer de renouer avec les vieilles traditions. Dieu, sans aucun doute, ordonne toute chose. Les Enfants de l’ombre pouvaient tuer de la main droite et de la main gauche pendant que le soleil dormait, mais de quoi auraient-ils l’air s’ils essayaient de le tuer, de jour comme de nuit, alors que Dieu ne le voulait pas ?

Silencieusement mais fier et droit, il poursuivit jusqu’à ce que la lumière bleue de Monde-sœur lui montre l’endroit où, comme des chauves-souris autour du sang répandu, les Enfants de l’ombre entouraient le daim tic-tic. Bien avant qu’il soit arrivé jusqu’à eux, leurs têtes se tournèrent, sur des tiges libres comme un cou de hibou.

« Matin calme où la nourriture abonde », dit-il poliment.

Il fit cinq pas en avant sans qu’il y eût un bruit, puis une bouche qui n’était pas humaine répondit :

« Elle abonde, en effet. »

Les femmes de l’endroit où l’on se couche qui voulaient faire peur aux enfants qui jouaient encore quand leur ombre était plus longue qu’eux disaient que des dents des Enfants de l’ombre coulait du poison. Coureur des sables n’y croyait pas, mais il s’en souvint lorsque l’autre parla. Il savait que ce « elle abonde » ne se rapportait pas au daim tic-tic, mais il dit : « J’en suis content. J’ai entendu votre chant — de nombreuses bouches chantaient, et toutes pleines. C’est moi qui vous ai rabattu votre nourriture, et je demande ma part — ou je tue le plus gros d’entre vous pour le manger, et les autres pourront dîner de ses os quand j’aurai fini. Pour moi c’est la même chose. »

« Les hommes ne sont pas comme toi. Les hommes ne mangent pas la chair de leurs semblables. »

« Vous voulez dire vous-mêmes ? Seulement quand vous avez faim, mais vous avez faim tout le temps. »

Plusieurs voix dirent doucement : « Non… » en traînant sur le mot.

« Un homme que je connais — Pieds qui volent, un homme de haute taille et qui n’a pas peur du soleil — a tué l’un de vous et a laissé sa tête comme offrande nocturne. Quand il s’est réveillé, le crâne était nettoyé. »

« Les renards », fit une voix qui ne s’était pas encore fait entendre. « Ou bien c’est un garçon de sa race qu’il avait tué, ce qui est plus probable. Vous nous avez laissé des souris quand vous êtes venu ici, et maintenant vous voudriez qu’on vous rembourse avec du daim. Nous aurions dû vous égorger quand vous dormiez. »

« Beaucoup d’entre vous seraient morts en essayant. »

« Je pourrais te tuer maintenant. Moi seul. Ainsi nous massacrons vos enfants qui viennent à nous en geignant — nous les faisons taire et nous dînons bien. » Une des silhouettes obscures se leva.

« Je ne suis pas un enfant. J’ai quatorze étés. Et je ne viens pas affamé. J’ai mangé aujourd’hui et je mangerai encore. »

L’Enfant de l’ombre qui s’était levé fit un pas en avant. Plusieurs autres se levèrent comme pour l’arrêter, mais ne le firent pas. « Approche ! » s’écria Coureur des sables. Crois-tu être en train de m’appeler de l’endroit où l’on se couche pour me tuer parmi les rochers ? Égorgeur de bébés ! » Il fléchit les genoux et les mains et sentit la force qui parcourait ses bras. Avant sa téméraire approche, il avait résolu de prendre la fuite aussitôt sans essayer de combattre si les Enfants de l’ombre se montraient menaçants. Il était certain de pouvoir distancer aisément leurs courtes jambes. Mais il était également sûr maintenant que, morsure empoisonnée ou pas, il pouvait triompher de la silhouette chétive qui lui faisait face.

Celui qui lui avait adressé la parole au début dit en un murmure à peine audible mais pressant : « Il est sacré. Tu ne dois pas lui faire de mal. »

« Je ne suis pas venu pour me battre », dit Coureur des sables. « Je réclame seulement une part honorable du daim tic-tic que j’ai jeté entre vos mains. Votre chant dit que vous en avez suffisamment. »

L’Enfant de l’ombre qui s’était levé pour l’affronter cria : « Avec mon plus petit doigt, je briserai tes os jusqu’à ce que les bouts ressortent par ta peau. »

Coureur des sables esquiva le coup de griffes qui lui était lancé et annonça d’un air méprisant : « Si vous êtes de son sang, faites-le se coucher, ou il m’appartient. »

« Il est sacré », répondirent leurs voix. Le son de ces paroles était comme le vent de la nuit qui cherche l’endroit où l’on se couche et ne le trouve jamais.

Sa main gauche pouvait écarter les griffes ; sa droite saisir la gorge trop souple d’une poigne mortelle. Coureur des sables assura l’assise de ses pieds et attendit, accroupi, le plus léger mouvement en avant qui mettrait l’adversaire à bonne portée. À ce moment, peut-être parce qu’à la limite de la vision, une masse de vapeurs issues des Montagnes de la Virilité avait été chassée par le vent pour la révéler, la lumière de Monde-sœur tomba, juste à l’instant précédant son coucher, et aussi éphémèrement que la lueur de l’éclair, sur le visage de l’Enfant de l’ombre. Il était sombre et faible, et avec ses grands yeux surmontant une chair plissée, ses joues enfoncées et son nez et ses yeux d’où coulait un épais liquide, il n’était pas plus gros que celui d’un bébé.

Mais si Coureur des sables se rappela tous ces détails plus tard, il ne les remarqua pas dans le bref éclair de lumière bleue. Au lieu de cela, il vit les visages des hommes, et la force qu’ils croient avoir quand ils ont bien mangé, et que ce sont des créatures stupides qu’un souffle peut détruire. Et comme Coureur des sables était jeune, il n’avait jamais vu cela avant. Quand les griffes touchèrent sa gorge, il se dégagea et, haletant et étouffant pour une raison qu’il ne comprenait pas, courut se réfugier vers la masse de silhouettes noires assemblées autour du daim tic-tic.

« Regardez », fit la voix de celui qui lui avait adressé la parole au début. « Il pleure. Ici, mon garçon. Viens vite. Assieds-toi avec nous. Mange. »

Coureur des sables s’accroupit, poussé par leurs petites mains noires, devant le daim avec les autres. Quelqu’un s’adressa à l’Enfant de l’ombre dont les griffes avaient voulu lui déchirer la gorge un instant avant : « Tu ne dois pas lui faire de mal. Il est notre hôte. »

« Ah. »

« Ça ne fait pas de mal de jouer un peu avec eux, naturellement. Ça les fait rester à leur place. Mais laisse-le manger maintenant. »

Un autre mit un morceau de viande dans la main de Coureur des sables, et comme il avait toujours fait, il l’engloutit avant qu’on ait pu le lui arracher. L’Enfant de l’ombre qui l’avait menacé posa une main sur son épaule. « Je suis désolé si je t’ai fait peur. »

« Ce n’est pas grave. »

Monde-sœur s’était couchée et les constellations, dont plus rien n’éclipsait l’éclat, resplendissaient dans le ciel d’automne. La Femme à la chevelure de flammes, les Cinq jambes poilues, la Rose d’améthyste, que les habitants des prairies marécageuses, les hommes des marais, appelaient les Mille tentacules et le Poisson. La saveur du daim était douce à la bouche de Coureur des sables, et encore plus douce à son ventre, et il éprouva une soudaine satisfaction. Les petites silhouettes qui l’entouraient étaient ses amis. Ils lui avaient donné à manger. C’était bon d’être assis entouré d’amis et de nourriture, tandis que la Femme à la chevelure de flammes se tenait debout sur la tête dans le ciel nocturne.

Celui qui s’était adressé à lui au début (il ne réussissait pas encore à identifier la bouche d’où cette voix sortait) lui dit : « Tu es notre ami, maintenant. Cela fait longtemps que nous n’avons pas pris un ami de l’ombre parmi la population autochtone. »

Coureur des sables ne comprenait pas ce qu’il voulait dire, mais il jugea poli et peu compromettant de hocher la tête.

« Tu dis que nous chantons », poursuivit la voix familière. « Quand tu es arrivé ici, tu nous as dit que tu avais entendu le Chant de Nombreuses Bouches Toutes Pleines. Il y a maintenant un chant en toi, un chant de bonheur, mais qui reste sans contrepoint. »

« Qui es-tu ? » demanda Coureur des sables. « Je ne distingue pas lequel d’entre vous me parle. »

« Ici. » Deux des Enfants de l’ombre s’écartèrent (apparemment) et une zone noire, que Coureur des sables avait prise pour l’ombre d’un rocher projetée par une étoile, révéla un visage fripé et des yeux lumineux.

« Sereine rencontre », dit Coureur des sables, et il se présenta.

« On m’appelle le Vieux sage », fit le plus ancien des Enfants de l’ombre. « Sereine rencontre, en vérité. » Coureur des sables remarqua que les étoiles étaient faiblement visibles à travers les épaules du Vieux sage, et que c’était donc un esprit. Mais cela ne tracassait pas Coureur des sables outre mesure. Les esprits (bien qu’habituellement confinés dans le monde du rêve, dont ceux qui le pouvaient se tenaient à l’écart) étaient un fait de la vie, et un esprit puissant pouvait être un allié utile.

« Tu crois que je suis l’ombre d’un mort », fit le Vieux sage, « mais tu te trompes. »

« Nous sommes tous », prononça diplomatiquement Coureur des sables, « des ombres projetées devant nous. »

« Non », fit le Vieux sage. « Je ne suis pas ce que tu crois. Comme tu es un ami de l’ombre, maintenant, je vais te dire ce que je suis. Tu vois tous les autres — tes amis aussi véritablement que je le suis — qui sont autour de cette carcasse ? »

« Oui. » (Coureur des sables les avaient comptés, de peur qu’un autre n’apparaisse. Ils étaient sept.)

« Tu dirais qu’ils chantent. Il y a le Chant de Nombreuses Bouches Toutes Pleines, le Chant des Chemins Sinueux du ciel, pour que rien n’arrive, le Chant de Chasse, le Chant des Anciens Chagrins, que nous chantons quand le Lézard qui combat est haut dans le ciel d’été et que nous voyons notre ancienne demeure comme une petite perle jaune dans sa queue. Et ainsi de suite. Les tiens disent que parfois ces chants troublent votre sommeil. »

Coureur des sables hocha la tête, la bouche pleine.

« Eh bien, quand tu me parles, ou quand les liens chantent à l’endroit où l’on se couche, leur chant est une vibration de l’air. Quand tu parles, ou qu’un autre te parle, c’est aussi une vibration de l’air. »

« Quand le tonnerre parle », dit Coureur des sables, « ça c’est une vibration. Et maintenant, je sens une petite vibration dans ma gorge quand je te parle. »

« Oui, ta gorge vibre, et fait vibrer l’air, comme on fait trembler un buisson en faisant d’abord trembler la main qui le tient. Mais lorsque nous chantons, ce n’est pas l’air que nous faisons vibrer. Nos vibrations sont des extensions de nous-mêmes. Je suis le chant que tous les Enfants de l’ombre émettent, je suis leur pensée quand ils pensent ensemble. Tends tes mains devant toi comme cela, sans qu’elles se touchent. Maintenant, pense à tes mains disparues. C’est ainsi que nous vibrons. »

« Ce n’est rien », dit Coureur des sables.

« Ce que tu appelles rien est ce qui sépare toutes les choses. Quand cela aura disparu, les mondes se rencontreront dans une grande mort d’où de nouveaux mondes naîtront. Mais maintenant écoute-moi. Comme tu t’appelles l’ami de l’ombre, tu dois apprendre avant la fin de cette nuit à requérir notre aide quand tu en auras besoin. C’est très facile à faire, et c’est ainsi qu’il faut procéder : quand tu entendras notre chant — tu verras que si tu écoutes bien, assis ou couché immobile et tournant ta pensée vers nous, tu pourras nous entendre de très loin — tu devras chanter, dans ta tête, le même chant. Tu chanteras en même temps que nous, et nous entendrons l’écho de notre chant dans tes pensées et nous saurons ainsi que tu as besoin de notre aide. Essaye, maintenant. »

Tout autour de Coureur des sables, les Enfants de l’ombre se mirent à chanter le chant du Jour endormi, qui parle du lever du soleil, et de la première lueur, des ombres longues, longues, et des danses que font les diables de terre au sommet des collines. « Chante avec nous », commanda le Vieux sage.

Coureur des sables chanta. Au début, il essaya d’ajouter quelque chose de son cru au chant, comme font les hommes à l’endroit où l’on se couche ; mais les Enfants de l’ombre le pincèrent, et froncèrent les sourcils. Après cela, il chanta le chant du Jour endormi exactement comme le faisaient les Enfants de l’ombre ; et bientôt, tous se mirent à danser autour des os du daim tic-tic, pour montrer comment les diables de terre faisaient.

Il vit alors que les Enfants de l’ombre n’étaient pas tous des vieillards, comme il l’avait imaginé. Deux d’entre eux seulement étaient ridés et sans souplesse ; une troisième silhouette devait être une femme, bien que comme les autres elle n’eût qu’une touffe de cheveux sur la tête. Deux autres n’étaient ni jeunes ni vieux, et les deux derniers étaient à peine plus grands que des jeunes garçons. Coureur des sables observa leur visage en dansant, s’étonnant de les voir paraître à la fois si jeunes et si vieux, alors que les autres avaient l’air vieux et cependant étrangement jeunes en même temps. Il y voyait bien mieux à présent que lorsqu’il était assis avec eux devant le daim tic-tic, et il lui vint à l’esprit — dans une double compréhension, surprise après surprise — qu’à l’est, le noir du ciel laissait la place au pourpre, et qu’il n’y avait plus que sept Enfants de l’ombre. Le Vieux sage était parti. Coureur des sables se leva pour faire face au soleil levant — à moitié par instinct, et à moitié parce qu’il se disait que le Vieux sage était parti par là. Quand il se retourna, les Enfants de l’ombre s’étaient dispersés derrière lui parmi les rochers. Deux seulement étaient encore visibles, puis aucun. Sa première pensée fut de courir à leur poursuite, mais il était certain qu’ils n’aimeraient pas cela. Il leur cria très fort : « Allez avec Dieu ! » et agita les bras.

Les premiers rayons du soleil nouveau envoyèrent bondir vers lui des formes noir et or. Il regarda la carcasse du daim tic-tic. Quelques lambeaux de chair restaient, et les os donneraient de la moelle s’il pourrait les briser. À demi facétieusement, il dit à la carcasse : « Matin calme où la nourriture abonde », puis il mangea de nouveau avant l’arrivée des fourmis.

Une heure plus tard, en se curant les dents avec un ongle, il pensa à son rêve de la nuit précédente. Le Vieux sage, se dit-il, aurait sans doute su l’interpréter. Il regrettait de ne pas lui en avoir parlé. S’il dormait maintenant, en plein jour, il y avait peu de chances pour que lui vienne un bon rêve ; mais il avait froid et il était fatigué. Il s’étendit à la chaleur du soleil… et s’aperçut que le dos de la femme qui marchait devant lui lui paraissait familier. Il marchait plus vite qu’elle, et il vit bientôt que c’était sa mère. Mais quand il voulut l’appeler, aucun son ne sortit de sa gorge. Lui qui avait le pied si sûr, il glissa sur une pierre. Il mit les mains en avant pour se protéger, un choc violent parcourut tout son corps, et il se retrouva, assis par terre, tout seul, transpirant sous le soleil.

Il se mit debout, encore tremblant, balayant de la main les petits cailloux qui collaient encore à son dos mouillé. C’était ridicule. Il ne servait à rien d’essayer de dormir en plein jour. Son esprit quittait aussitôt son corps pour vagabonder, et si le prêtre venait jamais à lui dans son sommeil, il n’y aurait personne pour le recevoir. Il risquait même de le mécontenter, et il ne reviendrait jamais plus. Non, il fallait ou bien retourner à la caverne et essayer encore, ou bien accepter son échec et repartir — ce qui serait intolérable. Il retournerait donc au ravin.

Mais pas les mains vides. Le faux faisan qu’il avait apporté la première fois était un présent insuffisant. Peut-être parce qu’il avait déplu au prêtre pour quelque raison ; mais, en y réfléchissant, il pensa avec une certaine satisfaction que c’était peut-être aussi parce que le prêtre voulait lui faire une révélation de grande importance, pour laquelle le faux faisan était inadéquat. Un autre daim tic-tic, s’il pouvait en trouver un, devrait convenir. Il était arrivé du nord et avait vu peu de traces de gibier ; se diriger vers l’est signifiait retomber avant peu dans les gorges de la rivière ; à l’ouest, il y avait les montagnes qui brûlent. Il prit la direction du sud.

Le terrain s’éleva peu à peu. Il n’y avait déjà pas tellement de végétation, mais elle se raréfia encore. La roche grise laissa place à l’ocre. Aux environs de midi, son pas infatigable l’ayant conduit au sommet d’une crête, il vit une chose qu’il n’avait vue qu’une fois ou deux dans sa vie : une minuscule vallée irriguée, une oasis au milieu du désert qui avait réussi à retenir assez de terre pour qu’y poussent de la vraie herbe, quelques fleurs sauvages et un arbre.

Un tel lieu était extrêmement sacré, mais il était possible d’y boire, et même d’y passer quelques heures, si l’on était assez audacieux. Et l’arbre, Coureur des sables le savait, préférait que l’on vienne seul, ce qui était un avantage pour lui. Il s’approcha, comme le dictait la coutume, ni trop vite ni trop lentement, avec une expression de courtoisie étudiée, et il était sur le point de le saluer lorsqu’il vit une fille, assise, un bébé dans les bras, au milieu des racines.

Pendant quelques instants, impoliment, son regard quitta l’arbre. Le visage de la fille était en forme de cœur, timide, à peine celui d’une femme déjà. Sa longue chevelure (c’était une chose dont Coureur des sables n’avait pas l’habitude) était toute propre : elle l’avait lavée dans l’eau au pied de l’arbre, et démêlée avec ses doigts, de sorte qu’elle s’étalait maintenant sur ses épaules brunes. Elle était assise les jambes croisées, immobile, avec son bébé, une fleur dans ses cheveux, endormi sur ses cuisses.

Coureur des sables salua cérémonieusement l’arbre, en demandant la permission de boire et en promettant de ne pas rester trop longtemps. Un murmure de feuillage lui répondit, et bien qu’il ne comprît pas les mots, ils ne semblaient pas hostiles. Il sourit pour montrer sa reconnaissance, et alla boire à la flaque d’eau.

Il but longtemps et profondément, comme font les animaux du désert. Quand il en eut assez et releva la tête de la surface ridée par le vent, il vit l’image du visage de la fille qui dansait près du sien.

« Matin calme », dit-il.

« Matin calme », répondit-elle.

« Je m’appelle Coureur des sables. » Il pensa à son voyage à la caverne, au daim tic-tic et au faux faisan, et au Vieux sage. « Coureur des sables, le voyageur, grand chasseur et ami de l’ombre. »

« Je m’appelle Sept filles qui attendent », dit la fille. « Et ça », elle sourit tendrement au bébé qu’elle tenait, « c’est Marie papillons roses. Je l’ai appelée ainsi à cause de ses petites mains. Elle les agite toujours quand elle s’éveille. »

Coureur des sables, qui au cours de sa courte existence avait vu combien d’enfants viennent et combien peu survivent, hocha la tête et sourit.

La fille regarda la mare au pied de l’arbre, puis l’arbre, puis les fleurs et l’herbe, tout sauf le visage de Coureur des sables. Il vit ses petites dents blanches affleurer comme des souris des neiges sur ses lèvres pour les toucher puis se retirer. Le vent courbait les herbes, et l’arbre dit quelque chose qu’il ne comprit pas. Peut-être que Sept filles qui attendent le comprit, elle. « Est-ce que… » fit-elle en hésitant… « tu te coucheras ici ce soir ? »

Il comprit ce qu’elle voulait dire, et répondit aussi doucement qu’il put : « Je n’ai pas de nourriture à partager. Je regrette. Ce que je chasse, je dois le garder comme offrande pour le prêtre de Tonne toujours. Personne ne se couche à l’endroit où tu te couches ? »

« Il n’y avait rien nulle part. Papillons roses était toute neuve, et je ne pouvais pas aller loin… Nous nous sommes couchées là, derrière ce rocher courbe. » Elle fit un petit geste de découragement avec ses épaules.

« Je n’ai jamais connu cela », dit Coureur des sables en posant une main sur son bras, « mais je sais ce que l’on doit éprouver, assis tout seul en attendant ceux qui ne viennent pas. Ce doit être terrible. »

« Tu es un homme. Ça ne t’arrivera pas jusqu’à ce que tu sois très vieux. »

« Je ne voulais pas te fâcher. »

« Je ne suis pas fâchée. Et je ne suis pas seule non plus — j’ai Papillons roses avec moi tout le temps, et il y a du lait pour elle. Maintenant, nous dormons ici. »

« Toutes les nuits ? »

La fille acquiesça, presque d’un air de défi.

« Ce n’est pas bon de dormir là où il y a un arbre pour plus d’une nuit. »

« Papillons roses est sa fille. Je le sais parce qu’il me l’a dit dans un rêve bien longtemps avant qu’elle ne naisse. Il aime l’avoir ici. »

Coureur des sables dit avec prudence : « Nous avons tous été engendrés dans une femme par des arbres. Mais ils veulent rarement qu’on reste près d’eux plus d’une nuit. »

« Il est bon pour nous ! J’avais pensé… » sa voix était devenue faible au point de n’être qu’un murmure à peine audible par-dessus le bruissement du vent dans l’herbe… « Quand tu es arrivé, j’avais cru qu’il t’avait envoyé pour nous apporter quelque chose à manger. »

Coureur des sables regarda la mare au pied de l’arbre : « Y a-t-il du poisson ? »

Humblement, comme si elle confessait quelque mauvaise action, elle répondit : « Je n’en ai pas trouvé depuis… depuis… »

« Combien de temps ? »

« Depuis trois jours. C’est ainsi que nous avons survécu. J’ai mangé les poissons, et j’avais du lait pour Papillons roses. J’ai encore du lait. » Elle regarda le bébé, puis Coureur des sables, et ses grands yeux semblaient le supplier de la croire.

Coureur des sables leva les yeux vers le ciel. « Il va faire froid », dit-il. « Regarde comme le ciel est clair. »

« Tu te coucheras ici ? »

« La nourriture que je trouverai devra me servir d’offrande. » Il lui parla du prêtre, et de son rêve.

« Mais tu reviendras ? »

Coureur des sables acquiesça, et elle lui décrivit les meilleurs endroits pour chasser — les endroits où les siens avaient trouvé du gibier, quand il y en avait.

Il lui fallut presque une heure pour gravir la longue pente rocheuse au-dessus de l’oasis. Arrivé au rocher courbe — un doigt de pierre crochu oublié pointé vers le ciel par l’érosion — il découvrit l’endroit où l’on se couche que son peuple avait utilisé : les rochers qui avaient abrité les dormeurs du vent, quelques traces que le vent n’avait pas encore effacées, les os blanchis de quelques animaux. Mais l’endroit où l’on se couche était sans intérêt pour lui.

Il chassa jusqu’à ce que Monde-sœur se lève, et il ne trouva rien. Il aurait aimé se coucher à l’endroit où il était, mais il avait promis à la fille de revenir, et il y avait déjà un esprit glacé dans l’air. Il la trouva, comme il s’y attendait, couchée avec le bébé dans ses bras parmi les racines de l’arbre.

Épuisé, il se laissa tomber à côté d’elle. Le bruit de sa respiration et la chaleur de son corps la réveillèrent ; elle sursauta, puis le regarda et sourit, heureuse qu’il soit revenu. « As-tu trouvé quelque chose ? » lui demanda-t-elle.

Il secoua négativement la tête.

« Moi, si. Regarde. J’ai pensé que tu aimerais le garder, pour faire ton offrande. » Elle tenait à la main un petit poisson, maintenant raidi par le froid.

Coureur des sables le soupesa, puis secoua la tête. Si le faux faisan n’avait pas été suffisant, ce serait certainement encore moins acceptable. « Un poisson se gâterait avant que j’arrive là-bas », dit-il. Il lui déchira un morceau de ventre avec ses dents, puis élargit le trou avec ses doigts de manière à pouvoir retirer les intestins et une partie de l’arête. Puis il partagea les deux minuscules filets qui restaient et en donna un à la fille.

« C’est bon », dit-elle en l’avalant. Puis elle ajouta : « Où vas-tu ? »

Coureur des sables s’était levé et étirait ses muscles froids et fatigués à la lumière de Monde-sœur. « Chasser », répondit-il. « Avant, je cherchais quelque chose de grand, qui puisse me servir d’offrande. Maintenant, je vais chercher quelque chose de petit, juste pour manger ce soir. Des souris des roches, peut-être. »

Il disparut, et la fille resta seule avec son bébé, regardant à travers le feuillage la ligne étincelante de la Cascade et les océans et tempêtes de Monde-sœur. Puis ses yeux se fermèrent, et elle put détacher Monde-sœur de l’arbre. Elle porta un morceau de pulpe bleue à ses lèvres et un jus sucré coula dans sa bouche. Puis elle s’éveilla, et elle avait toujours le jus sucré dans sa bouche. Quelqu’un était penché sur elle, et pendant un instant elle eut peur.

« Allons. » C’était Coureur des sables. « Réveille-toi. J’ai quelque chose. » Il lui toucha de nouveau les lèvres avec ses doigts. Ils étaient collants, et chargés d’un parfum très fort de fruits, de fleurs et de terre.

Elle se leva, en tenant toujours contre elle Papillons roses, dont elle réchauffait le ventre et les jambes de ses seins proéminents (ils étaient faits pour ça, à part donner du lait), ses bras passés autour du petit corps, tremblante.

Coureur des sables la tira. « Viens ! »

« C’est loin ? »

« Non, pas très loin. » (En réalité, c’était loin, et il aurait bien proposé de porter Papillons roses, mais il savait qu’elle refuserait de peur qu’il ne lui fît du mal.)

L’endroit se trouvait au nord-est, presque au commencement de la rivière. Sept filles qui attendent commençait à tituber d’épuisement lorsqu’ils l’atteignirent : un petit trou noir, là où Coureur des sables avait frappé le sol avec son talon. « Ici », dit-il. « Je me suis arrêté pour me reposer, et lorsque j’ai collé mon oreille au sol je les ai entendus parler. » Il éventra le sol d’apparence compacte avec ses doigts puissants, écartant les mottes ; puis il remonta une boule, aussi noire que la terre, qui coulait à la lumière bleue de Monde-sœur. On entendait un doux bruissement. Coureur des sables brisa la boule gluante en deux, et plaça une moitié dans sa bouche et une moitié dans celle de la fille. Elle sut, brusquement, qu’elle était affamée, et elle se mit à mâcher et à avaler avec frénésie, recrachant la cire.

« Aide-moi », dit-il. « Elles ne te piqueront pas. Il fait trop froid. Écarte-les avec la main. »

Il était déjà en train de creuser de nouveau, et elle fit comme lui, après avoir posé Papillons roses à l’abri et passé un peu de miel sur sa bouche et ses petites mains pour qu’elle puisse sucer ses doigts. Ils ne mangèrent pas seulement le miel, mais aussi les larves blanches et grasses, et ils fouillèrent la terre jusqu’à ce que leur corps entier fût collant et maculé. Coureur des sables mettait les meilleurs morceaux qu’il trouvait dans la bouche de Sept filles qui attendent, et elle faisait de même avec ses plus fines trouvailles. Ensemble, ils repoussaient les abeilles engourdies, et ils creusèrent et mangèrent jusqu’à ce qu’ils tombent, heureux et gavés, dans les bras l’un de l’autre. Elle se pressa contre lui, sentant son propre ventre dur et rond comme un melon contre lui. Elle posa ses lèvres sur son visage, qui était sucré et gluant.

Il la prit aux épaules et voulut la pousser doucement. « Non », dit-elle. « Pas sur moi, je ne pourrais pas, j’éclaterais. Comme ça. » L’arbre de Coureur des sables avait grandi, et elle l’enveloppa dans ses mains. Après, ils mirent Papillons roses entre leurs deux corps en sueur pour la garder au chaud, et ils dormirent pendant tout le reste de la nuit, bien serrés tous les trois dans un mélange inextricable de jambes et de soupirs.

Le rugissement de Tonne toujours parvint aux oreilles de Coureur des sables. Il se leva et pénétra dans la caverne du prêtre, mais cette fois-ci, bien qu’il fît noir comme l’autre fois, il voyait tout. Il avait trouvé le pouvoir, il ne savait comment, de voir sans yeux et sans lumière. La caverne s’étendait de chaque côté de lui et devant lui dans un chaos de roches brisées.

Il avançait, et il grimpait. Le terrain était plus sec.

Le sol était devenu d’argile cassante. Des stalactites pendaient de la voûte rocheuse, froide et suintante, et des stalagmites montaient à ses pieds, de sorte qu’à un moment il avait l’impression de pénétrer dans la bouche de quelque monstrueux animal. Puis les dents de pierre disparurent et il ne resta que la langue d’argile et le palais qui se rétrécissait de plus en plus. Il aperçut alors l’endroit où se tenait le prêtre, entouré des os de toutes ses offrandes, et le prêtre qui était couché se redressa pour le regarder.

« Je suis désolé », lui dit Coureur des sables. « Tu as faim, et je ne t’ai rien apporté. » Puis il tendit ses mains, et s’aperçut qu’il tenait un rayon ruisselant de miel dans l’une et une masse de larves agglomérées dans l’autre. Le prêtre les accepta en souriant, et se pencha pour choisir parmi le tapis d’os un crâne d’animal qu’il tendit à Coureur des sables.

Coureur des sables le prit. Il était vieux et desséché, mais la main du prêtre y avait déposé une goutte de sang frais, et tandis qu’il le regardait le crâne reprit vie. L’os devint luisant et humide, puis marbré de veines noires, puis recouvert de peau et de fourrure soyeuse. C’était la tête d’une loutre. Les yeux, vivants et doux, se fixèrent sur le visage de Coureur des sables.

Dans ces yeux, il vit la rivière où la loutre était née. C’était la même rivière qui coulait devant la ruche dévalisée. Il vit l’eau qui plongeait dans le cœur des hautes collines, à la recherche de la vraie surface du monde. Il la vit se jeter en torrent dans le ravin de Tonne toujours, se déchaîner en rapides bouillonnants et calmer enfin son flot impétueux pour pénétrer en méandres paresseux de presque un kilomètre de large dans les prairies marécageuses. Il vit le vol tendu des hérons effilés et des aigrettes, il vit les grenouilles jaunes se battre pour la possession du vent, et dans les eaux lentes et vertes, comme s’il nageait lui-même à six mètres de profondeur au milieu des pierres et du sable qui tapissaient le fond, il vit la silhouette de la loutre. Avec sa fourrure d’un roux presque noir, souple comme un serpent elle fendait l’eau et s’approcha si près de lui avant de faire demi-tour qu’il distingua très clairement ses courtes pattes puissantes qui pagayaient à un doigt du fond sablonneux et qui donnaient l’impression qu’elle marchait.

« Hein ? » dit-il. « Qu’est-ce que c’est ? » Papillons roses gigotait contre lui. À demi endormi, il l’aida à trouver l’un des seins de sa mère et enveloppa l’autre de ses deux mains. Il avait froid, et il pensa à son rêve, mais il n’était pas terminé.

Il était près de la rivière large, les pieds dans la boue. Ce n’était pas encore tout à fait l’aube, mais les étoiles pâlissaient. Les roseaux se courbaient sous la brise du matin, qui soufflait jusqu’au bord du monde. Dans l’eau jusqu’aux mollets, entourés de rides concentriques, il y avait Pieds qui volent, le vieux Doigt sanglant, Feuilles à manger, Douce bouche et Vent dans les cèdres.

Derrière lui arrivèrent deux hommes. Les gens des prairies marécageuses, il le savait, écartaient leurs jeunes hommes des femmes jusqu’à ce que le feu des montagnes prouve leur virilité et laisse leurs cuisses et leurs épaules marquées de cicatrices. Ces hommes avaient de telles cicatrices. Leurs cheveux avaient été noués en boucles, et ils avaient des bracelets d’herbe tressée autour de leurs poignets et des colliers autour du cou. L’un des deux hommes, au visage marqué de cicatrices, laissa entendre un chant, puis se tut. Pieds qui volent vit que le regard de cet homme était sur lui, et il fit un pas en arrière dans la rivière, à un endroit où elle était soudain plus profonde. Pieds qui volent perdit l’équilibre. Les deux hommes se saisirent de lui. L’eau bouillonnait de ses mouvements désordonnés, et les deux hommes, qui avaient maintenant de l’eau jusqu’à la taille, le maintenaient sous la surface. Ses mouvements devenaient de plus en plus faibles, et Coureur des sables, qui savait qu’il rêvait — endormi à côté de Sept filles qui attendent — pensa en rêvant cela que s’il avait été à la place de Pieds qui volent, il aurait feint d’être mort jusqu’à ce qu’ils le lâchent. Mais Pieds qui volent avait maintenant cessé de résister, et la vase que ses pieds avaient soulevée était retombée au fond. Ses bras et ses jambes étaient sans vie, et sa longue chevelure flottait derrière lui comme un paquet d’herbes. Coureur des sables vola vers lui. Ses pieds s’élevaient très haut au-dessus de l’eau, et l’effleuraient à peine lorsqu’ils redescendaient. Il regarda le visage blême qui était sous l’eau, et pendant qu’il le regardait, les yeux s’ouvrirent et la bouche aussi, et ils exprimaient une douleur qui disparut bientôt tandis que le regard devenait aveugle.

Coureur des sables ne pouvait plus respirer. Il se redressa tremblant, la poitrine oppressée. Il tendait le cou le plus haut possible, pour maintenir sa tête au-dessus d’une eau qu’il ne voyait pas. Sept filles qui attendent se retourna dans son sommeil, et Papillons roses se réveilla et se mit à pleurer.

Il se leva et alla s’asseoir au sommet d’une petite butte. Comme dans son rêve, le soleil allait se lever et l’est était déjà empourpré du reflet de son visage. Pendant que Sept filles qui attendent, après avoir bu à la rivière, donnait le sein à Papillons roses, il lui expliqua son rêve : « Pieds qui volent avait eu la même pensée que moi. Il voulait faire semblant d’être mort, mais les hommes des marais éventèrent la ruse et… » Coureur des sables haussa les épaules.

« Tu dis qu’il ne pouvait pas se relever », commenta Sept filles qui attendent avec un esprit pratique. « Il serait mort de toute façon. »

« Oui. »

« Iras-tu chasser aujourd’hui ? Tu as besoin d’une offrande, et comme nous ne sommes pas restés à l’arbre hier soir, nous pourrions y coucher ce soir. »

« Je ne crois pas que le prêtre ait besoin d’une nouvelle offrande », répondit lentement Coureur des sables. « J’avais cru qu’il ne m’aidait pas, mais maintenant je comprends que le rêve que j’ai fait dans sa caverne où je flottais dans l’air au milieu des étoiles était de son fait, et celui que j’ai fait en plein jour où je marchais au milieu de ma mère et des autres était de son fait, et également celui que j’ai fait cette nuit. En vérité, les hommes des marais ont enlevé les miens. »

Sept filles qui attendent s’assit, tenant Papillons roses sur ses genoux, sans regarder son visage. « Le chemin est long jusqu’aux marais », dit-elle.

« Je sais, mais mon rêve m’a montré comment voyager rapidement. » Il marcha jusqu’au bord du petit cours d’eau qui devenait plus loin la grande rivière, et l’examina. L’eau était claire, et à hauteur de hanches. Le fond était fait de sable et de galets. Il plongea.

Le courant, déjà fort même ici, l’emporta. Pendant quelques instants, il tendit la tête au-dessus de l’eau. Sept filles qui attendent était déjà loin, petite silhouette brillant sous le soleil nouveau. Elle agita les bras et souleva Papillons roses pour qu’elle puisse le voir. Il savait qu’elle était en train de crier : « Va avec Dieu. »

Le courant l’emportait de plus en plus fort. Il se mit sur le ventre, et pensa à la loutre. Il imagina qu’il avait lui aussi des narines tout près du sommet de sa tête, et de petites pattes palmées et puissantes à la place de ses longs membres. Il battit des jambes et se propulsa, battit et se propulsa, en s’arrêtant de temps à autre pour guetter le bruit des rapides.

Il en passa plusieurs. Il quittait la rivière et les contournait à pied. Lorsqu’ils n’étaient pas très forts, il les franchissait à la nage, chaque fois avec un peu plus d’adresse. Sur la moitié du ravin de Tonne toujours, il porta un gros poisson destiné à être laissé en offrande dans la caverne du prêtre. Dans des trous profonds, les courants le faisaient tourbillonner vers le fond jusqu’à ce que, leur force morte, il reste en suspens dans la lumière verte, ses cheveux déployés comme un nuage autour de son visage, puis reparte tout droit vers la surface au milieu d’une multitude de bulles de cristal.

Tard ce soir-là, il devina qu’il traversait le pays qui lui était familier, les collines rocheuses où vivait son peuple. Il avait parcouru depuis le matin plus de distance vers le nord qu’il n’en avait couvert en cinq jours de marche vers le sud pour se rendre à Tonne toujours.

La nuit tomba, et choisissant un coude un peu plus calme de la rivière, il se traîna sur une petite plage de sable, presque incapable de hisser son corps hors de l’eau tant il était épuisé. Il dormit sur le sable abrité par les hautes herbes, et ne regarda pas du tout les étoiles.

Le lendemain matin, il marcha une demi-heure le long de la rive sablonneuse avant de se laisser de nouveau glisser, affamé, dans l’eau. Tout lui était beaucoup plus facile maintenant. Le poisson abondait, et il en attrapa un beau, et aussi un canard grèbe en nageant sous l’eau, remuant à peine les membres, jusqu’à ce qu’il puisse saisir le malchanceux canard par les pattes.

La rivière était également plus calme. S’il n’allait plus aussi vite, la progression était moins épuisante. Les méandres passaient au milieu de collines boisées et de plaines où d’énormes arbres enfonçaient leurs racines dans l’eau. Puis les roseaux, parsemés d’arbustes et de buissons, dominèrent, et l’eau froide, maintenant stagnante, prit pour des raisons qu’il ne comprenait pas un goût léger de transpiration.

La nuit vint une nouvelle fois, mais il n’y avait plus de rive accueillante. Précautionneusement, il franchit un kilomètre de vase à l’odeur infecte pour atteindre un arbre. Quelques gibiers d’eau tournaient au-dessus de sa tête, se lançant des appels et même des plaintes — comme si la mort du soleil était synonyme de terreur et de mort pour eux aussi.

Il parla à l’arbre, mais il n’eut pas de réponse, et il eut l’impression que le pouvoir qui habitait les arbres solitaires des oasis de sa contrée était absent ici, et que cet arbre ne parlait pas plus aux choses invisibles qu’à lui et n’engendrait pas de bébés dans le ventre des femmes. Mais il pouvait se tromper ; aussi, il demanda la permission de grimper dans une haute fourche pour y passer la nuit. Quelques insectes le trouvèrent, mais ils étaient engourdis par le froid. Le ciel était rayé de nuages filamenteux à travers lesquels filtrait la lumière exsangue de Monde-sœur. Il dormit, puis se réveilla ; et il flaira d’abord, puis entendit, et vit enfin dans la pénombre bleue un ours-goule qui passait, massif et puant.

Il s’endormit presque de nouveau. Chagrin, chagrin, chagrin.

Non, pas de chagrin, se dit-il. Et pourtant, quand il songeait à Sept filles qui attendent et à Papillons roses et à l’arbre vivant et pensant qui régnait sur sa petite flaque d’eau et sa pelouse fleurie au pays des pierres qui s’éboulent, quelque chose lui faisait mal.

Chagrin, chagrin, chagrin, chantaient les pulsations de la nuit.

Pas chagrin, pensa Coureur des sables. Haine. Les hommes des marais avaient tué Pieds qui volent, qui lui avait parfois dans ses périodes d’abondance donné à manger quand il était petit. Ils avaient dû tuer aussi Doigt sanglant, Feuilles à manger, Douce bouche et sa propre mère.

Chagrin, chanter chagrin.

Non, pas chagrin, pensa-t-il. Seulement le vent, et l’arbre. Il se redressa, tendant l’oreille, pour se convaincre que ce n’était que le soupir du vent qu’il entendait, ou peut-être les lamentations de l’arbre nostalgique de lieux meilleurs. De toute façon — peut-être, après tout, s’était-il trompé sur le compte de l’arbre solitaire entouré de roseaux — ce n’était pas un bruit hostile. Ce n’était rien…

Le vent perdu soupira, mais pas en paroles. Le feuillage qui l’entourait ne tremblait pas. Loin au-dessus de sa tête et à une grande distance, le tonnerre éclata. Chagrin, chantait un chœur de voix. Chagrin, chagrin, chagrin. Solitude, la nuit qui vient ne repartira plus.

Non, ce n’était pas le vent, ni l’arbre. Les Enfants de l’ombre. Quelque part. Formant doucement les mots, Coureur des sables dit : « Matin calme. Je ne suis ni triste ni mélancolique, mais je chanterai avec vous. Chagrin, chagrin, chagrin. » Il se souvint que le Vieux sage avait dit : « Comme tu t’appelles l’ami de l’ombre tu dois apprendre avant la fin de cette nuit à requérir notre aide quand tu en auras besoin. » Coureur des sables avait espéré, avec l’optimisme d’un jeune garçon, libérer son peuple à la seule force de ses bras, mais si les Enfants de l’ombre voulaient l’aider il ne demandait pas mieux. Solitude, chanta-t-il avec eux, puis, fermant la bouche et ouvrant son esprit aux nuages et aux kilomètres de rivière et de roseaux : la nuit qui vient ne repartira plus.

Chagrin, chagrin, chagrin, chantèrent à nouveau les Enfants de l’ombre, quelque part, mais leur chant semblait maintenant moins l’expression d’un état d’âme qu’un rituel traditionnel. Ils l’avaient entendu.

Viens à nous, ami de l’ombre. Aide-nous dans notre chagrin.

Il essaya de les interroger, mais s’aperçut que c’était impossible. Dès que sa pensée n’était plus la pensée du chant, dès qu’elle ne suivait pas le courant des autres, le lien était brisé et il se retrouvait tout seul.

Viens à nous, viens à nous, chantaient les Enfants de l’ombre. Aide-nous dans notre chagrin.

Coureur des sables descendit de l’arbre, frissonnant à la pensée de l’ours-goule. Loin dans la nuit, un oiseau laissa entendre un cri fielleux. Non seulement il était difficile de savoir de quelle direction venait le chant, mais toute activité le rendait encore plus faible dans son esprit. Il s’immobilisa, d’abord debout, puis appuyé au tronc et finalement les yeux fermés et la tête en arrière. Chagrin, chagrin, chagrin. Une direction — peut-être — le nord-ouest. En s’éloignant diagonalement du cours principal de la rivière. Il regarda le ciel, dans l’espoir de s’orienter sur l’Œil du froid, mais les nuages en rangs serrés ne laissaient apercevoir presque aucune étoile.

Il se mit en marche dans un grand bruit d’éclaboussement, puis s’arrêta, embarrassé. Autour de lui, le marais semblait écouter. Il essaya encore, et au bout d’une centaine de pas réussit à trouver une méthode de progression relativement silencieuse. En levant haut les genoux, il faisait de grandes enjambées au-dessus de l’eau et reposait son pied en le cambrant comme un plongeur. Comme un oiseau échassier, se dit-il. Il se souvenait d’avoir vu quelquefois ces chasseurs de grenouilles au long bec et à la tête huppée courir le long de la rivière sur leurs pattes grêles. Il méritait bien son nom de Coureur des sables.

Mais il y avait maintenant de la vase au fond, et à plusieurs reprises il crut qu’il allait s’embourber. De petits animaux qui lui rappelaient les souris des roches qu’il connaissait fuyaient à son approche ou plongeaient sous l’eau. Quelque chose d’invisible sifflait sur son passage au milieu des roseaux.

