Un film mystérieux et malsain qui rend aveugle… Voilà de quoi gâcher les vacances de Lucie Henebelle, lieutenant de police à Lille.

Cinq cadavres retrouvés atrocement mutilés… Il n'en fallait pas plus à la Criminelle pour rappeler le commissaire Franck Sharko, en congé forcé.

Deux pistes pour une seule et même affaire qui va réunir Henebelle et Sharko.

Des bidonvilles du Caire aux orphelinats du Canada, les deux nouveaux coéquipiers vont mettre le doigt sur un mal inconnu, d'une réalité effrayante et qui révèle que nous pourrions tous commettre le pire.

Ceux qui ne connaissent pas le syndrome [E], ne savent pas de quoi ils sont capables…

FRANCK THILLIEZ

Le syndrome E

À mes proches

1

Arriver le premier.

Dès qu’il avait été alerté par l’annonce, à l’aube, Ludovic Sénéchal avait pris la route et avalé les deux cents kilomètres qui séparaient la banlieue lilloise de Liège en un temps record.

« Vends collection de films anciens 16 mm, 35 mm, muets et parlants. Tous genres, courts, longs métrages, années trente et au-delà. Plus de 800 bobines, dont 500 films d’espionnage. Faire offre sur place… »

Ce genre de publications sur un site Internet généraliste était plutôt rare. D’ordinaire, les propriétaires passaient par des foires, genre Argenteuil, ou mettaient leurs bobines aux enchères à l’unité sur eBay. Ici, l’annonce ressemblait davantage à celle d’un vieux réfrigérateur à larguer. C’était bon signe.

En plein centre de la ville belge, Ludovic se gara difficilement, leva un œil vers le numéro de la maison puis se présenta à son occupant, Luc Szpilman. Environ vingt-cinq ans, baskets Converse, lunettes de surf, tee-shirt des Bulls. Quelques piercings, aussi.

— Ah oui, vous venez pour les films. Suivez-moi, c’est au grenier.

— Je suis le premier ?

— D’autres ne devraient pas tarder, j’ai eu plusieurs coups de fil. Je ne pensais pas que ça irait si vite.

Ludovic lui emboîta le pas. La demeure était typiquement flamande, couleurs tièdes et briques sombres. Toutes les salles s’articulaient autour de la cage d’escalier, pièce maîtresse éclairée par un puits de lumière.

— Pour quelle raison vous débarrassez-vous de ces vieux films ?

Ludovic avait soigneusement choisi ses mots. Débarrasser, vieux… La négociation avait déjà commencé.

— Mon père est mort hier. Il n’a jamais dit à personne ce qu’il fallait en faire.

Ludovic hallucinait : pas encore enterré, et on dépouillait déjà le patriarche de ses biens. Par ailleurs, cet abruti de fils ne voyait aucun intérêt à garder des longs métrages atteignant vingt-cinq kilos, alors qu’on pouvait stocker mille fois plus d’images pour mille fois moins de poids. Pauvre génération sacrifiée…

L’escalier était raide à s’en rompre le cou. Une fois dans le grenier, Szpilman alluma une ampoule à faible puissance. Ludovic sourit, son cœur de collectionneur fit un bond. Elles se tenaient là, complètement protégées de la lumière naturelle… Boîtes multicolores empilées par tourelles de vingt. Ça sentait bon la pellicule, l’air circulait subtilement entre les étagères. Une échelle à roulettes permettait l’accès aux étages les plus hauts. Ludovic s’approcha. D’un côté les 35 mm, très volumineux, et de l’autre, les 16 mm, qui l’intéressaient plus particulièrement. Les boîtes circulaires étaient étiquetées, rangées à la perfection. Classiques du muet, longs métrages de l’âge d’or du cinéma français, films d’espionnage surtout, en nombre sur plus de la moitié des étagères… Ludovic en prit une entre ses mains. L’Homme le plus dangereux du monde, une œuvre de John Lee Thompson sur la CIA et la Chine communiste. Une copie complète, intacte, préservée de l’humidité et de la lumière, tel un bon millésime. Il y avait même des bandes de pH dans les boîtes, afin de contrôler l’acidité. Ludovic peinait à contenir son émotion. Ce trésor devait valoir, à lui seul, cinq cents euros sur le marché.

— Votre père était un fondu de films d’espionnage ?

— Et encore, vous n’avez pas vu sa bibliothèque. Théorie du complot et compagnie. Ça frôlait carrément l’obsession.

— Combien vous les vendez ?

— J’ai fouiné sur Internet. À la louche, c’est cent euros la bobine. Mais le but, c’est que tout disparaisse le plus vite possible, j’ai besoin de place. Alors, on peut négocier.

— J’espère bien.

Ludovic continua à fureter.

— Votre père avait forcément une salle de projection privée ?

— Oui, on va bientôt la transformer. On enlève l’ancien, on remplace par du neuf. Écran LCD et home-cinéma dernier cri. Ici, je vais installer mon groupe de musique.

Dégoûté par un tel manque de respect, Ludovic partit sur la droite, remua les piles, s’embauma des parfums de péloche. Il découvrit des Harold Lloyd, des Buster Keaton, puis, plus loin, des films comme Hamlet ou Capitaine Fracasse. Il les aurait tous voulus, mais son salaire de cadre à la sécurité sociale et ses différents abonnements — Meetic, Internet, câble, satellite — ne lui laissaient, chaque mois, qu’une marge de manœuvre serrée. Alors, il fallait faire un choix.

Il s’approcha de l’échelle. Luc Szpilman l’avisa :

— Vous devriez faire attention. C’est de là que mon père est tombé et s’est ouvert le crâne. Monter là-dessus à quatre-vingt-deux ans, quand même…

Ludovic marqua une hésitation et s’élança néanmoins. Il pensa au vieil homme, tellement passionné que ses films l’avaient tué. Il grimpa aussi haut qu’il le put, poursuivit ses emplettes. Derrière La Lettre du Kremlin, sur une rangée invisible, il découvrit une boîte toute noire, sans étiquette. En équilibre, Ludovic la souleva. À l’intérieur, un court-métrage, à première vue, puisque la longueur de la pellicule ne remplissait pas l’espace du boîtier. Dix à vingt minutes de projection, maximum. Probablement un film perdu, unique, que le propriétaire n’avait jamais réussi à identifier. Ludovic s’en empara, descendit et l’empila avec les neuf films cultes déjà sélectionnés. Ces bobines anonymes mettaient toujours du piquant lors des séances.

Quand il se retourna, il la joua tranquille, mais ses artères flambaient.

— La plupart de vos films ne valent malheureusement pas grand-chose. Tout ce qu’il y a de plus standard. Et puis… Vous sentez cette odeur ?

— Quelle odeur ?

— Vinaigre. Les bandes sont atteintes du syndrome du vinaigre, autrement dit, elles seront bientôt mortes.

Le jeune s’avança et renifla.

— Vous êtes sûr ?

— Certain. Je veux bien vous débarrasser de ces dix-là. Trente-cinq euros l’unité, ça vous va ?

— Cinquante.

— Quarante.

— D’accord…

Ludovic allongea un chèque de quatre cents euros. Au moment où il mettait les voiles, une voiture immatriculée en France cherchait à se garer.

Sans doute un autre acquéreur, déjà.

Ludovic sortit de sa cabine de projection privée et s’installa, seul avec une canette de bière, sur l’un des douze sièges en skaï, type années cinquante, récupérés à la fermeture du Rex, son petit cinéma de quartier. Il s’était aménagé une authentique salle au sous-sol de sa maison, qu’il appelait son « ciné pocket ». Strapontins, estrade, écran en toile perlée, projecteur Tri-Film Heurtier, tout y était. À quarante-deux ans, il ne lui manquait plus qu’une compagne, qu’il enlacerait en visionnant la VO d’Autant en emporte le vent. Mais pour le moment, ces fichus sites de rencontres ne l’avaient conduit qu’à des amourettes ou des échecs.

Il était presque 3 heures du matin. Gavé d’images d’espionnage et de guerre, il conclut son interminable séance de projection par ce court métrage inconnu, incroyablement préservé. Apparemment, il s’agissait d’une copie. Ces films sans nom recelaient parfois de véritables trésors ou, si la chance était au rendez-vous, des œuvres perdues de cinéastes célèbres : Méliès, Welles, Chaplin. Le collectionneur qu’il était aimait bien rêver. Lorsque Ludovic déroula l’amorce de ce film anonyme pour l’enclencher dans son projecteur, il lut, sur la bande, « 50 images par secondes ». C’était plutôt rare, la norme imposant du 24 par seconde, un débit amplement suffisant pour donner une impression de mouvement. Toutefois, il changea la vitesse d’obturation de son appareil pour se caler sur la valeur recommandée. Histoire de ne pas voir un film au ralenti.

Très vite, la blancheur de l’écran laissa place à une image foncée, voilée, sans titre ni générique. Un cercle blanc apparut dans le coin supérieur droit. Ludovic se demanda, au départ, s’il s’agissait d’un défaut de pellicule, comme ça arrivait souvent avec les bobines anciennes.

Le film commença.

Ludovic chuta lourdement en courant vers l’étage.

Il n’y voyait plus rien, même avec les lumières allumées.

Il était aveugle.

2

La sonnerie violente chassa Lucie Henebelle de son sommeil. Elle se redressa sur son fauteuil, en sursaut, et saisit son téléphone portable.

— Allô…

Voix enfarinée. Lucie jeta un œil à l’horloge de la chambre. 4 h 28 du matin. En face, sa fille Juliette, perfusée à l’avant-bras droit d’un soluté de glucose, dormait profondément.

De l’autre côté de la ligne, la voix tremblait :

— Allô ? Qui est-ce ?

Lucie repoussa sa longue chevelure blonde vers l’arrière, les nerfs à fleur de peau. Elle venait à peine de s’endormir. Ce n’était certainement pas le moment pour une plaisanterie.

— C’est plutôt à vous de me dire qui vous êtes. Vous avez vu l’heure ?

— Ludovic, je suis Ludovic Sénéchal… C’est… C’est Lucie ?

Lucie Henebelle sortit sans bruit de la pièce et se retrouva dans un couloir éclairé de néons. Elle bâilla et tira sur le bas de son chemisier, histoire de ressembler à quelque chose. Des pleurs lointains de nourrissons glissaient le long des murs. En pédiatrie, le silence n’était qu’une chimère.

Lucie mit quelques secondes à situer son interlocuteur. Ludovic Sénéchal. Une aventure Meetic qui, suite à plusieurs semaines de MSN intensif, avait cessé sept mois après leur rencontre dans un café de Lille, pour « incompatibilité de caractère ».

— Ludovic ? Que se passe-t-il ?

Dans l’écouteur, Lucie entendit un fracas, comme un verre chutant sur le sol.

— Il faut qu’on vienne me chercher. Il faut que…

Il n’arrivait plus à articuler, apparemment en proie à la panique. Lucie l’exhorta à se calmer, à parler doucement.

— Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. J’étais dans mon ciné pocket. Écoute Lucie, je n’y vois plus rien. J’ai allumé toutes les lumières, ça ne change rien. Je crois que… que je suis aveugle. J’ai composé un numéro au hasard et…

C’était bien lui, ça, regarder des films à 4 heures du matin. Une main sur les reins, Lucie allait, venait, le long d’une large fenêtre qui donnait sur les différents hôpitaux du CHR de Lille. Ce fichu fauteuil lui avait collé une barre dans le dos. À trente-sept ans, le corps encaisse beaucoup moins.

— Je vais te faire envoyer une ambulance.

Ludovic s’était peut-être cogné la tête quelque part. Une plaie au scalp ou un traumatisme crânien pouvaient provoquer ce genre de symptômes et être fatals.

— Vérifie bien que tu ne saignes pas en tâtonnant et goûtant tes doigts. Crâne, nez, tempes. Si c’est le cas, couvre avec des glaçons, serre avec des serviettes. Les secours vont te conduire à l’hôpital juste à côté, je viendrai te rejoindre. Surtout, ne t’allonge pas. Toujours la même adresse ?

— Oui. Dépêche-toi. S’il te plaît…

Elle raccrocha et fonça vers l’accueil des urgences, d’où elle fit partir une ambulance. Décidément, ses congés de juillet démarraient sur les chapeaux de roues. Sa fille de huit ans venait d’être admise pour une gastro-entérite virale. La guigne, en plein été, ça n’arrivait presque jamais… Une tornade, cette maladie, qui avait déshydraté la gamine en vingt heures à peine. Juliette était incapable d’avaler ne serait-ce qu’un verre d’eau. Les médecins prévoyaient une hospitalisation de plusieurs jours, avec repos et alimentation soignée derrière. De fait, la pauvre n’avait pu partir pour sa première colonie de vacances avec sa sœur, Clara. Lourde séparation pour les jumelles.

Lucie s’appuya sur la fenêtre. En voyant le gyrophare d’une ambulance qui démarrait au quart de tour, elle se dit qu’au commissariat central ou ailleurs, en congés ou au travail, la vie lui réservait toujours son lot d’emmerdes.

3

Quelques heures plus tard, à deux cents kilomètres de Lille, Martin Leclerc, le chef de l’Office central pour la répression des violences aux personnes, observait la représentation en trois dimensions d’un faciès humain sur l’écran d’un Macintosh. On y voyait clairement le cerveau, et diverses zones remarquables du visage : pointe du nez, face externe de l’œil droit, tragus gauche… Puis il montra une zone verte, située dans le gyrus temporal supérieur gauche.

— Et donc, ça s’allume chaque fois que je te parle ?

Semi-couché sur une chaise hydraulique, le crâne serré sous un bonnet contenant cent vingt-huit électrodes, le commissaire Franck Sharko fixait le plafond sans bouger.

— C’est l’aire de Wernicke, associée à l’écoute de la parole. Chez toi comme chez moi, le sang y afflue dès qu’on entend une voix. D’où la coloration.

— Impressionnant.

— Pas autant que ta présence à mes côtés. J’ignore si tu te rappelles, mais c’est chez moi que je t’ai invité à boire un verre, Martin. Parce que, ici, hormis leur café dégueu, tu n’auras rien d’autre.

— Ton psy n’a rien contre le fait que j’assiste à une séance. Et tu me l’avais proposé. Tu as aussi perdu la mémoire ?

Sharko aplatit ses larges mains sur les accoudoirs, son alliance claqua contre le métal. Des semaines qu’il suivait ces séances d’« entretien », et il n’arrivait toujours pas à se détendre.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Le chef de l’OCRVP se massa les tempes, l’air fatigué. Depuis vingt ans qu’ils faisaient partie de la boutique, les deux hommes s’étaient souvent vus sous les jours les plus noirs. Scènes de crime éprouvantes, coups durs avec la famille, galères de santé.

— C’est arrivé voilà deux jours. Un bled, entre Le Havre et Rouen. Notre-Dame-de-Gravenchon, tu parles d’un nom… Des cadavres déterrés en bord de Seine, t’en as forcément entendu parler à la télé.

— Cette histoire de chantier pour faire passer un pipeline ?

— Oui. Les médias ont pris leur pied, ils étaient déjà sur place à cause de ce chantier qui fait pas mal de foin. On a découvert cinq macchabées avec le crâne scié. Le SRPJ de Rouen est sur le coup, en coordination avec la gendarmerie locale. Le Proc de là-bas n’était pas loin d’envoyer des mecs du GAC[1] mais finalement, c’est retombé sur nous. Je ne te cache pas que cela m’ennuie profondément. En plein début d’été, c’est nauséabond.

— Et Devoise ?

— Branché sur une affaire sensible, je ne peux pas le décrocher. Et Bertholet est en congé.

— Et moi, je ne suis pas en congé, peut-être ?

Leclerc ajusta sa fine cravate rayée. La bonne cinquantaine, costume en Tergal noir, pompes rutilantes, visage sec et tiré, un grand ponte de la PJ dans toute sa splendeur. Son front perlait de gouttelettes, il le tamponna avec un mouchoir.

— Tu es le seul qu’il nous reste sur le territoire. Et puis, ils sont avec leurs femmes et leurs gosses… Merde, tu sais comment c’est.

Le silence les plomba. Une femme, des enfants… Les ballons sur la plage, les rires perdus dans les vagues. Tout était si loin, si flou à présent. Sharko tourna la tête vers l’animation en temps réel de l’activité de son cerveau, vieil organe cinquantenaire bourré de ténèbres. Il hocha le menton, incitant Leclerc à suivre la direction de ses yeux. Malgré l’absence de paroles, la zone verte, sur la partie haute du gyrus, s’illuminait.

— Si ça s’allume, c’est parce qu’elle me parle, en ce moment même…

— Eugénie ?

Sharko acquiesça. Leclerc ressentit un frisson. Voir les méninges de son commissaire réagir ainsi à la parole, alors qu’on n’entendait même pas une mouche voler, lui donnait l’impression d’une présence fantôme dans la pièce.

— Et qu’est-ce qu’elle te dit ?

— Elle veut que j’achète un litre de sauce cocktail et des marrons glacés à mon prochain ravitaillement. Elle adore ces fichus marrons glacés. Excuse-moi deux secondes…

Sharko ferma les yeux, ses lèvres se serrèrent. Eugénie, il l’entendait et la voyait partout. Sur le siège passager de sa vieille R21. Le soir quand il se couchait. Assise en tailleur, à observer les trains miniatures tourner sur leurs rails. Il y a deux ans, Eugénie était souvent accompagnée d’un Black, Willy, grand fumeur de Camel et de marijuana. Une teigne, celui-là, bien plus insupportable que la fillette parce qu’il criait fort et gesticulait beaucoup. Grâce au traitement, le rasta avait disparu définitivement, mais l’autre, la petite fille, revenait souvent, résistante comme un virus.

Sur l’écran du Mac, la zone verte continua à briller ainsi quelques secondes, avant de s’éteindre progressivement. Sharko rouvrit les yeux. Il fixa son chef avec un sourire las.

— Tu vas bien finir par le virer un jour, ton commissaire, à le voir débloquer de cette façon.

— Tu résous des affaires et ça ne t’empêche pas de faire ton job correctement. Je dirais même que tu es parfois meilleur.

— Mouais, dis ça à Josselin. Il n’arrête pas de me casser les couilles. Je crois qu’il veut ma peau.

— C’est toujours comme ça avec les nouveaux boss. Faire le ménage, il n’y a que ça qui compte.

Le professeur Bertowski, du service de psychiatrie de la Salpêtrière, arriva enfin, accompagné de son neuro-anatomiste.

— On y va, monsieur Sharko ?

Monsieur Sharko… ça lui faisait bizarre, depuis que « Sharko » était devenu le nom d’une forme avancée d’atrophie musculaire — la maladie de Charcot. Comme si tous les maux du monde étaient de sa faute.

— On y va…

Bertowski trifouillait dans un dossier dont il ne se séparait jamais.

— Les épisodes paranoïaques de persécution sont devenus très rares, d’après ce que je lis. Juste quelques traces de méfiance, c’est excellent. Et vos visions ?

— Elles reviennent en force, j’ignore si c’est parce que je reste enfermé dans mon appartement. Pas une journée sans qu’Eugénie me rendre visite. La plupart du temps, elle ne squatte que deux ou trois minutes, mais elle est plutôt pénible. Je ne sais pas combien de kilos de marrons glacés elle m’a forcé à acheter depuis la dernière fois.

Leclerc se recula au fond de la pièce, tandis qu’on ôtait le bonnet de Sharko.

— Beaucoup de stress ces derniers temps ? demanda le médecin.

— La chaleur, surtout.

— Votre métier ne facilite pas les choses. Nous allons réduire la durée entre les séances d’entretien. Toutes les trois semaines me paraît être un bon compromis.

Après lui avoir immobilisé la tête avec deux sangles blanches, le neuro-anatomiste approcha du sommet de son crâne un instrument en forme de huit — une bobine capable de délivrer des impulsions magnétiques à un endroit très précis de l’encéphale afin que les neurones visés, à l’image de micro-aimants, réagissent et se réorganisent différemment. La stimulation magnétique transcrânienne permettait d’atténuer fortement, voire d’éradiquer les hallucinations liées à la schizophrénie. La principale difficulté étant, évidemment, de viser au bon endroit, car la zone en question ne mesurait que quelques centimètres, et un plantage d’un seul millimètre pouvait faire miauler ou réciter l’alphabet à l’envers ad vitam aeternam.

Sharko resta là, un cache sur les yeux, avec un unique mot d’ordre : ne plus bouger. Désormais, seules de petites pulsations magnétiques propulsées à la fréquence d’un hertz crépitaient dans la pièce. Sharko ne ressentait aucune douleur, pas la moindre gêne, juste l’angoisse profonde de se dire que dix ans plus tôt, on y serait allé à coups d’électrochocs pour le soigner.

La séance se passa sans encombre. Mille deux cents pulsations plus tard — soit environ vingt minutes — le flic se releva, les muscles un peu engourdis. Il réajusta son impeccable chemise et passa une main dans ses cheveux noirs en brosse. Il suait. La touffeur dans l’hôpital et son léger surpoids dû aux comprimés de Zyprexa n’aidaient pas. En ce début de mois de juillet, même la climatisation avait du mal à réguler les températures démoniaques de l’extérieur.

Il nota son prochain rendez-vous, remercia son psychiatre et quitta la salle.

Il retrouva Leclerc à la machine à café au bout du couloir. Le patron de l’OCRVP avait envie de se griller une clope, ces quelques minutes d’observation l’avaient éprouvé.

— Ça fiche franchement les jetons. Les voir jouer avec ta cervelle de cette façon.

— La routine. C’est comme rester sous le casque chez le coiffeur pour une permanente.

Sharko sourit et porta le gobelet à la bouche.

— Vas-y. Parle-moi de l’affaire.

Les deux hommes se mirent à avancer lentement.

— Cinq corps, pas beaux à voir, enterrés deux mètres sous terre. Aux premières constatations, quatre d’entre eux sont bouffés par les vers, le cinquième dans un relatif bon état. À tous, il leur manquait la partie haute du crâne, comme si on l’avait sciée.

— Ils en pensent quoi, là-bas ?

— À ton avis ? On est dans une petite ville de province où le plus gros délit doit être de ne pas trier ses ordures. Les corps remontent sûrement à des semaines, voire des mois. Ils ont le nez dans le cambouis, l’enquête risque d’être compliquée. Un axe d’approche psychologique pourrait les aider. Tu fais comme d’habitude, ni plus ni moins. Tu récoltes les infos, rencontres les gens qu’il faut, et après, on gère à Nanterre. C’est l’histoire de deux, trois jours. Ensuite, tu pourras t’occuper de tes trains miniatures ou vaquer à tes occupations. Et moi, je ferai de même. Je ne veux pas que ça traîne en longueur. J’ai besoin de lever le pied, ces jours-ci.

— Kathia et toi partez en vacances ?

Leclerc serra les lèvres.

— Je ne sais pas encore. Ça dépendra.

— De quoi ?

— D’un tas de paramètres qui ne regardent que moi.

Sharko ne releva pas. Lorsqu’ils franchirent les portes de l’hôpital, une vague de feu les accabla. Mains dans les poches de son pantalon en lin, le commissaire se retourna vers le long bâtiment de pierre blanche, avec son dôme, étincelant sous l’implacable soleil. Un établissement qui, ces dernières années, était devenu sa seconde maison, après le bureau.

— J’ai un peu peur de retourner sur le terrain. C’est loin, tout ça…

— On s’y refait vite.

Sharko resta un moment silencieux, semblant peser le pour et le contre, puis haussa les épaules.

— Ah, et puis merde ! À force de rester le cul assis, je commence à avoir la forme d’un fauteuil. Dis-leur que je me pointerai là-bas en milieu d’après-midi.

4

Lucie terminait juste son café dans le hall de l’hôpital Salengro, quand le médecin urgentiste qui s’était chargé de Ludovic Sénéchal s’approcha d’elle. C’était un grand type brun, aux traits fins et aux belles dents, le genre de mec sur lequel elle aurait pu flasher dans d’autres circonstances. Sur sa blouse trop ample on pouvait lire Docteur L. Tournelle.

— Alors, docteur ?

— Pas de plaie apparente, aucune ecchymose qui laisse supposer un traumatisme. Les examens ophtalmologiques n’ont rien révélé d’anormal. Mobilité oculaire, fond de l’œil, tout est propre. Les réflexes photomoteurs, comme la contraction de la pupille, sont bien en place. En revanche, Ludovic Sénéchal n’y voit strictement rien.

— De quoi souffre-t-il, dans ce cas ?

— Nous allons approfondir les examens, notamment avec une IRM pour voir s’il n’y a pas de tumeur cérébrale.

— Une tumeur peut rendre aveugle ?

— Si elle comprime le chiasma optique, oui.

Lucie avala lourdement sa salive. Ludovic n’était plus qu’un lointain souvenir, mais ils avaient quand même partagé sept mois de leur vie.

— Et ça se soigne ?

— Cela dépend de la taille, de la position, si c’est malin ou bénin. Je préfère ne rien vous dire avant le scanner. Vous pouvez aller voir votre ami dans la chambre 208, si vous le souhaitez.

Le docteur la salua d’une poigne ferme, avant de s’éloigner d’un bon pas. Lucie n’eut pas le courage de grimper les étages à pied et attendit l’ascenseur. Ses deux nuits blanches dans l’aile pédiatrique, entre cris et vomi, l’avaient vidée de son énergie. Heureusement que sa mère la relayait en journée, afin qu’elle puisse dormir un peu.

Après avoir cogné doucement à la porte, elle pénétra dans la chambre de Ludovic. Il était allongé dans son lit, le regard figé. Lucie ressentit une petite boule au fond de sa gorge. Il n’avait pas changé… Calvitie plus prononcée, certes, mais il portait encore les traits du type mûr, au visage doux et rond, qui l’avait fait flasher sur Internet.

— C’est Lucie…

Il se tourna vers elle. Ses pupilles ne la regardaient pas directement, mais fixaient le mur, juste à côté. Lucie se frictionna les épaules dans un frisson. Ludovic essaya de sourire.

— Tu peux approcher. Ce n’est pas contagieux.

Lucie fit quelques pas, et lui prit la main.

— Ça va aller.

— C’est drôle d’avoir composé ton numéro, non ? Ça aurait pu être n’importe qui d’autre.

— C’est drôle aussi que je me trouvais justement dans le coin. En ce moment, les hôpitaux, ça me connaît.

Elle lui expliqua, pour Juliette. Ludovic avait déjà vu les jumelles, et les petites l’appréciaient beaucoup. Lucie se sentait nerveuse, elle pensait à cette horreur, qui mûrissait peut-être dans la tête de son ex.

— Ils vont trouver ce qui ne va pas.

— Ils t’ont parlé de la tumeur, je suppose ?

— Ce n’est qu’une hypothèse.

— Il n’y a pas de tumeur, Lucie. C’est à cause du film.

— Quel film ?

— Celui avec le petit cercle blanc. Celui que j’ai trouvé hier chez un collectionneur. Il était…

Lucie remarqua que ses doigts se rétractaient dans les draps.

— Il était bizarre.

— Bizarre comment ?

— Bizarre au point que j’en perde la vue, merde !

Il avait crié. Il tremblait à présent. Il tâtonna puis agrippa la main de son interlocutrice.

— Le vieux propriétaire, je suis certain que c’est ce film-là qu’il allait chercher dans son grenier. Il s’est fracassé le crâne en montant à l’échelle. Quelque chose a dû… je ne sais pas, faire qu’il éprouve le besoin de monter ces marches raides pour le visionner.

Lucie le sentait au bord de la rupture. Elle détestait voir des proches, des amis dans la détresse.

— Je vais le visualiser, ce film.

Il secoua la tête.

— Non, non. Je ne voudrais pas que…

— Que je devienne aveugle ? Et tu m’expliques comment de simples images projetées sur un écran pourraient rendre aveugle ?

Pas de réponse.

— La bobine est restée montée sur le projecteur ?

Après un silence, Ludovic finit pas abdiquer.

— Oui. T’as juste une série de manips à faire, je t’ai déjà montré. Tu te rappelles ?

— Oui… C’était avec La Soif du mal, je crois.

— La Soif du mal… Orson Welles…

Il se perdit dans un soupir douloureux. Des larmes avaient roulé sur ses joues. Il pointa l’index dans le vide.

— Mon portefeuille doit être sur la table de nuit. Il y a des cartes de visite à l’intérieur. Prends celle au nom de Claude Poignet. Il est restaurateur de films anciens, je voudrais que tu lui apportes la bobine. Qu’il jette un œil, d’accord ? J’aimerais savoir d’où vient le métrage. Prends aussi la petite annonce. Il y a l’adresse et le numéro de téléphone du fils du collectionneur. Luc Szpilman.

— Que veux-tu que j’en fasse ?

— Prends… Prends tout. Tu veux m’aider ? Alors aide-moi, Lucie.

Lucie soupira en silence. Elle ouvrit le portefeuille et récupéra la bonne carte ainsi que l’annonce.

— C’est fait.

Il parut plus apaisé. Il se tenait désormais en position assise, les pieds au sol.

— À part ça Lucie… Comment vas-tu ?

— La routine. Toujours autant de meurtres et d’agressions. Le chômage, dans la police, ça ne risque pas d’arriver.

— Je voulais parler de toi, pas de ton métier.

— Moi ? Euh…

— Laisse tomber. On en reparlera plus tard.

Il lui tendit les clés de sa maison et lui serra fort le poignet. Lucie frissonna quand il la fixa droit dans les yeux, son visage à dix centimètres du sien :

— Méfie-toi de ce film.

5

Milieu d’après-midi, à Notre-Dame-de-Gravenchon… Une belle petite ville perdue en Seine-Maritime. Commerces sympas, tranquillité, verdure et champs à perte de vue, si on regardait du bon côté. Parce que vers le sud-ouest, à un kilomètre à peine, le bord de Seine était obstrué par une espèce de vaisseau d’acier gigantesque, qui dégueulait ses fumées grisâtres et ses relents de gaz jusqu’à en décolorer le ciel.

Sharko prit la direction indiquée par le lieutenant de police qu’il souhaitait retrouver sur place. Même si les corps avaient été levés la veille — il avait fallu une bonne journée pour les sortir de terre sans contaminer la scène de crime, du pur travail d’archéologue —, le commissaire aimait retracer une affaire depuis son point originel. Les trois heures de route, avec le soleil dans la tronche, l’avaient mis sur les nerfs, d’autant plus que, depuis des années, il ne roulait quasiment plus en voiture. Ses trajets, il les faisait en RER B Bourg-la-Reine-Châtelet-Les Halles et RER A Châtelet-Nanterre.

Un panneau, devant lui. Il bifurqua, et traversa la zone industrielle de Port-Jérôme avec les vitres fermées et la climatisation à fond. Malgré tout, ça sentait l’air poisseux, chargé de limaille et d’acide. Ici, bien planqués dans la nature, les grands noms se partageaient l’empire des carburants, des fiouls et des huiles. Total, Exxon Mobil, Air Liquide. Le commissaire roula deux bons kilomètres dans ce magma de cheminées, pour enfin s’en extraire et rejoindre un secteur plus calme, en pleine friche industrielle. Des bulldozers figés déchiraient le paysage. Il se gara en peu en retrait du chantier, descendit et réajusta le col de sa chemise. Au diable la veste… Il l’abandonna sur le siège passager, avec son petit sac de sport contenant son nécessaire pour l’hôtel. Il se dégourdit les jambes, ça craqua un coup quand il fit une flexion.

— Bon Dieu…

Il chaussa ses lunettes de soleil dont l’une des branches était rafistolée à la glu, et détailla les alentours. La Seine sur la droite, un nuage d’arbres sur la gauche, le site industriel à l’arrière. Il régnait une immense impression de vide, d’abandon. Pas une maison, juste des routes désertes, des terrains vagues. Comme si la zone était morte, cramée par le feu du ciel.

Devant lui, en contrebas, deux ou trois hommes casqués bavardaient. À leurs pieds, une large plaie ocre fendait la terre en deux et remontait la rive du fleuve sur des kilomètres. Elle s’arrêtait net là où les bandes jaune et noir de la police nationale battaient mollement au vent. Ça sentait l’argile chaude, l’humidité.

Le flic repéra immédiatement le collègue rouennais qui l’attendait. Simplement par son holster, à sa ceinture. Le flingue brillait sous la lumière comme pour l’appeler. Le gus se perdait dans un jean taille basse, un tee-shirt noir et de vieilles chaussures en toile. Brun, grand, sec, vingt-cinq, vingt-six ans à tout casser. Il discutait avec un cameraman et ce qui ressemblait à une journaliste. Sharko releva ses lunettes dans sa brosse et lui présenta sa carte.

— Lucas Poirier ?

— Vous êtes le commissaire profiler de Paris ? Enchanté.

Entrer dans les détails et expliquer que son métier n’avait, somme toute, pas grand-chose à voir avec ces histoires de profiler risquait de prendre des plombes.

— Appelez-moi Sharko. Ou Shark. Pas de nom, de prénom, pas de grade.

— Désolé, commissaire, mais ça, je ne peux pas.

La journaliste s’approcha.

— Commissaire Sharko, on nous a tenus au courant de votre visite et…

— Au risque de vous paraître désagréable, vous et votre porte-images, allez voir ailleurs si j’y suis.

Il la fixa de son œil le plus sombre. Les journalistes, il détestait. La femme se recula et demanda néanmoins à son cameraman de filmer quelques images. Ils broderaient probablement un sujet sans consistance, à grand renfort de plans de coupe, insistant sur le fait qu’un profiler était sur le coup. Cela ferait sensation.

Sharko les repoussa du regard et s’adressa à Poirier.

— Vous savez si ma chambre d’hôtel est réservée ? Qui s’occupe de ça, chez vous ?

— Euh… Je ne sais pas. Sans doute le…

— J’en voudrais une grande, avec une baignoire.

Poirier acquiesça, comme la plupart des gens à qui Sharko demandait quelque chose, tant il en imposait. Le commissaire observa de nouveau les alentours.

— Bon… Ne perdons pas de temps. Vous m’expliquez ?

Le jeune lieutenant engloutit une bonne partie de sa petite bouteille d’eau, qu’il tenait dans sa main, et désigna les Algeco, en retrait.

— Le chantier a démarré le mois dernier. Ils construisent un pipeline qui va permettre de transporter toutes sortes de produits chimiques des usines de Gonfreville à la raffinerie Exxon, là-bas. Trente bornes de tuyauterie souterraine. Il leur restait à peine cinq ou six cents mètres à creuser, mais avec ce qu’ils viennent de déterrer, on a gelé les travaux. Ils font la gueule, je ne vous raconte même pas.

Au loin, un homme en cravate — sans doute un chef de chantier — ne cessait d’aller et venir, portable à l’oreille. Ce genre de découverte devait être la dernière chose à laquelle il s’attendait. Même s’il n’y pouvait rien, ce malheureux allait devoir rendre des comptes aux financiers.

Sharko s’épongea le front avec un mouchoir. De larges cercles se dessinaient sous ses aisselles. Poirier se mit à avancer vers la zone.

— C’est là-bas que les ouvriers les ont découverts. Cinq cadavres, enterrés à deux mètres de profondeur. Le chauffeur du bulldozer n’a pas fait trop de dégâts, il s’est arrêté sur-le-champ de creuser quand il a vu un bras apparaître.

Sharko passa sous les bandes de délimitation et s’approcha du bord de la profonde tranchée. Il détourna la tête, le nez plissé. Poirier l’accompagna et planta son nez sous son tee-shirt.

— Ouais, ça fouette encore un peu. Ça baignait dans le jus et les températures n’arrangent rien. Les mecs de la scientifique et le légiste s’éclatent, croyez-moi.

Le commissaire prit une large inspiration, puis observa le fond.

— C’était quoi ? Hommes, femmes, enfants ? Une idée sur l’âge ?

— Des hommes, vous verrez avec l’anthropologue. En pièces détachées pour quatre d’entre eux. L’humidité de la terre, la proximité de la Seine ont dû accélérer le processus de putréfaction. Ils étaient presque à l’état de squelettes. J’ai dit presque, il restait de la chair pourrie, des écoulements, enfin bref vous…

— Et le cinquième ?

Poirier serrait nerveusement sa bouteille d’eau. Sous son tee-shirt, il était noyé. Les fronts gouttaient, les peaux lâchaient des centilitres d’eau et de sel.

— C’était un homme, relativement conservé. Enfin, si on peut dire ça. Avec les autres corps en dessous et au-dessus de lui, ça a dû créer une espèce de couche d’isolement.

— Pas de bâche ni d’emballage particulier autour des cadavres ?

— Non. Pas de vêtements non plus. Ils étaient totalement nus. Concernant ce type mieux conservé, on… on lui avait écorché une partie du corps. Les bras, la poitrine. Je l’ai vu de mes yeux, putain… C’était comme une orange pelée. Vous pouvez même pas imaginer.

Si, il pouvait. Il soupira. L’affaire s’annonçait corsée, encore un dossier qui risquait de s’accumuler avec les autres, à Nanterre, et qu’on moulinerait de temps en temps dans les ordinateurs. Il tendit la main au lieutenant.

— Aidez-moi à descendre.

Le policier s’exécuta. Sharko eut le sentiment que ce jeune en avait déjà trop vu, dans sa toute nouvelle carrière. Il était dans le bourbier dont il ne sortirait pas indemne d’ici quelques années. Tous les flics suivaient les mêmes rails, ceux qui plongeaient vers les gouffres et interdisaient toute remontée. Parce que cette saloperie de métier vous bouffait, vous digérait, jusqu’aux tripes.

Le commissaire lâcha prise et se retrouva au fond. Il chassa de la terre de sa chemise du dos de la main. L’air empestait le tiroir de morgue, le soleil avait disparu et il régnait ici une touffeur malsaine. Le flic s’accroupit, égrena la terre entre ses doigts. Elle avait été tamisée, de manière à ne laisser de côté aucun indice : petits os, cartilages, pupes d’insectes. La scientifique avait fait du bon boulot. Sharko se redressa, leva les yeux vers les murs brunâtres. Deux mètres de profondeur, ça en faisait de la matière à remuer pour enterrer des macchabées. Un méticuleux…

— Mon chef m’a parlé de crânes coupés en deux.

Poirier se pencha au-dessus. Une goutte de sueur perla de son front et tomba dans la tranchée.

— Effectivement, et la presse aussi a remis le couvert, ça fait sensation dans les tabloïds. On parle de tueur en série et tout, du délire. On n’a retrouvé aucune partie haute de leur crâne. Volatilisée.

— Et le cerveau ?

— Y avait plus rien dans les crânes. Enfin si, de la terre. Le légiste est encore sur le coup. Il paraît que le cerveau et les yeux sont les premiers trucs qui se détruisent et disparaissent complètement après la mort. Alors, on n’en sait rien pour le moment.

Il tira la langue, et y déposa la dernière goutte d’eau de sa bouteille.

— Putain de chaleur !

Le jeune écrasa le récipient dans sa paume, sur les nerfs.

— Écoutez, commissaire, si on levait le camp d’ici ? Ça fait des heures que je poireaute, et j’ai besoin de fraîcheur. On pourrait discuter en route, je dois monter avec vous de toute façon.

Sharko sonda une dernière fois l’endroit. Pour l’instant, il n’y avait plus rien à voir, à découvrir. Les photos de la scène de crime, les gros plans ou les clichés aériens des environs, s’il y en avait, lui parleraient sans doute davantage.

— Les corps présentaient d’autres particularités ? Est-ce qu’on leur avait arraché les dents ?

Un silence. Le jeune inclina la tête, stupéfait.

— Vous avez raison. Plus de dents. Et on leur avait coupé les mains, aussi. Comment vous…

— Aux cinq ?

— Je crois, oui. Je… Excusez-moi…

Il disparut du champ de vision de Sharko. Petite journée éprouvante pour lui, assurément. Le commissaire longea lentement la tranchée. Il les voyait, au loin, les deux zigotos de la télé, qui zoomaient vraisemblablement sur lui. Ils s’effacèrent discrètement, vers leur véhicule de location. Le flic resta là, seul, et fixa le lieu vide. Il les imagina, à cinq, empilés… L’un d’eux avait été écorché en partie, pourquoi ? Avait-il eu droit à un traitement de faveur ? Avant, après sa mort ? Toutes les questions inhérentes à la scène de crime arrivaient sur ses lèvres. Les victimes se connaissaient-elles ? Fréquentaient-elles leur assassin ? Étaient-elles mortes en même temps ? Dans quelles conditions ?

Sharko ressentit le tout premier frisson de l’enquête, le plus excitant. Ici, ça puait la mort, l’essence des bulldozers, l’humidité, mais il se surprit à encore aimer ces odeurs nauséabondes. Il fut un temps où il se shootait à l’adrénaline et aux ténèbres. Où il ne comptait pas ses retours au milieu de la nuit, tandis que Suzanne dormait seule sur le canapé, recroquevillée et en larmes.

Il haïssait cette période passée autant qu’il la regrettait.

Plus loin, il trouva une échelle de chantier, adossée à la paroi, et put remonter facilement. Une route goudronnée passait, à une trentaine de mètres de la tranchée. Certainement celle qu’avaient empruntée le ou les assassins pour y déposer les corps. La PJ de Rouen avait dû lancer l’enquête de proximité, commencer à interroger le personnel d’usine, au cas où. Mais vu l’endroit, il fallait s’attendre à faire chou blanc.

Là-bas, Lucas Poirier était assis au bord de la Seine, portable à l’oreille. Il téléphonait sûrement à sa femme pour lui dire que ce soir, il risquait de rentrer tard. Bientôt, il ne l’appellerait même plus, ses absences trop longues feraient partie du métier. Et des années plus tard, il se rendrait compte qu’en définitive, ce job, c’était apprendre à vivre seul avec ses démons, à boire des coups sur un vieux zinc miteux et à dégueuler sa rancœur tellement on n’en pouvait plus. Dans un soupir, Sharko lui signifia qu’il se mettait en route. Le Rouennais raccrocha, puis courut pour le rejoindre.

— Alors, pour les dents ? Comment vous avez su ?

— Une vision. Je suis profiler, ne l’oubliez pas.

— Vous déconnez, commissaire…

Sharko le gratifia d’un sourire sincère. Il aimait la naïveté de ces mômes, elle prouvait qu’il existait encore quelque chose de pur en eux, une lueur qu’on ne trouvait plus chez les vieux briscards, ceux qui avaient déjà tout vu.

— L’auteur de l’acte a dénudé ses victimes, il a choisi un sol très meuble et humide, proche de l’eau, pour que la décomposition soit rapide. Malgré l’isolement de cette zone qui est sûrement non constructible, il a quand même eu peur qu’on les découvre, c’est pour cela qu’il a creusé si profond. Alors, avec toutes ces précautions, il n’aurait certainement pas laissé des cadavres identifiables. De nos jours, des spécialistes sont capables de relever des empreintes digitales même sur des corps parcheminés. Le tueur le savait peut-être, il y est allé à la brutale. Sans dents, sans mains, ces morts resteront anonymes.

— Pas tout à fait anonymes. On va récupérer leur ADN.

— L’ADN, ouais… On peut toujours y croire.

Ils montèrent dans la voiture, Sharko mit le contact et démarra.

— Pour ma chambre d’hôtel, qui je dois appeler ? Je sais que je me répète, mais j’en voudrais une grande, avec une baignoire.

6

Ludovic Sénéchal habitait derrière l’hippodrome de Marcq-en-Barœul, une ville discrète accolée à Lille. Coin tranquille, maison individuelle style « contemporain » en briques, jardin suffisamment petit pour ne pas y passer son samedi à tondre le gazon. Lucie leva les yeux vers la fenêtre de l’étage, un sourire en coin. C’était dans cette petite chambre coquette qu’ils avaient fait l’amour, la première fois. Une espèce de soirée Meetic, livrée en kit. On se rencontre pour de faux, puis pour de vrai, on couche ensemble et après on voit.

Elle avait vu. Ludovic était un homme bien sous tous les rapports — sérieux, attentionné, affublé d’un tas d’autres adjectifs luminescents — mais il manquait sérieusement de panache. Vie pépère, à visionner des films, couler ses journées à la sécurité sociale et encore visionner des films. Sans oublier une sérieuse tendance à broyer du noir. Elle l’imaginait mal comme le futur père de ses jumelles, celui qui irait les encourager aux compétitions de danse ou roulerait à vélo avec elles.

Lucie enfonça la clé dans la serrure, mais remarqua que la porte n’avait pas été verrouillée. Il était facile d’en deviner la raison : dans la panique, Ludovic avait tout laissé en plan. Elle pénétra à l’intérieur de l’habitation, tourna le verrou derrière elle. C’était vaste et beau, moderne, il y avait ici l’espace qui lui manquait à elle et ses filles. Un jour, peut-être…

Elle se rappelait l’emplacement de la cave. Les séances de cinéma, avec la bière et le pop-corn soufflé à la poêle, avaient quelque chose de mémorable, d’intemporel. En avançant dans le hall, elle découvrit des objets brisés ou renversés. Elle imaginait très bien Ludovic remonter à tâtons d’en bas, complètement aveugle, et se cogner partout avant de réussir à la joindre.

Lucie descendit la volée de marches qui l’amena dans le ciné pocket. Depuis l’année dernière, rien n’avait bougé. Moquette rouge sur les murs, odeur de vieux tapis, ambiance seventies… Cela avait son charme. Devant elle, l’écran perlé palpitait sous la lumière blanche du projecteur. Henebelle poussa la porte de la minuscule cabine où régnait une chaleur de four, à cause de la puissante lampe au xénon. Un bourdonnement massif emplissait l’espace, la bobine réceptrice tournait inutilement, l’extrémité de la pellicule claquait dans l’air à chaque rotation. Sans réfléchir, Lucie appuya sur le gros bouton rouge du boîtier d’alimentation, un mastodonte de soixante kilos. Les ronflements cessèrent enfin.

Elle pressa un interrupteur, un néon scintilla. Dans le petit local, les galettes vides, des magnétophones, des affiches s’entassaient en désordre. C’était bien la griffe de Ludovic, un bordélique organisé. Elle essaya de se rappeler les manœuvres pour charger un film : inverser les bobines débitrices et réceptrices en enfilant leurs axes sur les bras du projecteur, bloquer avec des tirettes, appuyer sur « moteur », mettre en contact les encoches de la pellicule avec les dents du débiteur… Avec tous ces boutons devant elle, l’opération était plus compliquée qu’il n’y paraissait, mais Lucie parvint à démarrer l’engin, au petit bonheur la chance. Par la magie de la lumière et de l’œil, la succession d’images fixes allait se transformer en un mouvement parfait. Le cinéma était né.

Lucie éteignit le néon, referma la porte de la cabine surélevée et descendit les trois marches qui menaient à la salle. Elle resta debout contre le mur du fond, les bras croisés. Cette petite pièce vide, ces douze sièges en skaï vert avaient quelque chose de profondément déprimant, à l’image de leur propriétaire. À fixer l’écran, Lucie ne put s’empêcher de ressentir une appréhension. Ludovic avait parlé d’un film bizarre, et il était à présent aveugle… Et s’il y avait quelque chose de dangereux dans ces images, comme… comme une lumière tellement vive qu’elle pourrait aveugler ? Lucie secoua la tête, cela était complètement stupide. Ludovic avait sans aucun doute une tumeur cérébrale.

Le rai de lumière titilla l’obscurité et vint embraser le grand rectangle blanc. Une image d’un noir uniforme se répandit d’abord. Puis, cinq ou six secondes plus tard, un cercle blanc s’incrusta dans le coin supérieur droit. Soudain, une musique fit vibrer les murs. Un air gai, de ceux qu’on entendait sur les anciennes fêtes foraines, au milieu des manèges de chevaux de bois. Lucie sourit devant les grésillements maladroits qu’on percevait, malgré tout. La bande-son provenait sûrement d’un vieux 45 tours ou pire, d’un phonographe.

Pas de titre, de générique. Le visage d’une femme, en gros plan, se dessina dans un ovale qui occupait la partie centrale de l’écran. Tout autour de cet ovale, l’image restait foncée, faite d’une espèce de brume grisâtre, presque noire, comme si le cinéaste avait mis un cache sur son objectif. En définitive, on avait une impression de voyeurisme, de regarder le spectacle depuis le trou d’une serrure.

Lucie trouvait l’actrice belle, hypnotisante avec ses grands yeux mystérieux. Vingt ans environ, elle fixait l’objectif. Rouge à lèvres sombre, cheveux de jais, plaqués vers l’arrière, mèche en accroche-cœur sur le front. On devinait le haut de son tailleur à carreaux, et un cou pur, immaculé. Lucie pensa à ces photos de famille, à l’intérieur des médaillons austères cachés dans les vieilles boîtes à bijoux des grands-parents. L’actrice ne souriait pas, plutôt hautaine, le genre de femme fatale que Hitchcock aurait aimée sur ses tournages. Ses lèvres se mirent à remuer, très brièvement : elle parlait, mais Lucie ne put rien capter de ses paroles muettes. Deux doigts — des doigts d’homme — s’invitèrent par le haut et écartèrent les paupières de son œil gauche. Brusquement, surgie de la gauche, la lame d’un scalpel fendit l’œil en deux, vers la droite, dans le lancinement de la musique de cirque et le claquement des cymbales.

Lucie détourna le regard, les dents serrées. Trop tard, l’image l’avait frappée de plein fouet et cela la fit enrager. Elle n’avait rien contre les séries B d’horreur — bien au contraire, elle s’en louait régulièrement, surtout les samedis soir — mais elle détestait cette manière de procéder : déverser de l’insoutenable sans donner au spectateur la moindre chance de l’éviter. C’était bas et lâche.

Soudain, la fanfare cessa.

Plus un bruit, hormis le vrombissement angoissant du projecteur.

Un peu secouée, Lucie revint vers l’écran. Encore une séquence de cet acabit, et elle arrêtait tout. Avec son séjour aux urgences, elle avait franchement sa dose de sanguinolent.

La tension venait de grimper d’un cran. Lucie ne se sentait plus aussi rassurée qu’avant.

Le projecteur continua à lancer son cône de lumière. Apparurent alors à l’image des semelles de chaussures. Par un mouvement de translation, elles s’éloignèrent vers l’arrière. La lueur du ciel jaillit, rassurante. Une fillette blonde, tenue stricte, jouait à la balançoire, un large sourire aux lèvres. Scène en noir et blanc, muette même si la petite s’exprimait sous différents plans. Elle avait de longs cheveux clairs, sans doute blonds, et rayonnait de vie. Les iris captaient la lumière, les ombres projetées par des arbres dansaient sur sa peau. L’éclairage, les angles de prise de vue, les expressions, tirées de son visage enfantin, inclinaient à penser qu’il s’agissait d’un film de professionnel. Souvent, des plans mobiles — on devait tourner caméra à l’épaule — s’attardaient sur l’œil de la môme. Clair, pur, plein de vie. Il palpitait, la pupille se rétractait, s’ouvrait, comme un diaphragme. Le cercle blanc ne quittait pas sa position, en haut à droite, et Lucie peinait à s’en détacher. Non pas qu’il l’attirât, il la gênait plutôt. Elle ne sut expliquer pourquoi, mais elle ressentit des picotements dans son ventre. La scène de l’œil crevé l’avait définitivement touchée.

Des plans très brefs axés sur la gamine se succédèrent. Un empilement de séquences détachées, comme dans un rêve, qu’on n’arrivait à situer ni dans le temps, ni dans l’espace. Certaines images sautaient, probablement à cause de la qualité de la pellicule. On passait de l’œil crevé à la balançoire, de la balançoire à la main de la petite qui jouait avec des fourmis. Plan rapproché sur sa bouche d’enfant en train de manger, sur ses paupières qui s’abaissent et se relèvent. Un autre, où elle caressait affectueusement deux chatons dans l’herbe pendant deux ou trois minutes. Elle les embrassait, les serrait contre elle, tandis que le brouillard — Lucie s’interrogeait vraiment sur le procédé mis en place — se répandait autour. Quand la fillette levait les yeux vers la caméra, elle ne jouait pas un rôle. Elle souriait avec complicité, parlait à quelqu’un qu’elle connaissait. Une fois, elle s’approcha de la caméra, et se mit à tourner, tourner. L’image aussi tournoya, accompagnant la danse, et provoquant, au cœur de cette brume, une impression de vertige.

Séquence suivante. Quelque chose avait changé dans le regard de la fillette. Une forme de tristesse permanente. L’image était très sombre. Autour la brume dansait, dégoulinait. La caméra avançait, reculait pour la narguer, la petite la repoussait, les deux mains en avant, comme on chasse un insecte. Lucie avait le sentiment de ne pas être à sa place en visionnant ce film. Elle se sentait de trop, voyeur observant secrètement une scène qui pourrait se passer entre un père et sa fille.

On bascula tout aussi subitement sur une autre séquence. Lucie roula des yeux, s’imprégnant du décor : une étendue d’herbe cernée de barrières, un ciel noir, brumeux, chaotique, et pas vraiment naturel : des effets spéciaux ? À l’extrémité de la pâture, la gamine attendait, les bras le long du corps. Dans sa main droite, elle tenait un couteau de boucher, tellement démesuré entre ses petits doigts innocents.

Zoom sur ses yeux. Ils fixaient le néant, les pupilles paraissaient dilatées. Quelque chose avait bouleversé cette gamine, Lucie le sentait. La caméra, placée derrière les clôtures, se dirigea rapidement vers la droite pour se fixer sur un taureau furieux. La bête, monstrueuse de puissance, écumait, grattait du sabot ou tapait les barrières. Ses cornes pointaient vers l’avant comme des sabres.

Lucie porta la main à la bouche. Ils n’allaient quand même pas…

Elle s’appuya sur le dossier d’un fauteuil, la tête inclinée vers l’écran. Ses ongles s’enfoncèrent dans le skaï.

D’un coup, un bras inconnu entra dans le champ et souleva une tirette. L’auteur du geste avait pris la précaution de rester hors-champ. La logette s’ouvrit. La bête survoltée fonça droit devant elle. Son corps exprimait la puissance la plus pure, la plus violente. Combien pesait-elle ? Une tonne peut-être ? Elle s’immobilisa au centre, pivota enfin et sembla se concentrer alors sur la fillette, qui ne bougeait pas.

Henebelle hésita à remonter dans la cabine de projection et tout arrêter. On ne jouait plus, il n’était plus question de balançoire, de sourires, de complicité. On sombrait dans l’inconcevable. Lucie, un doigt sur la bouche, n’arrivait plus à détacher son regard de ce satané écran. Le film l’aspirait. Dans le ciel, les nuages noirs gonflaient, tout s’obscurcissait, comme pour préparer un final tragique. Lucie eut alors la sensation d’une mise en scène : celle du Bien contre le Mal. Avec un Mal démesuré, surpuissant, inattaquable. David contre Goliath.

Le taureau chargea.

Le mutisme du film et l’absence de musique rajoutaient un sentiment d’étouffement. On devinait, sans l’entendre, le bruit de chaque foulée de la bête, le ronflement de ses naseaux huileux. La caméra tenait à présent les deux sujets dans le champ : le taureau à gauche, la fillette à droite. La distance entre le monstre et la gamine immobile s’amenuisait. Trente mètres, vingt… Comment la fille pouvait-elle ne pas bouger ? Pourquoi ne se sauvait-elle pas en hurlant ? Lucie songea brièvement aux pupilles dilatées de la gamine. Drogue, hypnose ?

Elle allait se faire encorner.

Dix mètres. Neuf, huit…

Cinq mètres.

Brusquement, le taureau ralentit, ses muscles se vrillèrent, des mottes de terre s’arrachèrent du sol. Il se figea totalement à un mètre à peine de sa cible. Lucie crut à un arrêt sur image, elle ne respirait plus. Ça allait reprendre, forcément, et le drame aurait lieu. Mais rien ne bougeait. Pourtant, le monstre continuait à haleter, à écumer. On lisait, dans ses yeux enragés, la volonté de poursuivre, de tuer, mais sa carcasse, elle, se refusait à obéir.

Paralysé était le mot qui lui correspondait le mieux.

La gamine le fixait sans ciller. Elle fit un pas en avant, jusqu’à se glisser sous la gueule de la bête, quarante, cinquante fois plus lourde qu’elle. Sans trahir la moindre émotion, elle leva sa lame et trancha la gorge d’un geste net. Une cascade noire se mit à couler et, comme vaincue par un matador dément, la bête sombra sur le flanc, faisant se soulever un nuage de poussière.

Soudain, écran noir, comme au début. Lentement, le cercle blanc, en haut à droite, disparut.

Et alors, scintillements dans la salle, pareils à des applaudissements de lumière. Le film tirait sa révérence.

Lucie resta immobile. Secouée de l’intérieur, elle avait très froid. Elle se frotta nerveusement le front. Avait-elle bien vu un taureau enragé s’immobiliser entièrement devant une fillette et se laisser égorger sans réagir, le tout dans un long plan-séquence, sans coupure apparente ?

Dans un frisson, elle regagna la cabine et appuya sur le bouton d’un mouvement sec. Les ronflements s’interrompirent, le néon grésilla à nouveau. Lucie en éprouva un soulagement infini. Quel esprit tordu pouvait tourner des délires pareils ? Elle voyait encore ce brouillard glauque se répandre sur l’écran, ces plans sur les yeux, les scènes d’ouverture et de fermeture, d’une violence inouïe. Il y avait quelque chose, dans ce court-métrage, que n’apportaient pas les films d’horreur classiques : le réalisme. La gamine, sept ou huit ans, n’avait rien d’une actrice. Ou alors, au contraire, elle était une actrice exceptionnelle.

Lucie s’apprêtait à remonter quand elle entendit un bruit, au rez-de-chaussée. Le craquement d’une semelle sur du verre. Elle arrêta de respirer. Avait-elle rêvé, stressée par la projection ? Elle progressa, marche par marche, avec prudence. Enfin, elle parvint dans le hall.

La porte d’entrée était entrouverte.

Lucie se précipita, certaine de l’avoir fermée à clé à son arrivée.

Personne dehors.

Interloquée, Lucie retourna dans la maison, observa autour d’elle. A priori, rien n’avait été fouillé, dérangé. Elle s’engagea dans le couloir central et ausculta les autres pièces. Salle de bains, cuisine, et… bureau.

Le bureau… Là où Ludovic stockait ses kilos de films.

La porte était, là aussi, entrouverte. Lucie s’aventura au milieu des étals de bobines. Des dizaines de boîtes gisaient au sol. De la pellicule dégueulait dans tous les coins. La flic remarqua que seules celles qui ne portaient pas d’étiquettes — ni nom de l’œuvre, de réalisateur, ni année de production… — avaient été dérangées et auscultées.

Quelqu’un était venu fouiller ici et cherchait quelque chose de bien précis.

Un film anonyme.

Ludovic lui avait raconté s’être procuré des bobines la veille chez un collectionneur, y compris celle qu’elle venait de visionner. Elle hésita, scruta la pièce. Appeler une équipe pour les constats lui semblait inutile. Pas d’effraction, de dégradation, aucun vol… Elle redescendit néanmoins à la cave et embarqua cet étrange film, afin de l’amener chez le restaurateur dont elle possédait la carte de visite. Elle n’avait sans doute jamais vu un court-métrage aussi psychiquement éprouvant, elle se sentait vidée, elle qui était pourtant abonnée aux autopsies et aux scènes de crime, depuis pas mal d’années maintenant.

Elle se retrouva dehors et se dit, finalement, que cette lumière en pleine figure n’était pas une si mauvaise chose.

7

Vous faisiez quoi avant de bosser à l’OCRVP, commissaire Sharko ?

— Pour simplifier, on va dire que j’ai passé pas mal de temps à la criminelle.

— C’est bien…

Georges Péresse, le commissaire du SRPJ de Rouen chargé de l’affaire, était un homme au visage dur. Dans la voiture, Lucas Poirier l’avait décrit comme un individu rigide, acharné et allergique à toute forme d’incursion sur ses plates-bandes. Perdu dans un costume gris, Péresse mesurait tout juste un mètre soixante mais produisait une voix à la Barry White. On avait l’impression que l’atmosphère vibrait quand il gueulait un coup.

— Nous n’avons pas vraiment l’habitude de travailler avec des… analystes. J’espère que vous saurez vous débrouiller seul, on est déjà en sous-effectifs et mes hommes sont très occupés.

Sharko se tenait assis face à lui, les mains sur les genoux. La chaleur l’étranglait.

— Ne vous inquiétez pas, je serai muet comme un rapport d’autopsie. Il est probable que d’ici deux ou trois jours, je mette les voiles avec une pile de photocopies sous le bras. Ce qui compte, c’est que j’aie accès aux infos — il appuya son index sur le bureau rutilant — toutes les infos, je veux dire, et que ma chambre d’hôtel possède une baignoire, parce que j’aime bien prendre un bain glacé par des températures pareilles.

Le commissaire Péresse partit d’un fou rire prodigieux. Il se leva et augmenta la vitesse du ventilateur, placé juste devant le portrait du président Sarkozy.

— Ah, vous voulez les infos ? Eh bien, enquête de proximité, niet pour le moment. Témoins directs, indirects, niet. Hormis les corps pourris, on n’a relevé aucun indice sur place, ce qui est logique s’ils ont été enterrés depuis plusieurs mois et vu les orages qu’on s’est pris. Tout le corps médical — légiste, anthropologue, entomologiste — est en train de se battre pour essayer de savoir quoi appartient à qui. C’est pire qu’un puzzle de mille pièces. Ils vont certainement encore y passer la nuit. Notre seule certitude, c’est qu’ils sont humains et adultes. Malheureusement, c’est avec cela que vous risquez de repartir, commissaire. Autant dire pas grand-chose.

Sharko fermait les yeux chaque fois que l’air du ventilateur lui léchait les pommettes.

— Que raconte le fichier des personnes disparues ?

— Trop tôt pour le dire, j’attends le retour de l’IML pour la datation des cadavres et les caractéristiques physiques. Chose certaine, nous n’avons aucune disparition de masse et ponctuelle, ni dans la région, ni sur le territoire.

— Et en dehors du territoire ? Interpol, ça dit quoi ?

— Nous le ferons en temps et en heure, l’enquête vient de démarrer. La priorité, c’est juste de comprendre à quoi nous avons affaire. Demander des tuyaux à Interpol, je veux bien, mais il faudrait peut-être savoir quelles informations nous voulons obtenir d’eux, non ?

Il croisa les bras et regarda par la vitre fumée. Le commissariat central, blockhaus de verre et d’acier, détonnait sur la rive gauche. Péresse se tourna vers son collègue parisien.

— Et vous, vos premières déductions ?

D’ordinaire, à partir de dossiers bien fournis, Sharko se basait sur quatre éléments primordiaux pour commencer à dresser un profil. La scène de crime en elle-même, le mode opératoire, l’état psychique du tueur pendant le crime, et son état psychique au quotidien. Pour l’instant, il ne disposait d’aucune amorce précise. Seule hypothèse plausible, les victimes n’avaient pas été tuées sur place. Ouvrir un crâne n’était pas une opération qu’on pratiquait au coin d’une rue.

— Pour être honnête, je n’ai pas grand-chose. Néanmoins, il serait intéressant que vous lanciez une recherche sur les délinquants ou les criminels violents de la région. Les sorties de prison récentes, par exemple. Vu le nombre de corps, on ne peut exclure l’acte de vengeance. Dans la plupart des cas, les criminels s’attaquent à des personnes qu’ils connaissent. On cherche probablement quelqu’un avec une camionnette ou un véhicule à large capacité. Cinq macchabées, ce n’est pas évident à transporter. Peut-être aller jeter un œil chez un loueur automobile ?

— Nous le ferons.

Sharko récupéra sa veste sur la chaise et la glissa sur son épaule.

— J’irai faire un tour à l’IML demain, une fois toutes les autopsies terminées. Vous vous arrangerez pour que l’on soit au courant de ma visite ?

Un vague soupir.

— Comme vous voudrez. Autre chose ?

Sharko tendit sa lourde main.

— À demain, commissaire. En espérant que ces cadavres seront bavards. Il fut un temps où j’étais à votre place. Je sais que ce n’est pas marrant.

Une demi-heure plus tard, Sharko dînait tranquillement sur la terrasse d’une brasserie face à la magnifique cathédrale de Rouen. Un ancien souvenir d’école lui rappelait que la crypte emprisonnait le palpitant de Richard Cœur de Lion. Sharko sourit, il avait encore une sacrée mémoire, qu’il entretenait régulièrement avec des mots croisés. L’une des rares qualités qui n’avaient pas foutu le camp. Là, maintenant, il était satisfait, presque heureux. Quitter la Grande Pieuvre lui faisait un bien immense. Ici, la vie semblait différente, plus langoureuse et posée. À sa grande satisfaction, il avait trouvé une chambre avec baignoire, au cinquième étage d’un hôtel Mercure, derrière la cathédrale.

Il mangea des pâtes jusqu’à plus faim, une infecte glace au reblochon et camembert — à l’évidence, un piège à touristes — et se gorgea d’eau. Cette chaleur, même la nuit, allait définitivement finir par le ratatiner.

Il rentra à l’hôtel. Après son bain glacé, il se mit en caleçon, cira ses chaussures et sortit un paquet emballé de son sac de sport, ainsi qu’un vieux magnétophone à piles. Il ôta délicatement le papier bulle, et dévoila une locomotive Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon. L’une des ampoules frontales avait été cassée, mais l’engin battait des records de vitesse sur le grand circuit installé dans son appartement.

Le commissaire la posa sur la table de nuit, avala son Zyprexa avec un verre d’eau et se coucha au-dessus des draps, les mains derrière la tête. L’hôtel… La moiteur d’une chambre anonyme… C’était si loin, tout cela, lui qui, depuis quelques années, menait ses traques le cul dans un fauteuil en cuir.

Aujourd’hui, il se retrouvait à nouveau au contact du terrain, du sang, des tripes. Il en ignorait encore l’impact. Certes il pourrait prendre son pied, mais le passé risquait de resurgir, d’un bloc. Mieux valait qu’il garde ses distances. Rester procédural, faire le boulot et retourner derrière une vitre. Sinon, Eugénie allait le lui faire payer. La petite fille dans sa tête détestait qu’il s’éloigne des rails.

Quand tout fut éteint, il bascula sur le côté et déclencha son magnétophone. Ce soir, Eugénie ne viendrait sûrement pas lui rendre visite. Ces espèces de radiations dans son cerveau réussissaient à l’endormir un peu.

Les raclements des trains miniatures, fonçant à plein régime sur leurs rails, retentirent à travers le haut-parleur. Sharko s’endormit en souriant, avec le visage de sa femme et de sa fille, emportées cinq ans plus tôt dans des conditions abominables.

Il était venu à Rouen pour enquêter sur un crime ignoble, mais peu importait. Seul au milieu de son lit, avec ses trains et une baignoire pas loin, il était bien.

8

Après sa mésaventure chez Ludovic Sénéchal, Lucie avait déposé le film ignoble chez Claude Poignet, le restaurateur. Une fois la nouvelle de la cécité de Ludovic encaissée, le septuagénaire, spécialiste de l’autopsie des films, avait embarqué la bobine et promis d’y jeter un œil immédiatement.

Pour l’heure, Lucie se trouvait auprès de sa fille. Avec un long soupir, elle approcha une dernière fois la fourchette de la bouche de Juliette. Les médecins avaient dit d’insister, il fallait qu’elle mange. Plus facile à dire qu’à faire.

— Allez, un petit effort, je t’en prie.

La gamine secoua la tête et se mit à pleurer. Elle avait le teint olivâtre, les joues creusées. Lucie poussa le chariot sur lequel reposait l’immonde assiette de purée de pois et serra sa fille contre elle. Elle sentit les petites mains sans plus de force se rétracter dans son dos. C’était difficile de voir une môme d’ordinaire si vivante et souriante, se perdre dans un pyjama trop grand tant elle avait maigri, et se déplacer avec une perfusion dans le bras.

— Ce n’est pas grave, ma puce.

— Je veux voir Clara, maman.

Depuis deux jours, Lucie avait mesuré la portée de son erreur. Elle hésitait franchement à faire rapatrier la jumelle de sa première colonie dans l’Isère. Mais Clara les avait tellement souhaitées, ces vacances avec ses petites copines.

— Bientôt, Juliette. Bientôt. Elle va t’envoyer une belle carte postale. Elle a promis.

Lucie vérifia qu’aucun membre du personnel n’arrivait, et sortit de sa poche des biscuits au chocolat.

— Et ça, tu veux ?

Juliette acquiesça mollement.

— J’ai le droit ?

— Oui, bien sûr. Mais tu ne le dis à personne, d’accord ? Tape là.

Juliette frappa faiblement dans la main de sa mère avec un sourire, puis avala enfin les deux biscuits. Sa gorge se raidit, on distinguait les veines et les tendons. Lucie veilla à se débarrasser de l’emballage, heureuse que sa fille ait enfin quelque chose dans l’estomac.

Juliette finit au lit, épuisée par la maladie. Quand l’infirmière passa faire ses relevés, elle nota dans une grimace : « Deux cuillères de purée, un demi-biscuit et pas de jambon. » En d’autres termes, on n’était pas près d’ôter la perfusion. Et donc d’envisager ne serait-ce que l’ombre d’une sortie prochaine.

Minée, Lucie resta avec sa fille jusqu’à ce qu’elle s’endorme, les yeux vers l’écran de télé.

On parlait de cette sordide affaire autour d’un pipeline, en Haute-Normandie. Un paquet de cadavres, des crânes ouverts… Un profiler sur le coup, dont elle apercevait en ce moment même le visage à l’écran. Un type costaud, une vraie carcasse de flic, certainement pas celle d’un psychologue. D’où sortait-il, de quelle école ? Avait-il déjà traité des affaires sur les tueurs en série ? Quelque part, Lucie l’enviait. Cette histoire de cadavres au crâne scié était le genre d’enquête qui l’aurait branchée par-dessus tout. Le trip de la découverte, la traque d’une entité dangereuse, malsaine. Mais, bon Dieu de bon Dieu, elle était en congé, en plein été. Un moment où les gens sont censés s’amuser, faire la fête et se vider l’esprit. Ce soir, seule avec sa gamine au fin fond d’un hôpital, elle se sentait à des années-lumière de ce monde-là.

Lucie posa, au côté de Juliette, la nouvelle peluche — un éléphant bleu apporté par sa mère —, informa l’infirmière de son départ puis fila jusqu’à Salengro, à une centaine de mètres de l’aile pédiatrique. Le docteur Tournelle avait des nouvelles concernant Ludovic Sénéchal.

Le praticien l’accueillit dans une vaste salle d’où l’on pouvait apercevoir, derrière de larges vitres, un scanner et du matériel ultraperfectionné. Face à Lucie, sur un mur luminescent, s’étalaient des radiographies. Sur une table, de la documentation et des planches anatomiques sur l’œil, le système nerveux, le cerveau. Le docteur se frotta nerveusement le menton. Depuis qu’elle l’avait vu dans la matinée, ses cheveux s’étaient ratatinés sur son crâne, les poches sous ses yeux avaient gonflé. Il n’était plus aussi séduisant. Juste un type crevé par le travail, comme n’importe qui.

— On a passé la journée à lui faire des examens. Ludovic Sénéchal a été transféré en unité psychiatrique, à Freyrat, voilà à peine une heure.

Lucie tomba des nues.

— L’unité psychiatrique ? Comment ça ?

Tournelle ôta ses lunettes et se massa les tempes.

— Laissez-moi vous expliquer simplement… Ludovic n’est pas aveugle, au sens physiologique du terme. Comme je vous l’ai dit ce matin, l’évaluation des réflexes pupillaires et des structures oculaires n’a révélé aucune anomalie significative. En revanche, le patient présente une errance du regard et une absence de contact visuel.

— Vous avez dit psychiatrie… Alors, ce n’est pas une tumeur ?

Le docteur se tourna vers la vingtaine de radiographies représentant le cerveau de Ludovic, et en décrocha une.

— Non. Regardez, tout est propre. Pas la moindre anomalie.

Il aurait très bien pu lui montrer la cervelle d’une vache. Lucie se sentait néanmoins rassurée, Ludovic n’allait pas mourir.

— Je vous crois sur parole.

— On a aussi cherché des lésions dans les zones du cortex visuel, qui auraient pu expliquer une cécité corticale, mais on n’a rien trouvé.

— Une cécité corticale ?

Le docteur lui adressa un sourire fatigué.

— On a tendance à croire que c’est l’œil qui voit, mais il n’est qu’un outil, en définitive, un puits à lumière. Lisez ce texte, vous comprendrez.

Lucie prit le carton imprimé qu’il lui tendit :

« Ce txete est là puor mnotrer que norte cervaeu ne tardiut pas excatenmt ce que viot norte oiel. Mias que, infulencé par son aqucis, il reocnniat globaelmnet les mnots, sans se perocucper de l’odrre des letters. »

— Impressionnant…

— N’est-ce pas ? La rétine prête juste son corps, si je puis dire, pour matérialiser une image physique, comme le ferait n’importe quel écran de cinéma. Il s’agit simplement d’un objet passif, une lentille. C’est le cerveau qui interprète, à partir des acquis et du vécu, de l’environnement culturel. C’est lui qui fait de l’image ce qu’elle est : un objet significatif.

Il repositionna la radiographie au bon endroit.

— Le fait prodigieux concernant mon patient est qu’il peut éviter certains obstacles sans les voir. Une boîte, que l’on pose sur son trajet, par exemple. Une chaise, un meuble. Nous avons filmé, vous pourrez visualiser les enregistrements. C’est stupéfiant.

— Non merci. Ça ira. Il voit donc sans voir. C’est incompréhensible.

— Incompréhensible d’un point de vue médical. Mais si nous, les médecins, nous ne trouvons rien, c’est que la source est psychique.

— Vous voulez parler de quelque chose comme… la dépression, ou la schizophrénie ? Un truc dans le genre, qui l’empêcherait de voir ?

— Vous auriez été davantage sur la voie en parlant de névrose, d’angoisse, de phobie ou d’hystérie. En ce qui nous concerne, nous soupçonnons une cécité hystérique. Il s’agit d’un trouble sensoriel qui fait partie des hystéries de conversion : paralysies imaginaires, surdité, anesthésies de membres… L’un des exemples les plus connus reste le membre fantôme.

Il éteignit les lumières et invita Lucie à le suivre dans les couloirs de l’unité de neurologie. Les éclairages blafards donnaient une impression de lieu futuriste, aseptisé.

— Un psychiatre vous en parlerait mieux que moi, mais l’hystérie est un mécanisme de défense qui se met en place pour protéger le psychisme d’une agression soudaine. Elle survient brutalement suite à un élément déclencheur en rapport avec l’enfance du patient. Un élément profondément traumatisant.

— Des images particulières pourraient provoquer cela ?

— Je sais à quoi vous pensez. Ce film, qui l’aurait rendu aveugle… M. Sénéchal n’a cessé de m’en parler. Oui, cela est possible, en théorie, et vu les circonstances, je pense que la cause vient de là. La cécité étant survenue en plein milieu de la projection. Le seul hic, c’est que le patient dit ne pas avoir été choqué par les images projetées. Il a l’habitude de voir des fictions, et cet œil crevé dont il m’a parlé en début de film ne l’a pas plus remué que cela. Quant au reste, rien de traumatisant, à ce qu’il raconte. Il n’a même pas pu voir la fin du court métrage, il était déjà aveugle.

— Il n’a donc pas vu la scène du taureau ?

— Le taureau ? Non, il n’y a pas fait allusion. En revanche, il a énormément parlé de malaise, d’angoisse grandissante, au fur et à mesure. Comme si quelque chose le prenait à la gorge, l’étouffait jusqu’à le priver de la vue.

Lucie avait ressenti exactement la même chose, la sensation d’étouffer. Elle se frotta les bras. Pourtant, entre l’entaille de l’œil et l’égorgement de la bête, que n’avait pas vu Ludovic, il n’y avait rien de véritablement choquant. Juste une petite fille qui caressait des chats ou déjeunait à table.

— Possible que des images cachées aient provoqué cela ?

Le docteur marqua un silence de réflexion.

— Subliminales, vous voulez dire ? C’est une piste à explorer.

— Et… Que va-t-il se passer avec Ludovic ? Est-ce que…

Le médecin s’arrêta de marcher. On arrivait devant son bureau.

— Il devrait recouvrer la vue, progressivement. Le tout est d’essayer de comprendre l’origine du traumatisme, et de le faire ressortir. Mes confrères psychiatres savent très bien s’occuper de cela, en utilisant l’hypnose, notamment. Je vous donne toutes les coordonnées du professeur qui a pris en charge M. Sénéchal, si vous voulez. Évitez de lui rendre visite avant demain après-midi. En attendant, vous pouvez tenter d’avancer avec le film.

Lucie nota les informations et retourna auprès de sa fille, piquée au vif par cette drôle d’histoire. Le choc traumatique, les fouilles chez Ludovic, l’impression de malaise au fil du visionnage… Que cachait ce mystérieux film ? Qui cherchait à le récupérer ? Pourquoi ?

Sans bruit, elle fit sa toilette dans la ridicule salle de bains et enfila son pyjama. Immobile, elle se regarda longuement dans le miroir. Non pas elle, mais son reflet, ce rendu de lumière projeté sur les objets. Le docteur Tournelle avait raison : l’œil ne discernait qu’un ensemble de couleurs, de formes, mais le cerveau, lui, y voyait une femme de trente-sept ans, traits fatigués par un mauvais sommeil, en manque d’amour et de sexe. Il interprétait chaque pulsation lumineuse, et cherchait à se raccrocher à des épisodes vécus.

Dès lors, Lucie songea aux différents plans rapprochés sur le visage de la gamine de la balançoire, pendant le court métrage. La pupille battante, les mouvements de l’iris. Cette sensation d’incursion, de voyeurisme, avec le cache en forme d’ovale : l’œil qui prend la lumière et observe en silence… Et, surtout, à ce globe oculaire fendu en deux, première séquence de la projection. Elle se souvenait avoir détourné la tête, preuve que son cerveau avait réagi violemment. Qu’il y avait bien eu interprétation.

Dès lors, sa vision du film changea. Le réalisateur avait peut-être inséré cette séquence initiale, très choquante, non pas par pur étalage d’horreur, mais pour signifier quelque chose : « Concentrez-vous, et suivez bien ce que j’ai à vous montrer » ou « Faites comme moi avec mon scalpel. Ouvrez l’œil… »

Ouvrez l’œil…

Au milieu de la nuit, son portable, posé au pied de son fauteuil, vibra. Lucie ne se réveilla pas, cette fois ; elle était bien trop épuisée.

Le SMS indiquait : « Claude Poignet, le restaurateur. Passez demain en fin de matinée. Ai des infos pour le moins étranges concernant votre film. »

9

Les deux légistes et l’anthropologue de l’IML rouennais avaient passé une journée complète et une nuit blanche à l’ouvrage. Aussi, les examens étaient presque terminés lorsque Sharko arriva à l’Institut médico-légal, le lendemain matin, avide de poser toutes ses questions. Plus tard, à Nanterre, il faudrait probablement se plonger dans les centaines de pages techniques qui ressortiraient de ces bâtiments, alors mieux valait être bien informé et se faire expliquer un maximum de choses.

Plus tard… Il n’était pas spécialement pressé de rentrer, même si évoluer dans ces bâtiments dédiés à la mort n’avait rien de plaisant. Trop, bien trop de souvenirs violents, de crimes sans réponse lui revenaient en mémoire. Un enfant retrouvé mort au fond de la Seine. Des prostituées égorgées dans des chambres sordides. Femmes, hommes, battus, lacérés, découpés, étranglés… Des drames qui avaient balayé son existence et l’avaient poussé à marcher aux comprimés de Zyprexa.

Et pourtant, il était là. Bel et bien là.

Avant de retrouver le légiste, il se laissa happer par le spécialiste des os et des dents, le docteur Pierre Plaisant. Le praticien était sur le point de partir pour une conférence sur les caries de Lowenthal — spécifiques aux héroïnomanes. Les deux hommes échangèrent quelques banalités avant de plonger dans le vif du sujet.

— Les os ont été assez bavards. On se la fait comment ? Simple ou compliquée ?

Plaisant était grand et mince, la trentaine. Un cerveau brillant sous un front haut et lisse comme une dragée. Derrière lui s’étalaient des radiographies des corps, embranchements d’os mangés par les rayons X.

— Peu importe. Dites-m’en suffisamment pour m’éviter de me coltiner les cinquante pages de détails techniques que Péresse va me remettre.

Le docteur amena Sharko à proximité de plans de travail gradués : table en inox, réglettes longitudinales et transversales pour la mesure des os. Quatre squelettes partiellement reconstitués reposaient sur chacune d’elle. Dans cette pièce qui ressemblait davantage à une cuisine qu’à un laboratoire, régnait une odeur de terre sèche et de produits détergents. Les dépouilles avaient été traitées au bain-marie afin de décoller les parties molles.

— Le cinquième cadavre, le mieux conservé, vous attend en salle d’autopsie avant de partir au frigo.

Il saisit un crayon, et l’introduisit dans l’épine nasale antérieure du squelette de gauche, le plus petit.

— L’extrémité du crayon touche le menton. Les zygomatiques sont en avant, la face est plate et ronde. Assurément, il s’agit d’un mongoloïde. Les quatre autres sont caucasiens.

Première bonne nouvelle, la présence d’un macchabée asiatique faciliterait les recherches dans les fichiers informatiques. Plaisant laissa le crayon dans le pif du mort, s’empara d’un crâne fendu, le posa sur les mâchoires et le poussa d’avant en arrière. Il se mit à osciller.

— Ça fait toujours ce mouvement de balancier chez les hommes. Le crâne des femmes, lui, ne bouge pas. Trop petit cerveau — il sourit —, je plaisante…

Sharko garda une face neutre, sans aucune envie de rire. Sa nuit avait été agitée par les bruits de la circulation et le bourdonnement d’une mouche impossible à écraser. Le docteur prit la mesure de sa vanne foireuse et retrouva son sérieux.

— J’ai plutôt vérifié avec les bassins, c’est plus fiable. Chez toutes les ethnies, l’os qui débute à la crête du pubis est davantage surélevé chez les femmes. Tous nos sujets sont de sexe masculin.

— Quel âge ?

— J’allais y venir. Vu qu’ils n’avaient plus de dents, je me suis basé sur l’union des sutures crâniennes, les dégénérescences arthrosiques des vertèbres, et surtout, le bord sternal de la quatrième côte. Il…

Sharko hocha soudain le menton vers la cafetière.

— Vous m’en servez un ? Je n’ai pas déjeuné ce matin et avec ces odeurs, ça me colle la nausée.

Coupé dans son élan, Plaisant marqua quelques secondes de surprise, avant de se diriger dans le coin du laboratoire. Il parla le dos tourné :

— On a de la chance pour nos sujets. Plus ils sont jeunes, plus les marges d’estimation se réduisent. Après trente ans, ça devient plus difficile. Pour l’âge, on se base sur la phase symphysaire du pubis. Chez le jeune adulte, cette partie est très rugueuse, avec des crêtes et de profonds sillons. Puis les…

— Quel âge ?

Le café passait, la cafetière ronronnait. Plaisant revint près de ses squelettes.

— Nos hommes ont tous entre vingt-deux et vingt-six ans, âge au moment du décès. Pour ce qui est de leur taille et d’autres détails anthropométriques, vous verrez dans le rapport.

Le commissaire Sharko s’adossa au mur. Des individus jeunes, tous de sexe masculin. Cela était peut-être un critère important, de choix, pour le tueur. Était-il de leur génération ? Les côtoyait-il ? Dans quel lieu ? À l’université, dans un club de sport ? Le flic pointa le doigt vers un demi-crâne qui laissait apparaître, vers l’occiput, un trou cerné de petites fractures.

— Tués par balle ?

L’anthropologue s’empara d’une aiguille à tricoter.

— Tués ou blessés, même si pour ces quatre-ci, c’est plutôt l’option de la mort qui prime. Le cinquième était probablement juste blessé à l’épaule, vous verrez avec le docteur Busnel.

Avec son aiguille, il désigna la colonne vertébrale de l’Asiatique.

— Celui-ci a été touché dans le dos. Il a la quatrième vertèbre éclatée par l’arrière. Ces deux-là ont vraisemblablement été touchés et tués de face. Certaines côtes sont fragmentées, probable que la balle ait ricoché avant de frapper un organe vital. Mon collègue de la radiographie va les passer au scan, pour une reconstruction 3D et essayer de reproduire les points d’entrée et de sortie des projectiles. Mais ça ne sera pas évident, vu leur état. Quant au dernier… Tué en pleine tête. Le projectile n’est même pas ressorti par la face avant.

Il versa le café dans deux tasses et en tendit une à Sharko, qui fixait les corps sans bouger. Il n’y avait aucune cohérence dans la façon dont ces hommes avaient été éliminés. De dos, de face, en pleine tête. Pas de rituel, la tuerie ressemblait davantage à quelque chose de désorganisé alors que la dissimulation, la déshumanisation des corps, elle, prouvait une grande maîtrise. De quoi pouvait-il s’agir ? Une exécution ? Un règlement de compte ? Le résultat d’un affrontement ?

Sharko trempa ses lèvres dans son jus.

— Et vous n’avez pas retrouvé les balles, je suppose ?

— Non. Ni dans les organismes, ni sur le lieu de la découverte. Elles ont toutes été récupérées. Parfois de façon brutale. En témoignent les côtes écartelées, sur l’un des squelettes.

Au fond, Sharko s’attendait à cette réponse. L’assassin avait fait preuve d’un jusqu’au-boutisme stupéfiant, verrouillant toutes les pistes. Aucun moyen de passer par la balistique et de remonter jusqu’à l’arme.

— Des fragments quelconques de projectiles ?

Les balles non blindées laissaient toujours des fragments, des traces en queue de comète ou en tempête de neige.

— Rien du tout… Des balles blindées, assurément.

En soi, ce n’était pas vraiment une révélation pour Sharko. La plupart des munitions classiques étaient en alliage, pleines, et non creuses et en plomb comme pour certains fusils de chasse. Le commissaire passa une main dans sa brosse. Il voulait autre chose, un moyen de suivre une piste sérieuse, charnelle. Puis il se rappela qu’il n’était qu’un spectateur. Cerner la psychologie, les motivations de l’assassin, et rien d’autre. Il ne céderait pas aux démons du terrain.

— Quand sont-ils morts ?

— Là, c’est plus compliqué. Les pleines terres nous posent toujours de sérieux soucis d’estimation. Ça dépend de l’humidité, de la profondeur, du pH et de la composition du sol. La terre était particulièrement acide, là-bas. Vu l’état de ces quatre bonshommes, je dirais entre six mois et un an. Pas possible de faire plus précis.

Autant dire l’Antiquité.

— Tués en même temps ?

— Je le crois. L’entomologiste a retrouvé très peu de pupes de mouches domestiques sur chacun d’entre eux, issues de la première escouade. Ce qui signifie que les corps ont été enterrés un ou deux jours après leur décès. On les a sûrement transportés jusqu’à cet endroit.

La partie intacte du cerveau de Sharko moulinait déjà les données. Il faudrait réattaquer le fichier des disparitions sous un autre angle, privilégiant davantage un critère de date plutôt que de géographie. L’anthropologue poursuivit ses explications :

— Je pense aussi que deux individus différents ont travaillé sur les corps, après leur mort. Celui qui a scié les crânes et… celui qui s’est chargé des mains et des dents.

Il tendit une loupe au flic.

— Les crânes ont été découpés avec une netteté chirurgicale. Il s’agit, à l’évidence, d’une scie Streker ou du même genre, qu’on emploie en médecine légale ou en chirurgie. Le geste est professionnel. Vous pouvez vérifier avec la loupe, il y a des stries caractéristiques.

Sharko prit l’engin grossissant et le posa sur la table sans l’utiliser.

— Professionnel… Quelqu’un du métier ?

— Quelqu’un qui a l’habitude de scier. Le point de départ, par exemple, correspond exactement au point d’arrivée, et je vous garantis que ce n’est pas évident à réaliser sur une structure circulaire. Pour le métier, ça va du légiste au bûcheron.

— En même temps, je vois mal un bûcheron couper des chênes avec une scie chirurgicale. Et concernant l’autre individu possible ?

— Les dents ont été arrachées brutalement, il reste des racines dans les logettes. On y est allé à la pince. Et pour les mains, c’était plutôt à la hache. S’il s’était agi du même auteur, il y aurait eu plus de rigueur. Et il aurait sûrement utilisé sa scie.

Il regarda sa montre et reposa sa tasse près de la cafetière, qu’il éteignit.

— Désolé, je dois y aller. Vous aurez tout dans…

— Les cerveaux avaient été prélevés ?

— Oui. Sinon, on aurait retrouvé des traces de liquide rachidien ou de dure-mère, faite de fibres de collagène très denses qui auraient résisté à une année sous terre. On leur a aussi volé les yeux.

— Les yeux ?

— C’est inscrit dans le rapport. La terre trouvée dans les cavités oculaires n’a révélé aucune présence de fluides, genre humeur vitrée. Pour le reste, allez voir le docteur Busnel, au sous-sol. J’ai passé une nuit blanche, je vais au moins me doucher avant ma conférence, si vous le permettez.

Les deux hommes se quittèrent dans le couloir. Sharko s’engagea dans les escaliers, sous le coup des révélations. Une première ébauche possible se mettait en place dans sa tête, qui ouvrait sur deux pistes opposées. D’un côté, l’aspect meurtre par balle et dissimulation laissait entrevoir une exécution : des gens tentent de fuir ou d’attaquer, on les descend et les fait disparaître de manière très « professionnelle ». L’enterrement profond, en soi, est une excellente méthode, avec le feu et l’acide. De l’autre côté, il y avait cette histoire de cerveaux et d’yeux prélevés, qui orientait l’analyse vers un processus ritualisé, parfaitement maîtrisé, qui exigeait du sang-froid et une belle dose de sadisme. Cinq cadavres, cela faisait immédiatement penser à une série ou un meurtre de masse… Mais avec deux tueurs ? Bref, quelque chose de pas commun, en tout cas. Sharko garda bien en tête qu’il ne fallait négliger aucune piste quant aux motivations profondes du ou des meurtriers. Il existait, sur cette planète, des individus suffisamment tarés pour assassiner des gens et ensuite leur dévorer l’intérieur du crâne à la petite cuillère.