Chagrin, chagrin, chagrin, chantaient les Enfants de l’ombre, un peu plus fort maintenant. Le sol, quoique boueux encore, cessa bientôt d’être recouvert par une pellicule d’eau. Coureur des sables se déplaçait d’ombre en ombre, immobile quand les nuages dévoilaient la face de Monde-sœur. Une voix, la voix ténue mais réelle d’un Enfant de l’ombre, parvint à ses oreilles. Elle lui disait, faiblement mais distinctement : « Ils l’attendent pour le prendre. »

« Ils ne le prendront pas », répondit une seconde voix, beaucoup moins claire. « C’est notre ami… Il… nous… les tuer tous. »

Coureur des sables se tapit au milieu des roseaux. Cinq minutes, dix minutes, il ne bougea pas. Là-haut, les nuages s’enfuirent vers l’est et furent remplacés par d’autres. Le vent murmurait dans les roseaux et les faisait ployer. Au bout d’un long moment, une voix qui n’était pas celle d’un Enfant de l’ombre dit : « Ils sont partis. Si tant est qu’ils étaient là. Ils les ont entendus. »

Une seconde voix grogna. Devant lui, à cent pas ou davantage, quelque chose remua. Il l’entendit plutôt qu’il ne le vit. Au bout de cinq autres minutes, il commença à opérer un mouvement tournant sur sa gauche.

Une heure plus tard, il savait qu’il y avait quatre hommes postés aux quatre coins d’un carré, et il pensait que les Enfants de l’ombre étaient au centre. Ce n’était pas la première fois que Coureur des sables se sentait traqué. Deux fois, quand il était entant, il avait été pourchassé comme du gibier par des hommes affamés. Et il aurait été facile maintenant de rebrousser chemin et de trouver un nouvel endroit où l’on se couche, ou de retourner à l’ancien. Mais il rampa vers les voix, à la fois apeuré et empli d’excitation.

« Bientôt la lumière », dit l’un des hommes, et un autre lui répondit : « D’autres peuvent venir ; ne fais pas de bruit. » Coureur des sables était presque au centre du carré.

Lentement, il rampa en avant. Sa main touchait l’air. Le sol n’était plus horizontal devant lui. Il tâtonna. La terre roula. Il y avait une pente assez forte. Il scruta l’obscurité, et la voix flûtée d’un Enfant de l’ombre lui chuchota : « Nous te voyons. Un peu plus loin, si tu peux, et avance tes mains. »

Elles furent saisies par de minuscules doigts squelettiques, et tirées, et une petite forme noire se retrouva à côté de lui. Une autre traction, et il y en eut deux. Puis trois, mais la première avait déjà disparu dans les roseaux. Puis quatre, mais seul le nouvel arrivant était à côté de lui. Puis cinq, et le quatrième avait disparu. En se collant au sol, Coureur des sables entreprit de retourner en rampant par où il était venu. Il était entouré de bruits furtifs. L’un des chasseurs prononça, presque à son oreille, à ce qu’il lui sembla : « Va voir. » Puis il y eut un grand bruit dans les roseaux et des mouvements confus. À sa droite, un homme se mit à courir. L’Enfant de l’ombre qui se trouvait à côté de lui se précipita pour lui attraper la cheville, et il tomba lourdement.

Coureur des sables fut sur lui presque avant qu’il ait touché terre, et ses pouces aussi impitoyables que des pierres s’enfoncèrent dans sa gorge. Il y eut un éclair, et il entrevit le visage aux traits déformés et les deux petites mains qui plongeaient pour arracher les yeux de l’homme des marais.

Puis il se releva. L’obscurité était presque totale, et les hommes des marais hurlaient. Une petite voix poussa un cri. Une silhouette d’homme se profila devant lui, et Coureur des sables la faucha d’un coup de pied expert, puis lui saisit la tête et la rabattit violemment contre ses genoux. Il fit un pas en arrière. Il y avait un Enfant de l’ombre sur les épaules de l’homme, et ses jambes sans chair étaient serrées comme un étau autour de sa gorge tandis qu’il agrippait sa chevelure des deux mains.

« Viens », le pressa Coureur des sables. « Il faut partir d’ici. »

« Pourquoi ? » fit l’Enfant de l’ombre d’une voix qui paraissait calme et heureuse. « Nous sommes les plus forts. » L’homme qu’il chevauchait et qui était plié en deux de douleur se redressa en essayant de se libérer. L’étau des jambes se resserra, et sous les yeux de Coureur des sables l’homme des marais tomba à genoux. Soudain, tout devint calme — beaucoup plus calme, en fait, qu’avant le combat, car les insectes et les oiseaux de nuit s’étaient maintenant tus. Le vent ne faisait plus onduler les roseaux. La voix d’un Enfant de l’ombre prononça : « C’est fini. Ils sont formidables, hein ? »

Coureur des sables, qui n’était pas aussi sûr que la bataille était terminée, répondit : « Je ne doute pas que les tiens soient braves, mais c’est moi qui ai terrassé deux de ces pieds mouillés. »

L’homme des marais qui était tombé sur ses genoux un instant plus tôt se redressa en tremblant et, guidé par l’Enfant de l’ombre juché sur ses épaules, s’éloigna en chancelant. « Je ne voulais pas parler de nous », fit la voix qui parlait à Coureur des sables. « Je voulais parler d’eux. Nous en avons suffisamment pour un grand nombre de festins. Tout le monde maintenant est en train de se rassembler autour de la fosse où ils nous gardaient. Approche-toi, et tu verras. »

« Ne viens-tu pas ? » Coureur des sables cherchait vainement à localiser celui qui parlait.

Il n’y eut pas de réponse. Il fit demi-tour et, guidé par un sens de l’orientation développé, retourna à la fosse. Les quatre hommes des marais étaient là, dont trois avec des cavaliers sur leurs épaules, et le quatrième gémissant et titubant, frottant de ses mains sanglantes ses orbites sans yeux. Deux autres Enfants de l’ombre étaient accroupis dans l’herbe des marais piétinée.

Une voix derrière Coureur des sables proposa : « Nous devrions manger ce soir celui qui est aveugle. Nous pourrons conduire les autres dans les collines pour partager avec nos amis. »

L’aveugle gémit.

« J’aimerais vous voir », dit Coureur des sables. « Es-tu le même Vieux sage à qui j’ai parlé il y a trois nuits ? »

« Non. » Un sixième Enfant de l’ombre avait surgi de nulle part. Dans l’obscurité (les yeux de Coureur des sables, pourtant habitués, avaient du mal à distinguer autre chose que des silhouettes confuses) il paraissait complètement opaque, mais beaucoup plus vieux que les autres.

La lueur des étoiles, quand les nuages la laissaient passer, scintillait sur sa tête comme sur de la glace. « Nous savions par ton chant que tu étais un ami de l’ombre », dit-il. « Tu es jeune. Y a-t-il seulement trois nuits que tu es devenu l’un de nous ? »

« Je suis votre ami », répondit prudemment Coureur des sables, « mais je ne crois pas que je sois l’un de vous. »

« En esprit. Seul l’esprit est important. »

« Les étoiles… » C’était l’aveugle qui parlait, et sa voix aurait pu être celle d’une blessure ouverte, parlant avec des lèvres livides et une langue de sang jaillissant. « Si Ultime voix, notre coureur d’étoiles, était ici, il pourrait vous expliquer. Laisser son corps derrière soi et parcourir les étoiles sur le dos du Lézard qui combat. Voir ce que voit Dieu pour connaître ce qu’il connaît et ce qu’il doit faire… »

« Il y a ceux qui parlent ainsi dans mon pays », dit Coureur des sables, « et on les conduit au bord de la falaise… et un peu plus loin. »

« Les étoiles parlent de Dieu », fit le prisonnier aveugle avec obstination, « et la rivière parle des étoiles. Ceux qui regardent les eaux de la nuit verront, dans l’onde troublée, l’arrivée des étoiles mouvantes. Nous leur donnons la vie des hommes des collines ignorants, et si une étoile quitte sa place, nous assombrissons l’eau du sang du coureur d’étoiles. »

Le Vieux sage semblait avoir disparu. Coureur des sables ne le voyait plus au milieu du groupe silencieux des Enfants de l’ombre, mais sa voix s’éleva : « Assez de paroles. Nous avons faim. »

« Encore un instant. Je veux l’interroger sur ma mère et mes amis. Ils sont prisonniers de son peuple. »

Le prisonnier aveugle demanda : « Que les non-humains s’éloignent d’abord. »

« Éloignez-vous », dit Coureur des sables, et les deux Enfants de l’ombre qui n’étaient pas juchés sur des hommes remuèrent les pieds pour faire du bruit dans l’herbe, mais ne bougèrent pas de place.

« Ils sont partis. Parle-moi des prisonniers. »

« Est-ce toi qui m’as rendu aveugle ? »

« Non, un Enfant de l’ombre. Mais ce sont mes mains qui étaient autour de ta gorge. »

« C’est leur chant qui t’a attiré ? »

« Oui. »

« C’est pourquoi nous les gardons là où il n’y a pas d’autres hommes, près des collines. Souvent, leur chant en attire d’autres. Parfois, nous en avons jusqu’à vingt, car peu leur importe que leurs amis soient mangés, s’ils ont une chance de s’échapper eux-mêmes. Mais je n’aurais jamais pensé qu’une chose pareille m’arriverait. C’est la première fois que leur chant attire un jeune garçon. »

« Je suis un homme. J’ai connu la femme, et rêvé de grands rêves. Vous avez noyé Pieds qui volent, et souillé de son sang la pureté de Dieu. Qu’avez-vous fait des autres ? »

« Tu vas essayer de les sauver, Doigts autour de mon cou ? »

« Je m’appelle Coureur des sables. Oui, si je peux. »

« Ils sont au nord d’ici », fit la terrible voix du prisonnier aveugle. « Près du grand observatoire de l’Œil. Dans la fosse appelée l’Autre œil. Mais maintenant mon œil a disparu, et je n’ai pas d’autre œil. Dis-moi comment sont les étoiles. Je dois me préparer à mourir. »

Coureur des sables leva la tête, bien que le ciel fût entièrement couvert par les nuages qui défilaient. Au même instant, l’aveugle bondit sur lui. Aussitôt, les Enfants de l’ombre furent sur lui, comme des fourmis sur une charogne, et Coureur des sables le frappa à la figure. Les autres prisonniers en profitèrent pour prendre leurs jambes à leur cou.

« Mangeras-tu cette viande avec nous ? » demanda le Vieux sage. « En tant qu’ami de l’ombre, tu es l’un d’entre nous, maintenant. Tu peux la consommer sans crainte. » Il avait dû faire sa réapparition pendant la mêlée avec le prisonnier aveugle, bien qu’il n’y eût pas participé. Tout au moins, Coureur des sables croyait le reconnaître dans l’une des silhouettes confuses.

« Non, merci », répondit-il. « J’ai bien mangé hier. Mais n’allez-vous pas poursuivre ceux qui se sont enfuis ? »

« Plus tard. Encombrés par celui-ci, nous ne les retrouverions pas, et il s’enfuirait lui aussi, aveugle ou pas, si nous le laissions seul. Nous pourrions lui briser les jambes, mais il y a un ours-goule qui rôde par ici ; nous l’avons flairé avant ta venue. »

Coureur des sables hocha la tête : « Moi aussi. »

« Veux-tu assister à la mort de celui-ci ? »

« Je pourrais commencer à suivre la piste des autres », dit Coureur des sables. Il réfléchissait qu’ils allaient se diriger vers le nord, en aval. En direction de la fosse appelée l’Autre œil.

« C’est une bonne idée. »

Coureur des sables se détourna. Il n’avait pas fait dix pas que la pluie se mettait à tomber. Par-dessus son crépitement, il entendit le râle de mort du prisonnier aveugle.

Le jour se leva, clair et froid. Avant que le soleil eût décrit la largeur d’une main au-dessus de l’horizon, les derniers nuages avaient disparu, laissant un ciel bleu par endroits presque noir et parsemé d’étoiles pâles. Dans les prairies marécageuses, les roseaux pliaient et craquaient sous le vent, et de temps à autre un oiseau, chevauchant l’air en mouvement comme Coureur des sables avait chevauché les eaux tumultueuses de la rivière, traversait sous ses yeux le ciel d’un bout à l’autre.

La piste des trois fugitifs n’était pas difficile à suivre. Les hommes des marais étaient des pêcheurs, des guerriers, des dénicheurs de petit gibier, mais pas des chasseurs au sens où l’on entendait ce terme dans les collines. Il ne les avait pas encore aperçus, mais mille indices lui disaient qu’ils n’étaient pas très loin devant lui. Une tige brisée, luttant encore pour se redresser au moment où il passait ; des traces de pas dans la boue, encore en train de se remplir d’eau. Et les signes des autres hommes étaient là aussi. Les pourchassés empruntaient maintenant des sentiers qui n’étaient plus que des pistes de gibier. Il y avait une présence dans la terre qui ne s’était pas trouvée dans les kilomètres d’espace au pied des collines. Une présence cruelle et détachée, qui ruminait de profondes pensées, méprisante de tout ce qui était au-dessous des nuages.

En même temps, il avait conscience de la présence des Enfants de l’ombre derrière lui. Durant les dernières heures de la nuit, il avait entendu leur chant des Nombreuses Bouches Toutes Pleines, et celui du Sommeil de jour. Maintenant, ils étaient silencieux, mais leur silence était une présence.

Les trois fugitifs étaient fatigués. Leur pas, comme le montrait la boue, était traînant et trébuchant. Mais il ne servait à rien de les rejoindre sans les Enfants de l’ombre, et en fait la seule chose qui intéressait Coureur des sables était qu’ils lui servaient d’appât pour attirer les Enfants de l’ombre dans les terres mouillées, où ils pourraient l’aider. Il était lui-même épuisé, et après avoir trouvé un endroit assez sec pour permettre à quelques buissons de pousser, il s’étendit pour dormir.

« Où est-il ? » demanda Ultime voix, et Vent d’est, qui avait tout vu, le lui dit. « Ah ! » fit Ultime voix.

Ils capturèrent Coureur des sables au crépuscule. Ils avaient formé un grand cercle. Ils étaient venus nombreux derrière lui, et de tous les côtés. C’étaient de grands guerriers couverts de cicatrices, au regard féroce. Il courut d’une extrémité de leur cercle à l’autre, sans réussir à s’échapper. Les hommes des marais se rapprochaient de lui jusqu’à ce qu’ils fussent presque épaule contre épaule. Il espérait la tombée de la nuit, mais quand ils le capturèrent, la nuit était tombée. Il se battit jusqu’au dernier moment, et ils lui firent du mal.

Pendant cinq jours, ils le gardèrent, puis toute une nuit ils le poussèrent devant eux, et à l’aube ils le jetèrent dans la fosse appelée l’Autre œil. Il y avait déjà là quatre prisonniers. Il y avait sa mère, Vent dans les cèdres, et Feuilles à manger, le vieux Doigt sanglant et la fille Douce bouche.

« Mon fils ! » s’écria Vent dans les cèdres, et elle pleura. Elle était devenue très maigre.

Pendant la moitié d’un jour, Coureur des sables essaya de grimper après la paroi de l’Autre œil. Il se fit pousser par Feuilles à manger et par Douce bouche, et il persuada le vieux Doigt sanglant de s’appuyer contre le sable tandis que Feuilles à manger grimpait sur ses épaules pour que lui, Coureur des sables, puisse grimper sur eux et s’échapper. Mais les parois de la fosse appelée l’Autre œil sont de sable si tendre que les mains et les pieds ne peuvent pas les saisir, et que plus on essaye, moins on peut y grimper. Doigt sanglant s’écroula sous le poids, Coureur de sables tomba et ils se retrouvèrent au même point qu’avant.

Une heure environ après le milieu du jour, un autre Coureur des sables apparut au bord de la fosse et se pencha longtemps pour les regarder. Coureur des sables, du fond de la fosse, leva la tête vers son image. Trois hommes, les hommes grands des prairies marécageuses au corps couvert de cicatrices, apportèrent une longue liane et la firent descendre dans la fosse.

« Remontez-le », dit le Coureur des sables qui se tenait en haut au bord de la fosse en désignant le vrai Coureur des sables.

Celui-ci fit non de la tête.

« Tu ne vas pas être sacrifié — pas encore. Grimpe. »

« Serai-je libéré ? »

L’autre se mit à rire.

« Alors, si tu veux me parler, Frère, tu dois descendre ici. »

Vent d’est regarda les hommes qui tenaient l’extrémité de la liane, et haussa les épaules d’une manière à demi amusée. Puis il saisit la liane et se laissa glisser jusqu’en bas.

« Je désire te voir mieux », dit-il. « Tu as mon visage. »

« Tu es mon frère. Je t’ai rêvé, et ma mère m’a parlé de toi. Nous sommes nés en même temps, et dans la rivière elle me tenait et sa mère à elle te tenait. Puis les hommes des marais sont venus et ont obligé sa mère à leur donner ton nom, pour qu’ils aient un pouvoir sur toi, puis ils l’ont tuée. »

« Je sais tout cela », dit Vent d’est. « Ultime voix, mon maître, me l’a raconté. »

Coureur des sables espérait gagner quelque avantage en amenant leur mère dans la conversation, aussi il demanda :

« Comment s’appelait-elle, mère, ma grand-mère, celle qu’ils ont noyée ? J’ai oublié. » Mais Vent dans les cèdres pleurait, et ne voulut pas répondre.

« Tu dois être sacrifié », dit Vent d’est, « afin de porter notre message à la rivière, qui parle aux étoiles, qui parlent à Dieu. Mais Ultime voix m’a averti qu’il y avait peut-être un danger pour moi dans ta mort. Nous sommes peut-être une seule personne. »

Coureur des sables secoua la tête et cracha par terre.

« C’est un honneur pour toi », reprit Vent d’est. « Tu es un homme des collines comme dix autres. Mais parmi les étoiles, tu seras plus grand que moi, qui apprends à lire les messages qu’écrit la rivière à Dieu. »

« Tu ne me ressembles pas tant que ça, en fait », dit Coureur des sables. « Et tu n’as pas de barbe. » Il toucha le haut de sa lèvre, où quelques poils drus commençaient à pousser. Soudain, Douce bouche, qui les regardait en silence (comme Feuilles à manger et Doigt sanglant) se mit à pouffer de rire. Coureur des sables lui lança un regard courroucé, mais elle montra du doigt Vent d’est, incapable de réprimer son fou rire.

« Quand j’étais un bébé », dit Vent d’est. « Nous entourons ces choses avec les cheveux d’une femme, et elles pourrissent. Ce n’est pas douloureux. Seuls meurent quelques-uns de ceux qui seront des coureurs d’étoiles. Je voulais te dire qu’Ultime voix m’a averti que nous sommes un seul. Tu mourras avant moi, et tu iras à la rivière et aux étoiles. Je n’ai pas peur. Dans mes rêves, je flotterai avec toi dans les endroits puissants. Je suis venu te dire que dans tes rêves tu marcheras encore comme un vivant. »

Une voix du bord de la fosse héla Vent d’est : « Étudiant du ciel, il y en a d’autres. Veux-tu remonter ? »

Coureur des sables leva la tête et vit les petites silhouettes des Enfants de l’ombre, entourées de trois côtés par les hommes des marais.

« Non », dit Vent d’est. « Si je n’ai pas peur de ceux-ci, qui sont des hommes, devrais-je avoir peur de ceux-là ? »

« Peut-être », fit Coureur des sables.

Les Enfants de l’ombre dévalèrent la paroi de sable abrupte. Sous le soleil, ils paraissaient beaucoup plus petits que la nuit, avec leurs jambes torses et leur visage exsangue. Coureur des sables se dit que des enfants humains qui auraient un tel visage seraient sur le point de mourir.

« Nous allons bientôt mourir », dit l’un des Enfants de l’ombre que Coureur des sables ne réussit pas à identifier. « Ils vont nous manger, et tu seras mangé toi aussi. »

Vent d’est déclara : « La consommation rituelle des offrandes que nous faisons à la rivière n’a rien à voir avec un festin, petits hommes grotesques. Le festin, c’est avec vous que nous le ferons. »

L’homme des marais qui avait parlé à Vent d’est, apparemment quelqu’un d’important parmi eux, annonça du haut de la fosse : « Ils sont cinq, Étudiant du ciel. » Il se frotta les mains : « Et il n’est pas de chair plus succulente que celle des Enfants de l’ombre. »

« Six », rectifia Coureur des sables.

« Cette fosse n’a pas été creusée par des mains », dit un des Enfants de l’ombre. Les autres étaient en train d’examiner les lieux et de toucher le sable fin de leurs petits doigts squelettiques.

« Ils te suivaient », dit Vent d’est à Coureur des sables. « Voudrais-tu leur expliquer leur nouvelle demeure ? »

« Je le ferais si je pouvais, mais personne ne sait pourquoi le monde est comme il est, mis à part le fait d’être conforme à la volonté de Dieu. »

« Apprends, donc, là où tu es. C’est ici — à quelques centaines de pas vers l’est — que la rivière s’élargit pour toujours. Comme une tige s’élargit en fleur, mais la différence c’est que la fleur de la rivière, que l’on appelle Océan, s’élargit sans limite. »

« Je ne te crois pas », dit Coureur des sables.

« Tu ne comprends pas ? Ne sais-tu pas pourquoi la rivière dépasse en sainteté à la fois Dieu et les étoiles ? Pourquoi les enfants au commencement de leur vie doivent être lavés dedans, et ses eaux rougies du sang des coureurs d’étoiles quand une étoile tombe ? La rivière est le Temps, et il se termine en cet endroit sacré appelé Océan, où le passé et le présent s’étendent à l’infini. Sur la rive orientale, là où la terre est basse et l’eau parfois douce et parfois salée, se trouve l’Œil, le grand cercle d’où sortent les coureurs d’étoiles. Sur la rive occidentale où nous sommes, il a plu à l’Océan de construire cet Autre œil pour contenir les offrandes qui en temps voulu seront à lui. Ultime voix, qui a beaucoup réfléchi à toutes ces choses, dit que les mains de l’Océan, qui frappent les plages éternellement, attirent le sable sur lequel nous nous trouvons tandis qu’un autre le remplace, amené par les plages. Ainsi, l’Autre œil n’est jamais vide, et ne peut jamais être comblé. »

« Nous lavons nos enfants dans la rivière », dit Coureur des sables, « parce que cela représente la pureté de Dieu. La terre des racines des arbres, qui sont leurs pères, est encore sur eux et il faut la laver. Quant au reste de tes histoires insensées, je pense qu’elles ne valent guère mieux que ce que tu dis quand tu prétends que nous sommes la même personne ».

« Ultime voix a observé les entrailles des femmes… » commença Vent d’est, puis voyant l’expression de dégoût sur le visage de Coureur des sables, il tourna les talons, saisit la liane et ordonna aux hommes de le remonter. Arrivé en haut, il fit un signe de la main et cria : « Au revoir, Mère. Au revoir, Frère » ; puis il disparut.

Le vieux Doigt sanglant lui dit d’une voix pleine de reproche : « Tu aurais pu obtenir quelque chose de lui. Maintenant, il ne reviendra pas. »

Coureur des sables haussa les épaules : « Est-ce qu’ils nous laissent remonter pour boire ? » demanda-t-il. « J’ai soif, et il n’y a pas d’eau ici. »

Il n’y avait pas d’ombre, non plus, mais les Enfants de l’ombre s’étaient roulés en boule le long de la paroi de la fosse qui serait ombragée la première. Doigt sanglant répondit :

« Vers le coucher du soleil, ils nous jettent des tiges qui n’ont pas beaucoup de saveur mais beaucoup de jus. C’est tout ce qu’ils te donneront à boire. Et à manger, aussi. » Il fit un geste du pouce en direction des Enfants de l’ombre. « Mais en massacrant cette vermine, nous aurions une excellente nourriture, et des fluides à boire. Trois contre cinq, ce n’est pas mal, et ils ne savent pas se battre quand le soleil est haut. »

« Deux contre six. Et Feuilles à manger ne voudra pas se battre contre moi. »

Pendant quelques instants, Doigt sanglant eut un air furieux et Coureur des sables, pensant à ses grands poings, se prépara à feinter et à attaquer, mais Doigt sanglant eut un rictus qui découvrit sa mâchoire à demi édentée : « Juste toi et moi, hein ? À nous meurtrir pendant que les autres regardent en hurlant. Si tu gagnes, tes amis mangent. Et si c’est moi… ils m’auront pendant la nuit. Non. Dans quelques jours, tu commenceras à sentir la faim — si nous sommes encore vivants — et nous en reparlerons. »

Coureur des sables secoua la tête, mais il sourit. Il avait été forcé à marcher toute la nuit par les hommes des marais, et il avait passé la matinée à essayer de vaincre les parois glissantes, aussi quand Doigt sanglant se désintéressa de lui il se creusa une place près des Enfants de l’ombre et se coucha pour dormir. Au bout d’un moment, Douce bouche vint s’étendre à côté de lui.

Au coucher du soleil, comme l’avait dit Doigt sanglant, on vint leur jeter des tiges de plantes. Les Enfants de l’ombre commençaient à bouger. Ils en amenèrent deux pour Douce bouche et Coureur des sables. Douce bouche prit la sienne, mais elle était terrorisée par les yeux phosphorescents des Enfants de l’ombre. Elle alla s’asseoir de l’autre côté de la fosse avec Vent dans les cèdres.

Le Vieux sage vint se placer à côté de Coureur des sables, qui remarqua qu’il n’avait pas de tige. « Qu’allons-nous faire ? » demanda Coureur des sables.

« Parler », dit le Vieux sage.

« Pour quelle raison ? »

« Parce que ce n’est pas le moment d’agir. Il est toujours bon de parler beaucoup, de discuter de ce qui a été fait et de ce qui pourrait être fait, quand il n’y a rien à faire. Tous les grands mouvements politiques de l’histoire sont nés dans une prison. »

« Qu’est-ce que c’est qu’un mouvement politique, et l’histoire ? »

« Ton front est haut et tes yeux sont écartés », lui dit le Vieux sage. « Malheureusement, comme tous ceux de ta propre espèce, tu as ton cerveau dans ton thorax. » (Il frappa le ventre dur et plat de Coureur des sables, ou tout au moins il fit le geste, car ses doigts n’avaient pas de substance réelle.) « Par conséquent, ces indications de capacité mentale ne sont pas applicables. »

Coureur des sables dit avec diplomatie : « Nous avons tous notre cerveau dans le ventre, quand nous avons faim. »

« Tu veux dire ton esprit », répliqua le Vieux sage. « L’esprit peut flotter à cinq mille mètres ou plus au-dessus de la tête. »

« Les coureurs d’étoiles des habitants de ces terres mouillées disent que leur esprit — peut-être veulent-ils parler de leur âme — quitte la terre, voyage dans l’espace, rebondit sur Monde-sœur et, attiré par le courant universel, plane et glisse et tournoie au milieu des constellations dans lesquelles ils se fondent. »

Le Vieux sage fit le geste de cracher son mépris et demanda à Coureur des sables : « Sais-tu ce que c’est qu’un stellaris ? »

Coureur des sables secoua négativement la tête.

« As-tu déjà vu un tronc d’arbre flotter sur une rivière ? Je veux dire là-haut, dans les collines, là où la rivière coule au milieu des pierres, et le tronc d’arbre avec. »

« J’ai voyagé sur la rivière de cette façon. C’est ainsi que j’ai pu arriver si vite au pays des prairies marécageuses. »

« Encore mieux. » Le Vieux sage leva la tête pour considérer le ciel nocturne. « Là », dit-il en pointant son doigt. « Comment appelles-tu ça ? »

Coureur des sables essayait de suivre la direction du doigt translucide. « Où ? » fit-il. La femme à la chevelure de flammes les regardait tranquillement de ses yeux aveugles à travers la main du Vieux sage.

« Là, barrant le ciel sur toute sa longueur. »

« Ah, ça c’est la Cascade. »

« Exactement. Maintenant, pense à un tronc creux assez grand pour contenir des hommes. Ce serait un stellaris. »

« Je vois. »

« Les humains — la race à laquelle j’appartiens — ont réellement voyagé ainsi parmi les étoiles avant les longues journées de la contemplation. C’est comme cela que nous sommes arrivés ici. »

« Je croyais que vous y aviez toujours été », dit Coureur des sables.

Le Vieux sage secoua la tête : « Nous sommes arrivés ou bien récemment, ou bien il y a très, très longtemps. Je ne sais pas. »

« Vos chants ne le disent-ils pas ? »

« Nous n’avions pas de chants quand nous sommes venus. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes restés, et nous avons perdu le stellaris. »

« Vous n’auriez pas pu retourner avec, de toute façon », dit Coureur des sables. Il pensait à remonter le courant d’une rivière.

« Nous le savons. Nous avons trop changé. Crois-tu que nous te ressemblons, Coureur des sables ? »

« Pas tellement. Vous êtes trop petits, et vous n’avez pas l’air en bonne santé. Vos oreilles sont trop rondes, et vous n’avez pas assez de cheveux. »

« C’est vrai », dit le Vieux sage, et le silence retomba. Dans les instants qui suivirent, Coureur des sables perçut un bruit qu’il n’avait jamais entendu avant. Le bruit de quelque chose qui venait et repartait : c’était l’Océan qui balayait la plage à cinq cents mètres de là avec ses mains mouillées, mais Coureur des sables ne pouvait pas le savoir.

« Je ne voulais pas t’insulter », dit Coureur des sables. « Je te faisais simplement remarquer quelques différences. »

« C’est la pensée », fit le Vieux sage, « qui rend les choses ainsi. Nous ne nous concevons pas tels que tu nous décris, et nous ne sommes pas vraiment ainsi. Mais c’est toujours refroidissant d’entendre les autres dire comment ils vous voient. »

« Je suis désolé. »

« De toute façon, jadis nous avions la même apparence que toi. »

« Ah », fit Coureur des sables. Au cours de son enfance, Vent dans les cèdres lui avait souvent raconté des histoires avec des noms comme : « Pourquoi les naigles ne volent pas » (ils ne veulent pas que les autres animaux voient leurs vilaines pattes, alors ils les cachent dans l’herbe sauf quand ils s’en servent pour tuer) ou bien : « Comment le chat-mulet a eu sa queue (en la volant au lézard laqué qui s’en servait comme langue). Il pensait que l’explication du Vieux sage allait être quelque chose du même genre, et comme il ne la connaissait pas, il voulait bien qu’on la lui raconte.

« Nous sommes venus, comme je l’ai dit, ou bien récemment, ou bien il y a très longtemps. Parfois, nous essayons de nous rappeler le nom de notre contrée natale, quand nous sommes assis à regarder nos visages lorsque le jour point, avant de commencer notre chant du sommeil de jour. Mais nous entendons aussi le chant de l’esprit de nos frères — qui ne chantent pas — lorsqu’ils passent et repassent au milieu des étoiles. Nous courbons leur pensée, alors, pour les faire rebrousser chemin, mais ces pensées viennent dans nos chants. Il est possible que notre contrée natale s’appelle Atlantide, ou Mu… ou bien Gondwana, Afrique, Poïctesme, ou le Pays des amis. En tant que cinq, je me rappelle tous ces noms. »

« Oui », dit Coureur des sables. Il avait bien aimé les noms, mais lorsque le Vieux sage avait parlé de lui comme étant cinq, il lui avait rappelé la présence des autres Enfants de l’ombre. Ils paraissaient tous éveillés et en train d’écouter, mais ils étaient assis à différents endroits tout autour de la fosse. Deux d’entre eux, semblait-il, avaient essayé de grimper aux parois glissantes, mais ils attendaient maintenant à l’endroit où ils avaient abandonné leur effort — le premier à un quart, le second presque à la moitié de la distance qui les séparait du haut. Tous les humains à part lui étaient endormis. L’éclat bleu de Monde-sœur filtrait par-dessus le bord de la fosse.

« Quand nous sommes arrivés ici, nous avions la même apparence que toi », reprit le Vieux sage.

« Mais vous avez abandonné votre apparence pour vous baigner », continua Coureur des sables à sa place, en pensant aux plumes et aux fleurs que les siens mettaient parfois dans leurs cheveux, « et nous vous l’avons volée ; depuis, c’est nous qui la portons. » Vent dans les cèdres lui avait un jour raconté une histoire semblable.

« Non. Nous n’avons pas eu besoin de nous défaire de notre apparence pour que vous la preniez. Vous descendez d’une race polymorphe, comme ceux que nous appelions les loups-garous dans notre ancienne contrée natale. Quand nous sommes arrivés, certains d’entre vous avaient la forme d’un animal, et d’autres des formes fantastiques inspirées par les nuages… ou les coulées de lave, ou l’eau. Mais nous avons marché parmi vous pleins de puissance et de majesté, sifflant comme mille serpents quand nous avons plongé dans votre mer, fiers comme des conquérants quand nous avons foulé votre rivage, le feu et les flammes à notre poing. »

« Ah », fit Coureur des sables. Il aimait bien cette histoire.

« Le feu et les flammes », reprit le Vieux sage en se balançant d’avant en arrière. Ses yeux étaient à demi fermés, et ses mâchoires remuaient avec énergie, comme s’il était en train de manger.

« Que s’est-il passé alors ? » questionna Coureur des sables.

« C’est la fin. Nous avons fait une telle impression sur les tiens que vous êtes devenus comme nous, et que vous l’êtes restés depuis. C’est-à-dire, comme nous étions. »

« Ça ne peut pas être la fin », lui dit Coureur des sables. « Tu as raconté comment nous étions devenus les mêmes, mais tu n’as pas dit comment nous étions devenus différents. Je suis plus grand déjà que n’importe lequel d’entre vous, et mes jambes sont droites. »

« Nous sommes plus grands que toi, et plus forts », dit le Vieux sage. « Notre gloire est invincible. Il est vrai que nous ne possédons plus le feu et les flammes, mais notre regard foudroie, et notre chant sème la mort chez nos ennemis. Oui, et l’arbre dépose son fruit dans nos mains, et la terre nous donne les fils de mères qui volent dès que nous retournons une pierre. »

« Ah », répéta Coureur des sables. Il avait envie de lui dire : Vos jambes sont cagneuses et votre visage malade ; vous fuyez la lumière et les hommes. Mais il se tut. Il s’appelait l’ami de l’ombre. De plus, il était ridicule de se quereller maintenant. Il se contenta de répondre : « Mais nous sommes tout de même différents, car mon peuple n’a pas tous ces pouvoirs ; et nos chants ne sont pas portés par le vent de la nuit pour troubler le sommeil. »

Le Vieux sage hocha la tête et dit : « Je vais te montrer. » Puis, baissant la tête, il toussa dans ses mains et les tendit vers Coureur des sables.

Ce dernier essaya de voir ce qu’elles tenaient, mais Monde-sœur brillait maintenant d’un intense éclat bleu, et les mains du Vieux sage étaient une toile d’araignée. Il y avait quelque chose — une masse obscure — mais Coureur des sables avait beau se pencher, il ne voyait rien d’autre, et quand il essaya de toucher ce que tenait le Vieux sage, ses doigts passèrent à travers ses mains aussi bien qu’à travers leur contenu, et Coureur des sables se retrouva soudain bête et seul, comme un garçon qui parle au vent alors qu’il ferait mieux d’aller se coucher.

« Là », dit le Vieux sage en faisant un geste de la main. Un deuxième Enfant de l’ombre vint s’asseoir à côté de lui, bien réel. « Est-ce à toi que je parle en réalité ? » demanda Coureur des sables, mais l’autre ne répondit pas et ne croisa même pas son regard. Au bout de quelques instants, il toussa dans ses mains comme le Vieux sage avait fait et les tendit devant lui. « Tu parles à nous tous lorsque tu me parles », dit le Vieux sage. « Surtout à nous cinq, mais aussi à tous les Enfants de l’ombre. Bien que faibles, leurs chants viennent de loin pour aider à me faire comme je suis. Mais regarde ce que te montre celui-ci. »

Pendant quelques secondes, Coureur des sables regarda à la place l’Enfant de l’ombre. Il aurait pu être jeune, mais le visage sombre était silencieux et fermé. Les yeux étaient presque clos, et pourtant à travers les paupières Coureur des sables sentait son regard, amical, embarrassé et craintif.

« Prends-en », dit le Vieux sage. Coureur des sables racla avec le bout de son doigt un peu de la substance triturée, et renifla — dégoûtant.

« Pour ça nous avons renoncé à tout le reste, parce que c’est plus important que tout, bien qu’il ne s’agisse que d’une herbe de ce monde. Les feuilles sont larges, grises et verruqueuses ; les fleurs sont jaunes et la graine comme des œufs roses hérissés de piquants. »

« J’en ai vu », dit Coureur des sables. « Feuilles à manger m’a appris à les reconnaître quand j’étais enfant. Elles sont empoisonnées. »

« C’est ce que croient les tiens, et c’est vrai si on les avale — bien qu’une mort pareille soit sans doute préférable à la vie. À un moment seulement, entre la face pleine de Monde-sœur et la suivante, un homme peut cueillir les feuilles fraîches et, en les pliant bien ensemble, les porter dans sa joue. Ensuite, il n’y a plus de femme pour lui, ni de viande. Il est sacré, car Dieu marche en lui. »

« J’en ai rencontré un », dit lentement Coureur des sables. « Je l’aurais tué s’il ne m’avait pas fait pitié. »

Il n’avait pas eu l’intention de dire cela à haute voix, et il s’attendait à ce que le Vieux sage soit fâché. Mais celui-ci se contenta de hocher la tête : « À nous aussi, il nous fait pitié », dit-il. « Et envie. Car il est Dieu. Tu dois comprendre que tu lui faisais pitié aussi. »

« Il m’aurait tué s’il avait pu. »

« Parce qu’il te voyait pour ce que tu es, et en te voyant il ressentait ta honte. Mais à un moment seulement, jusqu’à ce que Monde-sœur retrouve la même apparence, un homme peut chercher la plante et cueillir de nouvelles feuilles, après avoir craché celles qu’il a gardées dans sa joue et mâchées jusqu’à ce qu’elles ne le réconfortent plus. S’il cueille les feuilles fraîches plus souvent, il meurt. »

« Mais la plante est inoffensive telle que vous l’utilisez ? »

« Nous sommes tous réchauffés par elle depuis notre enfance, et nous nous portons bien comme tu vois. N’avons-nous pas bien combattu ? Nous vivons jusqu’à un âge avancé. »

« Lequel ? » Coureur des sables était curieux.

« Quelle importance ? C’est l’expérience qui compte seulement. Nous ressentons un très grand nombre de choses. Quand finalement nous mourons, nous avons été plus grands que Dieu et moins que des bêtes. Mais quand nous ne sommes pas grands, ce que nous portons dans notre bouche nous réconforte. C’est de la chair quand nous avons faim et qu’il n’y a pas de poisson, du lait quand nous avons soif et qu’il n’y a pas d’eau. Un jeune homme recherche une femme et la trouve ; il est grand, et il meurt pour le monde. Après, il n’est plus jamais aussi grand, mais la femme lui est un réconfort. Elle lui rappelle le temps passé, et il est de nouveau un peu avec elle ce qu’il était jadis entièrement. Il en est ainsi avec nous jusqu’à ce que nos épouses d’antan soient blanches quand nous les crachons dans nos paumes, et ne nous donnent plus de réconfort. Alors, nous guettons le visage de Monde-sœur pour voir comme le temps a été grand, et quand la nouvelle phase arrive, nous trouvons de nouvelles épouses et nous sommes jeunes, et nous sommes Dieu. »

« Mais vous n’avez plus la même apparence que nous », dit Coureur des sables.

« Nous l’avions, et nous l’avons échangée contre cela. Il y a longtemps, dans notre contrée natale, avant qu’un idiot ne mette le feu, nous étions ainsi — errant sans rien d’autre au monde que le soleil, la nuit et nos compagnons. Maintenant, nous sommes de nouveau ainsi, car nous sommes des dieux, et les choses faites par des mains ne nous intéressent pas. Et ainsi que nous sommes ce que vous êtes, car vous ne marchez que comme vous nous voyez marcher, et vous faites ce que nous faisons. »

La pensée que son peuple imitait les Enfants de l’ombre, qu’ils méprisaient tellement le jour, amusait Coureur des sables ; mais il se contenta de dire : « Il se fait tard, et il faut que je me repose. Merci de ta gentillesse. »

« Tu ne veux pas goûter ? »

« Pas maintenant. »

Le silencieux Enfant de l’ombre, qui semblait encore moins réel que la silhouette diaphane à côté de laquelle il était accroupi, remit la boule de fibres mâchées dans sa bouche et s’éloigna. Coureur des sables s’étira. Il aurait aimé que Douce bouche vienne encore se coucher avec lui. Le Vieux sage, sans être parti, avait disparu. Il y avait plein de rêves maléfiques : chaque partie de lui-même avait disparu, de sorte qu’il voyait sans yeux et ressentait sans corps, simple conscience dépouillée au milieu de gloires déchaînées. Soudain quelqu’un poussa un cri.

On cria de nouveau, et il fit des efforts pour se redresser, ses bras battant l’air mais ses jambes paralysées, et la bouche pleine de sable. Vent dans les cèdres hurlait, et Feuilles à manger et le vieux Doigt sanglant le tiraient par les bras si fort qu’il crut qu’ils allaient se briser. Formant un cercle autour de lui, les Enfants de l’ombre regardaient, et Douce bouche pleurait.

« La terre qui est au fond s’en va », fit Doigt sanglant quand ils l’eurent libéré, « et parfois elle s’en va très vite. »

Vent dans les cèdres ajouta : « Quand tu étais petit, mais que tu croyais être grand, tu ne voulais plus dormir à côté de moi, et je me levais la nuit pour voir si tout allait bien. Je me suis réveillée, et j’ai pensé à faire la même chose cette nuit. »

« Merci. » Il était encore haletant, et il crachait du sable.

De l’ombre une voix lui parvint : « Nous ne savions pas. À l’avenir, des yeux toujours éveillés resteront posés sur toi. »

« Merci à tous », dit Coureur des sables. « J’ai de nombreux amis. »

Ils parlèrent encore jusqu’à ce que, un par un, les humains retournent à leur place pour s’endormir. Coureur des sables fit pendant quelque temps le tour de la fosse, testant le sol du pied et essayant d’entendre le mouvement du sable. Il n’entendit que l’Océan, et finalement il s’étendit pour essayer de dormir encore. « Ce ne peut pas être vrai », disait Ultime voix. « Regarde encore ! » « Je ne peux pas… un nuage… » Devant eux la surface d’huile de la rivière s’étendait sous le ciel nocturne, noire, étincelante et large. Elle ne reflétait pas d’étoiles, rien que ses propres eaux et des paquets d’herbe flottante. « Regarde encore ! » De longues mains, douces mais osseuses, agrippèrent ses épaules.

Quelqu’un le secoua. Il ne faisait pas encore jour. Un instant, il crut qu’il s’enfonçait de nouveau dans le sable, mais ce n’était pas cela. Doigt sanglant et Douce bouche étaient à côté de lui, et derrière eux il y avait d’autres silhouettes inconnues. Il se redressa et vit que c’étaient des hommes des marais, aux épaules couvertes de cicatrices et aux cheveux noués. Douce bouche lui dit : « Il faut partir. » Ses grands yeux stupides se tournaient partout sans regarder personne.

Il y avait une liane pour les aider à grimper, et avec les hommes des marais derrière eux, ils se mirent à gravir la paroi, Coureur des sables et Doigt sanglant d’abord, puis les deux femmes et les Enfants de l’ombre. « Qui ? » demanda Coureur des sables à Doigt sanglant, mais le vieil homme haussa les épaules.

À la rivière, Ultime voix les attendait, les pieds dans l’eau et la lumière de l’aube derrière lui. Il y avait un chapelet de fleurs blanches sur sa tête qui cachait les cicatrices à l’endroit où ses cheveux avaient été brûlés ; et une autre guirlande rouge, qui paraissait presque noire dans la lumière pâle, descendait sur ses épaules. Vent d’est était à côté de lui ; il regardait quelque chose, et sur la rive plusieurs centaines de silhouettes attendaient, silencieuses et immobiles, la lumière jaune et or de l’aube faisant ressortir quelques visages d’hommes ou d’enfants au milieu des rangs sombres de la foule compacte. Coureur des sables les ignora et regarda Ultime voix. C’était la première fois qu’il était en présence du coureur d’étoiles en dehors du monde des rêves.