Le commissaire arriva à la morgue. Au fond, une porte vitrée donnait sur une lampe scialytique. Dans un IML, la salle d’autopsie n’était jamais difficile à trouver. Il suffisait de suivre l’odeur, partout, nulle part. À l’arrivée de Sharko, le docteur Busnel aspergeait d’eau le sol carrelé. Le flic parisien resta sur le seuil. Il attendit que l’homme le remarque enfin et s’approche de lui.

— Commissaire Sharko, de Paris ?

Sharko tendit la main. Échange solide de poigne.

— Je vois que le commissaire Péresse a correctement fait circuler l’information.

— Vous arrivez après tout le monde, et je dois avouer que cela m’ennuie de répéter la même chose. Deux jours que je suis là-dessus. Je suis crevé, il y a les rapports et…

Sharko désigna une mouche, sur le drap vert qui couvrait le corps.

— Il y avait une mouche aussi, à mon hôtel. C’est pourtant réfrigéré ici. Rien ne les arrête. J’ai les insectes en horreur, surtout ceux qui volent.

Busnel marqua son agacement. Il se dirigea vers la table et ôta le drap.

— Bon. Vous approchez s’il vous plaît, qu’on en finisse ?

Le commissaire regarda l’eau qui s’écoulait tranquillement dans une rigole. Il s’approcha lentement, comme s’il marchait sur des œufs.

— Je fais juste attention à mes chaussures. Elles sont en cuir de Cordoue et…

— On parle du sujet le mieux préservé, si vous voulez bien ? Je suppose que mon collègue de l’anthropo vous a déjà bien renseigné ?

— C’est fait, oui.

Busnel était un solide gaillard, environ un mètre quatre-vingt-dix. Avec sa gueule carrée et son nez aplati, il aurait aisément eu sa place dans une mêlée de rugby. Sharko porta son regard sur le macchabée. S’offrit à lui une entité indescriptible, un magma de chair, de terre, d’os et de ligaments. Tellement déshumanisé que ça n’en était même plus choquant. À lui aussi, on avait découpé le crâne.

Le légiste pointa l’épaule gauche.

— Voici l’endroit où il a reçu le projectile. Il est ressorti par l’arrière du deltoïde. A priori, il n’est pas à l’origine de la mort. Je dis a priori, parce que vu l’état de dégradation, je n’ai aucun moyen de la définir précisément, la mort.

Busnel indiqua à présent toute la partie décharnée sur les bras, les poignets, le torse.

— Ces zones ont été écorchées.

— Avec quel instrument ?

Le docteur s’orienta vers une table et souleva un flacon fermé. Sharko plissa les yeux.

— Des ongles ?

— Oui, ils étaient fichés dans sa chair. Les analyses confirmeront, mais je crois même qu’il s’agit de ses propres ongles. Ongles du pouce, de l’index et du majeur de la main droite.

— Il s’est labouré lui-même avant de mourir, le coco.

— Oui. Si fort et violemment que c’en est même incompréhensible. La douleur devait être abominable.

De plus en plus, le flic avait l’impression de nager en eaux troubles. Ces découvertes étaient plus gratinées qu’il le pensait.

— Et… et pour les autres corps ?

— Plus difficile à dire, vu leur état. J’estime qu’ils ont été aussi écorchés sur certains endroits comme les épaules, les mollets, le dos. Mais pas avec des ongles. Les marques sont nettes, régulières, et surtout profondes. Comme celles faites avec un couteau ou un outil tranchant. Technique classique chez le retors qui cherche à faire disparaître des tatouages.

Il désigna les ongles à nouveau.

— On peut contraindre n’importe qui à se mutiler en lui collant un flingue sur la tempe. Le tout est de savoir pourquoi.

— Je pourrai avoir les photos ?

— Elles sont jointes au dossier. Ce n’est pas joli, joli, croyez-moi.

— J’ai toujours cru les légistes.

Le médecin hocha le menton vers une tablette, sur laquelle reposait un petit sachet transparent.

— Il y a cela, aussi. Un infime morceau de plastique vert, trouvé sous sa peau, entre sa clavicule et son cou.

Sharko s’approcha de la tablette.

— Une idée de ce que c’est ?

— C’est cylindrique, percé en son milieu. Il s’agit sûrement d’un reste de gaine de cathéter sous-cutanée qu’on utilise en chirurgie.

— Dans quel but ?

— Je vais voir plus précisément avec un chir. Mais selon mes bons souvenirs, il y a un tas de possibilités. Ce peut être une chambre implantable, utilisée pour déverser des produits de chimiothérapie, par exemple. Mais on s’en sert aussi en cathéter central, pour éviter d’avoir à piquer le patient à maintes reprises. Les analyses toxicos et des cellules devraient être bavardes. Souffrait-il d’une maladie ? D’un cancer ?

— Autre chose ?

— Pas en ce qui me concerne. Le reste, c’est du technique médico-légal, pas très important pour vous. Pour la suite, j’ai fait des prélèvements dans le psoas pour l’ADN de chaque sujet. Comme on leur avait rasé le crâne, les poils pubiens sont partis chez les gars de la toxico. À eux de bosser maintenant. En espérant que cela nous mènera à une identification, sinon cette affaire risque d’être interminable et extrêmement compliquée.

— Elle l’est déjà, vous ne croyez pas ?

Le légiste commença à ôter son surpyjama maculé. Sharko se frotta les lèvres, l’œil au sol.

— Même du temps où j’écumais les morgues, je n’ai jamais pensé à acheter des chaussures comme les vôtres, en caoutchouc. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de paires de mocassins que j’ai bousillées. L’odeur des morts était comme… incrustée dans le cuir. Ce genre de chaussures, ça se vend où ?

Le spécialiste fixa son interlocuteur puis retourna au fond de la salle ranger ses derniers outils, arborant un pâle sourire.

— Allez à Leroy Merlin, rayon jardinerie, vous devriez en trouver. Et à présent, bon vent, commissaire. Je vais aller me coucher, si vous le permettez.

Une fois dehors, Sharko respira un bon coup d’air pur en regardant sa montre. Presque 11 heures… La plupart des rapports ne tomberaient pas avant la fin de la journée. Il observa le ciel sans nuages et renifla ses vêtements. À peine deux heures là-dedans, et ils étaient imprégnés. Le flic parisien décida de rentrer à l’hôtel pour se changer, avant de se rendre au SRPJ, histoire de prendre la température et d’interroger les dossiers informatisés. Il en profiterait pour buter cette fichue mouche qui lui avait échappé toute la nuit.

Et puis, si rien n’avançait concrètement d’ici quarante-huit heures, il plierait bagages pour tout traiter à Nanterre. Ses trains miniatures lui manquaient déjà terriblement.

10

Le restaurateur de films Claude Poignet habitait rue Gambetta, maelström de commerces hétéroclites et de boutiques colorées. D’un côté, la voie ouvrait sur Wazemmes, son marché couvert, son brassage d’ethnies, et, de l’autre, on fonçait vers les quartiers étudiants, bordant les rues Solférino et Vauban. Dans sa petite maison, étouffée entre un restaurant chinois et un débit de tabac, le septuagénaire ne payait pas de mine. Lunettes à monture marron et à double foyer, vieux pull en laine bordeaux avec col en V, chemise à carreaux mal repassée. Était-il vraiment restaurateur de films anciens, ou ancien restaurateur de films ?

— Je dirais ancien restaurateur de films anciens. J’ai arrêté voilà une dizaine d’années, à cause de mes yeux. La lumière n’y passe plus aussi bien qu’avant. Et le cinéma, c’est avant tout la lumière, vous savez ? Pas de lumière, pas de cinéma.

Lucie avançait dans une de ces vieilles maisons du Nord, aux carrelages du salon collés avec du ciment, aux murs hauts et à la tuyauterie visible. Une bouilloire chauffait sous le gaz et dégageait une âcre odeur de café. Quand Claude remplit les deux tasses, Lucie crut qu’il versait du charbon liquide. Elle qui buvait d’ordinaire son jus sans sucre, y plongea d’emblée deux morceaux.

— Alors ? Avez-vous pu autopsier le court métrage ?

Poignet sourit. Ses dents étaient à l’image du décor : du cent pour cent rustique. Néanmoins, il portait encore, derrière ses rides, les traits d’un homme qui avait dû avoir un charme fou, à la Redford.

— C’est vraiment un terme de policier, ça, « autopsier ». Comment une belle jeune femme comme vous en vient-elle à traquer les criminels ?

— Probablement une histoire de frissons. Vous, c’est face à vos bobines et moi, face à la rue. On cherche tous les deux à réparer ce qui ne va pas, en définitive.

Elle s’efforça d’engloutir son breuvage. Vraiment infect, même avec tout le sucre du monde. Un chat angora vint ronronner entre ses jambes, elle le caressa tendrement.

— Vous vous connaissez depuis longtemps, avec Ludovic ?

— Son père et moi avions fait l’armée ensemble. À Ludovic, j’avais offert, voilà plus de vingt ans, son premier projecteur, un 9,5 mm de chez Pathé dont je me débarrassais, faute de place. Déjà à l’époque, il organisait des séances de projection sur les murs de la maison de son père. C’est moche, ce qui lui arrive. Sa mère est décédée d’une maladie, il n’avait pas neuf ans. C’est un bon garçon, vous savez ?

— Je le sais, et c’est pour l’aider que je suis ici. Vous me parlez du film ?

— Allons-y.

Ils montèrent des marches étroites, craquantes, qui démontraient clairement l’âge antique de la maison. Des portraits ornaient les murs, par dizaines. Non pas ceux de stars de cinéma, mais d’une femme anonyme, dont le visage finement maquillé attrapait magnifiquement la lumière. Sûrement les traces d’une obsession, d’un amour envolé trop tôt. Une fois à l’étage, ils longèrent un hall au plancher usé, plongé dans la pénombre.

— À gauche, mon labo de développement. Il m’arrive encore de filmer avec une vieille 16 mm, pour m’amuser. Je quitterai ce monde avec une pellicule au bout des doigts, croyez-moi.

Il ouvrit la chambre noire, dévoilant des caméras, des bobines, des bidons de produits chimiques, puis repoussa doucement la porte.

— C’est au fond que nous allons.

La dernière pièce ouvrait sur un véritable laboratoire dédié à l’univers du cinéma. Table de montage, visionneuse, loupes, matériel informatique perfectionné, avec scanner de films. Il y avait aussi de nombreux outils plus archaïques. Ciseaux, colle, mini-guillotine, adhésif, règles. Lucie avait eu raison d’employer le mot « autopsie ». On devait décortiquer ici un film comme on disséquait un corps. Il y avait même les gants en coton blanc, que le restaurateur enfila.

— Bientôt, tout ceci n’existera plus. Les caméras haute définition entièrement numériques vont avoir la peau du bon vieux 35 mm. La magie du cinéma se perd, je vous le dis. Un film sans l’image qui saute, est-ce encore un film ?

La fameuse bobine était enclenchée sur un axe rotatif vertical, du côté gauche de la table de visionnage. La pellicule, tirée sur un mètre, passait dans un instrument central qui faisait office de loupe et d’écran, avant de ressortir vers une bobine d’enroulage. La seule lumière de la pièce était celle d’un néon.

— Commençons par le commencement. Approchez, chère demoiselle. Permettez-moi de vous dire que vous êtes charmante.

Il n’avait pas sa langue dans sa poche. Lucie sourit et vint se placer à ses côtés, face à la visionneuse.

— On se la fait comment ? demanda-t-il. Simple ou compliquée ?

— N’hésitez pas à entrer dans le détail, je n’y connais rien, bien que j’adore le cinéma. Quand vous offriez le projecteur à Ludovic, je regardais mon premier film d’horreur, seule à 11 heures du soir. C’était L’Exorciste. Le meilleur et le pire de mes souvenirs.

— L’Exorciste… L’une des productions les plus rentables de l’histoire du cinéma. Le réalisateur du premier, William Friedkin, avait plongé ses acteurs dans des conditions abominables. Coups de feu surprise aux oreilles, pièces glaciales pour amplifier leur jeu. Maintenant, aux acteurs, il leur faut leur confort.

Lucie le regardait avec tendresse. Il parlait passionnément, pareil à son propre père quand il discutait hameçons et canne à pêche… Elle était alors si petite.

— Donc, notre film…

— Notre film, oui. D’abord, le format : du 16 mm. Il a été entièrement réalisé caméra à l’épaule. Sans doute une Bolex. Légère, portative, la caméra mythique des années cinquante. Bizarrement tourné à cinquante images par seconde, comme l’indique l’amorce, alors que le standard est de vingt-quatre images par secondes. Mais la Bolex permettait ce genre de fantaisies, répondant ainsi à de nombreuses exigences.

— Ce film est l’original ?

— Non, non. L’original, ce qui sort de la caméra, est imprimé en négatif sur la pellicule, comme pour la photographie. Ici, vous disposez du tirage positif, celui que l’œil voit. On travaille toujours avec des positifs, qui servent aussi de copie de sauvegarde. De cette manière, on peut les couper, les manipuler sans crainte.

Il tira la bande à l’aide d’une manivelle. Sur l’écran s’afficha, au bas du ruban : .

— Ce terme inscrit sur l’amorce, SAFETY, indique que le support de l’émulsion est de l’acétate, sans danger. Jusqu’aux années cinquante, ils étaient encore, pour la plupart, en nitrate, inflammable. Vous avez sans doute en tête la scène où Philippe Noiret prend feu à l’intérieur d’une cabine de projection, dans Cinéma Paradiso, parce qu’il ouvre une boîte contenant une pellicule en nitrate. Mythique.

Lucie acquiesça, pourtant elle n’avait jamais vu ce film. Les classiques italiens n’étaient pas trop son style, contrairement aux films noirs américains des années cinquante, qu’elle dévorait avec passion.

— Le rond noir, au-dessus du A, prouve que la pellicule a été fabriquée au Canada. C’est la symbolique internationale utilisée par Kodak.

Le Canada… Ludovic avait expliqué avoir déniché la bobine dans le grenier d’un collectionneur belge. Et aujour-d’hui, cette même bobine se retrouvait en France. Ces films anonymes devaient avoir la même vie que des timbres de collection ou des pièces de monnaie, et voyager de pays en pays. Lucie mit dans un coin de sa tête qu’il faudrait peut-être interroger le fils du collectionneur, si l’enjeu en valait la peine. Elle dut avouer que cette petite enquête personnelle, loin des sentiers battus, l’excitait. Claude sembla se connecter à ses pensées.

— Ces films voyagent et se perdent. Plus de cinquante pour cent des œuvres d’avant la Seconde Guerre mondiale ont disparu, vous imaginez ? Là-dedans, il y a de purs chefs-d’œuvre, qui croupissent sans doute dans des greniers. Des Méliès, Chaplin, un tas de John Ford aussi.

— On sait de quand date celui-ci ?

Claude Poignet tourna la manivelle. Lorsque arriva la toute première image du film, entièrement noire avec le rond blanc, il désigna le bas de la bande. Lucie remarqua la présence de deux symboles , juste au-dessus des perforations, ainsi que des numéros.

— Kodak utilisait un code composé de figures géométriques pour dater ses bandes. Code qu’il réutilisait tous les vingt ans.

Il tendit une feuille plastifiée à Lucie, une espèce de fiche technique.

— Regardez cette grille. La croix et le carré démontrent que le positif a été tiré soit en 1935, 1955 ou 1975. Vu l’état de la pellicule et les vêtements de l’actrice en scène d’ouverture, nul doute qu’il s’agit de l’année 1955 — il pointa l’index sur l’écran. Ce numéro, ici, présent toutes les vingt images, est ce qu’on appelle le numéro de bord. Il identifie le fabricant, Kodak pour ce qui nous concerne, le type de pellicule, le numéro de rouleau et un suffixe à quatre chiffres qui individualise chaque image. En gros, on peut savoir où et quand cette pellicule est sortie de son laboratoire. Cependant, je vous garantis d’emblée que vous n’arriverez à rien avec ces numéros, c’est trop lointain et il est fort probable, vu l’évolution, que le laboratoire d’origine n’existe plus.

Il fixa Lucie avec un air satisfait. Ses verres grossissaient considérablement ses globes oculaires. Lucie lui rendit son sourire.

— On passe au contenu ?

Le visage de l’homme se ternit. Il perdit instantanément de sa bonne humeur.

— J’aurais dû vous le dire au début mais ce film, c’est celui d’un génie et d’un psychopathe. Les deux réunis dans le même esprit tordu.

Lucie sentait naître l’excitation. En plein congé, elle se retrouvait au fin fond d’un atelier, à basculer dans un univers malsain qu’elle côtoyait chaque jour à la brigade.

— C’est-à-dire ?

— Il y a là-dedans des images pour le moins… troublantes. Vous avez dû le ressentir au fond de vous-même, sans vraiment comprendre pourquoi.

— Oui. Une impression de malaise. Surtout avec la scène de l’œil, au début, qui plonge immédiatement dans une ambiance glaçante.

— Un pur trucage, évidemment. L’œil fendu est celui d’un animal, peut-être un chien. Mais cette séquence montre surtout que l’œil, en soi, n’est qu’une vulgaire éponge qui capte l’image, une surface lisse qui ne comprend pas le sens des choses. Et que, pour mieux voir, il faut percer cette surface lisse. Aller au-delà. À l’intérieur du film…

Claude Poignet tourna sa manivelle, jusqu’à présenter sous la loupe l’image d’une femme complètement nue. Poitrine généreuse, position provocante, c’était l’actrice hautaine du début du film, celle qui se faisait crever l’œil. Elle se tenait dans un décor sombre, peu contrasté. Sur cette image fixe, des dizaines de mains surgissaient par l’arrière pour explorer ses formes et son sexe. On ne distinguait pas les acteurs, ils devaient être vêtus intégralement de noir, comme les complices sur la scène d’un magicien. Le restaurateur décala alors la pellicule d’une image en actionnant sa manivelle. On revenait illico sur la fillette, installée sur sa balançoire. Son visage s’était substitué au centimètre près à celui de la femme.

— La vingt-cinquième image, comme on dit, même si, ici, il s’agirait plutôt de la cinquante et unième image. Ce film en est truffé. Il date de 1955, alors que le procédé subliminal a été officiellement utilisé par James Vicary, un publiciste américain, en 1957. C’est assez bluffant, je dois dire.

Lucie connaissait le principe des images subliminales. Elles apparaissaient de manière tellement brève que l’œil n’avait pas le temps de les percevoir, tandis que le cerveau, lui, les avait « vues ». La flic se rappela que François Mitterrand avait utilisé cette technique en 1988. Le visage du candidat à la présidence était apparu dans le générique du journal d’Antenne 2, mais pas suffisamment longtemps pour que le spectateur puisse le percevoir de manière consciente.

— Le créateur de ce film est donc un précurseur ?

— Quelqu’un d’extrêmement doué en tout cas. Le grand Georges Méliès avait tout inventé en termes d’effets spéciaux, de manipulation de pellicule, mais pas le subliminal. Et n’oublions pas que nous sommes dans les années cinquante, que les connaissances sur le cerveau et l’impact des images sur l’esprit sont encore relativement archaïques. L’un de mes amis travaille dans le neuromarketing, je vais vous donner son adresse. D’ailleurs, je lui ferai visionner le film également, si cela ne vous dérange pas. Avec ses machines ultra-perfectionnées, il pourra peut-être y découvrir des choses intéressantes que mes yeux auraient manquées.

— Au contraire, n’hésitez pas.

Il fouilla dans une corbeille remplie de cartes de visite.

— Tenez, sa carte, au cas où. Il vous parlera du subliminal mieux que moi. Le cerveau, les images, leur impact sur l’esprit. Vous vous rendrez compte à quel point, aujourd’hui, on nous manipule sans que nous nous en apercevions. Vous avez des enfants ?

Les traits de Lucie s’adoucirent.

— Oui. Des jumelles, Clara et Juliette. Elles ont huit ans.

— Et vous leur avez probablement déjà montré Bernard et Bianca.

— Comme toutes les mères.

— Il y a dans le dessin animé l’image subliminale d’une femme nue cachée dans une fenêtre, à un moment donné. Un petit délire personnel du dessinateur, certainement, qui n’a, rassurez-vous, aucune conséquence sur l’esprit de vos enfants, l’image est trop minuscule ! Toujours est-il que personne n’a rien vu, pendant toutes les années d’exploitation du dessin animé.

La conversation tournait au poisseux. Lucie fixa l’image de la starlette dénudée. Provocante, ouverte. Un pur scandale pour l’époque.

— Comment notre réalisateur s’y est-il pris pour insérer des images subliminales dans son film ?

— Avez-vous déjà fait du découpage et du collage à l’école ? C’est pareil ici. Il a d’abord filmé les scènes de cette actrice nue sur une autre pellicule. Ensuite, il a découpé les images de la pellicule A qui l’intéressaient, pour les insérer dans la pellicule B, en coupant et recollant, là aussi. Quand tout cela est terminé, on duplique la bande, et on obtient ce que vous avez sous les yeux. Des tas de réalisateurs célèbres ont utilisé ce procédé pour renforcer l’impact de leurs séquences. Hitchcock dans Psychose, Fincher dans Fight Club, et beaucoup de créateurs de films d’horreur. Mais c’était bien plus tard. À l’époque, absolument personne ne pouvait se douter de la présence de ces images.

— Et concernant les autres images subliminales dans ce film ? À quoi ressemblent-elles ?

— À des images lubriques, pornographiques, dégoulinantes de moiteur et de sexe. Il y a aussi des scènes d’amour écœurantes et osées, avec des hommes masqués. Puis, au final, on tombe sur des scènes de meurtres.

— De meurtres ?

Lucie sentit une brusque tension dans ses muscles. Elle avait déjà entendu parler des snuff movies. Des meurtres fixés sur pellicule, des cassettes circulant de main en main dans des circuits parallèles, souterrains. Était-il possible qu’elle se trouve face à l’un d’eux ? Un snuff movie, vieux de plus d’un demi-siècle ?

Claude tourna sa manivelle lentement. Des compteurs temporels s’incrémentaient. Le restaurateur stoppait sur chaque image cachée. Certaines scènes de nu étaient particulièrement osées, peu ragoûtantes, limite morbides. Nul doute qu’à l’époque où une femme pouvait à peine se mettre en maillot de bain, cela aurait scandalisé.

— Les séquences sanglantes apparaissent plutôt vers la fin. La scène entre la gamine et le taureau en regorge. Excusez-moi, j’en ai pour quelques secondes à tourner cette manivelle, mon rembobineur automatique est cassé. Ce film fait quand même treize minutes, soit plus de cent mètres de pelloche. Dites-moi, avec Ludovic, vous vous fréquentiez ? Il a toujours été attiré par les femmes de votre genre.

— Mon genre ? C’est-à-dire ?

— Une petite Jodie Foster.

Lucie partit d’un rire sincère.

— Je suppose que c’est un compliment.

— C’en est un.

— Euh… Concernant la séquence du taureau qui s’arrête net devant la fillette, comment ont-ils fait ? Un trucage ?

Lucie croisa ses mains dans son dos. C’était très curieux, mais peu de films lui avaient laissé une empreinte aussi forte. Elle se sentait capable de décrire chaque scène du court métrage avec précision, comme si elles étaient imprimées dans sa matière grise.

— Probablement. Mais la bête est vraiment égorgée à un moment donné. Quant à la môme face au taureau… Il faut que j’analyse les images en détail. Peut-être a-t-il filmé d’abord le taureau seul, rembobiné la pellicule sans l’exposer à la lumière puis filmé la gamine seule, jouant avec les surimpressions. Mais cela me paraît extrêmement compliqué et surtout, il faut avouer que c’est vachement bien fichu pour une époque où les ordinateurs n’existaient pas et où le matériel était somme toute assez rudimentaire.

— Et les pupilles dilatées de la gamine, vous avez remarqué ? Pourrait-on l’avoir droguée ?

— On ne drogue pas les actrices. Des produits pour le cinéma et les effets spéciaux font très bien cela. Ils existaient même dans les années cinquante.

Il ralentit la cadence de défilement. Lucie voyait les images se succéder sur l’écran, le mouvement naître et varier suivant la vitesse de rotation. On arriva sur l’image du pâturage, cerné de son enclos. Claude débobina lentement, jusqu’à s’arrêter sur une image choc. De l’herbe, l’actrice nue, couchée au sol avec candeur, les cheveux étalés tels des serpents de la Bible. Une entaille circulaire, noirâtre, lui trouait le ventre comme un puits. Lucie porta la main à la bouche.

— Mince !

— Comme vous dites.

Claude se décala, s’empara de la bande et l’exposa à la lumière du néon.

— Regardez… C’est très bien fichu, parce que, à l’identique des clichés pornographiques, l’image subliminale est dans le même ton que les autres images. Mêmes couleurs dominantes, mêmes contrastes, même luminosité. Le pâturage est différent, mais c’est peu flagrant. Quand le film défile à vitesse normale, il n’y a aucune rupture de couleur et donc, on n’y voit strictement rien. En revanche, le cerveau, lui, en prend plein le buffet.

Lucie approcha son nez au plus près de la pellicule. Dire que ces images avaient traversé son œil sans qu’elle le remarque. Un mètre plus loin, sur le ruban translucide, elle aperçut encore la femme dans cette position de mort. Puis encore, au fur et à mesure que Claude faisait circuler la bande entre ses doigts.

— À chaque apparition de l’actrice, toutes les deux cents images environ, il y a une entaille supplémentaire, qui part de ce cercle noir sur son ventre. Comme dans une continuité temporelle. Tout cela pour former…

Il se remit à tourner sa manivelle, se cala sur la scène incroyable où le taureau se tenait face à face avec la gamine. Image suivante, totalement différente.

— … un œil.

Lucie avait du mal à saisir sur quoi elle avait mis la main. Progressivement, on avait lacéré la femme de toutes parts à partir du nombril, comme un soleil d’entailles. Plaies ouvertes sur son corps blanc figé dans l’herbe grasse. À l’évidence, les fentes formaient une pupille avec son iris. Un œil caché, malfaisant, qui vous observait, vous transperçait, vous donnait envie de détourner la tête. De ne plus voir. Lucie avait l’impression de se trouver face à des photos de scène de crime : une victime confrontée à un assassin retors, sadique.

— Il ne peut pas s’agir d’un trucage, affirma-t-elle. C’est si… réel.

Claude retira ses lunettes et les essuya avec une peau de chamois. Sans ses verres grossissants, il retrouvait un visage équilibré, aux traits fins malgré les profondes rides.

— C’est le principe même des trucages bien faits. Je ne doute pas que ce soit le cas ici.

Le noir et blanc amplifiait la violence du cliché, il dissociait le corps mutilé de son environnement. Lucie n’en revenait toujours pas :

— Comment en être aussi certain ?

— Parce qu’il s’agit de cinéma, jeune demoiselle, pas de réalité. Le septième art est celui de la magie, de l’illusion, du trompe-l’œil. Cette femme pourrait très bien être un mannequin. Sous des doigts habiles, du maquillage et quelques effets de mise en scène feraient également l’affaire. Rien n’est réel. Chose certaine, notre réalisateur semble obsédé par l’œil et l’incidence des images sur l’esprit. Un précurseur, comme vous disiez, quand on voit aujourd’hui à quel point l’image habite notre vie et l’abreuve de violence. Nos enfants affrontent plus de trois cent mille images par jour, vous rendez-vous seulement compte ? Et savez-vous combien d’entre elles sont liées à la violence, à la mort, aux guerres ?

Les yeux de celle que Lucie appelait intérieurement la victime partaient vers le ciel, vides de toute forme de vie. Un peu secouée, la flic revint vers le visage de Claude.

— Vous croyez que ce film est passé en salle ?

— Je ne crois pas. L’allure des perforations, surtout celles situées en début de bobine, est impeccable. Cette copie-ci, tout au moins, n’a jamais été exploitée à grande échelle.

— Pourquoi le subliminal, dans ce cas ? Pourquoi toute cette mise en scène ?

— Des projections privées ? Un film que ce réalisateur montrait à d’autres yeux que les siens, qui sait ? Un fantasme personnel ? Vous savez, le subliminal possède une force extraordinaire. C’est un flux direct entre l’image et l’inconscient, qui n’est bloqué par aucune censure. On prend cette image, et on vous la colle dans le cerveau, cash. Un moyen idéal pour transporter la violence, le sexe, la perversité par voies détournées. De nos jours, ça se fait sur Internet, dans l’image et aussi le sonore. Des groupes qui font passer des messages subliminaux dans les paroles de leurs chansons, par exemple. Notre réalisateur se complaisait peut-être dans ce genre de délire ? Quand je pense que c’était en 1955… Balèze, le type… ça impose le respect.

Claude éteignit l’écran. Lucie ne quittait plus la bobine des yeux. Des milliers d’images qui se succédaient, imprimant la mort ou la vie. Elle songea à une rivière scintillante, magnifique, qui brassait dans ses fonds des parasites invisibles, dangereux.

— C’est tout ce qu’on peut tirer du film ?

Claude marqua une hésitation.

— Non. Je pense qu’il véhicule autre chose. Déjà, pourquoi 50 images par seconde ? Et que signifie ce cercle blanc, en haut à droite ? Il est présent sur toutes les images. Et puis…

Il secoua la tête, les lèvres pincées.

— … Il y a ces brumes, ces zones de l’écran très foncées, cette grisaille omniprésente, cette espèce de cache sur l’objectif. Le cinéaste semble jouer avec les contrastes, la lumière, le non-dit. J’ai ressenti une angoisse identique à la vôtre en visualisant ce film. Les images pornos ou celles de cette femme torturée ne sont pas suffisantes pour créer un si puissant malaise. Et puis, n’oublions pas que Ludovic se retrouve en hôpital psychiatrique à cause de cette pellicule. J’ai dû passer à côté de quelque chose. Il faudrait que je réexamine tout avec précision. Chaque image, chaque partie d’image. Mais ça prendrait des jours…

Lucie ne parvenait plus à se défaire de la vision de cette femme estropiée. Un gros œil noir comme une plaie sur son ventre. Elle tenait peut-être la preuve d’un meurtre. Même si l’affaire remontait à plus de cinquante ans, elle voulait en avoir le cœur net. Comprendre, tout au moins.

— Comment peut-on retrouver cette femme ?

Claude ne parut pas surpris par la question. À manipuler des films pour la plupart perdus ou anonymes, il devait avoir l’habitude de ce type de requêtes.

— Je pense qu’il faut chercher en France. Elle porte un tailleur Chanel, celui de 1954, soit un an avant le développement sur pellicule. Ma mère avait le même…

Tourné en France, développé au Canada ? Ou alors, « l’actrice », s’il s’agissait réellement d’une actrice, s’était peut-être déplacée là-bas ? Pourquoi ? Comment l’avait-on convaincue de jouer dans ce court métrage de malade ? Nouvelle étrangeté à l’édifice, en tout cas.

— … Poitrine généreuse, hanches en poire, on est en pleine période Bardot, où les cinéastes osent enfin montrer la femme. Son visage ne me dit strictement rien, mais je peux contacter un historien du cinéma des années cinquante. Il est en relation avec tous les centres d’archives et cinématographiques du pays. Le milieu du porno ou de l’érotique était très fermé et censuré à l’époque, mais il existait un circuit tout de même. Si cette femme a un jour été actrice et joué dans d’autres films, mon ami la retrouvera.

— Vous pourrez me sortir des photocopies des images subliminales à partir de la bobine ?

— J’ai même mieux à vous proposer, je vais vous numériser le film. Mon scanner à 16 mm est capable d’engloutir deux mille images à l’heure en basse résolution. Ne vous inquiétez pas, ce sera d’excellente qualité tout de même tant qu’on n’agrandit pas sur un écran de cinéma. Quand j’aurai terminé, je le mettrai sur un serveur, et vous le téléchargerez depuis chez vous.

Lucie remercia son interlocuteur chaleureusement, elle déposa sa carte de visite professionnelle dans le petit panier.

— Rappelez-moi dès que vous avez du nouveau.

Claude acquiesça et lui serra la main entre les deux siennes.

— C’est pour Ludovic que je fais cela. Grâce à ses parents, j’ai connu mon épouse. Elle s’appelait Marilyn, comme l’autre… — il soupira, un souffle chargé de nostalgie — j’ai vraiment envie de savoir pourquoi ce fichu film l’a rendu aveugle.

Une fois dehors, Lucie jeta un œil sur sa montre. Presque midi… Son entretien avec Claude Poignet lui avait collé la nausée. Elle pensait à ces images subliminales, entrées en elle contre son gré. Elle les sentait vibrer quelque part dans son organisme, sans savoir précisément où. La scène de l’œil tranché l’avait heurtée, mais au moins, elle en avait été consciente, alors que le reste… Juste des cochonneries de pervers qu’on lui avait enfoncées dans la tête, sans lutte possible.

Qui avait visionné ce truc de fous ? Pourquoi avait-il été fabriqué ? Comme Claude Poignet, elle pressentait que ce ruban maudit dissimulait encore de sinistres secrets.

La tête pleine de questions, elle alla retrouver sa voiture au parking de la République. Dans l’habitacle, avant de mettre le contact, elle sortit l’annonce du fils Szpilman que lui avait laissée Ludovic. « Vends collection de films anciens 16 mm, 35 mm, muets et parlants. Tous genres, courts, longs métrages, années trente et au-delà. Plus de 800 bobines, dont 500 films d’espionnage. Faire offre sur place… » Le fils était peut-être au courant de quelque chose, cela valait le coup de faire un saut jusqu’à Liège. Mais avant, elle allait se rendre à l’hôpital pour déjeuner avec sa mère et Juliette. Enfin, déjeuner… Il ne fallait pas être difficile.

Sa petite fille lui manquait déjà terriblement.

11

Hors de lui, Sharko ouvrit les portes des toilettes du SRPJ de Rouen les unes après les autres, afin de s’assurer que personne ne traînait là. La sueur lui collait aux tempes, un soleil maudit cognait à travers les vitres. C’était abominable. Il se tourna brusquement, les yeux pleins de sel et de colère.

— Tu me fous la paix, Eugénie, d’accord ? Je te ramènerai ta sauce cocktail, mais pas maintenant ! Je bosse, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué.

Eugénie se tenait assise sur le rebord du lavabo. Elle portait une petite robe bleue, des chaussures rouges à boucles, et avait attaché ses longs cheveux blonds à l’aide d’un élastique. Elle prenait un malin plaisir à enrouler une mèche autour de ses doigts. Elle ne suait pas une goutte.

— J’aime pas quand tu fais ces choses-là, mon Franck. J’ai la frousse des squelettes et des morts. Éloïse, elle aussi, avait peur, alors pourquoi tu recommences et me fais subir ça, à moi ? T’étais bien dans ton bureau, non ? Maintenant, je veux plus m’en aller seule. Je veux être avec toi.

Sharko allait, venait, comme une bouilloire en surpression. Il courut jusqu’au lavabo et enfonça la tête sous l’eau glaciale. Quand il se redressa, Eugénie était toujours là. Il la repoussa du bras, mais elle ne bougea pas.

— Arrête de parler d’Éloïse. Tire-toi. T’aurais dû partir avec le traitement, t’aurais dû disp…

— Alors on rentre à Paris, tout de suite. Je veux jouer aux trains. Si t’es méchant avec moi, si tu vas encore voir des squelettes, ça va mal se passer. Ce grand nigaud de Willy peut plus venir t’embêter, mais moi, je peux encore. Et quand je veux.

Pire qu’un pot de glu. Le commissaire se prit la tête dans les mains. Puis il sortit brusquement des toilettes et claqua la porte derrière lui. Il bifurqua dans un couloir. Eugénie se retrouva assise en tailleur face à lui, sur le linoléum. Sharko la contourna en l’ignorant et se rendit dans le bureau de Georges Péresse. Le patron de la crim jonglait entre son téléphone fixe et son portable. De la paperasse s’était accumulée devant lui. Il planta sa paume devant le haut-parleur et hocha le menton vers Sharko :

— Qu’y a-t-il ?

— Interpol, vous avez des nouvelles ?

— Oui, oui. Le formulaire est parti au BCN[2] hier soir.

Péresse retourna à sa conversation. Sharko resta dans l’embrasure.

— Je peux le voir, ce formulaire ?

— Commissaire, s’il vous plaît… Je suis occupé.

Sharko acquiesça et regagna son poste, un petit espace qu’on lui avait alloué, dans un open space où s’activaient cinq ou six fonctionnaires de police. C’était juillet, le ciel bleu, les congés. Malgré l’importance des affaires en cours, le service tournait au ralenti.

Le flic s’assit sur sa chaise. Eugénie l’avait mis sur les nerfs, il n’était pas parvenu à la canaliser comme dans son bureau, à Paris. Elle revenait la besace chargée de vieux souvenirs, d’obsessions, pour les déverser dans sa tête. Elle savait parfaitement où appuyer pour le blesser en profondeur. En définitive, elle le sanctionnait dès qu’il redevenait un peu trop flic.

Il se replongea dans ses dossiers, un stylo entre les doigts, tandis que la fillette jouait avec un coupe-papier. Elle ne cessait de faire du bruit, et Sharko savait qu’il était inutile de se boucher les oreilles : elle était en lui, quelque part sous son crâne, et ne ficherait le camp que lorsqu’elle le déciderait.

Le flic fit tout, évidemment, pour que personne ne remarque rien. Il devait paraître normal, lucide. C’est de cette manière qu’il avait pu garder son cul bien au chaud dans les bureaux de Nanterre. Lorsque Eugénie déguerpit enfin, il put examiner ses notes. Côté médico-légal et toxicologie, on avait bien avancé. Des analyses plus poussées des os, au scanner notamment, avaient montré, sur quatre des cinq squelettes, des fractures anciennes — poignets, côtes, coudes… — avec consolidation, ce qui signifiait qu’elles avaient moins de deux ans, et antérieures à la mort, car colorées. Ces hommes anonymes n’étaient donc pas du genre à glander derrière un bureau. Les fractures pouvaient provenir de chutes en rapport avec leur métier, un sport particulier comme le rugby, ou des bagarres. Plus tôt dans la journée, Sharko avait demandé qu’on tente des recoupements avec les différents hôpitaux et clubs de sport de la région. Les recherches étaient en cours.

À défaut de cheveux, l’analyse toxicologique des poils pubiens avait été extrêmement bavarde. Trois des cinq individus — et l’Asiatique en faisait partie — avaient été des consommateurs de cocaïne et de Subutex, un substitut de l’héroïne. L’examen segmentaire du poil, par découpage en morceaux avait montré que pour les trois, l’absorption de produits stupéfiants avait d’abord fortement diminué, jusqu’à finalement disparaître les dernières semaines avant leur décès. Le broyage des pupes d’insectes n’avait rien révélé. Si les hommes s’étaient drogués dans leurs dernières heures, on en aurait retrouvé des traces dans la kératine des coquilles d’insectes. De ce fait, le commissaire avait noté de vérifier les sorties auprès des centres de désintoxication et des prisons, car le Subutex était une drogue courante derrière les barreaux. Peut-être avait-on affaire à d’anciens taulards, des dealers ou des types impliqués dans une histoire liée au trafic de drogue. Il ne fallait négliger aucune piste.

Dernier point, le petit conduit de plastique trouvé au niveau de la clavicule, sur le cadavre le mieux conservé. Les analyses n’avaient pas révélé la présence de produits liés à une chimiothérapie. Outre les hypothèses faites par le légiste, le rapport notifiait que cette gaine aurait pu également servir à relier de fines électrodes implantées dans le cerveau à un stimulateur glissé sous la peau. On appelait cette technique la stimulation cérébrale profonde et on l’utilisait pour soigner les dépressions graves, limiter les tremblements de la maladie de Parkinson ou encore supprimer les TOC. C’était là un point remarquable, puisque l’assassin semblait s’intéresser au cerveau de ses victimes.

— Qu’est-ce que tu écris ?

Eugénie était revenue. Sharko l’ignora superbement et tenta de poursuivre ses réflexions. La fillette martelait la table avec un coupe-papier, de plus en plus fort.

— Éloïse est morte, euh, ta femme est morte, euh. Éloïse et ta femme sont mortes, euh. Et tout ça, c’est ta faute, euh…

La petite retorse… C’était sa phrase préférée, celle qui blessait jusqu’au fond du cœur. Le flic grinça des dents.

— Ferme-la, bordel !

Des têtes se tournèrent vers Sharko. Il s’arracha de son siège, les poings serrés. Il se précipita vers un brigadier qui faisait des photocopies et lui présenta sa carte de commissaire.

— Sharko, OCRVP.

— Je sais, commissaire. Vous désirez quelque chose ?

— J’ai besoin que vous alliez me chercher des marrons glacés et de la sauce cocktail. De la pink salad en pot d’un kilo. Vous pouvez faire ça ? Pour les marrons, peu importe la marque, mais pour la sauce, n’oubliez pas, la pink salad, et pas une autre.

L’homme écarquilla les yeux.

— C’est que…

Le flic parisien posa les mains sur les hanches, ses épaules s’élargirent. Avec ses quelques kilos de plus, Sharko, déjà costaud à l’origine, suscitait le respect.

— Oui, brigadier ?

Le jeune flic ne protesta plus et disparut. Sharko retourna à sa place. Eugénie lui souriait.

— À tout à l’heure, mon Franck.

— C’est ça, oui. Reste chez toi.

Elle se mit à courir en sautillant et disparut derrière un panneau en liège. Le commissaire inspira, les paupières closes. Le calme revenait, enfin. Ronflement des ordinateurs, semelles grinçantes des collègues. Il poursuivit ses réflexions, feuilleta rapidement les pages techniques des différents rapports. Il n’apprit pas grand-chose de plus. Les analyses ADN étaient en cours, de même que la reconstruction faciale, qui ne mènerait sans doute à rien. Jusqu’à présent, on pouvait résumer l’affaire à cette brève description : cinq hommes entre vingt-deux et vingt-six ans, dont un Asiatique, ex-consommateurs de drogue pour la plupart, avaient été blessés ou tués par balle. Crânes sciés, yeux prélevés, mains coupées, corps enterrés. Super…

En soi, l’enquête ne progressait pas des masses. Le coup dur venait surtout du fichier des disparitions inquiétantes, complètement muet. Requête vide lorsqu’on l’interrogeait, par exemple, sur la disparition dans les quinze derniers mois d’un Asiatique, correspondant aux critères — taille, poids estimé, âge. Mais au final, ce n’était qu’un semi-échec. L’absence d’enregistrement indiquait que ces hommes pouvaient être des marginaux, des étrangers en situation irrégulière, ou des étrangers tout court.

Plus tard, Sharko partit se rafraîchir à la fontaine avec l’impression d’avoir le cerveau en compote. Il s’imaginait bien dehors, à la terrasse d’un café. Le brigadier lui avait ramené le pot de sauce cocktail, les marrons glacés, et depuis, Eugénie lui fichait heureusement la paix. Il n’allait pas tarder à rentrer à l’hôtel, faire un point avec Leclerc et probablement mettre les voiles d’ici une journée ou deux. Parce que, plus le temps passait, plus les pistes se fermaient. Rien du côté des hôpitaux. Les lieutenants qui revenaient de l’enquête de proximité n’avaient que dalle à se mettre sous la dent. Parmi les centaines d’employés — et ex-employés — qui bossaient dans la zone industrielle, nul n’avait vu quoi que ce soit. D’un autre côté, les crimes étaient tellement lointains que les mémoires s’étaient sans doute sérieusement émoussées.

Pour l’heure, ces cadavres restaient totalement anonymes.

Sharko, enfoncé une dernière fois dans ses dossiers, sentit soudain une pression sur son épaule. Il se retourna. C’était Péresse, qui fixait le pot de sauce cocktail et les marrons glacés. Il finit par lâcher :

— On tient une piste sérieuse. Venez voir.

Sharko l’accompagna jusqu’à son bureau. Le commissaire rouennais ferma la porte et désigna son écran d’ordinateur. On y voyait le scanner d’un document manuscrit, en anglais.

Un télégramme.

— Il nous vient d’Interpol. Vous n’allez pas croire de quelle façon ce télégramme est remonté jusqu’ici. Un gars de chez eux, du nom de Sanchez, les appelle depuis son lieu de vacances, un camping du côté de Bordeaux. Il regardait la télé en sirotant le plus tranquillement du monde son apéritif quand il vous aperçoit, vous, près de la zone de découverte des corps, au niveau du pipeline.

— Je suis passé à la télé ? Bon Dieu, ils n’en perdent pas une.

— Sur ce, Sanchez téléphone au siège et se rencarde, il veut savoir sur quelle affaire vous bossez.

— Je connais bien Sanchez. On a eu quelques dossiers en commun à la fin des années quatre-vingt-dix, avant qu’il bascule à Lyon.

— Il n’a pas spécialement regardé la télé ces derniers temps, et ignore le tapage médiatique qu’on fait autour de cette histoire. Alors ses collègues lui racontent… les crânes sciés et compagnie. Et là, ça tilte dans sa tête. Il demande qu’on fouille dans les archives d’Interpol, et devinez sur quoi ils tombent, là-bas ?

— Ce vieux télégramme…

— Exactement. Un télégramme envoyé depuis l’Égypte. Le Caire, plus précisément.

Sharko planta son doigt sur l’écran.

— Dites-moi que mes yeux voient encore clair.

— Je confirme. Il date de 1994. Trois jeunes filles égyptiennes, tuées violemment et habitant Le Caire. Crânes sciés proprement « à la scie médicale », comme c’est écrit, cerveau prélevé, et énucléées. Corps mutilés, lacérés à coups de couteau, de la tête aux pieds, y compris les parties génitales…

Sharko sentait une ignoble ivresse l’envahir. Sa cage thoracique se tendait, sa poitrine se compressait. Le monstre assoiffé de traque refaisait surface. Péresse continua sa lecture.

— … Le tout en moins de deux jours. Et pas d’enterrement sous terre, cette fois-ci. Les corps ont été abandonnés dans la nature. Notre tueur y est allé à la manière forte.

Le flic parisien se redressa en baissant les paupières. Il imagina des filles étalées dans le sable du désert, lardées de coups de couteau. Organes à l’air, offerts aux charognards. Toutes ces images, dans sa tête. Il fixa l’écran dans un souffle.

— C’était il y a si longtemps. Quand il y a des séries, elles sont normalement plus rapprochées dans le temps. Et la distance, aussi. La Normandie, Le Caire, ce n’est pas tout proche… On aurait affaire à un itinérant ? Interpol a relevé d’autres cas similaires ?

— Aucun.

— Ce qui ne signifie pas grand-chose. Il y a encore dix ans, ce genre de télégramme était plutôt rare. Prendre leur temps pour la paperasse, c’est la dernière chose que les flics font, et encore, s’ils veulent bien se casser la tête. Notre homologue égyptien était un policier méticuleux. Ce qui est presque un paradoxe.

Sharko marqua un silence, ses yeux continuaient à parcourir le télégramme tandis que son cerveau carburait déjà. Trois filles en Afrique, cinq hommes en France. Lacérations, crânes ouverts, yeux prélevés. Seize ans d’écart. Pourquoi une si longue attente entre les deux séries ? Et, surtout, pourquoi les deux séries ? Le commissaire revint à la description sommaire balancée à Interpol.

— L’auteur du rapport est Mahmoud Abd el-Aal… Le nom de l’officier égyptien qui a lancé la pierre ?

— Il semblerait.

— Ce papier est tout ce dont on dispose ?

— Pour le moment. On s’est d’abord mis en relation avec Interpol en Égypte, puis le SCTIP[3] cairote, qui nous a basculés sur un commissaire de l’ambassade française, Mickaël Lebrun, en contact direct avec les autorités de là-bas. Les premières nouvelles ne sont pas terribles.

— Pourquoi ?

— Ce Abd el-Aal, il n’exerce plus depuis cette affaire, apparemment.

Sharko marqua un silence.

— Quelqu’un peut nous donner accès au dossier ?

— Oui, il s’appelle Hassan Noureddine, c’est l’inspecteur principal qui dirige la brigade. Une espèce de dictateur, d’après Lebrun. Les locaux tiennent leur langue, ils n’aiment pas que les Occidentaux viennent fourrer le nez dans leurs affaires. La torture des prévenus, les emprisonnements pour divergence d’opinions sont encore monnaie courante en Égypte. On ne s’en sortira pas par téléphone, et ils refusent d’envoyer leurs dossiers par voie électronique ou postale.

Sharko soupira, Péresse avait raison. Les polices des pays arabes, et plus particulièrement celle d’Égypte, étaient à des années-lumière des modèles européens. Corrompues par l’argent et le pouvoir, tournées uniquement vers la sécurité intérieure.

D’un clic de souris, Péresse lança l’impression du télégramme.

— J’ai contacté votre chef. Il est OK pour qu’on vous envoie là-bas. Le Caire n’est qu’à quatre heures d’avion. Si vous le voulez bien, vous passerez par l’ambassade. Mickaël Lebrun vous introduira auprès de la police cairote. Il vous orientera vers Hassan Noureddine.

Eugénie entra soudain dans la pièce, en colère. Sharko détourna la tête vers la petite, qui se mit à le tirer par la chemise.

— Allez, viens, on s’en va, grogna-t-elle. Hors de question qu’on aille dans cet horrible pays. J’ai horreur de la chaleur et du sable. Et j’ai peur de l’avion. Je veux pas.

— … missaire ? Commissaire ?

Sharko revint vers Péresse, la main au menton. L’Égypte… S’il pouvait s’attendre à cela.

— Ça sent le mauvais James Bond…

— On n’a pas vraiment le choix. Nous, c’est le terrain, et vous…

— La paperasse, je sais.

Dans un soupir, Sharko récupéra la copie du télégramme. Quelques lignes envoyées au petit bonheur la chance, perdues entre deux continents, avec lesquelles il allait devoir se débrouiller. Il songea à ce pays qu’il ne connaissait qu’à travers les catalogues de vacances, du temps où il les consultait encore. Le Nil, les grandes pyramides, la chaleur écrasante au cœur des palmeraies… Une usine à touristes. Suzanne avait toujours voulu y aller, il avait refusé, à cause du travail. Et, aujourd’hui, ce même fichu travail le poussait dans le sable maudit d’Afrique.

Pensif, il fixait Eugénie, assise à la place du chef de la crim et jouant avec des élastiques, qu’elle faisait claquer contre les fesses de Péresse.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ? fit le Rouennais en se retournant.

Sharko releva la tête.

— Je pars le plus vite possible, je suppose ?

— Demain, au plus tard. Vous avez un passeport de service ?

— Obligé. Je suis censé diligenter des enquêtes internationales. Même si ça n’arrive jamais.

— La preuve que si. Attention, au Caire, vous serez pieds et poings liés. L’ambassade vous collera un traducteur dans les pattes, et vous ne pourrez avancer qu’au bon vouloir des locaux. Vous allez marcher sur des œufs. On se tient au courant.

— J’ai droit au port d’arme ?

— En Égypte ? Vous rigolez ?

Ils se serrèrent poliment la main. Sharko voulut sortir en plantant la fillette sur place, mais Péresse l’interpella une dernière fois.

— Commissaire Sharko ?

— Hmm…

— La prochaine fois, évitez d’envoyer l’un de mes brigadiers faire vos courses.

Sharko sortit du bâtiment, direction l’hôtel. Les copies des rapports sous un bras, le pot de sauce pink salad et les marrons glacés dans l’autre. En route vers une affaire, à l’évidence, particulièrement malsaine.

Et prêt à plonger dans les entrailles d’une ville brûlante aux parfums d’épices.

La mythique cité d’Al-Qahira.

Le Caire.

12

Après son déjeuner infect avec sa fille — tranche de rôti sans sauce et pommes de terre à l’eau —, Lucie fit un détour par chez elle, un petit appartement en pleine résidence d’étudiants, le long des quartiers de la Catho. Le boulevard verdoyant débordait de bâtiments à l’architecture néogothique, dont l’université catholique qui régurgitait ses quelques milliers d’élèves à travers les artères de la ville. Avec tous ces jeunes autour d’elle, ses filles qui grandissaient, Lucie se sentait chaque jour un peu plus vieille.

Elle déverrouilla l’entrée, pénétra et posa son sac de linge sale dans la laverie. Démarrer une lessive, vite, pour se débarrasser de ces horribles relents d’hôpital. Puis elle plongea sous une douche tiède, laissa le jet d’eau lui fouetter la nuque, lui mordiller les seins. Ces deux jours sans rentrer, à manger de la bouillie, se laver au lance-pierre et dormir pliée en deux, lui prouvaient à quel point elle aimait sa petite vie, avec ses filles, ses habitudes, son film, qu’elle visionnait chaque soir, plantée dans ses pantoufles lapin que les jumelles — et sa mère — lui avaient offertes pour sa fête. C’est quand on s’éloigne des choses les plus simples qu’on se rend compte qu’en définitive, elles ne sont pas si moches.

Une fois séchée, elle opta pour une tunique bleue en soie, légère et souple, qu’elle laissa naturellement tomber sur ses hanches, par-dessus son pantalon corsaire qui descendait jusqu’à mi-mollets. Elle aimait le galbe de ses jambes, hâlées par le footing qu’elle pratiquait deux fois par semaine autour de la Citadelle. Depuis que les jumelles allaient à l’école et à la cantine, elle était parvenue à retrouver une forme d’organisation, entre travail, loisirs et famille. Elle était redevenue, comme disait sa mère, une femme.

Elle fit un détour par son ordinateur pour contrôler son compte Meetic. Son échec avec Ludovic ne l’avait pas refroidie de ces rapports avec l’ordinateur. Elle n’arrivait pas à se défaire de cette forme de relation, virtuelle, empaquetée. C’était pire qu’une drogue, et cela permettait de gagner du temps, surtout. Car, comme tout le monde, elle courait après les heures.

Sept nouvelles demandes s’étaient accumulées sur son profil. Elle les consulta rapidement, en rejeta d’emblée cinq, en mit deux de côté, des hommes bruns de quarante-trois et quarante-quatre ans. L’assurance que dégageait un mâle aux alentours de la bonne quarantaine était ce qu’elle recherchait en priorité. Une présence fiable, forte, qui ne la plaquerait pas à la première greluche venue.

Elle sortit, la nuque pleine de fraîcheur. Alors, elle constata le léger frottement de sa clé dans la serrure. Quelque chose semblait accrocher au moment de fermer à double tour. Lucie se pencha, observa attentivement le métal, recommença. Et, bien qu’elle parvînt à verrouiller, la gêne persistait. Contrariée, elle rouvrit, fouilla visuellement l’intérieur de son salon, s’aventura dans les autres pièces. Elle explora les armoires où elle rangeait ses DVD, ses romans. Rien n’avait été touché, a priori… Évidemment, elle songeait à la présence fantôme chez Ludovic. Le type qui avait fouillé là-bas aurait très bien pu relever sa plaque d’immatriculation en sortant, et remonter jusque chez elle. N’importe qui d’autre aurait pensé que la serrure vieillissait, et qu’il était temps de lui donner un peu d’huile. Lucie haussa les épaules en souriant et mit finalement les voiles. Elle devait arrêter de s’inquiéter pour un rien. Ce qui ne l’empêcha pas de regarder longuement dans son rétroviseur après son départ, et de se convaincre que le film, le fameux film bizarroïde, était bien à l’abri chez Claude Poignet.

Rejoindre Liège, dans une vieille bagnole sans climatisation, par les autoroutes tape-cul de la Belgique, relevait de l’exploit, mais elle y parvint en un seul morceau. Luc Szpilman lui ouvrit la porte. Un ignoble piercing lui traversait la lèvre inférieure.

— C’est vous que j’ai eue au téléphone ?

Lucie acquiesça et lui montra sa carte tricolore. Elle avait justifié sa visite en exposant un semblant de vérité : l’un des films embarqués par Ludovic Sénéchal intriguait la police, de par la nature de ses images violentes.

— En effet. Je peux entrer ?

Il la sonda de son petit œil porcin. On aurait dit que ses cheveux avaient explosé sur sa tête, à la Tokyo Hotel.

— Allez-y. Mais ne me dites surtout pas que mon père était impliqué dans un trafic quelconque.

— Non, non. Ne vous inquiétez pas.

Ils s’installèrent dans le vaste séjour, auquel on accédait par une série de marches qui plongeaient la pièce sous le niveau du sol. Un toit de verre ouvrait sur le ciel limpide, d’un bleu profond. Lucie songea à une espèce de vivarium géant. Luc Szpilman se décapsula une bière, son interlocutrice opta pour un verre d’eau. Quelque part dans la maison, on jouait d’un instrument de musique. Les notes dansaient, légères et envoûtantes.

— De la clarinette. C’est ma copine.

Surprenant. Lucie l’aurait plutôt vu avec une compagne pratiquant la guitare électrique ou la batterie. Elle décida de ne pas perdre de temps et de cadrer la rencontre.

— Vous habitiez encore avec votre père ?

— Ça m’arrivait. Tous les deux, on ne se parlait plus vraiment, mais il n’a jamais eu le courage de me foutre dehors. Alors oui, je bougeais entre ici et chez ma copine. Maintenant qu’il n’est plus là, je crois que le choix est fait.

Il engloutit la moitié de sa canette — un chimay rouge à 7° — et la posa sur une table en verre, à côté d’un cendrier où traînaient des restes de joints. La flic essayait de situer le zozo : un gosse rebelle, sans doute gâté dans sa jeunesse. La mort récente du père ne paraissait pas vraiment l’affecter.

— Parlez-moi des circonstances du décès.

— J’ai déjà tout raconté à la police et…

— S’il vous plaît.

Il soupira.

— J’étais dans le garage. Depuis que mon vieux n’a plus de voiture, on y a installé nos instruments de musique. Je composais un morceau avec un pote et ma copine. Il devait être 20 h 25 quand j’ai entendu un gros boum à l’étage. Je me suis d’abord précipité ici, parce qu’à cette heure-là, c’est les informations, mon père ne se lève jamais de son fauteuil. Alors, je suis monté au premier, puis j’ai vu que la porte du grenier, au second, était ouverte. Ça, c’était bizarre.

— Pourquoi ?

— Mon père avait plus de quatre-vingts balais. Il bougeait encore pas mal, il sortait même parfois à pied dans la ville, pour aller à la bibliothèque, mais il ne montait plus jamais, à cause des marches trop raides. Quand il voulait mater l’un de ses films, il me demandait toujours.

Lucie se savait sur la bonne piste. Un fait aussi soudain qu’inattendu avait provoqué un déclic chez le père, le poussant à monter sans réclamer l’aide de son fils.

— Ensuite, dans le grenier ?

— C’est là-dedans que j’ai découvert son corps, au pied de l’échelle.

Luc fixa le sol, les pupilles dilatées, puis se ressaisit en une fraction de seconde.

— Du sang coulait sous son crâne. Il était mort. Ça m’a fait drôle de le voir comme ça, immobile, les yeux ouverts. J’ai immédiatement appelé les secours.

Il reprit sa bière d’une main ferme, ne laissant rien transparaître. Quelque part, un fils né sur le tard n’avait sans doute vu en son géniteur qu’un vieillard maladroit, qui n’avait jamais pu partager une partie de foot avec lui. Lucie hocha le menton vers la peinture d’un homme âgé, regard ferme, iris noirs. Une gueule aussi sévère que la Muraille de Chine.

— C’est lui ?

Il acquiesça, les deux mains serrées sur sa canette.

— Papa, dans toute sa splendeur. Je n’étais même pas né quand on l’a peint. Il avait déjà cinquante ans, vous vous rendez compte ?

— Quel était son métier ?

— Conservateur à la FIAF, la Fédération internationale des archives du film, et il s’y rendait régulièrement, pour fouiner. La FIAF est un organisme chargé de préserver l’héritage cinématographique de nombreux pays. Mon père a passé sa vie dans le cinéma. C’était sa grande passion, avec l’histoire et la géopolitique de ces cent dernières années. Les grands conflits, la guerre froide, l’espionnage et le contre-espionnage… Il en connaissait un sacré rayon.

Il leva les yeux.

— Vous m’avez raconté, au téléphone, qu’il y avait un problème avec l’un des films du grenier ?

— Oui, celui qu’il voulait probablement récupérer, ce soir-là. Un court métrage de 1955, où l’on voit en scène d’ouverture une femme se faire crever un œil. Cela vous dit quelque chose ?

Il prit le temps de la réflexion.

— Absolument pas. Je ne regardais jamais ses films, ses vieux machins sur l’espionnage ne m’intéressaient pas. Et mon père, lui, les visionnait toujours dans sa salle privée. Il était un fou de cinéma, et un acharné, capable de voir le même film vingt, trente fois.

Il lâcha un rire nerveux.

— Papa… Je crois qu’il piquait beaucoup de ces bobines à la FIAF.

— « Piquait » ?

— Piquait, oui. Ça faisait partie de ses petits défauts de collectionneur, il n’a jamais pu s’en empêcher. Une espèce de tic obsessionnel, si vous voulez. Je sais qu’il s’arrangeait avec pas mal de ses collègues qui faisaient pareil. Parce que, normalement, ces films, ils ne sortent jamais de là-bas. Mais papa, il ne voulait pas que ces bobines croupissent dans d’immenses couloirs sans âme. Il était du genre à caresser ses boîtiers comme on caresse un vieux chat.

Lucie l’écouta, puis lui parla de la gamine de la balançoire, de la scène du taureau. Luc continuait à nier et paraissait sincère. Elle le pria alors de l’emmener au grenier.

Dans la cage d’escalier, elle comprit pourquoi le père ne montait plus, les marches défiaient la verticalité. Une fois sur place, Luc partit vers l’échelle et la fit rouler jusqu’au coin opposé :

— L’échelle se trouvait à cet endroit, précisément, quand j’ai découvert le corps.

Lucie observait l’endroit avec attention. L’antre intime d’un passionné.

— Pourquoi a-t-elle bougé ?

— Des tas de personnes sont passées ici, et risquent encore de venir. Depuis hier matin, les films partent comme des petits pains.

Lucie sentit une connexion soudaine s’établir dans sa tête.

— Tous les visiteurs ont acheté des films ?

— Euh… Non, pas tous.

— Précisez.

— Il y a ce gars, venu juste après votre ami, qui avait l’air bizarre.

Il marchait au coup par coup, plus très vif. La bière, de toute évidence.

— Précisez encore.

— Il avait les cheveux très courts. Blonds, coupe en brosse. Moins de trente ans. Un balèze avec des rangers ou des pompes dans le même genre. Il a tout fouillé au grenier, on aurait dit qu’il cherchait quelque chose de bien précis parmi les bobines. En définitive, il n’a rien pris, mais il m’a demandé si des gens étaient déjà venus et avaient déjà embarqué des films. Alors, je lui ai parlé de votre Ludovic Sénéchal. Quand je lui ai raconté, pour ce film sans étiquette qu’il avait emmené, le type m’a dit qu’il aimerait bien discuter avec Sénéchal. De ce fait, je lui ai filé l’adresse.

— Vous l’aviez ?

— Sur le chèque de quatre cents euros qu’il m’avait remis.

Ainsi tout partait d’ici. Comme Ludovic, le mystérieux individu avait dû tomber sur l’annonce et s’était précipité. Il était arrivé trop tard car Ludovic, habitant proche de la frontière, avait raflé la mise. Cela signifiait-il que ce type écumait les brocantes, surveillait les petites annonces depuis des lustres, avec le secret espoir de mettre la main sur ce film perdu ?

Lucie cuisina Szpilman davantage. Le visiteur était venu en voiture classique, une Fiat noire d’après lui. Plaque française, dont le jeune Belge était incapable de donner l’immatriculation.

Ils retournèrent dans le salon. Lucie considéra le gigantesque écran plat, incrusté dans le mur. Szpilman avait dit que son père écoutait les informations peu de temps avant sa mort.

— Avez-vous la moindre idée sur ce qui a pu pousser votre père à monter soudainement au grenier ?

— Non.

— Quelle chaîne regardait-il ?

— Votre chaîne nationale à vous, TF1. C’était sa préférée.

Lucie nota qu’il faudrait visualiser le journal du soir de la mort, au cas où.

— Quelqu’un est venu, avant qu’il monte là-haut ? Le matin, l’après-midi ?

— Pas à ma connaissance.

Elle jeta un rapide coup d’œil circulaire. Pas de ligne de téléphone fixe dans la pièce.

— Votre père possédait un téléphone portable ?

Luc Szpilman hocha la tête. Lucie se resservit un verre de l’eau de la carafe, la jouant décontractée. Intérieurement, elle bouillait.

— Et il le portait sur lui à sa mort ?

Le jeune sembla percuter. Il écrasa son index sur la table basse.

— Il était là. Je l’ai ramassé ce matin pour le mettre sur l’étagère, là-bas. Les policiers ne s’y sont même pas intéressés. Vous croyez que…

— Vous me le montrez ?

Il partit le chercher. Plus de batterie, évidemment. Il le brancha sur un chargeur relié au secteur et tendit l’ensemble à Lucie. Un téléphone en sale état, mais qui permettait de consulter le journal des appels, avec l’heure et la date. Elle s’intéressa d’abord aux appels reçus. Le dernier datait de la veille de la mort, le dimanche dans l’après-midi. Une certaine Delphine De Hoos. Luc expliqua qu’il s’agissait de l’infirmière, qui venait de temps en temps lui faire des prises de sang. Les autres appels s’éloignaient dans le temps, et, aux dires du fils, étaient normaux. Juste quelques vieux amis ou collègues de la FIAF, avec qui son père buvait une vodka de temps à autre.

Lucie plongea à présent dans le répertoire des appels émis. Son cœur fit un bond.

— Tiens, tiens…

Le dernier datait du fameux lundi, à 20 h 09. Soit environ quinze minutes avant la chute de l’échelle. Mais il y avait bien plus intéressant que la date. C’était le numéro de téléphone, pour le moins étrange : +1 514 689 8724.

Lucie montra l’écran à Szpilman.

— Il a appelé à l’étranger quelques minutes avant de mourir. Ce numéro ou l’indicatif vous parlent ?

— Les États-Unis peut-être ? Ça lui arrivait d’appeler là-bas, pour ses recherches historiques.

— Je ne crois pas, non.

Lucie sortit son propre portable et composa un numéro, une intuition derrière la tête. Elle n’en mettrait pas sa main à couper, mais…

Une voix, de l’autre côté de la ligne, l’interrompit dans ses pensées. Les renseignements. Lucie présenta sa requête :

— J’aimerais savoir à quel pays correspond ce numéro de téléphone : +1 514 689 8724.

— Un instant, s’il vous plaît.

Un silence. Portable calé entre l’oreille et l’épaule, Lucie demanda un stylo et une feuille de papier à Luc. Puis elle nota le numéro rapidement. La voix revint dans l’écouteur.

— Madame ? C’est l’indicatif de la province du Québec. Montréal, plus précisément.

Lucie raccrocha. Un mot s’effrita au bout de ses lèvres, alors qu’elle fixait Luc intensément.

— Canada…

— Le Canada ? Pourquoi aurait-il appelé le Canada ? On ne connaît personne là-bas.

Lucie se laissa le temps d’assimiler l’information. Pour une quelconque raison, Wlad Szpilman avait brusquement appelé un individu habitant le pays où avait été fabriqué le film. Elle remonta dans les appels passés, jusqu’à une semaine en arrière. Aucune autre trace de ce numéro.

— Votre père tenait-il des notes concernant ses films, ses contacts ? Des fiches, des carnets ?

— Je n’ai jamais rien remarqué. Ces dernières années, la vie de mon père se résumait à quelques mètres carrés, entre ici, sa salle de cinéma et son bureau.

— Son bureau, je peux jeter un œil ?

Luc hésita, termina sa bière.

— Très bien. Mais il faudra vraiment que vous m’expliquiez ce qui se passe. C’était mon père, j’ai le droit de savoir.

Lucie acquiesça. Luc l’emmena dans une pièce propre, bien rangée, avec ordinateur, revues, journaux, bibliothèque. La flic jeta un œil dans les papiers, les tiroirs. Juste du matériel de bureautique, un PC, rien de flagrant. La bibliothèque, au fond, contenait beaucoup de livres d’histoire, sur les guerres, les massacres, les génocides. Arméniens, juifs, rwandais. Il y avait aussi tout un pan sur l’histoire de l’espionnage. CIA, MI5, théorie du complot. Puis des bouquins en anglais, avec des noms qui ne suggérèrent rien de spécial à Lucie. Bluebird, Mkultra, Artichocke. Wlad Szpilman semblait se préoccuper de la face noire du monde au siècle dernier. Lucie se tourna vers Luc, désignant les livres.

— Pensez-vous que votre père vous cachait quelque chose de grave, de secret ?

Le jeune haussa les épaules.

— Mon père, il était plutôt parano. Pas le genre à me parler de ces trucs-là, c’était son jardin secret.

Après un tour dans la pièce, Lucie se fit raccompagner à la sortie, remercia Luc Szpilman en lui tendant sa carte professionnelle derrière laquelle elle inscrivit son numéro de portable personnel, au cas où. Dans sa voiture, au calme, elle sortit son téléphone et composa le fameux numéro vers le Canada. Quatre sonneries stressantes, avant qu’on décroche enfin. Pas un bruit, pas de « Allô ». Alors, Lucie lâcha :

— Allô ?

Un long silence. Lucie répéta :

— Allô ? Il y a quelqu’un ?

— Qui êtes-vous ?

Voix masculine, à l’accent québécois marqué.

— Lucie Henebelle. J’appelle de…

Brusque déclic. On avait raccroché. Lucie songea à un type nerveux, aux aguets, qui se méfiait. Scotchée par la brièveté de l’échange, elle jaillit de sa voiture et retourna frapper chez Szpilman.

— Encore vous ?

— Il me faudrait le téléphone de votre père.

13

Affiner la stratégie. Surprendre l’autre avant qu’il ne raccroche.

Lucie avait laissé se passer un bon quart d’heure, puis elle recomposa le numéro avec le portable légèrement rechargé de Wlad Szpilman. Avec un peu de chance, son interlocuteur reconnaîtrait le contact à son numéro et ne raccrocherait pas. Pas tout de suite, en tout cas.

Elle allait et venait, angoissée, devant la maison du Belge. Même s’il avait été plutôt coulant et compréhensif avec elle, elle ne voulait pas que Luc puisse écouter la conversation, si conversation il y avait.

On décrocha au bout de deux sonneries.

— Wlad ? fit la voix à l’accent québécois.

— Wlad est mort. Lucie Henebelle au téléphone, lieutenant de police judiciaire. La police française.

Elle avait tout lâché, d’un bloc. C’était le moment décisif. Un interminable silence s’étira, mais on ne raccrocha pas.

— Mort comment ?

Lucie serra le poing, le poisson était ferré. Il fallait désormais tirer la ligne doucement, sans donner d’à-coups.

— Je vais vous répondre. Mais dites-moi d’abord qui vous êtes.

— Mort comment ?

— Un bête accident. Il est tombé d’une échelle et s’est ouvert le crâne.

Des secondes s’écoulèrent. Des tas de questions brûlaient les lèvres de Lucie, mais elle avait peur qu’il coupe la communication. C’est lui qui brisa la glace le premier.

— Pourquoi appelez-vous ?

Lucie la joua franc-jeu. Elle sentait que l’autre, sur les dents, flairerait immédiatement le mensonge.

— Après vous avoir contacté lundi, Wlad Szpilman est immédiatement monté dans son grenier pour récupérer un film. Un film anonyme de 1955, fabriqué au Canada, que j’ai en ma possession. Je veux comprendre pourquoi.

À l’évidence, elle l’avait scotché. Elle entendait sa respiration devenir plus lourde, seconde après seconde.

— Vous n’êtes pas policier, vous mentez.

— Appelez ma hiérarchie. Police judiciaire de Lille, dites-leur de…

— Parlez-moi de l’affaire.

Lucie tentait de réfléchir à cent à l’heure. De quoi parlait-il ?

— Je suis désolée, je…

— Vous n’êtes pas policier.

— Si, je le suis ! Lieutenant à Lille, bon sang !

— Dans ce cas, parlez-moi de ces cinq corps, découverts proches des usines. Où en sont les investigations ? Donnez-moi les détails techniques.

Lucie percuta : les corps du pipeline. Alors c’était donc cela qui avait déclenché l’appel de Wlad Szpilman. Ils en parlaient au journal télévisé.

— Je suis désolée. On fonctionne par régions et je travaille dans le Nord. Ce n’est pas nous qui nous occupons de cela. Il faudrait voir avec…

— Je m’en fiche. Rapprochez-vous des gens qui s’en occupent. Si vous êtes vraiment policier, vous récupérerez l’information. Et, juste au cas où vous souhaiteriez m’identifier, mon téléphone est un portable enregistré à de faux nom et adresse. Vous me contraignez à le détruire.

Il allait raccrocher. Lucie tenta le tout pour le tout.

— Il y a un rapport entre cette affaire et le film ?

— Vous le savez. Au rev…

— Attendez ! Comment je vous joins ?

— Tout à l’heure, votre numéro s’est affiché. C’est moi qui vous joindrai… (Il se tut un moment.) Je vous appelle à 20 heures, heure française. Ayez les infos, ou vous n’entendrez plus jamais parler de moi.

Terminé. Bip sonore. Lucie resta bouche bée. Cela avait certainement été le coup de fil le plus dense et le plus intriguant de toute sa vie.

Après avoir remercié Luc pour le prêt du téléphone, elle s’enfonça profondément dans le siège de sa voiture, les mains sur le front. Elle pensait à cette voix séparée de la sienne par plus de six mille kilomètres. À l’évidence, son interlocuteur avait une frousse bleue d’être identifié, il se planquait derrière des numéros volés et abrégeait toute forme d’échange. Pourquoi se cachait-il ? Et de qui ? Comment était-il entré en contact avec Wlad Szpilman ? Mais la question qui la turlupinait le plus était de savoir quel lien invisible il pouvait y avoir entre le film anonyme et les cadavres déterrés en Haute-Normandie.

Cette bobine maléfique était peut-être l’arbre qui cachait la forêt.

Piquée au vif, Lucie sut dès lors qu’elle n’avait plus le choix. Sa conscience lui interdisait de faire l’impasse, de lâcher le morceau. C’était toujours de cette façon, à l’arrache, qu’elle était allée au bout de ses affaires. Ce même acharnement qui l’avait poussée à porter l’insigne. À franchir les limites aussi, parfois.

Désormais, le temps était compté. Elle avait jusqu’à 20 heures pour trouver le bon contact à Paris et décrocher l’info qu’on lui réclamait.

14

L’appartement d’un schizophrène a tendance à être mal rangé. Le désordre intérieur de la personnalité — la fracture mentale — se manifeste souvent par un désordre extérieur si bien que certains d’entre eux finissent par se payer les services d’une femme de ménage. Au contraire, l’appartement d’un analyste comportemental réclame une certaine rigueur, miroir d’un esprit rectiligne, habitué à ordonner dans des tiroirs les informations comme on range des chaussures dans des casiers. Aussi, l’appartement de Sharko naviguait entre deux eaux. Si les tasses de café s’accumulaient dans l’évier, les costumes et les cravates non repassés dans un coin de sa salle de bains, les différentes pièces, très propres, donnaient l’impression qu’une famille paisible y vivait. Beaucoup de photos dans des cadres, une petite plante, une chambre d’enfant, avec ses vieilles peluches, la tapisserie jaune traversée d’une frise avec des dauphins.

Sur le sol de cette dernière pièce, un magnifique réseau ferroviaire déployait ses rails et ses locomotives anciennes, bordé de décors en mousse, en liège ou en résine. Redonner vie à ce monde miniature, qui avait jadis demandé des centaines — des milliers — d’heures de montage, de peinture, de collage, était la première chose que Sharko avait faite à son retour de Rouen, deux heures plus tôt. Les locomotives sifflaient dans l’air joyeusement et dégageaient leur bonne odeur de vapeur, mêlée à celle du parfum de sa femme Suzanne, qu’il introduisait dans le réservoir. Égale à elle-même, Eugénie était assise au milieu du réseau, elle souriait et à ces instants précis, le flic était heureux de la sentir à ses côtés.

Quand elle décida de partir, Sharko se leva et sortit une valise poussiéreuse du dessus d’une armoire. Une fois ouverte, les odeurs du passé resurgirent, pleines de nostalgie. Le gros cœur de Sharko se serra.

Le départ pour Le Caire était prévu le lendemain matin, depuis l’aéroport d’Orly, avec la compagnie Egyptair. Classe économique, les vaches. Il était convenu que le commissaire de police attaché à l’ambassade française l’attendrait sur place. Sharko avait relevé, sur Internet, les températures locales : les flammes du ciel incendiaient le pays, véritable sauna qui n’allait pas arranger ses affaires. Il chargea sa valise de chemisettes unies, de deux maillots de bain — sait-on jamais ? — de deux pantalons de flanelle et de bermudas. Il n’oublia pas son magnétophone, la sauce cocktail, les marrons glacés et sa loco Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon.

Son téléphone sonna au moment où il fermait sa valise, à moitié remplie pour laisser de la place pour des cadeaux. C’était Leclerc au téléphone. Sharko décrocha avec le sourire :

— Cartouches de cigarettes, whisky égyptien dont je ne me souviens même plus du nom, brûle-parfum pour Kathia… Et maintenant, que vas-tu me demander d’autre ? Une pyramide en carton ?

— Tu as le temps pour faire un saut à la gare du Nord ?

Sharko regarda sa montre. 18 h 30. D’ordinaire, il dînait une demi-heure plus tard en lisant le journal ou en faisant des mots croisés, et détestait chambouler ses habitudes.

— Ça dépend.

— Une collègue de la PJ de Lille veut te rencontrer. Elle est déjà dans le TGV.

— C’est une plaisanterie ?

— A priori, il y a un rapport avec notre affaire.

Un silence.

— De quel genre ?

— Du genre bizarre et inattendu. Elle m’a appelé, moi, sur ma ligne directe. Va voir si c’est du flan. Vous avez déjà un point commun, tous les deux : normalement, vous êtes en congé.

— Tu parles d’un point commun.

— Son train arrive à 19 h 31. Elle est blonde, trente-sept ans, elle portera une tunique bleue et un pantalon corsaire beige. De toute façon, elle, elle te reconnaîtra, elle t’a vu à la télé. T’es presque une star maintenant.

Sharko se massa les tempes.

— Je m’en passerais bien. Parle-moi d’elle.

— Je te transmets quelques éléments. Imprime et mets-toi en route.

Sharko avait ses billets d’avion électroniques devant les yeux.

— Bien, chef, à vos ordres, chef. Dis, à peine deux jours au Caire, c’est un peu court, non ?

— Les locaux ne veulent pas qu’on y passe plus de temps. On doit suivre les procédures.

— Pourquoi tu m’envoies ? Les procédures, ce n’est pas trop mon truc. Et puis, si je décroche… Enfin, tu te rappelles, la petite lumière verte, dans mon cerveau ?

— Et c’est quand cette petite lumière s’allume que tu es le meilleur, justement. Ta maladie, elle fait de drôles de trucs dans ta tête, une espèce de bouillabaisse qui te fait capter des choses que personne d’autre ne peut ressentir.

— Si tu pouvais dire ça à notre grand chef. Il aurait peut-être un peu plus de considération à mon égard.

— Moins on lui en dit, mieux on se porte. Au fait, Auld Stag…

— Quoi ?

— Le whisky égyptien, c’est du Auld Stag. Note-le quelque part, merde. Pour Kathia, tu prends le brûle-parfum le plus cher. Je veux lui faire un beau cadeau.

— Comment va-t-elle ? Ça fait longtemps que je ne suis pas allé la voir. J’espère qu’elle ne m’en veut pas trop et que…

— Et n’oublie pas un antimoustiques sinon tu vas morfler.

Il raccrocha sèchement, comme s’il avait voulu abréger l’échange.

Un quart d’heure plus tard, Sharko s’installait dans le RER à Bourg-la-Reine, la feuille imprimée sur les genoux. Il plongea dans le mince rapport que lui avait fourni son chef. Lucie Henebelle… Célibataire, deux filles, père décédé d’un cancer au poumon alors qu’elle avait dix ans, mère au foyer. Brigadier à Dunkerque au début des années 2000. Assignée à la paperasse, elle avait réussi à se brancher sur une sordide affaire, celle de la Chambre des morts[4], qui avait ébranlé la région du Nord. Sharko connaissait la barrière hiérarchique entre le grade de brigadier et celui d’OPJ dans ces années-là. Comment une simple gratte-papier avait-elle réussi à devenir la meneuse d’une telle traque, où l’on parlait de psychopathes et de rituels ? Quelles forces internes avaient poussé cette mère de famille de l’autre côté ?

Ensuite, elle avait été mutée au SRPJ de Lille, au rang de lieutenant. Jolie promotion. Elle cherchait la grande ville, où la chance de tomber sur le pire se multipliait. Parcours impeccable jusque-là. Une femme acharnée, pointilleuse, aux dires de ses supérieurs, mais qui, de plus en plus, avait tendance à sortir des rails. Interventions sans renforts, coups de gueule réguliers avec la hiérarchie, et une fâcheuse habitude à ne s’orienter que vers les dossiers à connotation violente, plus particulièrement les crimes de sang. Kashmareck, son commandant de police, la décrivait comme « encyclopédique, habitée, fine psychologue sur le terrain. Mais pas toujours contrôlable ». Sharko se plongea davantage dans le dossier. Il avait le sentiment de lire sa propre histoire. En 2006, elle avait morflé, semblait-il. Une traque intense jusqu’au fin fond de la Bretagne qui, à terme, l’avait collée en arrêt-maladie pendant trois semaines. Le terme officiel était « surmenage ». Chez les flics, ça s’appelait dépression.

Dépression… Cette femme paraissait pourtant solide, sur le papier. Pourquoi cette descente au fond du trou ? La dépression vous enveloppe quand une enquête vous frappe en pleine gueule, quand le malheur des autres devient soudain le vôtre. Que lui était-il arrivé de si personnel ?

Sharko releva les yeux, une main serrant son menton. Elle n’avait que la trentaine, et le noir l’attirait déjà au point de contrôler sa vie. À quel âge avait-il commencé à basculer, lui ? Peut-être bien avant cet âge-là. Et le résultat était là. N’importe quel observateur aurait, en un clin d’œil, compris sa situation : un type gonflé aux médocs qui vieillirait seul, frappé par le sceau d’une vie fragmentée, incrustée le long de ses rides comme un flot de douleur.

Il débarqua à la gare du Nord à 19 h 20, moins trempé que d’habitude. En juillet, les travailleurs étaient remplacés par les touristes, plus disciplinés et bien moins collants. Le pouls de Paris battait au ralenti.

Quai numéro 9. Sharko patientait au milieu des pigeons, dans un courant d’air maussade, bras croisés, avec son bermuda beige sous une chemisette jaune, ses chaussures de bateau. Il détestait les quais de gare, les aéroports, tout ce qui pouvait rappeler que chaque jour, des gens se quittaient. Derrière lui, des parents accompagnaient leurs enfants jusqu’aux trains, bondés pour les départs vers les centres de vacances. Cette séparation-là avait du bon, car elle amplifiait la joie des retrouvailles mais pour Sharko, il n’y aurait plus jamais de retrouvailles.

Suzanne… Éloïse…

La masse des voyageurs jaillit comme un seul homme du TGV en provenance de Lille. Couleurs, tempête de voix et roulements des sacs qu’on tirait. Sharko tendit le cou entre les chauffeurs de taxi qui levaient des pancartes nominatives. Comme une connexion évidente, il capta immédiatement la bonne personne. Elle s’approchait en souriant. Petite, fine, cheveux descendant jusqu’aux épaules, elle lui paraissait fragile, et sans son sourire abîmé et cette fatigue qu’on retrouve chez certains flics, il l’aurait prise, peut-être, pour une nana montée à Paris à la recherche d’un emploi saisonnier.

— Commissaire Sharko ? Lucie Henebelle, SRPJ de Lille.

Leurs doigts se rencontrèrent. Sharko remarqua qu’elle passait le pouce par-dessus, dans leur poignée de main. Elle voulait contrôler le terrain ou exprimer une forme de domination spontanée. Le commissaire lui sourit à son tour.

— Le Némo, rue des Solitaires dans le Vieux-Lille, existe toujours ?

— Je crois qu’il est à vendre. Vous êtes originaire du Nord ?

— À vendre ? Mince alors… Les meilleures choses finissent toujours par disparaître. Oui, je suis originaire du Nord, mais ça remonte à loin. Allons au Terminus Nord. Pas très glamour, mais c’est juste en face.

Ils sortirent de la gare et trouvèrent une place à l’ombre, à la terrasse de la brasserie. Devant eux, les taxis s’alignaient en une interminable queue colorée. La gare donnait l’impression de régurgiter la totalité du monde. Blancs, Beurs, Noirs, Asiatiques se dispatchaient en un essaim indigeste. Lucie se défit de son sac à dos, commanda un Perrier, et Sharko une bière blanche avec une rondelle de citron. La jeune flic était impressionnée par le bonhomme, sa stature notamment : coupe en brosse, regard de vieux briscard, costaud. Se dégageait de lui l’ambiguïté d’un matériau composite, impossible à définir. Elle essaya néanmoins de ne rien laisser transparaître.

— On m’a dit que vous étiez expert en comportements criminels. Ce doit être un métier passionnant.

— Allons droit au fait, lieutenant, il se fait tard. Qu’avez-vous pour moi ?

Direct comme le poing d’un boxeur, le type. Lucie ignorait à qui elle s’adressait, mais elle savait qu’il ne donnerait jamais sans recevoir. Tout le monde fonctionnait ainsi dans la profession. Tu me donnes, je te rends. Alors elle reprit son histoire, depuis le début. La mort du collectionneur belge, la découverte du film, les images pornographiques et violentes cachées à l’intérieur, l’individu en Fiat qui semblait chercher ce film-là, précisément. Sharko ne marquait pas la moindre émotion. Le genre de mec qui avait dû en voir dans sa carrière, replié derrière une carapace de cuir. Lucie n’oublia pas de parler du coup de fil mystérieux, passé au Canada en début d’après-midi. Elle pointa l’index sur la table, alors que le serveur amenait les boissons.

— J’ai visualisé sur Internet tous les journaux télévisés de la semaine. Le lundi matin, les entrepreneurs découvrent les cinq corps et le lundi soir, le fait divers fait la une des infos. On parle de plusieurs corps retrouvés sous terre, avec le crâne ouvert.

Elle sortit un carnet de son sac à dos. Sharko remarqua sa minutie, et la passion dangereuse qui l’habitait. Les yeux d’un flic ne devraient jamais briller, et les siens rayonnaient bien trop lorsqu’elle évoquait son affaire.

— J’ai noté : ce fameux lundi soir, le reportage sur les cadavres aux crânes coupés a débuté à 20 h 03, et il s’est terminé à 20 h 05. À 20 h 08, le père Szpilman donnait un coup de fil au Canada. J’ai relevé sur son téléphone la durée de la conversation, elle a duré onze minutes, ce qui le fait raccrocher à 20 h 19. Aux alentours de 20 h 25, il se tuait en voulant récupérer ce fameux film.

— Vous avez pu vérifier les autres appels de Szpilman ?

— Je n’ai pas encore branché ma brigade sur le coup. Ça aurait pris des plombes de tout leur expliquer. La priorité était de vous rencontrer avant.

— Pourquoi ?

Lucie posa son téléphone portable devant elle.

— Parce que ce mystérieux interlocuteur rappelle dans moins d’un quart d’heure. Et que si je n’ai rien de croustillant à lui mettre sous la dent, c’en sera terminé.

— Vous pouviez vous renseigner par téléphone auprès de la brigade. Vous vouliez en voir un vrai ?

— Un vrai quoi ?

— Un vrai analyste. Un mec qui en a mangé.

Lucie haussa les épaules.

— J’aimerais flatter votre ego, commissaire, mais ça n’a rien à voir. Je vous ai raconté. À vous, à présent.

Elle était directe, dépourvue d’artifices. Sharko aimait le combat souterrain qu’elle lui proposait. Néanmoins, il voulut la titiller un peu.

— Non mais sans déconner, vous croyez que je vais balancer des informations confidentielles à un inconnu venu du pays des caribous ? Vous voulez des placards A3 affichés sur les abribus, aussi ?

Lucie versa nerveusement son Perrier dans un verre. Une écorchée vive, songea Sharko.

— Écoutez, commissaire. J’ai passé ma journée sur la route et j’ai grillé presque cent euros en billets de train pour venir boire un Perrier. L’un de mes amis croupit au fin fond d’un hôpital psychiatrique à cause de cette histoire. J’ai chaud, je suis claquée, je suis en congé et, par-dessus tout, ma fille est malade. Alors, avec tout le respect que je vous dois, épargnez-moi vos plaisanteries douteuses.

Sharko croqua dans sa rondelle de citron, puis se lécha les doigts.

— On a tous nos petits soucis personnels. Il y a quelque temps, je suis allé dans un hôtel sans baignoire. L’année dernière, je crois… Oui, l’année dernière. Ça, c’était un véritable problème.

Lucie croyait rêver. Un aller-retour Lille-Paris pour s’entendre déblatérer des conneries pareilles.

— Qu’est-ce que je fais alors ? Je me lève et je repars ?

— Votre hiérarchie est au courant pour cette histoire, au moins ?

— Je viens de vous dire que non.