Leurs gardiens les poussèrent dans l’eau jusqu’à ce qu’elle leur arrive aux genoux. Puis Ultime voix leva les bras et, faisant face aux étoiles pâlissantes, entonna un chant. Ce chant était blasphématoire, et au bout de quelques instants Coureur des sables lui ferma ses oreilles en suppliant Dieu de le laisser plonger, nager au fond de l’eau et ainsi s’échapper. Mais il y avait les autres, et tous les hommes des marais sur la rive, et il avait entendu dire qu’ils étaient bons nageurs. Il demanda au prêtre de lui venir en aide, mais le prêtre n’était pas là. Puis Ultime voix eut fini, bien plus tôt qu’il ne s’y était attendu.

Un silence profond se fit, et Ultime voix fendit l’air de ses deux mains. Un cri, un gémissement qui aurait pu être de plaisir, s’éleva de la foule. Des hommes s’avancèrent et se saisirent de vieux Doigt sanglant et de Feuilles à manger, qu’ils forcèrent à avancer dans les eaux plus profondes. Coureur des sables bondit pour leur venir en aide, mais fut frappé aussitôt par-derrière. Il tomba, se débattit, s’attendant à ce qu’ils essayent de le maintenir sous l’eau, mais personne ne le toucha davantage. Il reprit pied et se releva, toussant et écartant ses longs cheveux de ses yeux. Des hommes entouraient toujours Feuilles à manger et le vieux Doigt sanglant, mais l’eau était immobile, et dorée par le soleil qui se levait.

« Deux aujourd’hui », dit quelqu’un derrière Coureur des sables. « Le peuple est content. »

Il se tourna et vit Vent d’est, qui le dépassa et s’éloigna en levant haut les genoux comme le héron chevelu.

« On retourne à la fosse », annonça l’un des gardiens, et avec Vent dans les cèdres et Douce bouche, Coureur des sables retourna vers la rive en pataugeant dans la rivière. Les Enfants de l’ombre suivaient. Il avait à peine mis le pied sur la rive lorsqu’il entendit un bruit sec d’os brisé. Il se retourna et vit que les hommes des marais emportaient les cadavres de deux Enfants de l’ombre. Il s’arrêta, furieux comme il ne l’avait pas été pour les deux humains. Un gardien le poussa en avant.

« Pourquoi les avez-vous tués ? » demanda-t-il. « Ils n’avaient rien à voir avec cette cérémonie. »

Deux de ses gardiens lui tordirent les bras derrière lui. L’un des deux répondit : « Ce ne sont pas des hommes. Nous pouvons les manger quand nous le voulons. » Et l’autre ajouta : « Grande fête ce soir. »

« Laissez-le. » C’était Vent d’est, et il lui prit le coude. « Inutile de leur résister, Frère. Ils te casseraient les bras. »

« Très bien. » Les épaules de Coureur des sables étaient déjà sur le point de se disloquer. Il plia les bras d’avant en arrière.

Vent d’est était en train de dire : « Nous faisons habituellement un seul sacrifice à la fois. C’est pourquoi le peuple est si excité aujourd’hui. Avec les deux humains et les deux autres, il y aura un gros morceau pour tout le monde, alors ils sont contents. »

« Les étoiles ont été généreuses », dit Coureur des sables.

« Quand les étoiles sont généreuses », répondit Vent d’est d’une voix sans intonation qui était comme un écho de la sienne, « nous n’envoyons pas de messagers à la rivière. »

Ils avaient atteint la fosse avant que Coureur des sables se soit aperçu qu’elle était proche. Il accéléra le pas, décidé à se laisser glisser plutôt que d’être poussé. Mais quelqu’un, une petite silhouette qui semblait en tenir une autre plus petite, était déjà en bas. Il s’immobilisa, surpris, et fut ignominieusement poussé dans le dos.

Le nouveau prisonnier était Sept filles qui attendent.

Ce soir-là, le Vieux sage et les Enfants de l’ombre qui restaient chantèrent le Chant des larmes pour leurs amis disparus. Coureur des sables s’étendit sur le dos et essaya de lire les étoiles pour voir si le message que le vieux Doigt sanglant et Feuilles à manger avaient porté avait eu un effet, mais il n’avait pas la connaissance nécessaire, et les constellations ne lui semblaient pas différentes. Sept filles qui attendent avait passé la journée à raconter à tout le monde comment elle l’avait suivi le long de la rivière et avait été capturée, et la tristesse qu’il avait d’abord ressentie en la voyant prisonnière s’était transformée, pendant qu’il écoutait son récit, en une sorte de faible colère devant son inconscience. Sept filles qui attendent paraissait quant à elle plus heureuse qu’effrayée, ayant trouvé dans la fosse un substitut aux compagnons qui l’avaient abandonnée. Il est vrai, se dit Coureur des sables, qu’elle n’a pas vu les sacrifiées.

Qui savait lire les étoiles ? La nuit était claire, et Monde-sœur ne s’était pas encore levée. Elles brillaient de toute leur gloire. Peut-être que le vieux Doigt sanglant savait, mais il n’avait jamais pensé à le lui demander. Il se souvint que c’était la raison pour laquelle cette fosse s’appelait l’Autre œil. Quelque part de l’autre côté de la rivière, Vent d’est et Ultime voix devaient être aussi en train d’étudier les étoiles. Irrité, il roula sur le côté. La prochaine fois, il plongerait dans la rivière et tenterait de s’échapper. Une fois libre, il pourrait toujours essayer de secourir les autres. S’il en restait d’autres après la prochaine fois. Il pensa à Vent dans les cèdres maintenue sous l’eau (son visage tordu de douleur visible à travers les remous), puis il essaya de chasser cette pensée. Il aurait voulu que Sept filles qui attendent ou Douce bouche viennent s’étendre à côté de lui pour le distraire de ses pensées, mais elles dormaient côte à côte, en se tenant par la main. Le Chant des larmes s’éleva de nouveau, puis s’estompa et mourut. Coureur des sables se redressa.

« Vieux sage, sais-tu lire dans les étoiles ? » demanda-t-il.

Le Vieux sage se rapprocha de lui. Il semblait plus évanescent que jamais, mais plus grand, comme si l’illusion avait été étirée. « Oui », répondit-il, « bien que je n’y lise pas toujours ce que les tiens y voient. »

« Peux-tu marcher parmi elles ? »

« Je peux faire tout ce que je veux. »

« Alors, que disent-elles ? Est-ce que d’autres mourront ? »

« Demain ? La réponse est en même temps non et oui. »

« Qu’est-ce que cela signifie ? Qui ? »

« Tous les jours quelqu’un meurt. Je suis ce que tu appelles un Enfant de l’ombre, ne l’oublie pas. Si les étoiles me parlent, c’est de nos propres affaires qu’elles parlent. Mais tout cela, c’est de la divination stupide… la vérité, c’est ce que l’on croit. »

« Est-ce que ce sera Vent dans les cèdres ? »

Le Vieux sage secoua la tête : « Pas elle. Pas demain. »

Coureur des sables se laissa aller en arrière, soulagé : « Je ne te demanderai pas pour les autres. Je n’ai pas envie de savoir. »

« C’est plus sage. »

« Alors, pourquoi marcher parmi les étoiles ? »

« Pourquoi, en vérité ? Nous venons de chanter le Chant des larmes pour nos morts. Tu étais plein de pensées pour les autres qui ont péri, aussi nous ne t’en voulons pas de ne pas t’être joint à nous. Mais le Chant des larmes vaut mieux que ces pensées. »

« Il ne les fera pas revenir. »

« Le souhaiterions-nous ? »

« Souhaiterions-nous quoi ? » Coureur des sables s’aperçut, avec un sursaut d’étonnement, qu’il était irrité, et irrité contre lui-même parce qu’il l’était. Voyant que le Vieux sage ne répondait pas immédiatement, il ajouta : « De quoi parles-tu ? » Les constellations scintillaient avec un mépris glacé, les ignorant tous les deux.

« Je voulais seulement dire », fit lentement le Vieux sage, « que si notre chant pouvait faire revenir Hacheur et Chasseur, le chanterions-nous ? Quand ils seraient revenus d’entre les morts, ne les tuerions-nous pas ? »

Coureur des sables remarqua que le Vieux sage paraissait encore plus jeune que précédemment. Les fantômes ont d’étranges façons. Et se vexent facilement, se rappela-t-il.

« Je regrette beaucoup si je me suis montré discourtois », fit-il avec autant de ménagements qu’il put. « Hacheur et Chasseur étaient les noms de tes amis ? Ils étaient mes amis aussi, si je suis l’ami de l’ombre. Et Doigt sanglant et Feuilles à manger. Nous devrions faire quelque chose pour eux également. Nous asseoir tous ensemble, et nous raconter des histoires sur eux jusqu’à une heure avancée. Mais ce n’est pas tellement le genre d’endroit pour faire ça. Je ne m’en sens pas l’envie. »

« Je comprends. Tu ressembles toi-même à l’homme que tu appelais Doigt sanglant à un degré marqué. »

« La mère de sa mère et celle de ma mère étaient probablement des sœurs, ou quelque chose comme ça. »

« Tu regardes mes compagnons, les autres Enfants de l’ombre. Pour quelle raison ? »

« Je n’avais jamais pensé qu’ils avaient des noms. J’y pensais simplement comme aux Enfants de l’ombre. »

« Je sais. » Le Vieux sage avait levé de nouveau son regard vers les étoiles, et cela rappela à Coureur des sables qu’il lui avait dit pouvoir y marcher. Au bout de ce qui lui parut un long moment (Coureur des sables s’était étendu sur le ventre, la tête posée sur son bras replié, sentant l’odeur salée de sa propre chair), il ajouta : « Ils s’appellent Feu, Cygne et Siffleur. »

« Comme les humains. »

« Nous n’avions pas de noms avant que les hommes descendent des étoiles », dit le Vieux sage d’une voix rêveuse. « Nous étions surtout longs, et nous vivions dans des trous entre les racines des arbres. »

« Je pensais que c’était nous », dit Coureur des sables.

« Je m’embrouille », avoua le Vieux sage. « Vous êtes si nombreux maintenant, et nous si peu. »

« Tu entends nos chants ? »

« Je suis fait de vos chants. Jadis, il y avait un peuple qui n’utilisait ses mains — quand il en avait — que pour se nourrir. Puis descendit parmi lui un autre peuple qui voyageait d’étoile en étoile. Il se trouva que le premier entendait le chant du second, et le renvoyait — plus grand, toujours plus grand que la première fois. Puis le second sentit ses chants plus profondément incrustés dans ses os, mais modifiés, peut-être, par le premier. Il fut un temps où j’étais sûr de savoir qui était le premier, et qui était le second. Mais maintenant, je ne sais plus très bien. »

« Et moi, je ne suis pas sûr de comprendre très bien ce que tu dis. »

« Comme une étincelle issue de la voûte sans écho du vide », poursuivit le Vieux sage, « la forme brillante plongeait en sifflant dans la mer… » Mais Coureur des sables n’écoutait plus. Il était allé se coucher entre Douce bouche et Sept filles qui attendent, prenant une main à chacune.

Le lendemain matin, avant l’aube, la liane fut de nouveau lancée dans la fosse. Cette fois-ci, les hommes des marais n’eurent pas à descendre dans l’Autre œil pour forcer les prisonniers à monter. Quelqu’un cria d’en haut et ils commencèrent à gravir la paroi, bien que lentement et sans enthousiasme. Au sommet attendait Vent d’est, et Coureur des sables, qui avait grimpé avec les trois Enfants de l’ombre restants, lui demanda : « Comment étaient les étoiles hier soir ? »

« Mauvaises. Très mauvaises. Ultime voix est ennuyé. »

Coureur des sables lui dit : « C’est bien ce que j’avais pensé en les voyant. Vive est en plein milieu de la Femme à la chevelure de flammes. Je ne crois pas que Feuilles à manger et Doigt sanglant aient transmis le message que vous leur avez confié. Feuilles à manger faisait toujours ce que n’importe qui lui demandait, mais Doigt sanglant est probablement en train de raconter à tout le monde que tu mérites bien pire que tu n’as eu. C’est ce que je ferai moi-même si tu m’envoies. »

Vent d’est s’écria : « Imbécile ! » et essaya de le jeter à terre. Comme il en était incapable, deux hommes des marais s’en chargèrent.

Le temps était brumeux, et à cause de la brume il faisait sombre. Coureur des sables, quand il se releva, se dit que le brouillard (qui, il le savait, serait plus dense à quelques centimètres au-dessus de l’eau de la rivière) serait propice à une évasion, mais vraisemblablement les hommes des marais avaient eu la même idée, car ils étaient deux à l’encadrer et à le tenir par les bras. Aujourd’hui, le chemin de la rivière lui parut plus long. Il avançait en trébuchant, et ses gardes le poussaient pour rattraper les autres. Les petites silhouettes des Enfants de l’ombre et celles, plus larges et plus pâles, des hommes des marais, ne faisaient qu’apparaître et disparaître dans la brume devant eux.

« C’était bon, hier soir », lui dit un de ses gardes. « Tu n’étais pas invité, mais tu seras là ce soir. »

Coureur des sables répondit avec amertume : « Mais vos étoiles sont mauvaises. »

La fureur et la peur traversèrent le regard de l’homme, et il tordit le bras de Coureur des sables. Devant eux dans la brume, on entendit des cris pas tout à fait humains, puis le silence retomba.

« Peut-être que nos étoiles sont mauvaises », fit l’autre garde, « mais nos ventres seront pleins ce soir. » Deux silhouettes les croisèrent, chacune portant sur son dos le corps inerte d’un Enfant de l’ombre. Coureur des sables sentait la rivière et entendait, dans le silence étrange de la bruine, le clapotis de l’eau contre la berge.

Ultime voix était au même endroit que la dernière fois, sa haute silhouette environnée de vapeurs blanches. Les hommes des marais portaient des colliers et des bracelets aux poignets et aux chevilles. Leurs têtes étaient ornées de couronnes d’herbe verte, et ils exécutaient une danse lente sur la rive. Femmes, enfants et hommes sinuaient comme un serpent et fredonnaient une mélopée. Vent d’est remplaça un des gardes et murmura à l’oreille de Coureur des sables : « C’est peut-être le dernier rassemblement du marais. Les étoiles sont très mauvaises. » Coureur des sables répondit avec mépris : « Elles vous font tellement peur ? » Puis Vent d’est disparut et les gardes le poussèrent, avec le dernier Enfant de l’ombre, sa mère et les deux filles, en un groupe frissonnant. Papillons roses pleurait, et Sept filles qui attendent la berçait d’avant en arrière, essayant de la consoler en lui racontant des stupidités et s’adressant à Dieu. Coureur des sables passa son bras autour d’elle, et elle appuya sa tête sur son épaule.

Le dernier Enfant de l’ombre marchait à côté de lui, et en baissant les yeux Coureur des sables vit qu’il tremblait. Le Vieux sage était là aussi, si évanescent dans la brume que Coureur des sables était sûr qu’à part lui personne ne le voyait. D’une façon inattendue, l’Enfant de l’ombre lui toucha le bras et dit :

« Nous allons mourir ensemble. Nous t’aimions bien. »

« Mâche plus fort », lui dit Coureur des sables, « et tu n’y croiras pas. » Puis, comme il regrettait d’avoir blessé un ami en un tel moment, il ajouta plus gentiment : « Lequel es-tu ? Es-tu celui qui m’a montré la substance que vous mâchez ? »

« Je suis Loup. »

Ultime voix avait commencé le chant. Coureur des sables s’étonna : « Le Vieux sage m’a dit hier soir que vous vous appeliez Feu, Siffleur et quelque chose d’autre que j’ai oublié, mais ce nom n’y était pas. »

« Nous avons des noms pour sept, et des noms pour cinq. Les noms pour trois, tu les as entendus. Mon nom à présent est le nom pour un. Seul le nom du Vieux sage ne change jamais. »

« Sauf », murmura le Vieux sage, « quand on m’appelle, comme on le faisait quelquefois jadis, Norme de groupe. » Il n’était plus maintenant qu’une sorte de vide dans la brume, un trou à forme d’homme.

Coureur des sables observait les gardiens depuis un moment, et il crut voir une ouverture — un moment de relâchement de leur vigilance tandis qu’ils écoutaient Ultime voix. La brume était partout en suspens, et la rivière était large et cachée. Si tel était le souhait de Dieu, il pourrait atteindre les eaux profondes…

Dieu, Seigneur, Vénéré maître…

Il se rua d’une détente, ses pieds accrochant l’eau, et essaya de glisser son corps souple entre deux hommes des marais. Mais ils l’attrapèrent par les cheveux et bourrèrent son visage de coups de pied et de poing avant de le repousser au milieu du groupe. Sept filles qui attendent, Douce bouche et sa mère essayèrent de l’aider, mais il les injuria et le repoussa, puis plongea son visage dans l’eau amère de la rivière.

« Pourquoi as-tu fait ça ? » lui demanda l’Enfant de l’ombre.

« Parce que je veux vivre. Ne sais-tu pas que, dans quelques minutes nous serons tous noyés ? »

« J’entends ton chant », dit l’Enfant de l’ombre « et moi aussi je voudrais vivre. Je ne suis peut-être pas de ton sang, mais je voudrais vivre. »

« Nous devons mourir », murmura la voix du Vieux sage.

« Nous, nous devons mourir », fit amèrement Coureur des sables. « Pas toi. Ils ne rongeront pas te os. »

« Quand celui-ci mourra, je mourrai », fit le Vieux sage en indiquant son dernier compagnon. « Je suis fait à moitié de lui et à moitié de toi maintenant mais sans son écho, ton esprit ne me formera pas. »

Doucement, l’Enfant de l’ombre répéta : « Je voudrais vivre, moi aussi. Il se peut qu’il y ait un moyen. »

« Lequel ? » dit Coureur des sables en le fixant.

« Les hommes parcourent les étoiles, en déformant le ciel pour raccourcir le chemin. Depuis que nous sommes arrivés ici… »

« Depuis qu’ils sont arrivés », corrigea doucement le Vieux sage. « Maintenant, je suis à moitié un homme, et sache que nous avons toujours été là, à écouter une pensée qui ne venait pas. À écouter sans nous douter que nous étions des hommes. Ou peut-être que nous sommes tous de la même race, nous rappelant à moitié et dépérissant, oubliant à moitié et prospérant. »

« Le chant de la fille avec le petit enfant parvient à mon esprit », dit le dernier Enfant de l’ombre, « et celui qu’ils appellent Ultime voix chante aussi. Peu importe que nous soyons deux ou un. Nous avons chanté pour empêcher les stellaris de descendre. Nous avons voulu vivre comme nous le souhaitions, sans que rien nous rappelle ce qui était et ce qui est. Et bien qu’ils aient déformé le ciel, nous avons déformé leur pensée. Supposons que je chante maintenant pour les attirer au lieu de les repousser, et qu’ils viennent ? Les hommes des marais les prendront, et ils auront à choisir parmi un grand nombre. Peut-être ne serons-nous pas choisis. »

« Un seul peut-il faire ça ? » demanda Coureur des sables.

« Nous sommes si peu que parmi nous, un n’est pas un nombre négligeable. Les autres chantent pour que les stellaris ne voient pas ce qu’ils voudraient voir. L’espace d’un battement de cœur, mon chant leur éclaircira la vue, et l’espace déformé est proche d’ici en de nombreux endroits. Ils ne tarderont pas. »

« C’est mal », dit le Vieux sage. « Pendant très longtemps, nous avons marché sans souci dans l’unique paradis. Il serait préférable que tous ceux qui sont là périssent. »

L’Enfant de l’ombre insista : « Rien n’est pire que ma propre mort. » Et soudain, quelque chose qui avait enveloppé le monde ne fut plus là. Cela disparut en un instant et cela laissa la rivière et la brume, les hommes des marais qui dansaient, Ultime voix qui chantait, et eux-mêmes inchangés, mais c’était plus grand que tout, et Coureur des sables ne l’avait jamais vu parce que cela avait toujours été là, mais maintenant il ne pouvait plus se rappeler ce que c’était. Le ciel s’était ouvert, plus rien ne séparait les oiseaux du soleil. La brume qui flottait autour d’Ultime voix pouvait atteindre la Femme à la chevelure de flammes. Coureur des sables regarda le dernier Enfant de l’ombre, et il vit qu’il pleurait et que ses yeux ne contenaient plus rien. Il se sentait dans le même état, et il se tourna vers Vent dans les cèdres : « Mère, quelle est la couleur de mes yeux maintenant ? »

« Verts », répondit sa mère. « Ils paraissent gris dans cette lumière, mais ils sont verts. C’est la couleur des yeux. » Derrière elle, Sept filles qui attendent et Douce bouche murmurèrent : « Verts. » Et Sept filles qui attendent ajouta : « Ceux de Papillons roses sont verts, aussi. »

Puis, incarnat comme du vieux sang à travers le brouillard, un point lumineux apparut, loin au-dessus de leur tête en direction du nord, là où l’Océan remuait comme une anguille sous la masse grise. Coureur des sables l’aperçut avant tout le monde. Il grandit, plus menaçant, et un murmure monta des eaux. Sur la rive, une des femmes qui dansaient hurla et montra du doigt la boule de feu qui tombait en sifflant. Cela faisait le bruit que fait la foudre quand elle tue un arbre. Il y avait déjà deux autres étoiles rouges qui tombaient avec elle, et les cris de la foule les accompagnaient. Quand elles touchèrent l’Océan, les hommes des marais se mirent à courir. Douce bouche et Sept filles qui attendent passèrent leurs bras autour du cou de Coureur des sables et enfouirent leur visage dans sa poitrine. Les hommes des marais qui les gardaient s’étaient mis à courir, arrachant leurs bracelets et leurs couronnes d’herbe.

Seul Ultime voix demeurait à sa place. Il avait interrompu son chant, mais il ne fuyait pas. Coureur des sables crut discerner dans son regard un désespoir semblable à celui de la bête épuisée qui finit par se retourner et par offrir sa gorge aux dents du tigre-tue. « Venez », dit-il en repoussant les deux filles et en prenant le bras de sa mère. Mais à son oreille, le Vieux sage murmura : « Non. »

Derrière eux, des pas troublaient les eaux de la rivière. C’était Vent d’est, et quand Ultime voix le vit, il lui dit : « Tu t’es enfui. »

« Seulement un instant », répondit Vent d’est. « Puis je me suis rappelé. » Il semblait avoir honte. Ultime voix ajouta : « Je ne dirai plus rien. » Puis il leur tourna le dos à tous, et fit face à l’Océan.

« Nous partons », dit Coureur des sables. « N’essayez pas de nous en empêcher. »

« Attends. » Vent d’est regarda Vent dans les cèdres : « Dis-lui d’attendre. »

« Lui aussi est mon fils », dit-elle en s’adressant à Coureur des sables. « Attends. »

Coureur des sables haussa les épaules. « Que veux-tu de nous, Frère ? » demanda-t-il aigrement.

« C’est une affaire qui concerne les hommes. Pas les femmes. Et pas… » Vent d’est fixa les yeux sur le dernier Enfant de l’ombre. « … pas ceux qui sont comme lui. Dis-leur d’aller jusqu’à la rive et de remonter la rivière. Aucun homme des marais, je le jure, ne les importunera. »

Les femmes s’éloignèrent, mais l’Enfant de l’ombre se contenta de déclarer : « J’attendrai sur la rive. » Impuissant, Vent d’est hocha la tête.

« Et maintenant, Frère », dit Coureur des sables, « sous quelles étoiles marchons-nous ? »

« Tant que les étoiles demeurent à leur place », répondit lentement Vent d’est, « le coureur d’étoiles juge les gens. Mais quand une étoile tombe, la rivière doit être rougie de son sang, pour lui faire oublier. C’est son disciple qui s’en charge, aidé par ceux qui se trouvent à proximité. »

Coureur des sables le questionna du regard.

« Je peux frapper », fit Vent d’est, « et je frapperai. Mais l’amitié que j’ai pour lui fera peut-être que je ne frapperai pas assez fort. Tu m’aideras. Viens avec moi. »

Ensemble, ils plongèrent dans la rivière et traversèrent jusqu’à l’autre rive. Là, ils trouvèrent un arbre à l’écorce claire semblable à ceux qu’avait rêvés Coureur des sables en un grand cercle autour de Vent d’est. Les racines plongeaient dans l’eau, et Vent d’est en choisit une un peu moins épaisse qu’un doigt. Il la coupa, et la donna toute ruisselante à Coureur des sables. Elle était aussi longue que son bras, et sa partie inférieure était chargée de petits coquillages agglutinés et sentait la vase. Tandis que Coureur des sables l’examinait, Vent d’est en arracha une autre pour lui, et ensemble ils flagellèrent Ultime voix jusqu’à ce qu’il flotte à la surface sans qu’aucune goutte de sang ne coule malgré la morsure des petits coquillages sur la chair blanche de son dos.

« C’était un homme des collines », dit Vent d’est. « Tous les coureurs d’étoiles doivent être nés dans le haut pays. »

Coureur des sables laissa tomber sa baguette sanglante dans la rivière. « Et maintenant ? »

« C’est fini. » Les yeux de Vent d’est étaient emplis de larmes. « Son corps ne sera pas mangé, mais flottera jusqu’à l’Océan en un sacrifice total. »

« Et c’est toi qui règnes sur les marais maintenant ? »

« Ma tête doit être brûlée comme l’était la sienne. Ensuite… oui. »

« Et pourquoi te laisserais-je vivre ? Tu aurais noyé ta propre mère. Tu n’es pas un homme, et j’ai le droit de te tuer. » Avant que Vent d’est ait eu le temps de répondre, Coureur des sables l’avait saisi par les cheveux et lui tirait la tête en arrière.

« S’il meurt », chuchota la voix du Vieux sage à son oreille, « une partie de toi mourra avec lui. »

« Qu’il meure. C’est une partie de moi que je désire tuer. »

« T’aurait-il tué ainsi ? »

« Il voulait nous noyer tous. »

« Il avait une idée dans sa tête. Tu veux le tuer par haine. Est-ce ainsi qu’il t’aurait tué ? »

« Il est comme moi », dit Coureur des sables, et il tira Vent d’est en arrière jusqu’à ce que l’eau touche son front et ses yeux.

« Il y a un moyen de le savoir », fit le Vieux sage, et Coureur des sables vit que le dernier Enfant de l’ombre était revenu les rejoindre dans la rivière. Quand il vit que Coureur des sables le regardait, il répéta : « Il y a un moyen. »

« Très bien ; lequel ? »

« Relève-le », dit l’Enfant de l’ombre. Puis il s’adressa à Vent d’est : « Vous nous mangez, mais vous savez que nous sommes un peuple magique. »

Haletant, Vent d’est répondit : « Nous le savons. »

« Grâce à notre pouvoir, j’ai fait tomber les étoiles ; mais maintenant, je vais accomplir une plus grande magie. Tu seras Coureur des sables, et Coureur des sables sera toi. » Aussi vif qu’un serpent, l’Enfant de l’ombre se rua et enfonça ses dents dans le bras de Vent d’est. Sous le regard de Coureur des sables, le visage de son jumeau devint sans expression et ses yeux regardèrent des choses invisibles.

« Ce qui coulait dans ma bouche coule maintenant dans ses veines », dit l’Enfant de l’ombre en essuyant le sang de Vent d’est de ses lèvres. « Et comme je lui ai parlé et qu’il me croit, dans sa pensée il est toi. »

Le bras de Coureur des sables était engourdi d’avoir flagellé Ultime voix, et il le frotta.

« Mais comment saurons-nous ce qu’il va faire ? »

« Il va parler bientôt. »

« C’est un jeu pour les enfants. Il doit mourir. » Coureur des sables faucha les jambes de Vent d’est qui tomba dans l’eau. Il lui maintint la tête sous la surface jusqu’à ce qu’il ne sente plus de résistance.

Lorsqu’il se redressa, il dit au dernier Enfant de l’ombre : « J’ai parlé. »

« Oui. »

« Mais maintenant, je ne sais plus si je suis Coureur des sables ou Vent d’est dans son rêve. »

« Et moi non plus », dit l’Enfant de l’ombre. « Mais on dirait qu’il se passe quelque chose, là-bas sur la plage. Si nous allions voir ? »

La brume s’éclaircissait. Coureur des sables regarda l’endroit indiqué par l’Enfant de l’ombre et vit que là où la rivière rejoignait l’Océan gémissant, une chose verte flottait sur l’eau. Trois hommes aux membres enveloppés de feuilles se tenaient sur le sable près d’elle, se montrant le corps échoué d’Ultime voix et parlant d’une manière que Coureur des sables ne comprenait pas. Quand il s’approcha d’eux, ils écartèrent leurs mains, ouvertes, et sourirent ; mais il ne comprit pas que les mains ouvertes signifiaient (ou avaient signifié jadis) qu’ils n’avaient pas d’armes. Le peuple de Coureur des sables n’avait jamais connu les armes. Cette nuit-là, il rêva qu’il était mort, mais que les longs jours de la contemplation étaient terminés.

V. R. T.

N’allez pas vous imaginer que c’est vous qui m’intéressez. Vous m’avez réconforté, et maintenant je vais ressortir écouter les voix des ténèbres.

Karel Capek.

C’était une mallette de cuir marron en état de décomposition, aux coins renforcés de cuivre. Le métal avait été peint en brun verdâtre quand la mallette était neuve, mais la peinture était presque entièrement partie et le soleil mourant qui filtrait par la fenêtre faisait ressortir contre la surface pelée les traces claires d’entailles récentes. L’esclave posa la mallette avec précaution, sans presque faire de bruit, à côté de la lampe de l’officier junior.

« Ouvre-la », dit l’officier. La serrure avait été brisée depuis longtemps, la mallette était étroitement entourée par des cordes faites avec des chiffons recyclés.

L’esclave — un homme aux épaules pointues, au menton saillant et au visage surmonté d’une touffe de cheveux noirs — regarda l’officier et celui-ci fit un signe d’acquiescement de sa tête aux cheveux coupés court. Son menton avait dû bouger d’un millimètre. L’esclave sortit le poignard de l’officier de la ceinture qui pendait au dos de son siège, coupa les cordes, embrassa respectueusement la lame et la remit en place. Quand il fut sorti, l’officier frotta les paumes de ses mains sur les cuisses de son short d’uniforme qui lui arrivait aux genoux, puis souleva le couvercle et fit tomber le contenu de la mallette sur la table.

Des cahiers, des bobines et des bobines de bande magnétique. Rapports, imprimés, lettres. Il vit un cahier d’écolier en papier jaune à bon marché, la couverture à moitié déchirée, et il le ramassa. Une main maladroite avait tracé dessus des initiales : V.R.T. Les lettres étaient élaborées et très grandes, mais formées d’une façon grossière, comme si un sauvage illettré les avait dessinées d’après un modèle qu’il avait sous les yeux.

J’ai vu aujourd’hui des oiseaux. Aujourd’hui j’en ai vu deux. Le premier était une pie tête de mort, et le second un oiseau que la pie avait…

L’officier replaça le cahier au bout de la table. Son regard en voyageant avait identifié au milieu des affaires éparses l’écriture précise et penchée qu’affectionnaient les gens de la Fonction publique.

Monsieur,

Les pièces que je vous adresse…

… est mon opinion.

… de la Terre.

L’officier haussa légèrement les sourcils, reposa la lettre et reprit le cahier d’écolier. Au bas de la page de couverture, il lut, en lettres sombres et maculées : Fournitures Médaillon, Frenchman’s Landing, Sainte-Anne. Et à l’intérieur de la couverture :

nom: Salle E2 S14 Place 18

école: Institution Armstrong

ville: Frenchman’s Landing

Il prit une des bobines de bande magnétique, cherchant une étiquette, mais il n’y en avait pas. Les étiquettes étaient éparpillées au milieu du reste, décollées par l’humidité mais parfaitement lisibles et toutes datées et signées.

Deuxième interrogation.

Troisième interrogation.

Dix-septième interrogation. Troisième bobine.

L’officier soupesa plusieurs bobines, puis en choisit une au hasard et la mit sur son magnétophone.

R : Est-ce que ça enregistre, maintenant ?

Q : Oui. Votre nom, je vous prie ?

R : Vous le savez déjà, il est dans tous les dossiers.

Q : Vous nous avez donné ce nom un grand nombre de fois.

R : Oui.

Q : Comment vous appelez-vous ?

R : Je suis le prisonnier de la cellule 143.

Q : Ah, je vois que vous êtes un philosophe. Nous vous avions pris pour un anthropologue, et vous ne semblez pas assez âgé pour être les deux.

R :

Q : Mes instructions sont de me familiariser avec votre dossier. J’aurais pu le faire sans vous faire venir de votre cellule, je pense que vous vous en rendez compte. À cause de vous, je m’expose aux dangers du typhus et de plusieurs autres maladies contagieuses. Préférez-vous retourner dans les souterrains ? Vous avez paru apprécier la cigarette de tout à l’heure. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ?

R (Avidement) : Une autre couverture. Du papier ! Beaucoup de papier, et quelque chose pour écrire dessus. Une table.

L’officier sourit intérieurement et arrêta le ruban magnétique. L’avidité contenue dans la voix de R lui avait fait éprouver une sensation plaisante, et il spéculait maintenant sur la réponse que R allait recevoir. Il rembobina quelques centimètres de bande, puis appuya de nouveau sur la touche PLAY.

Q : Préférez-vous retourner dans les souterrains ? Vous avez paru apprécier la cigarette de tout à l’heure. Y a-t-il autre chose que vous voudriez ?

R (Avidement) : Une autre couverture. Du papier ! Beaucoup de papier, et quelque chose pour écrire dessus. Une table.

Q : Nous vous avons donné du papier, en quantité.

Et voyez l’usage que vous en avez fait : couvert de gribouillages. Vous rendez-vous compte que si votre dossier devait être transmis aux autorités supérieures, il faudrait le retranscrire en entier ? Cela représenterait des heures de travail.

Q : Vous pourriez le photocopier.

Q : Ah, cela vous plairait, n’est-ce pas ?

L’officier toucha le bouton de contrôle du volume, réduisant les voix à un murmure presque inaudible, et brassa les matériaux qui encombraient son bureau. Un registre particulièrement volumineux attira son regard. Il le prit pour l’examiner.

Il devait faire trente-cinq centimètres de long sur trente de large et trois d’épaisseur. Il était relié de toile brune épaisse que le soleil et le temps avaient décolorée sur les bords. Les feuilles étaient épaisses et rigides, réglées de lignes bleu pâle. La première page commençait au milieu d’une phrase. En y regardant de plus près, cependant, l’officier remarqua que trois pages avaient été prélevées du début du registre, comme avec une lame de rasoir ou un couteau à lame très fine. Il tira son poignard et l’essaya sur la quatrième page. La lame était soigneusement affûtée — l’esclave l’entretenait avec amour — mais ne coupait pas aussi nettement que celle qui avait été utilisée avant. Il lut :

… quelque chose de trompeur, même à la lumière du jour, et qui donne prise à l’imagination, de sorte que parfois je me demande quelle proportion de ce que je vois ici existe seulement dans mon esprit. Cela me donne un sentiment de déséquilibre, que les jours trop longs et les nuits qui n’en finissent pas contribuent à accentuer. Ici comme à Roncevaux, je me lève plusieurs heures avant l’aube.

La température est fraîche — c’est du moins ce que me dit le thermomètre — mais on se croirait sous les tropiques. Le soleil, incroyablement rose, brille d’un éclat insoutenable, sans chaleur et tout en lumière, et il émet si peu à l’extrémité bleue du spectre qu’il rend le ciel derrière lui presque noir, et c’est cette couleur sombre qui est — ou qui me paraît — tropicale. Comme un visage africain, ou les ombres vert foncé de la jungle à midi ; et les plantes, les insectes et les animaux, même cette ville construite n’importe comment, contribuent à donner cette impression. Cela me fait penser à l’entelle des neiges, ce singe qui vit dans les vallées glacées de l’Himalaya, ou à ces éléphants et rhinocéros poilus qui durant les glaciations subsistaient encore aux extrémités gelées de l’Europe et de l’Amérique du Nord. De la même manière, ils ont ici des oiseaux au plumage éclatant et des plantes aux feuilles larges et aux fleurs rouges et jaunes (comme si on était à la Martinique ou à Tumaco) à profusion partout où le niveau du sol est suffisamment haut pour s’affranchir de l’emprise monotone des roseaux salés des prairies marécageuses.

L’espèce humaine est à l’œuvre. Notre ville (comme vous le voyez, quelques jours dans une de ces métropoles nouvelles et déjà croulantes suffisent à faire de vous un vieux résident, et j’étais considéré comme un Pionnier avant d’avoir transféré le contenu de mes valises dans la commode branlante de ma chambre) est en grande partie construite avec le bois de ces espèces de cyprès qui poussent dans les marécages aux alentours, et les toits sont en plastique ondulé, ce qui fait qu’il ne manque plus rien que le bruit des tam-tams au loin. (Et comme cela me faciliterait la tâche, si je pouvais en entendre quelques-uns ! En fait, certains des premiers explorateurs un peu plus au sud, sont censés avoir établi l’existence d’un tel mode de communication à l’aide de troncs creux verticaux. Les Saint-Annois devaient frapper le tronc de leurs mains nues, et comme tous les primitifs ils devaient plus ou moins imiter, en frappant, les sons de leur langage.)

L’officier passa plusieurs pages épaisses en les feuilletant rapidement du pouce. Il y en avait encore beaucoup du même genre, et il mit le registre provisoirement de côté pour prendre une liasse de feuillets reliés à leur point d’origine (il lut un nom : Port-Mimizon) avec une agrafe métallique qui était tombée. Les feuillets, couverts de l’écriture nette et régulière d’un employé de l’administration, étaient numérotés, mais il ne prit pas la peine de les remettre dans l’ordre.

Maintenant que j’ai de nouveau du papier, il m’a été possible de déchiffrer le code des signaux tapés contre les murs par les autres prisonniers. Comment, demanderez-vous. Très bien, je vais vous le dire. Pas parce que j’y suis obligé, mais pour que vous admiriez mon intelligence. Il le faut, voyez-vous. J’en ai un grand besoin.

En écoutant attentivement les coups, il a été facile de séparer des groupes de signaux qui devaient représenter chacun une lettre. J’étais grandement aidé, bien sûr, parce que je savais que ce code était fait pour être compris et non pour induire en erreur, et aussi qu’il était destiné à être souvent employé par des personnes sans éducation. En notant des séries entières, je pus déterminer la fréquence d’emploi de chaque groupe ; jusqu’ici, aucun problème, et n’importe qui aurait pu en faire autant. Mais quelle était la fréquence des lettres de l’alphabet ? Personne ne sait cela par cœur, à part un spécialiste en cryptographie, et c’est là que j’eus l’idée d’une solution à laquelle je suis sûr que vous n’auriez jamais pensé si vous étiez, comme je crains bien de l’être, enfermé dans cette cellule jusqu’à ce que les murs s’écroulent en poussière : J’analysai ma propre conversation. J’ai toujours eu une excellente mémoire pour tout ce que j’ai entendu dire, et encore plus pour les paroles que j’ai prononcées moi-même. Je me souviens encore, par exemple, de certaines conversations que j’ai eues avec ma mère quand j’avais quatre ans, et le plus étrange c’est que je comprends maintenant des choses qu’elle m’a dites et qui étaient parfaitement obscures sur le moment, soit parce que j’ignorais même les mots simples qu’elle utilisait, soit parce que les idées et les émotions qu’elle exprimait étaient au-delà de la compréhension d’un enfant.

Mais nous étions en train de parler des fréquences. Je me faisais la conversation à moi-même — comme ça, assis sur ma paillasse ; mais pour éviter qu’inconsciemment je ne favorise certaines lettres, je ne notais rien. Ensuite, j’écrivais l’alphabet et je repassais dans ma tête tout ce que je m’étais dit, en épelant chaque mot et en mettant une croix à côté de chaque lettre.

Maintenant, lorsque je colle mon oreille au tuyau qui descend le long du mur de ma cellule, je comprends tout.

Au début c’était difficile, naturellement. Il fallait que je retranscrive les coups, et ensuite que je déchiffre un fragment de message qui souvent n’avait aucune signification : VOUS AVEZ ENTENDU CE QU’ILS…

Souvent, j’avais encore moins que ça. Et je me demandais pourquoi une si grande partie de ce que je captais était constituée de nombres : DEUX CENT DOUZE À LA MONTAGNE… Puis je me rendis compte qu’ils s’appelaient par leur numéro de cellule, ce qui indique leur emplacement et est la chose la plus importante de toute façon pour un prisonnier, je suppose.

Le feuillet s’arrêtait là. L’officier ne rechercha pas le suivant, mais se leva et repoussa son siège. Au bout d’un moment, il sortit par la porte ouverte. Au-dehors, une légère brise soufflait et Sainte-Anne, au-dessus de sa tête, baignait le monde d’une lumière verte diffuse. Il pouvait voir, à plus d’un kilomètre de là, les mâts des navires qui étaient au port. L’air était chargé de l’odeur douceâtre des fleurs de nuit que le commandant précédent avait fait planter autour du bâtiment. À quinze mètres de là, à l’ombre d’un arbre à fièvre, l’esclave était assis adossé au tronc, suffisamment caché pour qu’on puisse dire qu’il était invisible quand on n’avait pas besoin de lui et suffisamment près pour entendre quand l’officier appelait ou frappait dans ses mains. L’officier le regarda d’une manière significative, et il accourut sur la pelouse sèche et saturée de vert en faisant des courbettes.

« Cassilla », lui dit l’officier.

L’esclave baissa la tête. « Avec le major… Peut-être, Maître, une fille de la ville… »

D’un geste automatique, l’officier, qui était plus jeune que lui, frappa de sa main gauche la joue droite de l’esclave. D’une manière non moins automatique, l’esclave se laissa tomber à genoux et commença à sangloter. L’officier le poussa rudement avec son pied jusqu’à ce qu’il reste couché dans l’herbe à moitié morte, puis il rentra dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Quand il eut disparu, l’esclave se releva, brossa ses vêtements élimés et regagna son poste au pied de l’arbre à fièvre. Le major n’en aurait pas terminé avec Cassilla avant deux heures ou plus.

Il y avait une race autochtone. Les récits sont trop répandus, trop circonstanciés, trop bien documentés pour qu’il s’agisse d’une sorte de mythe d’une planète neuve. L’absence d’artefacts légitimes reste à expliquer, mais il doit y avoir une raison.

Pour ce peuple indigène, la race humaine et la culture technologique ont dû être plus toxiques que pour n’importe quel autre groupe aborigène dans l’histoire. D’un groupe de primitifs omniprésents quoique relativement dispersés, ils sont devenus moins qu’un souvenir en un laps de temps d’à peine plus d’un siècle, et cela sans catastrophe spécifique pire que la destruction des archives du premier atterrissage français par la guerre.

Mon problème est donc de rechercher tout ce qu’il y a à apprendre sur quelques primitifs qui n’ont pratiquement laissé aucune trace physique (pour autant que nous le sachions) et sur quelques légendes passablement ornées. Je serais tout à fait découragé, n’était le fait que le parallèle avec les Pygmées paléolithiques caucasoïdes qui avaient fini par se faire appeler le Bon peuple (et qui survécurent, comme il fut démontré plus tard, en Scandinavie et en Irlande jusqu’aux derniers jours du dix-huitième siècle) est presque exact.

Jusqu’à quelle époque, alors, a-t-il existé des Saint-Annois ? Bien que j’aie interrogé tous ceux qui ont bien voulu me répondre, et écouté tous les récits qu’ils avaient à me rapporter (de troisième ou énième main, je crois toujours qu’il y a quelque chose à glaner, et il est inutile de se faire un ennemi de quelqu’un qui pourra peut-être plus tard me diriger vers de meilleures informations), j’ai sans cesse recherché particulièrement des témoignages datables et de première main. J’ai tout enregistré sur bandes, mais il est peut-être sage d’en retranscrire ici quelques-unes parmi les plus représentatives et les plus intéressantes en même temps. Après tout, les bandes magnétiques peuvent être perdues ou détériorées. Pour éviter toute confusion, j’indique les dates selon le calendrier local.

Le 13 mars. Dirigé par Mr Judson, le patron de l’hôtel, et porteur d’une introduction verbale de sa part, j’ai pu parler à Mrs Mary Blount, une femme de quatre-vingts ans qui vit avec sa petite-fille et le mari de celle-ci dans une ferme située à une trentaine de kilomètres de Frenchman’s Landing. Le mari me prévint avant de me mettre en présence de la vieille dame que son esprit vagabondait parfois et déclara pour prouver son assertion qu’elle affirmait à certains moments être née sur la Terre, mais qu’à d’autres elle soutenait avoir vu le jour à bord d’un des vaisseaux colonisateurs. Je débutai l’entretien en l’interrogeant sur ce point. Ses réponses, je le crains, montrent à quel point les personnes âgées sont peu écoutées dans notre culture.

Mrs Blount : « Où je suis née ? À bord du vaisseau, parfaitement, jeune homme. Je fus la première à venir au monde à bord du vaisseau, et la dernière sur l’ancien monde. Les femmes qui attendaient un enfant n’étaient pas admises dans l’expédition, voyez-vous, mais plusieurs réussirent à s’embarquer quand même. Ma mère avait envie de partir, aussi elle décida de ne rien dire à personne. C’était une femme assez forte, comme vous pouvez l’imaginer, et je suppose que j’étais un tout petit bébé. Oui, tout le monde avait dû subir une visite médicale, mais c’était des mois et des mois avant, parce que le départ avait été ajourné, voyez-vous. Toutes les femmes devaient porter ces vêtements qu’ils appelaient des combinaisons spatiales, comme les hommes, et maman avait demandé la sienne très ample. Personne ne savait donc. Elle a eu ses premières douleurs, m’a-t-elle dit, en montant dans la tour d’accès, mais le médecin du bord était l’un d’entre eux et il garda le secret. Lorsque je suis née, il nous a endormies, ma mère et moi, comme tout le monde, et quand nous nous sommes réveillées vingt et un ans avaient passé. Le vaisseau où nous étions était le 986, c’est-à-dire un des plus anciens. J’ai entendu dire qu’avant, ils utilisaient des noms au lieu de numéros, ce qui devait quand même être plus joli.

« Oui, il restait encore quelques Français quand nous sommes arrivés. Presque tous à l’exception des jeunes enfants étaient affreusement estropiés ou blessés. Ils savaient qu’ils avaient perdu, et nous venions en conquérants, nous prenions leurs terres et leur bétail, tout ce que nous voulions. J’étais très jeune, bien sûr, et je ne me rendais compte de rien, mais maman m’a tout expliqué par la suite. Je grandis en même temps que les petites Françaises, et vous ne pouvez pas imaginer comme elles étaient mignonnes. Elles avaient tous les beaux garçons autour d’elles, et les plus riches aussi. Vous mettiez votre plus belle robe pour aller au bal, et une de ces filles arrivait, vêtue d’un bout de chiffon, mais avec un ruban et une fleur dans les cheveux, et tous les regards des garçons étaient sur elle.

« Les Saint-Annois ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

« Ah, eux, nous les appelions les abos, ou les sauvages. Ce n’étaient pas des personnes, voyez-vous. Seulement des animaux qui avaient l’apparence de personnes.

« Bien sûr que j’en ai vu. Quand j’étais gosse, je jouais avec ceux qui avaient mon âge. Maman me l’interdisait, mais quand j’étais toute seule, j’allais au bout du pré et ils venaient jouer avec moi. Maman disait qu’ils allaient me manger (rires), mais je ne peux pas dire qu’ils aient jamais essayé. Qu’est-ce qu’ils pouvaient être voleurs, cependant ! Tout ce qu’il y avait à manger. Ils étaient toujours affamés. Ils se sont mis à voler dans le fumoir à poissons, et un soir papa en a tué trois, entre la grange et le fumoir, avec sa carabine. J’avais quelquefois joué avec l’un des trois, et j’ai pleuré. Les enfants sont ainsi.

« Non, je ne sais pas où il les a enterrés, s’il l’a fait. Il a dû plutôt les traîner à l’écart pour que les bêtes sauvages s’en chargent. »

Un frère officier entra. L’officier posa le registre, et une bouffée d’air fit voler les pages.

« Regarde-moi ça », fit le frère officier. « C’est pendant la journée qu’on en aurait besoin. »

L’officier haussa les épaules : « Tu veilles tard, ce soir. »

« Pas autant que toi. Je vais me coucher. »

« Regarde tout ce que j’ai. » Les lèvres de l’officier se tendirent en un sourire amer. Il fit un geste en direction du fouillis de papiers et de bandes qui encombrait le bureau.

Le frère officier remua les papiers du bout des doigts. « Politique ? »

« Criminel. »

« Ils n’ont qu’à secouer la poussière de leur garrot, et te laisser dormir. »

« Il faut que je découvre d’abord de quoi il s’agit. Tu connais le commandant. »

« Tu es bon pour la pelle demain. »

« Je me lèverai tard. Je ne suis pas de service de toute façon. »

« Tu as toujours été un oiseau de nuit, n’est-ce pas ? »

Le frère officier sortit en bâillant. L’officier se versa un verre de vin qui s’était réchauffé maintenant à la température de la pièce. Il reprit sa lecture à l’endroit où le vent avait laissé le registre ouvert.

« Je ne sais pas. Peut-être il y a quinze ans, peut-être moins. Nos années sont plus longues que les vôtres — vous ne le saviez pas ? »

Moi : « Oui, oui, inutile de m’expliquer cela. »

Mr D. : « Eh bien, ces Français racontaient toutes sortes d’histoires sur eux ; je n’ai jamais cru à la plupart d’entre elles.

« Quelles sortes d’histoires ? Oh, n’importe quoi. Ces Français sont un peuple d’ignorants, c’est moi qui vous le dis. »

(Fin de l’entretien.)

On m’avait dit que l’un des derniers survivants parmi les premiers colons français était un certain Robert Culot, décédé depuis quarante ans maintenant. En enquêtant sur lui, j’ai appris que son petit-fils (qui s’appelle également Robert Culot) faisait souvent allusion à des histoires que lui avait racontées son grand-père sur ses premiers jours à Sainte-Anne. Il doit avoir cinquante-cinq années terriennes et tient une boutique de vêtements, la meilleure de Frenchman’s Landing.

M. Culot : « Oui, le vieux racontait des tas de choses sur ceux que vous appelez les Saint-Annois, Dr Marsch. Il connaissait des histoires de toutes sortes. »

« C’est vrai, il pensait qu’il y avait plusieurs races. Pour les autres, disait-il, ils étaient tous pareils, mais les autres en savaient beaucoup moins que lui. Il vous aurait dit que pour un aveugle, tous les chats sont noirs. Parlez-vous français, docteur ? Quel dommage. »

Moi : « Savez-vous à quelle date approximative votre grand-père a vu un Saint-Annois pour la dernière fois, monsieur Culot ? »

M. C. : « Quelques années avant sa mort. Laissez-moi réfléchir… Oui, trois ans je pense avant sa mort. Il fut cloué au lit l’année suivante, et la mort l’emporta deux ans plus tard. »

Moi : « Cela ferait donc quarante-trois ans ? »

M. C. : « Ah, vous ne me croyez pas ! Ce n’est pas gentil. Ces Français, vous dites-vous, on ne peut pas leur faire confiance. »

Moi : « Au contraire, je suis intrigué. »

M. C. : « Mon grand-père venait d’assister à l’enterrement d’un ami, et cela l’avait déprimé. Il décida d’aller faire un tour. Quand il était un peu moins vieux, voyez-vous, c’était un grand marcheur. Il avait dû renoncer à ce plaisir quelques années seulement avant la dernière maladie. Mais maintenant, avec ce chagrin dans son cœur, il partit faire une promenade. J’étais en train de jouer aux dames avec mon père, son fils, quand il rentra.

« Comment il a décrit son indigène ? Ah ! (Rire.) J’espérais que vous ne me poseriez pas la question. Voyez-vous, mon père se moqua de lui, et cela le mit en fureur. Il invectiva mon père dans son mauvais anglais, pour le mettre à son tour en colère, et il lui dit qu’évidemment s’il était assis toute la journée il ne pouvait rien voir. Mon père avait perdu ses deux jambes à la guerre. Heureusement pour moi, n’est-ce pas, qu’il n’a pas perdu autre chose.

« Je lui ai alors demandé ce que vous voudriez savoir : Quel était son aspect ? Je vais vous dire exactement ce qu’il m’a répondu, mais vous n’allez pas le croire. »

Moi : « Pensez-vous qu’il aurait pu simplement vouloir vous taquiner, vous ou votre père ? »

M. C. : « C’était un homme intègre. Il n’aurait jamais menti à quiconque, comprenez-vous ? Mais il pouvait… dire la vérité d’une telle manière qu’il la faisait paraître impertinente. Quand je lui ai demandé comment se présentait cette créature, il m’a répondu parfois comme un homme, et parfois comme le piquet d’une clôture. »

Moi : « Un piquet de clôture ? »

M. C. : « Ou un arbre mort. Quelque chose de ce genre. Laissez-moi me concentrer un instant. Il a dû dire quelque chose comme : “Parfois l’apparence d’un homme, et parfois celle du vieux bois.” Non, je ne peux vraiment pas vous dire ce qu’il entendait par là. »

M. Culot m’adressa à plusieurs membres de la colonie française autour de Frenchman’s Landing qui, disait-il, seraient peut-être prêts à coopérer avec moi. Il mentionna en particulier un certain médecin, le Dr Hagsmith, qui d’après ce qu’il avait compris s’intéressait aux vieilles traditions des Saint-Annois. Je pus m’arranger pour avoir un entretien le soir même avec le Dr Hagsmith. Ce dernier est un anglophone, et il se présenta lui-même comme un folkloriste amateur.

Dr Hagsmith : « Vous et moi avons des conceptions opposées sur la question. Loin de moi l’idée de dénigrer ce que vous faites — mais ce n’est pas la même chose que moi. Vous souhaitez découvrir la vérité, et j’ai bien peur que vous ne trouviez très peu de choses. Moi, je cherche des choses fausses et j’en ai trouvé en quantité. Vous voyez ? »

Moi : « Vous voulez dire que votre collection comporte un grand nombre de documents sur les Saint-Annois ? »

Dr H. : « Des milliers. J’étais un jeune médecin quand je suis arrivé ici il y a vingt ans. À cette époque-là, nous pensions qu’aujourd’hui ce serait une grande cité. Ne me demandez pas pourquoi nous le pensions. Nous avions tout prévu, un stade, de parcs, des musées. Nous avions le sentiment d’avoir tout ce qu’il fallait, et c’était vrai — à part les hommes et l’argent. Nous avons encore tout ce qu’il faut. (Rire.)

« J’ai commencé à rassembler toutes ces histoires à l’occasion de l’exercice de ma profession. J’avais compris, voyez-vous, que ces légendes sur les abos avaient un effet sur l’esprit des gens, et leur esprit exerce une influence sur leurs maladies. »

Moi : « Mais vous n’avez jamais vu vous-même d’aborigène ? »

Dr H. (En riant) : « Bien sûr que non. Mais je suis probablement le plus grand expert sur les aborigènes que vous pourrez trouver. Demandez-moi n’importe quoi, et je vous renseignerai. »

Moi : « Très bien. Est-ce que les Saint-Annois existent toujours ? »

Dr H. : « Autant qu’ils ont jamais existé. » (Rire.)

Moi : « Alors, où habitent-ils ? »

Dr H. : « Vous voulez dire quelle localité ? Ceux qui vivent derrière l’au-delà poursuivent une existence vagabonde. Ceux qui vivent à proximité des fermes ont généralement leur habitation dans les endroits les plus éloignés, mais parfois ils peuvent s’abriter dans une étable, ou sous l’auvent de la ferme. »

Moi : « Est-ce qu’on ne les verrait pas ? »

Dr H. : « Oh, cela porte malheur de les voir. D’ailleurs, ils prennent généralement la forme de quelque ustensile ménager si quelqu’un les regarde — ou bien celle d’une meule de foin, par exemple. »

Moi : « Les gens les croient vraiment capables de faire des choses pareilles ? »

Dr H. : « Vous pas ? S’ils n’en étaient pas capables, où voudriez-vous qu’ils aillent ? » (Rire).

Moi : « Vous dites que la plupart des Saint-Annois vivent “derrière l’au-delà” ? »

Dr H. : « Dans le désert, les zones incultes. C’est une expression locale. »

Moi : « Et quel aspect ont-ils ? »

Dr H. : « Ils ressemblent à des gens. Mais leur peau a la couleur de la pierre, et ils ont de grandes tignasses désordonnées, à part ceux qui n’ont pas de cheveux du tout. Certains sont plus grands que vous et moi, et très forts, et d’autres sont plus petits que des enfants. Ne me demandez pas quelle taille font les enfants. »

Moi : « Supposons pour l’instant que les Saint-Annois existent. Si je voulais en voir, où me conseilleriez-vous de chercher ? »

Dr H. : « Vous pourriez aller sur les quais. (Rire.) Ou bien près des endroits sacrés, je suppose. Ah, je vous vois surpris ! Vous ne saviez pas qu’ils avaient des lieux sacrés ? Il y en a plusieurs, oui, et leur religion est très élaborée et très déroutante. Quand je suis arrivé, on parlait beaucoup d’un grand prêtre — ou d’un grand chef, comme vous voudrez. De toute façon, un personnage plus magique que les autres. La voie ferrée venait d’être construite, et naturellement les animaux sauvages n’y étaient pas habitués et se faisaient écraser. On voyait ce type-là arpenter la voie la nuit et les ressusciter. Les gens le surnommaient Coureur des cendres, et d’autres noms du même genre. Une fois, la femme d’un bouvier a eu un bras sectionné par le train. Sans doute qu’elle était ivre et qu’elle s’était allongée sur les rails. Le bouvier l’a conduite aussitôt à l’hôpital. Eh bien, ils en ont pris un à la banque des organes, et ils le lui ont greffé normalement. Mais Coureur des cendres trouva ensuite celui qu’elle avait perdu, et il fit pousser avec une nouvelle femme, de sorte que le bouvier eut deux épouses. Naturellement, la seconde, celle que Coureur des cendres avait créée, était abo à l’exception d’un bras. La partie qui était abo volait tout ce qu’elle pouvait, et ensuite le bras humain restituait ce qu’elle avait pris. Eh bien, finalement les Dominicains accusèrent le pauvre bouvier de polygamie, et il décida de chasser celle qui avait été créée par Coureur des cendres. Comme elle n’avait qu’un seul bras humain, elle était incapable de couper le bois comme il faut, voyez-vous…

« Vous dites que je vous surprends ? Les abos ne sont pas vraiment humains, voyez-vous, et ils sont incapables de manier un outil quelconque. Ils peuvent en prendre un dans leurs mains, mais ils n’accompliront rien avec. Ce sont des animaux magiques, si vous voulez, mais des animaux quand même. (Rire.) Pour un anthropologue, vous n’êtes vraiment pas très informé. On raconte que les Français faisaient passer ce test au gué nommé Sang qui court — ils arrêtaient tous ceux qui passaient et leur demandaient de creuser le sol avec une pelle… »

Un chat sauta sur le rebord éclaté de la fenêtre. C’était un énorme matou noir avec un seul œil et des griffes doubles — le chat du cimetière de Vienne. L’officier lui lança un chapelet d’invectives et, voyant qu’il ne s’en allait pas, fit glisser sa main, lentement et sans bruit, vers le pistolet qu’il portait à sa ceinture. Mais à l’instant où ses doigts se refermèrent sur la crosse, le chat siffla comme un morceau de fer porté au rouge qu’on laisse tomber dans l’eau, et s’enfuit d’un bond.

M. de F. : « Les lieux sacrés, monsieur ? Oui, ils en avaient beaucoup, à ce qu’on dit. Partout où un arbre poussait dans la montagne, c’était un endroit sacré pour eux, par exemple. Particulièrement, s’il y avait de l’eau stagnante au milieu des racines, comme c’était presque toujours le cas. Là où le fleuve local — le Tempus — se jette dans la mer, c’était aussi un endroit sacré. »

Moi : « Pouvez-vous m’en citer quelques autres ? »

M. de F. : « Il y avait une caverne, plus en amont au bord de la rivière, dans les falaises. Je ne pense pas qu’elle ait été explorée. Et près de l’embouchure, il y avait un cercle de grands arbres. La plupart ont été coupés, mais les souches sont encore visibles. Trenchard, le clochard qui prétend être un abo, vous montrera l’endroit en échange de quelques sous, ou son fils vous accompagnera.

« Vous n’aviez jamais entendu parler de lui ? Oui, près des docks. Tout le monde ici le connaît. C’est un simulateur, vous comprenez, un farceur. Ses mains (il montre ses mains) sont abîmées par l’arthrite et il ne peut pas travailler, aussi il prétend qu’il est un abo et il se comporte comme un déséquilibré. On dit que cela porte chance de lui donner quelques pièces.

« Non, c’est un homme comme vous et moi. Il est marié avec une pauvre malheureuse qu’on ne voit presque jamais, et ils ont un fils, d’une quinzaine d’années. »

L’officier tourna vingt ou trente pages, et ne reprit sa lecture que lorsqu’une modification de la présentation attira son regard.

Un fusil lourd (cal. 35) pour la défense contre les gros animaux. À porter moi-même. 200 cartouches.

Un fusil léger (cal. 225) pour pourvoir à la nourriture. À faire porter par le jeune garçon. 500 cartouches.

Une carabine (cal. 20) pour le petit gibier à poil et à plume. Porté par la mule de tête. 160 charges.

Un carton (200 boîtes) d’allumettes.

Farine (20 kg).

Levure.

Thé (local) : 1 kg.

Sucre (5 kg).

Sel (5 kg).

Ustensiles de cuisine.

Multi vitamines.

Trousse de première urgence.

Tente, avec nécessaire de réparation et cordeau et piquets supplémentaires.

Deux sacs de couchage.

Bâche à utiliser comme tapis de sol.

Paire de bottes de rechange (pour moi).

Vêtements, nécessaire de rasage, etc.

Une caisse de livres — certains amenés de la Terre, la plupart achetés à Roncevaux.

Magnétophone, caméra et appareil de photo. Pellicule. Ce registre. Stylos.

Seulement deux gourdes, mais nous serons toujours à proximité du Tempus.

C’est tout ce que je vois pour l’instant. Nul doute qu’il manquera un grand nombre de choses. La prochaine fois je saurai mieux m’organiser, mais il faut un début à tout. Lorsque j’étais étudiant à Columbia, je lisais les récits des expéditions de l’époque victorienne avec casques coloniaux et bandes molletières, et des centaines de porteurs et de défricheurs ou je ne sais pas quoi. Plein du courage de Gutenberg, je rêvais de commander une telle expédition. M’y voilà donc : pour la dernière fois je dors sous un toit. Demain c’est le départ : trois mules, le jeune garçon (en haillons) et moi (pantalon de toile bleue et chemise de sport de chez Culot). Au moins, je n’aurai pas à redouter une mutinerie parmi mes porteurs, à moins qu’une mule ne lance un mauvais coup de sabot ou que le gosse ne m’égorge pendant mon sommeil !

6 avril. Notre première nuit dehors. Je suis devant notre petit feu de camp, sur lequel le gosse a fait cuire notre dîner. C’est un cuistot de premier ordre (délicieuse découverte), mais avare de bois pour le feu, comme le sont tous les broussards d’après mes lectures. Je crois que je le trouverais sympathique s’il n’avait pas cette espèce de lueur sournoise dans ses grands yeux.

Il s’est déjà endormi, mais j’ai l’intention de veiller un peu pour faire le compte rendu de cette première journée et contempler les étoiles étrangères. Il m’a indiqué les constellations, et j’ai l’impression que je connais mieux le ciel de Sainte-Anne que je n’ai jamais connu celui de la Terre — ce qui n’était pas difficile. Quoi qu’il en soit, le gosse prétend qu’il connaît tous les noms saint-annois, et bien qu’il y ait de fortes chances pour que ce soient de simples inventions de son père, je vais les noter ici en espérant en avoir une confirmation indépendante plus tard.

Il y a les Mille tentacules et le Poisson (une nébuleuse qui paraît vouloir attraper une étoile brillante isolée), la Femme à la chevelure de flammes, le Lézard qui combat (le soleil de la Terre étant l’une des étoiles de la queue du lézard), et les Enfants de l’ombre. Je ne trouve plus les Enfants de l’ombre maintenant, mais le gosse me les a montrés tout à l’heure : deux paires d’yeux brillants. Il y en a d’autres, mais je les ai déjà oubliées. Il faudra que j’enregistre ces conversations avec lui.

Mais reprenons au commencement. Nous sommes partis de bonne heure ce matin. Le gosse m’a aidé à charger les mules, ou plutôt, c’est moi qui l’ai aidé. Il est très fort avec les cordes. Il fait des nœuds larges et compliqués qui paraissent tenir bon jusqu’au moment où il les défait au simple contact de sa main. Son père est venu nous dire adieu (ce qui m’a surpris), et j’ai eu droit à un grand discours destiné à me soutirer encore un peu plus d’argent à titre de compensation pour l’absence du jeune garçon. Finalement, je lui ai donné une pièce pour que ça me porte chance.

Les mules vont bon train, ce sont des animaux qui paraissent robustes et pas plus vicieux qu’on ne peut raisonnablement s’y attendre. Elles sont plus grosses que des chevaux et beaucoup plus fortes, leur tête est plus longue que mon bras et elles ont de grandes dents jaunes qui apparaissent lorsqu’elles retroussent leurs lèvres pour grignoter un chardon au bord de la route. Il y en a deux grises et une noire. Le gosse les a entravées quand nous avons fait halte, et on les entend maintenant dans tout le camp. De temps à autre, on voit la fumée de leur haleine qui flotte comme un esprit pâle dans l’air froid.

7 avril. Je croyais hier que nous avions bel et bien commencé notre voyage, mais je me rends compte maintenant que nous étions encore dans la zone défrichée — ou tout au moins semi-défrichée — qui entoure Frenchman’s Landing, et que nous aurions pu presque certainement, si nous avions gravi l’une des petites éminences à proximité de notre camp d’hier soir, apercevoir les lumières d’une ferme. Ce matin, nous avons même traversé un minuscule village de pionniers que le gosse appelle « Frogtown{De frog, grenouille, allusion aux Français. N.d.T.} », nom que les habitants, je suppose, ne doivent pas tellement trouver recommandable. Je lui ai demandé s’il ne se sentait pas honteux d’utiliser un nom pareil alors qu’il est lui-même de descendance française, mais il me répondit avec un grand sérieux que non, que son sang appartenait à moitié au Peuple libre (c’est ainsi qu’il désignait les Saint-Annois), et que c’était vers là que ses affinités portaient. En somme, il croit son père, bien qu’il soit sans doute la seule personne au monde à le faire. Et pourtant, il ne manque pas d’intelligence. Telle est la force de l’influence des parents.

Une fois franchie Frogtown, le chemin disparut purement et simplement. Nous étions arrivés à la limite de « derrière l’au-delà », et les mules le sentirent tout de suite, devenant moins têtues et plus craintives, en un mot devenant un peu moins comme des hommes et un peu plus comme des animaux. Nous coupons maintenant vers l’est en même temps que vers le nord, traçant une longue diagonale vers la rivière au lieu de la rejoindre directement. De cette façon, nous espérons éviter les prairies marécageuses le plus possible (je les ai assez explorées avec le vieux clochard pour ne plus avoir envie d’essayer de les traverser avec mes mules !) et nous contenter des petits cours d’eau qui s’y jettent à intervalles raisonnables pour satisfaire nos besoins en eau. De toute manière, le Tempus, dit-on, est trop saumâtre pour être potable jusqu’à une assez grande distance de la côte.

J’aurais dû mentionner hier (mais j’ai oublié de le faire) que lorsque nous avons dressé la tente, je me suis aperçu que nous n’avions emporté ni hache ni maillet pour enfoncer les piquets. Je le fis remarquer au gosse, qui se contenta de sourire et d’arranger les choses en les enfonçant avec une pierre. Il trouve des quantités de bois mort pour faire le feu, et il le brise sur son genou avec une force surprenante. Pour faire le feu, il édifie une espèce d’abri ou de tonnelle de brindilles qu’il remplit de feuilles et d’herbe sèche, et cela en moins de temps qu’il ne m’en a fallu déjà pour l’écrire. Il me demande toujours (c’est-à-dire, en fait, hier soir et ce soir) de l’allumer, car il considère apparemment ce geste comme une haute fonction qui ne saurait être accomplie que par le chef de l’expédition. Je suppose qu’un feu de camp doit avoir quelque chose de sacré, si les préceptes de Dieu ont encore cours si loin de la Terre. C’est peut-être pour ne pas nous écraser sous le poids du divin mystère qu’il alimente si peu le nôtre, au point que c’est pour moi une véritable prouesse qu’il arrive à faire cuire nos aliments dessus. Même ainsi, il trouve le moyen de se brûler régulièrement les doigts, et je le vois avec amusement les porter à sa bouche comme un enfant et sauter à cloche-pied autour du feu en murmurant des imprécations.

8 avril. Le gosse est le plus mauvais tireur que j’aie jamais vu. C’est presque l’unique chose qu’il est incapable de bien faire. Je lui ai fait porter le fusil léger, mais après l’avoir vu tirer je le lui ai retiré au bout de trois jours. Sa conception semble être de pointer l’arme dans la direction générale de n’importe quel animal que je lui indique, et de presser sur la détente après avoir fermé les yeux. Je crois honnêtement qu’au fond de son cœur (s’il en a un) il est persuadé que c’est le bruit qui tue. Jusqu’à présent, tout le gibier que nous avons mangé a été tué par moi, soit que je lui arrache son fusil après son premier coup pour viser (à la volée) l’animal qu’il avait raté avant qu’il ne soit hors de vue, soit que j’utilise le gros fusil que je porte, ce qui est une perte de munitions coûteuses aussi bien que de viande.

D’un autre côté, le gosse (je ne sais vraiment pas pourquoi je l’appelle ainsi, excepté que c’est le nom que lui donnait son père ; c’est presque un homme, et à bien y penser il n’a que huit ou neuf ans, physiologiquement tout au moins, de moins que moi) a le meilleur œil pour le gibier blessé que je connaisse. Il est meilleur qu’un très bon chien, à la fois pour trouver et pour rapporter — ce qui n’est pas une mince qualité — et il a souvent voyagé « derrière l’au-delà », bien qu’il n’ait jamais remonté la rivière jusqu’à la caverne sacrée (et non pas mythique, j’espère) que nous cherchons. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il ait passé de longues périodes dans les terres incultes avec sa mère. J’ai eu l’impression que celle-ci n’appréciait pas tellement le genre d’existence qu’elle menait à Frenchman’s Landing, et je ne peux pas dire que je l’en blâme. Mais pour en revenir au gibier, avec le flair du gosse et mon coup de fusil, je ne pense pas que nous manquerons de viande fraîche.

Qu’y a-t-il eu d’autre aujourd’hui ? Ah, oui, le chat. Il y en a un qui nous suit, apparemment depuis Frogtown au moins. Je l’ai aperçu aujourd’hui vers midi, et pendant un instant (le miroitement du soleil renforçant le caractère trompeur et irréel des distances sous le ciel sombre) j’ai cru qu’il s’agissait d’un tigre-tue. La balle est passée trop haut, naturellement, et quand je l’ai vue soulever la poussière la perspective est soudain redevenue normale. Mes arbres étaient des buissons, et la distance que j’avais évaluée à deux cent cinquante mètres au moins faisait en réalité moins d’un tiers, tandis que mon « tigre-tue » était ramené à la taille d’un gros chat domestique de race terrienne, sans doute échappé de l’une des fermes. Il semble nous suivre délibérément, gardant toujours entre lui et nous une distance de quatre à cinq cents mètres. Cet après-midi, je lui ai tiré deux ou trois cartouches à longue portée, ce qui a tellement bouleversé le gosse que j’ai aussitôt regretté mes intentions félicides pour lui dire que s’il réussissait à attirer l’animal au camp, il pourrait le garder comme compagnon. Je suppose qu’il nous suit pour manger les restes de nourriture que nous laissons derrière nous. Demain, il en aura à satiété. J’ai tué un daim ce matin.

10 avril. Deux jours de marche ininterrompue pendant lesquels nous avons rencontré beaucoup de gibier, mais aucune trace de rescapés saint-annois. Nous avons traversé trois petits affluents du Tempus que le gosse appelle le Serpent jaune, la Fille qui court et la Fin des jours, mais qui d’après ma carte sont le Ruisseau des cinquante bornes, la rivière Johnson et la Rougette. Aucun problème pour les franchir. Les deux premiers étaient guéables là où nous sommes arrivés, et la Rougette (qui teinta mes bottes, les jambes du gosse et les mules), à quelques centaines de mètres en amont. Je pense être en vue du Tempus (que le gosse appelle simplement « la Rivière ») demain après-midi, et il m’affirme que la caverne sacrée doit se trouver beaucoup plus haut. En fait, dit-il, jusqu’à présent les berges de la rivière que nous avons passées sont beaucoup trop meubles pour pouvoir contenir une caverne.

Il m’est venu à l’idée que si le gosse a vécu (comme il le prétend) une bonne partie de son existence dans l’arrière-pays sauvage, il pourrait être — malgré l’influence corruptrice de son père et sa conviction d’être en partie d’origine saint-annoise — une excellente source d’information. J’ai enregistré un premier entretien, mais comme je m’efforce de le faire chaque fois que je tombe sur des matériaux intéressants, je le retranscris dans ce journal.

Moi : « Tu m’as dit que ta mère et toi vous avez souvent vécu, particulièrement le printemps et l’été, “derrière l’au-delà”. D’après certaines informations que je possède, les enfants saint-annois venaient souvent jouer, il y a une cinquantaine d’années de cela, avec les enfants humains des fermes les plus reculées. Est-ce que quelque chose de semblable t’est jamais arrivé ? As-tu eu l’occasion de voir quelqu’un d’autre que toi ou ta mère dans ces parages ? Après tout, cela fait quatre jours que nous marchons et nous n’avons pas rencontré âme qui vive. »

V. R. T. : « Nous rencontrions beaucoup d’âmes presque chaque jour. Un grand nombre d’animaux et d’oiseaux ; des arbres qui étaient vivants, exactement comme toi et moi nous avons voyagé, comme tu dis, pendant ces quatre jours. Mais nous ne sommes pas encore arrivés derrière l’au-delà où l’on voit les dieux flotter sur la rivière sur des troncs d’arbres, et où les arbres voyagent. Les dieux ont de petites et grandes têtes, et des fleurs d’hydrangée dans leurs cheveux. Il y a aussi les hommes-élans, dont la tête, les cheveux, la barbe et les bras et aussi le corps étaient semblables à ceux des hommes, mais dont les jambes étaient le corps de l’élan rouge, de sorte qu’ils s’accouplaient avec les femmes-élans une fois comme les animaux et une fois comme les hommes, et ils se battaient en bramant tout le printemps durant sur le flanc des collines. Puis, quand l’oiseau-siffleur remontait du Sud, ils étaient de nouveaux amis et allaient bras dessus, bras dessous voler les œufs de l’épinier ou me lancer des pierres. Et les Enfants de l’ombre, naturellement, venaient chaparder le soir ; ils chevauchaient les bulles et l’écume des ruisseaux, et ma mère — c’était quand j’étais tout petit — ne me laissait pas sortir de sous ses cheveux, après le coucher du soleil. Mais quand je fus plus grand, je pris l’habitude de sortir pour les mettre en fuite par mes cris. Ils croient toujours qu’ils vont vous encercler et se précipiter sur vous pour vous mordre. Mais si vous vous retournez rapidement et si vous vous mettez à crier, ils ne le font jamais. Ils ne sont jamais aussi nombreux qu’ils le pensent, parce que certains n’existent que dans l’esprit des autres, et au moment de se battre ils se fondent les uns dans les autres et restent tout seuls. »

Moi : « Pourquoi n’avons-nous vu aucune de ces choses étranges ? »

V. R. T. : « Moi, si. »

Moi : « Qu’est-ce que tu as donc vu ? Je veux dire, pendant que tu étais avec moi. »

V. R. T. : « Des oiseaux, des animaux, des arbres vivants et les Enfants de l’ombre. »

Moi : « Tu veux parler des étoiles. Si jamais tu vois quelque chose d’extraordinaire, tu me le diras, veux-tu ? »

V. R. T. : (Il acquiesce.)

Moi : « Tu es un garçon étrange. Vas-tu quelquefois à l’école quand tu es avec ton père à Frenchman’s Landing ? »

V. R. T. : « Quelquefois. »

Moi : « Tu es presque un homme maintenant. As-tu songé à ce que tu veux faire dans quelques années ? »

V. R. T. : (Il se met à pleurer.)

Ma dernière question n’a pas reçu de réponse. Il a éclaté en sanglots, et je me suis trouvé si embarrassé qu’après avoir passé mon bras autour de son épaule pendant quelques instants, je me suis retiré pour le laisser pleurer pendant une demi-heure ou plus et aller arpenter les broussailles, où d’énormes vers lumineux mais de la couleur livide des lèvres d’un mort se tortillent sous vos pas la nuit. J’avoue que ma question était misérablement stupide. Que pourrait-il faire, avec un père clochard et le semblant d’éducation qu’il a ? Il est vrai qu’il lit couramment — il m’a emprunté quelques livres d’anthropologie, et lorsque je lui ai posé quelques questions j’ai obtenu de meilleures réponses que je n’en aurais attendu de la part d’un étudiant de niveau moyen. Mais son écriture est très pauvre, comme je l’ai constaté en parcourant un de ses vieux cahiers d’écolier (faisant partie des rares affaires personnelles qu’il a emportées avec lui).

11 avril. Une journée fertile en événements. Voyons si je peux me débarrasser de ma sale habitude de revenir sans cesse en arrière et décrire ce qui s’est passé dans l’ordre. Quand je suis rentré au camp la nuit dernière (je vois en relisant mes notes d’hier que je me suis laissé vagabondant dans la brousse), j’ai trouvé le gosse endormi dans son sac de couchage. J’ai mis un peu de bois sur le feu, j’ai réécouté la bande et j’ai écrit la dernière page du journal. Puis je suis rentré me coucher sous la tente. Environ une heure avant l’aube, nous avons été réveillés par une grande agitation chez les mules. Nous sommes sortis en courant pour voir ce qui se passait, moi avec une torche électrique et mon gros fusil, et le gosse avec deux brandons qu’il avait pris dans le feu. Nous n’avons rien vu, mais nous avons senti une odeur de pourriture infecte et entendu le bruit d’un gros animal (je ne pensais vraiment pas que ce pouvait être une mule) qui s’enfuyait. Les mules, quand nous les retrouvâmes, étaient couvertes d’écume, et l’une d’entre elles avait brisé son entrave. Heureusement, elle n’était pas allée très loin et dès que le jour se leva le gosse put la rattraper, bien qu’il lui ait fallu presque une heure pour cela. Les deux qui étaient restées avec nous semblaient heureuses de nous demander la protection due aux animaux domestiques.

Après avoir battu les buissons suffisamment longtemps pour décider qu’il n’y avait plus rien à trouver, il n’était plus question de se recoucher. Nous pliâmes la tente, chargeâmes les mules et, sur mon insistance, passâmes une heure à revenir sur les traces de la journée précédente pour voir si nous ne pouvions pas retrouver les empreintes d’un gros animal prédateur. Nous aperçûmes le chat (qui s’enhardissait de plus en plus maintenant que j’avais renoncé à lui tirer dessus) et nous trouvâmes les empreintes d’un animal que le gosse appelle un renard de feu et qui, d’après mon Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne, doit être selon toute probabilité le fennec d’Hutchesson, une créature qui évoque le renard ou le coyote, avec d’immenses oreilles et un goût prononcé pour la volaille ou la charogne.

Après ce petit interlude qui nous a fait perdre du temps, nous avons progressé un peu plus rapidement et une heure environ avant le milieu du jour, j’ai réussi mon plus beau coup de fusil jusqu’ici. Une énorme brute qui ne figure pas dans le Guide pratique et qui ressemble un peu au Karbau asiatique de la Terre. Un seul coup dans la tête avec le gros fusil. J’ai mesuré la distance après que l’animal fut tombé, et elle était de trois cents mètres !

Naturellement, j’étais fier comme tout et j’ai soigneusement examiné le résultat de mon tir, qui avait touché la brute juste derrière l’oreille. Même à cet endroit, le crâne était si massif que la balle n’avait pas pu pénétrer complètement. De sorte qu’il ne devait pas encore être tout à fait mort pendant que j’avais mesuré la distance. Il semblait y avoir eu un épanchement important de liquide lacrymal qui avait laissé de grandes coulées humides dans la terre au-dessous de chaque œil. Je soulevai une paupière après avoir examiné la blessure, et je constatai qu’il y avait une double pupille, comme chez certains poissons de la Terre. La partie inférieure de l’œil frémit légèrement quand je la touchai avec mon doigt, ce qui indiquait que toute vie n’avait peut-être pas encore disparu même à ce moment-là. Les doubles pupilles ne paraissent pas représenter un trait caractéristique de la faune locale, aussi je suppose qu’il s’agit d’un phénomène d’adaptation causé par le mode de vie principalement aquatique de l’animal.

J’aurais vivement désiré faire naturaliser la tête, mais c’était évidemment hors de question. Déjà ainsi, le gosse était au bord des larmes (ses grands yeux sont d’un vert étonnant) à l’idée que j’allais charger toute la bête, qui devait bien peser quatre-vingts kilos, sur les mules, et commençait à m’expliquer qu’on ne pouvait pas leur demander de prendre une telle charge supplémentaire. Finalement, je réussis à le convaincre que j’avais l’intention d’abandonner les entrailles, la tête (comme je regrettais mon trophée !), la peau et les sabots et que nous n’emporterions, en fait, que les meilleurs morceaux de viande. Les mules manifestèrent quand même leur mécontentement devant le poids supplémentaire et l’odeur du sang, et nous eûmes plus de mal avec elles que je ne l’avais imaginé.

Une heure environ après nous être remis en route, nous atteignîmes le bord du Tempus. C’était un fleuve très différent de celui que le gosse m’avait montré quand nous avions visité avec son père le « temple » saint-annois. Là-bas, il faisait plus d’un kilomètre et demi de large, ses eaux étaient saumâtres et il n’y avait presque pas de courant. L’embouchure elle-même n’était pas un fleuve unique, mais une série de ramifications méandreuses qui étiraient paresseusement leur cours au milieu de la boue et des roseaux. Ici, ce n’est plus du tout la même chose : l’eau n’a plus cette couleur jaune, et le courant est si rapide qu’il emporte un bout de bois en quelques secondes.

Nous avons laissé les prairies marécageuses entièrement derrière nous. C’est un nouveau Tempus, vif et limpide, qui court parmi les collines ondoyantes couvertes d’herbe émeraude et parsemées d’arbres et de bosquets. Je comprends maintenant pourquoi le projet que j’avais formé à l’origine de remonter le fleuve en bateau était — comme tout le monde me l’avait dit à Frenchman’s Landing — totalement impraticable, malgré les avantages qu’il aurait présentés pour la recherche d’une caverne le long des berges. Non seulement le courant est si vif que nous aurions épuisé tout notre carburant rien que pour lutter contre lui, mais tout indique qu’il doit y avoir des rapides et des chutes d’eau un peu plus en amont. Un hovercraft aurait sans doute été idéal, mais avec les capacités industrielles réduites qu’il y a ici, je ne pense pas qu’il en existe plus de deux douzaines sur toute la planète, et encore sont-ils (inévitablement) la prérogative sacrée des militaires.

Je ne me plains pas, cependant ; avec un hovercraft, nous aurions peut-être déjà trouvé la caverne, mais quelle chance aurions-nous d’entrer en contact avec d’éventuels groupes survivants de Saint-Annois ? Notre petite et, je l’espère, rassurante expédition, qui se déplace lentement et vit sur le pays, a beaucoup plus de facilités pour établir un tel contact.

De plus, je dois l’avouer, ce n’est pas déplaisant du tout. Après avoir trouvé le fleuve et remonté son cours sur un peu moins de deux kilomètres, le gosse manifesta de grands signes d’excitation et déclara que nous avions atteint un endroit important où il était venu souvent avec sa mère. Je ne voyais rien de particulièrement marquant : un léger coude surplombé par quelques arbres (assez grands), et un rocher à la forme bizarre, mais il répéta à plusieurs reprises que c’était un site d’une beauté particulière, et me montra comme le rocher était confortable : on pouvait s’y asseoir ou s’y allonger dans des positions très diverses, et les arbres formaient une protection contre le soleil, la pluie ou même la neige, qui restait accrochée aux branchages l’hiver pour former une sorte de toit. Il y avait des trous d’eau profonds au pied du rocher, dans lesquels on trouvait du poisson, des moules et des escargots comestibles (toujours sa mère française !) le long du bord. En bref, c’était un véritable jardin fertile. Après l’avoir écouté parler de cette façon pendant quelques minutes, je me rendis compte qu’il considère la nature — ou tout au moins certains endroits privilégiés comme celui-ci — de la même manière que la plupart des gens sont habitués à considérer une maison ou un appartement, ce qui est une drôle d’idée. Je voulais être seul de toute façon ; aussi, je décidai d’abonder dans le sens de son enthousiasme bénin, et je l’envoyai en avant avec les mules en déclarant que je voulais rester contempler les beautés du merveilleux endroit qu’il m’avait révélé. Il se montra ravi, et quelques minutes plus tard, je restai aussi seul qu’il a jamais été donné de l’être à quelqu’un qui est né sur la Terre, avec le vent et le soleil et le murmure des grands arbres aux racines plongées dans l’eau pour seuls compagnons.

J’oubliais le chat qui nous suit à distance et que je chassai à coups de cailloux sur la piste des mules.

Cela me laissa le temps de méditer sur tout. Sur l’animal que j’avais tué ce matin (et qui ferait certainement un trophée d’une valeur inappréciable si j’avais les moyens de ramener son crâne à la civilisation), et sur l’expédition. Ce n’est pas que je ne désire pas autant qu’avant de démontrer que les Saint-Annois n’ont pas encore tout à fait disparu, et retrouver le plus possible de leurs coutumes et de leurs traditions avant qu’elles disparaissent à tout jamais de la connaissance de l’humanité. Je voudrais y parvenir, mais pour des raisons entièrement nouvelles. Quand je suis arrivé ici, sur Sainte-Anne, tout ce qui m’intéressait vraiment c’était d’acquérir par mes travaux sur le terrain une réputation suffisante pour obtenir un poste convenable dans une faculté de la Terre. Maintenant, je sais que l’expérience sur le terrain peut être, et devrait être, une fin en soi ; que ces vieux professeurs distingués dont j’enviais le renom ne cherchaient pas (comme je le croyais) à retourner sur le terrain — même s’il s’agissait de la pauvre et sempiternelle Mélanésie — pour renforcer leur dignité académique, mais plutôt qu’ils se servaient de leur statut pour étayer leurs travaux sur le terrain. Et comme ils avaient raison ! Chacun de nous trouve sa voie, sa place dans l’univers. C’est la vie ; c’est la science, ou quelque chose de mieux que la science.

Lorsque je rattrapai le gosse, il avait déjà établi le campement (plus tôt que d’habitude). J’ai l’impression qu’il s’inquiétait pour moi. Cette nuit, il essaya de faire sécher une partie de la viande du karbau pour la conserver, bien que je lui aie répété que nous jetterions simplement ce qui s’altérera avant que nous ayons le temps de le manger.

J’avais oublié de dire que j’ai tué deux daims en rattrapant le gosse.