Elle était comme lui, bon Dieu. Sharko tenta de la cadrer :

— Vous vous trouvez ici parce que vous êtes en train de passer à côté de votre vie. Dans votre tête, des photos de macchabées remplacent celles de vos enfants, n’est-ce pas ? Faites demi-tour, sinon, vous finirez comme moi. Seul au milieu d’une populace qui crève à petit feu.

Quels drames l’avaient aspiré pour qu’il brasse tant de ténèbres ? Lucie se rappelait des images du journal où elle l’avait vu, sur le chantier du pipeline. Et cette horrible impression qu’il lui avait laissée : celle d’un homme au bord du précipice.

— J’aimerais vous plaindre, mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas dans mes habitudes de m’apitoyer.

— Je trouve votre ton un peu direct. Vous savez que vous vous adressez à un commissaire, lieutenant ?

— Désolée de v…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Son téléphone sonnait. Lucie regarda sa montre, l’homme était légèrement en avance. Elle s’empara du portable avec appréhension. Un numéro, avec le préfixe +1 514. Elle fixa Sharko d’un air sombre.

— C’est lui. Qu’est-ce que je fais ?

Sharko lui tendit la main. Lucie serra les mâchoires et lui plaqua l’appareil dans la paume. Elle bascula à ses côtés afin d’écouter la conversation. Le commissaire décrocha sans parler. La voix, à l’autre bout de la ligne, demanda, brutalement :

— Vous avez les infos ?

— Je suis l’expert que vous avez peut-être vu à la télé. Le type avec une chemise qui devait être verte et qui en avait marre des journalistes et de la chaleur. Alors les infos, oui, je les ai.

Lucie et Sharko échangèrent un regard tendu.

— Prouvez-le.

— Et je fais comment ? Je me tire en photo et je vous l’envoie par la poste ? On arrête de jouer à cache-cache maintenant. La femme policier à qui vous avez parlé au téléphone est avec moi. Cette malheureuse a grillé cent euros de train à cause de vous. Alors dites-nous ce que vous savez.

— Vous d’abord. C’est votre dernière chance. Je vous garantis que je raccroche.

Lucie tapota sur l’épaule de Sharko, l’incitant à accepter et à modérer ses propos. Le commissaire obtempéra, prenant garde à ne pas aller trop loin dans les révélations.

— Nous avons découvert cinq individus de sexe masculin. De jeunes adultes.

— Je l’ai vu sur le net. Vous ne m’apprenez rien.

— Il y avait un Asiatique parmi eux.

— Quand sont-ils morts ?

— Entre six mois et un an. À vous. Pourquoi vous intéressez-vous à cette affaire ?

La tension était palpable dans le crépitement des voix qui transitaient d’une oreille à l’autre.

— Parce que j’enquête là-dessus depuis deux ans.

Deux ans… Qui était-il ? Un flic ? Un privé ? Et sur quoi enquêtait-il ?

— Deux ans ? Les cadavres n’ont été déterrés qu’il y a trois jours, et, au pire, ils sont morts voilà un an. Comment pouvez-vous enquêter depuis deux ans ?

— Parlez-moi des corps. Les crânes par exemple.

Lucie n’en perdait pas une miette. Sharko décida de lâcher plus de lest, la négociation nécessitait souvent des concessions.

— Les crânes avaient été sciés, très proprement, avec un instrument médical. On leur avait prélevé les yeux, ainsi que…

— Le cerveau…

Il savait. Un type, à six mille bornes d’ici, était au courant. Lucie, de son côté, fit le rapprochement avec le film : les yeux prélevés d’un côté, les scarifications en forme d’iris de l’autre. Elle marmonna quelque chose à Sharko. Il acquiesça et parla dans le micro :

— Quel rapport entre les cadavres de Normandie et le film de Szpilman ?

— Les enfants et les lapins.

Lucie essaya de se rappeler. Elle secoua négativement la tête.

— Quels enfants et quels lapins ? demanda Sharko. Qu’est-ce qu’ils signifient ?

— Ils sont la clé, le début de tout. Et vous le savez.

— Non, je ne sais pas ! Le début de quoi, bon sang ?

— Quoi d’autre sur les corps ? Une chance de les identifier ?

— Non. L’assassin a éliminé toute possibilité d’identification. Mains coupées, dents arrachées. L’un des corps, mieux conservé, avait de larges parties de peaux découpées aux bras, aux cuisses, qu’il s’était arrachées lui-même.

— Avez-vous des pistes d’investigation ?

Sharko décida de la jouer subtile.

— Il faudra demander à mes collègues. Je suis officiellement en congé. Et je vais partir une petite dizaine de jours en Égypte, du côté du Caire.

Lucie leva les bras, furieuse. Sharko lui envoya un clin d’œil.

— Le Caire… Alors vous… Non, tout n’a pas pu aller si vite. Vous… Vous êtes eux !

Il raccrocha. Sharko écrasa sa bouche sur le combiné.

— Allô ! Allô !

Un silence atroce. Lucie était littéralement collée à son épaule. Sharko sentait son parfum, sa moiteur, il n’eut pas le courage de la repousser.

C’était fini. Sharko reposa le portable sur la table. Lucie se redressa, furieuse.

— C’est pas vrai ! Mince, commissaire ! Des vacances au Caire ! Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Le commissaire nota le numéro appelant sur un coin de serviette et la mit dans sa poche.

— On ?

— Vous, moi. On se la joue solo, ou on mange dans la même assiette ?

— Un commissaire ne mange pas dans l’assiette d’un lieutenant.

— Je vous en prie, commissaire…

Sharko plongea ses lèvres dans sa bière. Un peu de fraîcheur, pour avoir l’esprit clair. Cette journée avait été particulièrement chargée en émotions.

— OK. Vous, vous laissez tomber le restaurateur de films et vous balancez la bobine à la scientifique. Vous mettez votre brigade dans le coup. Qu’ils le décortiquent. Demandez-leur aussi de m’en donner une copie. Qu’ils se mettent en rapport avec les Belges, pour une perquisition chez ce Szpilman. On doit absolument découvrir qui était le Canadien qui vient de me raccrocher au nez.

Lucie acquiesça, avec la sensation de crouler sous les choses à faire.

— Et vous ?

Sharko hésita un instant, puis se mit à lui parler du télégramme, envoyé par un policier du nom de Mahmoud Abd el-Aal. Il raconta pour les trois filles, les crânes sciés comme ici, en France, les mutilations. Lucie était suspendue à ses lèvres, l’affaire la prenait aux tripes de plus en plus.

— Il a dit « Vous êtes eux », rajouta Sharko. Ça confirme bien le fait que le tueur que je recherche n’est pas seul. Il y a celui qui coupe proprement les crânes, et le bourrin, celui qui tranche à la hache.

Sharko réfléchit encore quelques secondes, et lui tendit sa carte de visite. Lucie fit de même. Il l’empocha, termina sa bière et se leva.

— Je vais essayer de me trouver de l’antimoustiques avant de me coucher. Vous dire que je déteste les moustiques serait une litote. Je les hais par-dessus tout.

Lucie regarda la carte de visite de Sharko, la retourna. Elle était complètement blanche.

— Mais…

— Quand on trouve quelqu’un une fois, on le retrouve toujours. Tenez-moi au courant.

Il abandonna le montant exact des consommations sur la table et lui tendit la main. Au moment où Lucie la lui serra, il lui bloqua le pouce, passa le sien par-dessus. Lucie grinça des dents.

— Bien joué commissaire. Un-zéro.

— Tout le monde m’appelle Shark, pas commissaire.

— Excusez-moi, mais…

— Vous n’y arriverez pas, je sais. Dans ce cas… restons-en à commissaire. Pour l’instant.

Il lui sourit, mais Lucie perçut quelque chose de profondément triste dans ses prunelles sombres. Puis il se tourna, prit la direction du boulevard de Magenta.

— Commissaire Shark ?

— Quoi ?

— En Égypte… Soyez prudent.

Il acquiesça, traversa, franchit l’entrée de la gare du Nord et disparut.

Seul… C’était l’unique mot qui restait à Lucie de son entretien.

Un homme seul, terriblement seul. Et blessé. Comme elle.

Elle regarda la carte blanche, qu’elle tenait entre ses doigts, sourit et nota, en diagonale sur l’une des faces, « Franck Sharko, alias Shark ». Ses doigts épousèrent quelques secondes les lettres de cette identité aux consonances dures, germaniques. Un drôle de bonhomme. Lentement, elle prononça, détachant chaque syllabe, Fran-ck Shar-ko. Shark… Le Requin…

Puis elle rangea la carte dans son portefeuille et se leva à son tour. Le soleil rouge et brûlant tombait sur la capitale, prêt à l’embraser.

Direction le CHR de Lille, à deux cent cinquante kilomètres de là. Le grand écart, comme chaque fois, entre son travail et sa famille.

15

Il était 22 heures lorsque Lucie pénétra dans la chambre de Juliette. Ce paysage aseptisé lui devenait presque familier. Les infirmières dans les couloirs, les chariots chargés de couches, de biberons, le ronflement des néons… Sa mère jouait à la console, la nuque posée avec nonchalance sur l’appui-tête du gros fauteuil marron.

Marie Henebelle n’avait rien de l’image que l’on peut se faire d’une grand-mère, voire d’une mère. Chevelure courte hérissée de mèches blondes décolorées, vêtements à la mode, au courant des derniers gadgets pour enfants : Wii, Playstation, Nintendo DS. Elle passait d’ailleurs de longues heures à jouer à Cerebral Academy sur DS et Call of Duty sur Playstation, un jeu où il fallait tuer le plus d’ennemis possibles. La contamination du monde virtuel n’avait plus de limite d’âge.

Marie accueillit sa fille sans un sourire, se leva abruptement et récupéra son sac en cuir rouge.

— Juliette a encore vomi deux fois cet après-midi. Attends-toi à des remontrances du médecin.

Lucie embrassa sa petite fille assoupie, fragile comme une aiguille d’ivoire, et revint vers sa mère. À l’écran, Call of Duty était sur « pause ». Marie venait de zigouiller trois soldats au fusil à pompe et elle semblait franchement énervée.

— Des remontrances ? Pourquoi ?

— Le chocolat, les biscuits, que tu donnes en cachette. Tu les crois dupes ? Ils en croisent tous les jours, des parents dans ton genre. Des parents qui n’écoutent pas.

— Elle ne mange rien d’autre ! La voir grimacer devant cette purée infecte me tord le cœur.

— Son estomac ne supporte plus le moindre gramme de matière grasse, tu peux comprendre ? Pourquoi cherches-tu toujours à contourner les règles ?

Marie Henebelle était sur les nerfs. La journée à rester enfermée, la télé, les pleurs, ces jeux vidéo qui tapaient sur le système. Ce genre d’hôpital était loin d’être aussi reposant qu’une thalasso trois étoiles à Saint-Malo.

— Tu es là, en congé, tu pourrais passer un peu de temps avec elles. Mais non. T’en colles une en colo, et tu te promènes en Belgique et à Paris tandis que ton autre fille se vide.

Lucie n’en pouvait plus, ces dernières heures avaient déjà été suffisamment éprouvantes.

— Maman, j’ai d’autres congés en août où l’on partira en vacances toutes les trois. C’est prévu et ce sera notre vrai moment à nous.

Marie prit la direction de la porte.

— Je pensais que tu avais des priorités dans ta vie, je me suis trompée. Et maintenant, je vais me coucher. Parce que dans quelques heures, je dois revenir ici, si j’ai bien compris. Heureusement, mamie Marie est là, c’est ça ?

Elle disparut. Lucie se passa une main sur le visage, fatiguée, et éteignit le téléviseur. L’image de ce soldat pixélisé s’effaça d’un coup. Lucie songea aux paroles de Claude Poignet, le restaurateur : la violence des images frappait n’importe où, même dans cette chambre d’enfant, au cœur d’un hôpital. N’y avait-il pas assez d’agressivité dans les rues, pour qu’on l’exploite aussi au fin fond de l’intimité familiale ?

Les ombres descendirent, apaisantes pour une fois.

En pyjama, Lucie tira le fauteuil jusqu’au lit et s’installa doucement à côté de Juliette. Demain matin, elle passerait à la brigade pour informer ses supérieurs de cette histoire de bobine, même si aucun procureur n’allait lancer une enquête officielle autour d’un vieux film de plus de cinquante ans. Ce commissaire Sharko avait vu large : balancer la bobine à la scientifique, fouiller chez Szpilman ! Comme si tout était aussi simple. D’où sortait-il, ce drôle de flic avec son bermuda et ses chaussures bateau ? Étrangement, Lucie ne pouvait se défaire de l’impression qu’il lui avait laissée : celle d’un type qui avait à son actif plus de crimes qu’elle n’en verrait de toute sa vie, mais qui ne voulait rien laisser paraître. Quelles horreurs se nichaient au fond de sa tête ? Quelle avait été sa pire affaire ? Avait-il déjà croisé des tueurs en série ? Combien ?

Elle finit par s’endormir, des images sombres plein la tête, la main dans celle de son enfant.

Le réveil, encore une fois, fut brutal. Les néons qui s’allument et déchirent les paupières. Dans son demi-sommeil, Lucie ne prit pas la peine d’ouvrir les yeux. Il s’agissait probablement d’une infirmière, qui passait une énième fois pour vérifier que tout allait bien. Elle se recroquevilla davantage dans le fauteuil quand une voix lourde l’arracha définitivement de sa torpeur.

— Debout, Henebelle.

Lucie grogna légèrement. Se pouvait-il que ce soit…

— Commandant ?

Kashmareck se dressait devant elle. Quarante-six ans, la rigueur d’une barre à mine. La lumière blanche cisaillait ses traits et creusait des zones d’ombre sur son visage carré. Il hocha le menton vers la gamine qui dormait encore, enfouie sous ses draps.

— Comment va-t-elle ?

Lucie se dissimula sous une couverture, gênée de lui apparaître en tenue légère. Bonjour l’intimité.

— Bof, bof… Vous n’êtes pas venu ici juste pour prendre de ses nouvelles. Qu’y a-t-il ?

— À ton avis ? On débarque sur un crime de sang. Quelque chose de… pas commun.

Lucie ne comprenait toujours pas le sens de sa visite. Elle se redressa un peu et fourra ses pieds dans ses pantoufles lapin.

— Du genre ?

— Saignant. Ce matin, un livreur de journaux nous appelle. Il avait pris l’habitude de rentrer chez son client, tous les jours, à 6 heures, pour boire le café. Sauf que le client, il l’a retrouvé pendu au lustre de sa cuisine, les poignets attachés dans le dos. Et étripé, entre autres…

Lucie parlait tout bas. Elle ne comprenait pas encore ce qui se passait.

— Excusez-moi, commandant mais… En quoi cette histoire me concerne ? Je suis en congé et…

— On a récupéré ta carte de visite dans sa bouche.

16

Des voitures de police et la camionnette de la scientifique étaient encore garées le long de la rue Gambetta lorsque Lucie débarqua. Elle avait attendu l’arrivée de sa mère, à 9 heures, et pris le temps de discuter une petite heure avec Juliette, lui expliquant que très bientôt, elles partiraient en Vendée, toutes les trois, qu’elles fabriqueraient des centaines de châteaux de sable face à l’océan et mangeraient des glaces.

Mais, pour le moment, exit les châteaux de sable et les glaces. Place à quelque chose de gluant et malsain : la puanteur d’une scène de crime.

Kashmareck était déjà revenu sur les lieux. À l’hôpital, Lucie lui avait tout expliqué à propos du film, comme elle l’avait fait avec le commissaire Sharko. Cependant, sa rencontre avec le commissaire parisien, la veille, ainsi que son appel à l’OCRVP sans en informer sa hiérarchie, avaient plongé le commandant dans une colère noire. Ils régleraient leurs comptes plus tard.

Lucie pénétra dans le salon de Claude Poignet, le restaurateur de films, avec une boule dans la gorge. La pièce était sans vie, éclairée puissamment par les halogènes de la PS pour ne négliger aucun indice. Le ou les hommes qui s’étaient pointés chez Ludovic puis chez Szpilman avaient finalement réussi à récupérer leur film. D’après les collègues qui fouillaient l’étage, il ne subsistait plus aucune trace de la bobine mystérieuse. Lucie secouait la tête, les lèvres pincées :

— Il est mort à cause de moi. C’est moi qui l’ai jeté dans la gueule du loup. Il vivait ici, paisiblement, et aujourd’hui…

Elle s’accroupit et caressa le chat, qui vint se frotter contre ses jambes.

— Qui va s’occuper de toi, maintenant ?

Kashmareck lui planta des photos devant le nez.

— Ce qui est fait est fait. On n’est pas ici pour s’apitoyer.

Tristement, Lucie ne la ramena pas et s’intéressa aux clichés de la scène de crime. Des dizaines de rectangles morbides, à faire vomir. Kashmareck lui parlait en même temps, désignant les photos.

— Il a été attaché, bâillonné et pendu, là-bas, au crochet du lustre, avec de la pellicule de film. Je vois difficilement quelqu’un seul faire ça. Je pense, vu la hauteur de plafond, qu’ils étaient au moins deux. Un pour le lever, et un autre pour l’accrocher.

— Le commissaire Sharko a émis l’hypothèse de deux tueurs concernant Gravenchon. Ça peut confirmer qu’on a affaire aux mêmes individus.

Le commandant pointa l’index vers le fauteuil.

— On a retrouvé une boîte de film vide sur les coussins. Le film qui a servi à le pendre, c’était Le Trésor du pendu, un vieux western. La victime collectionnait une centaine de westerns dans ses armoires de l’étage. Le Trésor du pendu, tu te rends compte ? Il faut avouer que ces assassins ont un putain d’humour.

Lucie n’avait bu qu’un café, elle se sentait nauséeuse. Une phrase prononcée par la victime lui revint en tête : Je quitterai ce monde avec une pellicule au bout des doigts, croyez-moi. Il ne pensait pas si bien dire. Et puis, ses soucis personnels avec sa fille et sa mère n’arrangeaient pas les choses. Heureusement, le corps avait déjà été enlevé, ce qui rendait la scène plus impersonnelle, moins difficile à supporter.

La scientifique avait quadrillé les espaces sensibles. On pouvait se déplacer dans la maison, mais uniquement en suivant les chemins balisés. Au sol, sous le lustre, s’étalait une marre de sang. Des gouttes avaient jailli partout comme une pluie. Carrelages, bas des murs, pieds de la table.

— Une fois pendu, ils l’ont vidé comme un poisson. Puis ils lui ont bourré l’intérieur de pellicule, à la place des intestins. Le légiste est assez formel là-dessus : la victime était déjà décédée à ce moment-là, en témoignent les pétéchies dans ses yeux. Mort par asphyxie. On ignore encore si c’est à cause de la pendaison.

Le chat se glissa vers la porte d’entrée et miaula pour sortir. Lucie lui ouvrit, puis regarda l’une des photos. Le vieil homme, ouvert du cou au pubis. Ses tripes répandues sur le sol, tombées de plus d’un mètre de hauteur. Ses yeux manquaient. Énucléation, là aussi. À la place, deux petits morceaux de celluloïd enfoncé dans les orbites, qui pouvaient laisser croire qu’il portait des lunettes fumées.

— Ses yeux…

— Disparus.

Lucie marqua le coup. Encore un point commun avec l’affaire de Sharko et les cadavres de Gravenchon. L’importance de l’œil, comme dans le film… De plus en plus probable que ceux qui avaient enterré les cinq types en Haute-Normandie étaient les assassins de Poignet. Kashmareck passa sa main dans ses cheveux coupés ras en soupirant. Il s’empara d’un scellé et le tendit à Lucie, qui enfilait des gants en latex. À l’intérieur du sac transparent se trouvaient deux images presque identiques, coupées dans de la pellicule. Lucie fronça les sourcils et passa les rectangles sous la lumière.

— On n’y voit pas grand-chose. On dirait… un gros plan au ras du sol. On a pu identifier le film d’où ces images proviennent ?

— Pas cette fois. On va les refiler à nos informaticiens. Ils vont agrandir. On sollicitera des spécialistes du cinéma s’il le faut. Ça doit avoir une signification.

Lucie fixa à nouveau les rectangles perforés.

— Du 16 mm. Comme pour le film volé.

De l’index, le commandant désigna la bouche du cadavre.

— Ta carte de visite dans sa bouche, ça craint. On devrait mettre une équipe sur ton immeuble quelques jours.

Lucie secoua à tête.

— Ce n’est pas utile. Ils ressemblent à une meute de loups. Ils nous ont tracés, moi, Ludovic, ils ont évolué dans notre sillage… Ma serrure accrochait, hier. Ils ont probablement pénétré chez moi comme ils l’ont fait chez Ludovic ou ici.

Cette pensée la fit frissonner. Que se serait-il passé si elle avait été chez elle à ce moment-là ?

— Puis, au final, ils ont eu le dessus en récupérant le film, alors ils ont voulu le faire savoir. Ils ont marqué leur territoire. Maintenant qu’ils tiennent ce qu’ils cherchaient, ils risquent de disparaître et de retomber dans l’oubli.

Elle regarda les techniciens de la PS qui s’activaient avec leurs pinceaux, leurs poudres.

— On a relevé des traces, des empreintes ?

— Celles de la victime, probablement. Rien de bien flagrant pour le moment. On a peu de chances avec le voisinage, la rue est trop commerçante, avec un nombre ridicule d’habitants. Peu fréquentée la nuit.

— Heure estimée du décès ?

— Entre minuit et 3 heures, aux premières constatations. La serrure est à peine forcée. La victime ne dormait pas encore, a priori, puisque son lit n’était pas défait.

Dans le salon, tout était encore en ordre, aucune trace de lutte. Lucie imaginait parfaitement deux types costauds s’en prendre à ce vieil homme sans défense. Ils auraient très bien pu s’emparer de leur film et s’en aller. Mais ils avaient voulu tout « nettoyer », ne laisser aucune trace, aucun témoin. Et s’accorder un petit extra, avec leur mise en scène digne d’un film de David Fincher. Tuer de sang-froid n’est pas un acte facile. Il faut contrôler ses pulsions, combattre ce que la société, la religion et la conscience interdisent. Repousser les fondements mêmes de l’esprit humain. Mais eux, ils avaient éliminé, énucléé et étripé un homme, prenant même le temps de farfouiller dans ses westerns pour créer leur effet. Quel genre de cinglés se cachait derrière ce crime ? Quel mobile les avait poussés à franchir les limites à ce point ?

Lucie monta à l’étage. Les cadres, dans l’escalier, n’avaient pas bougé. La flic évita de croiser le regard de cette femme, sur les photos. Marilyn…

Des collègues scrutaient les pièces. Lucie jeta un œil dans le laboratoire de développement. Sur une planchette, il y avait de vieilles caméras, des bobines, des produits révélateurs. Elle entra ensuite dans l’atelier de restauration, suivie de son commandant. La chaise, devant la visionneuse, était renversée.

— 3 heures du matin, vous m’avez dit… Qu’avait découvert Poignet pour travailler si tard ?

Elle se plaça près de l’engin, veillant à ne pas entrer dans la zone délimitée par les bandes jaunes et noires de la police. Un technicien continuait à poser des papiers numérotés devant des objets et à les photographier.

— Les indicateurs temporels de la visionneuse indiquent zéro, ils ont dû rembobiner le film pour pouvoir l’emporter. Poignet devait être en train de l’étudier attentivement.

Lucie se tourna vers le fond de l’atelier. Câbles arrachés, scanner défoncé.

— Et merde !

— Qu’y a-t-il ?

— Claude Poignet devait me numériser le film, j’avais espoir. Mais l’ordinateur portable a disparu.

Elle claqua des doigts.

— Peut-être a-t-il eu le temps de m’envoyer le fichier ou une adresse Web pour le télécharger. Il faut que je vérifie ma boîte mail. Vous disposez d’une connexion Internet sur votre téléphone portable ?

— C’est un iPhone dernier cri.

Il lui tendit son engin. Lucie pria pour que Poignet lui ait envoyé le film. Elle voulait prolonger le voyage avec la femme mutilée, la gamine sur la balançoire, elle voulait aller au-delà de ce que les images avaient montré. S’enfoncer dans l’esprit du cinéaste, comprendre sa folie artistique et peut-être bien réelle. Elle se connecta à sa messagerie par un site web. Quelques messages de Meetic, mais rien d’autre. L’impuissance la submergea.

— Rien…

Elle soupira et, d’une voix fade, lança :

— Il faut se mettre en relation avec les Belges. Il faut interroger le fils, dresser des portraits-robots, fouiller la maison de Szpilman, de fond en comble, et savoir où il a pu récupérer le film. Remonter à la source. C’est, pour le moment, l’un des seuls moyens de nous raccrocher à cette bobine maudite.

— On va s’en charger.

Son regard tomba sur la visionneuse, sur les enrouleurs désormais vides, le petit panier, avec les cartes de visite que les équipes ne tarderaient pas à embarquer.

— À moins que…

Elle se tourna vers le téléphone, au fond.

— Je sais à quoi tu penses, fit Kashmareck. On a déjà relevé la liste des appels émis et reçus par la victime. On suit la procédure. On va se brancher là-dessus, contacter ces personnes, mais chaque chose en son temps.

— Très bien. Parmi eux, il y a un historien du cinéma. Il nous reste une chance s’il a pu reconnaître l’actrice qui se fait crever l’œil. Et aussi… — elle sortit une carte de visite de sa poche et la tendit à son commandant — ce type, Beckers. C’est un spécialiste de l’impact de l’image sur le cerveau que Poignet devait contacter.

Kashmareck empocha la carte.

— On s’en charge.

— Ce film maudit, il met hors d’état de nuire tous ceux qui s’en approchent. Wlad Szpilman, Ludovic Sénéchal, Claude Poignet à présent. Il faut qu’on remette la main dessus.

— Et tes congés ?

— Terminés. Je rentre me changer et file avertir Ludovic Sénéchal que son ami est mort. Après, je fonce avec vous. Je veux retrouver les porcs qui lui ont fait ça.

17

Lorsque la porte avant de l’A320 s’ouvrit sur le tarmac de l’aéroport international du Caire, Sharko eut la sensation d’une vague de feu sur le visage. Un air étouffant, chargé de fumée et de kérosène, qui prenait à la gorge. Le steward avait annoncé une température extérieure de 36 °C, ce qui avait provoqué une vaste clameur parmi les passagers, des touristes pour la plupart. Dès la seconde où il posa le pied sur le sol égyptien, le flic sut qu’il allait détester ce pays.

Comme convenu, Mickaël Lebrun l’attendait en bas de la passerelle. L’homme en imposait. Planté dans un pantalon beige clair et une chemisette style colonial, gueule carrée comme la base d’une pyramide, il détaillait méticuleusement le flux coloré qui s’éparpillait dans les méandres de l’aéroport. Brun, teint hâlé, cheveux courts, on aurait pu aisément l’assimiler à un redoutable douanier. Les deux hommes échangèrent une solide poignée de main — pouce par-dessus pour Sharko —, puis Lebrun se décala légèrement.

— J’espère que vous avez fait bon voyage. Je vous présente Nahed Sayyed, l’une des traductrices de l’ambassade. Elle vous accompagnera lors de vos déplacements dans la ville et facilitera vos entretiens avec la police.

Sharko la salua. Ses mains étaient tendres, délicates, et ses ongles coupés court. Ses longs cheveux noirs, fins et flottants, encadraient des yeux ensorcelants. Elle devait avoir une petite trentaine d’années et n’avait rien de l’image que Sharko se faisait des femmes égyptiennes, voilées, soumises, vivant dans l’ombre de leur mari.

Dans les interminables couloirs climatisés, ils discutèrent paperasse avant tout. Lebrun lui conseilla de retirer des livres égyptiennes aux distributeurs de l’aéroport, parce que, en ville, il était difficile d’obtenir de petites coupures, tourisme oblige. Après échange de quelques mondanités — dont l’interrogation par un douanier sur la présence d’une locomotive miniature ainsi que d’un pot de sauce cocktail dans ses bagages —, le commissaire put enfin récupérer ses biens. Au fil de leur discussion, il comprit davantage le rôle de Mickäel Lebrun dans ce pays. Bras droit de l’ambassadeur de France sur les questions de sécurité en Égypte, il servait aussi de conseiller technique auprès du directeur de la police du Caire, un général étoilé. Sa spécialité l’orientait plutôt sur les affaires de terrorisme international. Nahed, elle, écoutait, légèrement en retrait, presque effacée.

L’explosion de bruits, l’agitation de la foule et la chaleur manquèrent de faire chanceler le flic français. Il pria pour qu’Eugénie reste dans son coin, loin au fond de sa tête. Mais vu les circonstances et son désintérêt pour l’architecture égyptienne, il paraissait évident qu’elle ne tarderait pas à sortir et à le harceler.

Ils embarquèrent dans une Mercedes Fantôme, le plus gros modèle du pays. Malgré l’insistance du commissaire Sharko, Nahed avait souhaité rester à l’arrière. La puissante voiture quitta Héliopolis et s’engouffra sur l’autoroute Salah-Salem, qui allait les propulser dans les entrailles du Caire. Droit devant, la masse noire de la cité vibrait sous un ciel couleur cuivre.

En route, Lebrun tendit une bouteille d’eau à Sharko, qui se refaisait une santé en profitant à pleins poumons de l’air recyclé de la climatisation.

— Votre supérieur, Martin Leclerc, ne veut pas que vous perdiez trop de temps, puisque votre retour est prévu pour demain soir. Il a suggéré que vous vous rendiez au commissariat aujourd’hui. Personnellement, j’aurais préféré attendre un peu, histoire que vous vous reposiez et puissiez profiter de la ville, mais…

— Martin Leclerc ignore la signification du mot repos. Comment procède-t-on ?

— Je vous dépose à votre hôtel, rue Mohamed-Farid, pas très loin du commissariat. Nahed patientera dans le hall. Elle vous accompagnera, de toute façon, partout où vous le souhaiterez. Prenez le temps de vous rafraîchir. Ensuite, vous vous rendrez sur place, il sera aux alentours de 16 heures, je pense. L’inspecteur principal Hassan Noureddine, chef de la brigade, vous y recevra.

— Sur les lieux, aurai-je accès à toutes les informations ?

Mickaël Lebrun eut un air pincé. Autour, la circulation se densifiait. Des bus, des taxis bondés doublaient de tous côtés dans un tintamarre assourdissant.

— Nous sommes en ce moment dans une situation délicate à cause de l’abattage des porcs. Avec la propagation du virus de la grippe A, de nombreux députés de l’Assemblée du Peuple ont obtenu gain de cause pour l’éradication des bêtes. Depuis fin avril, on ne compte plus les affrontements entre éleveurs et forces de l’ordre. Vous ne tombez pas au bon moment et, malheureusement, mes rapports avec l’inspecteur principal ne sont pas les meilleurs du monde. Il a autorité suprême sur le gouvernorat de Kasr-el-Nil, qu’il gère d’une main de fer. Mais croyez-moi, Nahed vous aidera au mieux, Noureddine la connaît particulièrement bien.

Sharko jeta un œil dans le rétroviseur intérieur. Nahed se tenait droite comme un sphinx entre les appuie-tête en cuir. Quand leurs regards se croisèrent, elle détourna les yeux vers la vitre. Sharko crut comprendre, en une seconde, ce que Lebrun voulait dire par « la connaît particulièrement bien ».

Le Caire révélait enfin son cœur brûlant, ce muscle pulsant que Suzanne aurait tant aimé palper de ses mains. Sharko laissa traîner un œil triste sur les minarets à l’architecture travaillée bordant les universités, les mosquées aux toits d’or rayonnant dans la poussière levée par le rugissement des roues, les terrains réservés aux clubs de football, effacés derrière les étals de fruits démesurés. Un fougueux chaos urbain y régnait, reléguant Paris au rang de village. Vingt millions d’habitants qui donnaient l’impression de pulluler dans un mouchoir de poche. Des vendeurs de pièces pour automobiles s’élançaient au milieu des voies encombrées, des gens traversaient partout, parfois aidés par des passeurs de route. Pas de sots métiers, ici. On poussait des chariots de briques, des ânes usés tiraient des montagnes d’étoffes et côtoyaient les vieux taxis noirs Nasr 1300. Sur les trottoirs dangereux, des créatures voilées couraient et téléphonaient en même temps, le portable calé entre leur joue et leur hijab plus très blanc.

— Comme vous pouvez le remarquer, le piéton est roi, dit Nahed, qui retrouvait le sourire. Le piéton qui est dans la voiture, bien sûr. Sans klaxon, impossible de rouler au Caire. Et sans de bonnes oreilles, impossible de traverser.

C’était la première fois que Sharko entendait véritablement sa voix, joli mélange de français et de saveurs orientales.

— Et comment peut-on vivre dans un tel environnement au jour le jour ?

— Oh ! Le Caire a bien d’autres visages. Ce sont dans ses artères les plus profondes que vous entendrez battre son cœur.

— Ces mêmes artères où l’on a retrouvé les trois filles assassinées, il y a seize ans ?

Sharko avait toujours eu le don de refroidir les conversations, la diplomatie n’était pas son fort. Il hocha le menton vers Lebrun.

— Pouvez-vous me parler de cette histoire, puisque je suis là pour cette raison, après tout ?

— Ma mission en Égypte n’a débuté qu’il y a quatre ans. Nos postes exigent que nous nous déplacions souvent. Et je n’ai pas encore vu le dossier, pour tout vous dire.

Sharko comprit immédiatement que son interlocuteur ne désirait pas se mouiller. Un diplomate…

— Ce Noureddine va me conduire sur les lieux des crimes, au besoin ? surenchérit le flic français.

— Il faut que vous sachiez une chose, commissaire. Le pays avance, et les gouvernants égyptiens détestent revenir en arrière. Qu’espérez-vous, après si longtemps ?

— Vous le ferez, vous, au cas où ?

Le commissaire Lebrun klaxonna à son tour, sans véritable raison. Un gars stressé, mais comment ne pas l’être dans cette tornade d’acier et de bruit ?

— Il est hors de question que nous menions notre barque sans le consentement de Noureddine. D’une part, nous n’aimons pas les écarts de ce genre à l’ambassade, l’organisation et les affaires traitées par la police d’Égypte étant sous le sceau du secret-défense. D’autre part, vous n’en aurez pas le temps.

Sharko eut un sourire pincé.

— C’est sans doute la raison de mes deux petits jours de voyage… Et je suppose que Nahed n’est pas juste à mes côtés pour traduire. (Il se retourna.) N’est-ce pas, Nahed ?

— Vous avez l’imagination fertile, commissaire, répliqua Lebrun d’un ton sec.

— Vous ne pouvez imaginer à quel point.

Rue Mohamed-Farid. La Mercedes stoppa devant l’hôtel Happy City, un trois-étoiles à la façade rose et noire.

— Propre et typé, fit Lebrun, la plupart des autres hôtels de la capitale étaient bondés. Juillet au Caire n’est pas la période la moins touristique.

— Tant qu’il y a une baignoire…

Le commissaire à l’ambassade tendit sa carte de visite.

— Je vous attendrai ce soir au restaurant Maxim, de l’autre côté de la place Talaat-Harb, pas très loin d’ici, à 19 h 30. On y chante du Piaf et on y boit du vin français. Vous me ferez le point sur votre rencontre avec Noureddine, si vous le voulez bien.

Ils avaient décidé de ne rien laisser au hasard. Une fois dehors, Sharko fut submergé par la canicule et instantanément trempé de sueur. Le grondement des moteurs, le sifflement strident des klaxons, les odeurs de gaz d’échappement étaient insupportables. Dans un soupir, il récupéra la valise dans le coffre. Quand il se retourna, Eugénie se tenait devant l’hôtel, les bras croisés, toujours dans la même tenue. Elle faisait la moue et regardait les véhicules se débattre sur la voie digne de l’avenue des Champs-Élysées.

— … missaire ?

Lebrun patientait, la main tendue devant lui. Sharko revint à lui et la serra nerveusement. L’attaché de l’ambassade lança un regard rapide dans la direction que le flic français fixait quelques secondes plus tôt. Il n’y avait personne.

— Un dernier conseil. Noureddine n’est pas un tendre. Le genre de type qui pense qu’on trahit l’Égypte dès qu’on s’oppose à lui, si vous voyez ce que je veux dire. Alors ne le brusquez pas et faites profil bas.

— Ce ne devrait pas être trop compliqué, le profil bas, au pays des hiéroglyphes…

18

Le commissariat central du gouvernorat de Kasr-el-Nil ressemblait au palais mal entretenu d’un cheik défunt. Protégée par de hautes grilles noires, sa façade foncée ouvrait sur un jardin où se mélangeaient palmiers et véhicules de police qui s’apparentaient plutôt à des camionnettes de marchands de légumes. Seuls les gros gyrophares bleus, des deux-tons, faisaient la différence. Devant une volée de marches, six plantons — chemisette blanche, képi avec un aigle frappé du drapeau national pour insigne, fusil MISR en bandoulière — firent claquer la tranche de leur main sur leur poitrine à la sortie d’un homme corpulent, affublé de trois étoiles sur les barrettes au niveau des épaules.

Hassan Noureddine posa ses doigts boudinés sur ses hanches et renifla l’air chargé de gaz et de poussière. Petite moustache noire, yeux sombres comme des dattes trop mûres sous des sourcils épais, joues grêlées. Il attendit que Sharko et Nahed Sayyed arrivent à sa hauteur pour les saluer. Il serra poliment la main de son homologue français, le gratifiant même d’un « Bienvenue » plein de langueur. Il s’intéressa plutôt à la jeune femme, avec laquelle il échangea quelques mots en arabe. Celle-ci s’inclina vers l’avant dans un sourire plus forcé qu’autre chose. Puis l’homme se tourna, le torse bien droit, et plongea à l’intérieur du bâtiment. Sharko échangea avec Nahed un regard qui se passa de commentaires.

Dans le gigantesque hall parsemé de bureaux fonctionnels, des escaliers gardés par des policiers s’enfonçaient vers un sous-sol. Des clameurs montaient, des chants arabes, des litanies que poussaient des femmes en chœur. Sharko écrasa un moustique sur son avant-bras. Le cinquième, malgré la tonne de crème dont il s’était badigeonné. Ces bestioles s’incrustaient partout et semblaient immunisées contre toute forme de protection.

— Qu’est-ce que ces femmes chantent ?

— « La prison ne peut rien contre les idées », murmura Nahed. Des étudiantes. Elles protestent contre l’interdiction faites aux Frères Musulmans de se présenter aux élections.

Sharko découvrit une police moderne bien équipée — ordinateurs, Internet, spécialisations techniques comme l’établissement de portraits-robots — mais qui semblait fonctionner encore à l’ancienne. Des hommes et des femmes — voilées pour la plupart — attendaient par paquets dans le hall, les portes des bureaux s’ouvraient comme chez les médecins, et les plus rapides — la notion de « queue » n’existait pas — passaient les premiers.

Sharko et sa traductrice durent abandonner leur téléphone portable — pour éviter de prendre des photos ou d’enregistrer des conversations — et arrivèrent dans un bureau digne d’une salle du château de Versailles. La démesure y régnait. Marbre au sol, vases canopes et minoens, tentures à figures, bronzes dorés. Un immense ventilateur tournait au plafond, brassant un air poisseux. Sharko sourit intérieurement. Patrimoine national, tout appartenait à l’État et non au gros vaniteux qui s’installait lourdement sur sa chaise en tirant sur un cigare local. Si nombre de Cairotes portaient leur embonpoint avec grâce, ce n’était pas le cas de ce type.

L’Égyptien tendit ses paumes ouvertes vers deux chaises où s’installèrent Sharko et Nahed, qui sortit un petit carnet et un stylo. Elle portait une robe longue en tissu kaki, et une tunique assortie qui dévoilait légèrement sa nuque hâlée. L’inspecteur principal la contempla sans se cacher, de ses gros yeux porcins. Ici, on aimait montrer qu’on appréciait les femmes, contrairement à la rue, où les tssss, tssss péjoratifs fusaient dès qu’une espèce féminine non voilée croisait le chemin d’un musulman. L’inspecteur se frotta la moustache, puis leva une feuille devant lui. Au fur et à mesure qu’il parlait, Nahed emplit son carnet de symboles sténographiques avant de traduire :

— Il dit que vous êtes un spécialiste des tueurs en série et des crimes compliqués. Plus de vingt années au service de la police française, dans le département de la criminelle. Il dit que c’est impressionnant. Il demande comment va Paris.

— Paris a du mal à respirer. Et comment va Le Caire ?

L’inspecteur principal écrasa son Cleôpatra entre ses dents dans un sourire, tout en parlant. Nahed prit le relais.

— Pacha Noureddine dit que Le Caire tremble au rythme des attentats qui secouent le Moyen-Orient. Il dit que Le Caire est étouffé par les réseaux islamistes, bien plus dangereux que la grippe porcine. Il dit qu’on s’est trompé de cible en brûlant tous ces porcs dans les fosses de la ville.

Sharko se rappela des fumées noires et lointaines, entraperçues à la périphérie de la ville : des porcs qu’on cramait. Il répondit mécaniquement, mais sa phrase lui donnait l’envie de gerber :

— Je suis d’accord avec vous.

Noureddine hocha la tête, continua à déblatérer quelques instants avant de pousser une vieille pochette vers le commissaire.

— Concernant votre affaire, il dit que tout est là, devant vous. Le dossier de 1994. Rien d’informatisé, c’est trop ancien. Il dit que vous avez encore de la chance qu’il ait réussi à le retrouver.

— Je dois le remercier, je suppose ?

Nahed traduisit que Sharko le remerciait infiniment.

— Il dit que vous pouvez consulter sur place et revenir demain si vous voulez. Les portes vous sont grandes ouvertes.

Les portes, oui, mais blindées, avec des gardiens qui surveilleraient ses moindres faits et gestes. Sharko se força à le remercier d’un mouvement de menton, tira les élastiques et ouvrit. Des photos de scènes de crime s’entassaient dans une chemise transparente. Il y avait aussi différents rapports, des fiches sur des jeunes filles avec leurs identités, probablement les victimes. Des dizaines et des dizaines de pages rédigées en arabe.

— Demandez-lui de me parler de l’affaire, s’il vous plaît… Rien que de penser que vous allez devoir me traduire tout cela me colle la nausée.

Nahed s’exécuta. Noureddine pompa langoureusement sur son cigare et cracha un nuage de fumée.

— Il dit que ça remonte à loin, et qu’il ne se rappelle plus vraiment. Il réfléchit.

Sharko avait le sentiment d’évoluer au cœur d’un des albums de Tintin, Les Cigares du pharaon, avec le gros Rastapopoulos en face de lui. Ça frôlait le ridicule.

— Pourtant, des jeunes filles mutilées sur tout le corps, avec des crânes ouverts, ça marque les esprits.

Nahed se contenta de faire les gros yeux au commissaire. L’officier égyptien se mit à articuler lentement, laissant des blancs pour que la jeune femme puisse traduire.

— Il se souvient un peu maintenant, il était déjà en charge de la brigade. Il dit qu’elles sont mortes à un ou deux jours d’intervalle. La première habitait le quartier Shoubra, au nord de la ville. Une autre dans un quartier informel proche des cimenteries Tora, au bord du désert. Et la troisième, à proximité du bidonville d’Ezbet-el-Naghl, le quartier des chiffonniers… Il dit que la police n’a jamais pu établir de liens entre elles. Elles ne se connaissaient pas et fréquentaient des écoles différentes.

Pour Sharko, ces noms de quartiers ne signifiaient strictement rien. Il agita sa chemise pour la sécher. La sueur lui coulait dans le dos. L’air frais lui faisait du bien, mais il crevait de soif. L’hospitalité ne semblait pas être la qualité première de ces policiers.

— Des suspects, des témoins ?

Le gros secoua la tête et parla. Nahed marqua un moment d’hésitation avant de traduire ses paroles.

— Rien de bien précis. On sait juste que les filles ont été tuées le soir, alors qu’elles rentraient chez elles, et qu’on les a retrouvées à proximité du lieu de leur enlèvement. Chaque fois, à quelques kilomètres de leur habitation. Les rives du Nil, le bord du désert, les champs de cannes à sucre. Tous les détails sont dans les rapports.

Pas mal, pour un type à la mémoire défaillante. Sharko réfléchit. Des endroits isolés, où le tueur pouvait agir tranquillement. Quant au mode opératoire, il existait autant de points communs que de différences avec les cadavres de Notre-Dame-de-Gravenchon.

— Pourrez-vous me fournir une carte de la ville ?

— Il dit qu’il va vous donner cela tout de suite.

— Merci. J’aimerais étudier ces rapports à mon hôtel ce soir, c’est possible ?

— Il dit que non. Ils ne doivent pas sortir d’ici. C’est la procédure. Vous pourrez en revanche prendre des notes et ils faxeront à vos services les pièces qui vous intéressent, après contrôle évidemment.

Sharko poussa le bouchon plus loin, il voulait palper les limites de son territoire d’investigation :

— Demain, j’aimerais me rendre là où ont eu lieu les crimes et les enlèvements. Vous me déléguerez quelqu’un pour me conduire sur place ?

L’homme haussa ses épaules grasses et étoilées.

— Il dit que ses hommes sont très pris. Et qu’il ne comprend pas bien pourquoi vous voulez aller à des endroits qui n’existent assurément plus. Le Caire s’étend comme… Il s’étend comme une moisissure.

— Moisissure ?

— Ce sont ses termes… Il demande pourquoi vous, les Occidentaux, ne leur faites pas confiance et avez besoin de refaire le travail à votre sauce.

La voix de l’Égyptien restait nonchalante, pesante, mais se chargeait de nuances. Celles de la domination, de l’autorité. Ici, on était chez lui, sur ses terres.

— Je veux juste comprendre comment de pauvres filles se sont retrouvées entre les mains d’un tueur de la pire espèce. Sentir comment ce prédateur a pu se déplacer dans cette ville. Tous les assassins laissent des odeurs, même des années plus tard. Celles du vice et de la perversion. Je veux les renifler. Je veux marcher là où il a tué.

Sharko fixait Nahed avec des yeux noirs, comme s’il s’adressait directement à elle. La jeune Égyptienne transcrit ses propos. Noureddine écrasa d’un geste ferme son cigare à peine consumé dans un cendrier et se leva.

— Il dit qu’il ne comprend pas votre métier, ni vos méthodes. Les policiers d’ici ne sont pas là pour renifler comme des chiens, mais pour agir, éradiquer la vermine. Il ne veut pas revenir sur des choses enfouies dans le passé, ni rouvrir des plaies que l’Égypte veut oublier. Notre pays a déjà suffisamment de maux avec le terrorisme, les extrémistes et la drogue. (Elle hocha le menton vers le mince dossier.) Tout est là, il ne peut rien faire de plus. Cette affaire est beaucoup trop ancienne. Il y a un bureau à côté. Il vous invite à vous lever et vous y rendre…

Sharko s’exécuta mais, auparavant, il planta la copie du télégramme d’Interpol devant le nez de l’inspecteur principal. Il s’adressa à Nayed, qui répéta en arabe égyptien :

— Un inspecteur du nom de Mahmoud Abd el-Aal avait envoyé ce télégramme. C’est lui qui enquêtait sur l’affaire, à l’époque. Le commissaire Sharko aimerait lui parler.

Noureddine se figea, repoussa l’imprimé hors de sa vue et cracha une soupe de mots indigestes.

— Je retranscris mot à mot : « Ce fils de chien d’Abd el-Aal est mort. »

Sharko eut l’impression d’un uppercut dans le ventre.

— Comment ?

Le gradé égyptien parlait en montrant ses dents. Par-dessus le col serré de sa chemise, les veines de son cou gonflaient.

— Il dit qu’on l’a retrouvé brûlé au fin fond d’une ruelle sordide du quartier Sayeda Zenab, quelques mois après cette affaire. Un règlement de compte entre islamistes extrémistes. Pacha Noureddine raconte que quand les policiers sont allés dans l’appartement d’Abd el-Aal, après le drame, ils ont découvert la charte de l’action islamiste cachée dans ses affaires, avec des passages entourés de la main d’Abd el-Aal. Il était un traître. Et dans notre pays, les traîtres finissent par « crever » comme des chiens.

Dans le hall, Noureddine réajusta son béret avec fermeté. Il se pencha vers l’oreille de Nayed, lui posant la main sur l’épaule. La jeune femme fit tomber son carnet. L’inspecteur principal lui parla longuement, puis prit la direction des escaliers d’où venaient les chants.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Sharko.

— Qu’il y a une carte de la région, dans le bureau où nous allons.

— Il a semblé vous parler beaucoup plus longuement.

Elle glissa nerveusement ses cheveux derrière ses épaules.

— C’est juste une impression…

Elle le conduisit dans une pièce contenant le minimum fonctionnel. Bureau, chaises, tableau, petit matériel de bureautique. Une fenêtre fermée donnait sur la rue Kasr-El-Nil. Pas d’ordinateur. Sharko appuya sur un interrupteur censé déclencher le ventilateur au plafond.

— Il ne fonctionne pas. Ils ont fait exprès de nous fourguer ce bureau-là.

— Non, non, qu’allez-vous penser ? Juste le hasard.

— Le hasard, ouais. Il n’y a pas de hasard avec ces gens-là.

— Depuis votre arrivée, je vous sens un peu… méfiant à notre égard, commissaire.

— C’est juste une impression.

Le flic remarqua la présence d’un planton, pas très loin de la porte. On les surveillait. À l’évidence, des instructions avaient circulé.

— On peut photocopier ?

— Non. Tout est protégé par codes. Seuls les ordinateurs des officiers ont des clés USB ou des lecteurs de CD. Rien ne sort jamais d’ici.

— Le secret-défense, évidemment. Bon, on va faire avec.

Sharko ouvrit le dossier. Il plongea la main dans la pochette de photos et hésita avant de les étaler. Il n’était pas au meilleur de sa forme, et Nahed, quant à elle, paraissait perturbée.

— Ça va aller ? lui demanda-t-il.

Elle acquiesça sans répondre. Le commissaire disposa les clichés devant lui. La jeune femme s’efforça de les regarder et porta la main à la bouche.

— C’est monstrueux.

— Je ne serais pas là dans le cas contraire.

Des dizaines de photos représentaient la mort, sous toutes ses coutures. On avait sûrement photographié les corps quelques heures après leur décès, mais la chaleur avait amplifié les dégâts. Sharko décortiqua l’horreur. Les dépouilles avaient été larguées à la sauvage, lacérées, mutilées au couteau, sans volonté particulière de faire de la mise en scène. Le flic s’empara des fiches d’identité, observa attentivement les clichés des victimes fournis par la famille. Des photos de mauvaise qualité, tirées à l’école, dans la rue, à la maison. Elles étaient vivantes, souriantes, jeunes, et avaient des points communs. Leur âge — quinze ou seize ans —, leurs yeux et leurs cheveux noirs. Le commissaire tendit leurs fiches à Nahed et lui demanda de traduire. En parallèle, il considéra la carte du Caire punaisée au mur, avec tous les noms de rues en arabe. Un monstre de civilisation, cette ville, éventrée du nord au sud par le Nil, bornée à l’est et au sud-est par les collines de Moqattam, croquée au sud par un vaste espace sablonneux semé des ruines de l’ancienne cité.

Le flic planta des punaises aux endroits clés indiqués par la jeune femme. Les corps des victimes avaient été découverts distants d’environ quinze kilomètres les uns des autres, le long d’un arc de cercle autour de l’agglomération. Le quartier des chiffonniers au nord-est, les rives où le Nil se dédouble au nord-ouest — à cinq kilomètres du poste de police —, le désert blanc au sud. De jeunes filles scolarisées, de classe modeste ou pauvre. Nahed connaissait Le Caire comme sa poche. Elle fut capable de pointer les écoles, les quartiers de chacune. Sharko s’intéressa à l’incroyable espace occupé par les cimenteries Tora, les plus grandes du monde, à proximité desquelles habitait l’une des victimes.

— Tout à l’heure, vous avez parlé de quartier informel proche des cimenteries. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Il s’agit de quartiers d’habitat précaire construits par les pauvres, sans tenir compte des règles d’urbanisme et sans bénéficier des services publics. Pas d’eau potable, pas d’assainissement, pas de ramassages d’ordures. Ils sont nombreux en Égypte, et font exploser la taille de la ville. L’État fournit environ cent mille logements par an quand il en faudrait sept cent mille pour absorber la croissance démographique.

Le flic prenait des notes à mesure. Noms des filles, endroits des découvertes, situation géographique…

— Ces quartiers sont des genres de bidonvilles ?

— Les bidonvilles du Caire sont pires. Il faut le voir pour le croire. La deuxième victime, Boussaïna, vivait à proximité de l’un d’eux…

Le commissaire observa encore très attentivement les clichés. Les visages, les particularités physiques. Il se refusait à croire qu’il s’agissait juste de hasard. Le tueur s’était déplacé, pour se rendre d’un quartier à l’autre. Des filles pauvres, pas spécialement jolies, qui n’attiraient pas l’attention. Pourquoi ces trois filles-là ? Était-il habitué à côtoyer la misère, de par son activité ? Les avait-il déjà rencontrées auparavant ? Un point commun… Il y avait forcément un point commun.

L’heure d’après, Nahed peina à faire ressortir les principales caractéristiques du rapport d’autopsie, c’était technique et compliqué pour un traducteur. Elle révéla que des traces de kétamine, un anesthésique puissant, avaient été retrouvées dans les trois organismes. Les estimations pour les heures de décès prouvaient une intervention au plus profond de la nuit. Quant à la cause originelle de la mort, c’était là, sans doute, le plus troublant. Les mutilations provenaient de coups de couteau, mais donnés post mortem. Il semblerait que la cause du décès provienne des dommages causés par l’ouverture du crâne et, évidemment, du prélèvement du cerveau et des yeux.

Les crânes avaient vraisemblablement été ouverts alors que les filles étaient vivantes. Et les multiples coups de couteau avaient été donnés ensuite.

Sharko se frotta le front avec un mouchoir, tandis que Nahed sombrait dans le silence, les yeux vides. Le policier imaginait bien le scénario. L’assassin avait d’abord enlevé ces filles, le soir, en les anesthésiant, pour les emmener à l’écart et procéder à ses horreurs, armé de son matériel de mort. La scie de légiste, des scalpels pour l’énucléation, le couteau à large lame pour les mutilations. Il disposait sûrement d’une voiture, il connaissait la ville et avait fait des repérages, sans doute. Pourquoi les mutilations post mortem ? Un besoin irrépressible de déshumaniser les corps ? Les posséder ? Ressentait-il une haine intérieure tellement forte qu’il devait l’évacuer par un acte ultime de destruction ?

Dans l’air étouffant et lourd du bureau, le commissaire peinait à raccrocher le mode opératoire à celui pratiqué en France. Ici, il y avait malgré tout un rituel, de l’organisation, et pas de volonté spéciale de dissimuler les corps. De plus, le tueur avait ouvert les crânes sur des victimes en vie. Mais en France, la plupart avaient été tuées par balle, dans le chaos, vu les lieux d’impacts des projectiles. Sans oublier la minutie pour anonymiser les dépouilles : mains coupées, dents arrachées.

Deux séries de meurtres proches et lointaines à la fois. Dans le temps, et dans l’espace. Existait-il vraiment un lien ? Et s’il se plantait depuis le début ? Et si le hasard avait, finalement, son mot à dire dans cette histoire ? Seize ans… Seize longues années…

Pourtant, Sharko sentait une connexion impalpable, la même volonté diabolique d’atteindre et de récupérer deux des organes les plus précieux du corps humain : le cerveau et les yeux.

Pourquoi ces trois filles-là en Égypte ?

Pourquoi ces cinq hommes en France, dont un Asiatique ?

Le flic engloutissait les verres d’eau que Nahed lui rapportait régulièrement et s’enfonçait toujours plus dans les ténèbres, tandis que les rayons de Râ lui martyrisaient le dos. Il dégoulinait de sueur. Dehors, c’était un enfer de sable, de poussière, de moustiques, et il se languissait déjà de la climatisation de sa chambre, enfoui sous sa moustiquaire.

Malheureusement, le reste de la paperasse n’était que baratin et foutaise. Rien n’avait été mené avec sérieux. Quelques feuillets épars, manuscrits, tamponnés par le procureur, sur la déposition des parents ou des voisins. Deux des filles revenaient de leur travail, et la troisième d’un quartier où elle avait pris l’habitude d’aller troquer du lait de chèvre contre du tissu. Il existait aussi la liste des scellés, inutile. Dans ce pays, on semblait expédier les affaires de meurtres comme celles du vol d’un autoradio en France.

Et c’était justement ce qui clochait.

Sharko s’adressa à Nahed :

— Dites-moi, avez-vous vu le nom de Mahmoud Abd el-Aal, quelque part dans ces rapports ? Avez-vous remarqué des notes signées de sa plume, hormis ces quelques pages ?

Nahed parcourut rapidement les écritures et secoua la tête.

— Non. Mais ne vous étonnez pas de la légèreté de ces dossiers… Ici, on préfère les actes aux papiers. La répression à la réflexion. Tout est biaisé, rongé par la corruption. Vous ne pouvez même pas imaginer.

Sharko sortit la photocopie du télégramme d’Interpol.

— Vous voyez, Interpol a reçu ce télégramme plus de trois mois après la découverte des corps. Seul un inspecteur acharné et impliqué a pu l’envoyer. Un flic intègre, avec des valeurs, qui voulait peut-être aller au bout.

Sharko leva les feuilles et les laissa tomber devant lui.

— … Et on est en train de me faire croire qu’il n’y aurait que cela ? Du formel ? Pas de notes personnelles ? Pas même de copie de ce fameux télégramme ? Où est passé le reste ? Les investigations auprès des pharmacies ou des hôpitaux pour la kétamine, par exemple ?

Nahed se contenta de hausser les épaules. Son visage était grave. Sharko secouait la tête, une main au front.

— Et vous savez ce qui est le plus troublant ? C’est que, bizarrement, Mahmoud Abd el-Aal est mort.

La jeune femme se retourna et marcha vers la porte vitrée. Elle jeta un œil vers le hall. Le planton n’avait pas bougé.

— Je ne sais que vous répondre, commissaire. Je suis là seulement pour traduire et…

— J’ai remarqué à quel point Noureddine vous harcelait, et vous tentiez de lui échapper par tous les moyens sans y parvenir. C’est quoi ? Un échange de bons procédés ? Une coutume de votre pays, qui vous impose de vous plier aux exigences de ce gros plein de soupe ?

— Rien de tout cela.

— Je vous ai vu frémir plusieurs fois, face à ces photos, à la description des éléments de l’affaire. Vous aviez l’âge de ces filles quand elles sont décédées. Vous étiez à l’école, comme elles.

Nahed serra les lèvres. Ses mains se crispaient l’une dans l’autre. Les yeux fuyants, elle regarda sa montre.

— Il va bientôt être l’heure de notre rendez-vous avec Mickaël Lebrun et…

— Et je n’irai pas. J’aurai tout le temps de boire du vin français en France.

— Vous risquez de le froisser.

Il s’empara d’un cliché d’une des jeunes filles souriantes et le poussa vers Nahed.

— Je me tamponne de la diplomatie et des petits fours. Vous ne croyez pas que ces filles méritent qu’on s’intéresse à elles ?

Un silence pesant. Nahed était d’une beauté supérieure, et Sharko savait que la plupart des belles femmes étaient généralement des cœurs froids. Mais il sentait une blessure chez l’Égyptienne, une plaie vive qui ternissait parfois son regard de jais.

— Très bien. Que voulez-vous que je fasse pour vous, commissaire ?

Sharko s’approcha à son tour des stores et baissa d’un ton.

— Aucun des flics présents dans ce commissariat ne me parlera. Lebrun a les poings liés par l’ambassade. Retrouvez-moi l’adresse de Abd el-Aal. Il doit bien avoir une femme, des enfants ou des frères. Je veux leur parler.

Après un long silence, Nahed abdiqua.

— Je vais essayer, mais surtout…

— Motus et bouche cousue, comptez sur moi. Quand j’aurai récupéré mon portable, je vais appeler Lebrun, lui raconter que je m’excuse et me sens mal. La chaleur, la fatigue… Je lui dirai que demain, je viendrai encore passer du temps ici, histoire de boucler le voyage. Vous, vous me rejoignez à l’hôtel à 20 heures, avec l’adresse j’espère.

Elle hésita.

— Non, pas à l’hôtel. Prenez un taxi, et… — elle griffonna quelques mots sur un morceau de feuille et le lui tendit — donnez-lui ce papier. Il saura où vous conduire.

— C’est où ?

— Devant l’église Sainte-Barbara.

— Sainte-Barbara ? Pas très musulman, comme nom.

— L’église se trouve dans le quartier copte du vieux Caire, au sud de la ville. Ce nom, c’est celui d’une jeune fille martyrisée pour avoir essayé de convertir son père au christianisme.

19

Freyrat, au cœur du CHR de Lille, fin d’après-midi. L’antre de la psychiatrie. Un monstre bétonné sur deux étages, carrefour de toutes les déviances mentales. Schizophrènes, paranoïaques, traumatisés, psychotiques. Lucie s’engagea dans le bâtiment austère et demanda, à l’accueil, la chambre de Ludovic Sénéchal. Elle voulait lui annoncer elle-même la mort de son vieil ami, Claude Poignet. On l’orienta jusqu’à l’unité Denecker, au premier.

Petite pièce à rendre dépressif un clown. Le téléviseur, inaccessible, était allumé. Ludovic se tenait allongé sur son matelas, les mains derrière la tête. Il tourna lentement le visage vers elle et se mit à sourire.

— Lucie…

Surprise, celle-ci s’approcha.

— Tu vois clair ?

— Je distingue les formes, les couleurs. Les gens sans blouse sont forcément des visiteurs. Quelle autre femme que toi pourrait venir me rendre visite ?

— Je suis contente que ça aille mieux.

— Le docteur Martin dit que ma vue va revenir progressivement. C’est l’histoire de deux ou trois jours à présent.

— Comment ils ont fait ?

— L’hypnose… On a compris ce qui ne marchait pas. Enfin, on a compris sans comprendre.

Lucie se sentait mal à l’aise. Elle détestait ce rôle pénible de messagère de la mort. Affronter le regard des proches des victimes était sans doute l’aspect le plus difficile de son métier. Elle fit tout pour retarder le moment de l’annonce. Ludovic était un sensible, et pas au mieux de sa forme.

— Explique-moi.

L’homme se redressa. Ses pupilles avaient retrouvé une mobilité rassurante.

— Le psychiatre m’a tout expliqué. Il m’a mis en état d’hypnose, puis il m’a demandé de raconter ce qui s’était passé dans les heures, les minutes avant que je devienne aveugle. Alors, je lui ai relaté le déroulement de ma journée. Mes achats chez le vieux collectionneur à Liège, la bobine anonyme, découverte dans le grenier. Moi, seul, dans le ciné pocket, à visionner des films toute la nuit. Ensuite, les images du court métrage anonyme, qui arrivent. L’œil crevé, les plans sur la gamine, avec la balançoire. C’est là que, bizarrement, sans effet d’annonce, j’ai commencé à lui parler de mon père. Des femmes qu’il ramenait à la maison, dans mon enfance, quelques années après le décès de ma mère.

— Tu ne m’en as jamais touché un mot.

Un petit rire sec traversa la pièce.

— C’est toi qui dis ça ? On a passé des semaines à chatter, sept mois à flirter, et je ne connais presque rien de ta vie privée. Si, je sais que tu es flic, que tu as deux filles qui m’aiment bien, mais autour, qu’y a-t-il ?

— Ce n’est pas vraiment le sujet.

Il soupira, l’air triste.

— Avec toi, ce n’est jamais le sujet. Enfin, bref… C’est arrivé soudainement pendant l’hypnose. Les femmes nues, que je voyais parfois sortir de la chambre du paternel. Tous ces… halètements que j’entendais à travers les murs. Je n’avais même pas dix ans. Le psychiatre a compris que le blocage pouvait venir de là. Quelque chose, une image probablement, avait fait jaillir ces souvenirs et déclenché la cécité hystérique.

Lucie se doutait que cela avait un rapport avec les images subliminales. Sans la censure de la conscience, elles avaient heurté des zones plus profondes dans le psychisme de Ludovic et semé la zizanie.

— Mais ce n’était pas ce qui m’avait rendu aveugle, parce que je pouvais encore raconter la suite du film. Parler de cette gamine. Quand elle mangeait, dormait. Quand elle chassait la caméra de la main, comme si elle était en colère. Puis, brusquement, le psychiatre m’a confié que j’avais hurlé pendant l’hypnose, et qu’il avait failli me réveiller. Il a réussi à me calmer, puis m’a demandé ce qui s’était passé. Alors, je me suis mis à lui parler de l’épisode du lapin.

Lucie réagit immédiatement. L’étrange Québécois, au téléphone, avait aussi cité les lapins. Il avait exposé que toute l’histoire était partie des enfants et des lapins.

— Quel lapin ?

Ludovic se contracta et ramena ses genoux contre son torse.

— Je devais avoir huit ou neuf ans. Un jour, mon père m’a amené dans son atelier, là où il stockait tous ses outils. Il y avait un lapin, qui s’était réfugié au fond d’un ancien conduit coudé. Un gros garenne. Moi, je pouvais passer dans le conduit pour le récupérer, pas mon père. Alors, il m’a ordonné d’y aller. C’est ce que j’ai fait. J’ai rampé à quatre pattes, et forcé l’animal à sortir de sa tanière. Mon père l’a attrapé par les oreilles. Le lapin saignait aux pattes arrière, il se débattait dans tous les sens. J’ai crié pour qu’il le relâche, mais… mon père était hors de lui. Il a pris une hache, et…

Il plaqua ses deux mains sur son visage, comme s’il venait de recevoir une giclée de sang.

— Cette scène… Jusqu’à l’hypnose, je ne m’en souvenais plus, Lucie. Elle était complètement sortie de ma tête.

— Elle y était plutôt enfouie. Si profondément que rien n’avait jamais réussi à la faire remonter à la surface. Dans ce film anonyme, tu as vu des lapins ?

— Non, non…

La flic ne comprenait toujours pas. Poignet avait décortiqué les images sans rien remarquer. Alors quoi ?

Ludovic s’empara maladroitement de sa bouteille d’eau et en but quelques gorgées.

— Tu l’as vu, le film. Raconte-moi tes découvertes. As-tu pu le confier à mon ami restaurateur ?

Lucie le fixa dans les yeux et murmura d’un coup :

— Claude Poignet est mort.

Les poings de Ludovic se serrèrent dans ses draps. Un long silence.

— Comment ?

— Il a été assassiné. Ceux qui ont agi étaient venus chercher la bobine.

Ludovic se leva et se lissa les cheveux vers l’arrière, d’un geste lourd. Il était au bord des larmes.

— Pas lui… Pas Claude… C’était un vieil homme paisible.

Ludovic se dirigea en tâtonnant vers une fenêtre en Plexiglas, le regard vide. Lucie put voir, sur le reflet de la vitre, qu’il pleurait.

— Je te garantis qu’on va retrouver les responsables. On va comprendre ce qui s’est passé.

Elle resta quelque temps avec lui et expliqua son début d’enquête. Elle alla jusqu’à raconter l’épisode de l’inconnu qui avait fouillé dans sa collection de films. Ludovic devait connaître toute la vérité.

— Je me sens si seul, Lucie…

— Les psychiatres vont t’aider.

— Je me fiche des psychiatres.

Il soupira.

— Pourquoi ça n’a pas marché, nous deux ?

— Ce n’est pas ta faute. Ça n’a jamais vraiment marché avec personne, de mon côté.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut toujours que tôt ou tard, on me demande « pourquoi »…

Elle se sentait mal à l’aise, la chaleur lui tapait sur le système. Et ces odeurs de produits chimiques…

— L’homme avec qui je passerai ma vie devra me prendre telle que je suis là, maintenant. Et ne pas chercher à toujours ramener le passé au premier plan. À me questionner sur ceci, sur cela. Je suis flic parce que je suis flic, c’est comme ça, faut faire avec. Ce qui est passé est mort. Enterré, d’accord ?

Ludovic haussa les épaules.

— Allez, va. Tu as sûrement d’autres choses à faire.

— Je repasserai.

— Tu repasseras, c’est ça…

Il appuya son front contre la vitre. Tristement, Lucie sortit et aspira une grande goulée d’air pur. Elle s’en voulait d’être si rude avec lui, et avec tous les hommes en général. Mais c’étaient les stigmates de ses souffrances passées. Le premier homme qu’elle avait véritablement aimé les avait abandonnées bien trop violemment, ses filles et elle.

Elle regagna le SRPJ en cette fin de journée, boulevard de la Liberté, à une centaine de mètres du centre-ville lillois. Là-haut, les informations s’échangeaient à bon train entre l’OCRVP parisien, le SRPJ rouennais et les équipes de Lille. Pour l’heure, on en était aux mails et au téléphone. Les différentes données seraient bientôt intégrées aux fichiers informatiques, accessibles à tous les officiers. Des recoupements seraient faits, l’information circulerait au mieux. Toutes les chances devaient être du côté des forces de l’ordre.

Lucie pénétra dans le bureau de son commandant. Kashmareck discutait avec le lieutenant Madelin. Le jeune loup, vingt-cinq ans à tout casser, gueule de premier de la classe, venait de se farcir l’autopsie de Claude Poignet. La triple fracture de l’os hyoïde indiquait un étranglement, et la naissance de lividités — une accumulation de sang sur les points de pression entre le sol et le corps — sur le deltoïde et la hanche gauches, prouvait que Poignet était mort dans une position latérale : les assassins l’avaient laissé allongé au moins une demi-heure avant de le pendre.

Kashmareck vida sa tasse de café. Il carburait à la caféine comme d’autres à l’eau.

— Une demi-heure… Le temps de rembobiner le film, de fouiner un peu de manière à préparer leur mise en scène. Des tueurs avec du sang-froid, qui ne paniquent pas.

Lucie se plongea dans leurs réflexions :

— Donc Poignet n’est pas mort par pendaison, mais étranglé.

Le commandant s’empara d’une photo de l’atelier et désigna le plancher, dans un coin de la pièce.

— Oui, à cet endroit. On a retrouvé des gouttes de sang. Probablement un écoulement nasal dû à l’asphyxie. Quoi d’autre à l’autopsie ?

Madelin compulsa ses notes.

— Couteau pour l’ouverture de la poitrine, peu importe la lame, elle tranchait, ça c’est sûr. D’après le légiste, l’énucléation était très… professionnelle. Je lis : ouverture circulaire de la membrane translucide qui recouvre l’œil, section des muscles oculomoteurs puis du nerf optique, et enfin, retrait du globe oculaire. On n’est pas loin de l’acte chirurgical.

Le commandant acquiesça dans ce sens.

— Ça coïncide bien avec les données que je commence à recevoir de Rouen. Les crânes de ces cinq cadavres, sciés de manière professionnelle… Ce qui conforte la théorie des mêmes tueurs. Continue.

— Pour le reste… C’est technique, mais rien de bien probant. Des prélèvements sont partis à la toxico, au cas où. Mais je doute que Poignet ait été drogué.

— Bon. On lira tous le rapport. On attend la CR internationale du juge, la demande est en cours auprès des autorités belges pour la fouille chez Szpilman. Là-bas, on n’aura pas la main, eux dirigent, nous on regarde, mais c’est mieux que rien… Quoi d’autre ? Euh… On est en train de vérifier les numéros de téléphone canadiens que tu as fournis, Henebelle, pour s’assurer qu’on ne peut effectivement pas atteindre ton corbeau de Montréal.

Il se prit la tête dans les mains et souffla, un regard vers ses notes au marqueur, sur un tableau plus très blanc. Un labyrinthe de flèches.

— Madelin, épluche-moi les appels que Poignet a passés ou reçus les vingt-quatre dernières heures avant sa mort. Toi, Henebelle, tu files à côté. La scientifique a tiré des agrandissements des morceaux de pellicule que la victime avait à la place des yeux. Ramène les infos ici, vois ce qu’ils ont d’autre à raconter. Empreintes, indices… Je vais me rapprocher des gars qui s’occupent du voisinage, voir s’ils ont du neuf. Ce soir, on mélange tout dans un grand chapeau et on croise les doigts. Pour l’heure, il me faut du concret, de la matière, avant qu’on soit obligés de se mettre à réfléchir.

20

L’image que Sharko se faisait du Caire changeait comme les miroitements de l’eau à la surface du Nil. Le chauffeur de taxi, un osta bil-fitra — un taxi né — qui parlait un peu le français, l’avait fait passer par les petites rues de la ville. Le peuple égyptien vivait dehors, dans l’effervescence et la nonchalance. Chaque scène de vie était prétexte à communication. Les bouchers coupaient leur viande sur le trottoir, les femmes épluchaient les légumes devant chez elles, le pain se vendait dans la rue, à même le sol. Sharko avait l’impression d’évoluer dans un tableau vivant, lorsque, au milieu de la circulation chaotique, il se sentait happé par le mouvement parfait d’une galabieh en coton, au rythme de la démarche pleine de noblesse de son propriétaire. Il percevait la respiration de l’Islam dans les rues surchauffées, les mosquées brûlaient de beauté et, dans leur démesure, elles pointaient l’œil vers leur dieu unique. Il n’est d’autre dieu que Dieu.

Puis se dessina Le Caire copte. Là où les jeunes chaussés de simples sandales en cuir ne demandaient ni pièce ni stylo, mais vous offraient des images de la Vierge Marie. Là où les murs rappelaient la Rome antique, où la Bible semblait effeuiller ses écrits parcheminés. Des ruelles ocre, paisibles, où seuls crissaient les grains de sable amenés par le souffle chaud du Khamsin. Au cœur de la ville la plus peuplée d’Afrique, Sharko se sentait enfin en paix. Seul au monde. Il touchait là toute l’ambiguïté de la cité.

Il régla son chauffeur — un type incroyable, débordant d’histoires drôles à raconter — et appela Leclerc pour l’informer de ses investigations. En retour, il apprit la mort du vieux restaurateur de films et le vol de la bobine. Ça bougeait franchement en France, mais pas dans le sens où il l’aurait voulu. L’enquête prenait des proportions apocalyptiques, les cadavres se multipliaient, le mystère s’épaississait.

Il rejoignit Nahed qui l’attendait devant l’église Sainte-Barbara. La jeune femme était élégante dans ses fins vêtements plissés aux couleurs pastel. Ce devait être du lin. Ses yeux paraissaient très maquillés, et une pointe d’étoffe en tissu léger se déversait sur ses épaules, comme une cape. Sharko s’approcha en hochant le menton vers l’église :

— C’est ce cœur-là de votre ville que vous évoquiez dans la voiture de Lebrun ?

— Il vous plaît ?

— Il me surprend.

Nahed dévoila ses dents magnifiquement plantées. Sharko dut admettre que n’importe quel homme aurait eu envie de se perdre en sa compagnie dans les dédales de la capitale. Et ce soir, il en faisait partie.

— Chaque quartier du Caire est une petite ville tranquille. Un espace avec ses codes, ses traditions. Je voulais que vous vous en rendiez compte.

Elle joignit ses mains devant elle, timidement.

— Ma voiture est un peu plus loin. J’ai ce qui vous intéresse.

— L’adresse de Abd el-Aal ?

— Mamhoud vivait seul, juste à côté de son frère, à l’autre bout de la rue Talaat-Harb. Le frère s’appelle Atef Abd el-Aal et habite toujours sur place.

— Talaat-Harb… Ce n’est pas là où Lebrun nous avait donné rendez-vous ?

— Effectivement. Talaat-Harb est une rue de la Belle Époque, pleine d’histoire et de nostalgie. Votre homologue voulait sûrement marquer le coup. J’ai eu l’occasion de le revoir, après notre travail au commissariat. Il a plutôt bien pris votre désistement.

— Tant mieux. Je vous remercie encore.

Ils discutèrent, dépassant le cimetière copte. Nahed expliqua que son père, journaliste au canard Le Caire, était resté infirme d’une jambe à la suite d’un affrontement entre les coptes et les musulmans en 1981. Sa mère, française d’origine, avait habité Paris, avant de tout lâcher pour venir en mission chez les dominicains de la ville. Ses parents s’étaient rencontrés, Nahed avait vu le jour dans un quartier modeste et n’avait jamais quitté son pays. Elle était allée dans des écoles de français renforcé pour étudier la langue à l’université, avec des professeurs incompétents qui parlaient encore moins bien français qu’elle. Elle avait fini à l’ambassade de France, grâce au soutien du patron du journal, un Égyptien puissant. Bonne place mais petit salaire, elle ne se plaignait pas. Ici, un travail — honnête, précisa-t-elle en insistant sur le mot — ne permettait pas d’échapper à la misère profonde, tenace, celle de l’Égypte, mais il l’atténuait et donnait des illusions.

Elle l’invita à s’asseoir dans une authentique Peugeot 504, garée à la limite du Caire copte, proche de la mosquée d’Amr. Ils remontèrent la rive droite du Nil par la rue Kourneesh. La lumière du ciel déclinait. Les minarets des mosquées lointaines, les bateaux ou les Awama s’illuminaient. On se promenait en famille et l’on achetait des fèves jaunes au citron. Sharko sentait la puissance du fleuve, et le besoin du peuple de l’honorer.

Ils discutèrent encore. Quand Nahed lui demanda de parler de sa femme, Sharko plaqua son arcade sur la vitre, les yeux vers les flots apaisés, confiant simplement que son épouse et sa fille lui manquaient, et qu’il ne les reverrait plus jamais, hormis dans ses rêves. Il n’ouvrit plus la bouche. Pourquoi le faire ? Que raconter ? Qu’il n’y avait pas une nuit où le manque l’étreignait au point de l’arracher du sommeil, au bord de la suffocation ? Que son métier avait détruit la vie des siens et le traînait lentement mais sûrement vers les abîmes d’une vieillesse sans soleil ? Non, non, il n’y avait rien à raconter. Pas ici, pas maintenant. Pas avec elle.

En une dizaine de minutes, ils atteignirent la rue Talaat-Harb. Des boutiques de vêtements à perte de vue, des bars, des cinémas aux noms français, de vieux immeubles à l’allure haussmannienne, avec leurs colonnes, leurs fenêtres ornées de statues de style grec, rappelant que l’élite égyptienne voulait faire du centre-ville du Caire, dans les années 1900, un quartier européen. C’était presque réussi. Des promeneurs déambulaient en hordes désorganisées. Américains, Français, Italiens. Nahed trouva une place dans une rue annexe et l’instant d’après, elle remettait un bakchich au concierge de l’immeuble, simplement parce qu’il leur avait ouvert la porte. Le baou ab à la barbe teinte au henné, misérable avec ses espadrilles trouées, faisait office de portier, nettoyeur de voitures, porteur de courses, et contrastait terriblement avec l’intérieur classe de l’endroit. Un immeuble de riches, semblait-il, rayonnant de grandeur.

Une fois seule avec Sharko dans l’ascenseur, la jeune femme se couvrit la tête et se voila. Elle se transforma en charmeuse énigmatique, pleine de secrets. Seuls étaient visibles ses yeux, magnifiques écrins, tandis que sa bouche, suggérée dans la transparence du tissu, disait d’une voix pure :

— Ce serait dommage qu’Atef Abd el-Aal se braque pour des histoires de religion.

Sharko était subjugué, presque envoûté.

— Comment savez-vous qu’il est musulman ?

— Il y a plus de chance qu’il le soit, que l’inverse.

— Que connaissez-vous de lui ?

— Les fichiers de l’ambassade n’ont pas ressorti grand-chose. Il était vendeur, et tient aujourd’hui deux ateliers d’artisans chemisiers, une affaire florissante qu’il a commencé à développer un an après la mort de son frère. Des vêtements qu’il revend en gros dans les boutiques d’Alexandrie. Lui et son frère décédé ont des origines de Haute-Égypte. Parents pauvres, issus de la campagne. Ils sont montés au Caire à leur adolescence, avec leur oncle.

Elle frappa à une porte, une autre s’ouvrit sur le visage craquelé d’une vieille dame. Nahed se mit à discuter avec elle avant de s’adresser au commissaire :

— Sa voisine dit qu’il est sur la terrasse, il boit toujours le thé là-haut à cette heure-là, avant la prière du soir. On le reconnaîtra parce qu’il lit le Al-Ahram, un journal indépendant.

Quand Sharko arriva sur la fameuse terrasse, il reçut un choc. Des gens habitaient sur le toit de l’immeuble, dehors et dans des cabanes de fer minuscules. Des lampions multicolores suspendus à des câbles dansaient telles des voiles de felouques. Des gens étaient assis dans des fauteuils ou allongés sur des matelas, à même le ciel. Des téléviseurs allumés perçaient la nuit naissante un peu partout. On se serait cru dans une espèce de fourmilière lumineuse à l’air libre, écrasée par la précarité. Nahed s’approcha de son oreille.

— Avant, la fine fleur de la société habitait ces immeubles de la rue Talaat. Des propriétaires terriens, des pachas, des ministres. Ces cabanes leur servaient à entreposer des denrées alimentaires, laver le linge ou loger les chiens. Après la révolution de 1952, tout a changé. Aujourd’hui, les sufragi, les anciens domestiques de l’époque, ont investi les locaux de l’immeuble et louent ces cabanes à des pauvres.

C’était difficile à croire, mais ces gens vivaient réellement dans des cabanons de moins de cinq mètres carrés, au beau milieu de la rue la plus commerçante du Caire. La misère n’était pas au sol ni dans le métro comme à Paris, mais sur les toits. Nahed pointa l’index vers le fond de la terrasse.

— Il est là-bas…

Des regards méfiants se tournèrent dans leur direction. Des hommes allongés, les yeux injectés, préparaient le « charbon », un caillou d’opium qu’ils chauffaient pour le glisser sous leur langue, alors que d’autres fumaient leur mouassel mélangé à du haschich dans leurs vieilles chichas. Des enfants jouaient aux dominos, d’autres étudiaient, les femmes cuisinaient. Sharko et Nahed abordèrent Atef Abd el-Aal, assis sur une chaise de paille face à la rue Talaat-Harb. Il portait un costume de bonne coupe, des chaussures cirées. Cheveux gominés et plaqués vers l’arrière, quarante-cinq ans à tout casser. Sa tasse de thé fumante reposait sur la rambarde en pierre blanche. Il ne se leva pas pour les saluer et envoya deux mots secs, que Sharko ne comprit pas. Alors, Nahed répliqua par une longue tirade en arabe, exposant la situation. Elle dit que l’homme à ses côtés était commissaire de police français, et voulait lui poser des questions au sujet de son frère, et d’une ancienne affaire criminelle présentant des similitudes avec un dossier en cours.

Atef plia soigneusement son journal sur ses genoux, détailla Nahed de la tête aux pieds et se mit à égrener lentement un chapelet d’ambre. Encore une fois, la traductrice joua les intermédiaires entre les deux hommes.

— Il ne veut plus parler de son frère.

— Dites-lui que juste avant de mourir, Mahmoud travaillait sur une affaire de meurtres. Trois jeunes filles, assassinées quatre mois avant sa propre mort. Demandez-lui s’il était au courant.

Atef garda le silence un instant, avant de parler.

— Il veut voir votre carte de police.

Sharko s’exécuta. Atef la fixa attentivement, fit courir son index sur les couleurs du drapeau français, avant de la redonner au commissaire. Puis il parla à nouveau.

— Il dit que son frère était très secret. Il ne parlait pas de ses enquêtes. C’est pour cette raison qu’Atef ne l’a jamais soupçonné d’appartenir aux réseaux extrémistes.

Sharko laissa errer son regard vers les lumières de la ville. L’air s’assainissait enfin, les Égyptiens retrouvaient leurs rues, leurs racines, le calme de leurs mosquées et de leurs églises.

— Emmenait-il ses dossiers criminels avec lui, parfois ? Vous viviez l’un à côté de l’autre, lui arrivait-il de travailler dans son appartement ?

— Il dit que non.

— Connaissez-vous Hassan Noureddine ? Est-il déjà venu chez vous ?

— Encore non… Vu la façon dont il répond, je crois qu’il ne sait rien.

Sharko sortit la photo d’une des victimes de sa poche et la planta devant le regard de l’Égyptien. Nahed lui jeta un coup d’œil courroucé, comprenant qu’il avait dû la dérober au commissariat alors qu’elle allait lui chercher des verres d’eau.

— Et elle ? grogna le flic. Elle ne vous dit rien non plus ? Ne me dites pas que votre frère ne vous a jamais montré son visage.

Atef détourna ses yeux couleur de miel en pinçant les lèvres. Il se leva et donna une poussade sur la poitrine du commissaire.

— Izhab mine houna ! Izhab mine houna ! Sawf attacilou bil chourta !

Il dévisagea Nahed et braqua son téléphone portable. Certains habitants de la terrasse tournèrent les yeux dans leur direction.

— Il nous ordonne de partir, sinon il va appeler la police. Laissez tomber, on n’en tirera rien.

Le flic hésita, il ne voulait pas lâcher le morceau. La réaction violente de l’Arabe cachait peut-être quelque chose. Atef s’approcha et le poussa encore, toujours aussi agressif.

— Izhab mine houna !

Sharko avait envie de lui coller son poing dans la figure, mais les hommes de la terrasse s’étaient levés et se rapprochaient dangereusement. Des Kabyles aux os fins, aux traits nerveux. Le ton montait. Sharko, qui s’était retourné vers les agresseurs potentiels, sentit soudain une main dans la poche arrière de son pantalon. Son regard croisa alors celui d’Atef. En une fraction de seconde, il comprit que l’homme lui avait enfoncé quelque chose dans la poche et lui demandait de garder le silence.

Sharko prit la main de Nahed.

— Allez, on s’en va.

Ils peinèrent à se frayer un passage. Ça jouait des coudes, des épaules, les yeux vrillés par l’opium s’obscurcissaient. Des tsss, tsss fusaient de partout. Ils filèrent rapidement par les escaliers. Nahed fulminait :

— Vous n’auriez pas dû voler cette photo ! Combien en possédez-vous, encore ?

— Quelques-unes.

— Soyez sûr que Noureddine s’en apercevra et en informera l’ambassade. Où avez-vous la tête ?

— Allez, avancez.

Nahed progressait devant lui. Sharko fouilla dans sa poche et trouva un papier. Tout en marchant, il déplia discrètement le morceau de feuille de journal et lut le texte écrit en français :

« Le Cairo Bar, quartier Tewfikieh, dans une heure. Venez sans être vu. Elle vous surveille. »

Il le rempocha immédiatement et considéra Nahed, plein de regrets. Dans ses habits fins, elle oscillait merveilleusement en dévalant les marches. Et elle le trahissait. Lorsqu’ils arrivèrent dans la rue et se mirent à la longer, la jeune femme ôta son voile, qu’elle abandonna sur ses épaules. Sharko la dévisagea.

— C’est très curieux. Sans le voile, vous changez complètement de visage. La créature mystérieuse, ambiguë, retrouve soudain le teint clair de la femme moderne. Combien de personnalités se cachent en vous, Nahed ?

— Une seule, commissaire…

Elle parut rougir, chercha ses mots.

— Et maintenant, que fait-on ?

Sharko remarquait de plus en plus son manège. Depuis le billet d’Atef, tout paraissait bien plus clair. Le choix de Nahed de l’aider en dépit des risques avec son supérieur. Les coordonnées et les détails sur Mahmoud Abd el-Aal, qu’elle avait réussi à obtenir… On lui laissait du mou en le surveillant. Pour l’heure, il décida de la jouer tranquille, il aurait bien le temps de l’interroger plus tard.

— Je crois que je vais rentrer, me doucher et me coucher. Ça a été une très longue journée depuis mon réveil en France, ce matin.

— Vous n’avez même pas dîné. Je vous invite dans un petit restaurant typique de Mohandessine, au bord du Nil. On y sert de l’excellent poisson et du vin suisse, et non français.

Elle voulait le retenir le plus longtemps possible. Sharko en vint à penser qu’elle lui avait sans doute traduit des propos erronés sur la terrasse, ou même au commissariat. Comme Hassan Noureddine, elle contrôlait le terrain, et il ne pouvait strictement rien faire. Qui était derrière tout cela ? La police ? L’ambassade ? Dans quel nid de guêpes s’était-il fourré ?

— J’aurais adoré, mais je n’ai pas faim, merci… Trop chaud, trop crevé, trop piqué par les moustiques.

Il sortit un plan récupéré à l’hôtel.

— Je pourrai retrouver mon hôtel seul, il est juste derrière. Donnons-nous rendez-vous demain à 10 heures devant le commissariat, qu’en pensez-vous ? Le temps ne presse plus vraiment. Les portes se ferment les unes derrière les autres, et je me suis mis dans la tête que j’allais rentrer bredouille. Cette affaire n’est pas la mienne.

Elle baissa les yeux, apparemment peinée. Sharko eut bien envie de lui arracher la langue. Une sacrée simulatrice.

— Très bien, concéda-t-elle… À demain, alors.

Avant qu’il s’en aille, elle rajouta :

— Ce gros porc de Nourredine n’a jamais posé la main sur mon corps. Il ne le fera jamais.

Leurs chemins se séparèrent. Sharko la laissa s’éloigner, et il la vit se retourner, plusieurs fois. Cela confirmait ses doutes. Il marcha alors lentement vers la rue Tharwat, qui croisait à angle droit la rue Mohamed-Farid. Mais juste après avoir bifurqué, il avait disparu en courant dans une voie prise au hasard.

Le bon chien-chien venait de casser sa laisse.

À présent, Le Caire et sa nuit brûlante lui appartenaient.

Il en éprouva une satisfaction sans limites.

21

Dans le département informatique de la police scientifique, à deux pas de la brigade, Lucie tenait entre ses mains les agrandissements des morceaux de pellicule retrouvés à la place des yeux de Claude Poignet. Deux surfaces de papier glacé, au grain sale, en noir et blanc. Les images étaient presque identiques. On voyait, dans une position un peu bancale, comme si la caméra avait été renversée, le bas d’un jean et une pointe de chaussure que Lucie n’avait pas remarqués la première fois. L’arrière-plan était plongé dans la pénombre, mais on devinait les pieds d’une table, ainsi qu’un mur. Le sol était un plancher.