L’officier posa le registre relié de toile et, au bout d’un moment, se leva et s’étira. Un oiseau s’était fourvoyé dans la pièce, et il l’aperçut pour la première fois, perché silencieux et terrorisé sur le cadre d’un tableau accroché à bonne hauteur sur le mur opposé à l’entrée. Il cria pour le faire fuir, et comme il ne bougeait pas, essaya de le frapper avec un balai que l’esclave avait laissé appuyé contre un coin. L’oiseau s’envola, mais au lieu de s’enfuir par la porte ouverte, heurta le linteau, tomba à demi assommé sur le sol, puis voleta lourdement devant le nez de l’officier, dont il effleura la joue avec l’une des plumes noires de son aile, pour regagner le cadre qui lui servait de perchoir. L’officier proféra un juron et se rassit, saisissant au hasard une poignée de feuillets, eux au moins décemment couverts d’une nette écriture de bureaucrate.

Il me faudrait un avocat. La question ne fait aucun doute. En plus de celui que le tribunal nommera d’office. Je suis certain que l’université m’avancera les frais d’honoraires d’un avocat privé, et je vais demander qu’on contacte le recteur.

Il semble que les points suivants se dégagent de cette affaire, et je vais les noter ici pour essayer d’en discuter les interprétations possibles, ce qui me préparera pour le procès.

Tout d’abord, il y a la question de concept de culpabilité, qui est au centre de toute procédure criminelle. Ce concept est-il universellement valable ?

S’il n’est pas universellement valable, il doit exister certaines catégories de personnes qui en aucun cas ne peuvent être punies pour des raisons de culpabilité, et un minimum de réflexion suffit à me convaincre de la réalité de l’existence de telles catégories : les enfants, par exemple, ou les faibles d’esprit, les riches, les aliénés, l’entourage immédiat des personnes de statut élevé, ces personnes elles-mêmes, et ainsi de suite.

La question suivante, Votre Honneur, est de savoir si moi-même, l’accusé, je n’appartiens pas à une (ou plusieurs) des catégories exemptées. Il ne fait aucun doute pour moi que je fais partie de toutes les catégories que je viens de citer, mais je me contenterai, pour épargner le temps précieux de cette cour, d’en examiner deux : Je suis exempt parce que je suis un enfant, et je suis exempt parce que je suis un animal. C’est-à-dire, parce que j’appartiens à la première et à la cinquième des catégories que vous venez d’approuver.

Ce qui nous conduit à notre troisième question : Que signifie (en fonction des catégories exemptes déjà citées) la désignation : « enfant » ? Il est clair que nous devons écarter dès le début la simple question d’âge. Que pourrait-il y avoir de plus absurde que de supposer un accusé innocent, même s’il a commis un acte abominable, le mardi, mais coupable s’il l’a commis le mercredi ? Non, non, Votre Honneur, bien que je n’aie moi-même que quelques années de plus que vingt ans, j’avoue que penser de cette façon c’est ouvrir la porte à un carnaval de mort juste avant l’accession de chaque jeune homme et de chaque jeune femme à l’âge que vous aurez choisi comme étant l’âge critique. Et on ne peut pas non plus fonder le concept d’enfance sur des critères subjectifs et internes, car il serait bien difficile de déterminer si ces critères internes existent ou non. Non. Le statut d’enfant doit être établi par la manière dont la société elle-même a traité l’individu. Dans mon cas présent :

Je ne possède aucune propriété foncière, et je n’en ai jamais possédé.

Je n’ai jamais pris part, pas même comme témoin, à aucun contrat ayant force légale.

Je n’ai jamais été appelé à témoigner devant une cour de justice.

Je n’ai jamais contracté de mariage, ni adopté aucun enfant.

Je n’ai jamais occupé de situation rémunératrice sur la base du travail accompli. (Vous élevez une objection, Votre Honneur ? Vous citez mes propres déclarations sur mes liens avec Columbia ? C’est l’avocat général qui les cite ? Non, Votre Honneur, le sophisme est habile mais sans fondement. Le poste d’assistant qu’ils m’ont donné à Columbia était une sinécure manifeste destinée à me permettre de terminer mes études, et pour mon expédition sur Sainte-Anne j’ai été simplement défrayé de mes dépenses. Vous voyez ? Et qui mieux que moi pourrait vous renseigner ?)

Je suis sûr, Votre Honneur, que tous ces points — et je pourrais en citer mille autres — établissent clairement aux yeux de la cour qu’à l’époque du crime, si tant est que l’on m’accuse d’un crime, ce dont je ne suis pas sûr, j’étais un enfant ; et en vertu des mêmes arguments, je suis toujours un enfant, car je n’ai toujours accompli aucune des choses que j’ai énumérées tout à l’heure.

Quant à être un animal — et j’entends animal par opposition à un être humain — la preuve est tellement simple que vous allez peut-être rire que je me donne la peine de la présenter. Est-ce que ceux qui ont le droit d’aller en liberté dans notre société sont les animaux ? Ou bien les êtres humains ? Qui est enfermé dans des porcheries, étables, chenils, clapiers ? Laquelle des deux grandes catégories dort sur une litière jetée à même le sol ? Et laquelle sur un lit ? Laquelle vit dans des conditions d’hygiène décente et des locaux chauffés, et laquelle ne peut compter pour se réchauffer que sur sa propre haleine et pour se laver que sur sa langue ?

Je vous demande humblement pardon, Votre Honneur ; je n’avais pas l’intention d’offenser la cour.

Quarante-sept a tapé un message sur le tuyau. Vous voulez savoir ce qu’il disait ? Voilà.

CENT QUARANTE-TROIS, CENT QUARANTE-TROIS, C’EST VOUS ? ÉCOUTEZ-VOUS ? QUI EST LE NOUVEAU À VOTRE ÉTAGE ?

J’ai ajouté la ponctuation moi-même. Quarante-sept n’utilise jamais de ponctuation, et si j’ai déformé ses intentions j’espère qu’il ne m’en voudra pas. J’ai répondu :

QUEL NOUVEAU ?

J’aimerais bien avoir une pierre, ou un quelconque objet métallique comme Quarante-sept (il dit qu’il utilise la monture de ses lunettes) pour pouvoir frapper le tuyau avec. J’ai les phalanges endolories.

JE L’AI APERÇU CE MATIN PAR MA PORTE OUVERTE. VIEUX, LONGS CHEVEUX BLANCS. PLUS BAS QUE VOUS. QUELLE CELLULE ?

JE NE SAIS PAS.

Avec une pierre, je pourrais taper sur les murs de ma cellule assez fort pour être entendu de chaque côté. Pour l’instant, le prisonnier qui est à ma gauche me tape quelque chose — je ne sais pas avec quoi, mais cela fait de drôles de bruits — et il ne connaît pas le code. Le mur sur ma droite est silencieux. Peut-être qu’il n’y a personne, ou que, comme moi, il n’a rien pour pouvoir s’exprimer.

Vous raconterai-je comment j’ai été arrêté ? J’étais très fatigué. J’étais allé à la Cave Canem, et le résultat c’est que j’avais veillé très tard. Il était presque quatre heures. À midi, j’avais rendez-vous avec le président, et j’étais certain qu’il allait me nommer officiellement à la tête d’un département, avec des conditions très favorables. J’avais l’intention de dormir un peu, et je laissai un mot pour Mme Duclose, ma logeuse, où je lui demandais de me réveiller à dix heures.

Quarante-sept tape :

CENT QUARANTE-TROIS, ÊTES-VOUS DROIT COMMUN OU POLITIQUE ?

POLITIQUE (j’ai envie d’entendre sa réponse).

QUEL CÔTÉ ?

ET VOUS ?

POLITIQUE.

QUEL CÔTÉ ?

CENT QUARANTE-TROIS. C’EST RIDICULE. VOUS AVEZ PEUR DE RÉPONDRE À MA QUESTION ? QUE PEUVENT-ILS FAIRE DE PLUS ? VOUS ÊTES DÉJÀ ICI.

POURQUOI VOUS FERAIS-JE CONFIANCE SI VOUS NE ME FAITES PAS CONFIANCE ? C’EST VOUS QUI AVEZ COMMENCÉ. (J’ai mal aux phalanges.)

LE CINQ SEPTEMBRE.

QUAND J’AURAI PIERRE. MAL AUX DOIGTS.

LÂCHE (Quarante-sept fait trembler le tuyau. Il va casser ses lunettes.)

Où en étais-je ? Oui, mon arrestation. Toute la maison était calme. Je croyais que c’était parce qu’il était tard, mais je me rends compte maintenant que tout le monde devait être réveillé, attendant mon retour, sachant qu’ils étaient là dans ma chambre, osant à peine respirer. Mme Duclose devait se faire du souci pour le grand miroir doré de ma chambre, auquel elle m’a demandé à plusieurs reprises de faire attention. (J’ai constaté que les miroirs, les vrais, ceux qui sont en verre argenté et pas les bouts de métal polis, sont hors de prix à Port-Mimizon.) Ainsi, personne ne ronflait, ni ne titubait dans le couloir pour aller aux toilettes, et aucun soupir de passion étouffée ne filtrait de la chambre de Mlle Étienne, où elle entretenait sa flamme avec un cierge et les fruits de son imagination.

Mais je ne remarquai rien. Je griffonnai mon mot (certains trouvent mon écriture exécrable, mais je ne suis pas de cet avis ; quand j’aurai ma nomination, si j’ai des cours à faire, je laisserai écrire les étudiants au tableau noir pour moi, ou je distribuerai des feuillets polycopiés à l’encre violette sur du papier jaune) à l’intention de Mme Duclose et je montai me mettre au lit, croyais-je.

Ils n’étaient pas très discrets. Ils avaient allumé la lumière dans ma chambre, et je vis un rai de clarté filtrer par-dessous la porte. Il est facile d’imaginer que si j’avais commis un crime, j’aurais eu le temps de rebrousser chemin sur la pointe des pieds et de m’enfuir. Mais je pensai seulement qu’on avait apporté une lettre ou un message pour moi — peut-être le recteur de l’université, ou le patron de la maison close, la « Cave Canem », qui m’avait demandé mon aide au début de la soirée parce qu’il avait un problème avec son « fils » ; et je décidai que si c’était lui, j’attendrais le lendemain soir pour répondre car j’étais très fatigué et j’avais bu assez de brandy pour me sentir inefficace et incapable d’enfiler ma clé dans la serrure sans tâtonner.

C’est alors que je découvris que la porte n’était pas verrouillée. Il y avait trois hommes qui m’attendaient assis à l’intérieur. Deux étaient en uniforme, et le troisième portait un complet sombre qui jadis avait dû être de bonne qualité, mais qui était maintenant râpé et taché de graisse. De plus, il était un peu trop serré pour lui, ce qui le faisait ressembler au valet d’un avare. Il était assis dans mon fauteuil préféré, avec un bras passé négligemment sur le dossier et la petite lampe au globe orné de roses et à l’abat-jour à franges à hauteur de son coude, comme s’il avait été en train de lire. Le miroir de Mme Duclose était juste derrière lui, et je vis qu’il portait ses cheveux courts sur sa nuque et qu’il avait une balafre sur la tête, comme s’il avait été torturé ou opéré du cerveau, ou comme s’il s’était battu avec quelqu’un armé d’un instrument tranchant. Par-dessus son épaule, je m’apercevais, coiffé du haut-de-forme que j’avais acheté ici après mon arrivée à Port-Mimizon, avec mon visage étonné et ma grande cape.

L’un des deux hommes en uniforme se leva à mon entrée et referma la porte derrière moi en mettant le verrou de nuit. Il portait une vareuse grise et un pantalon gris, un képi et un large ceinturon de cuir marron où un énorme revolver à l’air archaïque pendait dans son étui. Quand il se rassit à sa place, je remarquai que ses chaussures étaient des chaussures de civils ordinaires, de qualité médiocre et passablement usées. Le second homme en uniforme me dit :

« Vous pouvez ôter votre chapeau et votre cape si vous le désirez. »

« Naturellement », répondis-je, et je les pendis, comme d’habitude, aux patères derrière la porte.

« Nous allons être obligés de vous fouiller », ajouta le même personnage, qui portait une veste courte de toile kaki avec un grand nombre de poches, et un pantalon kaki serré avec un élastique aux chevilles, comme si une partie de ses fonctions consistait à monter à bicyclette. « Nous pouvons utiliser deux méthodes, selon vos préférences : ou bien vous vous déshabillez, si vous voulez, et nous fouillerons vos vêtements puis vous pourrez vous rhabiller — mais vous devrez le faire devant nous, de manière à ne pas pouvoir dissimuler quoi que ce soit — ou bien nous vous fouillerons tel que vous êtes, ici même. Quelle solution préférez-vous ? »

Je leur demandai si j’étais en état d’arrestation et s’ils étaient de la police. L’homme assis dans le fauteuil en dentelle répondit :

« Non, professeur, certainement pas. »

« Je ne suis pas professeur, du moins pas encore pour autant que je le sache. Si je ne suis pas en état d’arrestation, pourquoi voulez-vous me fouiller ? De quoi m’accuse-t-on ? »

Celui qui avait refermé la porte répondit : « Nous devons vous fouiller pour voir si nous avons une raison de vous arrêter », et regarda l’homme au complet sombre comme s’il attendait une confirmation. Le second homme en uniforme ajouta :

« Vous avez le choix. Comment voulez-vous être fouillé ? »

« Et si je refuse de me soumettre ? »

« Alors, nous vous conduirons à la citadelle », dit l’homme en civil. « Ils vous fouilleront là-bas. »

« Vous voulez dire que vous m’arrêteriez ? »

« Monsieur… »

« Je ne suis pas français. Je suis originaire d’Amérique du Nord, sur la Terre. »

« Professeur, je vous le conseille — en ami —, ne nous forcez pas à vous arrêter. C’est très grave, ici, de se faire arrêter ; mais il est tout à fait possible d’être fouillé, interrogé, même — le cas échéant — retenu quelque temps… »

« Ou peut-être jugé et exécuté », termina pour lui l’homme à la veste kaki.

« … sans avoir été arrêté. Ne nous obligez pas, je vous en conjure, à le faire. »

« Mais il faut que je sois fouillé. »

« Oui », répondirent à la fois les deux hommes en uniforme.

« Dans ce cas, je préfère rester comme je suis, sans me déshabiller. »

Les deux hommes échangèrent un regard, comme si ce que je venais de dire était significatif. L’homme au complet sombre paraissait s’ennuyer et reprit le livre qu’il lisait, et qui m’appartenait, remarquai-je : le Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne.

L’homme au ceinturon s’approcha de moi, un peu gêné, pour me fouiller, et je remarquai pour la première fois que son uniforme était celui de la Compagnie des transports urbains.

« Vous êtes un cocher de fiacre, n’est-ce pas ? » lui dis-je. « Pourquoi portez-vous ce revolver ? »

L’homme au complet sombre répondit à sa place :

« Parce que c’est son devoir de le porter. Je pourrais vous demander également pourquoi vous êtes armé. »

« Je ne le suis pas. »

« Au contraire. Je viens d’examiner ce livre qui vous appartient. Il y a des séries de chiffres écrites au crayon sur les pages de garde. Regardez. Pouvez-vous m’expliquer ce que c’est ? »

« C’est un ancien propriétaire du livre qui a dû faire cela. Je n’ai aucune idée de ce à quoi ça correspond. M’accuseriez-vous d’être une sorte d’espion ? Si vous les regardez bien, vous verrez que les inscriptions sont presque aussi vieilles que le livre lui-même, et à demi effacées. »

« Ce sont des chiffres intéressants. »

« Je les ai déjà vus », dis-je, tandis que l’homme à l’uniforme de la Compagnie des transports urbains me tâtait les poches. Chaque fois qu’il trouvait quelque chose — montre, argent, agenda — il le tendait avec un petit geste obséquieux à l’homme au complet sombre.

« J’ai une tournure d’esprit mathématique. »

« Quelle chance vous avez. »

« J’ai étudié ces chiffres. Ils représentent une assez bonne approximation de la section de cône qu’on appelle parabole. »

« Pour moi cela ne signifie rien. En tant qu’anthropologue, je m’intéresse davantage à la courbe normale de répartition. »

« Quelle chance vous avez », dit l’homme au complet sombre, en me rendant mon sarcasme de tout à l’heure. Il fit un signe aux deux autres, qui se rapprochèrent de lui. Pendant quelques instants, ils chuchotèrent tous les trois, je remarquai à quel point leurs visages se ressemblaient. Tous les trois avaient le menton effilé, les sourcils noirs et les yeux étroits. Ils auraient pu être frères. L’homme au complet sombre étant l’aîné et probablement le plus malin, tandis que le cocher de fiacre devait être le moins imaginatif. Mais ils formaient une même famille.

« De quoi parlez-vous ? » leur demandai-je.

« Nous parlions de vous », dit l’homme au complet sombre tandis que le cocher de fiacre quittait la chambre en refermant la porte derrière lui.

« Et que disiez-vous ? »

« Que vous êtes ignorant des lois locales, et que vous devriez avoir un avocat. »

« C’est sans doute exact. Mais je ne crois pas que c’est ce que vous étiez en train de dire. »

« Vous voyez ? Un avocat vous conseillerait de ne pas nous contredire sur ce ton. »

« Écoutez, êtes-vous de la police ? Ou du Parquet ? »

L’homme en civil se mit à rire : « Non, pas du tout. Je suis ingénieur au ministère des Travaux publics. Mon ami ici présent » — il indiqua l’homme en kaki — « est un signaleur de l’armée. Et mon autre ami, comme vous l’avez deviné, est un cocher de fiacre ».

« Dans ce cas, pourquoi venez-vous m’arrêter comme si vous apparteniez à la police ? »

« Vous voyez comme vous êtes ignorant de nos lois. Sur la Terre, d’après ce que j’ai cru comprendre, les choses ne se passent pas du tout de cette façon-là. Mais ici, tous les fonctionnaires publics forment une seule fraternité, si vous me suivez bien. Demain, mon ami le cocher de fiacre ramassera peut-être les ordures… »

L’homme en kaki l’interrompit pour ricaner : « Vous pouvez dire qu’il le fait déjà ce soir. »

« … et mon ami qui est ici fera peut-être partie de l’équipage de l’un des garde-côtes, tandis que je serai promu inspecteur des chats. Ce soir, on nous a envoyés vous chercher. »

« Avec un mandat d’arrestation ? »

« Je vous répète qu’il vaudrait mieux pour vous que vous ne soyez pas arrêté. Je vous dirai franchement que si vous êtes arrêté, il est très improbable qu’on vous relâche un jour. »

Tandis qu’il terminait sa phrase, la porte s’ouvrit derrière moi et je vis dans le miroir Mme Duclose et Mlle Étienne, avec le cocher de fiacre au milieu d’elles. « Entrez, mesdames », dit l’homme en civil, et le cocher de fiacre les fit entrer dans la chambre, où elles allèrent se mettre, timides et apeurées, à côté du lavabo. Mme Duclose, vieille femme assez grosse et aux cheveux gris, portait une robe de coton aux couleurs fanées qui lui arrivait aux chevilles. (J’ignore si le cocher de fiacre lui avait laissé le temps de la mettre avant de la faire venir, ou si c’était ce qu’elle utilisait en guise de chemise de nuit.) Mlle Étienne, très grande, vingt-sept ou vingt-huit ans, aurait pu passer non pas pour la sœur, mais peut-être pour la demi-sœur ou la cousine des trois hommes. Elle avait leur menton effilé et leurs sourcils noirs, mais les siens avaient été épilés pour former un arc au-dessus de ses yeux, qui n’étaient pas, heureusement pour elle, étroits et noirs comme ceux des trois hommes, mais grands et mauves, comme la peinture sur le visage d’une poupée. Sa chevelure était une touffe de boucles brunes, et elle était, comme je l’ai déjà dit, d’une taille supérieure à la moyenne. Ses jambes, minces comme des bâtons, soutenaient des hanches trop larges pour le reste de son physique aux seins plats et aux épaules étroites. Elle arborait ce soir un déshabillé en tissu aérien et transparent, mais qui comportait tellement de replis et de couches successives que le vêtement était entièrement opaque.

« Vous êtes madame Duclose ? » demanda l’homme en civil en s’adressant à cette dame. « La propriétaire de cette maison ? Avez-vous loué la chambre que nous occupons en ce moment au monsieur ici présent ? »

Elle acquiesça de la tête.

« Il est nécessaire qu’il nous accompagne à la citadelle, où il aura un entretien avec diverses personnalités. Vous fermerez la porte à clé après notre départ, comprenez-vous ? Vous ne toucherez à rien. »

Mme Duclose hocha la tête, faisant trembler ses boucles de cheveux gris.

« Au cas où ce monsieur ne serait pas rentré au bout d’une semaine, il vous appartiendrait de vous adresser à l’Administration des parcs, qui déléguera un de ses honorables représentants à cette adresse. Accompagnée par lui, vous serez autorisée à pénétrer dans cette chambre pour déceler d’éventuels dommages causés par les rongeurs, et à ouvrir les fenêtres pendant une période d’une heure, à l’expiration de laquelle vous devrez quitter la pièce avec lui. Comprenez-vous ce que je viens de vous dire ? »

Mme Duclose acquiesça de nouveau.

« Au cas où ce monsieur ne serait pas encore rentré à Noël, il vous appartiendrait de vous adresser à l’Administration des parcs comme précédemment. Le lendemain du jour de Noël — ou bien, au cas où le jour de Noël tomberait un samedi, le lundi suivant — un honorable représentant serait délégué comme précédemment. En sa présence, vous serez autorisée à changer les draps et, si vous le désirez, à aérer la literie. »

« Le lendemain du jour de Noël ? » demanda Mme Duclose d’un air égaré.

« Ou, au cas où le jour de Noël tomberait un samedi, le lundi suivant. Au cas où ce monsieur ne serait pas rentré dans un an à compter de la date présente — que vous pouvez considérer, pour plus de commodité, comme le premier du mois en cours, si vous le désirez — vous pouvez vous adresser de nouveau à l’Administration des parcs. Vous pourrez également — si vous le désirez — faire mettre sous garde, à vos frais, les biens et effets personnels de ce monsieur, ou les entreposer chez vous si vous le préférez. Un inventaire sera effectué à ce moment-là par l’Administration des parcs. Vous pourrez ensuite utiliser ce local à votre gré. Au cas où ce monsieur ne serait pas encore rentré dans cinquante ans à partir de la date dont je vous ai précédemment expliqué le mode de détermination, il vous appartiendrait — à vous ou à vos héritiers — de vous adresser de nouveau à l’Administration des parcs. À ce moment-là, le gouvernement deviendra le propriétaire de tout article entrant dans l’une des catégories suivantes : articles constitués en tout ou en partie d’or, d’argent ou de tout autre métal précieux ; monnaies ayant cours à Sainte-Croix, Sainte-Anne, la Terre ou d’autres mondes ; antiquités, instruments scientifiques, manuscrits, plans et documents de toute nature ; bijoux ; linge de corps et effets d’habillement. Tout article n’entrant pas dans cette nomenclature deviendra votre propriété ou celle de vos héritiers ou ayants droit. Si demain vous vous apercevez que vous ne vous rappelez pas clairement ce que je viens de vous dire, adressez-vous à moi au ministère des Travaux publics, section des Canalisations et égouts, et je vous répéterai toutes les explications. Vous demanderez l’assistant de l’inspecteur général des Canalisations et égouts. Vous comprenez ? »

Mme Duclose acquiesça.

« À vous, maintenant, mademoiselle », poursuivit l’homme au complet sombre en dirigeant son attention vers Mlle Étienne. « Voyez : je donne un laissez-passer à ce monsieur. » Il sortit un morceau de carton rigide, qui devait faire quinze centimètres sur cinq, de la poche de poitrine de son veston graisseux, et me le tendit. « Il va écrire votre nom dessus et vous le remettre, ce qui vous permettra d’entrer dans la citadelle les deuxième et quatrième mardis de chaque mois pour lui rendre visite entre vingt et une heures et vingt-trois heures. »

« Une minute », m’écriai-je. « Je ne connais même pas cette personne. »

« Mais vous n’êtes pas marié. »

« Non. »

« C’est bien ce que disait votre dossier. Lorsque le détenu n’est pas marié, il est d’usage de donner ce carton à la plus proche résidente de sexe féminin et d’âge correspondant. Voyez-vous, tout cela est fondé sur les probabilités statistiques. La jeune femme est en droit de transmettre le carton à une personne de son ou de votre choix, qui l’utilisera à sa place. C’est une question que vous pourrez régler » (il réfléchit quelques secondes) « dans dix jours. Pas maintenant. Veuillez écrire son nom. »

Je fus obligé de demander à Mlle Étienne quel était son prénom. Il se trouva que c’était Célestine.

« Donnez-lui le carton », dit l’homme au complet sombre.

J’obéis, et il posa lourdement une main sur mon épaule en disant :

« Je vous déclare en état d’arrestation. »

J’ai été transféré. Je continue cette récapitulation de mes pensées — si on peut l’appeler ainsi — dans une nouvelle cellule. Je ne suis plus l’ancien cent quarante-trois, mais un nouveau cent quarante-trois inconnu, car mon vieux numéro a été écrit à la craie sur la porte de cette nouvelle cellule. La transition doit vous paraître très abrupte, à vous qui lisez ces lignes, mais en réalité j’ai l’impression que je n’ai jamais été interrompu tandis que je les écrivais. La vérité est que j’étais fatigué de décrire mon arrestation. Je me suis endormi. J’ai mangé un peu de pain et de soupe que le gardien m’avait apportés et j’ai trouvé un petit os — une côte, sans doute — dedans, ce qui m’a permis d’avoir une longue conversation avec mon voisin du dessus, quarante-sept. J’ai écouté le fou sur ma gauche jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’au milieu de ses cognements et grattements sans queue ni tête je discernais mon propre nom.

Il y eut ensuite un bruit de clés à la porte de ma cellule, et je crus un instant que c’était peut-être Mlle Étienne qui venait me voir. J’essayai dans toute la mesure du possible de me rendre présentable en lissant mes cheveux et ma barbe avec mes doigts. Hélas, ce n’était que le gardien, accompagné d’un homme de stature énorme dont le visage était caché par une cagoule noire. Naturellement, je crus que l’heure de mon exécution était arrivée, et j’essayai de me montrer courageux — je m’aperçus, en fait, que je n’avais pas tellement peur. Mais mes jambes étaient devenues si faibles que j’eus du mal à me mettre debout. Je songeai à m’enfuir (c’est l’idée qui me vient toujours lorsqu’ils m’envoient chercher pour me conduire à l’interrogatoire ; je n’ai pas d’autre occasion, car il est impossible de s’enfuir d’une de ces cellules), mais il n’y avait aucun autre endroit où se réfugier que ce long corridor étroit avec, comme d’habitude, un gardien armé posté devant chaque escalier. L’homme à la cagoule me prit le bras et, sans dire un mot, me conduisit dans un dédale de couloirs et d’escaliers où je me trouvai bientôt complètement désorienté. Nous dûmes marcher pendant des heures. Je vis un grand nombre de visages misérables et sales comme le mien qui regardaient par le minuscule guichet vitré à la porte de chaque cellule. À plusieurs reprises, nous traversâmes des cours, et chaque fois je crus que c’était là que j’allais être exécuté. Il était près de midi. L’éclat du soleil me faisait cligner et emplissait mes yeux de larmes. Puis, dans un corridor qui ressemblait exactement aux autres, nous nous arrêtâmes devant une porte marquée 143, et l’homme à la cagoule souleva une dalle de béton encastrée dans le sol, révélant un étroit passage presque vertical avec une échelle de fer. Je descendis le premier, et nous dûmes parcourir cinquante mètres avant d’arriver au fond. Nous n’avions qu’une torche électrique pour nous éclairer dans une galerie d’où s’élevait une infecte odeur d’urine, et nous atteignîmes enfin la porte de la cellule où je me trouve et où il me fit entrer en me poussant brutalement. J’étais si faible que je m’écroulai sur le sol.

Au début, j’étais presque heureux de ce répit car, comme je l’ai dit, je m’attendais à être exécuté. J’ignore encore si je ne vais pas l’être. L’homme à la cagoule avait certainement l’allure d’un bourreau, mais c’était peut-être seulement pour me faire peur, et peut-être remplit-il d’autres fonctions.

L’officier chercha parmi le fouillis de documents étalés sur son bureau le feuillet suivant, mais avant qu’il ait pu le trouver le frère officier fit une seconde apparition.

« Tiens », dit l’officier. « Je croyais que tu étais allé te coucher. »

« C’est ce que j’ai fait. J’ai dormi un peu, et puis je me suis réveillé et je n’ai pas pu me rendormir. Ce doit être la chaleur. »

L’officier haussa les épaules.

« Qu’est-ce que ça donne, ton enquête ? »

« J’essaie encore de réunir les faits. »

« Ils ne t’ont pas envoyé un résumé ? Je croyais qu’ils le faisaient toujours. »

« Sans doute. Mais je ne l’ai pas encore trouvé dans tout ce fouillis. Il y a juste une lettre, mais peut-être qu’une de ces bandes contient un rapport concis. »

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » Le frère officier avait soulevé le registre à la reliure de toile.

« Un journal. »

« Celui du prévenu ? »

« Je crois. »

Le frère officier haussa un sourcil : « Tu n’en es pas certain ? »

« Je ne sais pas. Parfois, j’ai l’impression que ce registre… »

Le frère officier attendit la suite, mais elle n’arriva pas. Au bout d’un moment, il déclara : « Bon, je vois que tu es occupé. Je crois que je vais aller réveiller le toubib pour voir s’il n’a pas quelque chose à me donner pour dormir. »

« Essaye la bouteille », lui cria l’officier tandis qu’il sortait. Puis il reprit le registre sur son bureau et l’ouvrit au hasard.

« Non, c’est un homme comme vous et moi. Il est marié avec une pauvre femme qu’on ne voit pratiquement jamais, et ils ont un fils d’une quinzaine d’années. »

Moi : « Mais il prétend qu’il est saint-annois ? »

M. de F. : « C’est un imposteur, comprenez-vous. La plus grande partie de ce qu’il raconte sur les abos vient de sa propre imagination. Oh, pour ça, il est capable de vous raconter des histoires merveilleuses. »

(Fin de l’entretien)

Le Dr Hagsmith m’avait lui aussi parlé de ce clochard, et je décidai de le retrouver. Même si ce qu’il prétend sur ses origines saint-annoises est faux — et je ne doute pas que ce le soit — il possède peut-être quelques renseignements utiles. De plus, j’avoue que l’idée de me trouver en face même d’un Saint-Annois contrefait me tente beaucoup.

21 mars. J’ai eu une longue conversation avec le clochard, qui s’appelle Coureur des douze et prétend descendre en ligne droite du dernier shaman saint-annois, ce qui fait de lui un roi — ou toute autre distinction qu’il se trouve convoiter sur le moment.

À mon avis, il aurait plutôt du sang irlandais, sans doute par l’intermédiaire de l’un de ces aventuriers qui ont quitté leur île pour la France à l’époque des guerres napoléoniennes. Quoi qu’il en soit, sa culture semble nettement française, et ses traits nettement irlandais : les cheveux roux, les yeux bleus et la lèvre inférieure protubérante sont des caractères typiques.

Apparemment, même les faux Saint-Annois sont difficiles à dénicher. Tout le monde semblait le connaître, tout le monde me disait que je le trouverais dans telle ou telle taverne, mais personne n’était capable de m’indiquer l’endroit où il vivait. Et naturellement, impossible de le trouver dans les tavernes qu’il fréquentait « toujours ». Finalement, quand je découvris sa cabane, je m’aperçus que j’étais passé devant plusieurs fois sans me rendre compte qu’il s’agissait d’une habitation humaine.

Il faudrait peut-être que j’explique ici que Frenchman’s Landing est bâtie sur les rives du Tempus à environ seize kilomètres de son embouchure. Toute la partie située au bord du fleuve est boueuse et insalubre et donne, de l’autre côté des flots jaunes et salés, sur un quartier de taudis encore plus insalubres dénommé La Fange. Sainte-Croix, la planète jumelle de Sainte-Anne, crée des marées de cinq mètres sur tout le globe, et elles affectent la rivière bien au-dessus de Frenchman’s Landing. À marée haute, l’eau n’est pas du tout potable et le poisson de mer — d’après ce qu’on m’a dit — arrive jusqu’aux docks. À ce moment-là, l’extrémité de ces docks surplombe l’eau de quelques centimètres à peine, l’air y est pur et frais et les prairies marécageuses qui entourent le terrain assez élevé sur lequel se dresse la ville ont l’aspect d’un vaste ouvrage de dentelle, avec leurs petits lacs limpides bordés de roseaux brillants. Mais quelques heures plus tard, quand le flot se retire, toute vitalité semble drainée de la rivière et du pays environnant. Les docks se trouvent à quatre mètres de haut sur des pilotis de bois pourri ; la rivière est parsemée de mille îlots de boue, et les prairies marécageuses sont des étendues désolées de vase malodorante où la nuit des flammèches de gaz lumineux flottent comme les âmes en détresse des Saint-Annois disparus.

Le bord de l’eau n’est pas différent, je suppose, de celui des villes fluviales similaires sur la Terre, excepté peut-être l’absence des grues géantes que l’on s’attend à voir et l’utilisation de matériaux de construction locaux en lieu et place des murs de déchets comprimés que l’on voit partout sur la Terre. Il y a une douzaine d’années, il paraît que les vieux navires à propulsion thermonucléaire venaient fréquemment se ranger le long de ces quais, mais maintenant que la planète a été équipée d’un réseau adéquat de satellites météorologiques, ils utilisent comme sur la Terre des vaisseaux plus sûrs et plus modernes.

La cabane du clochard, lorsque j’y arrivai enfin, était en fait constituée par une vieille barque renversée élevée au-dessus du sol par un assemblage de déchets de toutes sortes. Croyant encore à peine que quelqu’un pût vraiment vivre ici, je frappai sur la coque avec le manche de mon canif, et un jeune garçon aux cheveux bruns qui devait avoir quinze ou seize ans passa immédiatement la tête dehors. Quand il me vit, il passa sous le bord de la coque, mais au lieu de se relever resta sur les genoux les deux mains tendues devant lui, et se lança dans une espèce de litanie de mendiant où je discernais à peine un mot de temps en temps. Je supposai qu’il était mentalement retardé, et peut-être qu’il ne savait même pas marcher, car lorsque je m’éloignai de lui il me suivit, toujours sur ses genoux, en se traînant d’une manière agile qui semblait impliquer que c’était là son mode de locomotion habituel. Au bout d’une minute de ce manège, je lui donnai quelques pièces dans l’espoir de le calmer suffisamment pour lui poser quelques questions, mais les pièces n’avaient pas plus tôt quitté ma main que la tête d’un homme plus vieux, qui se révéla être le clochard aux cheveux roux que je recherchais, apparut de dessous la coque (d’où, j’en suis sûr, il était en train d’observer la technique de son fils).

« Soyez béni, monsieur », dit-il. « Je ne suis pas, vous le comprendrez, un chrétien, mais puisse votre générosité envers mon pauvre garçon être récompensée par Jésus, Marie et Joseph, ou bien dans l’éventualité où vous seriez protestant, monsieur, par Jésus seulement, et par Dieu le Père et aussi le Saint-Esprit. Comme mon propre peuple mille fois décimé le dirait, puissent les Montagnes vous donner leur bénédiction, et aussi la Rivière et les Arbres et l’Océan et toutes les étoiles du Ciel, sans oublier les dieux. Je parle en tant que leur chef religieux. »

Je le remerciai et, pour une raison que je suis incapable d’expliquer tout à fait, je lui tendis une de mes cartes, qu’il accepta avec un geste si élégant que je crus un instant qu’il prenait en même temps la responsabilité de me servir de témoin dans un duel ou de me prêter assistance dans une de mes intrigues amoureuses. Après l’avoir parcourue, il s’écria :

« Ah, vous êtes docteur ! Regarde, Victor, notre visiteur est docteur en philosophie ! »

Et il tint la carte un instant devant les yeux du jeune garçon, qui étaient aussi larges et aussi verts que les siens étaient petits et bleus.

« Docteur, docteur Marsch », reprit-il ; « je n’ai pas beaucoup d’éducation, comme vous le voyez, mais personne autant que moi n’a le respect du savoir et de la science. Ma maison » — il fit un geste large en direction de la coque renversée comme si c’était un palais et qu’il se trouvait à cinq cents mètres de là — « vous appartient ! Mon fils et moi nous sommes entièrement à votre disposition pour le reste de la journée — ou le reste du mois, si tel est votre désir. Et au cas où vous seriez disposé à nous honorer d’une petite gratification en échange de nos services, permettez-moi de vous assurer d’avance pour prévenir toute cause d’embarras possible que nous n’attendons pas du temple du savoir la munificence dorée du commerce triomphant. Nous n’ignorons pas cette loi naturelle bénie par laquelle l’éclat de l’homme de robe vaut plus — j’ai dit plus » (il secoua le jeune garçon d’une bourrade) — « que l’or du marchand. En quoi pouvons-nous vous servir ? »

Je lui expliquai que j’avais cru comprendre qu’il guidait parfois des touristes dans des sites avoisinants qui avaient joué un rôle important pour les Saint-Annois d’avant la découverte, et il m’invita immédiatement à entrer dans sa demeure.

Il n’y avait aucune chaise sous la coque inversée, car il n’y avait pas assez de hauteur, mais de vieux gilets de flottaison et des morceaux de toile à voile pliés faisaient office de sièges, et il y avait une minuscule table (qui aurait pu servir pour une famille japonaise) dont le dessus était à peine à deux empans de distance au-dessus de la bâche goudronnée qui recouvrait le sol. Le vieux clochard alluma une lampe — une simple mèche flottant dans une soucoupe d’huile — et me versa cérémonieusement un petit verre de rhum.

« Vous voulez visiter les lieux sacrés de mes ancêtres, les seigneurs de cette planète ! » fit-il. « Je vais vous les montrer, docteur. En fait, personne d’autre que moi n’est plus qualifié pour vous en expliquer la signification et vous permettre de vous imprégner du véritable esprit de cette époque révolue ! Mais il est déjà trop tard aujourd’hui, docteur ; la marée est en train de monter. Si vous pouviez revenir demain, vers le milieu de la matinée — surtout pas trop tard — nous parcourrons alors les prairies marécageuses aussi joyeusement qu’en gondole. Et sans aucun effort de votre part, docteur, car mon fils et moi nous manierons l’aviron et la perche et nous vous conduirons partout où vous désirerez aller. Vous verrez tout ce qu’il y a d’intéressant à voir, et vous pourrez prendre des photos. Nous poserons pour vous avec plaisir. »

Je lui demandai combien cela me coûterait. Et il cita un chiffre qui me parut raisonnable, tout en ajoutant vivement : « Rappelez-vous, docteur, que vous bénéficierez du labeur de deux hommes pendant cinq heures, et de l’usage de notre embarcation, pour une expérience tout à fait unique ! Personne d’autre que moi ne saurait vous montrer comme il faut ce que vous voulez voir. » Je me déclarai d’accord sur le prix, et il reprit : « Le déjeuner est en plus. Il nous faut à manger pour trois. Si vous désirez me confier une petite somme, je m’occuperai de l’acheter. » Puis, voyant que je fronçais les sourcils, il s’empressa d’ajouter : « Mais vous pouvez vous en charger vous-même, si vous préférez. N’oubliez pas : À manger pour trois. Une volaille, peut-être, et une bouteille de vin.

« Mais maintenant, docteur, j’ai quelques petits morceaux de choix à vous montrer. Attendez une seconde. » Il ouvrit un coffre qui se trouvait derrière lui et en sortit un plateau de fer-blanc dont la surface était couverte de feutre rouge. Sur ce plateau étaient une douzaine de pointes de projectiles, taillées ou meulées dans différentes sortes de pierres, dont plusieurs, j’en aurais mis ma main au feu, n’étaient que du verre coloré, provenant sans doute de bouteilles de whisky brisées. Elles étaient récentes, comme le montraient leurs bords acérés comme la lame d’un rasoir (les pièces authentiques, en silex ou en verre volcanique, sont toujours largement émoussées par leur séjour dans le sol) ; et d’après leurs formes fantaisistes — d’une largeur exagérée, à double ou triple barbelure — en même temps que leur aspect généralement grossier, il paraissait certain qu’elles avaient été fabriquées pour être exposées plutôt qu’utilisées.

« Des vestiges des abos, docteur », fit le clochard. « Mon fils et moi nous allons les chercher quand il n’y a personne pour louer nos services. Des souvenirs uniques et authentiques du pays de Frenchman’s Landing, où comme vous le savez les abos étaient plus évolués que partout ailleurs sur cette planète. C’était un lieu sacré pour mes ancêtres, comme Rome ou Boston peuvent l’être pour vous, et un paradis rempli de poissons et d’animaux de toutes sortes, dont je vous parlerai demain quand nous irons dans les prairies marécageuses. Si vous avez de la chance, le gosse vous fera même une démonstration sur la manière d’attraper du gibier ou du poisson comme les abos, sans même utiliser les outils délicats et maintenant précieux que vous pouvez m’acheter. »

Je lui répondis que je n’avais pas l’intention de lui acheter ce genre de choses, et il insista :

« Vous ne devriez vraiment pas laisser passer une telle occasion, docteur. Elles ont été achetées par le musée de Roncevaux, et des moulages ont été faits là-bas et envoyés sur la planète entière, et même à Sainte-Croix, ce qui fait qu’elles sont universellement connues et respectées, tout au moins dans les limites de ce système. Regardez celle-ci ! » Il me tendit la plus large des pointes, qui aurait sans doute été plus efficace comme massue que comme projectile : « Je pourrais vous monter une épingle derrière, pour qu’une dame puisse la porter en broche. Un beau bijou. »

J’avais vu les pointes à Roncevaux. Je répondis : « Non, merci. Mais je dois avouer que j’admire votre habileté — car il est évident que vous les avez faites vous-même. »

« Oh, non, non ! Regardez ! » Il me montra ses mains. « Nous autres les abos, nous sommes incapables de ce genre de travaux, docteur. Voyez mes mains. »

« Je croyais que vous aviez dit que c’étaient les abos qui les avaient fabriquées. »

Le jeune garçon, qui nous écoutait assis tranquillement, murmura comme pour lui-même : « Avec les dents. » C’étaient les premiers mots que je l’entendais prononcer à part son inintelligible litanie de mendiant de tout à l’heure.

« Mes mains sont pires encore que celles des autres », protesta son père. « Vous voulez rire de moi — moi qui suis à peine capable de lacer mes propres chaussures. Tout ce que je sais faire, docteur, c’est manier la perche de mon bateau. »

« Dans ce cas, c’est votre fils qui les fabrique », dis-je, mais je compris aussitôt que j’avais fait erreur. Le visage du jeune garçon prit une expression peinée si facile à faire apparaître chez les adolescents sensibles, et le vieux clochard croassa de joie :

« Lui ! Il est encore pire que moi, docteur, et bon à rien d’autre qu’à se battre avec les autres garçons, qui le gagnent toujours, ou à lire les livres de la bibliothèque. Il n’arrive même pas à se souvenir comment on ouvre un bocal. »

« Alors, j’avais raison la première fois : vous les faites vous-même. La taille du silex demande une certaine dextérité, mais pas du même ordre que pour jouer du violon. Une main tient le ciseau, une autre le marteau, et tout dépend de l’endroit où la pointe est placée et de la force avec laquelle on frappe. »

« À vous entendre, vous l’avez déjà fait, docteur. »

« J’en ai fait, et de meilleures que celles-là. »

D’une manière inattendue, le jeune garçon déclara : « Le Peuple libre n’utilisait pas ces choses. Ils fabriquaient des filets en nouant des lianes et des herbes, mais s’ils voulaient couper quelque chose, ils se servaient de leurs dents. »

« Il a raison, vous savez », dit le vieux clochard d’une voix différente. « Mais vous ne me trahirez pas, docteur ? »

Je lui répondis que si le musée de Roncevaux me demandait mon opinion, je la lui donnerais, mais que je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une supercherie assez importante pour que je perde mon temps à le dénoncer autrement.