— C’est bien des chaussures de type rangers ?

Lucie s’adressait au technicien assis devant son ordinateur, à ses côtés. Julien Marquant, la quarantaine passée, était l’un des photographes de scène de crime. À chaque homicide, il offrait aux officiers le pire sur papier glacé. Certains photographiaient des top models, lui c’étaient les morts. Têtes de suicidés explosées au calibre 22, noyés gonflés d’eau, pendus… Julien était un excellent photographe dont le talent resterait dans les tiroirs de la police. Vu l’heure tardive, il était la personne la plus à même d’éclairer la brigade sur le sujet.

— Ça y ressemble.

Il lui montra les clichés qu’il avait lui-même tirés chez la victime. Notamment ceux du sang retrouvé sur le sol du laboratoire, à l’étage. Lucie fit un rapprochement qui lui semblait à présent évident :

— C’est chez lui… Chez Claude Poignet. Il possédait des caméras, des pellicules. Le film a été tourné dans sa propre maison. Merde…

— Oui. Les deux images retrouvées dans les yeux étaient en négatif, elles provenaient d’une pellicule originale, et non d’une copie qu’on tire, la plupart du temps, en positif.

Lucie regrettait de ne pas avoir réagi avant. Poignet lui avait expliqué ces histoires de tirages positifs et négatifs, d’original et de copie. Julien Marquant tapota de l’index sur les photos.

— Vous voulez mon sentiment ? Je crois que ce sont les tueurs qui ont tenu la caméra. Ils ont dû, je ne sais pas… la positionner juste à côté du corps gisant de la victime. Comme pour capturer les dernières images qu’elle a vues avant de mourir.

Lucie eut un frisson en fixant les photos. Les ultimes secondes de vie de Poignet se trouvaient face à elle, sous ses yeux. Le pauvre homme était parti avec ces images-là… Celles d’un inconnu chaussé de rangers qui le regardait mourir, tandis qu’un autre l’étranglait.

— Comme si… Claude Poignet était lui-même la caméra. Ces salauds voulaient aller à l’intérieur de lui.

— Exactement. Vous l’avez dit, la victime possédait un labo de développement, une vieille caméra 16 mm, des bobines de pellicule vierge. Les assassins en ont profité. Ils ont filmé, puis ils sont allés en chambre noire et ont trempé dans le bain de révélateur les images qui les intéressaient. Ensuite, ils les ont découpées pour les placer dans les globes oculaires de la victime. L’opération, très technique, a dû prendre une bonne heure.

Lucie serra les lèvres. Ces deux malades ne s’étaient pas contentés de récupérer la bobine, ils avaient élaboré un scénario digne d’un film d’horreur, allant même jusqu’à donner à la police du grain à moudre. Des individus réfléchis, organisés, tellement sûrs d’eux qu’ils s’étaient permis de traîner sur les lieux du crime pour « jouer ». Lucie mit à plat ses pensées :

— Ils nous offrent bien gentiment deux éléments. La position exacte du corps avant qu’il soit pendu, et les chaussures. Des rangers… ça confirme que celui qui est allé chez Szpilman et celui qui a participé au meurtre de Poignet n’est qu’un seul et même individu. Un militaire, peut-être ?

— Ou quelqu’un qui cherche à se faire passer pour un militaire… Ou ni l’un ni l’autre, n’importe qui peut avoir des rangers chez lui. J’ajouterais surtout qu’ils s’y connaissent en cinéma. L’un d’eux sait filmer, ôter une pellicule d’une caméra en chambre, développer. Croyez-moi, sans aucune notion, vous ne sauriez même pas mettre en marche ces vieux engins.

— Les pros des empreintes n’ont rien découvert dans la chambre noire, hormis les paluches de la victime. Il va falloir renvoyer des hommes là-bas, en s’intéressant au matériel, aux caméras. Les meurtriers ont certainement abandonné de leur ADN, surtout si l’œil a été en contact avec le viseur. Ils ont dû commettre des erreurs, forcément. On ne joue pas comme ça avec la mort…

Elle embarqua les clichés et le remercia. Dans la rue, elle marcha lentement, en pleine réflexion. Après le comment, le pourquoi. Pourquoi les assassins avaient-ils laissé ces images à la place des yeux ? Que cherchaient à démontrer ces sadiques ?

Plongée dans ses questions purement psychologiques, elle songea à Sharko, ce drôle de bonhomme rencontré à la sauvette devant la gare du Nord. Serait-il capable de trouver la réponse, avec ses connaissances, ses années dans le métier ? Serait-il meilleur qu’elle face à cette scène de crime particulièrement corsée et insolite ? Elle bouillait d’envie de lui parler de ce nouvel homicide, de voir comment il s’en sortirait, du haut de sa cinquantaine d’années.

Par association d’idées, Lucie tenta de faire le rapprochement avec l’affaire de Gravenchon. Là-bas aussi, les victimes avaient été énucléées. Un médecin, quelqu’un du métier, d’après les paroles de Sharko. À présent, se rajoutait la compétence de « cinéaste ». Le profil s’affinait, même si rien de précis ne se dégageait vraiment. Pourquoi le vol des yeux ? Quelle importance revêtaient-ils pour celui qui les dérobait ? Qu’en faisait-il ensuite ? Les conservait-il, comme un trophée ? Lucie se rappelait aussi cette obsession de la rétine, de l’iris, dans le court métrage. Le coup de scalpel sur la cornée, les palpitations de paupières… Elle se souvint également de la remarque de Poignet : « L’œil n’est qu’une vulgaire éponge qui capte l’image. »

Une éponge…

Soudain excitée, Lucie sortit son téléphone, fouina dans ses contacts et composa le numéro du médecin légiste.

— Docteur ? Lucie Henebelle à l’appareil. Je vous dérange ?

— Attendez, je demande au grand Black faisandé sur ma table… Non, ça va. Votre question, Lucie ?

Lucie sourit, le légiste la connaissait par cœur. Il faut dire qu’elle était une « bonne cliente ».

— Elle risque d’être stupide, mais… Il s’agit d’un truc dont j’ai déjà entendu parler, sans avoir de réponse formelle : l’œil peut-il garder une empreinte quelconque de ce qui s’est passé juste avant la mort ?

— Pardon ? C’est-à-dire ?

— Une image violente par exemple ? La toute dernière image avant l’arrêt des fonctions vitales ? Un ensemble de grains de lumière que l’on pourrait reconstruire, je ne sais pas, en analysant les cellules photoréceptrices excitées, ou des parties du cerveau qui auraient conservé l’information quelque part ?

Un silence. Lucie se sentait un peu gênée, il allait sûrement exploser de rire.

— Le fantasme de l’optogramme…

— Quoi ?

— Vous me parlez du fantasme de l’optogramme. Vers la fin des années 1800, la croyance populaire voulait qu’un meurtre, de par sa violence et son caractère instantané, puisse impressionner la rétine du mort comme un film sensible…

Film sensible, œil, pellicule… Des mots qui revenaient en boucle depuis le début de cette affaire.

— … Des médecins de l’époque se sont penchés sur le sujet. Ils pensaient qu’on pouvait extraire de la rétine d’un cadavre un portrait du criminel. Le fantasme de l’optogramme, c’est celui de l’enregistrement direct du meurtre par le corps sur lequel il est perpétré. À l’époque, pour le corpus médical, il s’agissait de photographier le globe oculaire dégagé de son orbite et débarrassé de son cristallin afin de pouvoir interpréter les preuves tangibles du crime. Des médecins ont réellement employé cette méthode pour aider la police. Et l’on a réellement arrêté des gens. Probablement des innocents.

— Et… C’est plausible, cette impression rétinienne ?

— Non, non, évidemment. Comme son nom l’indique, cela reste de l’ordre du fantasme.

Lucie lui posa une dernière question.

— Et en 1955 ? On y croyait encore ?

— Non. Ils n’étaient pas si arriérés en 1955, vous savez ?

— Merci, docteur.

Elle le salua et raccrocha.

Le fantasme de l’optogramme…

Fantasme ou pas, le ou les assassins avaient voulu attirer l’attention sur l’image, son pouvoir, sa relation avec l’œil. Cet organe sensuel devait être important pour le tueur, symbolique. Cet incroyable instrument, c’était le puits qui offrait la lumière au cerveau, le tunnel qui lui apportait la connaissance du monde physique. Il était aussi, d’un point de vue artistique, ce par quoi le cinéma commençait. Pas d’œil, pas d’image, pas de cinéma. La relation était ténue, mais elle existait. Lucie considérait désormais le tueur comme une personnalité partagée entre le médical — l’œil en tant qu’organe qu’on dissèque — et l’artistique — l’œil en tant que média et porteur d’images. Les assassins étant deux, chacun avait peut-être une compétence. Un médecin et un cinéaste…

Toujours plongée dans ses pensées, Lucie s’arrêta devant une sandwicherie. Son portable vibra. C’était Kashmareck. Il attaqua, de but en blanc :

— Tu en es où ?

— Je sors de la PS avec quelques nouvelles, j’arrive.

— Ça tombe bien. Je sais qu’il est tard, mais on va filer à la clinique universitaire Saint-Luc, proche de Bruxelles.

Lucie acheta un sandwich et se remit en route.

— Encore en Belgique ?

— Oui. On a fait le tour des appels émis par la victime. Parmi eux, Poignet avait bien joint une personne du nom de Georges Beckers, le spécialiste des images et du cerveau. Tu m’avais donné sa carte de visite. Il travaille dans le neuromarketing. Je ne savais même pas que ce métier existait. Juste après avoir scanné le film, Claude Poignet lui avait envoyé l’adresse du serveur sur lequel il avait déposé une copie, en lui demandant de l’analyser. On possède le film numérisé, Lucie. Nos services le téléchargent. Je mets tout de suite une experte en langage labial sur le coup, ainsi que des pros de l’image. On va le décortiquer.

Lucie expira en silence. Les assassins s’étaient laissé doubler par la technologie. Ils avaient tué pour garder leur secret, et ce dernier se propageait désormais sur tous les ordinateurs de la police.

— Et ce Beckers, il a découvert quelque chose ?

— D’après lui, le vieux Wlad Szpilman était déjà passé dans leur centre de recherche, avec ce même film, voilà un peu plus de deux ans. Szpilman connaissait bien le directeur de l’époque, décédé d’une crise cardiaque il y a quelques mois.

Lucie réfléchit, avant de répondre.

— Wlad Szpilman a dû avoir la même intuition que notre restaurateur. D’après son fils, il était du genre à visionner des films des dizaines de fois, il avait l’œil de l’expert. Il a dû finir par se douter que des choses étranges se cachaient dans le film. Alors, il l’a fait analyser. Deux ans, ça remonte à loin, quand même.

— On fonce. Beckers est prévenu, il nous attend. T’es OK ?

Elle considéra sa montre. 20 heures passées.

— Laissez-moi d’abord faire un tour à l’hôpital. Je veux voir ma fille et lui expliquer pourquoi je ne pourrai pas m’endormir à ses côtés, cette fois-ci.

22

Sharko se demandait s’il allait vraiment rentrer dans le Cairo Bar, un établissement paumé dans une ruelle sombre et sans lumière du quartier Tewfikieh. Tout au long de la ruelle, des charrettes dormaient, couvertes d’un simple drap, et des chats noirs, des Mau, bondissaient en haut des murs de chaux. Sharko dévala les quelques marches qui menaient au café. Pour pénétrer là-dedans, il fallait vraiment, vraiment aimer les sensations fortes. Une enseigne blafarde indiquait Coffee shop, les larges vitres étaient tapissées de feuilles de journaux collées les unes aux autres, interdisant de voir ce qui se tramait à l’intérieur. La façade était aussi glauque que celles de ces sex-shops minables qui fleurissaient dans les rues de Paris.

Le flic vérifia une dernière fois qu’il possédait bien sa carte de police, même s’il doutait sincèrement de son utilité ici, et se jeta dans la gueule du loup. Une odeur entêtante de haschich, mêlée à celle de la menthe et du mouassel des narguilés, le submergea. La lumière était tamisée, l’air conditionné ronflait, puissant. Les tables en bois massif, les lampes anciennes de style viennois, les objets d’art en bronze accrochés au mur et les grandes chopes de bière donnaient l’apparence d’un pub anglais. Une serveuse, caucasienne et court vêtue, oscillait entre les formes, le plateau chargé de verres débordant d’alcool. Sharko s’attendait à découvrir des gueules vérolées, rongées par la drogue et la picole. Il fut étonné par l’apparence avenante des consommateurs, jeunes pour la plupart. Et fringués à la Michou.

Des tantouses. Il avait mis les pieds dans un nid à tantouses.

Manquait plus que ça !

Tandis que des yeux de miel le dévisageaient, il avança d’un pas ferme vers le bar, derrière lequel se tenait un type à la peau blanche, aux iris bleus et aux cheveux blonds. Sharko regarda sa montre — le taxi l’avait déposé avec dix minutes d’avance — et hocha le menton vers une bouteille de couleur ambrée, marquée Old Brent.

— Whisky, s’il vous plaît…

Le barman le toisa avec un peu trop d’insistance avant de lui servir son verre. Sharko fut immédiatement abordé par la droite. Bonjour les préliminaires ! Le type avait une vingtaine d’années, la peau brune, les cheveux coupés à la manière d’un conscrit. Il avait noué autour de son cou un foulard rose passé sous une chemise jaune. Il lui souffla à l’oreille :

— Koudiana ou barghal, « s’il te plaît » ?

— Rien du tout. Fiche-moi la paix, « s’il te plaît ».

Le flic s’empara de son verre — on servait ici des doses de cheval — et partit s’asseoir dans un coin. Il détailla les clients, remarqua les manières des riches en costumes griffés et chaussures importées, à l’affût, et les pauvres, beaucoup plus efféminés, d’une beauté étourdissante dans leurs vêtements modestes. Le sexe ou la prostitution devaient être, ici comme ailleurs, un moyen de s’arracher à la misère, le temps d’une nuit et de quelques billets échangés. On se saluait à l’égyptienne, quatre bises et mains qui se tapotent le dos, on ne s’embrassait pas encore sur la bouche mais les intentions y étaient. Sharko porta son verre à ses lèvres dans un soupir quand une voix lui parvint, par-derrière :

— Je ne le boirais pas, à votre place. On dit qu’un jeune peintre a perdu la vue ici, après avoir absorbé ce whisky. Le patron, l’Anglais, fabrique lui-même son alcool pour doubler les bénéfices. C’est monnaie courante dans les vieux cafés du Caire.

Atef Abd el-Aal s’installa à ses côtés. Il claqua des mains et indiqua « deux » à la serveuse. Sharko posa son whisky avec une grimace, sans y avoir touché.

— Vous parlez sacrément bien le français.

— J’ai longtemps fréquenté un ami de votre pays. Et je travaille avec beaucoup de vos compatriotes installés à Alexandrie. Les Français sont très forts en affaires.

Il se courba par-dessus la table. Il avait souligné ses yeux d’un trait de khôl, peigné en arrière ses cheveux fins. Ses pupilles étaient subtilement congestionnées par l’effet du haschich, probablement consommé avant d’arriver au bar.

— Personne ne vous a suivi ?

— Non.

— Il n’y a qu’ici où nous serons tranquilles. La police ne descend jamais, certaines personnes autour de nous sont de puissants hommes d’affaires et tiennent le quartier. Maintenant que la police sait que nous nous sommes vus sur la terrasse, elle va me surveiller. Je suis passé par les toits pour sortir de chez moi.

— Pourquoi vous surveiller ? Et pourquoi me surveiller, moi ?

— Pour éviter que vous mettiez votre nez là où il ne faut pas. Remettez-moi le papier que je vous ai écrit sur la terrasse. Je ne veux laisser aucune trace de notre rencontre dans cet établissement.

Sharko obtempéra et hocha le menton vers les gueules enfoncées dans la pénombre :

— Et ces gens, autour ? Ils nous ont vus ensemble.

— Ici, nous nous tenons à l’écart de la loi et des règles sociales. Nous nous connaissons sous des prénoms féminins, nous avons nos codes, notre langage. Le seul but de nos rencontres est la wasla, la pratique homosexuelle entre les koudiana, les soumis, et les barghal, ceux qui dominent. Nous nierons toujours avoir vu l’un des nôtres ici, quoi qu’il advienne. C’est la règle.

Sharko avait l’impression de s’enfoncer dans les entrailles inconnues et secrètes de la cité, au même rythme que la nuit.

— Expliquez-moi plus précisément la raison de votre venue en Égypte, dit Atef.

Sharko retraça l’histoire dans les grandes lignes, sans dévoiler les éléments confidentiels du dossier. Il parla sans entrer dans les détails des corps découverts en France, des similitudes dans le mode opératoire avec les jeunes victimes égyptiennes, du télégramme envoyé par son frère. Atef eut l’air sombre d’un djinn. Son regard s’était voilé.

— Vous pensez réellement que ces deux histoires si lointaines dans le temps et l’espace sont liées ? Quelles preuves avez-vous ?

— Je ne peux rien vous dire. Mais je sens qu’on me cache des choses, qu’il manque des papiers au dossier. J’ai les pieds et les poings liés.

— Quand repartez-vous ?

— Demain soir… Mais je vous garantis que s’il le faut, je reviendrai en touriste. Je retrouverai les familles de ces pauvres filles, je les interrogerai.

— Vous vous acharnez. Pourquoi le sort de misérables Égyptiennes mortes il y a si longtemps vous intéresse-t-il ?

— Parce que je suis flic. Parce que le temps qui passe ne doit pas éteindre la fureur d’un crime.

— De belles paroles de justicier…

— Je suis juste un père et un mari. Et j’aime aller au bout des choses.

La serveuse apporta deux bières d’importation et des mezzés chauds. Atef invita Sharko à se servir et parla à voix basse :

— Vous vous retrouvez pieds et poings liés parce que tout le système policier égyptien est corrompu. Dans leurs rangs, ils prennent des pauvres, des ignorants dont la plupart viennent de la campagne ou de la Haute-Égypte, pour qu’ils ne s’opposent pas au système. On leur donne à peine de quoi survivre afin qu’ils soient obligés eux-mêmes de se corrompre. Ils fournissent de faux papiers contre de l’argent, rançonnent les chauffeurs de taxi, les restaurateurs, menacent de faire sauter leur licence. Du Caire à Assouan, la violence policière fait partout parler d’elle. Il y a encore quelques années, ils nous condamnaient pour homosexualité. On morflait dans leurs geôles, croyez-moi. Avec moins de trois cents livres par mois pour vivre, trente de vos euros, ils deviennent le système. La moitié des policiers de ce pays ignorent ce pour quoi ils agissent. On leur dit de réprimer, ils répriment. Mais mon frère n’était pas de cette trempe-là. Il avait les valeurs des hommes du Saïd. La fierté, le respect.

Atef sortit une photo de son portefeuille et la tendit à Sharko. On y voyait un homme droit, jeune, solide dans son uniforme. Il rayonnait de cette beauté farouche des peuples du désert.

— Mahmoud a toujours rêvé d’être policier. Avant son admission, il s’était inscrit à la maison de jeunesse d’Abdine pour faire de la musculation, il voulait être au niveau des épreuves de gymnastique de l’école de police. Il a obtenu quatre-vingt-dix pour cent au bac. Il était brillant. Il y est parvenu, sans argent, sans pots-de-vin. Il n’a jamais été extrémiste, il n’avait rien à voir avec cette gangrène. Il s’agissait d’un coup monté pour le faire disparaître.

Sharko posa délicatement la photo sur la table.

— Un coup monté par la police, vous voulez dire ?

— Oui. Par ce fils de chien de Noureddine.

— Pourquoi ?

— Je n’ai jamais su pourquoi. Jusqu’à aujourd’hui, où je comprends enfin, grâce à vous, que tout était lié à cette fameuse enquête. Ces filles assassinées sauvagement…

Atef regardait dans le vague, vers sa canette de bière. Ainsi maquillé, il dégageait une sensualité toute féminine.

— Mahmoud s’acharnait sur cette histoire. Dans son appartement, il ramenait toujours ses dossiers, ses photos, ses notes personnelles. Il m’avait confié que l’affaire avait été vite classée, et que ses supérieurs l’avaient placé sur autre chose. Ici, enquêter trop longtemps sur le meurtre de pauvres gens ne rapporte pas d’argent, vous comprenez ?

— Je commence à comprendre, en effet.

— Mais Mahmoud, il continuait à mener sa barque, discrètement. Quand la police est venue fouiller après la découverte de son corps carbonisé, elle a tout récupéré. Et maintenant, vous m’apprenez que ces éléments n’existent plus. Quelqu’un avait intérêt à ce qu’ils disparaissent.

Au moindre bruit, Atef observait autour de lui. La fumée dégagée par les chichas troublait les visages, assombrissait les gestes osés. Des hommes sortirent. Dans cet endroit, on rentrait seul mais on repartait en couple, pour une nuit mouvementée.

Sharko but une gorgée de bière. L’ambiance était à l’image de la situation : tendue.

— Et votre frère ne vous avait rien dit ? Des détails ? Des points communs entre les filles assassinées ?

L’Arabe secoua la tête.

— C’est loin, commissaire. Et à me parler de cette histoire à demi-mots, vous ne m’aidez pas vraiment.

— Dans ce cas, je vais vous rafraîchir la mémoire.

Sharko étala les photos des victimes sur la table. Cette fois, il raconta précisément ce que Nahed lui avait traduit dans le bureau sans climatisation du commissariat. La découverte des corps, les éléments précis du rapport d’autopsie. Atef écoutait attentivement, il ne touchait ni à sa boisson, ni aux mezzés.

— Ezbet-El-Naghl, le quartier des chiffonniers… répéta-t-il. Maintenant que vous le dites. Oui, je crois bien que mon frère y était allé pour son enquête. Puis Shoubra… Shoubra… Les cimenteries. Tout cela me dit vaguement quelque chose.

Il ferma les yeux quelques secondes, les rouvrit, s’empara d’une photo et l’observa avec attention.

— Je crois que mon frère était persuadé de l’existence d’un lien entre ces filles. Les crimes étaient trop rapprochés dans le temps, trop similaires pour que le tueur agisse au hasard. L’assassin avait forcément un plan, un chemin à suivre.

La gorge de Sharko se serrait de plus en plus. Mahmoud avait senti le tueur, il avait agi comme il fallait, partant du principe qu’un assassin frappait rarement au hasard. Un véritable enquêteur à l’européenne, le seul sans doute dans cette gigantesque ville.

— Quel plan ?

— Je l’ignore. Mon frère ne me révélait pas grand-chose, à moi, parce que… je n’aimais pas ce qu’il faisait. Mais je sais à qui il aurait pu en parler plus précisément.

— Qui ?

— Mon oncle. Celui qui nous a sortis de la misère, il y a si longtemps. Ils étaient très liés, tous les deux, et se racontaient beaucoup de choses.

Derrière eux, les bouteilles d’alcool circulaient, l’ambiance chauffait. Les mains se rapprochaient, les doigts caressaient les poignets, signifiant le désir. Sharko se pencha par-dessus la table :

— Allons voir votre oncle.

Atef hésita longuement.

— Je veux bien vous aider, pour la mémoire de mon frère. Mais j’irai seul. Je préfère rester prudent et ne pas m’afficher partout avec vous. Retrouvons-nous demain, devant la citadelle de Saladin qui domine la cité des morts, une heure trente après l’appel à la prière. À 6 heures du matin, au pied du minaret de gauche. J’y serai avec vos informations.

Atef engloutit la moitié de sa bière.

— Je reste encore un peu. Partez maintenant. Et surtout…

Sharko prit finalement son verre de whisky et le vida d’un trait.

— Je sais, pas un mot. À demain.

Une fois dehors, le flic se perdit volontairement dans les rues du Caire, porté par les flots humains, les couleurs, les odeurs.

Il tenait peut-être une piste.

La température avait chuté d’une dizaine de degrés. Le flic ne voulait pas rentrer dans sa petite chambre morte et affronter l’intérieur de sa tête. La cité le portait, le guidait dans ses tourbillons de mystères. Il découvrit des cafés improbables, cachés entre deux immeubles, des fumeries de narguilés, éclairées par des lampions où se faufilaient des porteurs de braise, il croisa des vendeurs ambulants de portefeuilles en skaï et mouchoirs en papier, plongea dans des ambiances dont il n’aurait même pas soupçonné l’existence. Il fuma et but sans se soucier de l’eau avec laquelle le thé était fait, sans craindre la tourista. Quelque part, dans Le Caire islamiste, emporté par l’ivresse, il assista à la mise à mort de trois jeunes taureaux, qu’on égorgea en pleine rue, que des bouchers mirent en pièces avant d’en emballer les morceaux dans des poches prêtes à être distribuées. Au cœur de la nuit, des vagues humaines déferlèrent, des pauvres, des enfants pieds nus, des femmes voilées de noir, devant un riche en costume qui leur distribuait des tracts politiques. On leur jetait les sacs de viande avec une publicité, ça jouait des coudes, ça hurlait. Toute la ville vibrait comme un seul homme.

Dans son euphorie, Sharko eut brusquement un haut-le-cœur et plissa les yeux. Là-bas, à l’écart de la foule, un homme, plongé dans l’obscurité, avec sa moustache, un couvre-chef qui ressemblait à un béret.

Hassan Noureddine.

L’homme fit un pas de côté et disparut dans une rue.

Le Français voulut se frayer un passage dans sa direction, mais les flots humains le chahutèrent. Il fendit la foule de force, et se mit à courir après avoir traversé la marée de bras. Quand il parvint sur place, l’inspecteur principal avait disparu. Il avança encore dans des ruelles désertes, tourna dans tous les sens, jusqu’à finalement s’arrêter, seul au milieu des habitations silencieuses.

On le suivait. Même ici. Qu’est-ce que cela signifiait ?

Et s’il avait juste rêvé ? Si cette silhouette n’avait été qu’une vision, comme Eugénie ?

Sharko fit demi-tour. L’air, ici, paraissait glacé. Ce silence, cette obscurité, la noirceur des façades. Il accéléra et retrouva enfin l’agitation de la grand-rue. Ailleurs, les bourdonnements s’intensifiaient, les chants inimitables des femmes emplissaient l’air, au rythme des castagnettes qui claquaient et des tambours tabla. Sharko était en Égypte, il découvrait ces gens si simples qu’ils buvaient dans un même verre à table, qu’ils vivaient dehors et cuisaient leur pain sur le trottoir.

Mais au milieu de cette liesse, un monstre avait frappé.

Une goule sanguinaire, qui avait bondi de quartier en quartier pour répandre les ténèbres.

C’était il y a plus de quinze ans.

Seul dans la chambre 16 qui donnait sur la rue Mohamed-Farid, roulé à l’égyptienne dans ses draps à cause des moustiques, Sharko écrasa ses mains sur ses oreilles. Eugénie propulsait de la sauce cocktail partout sur les murs en le disputant. Elle ne voulait plus de cadavres, d’horreurs, elle pleurait et se tirait les cheveux dans des hurlements stridents. Et dès que Sharko sombrait, croulant de fatigue, elle claquait des mains, et il sursautait, encore.

— Tous ces gens te surveillent. On nous épie, mon Franck, par la fenêtre, par le trou de la serrure. Ils nous suivent, reniflent nos odeurs. On doit rentrer chez nous avant qu’ils nous fassent du mal. Tu voudrais qu’on me torture comme Éloïse et Suzanne ? Rappelle-toi Suzanne, nue, le ventre bien rond, ligotée sur une table de bois. Ses cris, elle te suppliait, Franck. Elle te suppliait… Pourquoi n’as-tu pas été là pour la sauver ? Pourquoi, mon Franck ?

L’aire de Wernicke du cerveau de Sharko palpitait. Il se leva, jeta un œil dans la rue. Il vit le dessus de crânes, des robes blanches qui oscillaient dans l’air épais. Aucune trace du gros flic étoilé. Puis il vérifia que la porte et les volets étaient bien fermés. La paranoïa restait, s’incrustait dans sa chair, et Eugénie refusait toujours de partir. À bout de force, le policier schizophrène se précipita vers le petit réfrigérateur, récupéra tous les glaçons qu’il lança dans la baignoire. Enfermé dans sa salle de bains, il fit couler l’eau la plus froide et s’enfonça sous la surface, le souffle coupé, le corps glacé. Les hauts bords d’émail dressèrent des remparts familiers, qui le rassurèrent. Le monde sembla alors se rétracter sur son corps, et tout broyer autour.

Il finit par s’endormir dans la baignoire vidée, recroquevillé et tremblant comme un vieux chien, seul, si loin de chez lui, avec ses fantômes intérieurs. Il tenait contre son torse la petite locomotive Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon.

Une larme avait roulé sur sa joue.

23

Le Ring de Bruxelles, encombré en permanence, délestait ses ultimes travailleurs à la périphérie de la ville. À cause des fortes chaleurs de ces derniers jours, un voile jaunâtre ternissait le ciel, malgré les différents plans antipollution. Armés de leur GPS, Lucie et son commandant arrivèrent sans problème à la clinique universitaire Saint-Luc, située dans la banlieue de la capitale belge. Avec leur environnement arboré, les bâtiments à l’architecture linéaire et soignée donnaient un sentiment à la fois de paix et de force. À ce qu’avait compris Kashmareck, la clinique assumait, en parallèle à son rôle d’hôpital, des missions de haute spécialisation, soutenues par une infrastructure technologique de pointe. Entre autres, elle se chargeait des activités de neuromarketing. En gros, il s’agissait de mieux comprendre les comportements des consommateurs grâce à l’identification des mécanismes cérébraux intervenant lors d’un achat.

Georges Beckers attendait les policiers au département d’imagerie médicale, dans les sous-sols de l’hôpital universitaire. L’homme, petit et bouffi, arborait une figure joviale, avec son collier de barbe blonde et ses grosses joues. Rien ne laissait présager qu’il était une pointure en termes de neuro-imagerie cérébrale, à condition qu’il puisse y avoir un archétype du chercheur. Il leur expliqua brièvement que son département permettait, après les consultations médicales, l’utilisation des scanners à des fins publicitaires, moyennant finances. Activité strictement interdite sur le territoire français.

Alors qu’ils marchaient dans les couloirs, le commandant de police orienta le propos sur leur affaire.

— Quand avez-vous connu Claude Poignet ?

Beckers répondit avec un parfait accent belge :

— Voilà une dizaine d’années, lors d’un colloque à Bruxelles sur l’évolution de l’image depuis le siècle des lumières. Claude s’intéressait beaucoup à la manière dont l’image se véhiculait à travers les générations. Par le livre illustré, le film, la photographie, la mémoire collective aussi. Je m’y rendais pour la science, et lui pour le cinéma. Nous avons tout de suite sympathisé. C’est moche, ce qu’on lui a fait.

Les deux flics acquiescèrent.

— Vous le rencontriez souvent ?

— Je dirais deux ou trois fois par an. Mais nous communiquions régulièrement par e-mail ou téléphone. Il suivait mes travaux sur le cerveau de près et m’a beaucoup appris sur le cinéma.

Au bout du couloir, ils s’arrêtèrent le long de larges vitres. De l’autre côté, reposait un cylindre, situé au milieu d’une pièce blanche. Devant le scanner, se tenait une espèce de table sur rails, bardée d’un cerceau qui devait maintenir la tête.

— Ce scanner est l’une des machines les plus haut de gamme qui existe. Trois teslas de champ magnétique, acquisition d’une représentation du cerveau toutes les demi-secondes, puissant système d’analyse statistique… Vous n’êtes pas claustrophobe, commandant ?

— Non, pourquoi ?

— Dans ce cas, c’est vous qui irez dans le scanner, si vous le voulez bien.

Le visage de Kashmareck s’assombrit.

— On est surtout venus pour le film. Au téléphone, vous sembliez avoir découvert quelque chose.

— En effet. Mais les meilleures explications sont dans la démonstration. La machine est libre ce soir, autant en profiter. Une séance d’IRMF dans un engin à plusieurs millions d’euros, ce n’est pas tous les jours qu’on peut se l’offrir.

L’homme semblait assoiffé de science et brûlait d’envie d’utiliser ses petits jouets. Quelque part, Kashmareck allait servir de cobaye et probablement nourrir les statistiques dont étaient friands tous les chercheurs. Lucie tapa sur l’épaule de son chef et lui fit un sourire.

— Il a raison. Rien de tel qu’un bon bain de rayons.

Le commandant émit un grognement et se plia au protocole. Beckers lui fournit les explications :

— Avez-vous déjà vu le fameux film ?

— Pas encore eu le temps, on vient de le télécharger sur nos ordinateurs. Mais ma collègue m’a expliqué son contenu dans la voiture.

— Très bien, ce sera l’occasion pour vous de le visionner. Mais vous le ferez à l’intérieur du scanner. Mon assistant vous attend. Pas d’appareil dentaire, de piercing ?

— Euh… Si…

Il regarda Lucie, hésitant.

— Là, sur mon nombril…

Lucie porta sa main à sa bouche pour ne pas rire. Elle se tourna et fit mine d’observer les appareils, tandis que le scientifique continuait à expliquer :

— Vous l’ôterez. On va vous installer et vous passer des lunettes qui sont en fait deux écrans pixélisés. Durant la diffusion du court métrage, les appareils enregistreront votre activité cérébrale. Je vous en prie…

Kashmareck soupira.

— Si ma femme savait, bon Dieu !

Le flic s’éloigna et rejoignit un homme en blouse, en contrebas. Lucie et le chercheur se dirigèrent dans une sorte de salle de commandement, bardée d’écrans, d’ordinateurs et de boutons colorés. On aurait dit l’intérieur de l’Enterprise du film Star Trek. Alors qu’on installait Kashmareck, Lucie posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Que va-t-il se passer ?

— Nous allons visionner le film en même temps que lui, mais directement, à l’intérieur de son cerveau.

Beckers s’amusa de l’étonnement qu’il provoqua chez son interlocutrice.

— Aujourd’hui, chère lieutenant, nous sommes en voie de percer d’importants mystères du cerveau, notamment en ce qui concerne l’image et les sons. Le plus vieux tour de cartes du monde, celui de la divination, est sur le point d’être rangé au fond du grenier.

— C’est-à-dire ?

— Si vous montrez une carte à jouer à votre collègue alors qu’il est sous ce scanner, je suis en mesure de la deviner rien qu’en regardant l’activité de son cerveau.

En bas, le commandant s’allongeait sur la table, pas très rassuré. L’assistant venait de l’affubler d’étranges lunettes aux montures carrées et aux verres opaques.

— Vous êtes en train de me dire que… vous pouvez lire dans les pensées des gens ?

— Disons que ce n’est plus une chimère. Aujourd’hui, nous sommes capables de projeter sur des écrans des pensées visuelles simples. Lorsque vous voyez une image particulière, des milliers de petites zones du cortex visuel, que nous appelons des voxels, s’allument et identifient de manière presque unique l’image concernée. Grâce à des traitements mathématiques complexes, nous sommes ainsi en mesure d’associer une image à une cartographie cérébrale, et nous enregistrons le tout dans une base de données. Ainsi, à n’importe quel moment, nous pouvons utiliser le système dans l’autre sens : à chaque ensemble de voxels visualisé par l’IRMF correspond en théorie une image. Si celle-ci est dans notre base, nous sommes capables de la restituer, et donc… d’afficher vos pensées.

— Stupéfiant.

— N’est-ce pas ? Malheureusement, notre unité la plus fine, le voxel, vaut cinquante millimètres cubes et contient déjà environ cinq millions de neurones. Malgré la puissance de notre scanner, c’est comme si on voyait la forme d’une ville depuis le ciel, sans pouvoir deviner l’organisation de ses rues ou l’architecture de ses bâtiments. Mais c’est déjà un pas gigantesque. Depuis qu’un scientifique génial a eu l’idée, voilà quelques années, de faire boire du Coca-Cola et du Pepsi à des témoins dans un scanner, il n’y a plus de limites. On leur a bandé les yeux et demandé quel soda ils préféraient avant de le faire goûter. La plupart répondaient le Coca-Cola. Mais dans cette expérience en aveugle, ces mêmes personnes répondaient préférer au goût le Pepsi. Le scanner nous a montré qu’une zone dans le cerveau, appelée putamen, réagissait davantage pour le Pepsi que pour le Coca-Cola. Le putamen est le siège des plaisirs immédiats, instinctifs.

— Donc, la campagne de pub de Coca-Cola fait que les gens croient le préférer, alors qu’au fond, leur organisme préfère le Pepsi.

— Exactement. Nos scanners sont aujourd’hui assaillis par toutes les grandes firmes de publicité. Le neuromarketing permet d’accroître la préférence de marques, de maximiser l’impact d’un message publicitaire et d’en optimiser la mémorisation. Nous avons pu mettre en évidence les zones du cerveau impliquées lors du processus d’achat, comme l’insula, qui est l’aire de la douleur et du prix, le cortex préfontal médian, le putamen ou le cunéus. Bientôt, il suffira qu’une pub entre simplement dans votre champ visuel ou sonore pour que vous soyez impactés. Même si vos yeux, vos oreilles n’y prêtent pas attention, elle sera étudiée de telle sorte à stimuler les circuits de mémorisation et les processus d’achats.

— C’est effroyable.

— C’est l’avenir. Que faites-vous lorsque vous êtes fatiguée, chère lieutenant ? La vie est de plus en plus contraignante, éreintante. Vous vous réfugiez chez vous, derrière vos écrans, et vous vous détendez. Vous ouvrez votre cerveau à l’image, tel un robinet, avec une conscience amoindrie, presque endormie. C’est à ce moment que vous devenez une cible parfaite, et que l’on vous injecte tout ce que l’on veut dans la tête.

C’était à la fois ahurissant et horrible. Un monde gouverné par l’image et le contrôle des inconscients, sans passer par la barrière rationnelle. Pouvait-on encore parler de liberté ? À voir tous ces outils perfectionnés agir sur les cerveaux, Lucie repensa au fantasme de l’optogramme : on était en plein dans le sujet, loin d’être si fantasmagorique, après tout.

— Donc, je ne me trompe pas si je dis qu’une image peut laisser une empreinte dans le cerveau ?

— C’est exactement cela, vous avez compris le fondement de notre travail. Vous, vous étudiez les empreintes digitales, et nous, les empreintes cérébrales. Toute action laisse une trace, quelle qu’elle soit. Le tout est de savoir la déceler, et de posséder les outils qui en permettent l’exploitation.

Lucie pensa à toutes les techniques d’investigation de la police scientifique, axées autour du crime. Ici, on faisait la même chose, mais avec la matière grise.

— Évidemment, nous sommes encore au Moyen Âge de la technique, mais, d’ici quelques années, sans doute existera-t-il des appareils permettant de visualiser les rêves. Savez-vous qu’aux États-Unis, la question d’installer des scanners cérébraux dans des tribunaux se pose déjà ? Imaginez ces machines projeter les souvenirs d’un accusé. Plus de mensonges, des verdicts toujours fiables… Et je ne vous parle pas des autres domaines, comme la médecine, la psychiatrie, le décisionnel en entreprise. Il est question également de neuropolitique, qui offre la possibilité d’accéder aux sentiments intimes suscités par tel ou tel candidat chez les électeurs.

Lucie se rappela le film Minority Report. C’était vertigineux, mais il s’agissait de la réalité de demain. Un viol des consciences. Le réalisateur de 1955, avec ses images subliminales, était déjà dans le processus. Peut-être avait-il compris, bien avant l’heure, le fonctionnement de certaines zones du cerveau.

De l’autre côté de la vitre, le malheureux commandant sombrait dans le tunnel magnétique. Lucie était heureuse d’avoir échappé à cette franche partie d’angoisse. Visualiser le film se révélait déjà suffisamment éprouvant en soi.

— Que pensez-vous de ce film de 1955 ? demanda-t-elle.

— Impressionnant, à tous points de vue. J’ignore l’identité de ce réalisateur, mais c’était un génie, un précurseur. Par le système des images subliminales et des surimpressions, il agissait déjà sur les zones du cerveau primitif. Le plaisir, la peur, l’envie d’affronter l’interdit. En 1955, ce procédé était complètement novateur. Même les publicitaires sont arrivés après. Et celui qui devance les publicitaires est forcément un génie.

Ces mêmes mots étaient sortis de la bouche de Claude Poignet.

— Et la femme mutilée, et le taureau ? Des trucages ?

— Je n’en sais rien. Ce n’est pas vraiment ma spécialité et je me suis plutôt intéressé au caractère mystérieux de la construction de ce film, et non véritablement à son contenu… Excusez-moi, mais mon assistant indique que tout est prêt.

Beckers se dirigea vers des moniteurs. Lucie aperçut, sur un écran, ce qui devait être le cerveau de son commandant. Une boule palpitante, où siégeaient les émotions, la mémoire, le caractère, le vécu. Sur un autre écran, Lucie put apercevoir la première image du film numérisé, positionné sur Pause. Le scientifique procéda à des réglages.

— Allons-y… Le principe est simple. Une fois sollicités, nos neurones consomment de l’oxygène. L’IRMF colorise simplement cette consommation.

Le film défila. L’animation cérébrale du commandant se nimba de couleurs, l’organe sembla glisser dans un arc-en-ciel allant du bleu au rouge. Certaines zones s’allumaient, s’éteignaient, se déplaçaient comme des fluides dans des tuyaux translucides.

— Croyez-vous que Szpilman a fait la même chose avec votre ancien directeur, il y a deux ans ? demanda Lucie. Qu’il a utilisé ces machines pour décortiquer le film ?

— C’est probable, oui. Comme je l’ai expliqué à votre chef au téléphone, mon ancien directeur m’avait brièvement parlé de cette expérience à l’époque. Et d’un film pour le moins étrange. Mais je n’avais pas vraiment cherché à en savoir davantage.

Beckers revint à son écran et se chargea de commenter en temps réel :

— Toute image qui pénètre dans notre champ visuel est éminemment complexe. Elle est d’abord traitée par la rétine, puis transformée en un flux nerveux que le nerf optique achemine vers l’arrière de notre cerveau, au niveau du cortex visuel. À ce stade, de multiples aires spécialisées analysent les différentes propriétés de l’image. Les couleurs, les formes, le mouvement, et aussi son caractère : violent, comique, neutre, triste. Ce que vous voyez là ne nous permet absolument pas de deviner l’image que le témoin observe, mais les données permettent d’en établir certaines des caractéristiques que je viens de citer. De nos jours, des experts en neuro-imagerie s’amusent à deviner la nature d’un film rien qu’en analysant ces amas de couleurs. Comédie, drame, film d’angoisse.

— Et quelle analyse ressort avec ce film-ci ?

— Sur sa globalité, une violence extrême. Concentrez-vous sur ces zones-là…

Il pointa le doigt sur certains endroits de la représentation électrique du cerveau.

— Elles s’allument de temps en temps, constata Lucie. Les images subliminales ?

— Oui. J’ai chronométré leurs moments d’apparition. Une image cachée correspond toujours à l’allumage de ces zones. Pour le moment, il s’agit des centres du plaisir… Vous devinez aisément pourquoi. L’actrice, nue, dans des positions sexuelles osées. Ces mains gantées qui la caressent.

Lucie se sentait gênée de pénétrer, en quelque sorte, dans l’intimité profonde de son supérieur hiérarchique. Le commandant ne se doutait pas qu’il voyait, en ce moment même, des images subliminales de l’actrice dans son plus simple appareil. Il se doutait encore moins que son cerveau prenait son pied et risquait de déclencher quelque réaction physiologique gênante.

Le film numérisé continua à défiler. Lucie se rappela ce que lui avait montré Claude Poignet sur la visionneuse. On approchait de l’autre genre d’images : le corps de l’actrice charcuté dans la pâture, avec le gros œil scarifié sur son ventre. Beckers déplaça son index sur l’écran.

— On y est. Voici l’activation du cortex préfrontal médian et orbito-frontal, ainsi que de la jonction temporo-pariétale. Les images choquantes viennent d’arriver, habilement cachées dans des scènes en apparence tranquilles. Jusqu’à présent, tout est cohérent. Mais patientons encore un peu…

Le film noir et blanc en était aux trois quarts de sa durée. La fillette caressait un chat, assise dans l’herbe, toujours cernée de cet étrange brouillard dégoulinant et d’un ciel noir. Une scène neutre, qui ne suscitait a priori aucune émotion.

— C’est parti… Les signaux dans le cerveau s’emballent, même en dehors du minutage précis que j’ai établi pour chaque image cachée. Il en va de même avec l’amygdale et les parties du cortex cingulaire antérieur. L’organisme se prépare à une réaction violente. C’est cette gêne que vous avez dû ressentir en visualisant le film. Une envie de fuir, peut-être, de tout arrêter.

C’était bien avant la scène du taureau que les couleurs explosèrent dans le cerveau de Kashmareck. Ça scintillait de partout. Quelques secondes plus tard, il retrouva une activité plus calme. Beckers agita ses notes.

— C’est précisément à onze minutes et trois secondes que les circuits de réaction aux images violentes s’activent, et cela dure pendant une minute. Or, dans cette partie du film, il n’y a aucune de ces images subliminales qui ont été recollées dans la pellicule originale. Ni la femme nue, ni la femme mutilée. Rien de rien.

— De quoi s’agit-il, alors ?

— D’un procédé alambiqué d’images cachées, jouant avec la surimpression, les contrastes, la lumière. Je crois que les images subliminales, ainsi que ce cercle blanc, en haut à gauche, sont juste des leurres. L’évidence qui permet de dissimuler le vrai message caché. Inconsciemment, l’œil est en permanence attiré par ce point gênant, ce qui évite de trop se concentrer sur d’autres parties de l’image et d’avoir une chance de repérer le stratagème. Le cinéaste avait pris ses précautions pour déjouer les plus observateurs.

Lucie ne tenait plus en place. Le film l’aspirait, la possédait.

— Montrez-moi ces images cachées.

— Laissons d’abord votre commandant nous rejoindre.

Lucie ne put s’empêcher de visualiser encore la scène du taureau, alors que Beckers s’installait face à un autre ordinateur. La flic en eut la chair de poule, surtout lorsqu’un plan rapproché détailla le regard de la gamine, froid, vide de tout sentiment. Un regard de statue antique.

Quelques minutes plus tard, Kashmareck arriva. Il était aussi blanc que la coquille du scanner.

« Un drôle de film » furent ses seuls mots. Lui aussi avait été retourné, manipulé, choqué, et cherchait probablement les explications à son étrange état. Beckers retranscrit brièvement les propos qu’il venait d’échanger avec Lucie, et pianota sur son clavier. Un logiciel de traitement vidéo apparut. Le scientifique chargea le film numérisé à l’intérieur, et se déplaça jusqu’aux alentours de onze minutes et trois secondes. Des images presque identiques apparurent les unes derrière les autres, comme sur une pellicule de film qu’on observerait sous une ampoule. Avec la souris, Beckers désigna une zone de la première image, dans sa partie inférieure gauche.

— C’est chaque fois dans les parties à faible contraste que cela se passe. Dans le brouillard, le ciel noir, les zones très sombres, omniprésentes à ce moment du film. Des astuces visuelles qui permettent à notre cinéaste d’exprimer son langage secret.

Il faisait tourner le curseur de sa souris rapidement sur l’écran, appuyant ainsi ses explications :

— Si vous regardez cette image telle quelle, que voyez-vous ? Une fillette, assise dans l’herbe, en train de câliner un chat. Autour, il y a ce brouillard, et ces larges aplats foncés, sur les côtés et dans le ciel. Si vous ignorez qu’il y a quelque chose à trouver, vous passez à côté. C’est ce qui est arrivé à Claude, qui se focalisait uniquement sur les images rajoutées, franches et clairement différentes de celles du film.

Lucie s’approcha, fronça les sourcils.

— Maintenant que j’y prête attention, on dirait qu’il y a… des visages, au fond du brouillard. Et… et dans toutes les zones obscures autour de l’image.

— Des visages, oui. Des tas de visages d’enfants…

La scène était étrange, les visages à peine suggérés cernaient la fillette, comme des succubes malveillants. Plus l’œil de Lucie s’habituait, plus elle distinguait de détails. De petits pieds enfoncés dans des chaussons, des tenues uniformes, ressemblant à des pyjamas d’hôpitaux, un sol uni, genre linoléum. Un monde parallèle, suggéré, se dessinait lentement. Lucie songea aux illusions d’optique. L’image d’un vase par exemple, que l’on vous demande d’observer une minute. Au bout du compte, on y distingue un couple faisant l’amour.

Dans le menu, Beckers sélectionna l’option contraste et luminosité et ouvrit une boîte de dialogues où il pouvait régler les paramètres.

— Supposez que nous soyons en 1955, en pleine salle de projection. Et que nous rajoutions un filtre sur l’objectif de l’appareil qui diffuse le film. Un filtre qui va améliorer les contrastes. Puis nous augmentons également la luminosité. Je symbolise ces manipulations en appliquant différentes valeurs que j’ai testées. À présent, regardez…

Il valida. Il se produisit alors quelque chose de curieux sur l’image. Celle initialement invisible prenait le dessus, au détriment de la scène évidente, montrée dans le film, qui s’effaçait dans la blancheur de la lumière.

— À cause de la luminosité accrue, l’image principale — la fillette caressant son chat — devient surexposée, elle blanchit fortement. Mais celle située dans les recoins sombres, sous-exposée au départ, prend toute sa dimension.

Les deux images mélangées produisaient un effet bizarre, mais on voyait clairement, cette fois, de nombreux enfants debout, autour de lapins regroupés dans un coin.

Lucie avala sa salive lourdement. On y était : les lapins et les enfants. Au téléphone, le Canadien avait dit que tout était parti de là.

Kashmareck se frottait le front.

— C’est stupéfiant. Comment le cinéaste a-t-il fait une chose pareille ?

— Difficile pour moi d’expliquer précisément les techniques, mais je pense qu’il a principalement joué avec la surimpression, utilisant aussi un jeu de caches adaptables sur l’objectif de sa caméra. Il y a un principe de base avec une pellicule, qu’elle soit photographique ou destinée au cinéma : elle restera impressionnable tant que vous n’aurez pas appliqué le fixateur en chambre noire. Grosso modo, on peut tourner plusieurs films sur la même pellicule, il suffit de la rembobiner sans ouvrir la chambre noire. Si vous faites n’importe quoi, tout se mélange horriblement et vous n’y voyez plus rien, mais avec énormément de technique, de savoir-faire et de connaissance de la lumière, des plans, du cadrage, vous pouvez réaliser des choses remarquables. Claude Poignet admirait l’œuvre de Méliès. Il m’a raconté que le cinéaste allait jusqu’à utiliser neuf surimpressions successives pour construire certains effets spéciaux. Un travail de magicien et d’orfèvre à la fois. Nul doute que ce film est du même acabit, et que votre réalisateur vaut bien un Méliès !

Lucie analysait précautionneusement les visages sur l’écran. Des fillettes de sept ou huit ans, aux traits sévères, à la bouche pincée. Aucune d’entre elles ne riait et, au contraire, une peur franche semblait les habiter. Que craignaient-elles ?

Son cœur bondit. Elle approcha son index de l’écran.

— Celle-là, légèrement en avant. On dirait la fillette de la balançoire.

— C’est elle.

La pièce dans laquelle les mômes se trouvaient paraissait exiguë, sans fenêtre. Beckers frotta ses lèvres charnues dans un soupir.

— Notre cinéaste ne voulait pas juste cacher des images bizarres dans son film, il voulait y dissimuler un autre film, différent, totalement dingue. Une monstruosité.

— Un film dans un film, qu’aucun œil ne devine ?

— Oui. Un flux direct injecté dans le cerveau, sans la moindre censure consciente. Sans la possibilité de détourner les yeux. Regardez attentivement.

Il fit lentement défiler les cinquante images successives, qui constituaient, en réalité, une seconde de film.

— Les images en surimpression n’apparaissent que toutes les dix images. Ce qui donne, pour une seconde de projection, cinq images surimpressionnées, espacées de deux dixièmes de seconde. C’est trop peu, parmi la quantité d’images, pour que l’œil s’aperçoive de quelque chose, mais presque suffisant pour donner une sensation de mouvement. Mouvement qui s’imprime dans le cerveau… Le cerveau voit le film, pas les yeux.

Lucie essayait de comprendre : c’était sans doute ce qui justifiait le choix de 50 images par seconde. Il voulait glisser un maximum d’images cachées sans que l’œil, néanmoins, s’en aperçoive.

— Maintenant, vous allez supposer autre chose, poursuivit Beckers. Nous avons donc, en face de nous, notre projecteur cinéma, avec son filtre et sa forte luminosité afin de distinguer ces images invisibles.

D’un clic, il ouvrit une fenêtre pour régler les paramètres de diffusion du film.

— Imaginez à présent que vous régliez l’obturateur du projecteur à la vitesse de cinq images par seconde, comme le permettent la plupart des vieux engins, alors que votre bobine, elle, défile toujours à la vitesse de 50 images par seconde. Cela signifie que les seules images projetées sur l’écran, devant vous, sont celles qui nous intéressent, les autres étant obstruées par le clapet de l’obturateur.

Beckers se leva et éteignit les lumières. Seuls palpitaient les différents écrans où dansaient des coupes de cerveau.

— Le film que nous allons voir sera saccadé, puisque diffusé à 5 images par seconde tandis que l’impression de mouvement n’apparaît nettement qu’aux alentours des 10, 12 images par seconde. C’est néanmoins suffisant pour… — sa voix était blanche — pour comprendre. Votre homme, je crois qu’il a saisi des choses sur le cerveau, bien avant tout le monde.

Il pausa sa paume sur sa souris et regarda ses interlocuteurs dans les yeux. Il avait l’air grave.

— Je vous en prie, si un jour vous comprenez le sens de tout ceci, n’oubliez pas de m’en informer. Je ne veux pas que ces images restent dans ma tête sans réponse jusqu’à la fin de mes jours.

Le film démarra.

Moteur. Action.

24

Sharko était en train d’émerger difficilement quand l’un des trois mille muezzins du Caire appela les fidèles à la prière de l’aube. La voix, puissante et mystérieuse, semblait descendre des cieux tel un oracle. Le flic se rappela les haut-parleurs, omniprésents dans les rues. Alors que le soleil n’était pas encore levé, la ville tout entière vibrait sous les enseignements du Coran.

Le commissaire se courba vers l’arrière, son dos le tiraillait. Tassement probable des vertèbres L1 et L2, avait raconté le médecin, un jour. Il vieillissait, bon Dieu, et passer quelques heures endormi dans une baignoire, cassé en deux, n’était plus de son âge. Quant aux piqûres de moustiques… Elles lui irradiaient la peau au point qu’il avait envie de la peler avec un couteau. Il se tartina l’ensemble du corps d’une bonne couche de Parfenac en poussant un soupir de soulagement.

Il avala son comprimé de Zyprexa, qui manquait grandement d’efficacité dans une ville si chaude et stressante, puis fit ses valises. Le vol pour Paris était prévu vers 17 heures. Pas encore vraiment arrivé, déjà parti. Et sacrément pressé de retrouver la « fraîcheur » parisienne, avec ses 28 ou 29 °C.

Après avoir acheté des beignets de fèves au coin de la rue, Sharko héla le premier taxi qu’il aperçut et demanda à être conduit à la citadelle de Saladin.

La Nasr le déposa au bout d’un quart d’heure face à l’impressionnante forteresse, perchée sur les hauteurs de la ville. Les premiers rayons du soleil embrasaient, vers l’horizon, les plaines autour d’Héliopolis et, à l’arrière, les versants des collines du Mokattam, au pied desquelles s’étendait la mythique Cité des morts. Tout en mordant dans son beignet, Sharko en prenait plein la vue. Les tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes et de sultans ayant gouverné l’Égypte depuis plus de mille ans se nimbaient des couleurs de l’aube. Des rouges, des jaunes et des bleus rendaient hommage à l’immense nécropole, aujourd’hui peuplée de misérables. Assis au pied de l’un des minarets comme s’il dominait le monde, Sharko se rendait compte à quel point l’Égypte se fracturait au fil des ans : le passé majestueux, irréprochable d’un côté, avec ses pharaons, ses mosquées, ses madrassas, et le futur beaucoup moins reluisant de l’autre, dévoré par la pauvreté et le chaos d’un monde qui grossissait trop vite.

Une voiture arriva soudain au bord du petit chemin, à une vingtaine de mètres. Sharko s’approcha, tandis qu’Atef surgissait et ouvrait le coffre de son 4 × 4 de bonne facture. Les deux hommes se serrèrent la main.

— Personne ne vous a suivi ? demanda l’Arabe.

— À votre avis ?

Atef portait une tenue kaki, semblable à celle d’un explorateur. Ample chemise, pantalon à larges poches ventrales, bottines de marche. Sharko, lui, avait choisi l’option touriste : bermuda, chaussures bateau et chemisette couleur sable.

— J’ai des infos, dit Atef. On va se rendre dans le quartier des chiffonniers. Il y a un hôpital là-bas, le centre Salam.

— Un hôpital ?

— Vous cherchiez un point commun entre les victimes, c’est celui-là. Les filles étaient toutes allées dans des hôpitaux de la ville, presque en même temps. C’était l’année précédant leur mort, en 1993. Et l’une d’elle, Boussaïna Abderrahmane, s’est rendue précisément au centre Salam.

— Pour quelle raison ?

— Mon oncle l’ignore, Mahmoud ne lui en avait pas parlé très précisément. Mais nous n’allons pas tarder à le savoir.

Sharko l’avait pressenti : le tueur avait un rapport avec le milieu médical. La scie de légiste, le procédé d’énucléation, la kétamine. Et, à présent, les hôpitaux. La piste s’affinait.

L’Arabe s’empara de la manivelle du crick, qu’il frotta dans un chiffon.

— Pas de chance, je viens de crever au pneu avant gauche. C’est censé ne jamais arriver, avec ces voitures japonaises. Je répare ça, et on file.

Sharko se décala pour constater l’ampleur des dégâts.

Son crâne lui sembla alors se fragmenter en morceaux.

Un coup venait de le coucher au sol.

Sonné, il tenta bien de se redresser, mais moins de dix secondes plus tard, ses mains se rejoignaient dans son dos. Raclement d’adhésif. Atef lui ligota les poignets et lui fourra un chiffon dans la bouche, qu’il entoura de plusieurs épaisseurs de scotch. Il lui piqua son portable.

Poussé au fond du coffre, Sharko entendit, avant que le mur d’acier le coupe définitivement de la lumière :

— Tu vas rejoindre mon frère, fils de chien.

Le véhicule démarra.

Instantanément, Sharko comprit qu’il allait mourir.

25

Lucie n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Comment aurait-elle pu seulement oublier les horreurs visionnées dans l’unité de neuro-imagerie ? Comment dormir paisiblement après un si brûlant flot de ténèbres ? Pelotonnée dans un coin de la chambre d’hôpital avec son ordinateur portable, elle se repassait en boucle le film caché que Beckers lui avait gravé sur un DVD.

Le film dans le film, enregistré avec les bons paramètres de contraste, de vitesse et de luminosité.

Celui des lapins et des enfants.

Des enfants, bon Dieu…

Encore une fois, elle appuya sur lecture, avec le besoin, par-delà les images, de comprendre ce qui avait pu se passer, dans ces lointaines années oubliées.

Les images se succédaient au rythme de 5 par seconde. Cela donnait une projection saccadée, avec un manque d’informations entre chaque plan. Mais la sensation de mouvement, de continuité, était presque là, affleurant, à la limite des sens. Avec la répétition des visualisations, l’œil de Lucie avait appris à se focaliser sur la scène qui l’intéressait, et à faire abstraction de l’image initiale, surexposée, parasite. Elle ne voyait plus désormais qu’un seul et unique film : le film caché.

Douze enfants, des fillettes, se tenaient debout, serrées les unes contre les autres, les mains regroupées contre le torse. Elles portaient toutes un pyjama sûrement blanc, un peu trop ample pour leurs frêles silhouettes. Leurs yeux roulaient dans leurs orbites, presque tous les visages se tordaient sous une peur épaisse, tenace. C’était comme si un gros orage noir, chargé de monstres, tonnait au-dessus d’elles.

Presque tous les visages… Parce que celui de la gamine de la balançoire se figeait dans une expression froide, le même vide dans les yeux que face au taureau immobile. Elle se dressait en avant du groupe, en chef de file, et ne bougeait pas.

Trente, quarante lapins, de petites bestioles pas tout à fait adultes, tremblotaient dans un angle. Oreilles plaquées, poils hérissés, moustaches agitées. Le cinéaste se positionnait probablement dans un autre coin, ce qui lui permettait de tenir les filles et les animaux dans le champ de la caméra, à cinq ou six mètres.

La môme de la balançoire tourna soudain le regard sur la gauche. Assurément, elle observait quelqu’un d’invisible pour le spectateur. La même présence mystérieuse qui planait partout, se dissimulait en dehors du champ et semblait coordonner l’ensemble.

Qui es-tu ? songea Lucie. Pourquoi te caches-tu ? Tu éprouves le besoin de voir, sans qu’on te voie, toi.

Soudain, les lèvres de la gamine se retroussèrent, jusqu’à dévoiler les dents. Les traits se plissèrent. Lucie eut la brutale impression d’affronter l’une des incarnations du mal absolu. Tel un guerrier, l’enfant se mit à courir vers les lapins, qui bondirent partout. D’un geste vif, elle en saisit un par la peau du dos et, dans une grimace qui devait être accompagnée d’un cri, détacha la tête du corps.

Le sang gicla sur son visage.

Elle abandonna la bête déchiquetée et s’attaqua à un autre animal, toujours en hurlant. Lucie serra les poings. Même si le film était muet, on pouvait deviner la puissance, la hargne du hurlement de l’enfant.

Dans une cacophonie que la flic parvint aisément à imaginer, toutes les gamines se mirent à paniquer. Elles se serrèrent davantage les unes contre les autres, alors que les lapins terrorisés se faufilaient entre leurs jambes. Leurs visages s’orientèrent vers le coin où avait regardé la gamine de la balançoire, la première fois. Lucie avait la certitude que quelqu’un s’y tenait et parlait. Quelqu’un que le caméraman avait pris l’habitude de ne jamais filmer. Sans doute l’organisateur de ces abominations. Le gourou. Le monstre.

Les traits des enfants se crispaient plus encore, les épaules se courbaient, la crainte, la peur explosaient. L’une des petites sortit des rangs en hurlant et se précipita vers l’animal qui cabriolait devant elle. Elle le saisit par les oreilles et le propulsa contre un mur.

Les images suivantes défiaient tout ce que l’esprit humain pouvait imaginer.

Carnage, hécatombe, folie, ces mots émergeaient de l’ignoble séquence. Les unes après les autres, les fillettes se mirent à massacrer les animaux. Des giclées de cris muets, de sang, de corps qui volent, s’écrasent contre les murs, se font piétiner. Plus de limite à l’horreur, à la barbarie. L’image ondulait, la caméra hésitait, ne sachant plus où donner de l’objectif. Le cameraman essayait d’attraper les visages, les gestes des filles, de retranscrire, par des zooms et des plans larges, le vertige de la scène.

En moins d’une minute, la quarantaine de lapins avait été massacrée. Des taches sombres polluaient les visages, les vêtements. Les enfants haletaient, debout, à quatre pattes, accroupies, complètement désolidarisées les unes des autres. Leurs visages étaient devenus hagards, leurs yeux fixaient les tripes et le sang.

Le film se termina. Écran noir sur l’ordinateur.

Lucie rabattit le capot de son portable dans un long soupir. Elle ouvrit ses mains, les paumes tendues vers son visage : ses doigts tremblaient toujours. D’incontrôlables tremblements qui ne la quittaient plus depuis la veille. Encore une fois, elle éprouva le besoin physique de sentir sa fille. En pyjama, elle se précipita vers le lit de Juliette et serra la petite endormie dans ses bras. Elle lui caressa les cheveux, tendrement, au bord des larmes. Il lui arrivait rarement de pleurer, ces dernières années. On chiale tellement durant une phase de dépression qu’on a le sentiment d’épuiser son stock d’eau et de sel pour toujours. Mais là, elle sentait que les vannes risquaient de s’ouvrir à nouveau, qu’une pluie de chagrin pouvait la faire plonger. L’équilibre des flics est si fragile, au fond. C’est comme une coquille de noix qui, lentement, se fendille, à coups de traques et de scènes de crime.

Avec une envie irrépressible, Lucie se leva brusquement, décrocha son portable et composa le numéro de Sharko, récupéré auprès des services administratifs. Il fallait qu’elle parle de l’affaire à quelqu’un. Tout expulser vers une oreille compréhensive, capable d’écouter, qui vibrerait au diapason avec la sienne. Du moins l’espérait-elle. Le répondeur se déclencha, à son grand désarroi. Elle prit son souffle et lâcha :

— Henebelle au téléphone. On a du neuf concernant le film, j’aimerais vous en parler. Et vous, votre piste en Égypte ? Rappelez-moi, quand vous voulez.

Elle raccrocha, s’allongea sur le dos et ferma les yeux. Le film l’obsédait, les images brûlaient dans sa tête. Kashmareck non plus n’en avait pas mené large, sur la route du retour. Alors qu’ils auraient dû longuement discuter de l’affaire, chacun avait préféré se perdre sur le trait d’asphalte, enfoncé dans ses propres pensées. Le commandant avait juste dit : « On en parle demain, Lucie. Demain, d’accord ? »

D’accord, demain. On était demain, déjà. Nuit blanche traversée de monstruosités.

Juliette remua soudain et se lova contre la poitrine de sa mère.

— Maman…

— Ça va ma puce, ça va. Dors encore, il est très tôt.

Voix endormie, pleine de tendresse.

— Tu restes avec moi ?

— Je reste avec toi. Toujours.

— J’ai faim, maman…

Le visage de Lucie rayonna.

— Tu as faim ? Mais c’est génial, ça ! Tu veux que…

La petite s’était à nouveau assoupie. Lucie se perdit dans un souffle de soulagement. Peut-être la fin du tunnel. De ce côté-là, tout au moins.

Des enfants, songea-t-elle en revenant dans son affaire. À peine plus âgées que Juliette. Quel monstre avait pu les contraindre à agir de la sorte ? Quel mécanisme avait pu déclencher en elles une telle violence ? Lucie visualisait encore la pièce, les tenues, l’environnement aseptisé. Un hôpital de pédiatrie, comme ici ? Ces fillettes étaient-elles des patientes souffrant d’une maladie quelconque, ou d’un trouble psychologique grave ? L’homme qui restait en permanence hors champ était-il médecin ? Chercheur ?

Le médecin, le cinéaste. Couple maudit, qui avait agi voilà cinquante-cinq ans. Et dont les fantômes étaient peut-être de retour…

Ces interrogations sans réponse tournaient à n’en plus finir dans sa tête. Des flashs palpitaient devant ses yeux, alors que, progressivement, l’aube dispersait ses premières couleurs sur l’acier et le béton du CHR.

Qui avait créé ce film de taré, et dans quel but ?

Qu’avait-on fait subir à ces pauvres gamines, perdues dans l’anonymat ingrat d’images cachées ?

S’il y avait eu une grande cave à proximité, Lucie se serait réfugiée dans le recoin le plus obscur, les genoux ramenés contre sa poitrine, à réfléchir, réfléchir, réfléchir. Elle aurait tenté de donner un visage à l’assassin, de l’incarner derrière une silhouette. Elle aimait sentir le tueur qu’elle traquait, renifler l’odeur qu’il abandonnait dans son sillage. Et elle était plutôt bonne à ce jeu-là, Kashmareck pouvait en témoigner. Beckers aurait certainement vu dans son cerveau, avec ses scanners, une zone qui ne devait s’allumer chez aucune autre personne confrontée à une scène violente : celle du plaisir et de la récompense. Non qu’elle éprouvât du plaisir ; elle avait plutôt envie de gerber à chaque nouvelle enquête. Vomir jusqu’à la mort devant les horreurs que l’humain était capable d’accomplir. Mais un hameçon invisible la ferrait à chaque fois. Un crochet qui arrachait la gorge et détruisait l’intérieur, sans qu’on puisse s’en défaire.

Ce coup-ci, ce n’était pas une petite canne à pêche pour truites qui l’avait titillée.

Non, la ligne était montée bien plus gros.

Idéale pour la chasse aux requins.

26

Ils avaient dû rouler une demi-heure. Depuis que la voiture s’était mise à bringuebaler, Sharko ne percevait plus le fracas de la circulation. Juste des grésillements sous les pneus. Puis, de plus en plus, il lui parut que la fin du monde avait lieu, derrière la tôle de la bagnole. Un vent démoniaque rugissait, une pluie crépitante s’écrasait de partout avec des espèces de tintements.

Une tempête de sable.

Atef l’emmenait dans le désert.

Il tenta par tous les moyens de se détacher, sans y parvenir. Les épaisseurs d’adhésif lui cisaillaient les poignets. L’infect chiffon écrasé au fond de sa gorge lui avait donné plusieurs fois envie de vomir. Du carburant s’agitait dans un baril, sous son nez. Alors il allait crever comme un chien ? Comment ? On lui verserait de l’essence sur le crâne, et on le cramerait, à l’identique de Mahmoud ? Il avait la frousse, une peur franche de souffrir avant de passer sur l’autre bord. Il pouvait supporter beaucoup, et mourir faisait partie des règles, mais pas dans la souffrance. Aujourd’hui, la grande main des ténèbres allait se refermer sur lui comme un sarcophage.

Rejoindre Suzanne et Éloïse, par le mauvais côté de la route.

Le 4 × 4 s’arrêta. Lorsqu’une lumière grise se déversa, des kilos de sable s’engouffrèrent dans le réduit et lui giflèrent le visage. Le vent gémissait. Le nez couvert d’un vêtement, Atef Abd el-Aal l’arracha du coffre et le tira par les bras. Il avait l’impression qu’on fouettait ses joues, son front, ses yeux. Ils marchèrent deux minutes, droit devant eux. Dans le brouillard de poussière et de sable, Sharko aperçut une ruine en pierre, au toit éventré, bouffée par les tempêtes, l’usure. Une habitation abandonnée depuis longtemps.

Son tombeau. L’endroit le plus misérable et anonyme du monde.

À l’intérieur, Atef le lâcha. Il s’effondra en toussant dans son bâillon.

Coup de flotte en pleine gueule. Le sable dégoulina jusque dans son cou. Atef jurait en arabe.

L’Égyptien lui déchira la chemise et passa plusieurs fois de l’adhésif autour de son torse, de manière à l’attacher à une chaise en métal. Sharko soufflait péniblement par les narines. La soif lui prenait les tripes. Atef lui arracha son bâillon. Le flic cracha longuement, avant de lâcher dans un filet de bile :

— Pourquoi ?

Atef lui colla un coup de poing dans le nez. La haine déformait ses traits.

— Parce qu’on me l’a demandé. Et qu’on me paie comme un sultan pour ça.

Il agita le portable de Sharko.

— Tu as reçu un message.

Il l’écouta et raccrocha prestement.

— Une femme de ton pays, belle voix… Tu te l’envoies ? Elle est bonne, fils de chien ?

Il partit d’un grand éclat de rire et se mit à fouiner dans la liste des appels.

— Tu n’as appelé personne depuis hier, c’est bien, tu es un homme de parole et c’est plutôt rare chez vous, les Occidentaux. Et pour ta gouverne : mon oncle est mort il y a dix ans.

Le tortionnaire disparut dans une autre pièce. Autour de la masure, le vent rugissait, la peau du désert se collait aux issues et se glissait dans les fissures. Des linteaux étaient brisés, des tuiles jonchaient le sol, des barres de fer sourdaient des murs, comme des poignards. Sharko éprouva l’adhésif autour de ses poignets, ça brûlait.

L’Égyptien revint avec une grosse batterie, des pinces crocodiles, des couteaux à pointe recourbée, ainsi qu’un bidon d’essence. Dès lors, le flic sut qu’il allait morfler. Il se débattit et reçut un coup de poing dans le ventre. Il redressa lentement le menton. Son nez commençait à pisser le sang.

— Ton frère… C’était toi…

— Il n’a jamais supporté mon homosexualité. Je lui dois quatre jours dans les geôles putrides de Kasr El Nil. Il y a un truc qu’ils aiment bien, là-bas. Te suspendre à la falaka, te frapper la plante des pieds avec des coups de cravache et te fourrer leur matraque dans le cul.

Il sortit d’un petit sac un dictaphone et une gourde d’eau. Il but un coup.

— Je me suis occupé personnellement de lui. Un jeu d’enfant. Il fallait qu’il arrête d’enquêter sur cette histoire.

— Qui donne les ordres ?

— Tu ne me croirais pas si je te disais que je n’en sais rien. Mais peu importe. Ces gens m’ont donné une vie, ils m’ont permis d’être quelqu’un de respecté. Maintenant, tu vas raconter sur cette bande enregistrée tout ce que la police française sait sur cette affaire. Tu vas répondre à mes questions. Sinon, je te découpe en morceaux.

Il frotta sa bouche, ses yeux de dément. Les grains de sable traversaient la piaule, crissaient sur les murs. Il gueula en arabe, puis alluma la batterie. Les pinces ricanèrent dans une gerbe d’étincelles, l’air sembla grésiller. Sans prévenir, l’Égyptien les colla sur la poitrine de Sharko.

Un hurlement se mêla à la plainte du désert.

Atef appuya sur le bouton du dictaphone. Ce fumier prenait son pied.

— Parle-moi des corps déterrés. Avez-vous une chance de les identifier ?

Des larmes se formaient dans les yeux du policier.

— Va… te faire foutre. Tu peux me buter… J’en ai plus rien à cirer…

Atef agita son baril de carburant.

— Je vais te cramer un peu, jouer avec mes couteaux, puis j’irai te larguer dans le désert, vivant. Les hyènes et les vautours te boufferont en quelques heures. On ne retrouvera jamais ton corps.

Il cogna Sharko en pleine face avec le bidon.

Un craquement, une giclée de sang.

— Ils veulent les enregistrements, tu comprends ? Je dois leur prouver que j’ai bien fait mon travail, qu’ils peuvent me faire confiance. Si tu ne t’étais pas acharné, tout ça ne serait pas arrivé. Mais toi, t’étais comme mon frère, tu serais allé au bout. En fouillant un peu, interrogeant qui il faut, tu aurais fini par découvrir la piste des hôpitaux par toi-même.

L’aiguille de voltage de la batterie parcourut le cadran en un dixième de seconde. Sharko se contorsionna en serrant les dents. Une grosse veine saillit sur son front, ses organes semblèrent vouloir quitter son corps. Quand l’orage électrique passa, il sentit sa tête partir sur le côté. Une violente claque le ramena à lui.

— Que sais-tu sur le syndrome E ?

Le commissaire redressa le menton, à la limite de l’inconscience. Son corps tout entier le torturait.

— Plus que… tu ne peux l’imaginer.

Encore une claque. Ses yeux plongèrent vers l’arrière de la pièce. Eugénie était assise à l’indienne dans un angle, et elle égrenait du sable entre ses doigts. Elle le fixait de son regard le plus dur.

— Je peux savoir ce qu’on fiche ici, mon Franck ?

Sharko voyait trouble, les larmes l’inondaient. Ses lèvres se desserrèrent, dévoilant un sourire triste. Du sang commençait à couler de ses narines et de ses gencives.

— Tu crois vraiment que j’ai eu le choix ?

Atef fronça les sourcils. Il rapprocha encore les pinces, de façon menaçante.

— De quoi tu parles ?

Eugénie se leva, les yeux pleins de colère.

— On a toujours le choix.

— Pas avec les mains attachées dans le dos.

Les globes oculaires de Sharko roulaient dans leur orbite, à mesure que la gamine se déplaçait. Atef recula d’un pas et se retourna. Alors, le commissaire se redressa et fonça droit devant lui, solidaire de sa chaise, la tête la première. Il percuta Atef de toutes ses forces, en plein abdomen. Le choc propulsa l’Arabe vers l’arrière. Il y eut un bruit d’aspiration lorsqu’il heurta le mur. Une tige d’acier ressortit par la gauche de sa poitrine. Ses membres se détendirent, mais il n’était pas mort. Son visage se tordait de douleur, sa bouche n’émettait plus aucun son. Il porta ses mains sur la barre en métal, sans trouver la force d’en faire davantage. Le sang commença à ruisseler de ses lèvres. Sûrement un poumon perforé.

Sharko se laissa choir sur le côté, éreinté, le dos cassé en deux. Eugénie s’était approchée d’Abd el-Aal, elle l’observait avec une grimace.

— C’est toujours ça, ta vie. Des morts, de la peur, de la souffrance… Je n’ai pas dix ans, mon Franck, et admire le spectacle que tu m’offres, depuis des années. C’est dégueulasse.

Dans une drôle de position, Sharko s’était traîné jusqu’aux couteaux, que ses doigts agrippèrent.

— Je ne t’ai jamais retenue. Je ne t’ai jamais forcée à me suivre. Ne dis pas le contraire.

Il parvint sans trop de mal à se défaire de ses liens. Il se redressa et fonça vers la grosse gourde d’eau qu’Atef avait ramenée. Il but jusqu’à plus soif. Le liquide dégoulina sur son menton, sur son torse, là où des paquets de poils avaient brûlé. Ça sentait le grillé. Avec un morceau de tissu, il se frotta le nez et s’approcha d’Atef, qui respirait encore. Sharko fouilla dans les poches de son tortionnaire. Papiers, portefeuille, un briquet. Il récupéra les clés de voiture, son propre téléphone portable, renversa de l’essence sur la tête de l’Arabe. Les yeux du mourant trouvèrent encore la force de s’écarquiller.

Sharko hocha le menton vers Eugénie, assise dans son coin.

— Tu n’es pas obligée de regarder.

— Je veux te regarder, toi. Voir de quelles horreurs tu te nourris pour vivre.

— Il le mérite. Tu peux bien le comprendre ?

Sharko serra les mâchoires, hésita. Lentement, ses iris fulminants se relevèrent vers ceux d’Atef. Il s’approcha à dix centimètres de ses lèvres.

— J’ai traqué les fumiers dans ton genre toute ma vie. Je les aurais tous tués si j’avais pu. Je les vomis jusqu’au plus profond de moi.

Il fit tourner la pierre du briquet et sourit :

— Merci pour la piste des hôpitaux. Et ça, c’est pour ton frère, fils de chien.

Il resta là, sans bouger, il voulait que l’Arabe parte en enfer avec, pour dernière image, celle de son visage. Il sourit encore quand Atef se tordit dans un dernier souffle, quand sa peau se mit à craquer. Ensuite, il ne se soucia plus d’Eugénie et courut droit devant lui, le front baissé. Autour, c’était l’apocalypse. Le désert se retournait, on n’y voyait pas à dix mètres. La fumée noire se mêla au sable, Sharko aperçut le 4 × 4 et s’y réfugia. Il dut attendre une demi-heure avant la fin de la tempête, qui s’éloignait vers l’ouest comme un rouleau compresseur géant. La fouille de la bagnole n’avait rien donné. Ni téléphone portable, ni infos manuscrites. Juste un stylo et des Post-it. Ce porc caramélisé avait été prudent. Quant au message sur son propre portable, c’était juste Henebelle. Sharko la rappellerait à son retour à Paris.

Le véhicule possédait un GPS, on pouvait basculer en langue anglaise. Le policier tenta « Cairo center ». Et, aussi hallucinant que cela pût paraître, l’engin calcula et lui indiqua une direction. Une quinzaine de bornes à parcourir, dont dix sur les cailloux brûlants du désert. On ne retrouverait pas Abd el-Aal avant longtemps.

Il contempla ses mains, elles ne tremblaient pas. Il avait cramé le visage d’un homme de sang-froid, sans dégoût. Simplement animé par une haine dangereuse. Il ne s’en croyait plus capable, mais les ténèbres se terraient encore en lui, bien vivantes. On ne se débarrasse jamais de ces choses-là.

Avant de démarrer, Sharko nota précisément les coordonnées GPS de sa position, bien qu’il doutât de devoir jamais revenir ici…

Très vite, il reconnut les premiers contreforts des collines du Mokattam, ainsi que la citadelle de Saladin. Une fois en ville, il balança le GPS par la fenêtre et largua le 4 × 4 dans un coin abandonné, proche de la Cité des morts, les portières ouvertes. Vu le quartier et le nombre de revendeurs de pièces automobiles au mètre carré, il ne faudrait pas une heure avant que le véhicule soit complètement désossé.

Il avait de la chance. En France, il aurait difficilement pu échapper à un tel crime, avec les moyens techniques, l’acharnement des unités de police à trouver la vérité. Mais ici… La chaleur, le désert, les charognards, et les flics incompétents par-dessus tout.

À pied, Sharko rejoignit des voies plus larges, de l’autre côté de la citadelle. Le bourdonnement de la circulation avait, pour une fois, un effet rassurant. Un taxi klaxonna, Sharko leva le bras. Le chauffeur le fixa étrangement lorsqu’il s’installa à l’arrière.

— That’s OK ?

— That’s OK…

Sharko demanda le centre Salam, dans le quartier d’Ezbet-el-Naghl.

— Are you sure ?

— Yes.

Il se passa un mouchoir sur le visage et le retira couvert de sang et de sable. Ça crissait à chacun de ses gestes, jusque dans ses pompes.

Dans un premier temps, il avait songé à tout raconter à Lebrun, puis s’était ravisé. Il s’imaginait mal annoncer à l’ambassade de France qu’il avait tué un homme en légitime défense sur le territoire égyptien. Personne ne croirait à son histoire, et Noureddine l’avait dans le collimateur. On ne lui ferait pas de cadeaux, il risquerait l’incident diplomatique, la prison. La taule égyptienne, non merci, il avait eu son lot de tortures. Pas le choix, il devait garder le secret, agir seul. Et, par conséquent, laisser filer la chance d’obtenir des informations en fouillant dans le passé d’Atef Abd el-Aal.

En route, il essaya de remettre de l’ordre dans cette histoire tordue.

Quinze ans plus tôt, un tueur aux compétences médicales élimine violemment trois jeunes filles, ne laissant derrière lui aucune trace apparente. L’affaire s’apaise, mais un policier égyptien, pointilleux, s’acharne, remonte une piste, balance un télégramme à Interpol. L’assassin, ou des personnes en contact avec l’assassin, sont au courant. Sont-ils flics ? Politiques ? Hauts fonctionnaires ayant accès à ce genre d’informations ? Bref, ces personnes décident de faire disparaître Mahmoud et une bonne partie du dossier. Pour agir, ils utilisent son frère qui devient, en quelque sorte, leur vigie sur le territoire égyptien. Ici, tout s’achète avec de l’argent. La haine qui sépare les frères, les commanditaires la connaissent… Le temps passe. La découverte de Gravenchon redonne un coup de pied dans la fourmilière. Le lien avec l’Égypte, aussi ténu soit-il, est établi. Sharko débarque, l’Arabe relance ses contacts, probablement après leur rencontre sur la terrasse de l’immeuble. « On » lui demande de creuser un peu plus, de tenter de savoir ce que le flic français compte faire. Et on lui donne probablement une consigne ultime : éliminer le policier s’il fourre le nez plus en profondeur dans le dossier. Pour ferrer Sharko et le faire tomber dans ses filets, Abd el-Aal lui parle de son oncle, avant d’essayer de le faire disparaître, le lendemain.

Dans son interrogatoire, l’Arabe avait mentionné le syndrome E. « Que sais-tu sur le syndrome E ? » avait-il demandé. Qu’y avait-il à trouver derrière ce terme barbare ? Et de quelle découverte avaient peur les hommes cachés derrière cette histoire ?

Dans un soupir, Sharko se palpa les bras, les joues. Il était bien là, vivant. D’accord, son cerveau déconnait, mais sa carcasse, elle, avait encore de l’huile dans le moteur. Et, malgré les légers bourrelets qui s’étaient confortablement installés, ses os qui souvent hurlaient, il était fier de ce corps qui ne l’avait jamais abandonné.

Aujourd’hui, il était redevenu un flic de rue.

Un hors-la-loi.

27

Les assassins de Claude Poignet n’avaient pas échappé au principe de Locard, qui disait : « On ne peut aller et revenir d’un endroit, entrer et sortir d’une pièce sans apporter et déposer quelque chose de soi, sans emporter et prendre quelque chose qui se trouvait auparavant dans l’endroit ou la pièce. » Nul n’est infaillible ou invisible, même le plus perfectionné des salauds. Dans la chambre noire, les techniciens de la police scientifique avaient retrouvé un minuscule poil de sourcil blond, ainsi que des traces de sueur autour de l’œilleton de l’une des caméras 16 mm, utilisée pour filmer le soir du meurtre. Même évaporée, la sueur avait abandonné des cellules de peau desquamée, révélées au CrimeScope, ce qui permettrait une analyse ADN. Peu de chance que le nom de l’assassin ressorte par le FNAEG mais, au moins, on disposerait d’un profil génétique, qui permettrait une comparaison en cas d’interpellation future.

Le tout était à présent d’interpeller.

SRPJ de Lille. Les yeux lourds, Lucie terminait son troisième café du matin, noir sans sucre, assise à une table autour de laquelle étaient réunis les principaux enquêteurs impliqués sur le dossier sagement intitulé, en interne, « Bobine mortelle ». Le film venait d’être projeté dans ses deux versions. D’abord la version « officielle », puis la version « enfants et lapins ». Avait suivie la séance de clichés représentant les images subliminales évidentes : la femme nue, puis mutilée, avec ce gros œil noir sur son ventre.

La bonne humeur qui, d’ordinaire, animait les équipes, surtout en ces mois estivaux, s’était très vite ternie. Soupirs, chuchotements, mines fermées. Chacun jaugeait la complexité de l’affaire, estimait la perversité des tueurs, et y allait de son commentaire. Le commandant Kashmareck reprit ses troupes en main :

— Nous possédons une copie numérique de ce film, et les assassins l’ignorent. Je vous demanderais donc que l’information ne filtre pas. Ces individus ont tué pour le récupérer, ce qui signifie que son contenu caché doit forcément nous mener quelque part. Des idées par rapport à ce que vous venez de voir ?

Un brouhaha s’ensuivit. Entre toutes les phrases échangées, allant du très constructif « C’est dégueulasse ! » à « Ces enfants sont complètement tarés », il n’y eut pas vraiment de remarques dignes du dénouement d’un épisode de Colombo. Kashmareck mit alors un terme aux bavardages qui partaient dans toutes les directions.

— Deux choses importantes. Primo, nous sommes en relation avec un historien du cinéma des années cinquante, que la victime Claude Poignet avait contacté. Cet homme avait mis de côté la demande du vieux restaurateur, mais lorsqu’il a appris son décès, il s’est immédiatement remis au travail pour essayer de retrouver l’identité de l’actrice. On croise les doigts. De notre côté, on va tirer des photocopies de cette femme actrice, je veux encore l’appeler « actrice », et balancer cela à tous les centres cinématographiques, sait-on jamais. Secundo, je vais faire entrer dans une minute une ex-experte en psychomorphologie, aujourd’hui spécialisée dans le langage labial. Elle sait rendre bavards les films muets et va nous retranscrire le moindre mot sorti des lèvres de la gamine. Madelin, tu as vu avec Kodak et le labo canadien qui a fabriqué le film ?

Le jeune loup ouvrit son cahier en soupirant.

— Il n’existe plus, il y a un Mac Do à la place. Mais j’ai pu retrouver les anciens propriétaires. Ils sont morts.

— D’accord. Morel, tu vas joindre le fils Szpilman pour le convoquer dans nos locaux et tenter d’établir un portrait-robot de l’individu aux rangers venu chez lui. Toi, Crombez, tu colles au train de la scientifique pour les activer, concernant l’ADN et le reste. Sinon… On a la CR du juge international, fouille à 14 heures chez Szpilman avec les Belges. Il faut quelqu’un là-bas. Henebelle, tu t’y colles ?

— OK, je suis abonnée à la Belgique. Ils ont interrogé le centre des archives du film pour savoir de quel donateur provenait la bobine mortelle ?

— C’est en cours.

Lucie donna un coup de menton en direction de Madelin.

— Les numéros de téléphone du corbeau canadien, ça donne quoi ?

— Encore une fois, je me suis rapproché de la Sûreté pour obtenir l’info. Sur les deux numéros que tu as fournis, le premier provenait d’une cabine du centre de la ville, et l’autre, le portable, nous redirige vers un nom et une adresse inexistants.

Lucie acquiesça. Le corbeau avait fait preuve d’une méfiance exemplaire. Le commandant, qui manipulait nerveusement une cigarette, reprit la parole :

— J’ai une réunion à Paris avec les grands pontes de la police, demain matin. Péresse, de Rouen, Leclerc, de l’OCRVP, et Sharko, un analyste comportemental.

Sharko… Lucie serra les lèvres. Il n’avait pas daigné la rappeler.

— Des nouvelles d’Égypte ? demanda-t-elle.

— Pas pour le moment, ce Sharko n’a probablement rien tiré de neuf de son voyage là-bas. Bon, demain, j’aimerais avoir des choses à raconter. Après l’intervention de notre spécialiste du langage labial, Caroline Caffey, on se met tous au boulot.

Kashmareck sortit et revint quelques secondes plus tard avec une femme qui enflamma les yeux des hommes. La quarantaine, elle avait de longues jambes et le visage d’une poupée russe. Blonde. Elle sonda rapidement l’assemblée, s’installa sur une chaise qui semblait lui tendre les bras et ouvrit un carnet. Gestes fermes, décidés, elle devait avoir l’habitude de mater les troupes. Elle expliqua brièvement, sur le ton du discours, qu’elle travaillait pour les militaires, les douaniers et la police, notamment dans la lutte antiterroriste et la négociation. Une pointure dans le genre. Lucie n’avait jamais ressenti une telle attention autour d’elle. La testostérone montait. Au moins, cette bombe avait le pouvoir de captiver les esprits.

Caroline Caffey s’appropria l’ordinateur portable, dont le contenu s’affichait sur un grand écran par l’intermédiaire d’un rétroprojecteur.

— L’analyse labiale de ce film n’a pas été facile. Au Canada comme en France, il existe divers dialectes, allant de l’argot au langage soutenu. La petite fille fait probablement partie de la communauté francophone du pays, puisqu’elle parle le français québécois, ou plus précisément le joual, je pense, qui est un langage issu de la culture populaire urbaine de la région de Montréal. C’est un parler extrêmement proche de celui qu’on trouve au nord de Bordeaux. Elle prononce End’ssour pour en dessous, par exemple, et utilise de nombreuses voyelles longues.

Avec la souris, elle positionna le film sur l’actrice adulte du début, droite comme un I dans son tailleur Chanel. C’était juste avant qu’elle se fasse crever l’œil au scalpel. Ses lèvres se mirent à remuer. Caroline Caffey laissa défiler et traduisit en même temps :

— Elle parle au cameraman, elle lui dit : « Ouvre-moi la porte des secrets. »

— C’est du français-français ou du français-québécois ? interrogea Lucie.

Caffey lui accorda un regard lourd d’indifférence.

— Mademoiselle ?

— Henebelle. Lucie Henebelle.

Elle l’avait appelé mademoiselle. Sacrément observatrice.

— Difficile à dire, mademoiselle Henebelle. Car ce sont là ses seuls mots. Mais je pense à du français-français. Notamment à cause du mot « secret », qu’elle aurait prononcé avec une bouche davantage ouverte en français canadien.

Lucie nota sur son Moleskine : « Actrice adulte : française », et « fillette de la balançoire : Montréal ». Caffey accéléra un peu le film et tomba sur la gamine qui faisait de la balançoire. Explosion de joie sur le visage de l’enfant. Plan suffisamment cadré pour qu’on ne puisse pas distinguer l’alentour. Le cinéaste ne voulait pas qu’on reconnaisse l’endroit. Dès que la petite parlait, Caroline l’imitait :

— On fera encore de la balançoire demain ? …Tu reviens me voir bientôt ? … Lydia voudrait bien faire de la balançoire aussi… Pourquoi elle ne peut pas sortir, elle ?

La môme s’élança vers le ciel, pleine de joie. La caméra s’attardait sur son visage, ses yeux, jouait avec les plans, imprimant une dynamique. Il existait une proximité évidente entre le cameraman et la petite, ils se connaissaient bien. Plus elle regardait ces images, et plus Lucie se sentait prise aux tripes par cette môme innocente. Un lien incompréhensible, une forme d’affection maternelle. Elle tenta au maximum de repousser ce sentiment dangereux.

Scène exploitable suivante. Gros plan sur les lèvres enfantines qui mangent des pommes de terre et du jambon, sur une longue table en bois. Caffey se remit à décrypter :

— … je les ai entendus. Des tas de gens disent des méchancetés sur toi et sur le docteur… Je sais qu’ils mentent, qu’ils racontent ça pour nous faire du mal. Je les aime pas, je les aimerai jamais.

Les phrases de Caroline Caffey claquaient dans le silence. Les mots, le ton qu’elle employait, rajoutaient une dimension maléfique à la projection. On sentait le malaise pointer, l’orage sur le point d’éclater. Lucie nota et entoura « docteur ».

Séquence de la fillette et des chatons dans l’herbe. Elle souriait à pleines dents, caressant affectueusement les deux animaux. Lucie songeait à l’autre film, le film caché qui, en ce moment même, se nichait dans les images et venait se loger dans les cerveaux.

— … J’aimerais pouvoir les garder avec moi. … Trop dommage. … Tu les ramèneras encore ? … La sœur Marie-du-Calvaire, elle détestait les chats. … Moi, je les adore. … Oui, les lapins aussi, je les aime bien. … Leur faire du mal ? Pourquoi tu dis ça ? … Jamais, jamais.

Lucie prenait des notes, notant l’ironie du propos. Ne jamais faire mal aux lapins, alors qu’en ce moment même, au cœur de ces images-là, elle les massacrait avec onze autres gamines. Quel événement avait pu la faire changer à ce point ? Elle souligna « Sœur Marie-du-Calvaire » d’un triple trait rouge. L’enfant se trouvait-elle dans un couvent de Montréal ? Un institut catholique ? Un lieu où médecine et religion pouvaient cohabiter ?

Scène suivante, étrange : la caméra qui s’approche et s’écarte de la petite, pour la narguer. La fillette est en colère. Ses yeux ont changé.

— … Laisse-moi, j’ai pas envie. … Je suis triste pour Lydia, tout le monde est triste et toi, tu rigoles. (Elle repousse la caméra.) Va-t’en !

« Qu’est-il arrivé à Lydia ? » nota Lucie. Elle encadra le prénom, tandis que la caméra tournait autour de la gamine pour créer un effet de vertige. Cut. Scène suivante. La pâture.

Caroline Caffey arrêta la projection. Elle avala sa salive, avant de reprendre :

— Plus rien ensuite, hormis des cris dans cette scène horrible avec les lapins. Autre chose qui pourrait vous intéresser : à regarder attentivement certaines séquences, il y a des détails que j’ai remarqués sur le visage de la gamine : il a changé. Il lui manque une dent de devant sur certaines images. Et, même si ce n’est pas très net, elle possède de nouvelles taches de rousseur. Les cheveux, eux, gardent toujours la même longueur. On devait lui couper régulièrement.

— Donc elle a grandi entre le début et la fin, en déduisit Kashmareck.

— En effet. Ce film ne s’est pas fait sur une semaine, mais sûrement sur plusieurs mois. Au fur et à mesure, on sent une tension sur la bouche de la gamine, tension qui paraît en corrélation avec ses paroles. C’est très court et probablement trop succinct pour en tirer des déductions valables, mais j’ai le sentiment que son état psychique se dégrade. Plus de sourire, visage terne, colérique. Sur certaines scènes, pourtant exposées en pleine lumière, elle a les pupilles dilatées.

Lucie faisait tourner son stylo entre ses doigts. Elle se rappelait la fureur absolue des enfants dans la salle avec les lapins.

— La drogue… Ou des médicaments…

Caroline acquiesça.

— Fort probable, en effet.

Elle referma son carnet et se leva.

— Voilà tout ce que je peux vous apporter. Je vous envoie un document avec l’analyse, le temps de le taper. Messieurs, mademoiselle…

Échange de regards avec Kashmareck, indiquant qu’elle l’attendait à l’extérieur de la salle. Pas une question sur l’affaire en cours, pas la moindre émotion par rapport à ce qu’elle venait de voir. Une pro. Après sa sortie, le commandant tapa dans ses mains.

— Moulinez bien ce qu’elle vient de nous raconter. Et je crois qu’on peut tous remercier Henebelle pour cette superbe affaire, en plein été.

Toutes les têtes se tournèrent vers elle, de mauvaises vannes fusèrent. Lucie le prit avec le sourire, il fallait bien. Kashmareck lança un dernier appel :

— Bon, tout le monde sait ce qu’il a à faire ?

Acquiescements silencieux.

— Alors, au taf.

Lucie resta quelques instants seule, devant l’ordinateur, face à cette fillette en arrêt sur image sur sa balançoire. Elle fit courir ses doigts sur la bouche figée. C’était comme si la petite lui souriait, elle transpirait l’innocence.

Perdue dans ses interrogations, Lucie pensa encore à Sharko. Elle s’inquiétait même un peu. Pourquoi ce silence ? Elle observa le téléphone… Qui était-il vraiment, cet analyste comportemental auquel elle ne cessait de penser ? Quel était son passé, ses états de service ? Quelles terribles affaires avait-il affrontées plus jeune ? Elle donna un coup de fil à la DAPN, la Direction administrative de la police nationale. Les Bureaux permettaient d’avoir des informations sur n’importe quel officier de France. Affaires traitées, en cours, remarques éventuelles des supérieurs… Un authentique CV. Une fois son identité déclinée, elle quémanda l’accès aux éléments de carrière de « Franck Sharko ». Motif ? Elle devait reprendre l’un de ses dossiers. Sa demande serait consignée, peu importait.

Quelques secondes plus tard, on lui indiqua poliment que sa demande ne pouvait aboutir, sans lui en donner la raison. Avant de raccrocher, elle demanda si quelqu’un avait accédé à son dossier, à elle. On lui répondit par l’affirmative. Avant-hier, exactement, en provenance du chef de l’OCRVP : Martin Leclerc.

Elle raccrocha, avec une moue agacée.

Donc, Sharko et son chef avaient tranquillement fouillé dans sa fiche. Ils connaissaient son passé. Et ce salopard s’était bien gardé de le lui révéler.

Fallait pas se gêner.

Dans un soupir, elle releva les yeux vers la fillette sur l’écran. Montréal… Le Canada… Aujourd’hui, cette inconnue devait avoir le double de son âge. Et elle existait peut-être, quelque part au fin fond de ce pays lointain, portant avec elle tous les secrets de cette effroyable histoire.

28

La voix de Mickaël Lebrun résonna froide, autoritaire, dans le téléphone de Sharko.

— Où êtes-vous ?

— Dans un taxi. Je vais acheter du whisky égyptien pour mon patron et quelques cadeaux. Dites à Nahed qu’il est inutile qu’elle m’attende à l’hôtel. Je la rejoindrai au commissariat en début d’après-midi.

— Non, c’est moi qui vous y retrouverai, à 14 heures. Nourredine m’a appelé, il est fou de rage. Vous avez intérêt à lui ramener les photos dérobées dans les plus brefs délais. Et ne comptez plus sur lui pour vous ouvrir les portes, c’est mort.

— Ce n’est pas grave. Il n’y a plus rien à tirer de ce dossier, de toute façon.

— Je ne vais pas manquer d’informer votre supérieur.

— Faites donc, il adore ça.

Un silence. Sharko plaqua sa tête contre la vitre. Par l’extrême nord, les couleurs du Caire se ternissaient, à mesure que le véhicule approchait du quartier des chiffonniers.

— Et votre mal de crâne ? demanda Lebrun.

— Quoi ?

— Vous aviez mal au crâne hier.

— Ça va beaucoup mieux.

— Ne faites plus le moindre écart avant votre vol de ce soir, commissaire.

Sharko songea au visage cramé d’Atef Abd el-Aal, qui pourrissait lamentablement sous le soleil.

— Plus le moindre écart. Faites-moi confiance.

— Vous faire confiance ? J’aurais davantage confiance en un serpent à sonnette.

Lebrun raccrocha sèchement. Ces types de l’ambassade étaient décidément d’une sensibilité extrême, accrochés au protocole comme de bons petits exécutants. Rien à voir avec la conception que Sharko avait du métier de flic.

Le taxi noir stoppa au milieu de la route, tout simplement parce qu’elle s’arrêtait net. Plus de goudron, juste de la terre et de la caillasse que seuls pouvaient traverser des pick-up ou des tok-tok. L’osta bil-fitra lui expliqua dans un anglais approximatif que pour atteindre le centre Salam, il suffisait de se boucher le nez et de marcher tout droit.

Alors, Sharko se mit à marcher. À découvrir l’inimaginable. Il s’enfonçait dans le cœur battant des poubelles du Caire. Des sacs d’ordures bleus ou noirs, gonflés par la chaleur et la pourriture, s’élevaient si haut qu’ils en cachaient le ciel. Des nuées de milans aux plumes sales tournoyaient en cercles précis. Des amas de tôles rouillées, des bidons s’agglutinaient en abris de fortune. Des cochons, des chèvres, circulaient librement comme ailleurs circulaient des voitures. Le nez dans la chemise, il plissa les yeux. Sur les hauteurs, les sacs-poubelle se mirent à frissonner.

Des humains. Des humains vivaient dans les montagnes de déchets.

À mesure qu’il progressait dans ces entrailles de désespoir, Sharko découvrit le peuple chiffon, des gens qui exploitaient les déchets pour en presser l’ultime jus, le morceau de tissu ou de papier qui pourrait leur procurer la moindre piastre. Combien étaient-ils dans ce seul bidonville ? Mille ? Deux mille ? Sharko songea aux insectes nécrophages, qui se succédaient sur les cadavres durant leur phase de décomposition. Les sacs-poubelle de la ville arrivaient par charrettes, des gens pareils à des chiens déchiraient le plastique, triaient les papiers, les métaux, jusqu’au coton des couches-culottes.

Des ribambelles d’enfants s’approchèrent de Sharko, se collèrent à lui, lui sourirent malgré tout et lui firent comprendre, avec leurs gestes, qu’il devait les prendre en photo avec son téléphone. Ils ne réclamaient même pas d’argent. Juste un peu d’attention. Ému, Sharko se plia au jeu. À chaque cliché les bambins au visage de suie se rapprochaient pour se voir, et éclataient de rire. Une petite fille sale comme le charbon prit la main du commissaire et la caressa tendrement. Même la crasse, la pauvreté ne parvenaient à chasser sa beauté. Elle portait des vêtements fabriqués dans des sacs de ciment Portland. Sharko s’accroupit, passa la main dans ses cheveux gras.

— Tu ressembles à ma fille… Vous lui ressemblez toutes…

Il fouilla dans ses poches, en sortit les trois quarts de son argent et le distribua aux enfants. Des centaines de livres, pas grand-chose pour lui, mais des tonnes et des tonnes de chiffons triés pour eux. Ils disparurent dans les ruelles multicolores en se disputant l’argent.

Le flic étouffait. Il s’enfuit en courant, droit devant lui. L’Égypte le prenait aux tripes. Il songea à Paris, cette existence embrasée que menaient les gens, avec leurs téléphones, leurs voitures, leurs lunettes de soleil Ray-Ban dans les cheveux. Et qui se plaignaient parce que leur train arrivait cinq minutes en retard.

Un semblant d’humanité sembla réapparaître au-delà des dernières tourelles de déchets. Sharko découvrit des bâtiments semblables à des HLM pitoyables. Plus loin s’étendaient des échoppes de marchands, de vraies habitations, si on pouvait les qualifier ainsi, avec du linge pendu aux fenêtres comme les hordes colorées de la misère, des chèvres sur les toits. Sharko découvrit même un couvent de bonnes sœurs, The Coptic Orthodox Community of Sisters. Des enfants en uniforme marchaient groupés au milieu d’une cour, en priant et chantant. Ici aussi, en dépit de tout, la vie avait le droit d’exister.

Le flic atteignit enfin l’hôpital du centre Salam. Un bâtiment grisâtre, tout en longueur, avec des airs de dispensaire. À l’intérieur, on sentait le manque de moyens, le combat de ces personnes de l’ombre contre l’impossible. Salle d’attente précaire, mobilier restreint, avec chaises de récupération, petites tables, et toutes ces portes à deux battants et à lucarnes rondes, qui ressemblaient à celles des salles d’opération dans les films égyptiens des années quarante. Des cartons avec des kits de soins, marqués du sigle de la Croix-Rouge française, s’accumulaient dans des coins.

Sharko s’adressa, en anglais, à une sœur assise dans la salle d’attente. Elle accompagnait un enfant dont chaque respiration provoquait un long sifflement. De fil en aiguille, le flic parvint à remonter au bureau du responsable de l’hôpital : Taha Abou Zeid. L’homme avait les traits chargés d’histoire des Nubiens : peau sombre, lèvres charnues, fine moustache taillée au cordeau, nez épais. Il était en train de taper sur un vieil ordinateur de récupération qu’on n’aurait même pas vendu dix euros en France. Sharko cogna sur la porte ouverte.

— Excusez-moi ?

L’homme releva les yeux et répondit en anglais :

— Oui ?

Sharko se présenta brièvement. Commissaire de police français, en mission au Caire. Le docteur, à son tour, expliqua son rôle. Chrétien convaincu, il faisait vivre, avec les sœurs du couvent copte, une crèche, un hôpital, un centre d’accueil pour handicapés, une maternité. L’hôpital avait pour charge principale de soigner et d’éduquer à l’hygiène les Zabbaleen, les chiffonniers qui s’entassaient à plus de quinze mille dans les immeubles autour du « chantier » et cinq mille qui dormaient et mangeaient directement au cœur des immondices.

Cinq mille… Sharko pensait à la fillette, venue se serrer contre lui. Il oublia quelques minutes son enquête, il voulait savoir :

— J’ai vu ces pauvres gens, dans les rues du Caire. Des enfants de moins de dix ans, qui ramassaient les ordures et les disposaient sur des charrettes tirées par des ânes… Des chiffonniers ?

— Oui. Ils sont plus de cent mille, répartis dans les huit bidonvilles de la capitale. Tous les jours, tôt le matin, les hommes et les enfants en âge quittent ces zones sur leurs charrettes afin d’aller collecter les ordures du Caire. Leurs femmes et leurs petits les trient. Ensuite, les ordures sont vendues aux marchands, qui eux-mêmes les vendent aux centres de recyclage locaux. Les porcs se chargent des déchets organiques, si bien que quatre-vingt-dix pour cent des ordures sont recyclées ou réutilisées… Un modèle très écologique, s’il n’y avait pas la misère derrière. Notre mission, au centre, est de montrer à ces gens qu’ils sont encore humains.

Sharko hocha la tête vers une photo, derrière lui.

— On dirait sœur Emmanuelle.

— C’est elle. Le centre Salam a été créé dans les années soixante-dix. Salam signifie « Paix » en arabe.

— Paix…

Sharko sortit finalement une photo de l’une des victimes et la présenta au docteur :

— La photo date d’il y a plus de quinze ans. Cette fille, Boussaïna Abderrahmane, est venue ici, dans votre hôpital.

Le médecin s’empara du cliché, son regard s’assombrit.

— Boussaïna Abderrahmane. Je ne l’ai jamais oubliée. Son corps avait été découvert à cinq kilomètres d’ici, dans des champs de cannes à sucre, plus au nord. C’était en…

— Mars 1994.

— Mars 1994… Je me le rappelle, c’était tellement choquant. Boussaïna Abderrahmane vivait avec ses parents à la limite du quartier d’Ezbet-el-Naghl, proche de la station de métro, de l’autre côté du bidonville. Elle allait à l’école chrétienne Sainte-Marie le jour, et gagnait un peu d’argent dans un atelier de joaillerie quelques heures tous les soirs. Mais, dites-moi, un policier est déjà venu ici, il y a fort longtemps. Il s’appelait…

— Mahmoud Abd el-Aal.

— Oui, c’est cela. Un policier, comment dire… différent des autres. Comment va-t-il ?

— Il est mort, il y a tout aussi longtemps. Un accident.

Sharko le laissa encaisser la nouvelle, et poursuivit :

— Pouvez-vous me parler d’elle ? Pourquoi s’était-elle rendue dans votre hôpital ?

Le docteur passa une main sur son visage plissé. Sharko vit en lui un homme usé qui, pourtant, rayonnait d’une aura indéfinissable. Celle de la bonté ou du courage, sans doute.

— Je vais tenter de vous l’expliquer, si tant est que l’on puisse comprendre l’incompréhensible.

Il se leva et se mit à fouiller dans d’épais dossiers, accumulés sur de vieilles étagères.

— 1993–1994… Voilà, c’est ici.

Chaque élément avait sa place dans ce désordre. Le médecin chercha parmi des feuillets et tendit au commissaire un article de journal. Sharko le lui rendit :

— Désolé, mais je…

— Oh, suis-je bête. C’est un article du journal al-Ahali, datant d’avril 1993. Je vais vous l’expliquer.

Le cerveau de Sharko moulinait déjà. Avril 1993, un an avant les meurtres. L’article prenait une page pleine, il était entrecoupé de photos de classes d’école.

— À partir du 31 mars 1993, et sur quelques jours seulement, notre pays a connu un bien curieux phénomène. Environ cinq mille personnes, des jeunes filles en majorité, ont traversé une expérience surprenante. Pour la plupart, il s’agissait d’un évanouissement en classe durant une ou deux minutes, précédé d’un violent mal de tête. Il n’y a eu aucun signe précurseur. Elles ont immédiatement été transportées vers les hôpitaux les plus proches, où l’on a procédé aux premières analyses. Faute de résultat, les victimes ont été renvoyées chez elles.

Le médecin désigna une carte de l’Égypte, derrière lui, et pointa différentes régions du doigt.

— Quelques-unes d’entre elles, toujours en classe, ne se sont pas évanouies, mais ont développé des comportements agressifs. Cris, coups contre les portes, violences injustifiées envers leurs camarades. Le phénomène a commencé dans le gouvernorat de Beheira, avant d’atteindre en un clin d’œil quinze des dix-neuf gouvernorats que compte l’Égypte. Il a frappé rapidement des villes comme Charqiyya, Kafr el-Sheik, Le Caire. On pourrait le comparer à un tremblement de terre dont l’épicentre aurait été Beheira et dont l’onde de choc aurait atteint la capitale.

Sharko s’appuya des deux mains sur le bureau. Il pesait de tout son poids sur ses poignets.

— Mais de quoi êtes-vous en train de me parler ? D’un virus ?

— Non, pas un virus. Des spécialistes ont tenté d’étudier le phénomène. Toutes les rumeurs ont circulé. Intoxication alimentaire à l’échelle du pays, ingestion de fèves vertes, émanations de gaz en provenance du sous-sol. Un virus aurait permis de tout éclaircir, mais le mode de propagation ne correspondait pas et, là aussi, les analyses médicales étaient restées muettes. Très vite, on a dérivé. On s’est mis à soupçonner les Israéliens d’un empoisonnement de l’eau des écoles ou d’une guerre bactériologique secrète. On a même pensé à des « séquelles » de la guerre entre l’Iran et l’Iraq. Du tout et du n’importe quoi. Toujours est-il que rien, absolument rien, n’est ressorti des analyses médicales. Et rien ne pouvait expliquer que le phénomène touchait davantage les filles.

— Alors quoi ?

— Certains psychiatres ont supposé qu’il s’agissait d’un phénomène d’hystérie collective.

— Une hystérie collective ?

Il désigna un livre au titre anglais, qui traitait de ce sujet.

— Je me suis un peu intéressé à ces phénomènes. Ils ont traversé les époques. Dans la plupart des cas, il s’agit de malaises, de douleurs, de nausées, de prurits ou d’éruptions cutanées qui, soudain, affectent plusieurs dizaines de personnes dans un même lieu. On en parlait déjà il y a mille ans. En juin 1999, dans une école d’un pays voisin du vôtre, la Belgique, une quarantaine d’élèves ont été hospitalisés après avoir bu de la limonade, sans aucune intoxication avérée. En 2006, une centaine d’élèves dans la province vietnamienne de Tiên-Giang sont tombés malades du fait de problèmes digestifs. Je pourrais vous en citer des tonnes. Le syndrome de la guerre du Golfe par exemple, qui a touché les soldats américains durant la guerre de 1991. Quelques semaines après leur retour, ils se sont mis à souffrir de troubles de la mémoire, de nausées, de fatigue. On a soupçonné des contaminations par des agents neurotoxiques, mais pourquoi, dans ce cas, leurs femmes et enfants restés sur le territoire américain ont-ils contracté les mêmes symptômes, au même moment et à des endroits différents ? Nous étions dans une véritable hystérie collective, qui traversait les États-Unis.

— Boussaïna Abderrahmane aurait été touchée par le phénomène d’hystérie collective propre à l’Égypte ?

— Elle-même, ainsi que six autres élèves de sa classe. C’était, en ce qui les concernait, le mode agressif de l’hystérie qui les avait atteintes. Insultes, jets de chaises, elles étaient devenues comme des bêtes furieuses, aux dires de leur professeur. Elles s’en sont même prises à l’une des élèves avec laquelle elles entretenaient d’ordinaire de bons rapports. Pourquoi cette hystérie a-t-elle parfois généré une telle agressivité ? On l’ignore, malheureusement. Était-ce à cause du stress engendré par des professeurs trop sévères ? Des conditions de vie précaires des élèves ? Du manque d’éducation ? Toujours est-il que cela a existé. Réellement existé.

Sharko bouillait intérieurement. Ce qu’on lui racontait dépassait l’entendement. L’hystérie collective… Il désigna les deux photos des autres victimes.

— Et elles ? Les connaissez-vous ? Mahmoud Abd el-Aal vous a-t-il parlé d’elles ?

— Non. Ne me dites pas que…

— Elles ont aussi été tuées, à la même époque. Vous n’étiez pas au courant ?

— Non…

Sharko rempocha ses photos. Probable que la police avait tout fait pour éviter que l’affaire n’atteigne la presse et n’embrase les foules. De son côté, l’inspecteur Abd el-Aal avait été professionnel et prudent, protégeant ses informations et évitant les fuites. Taha Abou Zeid décrocha ses yeux d’un point fixe et secoua la tête.

— Cet épisode de folie a été très bref, mais Boussaïna en a toujours gardé des séquelles. Il y a eu comme… une rupture de comportement chez elle. Elle entretenait des épisodes d’agressivité réguliers. Ses parents l’amenaient souvent en consultation, parce qu’elle se détachait de ses camarades, devenait solitaire et se sentait mal. On mettait cela sur le compte de l’adolescence, de son environnement précaire. Mais… C’était autre chose.

— Quoi ?

— Quelque chose de psychologique, qui l’aurait touchée au fond d’elle-même. Elle a par malheur été assassinée avant que je comprenne, et je ne suis pas psychiatre.

— Et ses camarades ?

— L’épisode agressif s’est résorbé. Elles n’ont pas eu de problèmes particuliers par la suite.

Sharko soupira longuement. Plus il progressait, plus il se heurtait à des murs. Était-il possible que l’assassin se soit attaqué à des filles touchées par cette hystérie collective ? S’en était-il pris aux individus les plus offensifs, et qui en avaient gardé des symptômes ? Pourquoi ?

— Ce phénomène a été connu dans le monde ?

— Évidemment. Il est remonté vers toutes les communautés scientifiques qui s’intéressent aux phénomènes de société et à la psychiatrie. Difficile pour le gouvernement égyptien de cacher un mouvement de cette ampleur. Des articles ont même paru dans le Washington Post ou le New York Times. Vous pourrez jeter un œil dans n’importe quel centre d’archives, vous les trouverez.

Ainsi l’assassin, n’importe où dans le monde, avait pu avoir connaissance du phénomène. En creusant un peu, en se rapprochant des bonnes personnes, par téléphone ou d’une autre façon, il avait sans aucun doute réussi à obtenir les adresses des établissements scolaires infectés. Ici, à Ezbet-el-Naghl. Puis dans le quartier de Shoubra, et Tora.

Petit à petit, le puzzle se mettait en place. Le tueur avait frappé dans des quartiers suffisamment éloignés les uns des autres pour qu’aucun rapport ne soit fait entre les filles. Pourquoi un an plus tard ? Pour se détacher de l’actualité de l’hystérie, pour que, là non plus, ni la police, ni personne d’autre ne fassent le rapprochement. Il avait veillé à éloigner ses crimes de la vague de folie commune, et lorsque Mahmoud Abd el-Aal avait enfin trouvé le lien, on l’avait fait disparaître.

Cette affaire défiait toute logique. Sharko pensa au film trouvé par Henebelle en Belgique, et aussi au mystérieux contact canadien. Des ramifications s’étendaient sur le monde comme les tentacules d’une pieuvre. Des étrangers étaient-ils venus ici pour se renseigner sur le phénomène et rechercher des jeunes filles touchées par la vague ? Le commissaire tenta sa chance :

— Je suppose qu’Abd el-Aal avait déjà dû vous poser la question, mais… Avez-vous le souvenir d’une ou plusieurs personnes qui vous auraient interrogé sur le phénomène d’hystérie ou sur Boussaïna, avant qu’elle soit assassinée ?

— Tout est si loin.

— J’ai vu des cartons de médicaments en entrant, des sacs avec le sigle de la Croix-Rouge française. Vous travaillez avec eux ? Vous rencontrez souvent des étrangers ? Des Français sont-ils venus ici ?

— C’est drôle… Je me souviens si bien du policier égyptien à présent. Je crois qu’il vous ressemblait. Mêmes questions, même acharnement.

— Juste quelqu’un qui voulait bien faire son travail.

Le docteur dévoila un sourire triste. Il ne devait pas beaucoup sourire, ici.

— Ces médicaments proviennent de partout, et pas seulement de la Croix-Rouge française. Nous sommes une association humanitaire égyptienne dédiée au développement des communautés, au bien-être individuel, à la justice sociale et la santé. Les aides internationales, le Croissant-Rouge et effectivement la Croix-Rouge, et de nombreux organismes humanitaires nous apportent leur soutien. Des milliers et des milliers de personnes sont passées ici, de tous horizons. Des bénévoles, des visiteurs, des politiques, des curieux. Et je pense me rappeler que 1994, c’était aussi l’année de la grande réunion du réseau mondial pour la sécurité des injections, le SIGN. Des milliers de chercheurs, de scientifiques déversés dans les rues du Caire.

Sharko nota l’information. Peut-être un début de piste. On pouvait très bien imaginer un bénévole ou un employé d’un organisme humanitaire, en mission au Caire au moment des meurtres. Facile pour lui d’avoir accès aux hôpitaux, aux adresses. Ça pouvait coller, mais remonter quinze années en arrière dans les méandres de l’administration risquait de ne pas être une franche partie de plaisir.

Tout prenait enfin corps. À l’époque, le flic égyptien avait senti la possibilité d’un tueur étranger, débarqué en Égypte par l’intermédiaire d’une association ou d’un congrès. Cela expliquait le télégramme à Interpol. Abd el-Aal voulait s’assurer que l’assassin n’avait pas frappé ailleurs dans le monde. Ce fameux télégramme avait dû mettre le feu aux poudres et déclencher son exécution. Ce qui laissait penser que quelqu’un de la maison — policier, militaire, haut fonctionnaire —, ayant accès aux données, était dans le coup.

— J’ai une dernière requête, docteur. Je dispose des noms des deux autres filles. Je serais l’homme le plus heureux du monde si vous pouviez me retrouver les hôpitaux en rapport avec leur quartier, les appeler et me confirmer qu’elles aussi ont été touchées par l’hystérie.

— Ça va me demander l’après-midi, je suis très pris et…

— Vous ne voudriez pas, un jour, apporter une réponse aux parents de ces enfants ?

Après un silence, le médecin acquiesça, les lèvres serrées. Sharko lui laissa son numéro de téléphone portable.

— Dites, votre livre sur l’hystérie collective, je peux vous l’emprunter ? Je vous le renverrai de France très vite.

Le Nubien fit oui de la tête. Sharko le remercia chaleureusement.

Puis il l’abandonna là, au milieu de cette misère dont le monde entier se fichait.

29

Le collège de police — l’autorité administrative de la police locale — de Liège avait diligenté un serrurier, un maréchal des logis et deux aspirants-inspecteurs pour accompagner Lucie chez Szpilman. En théorie, la Française n’avait pas le droit de toucher à quoi que ce soit. Elle était sur place uniquement pour orienter les policiers dans leurs recherches et constater, au besoin.

Lucie n’était pas vraiment à l’aise devant la porte fermée de la demeure liégeoise. Depuis la veille, Luc Szpilman n’avait pas répondu aux appels censés l’informer qu’une fouille allait avoir lieu, ni aux injonctions concernant l’établissement du portrait-robot de l’individu aux rangers. Les coups de sonnette impatients des flics n’y changèrent rien. Alors que le serrurier s’avançait déjà avec son matériel pour forcer la serrure, Lucie se mit en travers, les bras écartés.

— Je crois que c’est inutile.

Elle hocha le menton vers la serrure, mal en point.

— On ne touche pas à la poignée de porte. Vous avez des gants ?

Debroeck, le chef, en sortit plusieurs paires des poches de son uniforme. Il les distribua à ses collègues et en offrit une à Lucie. Aucune parole ne fut échangée. Les hommes dégainèrent leurs Glock 9 mm Para et pénétrèrent dans la maison, suivie par Lucie, qui brandit son Sig Sauer. Le serrurier resta dehors.

À l’intérieur, quelques mouches bourdonnaient.

La froideur du crime s’étala sans le moindre avertissement. Lucie plissa le nez.

Le corps de Luc Szpilman reposait derrière le canapé, et celui de sa petite amie sur les marches qui menaient vers la cuisine. Une traînée de sang se répandait derrière elle.

Tués dans le dos, tous les deux, de multiples coups de couteau.

Multiples ? Dix, vingt, trente coups chacun, trouant pyjama et chemise de nuit, des mollets à la nuque. Pas évident de compter.

Lucie se passa une main lourde sur le visage. Trois jours qu’elle naviguait sur les territoires morbides, et cela commençait à lui peser sur le système. Ce spectacle funèbre, c’était un tableau figé dans le temps, comme si les corps allaient se ranimer, d’un coup, et poursuivre leurs mouvements de fuite. Parce qu’ils fuyaient. Il n’était pas difficile d’imaginer la scène : il fait nuit, probablement. Les assassins forcent la serrure, à l’autre bout de la grande maison, et entrent. Il est peut-être 2, 3 heures du matin, ils croient Luc Szpilman seul et endormi. Mais surprise, le môme se retrouve face à eux, assis dans son canapé avec sa petite amie, à se rouler un joint, encore présent sur la table basse du salon. Luc reconnaît soudain l’un d’eux, c’est le type aux rangers venu chercher le film. Les jeunes paniquent, tentent de fuir. Les tueurs les rattrapent et les frappent dans le dos, une fois, deux fois.

Puis c’est l’acharnement, inexplicable.

Lucie et les policiers s’étaient figés, repliés dans le silence. Le plus jeune d’entre eux, un aspirant-inspecteur d’à peine vingt-cinq ans, demanda à sortir, le visage blanc. Il travaillait dans la police locale et non fédérale, et était peu habitué à ce genre d’affaire. On vient fouiller une maison, par une petite journée tranquille, on se retrouve face à deux cadavres lardés de coups de couteau et déjà assaillis de mouches.

Debroeck eut un bon réflexe en prenant garde à ne pas contaminer la scène. La police belge forme des officiers solides et excelle dans bien des domaines. Lucie, quant à elle, essaya de faire abstraction des cadavres et quadrilla du regard l’environnement immédiat du crime. Tiroirs ouverts, meubles renversés. Elle remarqua la présence d’un coffre-fort fracturé, incrusté dans le mur. Le cadre du tableau ayant servi à le cacher avait été fracassé au sol.

— Primo, ils empêchent Luc Szpilman d’établir le portrait-robot, et secundo, ils récupèrent tout ce qui peut les compromettre.

— Qu’est-ce qui peut les compromettre ?

— Les découvertes que le père avait assurément faites autour du film anonyme. Les documents qu’il avait peut-être échangés avec le corbeau canadien. Ils sont venus tout nettoyer. Et merde !

Lucie se retourna et sortit, avec le besoin d’aspirer une grande goulée d’air.

C’étaient eux… Les meurtriers de Claude Poignet avaient continué à faire le ménage. Pas de rituel, de volonté de démonstration cette fois.

Juste un acte insensé commis par des bêtes sauvages.

30

Appuyée contre la voiture de Kashmareck, Lucie lui faisait un topo. Il l’avait rejointe devant chez Szpilman, peu de temps après l’arrivée des équipes de police scientifique et des deux médecins légistes. Depuis plusieurs heures, des gens en uniforme entraient et sortaient de la demeure.

Lucie hocha le menton vers la porte ouverte.

— Les légistes ont donné une estimation de l’heure de la mort. Ça s’est passé la même nuit que pour le meurtre de Claude Poignet. Les tueurs savaient que la disparition violente du restaurateur de films et le vol de la bobine allaient nous faire revenir ici. Alors, ils ont éliminé la seule personne capable de les identifier clairement. Quant à la petite amie… Elle a eu la malchance de se trouver sur place. Ils n’ont pas fait dans le détail.

Elle soupira.

— Le disque dur de l’ordinateur, ainsi que tous les livres de la bibliothèque, ont disparu. Il y avait des bouquins sur l’histoire, l’espionnage, les génocides. Szpilman avait peut-être pris des notes à l’intérieur ? Peut-être y avait-il un ouvrage particulier, qui aurait pu nous aiguiller sur quelque chose ? Mince, si j’avais su, la première fois où je suis venue !

— Ce sont ces vols qui m’intriguent. Le vieux Szpilman était un simple collectionneur.

— Il était plus qu’un collectionneur… Il a enquêté sur ce film, il l’a décortiqué, s’est retrouvé en contact avec un type au Canada, qui a l’air bien informé. D’une manière ou d’une autre, les tueurs l’ont su.

Kashmareck sortit deux petites bouteilles d’eau de sa boîte à gants réfrigérée et en lança une à Lucie.

— Ça va, toi ?

— Parfaitement.

— Tu as le droit de dire non.

— Ça va, ça va.

— Et ta fille, elle se porte mieux ?

— Euh… oui. Gros petit déjeuner ce matin, et elle a dévoré ce midi. De ce fait, ils ont ôté la perfusion. Maintenant, on attend le fameux verdict du passage aux toilettes. La vie, quoi.

Kashmareck lui décocha un sourire devenu rare sur son visage, ces derniers jours.

— On passe tous par-là. Les mômes existent pour nous rappeler que les priorités ne sont pas toujours celles qu’on croit. Même si c’est parfois difficile, ils remettent de l’ordre dans nos existences.

— Vous en avez combien, des enfants ?

— Plus qu’il n’en faut. (Il regarda sa montre.) Bon, je vais voir avec les locaux pour qu’on ait accès aux infos en temps réel depuis Lille. Tu peux partir. Va passer quelques heures avec ta gamine, histoire que ça décante ici. Tu as une sale tête, et les prochains jours risquent d’empirer les choses.

— OK…

Elle serra les lèvres, sans bouger.

— Vous savez, commandant, il y a quelque chose qui transpire de ce dernier crime.

— Quoi donc ?

— Sur place, les légistes ont compté trente-sept coups de couteau pour la fille, et quarante et un pour le garçon… Ils en avaient sur tout le corps, y compris les organes génitaux. Des plaies profondes, de plusieurs centimètres. L’arme a parfois été enfoncée jusqu’à la garde, ils l’ont vu à cause des marques provoquées par le métal autour des entailles. Vu la caractéristique de celles-ci, la similitude dans la manière de frapper, ils pensent qu’un seul et même agresseur a agi.

Le chef répondit par le silence. Il n’y avait rien à dire, à expliquer. Lucie le fixait avec intensité.

— Il y a de la folie pure là-dedans, commandant. Dans leurs gestes, leur façon de procéder. Quelque chose de pas normal dans la logique de leur cheminement. Le même genre de geste irrationnel qui habitait les enfants du film, il y a plus de cinquante ans.

31

Eugénie était contente de partir, elle sautait de joie et piaillait devant l’hôtel. Sharko, quant à lui, portait sa valise vers le taxi qui l’attendait au pied du bâtiment. Pas de Mercedes de l’ambassade pour le raccompagner, cette fois. Comme convenu, il avait rendu les photos à Lebrun à la brigade, à 14 heures pétantes. Le commissaire attaché à l’ambassade était venu seul, et leur court entretien ne s’était pas passé pour le mieux, surtout lorsque Lebrun avait remarqué l’hématome proche du nez. Sharko avait raconté avoir glissé dans la baignoire. Sans commentaires…

Seul sur le trottoir, le flic regarda autour de lui, avec l’espoir vain de revoir Nahed, de lui dire au revoir, lui souhaiter bonne chance. Elle n’avait répondu à aucun de ses appels. Probablement les instructions de l’ambassade. La gorge serrée, il monta dans son taxi et dit au chauffeur de le conduire à l’aéroport.

Eugénie s’installa à côté de lui et se volatilisa en cours de route. Sharko put enfin apprécier le paysage sans cris dans la tête. Le seul vrai moment de répit, depuis son arrivée en Égypte.

Plus tôt dans la journée, Taha Abou Zeid, le docteur nubien du centre Salam, l’avait rappelé et avait confirmé ses suppositions : les deux autres victimes avaient été touchées par le phénomène d’hystérie collective, dans sa version la plus agressive. Et, selon les souvenirs des différents médecins, qui n’avaient évidemment archivé aucun dossier, les filles avaient gardé des symptômes de leur agressivité jusqu’à leur mort cruelle.

Tel était le point commun.

L’hystérie collective.

Ce même lien qui, peut-être, unissait les cinq anonymes de Gravenchon.

Le taxi quitta le centre de la ville et prit la voie rapide Salah Salem. Le souffle du Caire se perdait lentement dans la vapeur des gaz d’échappements.

Le front collé à la vitre, seul avec ses idées noires, Sharko aperçut un train, au loin. À l’extérieur de l’engin, au niveau des soufflets, quatre hommes s’agrippaient comme ils pouvaient, debout, sur des tuyaux ou des marchepieds. Quelles que fussent leur religion, leurs croyances, ils se serraient les uns contre les autres pour ne pas chuter. Et ils filaient dans le vent, au soleil, en direction de la poussière brûlante du Caire. Ces hommes risquaient leur vie pour ne pas payer un billet de trois livres, mais ils souriaient et paraissaient heureux, parce que leur misère leur rappelait, mieux qu’à quiconque, combien la vie valait d’être vécue.

Puis Sharko vit ceux, à l’aéroport, qui s’agglutinaient devant les guichets low-cost pour la Libye, avec pour unique bagage leur gros sac de toile. Ceux-là, au contraire, fuyaient l’Égypte, pour tenter de s’arracher à la pauvreté. Ils partaient pour un pays où le pétrole déciderait de la vie de chacun. Un jour, on les renverrait chez eux ou, peut-être, au final, s’échoueraient-ils dans une embarcation de fortune sur les côtes italiennes.

Sharko n’avait pas vu la beauté des grandes pyramides, mais celle d’un peuple dont le seul luxe restait, au final, la dignité. Alors que son avion décollait, il se souvint de la blague du chauffeur de taxi copte qui l’avait amené devant l’église Sainte-Barbara, lors de son rendez-vous nocturne avec Nahed :

On demande à trois personnes, un Allemand, un Français et un Égyptien, de quelle nationalité pouvaient bien être Adam et Ève. L’Allemand répond : « Adam et Ève respirent la bonne santé et l’hygiène de vie ; ils doivent être allemands ! » Le Français affirme : « Adam et Ève ont des corps sublimes et érotiques : ils ne peuvent qu’être français ! » Mais c’est l’Égyptien qui conclut : « Adam et Ève sont nus comme des vers, ils n’ont même pas de quoi se payer des chaussures, et en plus, ils sont persuadés qu’ils vivent au paradis : ils ne peuvent être que des Égyptiens. »

Après un quart d’heure de vol, Sharko se plongea dans la lecture en diagonale du livre traitant de l’hystérie collective. Comme l’avait brièvement expliqué le docteur Taha Abou Zeid, ce phénomène avait traversé les époques, les peuples, les religions. L’auteur s’appuyait sur des photos, des témoignages, des interviews de spécialistes. En France, par exemple, la chasse aux sorcières au Moyen Âge avait provoqué une peur démesurée du diable et des actes insensés en masse. Des foules hurlantes assoiffées de vengeance, des mères, des enfants, qui applaudissaient et criaient de joie devant des sorcières en train de brûler dans les flammes.

Les cas exposés dans le recueil étaient époustouflants. Inde, 2001 : des centaines d’individus de différents quartiers de New Delhi avaient juré avoir été attaqués par un être fictif mi-singe, mi-homme, « avec des griffes en métal et des yeux rouges ». Certaines « victimes » avaient même sauté par la fenêtre pour fuir cet être jailli tout droit d’une imagination collective. Belgique : en 1990, la société belge d’étude de phénomènes spatiaux récolta soudain plusieurs milliers de témoignages d’observation d’OVNI. La cause la plus probable retenue fut sociopsychologique. Une soudaine excitation de masse pour la recherche d’objets volants, amplifiée par les médias : quand on a l’espoir de voir quelque chose, on finit par le voir réellement. Dakar : quatre-vingt-dix élèves d’un lycée entrent en transe et sont évacués vers un l’hôpital. Certains parlent de malédiction, il est question de rituels de purification, de sacrifices afin d’endiguer le phénomène.

Sharko tourna les pages, ça n’arrêtait plus. Suicides en groupe dans les sectes, panique des foules, syndrome du bâtiment malsain — genre Amityville — évanouissements collectifs à des concerts… Il y avait même un chapitre sur les génocides, une « hystérie collective criminelle », selon les termes de certains psychiatres : des organisateurs qui planifient froidement, rigoureusement, tandis que des exécutants sombrent en masse dans une complète folie de destruction et de boucherie.

Finalement, il n’y avait aucune véritable explication au phénomène, présenté sous diverses dénominations : syndrome ou phénomène psychogénique de masse, hystérie collective, épidémie hystérique, syndrome collectif d’origine psychogène… Il ne figurait pas dans la bible de la psychiatrie — le DSM IV —, cependant son existence ne pouvait pas être niée. Les spécialistes, les scientifiques parlaient principalement d’une cause d’origine psychologique, mais se trouvaient incapables d’expliquer la raison de la naissance du phénomène — l’épicentre du séisme — ainsi que les signes physiques bien réels : vomissements, nausées, maux articulaires ou musculaires…

Peu de temps avant l’atterrissage, Sharko referma son livre et regarda par le hublot, vers nulle part. Un être sanguinaire, sadique, cherchait peut-être quelque chose dans les phénomènes hystériques, en mutilant, tuant, volant les yeux et le cerveau. Pourquoi ? Quels enjeux pouvaient justifier de tels actes barbares ? Y avait-il seulement un enjeu ?

Les lumières de Paris apparurent enfin, mille mètres sous l’avion. Des millions d’individus, agglomérés devant leur ordinateur, leur téléviseur, ou collés à leur téléphone portable. D’une certaine manière, il s’agissait là de la forme la plus moderne et dangereuse d’hystérie collective : un groupe gigantesque d’humains aux esprits connectés par le monde de l’image. Une folie moderne à laquelle personne ne pouvait échapper.

Même pas Sharko.

32

Sous le baiser du crépuscule, Sharko atteignit enfin son immeuble de L’Haÿ-les-Roses. Comparés à la capitale égyptienne, Paris et sa banlieue, avec leurs lignes épurées, le calme de ces visages plongés dans un livre ou regardant par la vitre, en étaient presque devenues rassurants. Une fois ses bagages posés, le flic anima son réseau ferroviaire et se laissa porter par le doux bruissement des bielles, des roues et le souffle de la vapeur. Les sons, les odeurs, et les petites habitudes qui allaient avec, lui ramenèrent un peu de réconfort.

Mais l’envoûtement du Caire demeurait au fond de ses tripes.

De même que la délicate morsure des pinces crocodiles plantées dans sa peau.

Dans un soupir, Sharko retourna dans son séjour. Il posa sur la table le pot de sauce cocktail, les marrons glacés et ses cadeaux, trouvés au duty free avant le départ. La bouteille de whisky et la cartouche de Marlboro pour Martin Leclerc, ainsi que le brûle-parfum pour son épouse Kathia.

Malgré l’heure tardive, la fatigue, les articulations douloureuses à cause de tous ces transports, Sharko se traîna jusqu’au parc de la Roseraie, juste en face de chez lui. Une tradition, une habitude, un besoin. Marc, le gardien, visionnait encore l’une de ses innombrables séries policières. Il lui ouvrit la grille avec ce sourire amical qu’on balance à ceux qu’on a l’habitude de voir sans vraiment les connaître.

À l’extrémité du parc, son banc l’attendait, ce vieux demi-cylindre taillé dans un tronc, alangui sous le chêne où Suzanne et lui avaient gravé leurs initiales, voilà si longtemps. F & S. Face à l’arbre, les yeux vides, il promena ses doigts sur sa poitrine. Il vit encore la flamme du briquet osciller devant la bouche tordue de l’Arabe, il se rappela le fumet particulier de la peau qui brûle. Mâchoires serrées, armé d’un couteau, il grava dans l’écorce un petit bâton vertical à côté des sept autres.

Huit fumiers qui ne feront plus de mal à personne.

Il replia sa lame puis s’assit sur son banc, légèrement penché vers l’avant, les mains regroupées entre ses jambes écartées. Se voyant ainsi, il se dit qu’il avait vraiment vieilli prématurément. Pas physiquement, mais moralement. L’air chaud circulait sur sa nuque, comme la caresse d’un enfant. Les ombres tombaient sur la capitale, grosse chatte endormie que l’on apercevait en contrebas. Et avec elles, leur nuage nauséabond de crimes et d’agressions.

Il fixa tristement une parcelle d’herbe. Il avait fait la connaissance d’Eugénie à cet endroit précis, la toute première fois. À l’époque, assise en tailleur, elle lisait Les Exploits de Fantômette, l’histoire préférée de sa fille, et elle lui avait souri. Un sourire empoisonné, le tout premier signe de la schizophrénie paranoïde. Le début du calvaire, comme si la mort de Suzanne et d’Éloïse n’avait pas suffi.

Même dans les pires moments de la maladie, Sharko avait toujours reçu le soutien de Kathia et de son mari, Martin Leclerc, l’homme qui, en dépit de toutes les difficultés administratives et humaines, avait su le maintenir à flot. En 2006, Leclerc avait pris la tête d’un tout nouveau service, l’OCRVP, et lui avait proposé un poste d’analyste comportemental. Un métier relativement récent dans la police, consistant à traiter les dossiers non résolus de crimes violents sans, théoriquement, quitter son bureau. Recoupement d’informations, approche psychologique de l’enquête, utilisation des outils informatiques et de renseignements — SALVAC, Interpol, STIC — dans le but de cerner les motivations des assassins. Armé de sa licence en psychocriminologie et de ses vingt années dans la rue, Sharko, flic schizophrène à tendances paranoïaques, avait mené une traque différente, loin du pavé.

Il soupira lorsque son portable vibra dans sa poche. L’écran indiquait « Lucie Henebelle ». Il était presque minuit. Sharko décrocha avec un sourire modéré. Cette femme aurait dû dormir, comme n’importe qui. Mais non, elle était là, accrochée à son portable.

— Un peu tard pour appeler les gens, lieutenant Henebelle.

— Mais jamais trop tard pour répondre… Je savais que votre avion atterrissait à Orly vers 21 h 30. Je me suis dit qu’il était impossible que vous dormiez déjà.

— Sacré don de divination. Vous connaissez aussi le menu qu’ils servaient à bord ?

Lucie prenait l’air en bas de l’hôpital de pédiatrie.

— J’ai laissé un message sur votre répondeur, hier. Vous ne m’avez pas rappelée.

— Désolé, mais on me servait du poisson grillé sur le torse.

Un silence. Lucie reprit les rênes de la conversation :

— J’ai des nouvelles pour vous. On a…

— Je suis déjà au courant, j’ai appelé mon supérieur à mon arrivée. Le meurtre du fils Szpilman et de sa copine, le vol de la bobine, et le film caché, que vous avez découvert à l’intérieur de l’original. Je ne l’ai pas encore téléchargé à partir du serveur. En ce moment, je suis sur autre chose.

— Sur quoi ?

— Un banc. Je viens de me farcir plusieurs milliers de kilomètres, j’ai le corps qui ressemble à une calculatrice à cause des moustiques et j’essaie de ne pas penser pendant quelques minutes à l’affaire, si ça ne vous dérange pas.

Sharko coinça le portable entre son oreille et son épaule, puis nettoya le bout de ses chaussures avec un mouchoir en papier. Il regarda sous sa semelle et découvrit qu’il y avait encore des grains de sable incrustés dans les sillons. Il en récupéra avec ses doigts et les contempla attentivement.

— Pourquoi vous m’appelez ?

— Je vous l’ai dit, je…

— Vous quoi ? Vous avez besoin de parler de cadavres même la nuit ? Vous voulez savoir ce que j’ai découvert là-bas pour nourrir vos propres obsessions ? C’est votre carburant, votre raison de poser un pied devant l’autre chaque jour ? Je serais curieux de connaître vos rêves, Henebelle.

Lucie s’était arrêtée au milieu de l’allée réservée aux ambulances. Des lueurs blanches et bleues dansaient sur le ciel bas du Nord.

— Laissez mes rêves là où ils sont, commissaire, si vous voulez bien, et rangez au tiroir votre psychanalyse à deux balles. Je voulais vous proposer un petit aller-retour à Marseille concernant notre affaire mais, apparemment, cela ne vous branche pas. Après tout, je ne suis que lieutenant et vous, commissaire.

— Vous avez raison, ça ne me branche pas. Bonne nuit, Henebelle.

Il raccrocha sèchement. Lucie fixa l’appareil quelques secondes, vexée. Ce type était un crétin fini. Plus jamais elle ne l’appellerait, qu’il aille se faire foutre ! Verte de rage, elle s’acheta une barre chocolatée au distributeur qu’elle engloutit d’un trait.

— Merci pour les calories, fichu requin de mes deux !

Puis elle prit la direction des escaliers. Un grand sourire étira ses lèvres lorsque son portable se manifesta et qu’elle y lut le nom du bougre : Sharko. Elle attendit l’ultime sonnerie avant le déclenchement du répondeur pour décrocher.

— Alors ? Vous avez quand même envie de savoir ?

— Y a quoi, à Marseille, lieutenant Henebelle ?

Lucie attendit un instant avant de répondre.

— Un pro des films des années cinquante a appelé voilà une heure. Il a réussi à identifier l’actrice du court-métrage. Elle s’appelle Judith Sagnol. Elle est vivante, commissaire.

Sharko se leva de son banc en grimaçant. Il soupira.

— D’accord… Je vais télécharger le film original et le film caché dès ce soir. Voir, enfin, de quoi il retourne. Demain, vous serez sur Paris à quelle heure ?

— Arrivée en gare du Nord à 10 h 52. Départ de la gare de Lyon à 11 h 36, pour une arrivée à Marseille à 14 h 57. Sagnol est prévenue, elle nous attendra à l’hôtel. Je lui ai dit que nous étions des journalistes qui faisions un reportage sur le cinéma porno des années cinquante.

— Superbe sujet. Mais décalez l’heure de votre départ. Je vais m’arranger pour que vous assistiez à la réunion du matin, à Nanterre, aux côtés de votre chef. Nous partirons ensemble de là-bas.

— Très bien. Maintenant, racontez-moi ce que vous avez découvert en Égypte.

— Trois belles pyramides du nom de Khéops, Khéphren et Mykérinos. À demain, Henebelle.

Avant de quitter son parc, il passa une dernière fois les doigts sur les huit bâtons verticaux gravés dans le tronc.

Et là, seul dans le noir, il serra les dents.

33

Lucie et son commandant Kashmareck arrivèrent ensemble aux locaux de Nanterre. Ils avaient attrapé le TGV à la gare Lille-Europe, puis avaient, gare du Nord, sauté dans un taxi qui les avait déposés au pied du bâtiment central de la DCPJ. En prévision de cette journée chargée, Lucie avait opté pour une tenue particulièrement masculine : jean moulant, sweat gris à manches courtes et Kickers à pointes coquées. Elle aimait s’habiller en mec, se fondre dans la masse. Dans la rue — il n’était pas encore 10 heures — le soleil cuisait déjà le bitume. Lentement, le nuage de pollution se levait sur la capitale et sa banlieue.

À l’intérieur du bâtiment, l’atmosphère était plus froide. Dans la salle de réunion, Sharko et Martin Leclerc discutaient âprement de la lettre salée que le chef de l’OCRVP venait de recevoir par fax depuis l’ambassade de France en Égypte.

— Lebrun en a remis une copie à Josselin. Ça va finir par te péter à la gueule, cette histoire.

Sharko haussa les épaules.

— Le big boss ne m’a plus à la bonne depuis longtemps. On n’est plus à une connerie près.

— Si, justement, on est à une connerie près ! Tu lui donnes un bâton pour te taper dessus. Tu te rends compte dans quelle situation tu me mets ? Comme si je n’avais pas suffisamment d’emmerdes en ce moment.

Son portable sonna, son visage se décomposa instantanément quand il consulta l’écran à cristaux liquides. Il décrocha et s’éloigna :

— Kathia…

Sharko le regardait aller et venir. Son chef et ami ne paraissait pas dans son état normal. Trop nerveux, trop extérieur à l’affaire. Il fut interrompu dans ses pensées, car Lucie et Kashmareck entraient dans la salle. Martin Leclerc raccrocha prestement, les lèvres pincées. Les quatre flics se serrèrent la main. Échange de politesses. Lucie réserva un petit sourire au commissaire, tandis que Kashmareck et Leclerc partaient discuter autour d’un café.

— L’Égypte ne vous a pas réussi, dit-elle discrètement. Votre nez… Que s’est-il passé ?

— Un gros, gros moustique. Heureuse d’être parmi nous ?

Lucie regarda autour d’elle. Ses yeux pétillaient.

— Le cœur de la police judiciaire française. L’endroit par où passent tous les plus grands dossiers criminels. Il y a encore quelques années, je ne connaissais ce lieu que par les romans lus entre deux rapports à taper pour mes chefs.

— Nanterre, c’est bien, mais le 36…

— Le 36… C’est mythique !

— Un jour, j’ai quitté le Nord pour venir travailler au fameux 36, quai des Orfèvres. Imagine ma fierté, quand j’ai monté pour la première fois les vieilles marches craquantes, comme Maigret. J’avais accès aux enquêtes les plus sombres, les plus tordues et intrigantes. J’étais heureux comme un pape. Sauf que j’avais perdu tout ce qu’il y avait autour. Une région, une qualité de vie, des rapports humains avec mes voisins, mes amis… Le 36, ça pue le meurtre et la sueur dans des bureaux pouraves, c’est ça la vérité.

Lucie soupira.

— C’est juste moi, ou vous avez un don pour plomber les conversations ?

Dans les minutes qui suivirent, ils s’installèrent autour d’une table ronde, chacun sortant des feuilles et un stylo. Péresse débarqua dans la foulée, victime des embouteillages parisiens.

Leclerc fit un point rapide : il s’agissait de mettre à plat les découvertes, de relier les fils de l’enquête, afin que chacun dispose du même niveau d’information. Pour une bonne mise en condition, le chef de l’OCRVP diffusa le film de 1955, version intégrale et version images cachées. Encore une fois, les visages se creusèrent de curiosité et de dégoût.

Péresse, le commissaire rouennais, prit ensuite la parole, dévoilant un ensemble de mauvaises nouvelles. Les recherches dans les hôpitaux, les centres de désintoxication, les prisons de la région normande, n’avaient rien donné au sujet des corps déterrés. Puisque le fichier des disparitions était resté muet, la piste d’émigrés clandestins ou d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire français restait la plus probable, hypothèse renforcée par la présence d’un Asiatique dans le lot. Pour l’heure, la criminelle rouennaise collaborait avec les autres services de la police judiciaire pour tenter de se rapprocher de réseaux de traite des êtres humains. Peut-être une fausse piste, avait admis Péresse, mais vu le peu d’indices dont ses équipes disposaient, il n’envisageait pour l’heure aucune autre voie d’investigation. Il espérait que l’ADN prélevé sur les cadavres, et dont les analyses allaient enfin tomber dans la journée ou le lendemain, parlerait.

Kashmareck avait été plus bavard, expliquant en détail le cruel homicide de Claude Poignet, ainsi que les sauvages assassinats de Luc Szpilman et de sa petite amie. Les premières déductions donnaient à penser qu’il s’agissait des mêmes tueurs et qu’ils avaient opéré dans la même soirée. Un individu d’une trentaine d’années, balèze, rangers aux pieds, et un autre individu complètement invisible. Deux assassins froids, organisés, sadiques, dont l’un avait des connaissances cinématographiques et l’autre, médicales. Des exécuteurs prêts à tout pour fermer toutes les pistes en rapport avec la bobine.

Le commandant lillois parla ensuite de l’avancée des enquêteurs belges sur le passé de Wlad Szpilman :

— Du côté du père, j’ai collecté des infos très intéressantes hier soir. La provenance du film, d’abord. Les enquêteurs belges ont confirmé que Szpilman avait emprunté la bobine à la Fédération internationale des archives du film, à Bruxelles. Quand je dis emprunté, je veux dire piqué : Szpilman avait des tics de cleptomane. À la FIAF, ils ont signalé un fait très intéressant. Il y a environ deux ans, un type s’est présenté pour visionner ce fameux film, et le conservateur de l’époque avait en effet remarqué que le film, censé se trouver dans leurs rayons, leur manquait. Évidemment, il ignorait que Szpilman l’avait en main.

— Deux ans ? Les assassins étaient donc déjà en quête de la bobine ?

— Il faut croire. Szpilman, volontairement ou involontairement, leur a coupé l’herbe sous le pied.

— Et d’où venait le film, exactement ? Avant d’atterrir à la FIAF, je veux dire.

— Il appartenait à un lot de courts métrages rapatriés depuis l’Office national du film du Canada, qui se déchargeait d’une partie de ses archives. D’après leurs vieux registres canadiens, le film est arrivé là-bas fin 1956 par un don anonyme.

Sharko se recula sur sa chaise.

— Un don anonyme… répéta-t-il. À peine fabriqué, et déjà, on le fourgue aux archives. Et comment ce fameux individu à la recherche de la bobine était-il au courant qu’elle était arrivée à la FIAF ?

Kashmareck compulsait ses notes. Il se mouilla l’index.

— J’ai l’info. La majeure partie des films sont référencés par titre, année, ainsi que grâce à toutes les informations inscrites sur la bobine : pays d’origine, numéro de pellicule, manufacture. Tout est centralisé, accessible depuis le site Internet de la FIAF. Avec le moteur de recherche, on peut suivre les films qui sortent d’un centre d’archives ou arrivent dans un autre centre. Il suffit ensuite de filtrer avec les données que l’on possède — année, manufacture, pays d’origine — pour restreindre son champ d’investigation. On peut même recevoir des alertes lorsqu’un film se déplace. C’est à l’évidence ce qui s’est passé ici…

— Et il est possible de retrouver les internautes qui se connectent au site de la FIAF ? demanda Henebelle.

— Malheureusement non, les recherches ne sont pas archivées.

Sharko observait Henebelle de coin, juste sur sa gauche. La lumière frappait son visage d’une façon particulière, comme si elle s’assombrissait au contact de sa peau. Le flic voyait sa détermination, sa concentration, les flammes dangereuses qui brûlaient au fond de ses iris bleutés. Il connaissait trop bien ce regard-là.

Leclerc prit bonne note des investigations de Kashmareck et poursuivit :

— Et Wlad Szpilman ? Qui était-il, hormis un collectionneur à tendances cleptomanes ?

— Les enquêteurs belges ont fait des découvertes intéressantes. D’après ses amis, Wlad Szpilman semblait mener une quête ces deux dernières années, justement. Il s’était mis à piquer ou acquérir de manière plus légale tous les films et documentaires ayant trait aux services secrets américains, anglais, et même français… La CIA, le MI5, des reportages sur la guerre froide, la course aux armements, j’en passe et des meilleures.

— Ces deux dernières années… répéta Sharko. Comme par hasard, le corbeau canadien a raconté, au téléphone, qu’il enquêtait sur cette affaire depuis deux ans, lui aussi. Tout semble démarrer au moment où Szpilman a eu le film en mains.

— C’est aussi à cette période que Szpilman est allé au centre de neuromarketing pour faire analyser le film, compléta Lucie.

Kashmareck approuva d’un hochement de menton. Sharko fixa quelque temps la chaise vide, en face de lui, puis revint vers le commandant lillois, qui se remit à parler :

— Mais ce n’est pas tout. Szpilman passait aussi une grande partie de son temps à la bibliothèque de Liège. Un jour, il a oublié un document sous le scanner et la bibliothécaire n’a jamais pensé à le lui rendre. D’après elle, Szpilman était en permanence scotché aux rayonnages « Histoire du XXe siècle ».

Il sortit une feuille de sa sacoche en cuir et la fit circuler. Lucie s’en empara la première. Il s’agissait d’une photo en noir et blanc qui, effectivement, semblait scannée à partir d’un livre. Au milieu d’un champ, on y voyait des soldats allemands pointant leurs fusils sur des femmes et leurs enfants, qu’elles tenaient serrés contre elles. La légende indiquait « Soldats allemands mettant en joue des mères juives et leurs enfants devant un photographe, durant la Shoah par balles à Ivangorod, Ukraine, 1942 ». Lucie fixait le regard du soldat en premier plan, avec son fusil levé. L’expression glacée de ses yeux, le pli mauvais de ses lèvres étaient purement abominables : comment pouvait-on tuer devant un photographe ? Comment pouvait-on faire abstraction d’une présence qui immortalisait sur pellicule un visage face à la mort ?

Lucie passa la photo à Péresse. Kashmareck posa un livre sur la table :

— Voici le bouquin d’où la photo est tirée. Il traite de la Shoah par balles. J’y ai retrouvé cette image, à la page 47. Sur la page d’après, tous les corps des femmes juives et de leurs enfants sont au sol, abattus d’une balle dans la tête.

Sharko feuilleta l’ouvrage et observa attentivement les clichés.

— Le génocide des juifs, dit-il.

Il pensait au livre qu’il avait lu dans l’avion. Une « hystérie collective criminelle ». Il ne pouvait s’agir d’un simple hasard. Szpilman était sur quelque chose en rapport avec les filles assassinées en Égypte.

Kashmareck manipulait une cigarette nerveusement. Il l’aurait bien fumée, là, maintenant. Il reprit la parole :

— Force est d’admettre que Wlad Szpilman a étrangement multiplié ses allers et retours à la bibliothèque, et là aussi ces dernières années. Chose curieuse, il n’empruntait jamais de livres et ne laissait donc aucune trace dans les listings. Comme pour ses connexions Internet. Un vrai fantôme.

Lucie intervint :

— J’ai vu des livres dans sa bibliothèque personnelle, des livres que les meurtriers ont dérobés. Ils traitaient des conflits majeurs de l’histoire. Les guerres, les génocides… Et il y en avait aussi sur l’espionnage… Je…

Lucie essaya de se rappeler. Elle n’avait pas précisément focalisé son attention sur les étagères bondées.

— … Je me souviens de noms comme… je ne sais plus, ça ressemblait à « artichaut ».

— Artichoke, corrigea Leclerc. Un programme de recherche de la CIA sur les techniques d’interrogatoire. Dans les années cinquante, il y eut pas mal d’expérimentations pas toujours reluisantes, comme l’hypnose, l’utilisation de drogues diverses, dont le LSD, pour induire une amnésie ou d’autres états seconds.

— Les années cinquante, répéta Lucie. Et le film date de 1955. Une coïncidence ? J’ai des images du film qui me restent en tête, notamment celles des pupilles dilatées de la fillette, comme si on lui avait injecté des drogues. Et aussi celles de ce taureau qui s’arrête net devant la gamine. Vous parlez de LSD, d’hypnose, pourrait-il s’agir de cela ? Et puis…

Elle fouilla dans sa pochette à élastiques et en sortit une photo, qu’elle poussa vers Leclerc :

— Voici la photo de la petite fille, tirée du film, avant l’attaque des lapins. Comparez-la à celle de ce soldat allemand. Regardez l’expression de leur visage, juste avant qu’ils tuent.

Leclerc mit les deux clichés en vis-à-vis.

— La même expression froide.

— Même regard, même haine, même envie de tuer… L’un a une trentaine d’années, et l’autre a tout juste sept ou huit ans. Comment cette gamine peut-elle avoir de tels yeux, alors qu’elle est si jeune ?

Un silence. Le chef de l’OCRVP fit circuler, la mine grave. Il en profita pour se remplir un gobelet d’eau à la bonbonne au fond de la salle et consulter son portable. Il revint en essayant de se donner une contenance, mais Sharko comprit qu’il n’était pas dans son assiette. Il se passait quelque chose avec Kathia.

— Autre chose, commandant Kashmareck ?

Le Lillois secoua la tête.

— La liste des appels de Szpilman de ces derniers mois n’a conduit à rien. On pense qu’il utilisait souvent Internet pour communiquer avec le Canadien. Mais pour le moment, nos équipes bloquent. Le Belge passait par un tas de systèmes qui rendent ses connexions complètement anonymes. Et ses mails ne révèlent rien qui semble concerner notre affaire.

Leclerc fit un bref mouvement de tête pour le remercier, et s’orienta vers son commissaire.

— À toi. L’Égypte…

Sharko se racla la voix et se mit à raconter son aventure là-bas. Évidemment, il omit de parler d’Atef Abd el-Aal, de l’épisode dans le désert et prétendit être remonté jusqu’à la piste des hôpitaux en interrogeant un proche de l’une des victimes. Il se rendit compte qu’il était encore incroyablement doué pour mentir.

Pendant son monologue, Lucie l’observa avec attention. Une vraie gueule, ce type, une carcasse comme on n’en faisait plus, avec des mains pleines de petites cicatrices, d’anciennes coupures au rasoir au niveau des joues et du menton, des tempes fortes et un nez qui avait dû être cassé de nombreuses fois. S’il n’avait pas été policier, il aurait pu être boxeur, catégorie mi-lourd. Pas vraiment un canon, mais Lucie lui trouvait du charme, et une force intérieure qui irradiait de son corps puissant.

— Ces filles avaient été frappées d’hystérie collective, conclut le flic. Et si vous regardez bien le film, c’est précisément ce qui s’est passé avec les fillettes et les lapins.

— Juste, admit Leclerc. Tu en penses quoi ?

Tous les regards convergeaient vers Sharko :

— Résumons… Années 1954, 1955, du côté de Montréal, sans doute : une pièce qui ressemble à une chambre d’hôpital. Des filles d’un côté, des lapins de l’autre. Une caméra pour filmer le phénomène… Et le phénomène se produit. Les gamines se mettent à massacrer les animaux dans un mouvement de folie. 1993, Le Caire. Une vague d’hystérie inexpliquée frappe l’Égypte tout entière, du nord au sud du pays. L’information circule dans les communautés scientifiques, partout à travers le monde. Un an plus tard, un tueur s’en prend aux jeunes filles frappées par la vague dans sa variante la plus agressive. Trois meurtres, trois cerveaux prélevés.

— Sans oublier les yeux, fit Lucie.

— Sans oublier les yeux… Enfin, année 2009, seize ans plus tard. Nous déterrons cinq cadavres qui datent d’environ six mois, un an. Tous abattus ou touchés par balles. Projectiles dans le torse, le crâne, tir par-devant ou par-derrière. Que vous suggère cette dernière scène ?

Lucie prit la parole :

— Des gens qui fuient dans tous les sens ? Eux aussi, frappés par une forme de folie ?

— Ou des gens qui essaient d’attaquer, à l’identique des gamines. Une attaque brève, instantanée, sans signe précurseur. On n’a d’autre choix que de les abattre et de cacher leurs corps.

Il se leva et s’appuya sur la table, les mains bien à plat.

— Imaginez un groupe de cinq hommes. Une vingtaine d’années, solides, en bonne forme physique. D’anciens drogués pour la plupart, mais ils ont arrêté de consommer. Les circonstances les y ont forcés. Prison, enfermement, stage disciplinaire. Ces individus ne viennent pas d’un milieu facile, ils présentent de nombreuses fractures anciennes, de celles qu’on se fait pendant des bagarres. Sans oublier les tatouages, marquant le besoin de se créer une identité, de se montrer fort ou d’appartenir à un clan. La présence d’un Asiatique souligne la diversité de leur groupe, et peut laisser supposer qu’ils ne se connaissaient pas, à la base. Ces hommes sont là, ensemble, quelque part. Ils sont surveillés par au moins deux autres hommes, armés de pistolets ou de fusils.

— Pourquoi deux ? l’interrompit Péresse.

— À cause de l’angle d’attaque des projectiles, et la disparité des impacts. Devant, derrière… Ensuite, quelque chose se met à déconner. Ces jeunes pètent les plombs et deviennent agressifs et incontrôlables. Comme les fillettes avec les lapins. Comme les jeunes victimes égyptiennes. Ils sont frappés d’hystérie collective.

Leclerc inspirait profondément.

— Une agressivité qui les aveugle. Ils voient rouge, comme… un taureau indomptable.

— Oui, c’est parfaitement ça, un taureau indomptable. Et pourtant, à en croire le film, on pense avoir réussi à le dompter, ce taureau. Mais ces hommes, on n’arrive pas à les dompter. On les somme d’arrêter, mais rien n’y fait. Alors, dans un mouvement de riposte, on leur tire dessus. Ceux qui surveillaient n’ont pas eu le choix. Ils les abattent ou les blessent. D’une façon ou d’une autre, nos tueurs — le profil cinéaste, le profil médecin — sont immédiatement au courant qu’une hystérie s’est encore manifestée. Alors ils se pointent et recommencent. Prélèvement des yeux et du cerveau. Ensuite, l’enterrement deux mètres sous terre…

— Donc, d’après toi, les tueurs des filles en Égypte et ceux de ces cinq hommes sont les mêmes ?

— Je le crois, même s’il y a une grosse différence avec le monde opératoire utilisé en Égypte : là-bas, les victimes étaient vivantes lors de ces actes barbares, il y a eu torture et mutilations post mortem. Ici, l’élimination était bien plus sommaire.

Kashmareck avait cassé sa cigarette en deux, à force de la tripoter.

— Qu’est-ce que les tueurs cherchent vraiment ?

— Je l’ignore encore, mais je crois que c’est lié à ces phénomènes d’hystérie collective. En tout cas, j’ai l’impression qu’on n’a pas affaire à des individus indépendants, isolés dans leur coin. Des gens ont financé Atef Abd el-Aal pour qu’il tue son frère, les corps de Gravenchon témoignent d’un grand professionnalisme.

Sharko fixa son chef :

— Au fait, si tu pouvais aussi lancer des recherches sur le terme de « syndrome E »… C’est le médecin du centre Salam qui m’en a parlé, en même temps que les hystéries collectives. Juste un terme dont il se rappelait, sans en connaître la signification.

Leclerc prit des notes rapidement.

— Très bien. Bon… Je vais rédiger le compte rendu de réunion. Les priorités sont : récupérer la liste du personnel des associations humanitaires présentes au Caire en mars 1994. Je peux m’en charger. Pour vous, commissaire Péresse, poursuivre la piste de traite des êtres humains, sait-on jamais.

— Très bien.

— Pour vous, commandant Kashmareck…

— Je continue à travailler avec les Belges. Et j’ai un sérieux crime de sang sur le dos, avec Claude Poignet. Mes équipes bossent à fond. Les congés n’arrangent rien.

— Parfait… (Il se tourna vers Sharko) Et toi…

Le commissaire regarda sa montre, puis hocha le menton vers Lucie.

— On se met en route pour Marseille. L’actrice du film est identifiée, elle s’appelle Judith Sagnol et elle aura sûrement des choses à nous raconter. Henebelle ? Tu nous en parles pour conclure ?

Lucie feuilleta son carnet de notes.

— Elle a aujourd’hui soixante-dix-sept ans. Elle habite Paris mais passe en ce moment du bon temps à l’hôtel Sofitel du Vieux-Port. Elle est la veuve et héritière d’un ancien avocat d’affaires devenu son mari en 1956, soit un ou deux ans après le tournage du film. Elle a joué dans quelques pornos des années cinquante et posé pour des photographes de nus, des calendriers et ce qu’on appelait des home movies, des films amateurs en 8 mm. D’après l’historien qui l’a identifiée, cette femme n’était pas une enfant de chœur, elle faisait des trucs sexuels assez osés dans les cercles fermés.

— Cet historien a une idée sur le propriétaire du film ?

— Aucune. Il ignore d’où provient notre bobine et quel est le réalisateur. Elle reste, pour l’heure, un mystère complet.

Sharko se leva, reprenant sa pochette à élastiques et sa sacoche.

— Dans ce cas, on va espérer que Sagnol a encore sa mémoire.

34

En cette fin d’après-midi, le mistral soufflait fort, claque chaude qui déposait les embruns de la Méditerranée sur les visages hâlés. Sharko et Lucie descendaient la Canebière à pied, lunettes de soleil rafistolées et sacoche pour lui, petit sac à dos pour elle. À cette heure et époque de l’année, les abords du Vieux-Port devenaient inaccessibles en voiture, tant les touristes s’y amassaient. Les terrasses débordaient, les pointus et les yachts paradaient, l’air était à la fête.

Enfin, presque. Pas une seconde, durant leur trajet depuis Paris, les deux flics n’avaient discuté d’autre chose que de l’affaire. La bobine mortelle, le comportement paranoïaque de Szpilman, le mystérieux corbeau canadien… Un sac de nœuds inextricable, où les pistes, les déductions paraissaient incohérentes les unes par rapport aux autres.

Aussi, tous leurs espoirs de dénouer la pelote se reportaient à présent sur Judith Sagnol.

Elle logeait au Sofitel, un quatre-étoiles qui offrait une vue imprenable sur l’entrée du Vieux-Port et la Bonne Mère, magnifique basilique mineure de l’Église catholique. Devant l’établissement, palmiers, bagagistes, belles voitures. À la réception, l’hôtesse annonça aux deux journalistes que Judith Sagnol était partie faire une course, et qu’elle les priait de patienter au bar du luxueux établissement. Lucie jeta un œil à sa montre, l’air soucieux.

— Moins de deux heures avant le retour… Le dernier Paris-Lille est à 23 heures. Si on rate le TGV de 18 h 28 à Saint-Charles, je ne pourrai pas remonter dans le Nord.

Sharko prit la direction du bar.

— Ces gens-là aiment bien se faire attendre. Amène-toi, qu’on profite de la vue, au moins.

L’hôtesse vint les chercher aux alentours de 17 h 30 sur la terrasse de la piscine et les avertit que Mme Sagnol les attendait dans sa chambre. Lucie bouillonnait de colère. Elle partit s’isoler dans un coin, portable à l’oreille. La conversation avec sa mère fut moins problématique qu’elle ne le pensait : Juliette avait beaucoup mangé et son système digestif retrouvait un fonctionnement à peu près normal. Si tout continuait ainsi, elle sortirait le surlendemain. La fin du tunnel, enfin.

— Tu vas pouvoir te débrouiller jusqu’à demain ? demanda Marie Henebelle à sa fille.

C’était bien sa mère, ça. Lucie regarda en direction de Sharko, qui patientait seul à leur table.

— Ça va aller…

— Où vas-tu dormir ?

— Je vais m’arranger. Tu me passes Juliette ?

Elle échangea avec sa fille quelques mot familiers. Sourire aux lèvres, Lucie revint vers Sharko au moment où il sortait son portefeuille.

— Laissez, fit-elle. C’est pour moi.

— Comme tu veux… Sinon, j’avais le montant au centime près.

Elle régla la bière et le diabolo-menthe non sans grimacer : vingt-six euros et cinquante centimes, fallait pas se gêner… Ils se dirigèrent vers l’ascenseur.

— Comment va la petite ?

— Elle devrait sortir bientôt.

Le commissaire hocha lentement la tête, il réussissait presque à sourire.

— C’est bien.

— Vous avez des enfants ?

— Vraiment sympa l’ascenseur…

Ils n’échangèrent ni un mot ni un regard durant la montée. Sharko fixait les boutons qui s’allumaient progressivement, et sembla soulagé quand la porte s’ouvrit enfin. Ils remontèrent un long couloir feutré, toujours en silence.

Lucie reçut un choc lorsque Judith lui apparut dans l’embrasure. À presque quatre-vingts ans, la pin-up des années cinquante avait conservé ce regard sombre et pénétrant qu’elle affichait dans le film. Ses iris étaient d’un noir profond, ses cheveux ondulés couleur acier tombaient sur ses épaules nues et bronzées. La chirurgie esthétique avait fait des ravages, mais ne pouvait cacher le fait que cette femme avait, un jour, été belle.

Vêtue légèrement — simple robe de soie bleue, pieds nus aux ongles vernis d’un rouge cerise —, elle les invita sur la terrasse et fit monter une bouteille de champagne Veuve Clicquot. Les draps du lit étaient défaits, et Lucie remarqua la présence d’un sous-vêtement d’homme au pied d’une commode. Sans doute un gigolo dont elle se payait les services.

Une fois assise, Judith croisa les jambes à la manière d’une starlette fatiguée. Elle ne s’excusa pas pour son retard. Sharko n’y alla pas par quatre chemins, il montra sa carte tricolore.

— Nous ne sommes pas journalistes mais policiers. Nous sommes venus vous interroger au sujet d’un film ancien dans lequel vous avez tourné.

Lucie soupira discrètement, tandis que Judith esquissait un sourire narquois.

— Je me doutais bien. Les journalistes qui se sont intéressés à moi n’ont jamais existé…

Elle observa ses ongles manucurés quelques secondes.

— J’ai arrêté de tourner en 1955. Cela fait loin pour remuer d’anciennes histoires.

Sharko sortit un DVD gravé de sa sacoche et le posa sur la table.

— 1955, ça tombe bien. C’est au sujet du film gravé sur ce DVD. Ma collègue a récupéré la bobine d’origine chez un collectionneur du nom de Luc Szpilman. Ce nom vous dit quelque chose ?

— Rien du tout.

— J’ai remarqué la présence d’un lecteur de DVD et d’un écran dans le salon. Permettez-vous que nous vous montrions notre film ?

Elle toisa Sharko de la tête aux pieds, avec ce même regard arrogant qu’elle lançait au cameraman au début du fameux court métrage.

— Allons-y, vous ne me laissez pas vraiment le choix.

Judith glissa le disque dans l’appareil. Moins de dix secondes plus tard, le film démarra. Plan sur l’actrice, vingtaine d’années, rouge à lèvres sombre, tailleur Chanel, regard fixe vers l’objectif. Manifestement, le visionnage était désagréable à la septuagénaire. Une expression inquiète tendit ses traits. Après la scène de l’œil tranché, elle s’empara de la télécommande et enfonça le bouton Stop. Elle se releva prestement et partit se servir une flûte de champagne. Sharko et Lucie se regardèrent brièvement, puis la rejoignirent sur la terrasse.

La vieille voix claqua, sèche :

— Que voulez-vous ?

Sharko s’appuya sur le rebord de la balustrade, tournant le dos au port et aux plaisanciers qui lustraient leurs bateaux, en contrebas. Un soleil d’enfer lui tapait dans la nuque.

— C’était donc celui-là, votre dernier film ?

Elle acquiesça sans desserrer les lèvres.

— On est venus chercher des infos. Tout ce que vous pourrez nous dire sur ce tournage. Sur son but. Sur la fillette, les enfants et les lapins.

— De quoi parlez-vous ? Quels enfants ?

Lucie sortit une photo de la gamine à la balançoire et la lui tendit.

— Celle-ci. Vous ne l’avez jamais vue ?

— Non, non. Jamais… Fait-elle partie du film ?

Lucie rempocha son cliché avec un arrière-goût de déception. La partie mettant en scène Sagnol avait dû être tournée indépendamment des séquences concernant la gamine. Judith porta sa flûte à ses lèvres, but une petite gorgée puis reposa son verre, les yeux vides.

— Vous savez, j’ignorais, et j’ignore toujours la nature du film pour lequel Jacques m’avait sollicitée. Je devais tourner quelques scènes d’amour, et il me payait énormément pour cela. J’avais besoin d’argent, tous les rôles me convenaient. Ce que l’on faisait ensuite de ces images m’importait peu. Quand on exerce un métier comme le mien, il ne faut jamais se poser trop de questions.

Elle hocha le menton vers la bouteille.

— Servez-vous. Il ne restera pas frappé longtemps, avec cette chaleur. Il fut un temps où il m’aurait fallu un mois de travail pour me payer une telle bouteille.

Sharko ne se fit pas prier. Il remplit deux flûtes et en tendit une à Lucie, qui le remercia du menton. Tout compte fait, un peu d’alcool ne lui ferait pas de mal, après les péripéties de ces derniers jours. Judith laissa lentement remonter les souvenirs.

— Jamais, plus jamais je n’aurais pensé revoir ces images…

— Qui était le réalisateur ?

— Jacques Lacombe.

Lucie s’empressa de noter l’information sur son carnet. Ils disposaient enfin d’une identité qui, à elle seule, justifiait leur déplacement vers la cité phocéenne.

— Je l’ai connu en 1948, il avait à peine dix-huit ans et de grandes idées plein la tête. À l’époque, il filmait les représentations de magie aux Trois Sous, une salle de spectacle parisienne, avec sa caméra ETM P16. Moi, j’habillais et maquillais les danseuses pour le cabaret.

Elle mima des gestes.

— Le rouge à lèvres vif, les perruques blondes, les robes noires en dentelle transparente, sans oublier la longue cigarette Vogue… C’était mon idée, la cigarette, vous le saviez ? Et cela a fait fureur dans ces années-là.

Ses yeux s’évadèrent une poignée de secondes.

— Avec Jacques, nous avons eu une belle histoire qui a duré un an. J’ai découvert un homme intelligent, en avance sur tout le monde. Grand, brun, des yeux où vous voyiez l’océan. Des airs à la Delon.

Elle but une gorgée de champagne sans sembler l’apprécier.

— Jacques était un véritable expérimentateur du cinéma, il sortait des marges. Pour lui, il y avait deux façons de voir un film : par le récit, le scénario, mais aussi et surtout par son support, que tous les cinéastes sous-exploitaient ou ignoraient complètement. Lui, il agissait sur la pellicule même, qu’il grattait, trouait, striait, rayait ou brûlait. La pellicule n’était pas seulement une surface sensible à impressionner, mais un territoire d’inscription qui pouvait faire transiter l’art. Vous l’auriez vu, face à sa pellicule. C’était comme s’il étreignait une femme.

Elle se sourit à elle-même.

— Jacques était influencé par les pratiques plus anciennes du cinéma graphique européen, telle la surimpression chez les cinéastes surréalistes, comme Luis Buñuel ou Germaine Dulac. D’ailleurs, la séquence de l’œil crevé du début est directement inspirée du film de Buñuel et Salvador Dali, Un Chien andalou… Une manière de marquer ses influences.

Lucie essayait de prendre un maximum de notes, mais la vieille dame débitait :

— Il fréquentait aussi les cercles de magiciens de façon plus intime. Houdini, pourtant décédé, le fascinait. Je me le rappelle, Jacques utilisait la caméra en augmentant le débit d’images pour décomposer les gestes des prestidigitateurs, percer leurs secrets. Il passait des heures, des journées, à disséquer ses rushes, enfermé dans son petit studio de Bagnolet. La pornographie aussi l’intéressait beaucoup, il décortiquait les plans, les mécanismes du plaisir provoqués par l’image. Il avait une science accrue du montage, à une époque où le matériel à disposition était très rudimentaire, et avait aussi inventé des systèmes de caches, à brancher sur l’optique. On lui devait d’innombrables mini-films expérimentaux, d’à peine quelques minutes, où il parvenait à emprisonner notre attention et démasquer notre propre rapport à la violence et à l’art. Chaque fois, j’étais subjuguée, choquée, bouleversée. Le public et le milieu, eux, se désintéressaient totalement de son talent et de son travail. Jacques souffrait beaucoup de ce manque de reconnaissance.

Lucie rebondit tout de suite, profitant de ce bon influx de souvenirs :

— Vous expliquait-il ses techniques ? Vous a-t-il déjà parlé d’images subliminales ?

— Non, il gardait toutes ses recherches secrètes. C’était sa chasse gardée. Aujourd’hui encore, sur certains de ses films que l’on a retrouvés, il a utilisé des procédés que même les cinéastes expérimentaux contemporains ne parviennent pas à comprendre.

— Ensuite ?

— Jacques s’est mis à aller mal, il n’arrivait pas à percer. Les producteurs le boudaient. Je l’ai vu boire quantité de vodka et marcher aux drogues dures pour essayer de tenir la route, travailler le jour comme la nuit. Il ne voulait plus de moi, on a rompu… J’en ai eu le cœur déchiré.

Elle tourna les yeux vers le large, observa un paquebot qui sortait du port, puis revint à la conversation.

— Du temps où nous nous fréquentions, il m’avait fait découvrir les arcanes du cinéma et connaître des personnes peu recommandables. J’étais plutôt bien fichue, la poitrine un peu creuse, à la Garbo, on adorait cela à l’époque. Alors, j’ai commencé à tourner dans des films érotiques pour gagner ma vie.

Elle soupira. Sharko avait bien décidé de profiter au maximum du champagne, il se resservit. Il estimait la flûte à une trentaine d’euros et chaque gorgée n’en était que meilleure.

— Un an plus tard, en 1950, Jacques partait pour la Colombie afin d’y tourner Les Yeux de la forêt, son seul et unique long métrage. Il avait réussi à lever un budget ridicule qui lui permettait à peine de louer le matériel et d’embaucher une petite équipe colombienne. Ce film l’a définitivement plombé. À cause de lui, Jacques a eu un tas d’ennuis avec la justice française et a manqué aller en prison.

— Jamais entendu parler de ce titre… Les Yeux de la forêt, vous dites ?

— Oui. Il n’est jamais sorti sur les écrans… entièrement censuré. Aujourd’hui, il est introuvable, toutes les bobines ont été détruites ou se sont volatilisées dans la nature. À moi, Jacques me l’avait montré, une fois le montage terminé… (Elle grimaça.) Il s’agissait d’un film de cannibales, l’un des tout premiers du genre, et il en était fier. Mais comment pouvait-il éprouver de la fierté pour une horreur pareille ? Je n’avais jamais vu un film aussi ignoble, dégoûtant, de ma vie.

La voix de Judith était devenue rocailleuse. Sharko vint s’installer à table, au côté de Lucie.

— Pourquoi ces ennuis avec la justice ?

— Les Yeux de la forêt a demandé des semaines de tournage en pleine jungle, sous la pluie, la chaleur, les attaques d’insectes. Les équipes étaient totalement coupées du monde. Autrefois, les conditions de tournage n’étaient pas aussi confortables qu’aujourd’hui. On partait avec les caméras, le matériel et les tentes sur les épaules. Certains Colombiens de l’équipe ont même attrapé des maladies, là-bas, à ce que Jacques m’a raconté. Paludisme, leishmaniose…

— Et donc, le rôle de la justice là-dedans ?