« Il faut bien que nous ayons quelque chose, vous comprenez », me dit-il, et pour la première fois, je n’eus pas l’impression qu’il parlait pour me soutirer de l’argent. « Quelque chose que nous puissions vendre, qu’ils puissent tenir dans leurs mains. La vérité ne se vend pas — c’est ce que je disais à ma femme ; c’est ce que je dis toujours à mon fils. »

Quelques minutes plus tard, je pris congé d’eux, en convenant d’une heure pour le lendemain matin. Mon impression sur eux — bien qu’il ne fasse aucun doute que ce soient des imposteurs — est nettement plus favorable que je ne l’avais escompté. Le père n’est certainement pas, comme on me l’avait laissé entendre, un ivrogne. Aucun alcoolique ne resterait sobre, comme il l’était, avec une bouteille de rhum presque pleine en sa possession. Sans doute mendie-t-il dans les tavernes parce qu’il y trouve davantage d’argent, et boit-il tout ce qu’on lui offre. Le fils m’a semblé intelligent dès qu’il a cessé de feindre d’être retardé pour m’extorquer des sous, et il a une sorte de beauté pleine de sensibilité, avec ses yeux verts, son teint pâle et ses cheveux bruns.

22 mars. Ai rejoint les deux mendiants, le père et le fils, quelques minutes avant dix heures. Cette fois-ci, je n’ai pas oublié mon magnétophone, comme à ma première visite. (Le compte rendu de notre conversation tel que je l’ai rédigé hier a été fait de mémoire juste après mon retour, mais je ne le garantis pas autrement.) Je me suis également muni d’un fusil de chasse, acheté sur place pour le cas où nous rencontrerions du gibier intéressant dans les prairies marécageuses. C’est un calibre 20, et donc un peu insuffisant pour cet usage, mais c’est tout ce qu’on peut trouver à part quelques carabines à un coup dont la finition laisse à désirer et qui sont destinées à être vendues aux fermiers. C’est ma logeuse qui m’a recommandé d’emporter un fusil, en me promettant de me faire cuire tout ce que je rapporterais en échange de la moitié de la viande.

(Pour anticiper légèrement, je dois dire que j’ai eu de la chance car j’ai pu ramener trois spécimens de bonne taille d’un oiseau appelé poule des roseaux, que le clochard m’avait indiqué comme bon à manger. Il est un peu plus petit qu’une oie, et d’une magnifique couleur verte qui évoque le plumage d’un perroquet ou d’une perruche. Le clochard prétend que c’était un mets recherché par les Saint-Annois, et après mon dîner de ce soir, je le crois volontiers, tout en étant persuadé qu’il n’en sait pas beaucoup plus que moi à ce sujet.)

Toute trace de la cabane avait disparu lorsque j’arrivai, et l’endroit où elle s’était dressée n’était plus qu’un morceau de terrain vague comme le reste. Le jeune garçon était adossé, torse nu et pieds nus, contre le mur d’un bâtiment voisin, et m’annonça que son père s’occupait de notre embarcation. Il me prit des mains le panier de pique-nique que j’avais apporté (c’était ma logeuse qui l’avait préparé), et m’aurait porté également le fusil et le magnétophone si je l’avais laissé faire.

Il me conduisit à quelque distance de là le long de la rive jusqu’à un ponton flottant (qu’il appelait une plate-forme), où je vis son père, portant une chemise bleue et un vieux foulard rouge, qui nous attendait dans le bateau qui nous avait servi de toit la veille. Le vieux clochard me demanda aussitôt de lui payer la somme sur laquelle nous nous étions mis d’accord, mais accepta, après quelques palabres, de n’en recevoir que la moitié maintenant, et le reste lorsque notre excursion serait achevée. Je descendis (avec un certain nombre de précautions, je l’avoue) dans l’embarcation, le gosse sauta après moi et nous nous éloignâmes du ponton, le père et le fils maniant chacun un aviron.

Pendant cinq minutes ou plus, nous passâmes au milieu des bateaux qui se trouvaient dans le port, décrivant une courbe presque imperceptible à la surface du fleuve. Puis, entre les coques de deux énormes quatre-mâts, j’aperçus, comme si je regardais à travers la fente d’une falaise une vallée incroyablement verdoyante, les prairies marécageuses sauvages de Sainte-Anne qui avaient constitué, avant l’arrivée des premiers stellaris de la Terre (comme le vieux clochard l’avait bien dit), le paradis des Saint-Annois. Le père et le fils poussèrent plus ferme sur leurs avirons ; un matelot sur un des deux grands navires nous lança quelques jurons peu convaincants, et, passant au milieu des géants, nous gagnâmes les eaux libres du Tempus, gonflées par la marée encore en train de monter.

« Cinq kilomètres pour rejoindre l’Océan », commença d’expliquer le clochard, « et si le docteur est d’accord… »

Il fut interrompu, d’après son expression, par quelque chose qu’il avait vu derrière moi. Je me retournai tant bien que mal sur mon banc de poupe, pour regarder, mais je ne pus rien voir tout d’abord.

« À la vergue de perroquet du navire à gauche », me murmura le jeune garçon. C’est alors que j’aperçus dans le ciel un objet argenté qui ne semblait pas plus gros qu’une feuille morte emportée par le vent. Trois minutes plus tard, elle était au-dessus de nos têtes. C’était un vaisseau militaire au profil de squale, d’environ deux mille mètres de long. Il n’était pas vraiment argenté, mais de la couleur d’une lame de couteau, et on distinguait nettement sur son flanc des alignements de petits points qui pouvaient être soit des hublots d’observation, soit des sabords à lasers, soit les deux. Le clochard me dit : « Restez immobile » ; puis il murmura quelque chose en français à son fils, dont je ne saisis que le début et la fin : « Fais attention… Français ! » Le gosse répondit quelque chose qui m’échappa, et secoua la tête.

Nous commençâmes par faire un tour sur l’Océan, dont le vieux clochard déclara qu’il était lui-même un objet sacré dans la religion des Saint-Annois, en nous engageant dans l’une des ramifications sinueuses du Tempus. Notre petit bateau se comportait bien mieux que je ne l’avais espéré dans la houle, et nous nous échouâmes à un kilomètre ou deux au nord de l’embouchure la plus septentrionale, sur une petite plage de sable fin. « Voilà », nous dit le vieux clochard, « l’endroit historique ». Il me montra une petite borne de pierre avec une inscription en français attestant que c’était à cet emplacement que les premiers humains avaient débarqué après avoir plongé dans l’océan à vingt-cinq kilomètres au large. Je crois que sur cette petite plage je fus réellement conscient plus que je ne l’avais jamais été de me trouver sur un monde différent du mien. Le sable fin était jonché un peu partout de coquillages si particuliers que même si j’en avais découvert un sur une plage de la Terre, je crois que je l’aurais identifié sans hésiter comme n’ayant jamais été roulé sur le rivage par aucun océan terrien.

« C’est ici », poursuivit le vieux clochard, « que les premiers Français ont débarqué. Vous dites, docteur, que beaucoup ne croient pas que les abos aient jamais existé, mais laissez-moi vous affirmer que quand les bateaux sont arrivés sur la rive, ils ont trouvé un homme… »

« Appartenant au peuple des prairies marécageuses », ajouta son fils.

« Ils l’ont trouvé flottant le visage dans l’Océan. Il avait été battu à mort avec des fouets de petits coquillages attachés ensemble — c’était leur coutume, quelquefois, de faire un sacrifice humain. Ils l’ont trouvé ici, et mon puissant ancêtre, que l’on appelle quelquefois le Vent de l’est, est venu conclure la paix avec eux. Vous ne le saviez pas, et le livre de bord de ce premier navire a été détruit dans l’incendie de Saint-Dizier, mais j’ai parlé à un homme, un vieillard, qui a bien connu il y a soixante ans l’un de ceux qui étaient dans leurs petits bateaux gonflés d’air, et qui me l’a dit. »

Nous pénétrâmes à l’intérieur des marécages, et nous visitâmes la grande fosse appelée aujourd’hui le Sablier, où le vieux clochard me raconta que les Saint-Annois gardaient parfois leurs prisonniers. Le gosse se laissa glisser au fond pour me montrer qu’un homme ne pouvait s’en échapper sans aide, mais je crus qu’il exagérait la difficulté et m’y laissai glisser à mon tour, de sorte que son père dut nous hisser tous les deux avec la corde qu’il avait apportée du bateau à cette intention. Les parois ne sont pas tellement abruptes, mais le sable est si fin qu’il n’offre aucune prise à un homme tout seul.

Après avoir vu le Sablier, nous sommes retournés au bateau et, reprenant le fleuve par une embouchure différente, nous nous sommes enfoncés dans les prairies marécageuses à proprement parler. Mes deux guides plongeaient leurs perches dans des trous de marée, au milieu des touffes de roseaux oscillant sous la brise. C’est là que je tuai mes trois poules des roseaux. Le jeune garçon alla me les chercher à la nage — j’allais écrire « aussi bien qu’un bon retriever », mais le fait est qu’il nageait encore mieux, pratiquement comme un phoque. De sorte que je crus presque son père quand il me dit qu’il attrapait parfois des oiseaux non blessés en nageant sous l’eau et en les saisissant par les pattes. Le gosse déclara qu’il y avait de l’excellent poisson par ici quand la mer était basse, et son père ajouta : « Mais on ne peut rien en tirer en ville, docteur ; ils sont trop nombreux à pêcher là-bas. » Et le gosse lui répliqua : « Pas bons à vendre, mais bons à manger. »

Le temple (ou lieu d’observation) saint-annois a été saccagé par les déboisements des colons, et tous les arbres ont été abattus à l’exception de quelques troncs à moitié pourris. Mais à partir des souches, il est assez aisé de reconstituer l’aspect qu’offrait l’ensemble avant la découverte. J’en ai recensé quatre cent deux (exactement le nombre de jours dans l’année saint-annoise), espacés approximativement de trente-cinq mètres l’un de l’autre, de manière à former un cercle de cinq kilomètres de diamètre environ. Les souches indiquent que la plupart des troncs avaient plus de quatre mètres d’épaisseur, ce qui fait qu’à l’époque où ils ont été détruits leur feuillage devait certainement se toucher. Vus de loin, ils devaient donner l’impression d’un mur ininterrompu, à l’exception de la partie située juste devant l’observateur. L’intérieur du cercle devait être entièrement vide de toute plante ou de tout objet. Je suis prêt à conjecturer que les Saint-Annois utilisaient ces arbres pour tenir le compte des jours, peut-être en déplaçant quelque repère d’un arbre à l’autre et en l’accrochant aux branches, mais il est douteux qu’une forme plus élaborée d’astronomie ait été pratiquée ici. (Prétendre, cependant, comme le font certains auteurs de la Terre, que le « temple » saint-annois est d’origine naturelle, est une théorie absurde. Il a certainement été conçu par des êtres intelligents, et doit être antérieur d’une centaine d’années à l’arrivée du premier vaisseau français. En comptant les cercles de quatre souches, je suis arrivé à une moyenne d’âge de cent vingt-sept années saint-annoises.)

J’ai fait un croquis indiquant l’emplacement des souches et le diamètre approximatif de chacune. Elles pourrissent rapidement à présent, et dans une décennie ou deux, il sera impossible de retrouver leur position.

Bien que la marée déclinât lorsque j’eus achevé mon croquis, nous remontâmes le fleuve sur quelques kilomètres et nous nous arrêtâmes pour examiner un affleurement rocheux — un des rares que l’on puisse trouver dans les prairies marécageuses — qui, prétendit le vieux clochard, avait eu à l’origine la forme d’un homme assis. Il y a, m’expliqua-t-il, une superstition répandue encore de nos jours chez les habitants de Frenchman’s Landing et de La Fange, selon laquelle les actes indécents ou pervers commis pendant qu’on est assis ou couché sur les genoux de cette statue naturelle sont invisibles à Dieu. Cette croyance est censée être d’origine saint-annoise, bien que le jeune garçon ne soit pas du tout de cet avis. Aujourd’hui, la pierre est presque complètement lisse.

Tandis que nous voguions de nouveau vers la ville, je méditai sur les rumeurs qui couraient à propos de cette fameuse caverne sacrée à cent cinquante ou deux cents kilomètres en amont du fleuve. L’un des grands échecs de la science ici — jusqu’à présent tout au moins — est que, malgré l’existence indéniable dans le passé, et peut-être dans le présent, d’une race saint-annoise autochtone, on n’ait jamais pu retrouver ni décrire un seul crâne positivement identifiable. Pour quelqu’un comme moi, nourri de récits du Peuple de Windmill Hill, des abris sous roche des Eyzies-de-Tayac, des grottes du Périgord et des peintures murales d’Altamira ou de Lascaux, l’idée d’une caverne sacrée saint-annoise exerce un irrésistible attrait. Un terrain comme celui des prairies marécageuses a toutes les chances — sauf dans un cas sur dix mille, peut-être — de détruire complètement le squelette de toutes les créatures qui y meurent. Mais une caverne, au contraire, sauf dans un cas sur dix mille également, a toutes les chances de le préserver. Pourquoi les Saint-Annois n’auraient-ils pas utilisé les profondeurs d’une telle caverne comme lieu de sépulture sacré, à l’instar de nombreux peuples primitifs de la Terre ? Il est même possible qu’elle recèle des peintures, bien que les Saint-Annois ne semblent pas avoir atteint le stade de la fabrication des outils. Tout en écrivant ces lignes, je m’aperçois que je conçois le projet d’aller à la recherche de cette caverne, dont on dit qu’elle s’ouvre dans les parois rocheuses qui se dressent au bord du Tempus. Nous aurons besoin d’une embarcation (ou peut-être plusieurs), assez légère pour pouvoir être portée pour franchir d’éventuels rapides, et équipée d’un moteur possédant assez de puissance pour remonter aisément le courant. Il faudrait que nous soyons suffisamment nombreux pour que l’un d’entre nous reste avec le bateau (ou les bateaux) tandis que trois autres au moins (pour des questions de sécurité) pénètrent dans la caverne. L’un de nous à part moi devra posséder une certaine éducation afin d’être en mesure de comprendre et d’apprécier l’importance de ce que nous pourrions découvrir ; et un autre, si possible, devra avoir une connaissance assez poussée des régions montagneuses que nous traverserons. Où je pourrai trouver ces hommes, je l’ignore. De même que j’ignore avec quoi je pourrai les payer si je les trouve. Mais j’aurai désormais cette éventualité à l’esprit quand je conduirai de nouveaux entretiens.

J’oubliais presque de mentionner une conversation que j’ai eue avec le clochard et son fils tandis qu’ils me ramenaient à Frenchman’s Landing. Compte tenu des prétentions (évidemment fausses) du personnage quant à ses origines saint-annoises, toute information provenant de lui doit être considérée comme douteuse, mais j’ai trouvé qu’elle présentait un intérêt et je ne suis pas mécontent de l’avoir enregistrée.

R. T. : « Puisque vous parlez tellement des abos, docteur, j’espère que vous n’oublierez pas de dire à vos amis qui veulent venir visiter ces lieux que nous vous avons donné toute satisfaction en vous les montrant. »

Moi : « Je n’y manquerai pas. Est-ce que cela représente une source de revenus importante pour vous ? »

R. T. : « Pas autant que nous voudrions, pour sûr. Entre nous, docteur, il fut un temps où cela rapportait beaucoup plus qu’à présent. Il y avait davantage d’arbres debout, et notre demeure était plus présentable. Nous n’avons pas toujours — ma famille, vous comprenez — vécu comme vous l’avez vu hier. Nous ne restons plus en hiver, quand la neige à loups souffle des montagnes. Nous ne le pourrions plus. »

V. R. T. : « Quand ma mère était ici, nous avions une vraie maison, parfois. »

Moi : « Votre femme est décédée, Trenchard ? »

V. R. T. : « Elle n’est pas morte. »

R. T. : « Qu’est-ce que tu en sais, imbécile ? Tu ne l’as pas vue. »

V. R. T. : « Ma mère et moi nous allions, quand j’étais petit, passer l’été dans les collines, monsieur. Là, nous vivions comme le Peuple libre, et nous ne revenions que quand il commençait à faire trop froid pour moi. Ma mère disait que chez le Peuple libre beaucoup d’enfants mouraient chaque hiver, et elle ne voulait pas me voir mourir, aussi nous rentrions. »

R. T. : « C’était une bonne à rien, vous comprenez, docteur. Ha ! Elle ne savait même pas faire la cuisine. C’était une… » (Il crache par-dessus bord.)

Le jeune garçon devint cramoisi, et pendant quelques minutes le silence s’établit. Puis je lui demandai si c’était pendant qu’il vivait dans les collines qu’il avait appris à nager si bien.

V. R. T. : « Oui, derrière l’au-delà. Je nageais dans la rivière, avec ma mère. »

R. T. : « Nous les abos nous savons parfaitement nager, docteur ; maintenant, je suis trop vieux pour ça. »

J’éclatai de rire et je lui répondis qu’il était peut-être un abo, mais qu’il me faudrait en trouver un autre avant que mes recherches soient terminées. Depuis que nous avions eu cette conversation sur les pointes de projectiles, il savait que je n’étais pas dupe, aussi il se contenta de sourire (révélant une mâchoire où manquaient plusieurs dents) et déclara que dans ce cas, elles étaient à moitié terminées puisque son fils avait cinquante pour cent de sang abo.

V. R. T. : « Vous ne voulez rien croire, docteur, mais c’est la vérité. Et ce qu’il dit de ma mère, qui était sa femme, n’est pas vrai. C’était une actrice, une magnifique actrice. »

Moi : « Est-ce que c’est elle qui t’a appris à faire comme les Saint-Annois, et à mendier de l’argent aux gens ? Je dois avouer que quand je t’ai vu pour la première fois, j’ai cru que tu étais mentalement retardé. »

R. T. : (Il rit.) « Parfois j’en ai nettement l’impression. »

V. R. T. : « Elle m’a appris beaucoup de choses. Oui, et à imiter ceux que vous appelez les abos. »

R. T. : « Je l’ai insultée, il y a un instant, docteur, vous comprenez, parce qu’elle m’a quitté, bien qu’en réalité ce soit moi qui l’ai chassée. Mais ce que vous dit mon fils est exact, c’était une merveilleuse actrice. Nous faisions du théâtre, elle et moi. Vous ne pourriez pas croire les choses qu’elle savait faire ! Elle allait parler à un homme, et il la prenait pour une jeune vierge, à peine sortie de l’école. Mais ensuite, s’il ne lui plaisait plus, elle se transformait en vieille — c’était tout dans la voix, vous comprenez, dans les muscles du visage, et la manière dont elle marchait et remuait les mains… »

V. R. T. : « Tout ! »

R. T. : « Quand je me suis marié avec elle, docteur, c’était une femme splendide. Et vous pouvez oublier ce que vous avez entendu dire ! Mon fils est légitime ; nous avons été mariés par le prêtre de l’église de Sainte-Madeleine. Elle était resplendissante, docteur. » (Il embrasse le bout de ses doigts, en lâchant l’aviron d’une main.) « Et ce n’était pas contrefait. Mais plus tard, quand elle dormait, elle ne pouvait plus cacher son vrai âge ; aucune femme ne le peut quand elle dort. Vous n’êtes pas marié, docteur ? Rappelez-vous bien ça. »

Moi : (Au gosse.) « Mais si elle t’a appris à te faire passer pour un Saint-Annois, c’est qu’elle a dû en voir. »

V. R. T. : « Oui, bien sûr. »

R. T. : « Vous comprenez bien qu’ils sont obligés de rester cachés, les abos. »

Moi : « Vous croyez donc sérieusement, Trenchard, qu’il existe encore des Saint-Annois vivants ? »

R. T. : « Pourquoi n’en existerait-il pas, docteur ? Derrière l’au-delà il y a toujours des terres, des milliers d’hectares, où personne ne va jamais. Et il y a du gibier à tuer, et du poisson, comme avant. Les abos ne peuvent plus venir aux endroits sacrés des prairies marécageuses, c’est vrai, mais il y en a d’autres. »

V. R. T. : « Le peuple des terres mouillées n’a jamais été le Peuple libre des montagnes. Ces lieux n’étaient pas sacrés pour le Peuple libre. »

R. T. : « Il a peut-être raison. Nous disons “les abos”, docteur, mais la vérité c’est qu’il y avait plusieurs peuples distincts. Vous nous demandez : “Où sont-ils ?”, mais serait-il sage de leur part de se montrer ? Jadis ce monde de Sainte-Anne tout entier leur appartenait. Mettez-vous à la place d’un fermier. Il se dit : “Et si c’étaient des hommes comme moi, après tout ? Ce Dupont, c’est un avocat habile. S’ils allaient l’engager, hein ? S’il allait parler au juge — le juge qui ne connaît pas le français et qui nous déteste — pour lui dire : Cet homme que vous appelez un abo ne possède rien, mais la ferme d’Augier appartenait à sa famille — vous pourriez demander à Augier de nous montrer son acte de vente ?” Qu’est-ce que vous croyez que fait un fermier quand il voit un abo sur ses terres, docteur ? Est-ce qu’il va le dire à tout le monde ? Ou est-ce qu’il sort son fusil ? »

Ainsi, ce serait l’explication. Les Saint-Annois, s’il en reste encore, se cachent parce qu’ils ont peur, sans doute à juste titre ; et beaucoup de gens qui en ont vu ou qui savent où ils sont ne sont pas désireux de le dire ou de l’avouer, même lorsqu’on les interroge.

Quant au fait qu’il y aurait « plusieurs peuples », cela me fait penser à cet homme qui disait que ce qu’il avait vu ressemblait parfois à une personne, et parfois à du vieux bois. La vérité est que les récits sur ce point sont très contradictoires. Même dans les entretiens que je possède, il est souvent difficile de croire que deux personnes parlent de la même chose, et les comptes-rendus des premiers explorateurs — ceux d’entre eux qui ont survécu — font montre de plus de contradictions encore. Il est certain qu’une grande part de mythe doit entrer dans beaucoup d’entre eux, mais il reste un nombre imposant de témoignages concordants sur l’existence d’une race autochtone si semblable aux humains qu’elle pourrait constituer, en fait, la descendance d’une vague plus reculée de colonisation. Si semblable, en fait, que le vieux Trenchard peut tromper les crédules en prétendant être saint-annois. Et sur une planète où l’on trouve des plantes, des oiseaux et des mammifères si proches des types terrestres, l’existence d’une force étonnamment ressemblante à l’homme n’a certainement rien pour surprendre — peut-être que la forme humaine est particulièrement adaptée à cette biosphère.

L’officier reposa une nouvelle fois le registre sur le bureau, et se frotta les yeux du talon de la main. Tandis qu’il s’étirait, l’esclave dit doucement du seuil :

« Maître… »

« Oui, qu’y a-t-il ? »

« Cassilla… Est-ce que le Maître désire toujours… » En voyant le regard que lui jetait l’officier, il partit en courant et revint quelques secondes plus tard avec une fille qu’il poussa dans la pièce. Elle était grande et élancée, et possédait une grâce particulière avec son cou mince et sa tête ronde. Elle portait une robe de travail en guingan aux couleurs passées, beaucoup trop petite pour elle, et l’officier savait qu’elle n’avait rien dessous. Elle paraissait fatiguée.

« Entre », dit-il. « Assieds-toi. Il y a du vin, si tu en veux. »

« Maître… »

« Oui, qu’est-ce qu’il y a ? »

« Il est très tard, Maître. Je dois me lever une heure avant la diane du soldat pour aider à préparer le déjeuner… »

L’officier ne l’écoutait pas. Il avait pris une des bobines de bande magnétique et la plaçait sur l’appareil. « Du travail », dit-il. « Nous l’écouterons tout en nous distrayant. Éteins la lampe, Cassilla. »

Q : Comprenez-vous pourquoi vous avez été amené ici ?

R : Dans cette prison ?

Q : Vous savez très bien ce que vous avez fait. À cet interrogatoire ?

R : Je ne sais même pas de quoi on m’accuse.

Q : Ne croyez pas que vous allez nous induire en erreur avec ce genre de choses. Qu’êtes-vous venu faire à Sainte-Croix ?

R : Je suis un anthropologue. Je voulais discuter de certaines découvertes que j’ai faites sur Sainte-Anne avec quelques-uns de mes collègues.

Q : Voudriez-vous me faire croire qu’il n’y a pas d’anthropologues sur Sainte-Anne ?

R : Pas de bons.

Q : Vous croyez que vous savez ce que nous voulons, n’est-ce pas ? Vous vous croyez habile. Selon vous, la situation politique en ce qui concerne la planète-sœur est telle que votre hostilité envers elle achètera votre liberté. Exact ?

R : Je suis dans cette prison depuis assez longtemps pour savoir que rien de ce que je pourrai dire n’achètera ma liberté.

Q : Croyez-vous ?

R : Qu’écrivez-vous ?

Q : Cela ne vous regarde pas. Si telle est votre conviction, pourquoi répondez-vous à mes questions ?

R : Je pourrais à mon tour vous demander pourquoi vous les posez, si vous n’avez jamais l’intention de me relâcher.

Q : Vous oubliez que je pourrais vous répondre : « Parce que vous avez peut-être des complices ! » Voulez-vous une cigarette ?

R : Je croyais que c’était fini.

Q : Je ne plaisante pas ; tenez, voici mon étui à cigarettes. Je vous le propose de bon cœur.

R : Merci.

Q : Et mon briquet. Je vous conseille de ne pas inhaler trop profondément — vous n’avez pas fumé depuis longtemps.

R : Merci, je ferai attention.

Q : Vous êtes toujours très prudent, n’est-ce pas ?

R : Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Q : J’avais cru comprendre que c’était une caractéristique de l’esprit scientifique.

R : Je suis prudent lorsque je recueille des données, oui.

Q : Mais vous avez tiré des conclusions hâtives concernant nos relations avec le gouvernement de Sainte-Anne.

R : Non.

Q : Vous êtes arrivé de Sainte-Anne il y a seulement un an environ, et vous pensez que la guerre est sur le point d’éclater.

R : Non.

Q : Pensez-vous aussi que leur victoire vous vaudra la liberté ?

R : Vous croyez que je suis un espion.

Q : Vous êtes un savant — tout au moins pour l’instant, c’est ce que nous supposerons. Cela vous fait-il plaisir ?

R : Je suis habitué à cette supposition.

Q : J’ai examiné vos papiers, et il y a des lettres qui suivent votre nom. Je vous appellerai :

« Un Comte polonais, un Chevalier Grand-Croix,

Rx. et Q.E.D. ;

Grand Maître de la Dague sanglante,

et G.U.E.U.X. »

Vous me paraissez bien jeune.

R : Ils ont pensé qu’il était inutile d’envoyer un vieillard de la Terre.

Q : Je vais proposer à votre jeune et élastique mais scientifique esprit une hypothèse de science politique : qu’un assassin ferait un excellent espion, et un espion aurait de nombreuses occasions d’assassiner. Trouvez-vous des contradictions à cela ?

R : Je suis un anthropologue, pas un expert en politique.

Q : C’est ce que vous ne vous lassez pas de nous répéter. Mais un anthropologue s’intéresse aux mœurs des sociétés moins complexes. L’espionnage n’existe-t-il pas chez elles ?

R : La plupart des peuples primitifs font la guerre pour montrer leur courage. C’est pourquoi, ils perdent toujours.

Q : Vous me faites perdre mon temps.

R : Puis-je avoir une autre cigarette ?

Q : Déjà fini ? Certainement. Et mon briquet.

R : Merci.

Q : Qui aviez-vous l’intention d’assassiner ici ? Pas l’homme que vous avez tué : cela ressemble trop à une improvisation nécessitée par les circonstances. Quelqu’un que vous ne pouviez pas approcher, quelqu’un de bien gardé.

R : Qui suis-je censé avoir assassiné ici ?

Q : Je vous ai déjà dit que je ne suis pas ici pour répondre à vos questions. Le faire serait impliquer que nous accordons un semblant de véracité à vos assertions d’innocence, et telle n’est pas notre intention. La vérité doit venir de nous, et non de vous. Notre gouvernement est le plus remarquable de toute l’histoire de l’humanité, parce que nous seuls avons accepté comme principe de travail ce que tous les sages ont enseigné et tous les gouvernements feint d’accepter, à savoir : la force de la vérité. Vous m’avez souvent demandé quel crime vous avez commis, et pourquoi nous vous retenons. C’est parce que nous savons que vous mentez. Comprenez-vous ce que je vous dis ?

R : Lors de mon arrestation, une certaine personne, nommée Mlle Étienne, a reçu un carton qui devait lui permettre de me rendre visite certains jours spécifiés. Vous dites que vous honorez vos promesses. Pourtant, elle n’a pas pu venir.

Q : Elle n’a pas demandé à le faire.

R : Vous le savez ?

Q : Oui ! Vous ne comprenez pas ? C’est notre secret, c’est la vérité. Vous me dites qu’on lui a donné le carton, qu’on donne toujours à quelqu’un de toute manière. Par conséquent, je sais que si vous ne l’avez pas vue ici, c’est parce qu’elle n’a pas demandé à venir. Vous comprenez bien que plus tard — quand nous avons compris l’ampleur de votre obstination et tout le sérieux de votre cas — nous l’avons peut-être avertie des conséquences désagréables que pourrait avoir sa visite ; mais si elle l’avait demandé, elle aurait été autorisée à vous voir.

Nous sommes le seul gouvernement aux paroles duquel tout le monde peut accorder une foi absolue, et pour cette raison nous jouissons d’un crédit infini, d’une obéissance infinie, d’un respect infini. Si nous disons à n’importe qui : « Fais ceci, et telle sera ta récompense », il ne fera aucun doute dans son esprit qu’il sera récompensé comme nous l’avons dit. Si nous disons que les villages qui ne respectent pas telle ordonnance seront entièrement rasés, cela ne fait aucun doute non plus. Nous parlons peu, mais chaque parole tombe comme un poids de fer… »

Cassilla demanda : « Que se passe-t-il ? »

« La bande s’est cassée », dit l’officier. « Ça ne fait rien. Je vais en mettre une autre — n’oublie pas ce que je t’ai demandé de faire. »

« Non, Maître. »

Q : Asseyez-vous. Êtes-vous le docteur Marsch ?

R : Oui.

Q : Je m’appelle Constant. Vous venez d’arriver de la planète mère en passant par Sainte-Anne ; est-ce exact ?

R : De Sainte-Anne, il y a un an et quelques mois.

Q : Précisément.

R : Puis-je vous demander pourquoi vous m’avez arrêté ?

Q : Le moment n’est pas encore venu de discuter de cela. Nous n’avons pu — jusqu’à présent — établir que votre nom, l’identité sous laquelle vous avez voyagé. Où êtes-vous né, docteur ?

R : À New York, sur la Terre.

Q : Pourriez-vous le prouver ?

R : Vous m’avez pris mes papiers.

Q : Vous voulez dire que vous ne pouvez pas le prouver.

R : Mes papiers en apportent la preuve. Et l’université d’ici se portera garante.

Q : Nous l’avons déjà contactée ; malheureusement, je ne suis pas autorisé à dévoiler le résultat d’autres enquêtes en cours. Tout ce que je puis vous dire, docteur, c’est que vous ne devriez pas attendre davantage d’aide de leur part que vous n’en avez déjà reçu. Nous les avons contactés, et vous vous trouvez ici. Depuis combien de temps avez-vous quitté la Terre ?

R : En temps newtonien ?

Q : Je vais reformuler ma question : Depuis combien de temps prétendez-vous être arrivé à Sainte-Anne ?

R : Environ cinq ans.

Q : En années de Sainte-Croix ?

R : En années de Sainte-Anne.

Q : Ce sont les mêmes pour des raisons pratiques. Dorénavant, dans nos discussions, nous utiliserons les années de Sainte-Croix. Veuillez me décrire vos activités après votre arrivée à Sainte-Anne.

R : Nous avons touché la mer à Roncevaux — c’est-à-dire au large, à cinquante kilomètres de Roncevaux. Nous avons été remorqués jusqu’au port de la manière habituelle, puis je suis passé à la douane.

Q : Continuez.

R : Après la douane, je fus interrogé par la police militaire. Simple formalité. Cela dura une dizaine de minutes, si je me souviens bien. Puis on me donna une carte de visiteur, et je pris une chambre dans un hôtel.

Q : Nommez cet hôtel.

R : Laissez-moi réfléchir… le Splendide.

Q : Poursuivez.

R : Je visitai ensuite l’université, puis le musée qui y est annexé. L’université n’a pas de section d’anthropologie. La section d’Histoire naturelle s’efforce de couvrir cette branche, mais dans l’ensemble fait un piètre travail. Les collections d’anthropologie du musée — dont ils sont si fiers — ne sont qu’un assemblage hétéroclite de renseignements douteux, de supercheries et de produits de l’imagination. Je leur demandai leur concours, naturellement, et je me montrai aussi poli que je pouvais honnêtement l’être. Puis-je vous demander pourquoi cet homme vient de sortir ?

Q : Parce que c’est un idiot. Vous avez ensuite quitté Roncevaux ?

R : Oui.

Q : Par quel moyen ?

R : En train. Je suis allé jusqu’à Frenchman’s Landing, cinq cents kilomètres au nord-ouest de Roncevaux sur la côte. J’aurais pu y aller par bateau tout aussi aisément — plus, sans doute — mais je voulais profiter du paysage, et je suis un peu malade en bateau. J’ai choisi Frenchman’s Landing pour commencer mon travail parce que le peu qu’on sait sur le peuple aborigène de Sainte-Anne indique que c’est dans les prairies marécageuses qu’ils étaient le plus nombreux.

Q : On dit que la ville est entourée de marécages.

R : Si on peut appeler ça une ville. Le terrain s’élève un peu vers le sud à une vingtaine de kilomètres, et on y pratique l’agriculture. Mais Frenchman’s Landing existe seulement parce qu’il y a le port pour les fermiers et les éleveurs.

Q : Vous êtes resté longtemps dans cette région ?

R : Dans la zone agricole ? Non. J’ai remonté la rivière. Le terrain est également plus haut de ce côté-là, mais il n’y a pas beaucoup de colons.

Q : On s’attendrait au contraire ; ils pourraient envoyer leurs produits à la ville en se servant de la rivière.

R : La rivière n’est pas assez profonde dans les prairies marécageuses. Il y a des bancs de sable. Le lit est dragué de la mer à Frenchman’s Landing, mais cela ne va pas plus loin. De plus, dès que l’on pénètre dans le pays des collines, il y a de dangereux rapides.

Q : Vous savez observer la géographie, docteur ; c’est ce que je voulais vérifier par ces questions. Vous pourriez sans doute me dire également beaucoup de choses sur Port-Mimizon.

R : Les moyens de subsistance d’une population sont quelque chose de fondamental en anthropologie. Une société de pêcheurs, pour prendre un exemple, sera différente d’une société de chasseurs, et toutes les deux seront différentes d’une société d’agriculteurs. C’est une seconde nature que de remarquer ces choses-là.

Q : Une seconde nature fort utile, j’imagine. Un général intelligent pourrait vous envoyer en avant de son armée. Dites-moi…

Q : Voilà ce que j’ai trouvé.

Q : Ah ! Savez-vous ce que mon collègue vient de m’apporter, docteur ?

R : Comment le saurais-je ?

Q : C’est une fiche sur l’hôtel Splendide. Il voudrait que je vous pose quelques questions sur cet hôtel, sans se rendre compte que pratiquement n’importe quelle faille de mémoire peut être excusée par cinq ans d’éloignement, et qu’un espion aurait pu tout aussi aisément y loger qu’un savant. Mais nous allons tout de même essayer pour lui faire plaisir. Vous souvenez-vous, par exemple, du nom de votre groom ?

R : Non. Mais il y a une chose dont je me souviens à son propos.

Q : Ah ?

R : Je me souviens que c’était un homme libre. Presque tous les domestiques que j’ai vus ici sont des esclaves.

Q : Hum. Vous n’êtes pas seulement un espion, mais un espion aux motivations idéologiques. N’est-ce pas, docteur ?

R : Je ne suis pas un espion. Et je viens de la Terre ; si je suis motivé par une idéologie, c’est celle de la Terre.

Q : Docteur, on appelle Sainte-Croix et Sainte-Anne des planètes jumelles ; cette expression ne fait pas seulement allusion à leur rotation autour d’un centre commun. Nos deux mondes sont restés inconnus alors que des planètes bien plus distantes de la Terre avaient été colonisées depuis plusieurs décennies. Tous les deux ont été découverts et peuplés à l’origine par les Français.

R : Qui ont perdu la guerre.

Q : Précisément. Mais maintenant, nous en avons fini avec les points communs ; nous commençons à nous occuper des différences. Savez-vous, docteur, la raison pour laquelle nous possédons des esclaves sur Sainte-Croix alors qu’ils n’en ont pas sur Sainte-Anne ?

R : Non.

Q : Quand la guerre fut terminée, le commandant militaire d’ici prit — pour notre plus grand bien — une décision lourde de conséquences. Peut-être devrais-je dire qu’il en prit deux. Tout d’abord, il décréta que tous les Français et toutes les Françaises seraient soumis au travail forcé pour reconstruire les installations détruites par la guerre. Mais il permit à ceux qui le pouvaient de payer pour être exemptés… et il fixa un taux suffisamment bas pour que la plupart puissent payer.

R : C’était généreux de sa part.

Q : Pas du tout ; le prix était calculé pour produire le plus de revenus possible. Après tout, un banquier et sa femme sont capables d’empiler des sacs de ciment — et ils le feront, sous la menace du fouet — mais que vaut leur travail ? Pas grand-chose. Et d’autre part, il ordonna que la continuité soit respectée dans toute l’administration civile à l’exception du gouvernement planétaire central. Cela signifiait que de nombreuses provinces, villes et villages allaient garder leurs gouverneurs, maires et conseils pendant des années après la fin de la guerre.

R : Je sais. J’ai vu une pièce là-dessus l’été dernier.

Q : Dans le parc ? Oui, je l’ai vue aussi. Des enfants, bien sûr, mais ils étaient charmants. Et ce que montrait cette pièce, docteur, bien que cela vous ait probablement échappé, ainsi d’ailleurs qu’aux jeunes acteurs, c’est que même après avoir perdu la guerre, les meilleurs éléments français gardaient une certaine mesure de pouvoir. Ils n’ont jamais été complètement dépouillés de l’autorité, et maintenant, ils représentent de nouveau un élément important dans la vie de notre monde. En même temps qu’ils regagnaient le terrain perdu, il devint systématique d’augmenter le nombre de travailleurs non rémunérés provenant d’autres sources : criminels et orphelins principalement, de sorte que la caste des esclaves finit par perdre son caractère exclusivement français. Sur Sainte-Anne, toute personne de descendance française est l’ennemie convaincue du gouvernement, avec ce résultat que leur planète est devenue un camp armé contre lui-même, où une structure militaire colossale menace les citoyens de toutes les catégories. Ici, sur Sainte-Croix, la communauté n’est pas hostile au gouvernement — ses dirigeants en font partie.

R : Peut-être mon point de vue est-il influencé par le fait que ce même gouvernement me retient prisonnier.

Q : C’est un dilemme, n’est-ce pas ? Vous nous êtes hostile parce que vous êtes prisonnier ; mais si vous n’étiez plus hostile, si vous acceptiez de coopérer pleinement avec nous, vous ne seriez plus notre prisonnier.

R : Je coopère entièrement. J’ai répondu à toutes les questions que vous m’avez posées.

Q : Vous êtes disposé à avouer ? À nous nommer vos contacts ici ?

R : Je n’ai rien fait de mal.

Q : Je crois qu’il est nécessaire que nous discutions encore. Pardonnez-moi, docteur, mais j’ai perdu le fil. De quoi parlions-nous ?

R : Je crois que vous étiez en train de m’expliquer qu’il vaut mieux être esclave sur Sainte-Croix que libre sur Sainte-Anne.

Q : Oh, non, docteur. Je ne vous dirais jamais une chose pareille — ce n’est pas vrai. Non, je pense que je vous expliquais simplement que sur Sainte-Croix, il y a des hommes libres — en fait, la plupart des hommes y sont libres. Tandis que sur Sainte-Anne, et d’ailleurs sur la Terre aussi, la plupart sont des esclaves. Ils ne sont pas appelés ainsi, mais c’est peut-être parce que leur condition est encore pire. Un esclave représente pour son propriétaire une certaine somme d’argent, et il est obligé d’en prendre soin — s’il tombe malade par exemple. Tandis que sur Sainte-Anne et sur la Terre, s’il n’a pas assez d’argent pour payer ses soins, on le laisse guérir ou mourir tout seul.

R : Je crois que la plupart des nations de la Terre ont des institutions gouvernementales qui fournissent aux gens une assistance médicale.

Q : Vous n’en êtes pas certain, docteur ? Je croyais que vous veniez de la Terre.

R : Je n’y suis jamais tombé malade.

Q : Voilà qui explique tout, sans doute. Mais nous nous sommes un peu écartés de notre sujet. Vous êtes donc allé par chemin de fer à Frenchman’s Landing. Y avez-vous séjourné longtemps ?

R : Deux ou trois mois. J’y ai interrogé des gens sur les aborigènes — les Saint-Annois.

Q : Vous avez enregistré ces conversations ?

R : Oui. Malheureusement, j’ai perdu les bandes quand j’étais sur le terrain.

Q : Mais vous aviez transcrit les plus intéressantes dans votre journal.

R : Oui.

Q : Poursuivez.

R : Au cours de mon séjour à Frenchman’s Landing, j’ai visité les sites que l’on associe, à tort ou à raison, aux Saint-Annois. Puis, avec un homme que j’ai engagé pour m’aider, je me suis rendu sur le terrain, c’est-à-dire dans les collines qui sont au-dessus des prairies marécageuses et dans les montagnes où le Tempus prend sa source. J’ai découvert…

Q : Je ne pense pas que vos prétendues découvertes sur Sainte-Anne nous intéressent tellement, docteur. De toute manière, nous possédons le compte rendu détaillé des conférences que vous avez données à l’université. Combien de temps êtes-vous resté, comme vous dites, « sur le terrain » ?

R : Trois ans. Je l’ai indiqué dans mes conférences.

Q : Oui, mais je voulais vous l’entendre confirmer de vos propres lèvres. Vous dites que pendant trois ans vous avez vécu dans les montagnes du Tempus, hiver comme été ?

R : Non ; en hiver, nous descendions — je descendais, après la mort de mon assistant — dans les collines. C’est ce que le Peuple libre faisait aussi la plupart du temps.

Q : Mais vous êtes resté isolé de la civilisation pendant trois ans ? Je trouve cela difficile à croire. Et quand vous êtes retourné, vous n’avez pas regagné Frenchman’s Landing, d’où vous étiez parti, mais vous avez fait votre apparition — je crois que c’est le mot qui s’impose — à Laon, beaucoup plus au sud sur la côte.

R : En prenant plus au sud, je traversais un pays que je ne connaissais pas. Si j’étais retourné à Frenchman’s Landing, j’aurais vu les mêmes choses qu’à l’aller.

Q : Essayons de nous concentrer sur l’époque située entre votre apparition à Laon et le moment présent ; mais je me permettrai une dernière digression pour vous faire remarquer que si vous étiez revenu à Frenchman’s Landing, vous auriez pu faire part en personne de la mort de votre assistant à sa famille, au lieu de vous contenter d’envoyer un radiogramme.

R : C’est exact, mais j’aimerais bien savoir comment vous l’avez appris.

Q : Nous avons… dirai-je un correspondant ? à Laon. Mais vous ne faites pas de commentaire sur ma digression.

R : La famille de mon assistant, pour laquelle vous éprouvez cette tendre sollicitude, consistait en tout et pour tout en son père, un vieux clochard ivrogne. Sa mère s’en était débarrassée en le quittant il y a des années.

Q : Inutile de vous mettre en colère, docteur. Personne n’aime se faire le messager de mauvaises nouvelles. À part l’envoi du radiogramme, qu’avez-vous fait à Laon ?

R : J’ai vendu l’unique mule de bât qui avait survécu, et la partie de mon équipement qui était encore en état. J’ai acheté de nouveaux vêtements.

Q : Et vous êtes parti pour Roncevaux, cette fois-ci en bateau ?

R : Exactement.

Q : Et là-bas ?