Elle plissa le nez, dévoilant des dents aussi parfaites que fausses.

— Dans le dernier tiers du film, on voyait une femme empalée sur un piquet, par la bouche et l’anus. C’était une séquence… abominable, d’un tel réalisme ! Jacques a dû prouver devant la cour que son actrice colombienne était encore en vie, et montrer comment il avait réalisé le trucage.

Elle se servit à nouveau du champagne. Elle semblait maintenant très perturbée. Sharko voyait désormais en elle un oisillon fripé, une vieille femme qui voulait empêcher le temps de passer, sans réellement y parvenir.

— Il n’était pas revenu lui-même de ce maudit pays, il avait changé. Comme si la jungle et ses ombres avaient conservé leur emprise sur lui. Jacques avait tourné avec des sauvages, des tribus qui voyaient des êtres civilisés pour la première fois de leur existence. Je me suis souvenu toute ma vie de l’un des nombreux plans-chocs du film : ces têtes alignées au bord d’une rivière, et plantées sur des piquets. Dieu seul sait ce qui s’est réellement passé là-bas, au fin fond de ce pays de sauvages…

Elle se frottait les bras, comme saisie par le froid.

— L’échec de ce film a été un nouveau coup dur pour Jacques. Du jour au lendemain, il a disparu du paysage cinématographique français. Lui et moi, nous gardions le contact, nous étions restés amis et j’ai toujours eu l’espoir de le reconquérir. Mais au bout de quelques mois, j’ai commencé à ne plus avoir de nouvelles. Un jour, je me suis rendue à son studio. Jacques avait embarqué tout son matériel, ses films. Son plus fidèle assistant m’a dit qu’il était parti pour les États-Unis, comme ça, du jour au lendemain.

— Vous savez pourquoi ?

— C’est flou. Son assistant était persuadé qu’il avait un projet sérieux là-bas. Quelqu’un avait visionné ses films, et voulait travailler avec lui. Mais on n’en a jamais appris davantage. Plus personne n’a su ce qu’il était vraiment devenu.

— Plus personne, sauf vous…

Elle hocha la tête, les yeux vides.

— 1954, trois ans plus tard. Aucune nouvelle, et soudain, j’ai reçu un appel. Jacques me demandait de venir à Montréal, il avait quelques journées de travail pour moi, et il me payait royalement. Moi, je trimais. C’était l’époque où je retirais davantage de vêtements devant une caméra que dans la vie privée, tout cela pour gagner trois fois rien. Tourner nue ne m’a jamais gênée, au contraire, je me disais que c’était un bon moyen de devenir une star, mais vous savez bien, les illusions perdues… Je reproduisais l’échec de Jacques, je n’arrivais pas à tourner ailleurs que dans des films minables, pour des types avec des couilles plus grosses que le ventre. Alors, sans aucune hésitation, j’ai accepté, j’avais besoin d’argent. Et c’était aussi pour moi une occasion de le revoir, qu’on se retrouve, peut-être ? Je lui ai demandé de m’envoyer le scénario, il m’a dit que ce n’était pas nécessaire. Je me suis jetée à l’eau, à l’aveugle. Il m’a versé la moitié de la somme, a payé mon voyage, et me voici au Canada…

L’inquiétude ne la quittait plus. Les deux flics étaient scotchés à ses lèvres. Lucie en avait oublié de prendre des notes. Judith se laissait piéger par le champagne, son expression variait entre la colère, la tendresse, la peur. Tout remontait à la surface, après plus de cinquante ans au fond du trou.

— Quand je pose le pied sur le sol canadien, je comprends immédiatement que j’ai fait une erreur. Jacques a un regard que je n’ai plus jamais revu chez un homme. Lubrique, froid, indifférent. Il a le crâne presque rasé, l’air d’un sale type. Il ne me serre même pas dans ses bras, moi, celle avec qui il a passé tant de nuits. Il m’emmène sur le lieu du tournage, sans me donner la moindre explication sur ses longues années d’absence, sur sa carrière. Nous arrivons dans de vieilles usines de tissus, complètement abandonnées, du côté de Montréal, j’ignore où précisément. Il n’y a que lui, sa caméra, son matériel, et des individus gantés, vêtus de noir. Je ne vois pas leurs visages, ils sont cagoulés. Il y a aussi des matelas, de la nourriture pour plusieurs jours. La pièce est aménagée au fond d’un entrepôt… Je comprends que je vais passer mes journées, mes nuits dans cet endroit lugubre. Et là, j’entends sa voix. « Tu te fous à poil, Judith, tu danses et tu te laisses faire. » C’était l’automne, j’avais froid, peur, mais j’ai obéi. J’étais payée pour. Cela a duré trois jours. Trois jours d’enfer. Vous avez vu les scènes de sexe dans le film, je suppose, vous connaissez la suite…

— Nous n’avons pas vu les scènes dans leur intégralité, corrigea Sharko. Juste des images fixes, et cachées. Des images subliminales.

La vieille femme avala sa salive difficilement.

— Encore l’un de ses tours de passe-passe…

Le commissaire se pencha vers l’avant.

— Parlez-nous des autres séquences. Vous, nue dans ce champ, étalée dans l’herbe, comme morte.

Judith se raidit.

— C’était la deuxième grosse partie du tournage : je devais rester allongée, immobile et nue, dans une pâture, proche des usines. Dehors, il faisait à peine cinq degrés. Deux hommes, parmi ceux qui m’avaient fait l’amour, ont maquillé mon ventre d’une plaie écœurante. Mais quand je me couchais dans l’herbe, je tremblais, j’avais froid et claquais des dents. Jacques était en colère devant mon incapacité à ne pas bouger. Il a sorti une seringue de sa poche, et m’a demandé de tendre le bras. Il… (Elle porta une main à sa bouche.) Il m’a dit que ça m’éviterait d’avoir froid et de trop bouger… Puis que ça dilaterait mes pupilles, aussi, comme un vrai cadavre.

— Vous l’avez fait ?

— Oui. Je voulais le reste de la somme due, j’avais fait le voyage et je voulais satisfaire Jacques. On avait vécu ensemble, je croyais le connaître. Quand il m’a piquée, je me suis immédiatement sentie déconnectée du monde, je n’avais plus froid et j’étais presque incapable de bouger. On m’a couchée dans l’herbe.

— Avez-vous une idée du produit injecté ?

— Je crois qu’il s’agissait de LSD. Bizarrement, ces trois lettres dont j’ignorais à l’époque la signification me revenaient en tête chaque fois que je repensais à cette scène, des semaines plus tard. Il les avait sans doute prononcées pendant que j’étais dans les vapes.

Les yeux des flics se rencontrèrent. LSD… La drogue expérimentale utilisée pendant le programme Artichoke, sujet de l’un des livres dérobés chez Szpilman.

— … Jacques a toujours aimé le réalisme, la perfection. Le maquillage ne lui suffisait pas, alors…

Judith se redressa et souleva brusquement le bas de sa robe, dévoilant sans complexe sa nudité. Son ventre bronzé était lardé de cicatrices blanchâtres, qui donnaient l’impression de petites sangsues sous sa peau. Sharko se recula sur sa chaise dans un soupir, tandis que Lucie restait immobile, la bouche crispée. Voir ce corps usé et pétri de souffrances passées, sous le soleil marseillais, avait quelque chose de sinistre.

Judith lâcha le tissu, qui retomba jusqu’à ses genoux.

— Pendant les lacérations, je ne sentais pas la douleur, je ne comprenais même pas ce qui m’arrivait, j’avais comme… des hallucinations. Jacques a filmé ainsi des heures et des heures, ajoutant de nouvelles entailles. Elles étaient superficielles, le sang ne coulait pas, alors il les amplifiait avec le maquillage. Il y avait quelque chose d’effroyable dans ses yeux, pendant qu’il me tailladait. Alors j’ai compris…

Les flics gardèrent le silence, l’incitant à poursuivre.

— J’ai compris que cette actrice colombienne, il l’avait vraiment tuée. Il était allé au bout, c’était évident.

Sharko et Lucie se regardèrent brièvement. Judith était au bord des larmes.

— J’ignore de quelle façon il s’est débrouillé avec la justice française, il a dû présenter un sosie de cette pauvre femme et ils n’y ont vu que du feu. Mais en ce qui me concerne, il n’a pas menti. Cet argent, il me l’a réellement donné.

Lucie serra davantage son crayon. Jacques Lacombe paraissait aisé puisqu’il avait grassement payé Judith. S’il avait réussi à imposer son cinéma aux États-Unis, à s’enrichir quelque peu, que fichait-il au fond d’entrepôts miteux du Québec, à tourner des scènes infernales ?

— De retour en France, j’étais amochée, mais j’avais de quoi vivre décemment et sortir la tête de l’eau. J’ai eu la chance de rencontrer un homme bon par la suite, qui avait vu mes films et m’a aimée malgré tout.

Lucie parla d’une voix douce. En dépit de toute sa richesse, cette femme lui faisait pitié.

— Et vous n’avez jamais rien dit à la police ? Vous n’avez jamais porté plainte ?

— À quoi bon ? Mon corps était bel et bien fichu, et je n’aurais même pas eu l’autre moitié de l’argent. J’aurais tout perdu.

Le commissaire fixa Judith dans les yeux.

— Savez-vous pourquoi il tournait ces scènes, madame Sagnol ?

— Non, je vous ai dit que j’ignorais le contenu de…

— Je ne vous parle pas du contenu du film. Je vous parle de Jacques Lacombe. Jacques Lacombe, qui vous rappelle, vous, après plusieurs années sans nouvelles. Jacques Lacombe, qui se penche sur vous pour vous mutiler. Jacques Lacombe, qui vous filme dans les positions les plus provocantes… Pourquoi construire un film avec de telles scènes ? Quel en était le but, selon vous ?

Elle réfléchit. Ses doigts trituraient le gros saphir qu’elle portait au majeur.

— Pour nourrir les âmes perverses, commissaire…

Elle se perdit dans un long silence, avant de reprendre :

— Leur offrir le pouvoir, le sexe et la mort à travers le cinéma. Jacques ne voulait pas seulement provoquer ou choquer par l’image. Il a toujours souhaité que l’image agisse sur le comportement humain, c’était le but même de son œuvre. C’est sans doute pour cela qu’il s’est tant intéressé à la pornographie… Car un homme qui visionne un film porno, que fait-il ?

De la main, elle mima un geste sans ambiguïté.

— L’image agit directement sur ses pulsions, sa libido, l’image le pénètre et lui dit d’agir. Voilà, au fond, ce que désirait Jacques. Là-bas, il parlait toujours d’un drôle de truc quand il suggérait le pouvoir de l’image…

— Quel truc ?

— Le syndrome E. Oui, c’est cela, le syndrome E.

Sharko sentit sa poitrine se resserrer. C’était la deuxième fois que le terme revenait, et toujours dans ces circonstances sinistres.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je n’en sais strictement rien. Il répétait toujours cela. Le syndrome E, le syndrome E… Comme s’il s’agissait d’une obsession. Une quête inaccessible.

Lucie nota l’expression et l’entoura, avant de revenir à Judith :

— Aviez-vous l’impression que Lacombe travaillait avec un autre collaborateur ? Un médecin, ou un homme de science ?

Elle acquiesça.

— Un homme est aussi venu me voir, un médecin, oui, sans aucun doute. Il fournissait les seringues de LSD. Les deux se connaissaient très bien, ils étaient complices.

Le cinéaste, le médecin… Ça correspondait au profil des meurtres au Caire, à ceux de Claude Poignet, aussi. Luc Szpilman avait parlé d’un homme de trente ans environ, il ne pouvait en aucun cas s’agir de Lacombe, qui aurait été bien trop âgé aujourd’hui. Qui alors ? Un obsédé de son œuvre ? Un héritier de sa folie ?

— … Mais tout est loin, bien trop loin pour que je vous en dise davantage. Cela s’est passé voilà un demi-siècle, et tout ce qui eut lieu là-bas est fragmenté dans ma tête. Quand on sait aujourd’hui les dégâts qu’a causés cette saloperie de LSD, j’ai de la chance d’être encore en vie.

Sharko vida sa flûte et se leva.

— Nous aimerions que vous visualisiez tout de même ce film dans son intégralité, au cas où certains détails vous reviendraient en mémoire.

Elle approuva mollement. Les flics la sentaient bouleversée.

— Qu’a-t-il fait, Jacques, pour qu’après cinquante-cinq ans, vous vous intéressiez à lui ?

— Nous l’ignorons encore, malheureusement, mais une enquête autour de cet étrange film est en cours.

Une fois le visionnage terminé, Judith expira longuement. Elle s’alluma une cigarette longue, au bout d’un porte-cigarette, et expira un volute de fumée.

— C’est tout lui, cette manière de filmer, cette obsession des sens, ce jeu avec les caches, la lumière, et cette ambiance poisseuse. Arrangez-vous pour visualiser ses courts métrages, les crash movies, et vous comprendrez.

— Nous le ferons. Ce film ne vous suggère rien d’autre ? Les décors, les visages de ces enfants.

— Non, non, désolée.

Elle paraissait sincère. Sharko sortit une carte vierge de son portefeuille, sur laquelle il nota son nom et son numéro de téléphone.

— Au cas où d’autres détails vous reviendraient.

Lucie lui tendit également sa carte.

— N’hésitez surtout pas.

— Jacques est-il toujours en vie ?

Sharko lui répondit du tac au tac.

— Le savoir et le retrouver sont désormais notre priorité.

35

En sortant du taxi ils sprintèrent vers la gare. La circulation et la chaleur étaient toujours aussi infernales. Lucie fonçait, Sharko suivait, le pas plus lourd, mais il suivait quand même. Pas d’assassin à interpeller, pas de course poursuite ou de bombe à désamorcer, juste le TGV de 19 h 32 à attraper.

Ils montèrent dans le train à 19 h 31. Dix secondes plus tard, le chef de quai sifflait. L’air climatisé soufflé dans les wagons donna enfin de l’oxygène aux deux policiers. Haletants, ils se dirigèrent immédiatement vers la voiture-bar, commandèrent une boisson bien fraîche en s’épongeant le front avec une serviette en papier. Sharko récupérait à peine.

— Une semaine… avec toi, Henebelle, et je… perds cinq kilos.

Lucie descendait son jus d’orange en déglutissant bruyamment. Elle prit enfin le temps de respirer, passant une main dans sa nuque trempée.

— Surtout si… si vous venez courir avec moi à… à la Citadelle de Lille. Dix kilomètres, le mardi et le vendredi.

— Je courais aussi, avant. Et je te garantis que… que j’aurais tenu la distance.

— Vous n’étiez pas si mal, ce soir.

Les cœurs retrouvaient leur rythme normal. Sharko claqua sa canette de Coca vide sur le bar.

— Allons nous installer.

Ils s’assirent à leur place. Après quelques minutes, Lucie fit un court bilan, les yeux rivés sur ses notes. Dans sa tête, la mer et le soleil de Marseille étaient déjà loin.

— Une expression est donc revenue : le syndrome E. Vous ne savez absolument pas de quoi il s’agit ?

— Non.

— En tout cas, on possède désormais une identité et non des moindres : Jacques Lacombe.

— Un médecin, un cinéaste… La science, l’art…

— L’œil, le cerveau… Le film, le syndrome E.

Sharko se frotta longuement le menton, pensif.

— Nous devons nous mettre en contact avec la Sûreté du Québec. On doit comprendre qui est ce Jacques Lacombe, ce qu’il est allé faire aux États-Unis et à Montréal. On doit remonter jusqu’à ces enfants. Ils sont la clé, et ils doivent encore être vivants, non ? Il y a forcément des traces, quelque part. Des gens qui pourront raconter. Comprendre, comprendre, comprendre…

Les mots étaient comme un sombre avertissement au fond de sa gorge. Avec ses doigts, il grattait le siège de devant. Il suspendit son geste quand il remarqua que Lucie le regardait curieusement.

— Il semblerait que le terrain vous rattrape sérieusement, dit-elle.

Sharko serra les mâchoires, puis tourna la tête vers le milieu de l’allée. Lucie sentait qu’il ne souhaitait pas revenir en arrière dans sa vie, alors elle se tut et pensa à leur affaire. La voix rauque de Judith Sagnol résonnait dans sa tête, inlassablement. Jacques Lacombe avait fabriqué ce film pour nourrir les âmes perverses, avait-elle confié. Un moyen pour le cinéaste d’exprimer sa folie et de l’immortaliser. Quel monstre avait été Lacombe ? Quel animal était-il devenu, dans la jungle colombienne ? Qui avait-il entraîné dans son sillage, pour qu’aujourd’hui encore, on assassine afin de récupérer son « œuvre » ? Avait-il réellement tué et décapité des gens en Amazonie, pour les besoins de son film ? Jusqu’où était-il allé dans l’horreur et la folie ?

Le paysage défila, montagneux lorsque le TGV laissa à sa droite les contreforts alpins, puis monotone au-delà de Lyon. Lucie somnolait à moitié, portée par le lent bercement du mastodonte d’acier qui fendait la campagne. À plusieurs reprises, dans des moments de lucidité, elle surprit Sharko en train de fixer les sièges vides, dans l’autre rang, et murmurer des choses qu’elle ne comprenait pas. Il transpirait de façon anormale. Il se leva au moins cinq ou six fois durant le trajet, direction les toilettes ou la voiture-bar, pour ne réapparaître que dix minutes plus tard, parfois en colère, parfois apaisé, s’épongeant le front et la nuque avec un mouchoir en papier. Lucie faisait toujours mine de dormir.

Arrivée en gare de Lyon, 23 h 03. La nuit était tombée, les visages s’étiraient sous la fatigue, un air poisseux s’infiltrait dans le bâtiment, chargé des relents de la ville. Le premier train pour Lille était le lendemain, à 6 h 58. C’est long huit heures, quand on n’a rien à faire, nulle part où aller. Les pensées de Lucie vagabondaient. Hors de question de traîner dans le Paris nocturne. D’un autre côté, elle se sentait gênée de débarquer à l’hôtel, avec son ridicule petit sac à dos, sans la moindre affaire de rechange. Cependant, un deux-étoiles était bien la meilleure solution. Elle se retourna vers Sharko pour le saluer, mais il ne se trouvait plus à ses côtés. Il s’était arrêté, dix mètres en arrière, et écartait les mains devant lui, le visage plissé en oblique vers le sol, lançant des œillades vers Lucie, lui donnant l’impression d’être le sujet d’une conversation houleuse. Il sourit finalement, fouettant l’air de ses doigts comme s’il tapait dans la main de quelqu’un. Lucie s’approcha.

— Mais qu’est-ce que vous faites ?

Il fourra ses mains dans ses poches.

— Je négociais… (Son regard rayonnait.) Écoute, tu n’as nulle part où aller. Je t’héberge pour la nuit, j’ai un grand canapé, certainement plus confortable qu’un lit égyptien.

— Je ne connais pas les lits égyptiens, et je ne voudrais surt…

— Tu ne m’ennuies pas. C’est à prendre ou à laisser, là, maintenant.

— Dans ce cas, je prends.

— Très bien. Et maintenant, essayons d’attraper le RER, avant qu’il soit trop tard.

Et il se mit à marcher vers les tunnels. Avant de le suivre, Lucie se retourna une dernière fois vers l’endroit où il se tenait seul, quelques secondes plus tôt. Sharko, qui la remarqua, sortit les mains de ses poches et lui montra son portable en souriant.

— Quoi ? Tu croyais quand même pas que je parlais tout seul ?

36

Suite au coup de téléphone dans la gare, Lucie s’attendait à tomber sur l’épouse du commissaire lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement. Durant tout le trajet en RER, elle avait essayé d’imaginer quel genre de femme pouvait coller à un homme de son envergure. Avait-elle la carrure, le caractère du dompteur face au lion, ou au contraire était-elle docile, douce, prête, chaque soir, à se prendre de plein fouet la tension que les flics accumulaient lors de leurs interminables journées ?

Cependant, après que le commissaire eut ouvert la porte, Lucie comprit qu’il n’y avait personne pour les accueillir. Pas âme qui vive. Sharko se déchaussa avant d’entrer. Lucie s’apprêtait à l’imiter.

— Non, non, avance avec tes chaussures. C’est juste une habitude. J’ai beaucoup d’habitudes dont je ne parviens pas à me défaire, et qui me compliquent fichtrement la vie. Mais que veux-tu, c’est ainsi.

Il referma et tourna tous les verrous. D’un coup d’œil, Lucie nota qu’il ne s’agissait pas vraiment de l’appartement d’un homme seul : plusieurs touches de féminité, des plantes grasses un peu partout, une paire de hauts talons assez rétros, dans un coin. Mais il y avait un seul couvert sur la table du salon, déjà installé pour un repas face au mur. Elle songea alors au film de Luc Besson, Léon. Quelque part, Sharko dégageait la même tristesse que le tueur à gages, mais aussi une incompréhensible sympathie qui donnait envie de creuser davantage le personnage.

Les photos d’une belle femme, de vieux clichés jaunis plaqués dans des cadres, lui confirmèrent que le flic était probablement veuf. Quel homme divorcé garderait son alliance ? Plus en retrait, contre le mur, s’étalaient d’autres clichés. Des dizaines de rectangles en papier glacé se chevauchaient sur un pêle-mêle, représentant une petite fille, de la plus tendre enfance à cinq ou six ans. Sur certaines prises de vue, ils étaient trois : lui, la femme, la gamine. La mère souriait, mais Lucie ne sut expliquer pourquoi, elle perçut une absence dans ce regard féminin. Partout, Sharko serrait les deux êtres contre lui, si fort que leurs joues s’écrasaient les unes contre les autres. Lucie ressentit alors un frisson, comme si, brutalement, elle avait deviné : il était arrivé quelque chose à la famille de Sharko. Un drame horrible, innommable.

— Je t’en prie, installe-toi, dit le commissaire. Je crève de soif… Une bière bien fraîche, ça te branche ?

Il parlait depuis la cuisine. Un peu perturbée, Lucie posa son sac à dos sur le tapis et s’avança dans la pièce. Un grand salon, presque trop vide. Elle remarqua de la sauce cocktail et des marrons glacés sur une table basse, puis l’ordinateur, dans un coin.

— Tout ce qui est frais me conviendra, merci… Dites, vous avez Internet ? J’aimerais lancer une recherche sur Jacques Lacombe et le syndrome E.

Sharko revint avec les deux canettes et lui en tendit une. Il posa la sienne sur la table basse, puis lança un curieux regard sur le côté.

— Excuse-moi.

Il disparut dans le hall. Dix secondes plus tard, Lucie perçut des sifflements, puis de petits raclements, identiques à ceux qu’elle venait d’entendre dans le TGV pendant trois heures trente. Des trains miniatures, elle en aurait mis sa main au feu… Sharko réapparut et s’installa dans un fauteuil, imité par Lucie. Il vida la moitié de sa canette comme si de rien n’était, d’un trait.

— Il est minuit passé. Mon chef a déjà branché quelqu’un sur le syndrome E. Ces recherches, tu les feras demain.

— Pourquoi perdre du temps ?

— Tu ne perds pas du temps. Tu en gagnes, au contraire. Pour dormir, penser aux tiens et te dire que la vie existe aussi en dehors du travail. Ça paraît simple, non ? Mais quand tu t’en rends compte, il ne te reste plus que de vieilles photos.

Lucie marqua un silence.

— Je tire beaucoup de photos aussi, histoire de garder les traces du temps… On en revient à l’image, encore et toujours. L’image, comme moyen de véhiculer des émotions, de pénétrer l’intimité de chacun. (Elle hocha le menton vers le pêle-mêle.) Je vous comprends mieux à présent. Je pense savoir pourquoi vous êtes comme ça.

Sharko terminait déjà sa bière. Il avait envie de se laisser aller, de flotter et d’oublier la rudesse de ces derniers jours. Le visage carbonisé d’Atef Abd el-Aal, les bidonvilles du Caire, les abominables cicatrices en forme d’œil sur la peau fripée de Judith Sagnol… Trop, bien trop de ténèbres.

— Comment, « comme ça » ?

— Froid, distant de prime abord. Le genre de type dont on se dit qu’il vaut mieux l’éviter. C’est seulement lorsqu’on fouille un peu qu’on se rend compte qu’il y a un cœur derrière la carapace.

Sharko serra fort sa canette vide.

— Et ces photos, que te racontent-elles ?

— Beaucoup de choses.

— Quoi par exemple ?

— Êtes-vous sûr de vouloir entendre ?

— Montre-moi ce que tu vaux, lieutenant Henebelle…

Lucie accepta le défi d’un regard. Elle leva sa canette devant elle et orienta son bras vers la porte.

— Il faut s’intéresser à leur position, d’abord. Elles sont bien en évidence dans votre salon, orientées vers l’entrée. Pourquoi pas la chambre, ou un endroit plus intime ?

Elle hocha le menton vers une poubelle de la cuisine, d’où dépassaient deux cartons et des restes de pizza.

— Quand un livreur ou un étranger sonne, vous ouvrez la porte légèrement, avec le compte exact de ce que vous devez dans votre main. Vous ne le laissez jamais franchir la limite de votre palier, il n’y a aucun tapis pour s’essuyer les pieds, ni dedans ni dehors. Les photos sont juste dans l’axe, il peut les voir sans apercevoir le reste. Vous, votre famille, l’impression de bonheur et de normalité. Déclenchez-vous également vos trains miniatures, de manière à ce qu’il ait le sentiment qu’un enfant joue dans la maison ?

Sharko plissa les yeux.

— Tu m’intéresses. Continue…

— Votre passé, vous ne voulez pas en parler en dehors de votre appartement. Mais quand on est ici, sur ce fauteuil, ces photos clament haut et fort qu’il s’est produit quelque chose de dramatique avec votre famille. Il n’y aucune photo récente ni de votre femme, ni de votre enfant. Vous avez quelques années de moins sur les derniers clichés, et une bien meilleure mine. À l’époque, votre fille a cinq ou six ans. C’est l’âge de la bascule, de la première rupture. La grande école, la cantine, les gamines qui partent le matin et que l’on revoit seulement le soir. Alors on compense, on tire des photos, beaucoup, pour freiner leur départ, on veut les garder à la maison et palier les absences par des artifices. Mais vous… Plus aucun souvenir, comme si… la vie s’était brusquement arrêtée. La leur, puis la vôtre. C’est pour cette raison que vous avez quitté la rue, direction les bureaux. Le pavé vous a arraché votre famille.

Sharko donnait à présent l’impression d’être ailleurs. Ses yeux étaient rivés au sol, il était penché vers l’avant, les mains pendant entre ses cuisses.

— Poursuis, Henebelle. Poursuis encore. Vas-y, lâche les chevaux.

— Je pense à une affaire qui a mal tourné, qui a impliqué votre famille, l’a confrontée à ce dont vous aviez toujours cherché à la protéger… Quoi ? Une affaire qui a empiété sur votre vie privée ? Un suspect, qui s’en serait pris à elles ?

Un silence. Douloureux, blessant. Sharko incita Lucie à continuer.

— Par ces photos, vous exposez vers l’extérieur votre intérieur. Ici, dans votre appartement, vous réussissez à vous ouvrir, à être l’homme d’autrefois, le père, le mari, mais dès que vous franchissez le palier, au moment où vous refermez votre porte, vous vous verrouillez. Deux cadenas à la porte… N’est-ce pas une autre façon de vous blinder plus encore ? Je crois que les personnes qui entrent ici sont très rares, commissaire, et celles qui y dorment doivent l’être encore plus. Tout à l’heure, vous auriez pu m’aiguiller vers un hôtel et m’abandonner brusquement, comme vous l’avez fait la première fois où nous nous sommes rencontrés à la gare du Nord. D’où ma question : qu’est-ce que je fiche ici ?

Sharko releva ses yeux de cendre. Il se dressa, se servit un whisky et revint s’asseoir.

— Je peux parler de mon passé, contrairement à ce que tu sembles croire. Si je n’en parle jamais, c’est parce que je n’ai pas d’oreille pour écouter.

— Je suis là, moi…

Il sourit face à son verre.

— Toi, la petite fliquette du Nord que je connais depuis quelques jours à peine ?

— On raconte bien sa vie à un psy que l’on connaît encore moins.

Sharko fronça les sourcils, puis se leva pour ranger sa bouteille de whisky. Il en profita surtout pour voir si une boîte de médicaments ne traînait pas quelque part. Comment avait-elle deviné pour le psy ? Il se rassit en essayant de garder son calme.

— Pourquoi je ne te raconterais pas, après tout ? Tu as l’air d’avoir besoin de ça.

— C’est ce que vous a murmuré ma fiche à la DAPN ?

Elle provoquait Sharko du regard. Le flic accepta le combat.

— Les photos t’ont parlé d’elles-mêmes. Il y a plus de cinq ans, on roulait le long d’une nationale, avec Suzanne et Éloïse… Et l’un des pneus de ma voiture a crevé dans une courbe.

Il fixa le sol longuement, faisant tourner son alcool dans son verre.

— Je pourrais te citer le jour, l’heure exacte, et te dire à quoi ressemblait le ciel, ce jour-là. C’est gravé là, et pour le restant de mes jours… Tous les trois, on rentrait d’un petit week-end dans le Nord, ça n’était pas arrivé depuis longtemps qu’on s’évade ainsi, loin de cette fichue ville. Mais juste après la crevaison, j’ai eu un moment d’inattention. J’ai oublié de verrouiller les portes de mon véhicule. Alors que j’étais penché sur ma roue, mon épouse traversait le virage en courant comme une folle avec ma fille. Une voiture est arrivée…

Il rétracta ses doigts.

— J’entends encore le crissement des freins. Et encore, et encore… Il n’y a que le bruit des trains sur les rails qui l’apaise. Ce raclement incessant que tu entends en ce moment même, et qui m’accompagne le jour, la nuit…

Gorgée amère de whisky. Lucie se fit toute petite, il n’y avait nulle autre réaction possible dans ces moments-là. L’homme, à ses côtés, était bien plus fracassé qu’elle le croyait. Sharko poursuivit :

— Tu as bossé sur une affaire d’enlèvements d’enfants. Tu as traqué un psychopathe qui portait en lui l’expression la plus pure de la perversion. J’ai été comme toi, Henebelle. Ma femme, ma propre femme, avait été enlevée par le même type d’assassin, six mois avant d’accoucher d’Éloïse. Je me suis mis en chasse le jour, la nuit, plus rien n’existait autour. Dans cette enquête, j’ai perdu mes amis, j’ai vu des êtres chers disparaître sous mes yeux, emportés par la folie d’un seul.

Il hocha le menton vers le mur de son appartement.

— Ma voisine, une vieille Guyanaise, y est passée à cause de moi. Quand j’ai retrouvé Suzanne, ligotée sur une table, c’est à peine si je l’ai reconnue. Elle avait subi des choses que même toi, tu ne pourrais imaginer. Des choses… qu’aucun être humain ne devrait jamais subir.

Lucie le sentait sur le fil, prêt à basculer d’un instant à l’autre. Mais il tenait le coup. Il était fait d’une fibre différente, d’un matériau qu’aucun projectile ne pouvait perforer.

— Elle n’a plus jamais été pareille, et la naissance de notre enfant n’y a rien changé. Son regard restait vide la plupart du temps, même si, parfois, entre deux prises de médicaments, l’étincelle revenait.

Silence plombant. Lucie n’arrivait plus à imaginer la douleur intérieure de cet homme. La solitude, la fracture ouverte de son âme, l’écorchure d’un drame qui saignait en permanence. Pour la première fois peut-être depuis toutes ces années, Lucie se dit qu’il n’avait plus envie de se sentir seul, ne serait-ce qu’une seule nuit. Et en dépit de la noirceur du monde qui l’entourait, elle était heureuse de partager ce moment-là, avec lui.

Sharko engloutit son alcool d’un trait et se leva.

— Je suis la caricature ambulante de tout ce qu’un flic peut subir de pire, je suis gonflé de cachets, de tourments, j’ai tué et ai été blessé autant qu’on peut l’être, mais je tiens encore debout. Là, sur mes deux jambes, en face de toi.

— Je… Je ne sais pas quoi dire. Je suis désolée.

— Ne le sois pas, il y en a marre des gens désolés.

Lucie lui sourit mollement.

— J’essaierai de retenir la leçon.

— Bon, je crois qu’il est temps de se coucher maintenant. Demain, une grosse journée nous attend.

— Il est temps, oui…

Sharko manqua de s’éclipser, puis revint vers sa collègue.

— J’ai une faveur à te demander, Henebelle. Un service que je n’aurais jamais pu demander à quelqu’un d’autre qu’une femme.

— Et après, j’aurai une dernière question… Je vous écoute.

— Demain matin, à 7 heures pile, pourrais-tu faire retentir le bruit de la douche, dans la salle de bains ? Tu n’es pas obligée de te doucher. Enfin si, tu peux si tu le souhaites, mais ce que je veux dire, c’est qu’il faut juste que j’entende le bruit de la douche.

Lucie eut un moment d’hésitation avant de comprendre. Son regard se dirigea vers une photo de Suzanne et elle acquiesça.

— Je le ferai.

Sharko esquissa un fin sourire.

— À toi. Pose ta question, maintenant.

— Qui avez-vous appelé, tout à l’heure, dans la gare ? Avec qui avez-vous soi-disant « négocié » pour que je puisse dormir dans votre appartement ?

Sharko ne répondit qu’après quelques secondes :

— L’ordinateur, là-bas… Utilise-le pour tes recherches. Tu as juste à appuyer sur le bouton. Pas de mot de passe. Pourquoi j’en mettrais un ?

37

Les films d’un fou…

Lucie avait passé une partie de la nuit à fouiner sur Internet, et c’est la seule impression qu’il lui restait de l’œuvre de Jacques Lacombe, un homme au regard d’acier, à la bouche fine et droite, comme une lame. La photo numérisée, postée sur le blog d’un passionné, datait de 1950. Elle avait été tirée lors d’une soirée où le réalisateur avait été vu publiquement pour la dernière fois. Engoncé dans un smoking rutilant, verre ballon à la main et cheveux plaqués en arrière, Lacombe fixait l’objectif avec une telle intensité que Lucie en avait frissonné. Dans ses yeux, régnait quelque chose de maléfique.

Certains amateurs avaient tenté de dresser une biographie du cinéaste, mais le constat revenait toujours au même : à partir de l’année 1951, après le tournage houleux en Colombie et ses ennuis avec la justice, Lacombe avait bel et bien disparu. Seule une partie de son œuvre — on estimait qu’au moins cinquante pour cent de ses films étaient perdus — continuait à se propager dans l’intimité d’un cercle de fans. De ce sombre individu ne restait qu’une poignée de courts métrages, dont la plupart duraient moins de dix minutes, que les férus de cinéma appelaient les crash films.

Les crash films… Tournés entre 1948 et 1950, avant la Colombie. Comme l’expliquaient les internautes, il s’agissait d’une série de dix-neuf films dont l’unique but était de montrer ce qui n’avait jamais été fait dans le milieu, telle une sorte d’exploit artistique sur pellicule. Lacombe se fichait de l’utilité du film, il s’intéressait surtout aux réactions du public : sa passivité devant l’image, son rapport à l’action et au récit, ses tendances voyeuristes, sa fascination pour l’intime, et aussi, sa tolérance à une forme de cinéma conceptuel. Il remettait en jeu les habitudes du regard et renversait les codes du cinéma. Toujours ce besoin d’innover, de perturber, de choquer…

Et puis, il y avait ce petit cercle blanc, en haut à droite, sur chacun des dix-neuf mini-films. Lucie comprit qu’il s’agissait sans doute de la marque de fabrique de Jacques Lacombe, de sa signature. En fouillant plus loin sur Internet, elle retrouva la description de certaines des techniques de Lacombe. Les jeux de caches, de miroir, de surimpression. Certains émettaient une hypothèse quant à la présence de ce cercle blanc, en haut de chaque film. Ils l’appelaient le « point aveugle », qui correspondait, d’un point de vue physiologique, à une petite portion de la rétine dépourvue de photorécepteurs. Un exercice était même proposé sur les sites :

En fermant l’œil gauche et en regardant uniquement le rectangle à plus ou moins quinze centimètres, le rond finissait par disparaître de la vue. Lucie fut stupéfaite de ce défaut de l’optique humaine. En définitive, Jacques Lacombe ne signifiait-il pas, à travers sa signature, que l’œil était un instrument imparfait que l’on pouvait tromper par de multiples moyens ? N’annonçait-il pas clairement qu’il ferait de ces défauts le moteur de ses films ? Au fond, ces mini-films dissimulaient certainement les premiers balbutiements d’une âme perverse et malade. Un esprit obsédé par l’impact de l’image sur l’homme. Sa véracité, sa force, son pouvoir destructeur aussi. Un visionnaire en avance sur son temps.

Allongée sur le canapé, les yeux mi-clos, Lucie comprenait mieux pourquoi Lacombe n’avait jamais percé. Ces crash films se révélaient d’un ennui et d’une bizarrerie à toute épreuve. Qui pouvait aller voir un film de quatre heures, intitulé Le Dormeur, montrant simplement un homme endormi ? Ou le mouvement d’une paupière qui s’ouvre et se referme filmé au ralenti, à mille images par secondes, et ensuite projeté pendant plus de trois minutes ? Il y avait aussi le crash film n° 12 : compter et afficher chaque seconde des douze minutes que dure le film, qui, par effet induit, se résume à ce simple affichage de chiffres… Les films étaient aussi décalés et incompréhensibles que l’esprit de leur créateur.

Le réveil de sa montre sonna, alors que Lucie avait les mains derrière la tête et le regard orienté vers le plafond. 6 h 55. Elle avait à peine dormi une heure ou deux. Une nuit de flic. Elle se leva, tout engourdie et, à tâtons, s’orienta vers la salle de bains. Large bâillement silencieux, la journée allait être difficile.

Dans la pièce d’eau, tout était incroyablement ordonné : une brosse à dents neuve dans un gobelet, les serviettes bleues suspendues, aux bords pliés parfaitement symétriques, un rasoir à main à la lame étincelante, une baignoire propre avec un pommeau de douche par-dessus. Il y avait une armoire à pharmacie, aussi. Le genre de petit meuble qui raconte davantage une vie que les longues explications. Lucie considéra son reflet dans le miroir de la porte. Elle pouvait ouvrir, jeter un œil aux médicaments, fouiller plus encore l’intimité de Sharko… Qu’y avait-il à dénicher, là derrière ? Des antidépresseurs ? Des stimulants ? Des anxiolytiques ? Ou simplement des vitamines et de l’aspirine ?

Elle inspira et tourna le robinet de la douche. L’eau vint se fracasser contre l’émail dans un brouhaha froid et intense. Lucie avait compris la demande de Sharko : il voulait revivre, dans ce moment du réveil où la torpeur du rêve enveloppe les sens, la présence de sa femme.

Y croire encore, ne serait-ce qu’une fraction de seconde.

Lucie retourna silencieusement dans le salon en laissant couler l’eau. Quelques instants plus tard, elle entendit une porte claquer… L’arrêt du robinet… Le démarrage des petits trains, dans les vingt minutes qui suivirent.

Plus tard, Sharko apparut vêtu avec élégance. Chemise blanche à fines rayures bleues, cravate, pantalon gris de flanelle. Dans son déplacement vers la cuisine, il laissa dans son sillage le parfum d’une eau de toilette que Lucie identifia à du Fahrenheit. L’homme donnait l’impression d’une force rassurante, avait une présence qui manquait à Lucie depuis longtemps déjà. Elle se passa les mains sur le visage et bâilla discrètement.

Sharko alluma une radio. Un air enjoué envahit l’espace. Dire Strait, ça déménageait.

— Je ne te demande pas si tu as bien dormi… Café ?

— Noir, sans sucre, merci.

Il la regarda de travers en posant une capsule dans sa cafetière et déclencha la machine. Lorsque leurs yeux se croisèrent, il détourna la tête vers son placard, d’où il sortit une petite cuillère.

— Rien d’extraordinaire avec Lacombe, je suppose ? Sinon, tu n’aurais pas hésité à me réveiller au milieu de la nuit.

Lucie se rapprocha avec un sourire.

— Pas grand-chose de plus que les révélations de Judith Sagnol. Un type énigmatique, volatilisé dans la nature en 1951. Plus aucune nouvelle depuis. J’ai aussi lancé des recherches sur le « syndrome E », y compris sur les sites médicaux et scientifiques. Rien, aucun résultat. Ce qui est inconnu d’Internet est forcément très secret.

Sharko lui tendit son café et partit arroser sa plante verte, proche de la fenêtre de la cuisine.

— Tu devrais aller te rafraîchir un peu. Ça fait longtemps que je n’ai plus vu une femme au réveil, mais je peux affirmer que tu as la tête des mauvais jours.

— C’est parce que j’ai réfléchi toute la nuit.

— Évidemment.

— Il faut qu’on aille au Canada, commissaire…

Sharko marqua une hésitation avant de poser son broc d’eau. Ses mâchoires se crispèrent.

— Moi non plus, les visages de ces enfants ne me lâchent plus, qu’est-ce que tu crois ? J’ai vu leur peur, puis cette folie dans leur regard, leurs gestes. Je sais que ceux qui se cachent derrière cette caméra ont dû faire des choses monstrueuses. Mais notre job, c’est le présent, Lucie, le présent. Il est déjà bien assez merdique comme ça. Et puis, pour le moment, on n’a rien de concret pour tracer le parcours de ces mômes.

— Si, justement. J’ai fait des recherches sur le Net. Dans les années cinquante, Montréal était très orientée vers le catholicisme, et regorgeait d’orphelinats tenus par des sœurs. Chaque enfant passé dans ces institutions possède une fiche consultable au centre des archives nationales de la ville. Ils disposent d’un site Web, expliquant que l’entrée est libre et que l’on peut examiner les dossiers sur place. Là-bas, tout est classé, ordonné, répertorié…

— Rien ne garantit qu’il faille chercher à Montréal.

— Le film vient de Montréal, comme l’appel du corbeau, comme la fillette, d’après la spécialiste du langage labial. N’oubliez pas non plus ce qu’a raconté Judith Sagnol, au sujet de ces vieilles usines de Montréal où elle a passé ses journées. Aux archives, si on dispose d’un nom, c’est l’idéal, mais une année de recherche suffit. Les dossiers ont des photos. On peut…

— Tout ce qu’on a, c’est la date d’un vieux film et plusieurs tirages photo de la gamine extraits de la pellicule, en noir et blanc et de mauvaise qualité.

— Et un prénom qu’elle a prononcé sur le film. Lydia… L’une des copines de son âge, je présume. Une compagne de chambre, peut-être ? Une année, un prénom, une photo, ça peut suffire.

— Mouais…

— On avance au compte-gouttes, mais on avance quand même. Le film permet d’imprimer des photos de certaines autres gamines, dans la pièce aux lapins. Sur certains plans, on voit aussi le réfectoire, les balançoires, une partie du jardin, qui peut-être donneront une idée sur l’établissement en question. C’est pas grand-chose, mais c’est quelque chose. Si on retrouve l’identité de la gamine ou de ses compagnes, on a une chance de comprendre.

Sharko s’empara de son café et le porta à ses lèvres. Il but une grosse gorgée.

— Le Canada, c’est loin, ça coûte cher… Faut que je réfléchisse.

Le téléphone du commissaire sonna. C’était Leclerc.

Ton direct, sans anicroche, du chef de l’OCRVP :

— J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise.

Sharko mit son portable sur haut-parleur.

— Je suis avec le lieutenant Henebelle, en ce moment.

— Quoi ? Chez toi ?

— Elle a passé la nuit à l’hôtel, et elle t’écoute aussi. Vas-y, commence par la mauvaise nouvelle.

Lucie préféra ne pas relever le mensonge de Sharko : c’était de bonne guerre. La voix tonna, grave, dans le combiné :

— Bonjour, lieutenant Henebelle.

— Monsieur…

Leclerc se racla la gorge :

— J’ai eu un retour de la Sûreté du Québec, concernant Jacques Lacombe. Il est mort en 1956. On l’a retrouvé brûlé chez lui et on a conclu à un accident domestique. Il habitait à Montréal.

Sharko serra les lèvres.

— Un accident domestique… Tu as son parcours ?

— Fourni par les Canadiens, oui. Pour faire vite, il s’est installé à Washington en 1951, où il a été opérateur-projectionniste dans un petit cinéma de quartier pendant deux ans. En 1953, il part vivre à Montréal, où il poursuit ses activités de projectionniste.

Sharko réfléchit.

— Tout ça, ce n’est pas logique avec son départ précipité de la France, sa volonté de réussir dans le cinéma, son génie… D’autant plus qu’on sait qu’en 1955, il tournait le film horrible avec les enfants. Il y a quelque chose là derrière. Je ne crois pas à la thèse d’une mort accidentelle. 1956, c’est juste après le tournage du film, comme par hasard. Qui peut creuser davantage son passé ? Qui peut enquêter sur les circonstances de l’incendie mortel ?

— Personne. Qui voudrait s’y coller ? Les Américains, les Canadiens, nous, les Français ? Il faudrait l’ouverture d’une enquête sur un fait vieux de plus de cinquante ans. Et pour qu’il y ait enquête, il aurait fallu un meurtre avéré. Sans oublier les histoires de prescription. Non, on ne peut rien faire.

Sharko soupira, s’appuyant contre la table.

— Bon… Et la bonne nouvelle ?

— On vient d’avoir le retour ADN, on a identifié l’un des cinq cadavres. Celui qui s’était pris la balle dans l’épaule et arraché la peau.

Lucie remarqua à quel point les pupilles du commissaire s’illuminèrent.

— Qui ?

— Mohamed Abane, vingt-six ans. Un casier long comme mon bras. Une jeunesse sacrément dorée, avec bagarres, drogue, vols, rackets. Finalement incarcéré dix ans pour viol aggravé et mutilations.

— Précise.

— Sa victime, une femme de vingt ans, a failli y rester. Pour la remercier, il lui a aussi brûlé les parties intimes. Abane avait tout juste seize ans.

— Joli spécimen.

— Il a obtenu une remise de peine pour bonne conduite. Sorti de la prison de Fresnes, il y a onze mois.

Sharko crispa ses doigts sur le téléphone. Pour la première fois depuis le début de cette affaire, ils tenaient enfin quelque chose de concret.

— Sa dernière adresse ?

— Il squattait chez son frère Akim, à Asnières-sur-Seine.

— File-moi l’adresse exacte.

— Tu crois qu’on t’a attendu ? Une équipe de Péresse est déjà en route, elle sera sur place bientôt. C’est leur job, pas le tien. Amène-toi au bureau plutôt, j’ai un début de listing pour toi : celui des associations humanitaires présentes au Caire en 1994, au moment des meurtres des gamines.

— Mets ça de côté.

Sharko raccrocha… Lucie allait, venait, un doigt sous le menton.

— Qu’est-ce que tu moulines, Henebelle ?

— Lacombe meurt dans un incendie, un an après avoir fait le film. Cette année-là, une copie arrive aux archives du Canada, par don anonyme. Et si Lacombe avait eu le pressentiment d’une menace sur sa vie ? Et s’il avait copié son film en maints exemplaires, et l’avait ensuite envoyé à diverses archives pour à la fois préserver son secret, mais aussi pour le propager comme un virus ? On a vu à quelle vitesse le film se déplaçait de main en main, de collection en collection.

Sharko approuva, la petite était douée.

— À sa manière, Lacombe a su protéger son trésor. En le laissant voyager, en faisant simplement qu’il existe et puisse être un jour décrypté et compris. Oui, peut-être bien.

Lucie acquiesça. De fil en aiguille, les pièces du puzzle se mettaient en place, même si elles ne permettaient pas encore de deviner le dessin final. Sharko composa un autre numéro rapidement.

— Qui appelez-vous ?

— Mes anciens collègues du 36 pour l’adresse d’Abane. Ne traîne pas dans la salle de bains. Je te dépose dans dix minutes au RER et tu rentres chez toi.

Lucie défroissa son sweat chiffonné.

— Je ne crois pas, non. Je vous accompagne.

38

Asnières-sur-Seine… Une ville propre, un centre agréable, de petits commerces sympathiques. Autour et au-dessus, c’était beaucoup moins gai. Le béton remplace la nature, le ciel est parcouru de gros oiseaux ivoire décollant de Roissy, d’interminables barres d’immeubles couleur gris souris ferment l’horizon. La banlieue parisienne, dans toute sa splendeur. Et au milieu coule un fleuve…

Sharko et Lucie descendirent à la station Gabriel-Péri et remontèrent à bonne allure vers l’ouest. Akim Abane, le frère de l’un des cinq cadavres de Gravenchon, n’avait pas de casier judiciaire et travaillait comme veilleur de nuit dans une grande surface. Un gars clean, apparemment, qui habitait au troisième étage d’un bloc sombre et peu engageant. Au bas de la tour, Lucie eut droit à quelques sifflets pas bien méchants de la part de jeunes, vautrés sur un carré de verdure.

L’homme qui leur ouvrit avait les traits secs et effilés des Méditerranéens. Un visage de silex, posé sur un corps robuste et musculeux. À tous les coups, un adepte de la fonte et du développé-couché. Sharko prit les devants :

— Akim Abane ?

— Vous êtes qui ?

Au grand bonheur de Sharko, les gars de la PJ n’étaient pas encore passés. Il se félicita de sa rapidité et montra sa carte tricolore. Abane traînait en short et tee-shirt blanc, sur lequel était écrit Les foulées vertes de Fontenay.

— J’ai quelques questions à vous poser au sujet de votre frère, Mohamed.

L’Arabe ne délogea pas de l’embrasure.

— Qu’est-ce qu’il a fait, encore ?

— Il est mort.

Akim Abane eut un flottement, avant de serrer les deux poings et d’en frapper le chambranle.

— Comment ?

Sharko alla au plus court, épargnant les détails sordides.

— Apparemment, tué par balle. On a retrouvé son corps enterré près d’une zone industrielle, en Seine-Maritime. On peut entrer maintenant ?

Abane s’écarta.

— La Seine-Maritime… Qu’est-ce qu’il foutait là-bas ?

L’homme ne pleurait pas mais la nouvelle l’avait secoué, au point qu’il dut s’asseoir dans son canapé. Les flics s’invitèrent à l’intérieur.

— Fallait bien que ça finisse comme ça, un jour ou l’autre… Qui a fait une chose pareille ?

— On l’ignore encore. Vous avez une idée ?

— J’en sais rien. Il avait tellement d’ennemis. Ici, dans la cité, ou ailleurs.

Lucie jeta un œil rapide à la pièce. Écran plat, console de jeux, des baskets partout, accumulation d’un tas de matériel dans un appartement trop petit. Elle aperçut des photos dans un cadre. Elle s’approcha et fronça les sourcils.

— Vous étiez jumeaux ?

— Non, Mohamed avait un an de moins que moi, et deux ou trois centimètres de plus. Mais on se ressemblait comme deux gouttes d’eau. Quand je dis on se ressemblait, c’était juste physique. Pour le reste, je n’avais rien à voir avec lui. Mohamed avait un truc qui déconnait dans sa tête.

— Quand l’avez-vous rencontré pour la dernière fois ?

Akim Abane fixa le sol, les yeux vides.

— Deux ou trois mois après sa sortie de taule, aux alentours de la nouvelle année. Mohamed, il était venu pleurer ici en disant qu’il voulait changer, se racheter une conduite. J’y ai jamais vraiment cru. C’était impossible.

La nouvelle année… Ça ramenait donc la datation des squelettes à moins de sept mois. Sharko connaissait la réponse à sa future question, mais autant faire parler le frère :

— Pourquoi ?

— Parce que les gars comme lui, ça ne s’arrête jamais. On m’a montré les photos de cette fille qu’il avait brûlée à l’entrecuisse, il y a un bail. L’image est incrustée là, dans ma tête. C’était pas humain… (Il soupira.) Mohamed, il est resté ici une petite semaine. Oui, c’est ça… On devait être mi-janvier quand il est parti avec quelques affaires dans son sac.

Il resta un temps silencieux.

— Je n’ai jamais cru une seule seconde qu’il le ferait… Je ne me suis pas trompé.

— Qu’il ferait quoi ?

Dans un soupir, Akim Abane se leva, ouvrit un tiroir et remua de la paperasse. Il tendit une brochure un peu chiffonnée à Sharko.

Le cœur du commissaire tressauta.

Dès lors, tout s’éclaircit en une fraction de seconde.

La brochure vantait les mérites de la Légion étrangère.

Il releva ses yeux vers Lucie, pareillement stupéfaite.

Akim reprit sa place, les mains jointes entre ses cuisses puissantes.

— Un jour, Mohamed a trouvé ça dans une revue, en taule. À l’entendre, on aurait presque cru que c’était une révélation. C’était là-dedans qu’il voulait s’engager. Faire table rase du passé. Changer d’identité, et tout reprendre à zéro. Tu parles…

Il prit le cadre où il se tenait avec son frère, l’avisa longuement.

— Espèce d’enfoiré, pourquoi t’es mort ?

Au fond de lui-même, Sharko jubilait. La Légion étrangère… C’était tellement cohérent avec les découvertes de ces derniers jours. Lucie poursuivit l’interrogatoire.

— Avez-vous la moindre preuve qu’il avait intégré la Légion ? Des lettres, des coups de fil ? Avait-il acheté des billets de train pour… le Sud ?

— Aubagne ? précisa Sharko.

L’Arabe secoua la tête.

— Non, il n’a pas intégré, je vous le dis. Je le connaissais, il en était incapable. Trop instable, et il ne supportait pas l’autorité. Vous le voyez là-dedans ? Un jour, je suis rentré du travail, et il s’était tiré. Il n’avait même pas pris sa brochure. Pas un au revoir, rien… Je savais bien que tôt ou tard, des flics viendraient frapper à ma porte.

Le commissaire serra les mâchoires, les yeux posés vers la publicité illustrée d’un soldat en képi blanc, posant fièrement, avec toutes ses médailles. Il était évident que Mohamed Abane avait malgré tout intégré la Légion, mais il en manquait la preuve flagrante. Même son frère n’y croyait pas.

— Vous avez de la famille, un proche ou un ami chez qui votre frère aurait pu se rendre ou parler en partant d’ici ?

— Hormis des mauvais bougres, je ne vois personne…

Sharko continuait à réfléchir. Si tout se mettait progressivement en place, il restait néanmoins une grosse incohérence : pourquoi couper les mains, arracher les dents et les tatouages d’un type que l’on pouvait simplement identifier par un prélèvement ADN ? À la Légion, ils n’ignoraient certainement pas que Mohamed Abane possédait un lourd casier judiciaire. Ils effaçaient certes le passé de leurs recrues, mais ils veillaient à le vérifier scrupuleusement avant tout engagement. Nul doute qu’ils savaient que l’Arabe était fiché au FNAEG, et qu’ils connaissaient l’ampleur de ses crimes.

À moins que…

Sharko releva ses yeux noirs vers la photo des deux frères.

— Une question qui risque de vous paraître bizarre… Mais votre carte d’identité n’aurait pas disparu à cette période ?

Akim inclina la tête.

— Effectivement. J’ai dû la perdre au travail ou dans la rue. Comment vous avez deviné ?

Sharko ne répondit pas. Lucie était aussi bluffée que le pousseur de fonte. Il avait toutes ses réponses, ses convictions se renforçaient. Il tendit la main pour le saluer, Lucie l’imita.

— Des collègues de Rouen vont passer dans très peu de temps, ils vous poseront beaucoup plus de questions et prendront des notes. Ne vous inquiétez pas, c’est normal.

Juste avant de sortir, précédé par Lucie, il se retourna vers Akim, qui n’avait pas bougé de son canapé.

— Au fait… Votre frère avait un minuscule morceau de gaine en plastique sous la peau, au niveau du cou. Savez-vous s’il avait subi des opérations chirurgicales ?

— Non, non.

— Pas de séjour à l’hôpital non plus ?

— Je crois pas. J’en sais rien, en fait.

— Merci. Je vous promets que vous aurez vos réponses. Les responsables vont payer, j’y veillerai personnellement.

Et il referma doucement la porte derrière lui.

39

Lucie et Sharko s’étaient installés à la table de cuisine de l’appartement de L’Haÿ-les-Roses. Ils avaient acheté des viennoiseries en route. Elle mordait dans son croissant, lui avait opté pour le pain au chocolat, qu’il trempait méticuleusement dans son café. Pour la première fois depuis plusieurs jours, des nuages d’un blanc parfait moutonnaient dans le ciel, par la fenêtre. Le flic parla entre deux bouchées :

— Tout concorde. Des cadavres impossibles à identifier, sûrement des étrangers venus uniquement en France avec les moyens du bord. C’est souvent le cas à la Légion.

— Cette manière si professionnelle de rendre anonyme et de cacher les corps. La description faite par Luc Szpilman, les rangers… Des militaires…

— Sans oublier l’analyse segmentaire des poils, chez trois d’entre eux, prouvant un arrêt de la consommation de stupéfiants, les dernières semaines avant leur décès. Ça coïncide parfaitement avec des mecs qui font table rase de leur passé, des mecs que l’on prend en charge sous une main de fer. De jeunes légionnaires en instruction. Des bleubites.

Sharko enfourna son petit pain. Il semblait en bonne forme, presque heureux.

— C’était quoi, cette histoire de carte d’identité disparue ? demanda Lucie.

— Juste de la logique. Mohamed Abane avait tout d’une personnalité déséquilibrée. Avec un pedigree comme le sien, jamais il n’aurait pu intégrer la Légion. Les recruteurs font l’impasse sur quasiment tous les délits à Aubagne, sauf les crimes graves. Meurtres, viols, déviances perverses… Abane a biaisé son identité pour intégrer.

— En volant la carte de son frère ?

— Exactement. Tout ce dont tu as besoin pour te présenter à la Légion étrangère est une pièce d’identité valide. C’est tout. Elle reste ton unique lien entre ton passé et ton futur. Mohamed Abane s’est tout simplement présenté sous l’identité de son frère. Les deux hommes se ressemblent beaucoup, les recruteurs n’y ont vu que du feu et ont cru avoir affaire à un individu au casier vierge.

Sharko rayonnait. Lucie le voyait soudain sûr de lui, débordant de vie. Un homme qui retrouvait le goût de l’enquête et du terrain. Il but son café, tout à sa réflexion.

— Tout est presque logique…

— Presque ?

— Presque, oui. Je pense aux cinq bleubites assassinés. Il n’y a rien de pire que les épreuves de sélection, et surtout les dix semaines d’instruction qui suivent. L’enfer sur terre. On te fait tout subir, physiquement, psychologiquement, jusqu’à te donner l’envie de te flinguer. Facile d’imaginer qu’une ou plusieurs recrues se rebiffent ou pètent les plombs. En extrapolant un peu, on peut même supposer une bavure. Un instructeur, qui n’a d’autre choix que de tirer, parce qu’à ces mecs, on leur donne de vraies armes. Mais alors, pourquoi on leur aurait prélevé le cerveau et les yeux avant de les enterrer ?

Il percutait si vite que Lucie dut réfléchir quelques secondes avant de répondre :

— Parce qu’on cherche à cacher quelque chose de bien plus grave qu’une simple bavure ? Parce que, derrière tout ça, il y a ce satané film et ces enfants enfermés dans une pièce, qui se mettent à massacrer des animaux ?

— Et des gamines violemment assassinées en Afrique. L’Égypte, la France, le Canada. Tout est lié sans l’être. Le véritable problème, c’est que la Légion étrangère n’a pas fichu les pieds en Égypte depuis plus de cinquante ans. Hormis une ressemblance dans le mode opératoire, hormis ce phénomène hystérique que l’on soupçonne, on n’a aucun lien entre les deux séries de crimes. Quant au film, on se demande encore ce qu’il fiche dans cette histoire.

Lucie se passa une main sur le visage. La fatigue nerveuse se faisait de plus en plus pesante. Sharko poursuivait ses réflexions à voix haute.

— Ils sont vraiment très forts. Notre-Dame-de-Gravenchon… Il n’y a rien là-bas. Pas même un camp d’entraînement militaire. À vérifier, mais je suis persuadé que la Légion n’y a jamais mis les pieds. On aurait trouvé les corps du côté d’Aubagne, à la rigueur, mais là… Ils se sont parfaitement protégés.

— Attendez, attendez. Vous êtes en train de me dire qu’on n’a aucune arme pour attaquer la Légion sérieusement ?

— Les accusations sont graves, et tu sais comment ça marche. Même si notre raisonnement tient la route, il nous faut des preuves concrètes. Des témoins, des papiers, des traces. Or, on n’a rien, hormis nos convictions. Ni mon service, ni la PJ ne lanceront une procédure sur de simples déductions. Vol de carte d’identité ou pas, le passé de Mohamed Abane joue contre nous. La Légion niera en bloc avoir recruté ce genre d’individu. Là-bas, pas de crimes de sang. C’est une règle d’or.

Un silence. Lucie s’essuya les mains dans une serviette.

— Et si quelqu’un se décidait tout de même à lancer une procédure contre la Légion, à quoi ressemblerait-elle ?

Sharko rabattit son bras devant lui, en signe de désespoir.

— On expose nos conclusions au ministre de la Défense. Dans le cas improbable où ça viendrait à fonctionner, il nous faudrait les réquisitions judiciaires, un tas de papiers pour enfin avoir la possibilité d’interroger des gus triés sur le volet dans le cadre d’une enquête. Tout cela prendrait du temps et arriverait aux oreilles des hauts responsables de la Légion, qui pourraient prendre leurs dispositions. Toujours à supposer que cela fonctionne, reste le problème du secret-défense. Sans nul doute, nous aurions affaire au chef, un colonel ou un général, probablement habilité secret-défense ou pire, Très secret-défense. J’ai déjà eu à traiter avec ce genre de gaillards, il y a quelques années. Autant s’adresser à une ancre au fond de l’océan. La Légion est corps, la Légion est esprit. Même si certains d’entre eux ont vu des choses, et à supposer qu’ils soient encore sur le territoire français, ils ne diront rien.

Lucie glissa lentement son index autour de sa tasse de café.

— Et si on se passait de la procédure ?

Sharko la regarda froidement.

— Hors de question.

— Ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé.

Sharko haussa les épaules.

— Tu es trop jeune pour sortir des rails. Tu veux le conseil d’un ami ? Évite de t’attirer des emmerdes. Tes enfants, ils ne te pardonneraient pas.

— Arrêtez avec vos sermons. On y va franco. On se pointe là-bas et on demande à parler au dirigeant au sujet d’un suspect qu’on recherche, par exemple. S’il veut bien nous recevoir, on l’oriente vers notre affaire de manière anodine. S’il est réellement impliqué, probable qu’il réagisse.

— Réagir comment ? Tu crois qu’il va crier la vérité haut et fort ?

— Non, mais peut-être qu’il réagira nerveusement, qu’il passera des coups de fil. On le trace… On se planque devant chez lui avec, je ne sais pas… Des micros longue portée ?

Sharko lâcha un petit rire déplaisant.

— Tu as trop regardé Mission impossible. Sa maison doit être bourrée de détecteurs HF. Des petits joujoux de l’armée, capables de déceler n’importe quel émetteur d’ondes des dizaines de mètres à la ronde. À coup sûr, son téléphone est en liaison spécialisée et cryptée. La plupart de ces types-là sont de vrais paranos, c’est pour cette raison qu’on les choisit. Reviens dans la réalité, tu es gentille.

— Alors comme ça, on laisse filer et on s’écrase ?

Sharko ne répondit pas, il fixait ses mains ouvertes, sur la table. Lucie serra sa serviette entre ses doigts.

— Moi, je ne m’écraserai pas. Si vous ne suivez pas, j’irai seule. Quand on met les pieds dans le plat, il faut aller jusqu’au bout.

Elle disparut prestement dans la salle de bains. Sharko soupira. Elle était capable de le faire, elle était pire qu’une tête brûlée. Après une longue réflexion, il se leva, s’avança dans le couloir, s’arrêta devant la porte qu’elle avait fermée à clé.

— Il faut un visa, quelque chose pour te rendre au Canada ? fit-il d’une voix forte.

L’eau de la douche ruisselait sur l’émail.

— Quoi ?

— On explore la piste du Canada avant. Plus j’y pense, et plus je crois qu’on peut retrouver la trace de ces fillettes dans les archives. Et si on n’a rien, on essayera de s’attaquer à la Légion. Il faut un visa ?

— J’ai un passeport, parfois ça suffit, et d’autres fois non, d’après ce que j’ai vu sur Internet cette nuit. Mais ça faciliterait les choses si on avait une commission rogatoire internationale.

Sharko avait les lèvres collées à la porte fermée. De l’autre côté, il percevait que Henebelle se savonnait. Il ne put s’empêcher de l’imaginer nue, là, à quelques mètres. Cela lui réchauffa le ventre.

— D’accord… On a de bons rapports avec les Canadiens, ils forment nos analystes comportementaux. On dispose aussi de tous les contacts qu’il faut là-bas. Je vais m’occuper de tout ça pour toi à l’OCRVP. Tu sais s’il existe des vols Lille-Montréal ?

— Oui. Mais… Ouch, je me suis mis du savon dans l’œil… Attendez !

Sharko sourit. Froissement du rideau de douche. Puis la voix féminine qui revient :

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Non. Tu attrapes le prochain TGV. Je me charge de transmettre l’info à ton chef, ne te soucie pas de ça. On te réserve des billets électroniques pour le Québec.

— Et vous ?

— Je vais voir Leclerc pour le listing des associations humanitaires présentes au Caire pendant les meurtres. Peut-être que l’assassin se trouve parmi l’une des longues listes de noms.

Soudain, la porte s’ouvrit. Lucie était enroulée dans une grande serviette, de la mousse plein les cheveux et sur les oreilles. Elle sentait la vanille et la noix de coco. Sharko se recula un peu, ça lui faisait bizarre.

— Pourquoi vous cherchez à m’éloigner ? demanda-t-elle d’une voix dure.

Sharko serra les mâchoires. Il chassa du bout des doigts la mousse collée sur les tempes de Lucie et fit brusquement demi-tour.

— Pourquoi, commissaire !

Il disparut au bout du couloir, sans se retourner.

40

Tout s’était accéléré pour Lucie, depuis son départ de L’Haÿ-les-Roses. Elle disposait de quelques heures pour faire ce qu’une femme normale aurait dû faire en deux jours. Son avion décollait à 19 h 10 de l’aéroport Lille-Lesquin. Le service administratif où travaillait Sharko, chargé des missions à l’étranger, s’était comme par magie occupé de tout : papiers, mise en place et justification du déplacement auprès de la hiérarchie, envoi des billets électroniques sur sa messagerie. Le Boeing atterrissait à 20 h 45, heure canadienne. Une chambre d’hôtel lui était réservée au Delta Montréal, un trois-étoiles situé entre le Mont-Royal et le Vieux-Port, à deux pas du centre des archives. Elle venait d’imprimer la commission rogatoire internationale, tout juste arrivée par mail. Dans le strict cadre de l’enquête, on lui accordait quatre jours pleins sur place. Quatre jours, cela faisait beaucoup pour mener des recherches dans de vieux documents. Ils avaient vu large.

Alors que Lucie rentrait à son domicile, elle pensa aux dernières paroles de Sharko, sur le quai du RER, à Bourg-la-Reine : « Tu feras attention à toi, petite. » Les mots avaient résonné au fond de sa gorge comme de petites pierres qu’on cogne les unes aux autres. Ils s’étaient alors serré la main — pouce au-dessus pour lui, sourires échangés, 2–0 — puis, comme la première fois, Sharko était parti, les épaules voûtées, sans se retourner. Avec un pincement au cœur, Lucie avait alors longuement regardé sa large silhouette disparaître anonymement dans les escaliers.

Après un détour par sa salle de bains, elle finit sa valise chargée du strict minimum, la fourra dans le coffre de sa voiture, sortit les poubelles et prit la direction du CHR Oscar Lambret. Elle était plus excitée que jamais. Le Canada… Une affaire internationale… pour elle, la « petite fliquette » qui, voilà une poignée d’années, noircissait de la paperasse dans le commissariat de Dunkerque. Quelque part, elle se sentait fière de son ascension.

Lucie entra dans la chambre d’hôpital avec deux cafés noirs pris au distributeur. Sa mère était toujours présente, fidèle au poste. Avec Juliette, elle jouait à la console de jeu. Des livres de coloriage s’ouvraient sur le lit. La gamine lui adressa un sourire en coin. Elle rayonnait, sa peau avait enfin retrouvé le teint de miel des enfants de son âge. Le médecin avait officiellement annoncé la sortie pour le lendemain matin. Lucie serra sa fille dans ses bras.

— Demain matin ? C’est génial ça, ma chérie !

Après une flopée de bisous, Juliette retourna à sa partie, toute guillerette. Lucie et Marie se tenaient sur le seuil de la chambre, leur gobelet à la main. Lucie prit sa respiration, et se lâcha :

— Maman, il va encore falloir que tu gardes Juliette au moins quatre jours… Enfin, quatre jours et quatre nuits, je veux dire. Je suis désolée, c’est une enquête difficile et…

— Où vas-tu ?

— Montréal…

Marie Henebelle avait le don, d’un regard, de vous culpabiliser.

— L’étranger, maintenant. Ce n’est pas dangereux, j’espère ?

— Non, non. Je vais juste fouiller dans de vieilles archives. Rien de bien passionnant, mais il faut malheureusement quelqu’un pour se farcir le travail.

— Et c’est bien évidemment tombé sur toi.

— On peut dire ça.

Marie connaissait trop bien sa fille, elle savait que même si Lucie partait affronter le diable en personne, elle prétendrait aller cueillir des champignons. Elle désigna du menton une peluche grise, un hippopotame.

— Ton ex est venu ici.

— Mon ex… Tu veux dire Ludovic ?

— Il y en a eu d’autres ?

Silence de Lucie. Marie regarda tristement Juliette.

— Tu aurais vu comment ils se sont amusés, tous les deux. Ludovic a passé deux heures ici, avec elle. Il rentrait chez lui, et il a dit que si tu voulais le rappeler, tu pouvais. Tu devrais le faire.

— Maman…

Marie s’empara du regard de sa fille, sans plus jamais le lâcher.

— Il te faut un homme, Lucie. Quelqu’un qui te stabilisera, qui saura te ramener à la réalité quand il le faudra. Ludovic est un bon garçon.

— Le seul problème, c’est que je ne l’aime pas.

— Tu n’as pas pris le temps de l’aimer ! Tes jumelles passent davantage de temps avec leur grand-mère qu’avec leur mère. C’est moi qui les garde et les élève. Tu trouves ça normal ?

Au fond, Marie avait complètement raison. Lucie repensa à l’idée qu’avait Sharko du métier : un monstre dévorant, qui ne régurgitait, à la longue, que des familles détruites ou décomposées.

— Après cette enquête, maman. Je te promets de me poser et d’y réfléchir.

— Y réfléchir, oui… Comme l’enquête d’avant. Et celle d’avant encore, et encore, et encore…

Ses yeux contenaient des reproches et aussi, quelque part, une certaine forme de pitié.

— Ce n’est pas maintenant que je pourrai refaire ma fille. Tu es façonnée dans le béton, ma vieille, et il faudrait y aller à coups de piolet pour changer quelque chose dans ta maudite cervelle.

— Au moins, je sais de qui je tiens.

Lucie parvint à arracher un demi-sourire à sa mère, qui lui caressa le menton de la main.

— Allez, va ! Je fais un aller-retour à la maison. À quelle heure tu pars d’ici ?

— 17 heures, maximum. Le temps de me rendre à l’aéroport, puis il y a l’enregistrement aussi.

— Ça te laisse trois petites heures à passer avec ta fille. Bon Dieu, on se croirait au parloir d’une prison…

41

Après avoir déposé Lucie, Sharko s’était rendu à Nanterre. La jeune enquêtrice avait laissé dans son esprit une trace brûlante, une présence indélébile dont il n’arrivait plus à se défaire. Il la voyait encore, sa serviette drapée autour d’elle, couverte de mousse, dans SA salle de bains. Qui aurait pu croire qu’un jour, une femme se serait douchée là où s’était douchée Suzanne ? Qui aurait pu penser qu’à la vue d’un corps un peu dénudé, son cœur pouvait de nouveau s’accélérer dans sa poitrine ?

Pour l’heure, il allait et venait dans le bureau de son chef. Lucie était loin, ses préoccupations étaient ailleurs. Il fulminait face à Leclerc, assis à son bureau :

— On ne peut pas s’écraser comme ça. D’autres se sont attaqués à la Légion avant nous.

— Et ils se sont tous cassé la gueule… Péresse et le boss sont de mon avis. Il va falloir se passer de ton raccourci et obtenir du concret. Josselin veut bien placer deux enquêteurs de la crim pour essayer de retracer le parcours de Mohamed Abane après le départ de chez son frère. C’est le seul moyen légal dont on dispose.

— Ça va traîner en longueur et ça ne mènera à rien, tu le sais.

Leclerc tendit le menton vers une pochette posée devant lui.

— Comme je te disais au téléphone, avant que tu me foutes la merde en grillant la priorité à Péresse, j’ai récupéré la liste des organismes humanitaires présents en Égypte, aux environs du Caire, à la période des meurtres des jeunes filles. On a quelques noms, ceux des responsables de mission notamment. Mais il y a un truc vraiment intéressant, c’est ce congrès, le SIGN. Jette un œil…

Martin Leclerc tirait une mine sombre, fermée. Il regroupait des papiers dans un geste inutile et fuyait le regard de Sharko. Le commissaire s’empara du dossier et se mit à lire :

— Sourire pour les orphelins du monde, environ trente personnes. Planète urgence, plus de quarante. SOS Afrique, soixante… J’en passe et des meilleures… (Il plissa les yeux.) Mars 1994, réunion annuelle du réseau mondial pour la sécurité des injections, SIGN… Plus de… Plus de trois mille personnes venues du monde entier ! OMS, UNICEF, ONUSIDA, des organisations non gouvernementales, des universités, des médecins, chercheurs, des agents de santé et du monde de l’industrie… Plus de quinze pays. Mais… Que veux-tu que je foute avec ça ?

— Mars 1994, c’est bien le mois et l’année des meurtres, non ?

Un silence. Sharko considéra les feuillets avec davantage d’attention.

— Merde, tu as raison.

— Bien sûr que j’ai raison. On est en train de récupérer la liste détaillée des participants à SIGN, elle devrait arriver dans la journée. À vue de nez, il y aurait entre cent cinquante et deux cents Français.

— Deux cents…

— Bref, comme tu peux le constater, on est loin des rangers et des treillis. Donc on laisse tomber la Légion pour le moment, on a suffisamment de grain à moudre ailleurs, avec le Canada, ces listings et l’enquête sur Abane.

Sharko s’appuya sur le bureau.

— Que se passe-t-il, Martin ? On avait l’habitude de ronger les os à deux et aujourd’hui, t’essaies de noyer le poisson avec… des listes. Avant, tu aurais foncé.

— Avant…

Martin Leclerc soupira. Ses doigts se rétractèrent sur une feuille, qu’il chiffonna et lança à la poubelle.

— C’est Kathia, Shark. Je suis en train de la perdre.

Sharko accusa le coup mais au fond, il l’avait pressenti, depuis quelques jours. Kathia et Martin Leclerc avaient toujours symbolisé l’image même du couple inébranlable, ayant affronté tant de tempêtes que plus rien ne pouvait le faire flancher.

— Ça a commencé avec l’affaire Huriez, c’est ça ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— Parce que c’est comme ça…

Sharko se souvenait des moindres détails. Un an plus tôt. Un trafic de cocaïne aux alentours de Fontainebleau. L’une des petites mains du réseau tombe, Olivier Hussard, vingt ans. Le filleul de Kathia… Celle-ci demande à son mari d’intervenir, de faire jouer ses relations pour un allégement de la peine. Mais Martin Leclerc reste de marbre, fidèle à la droiture de son insigne.

Sharko s’en voulait. Emporté par ses propres démons, il n’avait strictement rien remarqué chez son chef. Lui, un analyste censé analyser les comportements.

— J’avais le droit de savoir, Martin.

— Tu avais le droit de savoir ? Et au nom de quelle fichue règle avais-tu le droit de savoir ?

— Au nom de notre amitié, tout simplement.

Un lourd silence s’installa dans la pièce. Un vrombissement de moto se fit entendre, au loin.

— J’ai vu le boss, Shark. Ça s’est fait avant-hier.

— Quoi ? Ne me dis pas que…

— Si… Après cette affaire, je vais démissionner. Je ne pourrai pas tenir encore huit ans, attendre la retraite avec la peur aux tripes. Pas sans elle. Ça fait plusieurs jours qu’elle dort chez sa sœur, ça me rend dingue. Et puis, tu me vois vieillir seul, comme…

Il stoppa net sa phrase. Sharko le fixait.

— Comme moi, c’est ça ?

Leclerc trouva refuge dans ses feuillets, qu’il empilait, désempilait, réempilait.

— Et puis tu fais chier, Shark. Casse-toi !

Le commissaire se décolla du bureau, sonné. Ses yeux s’embuèrent légèrement. Leclerc n’imaginait pas la violence du choc qu’il venait de provoquer. Sharko serra les deux poings :

— Tu sais ce que signifie ton départ pour moi ? Pour la poignée d’années qu’il me reste à tirer ?

Leclerc frappa du poing sur la table.

— Oui ! Oui, je sais ! Qu’est-ce que tu crois ?

Cette fois, Leclerc fixa son subordonné, au fond des yeux.

— Écoute, je ferai tout pour que…

— Tu ne feras rien du tout. Tu pars, je saute, et tu le sais parfaitement. Personne ne voudra d’un vieux flic malade. Même pas dans un placard. C’est aussi simple que ça.

Leclerc regarda son ami en secouant la tête.

— Ne me mets pas le couteau sous la gorge, je t’en prie. C’est déjà suffisamment dur comme ça.

Un peu voûté, Sharko finit par se diriger vers la porte. Il se retourna, une main sur la poignée :

— Quand j’ai perdu ma femme et ma fille, vous avez été là, avec Kathia. Quoi qu’il arrive et quels que soient tes choix, je les accepterai. Et maintenant, tu vas aller dire à Josselin que je rentre me reposer une petite journée, parce que j’entends des voix de partout.

42

L’autoroute défilait. Longue, monotone, infinie. Sharko venait de dépasser Lyon, il roulait plein sud en direction de Marseille, fenêtre ouverte, radio à fond. Son téléphone portable reposait devant lui, au niveau du volant.

— Le pire, c’est que j’ignore comment l’aider. Aller voir Kathia ? Ce n’est pas une solution. J’ai l’impression de mouliner dans la semoule.

— Ça veut dire quoi, mouliner dans la semoule ?

Sharko fixa le siège passager.

— Ça veut dire ramer, galérer, tourner en rond. Exactement ce que je suis en train de faire en ce moment.

Eugénie s’amusait avec une mèche de cheveux, qu’elle tortillait autour de ses doigts. Elle prit son air de chipie.

— Au fait, t’as vu comment Lucie ressemble à Suzanne ?

Le commissaire avala de travers. Cette fillette avait décidément des réactions totalement imprévisibles. Il haussa les épaules.

— Elle ressemble autant à Suzanne que ton pot de sauce à une locomotive.

— Dans tes yeux, je veux dire. Elle ressemble à Suzanne dans tes yeux… Et dans ton cœur de pierre aussi. Je le sais, moi. C’est tout chaud là-dedans.

— Tu délires.

— C’est moi qui délire, bien sûr… Lucie, elle te fait quelque chose, c’est pour cette raison que tu veux la protéger. Le Canada, c’est loin.

Le portable du commissaire se mit à vibrer.

— Je l’aime bien Lucie, moi. J’espère que ça va bien marcher, vous deux.

— Tu es complètement folle, ma petite.

Il décrocha. C’était l’un de ses contacts à la DCRI.

— Tu as l’info ?

— À ton avis ? Le commandant actuel de la Légion est un colonel du nom de Bertrand Chastel. Sacré pedigree, le bonhomme.

— Allonge.

— Légionnaire de carrière, il s’est retrouvé dans les plus prestigieuses troupes de combat. Pour faire vite, commandant du 2e REP au Liban, puis l’Afghanistan. Ensuite, changement de cap, il devient instructeur en chef dans l’enfer guyanais, il met au point de nouveaux programmes d’entraînement et forme l’élite de l’élite. À croire qu’il prend son pied à mener une vie drastique. Avec lui, les mecs en chient à mourir, et la plupart d’entre eux reviennent avec le cerveau bien formaté au combat, si tu vois ce que je veux dire. Retour en France, où il passera trois ans à la DGSE, avant de revenir à ses premières amours pour prendre le commandement du 1er RE, du 4e RE et du GRLE il y a deux ans.

Un sigle fit immédiatement tilt dans la tête de Sharko. DGSE. Direction générale de la sécurité extérieure.

— Un passage par les services secrets au milieu d’une carrière de légionnaire ? Qu’est-ce qu’il y a fait ?

— Tu crois franchement que c’est noté noir sur blanc ? Tout ça, c’est classé top secret-défense. Il connaît du beau monde, dont la plupart des représentants de la CCSD. On est dans les hautes sphères, Shark, et dans les hautes sphères, il y a beaucoup de boîtes fermées. Quand tu les ouvres, c’est Pandore qui te saute à la gueule. J’ignore ce que tu cherches à faire, mais je peux t’affirmer que ce type est inattaquable.

— C’est mon affaire. Il est à Aubagne en ce moment ?

— J’ai vérifié, oui. Un appel bidon, et le tour était joué.

— Génial, merci, Papy.

— En attendant, je ne t’ai jamais appelé et je ne veux pas savoir ce que tu branles. Mais fais gaffe quand même.

Sharko raccrocha. Il jeta un œil vindicatif sur la droite. Eugénie avait fichu le camp, enfin.

Il baissa le son de l’autoradio qui lui tapait sur le système. À la platitude de la campagne succédèrent les vallons, les montagnes, les fleuves. Valence, Montélimar, Avignon. Les contreforts de la Provence. Les températures grimpaient, le soleil cuisait les chairs à travers le pare-brise. Sharko avait la gorge sèche, non pas en raison du manque d’eau, mais de Henebelle… Eugénie avait raison. La petite femme blonde avait bouleversé ses vieux organes fossiles. Quelque chose chauffait dans sa poitrine, son ventre, son estomac. Tout était noué là-dedans, et ça lui faisait mal. Mal, parce qu’il ne devait y avoir personne d’autre que Suzanne. Mal, parce qu’il avait quinze ans de plus que Lucie et qu’il revoyait, à travers ses yeux à elle, tous les défauts qui les avaient détruits, lui et sa famille. L’acharnement, les absences, et cette envie de traquer le Mal, le vrai Mal, jusqu’à se retrouver dos au mur, épuisé, démoli. Il n’y avait aucune issue à ce métier-là. Aucune finalité ni satisfaction.

La journée tirait à sa fin, déjà. Huit heures de route dans les pattes… Huit heures à réfléchir, en partie, sur son plan d’attaque.

Du pur suicide, il en avait conscience.

Peu importait, il était déjà mort depuis longtemps. Tellement souvent.

Il quitta l’autoroute du Soleil, continua une cinquantaine de kilomètres sur l’A52 puis prit la sortie « Aubagne ». Il aperçut succinctement les bâtiments du centre de recrutement de la Légion étrangère aux abords de l’autoroute A501. De longs vaisseaux blancs, aux lignes parfaites et à la rigueur toute militaire. Quelques minutes plus tard, il s’engageait sur la départementale D2 puis sur la voie qui le mena devant une guérite gardée par un caporal de faction. Képi blanc, épaulettes rouges, uniforme impeccable. Sharko présenta sa carte tricolore.

— Je suis le commissaire Sharko, de l’Office central pour la répression des violences aux personnes. Je souhaiterais m’entretenir avec le colonel Bertrand Chastel.

L’intitulé à rallonge de son service faisait toujours une large impression. Sharko expliqua rapidement qu’il traquait un criminel récidiviste, qui avait sans doute intégré récemment leurs rangs sous une fausse identité. Afin de percuter plus encore, il avait volontairement chargé le soi-disant criminel : viol, torture… Le militaire lui demanda de patienter et disparut dans sa cabine. Sharko sut que c’était gagné quand il le vit réapparaître et désigner le parking.

— Vous pouvez stationner sur le parking visiteur, derrière vous. Le colonel va vous recevoir. Un sous-lieutenant va venir vous chercher. Je dois juste récupérer votre arme de service.

Le commissaire s’exécuta.

Pochette à élastiques sous le coude, il suivit sans un mot le sous-officier venu l’accueillir. Sur les murs immaculés de l’enceinte s’affichait en lettres dorées le fameux Legio patria nostra. Des colonnes d’hommes de toutes nationalités — Polonais, Colombiens, Russes… — marchaient au pas le long de la place d’armes, au rythme de chants militaires. D’autres, plus en retrait, survêtement bleu et tee-shirt blanc, dévalaient les escaliers à grande vitesse, l’urgence et la peur dans le regard. Les bleubites…

Leur jusqu’au-boutisme était effrayant : ces frères d’armes aux crânes rasés et aux yeux d’acier n’avaient pas trente ans, et ils étaient prêts à mourir là, maintenant, pour le drapeau tricolore.

L’attention de Sharko fut soudain attirée par un bâtiment sans étage, au-devant duquel se trouvait la pancarte : « DCILE, division communication et information ». Il pressa le pas pour se retrouver au niveau de son accompagnateur :

— Dites… Qu’est-ce qu’on y fait, exactement, à la DCILE ?

— C’est une cellule de relations publiques qui répond aux nombreuses demandes d’information et organise les reportages. Le bureau production assure la promotion de la Légion partout en France et à l’étranger.

— Vous disposez aussi d’un département vidéo ? Création et montage de films pour l’armée ?

— Oui. Reportages, films de promotion ou de commémoration.

— Et les légionnaires eux-mêmes s’en occupent ?

— C’est l’état-major composé de militaires. Officiers, sous-officiers de l’armée de terre, principalement. Autres questions ?

— Ça ira, merci.

Sharko pensait aux tueurs du restaurateur de films, Claude Poignet… L’un d’eux était un militaire cinéaste, et il se cachait sûrement ici, bien au chaud dans ses rangers, dans l’un de ces grands édifices… Ça collait de plus en plus.

Ils arrivèrent aux bâtiments du 1er régiment étranger, où siégeait le haut-commandement et donc, le chef de corps. L’autorité absolue. Sharko avait la gorge sèche, les mains moites, et aurait eu beaucoup moins d’appréhension face à un tueur sanguinaire qu’à un colonel médaillé, qui avait, a priori, dédié une partie de sa vie à servir le pays. En homme de métier, le flic avait une profonde estime pour ces militaires et leur sacrifice.

Ils longèrent des couloirs feutrés, le soldat frappa trois fois et se mit au garde-à-vous devant la porte fermée.

— Repos ! Entrez !

Après avoir introduit Sharko et effectué son demi-tour réglementaire, le sous-lieutenant laissa le flic seul face au colonel, occupé à signer des papiers. Le policier estima que le chef de corps devait avoir son âge et une carrure proche de la sienne, l’embonpoint en moins et quelques centimètres de plus. Sa brosse grise, irréprochable, amplifiait encore la géométrie euclidienne de son visage. Sur son uniforme sombre, une petite plaque indiquait en lettres rouges « Colonel Chastel ».

— Je vous demanderai encore quelques secondes.

Le haut gradé leva ses yeux d’un bleu froid, et poursuivit son travail, sans réaction particulière. Le commissaire s’interrogeait. Si le colonel était impliqué dans l’affaire, s’il avait suivi les informations suite à la découverte des corps de Gravenchon, il connaissait forcément son visage, son identité. De ce fait, s’était-il préparé à cette visite depuis l’appel du caporal de faction ? Ou ne l’avait-il tout simplement pas reconnu ?

Tandis que Chastel signait des feuilles, Sharko en profita pour détailler le bureau. Les sept principes du code d’honneur du légionnaire trônaient au-dessus d’une large baie vitrée qui ouvrait sur la place d’armes. On ne comptait plus les plaques commémoratives et les photos accrochées au mur où le colonel, à différents âges, posait seul ou au cœur de son régiment. Les terres ocre et les poussières de l’Afghanistan, les immeubles déchirés de Beyrouth, l’exubérance de la jungle amazonienne… Une violence sourde rayonnait de ces faciès aux traits marqués, de ces doigts serrés autour de leurs fusils d’assaut. Ces clichés n’exposaient rien d’autre, au bout du compte, que la guerre, les affrontements, la mort, avec au milieu des hommes qui s’y sentaient à leur place.

Le colonel empila enfin ses feuillets et les poussa au bout de son bureau impeccablement rangé. Il n’y avait aucune autre chaise. Ici, on avait l’habitude de rester debout, au garde-à-vous.

— J’en suis encore à envier ces années où l’on ignorait l’existence de la paperasse. Puis-je voir vos papiers ?

— Évidemment.

Sharko lui tendit sa carte. L’officier la détailla scrupuleusement, avant de la lui rendre. Ses doigts étaient épais, ses ongles soignés. Comme lui, il avait quitté le terrain depuis longtemps.

— Vous cherchez un auteur de crimes de sang dans nos rangs, si j’ai bien compris. Et vous venez seul pour l’appréhender ?

La voix sortait grave, monolithique, rugueuse. S’il simulait, il était très doué.

— Nous n’en sommes pour le moment qu’au stade de la suspicion. Une caméra de surveillance nous a prouvé la présence de son véhicule à une vingtaine de kilomètres d’Aubagne, au péage de l’A52. Or, plus aucune trace de ce même véhicule au niveau de l’A50. Il s’est donc forcément arrêté entre les deux.

— Ce véhicule, l’avez-vous retrouvé ?

— Pas encore, mais nous nous y employons.

Le colonel Chastel agita la souris de son ordinateur, puis tapa probablement un mot de passe sur son clavier.