R : J’ai fait plusieurs conférences à l’université, et j’ai tenté d’intéresser la faculté au résultat de mes trois années de travail. Puisque vous allez me le demander, je vous dirai tout de suite que j’eus très peu de succès. À Roncevaux, on est convaincu que le Peuple libre a disparu, et donc on ne s’intéresse pas à préserver ceux qui restent, et encore moins à leur accorder un minimum de droits humains. Je n’ai pas été aidé non plus par le fait qu’ils considèrent qu’il s’agit d’une culture paléolithique, ce qui est tout à fait incorrect : la culture aborigène était — et est toujours — dendritique, c’est-à-dire au stade précédant le paléolithique. On pourrait presque dire prépaléolithique.

Je me suis mis également à fumer, j’ai pris huit kilos — surtout de la graisse — et je me suis fait tailler la barbe par la seule personne que j’ai trouvée qui savait le faire correctement.

Q : Combien de temps êtes-vous resté à Roncevaux ?

R : Environ un an ; un peu moins.

Q : Ensuite vous êtes venu ici.

R : Oui. À Roncevaux, j’avais eu la possibilité de me remettre un peu au courant de ce qui est publié dans ma profession. J’avais hâte de parler à quelqu’un qui s’intéressât à des puzzles anthropologiques. Là-bas, c’était sans espoir, aussi j’ai pris le stellaris. Nous avons touché la mer au large des Doigts.

Q : Et vous êtes resté depuis à Port-Mimizon. Je suis étonné que vous ne vous soyez pas rendu à la capitale.

R : J’ai découvert ici un grand nombre de choses intéressantes.

Q : En partie au numéro 666 de la rue Saltimbanque ?

R : En partie, oui. Comme vous aimez bien me le faire remarquer, je suis jeune, et un savant a les mêmes désirs que les autres hommes.

Q : Vous avez trouvé le patron de l’établissement remarquable ?

R : C’est un homme inhabituel, oui. La plupart des hommes de médecine semblent utiliser leur art principalement à prolonger la vie d’horribles bonnes femmes, mais il a trouvé mieux à faire.

Q : Je suis au courant de ses activités.

R : Alors, peut-être savez-vous aussi que sa sœur est anthropologue à ses heures de loisir. C’est ce qui m’a amené dans cette maison à l’origine.

Q : Vraiment.

R : Oui, vraiment. Pourquoi donc me posez-vous des questions, si vous ne croyez rien de ce que je vous dis ?

Q : Parce que l’expérience m’a appris que vous devez nécessairement laisser échapper de temps en temps quelque fragment de vérité. Tenez, reconnaissez-vous ceci ?

R : On dirait un de mes livres.

Q : C’est un de vos livres. Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne. Vous l’aviez avec vous, même quand vous avez quitté Sainte-Anne pour venir ici, bien que les tarifs pour les excédents de bagages au-dessus de cinq kilos soient relativement élevés.

R : Ils le sont bien plus pour venir de la Terre.

Q : Je doute que vous ayez appris cela par l’expérience. Je suggère pour ma part que la raison pour laquelle vous avez apporté ce livre avec vous n’a rien à voir avec le texte ou les illustrations. Je suggère que vous l’avez apporté pour les chiffres qui sont écrits sur la page de garde.

R : Je suppose que vous allez me dire que vous avez réussi à déchiffrer le code.

Q : Gardez vos plaisanteries. Oui, nous avons déchiffré le code, dans un sens. Ces chiffres décrivent la trajectoire d’une balle de fusil — le nombre de centimètres au-dessus ou au-dessous du point de visée où la balle frappera quand la hausse est réglée pour une distance de trois cents mètres. Le tableau couvre des distances de cinquante à six cents mètres — une portée impressionnante. Voulez-vous que nous fassions un essai ? Regardez : à six cents mètres, votre balle frapperait à vingt centimètres au-dessous de l’endroit que vous visez. Cela paraît beaucoup, mais il suffit de posséder cette table, et vous êtes sûr quand même de loger une balle dans la tête de votre homme à six cents mètres.

R : J’en serais sûr si j’étais un tireur d’élite, mais je n’en suis pas un.

Q : Nos experts en balistique sont même capables de déterminer, rien qu’en étudiant ce tableau, pour quelle sorte de fusil il a été prévu. Vous aviez l’intention d’utiliser une arme de calibre 35, à haute vélocité, d’un type communément employé ici pour la chasse au sanglier. Il n’est pas difficile de se procurer un permis pour ce genre de fusil, si vous faites valoir votre intérêt pour la chasse.

R : J’avais une arme de ce type sur Sainte-Anne. Je l’ai perdue dans un tourbillon du Tempus.

Q : Comme c’est regrettable — mais de toute façon, vous aviez l’intention de venir ici, et il vous aurait été impossible de l’expédier. N’importe comment, vous aviez la possibilité de le remplacer après votre arrivée.

R : Je n’ai pas déposé de demande pour un permis.

Q : Nous vous avons appréhendé trop vite. Espérez-vous tirer parti de notre propre efficacité contre nous ? Vous avez fait allusion à votre journal, et à votre prétendue profession d’anthropologue.

R : Oui.

Q : J’ai lu ce qui est écrit dans votre journal.

R : Vous devez lire rapidement.

Q : Oui. Il s’agit d’un tissu d’inventions. Vous citez un tailleur nommé Culot. Croyez-vous que nous ne savons pas ce que signifie culotte en français ? C’est une obsession chez vous que les médecins ne servent qu’à maintenir en vie les vieilles femmes laides. Vous y avez fait allusion il y a seulement un instant. Et dans votre journal, vous nous parlez d’un Dr Hagsmith{Hag : en anglais, femme vieille et repoussante. N.d.T.}. Vous avez fait votre apparition il y a deux ans à Laon, où notre agent vous a vu. Vous aviez une grosse barbe, comme maintenant, qui pouvait servir à dissimuler votre identité aux yeux des personnes de votre connaissance que vous rencontreriez éventuellement. Vous avez déclaré que vous aviez vécu dans les montagnes pendant trois ans, et pourtant une partie de l’équipement que vous avez vendu était étrangement neuf, en particulier une paire de bottes qui n’avaient jamais été portées. Pas une seule fois en trois ans.

Et vous êtes là à me raconter des mensonges sur la Terre, où il est clair que vous n’avez jamais mis les pieds, et à faire comme si vous ne compreniez pas que la seule manière pour un homme d’être vraiment libre est de posséder des esclaves. Tout cela, votre captivité, vos dissimulations, les interrogatoires, est nouveau pour vous, mais ne l’est pas pour moi. Savez-vous ce qui va se passer ? On va vous ramener à votre cellule, et plus tard vous serez de nouveau conduit ici, et je vous parlerai comme je vous parle en ce moment. Quand j’en aurai terminé avec ça, je rentrerai chez moi dîner avec ma femme et mes enfants, et vous serez seul dans votre cellule. Ainsi, les mois passeront, et les années. Avec ma famille, nous irons aux îles en juin prochain, mais quand nous reviendrons, vous serez encore là, plus pâle et sale et maigre que jamais. Et le moment venu, quand la meilleure partie de votre vie se sera écoulée et que votre santé aura été gâchée, nous aurons enfin la vérité, et plus de mensonges.

Emmenez-le. Amenez le suivant.

Il n’y avait rien d’autre sur la bande. Elle continua à se dévider en silence, tandis que l’officier se lavait. Il se lavait toujours après avoir eu une femme, pas seulement les parties génitales, mais sous les bras, et le long des jambes. Il se servait d’un savon parfumé qu’il réservait spécialement à cet usage, mais dans la même cuvette émaillée qui contiendrait l’eau de son rasage du matin. Ces ablutions n’étaient pas seulement une précaution prophylactique, mais aussi un rite sensuel. La salive de Cassilla avait dégouliné sur son corps, et il ressentait du plaisir à l’enlever maintenant.

Ils m’ont apporté du papier, toute une pile de feuillets à bon marché, et un paquet de bougies. La première fois qu’ils m’ont donné de quoi écrire, j’étais certain qu’ils allaient lire tout ce que je mettrais sur le papier aussi j’étais extrêmement prudent et je n’écrivais que ce que je jugeais susceptible d’améliorer mon sort. Maintenant, je ne sais plus. J’ai fait quelques tests, lancé des sondes. Mais jamais il n’y a été fait allusion dans mes interrogatoires. Mon écriture est exécrable, je le sais, et j’écris tellement. Il est possible que personne n’ait le courage de tout déchiffrer.

Pourquoi ai-je une si mauvaise écriture ? Mes institutrices, ces horribles vieilles bonnes femmes avec leur esprit retors, possédaient une explication immédiate : je tenais (et je tiens toujours) mon stylo de manière incorrecte. Mais c’est là, naturellement, une explication qui n’explique rien. Pourquoi est-ce que je tiens mon stylo de manière incorrecte ? Je me souviens très bien du premier jour où on nous a appris à écrire à l’école. La maîtresse nous montrait d’abord comment tenir le porte-plume, puis elle allait de table en table pour placer correctement nos doigts. Lorsque je mettais les miens comme elle me montrait, j’étais incapable de tracer autre chose — en balayant toute la page de mon coude — que des lignes tremblantes et faibles. J’étais régulièrement battu à cause de ça, naturellement. Quand je rentrais à la maison, ma mère emportait mon pantalon à la rivière ; elle marchait en remontant le courant pendant des heures pour s’éloigner des égouts, et elle nettoyait le sang tandis que je restais, honteux et apeuré, avec une vieille couverture ou un morceau de voile déchirée autour de moi. Finalement, à force d’expérimenter, j’appris à tenir mon porte-plume comme je tiens ce stylo, coincé entre l’index et le médius, le pouce libre de faire ce qui lui plaisait. Je n’étais plus celui qui ne savait pas écrire, mais seulement celui dont l’écriture était la plus exécrable. Et comme il y a nécessairement un garçon dans ce cas (ce n’est jamais une fille) dans chaque classe, on ne me battait plus.

La réponse, par conséquent, à la question de savoir pourquoi je tiens mal mon stylo, est que je ne peux pas écrire si je le tiens bien. Je viens de refaire l’expérience, pour la première fois depuis des années, et je constate que c’est toujours vrai.

Connaissez-vous la Loi de Dolle ? D’après ses travaux sur la carapace des tortues de mer fossiles, le grand savant belge a formulé le Principe de l’Irréversibilité de l’Évolution : Un organe qui dégénère au cours de son évolution ne regagne jamais sa taille originale, et un organe qui disparaît ne reparaît jamais. Lorsqu’un individu ultérieur retourne à un mode de vie où l’organe vestigiel occupait une fonction importante, ce dernier ne retourne pas à l’état original, mais l’organisme produit un substitut.

J’ai réfléchi à la situation de ce cachot souterrain. Je suis souvent passé devant la citadelle, à pied ou en chaise à porteurs, et bien qu’elle soit vaste, elle ne l’est pas assez pour permettre l’existence d’un souterrain en ligne droite aussi long que celui que nous avons traversé. Techniquement, donc, ma cellule se trouve en dehors des murs. Mais où ? La citadelle s’élève juste en face de ce que l’on appelle le Vieux square. À sa droite, il y a un canal. Ça ne peut pas être là, car ma cellule, bien qu’elle soit glacée, n’a pas d’humidité. Derrière, il y a un groupe de boutiques et d’immeubles d’habitation. (Un jour j’y ai acheté un ustensile de cuivre, parce qu’il m’avait fasciné : un objet hérissé de pointes et de crocs et de cruelles mâchoires. Je suis encore incapable d’en deviner l’usage, à moins qu’il ne soit utilisé dans la pratique de la médecine vétérinaire. Je l’imagine fouillant le ventre béant d’un grand cheval de trait, écartant le foie, repoussant l’intestin grêle et plaquant la rate contre la colonne vertébrale pour charcuter un pancréas malade.) Il me paraît hautement improbable qu’ils aient construit des cellules au-dessous de tout cela, car il deviendrait trop facile pour les amis des détenus (je prends l’exemple d’un détenu pourvu d’amis) de travailler à sa libération.

Sur la gauche, cependant, se dresse un ensemble de bureaux gouvernementaux ; un tunnel les reliant à la citadelle n’est pas du tout une hypothèse improbable, et permettrait aux employés et aux bureaucrates qui y travaillent de se mettre à l’abri en cas d’émeutes populaires sans avoir à s’exposer à des attaques dans les rues. Une fois construit un tel tunnel, il paraîtrait certainement logique — si d’autres installations, ou des installations plus secrètes se révélaient nécessaires pour les prisonniers — de creuser des cellules dans ses parois. Il ne fait donc pratiquement aucun doute que je me trouve au-dessous de l’un de ces bâtiments gouvernementaux en briques. Peut-être le ministère des Archives.

Je me suis endormi en laissant ma bougie allumée et j’ai fait toutes sortes de rêves. Je devrais être plus prudent. Qu’ils m’aient donné des bougies et des allumettes cette fois-ci ne me garantit pas qu’elles seront remplacées quand le stock actuel sera épuisé. Inventaire : onze bougies, trente-deux allumettes, cent quatre feuilles de papier encore inutilisé, et ce stylo qui fabrique son encre à partir de l’humidité ambiante et avec lequel quelqu’un qui en aurait la patience pourrait noircir les murs de cette cellule. Heureusement, je n’ai jamais été particulièrement patient.

De quoi ai-je rêvé ? Des hurlements de bêtes sauvages, des cloches qui sonnent, des femmes (chaque fois que je me souviens de mes rêves, ce sont des rêves de femmes, ce qui je suppose me rend particulièrement privilégié), des bruits de pas mêlés, et ma propre exécution, qui dans mon rêve prend place dans une vaste cour déserte entourée de colonnades. Cinq des robots utilisés comme sentinelles dans les camps de travail sur les hauteurs de la ville, et que j’ai souvent vus accompagner des équipes de forçats au bord des routes, étaient mes bourreaux. Un ordre sec issu de lèvres invisibles — la lueur bleutée aveuglante des lasers — et je tombe, les cheveux et la barbe en flammes.

Mais mes rêves de femmes — d’une femme, en fait, toujours la même — m’ont rappelé une théorie que j’avais formulée quand je vivais dans les montagnes. Elle est si simple, si vraisemblable et évidente, que sur le moment, je croyais que tout le monde avait dû y penser. Mais j’en ai parlé à plusieurs reprises à différentes personnes de l’université de Roncevaux, et la plupart m’ont regardé comme si j’étais fou. Elle consiste simplement en ceci : Tout ce que nous considérons comme beau chez une femme n’est qu’un caractère de sa propre survie, et donc de celle des enfants que nous engendrerons en elle. En gros (ah, Darwin !) ceux qui ont suivi ces critères dans les embuscades qu’ils tendaient aux femelles (car nous ne les poursuivons pas vraiment, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas assez rapides. Nous bondissons sur elles du couvert après avoir endormi leurs soupçons) ont peuplé les mondes, et nous sommes leurs descendants ; tandis que ceux qui les ont dédaignées ont vu, au cours de la longue préhistoire de l’homme, leurs enfants déchiquetés par les loups et les ours.

De la même manière, nous recherchons les filles aux longues jambes, parce qu’une fille aux longues jambes échappe plus rapidement au danger, et les filles de grande taille, mais pas trop grandes. Les plus rapides se situent aux alentours de cent quatre-vingts centimètres, ou légèrement plus. Ainsi, les hommes s’attroupent autour d’une fille de la taille d’un homme normalement grand. (Et ses sœurs plus petites mettront des talons plus hauts et des semelles plus épaisses afin de lui ressembler.) Mais une fille trop grande sera gênée dans sa course, et celles qui mesurent, disons deux cent vingt centimètres, ne trouveront presque jamais un mari.

D’un autre côté, le pelvis de la femme devra être assez large pour laisser passer un enfant (mais pas trop large non plus, car elle sera également gênée dans sa course) et tout homme prend l’habitude sur le passage d’une fille d’évaluer sa largeur de bassin. Il faut qu’il y ait suffisamment de poitrine, ou nos enfants risquent d’avoir faim — c’est ce que nous dit encore notre instinct. Et bien qu’une fille maigre soit à même de courir vite, si elle est trop maigre, elle manquera de lait quand la nourriture manquera.

Et le visage. Il trouble les artistes depuis que la superstition en déclinant a permis la fabrication de portraits humains. Ils décident de ce qui doit être beau, puis ils épousent une femme aux dents crochues à l’intérieur d’une grande bouche. Quand nous regardons leurs portraits des grandes beautés de l’histoire, les idoles de la populace, les maîtresses des rois, les grandes courtisanes, que voyons-nous ? Que l’une a des yeux vairons, et l’autre un trop grand nez. La vérité est que les hommes attachent peu d’importance à ces choses. Il leur faut un sourire, et de la vivacité. (Verra-t-elle le danger, tuera-t-elle mes fils dans sa rage ?)

Mais la fille de mes rêves, demanderez-vous, comment est-elle ? Insubstantielle, mais telle que je l’ai décrite. Et nue. Nulle femme ne soulève en moi de désir si elle porte le moindre bout de vêtement. Une fois, à Roncevaux, j’essayais d’étancher ma passion avec une fille qui avait gardé une sorte de ruban serré autour du cou. Ce fut un triste échec. J’aurais voulu lui expliquer ce qui n’allait pas, mais j’avais peur qu’elle se moque de moi. Finalement, je me résolus à le lui dire, et elle se mit à rire, mais pas comme je l’avais craint, et me parla d’un homme qui lui faisait porter une bague — qu’il amenait toujours dans sa poche, et qu’il lui enlevait le plus tôt possible car c’était un bijou de valeur — sans laquelle il était incapable de rien faire. (Depuis que je suis ici sur Sainte-Croix, j’ai aussi entendu parler d’un homme qui, faute de pouvoir pénétrer à l’intérieur d’un couvent, fait mettre à une fille des habits de nonne et la déshabille ensuite.) Après nous être divertis en nous racontant ces histoires, elle fit ce que je lui demandais, et je découvris qu’elle portait le ruban pour dissimuler une cicatrice — sur laquelle je déposai un baiser.

Quant à la fille de mes rêves, j’écrirai simplement que nous n’avons rien fait ensemble qui, raconté ici, aurait de quoi exciter les passions. Dans les rêves, un regard, ou la vision d’une pensée suffisent.

Ainsi, j’ai des bougies, des allumettes, de l’encre et du papier. Cela signifie-t-il un adoucissement de l’attitude officielle à mon égard ? La cellule où je me trouve ne semble pas l’indiquer — elle est pire que le précédent 143 où j’étais, et je sais que déjà ce n’était pas une très bonne cellule. En fait, d’après ce que m’a dit Quarante-sept en tapant sur les murs (quand j’étais dans l’autre cellule), la sienne était bien plus confortable : elle était plus grande, et le seau hygiénique avait un couvercle. Il disait aussi que d’autres cellules avaient des vitres à l’intérieur des barreaux pour protéger du froid, et même parfois des rideaux ou des chaises. Après avoir trouvé cet os l’autre fois dans ma soupe, j’avais pu dialoguer un peu plus longuement avec Quarante-sept. Il m’avait interrogé sur mes convictions politiques — parce que je lui avais dit que j’étais un prisonnier politique — et j’avais répondu que j’appartenais au parti du Laissez-faire.

Vous voulez dire que vous croyez que les échanges commerciaux devraient s’exercer sans aucune forme de contrainte ? Je vois que vous êtes un industrialiste.

Pas du tout. Je crois qu’il ne faut pas s’occuper du gouvernement. Nous autres partisans du Laissez-faire nous considérons les officiels comme de dangereux reptiles : c’est-à-dire que nous les traitons avec respect, mais comme nous ne pouvons pas les éliminer, nous nous en tenons aussi éloignés que possible. Nous ne briguons jamais de poste dans la fonction publique, et nous ne disons rien à la police dont nous ne soyons pas sûrs que nos voisins le leur ont déjà dit.

Alors c’est votre vocation que de vous faire tyranniser.

Si nous vivons dans le même monde, comment la tyrannie peut-elle exister pour vous et pas pour moi ?

Moi je résiste.

C’est une énergie que nous réservons à d’autres fins.

Et vous voyez où…

Pauvre Quarante-sept.

Cette cellule. Laissez-moi vous décrire cette cellule, maintenant éclairée par la lumière jaune de la bougie. Elle fait à peine un peu plus d’un mètre — disons un mètre dix — de haut. Quand je suis couché sur le sol (ce qui m’arrive souvent, comme vous pouvez l’imaginer), je peux presque toucher le plafond avec mes pieds sans soulever les hanches. Ce plafond, j’aurais dû le dire avant, est en béton, de même que les murs (ici, on n’entend pas cogner contre les murs, ni même gratter comme le faisait le fou qui était à côté de moi dans ma cellule précédente ; peut-être que les cellules de part et d’autre de la mienne sont vides, ou peut-être que les constructeurs ont laissé une épaisseur de terre entre les murs pour étouffer les bruits) et le sol. La porte est en fer.

Mais ma cellule est plus grande que vous ne pourriez le penser. Elle est plus large que mes bras écartés, et plus longue que mon corps étendu avec les bras dans le prolongement de ma tête. Ce n’est donc pas une cage à torture, même si le fait de ne pas pouvoir se tenir debout est désagréable. Il y a un seau hygiénique (sans couvercle), mais pas de litière ; il n’y a pas de fenêtre, bien sûr — attendez, je retire ce que j’ai dit : il y a un petit guichet vitré à la porte, mais comme il fait toujours noir dans le corridor extérieur, cela ne fait aucune différence pour moi, et je les soupçonne même de m’avoir donné des bougies à seule fin de pouvoir m’épier de l’extérieur, et du papier à seule fin de m’obliger à brûler les bougies. Il y a une ouverture dans le bas de la porte, un peu comme un grand trou de boîte aux lettres, à travers laquelle je passe mon gobelet.

Où en est mon affaire ? C’est la grande question. Le fait que l’on m’a transféré dans cette cellule n’augure rien de bon. Par contre, d’avoir reçu des bougies et de quoi écrire me donne quelque espoir. Il est possible qu’il y ait deux opinions divergentes sur moi au niveau (quel qu’il soit) où les opinions comptent : quelqu’un de bienveillant et qui me croit innocent m’enverrait les bougies, tandis que quelqu’un d’autre, persuadé de ma culpabilité, me ferait reléguer dans ce cachot.

Une autre possibilité est que celui qui me croit coupable me veuille du bien. Ou que les bougies et le papier (et c’est ce que je redoute le plus) ne soient qu’une erreur, et qu’un gardien vienne me les enlever bientôt.

J’ai fait une découverte ! Une vraie découverte. Je sais où je suis. Après avoir écrit les dernières lignes ci-dessus, j’ai soufflé la bougie et je me suis étendu pour essayer de dormir un peu. J’avais l’oreille collée au sol, et tout à coup j’ai entendu un bruit de cloches. Dès que je décollais mon oreille, je ne les entendais plus, mais si je la remettais contre le sol, elles étaient là de nouveau, jusqu’à ce qu’elles cessent de sonner. Le corridor qui conduit à ma porte, par conséquent, traverse le Vieux square en direction de la cathédrale, et je dois être près des fondations de celle-ci, car le son est certainement transmis par les pierres du clocher. Toutes les cinq minutes, maintenant, je colle mon oreille au mur pour écouter. Malgré tout le temps que j’ai passé en ville, je ne me souviens pas de la fréquence des sonneries de cloches. Tout ce que je sais, c’est qu’elles n’indiquaient pas les heures comme une horloge.

Chez nous, il n’y avait pas de cathédrale, mais plusieurs églises, et pendant quelque temps nous avons habité près de celle de Sainte-Madeleine. Je me souviens des cloches qui sonnaient la nuit — pour la messe de minuit, je suppose — mais elles ne me faisaient pas peur comme les autres bruits. Souvent, le son des cloches ne me réveillait même pas, mais s’il me réveillait je me redressais dans mon lit et je me tournais vers ma mère, qui s’était dressée aussi, ses yeux magnifiques brillant comme des fragments de verre émeraude dans l’obscurité. Le moindre bruit la réveillait, mais quand mon père rentrait en titubant, elle feignait d’être endormie et se rendait aussi laide qu’elle pouvait, chose qu’elle savait faire devant vous, sans que vous vous en aperceviez, rien qu’en disposant autrement les muscles de son visage. J’ai le même don, mais peut-être pas de manière aussi poussée qu’elle. J’ai préféré garder cette barbe pour dissimuler mes traits, car ils me faisaient peur — j’avais peur de moi-même — et je n’ai eu qu’à imiter sa voix et à me vieillir un peu. Mais il ne sert à rien d’être trop habile, et je suppose que je suis ici depuis suffisamment longtemps pour que ma barbe ait poussé, même si j’avais été rasé de frais quand j’ai été arrêté.

Je suppose d’ailleurs que j’ai aussi laissé pousser ma barbe pour ma mère, pour lui montrer (si je devais la retrouver jamais, et il semblait y avoir des raisons de penser, à Roncevaux, qu’elle y était venue) que j’étais maintenant un homme. Elle ne me l’a jamais dit, mais je sais maintenant que chez le Peuple libre, un adolescent ne devient un homme que lorsque sa barbe commence à pousser. Quand il en a suffisamment pour protéger sa gorge des dents d’un autre homme, c’est qu’il est devenu adulte. (Quel idiot j’ai été. J’ai cru quand elle était partie, et cela pendant des années, que c’était parce qu’elle avait honte de m’avoir trouvé avec cette fille. Je sais maintenant qu’elle attendait seulement que le rite du lait soit exécuté. Je m’étais demandé pourquoi elle m’avait souri alors.)

J’avais cru qu’elle irait dans les collines, et c’est pour cela que j’y suis allé moi-même dès que l’occasion s’est présentée. Mais elle ne l’a pas fait. Elle aurait dû, et moi-même, quand je m’y suis trouvé, j’aurais dû y rester. Mais c’est terriblement dur. La moitié des enfants meurent, et personne ne fait de vieux os là-bas. C’est pourquoi nous descendons, ma mère et moi, en ville, ensemble ou séparément, à l’approche de l’hiver. Et voyez où cela m’a mené, moi qui me moquais du pauvre Quarante-sept.

Beaucoup plus tard. Un repas : du thé et de la soupe. La soupe dans le gobelet de fer-blanc cabossé qu’ils m’ont donné ici (au-dessus de la surface, les ustensiles étaient distribués en même temps que le repas et devaient être rendus après) et le thé, noir et déjà sucré, dans le même récipient une fois vide, avec la graisse de la soupe qui flottait à la surface. Quand il m’a donné la soupe, le gardien m’a dit : « Il y a du thé. Passez-moi votre tasse. » Je lui ai dit que je n’en avais pas, et il s’est contenté de grogner avant de passer son chemin. Mais quand il est revenu sur ses pas après avoir vu les autres cellules, il m’a demandé si j’avais terminé ma soupe et comme je lui répondais oui, il m’a demandé de lui repasser mon gobelet et j’ai eu mon thé.

Est-ce ce gardien-là qui, de sa propre initiative, m’a donné le papier et les bougies ? Si oui, c’est peut-être parce qu’il a pitié de moi, sans doute parce qu’il sait qu’on va m’exécuter bientôt.

Les cloches ont sonné trois fois depuis la dernière fois que j’ai écrit. Vêpres ? None ? Angélus ? Je l’ignore. J’ai dormi encore, et puis j’ai rêvé. J’étais tout petit, et ma mère — du moins, je crois que c’était ma mère — me tenait sur ses genoux. Mon père nous promenait sur la rivière, comme il le faisait souvent alors, quand il aimait encore pêcher. Je voyais les roseaux se plier au vent tout autour de nous, et il y avait des fleurs jaunes qui flottaient de chaque côté du bateau. Mais le plus étrange dans mon rêve, c’est que je savais tout ce qui allait arriver plus tard. Je regardais mon père, qui ressemblait à un géant à la barbe rousse, et je savais ce qui allait arriver à ses mains, et qui l’empêcherait d’exercer son métier. Ma mère — oui, je suis sûr que c’était elle, bien que je me sois souvent demandé comment une fille du Peuple libre avait pu donner un enfant à mon père — avait été boutonnée par lui dans sa belle robe jaune, et elle avait le regard heureux d’une femme qui vient d’être habillée par un homme. Elle souriait quand il parlait, et je riais, et tout le monde était content. Je suppose que ce n’est là qu’un souvenir qui m’est revenu en rêve. En ce temps-là, il devait ressembler à un homme ordinaire, peut-être un peu plus bavard que la plupart, qui vivait de pain, de viande, de café et de vin. Ce n’est que lorsqu’il n’eut plus tout cela, ni pour lui-même ni pour nous, que nous nous aperçûmes qu’il vivait en réalité de mots.

Non, je n’ai pas dormi. Je suis étendu dans le noir depuis des heures, écoutant les cloches de la cathédrale et polissant mon gobelet, à l’aveuglette, avec mon pauvre pantalon déchiré.

Jadis, c’était un bon pantalon. Je l’ai acheté au printemps dernier, car je n’avais pas apporté de vêtements d’été — en fait, pas de vêtements du tout à part ceux que j’avais sur moi — en venant de Sainte-Anne. Ce n’est pas très économique de le faire, et l’idéal serait que tout le monde fasse la traversée tout nu pour tout acheter à Sainte-Croix. En fait, les vêtements que vous portez à bord ne sont pas taxés pour le poids, et tout le monde achète (au moins en hiver, la saison où je suis arrivé) les vêtements les plus lourds possible pour le voyage. Il y a aussi une petite franchise pour les bagages personnels, mais je l’ai utilisée pour ramener les livres que j’avais avec moi derrière l’au-delà.

C’était un bon pantalon d’été, qui faisait partie d’un costume en soie du continent Sud et en lin mélangés dans la trame. La soie est un produit autochtone (par opposition au lin, cultivé à partir de graines importées de la Terre), et nous n’en avons pas sur Sainte-Anne. Elle est produite par le petit d’une sorte d’acarien qui, dès qu’il est issu de la poche à œufs, s’accroche à un brin d’herbe jusqu’à ce qu’il sente un courant d’air ascendant, puis sécrète un fil invisible qui se dresse comme la corde d’un fakir et l’élève droit dans les airs.

Ceux qui retombent ensuite dans un endroit où il y a de l’herbe sont tranquilles et peuvent commencer leur vie, mais un grand nombre sont emportés vers la mer où, chaque année, leurs innombrables fils emmêlés, comme des souvenirs perdus flottant sur le temps passé, forment de grands radeaux atteignant jusqu’à cinq kilomètres de long et couvrant des centaines d’hectares. Les radeaux sont ensuite remorqués par des bateaux jusqu’aux usines de la côte, où ils sont fumigés, cardés et filés en fuseaux pour l’industrie textile. Comme ces acariens sont extrêmement résistants aux fumigations — on dit qu’ils peuvent survivre jusqu’à cinq jours sans oxygène — et vivent comme parasites dans le système cardio-vasculaire des hôtes à sang chaud, les esclaves qui font ce travail ne battent pas des records de longévité. Jadis, lorsque j’étais à l’université là-bas, j’ai vu des films sur un nouvel ensemble de maisons modèles qui leur était destiné. Un cimetière datant de l’époque française avait été détruit pour leur faire place, et les murs blanchis à la chaux étaient faits de terre et d’os agglomérés.

Mon but, en polissant mon gobelet, n’était pas la propreté, mais l’espoir d’apercevoir mon propre reflet. J’ai dit qu’il était en fer-blanc, mais il doit s’agir plutôt d’étain et, bien que personne ne soit plus malhabile que moi avec un outil, je suis quand même capable de tenir un chiffon et de frotter quelque chose avec. Tout en écoutant les cloches qui sonnent et en frissonnant dans l’obscurité, j’ai passé mon temps à le polir très fort, extérieur comme intérieur. Naturellement, je ne pouvais pas voir le résultat de mon travail. Je n’allais pas gâcher de la bougie pour ça, et de plus j’avais tout mon temps. À un moment, le gardien m’a apporté une bouillie d’orge, que j’ai engloutie rapidement, en partie parce que j’espérais qu’il y aurait du thé après (il n’y en a pas eu), mais aussi parce que je voulais reprendre mon travail de polissage. Finalement, j’en ai eu assez et j’ai eu envie d’écrire. J’ai posé mon gobelet et j’ai frotté une allumette pour allumer une bougie. J’ai cru alors que ma mère était avec moi dans la cellule, car je voyais ses yeux briller dans le noir. J’ai laissé tomber l’allumette et je me suis assis, la tête entre les genoux, sanglotant pendant que toutes les cloches sonnaient à la volée. Le gardien est même venu donner des coups de pied dans la porte en me demandant ce qui n’allait pas.

Quand il est parti, j’ai allumé la bougie. Les yeux, naturellement, n’étaient que le reflet des miens dans le gobelet poli, qui brille maintenant comme de l’argent mat. Je n’aurais pas dû me mettre à pleurer, mais je crois vraiment que d’une certaine manière je suis encore un enfant. C’est une chose terrible. Depuis que j’ai écrit la dernière phrase, je suis resté assis longtemps à y penser.

Comment ma mère aurait-elle pu m’apprendre à devenir un homme ? Elle ne savait rien, absolument rien. Peut-être que mon père n’a jamais voulu qu’elle apprenne. Elle ne pensait pas que voler était mal, je m’en souviens ; mais je pense qu’elle prenait rarement quelque chose sans que ce soit lui qui lui ait dit de le faire. Occasionnellement, c’était de la nourriture. Quand elle avait mangé, elle ne voulait plus rien, et si quelqu’un désirait qu’elle aille avec lui, il fallait que mon père la force. Elle faisait son possible pour m’enseigner ce que j’aurais besoin de savoir pour vivre là où je ne vivais pas, et où je ne vis pas maintenant. Comment saurais-je ce que je n’ai jamais appris ? Je ne sais même pas ce que c’est que la maturité humaine, sauf que je ne la possède pas et que je me trouve parmi des hommes (souvent plus petits que moi) qui la possèdent.

Pour moitié au moins je suis animal. Le Peuple libre est merveilleux, merveilleux comme sont les daims, les oiseaux ou le tigre-tue, suivant sa proie, la tête dressée, ombre mauve parmi les ombres. J’ai regardé mon visage dans le gobelet d’étain, en mettant le plus possible ma barbe en arrière avec mes mains et en la mouillant avec le seau hygiénique pour pouvoir discerner la structure de mon propre visage. C’est bien un masque d’animal que je vois, avec un museau et des yeux flamboyants. Je ne sais pas parler ; je sais depuis tout le temps que je ne parle pas vraiment comme les autres, mais que je produis seulement certains sons avec ma bouche — des sons suffisamment pareils au langage humain pour passer aux oreilles des Sang-coulants qui m’entendent. Parfois, je ne sais même pas ce que j’ai dit, sinon que j’ai creusé mon trou et passé la frontière pour aller courir en chantant dans les collines. Maintenant, je ne peux pas parler du tout, je ne sais que grogner et hoqueter.

Plus tard. Il fait plus froid. J’entends les cloches même lorsque je me bouche les oreilles avec mes mains. Quand je colle mon oreille à la pierre, j’entends des bruits de pelles et des piétinements. Je sais donc où je suis. Cette cellule se trouve exactement sous le plancher de la cathédrale, et comme c’est là qu’ils enterrent les morts, avec les pierres tombales dans les bas-côtés et entre les bancs, cela signifie qu’il y a des tombes juste au-dessus de moi, et c’est peut-être la mienne qu’ils creusent en ce moment. C’est là, une fois que je serai mort, qu’ils diront des messes pour moi, tous les distingués savants de la planète mère. C’est un honneur que d’être enterré dans cette cathédrale, mais je préférerais pour ma part une certaine caverne au creux d’une falaise dominant la rivière. Que les oiseaux bâtissent leur nid devant ma caverne, et je reposerai dans le mien au fond d’elle, jusqu’à ce que le soleil rose soit toujours rouge, avec des traces noires sur sa face comme le bout d’une cigarette en train de s’éteindre.

12 avril. Une chose troublante s’est produite, et l’un des éléments les plus…

Mais ça ne fait rien. Laissez-moi vous raconter cette journée. Nous avons suivi la rive, comme prévu, pendant la plus grande partie de la journée, bien qu’il fût évident que nous avions peu de chances de découvrir une caverne quelconque au milieu des berges sablonneuses, et que le gosse ne cessât de répéter que nous étions encore bien trop bas. Vers le milieu de l’après-midi, le temps commença à se montrer menaçant. C’était la première fois depuis le début de notre voyage qu’il ne faisait pas beau. Je graissai les fusils tout en marchant et les enfermai dans leur housse. On voyait au loin l’orage qui se formait, et il devenait évident qu’il allait se diriger vers le sud-est, c’est-à-dire droit sur nous par la vallée du Tempus. Suivant la suggestion du gosse, nous quittâmes la rivière en faisant un angle droit sur deux kilomètres ou plus, car il pensait qu’il y avait un risque d’inondation éclair. Arrivés au sommet d’un tertre, nous dressâmes aussitôt la tente car je n’avais pas envie de faire cette opération sous la pluie. Nous n’avions pas plus tôt fini d’enfoncer le dernier piquet que la première rafale hurlante arriva sur nous, accompagnée de pluie et de grêle. Je déclarai au gosse que nous ferions à manger quand la tempête serait passée, et je me glissai dans mon sac de couchage. Dieu sait combien de temps je restai ainsi, à me demander si la tente allait tenir bon. Jamais de ma vie je n’ai entendu le vent souffler de cette manière-là. Finalement, il se calma et il n’y eut plus que la pluie qui crépitait sur la toile de tente. Je finis par m’endormir.

Quand je me réveillai, la pluie avait cessé. Tout paraissait très calme, et l’air était chargé de cette odeur mouillée qui suit l’orage. Je me levai et m’aperçus que le gosse avait disparu.

Je l’appelai une ou deux fois, sans avoir de réponse. Après l’avoir cherché quelques minutes, je me dis que l’explication la plus plausible était qu’en préparant à manger, il avait constaté qu’il lui manquait quelque ustensile de cuisine et qu’il était retourné sur nos traces dans l’espoir de le retrouver. Je pris donc une torche électrique et (je ne sais pas pourquoi, excepté que j’étais pressé) le fusil léger, et je partis à sa recherche. Le soleil était bas sur l’horizon, mais il n’était pas encore couché.

Après dix minutes de marche pénible, j’arrivai à la rivière et je vis le gosse debout dans l’eau jusqu’à la taille, en train de se frotter avec du sable. Je l’appelai et il me répondit, innocent en surface mais avec un trouble que je sentais. Je lui demandai pourquoi il avait quitté le campement sans m’avertir, et il me répondit simplement qu’il avait eu envie de prendre un bain et qu’en outre, il ne restait pas assez d’eau dans les gourdes et qu’il n’avait pas voulu me réveiller. Cette explication paraissait raisonnable, et je ne peux pas prouver que les choses ne se sont pas passées exactement comme il l’a dit, mais je suis intimement convaincu qu’il a menti. Il y avait quelqu’un d’autre au camp, j’en suis sûr, à part nous deux, pendant mon sommeil. Le gosse était avec une femme, tout ce qu’il fait et dit le montre clairement. Je suis persuadé qu’il manque plusieurs kilos de viande fumée. Non pas que je l’aurais empêché de la donner à sa bien-aimée — nous en avons plus qu’il n’en faut — mais c’est à moi qu’elle appartient, et pas à lui. Quoi qu’il en soit, j’ai l’intention d’aller jusqu’au fond de cette histoire.

Après avoir questionné le gosse pendant cinq ou dix minutes sans réussir à en tirer beaucoup plus, je repris avec lui le chemin du campement. Il portait une marmite pleine d’eau. Le soleil s’était couché, mais il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Nous étions presque en vue de la tente lorsque j’entendis hurler une des mules. C’était un bruit horrible, comme celui qu’aurait pu produire un homme vigoureux écorché vif et complètement brisé par la douleur.

Je courus vers l’endroit d’où provenait le bruit, tandis que le gosse (faisant preuve de bon sens) se précipitait dans la tente pour prendre l’autre fusil. D’après ce que j’avais cru voir, la mule devait être de l’autre côté d’un bouquet de buissons à la base du tertre. Au lieu de le contourner — comme il est clair que j’aurais dû le faire — je me dirigeai droit dedans, et me retrouvai nez à nez avec le plus hideux animal qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer, un mélange de hyène, d’ours, de singe et d’homme, avec des mâchoires courtes et puissantes et des yeux humains qui regardaient droit dans les miens avec exactement l’expression homicide et stupide d’un maniaque brandissant un tesson de bouteille. La bête avait des omoplates saillantes et puissantes, des pattes antérieures épaisses comme le corps d’un homme, terminées par des doigts courts ornés d’énormes griffes, et elle dégageait une épouvantable odeur de pourriture.

Je fis feu à trois reprises avec le fusil léger sans me donner la peine d’épauler, et la brute fit volte-face et se perdit dans les buissons en faisant de grands bonds à la manière d’un singe. Lorsque le gosse revint avec le gros calibre, elle avait disparu. J’étais certain de l’avoir touchée, et plus d’une fois, mais j’ignore à quel point les petites balles à haute vélocité étaient capables d’endommager un monstre pareil.

Mon Guide pratique de la faune sur Sainte-Anne ne me laisse aucun doute sur l’identité de notre rôdeur : Un ours-goule. Il est intéressant de noter que le gosse connaît cet animal sous le même nom. D’après le Guide pratique, il a des habitudes nécrophages, mais un paragraphe de sa description indique qu’il ne dédaigne pas à l’occasion de s’attaquer aux animaux vivants :

… ainsi nommé en raison de son habitude de déterrer les morts non protégés par un cercueil de métal. C’est un excavateur puissant, capable de déplacer les plus lourdes pierres pour atteindre un cadavre. Affronté sans hésitation, il prend généralement la fuite, souvent en emportant le corps exhumé sous sa patte antérieure. Il lui arrive de faire une incursion dans une ferme où des animaux ont été récemment abattus auquel cas il peut s’attaquer également aux troupeaux vivants.

Je dus abattre la mule, qui avait été trop sérieusement mutilée pour survivre. Nous avons réparti sa charge entre les deux autres, que nous avons décidé de surveiller désormais en nous relayant avec le gros fusil.

15 avril. Nous sommes maintenant assez hauts dans les collines. Plus de désastre depuis la dernière fois, mais plus de découvertes non plus. Il y a maintenant un tigre-tue qui nous suit en même temps que l’ours-goule blessé (que nous avons aperçu à deux reprises depuis que je lui ai tiré dessus). Nous entendons le tigre hurler, généralement une ou deux heures après minuit, et pour le gosse son identité ne fait aucun doute. Le lendemain du jour où la mule est morte (le treizième de l’expédition), je suis revenu sur nos pas pendant deux heures dans l’espoir de surprendre l’ours-goule avec la carcasse. Mais il était trop tard. La mule avait été déchiquetée, et tout avait été dévoré, y compris la viande de carabao séchée que nous avions abandonné pour délester un peu les autres mules. Il ne restait plus rien que les sabots et les os les plus gros. À l’endroit où s’était trouvée la carcasse de la mule, je distinguai des centaines de traces faites par des animaux plus petits de toutes les espèces. Quelques-unes de ces traces ressemblaient à celles d’enfants humains, mais je ne peux pas en être sûr. Aucun signe de la fille qui (j’en suis toujours convaincu) a rendu visite au gosse l’autre soir. Il refuse de parler là-dessus.

16 avril. Nous avons perdu au moins un de nos poursuivants — en le convertissant en membre de l’expédition. Le gosse a réussi à attirer le chat dans le campement et à l’apprivoiser plus ou moins en lui offrant des bouts de viande et des petits poissons, qu’il attrape avec une habileté incroyable de ses mains nues. Il est encore trop sauvage pour me laisser approcher, mais j’aimerais bien que nous puissions régler le problème du tigre-tue de la même façon.