— Vous n’êtes pas sans savoir que notre corps ne recrute aucun auteur de viol ou de crime de sang ?

— Il a vraisemblablement usurpé son identité.

— C’est peu probable. Donnez-moi son nom.

Sharko le fixait dans les yeux, aussi profondément qu’il le pouvait. C’était là, bientôt, dans un minuscule espace de temps, qu’il fallait capter l’infime lueur capable de tout renverser. Il tira sur les élastiques de sa pochette, l’ouvrit et en sortit une photo en format A4. Il la posa sur le bureau, face imprimée contre le bois.

— Tout est là-dessus…

Bertrand Chastel tira la feuille à lui et la retourna.

Le cliché présentait Mohamed Abane de son vivant. Gros plan sur le visage.

Bertrand Chastel aurait dû réagir. Rien, pas la moindre émotion sur son faciès fermé.

Sharko serra les mâchoires. C’était impossible. Le commissaire se sentit déstabilisé mais essaya de ne pas le montrer et de garder son fil conducteur :

— Comme c’est écrit au bas de la photo, il a dû se présenter ici sous l’identité d’Akim Abane.

Le légionnaire repoussa le papier dans la direction de Sharko.

— Désolé, je ne l’ai jamais vu.

Ni sa voix, ni ses lèvres, ni ses doigts ne tremblaient. Sharko récupéra son cliché, les sourcils froncés :

— Je suppose que vous ne voyez pas toutes les nouvelles têtes qui intègrent vos rangs. En fait, je m’attendais plutôt à ce que vous tapiez son identité sur l’ordinateur, comme vous vous apprêtiez à le faire avant que je vous montre le portrait.

Un léger temps mort. Trop long, estima Sharko. Néanmoins, Chastel ne perdit rien de sa prestance ni de son contrôle. Un sacré coriace.

— Rien ne se passe ici sans que je le sache, ou que je le vois. Mais si cela peut vous rassurer.

Il entra les données dans l’ordinateur et tourna l’écran vers Sharko.

— Rien.

— Vous n’aviez pas besoin de me montrer votre écran, je vous aurais cru sur parole.

D’un geste ferme, Chastel tira l’écran vers lui.

— J’ai beaucoup de travail. Le sous-lieutenant Brachet va vous raccompagner jusqu’à la sortie. Bon courage avec votre fugitif.

Sharko hésita. Il ne pouvait pas partir ainsi, sur des incertitudes. Au moment où Chastel voulut décrocher son téléphone, Sharko se pencha vers lui et appuya sur sa main, le contraignant à reposer le combiné. Cette fois, il savait qu’il franchissait la barrière, et que tout risquait de basculer.

— J’ignore comment vous saviez que je me pointerais ici, mais vous ne me baiserez pas la gueule.

— Ôtez votre main immédiatement.

Sharko approcha son visage à dix centimètres de celui du militaire. Il y alla franco, le tout pour le tout.

— Le syndrome E… Je suis au courant. Mais bon Dieu, pour quelle autre fichue raison croyez-vous que je suis ici ?

Cette fois, Chastel accusa le coup et ne put cacher totalement sa stupéfaction : regard flottant, os temporaux qui roulent sous la peau. Une perle de sueur se forma sur son front, malgré l’air climatisé. Il laissa sa paume sur le combiné.

— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.

— Oh que si, vous comprenez ! Ce que moi je ne comprends toujours pas, c’est comment vous avez réussi à garder votre calme face au portrait d’Abane. Même quelqu’un comme vous ne peut faire preuve d’un tel contrôle. Comment vous avez su ? Comment vous…

Sharko plissa les yeux.

— Des micros…

Il se redressa, les mains plaquées sur les tempes.

— Bon Dieu de bon Dieu. Vous vous êtes pointés chez moi et vous avez planqué des zonzons.

Chastel se leva, poings appuyés sur son bureau comme un gorille.

— Je vous garantis que vous allez regretter d’être venu ici me menacer. Attendez-vous à un arrêt brutal de votre carrière.

Sharko fit un sourire de squale. Il revint à l’attaque :

— Je suis seul ici, en face de vous, parce que personne n’est au courant de ma présence à Aubagne, vous le savez déjà. Et si cela peut vous rassurer, il n’y aura aucune enquête de lancée à l’encontre de la Légion. Tout le monde est d’accord : Mohamed Abane, ou plutôt Akim Abane, appelez-le comme vous voulez, n’est jamais venu ici.

— Vous êtes complètement fou, vos propos ne riment à rien.

— Tellement fou que je vais vous demander de l’argent, colonel Chastel. Beaucoup d’argent… De quoi démissionner et me payer une belle retraite dorée. Enfin, beaucoup… Une goutte d’eau, dirons-nous, pour les fonds secrets de la DGSE. Vous croyez que ça me plaît de continuer à brasser de la merde ?

Sharko ne lui laissa pas le temps de répliquer, il fallait agir vite. Il sortit un papier de sa pochette à élastiques et l’écrasa devant le légionnaire.

— La preuve de ma bonne foi.

Chastel daigna baisser les yeux.

— Des coordonnées GPS ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Si vous ou vos « amis » faites un petit détour par l’Égypte, sait-on jamais, c’est là-bas que vous retrouverez le corps d’un certain Atef Abd el-Aal, une sentinelle cairote. À moins que vous soyez déjà au courant, là aussi ? Donnez ce papier aux autorités françaises ou égyptiennes, comme vous voudrez, et je passerai le reste de mes jours en prison.

Le visage du militaire, complètement figé, paraissait coulé dans le béton. Sharko se pencha, l’air satisfait.

— Je vais aussi oublier, pour l’histoire des micros. Vous voyez, entre vous et moi, c’est une question de confiance.

Il recula jusqu’à la porte.

— Pas besoin de me raccompagner, je connais la sortie. Je vous contacterai d’ici quelques jours. Et, un conseil, au cas où il m’arriverait un malheur… J’ai pris mes dispositions.

Il désigna du menton le code d’honneur de la Légion.

— Vous devriez peut-être le relire.

Il fit finalement demi-tour et sortit.

On ne le raccompagna pas.

Quand il croisa ces soldats entraînés et prêts à tuer, arme blanche à la ceinture, il se demanda s’il n’avait pas signé son arrêt de mort. Il venait de se mettre les légionnaires et probablement les services secrets sur le dos. Il avait pensé à du lourd derrière cette affaire, il ne s’était pas trompé. De très hauts fonctionnaires…

Il roula pied au plancher sur les grandes lignes droites de l’A6. Du dos de la main, il frottait les petites larmes qui naissaient au bord de ses yeux. Il avait confié ses failles, ses blessures profondes à Henebelle, parce qu’il la savait comme lui et qu’il était né entre eux, de manière spontanée, une forme de confiance. Il lui avait dévoilé ses cicatrices psychiques.

Mais d’autres oreilles avaient écouté. Chastel, ses sbires…

À présent, il se sentait nu, trahi, presque honteux.

Sept heures plus tard, il rentrait chez lui. Il se mit à fouiller son appartement de fond en comble et trouva quatre micros. L’un planqué dans le socle de sa lampe halogène, et les trois autres dans les thermostats des radiateurs. Du matériel standard, miniaturisé, utilisé par n’importe quel service de police. Nul doute qu’il ne trouverait aucune empreinte là-dessus, et qu’il n’y aurait absolument rien à en tirer.

De rage, il les jeta au sol.

Et ce fut Eugénie qui les écrasa de sa semelle.

Dès lors, son Sig Sauer enfoncé au fond de son holster et les trois verrous de la porte d’entrée de son appartement lui parurent terriblement illusoires.

43

Lucie n’avait pris l’avion qu’une seule fois, aux alentours de ses neuf ans, pour des vacances aux Baléares, et elle avait trouvé cela merveilleux. Elle se rappelait son père et sa mère qui l’entouraient et qui lui caressaient les cheveux quand elle prenait peur dans les trous d’air. L’un des derniers souvenirs d’eux trois, réunis. Tout était désormais si loin…

Pensive, elle avait le front collé au hublot du Boeing 747 qui survolait le Québec. L’hôtesse venait de la réveiller, lui intimant d’attacher sa ceinture. La descente commençait. Lucie avait dormi tout au long du trajet, d’un sommeil lourd, ininterrompu, presque inhabituel. Elle admirait, dans la pâle lumière du soleil couchant, les étendues de lacs, de forêts, de rivières, de marécages, encore épargnés par la civilisation. Une terre géante, sauvage, miraculeusement préservée. Puis l’embouchure du Saint-Laurent avait surgi, avec les premières grandes manifestations humaines, avant que l’avion survole la fameuse île en forme de losange.

Montréal… Un brûlot de modernisme au cœur des flots.

L’hôtesse vérifia de nouveau que toutes les ceintures étaient bien bouclées. Le passager voisin de Lucie, un grand blond costaud, avait les doigts quasiment enfoncés dans les accoudoirs. Il la fixa avec des yeux de cocker :

— Encore une fois, je vais avoir la sensation de mourir. J’envie les gens capables de dormir n’importe où, comme vous.

Lucie lui répondit d’un sourire poli. Elle avait la bouche pâteuse et aucune envie de discuter. L’atterrissage, à Montréal-Pierre-Elliott-Trudeau, se fit en douceur. La température au sol était sensiblement la même que celle d’un été classique dans le nord de la France. Pas de véritable dépaysement, d’autant plus que la population était en grande partie francophone. Dès les problèmes coutumiers réglés — douane, vérification de la commission rogatoire internationale, attente de son bagage et récupération de dollars canadiens — Lucie héla un taxi et se laissa choir sur le siège arrière. Le soir tombait à peine ici mais de l’autre côté de l’Atlantique, c’était la fin de la nuit.

La première impression qu’elle eut de Montréal, dans cette obscurité de plus en plus épaisse, était celle d’une ville moderne et incroyablement lumineuse. Les gratte-ciel lançaient leurs feux vers les étoiles, les nombreuses cathédrales et églises jouaient avec les nuances de rouge, de bleu, de vert projetées par des luminaires. Dans le centre, Lucie fut surprise par la largeur des avenues, et la géométrie rigoureuse du réseau des rues. Malgré les bouches de métro d’allure très parisienne et l’effervescence proche des petits cafés ou des restaurants, on percevait beaucoup moins cette proximité et cette chaleur qui animaient, dans les heures chaudes de la nuit, la capitale française.

Une fois arrivée à l’hôtel Delta Montréal, une tour imposante dont le sommet était éclairé de lumières bleues, Lucie ne trouva plus la force de sortir visiter la ville — dont le Montréal souterrain si réputé. Après avoir récupéré ses clés, elle s’installa dans sa chambre au cinquième étage, se mit en petite tenue et s’allongea sur le lit dans un profond soupir. Elle ne se sentait pas à sa place dans ce lieu anonyme où se succédaient les inconnus, les hommes en voyage d’affaires, les couples en vacances. Rien de plus déprimant que d’être seule le soir, sans un bruit alentour. Où étaient les rires et les pleurs de ses filles, et le léger brouhaha quotidien de son appartement qui l’accompagnait depuis toutes ces années ? Comment pouvait-elle se trouver si loin de sa fille malade ? Comment se passait la colonie de Clara ? Des questions qu’une mère, une bonne mère ne devrait jamais se poser.

Malgré tous ses tracas, elle sombra progressivement. Elle papillonnait des yeux lorsque le téléphone de l’hôtel sonna. Elle tendit la main et amena le combiné à son oreille.

— Oui ?

— Installée, Henebelle ?

Un silence…

— Commissaire Sharko ? Euh… Oui, je viens d’arriver. Mais… Pourquoi vous n’appelez pas sur mon portable ?

— J’ai essayé. Sans succès.

Lucie leva son téléphone cellulaire, posé à ses côtés. La batterie était bien chargée. L’écran n’indiquait aucun appel. Elle essaya de déclencher une tonalité.

— Mince, il n’a pas dû supporter le décalage horaire… En parlant de décalage, il doit être quatre ou cinq heures du matin chez vous. Déjà levé ?

Dans l’obscurité, Sharko était assis à sa table de cuisine, face à une tasse de café vide et à son Sig Sauer chargé. Il se tenait la joue dans une main, le coude appuyé sur la nappe, l’œil vers la porte d’entrée, au bout du salon. Son téléphone était posé devant lui, il avait mis le haut-parleur. Sur la chaise d’en face, Eugénie marmonnait la dernière chanson de Cœur de Pirates. Elle mangeait des marrons glacés et sirotait un diabolo-menthe. Sharko tourna la tête sur le côté.

— Comment s’est passé le voyage ?

— En un mot, je dirais crevant. Avion archibondé de vacanciers.

— Et l’hôtel, il est sympa ? Tu as une baignoire au moins ?

— Une baignoire ? Euh… Oui. Sinon vous, du neuf ?

— Gros point positif, je vais bientôt récupérer une liste de deux cents personnes présentes à un congrès scientifique au Caire, lors des meurtres. On a décidé de se focaliser sur les Français pour l’instant.

— Deux cents, ça fait beaucoup. Combien d’hommes vont travailler dessus ?

— Un seul, moi. Dans un premier temps, on doit pouvoir en éliminer un paquet avec le profil du tueur de 1993 qu’on possède. Affiner au mieux, avant de décortiquer chaque existence. Je te laisse imaginer la complexité de la tâche.

Un bruit de moteur grimpa depuis la rue. Dans un réflexe, Sharko s’empara de son feu et se précipita vers la fenêtre. Après avoir éteint la lumière, il souleva légèrement le volet roulant, la gorge serrée. Un camion, rehaussé d’un gyrophare orange, avançait avec mollesse le long du trottoir. Il s’agissait simplement de la voirie, qui vidait les poubelles, comme chaque semaine, dans la torpeur du petit matin. Le flic retourna s’asseoir, à demi rassuré. Ses tempes battaient, l’hypervigilance et la paranoïa, amplifiées par sa maladie, le maintenaient éveillé autant qu’elles l’épuisaient.

— Un problème, commissaire ?

— Ça va, ça va. Dis, tu n’as rien remarqué de suspect, chez toi, à Lille ?

— Du genre ?

— Du genre, des micros planqués. J’en ai trouvé quatre chez moi.

Assise à l’indienne au milieu de son lit, Lucie se sentit blanchir.

— La poignée de ma porte d’entrée frottait, il y a quelques jours. Ils sont aussi venus dans mon appartement, c’est sûr.

Lucie accusa le coup. L’impression d’un viol. On avait pénétré chez elle, dans son cocon. On avait peut-être visité sa chambre et celle de ses petites.

— Qui a fait ça ?

— Je n’en sais rien. Ce qui est certain, c’est que le colonel de la Légion étrangère est impliqué.

— Comment vous le savez ?

— Je le sais. Ne dis rien à personne pour ces micros, d’accord ? On s’en chargera quand tu rentreras chez toi.

— Pourquoi ?

— Arrête avec tes questions. Tiens-moi au courant. À bientôt.

— Commissaire ! Attendez !

La climatisation ronflait, hypnotisante. Et la voix de Sharko lui faisait tellement de bien.

— Quoi, Henebelle ?

— Il y a une question que j’aimerais vous poser…

— Du genre ?

— Vous avez sauvé beaucoup de vie dans votre carrière ?

— Quelques-unes, oui. Mais pas toujours celles que j’aurais souhaitées, malheureusement.

— Dans notre métier, on soulage des familles en retrouvant les assassins de leurs proches. Il est probable que nous redonnons une raison de vivre à une poignée de gens, parce que nous leur apportons une réponse. Mais commissaire, n’avez-vous pas eu un jour l’envie de tout arrêter ? De vous dire que le monde ne serait ni pire, ni meilleur sans vous ?

Sharko faisait tourner son arme sur la table, en donnant de petits coups sur la crosse. Il songeait à Atef Abd el-Aal… À ces huit bâtons sur le tronc d’arbre. À tous ceux dont il avait pu s’occuper, avec la certitude qu’ils ne recommenceraient plus jamais.

— J’ai eu envie d’arrêter chaque fois que je voyais un sourire sur les visages des salauds que je mettais en taule. Parce que ce sourire-là, aucun barreau, aucune prison ne pouvait en venir à bout. Ce sourire-là, tu le retrouves plus tard dans les grandes surfaces, les parcs de jeux, les écoles, partout où tu marches. Ce sourire-là me fait gerber.

Il rabattit violemment sa paume sur son arme, stoppant tout mouvement. Ses doigts se fermèrent sur le canon.

— Je ne te souhaite qu’une chose, Henebelle, c’est de ne jamais croiser ce fichu sourire. Parce que, s’il entre en toi, il n’en sortira plus.

Lucie serra les mâchoires. Elle fixa le plafond dans un soupir. Les ténèbres revenaient au galop.

— Merci commissaire. Je vous tiens au courant pour la suite. Bonne nuit.

— Bonne nuit, Henebelle. Prends soin de toi.

Lucie raccrocha tristement.

Elle comprit alors que le retour en arrière, vers une vie de femme et de mère, serait difficile. Parce que, ce sourire dont il parlait, elle l’avait croisé trop tôt dans sa jeune carrière.

Et il lui rongeait le ventre depuis longtemps…

44

Lucie eut une nuit agitée, traversée de cauchemars. Des images avaient profité des heures calmes pour la harceler : la gamine de la balançoire, le taureau, les lapins, Judith Sagnol, dans le film, avec son œil tranché, son ventre mutilé en forme de gros œil noir.

À se tourner et se retourner dans son lit, à voir le cadran digital du téléviseur diluer chacune de ses minutes, Lucie n’avait eu qu’une hâte : que le jour se lève enfin.

Et il s’était levé. À 9 heures tapantes, elle marchait dans les rues de la ville québécoise, profitant de la petite fraîcheur du matin pour chasser la torpeur qui engourdissait ses muscles.

Le centre des archives de Montréal se trouvait à une centaine de mètres du Vieux-Port, au cœur d’une zone particulièrement arborée. Il s’agissait d’un édifice gouvernemental de style Beaux-Arts, aux grosses pierres blanches et aux colonnades massives qui, par le passé, avait abrité l’École des hautes études commerciales.

Lorsque Lucie pénétra à l’intérieur, avec son sac à dos chargé de fruits de l’hôtel, d’une bouteille d’eau, de son calepin et de son stylo, elle eut l’impression d’être une ridicule fourmi perdue dans un désert de papier. Aux dires de la première technicienne en documentation qu’elle rencontra, il se nichait en ces murs, sous ces hauts plafonds sculptés et ces lustres magnifiques, plus de vingt kilomètres de données, réparties entre les archives privées, gouvernementales et civiles. On pouvait y partager la vie de grandes familles importantes dans l’histoire de Montréal et du Québec telles que les Papineau, Lacoste, Mercier, mais aussi trouver des informations sur l’immigration, l’éducation, l’énergie, le tourisme, les affaires juridiques, sans oublier les neuf millions de photos ou les deux cent mille dessins, cartes, plans… Une ville de papier dans la ville d’acier et de béton.

Afin de se donner les meilleures chances, Lucie avait préparé, en quelques mots, la synthèse complète de ce qu’elle voulait. Elle se présenta comme une flic française, à la recherche d’une personne dont elle possédait la photo. La femme qui l’avait accueillie l’orienta vers quelqu’un d’autre, qui s’y connaissait a priori davantage sur la période correspondant aux années cinquante dans l’histoire du Québec. Le badge épinglé sur son chemisier blanc indiquait Patricia Richaud.

Lucie lui expliqua brièvement le but de sa visite.

— Voilà, je recherche une petite fille qui est certainement allée en couvent ou en orphelinat dans les années cinquante. S’il fallait une date précise, je dirais 1954 ou 1955. L’établissement se trouvait probablement dans les alentours de Montréal. Je possède aussi le nom d’une sœur avec qui elle aurait été en contact : la sœur Marie-du-Calvaire.

La technicienne en documentation considéra la photo de la gamine à la balançoire, puis l’invita à la suivre.

— Savez-vous combien il y a eu de sœurs Marie-du-Calvaire à cette époque ? Malheureusement, cette donnée ne vous aidera pas beaucoup.

Richaud avait une cinquantaine d’années, les cheveux clairs rassemblés en queue de cheval et de petites lunettes rondes. Les deux femmes progressèrent le long d’interminables couloirs, qui n’avaient rien à voir avec l’image vieillotte que l’on pouvait se faire de ce genre d’établissements. Lignes claires, épurées, design futuriste. Il y avait même des visites guidées : des gens circulaient déjà par groupes derrière un guide, au cœur de l’immense bibliothèque. Lucie eut la certitude d’avoir marché cinq bonnes minutes, à monter et descendre des escaliers, avant d’atteindre une minuscule salle circulaire, sans fenêtre, éclairée par des néons. Les dossiers se suivaient dans des centaines et des centaines de casiers qui s’élevaient à plusieurs mètres de hauteur, et étaient accessibles au moyen d’une échelle à roulettes. La flic put lire, entre autres : « Cour des jeunes délinquants (1912–1958) », « Cour du bien-être social (1950–1974) »… La documentaliste s’arrêta au milieu de la pièce.

— Voilà. À mon sens, c’est ici que vous avez la meilleure chance d’obtenir ce que vous cherchez. La plupart de ces dossiers concernent des orphelins de moins de seize ans. Les cours des jeunes délinquants, par exemple, touchent les enfants abandonnés ou laissés par leurs parents dans des circonstances susceptibles d’en faire des délinquants.

Lucie désigna une autre partie de l’alcôve, qui l’intéressait plus particulièrement : « Communautés religieuses (1925–1961) ». Elle en profita pendant que la femme reprenait son souffle :

— Et ça ?

Richaud se mit à toucher instinctivement sa médaille, au bout d’une chaîne en or.

— Vous avez de la chance, ce sont des archives récupérées voilà quelques semaines et auparavant interdites d’accès, parce qu’elles se trouvaient dans les institutions religieuses. Mais la province du Québec se détourne de plus en plus de sa religion, au profit d’un monde assailli par le modernisme, et ces institutions ferment les unes derrière les autres, par manque cruel d’argent. Alors nous, on récupère leurs données, puisqu’elles n’ont nulle part où les stocker, désormais.

Elle soupira.

— Comme vous pouvez le constater, les dossiers sont très nombreux, car ils regroupent aussi les orphelinats des villes et régions avoisinantes. Ces communautés religieuses étaient florissantes à l’époque et accueillaient surtout des orphelins illégitimes.

— Illégitimes ? Vous pouvez préciser ?

Comme si elle n’avait pas entendu, la spécialiste se dirigea vers un ensemble de tiroirs métalliques. Elle ouvrit l’un d’entre eux, qui contenait d’innombrables fiches cartonnées.

— Voici les index. Avec le nom de l’enfant, vous auriez obtenu directement le bon dossier, c’était l’affaire de cinq minutes. Mais vu le peu d’informations dont vous disposez, vous devrez consulter le plumitif de l’année du placement ou celui de l’institution, dans les autres tiroirs, là-bas. Ils contiennent des listes d’admission des enfants. Probable que vous trouviez les mêmes identités dans plusieurs établissements et à des périodes différentes, car à l’époque, les transferts étaient monnaie courante, les orphelins ne restant jamais plus de quelques années au même endroit. Une fois munie de la fiche d’un individu en particulier, vous devrez vous référer à son dossier pour comparer avec vos photos. Voilà, je vous laisse. N’hésitez pas à utiliser le téléphone, là-bas, à la moindre question.

— Ce téléphone fonctionne-t-il vers l’extérieur ? Mon portable ne marche plus.

— Oui, mais vous serez facturée. Et appelez l’accueil avant de sortir, vous vous perdriez.

Lucie l’interpella juste avant qu’elle disparaisse.

— Vous ne m’avez pas répondu. Que sont ces enfants illégitimes ?

Patricia Richaud ôta ses petites lunettes rondes et les frotta méticuleusement à l’aide d’une peau de chamois.

— Comme leur nom l’indique, il s’agit d’enfants nés hors mariage. Vous êtes policier, avez-vous dit ? Que cherchez-vous, précisément ?

— Je dois vous avouer que je l’ignore moi-même.

— Si vous vous hasardez dans le passé du Québec, je vous en prie, n’y allez pas à la légère. Cette période a déjà été suffisamment noire et tout le monde cherche à l’oublier, ici.

— De quoi parlez-vous ?

Elle sortit rapidement en claquant la porte. Lucie posa son sac à dos sur une table ronde. Qu’avait voulu dire cette femme ? Une période noire… Y avait-il un rapport avec ses investigations ?

Dans un soupir, elle regarda autour d’elle.

— Bon… Ce n’est pas gagné…

Elle prit son courage à deux mains et, ne possédant pas le nom de famille, s’attaqua immédiatement aux plumitifs regroupant les enfants par année. Elle réfléchit rapidement : le film avait été développé en 1955, la fillette avait à peu près huit ans. Peu probable qu’elle ait été admise cette année-là, car elle semblait bien connaître les lieux, les gens. Et la spécialiste du langage labial avait remarqué une légère évolution dans sa croissance. Lucie commença donc par l’année précédente, 1954.

— Seigneur Dieu…

Rien que pour 1954, on recensait trois mille sept cent douze admissions dans les diverses institutions religieuses de la région. Un véritable exode d’enfants.

Lucie se concentra sur sa tâche. Elle disposait avant tout d’un précieux prénom. Quelques syllabes décryptées sur le bout des lèvres d’une gamine filmée sur un vieux court métrage en noir et blanc. Elle ouvrit son carnet de notes et avisa ce qu’elle avait écrit l’autre jour, pendant la réunion avec son commandant et la spécialiste du langage labial : « Qu’est-il arrivé à Lydia ? »

Lydia…

Lucie sortit la trentaine de listings de l’année 1954 et se plongea dans la lecture des identités, classées par ordre alphabétique suivant les noms. Filles et garçons étaient mélangés. Seuls étaient indiqués, de façon manuscrite, leur nom, prénom, âge, ainsi que le numéro de dossier correspondant.

La première fois où Lucie tomba sur le prénom de Lydia — Lydia Marchand, sept ans —, elle fut persuadée d’avoir trouvé. Armée de son numéro de dossier, elle se précipita vers les murailles de papiers et dénicha le bon document, qu’elle ouvrit. La photo d’identité ne correspondait pas à celles des autres gamines qu’elle avait pu imprimer à partir du film. Mais peut-être Lydia n’avait-elle pas participé au massacre des lapins ?

Lucie ne renonça pas. L’important, ici, était l’institution indiquée, à laquelle Lydia appartenait : « Couvent des sœurs du Bon-Pasteur de Québec… » La flic retourna vers les tiroirs, trouva le plumitif correspondant à cet établissement et en sortit les fiches des pensionnaires, au nombre de trois cent quarante-sept.

Trois cent quarante-sept pensionnaires. Et il ne s’agissait que de filles.

Pour retrouver la fillette de la balançoire, celle dont Lydia était l’amie, il ne restait d’autre choix que de parcourir manuellement les trois cent quarante-sept dossiers, et de comparer les photos d’identité de chaque document avec ses propres photos.

Sa matinée y passa, sans succès. Ce n’était donc pas cette Lydia-là… Premier coup au moral. Prenant conscience de l’ampleur de sa tâche, Lucie tira une pomme de son sac et fit craquer sa nuque. Ses yeux commençaient à rougir. La lumière au néon, harassante, et ces noms écrits si petits les uns derrière les autres n’étaient pas l’idéal. Était-elle seulement dans la bonne ville ?

Elle s’en persuada. Tout la menait ici, à Montréal.

À 13 h 15, elle s’attaquait à l’année 1953. Aux alentours de 17 heures, après deux bananes et un tour aux toilettes, elle entamait l’année 1952. Cette fois encore, il y eut une énième Lydia qui la mena vers une autre institution religieuse, appelée hôpital de la Charité de Montréal.

Mécaniquement, Lucie sortit la haute pile de dossiers relatifs à l’établissement et s’attaqua à sa dernière fouille de la journée. Les archives fermaient à 19 heures, et de toute façon, sa tête n’allait pas tarder à exploser. Des noms, des noms, toujours des noms.

Quand elle ouvrit le dossier situé environ au trois quarts du paquet, et qu’elle aperçut la photo collée, sa gorge se serra.

C’était elle, la fille de la balançoire.

Alice Tonquin.

Trois années séparaient la photo du dossier et celle imprimée à partir du film, mais Lucie n’avait aucun doute. Les yeux, profonds, directs, l’ovale du visage…

Le cœur battant à toute allure, la jeune flic parcourut la poignée d’informations du dossier. Alice Tonquin, née chez les sœurs de la Miséricorde à Montréal en 1948… Demeure là-bas jusqu’à l’âge de trois ans… Est transférée ensuite deux années durant chez les petites franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul… Puis arrive à l’hôpital de la Charité de Montréal, en 1952, donc… Fin du parcours ou plutôt, le reste devait se cacher dans un autre dossier, puisque celui qu’elle tenait correspondait uniquement à l’admission à la Charité.

Les détails, peu nombreux, étaient purement administratifs, mais peu importait : Lucie possédait enfin l’identité qu’elle recherchait. Elle prit des notes, entoura « hôpital de la Charité de Montréal » et décrocha le téléphone dans la pièce.

Elle passa un coup de fil à son chef Kashmareck qui, depuis la France et le début de l’enquête, avait établi plusieurs fois le contact avec la Sûreté du Québec. Elle demanda qu’il les joigne et lance une recherche d’identité sur Alice Tonquin et Lydia Hocquart.

En attendant qu’il la rappelle, elle indiqua, toujours par téléphone, à Patricia Richaud qu’elle pouvait venir la rechercher d’ici une demi-heure. Le temps de ranger toute la paperasse.

Dans le calme de l’alcôve, Lucie se laissa choir sur sa chaise, la tête à la renverse. Puis elle but jusqu’à la dernière goutte l’eau de sa bouteille.

Elle y était arrivée… Une photo, une simple photo lui avait fait remonter le temps et s’approcher du but. Elle pensa à Alice, cette anonyme qui, désormais, n’en n’était plus une. Petite orpheline, sans père ni mère, chahutée d’hôpital en couvent, sans attaches, sans repères, sans rien. Élevée dans la froideur de l’institution religieuse : prières aux repas, tâches ménagères, nuits aux dortoirs et vie austère, dans l’ordre et l’obéissance de Dieu. Quel avait été son avenir avec un départ si catastrophique dans la vie ? Comment avait-elle grandi ? Que s’était-il passé, dans cette fameuse pièce avec tous ces lapins ? Du fond du cœur, Lucie espérait avoir bientôt les réponses. Il fallait que toutes ces pensées, ces visages qui la harcelaient nuit et jour cessent. Alice devait lui livrer ses secrets.

Le téléphone de la pièce sonna vingt-cinq minutes plus tard, alors qu’elle rangeait les tout derniers dossiers. C’était Kashmareck… Lucie décrocha et ne lui laissa pas le temps de parler :

— Dites-moi que vous avez quelque chose !

À la manière dont il se racla la gorge, Lucie comprit immédiatement que cela conduirait de nouveau à un échec.

— Oui, j’ai quelque chose, mais ce n’est pas terrible. Premièrement, il n’y a aucune trace de cette Alice Tonquin. Ni au Canada, ni en France. Les flics de la Sûreté disposent bien de son état civil, établi à sa naissance dans un hôpital de Trois-Rivières, mais ça ne va pas beaucoup plus loin. Ils m’ont dit que la perte d’identité était courante dans ces années-là. Avec les nombreux déplacements en institutions, difficile de suivre leur trace, et les papiers disparaissaient facilement. Après 1955, elle a probablement été adoptée par une famille sous un autre nom, comme la plupart des enfants de l’époque. Si aujourd’hui elle est vivante, c’est sous une identité inconnue.

— Bon Dieu, tout le monde semble au courant de ces adoptions en masse, sauf nous. Et Lydia Hocquart, sa copine ?

— Elle est décédée en 1985 dans un hôpital psychiatrique, suite à un arrêt cardiaque. Elle souffrait de troubles sévères du comportement, et son cœur n’a plus supporté les médicaments qu’elle avalait depuis des années.

— Demandez qu’ils vous envoient toutes les infos, et balancez-les-moi par mail ! Quel était le nom de l’hôpital de Lydia ?

— Attends… Voilà, Saint-Julien de Saint-Ferdinand d’Halifax.

— Et depuis combien de temps y était-elle, dans cet hôpital ?

— Je n’en sais rien. C’est médical et confidentiel, tout ça. Tu sais que c’est moi qui pose les questions, d’ordinaire ?

Derrière Lucie, la porte s’ouvrit. Patricia Richaud inspecta silencieusement les environs, s’assurant que tout était bien rangé.

— On se rappelle, fit Lucie.

Elle raccrocha, les mâchoires serrées. Troubles sévères du comportement… hôpital psychiatrique…

La voix rêche de la documentaliste la chassa de ses pensées.

— Vous avez trouvé votre bonheur ?

Lucie tressauta.

— Euh… Oui, oui… J’ai le nom que je recherchais, ainsi que celui de son dernier établissement connu, l’hôpital de la Charité de Montréal.

— La congrégation des sœurs grises…

— Pardon ?

— Je dis juste que cet établissement abrite une congrégation religieuse catholique romaine, que l’on appelle aujourd’hui encore les sœurs grises. Leur hôpital a été racheté par l’université de Montréal, les journaux en ont beaucoup parlé ces dernières semaines. D’ici 2011, les sœurs se retrouveront sur l’île Saint-Bernard mais, pour l’heure, la plupart d’entre elles siègent toujours dans l’aile B de l’hôpital, refusant de quitter les lieux. Leurs archives, elles, ont déjà été apportées ici, c’est ce qui vous a permis de trouver votre bonheur.

Les sœurs grises… Rien que ce nom fichait la chair de poule à Lucie. Elle imaginait des visages de pierre, des yeux de mercure terne.

— Avez-vous la possibilité de me récupérer la liste des sœurs encore présentes là-bas ?

Lucie pensait à la sœur Marie-du-Calvaire. Richaud fronça les sourcils.

— Ce devrait être faisable, oui.

— Et vous allez aussi m’expliquer ce qu’est cette période noire de votre pays. J’aimerais savoir de quoi il s’agit, très précisément.

L’employée resta figée quelques secondes. Elle posa un lourd trousseau de clés sur la table et balaya du regard les tourelles de papiers.

— Tout tourne autour de ces milliers d’enfants, mademoiselle. Une génération complète de mômes sacrifiés, torturés, dont l’unique trace est ce qui reste ici, dans cette pièce. On les a appelés les orphelins de Duplessis.

Elle se dirigea vers la porte.

— Je reviens avec votre liste.

45

Une heure du matin, heure française. Plus tôt dans la nuit, Sharko avait reçu, sur sa boîte mail, le listing des personnes présentes à la réunion annuelle du réseau mondial pour la sécurité des injections, SIGN, qui avait eu lieu au Caire en 1994.

Le commissaire avait imprimé le document et était retourné à sa table de cuisine, éclairée par une petite lumière discrète. Depuis l’extérieur de l’immeuble, il fallait qu’on croie qu’il dormait.

D’après les informations fournies par le ministère de la Santé, le congrès s’était étalé du 7 au 14 mars 1994, dans la capitale égyptienne. Les participants, triés sur le volet, étaient arrivés et repartis par un avion spécialement affrété par le gouvernement égyptien. Il ne s’agissait pas de la voie diplomatique, mais on n’en était pas loin.

Troublante coïncidence, les meurtres avaient eu lieu entre le 10 et le 12 mars, en plein milieu du congrès. D’après le profil dressé depuis le début de l’enquête, l’un des assassins était une personne ayant des connaissances en médecine. La kétamine, la coupe des crânes, l’énucléation… Le problème avec ce listing, c’était que les deux cent dix-sept Français présents en Égypte à ce moment-là — en omettant ceux des associations d’aide humanitaire, une autre affaire — avaient tous des notions de médecine, et le terme de notion était bien mal approprié. Neurochirurgiens, professeurs en psychiatrie, étudiants en médecine, chercheurs et directeurs au CNRS, biologistes, dont la plupart habitaient, à l’époque, Paris et ses environs. Le gratin de la recherche française. Des individus en apparence irréprochables.

Deux cent dix-sept existences — cent seize hommes et cent une femmes — qu’il allait falloir disséquer en détail en partant de suppositions vieilles de quinze ans.

Depuis qu’il tenait les feuilles entre ses mains, Sharko avait la conviction croissante que l’un de ces individus, au courant du phénomène d’hystérie collective qui avait frappé l’Égypte en 1993, avait probablement fait le voyage un an plus tard, profitant du congrès, dans l’unique but de massacrer trois filles innocentes pour récupérer leur cerveau et leurs yeux.

Le nom du ou des tueurs devait se cacher dans ces papiers.

Les questions qui le taraudaient, la nuit avancée, les incursions d’Eugénie et la tension sensible dans l’appartement, l’empêchaient de se concentrer à fond sur son listing. Sa tête allait exploser.

Sharko soupira. Il termina son thé à la menthe, le regard dans le vague. L’armée, la médecine, le cinéma, cette histoire de syndrome E… Le flic se savait face à une affaire qui allait bien au-delà d’une traque classique. Quelque chose de monstrueux, qu’il n’avait jamais vécu jusque-là.

Pourtant, il en avait affronté, des monstruosités, et ses mains manquaient de doigts pour les compter.

Au cœur de la nuit, ses sens en éveil se mobilisèrent brusquement sur la porte d’entrée.

Un bruit infime, métallique, troua le silence du couloir.

Immédiatement, Sharko éteignit sa lampe et s’empara de son Sig.

Ils étaient là.

Par-dessous sa porte, il aperçut, très brièvement, le faisceau d’une lampe, avant le retour du noir complet.

Les dents serrées, il se leva de sa chaise et s’orienta à tâtons vers le salon.

De l’autre côté, le sol en linoléum se mit à couiner légèrement. Sharko toucha le rebord de son canapé et se baissa, le flingue braqué à l’aveugle devant lui. Il aurait pu attaquer de front, par surprise, mais il ignorait le nombre de ces hommes. Une chose était certaine : ils se déplaçaient rarement seuls.

Les couinements cessèrent sur le palier. Les paumes du flic étaient moites sur la crosse de son arme. Il pensa subitement aux photos du cadavre du restaurateur de films : le corps suspendu, vidé de ses intestins et bourré de pellicule de film. Un sort peu enviable.

La poignée tourna, très lentement, avant de revenir à sa position initiale. Dans les secondes suivantes, Sharko s’attendait à ce qu’ils s’attaquent à la serrure puis pénètrent enfin chez lui, armés de couteaux ou de silencieux.

Le temps s’étira, interminable.

Soudain, il entendit un froissement, sous la porte.

Les couinements reprirent puis s’éloignèrent à un rythme régulier.

Sharko fonça alors vers son verrou qu’il tourna d’un geste précis. La seconde d’après, il se trouvait dans le couloir, le canon à l’affût. Du poing, il appuya sur un interrupteur et s’engouffra dans la cage d’escalier. En bas, la porte d’entrée claquait. Sharko dévala les marches deux à deux, quasiment en apnée. Le hall, puis la rue. Une longue lignée de lampadaires à la lumière blafarde l’accueillit le long du bitume. À gauche, à droite, pas un chien. Juste le murmure d’une petite brise, et la lente respiration de la nuit.

Derrière lui, la porte de l’immeuble se rabattit mais ne se referma pas complètement. Sharko nota la présence d’un petit morceau de carton scotché dans la rainure, empêchant le pêne de s’enfoncer. Ces individus avaient certainement installé leur système dans la soirée, après le passage de l’un des habitants de l’immeuble. Ce qui leur permettait d’entrer n’importe quand sans avoir à utiliser l’interphone. Primaire, mais astucieux.

Le policier remonta en courant jusqu’à son appartement. Il alluma, referma à clé et, du pied, poussa vers le salon l’enveloppe blanche glissée sous sa porte. Il ne la ramassa qu’après avoir enfilé une paire de gants en latex, qu’il possédait par boîtes de cent sous son évier. Mieux valait être prudent.

L’enveloppe se présentait fine, légère, pareille à celles utilisées pour une correspondance. Sharko l’examina dans tous les sens, puis l’ouvrit avec la lame d’un couteau, la gorge serrée.

Il avait une très, très mauvaise intuition.

À l’intérieur, il ne trouva rien d’autre qu’une photo.

Elle représentait Lucie Henebelle et lui-même, sortant de son appartement. Au lendemain de la nuit passée ici.

La tête de Lucie était entourée au feutre rouge.

Sharko se rua sur son portable et composa en catastrophe le numéro de la jeune femme.

Toujours aucune tonalité, comme si le numéro n’existait pas.

C’étaient eux, Sharko en avait la certitude. Par un moyen ou un autre, ils avaient neutralisé la carte SIM de son téléphone cellulaire.

La minute suivante, les doigts tremblants, il tapait le numéro de l’hôtel Delta Montréal. On l’informa qu’il n’y avait personne dans la chambre de Mme Henebelle, la clé se trouvant dans le casier de la réception. Sharko dit à l’hôtesse qu’il avait un message urgent à transmettre à Lucie Henebelle, il fallait absolument qu’elle le rappelle dès son retour.

Il raccrocha, ses mains se refermèrent sur le haut de son crâne.

Il avait cru mettre Henebelle à l’abri, de l’autre côté de l’océan.

Mais il l’avait parfaitement isolée.

Pour la précipiter dans la gueule du loup.

Une demi-heure après, incapable de savoir quel parti prendre, il frappait chez son chef, Martin Leclerc, qui vivait dans le XIIe arrondissement, près de la Bastille.

Il n’était pas encore 2 heures du matin.

46

Dix-huit heures passées. Lucie s’était installée face à la documentaliste, dans cette alcôve à l’odeur de vieux papiers et d’histoires lointaines. Patricia Richaud triturait nerveusement sa médaille, une représentation de la Vierge Marie, alors que Lucie parcourait la liste des religieuses présentes à l’hôpital de la Charité de Montréal. Il régnait dans cet antre oublié une atmosphère particulière, à la fois lourde et pleine de tension.

Lucie écrasa son index sur le listing.

— Elle y est encore. Sœur Marie-du-Calvaire… Quatre-vingt-cinq ans. Bien vivante.

Elle se recula sur sa chaise, avec un soupir de soulagement. Cette vieille femme sous les ordres de Dieu avait côtoyé Alice Tonquin. Elle connaissait sans doute une partie de la vérité.

Satisfaite, Lucie se concentra de nouveau. Patricia s’était mise à raconter :

— Lors de ces années qui vous intéressent, on ne pardonnait pas à une femme de donner naissance à un enfant hors mariage. Les mères qui dérogeaient à cette norme se voyaient dès lors considérées comme des déviantes, des pécheresses que leurs propres parents rejetaient. De ce fait, les jeunes femmes enceintes cherchaient à tout prix à dissimuler leur faute, en quittant leur ville plusieurs mois, pour accoucher en secret derrière les murs d’institutions religieuses.

Lucie entourait inconsciemment les mots Alice Tonquin, notés sur son petit carnet. Le visage de la gamine ne la quittait plus, elle savait que ce vieux film visionné le premier jour, dans la salle de cinéma de son ex-compagnon Ludovic, continuerait encore longtemps à la hanter.

— Et elles y abandonnaient leur enfant, murmura-t-elle.

Richaud acquiesça.

— Oui, le bébé était alors pris en charge par les religieuses. L’objectif était que l’orphelin soit plus tard élevé dans une bonne famille, qu’il ait toutes ses chances dans la vie. Mais à partir de la crise des années trente, le taux d’adoption a considérablement chuté. La plupart de ces enfants ont grandi et sont restés dans les institutions. Alors, il a fallu multiplier la construction de crèches, de couvents, d’orphelinats, d’hôpitaux. L’Église s’est mise à peser de plus en plus dans le gouvernement. Progressivement, elle accroissait son pouvoir sur les institutions telles la santé, l’éducation, l’assistance publique… L’Église était partout.

Lucie n’avait quasiment rien vu de Montréal, mais elle se rappelait les innombrables monuments religieux qui côtoyaient les buildings IBM ou les gigantesques établissements financiers. Une ville empreinte d’une lourde histoire catholique, que ni le modernisme ni le capitalisme ne parvenaient à masquer.

— … L’arrivée au pouvoir de Maurice Duplessis, en 1944, va marquer le commencement d’une période importante de l’histoire politique du Québec. Période que l’on nommera par la suite la «  grande noirceur ». Le gouvernement Duplessis, c’est avant tout la lutte anticommuniste, l’emploi de la manière forte contre les syndicats, et une machine électorale invincible. Son parti jouissait souvent de l’appui très actif de l’Église catholique romaine dans les campagnes électorales. Et vous connaissez le pouvoir de l’Église, mademoiselle…

Lucie poussa la photo d’Alice vers la documentaliste.

— En quoi interviennent ces orphelins là-dedans ? En quoi cette petite fille de huit ans est-elle concernée ?

— J’y viens. Entre 1940 et 1950, les enfants placés dans les orphelinats viennent, pour la plupart, de familles divisées incapables d’assumer leur charge. Les familles versent des montants aux orphelinats pour la garde de leur progéniture, montants bien supérieurs aux allocations gouvernementales. Jusque-là, le système fonctionne bien, l’Église engrange de l’argent et peut développer ses activités de bienfaisance. Mais l’arrivée en masse des orphelins illégitimes a posé un sérieux problème car, d’une part, ils engorgent les institutions, et surtout, personne ne verse d’argent, si ce n’est l’État fédéral qui offre un per diem ridicule de soixante-dix cents par tête. Comprenez bien que ces illégitimes, il faut les loger, les nourrir, leur offrir l’enseignement auquel tout être humain a droit. Avec si peu de moyens financiers, les religieuses ont, malgré tout, tenté d’élever et d’éduquer ces orphelins, dans la douleur et la pauvreté. Quoi qu’il ait pu arriver, personne ne pourra jamais les blâmer de leur courage. Elles n’étaient pas responsables…

Elle marqua une pause, les yeux dans le vide, avant de reprendre ses explications.

— … Parallèlement à cela, l’Église crée, en 1950, l’hôpital du Mont-Providence, une école spécialisée dans l’éducation des orphelins en légère déficience intellectuelle. Le but de l’institution est d’éduquer ces enfants et de favoriser leur réintégration sociale. Mais, en 1953, l’hôpital-école est au bord de la faillite. Les communautés religieuses accumulent des dettes de plus de six millions de dollars envers l’État fédéral, et celui-ci exige un remboursement. Les religieuses se retrouvent dans une impasse et font appel au gouvernement provincial. Et c’est à ce moment que tout va basculer, que l’enfer va naître et que le Québec va certainement connaître le période la plus sombre de son histoire.

Lucie écoutait attentivement. Comme par hasard, on était, encore une fois, pile dans la période qui l’intéressait, le début des années cinquante. Malgré la moiteur de sa peau, elle ne put s’empêcher de réprimer un frisson. Patricia Richaud parlait à présent d’une voix froide, presque didactique :

— Maurice Duplessis va autoriser une manœuvre permettant la transformation de cet hôpital accueillant de légers déficients mentaux en un véritable asile d’aliénés. Pourquoi ? Parce que dans un asile, le per diem versé par l’État fédéral passe de zéro à deux dollars et vingt-cinq cents par tête. Parce que dans un asile, il n’y a plus besoin de donner de cours et donc de dépenser de l’argent pour l’éducation. Parce que le statut d’hôpital psychiatrique autorise à utiliser ces enfants en main-d’œuvre gratuite, sans respect des droits humains. Des enfants sains, qui s’occupent des enfants malades, nettoient, préparent à manger, assistent les religieuses, les infirmiers, les médecins. Ainsi, du jour au lendemain, les pensionnaires de l’école spécialisée du Mont-Providence se réveillent dans un asile de fous…

Fou… La folie… La vague d’enfants qui se met à massacrer les animaux, les yeux chargés d’une haine incompréhensible. Lucie sentit ses muscles se raidir.

— … Alors, c’est tout un système monstrueux qui s’installe. Le gouvernement va dès lors favoriser la construction d’hôpitaux psychiatriques ou transformer d’anciens établissements en asile. Saint-Charles de Joliette, Saint-Jean-de-Dieu de Montréal, Saint-Michel-Archange de Québec, Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul, Saint-Julien de Saint-Ferdinand d’Halifax… J’en passe. Ces fameux orphelins illégitimes, dont on ne sait que faire, vont être les malheureuses victimes du gouvernement Duplessis. Les religieuses sur le terrain, impuissantes, n’ont d’autre choix que de se plier aux règles dictées par les mères supérieures.

Elle soupira encore. Ses mots pesaient de plus en plus. Lucie nota et entoura Saint-Julien de Saint-Ferdinand d’Halifax, là où Lydia était décédée. Était-il possible que, depuis son enfance, cette femme n’ait jamais quitté cet établissement ? Le massacre des lapins avait-il eu lieu là-bas, des années et des années plus tôt ?

— Dans les années quarante à soixante, sous l’égide du gouvernement, des médecins du Québec employés par des communautés religieuses vont falsifier les dossiers médicaux des orphelins illégitimes. Ils vont les déclarer « débiles mentaux » et « arriérés mentaux ». De façon instantanée, des milliers d’enfants parfaitement sains vont se retrouver internés dans des asiles, mélangés à de véritables fous, et cela des années durant. Simplement parce qu’ils avaient eu le malheur de naître illégitimes. Ces enfants devenus adultes, on les appelle encore aujourd’hui les orphelins de Duplessis.

Ce que Lucie découvrait dépassait l’entendement. Une aliénation de masse, à grand renfort de bulletins médicaux faussés et d’occultes financements.

— Vous voulez dire que ces orphelins de Duplessis sont identifiés ? Ils sont… vivants ?

— Certains le sont encore, oui, évidemment, même si nombre d’entre eux sont décédés ou sont devenus aujourd’hui de vrais malades mentaux, à cause des traitements, des réprimandes, des coups subis pendant toutes ces années. Une centaine d’individus sont regroupés en association. Cela fait des années qu’ils demandent réparation à l’État et à l’Église. Mais c’est un long, un très long combat.

Lucie se sentait nauséeuse. Elle songea aux images du film, aux paroles de l’actrice, Judith Sagnol, à cette pièce blanche et aseptisée, où le massacre avait eu lieu, au mystérieux médecin, présent aux côtés du réalisateur… Nul doute qu’Alice Tonquin et que Lydia Hocquart avaient été des orphelines de Duplessis. Des fillettes saines déclarées folles par le système.

Lucie regarda la documentaliste dans les yeux.

— Et… Avez-vous entendu parler d’expérience, dans ces asiles ? Le terme de syndrome E vous dit-il quelque chose ?

Patricia serra les lèvres. Elle avait discrètement glissé sa médaille et sa chaîne sous son chemisier.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce syndrome E. Mais il y a deux choses que vous devez encore savoir. Puisque nous sommes plongées dans les ténèbres, autant aller au bout. Au début des années quarante, et jusqu’aux années soixante, une loi adoptée par l’Assemblée législative du Québec permettait à l’Église catholique romaine de vendre les dépouilles des orphelins décédés à l’interieur de leurs murs aux écoles médicales.

— C’est ignoble.

— L’argent mène aux pires monstruosités. Mais ce n’est pas tout. Vous me parlez d’expériences, alors je vous parle de cobayes, mademoiselle. Des patients adultes, bien vivants, sacrifiés dans des buts expérimentaux, au fin fond de ces asiles de fous. Je parle de l’implication du gouvernement américain dans la période noire du Québec.

Lucie peina à déglutir, les yeux rivés sur la photo d’Alice. Elle pensait à Clara, à Juliette… Elle éprouvait une envie intense et brutale d’entendre leur voix, de les toucher, les serrer contre sa poitrine. Elle manipula nerveusement son téléphone portable hors d’usage.

— Quel genre d’expériences ? Des trucs médicaux ressemblant à… ce que faisaient les nazis sur les déportés ?

Une courte sonnerie retentit dans la pièce. Lucie sursauta. Il était 19 heures, les portes des archives allaient fermer.

Patricia Richaud se leva, s’empara de son trousseau et fixa Lucie dans les yeux.

— La CIA, mademoiselle. On parle de la CIA.

47

Sous le coup de ces révélations, Lucie s’assit sur un banc, dans le parc arboré face au centre des archives. En ce début de soirée, l’endroit était désert, d’un calme olympien pour une si grande ville. Elle posa son sac à dos sur ses genoux et se frictionna le visage.

L’agence centrale du renseignement américain, impliquée dans cette affaire. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’avait à voir le gouvernement des États-Unis avec des patients internés dans des hôpitaux canadiens ?

À travers ses livres, ses documentaires, ses recherches, Wlad Szpilman avait compris quelque chose, Lucie en avait l’intime conviction.

Elle essaya de faire le rapprochement avec son enquête, de rajouter des pièces au puzzle. Elle songea naturellement au réalisateur du film, Jacques Lacombe. Parti à Washington en 1951, dans de bien étranges circonstances. La starlette Judith Sagnol avait parlé d’un contact outre-Atlantique, d’une personne voulant travailler avec Lacombe. Qui ? Ensuite, Jacques Lacombe arrive à Montréal en 1954. Un Américain qui soudain empiète sur le territoire canadien, exactement comme la CIA.

Et si Lacombe avait quelque chose à voir avec la CIA ? Et si sa modeste activité de projectionniste n’avait été qu’une couverture ?

Tant de questions, qui tournaient, tournaient, tournaient…

Lucie regarda sa montre, impatiente. 19 h 10. Patricia Richaud devait la rejoindre dans vingt minutes, le temps de s’occuper de la fermeture et de terminer ses tâches de la journée. Elle allait lui donner un début d’explication sur ces rumeurs autour de l’implication du renseignement américain dans des expériences sur des êtres humains.

Trop absorbée par ses pensées, Lucie n’entendit pas arriver l’individu derrière elle. L’homme s’installa rapidement à ses côtés et sortit un revolver de sa veste.

— Vous vous levez et vous me suivez sans faire d’histoires.

Lucie blanchit. Le sang sembla quitter son corps.

— Qui êtes-vous ? Que…

Il appuya plus fort le canon dans le flanc. Son front perlait. Un geste, et il tirerait, Lucie en avait la conviction.

— Je ne le répéterai pas.

Accent américain. Large d’épaules, la bonne cinquantaine. Il était coiffé d’une casquette noire avec l’inscription Nashville Predators et portait des lunettes de soleil sans marque. Sa bouche était fine, tranchante comme une feuille de palmier.

Lucie se leva, l’homme se plaça derrière elle. La flic chercha des yeux des promeneurs, des témoins, mais c’était peine perdue. Sans arme, seule, elle était impuissante. Ils marchèrent sur une centaine de mètres, sans jamais croiser âme qui vive. Une Jeep Datsun 240Z attendait sous les érables.

— C’est vous qui conduisez.

Il la poussa sèchement à l’intérieur. Lucie avait la gorge nouée, elle perdait son sang-froid. Les visages de ses jumelles tournaient devant ses yeux.

Pas comme ça, ne cessait-elle de penser. Pas comme ça…

L’homme s’installa à ses côtés. Il lui palpa les poches, les cuisses, les flancs, à la façon d’un professionnel. Il récupéra son portefeuille, en sortit la carte de police, qu’il regarda attentivement, puis éteignit le téléphone portable. Lucie parla d’une voix peu assurée :

— Ça ne sert à rien, il ne fonctionne plus.

— Démarrez.

— Que voulez-vous ? Je…

— Démarrez, j’ai dit.

Elle s’exécuta. Ils quittèrent Montréal par l’extrême nord, empruntant le pont Charles-de-Gaulle.

Et s’éloignèrent définitivement des lumières de la ville.

48

La mine déconfite, Martin Leclerc allait et venait nerveusement dans son salon. Il tenait la photo de Lucie du bout des doigts.

— Mais merde, Shark ! Qu’est-ce qui t’a pris d’aller te frotter à la Légion ?

Sharko était assis dans le sofa, la tête dans les mains. Le monde s’écroulait, lui écrasait la poitrine. Il souffrait pour le petit bout de femme qu’il avait précipité dans la gueule du loup.

— Je n’en sais rien. Je voulais… les faire sortir de leur tanière. Donner un coup de pied dans la fourmilière.

— C’est réussi.

Leclerc se prenait aussi la tête, les yeux au plafond, en soupirant bruyamment.

— Tu sais qu’on n’arrive à rien avec des certitudes, surtout contre des mecs pareils ! Des preuves ! Il nous fallait des preuves !

— Quelles preuves ? Dis-moi !

Désespéré, en colère, Sharko se dressa et fit face à son chef :

— Toi comme moi, on sait que le colonel Chastel est mêlé à cette histoire. Lance une procédure judiciaire contre lui. Mohamed Abane voulait intégrer la Légion, on le retrouve enterré avec quatre autres corps inconnus. Ça peut tenir devant un juge si tu y mets tout ton poids. La vie d’un flic est en jeu.

— Pourquoi Henebelle ? Qu’est-ce qu’ils lui veulent ?

Sharko serra les mâchoires. Chaque seconde de chaque minute, il n’avait cessé de penser à la petite femme blonde. Peut-être qu’à cause de lui, elle allait subir le calvaire qu’il avait lui-même connu dans le désert d’Égypte. La torture…

— Ils voudront s’en servir comme monnaie d’échange. Elle, contre des informations sur le syndrome E dont je ne dispose même pas. J’y suis allé au bluff.

Leclerc secouait la tête, les mâchoires serrées.

— Et ce Chastel aurait été assez stupide pour s’attaquer à toi ouvertement et se dévoiler si facilement ? Il n’a pas eu peur que nos équipes attendent les hommes envoyés chez toi ?

Sharko fixa son chef et ami bien au fond des yeux.

— J’ai tué un homme en Égypte, Martin. C’était de la légitime défense, mais je ne pouvais pas en parler. Ils m’avaient dans le collimateur, ce Nourredine ne m’aurait pas raté. J’ai livré à Chastel les coordonnées de son corps. Il me tient comme moi je le tiens. C’est notre pacte de confiance.

Martin Leclerc resta un instant bouche bée. Il partit en direction de son bar se verser un verre de whisky, dont il but la moitié d’un trait.

— Putain…

Un long silence.

— Qui ? Qui as-tu tué ?

Les yeux de Sharko s’embuaient. En presque trente ans, Leclerc l’avait rarement vu dans cet état-là. Un mec en bout de course, vidé de son jus.

— Le frère du flic qui enquêtait sur les gamines assassinées. C’était l’une de leurs sentinelles. Il avait fait égorger son propre frère, il était à deux doigts de me buter. Je l’ai tué par… par accident.

Le visage de Leclerc était partagé entre dégoût et colère.

— Les Égyptiens peuvent faire le lien avec toi ?

— Il faudrait déjà qu’ils retrouvent son corps. Et si c’était le cas, rien ne me relie à Abd el-Aal.

Le chef de l’OCRVP termina son verre. Il grimaça et se frotta la bouche du plat de la main. Sharko se tenait derrière lui, les épaules tombantes sous sa veste chiffonnée.

— Je suis prêt à assumer, à payer pour mes conneries. Mais, auparavant, aide-moi, Martin. Tu es mon ami. Je t’en prie.

Sharko était perdu, groggy. Leclerc s’approcha d’une photo encadrée, posée sur un meuble du salon : lui, et sa femme, sur une rambarde dominant l’océan. Il la souleva et la regarda longuement.

— Je suis en train de la perdre parce que j’ai voulu être droit jusqu’au bout. J’ai cru que mon métier comptait plus que tout le reste, je me suis trompé. Qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette flic, pour te faire plonger à ce point ?

— Tu vas m’aider ?

Leclerc soupira, puis sortit une enveloppe marron d’un tiroir. Il la tendit à Sharko. Sur le papier était inscrit « À l’attention de Monsieur le directeur de la police judiciaire ».

— Tu mets ma démission de côté, je la récupérerai quand tout sera fini. Et tu reprends ta photo, toutes tes paroles. Tu n’es jamais venu ici ce soir. Tu ne m’as jamais rien dit.

Sharko s’empara de l’enveloppe et serra de sa lourde main celle de son ami.

— Merci, Martin.

Il se perdit dans l’épaule de son chef et ne put retenir les larmes qui arrivaient. Leclerc lui tapota le dos.

— J’espère qu’elle en vaut vraiment la peine.

— Oh oui, Martin, elle en vaut la peine…

49

Aux côtés de Lucie, l’individu ôta enfin ses lunettes et les rangea dans la boîte à gants, avec le revolver.

— Je ne vous veux pas de mal. Excusez mes manières un peu abruptes, mais j’avais besoin que vous me suiviez sans faire de problèmes.

Lucie sentit la pression quitter brusquement son corps. Tout en prenant garde à la route, elle regarda son interlocuteur. Ses iris étaient profondément bleus, protégés par d’épais sourcils gris.

— Qui êtes-vous ?

— Roulez. Nous discuterons plus tard.

Des noms de villes défilèrent : Terrebonne, Mascouche, Rawdon. Les zones qu’ils traversaient étaient de plus en plus dépeuplées. Ils prirent une route aux interminables lignes droites, cernée de forêts d’érables et de résineux à perte de vue. Ils ne croisèrent que quelques rares camions et voitures. La nuit tomba. De temps à autre, perçaient de lointains points lumineux, des embarcations qui devaient sillonner des fleuves, des lacs, des rivières. Ils avaient parcouru une centaine de kilomètres quand l’individu lui demanda de bifurquer dans un chemin. Les phares éclairaient les gros troncs noirs dont la hauteur donnait le vertige. Lucie se sentait au bord du gouffre, elle n’avait aperçu que deux ou trois habitations cette dernière demi-heure.

Un chalet sortit de l’obscurité. Lorsque la flic posa pied à terre, fébrile, elle entendit le mugissement furieux d’un torrent. Le souffle frais du vent lui agita les cheveux. L’homme s’attarda quelques secondes, les yeux braqués vers les ténèbres. Elles étaient ici plus profondes qu’ailleurs. Il déverrouilla la porte du chalet. Lucie entra. L’intérieur de l’habitation sentait le gibier cuit. Un poêle à deux ponts trônait au fond de la pièce, devant une large baie vitrée qui ouvrait sur les scintillements légers de la lune sur la surface d’un grand lac. Dans un coin, des cannes à pêche, un vieil arc, des scies de bûcheron, ainsi que des moules en bois aux côtés de personnages en sucre d’érable.

En soufflant, le Canadien posa son flingue sur la table et ôta sa casquette, dévoilant une poignée de cheveux poivre et sel. Il paraissait encore plus vieux et maigre, maintenant qu’il avait retiré sa veste. Un homme fatigué, usé, semblait-il.

— Il n’y a qu’ici où nous pourrons discuter tranquillement, en sécurité.

Il avait abandonné son accent américain, parlant avec celui du Québec. Lucie comprit sur-le-champ, elle connaissait cette voix.

— Vous êtes l’interlocuteur que j’ai eu au téléphone en appelant sur le portable de Wlad Szpilman ?

— Oui. Je m’appelle Philip Rotenberg.

À nouveau, l’accent américain. Un véritable caméléon sonore.

— Comment…

— Je vous ai retrouvée ? J’ai une source haut placée et extrêmement fiable à la Sûreté du Québec. Il m’a immédiatement contacté lorsqu’il a eu vent de votre demande de commission rogatoire. Une jeune flic française, qui voulait faire des fouilles dans les archives nationales de Montréal. J’ai tout de suite fait le rapprochement avec le fameux coup de fil, quelques jours plus tôt. Je connaissais votre heure d’arrivée, votre hôtel. Je vous file depuis hier. J’ai compris que vous étiez fiable.

Rotenberg constata que Lucie était au bord du malaise. Il s’approcha d’elle et la conduisit vers un canapé en la soutenant.

— De l’eau, s’il vous plaît, réclama-t-elle. Je n’ai pas bu, ni beaucoup mangé. Et la journée n’a pas vraiment été reposante.

— Oh oui, excusez-moi. Bien sûr.

Il se précipita vers la cuisine et revint avec de la charcuterie, du pain, de l’eau, des bières. Lucie but plusieurs verres et avala des tranches de saucisson avant de retrouver un peu de lucidité. Rotenberg s’était décapsulé une canette. Il la regardait avec attention, les mains entourant sa petite bouteille.

— Tout d’abord, vous devez savoir qui je suis. J’ai longtemps travaillé dans un illustre cabinet de défense des libertés civiles, à Washington, auprès de Joseph Rauth, un très, très grand avocat. Ce nom vous dit quelque chose ?

Washington… Là où avait vécu le cinéaste Jacques Lacombe…

— Absolument rien.

— Alors, vous en savez moins que je ne le pensais.

— Je suis ici, au Canada, pour obtenir des réponses. Essayer de… de piger pourquoi on tue pour récupérer un film vieux de plus de cinquante ans.

Il prit une large inspiration.

— Vous voulez savoir pourquoi ? Parce que tout est dans le film, Lucie Henebelle. Parce que, à l’intérieur, se cache la preuve de l’existence d’un programme secret de la CIA, qui s’est servie de malheureux Guinea pigs[5] pour mener à bien ses expérimentations. Ce programme fantôme, dont tout le monde ignore à ce jour l’existence, a été développé en parallèle au projet Mkultra.

Lucie se passa une main dans les cheveux, les lissant vers l’arrière. Mkultra… Elle avait entrevu ce terme, dans la bibliothèque de Szpilman, au milieu des livres sur l’espionnage.

— Désolée, mais… Je rame complètement, là.

— Dans ce cas, je vais avoir beaucoup de choses à vous raconter.

Philip Rotenberg se dirigea vers le poêle, dans lequel il enfourna des bûches.

— Même en juillet, les nuits sont fraîches dans les forêts boréales.

Il cassa du petit bois, glissa un Zip et l’embrasa avec une allumette. Il observa quelques secondes le feu prendre. Lucie avait anormalement froid et se frictionnait les avant-bras.

— 1977, j’avais à peine vingt-cinq ans… Cabinet Rauth, Washington. Deux personnes, un père et son fils, débarquent dans le bureau de Joseph. Le fils, David Lavoix, tient un article du New York Times, et le père semble… perturbé, absent. David Lavoix tend le papier qui parle du projet Mkultra. Pour votre information, le New York Times avait lancé le premier pavé dans la mare deux ans plus tôt, en 1975, révélant que la CIA avait conduit, dans les années cinquante-soixante, des expériences de contrôle mental sur des citoyens américains, dont la plupart à leur insu. Des commissions d’enquête furent lancées et l’on révéla officiellement au peuple américain l’existence de ce projet top secret.

Il donna un coup de menton en direction d’une large bibliothèque.

— Tout est là-bas. Des milliers et des milliers de pages dans les archives, accessibles à n’importe quel citoyen. L’ensemble est depuis longtemps public et consultable, il n’y a plus rien de secret dans ce que je vous raconte.

Philip Rotenberg partit fouiller dans ses documents. Il en sortit rapidement le New York Times de l’époque et le tendit à Lucie.

— Regardez à la première page…

Lucie ouvrit le journal. Un très long article faisait la une. Des termes étaient soulignés au feutre. Dr D. Ewen SandersSociety for the Investigation of Human EcologyMkultra Project

— Ce jour-là, Joseph Rauth demande à cet humble M. Lavoix en quoi son cabinet d’avocats peut l’aider. Et là, le fils Lavoix répond, presque naturellement, qu’il souhaite attaquer la CIA. Rien que ça ! « Pourquoi ? » demande Joseph. M. Lavoix désigne son père et annonce froidement : « Pour destruction mentale et lavage de cerveau de la centaine de patients adultes de l’Allan Memorial Institute de l’université Barley, à Montréal, dans les années cinquante… »

Derrière lui, le feu se déployait, le petit bois craquait bruyamment. Au milieu de nulle part, au cœur de ce Québec sauvage et inconnu, Lucie se sentait mal à l’aise. Elle prit finalement une bière et la décapsula. Il fallait absolument que le nœud dans son ventre se dénoue.

— Montréal, encore et toujours, dit-elle.

— Oui, Montréal… Pourtant, cet article du Times ne parle pas de Montréal ou du Canada. Il explique simplement que dans les années cinquante, la CIA avait fondé de nombreuses organisations écran pour développer ses recherches sur le lavage de cerveau, dont la SIHE, la Society for the Investigation of Human Ecology. Rien de bien extraordinaire là-dedans, juste une révélation de plus sur le projet Mkultra, comme nous y avait habitué le New York Times depuis des mois. Mais regardez là, cette identité soulignée…

— Docteur Ewen Sanders. Directeur de recherches de la SIHE.

— Ewen Sanders, oui. Or, aux dires de M. Lavoix, un certain Ewen Sanders était, quelques années plus tôt, le psychiatre en chef responsable du Memorial Institute de Montréal. L’endroit où le père de David Lavoix, l’être amorphe qui se tenait en face de nous dans le cabinet, était entré pour soigner une simple dépression et d’où, de longues années plus tard, il était ressorti avec le cerveau entièrement grillé. Je me souviendrai jusqu’à la fin de mes jours de cette phrase qu’il avait réussi à prononcer, ce jour-là : « Sanders killed us inside. »

« Sanders nous a tués de l’intérieur. » Lucie reposa le journal sur la table. Elle pensait à ce que lui avait laissé entendre l’archiviste : des expériences sur les êtres humains, menées dans les instituts psychiatriques canadiens.

— Donc ce projet Mkultra avait des embranchements secrets au Canada ?

— Exactement. Malgré les enquêtes de 1975, personne ne savait que l’invasion américaine du territoire de l’esprit avait atteint le Québec. Avec son article du Times, et par le plus grand des hasards, David Lavoix avait mis le doigt sur un élément majeur qui incriminait encore la CIA au plus haut degré.

— Et vous l’avez fait ? Vous avez attaqué la CIA ?

Rotenberg, d’un signe, invita Lucie à le rejoindre devant son ordinateur, posé sur un bureau proche de la bibliothèque. Il parcourut des dossiers informatiques. L’un d’eux portait le nom de Szpilman’s discovers. Il cliqua sur l’autre répertoire intitulé Barley Brain Washing et pointa la souris sur un fichier Powerpoint. Dessous, s’affichait un fichier AVI, autrement dit une vidéo, qui s’intitulait Brainwash01.avi : « lavagedecerveau01.avi »

— Neuf patients de Sanders, soutenus par leur famille, ont porté plainte à la suite de Lavoix. Les autres patients de Barley étaient soit décédés, soit traumatisés, soient incapables de se rappeler les traitements subis. Maintenant, écoutez bien ce que je vais vous raconter, c’est primordial pour la suite. En 1973, la CIA, informée que des journalistes mettaient le nez dans ses affaires, avait fait disparaître tous les fichiers concernant le projet Mkultra. Mais la CIA est, avant tout, une énorme administration dont le siège est à Washington. Joseph Rauth était persuadé qu’il restait forcément des traces d’un si important projet, qui s’était étalé sur plus de vingt-cinq ans et avait mis en cause des dizaines de dirigeants, des milliers d’employés. Sous l’égide de la commission Rockefeller, nous avons été autorisés à accéder aux documents ou autre matériel relatif aux recherches sur le contrôle de l’esprit. Nous avons engagé en freelance Franck Macley, un ex-agent de la CIA, pour faire les recherches. Après plusieurs semaines d’investigation, il nous confirma que la majeure partie des fichiers avaient été détruits par deux dirigeants : Samuel Neels, le directeur de la CIA, et Michael Brown, un proche de Neels. Mais par son acharnement, Macley dénichera au RRC, le Retired Record Center de l’agence (les archives si vous voulez), sept énormes caisses de dossiers relatifs à Mkultra. Des caisses perdues dans le labyrinthe administratif. Plus de seize mille pages de documents où les noms avaient été noircis, mais qui racontaient en détail comment dix millions de dollars avaient été dépensés pour Mkultra à travers cent quarante-quatre universités aux États-Unis ou au Canada, douze hôpitaux, quinze compagnies privées — dont celle de Sanders — et trois institutions pénales.

Il cliqua sur le fichier Powerpoint.

— Dans ces archives, nous avons récupéré des clichés ainsi qu’un film, que j’ai numérisés et qui se trouvent dans ce répertoire… Voici quelques-uns de ces clichés, pris par Sanders lui-même lors de ses expériences à l’institut Barley, suppose-t-on.

Des images défilèrent. On y voyait des patients en pyjama, sanglés sur des brancards, alignés les uns derrière les autres dans d’interminables couloirs, les mêmes patients, des casques cadenassés sur la tête, assis à des tables devant de gros magnétophones. Les visages étaient transis, amorphes, des poches noires se dessinaient sous les yeux hagards. Lucie n’eut pas de mal à imaginer l’atmosphère de terreur qui devait régner à l’hôpital psychiatrique Barley de Montréal.

— Voici les malheureuses victimes de Sanders. Ce psychiatre de formation, très brillant, a toujours eu la volonté de guérir la maladie psychique, sans jamais vraiment y parvenir. Cela le rendait dingue. C’est totalement par hasard qu’un jour, il se rendit compte que la répétition intensive d’une bande enregistrée où les patients étaient confrontés à leurs propres séances de thérapie, semblait avoir un effet bénéfique sur leur état. Dès lors, cela allait être l’escalade dans l’horreur. Au départ, Sanders contraignit les patients à mettre des casques trois ou quatre heures d’affilée, sept jours sur sept. Mais face à la rébellion et à l’exaspération, il fabriqua des casques de contention, impossible à enlever. Alors, les patients cassèrent les magnétophones, mais il trouva la parade en plaçant les engins derrière des grilles. Les patients arrachèrent les câbles, alors il y eu les sangles pour les en empêcher. Sanders finit par les droguer au LSD, une drogue nouvelle et dévastatrice dont on ignorait encore l’existence quelques années plus tôt. Pour le psychiatre, le LSD était un miracle : non seulement les patients restaient calmes, mais surtout, leur conscience ne faisait plus obstacle, car les paroles, la répétition diffusée par les haut-parleurs du casque venaient se loger directement dans leur cerveau.

Le LSD… Judith Sagnol… La présence d’un médecin dans les vieux entrepôts… Se pouvait-il que ce fût Sanders ? Ce docteur avait-il côtoyé Lacombe ? Les deux hommes avaient-ils travaillé ensemble pour Mkultra ? Les questions s’accumulaient sur les lèvres de Lucie. Et les réponses allaient arriver de la bouche de Rotenberg, elle en était certaine.

Sur l’écran, les images se succédaient lentement. Les casques sur les oreilles des patients se perfectionnaient, les files d’attente sur les brancards s’allongeaient, les visages dépérissaient.

— Comme vous le voyez, le psychiatre Sanders a équipé les chambres de haut-parleurs qui, sans cesse, diffusaient les mêmes phrases. Ces chambres, il les appelait les chambres dormantes. Ces lignes de brancards représentent l’attente pour la salle des électrochocs. Les patients les subirent trois fois par jour, durant des programmes de sept à huit semaines. Trois fois par jour, mademoiselle. Des milliers de volts dans l’organisme. Imaginez-vous seulement les dégâts que cela pouvait occasionner aux nerfs, au cœur, au cerveau ?

— J’imagine parfaitement, oui.

— Sanders voulait littéralement laver le cerveau de sa maladie. Aucun membre de son personnel dévoué n’osa contester ses ordres, de peur de perdre sa place. Sanders était un être froid, autoritaire, dépourvu de compassion.

— Vous êtes en train de me dire que personne, dans son entourage, n’a jamais parlé ? On le laissait faire ?

— Non seulement on le laissait faire, mais on participait. On obéissait, tout simplement.

Lucie n’en revenait pas, c’était hallucinant, et cela avait existé. Des dizaines de médecins, d’infirmiers, de psychiatres, qui avaient suivi aveuglément les ordres d’un fou, en allant à l’encontre de tous leurs serments, leurs convictions. La peur, la pression, les ordres infâmes d’une autorité supérieure en blouse blanche les avaient muselés. Lucie ne put s’empêcher de faire un rapport avec la fameuse expérience de Milgram, dont elle avait un jour vu la vidéo sur Internet. La soumission à l’autorité absolue, poussant l’humain à s’abandonner à ses pires instincts.

— … Sanders croyait vraiment en ces techniques barbares. Il fit des colloques, écrivit même un livre intitulé Psychic driving, que vous pouvez encore trouver de nos jours. Les plus illustres médecins vinrent l’écouter parler. Ce fut à ce moment-là, au début des années cinquante, que la CIA entra en contact avec lui. Elle était fortement intéressée par ses techniques et ses écrits. L’agence américaine allait alors l’intégrer secrètement au projet Mkultra, et le financer des années durant pour poursuivre son travail de lavage de cerveau à l’hôpital. C’est ainsi que Mkultra pénétra sur le territoire canadien.

— Sanders est toujours en vie ?

— Il est mort d’une crise cardiaque en 1967…

— Et le procès ?

— Malgré les innombrables recours en appel de la CIA, malgré les menaces, les trafics d’influence, malgré la protection du secret-défense qui sans cesse était mise en avant, on y est arrivés. La CIA a reconnu son implication dans les expériences menées au Allan Memorial Institute et sur le territoire canadien. Les victimes ont reçu une compensation financière mais surtout, elles avaient obtenu justice et reconnaissance, c’était là le plus important. Pour Joseph Rauth comme pour moi, le dossier était enfin clos, nous avions fait le tour de Mkultra et la CIA avait avoué ses fautes. Affaire classée. Et quelle affaire…

Rotenberg resta figé, le regard au sol. Sur l’écran de l’ordinateur, les vieilles photos en noir et blanc continuaient à défiler. Les chambres de l’hôpital Barley étaient à présent équipées de téléviseurs suspendus à trois mètres des regards inexpressifs des patients. L’ancien avocat appuya sur Pause.

— J’ai poursuivi une brillante carrière aux côtés de Joseph, qui décéda à la fin des années quatre-vingt-dix. J’eus à traiter de belles petites affaires, mais qui, jamais, n’eurent l’ampleur de celle-là.

— Excusez-moi, mais… Je ne vois toujours pas le rapport avec la bobine maudite, ni avec Lacombe et les orphelins de Duplessis.

Rotenberg soupira.

— J’y venais, justement. Voilà qu’une trentaine d’années après le dossier Sanders, je reçois un coup de fil de Belgique. C’était il y a environ deux ans.

— Wlad Szpilman ?

— Oui. Cet homme connaissait mon parcours et tout ce qui avait trait à l’agence de renseignements américaine, aux affaires gouvernementales. Il était féru d’histoire, de géopolitique. Il prétendait avoir des révélations à me faire au sujet d’expériences menées au Canada sur des enfants, dans les années cinquante. Fort de sa connaissance littéraire de Mkultra, il songeait à l’implication de la CIA… Au départ, je n’y croyais pas, je pensais avoir affaire à un plaisantin ou un fada de la théorie du complot, pareil à ceux qui m’avaient harcelé toute ma vie suite au dossier de 1977. Pour me débarrasser de lui, je lui répondis qu’il faisait fausse route, que tous les méfaits de l’agence de renseignements avaient été mis à nu et que jamais, au grand jamais, les enfants n’avaient été concernés par leur programme de lavage de cerveau. Alors, il m’a envoyé une photo en noir et blanc, par mail, tirée d’un film, et m’a demandé de le rappeler si j’étais intéressé.

Lucie serra les poings.

— La photo représentait les enfants et les lapins, c’est ça ? Ce par quoi tout a commencé, comme vous me l’avez dit si mystérieusement au téléphone ?

— Exactement. Je vois encore cette pièce tachée de sang, ces gamines en tenue d’hôpital, amorphes, au milieu du carnage. Une photo extrêmement troublante. Alors, je l’ai rappelé, piqué par la curiosité. Il ne voulait pas m’envoyer la bobine, il m’a demandé de venir là-bas, pour la visualiser chez lui. Je savais que j’avais affaire à un homme d’une méfiance absolue, paranoïaque et incroyablement intelligent. Le surlendemain, j’étais chez lui, à Liège. Il m’emmena dans sa salle de projection privée, et ce fut à ce moment-là que je vis le film. L’original, et celui caché à l’intérieur, que le vieil homme avait pu faire reconstruire grâce à des contacts dans une unité de neuromarketing…

Lucie l’écoutait avec attention. Ce contact était probablement le directeur de Georges Beckers, ce petit Belge joufflu qui avait persuadé Kashmareck de visualiser le film dans un scanner.

— … Dès la toute première image, j’ai su que tout était vrai, et c’était comme une certitude pour moi.

— Pourquoi une certitude ?

Il hocha le menton vers l’écran de l’ordinateur.

— Tout est là, devant vous. La relation entre le film de Szpilman et ce qui se passait dans les chambres de l’hôpital Barley. Le lien indéniable, la connexion entre les orphelins de Duplessis et la CIA.

Il ferma le Powerpoint et pointa la souris sur le fichier .avi.

— Dans quelques secondes, je vais vous montrer le genre de vidéo fabriquée par la CIA, que Sanders diffusait en boucle à ses patients pour leur laver le cerveau. Mais je dois auparavant finir de vous raconter ce qui s’est passé avec Szpilman chez lui, en Belgique. Après cette troublante projection, il s’est mis à me parler des phénomènes d’hystérie collective…

La poitrine de Lucie se serrait de plus en plus. Elle buvait les paroles de l’ancien avocat.

— … Ce type était une véritable encyclopédie ambulante. Il pensait avoir trouvé une relation entre… entre divers grands événements sanguinaires qui avaient marqué le siècle dernier. Pour lui, le médecin auteur de l’expérience des lapins n’était pas Sanders, et le programme n’était pas Mkultra, mais un programme parallèle, plus discret, plus secret encore, et dont le fil directeur n’avait rien à voir avec le lavage de cerveau.

— De quoi parlait ce programme ?

— Attendez, le meilleur reste à venir. Là, Wlad s’est mis à courir vers sa bibliothèque et à me sortir une série de photos originales sur le génocide rwandais. Il les avait récupérées directement auprès d’un photographe de guerre, qu’il avait réussi à contacter. Et à ce moment, il m’a raconté quelque chose de complètement hallucinant. La contamination mentale.

— La contamination mentale ?

— Oui, oui. Quelque chose qui transiterait par l’œil et qui, par sa violence, modifierait la structure cérébrale.

Lucie réagit au quart de tour.

— L’un de mes amis, Ludovic Sénéchal, a complètement perdu la vue après avoir visionné ce film. Ça s’appelle la cécité hystérique. Des images ont complètement déréglé son cerveau. C’est de ce genre de chose dont vous parlez ?

— C’est bien pire, car la cécité hystérique est un phénomène purement psychique. Dans le cas de la contamination mentale, non seulement la structure du cerveau est modifiée, physiquement je veux dire, mais surtout, une réaction en chaîne se propage d’individu en individu, comme un virus. Vous allez comprendre. Deux secondes…

Il s’interrompit soudain et se tourna vers la baie vitrée.

— Vous avez entendu ?

— Quoi ?

Il se précipita vers la table pour s’emparer de son arme.

— Un craquement.

Lucie resta sereine. Les gorgées de bière l’avaient apaisée.

— Sans doute le feu ?

— Non, non. Ça venait de l’extérieur…

Il éteignit la lumière et s’approcha de la baie vitrée. Le poêle lui éclaira le visage de reflets roux. Lucie s’approcha. Il tendit la main dans sa direction.

— Éloignez-vous de la vitre !

Lucie s’immobilisa. Dehors, tout était parfaitement figé. Les troncs noirs se dressaient tels des totems malfaisants.

— De qui avez-vous si peur ? demanda Lucie. Vous voyez bien qu’il n’y a rien ici. Et personne ne nous a suivis. Je n’avais jamais vu des routes si droites, si longues de ma vie. Et si désertes.

— Il y a encore quelques mois, j’habitais en plein cœur de Montréal. On a tenté de me tuer.

Il se décala et souleva le bas de sa chemise. Lucie découvrit de larges cicatrices.

— Deux coups de couteau. Cinq millimètres de plus, et c’en était fini.

— La CIA ?

Il serra la lèvre en secouant la tête.

— Ce ne sont pas leurs méthodes. La récente découverte de ces corps chez vous, en Normandie, me porte aujourd’hui à penser que j’avais peut-être eu affaire à un Français.

— Les services secrets ?

— Peut-être.

— Si je vous dis la Légion, ça vous parle ?

— Je ne pourrais pas vous dire. Je me rappelle vaguement du type… Gueule carrée, costaud, des allures de militaire.

Le type aux rangers, songea Lucie.

— Ce qui était certain, c’est que cette tentative sur ma personne avait un rapport évident avec le film de Szpilman et nos découvertes. Lui et moi, nous travaillions pourtant dans l’ombre, nous essayions de remonter la piste, de rassembler des preuves, comme vous le faites un peu aujourd’hui. Lui a été bien plus prudent que moi. Je ne sais toujours pas comment ces hommes qui me poursuivaient avaient pu être au courant. La fuite pouvait provenir de n’importe où. Lors de mon enquête, j’ai passé beaucoup, beaucoup de coups de fil et rencontré pas mal de monde. Dans les établissements psychiatriques, les archives, les institutions religieuses. Ces… tueurs doivent avoir des contacts, des sortes de sentinelles. Depuis, je vis caché ici, protégé par des sources fiables, au milieu de nulle part.

Accroupi, arme au poing, il osa un autre regard par la baie vitrée. Il soupira longuement et, après trente bonnes secondes, se redressa.

— Peut-être un animal, après tout. Les orignaux et les castors ne sont pas rares dans le coin.

Il retrouva son calme. Ce type qui, plus jeune, avait dû se mettre un bon paquet d’individus dangereux et influents à dos, qui avait affronté les ténèbres et su garder la tête hors de l’eau, terminait sa vie en pleine psychose.

— Je suppose qu’aux archives, vous n’avez rien trouvé ? demanda-t-il. J’y suis moi-même allé, il y a un an environ. Il est évident que les identités correspondant à ces visages de gamines dont nous disposons, vous et moi, se trouvent dans les communautés religieuses. Mais, vous avez dû le constater, celles-ci sont malheureusement inaccessibles. C’est tout ce qu’il me manque. Des noms… Les noms de ces petites patientes, pour remonter à l’hôpital psychiatrique des enfants et des lapins, à ces gamines, obtenir des témoignages, des preuves vivantes que…

— J’ai ces noms.

— Comment cela ?

— De plus en plus de communautés religieuses sont en train de fermer, faute d’argent. Leurs archives sont systématiquement redirigées vers celles du centre de Montréal. Vous n’étiez pas au courant ?

Il secoua la tête.

— Depuis que je me cache, c’est plus difficile pour moi de me tenir au courant.

— La petite fille de la balançoire s’appelle Alice Tonquin.

— Alice… soupira-t-il, comme si le prénom était resté bloqué des années au fond de sa gorge.

— La Sûreté a perdu sa trace administrative, mais son dernier établissement connu était celui des sœurs grises. Je possède l’identité de la sœur qui s’est occupée d’elle. Sœur Marie-du-Calvaire. C’est là où je devais me rendre avant que vous… m’enleviez.

— Comment avez-vous fait ?

— Nous avons exploité le film à fond.

Il sourit imperceptiblement.

— Je crois qu’il est temps que je vous révèle le reste de nos recherches, à Wlad et à moi. Et que nous avancions grâce à vos informations. Allons à l’ordinateur…

Lorsqu’il revint vers la table, son regard tomba sur le téléphone portable de Lucie. Il le prit dans les mains.

— Votre téléphone…

— Quoi, mon téléphone ?

— Vous m’avez dit qu’il ne fonctionnait plus. Depuis quand ?

— Euh… J’ai voulu l’utiliser lors de mon arrivée au Canada et…

Lucie ne termina pas sa phrase, comme si elle venait de comprendre. Rotenberg retourna l’appareil et ouvrit le capot arrière, les mains tremblantes. Il arracha ce qui ressemblait à un petit circuit électronique de son emplacement.

— Sûrement un traceur.

Ses yeux bleus s’emplirent de panique. Lucie se prit la tête dans les mains.

— Mon voisin, dans l’avion… J’ai dormi pendant tout le trajet.

— Droguée, probablement. Ils doivent vous surveiller depuis longtemps. Et ils se sont servis de vous pour venir à moi. Ils… Ils sont ici…

Lucie songea aux micros, dans son appartement et celui de Sharko. Facile pour les tueurs de la filer. Immédiatement, Rotenberg sortit son téléphone portable, l’alluma et composa le 911.

— Philip Rotenberg. Envoyez du monde toute de suite à Matawinie, proche du lac où débouche la rivière Matawin. Je vous donne les coordonnées GPS exactes, notez rapidement s’il vous plaît !

— Motif de l’appel ?

— On cherche à me tuer.

Il fournit les coordonnées qu’il connaissait par cœur et raccrocha, les suppliant de se dépêcher. Puis, le corps voûté, il se dirigea vers son poêle. Lucie l’imita. Le feu éclairait dangereusement l’intérieur de la maison, et il y avait des vitres partout. Au moment où il approcha du poêle, la baie vitrée explosa.

Philip Rotenberg fut projeté vers l’arrière, son corps s’écrasa lourdement sur le plancher. Une fleur rouge apparut et grandit sur sa chemise blanche. Sa poitrine se soulevait encore. Depuis l’extérieur, des flammes surgirent soudain. De grands rideaux mobiles, accrochés au bois. Devant, derrière. Une danse rouge et violente enveloppa subitement les murs extérieurs du chalet.

Le feu, qui avait coûté la vie à Lacombe il y a si longtemps, cherchait de nouvelles victimes…

Lucie se rua sur Rotenberg, dont la gorge sifflait. Elle appuya des deux paumes sur le trou. Ses doigts s’empourprèrent instantanément.

— Ne lâchez pas, Philip !

L’homme serra fortement les poignets de Lucie. Ses pupilles appelaient la mort. Une épaisse fumée noire se glissait sous la porte.

— À mon cou… La clé… Arrachez…

Lucie hésita une demi-seconde, puis s’exécuta. Elle tira sur la petite chaîne au bout de laquelle pendait le morceau de métal. Rotenberg s’était mis à pisser le sang par la bouche.