Un de mes entretiens avec le gosse :

Moi : « Tu dis que tu as souvent rencontré des Saint-Annois vivants — autres que toi — quand tu partais vivre avec ta mère derrière l’au-delà. Crois-tu que, si nous en rencontrions, ils se montreraient ? Ou prendraient-ils la fuite ? »

V. R. T. : « Ils ont peur. »

Moi : « De nous ? »

V. R. T. : (Pas de réponse.)

Moi : « Est-ce parce que les colons en ont tué tellement ? »

V. R. T. (Vivement) : « Le Peuple libre n’est pas méchant. Il ne vole que si les autres possèdent en abondance. Il travaille. Il sait élever du bétail. Trouver des chevaux. Faire fuir le renard de feu. »

Moi : « Tu sais bien que je ne tirerais pas sur l’un d’eux, n’est-ce pas ? Je veux seulement leur poser des questions, les étudier. Tu as lu l’Introduction à l’anthropologie culturelle de Miller. Tu as remarqué que les anthropologues ne font jamais de mal à ceux qu’ils étudient. »

V. R. T. : (Il me regarde sans rien dire.)

Moi : « Crois-tu que ceux du Peuple libre ont peur de nous parce que je tire sur le gibier ? Ça ne veut pas dire que je tirerais aussi sur eux. »

V. R. T. : « Vous laissez la viande sur le sol ; vous pourriez la suspendre aux arbres pour que le Peuple libre et les Enfants de l’ombre puissent aller la chercher. Au lieu de cela, vous la laissez au sol et le tigre-tue et l’ours-goule suivent nos traces. »

Moi : « Ah, c’est ça qui te préoccupe ? S’il reste un peu de viande et que je te donne une corde, tu l’accrocheras pour moi ? Veux-tu ? »

V. R. T. : « Oui… Docteur Marsch… ? »

Moi : « Qu’y a-t-il ? »

V. R. T. : « Croyez-vous que je pourrais devenir anthropologue ? »

Moi : « Pourquoi pas ? Tu es un garçon intelligent. Mais il faudrait que tu étudies beaucoup, et que tu ailles à l’université. Quel âge as-tu ? »

V. R. T. : « Seize ans maintenant. Je sais, pour l’université. »

Moi : « Tu parais plus que ça. J’aurais dit au moins dix-sept ans. Tu calcules en années de la Terre ? »

V. R. T. : « Non. En années de Sainte-Anne. Elles sont un peu plus longues, et de plus ceux du Peuple libre grandissent plus rapidement. Je pourrais paraître plus vieux si je voulais, mais je n’ai pas voulu trop changer depuis le moment où vous m’avez vu pour la première fois et où vous avez loué notre bateau. Mais vous croyez vraiment que je pourrais aller à l’université ? »

Moi : « J’en suis sûr. Mais je n’ai pas dit que tu pourrais y entrer directement. Tes études n’ont sans doute pas été suffisantes, et il faudrait que tu les complètes pendant plusieurs années. Il te faudrait apprendre au moins les rudiments d’une langue étrangère. Mais j’oubliais que tu connais un peu de français. »

V. R. T. : « Oui, je connais un peu de français. Est-ce qu’il s’agirait surtout de lire ? »

Moi (Hochant la tête) : « Oui, surtout. »

V. R. T. : « Je sais ce que vous devez penser. Vous pensez que je n’ai aucune éducation parce que je parle d’une drôle de façon, mais c’est mon père qui m’a appris à m’exprimer ainsi. Pour soutirer de l’argent aux gens. Je peux parler autrement si j’en ai envie. Vous ne me croyez pas ? »

Moi : « Tu t’exprimes très bien en ce moment. Je crois que tu m’imites, n’est-ce pas ? »

V. R. T. : « Oui. J’ai appris à parler comme vous. Et maintenant, écoutez : Vous connaissez le Dr Hagsmith ? Je vais faire le Dr Hagsmith. » (Imitant parfaitement la voix du Dr Hagsmith :) « Tout est faux, docteur Marsch. Tout n’est qu’une illusion. Attendez, permettez-moi de vous raconter une histoire. Jadis, durant les longs jours de la contemplation, quand Coureur des pistes était le shaman des abos, il y avait une fille appelée Trois visages. Une fille abo, voyez-vous, et elle avait utilisé l’argile colorée que les abos trouvent à proximité de la rivière pour se peindre un visage sur chaque sein. L’un de ces visages disait éternellement Non ! — c’était le sein gauche — et l’autre, celui de droite, disait Oui ! Un jour, elle rencontra un bouvier derrière l’au-delà. Il tomba amoureux d’elle, et elle tourna son sein droit vers lui. Ils restèrent couchés tous les deux dans cette obscurité si dense que l’on ne trouve que derrière l’au-delà, et il lui demanda d’aller vivre avec lui. Elle répondit qu’elle voulait bien, et qu’elle apprendrait à faire la cuisine, à tenir une maison et à faire toutes les choses que font les femmes humaines. Mais quand le soleil se leva, il dormait toujours, et quand il se réveilla, il vit qu’elle était partie se laver dans la rivière — ce qui est synonyme d’oubli dans les contes, voyez-vous. Elle n’avait plus maintenant qu’un seul visage, son visage réel. Et quand il lui rappela toutes les choses qu’elle lui avait promises dans le noir, elle le regarda sans rien dire ; et quand il essaya de la prendre dans ses bras, elle s’enfuit en courant. »

Moi : « Voilà un morceau de folklore fort intéressant, Dr Hagsmith. Et c’est la fin de l’histoire ? »

V. R. T. : « Non. Quand le bouvier commença à s’habiller — après le départ de la fille — il s’aperçut qu’il avait les images des deux visages imprimés sur sa poitrine. Le Oui ! sur son sein gauche, et le Non ! sur son sein droit. Il mit sa chemise par-dessus et galopa jusqu’à Frenchman’s Landing, où il y avait un homme qui faisait des tatouages. Il lui fit retracer les deux visages avec son aiguille à tatouer. On dit qu’à la mort du bouvier, le croque-mort lui découpa la peau de sa poitrine, et qu’il a conservé le double visage de Trois visages, enroulé avec de la cardamome dans le tiroir de son bureau et attaché avec un ruban noir. Mais ne me demandez pas si c’est vrai : je ne l’ai jamais vu. »

21 avril. L’effort supplémentaire de veiller la moitié de la nuit pour protéger nos mules est devenu intolérable. Ce soir — dans un petit moment — j’ai l’intention de tuer au moins l’un des prédateurs qui nous suit depuis dix jours. J’ai blessé un poney-prince à une patte, pour l’attraper. Il est attaché dans la clairière à un piquet, au-dessous de moi. J’écris ces lignes installées à la fourche d’un arbre, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, avec mon gros fusil et ce journal pour me tenir compagnie. La nuit est extrêmement claire. Sainte-Croix est suspendue dans le ciel comme une grosse lumière bleue.

Deux heures plus tard. Rien de nouveau à part un fennec à peine entrevu. Ce qui me tracasse le plus, c’est que je sais, je suis absolument certain — appelez ça de la télépathie, ou tout ce que vous voudrez — que pendant que je suis ici, le gosse est avec cette femme qui lui a déjà rendu visite. Il est censé garder les mules. La fille est saint-annoise. J’ai commencé par le soupçonner seulement, mais maintenant, j’en suis sûr. Il m’a raconté cette histoire pour me mettre le nez dedans, et de toute façon qui d’autre pourrait vivre dans ces collines déshéritées ? Il suffirait qu’il lui explique que je ne veux pas lui faire du mal, et l’expédition serait un succès. Je deviendrais célèbre. Je pourrais descendre de mon arbre et les surprendre (je sais qu’elle est avec lui : je les entends presque). Cependant, l’odeur de l’ours-goule parvient déjà à mes narines. Ils resteraient collés, tous les deux — quand le gosse se lavait dans la rivière, j’ai remarqué qu’il n’était pas circoncis. Si je les surprenais ainsi, je crois bien que je les tuerais tous les deux.

Plus tard. Il y a un nouveau prisonnier, cinq cellules plus bas que la mienne, je crois. De le voir amener m’a peut-être évité de perdre la raison. Je ne l’en remercie pas pour autant. Après tout, la santé d’esprit n’est que la raison appliquée aux affaires humaines, et quand cette raison, utilisée pendant des années, n’a eu pour résultat que le désastre, la destruction, le désespoir, la misère, la famine et le pourrissement, l’esprit a raison de l’abandonner. Cette décision de renoncer à la raison, je le comprends maintenant, est non pas le dernier, mais le premier acte de raison. Et cette déraison qu’on nous enseigne à redouter tellement ne consiste à rien d’autre qu’à réagir naturellement et instinctivement plutôt que la manière sophistiquée et acquise culturellement que l’on appelle la manière raisonnable. Un fou dit des choses insensées parce que, comme un chat ou un oiseau, il est trop sensé pour dire des choses raisonnables.

Ce nouveau prisonnier est un homme assez gros, d’âge moyen. C’est probablement un homme d’affaires, du genre de ceux qui travaillent au compte des autres. Ma bougie s’est consumée, et j’étais assis la tête dans les genoux quand le bruit — nous n’avons pas le verre épais, incassable et insonorisant, qu’ils ont dans les guichets de portes du haut, mais seulement une plaque grillagée — est parvenu à moi. J’ai cru d’abord que c’était le gardien qui m’apportait ma soupe, et je me suis agenouillé devant la porte pour le regarder arriver. Mais il y avait deux gardiens, cette fois-ci ; celui de d’habitude, avec sa torche, et un autre, en uniforme, qu’on aurait pu prendre pour un soldat. À deux, ils soutenaient notre prisonnier grassouillet à l’air terrorisé, et s’avançaient en crabe dans l’étroit passage. Il avait l’air si pâle que j’éclatai de rire en le voyant (ce qui le terrifia davantage). Le guichet est si petit que je ne pouvais pas lui montrer à la fois mes yeux et les lèvres ; mais je les lui laissai voir tour à tour pendant qu’il passait devant ma porte, en lui criant : « Qu’avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait ? » Et il sanglotait : « Rien du tout ! Rien du tout ! » ce qui me faisait rire encore plus, pas à cause de lui mais à cause de moi, parce que je savais de nouveau parler, parce qu’il n’avait rien à voir avec moi, qu’il ne faisait aucunement partie de moi, ni de l’université, ni de Sainte-Anne, ni de la maison où je logeais, ni de la Cave Canem, ni de la boutique poussiéreuse où j’avais acheté mon ustensile de cuivre, mais que c’était juste un gros homme à moitié mort de peur, qui ne signifiait rien et serait mon voisin et rien d’autre pour moi.

J’ai été de nouveau interrogé, mais pas comme d’habitude. Quelque chose de différent était dans l’air, j’ignore exactement quoi. Il commença par m’attaquer comme d’habitude, puis il s’adoucit, m’offrit une cigarette — chose qu’il n’avait pas faite depuis des semaines — et alla jusqu’à réciter un petit poème satirique ridiculisant les diplômes académiques, ce qui signifiait qu’il était de bonne humeur. Je décidai d’en profiter pour lui demander une autre cigarette. À mon grand étonnement, il me l’accorda et, après cela, au lieu de me poser d’autres questions, il se lança dans un long sermon sur les bienfaits du gouvernement de Sainte-Croix, comme si j’avais fait une demande de naturalisation. Puis, il me fit remarquer que je n’avais été ni torturé ni drogué, ce qui est parfaitement exact. Il attribuait cela à la noblesse et à l’humanité innées chez tous les Croix-codiles au menton pointu et aux épaules voûtées, mais mon opinion personnelle est que c’est plutôt dû à une espèce d’arrogance, au sentiment qu’ils ont qu’ils n’ont pas besoin de ces choses et qu’ils peuvent briser qui ils veulent en se passant d’elles.

Il me dit quelque chose dans cet ordre d’idées qui m’intéressa : qu’un certain docteur qu’ils connaissaient et qui coopérait avec eux quand ils avaient besoin de lui aurait pu me tirer tous les renseignements qu’ils voulaient en quelques minutes. Il semblait s’attendre à ce que je réagisse d’une certaine manière à sa remarque. Cela aurait pu vouloir dire qu’ils ne s’intéressaient plus à mon cas, mais cela paraissait improbable car certaines questions indirectes avaient été glissées dans notre entretien ; ou encore, qu’ils avaient déjà eu des renseignements de source différente, mais cela aussi paraît improbable car il n’y a pas d’autre source. La meilleure interprétation est à mon avis que ce docteur a cessé d’être disponible, et comme je pensais, ou du moins je me doutais (par un éclair d’intuition, ou à cause de quelque chose qui avait été dit plus tôt, je ne sais plus) que je savais qui il était, je fis remarquer que c’était dommage qu’ils ne m’aient pas interrogé sous l’effet des drogues pendant qu’ils en avaient la possibilité, car cela leur aurait peut-être prouvé mon innocence, mais que j’étais sûr qu’ils trouveraient bientôt quelqu’un d’aussi compétent.

« Non, il était unique. Un artiste. Nous pourrions trouver quelqu’un d’autre, bien sûr, mais il faudrait aller jusqu’à la capitale pour trouver quelqu’un à moitié aussi compétent. »

« Je connais quelqu’un qui pourrait vous aider », déclarai-je. « Le propriétaire d’un endroit appelé La maison du chien. Il ne pose certainement pas beaucoup de questions sur ce qu’on lui demande de faire, et il jouit d’une très grande réputation. »

Le regard qu’il me lança était suffisamment éloquent. Le maître de la maison close est mort.

J’aurais pu lui dire — mais il ne m’aurait pas cru — qu’il aurait affaire au même homme s’il engageait son fils à sa place ; mais il ne fait aucun doute que le fils est en prison maintenant, peut-être à quelques mètres de moi. Sa tante — biologiquement parlant sa fille, mais j’utiliserai les mêmes désignations que la famille, pour éviter toute confusion — doit être à l’heure qu’il est en train de faire des démarches pour essayer de le sortir de là.

Peut-être (c’est la première fois que l’idée me vient à l’esprit) va-t-elle s’efforcer de me faire relâcher aussi. Elle possède une intelligence réelle en même temps qu’un esprit fascinant, et nous avons eu de longues conversations — souvent avec une ou plusieurs de ses « filles », comme elle les appelait, en guise d’auditoire. Où êtes-vous maintenant, Tante Jeannine ? Savez-vous qu’ils m’ont pris ? Elle pensait, bien qu’elle s’en défendît, que les Saint-Annois ont dévoré et remplacé l’homo sapiens. C’est l’hypothèse de Veil, et Veil c’est elle. Sa théorie a servi pendant des années à discréditer les autres positions hétérodoxes sur la population de Sainte-Anne. Mais qui, alors, Tante Jeannine, est le Peuple libre ? Des conservateurs qui ont refusé d’abandonner leur ancien mode de vie ? La question n’est pas, comme je l’avais cru à un moment, de savoir dans quelle mesure la pensée des Enfants de l’ombre exerce une influence sur la réalité, mais dans quelle mesure la nôtre l’exerce. J’ai relu l’entretien avec Mrs Blount — une centaine de fois au moins pendant que j’étais dans les collines — et je sais qui peut être le Peuple libre. J’appelle cela le Postpostulat de Liev. Je suis Liev. Et je suis parti.

Le nouveau détenu a parlé. Il a demandé s’il y avait quelqu’un dans les autres cellules, et comment ils s’appelaient, si on allait nous donner à manger, s’il était possible d’avoir des couvertures, et une foule d’autres choses. Bien sûr, personne ne lui a répondu. Quiconque est surpris en train de parler est battu. Au bout d’un moment, quand je fus sûr que le gardien s’était éloigné, je le mis au courant. Il resta alors silencieux pendant un long moment, puis me demanda d’une voix qu’il croyait très faible et discrète : « Qui est le fou qui a ri ainsi quand ils m’ont amené ? » Mais le gardien était déjà de retour, et le prisonnier grassouillet hurla comme un lapin-lape dans un nœud coulant quand ils l’extirpèrent de sa cellule pour lui donner le fouet. Pauvre type.

Incroyable ! Vous ne devinerez jamais où je suis ! Allez-y… je vous le donne en mille.

C’est idiot, bien sûr, mais je vais vous le dire. Je suis de retour à l’ancien 143, mon ancienne cellule au-dessus du sol, avec un matelas et une couverture, et le jour qui passe par la fenêtre. J’ai l’impression d’être dans un véritable palais, même s’il n’y a pas de vitre et que le froid pénètre comme en bas.

Quarante-sept a commencé à cogner au tuyau environ une heure après mon arrivée ici. Il avait entendu je ne sais quels bruits sur ma réintégration, et me félicitait. Il dit que cette cellule est restée vide pendant toute mon absence. J’ai perdu l’os dont je me servais, mais j’ai répondu de mon mieux avec mes phalanges. Le prisonnier à côté de moi sait aussi que je suis revenu. Il s’est mis à cogner et à gratter sur le mur qui nous sépare comme il faisait avant, mais il n’a pas encore réussi à apprendre le code, ou bien il en utilise un autre que je ne sais pas déchiffrer. Les bruits sont si variés que parfois j’ai l’impression qu’il essaie de les faire parler.

Le lendemain. Est-ce que ça signifie qu’ils vont me relâcher ? J’ai fait mon meilleur repas hier soir depuis mon arrestation. Soupe aux haricots, épaisse, avec de vrais morceaux de lard dedans. Thé avec du citron et du sucre. Ils m’ont donné un grand pot en étain, et il y avait du lait avec le pain ce matin. Puis ils m’ont sorti de ma cellule pour me faire prendre une douche dans la salle des douches avec cinq autres. Insecticide dans les cheveux, la barbe et le pubis. J’ai une nouvelle couverture, presque propre, meilleure en tout cas que celle que j’avais avant. Je l’ai passée autour de mes épaules pendant que j’écris. Pas parce que j’ai froid, mais juste pour la sentir.

Nouvel interrogatoire. Cette fois-ci pas par Constant, mais par quelqu’un que je n’avais jamais vu et qui s’est présenté comme Mr Jabez. Assez jeune, bien habillé en civil. Il m’a offert une cigarette et déclaré qu’il risquait le typhus en me parlant — il aurait dû voir dans quel état j’étais avant qu’ils me laissent me laver. Quand je lui demandai une autre couverture et du papier, il me montra qu’il possédait quelques-unes des pages que j’avais déjà écrites dans son dossier, et il se plaignit du travail que cela demanderait pour les recopier. Comme je savais qu’il n’y avait rien de compromettant pour moi, je lui ai suggéré de les faire plutôt photocopier (il semblait dire que c’était possible) pour les envoyer à ses supérieurs. Mais je crois que je ne devrais pas les laisser s’emparer de celles que j’ai ici. Depuis quelque temps, je laisse mon imagination vagabonder un peu trop librement sur ma vie avec mes parents sur la Terre. — À dire la vérité, j’envisageais d’écrire un roman : un grand nombre de livres ont été écrits en prison — et cela risquerait de porter préjudice à mon affaire. Je détruirai ces pages à la première occasion.

Minuit ou plus. Heureusement, ils m’ont laissé les allumettes et les bougies, sinon je ne pourrais pas rédiger ces notes. Je m’étais endormi quand un gardien est venu me secouer par les épaules pour me dire qu’on me « demandait ». Ma première pensée fut que j’allais mourir, mais il souriait d’une manière sarcastique qui rendait la chose improbable, et je me dis qu’ils allaient plutôt me faire subir quelque indignité à moitié comique, comme me raser la tête.

Le gardien me conduisit tout au bout de la zone des cellules dans une petite chambre. Il y avait là Célestine Étienne, la fille qui habitait chez Mme Duclose. Ce devait être l’été dehors car elle était habillée comme pour assister à la messe du soir par un dimanche de juillet : une robe rose sans manches, des gants blancs et une capeline. Je sais que je la comparais à une cigogne, mais la vérité est qu’elle m’apparaissait comme une créature ravissante maintenant, avec ses grands yeux mauves apeurés. Elle se leva à mon entrée en me disant : « Oh, docteur, comme vous avez maigri. »

Il y avait une seule chaise, une ampoule que nous ne pouvions pas éteindre, un miroir mural (qui signifiait, j’en étais sûr, que nous étions épiés de la pièce à côté) et un vieux lit à moitié affaissé avec des draps propres sur un matelas qu’il valait sans doute mieux ne pas regarder.

Il y avait aussi, la chose était surprenante, un verrou de notre côté de la porte. Nous bavardâmes quelque temps, et elle me raconta que le lendemain de mon arrestation, quelqu’un de la trésorerie municipale était venu la voir pour lui dire que le mardi de la semaine suivante — le jour où elle devait me rendre visite — il fallait qu’elle se présente à vingt heures précises au Bureau des Licences. C’est ce qu’elle avait fait, et là, on l’avait fait attendre jusqu’à vingt-trois heures, heure à laquelle un fonctionnaire lui avait dit que personne ne pouvait la recevoir ce soir-là car ils allaient fermer, et qu’il fallait qu’elle revienne dans quinze jours. Elle savait très bien, me dit-elle, à quoi s’en tenir, mais elle n’osait pas ne pas se présenter tous les quinze jours comme ils le lui demandaient. Et ce soir, elle ne s’était pas plus tôt assise sur le banc dans la salle d’attente que le même fonctionnaire qui l’avait toujours renvoyée chez elle à vingt-trois heures apparut et lui suggéra de se présenter à la citadelle, en ajoutant que désormais et sauf avis contraire qui lui serait notifié, elle n’avait plus besoin de se présenter au Bureau des Licences. Elle était repassée chez Mme Duclose pour changer de robe et se mettre un peu de parfum, et elle était venue.

Ça suffit comme ça. Ce fut un plaisir pour moi que d’écrire tout cela, laissant dessiner à mon stylo, au fil des semaines, sa longue trace noire, mais la vue des feuillets précédents dans le dossier de mon nouvel interrogateur m’a quelque peu fait réfléchir. Je suis certain que le gardien s’est endormi dans le couloir, et mon intention est de tout brûler page par page à la flamme de la bougie.

La transcription s’arrête au milieu d’un feuillet, avec une note indiquant le lieu, la date et l’heure à laquelle les originaux ont été confisqués au prisonnier.

Vous m’excuserez d’écrire cette note, et certaines des notes suivantes, je suppose. Un accident absurde est arrivé, que je vous expliquerai quand le moment sera venu. J’ai abattu le tigre-tue et l’ours-goule, ce dernier sur le cadavre du premier la nuit suivante. Le tigre a sauté sur moi au moment où je suis descendu de l’arbre, où j’avais attendu toute la nuit. Je suppose que j’aurais dû être taillé en pièces, mais je n’ai eu rien d’autre que quelques égratignures causées par les ronces à l’endroit où l’animal m’avait renversé.

L’officier posa le registre à la reliure de toile et chercha le cahier d’écolier déchiré qui contenait la note sur la pie. Quand il eut trouvé le cahier, il jeta un coup d’œil aux toutes premières pages, hocha la tête et reprit la lecture du journal.

23 avril. De retour au campement après m’être débarrassé du tigre-tue comme je l’ai indiqué plus haut, je n’ai trouvé personne avec le gosse à l’exception du chat qu’il a apprivoisé. Le gosse l’avait pris sur ses genoux et il était assis — comme toujours, quand il ne préparait pas à manger — le dos au feu. J’étais empli d’excitation par la mort du tigre-tue, naturellement, et lorsque je lui fis le récit de ce qui s’était passé, je soulevai machinalement le chat pour lui montrer à quel endroit mes balles avaient frappé. L’animal se raidit et enfonça ses dents dans ma main. Ça ne faisait pas mal hier, quand j’ai tué l’ours-goule, mais c’est douloureux aujourd’hui. J’ai appliqué un peu de poudre antibiotique sur la plaie, et je l’ai pansée.

24 avril. Ma main me fait souffrir, comme vous le voyez à mon écriture. Sans le gosse, je ne sais pas ce que je deviendrais. C’est lui qui a tout fait depuis le début de l’expédition. Nous avons discuté aujourd’hui pour savoir s’il fallait lever le camp et continuer à remonter le fleuve, et nous avons fini par décider de rester et de partir demain à condition que l’état de ma main n’empire pas. L’endroit est agréable. Il y a un arbre, ce qui porte toujours bonheur, et une longue pente herbeuse qui descend jusqu’à l’eau. Le courant est vif par ici, et l’eau est claire et froide. Il y a de la viande en abondance : nous mangeons le poney-prince, et nous avons accroché un cuissot entier à un autre arbre deux kilomètres en arrière pour ceux qui ont faim. Un peu plus en amont, la rivière va s’enfoncer dans des gorges. On les aperçoit déjà d’ici.

25 avril. Nous avons levé le campement aujourd’hui. C’est le gosse qui a tout fait, comme d’habitude. Il a lu tous mes livres, et il me pose d’innombrables questions — auxquelles je ne sais pas toujours répondre.

26 avril. Le gosse est mort. Je l’ai enterré là où on ne le trouvera jamais, car je m’aperçois, en regardant le visage éteint, que je ne crois pas aux étrangers qui vont fouiner dans les tombes. Voilà comment cela s’est passé. Aujourd’hui vers midi, nous conduisions les mules sur un sentier qui longe le versant sud des gorges. Il devait y avoir environ deux cents mètres de dénivellation, et le passage était étroit. L’eau coulait en torrent dans un lit profond bordé de sable rouge et de pierres brisées. Je lui rappelai qu’il m’avait dit que nous étions encore trop bas pour découvrir la caverne sacrée du Peuple libre, mais il me répondit qu’il pouvait y en avoir d’autres, et il grimpa quand même au milieu des rochers. Je le vis tomber. Il essaya de se raccrocher à une pierre, puis glissa en poussant un hurlement. J’entravai les mules et revins sur mes pas, en espérant le retrouver dans des eaux plus calmes s’il avait pu nager. À quelque distance en aval de l’endroit où il était tombé, un gros arbre enjambait le rocher, avec une mare d’eau à son pied, et il avait lancé une racine par-dessus le torrent pour attraper mon compagnon.

Je voudrais avouer maintenant que j’ai menti. Les dates de cette page et de celle qui précède sont inexactes. Nous sommes aujourd’hui le premier juin. Pendant longtemps, je n’ai rien écrit dans ce journal, et ce soir, j’ai pensé que je pourrais le reprendre et rapporter ce qui s’est passé. Comme vous le voyez, ma main n’est pas guérie. Je ne crois pas qu’elle redeviendra jamais normale, bien qu’elle n’ait aucune marque ou déformation apparente. J’ai simplement du mal à manipuler des objets.

J’ai caché le corps du gosse dans la caverne, dans un creux qui surplombe la rivière. Je crois qu’il aurait approuvé mon choix, et les ours-goules n’iront pas le chercher là-bas. Ils sont capables de déplacer les grosses pierres, mais pas de grimper comme un homme. Il m’a fallu trois jours pour trouver la caverne, avec le corps en travers de l’une des deux mules. J’ai ensuite tué le chat, et je l’ai étendu à ses pieds.

Je m’aperçois que je n’ai pas l’habitude d’écrire ainsi — je ne parle pas de ma main, mais d’écrire mes pensées. J’ai retranscrit les conversations que j’ai eues, bien sûr, et j’ai décrit les lieux sacrés, mais pas mes pensées. Cela exerce une fascination sur moi, et maintenant, je n’ai personne à qui parler. De toute façon, personne ne lira jamais ces lignes.

Nous progressons — les deux mules et moi — beaucoup plus lentement que lorsqu’il était vivant. Nous ne marchons que trois ou quatre heures le matin. Il y a toujours quelque chose qui vaut la peine de s’arrêter dans ces collines : un bel endroit entouré d’arbres et de fougères, ou une caverne à explorer, ou un trou d’eau profond avec des poissons dedans. Je n’ai tué aucun gros animal depuis sa mort. Je me suis nourri de poisson et de quelques petits animaux que j’attrape en tendant des collets fabriqués avec le crin des mules. Plusieurs fois, ces collets ont été visités, mais je ne suis pas en colère. Je crois que je sais qui vient voler.

Il y a beaucoup d’autres choses à manger par ici à part le poisson et le gibier. Il y a déjà quelques baies, bien qu’il soit encore trop tôt pour les fruits. Je crois que les Pieds mouillés — je devrais dire : les Saint-Annois des prairies marécageuses — mangeaient la racine des roseaux. J’ai essayé (il faut d’abord enlever la partie noire, amère, qui est sous l’écorce et qui, réduite en poudre à l’aide de deux pierres, peut servir à tuer le poisson) et ce n’est pas tellement mauvais, quoique peu nourrissant apparemment ; il vaut mieux les manger au bord de l’Océan, où l’on peut plonger la partie qui est blanche dans l’eau salée après chaque bouchée.

Dans les prairies marécageuses, si vous voulez manger des racines, vous n’avez qu’à vous baisser pour en arracher, mais il n’y a pratiquement rien d’autre à manger à part le poisson et les coquillages, ou bien les escargots au printemps, à moins d’attraper un oiseau. Ici, c’est très différent. La nourriture ne manque pas, mais elle est difficile à trouver. Les pousses de certaines plantes sont comestibles, ainsi que les vers qu’on trouve dans le bois pourri. Il y a un champignon qui ne pousse que là où la lumière n’arrive pas, et qui est délicieux.

Comme je l’ai dit, je n’ai pas encore tué de gros animaux, bien qu’à un moment j’aie été tenté de le faire. Mais le fusil fait beaucoup de bruit — et la carabine encore plus — et je suis sûr que cela ferait fuir ceux que je veux trouver.

3 juin. (C’est la vraie date.) Toujours plus haut dans les collines — les deux mules et moi. Un peu plus de rochers et moins d’herbe. Ici, les daims sauvages ne ressemblent plus au bétail.

4 juin. Pas de feu ce soir. J’en ai allumé un chaque nuit depuis qu’il est mort. Ce soir, j’ai commencé à ramasser des brindilles, comme d’habitude, puis je me suis demandé à quoi bon. Le gosse le faisait parce qu’il y avait de la viande à faire cuire et du thé à préparer, mais il n’en reste plus, et je n’ai rien à faire cuire. Bientôt, le soleil va se coucher ; et ensuite, jusqu’à ce que Monde-sœur brille au-dessus des collines, je ne pourrai plus écrire. Parfois, je me demande qui lira jamais ces lignes, et la réponse est personne, aussi je peux y mettre mes pensées les plus secrètes ; mais je me rappelle que je suis censé tenir un journal scientifique, et que même si personne ne le lit, ce sera un bon entraînement.

Mais qu’y a-t-il à dire ? J’ai cessé de me raser. Je suis là, assis, ce journal sur les genoux, et j’essaye d’imaginer la vie du Peuple libre ici avant l’arrivée des hommes de la Terre. Ces collines sont dures et nues, personne n’y vivrait s’il y avait de meilleurs endroits. Peut-être que les montagnes du Tempus — comme on les appelle — sont plus hospitalières, mais pour l’instant je n’ai aucun moyen de le savoir. Il est certain que les basses collines par où nous sommes passés en venant, et même les prairies marécageuses, étaient plus riches. Pourquoi, alors, le Peuple libre vivait-il dans les montagnes, si les anciens récits sont dignes de foi, et ils le sont sûrement ? Sont-ils venus jusqu’ici ? Viennent-ils encore ? Je ne doute pas qu’ils le fassent, mais ça, c’est un autre sujet.

S’ils venaient jusqu’ici, ce ne devait pas être souvent, car les récits parlent toujours du peuple des montagnes (le Peuple libre) et des Pieds mouillés (les hommes des marais). Il est vrai que quand ce sont les Pieds mouillés qui parlent, ils désignent souvent le Peuple libre sous le nom d’« hommes des collines ». Mais ils sont les seuls à les appeler ainsi, et ces collines, j’en suis sûr, sont vides comme les marais ne l’ont jamais été. Il n’y a pas de morts ici, ou très peu.

Et les hommes des marais. Pourquoi ne sont-ils pas venus ici ?

Commençons par eux. Nous en savons plus sur eux. Nous savons qu’ils étaient avides de viande, car les récits nous disent qu’ils acclamaient celle des sacrifices, même ceux qui ne croyaient pas. Vivant dans les prairies marécageuses, ils devaient se nourrir de racines de roseaux, comme je l’ai dit, et de poisson ou de gibier de mer. Parfois, sans aucun doute, quand ils désiraient de la viande, ils allaient dans les collines basses au-dessus des marais pour chasser. Mais des pêcheurs et des poseurs de collets pour le gibier de mer ne pouvaient pas être de bons chasseurs. Ils devaient donc venir (à combien ? Dix ? Vingt ? Trente ?) dans ces collines pour trouver des victimes à immoler au fleuve. Je les vois, marchant l’un derrière l’autre, silhouettes trapues à la démarche lourde, à la peau blanche. Dix, douze, treize, quatorze, quinze. Ceux du Peuple libre sont de meilleurs chasseurs, de meilleurs guerriers aussi sans doute, aux jambes fines et souples, mais ils ne peuvent pas rester ensemble en aussi grand nombre, car ils n’auraient rien à manger. Il n’y a pas assez de gibier. Dix en tout est un maximum, avec les femmes et les enfants. Pas plus de deux ou trois guerriers adultes par groupe. Combien ont dû être ainsi ramenés prisonniers à travers ces collines arides, jusqu’au Sablier ou à l’Observatoire au bord de la rivière ? Pendant combien de temps ? Quelle fut la durée de la préhistoire humaine sur la planète mère, la Terre ? Un million d’années ?

Certains disent dix millions. Mânes de mes ancêtres.

Un peu plus tard. Monde-sœur est la reine du ciel maintenant, et illumine cette page de son éclat bleu, sauf à l’endroit où tombe l’ombre de mon stylo. Elle est à moitié nuit et à moitié lumière, et dans la région intermédiaire on aperçoit la Main qui s’avance dans la mer, avec ce qui doit être Port-Mimizon, un minuscule point brillant là où le pouce rejoint la paume. On dit que c’est le pire endroit des deux mondes.

Un peu plus tard. Un instant, j’ai cru voir mon chat voler comme une ombre dans l’obscurité, et je me suis demandé s’il était vraiment mort, bien que je lui aie brisé le cou. La veille du jour où je l’ai immolé dans la caverne, il avait attrapé un petit animal qu’il était venu déposer à mes pieds. Je lui ai dit qu’il était un bon chat, et qu’il pouvait le manger lui-même, mais il m’a répondu : « Mon maître, le marquis de Carabas, vous adresse ses civilités. » Et il a disparu de nouveau. Le petit animal avait un museau pointu et des oreilles arrondies, mais ses dents étaient celles d’un être humain, régulières et puissantes, et il souriait dans son agonie.

Un peu plus tard. À la lueur de Monde-sœur, j’ai cherché des vestiges — des éolithes — parmi les roches. Je n’en ai trouvé aucun.

6 juin. Nous avons fait les explorateurs, aujourd’hui. Nous avons marché toute la journée. À notre droite, le fleuve gronde entre deux murs de pierre. Devant nous, les montagnes dressent leur barrière bleutée. Je suivrai le fleuve. Je sais qu’il pénètre dans leur cœur.

7 juin. Aujourd’hui, une petite pierre a dévalé la pente devant nous. Sans doute déplacée par un animal, mais je n’ai pas réussi à l’apercevoir. Je croyais que nous n’étions plus suivis depuis que j’ai cessé de tuer du gibier. Mes collets ne sont plus jamais visités maintenant, et quand ils le sont, il y a presque toujours la trace d’un renard de feu. Comme je dois leur paraître étrange, avec les mules. Je ne porte pas de vêtements, à part les chaussures, qui me protègent des pierres, mais ce sont les mules surtout qui doivent leur faire peur.

Beaucoup plus tard. Je ne sais pas quelle heure il est. Largement minuit passé, je suppose. Monde-sœur est à la moitié de sa course à l’ouest, mais son éclat est encore plus grand, aussi loin que mon regard porte, en bas de la vallée, et les falaises plus haut resplendissent d’un éclat bleuté.

Je n’écrirai pas Un peu plus tard, car je n’ai interrompu ce journal que pendant quelques secondes, pour ramasser des brindilles et de l’herbe sèche pour faire du feu. C’est le premier feu que j’allume depuis plusieurs jours. Comme je ne suis pas dans mon sac de couchage, j’ai froid, et je n’ai pas envie de me rendormir. J’ai rêvé que des gens nus se rassemblaient autour de moi pendant que je dormais. Des enfants, des Enfants de l’ombre à la silhouette difforme, qui ne sont ni des enfants ni des hommes, et une fille grande, avec de longs cheveux pendants qui effleuraient mon visage quand elle s’est penchée sur moi.

C’était la fin du journal à la reliure de toile. L’officier le referma, le poussa de côté et pendant quelques instants pianota sur la couverture rigide. L’aube s’était levée pendant qu’il lisait ; il éteignit la faible flamme de sa lampe, repoussa son siège en arrière et s’étira. Il y avait déjà une impression d’humidité et de chaleur dans l’air du matin. Dehors, par la porte ouverte, il voyait que l’esclave avait quitté son poste sous l’arbre à fièvre. Sans doute était-il endormi dans un coin quelque part. Pendant quelques instants, l’officier envisagea d’aller le chercher et de le réveiller à coups de botte. Puis il retourna vers son bureau et, sans s’asseoir, relut la lettre qui avait accompagné le dossier. Elle était datée de plus d’un an.

VOTRE EXCELLENCE : Le dossier ci-joint concerne le détenu 143, actuellement dans nos installations, et qui prétend être un citoyen de la Terre. Ce détenu, dont le passeport (qui a peut-être été faussé) porte le nom de John V. Marsch, docteur en philosophie, est arrivé ici le 2 avril de l’année dernière et a été arrêté le 5 juin de l’année présente à la suite du meurtre d’un correspondant-espion G S P B de catégorie A A dans notre ville. Le fils de la victime a depuis été inculpé pour ce meurtre, mais nous avons des raisons importantes de penser, comme vous pourrez le constater en prenant connaissance du dossier, que 143 pourrait être un agent de la junte actuellement au pouvoir sur la planète sœur. Telle est, en fait, ma conviction.

Je me permets d’attirer votre attention sur le fait que l’exécution d’un agent de Sainte-Anne aurait, dans les circonstances actuelles, un excellent effet sur l’opinion publique de notre planète. D’un autre côté, si nous acceptons les allégations du détenu selon lesquelles il serait originaire de la planète mère, il est certain que sa libération, tout au moins en attendant qu’il s’incrimine davantage, pourrait avoir un effet également favorable. Les gens d’ici, particulièrement au sein de la classe intellectuelle, l’ont bien accueilli lorsqu’il s’est présenté comme un savant venu de la Terre.

« Maître… »

L’officier leva les yeux. Cassilla, qui bâillait, se tenait à côté de lui avec un plateau, l’esclave à côté d’elle. « Du café, Maître », dit-elle. À la lumière du jour maintenant éclatante, il voyait un réseau de fines rides autour de ses yeux. Elle vieillissait. Dommage. Il prit la tasse qu’elle lui tendait, et pendant qu’elle versait le café il lui demanda son âge.

« Vingt et un ans, Maître. » La cafetière était l’une de celles en argent, avec les Motifs divisionnaires, ce qui signifiait que l’esclave avait dû insister aux cuisines pour qu’on la lui donne ; autrement, il n’aurait eu que l’une des cafetières ordinaires de la table des jeunes officiers.

« Tu devrais prendre mieux soin de toi. » Le café était brûlant, et légèrement parfumé à la vanille. Il ajouta une noix de crème épaisse.

« Oui, Maître. Ce sera tout ? »

« Oui, tu peux me laisser. Dis-moi », fit-il en se tournant soudain vers l’esclave, « quel est le premier navire qui part pour Port-Mimizon ? »

« L’Evenstar, Maître. Aujourd’hui à la marée haute. Mais il doit faire escale à Coldmouth avant d’arriver à la Main, Maître, et peut-être faire un peu de commerce dans les îles. Le Slough Desmond n’appareille que la semaine prochaine, mais il devrait être à Port-Mimizon environ un mois plus tôt. »

L’officier hocha la tête, but son café et retourna à sa lettre.

Bien que plusieurs indices contenus dans les papiers personnels du détenu apparaissent significatifs, il s’est jusqu’à présent refusé à passer aux aveux. Nous poursuivons la politique habituelle des traitements alternativement sévères et bienveillants pour obtenir un effondrement de sa résistance. Peu après son transfert dans la cellule appropriée, le n° 47 à l’étage au-dessus a commencé à communiquer avec lui au moyen de coups en code sur un tuyau qui passe dans les deux cellules. Dès que le détenu 143 a répondu, nous avons persuadé le n° 47 (qui est un politique, et malléable comme le sont tous nos politiques) de noter toutes les conversations. Il l’a fait (Fiche n° 181) et des vérifications au hasard ont montré qu’il coopérait loyalement, mais il n’est rien sorti d’important de ces transcriptions. Dans la cellule voisine de 143 se trouve une prisonnière de droit commun illettrée, qui semble essayer d’entrer en communication avec lui en frappant des coups sur le mur, mais le résultat est incompréhensible et il ne répond pas.

Comme une certaine pression s’exerce de la part de l’université en faveur de la libération du détenu, nous suggérons que cette affaire soit promptement réglée.

L’officier ouvrit le couvercle de la mallette et replaça la lettre à l’intérieur, puis les feuillets épars de la transcription officielle, les bandes magnétiques, le registre à la reliure de toile et le cahier d’écolier. Puis il prit quelques feuilles de papier à lettre à en-tête et un stylo dans un tiroir de son bureau et écrivit :

Monsieur le Directeur du G S P B

Citadelle

Port-Mimizon

Département de la Main

Monsieur le Directeur,

Après un examen approfondi du dossier ci-joint, nos conclusions sont que, malgré le peu d’importance que présente ce détenu, les deux attitudes que vous préconisez nous paraissent totalement indéfendables. Une exécution publique serait interprétée par certains comme la confirmation qu’il était citoyen de la planète mère comme il l’a prétendu, et qu’il a été sacrifié à titre de bouc émissaire. D’un autre côté, s’il était déclaré innocent et relâché, puis inculpé pour une autre raison, cela risquerait de porter atteinte au crédit du gouvernement.

Nous ne nous inquiétons guère de l’état de l’opinion publique à Port-Mimizon, mais comme c’est la seule incidence que cette affaire exerce, nous vous enjoignons de poursuivre vos efforts pour obtenir une coopération complète. Par la même occasion, nous vous recommandons de ne pas fonder d’espoirs prématurés sur cette liaison en train de se développer avec la fille C.E. Jusqu’à ce que vous obteniez sa coopération complète, nous vous ordonnons de continuer à garder le détenu.

Après avoir signé au bas de la lettre, l’officier la glissa également dans la mallette et appela l’esclave à qui il ordonna de la refermer comme elle était à son arrivée. Puis l’officier dit à l’esclave :

« Tu porteras cela à bord de l’Evenstar pour qu’il l’amène à Port-Mimizon. »

« Bien, Maître. »

« Tu vas servir chez le commandant aujourd’hui ? »

« Oui, Maître. À partir de midi. Pour le déjeuner en l’honneur du général, Maître. »

« Peut-être que tu trouveras l’occasion — une occasion discrète — de lui parler. Sans doute quand il te demandera de me transmettre ses remerciements pour lui avoir prêté tes services. »

« Oui, Maître. »

« À ce moment-là, tu pourrais l’informer que je suis resté éveillé toute la nuit pour m’occuper de ce dossier, et que je l’ai renvoyé ce matin par le premier navire en partance pour Port-Mimizon. Tu comprends bien ? »

« Oui, Maître. Je comprends, Maître. »

L’espace d’un instant, l’esclave se départit de son expression de déférence habituelle, et sourit ; et l’officier, en voyant ce sourire, comprit qu’il exécuterait ses instructions s’il pouvait, et qu’un certain amour en lui pour l’intrigue et la duplicité le faisait se réjouir de jouer ce rôle. Quant à l’esclave lui-même, il comprit, en voyant l’expression de l’officier, qu’il n’aurait plus jamais besoin de retourner à l’usine de cardage et que l’officier savait qu’il ferait tout ce qu’il pourrait, parce qu’il était désireux de le faire. Il mit la mallette sur ses épaules pour la porter à bord de l’Evenstar, et ils se séparèrent, satisfaits tous les deux. Après son départ, l’officier découvrit une bobine de bande magnétique qui avait roulé derrière la lampe qui ornait son bureau. Il la ramassa et la jeta par la fenêtre dans l’un des massifs de fleurs abandonnés, au milieu de l’envahissant jasmin de Virginie.

FIN

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Guy Abadia

Robert Laffont

Titre original : FIFTH HEAD OF CERBERUS

Charles Scribner’s Sons, New York

© Gene Wolfe, 1972.

© Éditions Robert Laffont, S.A., 1976, pour la traduction française.

ISBN : 978-2-253-11927-2 — 1re publication LGF