— Cette clé, qu’est-ce qu’elle ouvre ?

L’avocat marmonna quelque chose d’incompréhensible.

Une larme, puis plus rien.

Lucie fourra la clé dans sa poche et se redressa légèrement, paniquée. Elle récupéra le flingue, observa rapidement autour d’elle. Il ne restait qu’un endroit où le feu n’avait pas encore attaqué : la baie vitrée explosée.

Lucie tenta de réfléchir, le plus vite possible. Le sniper aurait pu l’éliminer en même temps que Rotenberg et pourtant, il ne l’avait pas fait. Il voulait la faire sortir comme un lapin de son terrier.

Lucie n’eut plus aucun doute : le tueur la voulait vivante.

Si elle posait le pied dehors, elle était fichue.

Elle commença à tousser. La température montait, le bois s’était mis à craquer. Il fallait résister.

Derrière elle, à l’extérieur, les flammes s’étiraient hautes et gourmandes. Elles ne tarderaient pas à tout envahir. Cachée derrière le poêle, Lucie se traîna jusqu’à la table basse, ôta son sweat, le roula en boule et l’humidifia avec l’eau. Elle le plaça devant son nez.

Attendre, attendre… L’autre allait forcément se poser des questions, douter, se demander si elle n’avait pas pris la fuite. Il allait craquer.

Une vitre vola en éclats, derrière. Lucie crut mourir de peur avant l’heure.

L’invasion du feu commençait, les flammes s’étiraient à l’intérieur, violentes, le bois se distendait. L’esprit de la flic s’embrouillait, ses yeux piquaient, la chaleur s’intensifiait. Elle enfonça ses ongles dans ses cuisses. Tenir.

Une minute… Deux minutes…

Une silhouette apparut alors dans un panache de fumée, au bord de la baie vitrée. L’ombre entra prudemment, revolver tendu devant elle. Une tête grise balaya la pièce. Lucie se redressa dans un cri et vida son chargeur en tirant à l’aveugle.

La masse s’effondra.

Lucie retint sa respiration et fonça à travers la pièce enfumée. Au moment de chevaucher le corps, elle reconnut succinctement le visage de son voisin dans l’avion. Aux pieds, il portait des rangers.

Elle se jeta à l’extérieur, courut une dizaine de mètres et tomba par terre.

Elle toussa longuement et put enfin respirer une grande goulée d’air.

Quand elle se retourna, l’habitation n’était plus qu’une gigantesque boule de feu.

Lucie était devenue une anonyme sans sac, sans papiers, sans identité.

Et elle avait abattu un homme dans un pays qui n’était pas le sien.

50

Le halo bleuté des gyrophares de police se mêlait à celui des deux camions de pompiers garés en face du chalet. Les hommes du feu étaient arrivés à une vitesse hallucinante, et les puissantes lances étaient parvenues à maîtriser l’incendie avant qu’il se propage dans la forêt. Mais de l’habitation de Philip Rotenberg, ne restaient plus qu’un tas de cendres et de la fumée.

Les silhouettes tendues des hommes de la Gendarmerie royale du Canada s’activaient précautionneusement autour des deux corps calcinés, à grand renfort de photos et de prélèvements d’indices. Il y avait là toutes sortes d’uniformes. Veste rouge, pantalon noir et jaune, chapeau de feutre et bottes Strathcona pour les gendarmes, tenue de lapin blanc pour les équipes de la scientifique, blouson noir et pantalon de treillis pour les pompiers. Les hommes s’entendaient à la perfection, donnant l’impression d’un ballet synchronisé.

Lucie était menottée. Pas de violence ni d’animosité, juste un respect des procédures. Ses papiers, ses notes, son sac à dos avaient brûlé dans l’incendie, et elle avait tué un homme de plusieurs balles. Le revolver trouvé à ses pieds venait de partir pour analyse d’empreintes et balistique dans un sac transparent.

Lucie avait été assignée en garde à vue à 23 h 05, heure canadienne, par un inspecteur du nom de Pierre Monette qui la conduisit au détachement de Trois-Rivières.

Dans le bâtiment ultramoderne de l’antenne de gendarmerie, on lui vida les poches — la clé confiée par Rotenberg finit au fond d’un sachet —, et deux hommes, qui étaient tout sauf des enfants de chœur, l’interrogèrent, sans vraiment lui laisser le temps de respirer. Alors Lucie expliqua la situation du mieux qu’elle put. Elle parla des meurtres en France, des expériences dans les années cinquante, de ses recherches aux archives et du pseudo-enlèvement perpétré par Philip Rotenberg sur sa personne. Sur un ton calme, maîtrisé, elle invita ses interlocuteurs, qui échangeaient des regards sceptiques, à se mettre en relation avec la Sûreté du Québec et la police française pour obtenir toutes les informations sur l’affaire. Elle donna avec précision tous les contacts et des numéros de téléphone qu’elle avait en tête.

Sa commission rogatoire allait sans doute lui sauver la mise même si, dans ce genre de situation, les policiers français n’avaient pas à intervenir d’eux-mêmes, notamment concernant l’usage d’armes à feu.

Sa bonne conduite et ses explications claires ne l’empêchèrent pas de passer la nuit en cellule. Encore une fois, Lucie ne protesta pas. Elle connaissait le fonctionnement d’une enquête et la complexité du schéma auquel étaient confrontés les gendarmes. Deux cadavres retrouvés calcinés au fin fond d’une forêt, une femme française sans papiers, des histoires de CIA et de services secrets, ce n’était pas rien. Les vérifications allaient forcément prendre du temps.

Le plus important était qu’elle fût vivante.

Seule dans la petite pièce rectangulaire, elle s’effondra sur le banc, à bout de nerfs. Ce soir, elle avait tué un homme, le deuxième de sa carrière. Arracher une vie, quelle qu’elle fût, laissait toujours un profond sillon noir dans l’âme. Quelque chose d’indélébile qui vous hantait pour longtemps.

Elle songea à Rotenberg, prêt à tout lui révéler. Comme pour le restaurateur de films anciens, elle l’avait livré au tueur sur un plateau. Cet homme caché au fin fond de sa brousse avait fait les frais de sa négligence.

Ces salopards s’étaient à nouveau servis d’elle. Lucie se détestait pour cela.

L’inspecteur Pierre Monette venait régulièrement prendre de ses nouvelles, lui apportait de l’eau, du café, lui proposa même une cigarette qu’elle refusa. Il lui annonça, tard dans la nuit, que tout était en bonne voie et qu’elle serait probablement dehors avant la fin de la matinée.

Les heures qui suivirent s’étirèrent, interminables. Plus de visites, personne avec qui discuter. Juste le lourd soleil à l’assaut du ciel boréal, à travers les vitres en Plexiglas d’une pièce grise et sinistre. Lucie pensa à ses filles, tout le temps. Cette nuit, elle avait failli y rester. Que seraient devenues ses petites sans elle ? Deux orphelines, sans père ni mère. Lucie soupira profondément. Dès que cette histoire serait terminée, elle prendrait véritablement le temps de la réflexion quant à son avenir. À leur avenir, à toutes les trois…

À 10 h 10, une ombre se profila dans l’encadrement du sas.

Lucie l’aurait reconnu entre mille.

Franck Sharko.

Lorsque Monette déverrouilla la porte, Lucie se précipita et, sans réfléchir, s’écrasa contre l’épaule du grand flic costaud. Le commissaire hésita une fraction de seconde et lui plaqua ses deux lourdes mains dans le dos.

— Tu vas finir par faire lâcher mon vieux cœur si tu continues. C’est toujours ainsi avec toi ?

Les yeux de Lucie s’embuaient légèrement. Elle s’écarta, tristement souriante.

— Disons que c’est un peu spécial, en ce moment. Vous n’avez pas remarqué ?

Lucie oublia quelques secondes les heures sombres qu’elle venait de traverser. Cette présence forte la rassurait tellement. Sharko hocha le menton vers la grille, avec un sourire qui lui allait bien.

— Je reviens bientôt, histoire de régler la paperasse. Tu pourras bien patienter encore un peu ?

— J’aimerais passer un coup de téléphone avant. Je veux appeler mes filles. Juste entendre leur voix.

— Tout à l’heure, Henebelle. Tout à l’heure…

Lucie retourna s’asseoir sur le banc.

Une fois seule, elle poussa un long soupir et posa sa main sur sa poitrine.

Ça battait terriblement fort là-dedans.

51

Lucie revenait avec le téléphone portable de Sharko à la main. Elle s’installa à table et lui rendit son cellulaire. Sur leur route entre Trois-Rivières et Montréal, ils s’étaient arrêtés à un KFC, un Kentucky Fried Chicken.

— Alors ? demanda le commissaire.

— Elles vont bien. Juliette n’a plus le moindre problème digestif et se porte comme un charme chez sa grand-mère. Quant à Clara, je n’ai pu joindre que ses moniteurs de colo, elle dort encore. J’ai oublié qu’il n’était que 7 heures du matin en France !

Durant leur trajet, Lucie avait eu le temps de tout raconter depuis son arrivée au Canada. Les orphelins de Duplessis, les expériences de Sanders, l’implication de la CIA dans des expériences sur les humains au cours des années cinquante à soixante-dix. Sharko avait alors avalé, emmagasiné les informations sans prononcer un mot.

À présent, le commissaire croquait dans ses cuisses de poulet frit avec appétit, tandis que Lucie entamait sa salade au chou blanc et aspirait de grandes lampées de Coca-Cola, ce qui lui fit un bien fou à l’estomac.

— Ce franc-tireur, au chalet, il ne voulait pas me tuer, j’en ai la conviction. Il essayait de me faire sortir comme un lapin de son terrier, pour me prendre vivante. Il y avait autre chose.

Sharko interrompit son repas. Il posa son poulet, se frotta les mains et regarda Lucie en soupirant.

— Tout ça, c’est ma faute.

Et il lui raconta : son incursion à la Légion, le colonel Chastel, la partie de bluff, la photo de la jeune femme avec le visage entouré de rouge. Cette dernière aspira dans sa paille bruyamment et encaissa la nouvelle :

— C’est pour cette raison que vous m’avez envoyée ici, quatre jours, qui plus est. Vous vouliez agir en solo.

— Je voulais juste t’empêcher de faire une connerie.

— Vous n’auriez pas dû. Ces militaires auraient pu vous tuer. Ils auraient pu…

— Laisse tomber. Ce qui est fait est fait.

Lucie acquiesça mollement.

— Que va-t-il se passer maintenant ? Pour moi, ici, au Canada, je veux dire ?

— La GRC[6] va se charger de la paperasse pour faciliter ton retour en France. Pour les gendarmes, l’enquête se contentera de clairement établir ce qui s’est passé au chalet. Ce sont nos services et ceux de la Sûreté de Montréal qui vont s’occuper du reste. C’est-à-dire le vaste merdier dans lequel on est embourbé jusqu’au cou. Ils se chargent aussi de récupérer l’identité de ton voisin d’avion, alias le meurtrier de Rotenberg.

— Blond, coupe en brosse, costaud, rangers. Moins de trente ans. C’est l’un des deux mecs qu’on recherche depuis le début.

— Probable, oui.

— C’est certain. Et pour la clé que l’avocat m’a donnée avant de mourir ? Du neuf ?

— Ils recherchent ce qu’elle peut ouvrir. Elle est numérotée, ils pensent à une clé de consigne. Peut-être une poste, ou une gare. Dans tous les cas, ils nous tiennent au courant. Et… jolie intuition, Henebelle, pour les archives.

— Au fond de vous-même, vous n’y croyiez pas, je me trompe ?

— En la piste, pas vraiment. Mais en toi, oui. J’ai cru en toi dès que je t’ai vu sortir du TGV, la première fois, à la gare du Nord.

Lucie apprécia le compliment, elle lui sourit et ne put s’empêcher de bâiller.

— Oups, excusez-moi.

— On va se mettre en route pour l’hôtel. Depuis quand tu n’as pas dormi ?

— Longtemps… Mais on doit essayer de rencontrer la sœur Marie-du-Calvaire, on doit…

— Demain. Je n’ai pas envie de te ramasser à la petite cuillère.

Pour une fois, Lucie abdiqua sans chercher à lutter. En fait, elle n’en pouvait plus.

— Je passe aux toilettes et on se remet en route.

Sharko la regarda s’éloigner dans un soupir. Il aurait aimé la serrer dans ses bras, la rassurer, lui affirmer que tout allait s’arranger. Mais ses mâchoires restaient, pour le moment, bien trop paralysées pour fabriquer des mots tendres. Il termina sa bière, régla en monnaie le montant exact et partit attendre dehors. Il donna un rapide coup de fil à Leclerc, pour l’informer que tout était rentré dans l’ordre. De son côté, le chef de l’OCRVP lui annonça qu’il voyait dans la journée des juges et des hauts dirigeants au ministère de la Défense, afin de mettre en place la procédure judiciaire permettant de mener l’enquête à la Légion étrangère et de répondre à la question : Mohamed Abane avait-il intégré son corps d’armée ?

Quand il raccrocha, le commissaire eut enfin l’impression que les choses avançaient à pas de géant.

Il était temps.

52

Je savais bien que je vous retrouverais ici…

Sharko se laissa surprendre par la voix féminine qui chantait derrière lui. Installé dans un fauteuil du bar de l’hôtel, il sirotait tranquillement un whisky dans la pénombre, tout en compulsant son listing des participants à SIGN. L’endroit était chic mais sans excès. Moquette claire, larges coussins sur les banquettes rouges, murs feutrés de velours noir. En arrivant, Lucie remarqua le verre de diabolo-menthe posé sur la table.

— Oh, vous attendez quelqu’un ?

— Non, personne. Le verre était déjà là.

Il ne rajouta rien. Lucie resta debout et écarta les bras en signe de résignation.

— Désolée pour la tenue. Le jean, ce n’est pas très élégant, mais je n’avais pas vraiment prévu de sortir après 20 heures.

Le flic lui adressa un sourire fatigué.

— Je pensais que tu dormais.

— Je le pensais aussi.

Lucie s’approcha de l’un des deux fauteuils libres, face à lui, et s’apprêta à s’asseoir.

— Non pas là !

Elle se redressa, surprise.

— Vous mentez et vous attendez quelqu’un. Désolée de vous déranger.

— Arrête tes bêtises. Ce fauteuil est bancal. Qu’est-ce que je te commande ?

— Vodka-orange. Beaucoup de vodka, peu d’orange. J’ai grand besoin de décompresser.

Sharko vida son verre et partit en direction du bar. Lucie le regarda s’éloigner. Il s’était changé, passé un peu de gel dans sa brosse poivre et sel, parfumé. Il marchait avec élégance. Lucie consulta les feuilles qu’il avait laissées à sa place. Des noms, prénoms, dates de naissance et fonctions. Certaines identités étaient biffées. Derrière ses airs tranquilles, il donnait une impression de nonchalance, mais en fait, il ne s’arrêtait jamais. Un véritable moteur à essence.

Le commissaire revint avec deux verres, il en tendit un à Lucie, qui avait rapproché son fauteuil du sien. Elle hocha le menton vers les papiers.

— Il s’agit de la liste des scientifiques présents au Caire lors des meurtres, c’est cela ?

— Deux cent dix-sept, plus précisément. Entre vingt-deux et soixante-treize ans à l’époque. Si les tueurs du Caire sont les mêmes que ceux de Gravenchon, il faut leur rajouter seize ans. Ça en élimine quelques-uns.

Il empila ses feuilles, les plia et les glissa dans sa poche.

— J’ai des mauvaises nouvelles toutes fraîches, qui sont en fait de bonnes nouvelles. On s’en débarrasse tout de suite ?

— Tout de suite, oui. Vous me disiez vous-même qu’il y avait un temps pour tout. Et là, maintenant, j’ai vraiment, vraiment besoin de me détendre.

— Allons-y : le colonel Bertrand Chastel a été retrouvé chez lui aujourd’hui. Il s’est suicidé proprement, avec son arme de service, dans la matinée.

Lucie prit le temps d’encaisser l’information.

— On est sûr qu’il s’agit d’un suicide ?

— Le légiste et les enquêteurs sont formels, je t’épargne les détails. Et l’autre nouvelle : d’après les données fournies par l’aéroport, le type assis à côté de toi dans l’avion et qui a brûlé dans le chalet s’appelait Julien Manœuvre. Militaire de carrière affecté à la cellule DCILE, division communication et information de la Légion étrangère. Là où ils fabriquent les films pour l’armée.

— Notre fameux tueur cinéaste… L’homme aux rangers…

— En effet. Comme par hasard, Manœuvre s’est retrouvé en permission au début de notre affaire. Permission signée des mains de Chastel en personne. Plus tard, quand Chastel a vu que les choses commençaient à tourner au vinaigre, notamment avec ma petite visite dans son bureau et ce qui s’est passé ici, il s’est suicidé. Nul doute qu’il a dû prendre ses précautions et se débarrasser des éléments compromettants.

— Donc, il était impliqué au plus haut degré. Il était au courant de ces meurtres.

— Fort probable. J’ai encore un truc, accroche-toi maintenant.

— J’essaie.

— La perquisition chez Manœuvre a montré qu’il possédait de nombreux listings sur le transit de films entre les grands centres d’archives cinématographiques mondiaux. Tu sais, le fameux site Internet de la FIAF dont a parlé ton commandant ? C’est de cette manière qu’il y a deux ans, Manœuvre s’est branché sur la bobine. Il a dû se pointer immédiatement à la FIAF et réclamer les films de 1955. Seulement, quelqu’un avait dérobé la pellicule qu’il recherchait. Un collectionneur que nous connaissons bien.

— Szpilman.

— Szpilman, oui. Si près du but, Manœuvre a alors perdu la trace du film, mais il n’a pas lâché. Il a dû continuer à enquêter, surveiller les bourses aux films, et les petites annonces, notamment en provenance de la Belgique. C’est de cette dernière façon qu’il a atterri chez le fils Szpilman après la mort du vieux.

— C’est dingue, cet acharnement à récupérer une bobine.

— Tant que des copies existaient dans la nature, Chastel et ceux qui sont derrière tout ce micmac se sentaient en danger. Manœuvre n’était qu’un pion, un exécutant. Tout comme l’était probablement Chastel, à un plus haut niveau.

— Cette fois, dites-moi qu’il va y avoir une enquête officielle à l’encontre de la Légion.

— Oui. On peut espérer que des langues se délieront, et que les différentes perquisitions mèneront à quelque chose. N’oublions pas qu’il y a, a priori, deux tueurs. L’un d’eux était Manœuvre, notre cinéaste, mais l’autre, celui qui prélève les cerveaux, est probablement dans ce listing. Et il a probablement agi seul en Égypte, car Manœuvre était bien trop jeune.

Sur ces derniers mots du commissaire, Lucie sirota à son tour son alcool, les yeux brillant de fatigue. Avec la lumière tamisée, les traits de Sharko s’adoucissaient. Une musique lointaine, sobre, se perdait dans le néant. Tout, en ce lieu, invitait au calme et à la séduction. Lucie sortit une photo de son portefeuille et la posa sur la table.

— Je ne vous ai pas encore présenté mes petits trésors. Celles qui me manquent terriblement. Aujourd’hui plus que jamais, je me rends compte que je ne suis pas faite pour partir loin d’elles.

Sharko s’empara du cliché avec une tendresse que Lucie ne lui connaissait pas encore.

— Juliette à droite, et Clara à gauche ?

— L’inverse. Si vous regardez bien, vous verrez que Clara possède un infime défaut dans l’iris, une tache noire semblable à un minuscule vase.

Le commissaire lui rendit la photo.

— Et leur père ?

— Il a fichu le camp il y a bien longtemps.

Lucie soupira, ses deux mains enserrant son verre.

— Cette enquête me fait mal, commissaire, parce que ce n’est plus Clara ni Juliette que je vois en regardant cette photo, mais c’est Alice Tonquin, Lydia Dorcet, et toutes les autres petites filles apeurées. Elles m’accompagnent partout, le jour comme la nuit. Je distingue leurs visages, leur terreur, j’entends leurs cris lorsqu’elles s’attaquent à ces pauvres bêtes.

— Nous avons tous nos fantômes. Elles partiront quand nous aurons résolu cette affaire. Quand toutes les portes se fermeront, elles te laisseront enfin en paix.

Un silence. Lucie acquiesça, les yeux dans le vague.

— Et vous, commissaire ? Avez-vous déjà laissé des portes ouvertes dans votre vie ?

Sharko triturait son alliance.

— Oui… Il y a une grande, grande porte que j’aimerais bien refermer. Mais je n’y arrive pas. Peut-être parce qu’au fond de moi-même, je n’en ai pas envie.

Lucie posa son verre et se pencha vers l’avant. Ses lèvres n’étaient plus qu’à quelques centimètres de celles de l’homme qu’elle mourait d’envie d’embrasser.

— Je sais de quelle porte il s’agit. Et je peux peut-être vous aider à la refermer.

Sharko ne parla pas tout de suite. Une partie de lui aurait bien aimé se reculer, se lever, disparaître, mais l’autre partie luttait pour qu’il reste là.

— Tu le crois réellement ?

Elle se pencha davantage et l’embrassa sur la bouche. Sharko avait baissé les paupières, ses sens s’engourdissaient comme durant une apnée trop longue qui mettait les organes en danger.

Il rouvrit les yeux.

— Tu sais qu’il n’y aura probablement pas d’avenir à ce qui risque de se passer ?

— Et moi, je crois au contraire qu’il y en aura un. Mais pour l’instant, laissons au moins sa chance au présent.

Il n’avait plus vu une femme nue depuis la mort de Suzanne. Il en ressentit presque de la gêne. Le corps svelte et parfumé glissa dans la pénombre et vint se plaquer contre le sien. Les mains gourmandes et délicates achevèrent de déboutonner sa chemise, alors que le feu grondait au fond de son ventre. Il se laissait faire, mais Lucie perçut néanmoins une tension, une emprise impalpable qui empêchait au mâle, face à elle, de s’abandonner complètement.

— Quelque chose te dérange ? lui murmura-t-elle à l’oreille.

— C’est que…

Sharko lui échappa et se faufila agilement vers le milieu de la pièce. Il retourna la chaise près du lit et rangea la locomotive Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon, dans le tiroir de la commode. Il fit aussi disparaître la boîte de marrons glacés. Puis il revint auprès de sa partenaire et l’embrassa fougueusement. D’un geste un peu trop ferme, il la fit basculer sur le lit. Lucie lâcha un petit rire :

— Cette locomotive m’amusait. Tu es décidément un drôle de…

Leurs bouches se rencontrèrent, encore, leurs peaux tièdes se heurtèrent. Sharko éteignit d’un mouvement agile tandis que leurs hanches roulaient dans les draps. Malgré les rideaux tirés, la lumière de l’extérieur se répandait sur le lit, suggérait les formes que le plaisir faisait se chevaucher. Un paysage de chair, de creux, de vallons, donna l’impression de sombrer sous la colère d’un séisme. Lucie mordit l’oreiller sous l’emprise d’un orgasme, Sharko la retourna, avec la douce violence d’une louve soulevant ses petits, et plongea sur elle en haletant. Les pleurs, les cris, les visages des morts, les Lydia et Alice s’estompèrent, submergés par la volupté. Les secondes pulsaient, comme des décharges électriques sur la peau. Dans la tension de ses muscles brûlants, Sharko se raidit, les nerfs du cou saillant. Et, alors que ses dents se serraient, que ses gestes s’embrasaient, il fixa le centre de la chambre.

Elle se dressait encore là, debout, pieds joints, mains le long des cuisses.

Et, pour la première fois de sa vie, Sharko vit Eugénie pleurer.

L’instant parut une éternité. Les yeux du commissaire s’embuèrent à leur tour, tandis que la femme, sous lui, gémissait.

Et dans la magie des sens en extase, la fillette lui sourit.

Elle leva sa petite main et lui adressa un signe amical.

Au bord des larmes, Sharko lui répondit par le même geste.

L’instant d’après, Eugénie sortit sans jamais se retourner. La porte se referma en silence derrière elle.

Et Sharko s’abandonna enfin au plaisir.

53

Sharko se réveilla en sursaut : son téléphone vibrait sur la commode.

Il se détacha du corps tiède qu’il serrait contre lui et roula sur le côté.

À l’autre bout du fil, c’était Pierre Monette. Il avait retrouvé l’origine de la clé confiée à Lucie par Philip Rotenberg. Elle ouvrait l’un des casiers de consigne de la gare centrale de Montréal. Le gendarme canadien lui donnait rendez-vous là-bas à midi, il devait régler quelques affaires importantes auparavant.

Le commissaire raccrocha et se tourna vers celle qui partageait son lit. Du bout des doigts, il caressa son dos. Elle avait la peau si douce, si jeune, en comparaison de cette croûte épaisse qui l’avait façonné, lui, en un flic de rue. Tant de chemins les séparaient, tous les deux… Délicatement, il plongea le nez dans ses cheveux blonds et s’enivra une dernière fois de ce mélange de parfum et de sueur.

Il ne pouvait plus se mentir : il ressentait de l’attirance pour elle. Depuis leur rencontre, il n’avait jamais vraiment pu chasser son visage de son esprit. Sans bruit, il se leva et partit se doucher. Quand il fit couler l’eau, quand il se regarda dans le miroir ou s’habilla, il chercha Eugénie. Il se souvenait avec une précision chirurgicale du petit mouvement de main qu’elle lui avait adressé dans la nuit. Et de ces larmes, sur ses joues d’enfant. Était-il possible qu’Eugénie ait été heureuse ? Et qu’enfin, elle le laisse tranquille ?

Non, non, il ne pouvait y croire. Il était malade, atteint d’une schizophrénie paranoïde et demandait un traitement médicamenteux jusqu’au dernier jour. Les choses ne pouvaient pas se passer ainsi. Pas dans la vraie vie.

Après avoir avalé son comprimé, il revint dans la chambre. Lucie était assise au bout du lit, elle le regarda fixement.

— Tu m’expliqueras, un jour, pour tes cachets ?

Comme s’il ne l’avait pas entendue, il s’approcha d’elle et l’embrassa.

— On a du boulot. Petit déj, on fonce chez les bonnes sœurs puis à la gare. Ça te va comme programme ?

Il lui expliqua brièvement, pour la clé de consigne. Lucie s’étira, se leva et se plaqua soudain contre lui.

— J’étais bien, cette nuit, et ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. (Elle soupira.) Je ne voudrais pas que ça s’arrête.

Sharko posa ses deux paumes sur son dos qu’il massa avec une tendresse dont il finit par s’étonner. Il lui parla dans le creux de l’oreille, dans un demi-soupir lui aussi.

— On devra réfléchir à tout ça, d’accord ?

Lucie se plongea dans son regard et acquiesça.

— Un jour, j’aimerais revenir ici, et découvrir ce pays autrement qu’à travers un cauchemar éveillé. Je voudrais bien que ce soit avec toi.

À regret, elle se détacha doucement de lui. Elle aurait aimé que l’instant dure une éternité. Elle connaissait la fragilité de leurs rapports et pensait déjà au retour en France. Les choses de la vie risquaient de les séparer sans qu’ils s’en rendent vraiment compte.

— Je vais retourner dans ma chambre chercher mes affaires. Je pourrais peut-être la rendre, qu’en penses-tu ?

— Tu connais l’administration et les mauvaises langues. Mieux vaut laisser deux factures. Tu ne crois pas ?

— Si, si… Tu as raison.

Ils venaient de sortir de l’hôtel Delta. Comme deux parfaits touristes, ils marchaient côte à côte, très lentement, en direction du couvent des sœurs grises qui, d’après le plan fourni par une hôtesse, se trouvait à un kilomètre. Sans parler de ce qui s’était passé cette nuit-là, ils bifurquèrent rue René-Lévesque, et s’engagèrent entre les buildings impressionnants des grandes compagnies mondiales. Ils arrivèrent enfin devant une large allée protégée par une grille fermée.

Après qu’ils se furent présentés à l’interphone, une porte cochère s’ouvrit et leur livra passage. Les rumeurs de la circulation se turent très vite, les sommets des gratte-ciel disparurent pour laisser place à une allée de gravillons, bordée de jardins. Au fond, se tenait le couvent, ancien hôpital général de Montréal en forme de H au milieu duquel s’élevait la chapelle romane, dont la croix sommitale brillait sous le soleil. Deux longues ailes grises se déployaient de part et d’autre. L’aile Guy abritait la communauté et l’aile Saint-Mathieu accueillait les vieillards, infirmes et orphelins. Quatre étages, des centaines de fenêtres toutes identiques, une rigueur architecturale glaçante… Lucie imagina aisément l’ambiance qui devait régner en ces lieux dans les années cinquante. Discipline, pauvreté, don de soi.

Ils longèrent en silence le bâtiment de briques sombres. Devant l’une des entrées de l’aile Guy, ils eurent affaire à la supérieure générale des sœurs grises. Encadré de noir et de blanc, son visage était sec, parcheminé comme une hostie. Elle essaya bien de leur sourire, mais une souffrance christique tendait ses traits.

— La police française, m’avez-vous dit ? Que puis-je pour vous ?

— Nous aimerions rencontrer la sœur Marie-du-Calvaire.

Les traits de la mère supérieure se crispèrent davantage.

— Sœur Marie-du-Calvaire a plus de quatre-vingt-cinq ans. Elle souffre d’arthrite et passe la majeure partie de son temps seule, allongée dans son lit. Que lui voulez-vous ?

— Lui poser quelques questions sur son passé. Les années cinquante, plus précisément.

La religieuse garda un air impassible. Elle hésita.

— Ce n’est pas pour des ennuis avec l’Église, j’espère ?

— Absolument pas.

— Vous avez de la chance. Sœur Marie-du-Calvaire possède une excellente mémoire. Il est des choses qui ne s’effacent jamais.

Elle les invita à entrer. Ils avancèrent dans des couloirs froids, obscurs, aux plafonds très hauts et aux portes latérales fermées. Il y eut des chuchotements, des couples d’ombres lointaines disparurent comme des mouchoirs s’envolent. Une clameur sourde vibrait, quelque part. Des chants chrétiens…

— Sœur Marie-du-Calvaire a toujours travaillé pour vous, ma mère ? demanda Sharko à la limite du chuchotement.

— Non. Elle nous a d’abord quittés au début des années cinquante, contrainte par des ordres supérieurs. Elle a alors intégré la congrégation des sœurs de la Charité du Mont-Providence, pendant quelques années, avant de revenir ici.

Mont-Providence… Lucie avait déjà entendu ce nom, aux archives. Elle réagit immédiatement :

— Elle a donc travaillé à l’hôpital-école transformé en hôpital psychiatrique du jour au lendemain, sur ordre du gouvernement Duplessis ?

— En effet. Un hôpital qui a fini par accueillir autant de fous que de sains d’esprit. Sœur Marie-du-Calvaire y a œuvré de longues années. Aux dépens de sa propre santé.

— Et pourquoi est-elle ensuite revenue ici, avec vous ?

La mère supérieure se retourna. Ses yeux brillaient comme les flammes d’un cierge.

— Elle a désobéi aux ordres et a fui le Mont-Providence, ma fille. Cela fait plus de cinquante ans que sœur Marie-du-Calvaire est une fugitive.

54

La chambre de la religieuse était d’une simplicité proche du dénuement : murs de pierres grises, un lit, une chaise, un prie-Dieu sur lequel reposait une bible. La décoration se résumait à un crucifix en étain, accroché à la tête du lit, une armoire bondée de livres ainsi qu’une horloge. Une petite fenêtre ovale placée haut sur le mur laissait passer une lueur blafarde. La vieille dame se tenait au-dessus de ses draps, pieds parallèles, mains sur la poitrine et regard au plafond.

La mère supérieure se pencha vers elle, lui murmura quelque chose à l’oreille avant de revenir vers les flics. Sœur Marie-du-Calvaire tourna lentement la tête vers eux. Ses yeux étaient voilés : une fine pellicule blanche où transparaissait encore une couleur d’océan.

— Je vous laisse, dit la mère supérieure. Vous retrouverez aisément la sortie.

Elle disparut sans un mot de plus et elle ferma la porte derrière elle. La sœur Marie-du-Calvaire se redressa avec une grimace, marcha comme une vieille tortue vers un verre d’eau qu’elle but tranquillement. Sa robe noire tombait au sol, donnant l’illusion qu’elle flottait. Puis elle revint jusqu’à son lit, s’y assit en plaquant son oreiller contre le mur.

— Il est bientôt l’heure de la prière. Quoi que vous vouliez, je vous demanderai d’être brefs.

Malgré l’âge, sa voix, rugueuse, faisait penser au papier qu’on froisse. Lucie s’approcha.

— Dans ce cas, nous n’allons pas y aller par quatre chemins. Nous souhaiterions que vous nous parliez des petites filles dont vous vous êtes occupée au début des années cinquante. Alice Tonquin et Lydia Dorcet, entre autres. Que vous nous parliez aussi de Jacques Lacombe et du médecin qui l’accompagnait.

La sœur sembla s’arrêter de respirer. Elle joignit ses mains calleuses sur sa poitrine. Derrière sa cataracte évidente, ses iris parurent se dilater.

— Mais… Pourquoi ?

— Parce que, aujourd’hui encore, des gens tuent pour préserver ce que vos yeux ont vu, relaya Sharko en s’appuyant sur le prie-Dieu.

Un silence permit d’entendre les voix lointaines des sœurs qui chantaient.

— Comment m’avez-vous retrouvée ? Jamais personne n’est venu me parler de cette ancienne histoire. Je vis recluse, cachée, et je ne suis pas sortie d’ici depuis plus de cinquante ans. Cinquante longues années.

— Même cachée, vous figuriez sur le registre de votre communauté. Il était destiné à ne jamais sortir de ces murs, mais comme votre couvent ferme ses portes dans un an, il a été transféré au centre national des archives.

La vieille femme ouvrit légèrement la bouche, elle reprit son souffle en plusieurs fois. Lucie eut la sensation que ses pupilles se dilataient encore, appelant ainsi les lumières d’un temps aboli.

— Ne vous inquiétez pas. Nous ne sommes pas venus pour dénoncer quoi que ce soit ou remettre en cause vos actions passées. Nous cherchons juste à comprendre ce qui a pu se produire avec ces fillettes entre les murs de l’hôpital du Mont-Providence, dans ces années-là.

La sœur baissa la tête. Des pans de tissu blanc lui cachèrent le visage, ne laissant plus paraître que l’ombre d’une présence.

— Je me souviens bien d’Alice et de Lydia, comment pourrais-je les avoir oubliées ? Je m’occupais d’elles, dans l’aile des orphelines de ce couvent-ci, avant de me retrouver au Mont-Providence pour de simples raisons de « manque d’effectifs ». Je ne pensais plus jamais revoir mes petites, mais deux ans plus tard, elles sont arrivées là-bas, au Mont-Providence, avec dix autres filles de la Charité… Des gamines qui pensaient simplement changer d’institution, comme on le faisait si souvent à l’époque. Elles avaient l’habitude. Elles étaient arrivées en train, rayonnantes, heureuses et insouciantes comme on peut l’être à cet âge-là…

Elle entrecoupait son monologue de longs silences pesants. Les souvenirs remontaient lentement à la surface.

— Mais une fois à l’intérieur de l’hôpital du Mont-Providence, elles ont vite compris à quoi elles avaient affaire. Aux pleurs et hurlements des fous se superposaient les chants religieux. Les visages clairs des nouvelles venues se mêlaient aux mines ravagées des arriérées mentales. Ces fillettes comprirent alors qu’elles entraient là-dedans pour ne plus jamais en sortir. D’orphelines mentalement saines, elles prenaient, sous la plume de médecins œuvrant pour l’État, le statut de débiles mentales. Tout cela pour des raisons financières, parce qu’une débile mentale rapportait plus au gouvernement qu’une illégitime. Et nous, les religieuses, avions pour obligation de les traiter comme telles. Nous devions… faire notre devoir.

La voix tressautait. Les doigts de Sharko se crispèrent sur le vieux bois. Autour d’eux, ce n’était qu’effluves de murs effrités, de parquets usés.

— C’est-à-dire ?

— Discipline, brimades, punitions, traitements… Les malheureuses qui se rebellaient passaient d’une salle à l’autre, la sévérité augmentait, les portes de la liberté se fermaient chaque fois un peu plus. Salle des religieuses, salle des métiers, salle des murs gris… Les filles n’avaient pas le droit de communiquer avec celles des autres salles, sous peine de sévères sanctions. C’était comme si on les compartimentait, on les éloignait de la normalité pour les rapprocher de la folie. La folie, mes enfants… La folie, connaissez-vous seulement son odeur ? Elle a l’odeur de la mort et de la pourriture.

La sœur respira péniblement. Une longue, longue inspiration.

— L’ultime salle, là où l’on m’avait affectée lors de mon arrivée au Mont-Providence, était celle des Martyrs, abominable endroit où séjournaient plus de soixante grandes malades mentales de tous âges. Des hystériques, des débiles, des schizophrènes. Là où il y avait les réserves de médicaments, d’instruments de chirurgie, de vaseline, aussi…

— Pourquoi la vaseline ?

— Pour beurrer les tempes des malades avant les électrochocs.

Ses doigts aux ongles jaunis s’unirent. Lucie imagina sans peine le calvaire des journées dans un lieu pareil. Les hurlements, la claustrophobie, les souffrances, les tortures mentales et physiques. Internés et surveillants étaient logés à la même enseigne.

— Nous avions, avec l’aide des gamines saines, la charge des malades. Nettoyer leurs cellules, les nourrir, aider les infirmières lors des soins. Les bagarres et les accidents étaient quotidiens. Il y avait là-dedans toutes sortes de fous, des plus inoffensifs aux plus dangereux. Tous les âges étaient mélangés. Parfois, les orphelines réticentes ou qui avaient mal agi passaient une semaine en cellule d’isolement, attachées sur un sommier et traitées au Lagarctil, la drogue préférée des médecins.

Elle leva le bras. À chacun de ses gestes, le drap noir de son vêtement crissait comme du crépon. Une autre forme de folie semblait l’habiter, elle aussi. Elle n’était pas ressortie indemne du Mont-Providence.

— Les gamines saines qui atterrissaient dans cette salle, les plus virulentes, les réfractaires et certainement les plus intelligentes, n’avaient aucune chance de s’en sortir. Les infirmières les traitaient de la même façon que les malades mentaux, sans distinction aucune. Et nos paroles à nous, qui nous en occupions tous les jours, avaient bien peu de poids. Nous nous soumettions et obéissions aux ordres, vous comprenez ?

— Quels ordres ?

— Ceux de la mère supérieure, ceux de l’Église.

— Alice et Lydia avaient atterri dans la salle des Martyrs ?

— Oui. Comme toutes les petites en provenance de l’hôpital de la Charité. Un tel afflux dans la salle des Martyrs était incompréhensible et exceptionnel.

— Pourquoi ?

— D’ordinaire, les nouvelles restaient dans les autres salles. Seules quelques-unes finissaient aux Martyrs, après des années parfois, parce qu’elles se comportaient mal et se rebellaient sans cesse. Ou simplement parce qu’elles devenaient elles-mêmes folles.

— Que sont devenues ces orphelines, Alice et les autres ?

Les doigts de la religieuse se rétractèrent sur la croix.

— Très vite, elles ont été prises en charge par le médecin responsable de la salle des Martyrs. On l’appelait M. le surintendant. Il avait à peine trente ans, une fine moustache blonde, et un regard à vous glacer le sang. C’était lui qui, régulièrement, conduisait certaines enfants dans d’autres salles auxquelles personne n’avait accès. Mais les gamines, elles me racontaient, à moi. On les regroupait dans des pièces, on les laissait attendre debout, des heures et des heures. Il y avait des téléviseurs et des haut-parleurs aussi, qui diffusaient des claquements, des bruits, pour les faire sursauter. Puis il y avait un homme qui les filmait, toujours en compagnie du docteur… Alice aimait bien ce cinéaste, elle le prénommait Jacques. Ils s’entendaient bien, elle parvenait parfois à revoir la lumière du jour grâce à lui. Il l’emmenait sur la balançoire du parc, à l’écart du couvent, il jouait avec elle, lui montrait des animaux, la filmait. Je crois qu’il a été sa petite lueur d’espoir.

Sharko crispa les mâchoires. Il imaginait parfaitement à quoi pouvait ressembler une lueur d’espoir entre les mains d’un type comme Lacombe. Il demanda :

— Dans les pièces, les filles ne faisaient qu’attendre, regarder des films et sursauter ? Pas d’autres expériences plus… violentes ?

— Non. Mais il ne faut pas croire que cette passivité était anodine. Les orphelines ressortaient de là stressées et agressives. Ce qui ne faisait qu’amplifier les punitions auxquelles elles étaient confrontées dans la salle des Martyrs. Un cercle vicieux. Il n’existe aucune échappatoire à la folie, elle est partout. Dehors et dedans.

— Vous ont-elles parlé d’une expérience avec des lapins ?

— Des lapins se trouvaient effectivement dans la pièce parfois, regroupés dans un coin, à ce qu’elles me racontaient. Mais… C’est tout… Je n’ai jamais bien compris le but de ces manœuvres.

— Comment cela s’est-il terminé ?

La sœur secoua la tête, un rictus sur les lèvres.

— Je l’ignore. Je n’en pouvais plus. Je me suis consacrée toute ma vie au service de Dieu et de Ses créatures, et je me retrouvais en enfer sur terre, à me laisser envahir par la folie. J’ai prétexté un ennui de santé, et je me suis enfuie du Mont-Providence. Je les ai abandonnées. Les petites que j’avais moi-même élevées ici.

Elle fit le signe de la croix et embrassa compulsivement son crucifix. Le silence qui suivit était atroce. Lucie eut soudain très froid.

— Je suis retournée dans mes anciens ordres, ceux des sœurs grises. La mère Sainte-Marguerite a eu la bonté infinie de me cacher et de me protéger. On m’a recherchée, croyez-moi, et j’ignore ce qui se serait passé si l’on m’avait retrouvée. Mais toujours est-il que mes vieux os ont traversé le siècle, et que ma mémoire n’a jamais oublié les horreurs qui se sont passées là-bas, au fin fond de l’asile du Mont-Providence… Qui aurait pu oublier tant de ténèbres ?

Lucie fixa la religieuse bien au fond de ses pupilles vitreuses. Personne ne pouvait oublier les ténèbres. Personne.

La vérité était en train de jaillir, là, maintenant, de ces vieilles lèvres. Remuée au fond d’elle-même, Lucie conserva néanmoins ses réflexes de flic.

— Ce surintendant, nous avons besoin de connaître son identité.

— Bien sûr… Il se nommait le docteur James Peterson. Enfin, ça, c’était le nom que nous entendions. Parce qu’il signait toujours Docteur Peter Jameson. James Peterson, Peter Jameson… J’ignore encore aujourd’hui quelle était sa véritable identité. Ce qui était certain, c’est qu’il habitait Montréal.

Sharko et Lucie échangèrent un bref regard. Ils possédaient leur dernier maillon. La religieuse se redressa, se dirigea vers sa bibliothèque et s’agenouilla, les larmes aux yeux.

— Je prie Dieu chaque jour pour ces pauvres fillettes que j’ai laissées là-bas. Elles étaient mes petites filles. Je les avais vues grandir, entre ces murs, avant qu’on se retrouve tous dans cet hôpital de fous.

Lucie ressentit une sorte de compassion pour cette pauvre femme, qui mourrait seule, dans la douleur.

— Vous ne pouviez rien pour elles. Vous étiez prise dans le système et vos croyances. Dieu n’a rien à voir là-dedans.

De ses mains tremblantes, sœur Marie-du-Calvaire souleva sa bible et se mit à lire à voix basse. Lucie et Sharko comprirent qu’ils n’avaient plus rien à faire dans cette chambre.

Ils sortirent en silence.

55

Les deux flics allèrent à pied du couvent à la gare centrale de Montréal, qui se trouvait à proximité. Ils marchaient sans parler, plongés qu’ils étaient dans leurs pensées les plus obscures. Ils voyaient ces salles cloisonnées dans l’hôpital, où gémissait la folie, des petites filles apeurées, mélangées aux pires malades mentaux. Ils entendaient même les crépitements des électrochocs dans les pièces capitonnées. Comment cela avait-il pu seulement exister ? Une démocratie n’est-elle pas censée protéger ses citoyens des dérives les plus barbares ? Au bord de la nausée, Lucie éprouva le besoin de rompre le silence. Elle vint se serrer contre Sharko, passa sa main autour de sa taille.

— Tu ne parles pas beaucoup. J’aimerais savoir ce que tu ressens.

Sharko secoua la tête et serra les lèvres :

— Du dégoût. Juste un profond dégoût. Il n’y a pas vraiment de mots pour décrire ces choses-là.

Lucie appuya sa tête contre la solide épaule, et ils avancèrent ainsi, jusqu’à la gare. Une fois sur l’esplanade, lâchant leur étreinte, ils se dirigèrent vers l’un des halls du gigantesque bâtiment qui, en ce milieu d’été, était bondé de voyageurs. Des gens insouciants, heureux ou pressés…

Le gendarme Pierre Monette et l’un de ses collègues attendaient en buvant un café. Les hommes de l’ordre se saluèrent avec respect et n’échangèrent que des banalités.

Les casiers de consigne, disposés sur deux longues rangées, s’étalaient face à un distributeur d’argent, sous la feuille d’érable rouge du drapeau canadien. Lucie s’étonna qu’un type de la trempe de Rotenberg ait choisi cet endroit si accessible et trop fréquenté, mais elle se dit que l’avocat devait avoir dupliqué ses informations ailleurs, dans d’autres lieux, comme Lacombe l’avait probablement fait avec les copies de son film avant de mourir brûlé.

Pierre Monette désigna le casier 201 qui se trouvait à l’extrémité gauche.

— Nous l’avons déjà ouvert. Et voilà ce que nous avons trouvé.

Il sortit un objet de sa poche.

— Une clé USB.

Il la tendit à Sharko, qui la porta à hauteur de ses yeux.

— Vous m’en faites une copie ?

— C’est fait. Gardez-la.

— Qu’en pensez-vous ?

— On n’a rien compris. Je compte sur vous pour les explications. Votre histoire a fini par attiser ma curiosité.

Sharko acquiesça.

— Comptez sur moi. Nous allons encore solliciter votre aide. Nous aimerions que vous nous fassiez une recherche prioritaire sur un homme du nom de James Peterson, ou Peter Jameson. Il était médecin à l’hôpital psychiatrique du Mont-Providence dans les années cinquante, et vivait à Montréal. Il doit avoir aujourd’hui aux alentours de quatre-vingts ans.

Monette en prit note sur un carnet.

— Très bien. Je vous rappellerai probablement en fin de journée.

Alors que Lucie et Sharko reprenaient le chemin de l’hôtel, le commissaire se retourna discrètement et chercha Eugénie dans la foule. Il tendit le cou, se pencha pour voir derrière un couple au premier plan.

Elle n’était toujours pas là.

56

Dans la chambre d’hôtel de Sharko, le ménage avait déjà été fait. Draps propres, lit au carré, produits de soins renouvelés. Le flic tira sa vieille valise de sous le lit. Il l’ouvrit et en sortit son ordinateur portable.

Lucie inclina discrètement la tête, les sourcils froncés.

— C’est un pot de sauce dans ta valise ?

Sharko referma rapidement, tira la fermeture éclair et alluma son ordinateur.

— J’ai toujours eu du mal avec les régimes.

— Entre ça et les marrons glacés… À mon avis, vu la couleur, elle a mal supporté le voyage.

Sans relever, Sharko glissa la clé dans le port USB de son PC, et une fenêtre avec deux répertoires apparut. Leurs noms indiquaient Szpilman’s discovery et Barley Brain Washing.

— C’est la même arborescence que sur l’ordinateur de Rotenberg. Prudent comme il l’était, il avait pris garde de sauvegarder ses données.

— Barley ou Szpilman en premier ?

— Barley. L’avocat m’avait montré des photos sur le conditionnement des patients, mais il restait un film dans le répertoire. Un film que Sanders projetait à ses patients pour faire son lavage de cerveau.

Sharko s’exécuta. Il cliqua sur le fichier Brainwash01.avi.

— 01… Ça voudrait dire qu’il y en a eu des dizaines d’autres.

Dès la toute première image, les deux flics comprirent immédiatement. Sharko appuya sur Pause et pointa son index en haut à droite de l’image. Il se tourna vers Lucie d’un air grave :

— Le cercle blanc… Le même que sur la bobine maudite.

— Le même aussi que sur les crash films. La marque de fabrique de Jacques Lacombe.

Un lourd silence, puis la voix de Lucie, cristalline :

— Il travaillait pour la CIA. Jacques Lacombe travaillait pour la CIA.

Lucie eut le sentiment qu’une nouvelle partie du puzzle s’assemblait. Les pièces s’imbriquaient logiquement, implacablement.

— Ça explique son installation à Washington en 1951, là où siège l’agence de renseignements. Puis son déménagement vers le Canada, alors que Mkultra progressait là-bas. Ils l’ont recruté de la même façon qu’ils ont recruté Sanders… D’abord, ils se sont intéressés à ses films, à ses techniques de manipulateur de l’inconscient. Ensuite, ils se sont mis en relation avec lui et, comme pour le psychiatre, lui ont fourni une couverture — le métier de projectionniste — avec certainement un beau compte en banque.

Sharko approuva :

— Ils ont enrôlé les meilleurs à travers le monde. Scientifiques, médecins, ingénieurs, et même un cinéaste. Il fallait bien des gens pour fabriquer ces vidéos qu’on diffusait aux patients.

Lucie acquiesça. Dans la fureur de l’enquête, elle ne se trouvait plus face à l’homme avec qui elle venait de coucher, mais avec un collègue partageant la même souffrance qu’elle : celle d’une traque dangereuse, impossible.

— Rotenberg m’a dit que le programme qui touchait les enfants et les lapins n’était pas Mkultra, et que le médecin qu’on n’apercevait jamais à la caméra n’était pas Sanders. Donc…

— Jacques Lacombe a travaillé sur les deux programmes. Sur Mkultra avec Sanders à Barley, et sur celui touchant les enfants, avec ce fameux Peterson, ou Jameson, au Mont-Providence. La CIA savait qu’elle pouvait lui faire confiance. Sans doute avait-elle besoin de quelqu’un de fiable pour filmer ce qui se tramait dans ces pièces blanches.

Lucie se leva et alla se servir un verre d’eau. La nuit d’ivresse et de plaisir était déjà loin. Les démons revenaient à la charge. Sharko attendit son retour et lui glissa une main tendre sur la nuque.

— Ça va aller ?

— On continue…

Il appuya sur Lecture. Brainwash01.avi…

Le film de Lacombe, projeté aux malades de Sanders, était d’une bizarrerie époustouflante. Il s’agissait d’un mélange de carrés noirs et blancs, de lignes, de courbes qui oscillaient comme des vagues. On avait l’impression de voguer dans un monde psychédélique, zen, où l’esprit ne savait pas vraiment à quoi se raccrocher. Sur l’écran, les carrés se déplaçaient, lentement, rapidement, les vagues grossissaient avant de disparaître. Sharko fit défiler la vidéo en image par image, et ce fut là qu’apparurent les plans cachés.

Lucie plissa le nez. On voyait des sortes de doigts crochus, qui se repliaient autour de crânes posés sur une table. Des araignées filmées en gros plan, momifiant des insectes de leurs fils de soie. Un énorme nuage noir, dans un ciel parfaitement pur. Un gros caillot sombre dans une flaque de sang. De l’horreur, des aberrations, tout ce que Jacques Lacombe appréciait.

Sharko se frotta les tempes. Il était secoué :

— Ils devaient le diffuser en boucle à leurs patients. Mélangé avec le son des haut-parleurs, ça devait être une véritable machine à laver l’esprit. Ce Lacombe était aussi taré que Sanders.

— Voilà sans doute l’image qu’avait le cinéaste de la maladie psychique : des scènes qui représentent l’emprise, l’emprisonnement, l’invasion de corps étrangers sur l’organisme. Tout ça pour créer une espèce de choc cérébral. De même que Sanders, il voulait tuer la maladie en frappant directement dans l’inconscient. La bombarder comme on bombarde aujourd’hui avec un laser des cellules cancéreuses.

Sharko lâcha sa souris et passa une main dans sa brosse.

— Des barbares… On a atterri dans l’univers de la course à la découverte. Celui de la guerre froide, de la lutte entre l’Est et l’Ouest, où des gens sont prêts à tous les sacrifices pour parvenir à leurs fins.

Lucie soupira et regarda le commissaire dans les yeux.

— Dire que ce sont ces horreurs-là qui nous ont réunis, tous les deux… Sans toute cette monstruosité, on ne se serait jamais rencontrés.

— Il n’y a qu’une relation née dans la souffrance qui puisse rassembler deux flics comme nous. Tu ne crois pas ?

Lucie se pinça les lèvres. La dureté, la folie du monde l’attristaient par-dessus tout.

— Où est la logique, là-dedans ?

— Il n’y a pas de logique. Il n’y en a jamais eu.

Elle montra l’écran d’un coup de menton.

— L’autre répertoire. Il est temps de se coller aux découvertes de Szpilman. En espérant enfin percer ses secrets et en finir une bonne fois pour toutes.

Sharko acquiesça gravement. Autour d’eux, l’atmosphère de la chambre était redevenue poisseuse, lourde. Le flic cliqua et dévoila le contenu informatique du répertoire nommé Szpilman’s discovery. Il s’agissait d’un unique fichier Powerpoint, portant le nom de Mental contamination.ppt. Lucie sentit sa gorge se serrer.

— Attends deux secondes. Rotenberg m’avait parlé de contamination mentale, avant qu’on lui tire dessus. Avec ce qui s’est passé ensuite, les coups de feu, les flammes, j’avais complètement zappé. Ouvre le fichier.

— Une succession de photos, dirait-on.

Le diaporama se lança, dévoilant son poison de pixels. Apparurent alors les clichés avec le soldat allemand braquant les femmes juives, que les policiers avaient déjà vus à la réunion dans les locaux de Nanterre. Le regard du soldat en premier plan était entouré au marqueur.

— Les yeux… Voilà sur quoi Szpilman voulait attirer l’attention.

Série de photos suivante : des charniers.

Des corps d’Africains entassés, enchevêtrés, ramassés par l’armée. L’expression inhumaine d’un ignoble massacre.

— Rwanda… murmura péniblement le commissaire de police. 1994. Le génocide.

Un cliché particulièrement éprouvant montrait des Hutus dans l’action, armés de leur machette. Les visages des agresseurs s’étiraient dans la haine, les lèvres moussaient de salive, les nerfs du cou et des membres saillaient sous la peau.

Encore une fois, les regards des tueurs étaient entourés. Lucie s’approcha au plus près de l’écran.

— Toujours, toujours le même regard… L’Allemand, le Hutu, la petite fille avec les lapins. C’est comme… un trait commun à la folie, traversant les peuples et les époques.

— Différentes formes d’hystéries collectives. On est en plein dedans.

Le photographe de guerre s’était ensuite aventuré au milieu des corps, s’attardant sur les cadavres, ne lésinant pas sur les gros plans macabres.

Le cliché suivant figea Lucie et Sharko dans la stupeur absolue.

Il représentait un Tutsi énucléé, au crâne coupé en deux.

La photo portait une légende : « Au-delà du massacre… L’expression de la folie Hutu. »

Lucie se tassa dans son siège, une main sur le front. Le photographe de guerre avait cru à une barbarie provenant des Hutus eux-mêmes, mais la vérité était ailleurs.

— C’est pas vrai…

Sharko tira sur la peau de ses joues, jusqu’à brider ses yeux.

— Il est aussi passé par là. Le malade qui vole les cerveaux. Égypte, Rwanda, Gravenchon… Combien d’autres lieux encore ?

Dans la foulée, de nouveaux documents arrivèrent, tantôt des photos d’archives, tantôt des scanners d’articles ou de pages de livres d’histoire.

Chaque fois, des génocides ou des massacres. Birmanie, 1988. Soudan, 1989. Bosnie-Herzégovine, 1992. Des clichés maudits, pris dans la fureur de l’instant. Tout ce que l’Histoire avait de pire à régurgiter se trouvait là, face à eux. Et encore les regards entourés. Sharko cherchait les crânes fendus parmi les montagnes de cadavres, sans les trouver. Mais ils étaient certainement là, quelque part entre les morts. Ils n’avaient simplement pas été photographiés.

Le flic appuya violemment sur la touche Echap.

— Assez !

Il se leva, se prit la tête, marcha de long en large. Lucie n’en revenait toujours pas.

— La contamination mentale, répéta-t-elle machinalement…

Elle fit défiler les dernières images, puis la projection se termina.

Calme dans la pièce. Ronflement discret de la climatisation. Lucie s’était précipitée vers la fenêtre pour ouvrir.

De l’air, il lui fallait de l’air.

57

Sharko pressait son crâne entre ses mains.

— Le tueur était sans doute là… Présent après chaque massacre, pour voler les cerveaux.

Blême, Lucie était revenue s’asseoir sur le lit. Elle considérait l’écran, les yeux vides.

— Szpilman se fichait des raisons politiques, ethniques ou existentielles des génocides. Il traquait quelque chose dans ces massacres où des pères, des enfants parfaitement normaux, se mettaient soudain à tuer. Juste avant de mourir, Philip Rotenberg m’avait parlé de recherches que menait le Belge sur cette fameuse contamination mentale. Il m’avait dit qu’il existait peut-être un phénomène qui, par sa violence, modifiait la structure cérébrale.

— Comme un virus, tu veux dire ?

— Oui, sauf qu’il n’y aurait rien de réellement physique ou organique. Juste… quelque chose qui passerait par l’œil et irait directement modifier le comportement humain, libérant de la violence.

— Une forme d’hystérie collective criminelle.

— En quelque sorte. Depuis que j’ai visualisé le film avec les gamines dans la pièce blanche, j’ai une image en tête : celle d’une escadrille d’avions de guerre. Le premier avion, l’élément déclencheur, se met à virer vers le sol, et les autres avions font exactement la même chose, les uns derrière les autres, comme si un fil invisible les reliait. Et si c’était cela, le fameux syndrome E ? Un individu déclencheur, ultraviolent, qui agit, puis la contamination mentale de la violence se propageant quasi instantanément d’individu en individu ? Et si c’était le but des expériences cachées dans le film de Lacombe ? Tenter à tout prix de créer le phénomène devant une caméra ? Établir la preuve concrète de son existence ?

Sharko marchait de façon mécanique dans la chambre. Plus rien n’existait autour. L’affaire l’absorbait, et ce que racontait Henebelle lui paraissait à la fois farfelu et d’une justesse effroyable. Szpilman, de par ses recherches personnelles et son acharnement, avait compris. Il avait passé des années à fouiller dans des livres, contacté des photographes de guerre, rassemblé des clichés, sur les traces d’une découverte épouvantable. Au final, le film tombé sans doute par un hasard provoqué entre ses mains, avait été la brique originelle de ses recherches, celle qui lui manquait pour comprendre l’essence même de sa quête.

— Des gens, sur cette planète, cherchent à comprendre d’une façon médicale, je dirais presque chirurgicale, comment fonctionne ce phénomène, filmé de manière officielle par Lacombe voilà plus de cinquante ans dans le cadre d’expériences secrètes. La contamination mentale de la violence à partir d’un déclencheur. C’est ça, le syndrome E.

— La contamination mentale de la violence à partir d’un déclencheur, répéta Lucie. Un phénomène rare, aléatoire, qui frappe n’importe où, n’importe quand. On n’arrive pas à l’étudier facilement en laboratoire, alors on fouille sur le terrain. Sur les lieux de massacres, au cœur des phénomènes d’hystérie collective. On cherche dans la tête des morts une trace, un indice.

Sharko poursuivait sa pérégrination, la main au menton.

— Chastel avait connaissance de l’existence du syndrome E, et cela signifie deux choses. La première, c’est que ce dossier, qui était, dans les années cinquante, entre les mains de la CIA, est arrivé dans celles des services secrets français. Et la seconde, c’est… intrinsèque à la Légion elle-même. Il s’agit d’un endroit où les hommes, surtout pendant les phases de sélection, sont poussés au bout de leurs limites physiques et psychiques. Où n’importe quel détail peut soudain tout faire exploser.

— La Légion serait un territoire propice à l’apparition de la contamination mentale, c’est ce que tu veux dire ?

— Exactement. Rappelle-toi la photo de ces soldats face aux mères juives et leurs enfants, ou de ces Hutus, avec leurs haches brandies, la violence inhérente à ces scènes, leur contexte. Il y a sans aucun doute des facteurs initiaux à l’apparition du syndrome, comme le stress, la peur, le conditionnement extérieur.

— La guerre, l’enfermement… Tout ce qui a trait à une forme quelconque d’autorité. La bonne sœur a parlé du stress des gamines, que l’on enfermait dans les salles en leur criant dessus.

Sharko acquiesça avec conviction.

— Absolument. Avant sa fonction de chef de corps, Chastel dirigeait des stages de survie en Guyane, un enfer à rendre les légionnaires fous. Il y a peut-être eu une manifestation du syndrome, là-bas. De ce fait, Chastel intéresse peut-être notre voleur de cerveaux. Il passe alors par les services secrets, avant de revenir à Aubagne. Je pense qu’il a obtenu cette place de chef de corps pour essayer de déclencher le syndrome E au sein même de ses effectifs, afin qu’on puisse l’étudier sur des êtres vivants.

— Une espèce d’incubateur. L’équivalent des expériences de 1955, mais à ciel ouvert.

— Oui. Et il a été pris à son propre piège. Mohamed Abane, individu particulièrement agressif, est devenu incontrôlable et a entraîné quatre hommes dans sa folie. Ils ont été abattus probablement avant que Chastel puisse intervenir. De ce fait, le colonel a immédiatement pris les choses en main. Lui, son sbire Manœuvre et notre « voleur de cerveau » se sont mis à l’ouvrage : ouverture des crânes, énucléation, enterrement des corps.

Sharko se leva et agita son listing des participants à SIGN, au bord de la nausée.

— Manœuvre et Chastel n’étaient que des seconds couteaux. Il nous faut le vrai tueur. Celui qui a mutilé les Égyptiennes. Celui qui, depuis toutes ces années, se déplace probablement de pays en pays pour ouvrir les crânes. Le grand manitou. Il est là-dedans, devant nous, dans cette liste de noms. La Birmanie nous fait remonter vingt-deux ans en arrière. S’il est effectivement allé là-bas après le massacre, notre assassin doit aujourd’hui avoir au moins quarante-cinq ans.

Sharko se referma comme une huître, se plongea dans sa liste et se mit à biffer des noms. Encore secouée, Lucie en profita pour se connecter au wi-fi de l’hôtel. Elle tapa alors dans Google l’identité « Peter Jameson », qui ne donna rien de probant. Elle entra ensuite « James Peterson ». Des résultats s’affichèrent.

— Franck ? Tu devrais venir voir… Un James Peterson correspond à nos critères.

Sharko ne l’entendit pas, elle dut répéter. Il leva les yeux vers elle et pointa sa liste.

— Je pense que j’arriverai à en éliminer cinquante pour cent.

Il s’approcha. Lucie désigna l’écran. Elle avait cliqué sur un article Wikipedia concernant l’individu. La photo représentait un petit homme maigre, aux traits anguleux et au regard intransigeant.

Les deux flics lurent en silence. James Peterson… Parents immigrés de New York vers la France. Né à Paris en 1923. Un surdoué qui intègre l’Université à quinze ans. Il fut un temps professeur associé de physiologie, avant de se pencher sur l’étude du système nerveux alors qu’il n’avait pas vingt ans. Puis il migra aux États-Unis, à l’université de Yale, où il se spécialisa dans les recherches sur la stimulation directe du cerveau par des techniques électriques et chimiques… Ce fut d’ailleurs le sujet principal de son seul et unique ouvrage, sorti en 1952, intitulé Le Conditionnement du cerveau et la liberté de l’esprit. En 1953, étrangement, Peterson quitta la scène scientifique et ne fit plus jamais parler de lui.

Lucie entreprit d’autres recherches qui ne leur en apprirent pas beaucoup plus. Peterson avait bel et bien disparu. Mais les flics connaissaient désormais sa destination d’après 1953 : le Mont-Providence, sous l’identité hydride de Peter Jameson. Il avait été recruté par la CIA, comme les autres, pour faire des expériences avec des enfants. Pour l’heure, la piste s’arrêtait là. Les flics attendaient l’appel du gendarme Pierre Monette pour des informations plus précises.

Lucie cliqua sur le lien du livre écrit à l’époque par James Peterson. L’image de la couverture apparut alors, plongeant les deux flics dans une stupeur vertigineuse.

Elle représentait un taureau d’une taille démesurée, nez à nez avec un petit homme à la moustache blonde, qui avait les mains dans le dos et qui souriait. James Peterson lui-même.

— Le taureau face à l’humain, comme dans le film de Lacombe, fit Sharko. De quoi parle ce fichu livre, précisément ?

En quelques clics, Lucie obtint un bref descriptif de l’ouvrage. Elle lut, à voix haute :

— « Les progrès de la physiologie sont tels qu’il est possible, aujourd’hui, d’explorer le cerveau, d’inhiber ou d’exciter l’agressivité, de modifier les comportements maternels ou sexuels. Le chef tyrannique d’une bande de singes cède le pas à ses subordonnés pour peu qu’on parvienne à stimuler une zone particulière de son encéphale. Cet accès direct au cerveau, par le miracle de techniques physiques surprenantes, constitue peut-être une étape plus décisive dans l’histoire de l’humanité que la maîtrise de l’atome. »

Sharko se redressa. Il percevait que dans les pages de cet ouvrage se cachait à l’évidence leur solution. Il enfila sa veste posée au bout du lit, prit sa liste et se dirigea vers la porte :

— Suis-moi. En attendant l’appel du gendarme, nous allons voir les horreurs que cache vraiment ce livre.

58

On pouvait commander le livre de James Peterson, mais il n’était pas disponible en stock dans les librairies que Sharko et Lucie visitèrent. Vu le titre et le bref descriptif de l’ouvrage, un libraire judicieux leur conseilla de se rendre à la faculté de médecine de l’université de Montréal — la troisième plus grosse faculté d’Amérique du Nord —, et plus particulièrement au centre de recherche en sciences neurologiques. Faisant preuve de bienveillance, il parvint à joindre un professeur du nom de Jean Basso. Il passa alors le combiné téléphonique à Sharko, et les hommes prirent rendez-vous quelques heures plus tard, le temps que Basso s’imprègne de nouveau du livre que, effectivement, il possédait et avait déjà lu.

Dans le taxi, Lucie et Sharko ne parlèrent pas beaucoup, tant ils se sentaient proches d’une bouillabaisse immonde. Ils effleuraient des ténèbres qui avaient enveloppé un pays, la religion, la science, et qui s’étaient insinuées dans les replis d’esprits malades. Lucie pensa à sa famille, ses filles qu’elle essayait d’élever dans l’innocence et dans un monde auquel elle voulait encore croire. Les visages de Clara et Juliette se superposèrent de nouveau à ceux d’Alice et Lydia, ces petites qui n’avaient rien demandé et à qui on n’avait laissé aucune chance. Aujourd’hui plus que jamais, Lucie se sentait impuissante et terriblement faillible.

Ils arrivèrent à destination.

L’université se dressait comme un monstre de béton et de verre, entre le pied ouest du Mont-Royal et les alignements infinis des résidences étudiantes. Le plus impressionnant demeurait ce grand vide qui y régnait au beau milieu de l’été. Plus de cinquante mille élèves absents, des rues désertes, des cafétérias, des salles de sports, des librairies, des magasins fermés. L’impression d’un lieu fantôme, où ne traînaient qu’une partie des chercheurs, ainsi que des employés de l’intendance et de l’entretien.

Lucie et Sharko se firent déposer devant les bâtiments incroyablement design de Polytechnique et interrogèrent les premières personnes qu’ils rencontrèrent. Tant bien que mal, ils parvinrent à obtenir un nom de pavillon : Paul Desmarais.

L’établissement se trouvait à l’autre bout. Un kilomètre plus loin, après qu’ils eurent emprunté des souterrains qui reliaient les édifices entre eux, on les amena dans un bureau et on les présenta au professeur Jean Basso, le directeur de ce qui s’appelait désormais le « Groupe de recherche sur le système nerveux central », le GRSNC. L’homme avait une bonne cinquantaine et de faux airs d’Einstein.

Sharko expliqua à nouveau, en deux mots, le sens de leur visite. Il souhaitait obtenir des informations sur le livre de James Peterson intitulé Le Conditionnement du cerveau et la liberté de l’esprit.

— Je connais parfaitement. Qui pourrait ignorer ses travaux sur le cerveau ? Un scientifique remarquable, qui stoppa ses recherches bien trop tôt.

— Vous en connaissez la raison ?

— Non.

Sharko eut presque envie de dire : « Nous, on sait… Il menait des expériences pas très loin d’ici, sur des enfants cobayes dans le cadre d’un programme secret de la CIA, aux côtés d’un cinéaste fou du nom de Jacques Lacombe. »

— Et savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Absolument pas. Seul l’aspect scientifique de l’homme m’intéressait. La vie privée, vous savez…

Il agita un bouquin noir et vert d’environ quatre cents pages, avec la fameuse couverture de l’homme face au taureau. L’ouvrage avait vécu : pages jaunes et cornées.

— Je vais essayer de faire court et de vous expliquer clairement. Il faut savoir que pour les scientifiques de l’époque, ce qui se passait dans notre tête était, grosso modo, une gigantesque boîte noire. Peterson, fort de son génie, s’est intéressé à quelque chose de fondamental en neurosciences : que se passait-il entre les entrées sensorielles — l’œil qui voit un feu rouge — et les sorties comportementales — un pied qui enfonce la pédale de frein ? Quels étaient les mécanismes qui se mettaient en place dans cette fameuse boîte noire pour qu’à partir d’un son, d’une odeur, en résulte un geste ou un comportement ? Le principe fondamental qui a guidé le travail de Peterson était celui de la tabula rasa : selon ce principe, l’esprit nouveau-né n’est qu’une tablette vierge, sur laquelle l’expérience vient inscrire ses messages et ainsi développer les différentes aires du cerveau, propres à chaque sens. En gros, l’origine des souvenirs, des réactivités émotionnelles, des aptitudes motrices, des mots, des idées, qui constituent un individu, se trouvent au départ à l’extérieur de cet individu. Peterson a dirigé un tas d’expériences édifiantes sur des animaux pour appuyer ses suppositions. Par exemple, des singes, qu’il privait de plusieurs de leurs sens dès la naissance. Des chats, qu’il stimulait visuellement sans interruption. Dans le cas de la privation, le cerveau ne se développait pas, et dans celui de la surexposition sensorielle, il atteignait un poids supérieur à la moyenne. Ce qui prouvait bien que la structure cérébrale se façonnait en fonction du vécu sensoriel. On sent, dans le livre, la fascination de Peterson pour l’interaction sens/cerveau.

Lucie tentait de se raccrocher à ses découvertes récentes :

— Le terme de syndrome E vous dit-il quelque chose ?

— Absolument pas.

— Et celui de la contamination mentale ?

— Que voulez-vous dire par là ?

— La propagation de la violence et de l’agressivité par les sens ? Des images, des sons, si violents qu’ils en viennent à modifier la structure cérébrale d’un individu particulier, qui se met à agir et entraîne la modification du comportement de la série d’individus à ses côtés ?

Lucie se surprit elle-même de la phrase qu’elle venait de sortir, mais n’était-ce pas là, au final, le bilan de leurs recherches ?

Le professeur se frotta le menton.

— Comme un phénomène viral ? Avec le patient zéro, et la propagation de la maladie par l’intermédiaire des voisins ? Votre théorie est intéressante, mais…

Le professeur prit un temps avant de poursuivre. Il semblait perturbé.

— Je dois avouer que je n’ai jamais entendu une chose pareille. Cela mérite réflexion. Il faudrait que je me penche là-dessus davantage. Peterson avait peut-être une quête dissimulée, au final. D’autant plus qu’il s’est effectivement intéressé aux zones cérébrales propices à la violence, notamment avec des colonies de singes.

Sharko et Lucie échangèrent un regard.

— De quelle façon ?

— Il a montré que les singes qui subissaient des blessures dans l’aire de Broca et l’amygdale cérébrale développaient des comportements sociaux anormaux, menant à une incapacité à contrôler leurs frustrations et leur colère. Peterson est allé jusqu’à leur faire attaquer des tigres. De même, il avait constaté une région amygdalienne anormalement réduite chez les animaux qui devenaient naturellement agressifs. Comme si cette partie du cerveau s’était atrophiée. Il n’a jamais eu d’explications sur la raison de cette atrophie.

Progressivement, les flics comprenaient le cheminement de Peterson et l’importance de ses découvertes. Ils saisissaient chaque seconde davantage l’essence même du syndrome E. Lucie feuilletait lentement l’ouvrage. De vieilles photos noir et blanc lui sautèrent au visage. Des chats, au crâne relié à des dizaines d’électrodes. Des singes avec de gros boîtiers électriques vissés sur la tête. Puis Peterson lui-même, face au taureau : la même photo utilisée en couverture de l’ouvrage.

Lucie montra le livre au professeur :

— Que signifie cette image ?

— Impressionnant, n’est-ce pas ? Peterson a été aussi l’un des précurseurs de la stimulation cérébrale profonde. Ou comment agir sur les comportements individuels par des impulsions électriques.

Sharko sentit soudain une vague de feu dans son ventre. La stimulation cérébrale profonde… Ce terme croisé dans le rapport du légiste, concernant la macabre découverte de Gravenchon. Mohamed Abane présentait un morceau de gaine verte sous la chair, au niveau de la clavicule, et le légiste avait avancé la stimulation cérébrale profonde comme une des explications possibles à l’existence de cette gaine.

— Expliquez-nous, lâcha-t-il d’une voix blanche.

— Galvani, 1791 : le muscle de grenouille se contracte sous stimulation électrique. Expérience qui sera reprise par Volta en 1800, puis par Dubois et Reymond, en 1848. On avance de vingt ans : en 1870, Fritsch et Hitzig remarquent que la stimulation électrique du cerveau chez le chien anesthésié provoque des mouvements localisés du corps et des membres. On saute ensuite en 1932, sur une expérience qui influencera fortement Peterson : la stimulation du cerveau chez le chat non anesthésié entraîne des actes moteurs bien organisés et des réactions émotionnelles : miaulements, ronronnements, crachats de colère…

C’était effroyable. Lucie visualisait sans peine Peterson, au fond de son laboratoire, ouvrant les crânes pour accéder au cerveau des animaux vivants et éveillés.

— … Travailler sur des animaux non anesthésiés a été un énorme pas en avant, car on se rendait compte que l’électricité était à la base non seulement des mouvements, mais aussi des émotions. C’est entre les mains de Peterson qu’allait naître la stimulation cérébrale profonde, c’est-à-dire l’implantation, dans le cerveau, d’électrodes reliées à un boîtier permettant l’envoi d’impulsions électriques. Ces grosses boîtes que vous voyez, mademoiselle, vissées sur les crânes de ces singes, ne sont ni plus ni moins que l’équivalent de tableaux électriques. En déplaçant de petits cavaliers métalliques, on stimule différentes zones cérébrales et on induit donc des réactions différentes. Certes, le système était particulièrement grossier et handicapant, mais il fonctionnait.

Tout cela était très édifiant. Sharko imaginait une série d’interrupteurs qu’on allumait et éteignait, et qui agissaient sur le sommeil, la colère, la motricité. Que se passait-il quand on appuyait sur plusieurs interrupteurs en même temps ? Que ressentaient les chats qui s’entendaient miauler sans réellement le vouloir ? Les expériences devaient être illimitées, à la fois dans l’horreur et la cruauté.

Le professeur continuait à parler, dévoilant une vérité atroce et tellement réelle :

— Peterson était très démonstratif, il voulait impressionner. Concernant le taureau, il a simplement implanté des électrodes dans les aires motrices du cerveau de l’animal. Le boîtier est caché de la vue du photographe, et Peterson dissimule une télécommande radio dans la main. Lorsqu’il presse un bouton, un courant électrique inhibe les aires motrices et empêche l’animal de bouger. C’est instantané, comme si l’on figeait une image avec une caméra.

Sharko se prit le front entre les mains. Avec sa schizophrénie et ses séances à la Salpêtrière, il avait vu de quoi les scientifiques étaient capables, mais à ce point-là…

Jean Basso constata son trouble et sourit.

— Difficile à croire, n’est-ce pas ? C’était pourtant il y a cinquante ans. Aujourd’hui, la SCP est devenue une technique à la mode et relativement courante. Tout s’est miniaturisé. Désormais, le stimulateur électrique est glissé sous la peau, relié aux électrodes implantées sous le crâne par des fils conducteurs. Les patients eux-mêmes disposent d’une télécommande qui leur permet ou pas de lancer la stimulation. On peut ainsi atténuer certaines maladies : Parkinson, troubles obsessionnels compulsifs, bientôt les dépressions ou les insomnies chroniques. Les protocoles sont en train de se mettre en place.

Sharko essayait de refouler l’idée monstrueuse qui, progressivement, grossissait dans sa tête. Ça dépassait l’entendement. Il osa poser néanmoins sa question :

— Et pensez-vous que l’on pourrait faire la même chose avec l’agressivité ? La déclencher et l’inhiber à volonté, avec une simple… télécommande ?

Il pensait évidemment au patient zéro. À l’élément déclencheur du massacre, qu’on pourrait contrôler de manière scientifique plutôt que de se fier au hasard d’une interminable attente.

— Tout est possible. C’est horrible à dire, mais l’électricité est toujours plus forte que la volonté et l’esprit. Avec la SCP, on peut arrêter le cœur, supprimer ou créer le sommeil, les souvenirs. Les possibilités sont infinies. Le tout est la difficulté à atteindre la zone concernée avec les électrodes, pour envoyer le stimulus électrique exactement au bon endroit. D’une part, les longues électrodes doivent transpercer le cerveau de manière physique, et donc traverser les zones motrices, du langage, de la mémoire, ce qui n’est pas rien et crée des problèmes que nous ne savons pas encore résoudre. Le souci majeur est ensuite la zone en elle-même. Concernant la violence, l’amygdale cérébrale est toute petite, multifonctions et au contact de parties extrêmement sensibles. Un décalage, ne serait-ce que d’une fraction de millimètre, et votre patient perd ses souvenirs, se met à délirer, se retrouve paralysé. Voilà pourquoi établir des protocoles expérimentaux pour valider l’utilisation d’implants demande du temps et de l’argent. Hors de questions de se tromper en matière de neurochirurgie. Cette technique prometteuse et magique, c’est à la fois le ciel et l’enfer au fond du cerveau… Voilà, je crois, tout ce que l’on pouvait dire sur cet ouvrage.

Sharko referma le livre et le posa devant lui. N’ayant plus de questions, les flics saluèrent le scientifique et sortirent, avec l’impression que leur propre cerveau n’était pas loin de lâcher.

59

Les deux Français s’étaient assis sur un banc, au beau milieu de l’université déserte. Le calme régnait dans cet espace mort. Sharko avait sorti le listing des deux cent dix-sept personnes et suivait chaque identité non rayée avec la mine de son stylo.

— Tu as compris comme moi, Lucie ?

— On ne cherche pas juste un individu avec des compétences médicales, mais quelqu’un capable de réaliser une opération aussi lourde que la stimulation cérébrale profonde, un scientifique qui s’intéresse à la structure du cerveau… Je suppose que ce James Peterson ne fait pas partie de la liste ? Quel âge aurait-il aujourd’hui ?

— Un trop grand âge… Même s’il avait changé d’identité, il n’y a dans ce listing qu’un seul individu né la même année que lui, en 1923. Et il s’agit d’une femme.

— N’oublie pas que tu ne possèdes que le listing des Français.

Sharko biffait, encore, et encore.

— Je sais, je sais… Mais le légionnaire Manœuvre était français. Il est fort à craindre que notre voleur de cerveaux le soit aussi.

— Le docteur Peterson avait peut-être des enfants ? Un fils, qui aurait pris le relais de son travail ?

— Monette doit appeler d’un instant à l’autre. Nous ne tarderons pas à le savoir.

Lucie était penchée vers l’avant, les mains serrées entre ses jambes.

— On y est presque arrivés, soupira-t-elle. L’assassin se cache sans doute là, devant nos yeux, et je crois que… je crois qu’on arrive au bout de ce qu’on est venus chercher ici. Te rends-tu seulement compte de la portée de nos découvertes ? Si le syndrome E existe réellement, cela remet tellement de choses en cause. Sur la liberté de l’individu, sa capacité à décider, à être responsable de certains de ses actes. Je ne peux pas croire que tout ce qui nous régit soit purement chimique, électrique. Où est Dieu là-dedans ? Les sentiments, l’âme, n’ont rien d’artificiel.

La quantité de suspects, sur la liste, diminuait, mais restait encore importante. Une quarantaine de personnes, à vue de nez.

— Et pourtant… Tiens, prends un schizophrène, par exemple. Il peut voir une personne exactement comme toi tu vois ce chercheur en blouse, là-bas, sous les arcades. Tout ça parce que quelques millimètres dans son cerveau déconnent. Ça n’a rien à voir avec Dieu ou la sorcellerie. De la chimie. Juste de la saloperie de chimie.

Son portable sonna. Il regarda le numéro.

— Pierre Monette…

Il appuya sur la touche haut-parleur et décrocha :

— J’ai quelques infos sur votre Peter Jameson, fit le gendarme.

Peter Jameson… Ainsi, James Peterson était bien arrivé au Canada sous une fausse identité. En même temps, il ne s’était pas foulé pour se trouver un nouveau nom.

— Il s’est installé à Montréal en 1953 et a travaillé au Mont-Providence, en tant que médecin-chercheur dans l’aile des arriérés mentaux profonds. En 1955, il s’est marié avec une femme du nom d’Hélène Riffaux, Canadienne d’origine et professeur de mathématiques. Ensemble, ils ont adopté une fillette et Jameson a disparu de la circulation dans les semaines qui ont suivi, embarquant sa fille et abandonnant son épouse. À première vue, il n’a laissé aucune trace ni aucune adresse derrière lui. Personne ne l’a jamais revu. Le mariage était un pur prétexte à l’adoption, à laquelle il n’aurait sinon pas eu droit. C’est un peu sec, mais voilà grosso modo tout ce qu’il y a à savoir. Ah ! une dernière chose importante pour vous, je crois. La fillette était l’une des orphelines du Mont-Providence.

Ces mots provoquèrent un véritable séisme intérieur chez Lucie et Sharko qui se fixèrent, abasourdis, et parurent comprendre au même moment.

— La fillette ! Donnez-nous son nom !

— Coline Quinat.

L’index de Sharko descendit sur le listing. Il avait aperçu une Coline. Lettre Q. Quinat. Elle s’y trouvait. Sharko dit « merci » d’une voix blanche et raccrocha. Lucie était venue se coller contre lui, les yeux rivés sur la ligne imprimée.

« Coline Quinat — 15/10/1948 — Chercheuse en neurobiologie au Centre de recherche du service de santé des armées, Grenoble. »

— Le service de santé des armées, murmura Sharko.

— Bon Dieu… Née en 1948, comme Alice. Coline Quinat, Alice Tonquin. Le parfait anagramme. C’était juste là, sous nos yeux.

Lucie couvrit son visage de ses mains.

— Pas elle… Pas Alice.

Sharko soupira, sous le coup des révélations.

— Chercheuse en neurobiologie… Sûrement un métier utilisé en couverture pour dissimuler ses véritables activités dans l’armée. Tout s’imbrique tellement bien, à présent. La petite fille martyrisée, qui devient elle-même bourreau. La voleuse de cerveaux, c’est elle. C’est elle qui est derrière toutes ces horreurs. C’est elle qui a tué et mutilé les jeunes Égyptiennes. C’est aussi elle qui s’est rendue au Rwanda, et partout où avaient lieu des massacres…

Le silence les plomba quelques secondes. Lucie était sous le choc. Celle à qui elle voulait rendre justice depuis le début était justement celle qu’elle traquait, celle qui tuait, qui prélevait les yeux et les cerveaux. La grande organisatrice. La malade, la tueuse.

Sharko ne tenait plus en place, tel un lion en cage.

— Imagine ceci : à force d’essais, de recherches, d’acharnement, Peterson et Lacombe filment ensemble une découverte monumentale, celle de l’existence de la contamination mentale à laquelle le scientifique Peterson croyait, et pour laquelle il avait réussi à se faire financer par la CIA. Mais après sa découverte extraordinaire dans la pièce aux lapins, le chercheur convainc Lacombe de ne rien révéler à la CIA. Il connaît la puissance de sa trouvaille. Peut-être a-t-il en tête de vendre son savoir, ses découvertes à d’autres contacts prêts à le payer une fortune. Les services secrets français notamment, ceux de son pays d’origine…

Lucie acquiesça, elle compléta les paroles de Sharko :

— Lacombe se laisse séduire par Peterson et accepte. Pour protéger leur secret de la CIA, ils cachent le film des lapins dans un autre court-métrage bizarroïde dont Lacombe a le secret. Même si la CIA a visualisé ce film, parce qu’elle devait contrôler les bobines, les tirages, les pellicules, elle n’a dû y voir que du feu. Tout au plus a-t-elle découvert quelques images subliminales de Judith Sagnol. Lacombe, par son génie et sa folie latente, a piégé le renseignement américain à son propre jeu.

— Exact. De son côté, Peterson a déjà l’idée de disparaître, de fuir le Canada, et il veut récupérer Alice, celle par qui il a réussi à reproduire le syndrome E. Est-elle devenue un objet d’étude pour lui ? Éprouve-t-il une certaine forme d’affection à son égard ? La considère-t-il comme la preuve vivante de sa réussite ? Un trophée ? Une curiosité ? Peu importe. Toujours est-il qu’il se marie, adopte Alice et tue Lacombe en déclenchant un incendie. Puis, probablement aidé et appuyé par les services français, il disparaît dans son pays d’origine, la France, avec Alice et le film original fabriqué par Lacombe.

— Sauf que Lacombe, de son côté, avait pris ses précautions en copiant le film et en le cachant à divers endroits. Les deux hommes devaient vivre dans la peur et la paranoïa, non seulement vis-à-vis de la CIA, mais aussi l’un par rapport à l’autre.

— Exactement, mais ces précautions n’ont pas empêché Lacombe d’y passer. Protégé et caché, Peterson s’installe en France et continue sans doute ses travaux. Les découvertes sur le syndrome E passent entre les mains des Français, au nez et à la barbe de la CIA. Alice fait les frais du fanatisme de Peterson, de sa folie. N’oublions pas son calvaire au Mont-Providence, et surtout, le déclenchement dans la salle d’expérience. C’est elle qui se met à massacrer les lapins en premier. Elle est le patient zéro du syndrome E, elle est à l’origine de la vague de folie qui a frappé toutes les gamines. Cette expérience lui a laissé de graves séquelles psychologiques, forcément. Une violence et une agressivité profondément ancrées en elle, dans la structure même de son cerveau. Mais cela ne l’empêche pas d’être brillante et de, sans doute, prendre le relais de son père, si je puis parler ainsi.

— Je me souviens bien des corps de Luc Szpilman et de sa petite amie… Tous ces coups de couteau. Il y avait eu de l’acharnement, une agressivité sourde, incompréhensible.

— Comme sur les gamines en Égypte… Comme sur le restaurateur de films. Comme pour les lapins. Aujourd’hui, Alice a soixante-deux ans, et ça ne l’empêche pas de continuer à tuer. La folie, la violence, l’habitent comme elle a habité tous ceux qui ont été impliqués dans cette histoire.

Lucie serra les poings, secouant la tête, les yeux rivés au sol.

— Il y a un truc que je ne comprends toujours pas. Pourquoi les électrodes et la stimulation cérébrale profonde sur Mohamed Abane ?

— Ce n’est pas compliqué. Il y a eu une manifestation naturelle, instantanée et non contrôlée du syndrome E à la Légion, qui a entraîné une bavure et le massacre de cinq jeunes légionnaires. Sauf qu’Abane, blessé à l’épaule, était encore vivant. D’une part, il était hors de question de le laisser en vie à cause de la bavure, mais d’autre part, Abane était, comme Alice, un patient zéro. Je crois qu’avant de le tuer, Alice Tonquin, alias Coline Quinat, a voulu faire des expériences. Elle avait là un cobaye humain vivant, ce qui ne devait pas lui arriver si souvent. Elle tenait quelqu’un qui, au fond, lui ressemblait et a dû la ramener à sa période la plus douloureuse. Dieu seul sait le martyre qu’elle lui a fait subir.

Le visage de Lucie s’assombrit.

— Il n’y a pas que Dieu qui sache. Nous aussi, nous n’allons pas tarder à savoir.

Elle se leva et regarda un avion qui fendait le ciel. Puis elle se tourna vers Sharko, qui manipulait son portable nerveusement.

— Tu meurs d’envie d’appeler ton chef, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je devrais faire, oui.

Elle lui serra les poignets :

— La seule chose que je demande, c’est de voir Alice face à face. J’ai besoin de lui parler, d’affronter son visage, pour pouvoir l’exorciser. Je ne veux plus la considérer comme une pauvre gamine, mais comme la pire des tueuses.

Sharko se rappela son propre face-à-face avec le cadavre suspendu d’Atef Abd el-Aal, la sensation morbide de jouissance qu’il avait ressentie lorsqu’il avait tourné la pierre du briquet et avait vu son visage s’enflammer. Il s’approcha de Lucie et lui dit à l’oreille :

— Cette histoire dure depuis plus d’un demi-siècle, nous ne sommes pas à quelques heures près. J’appellerai avant notre décollage. Moi aussi, je veux être aux premières loges et ne rien rater. Non mais, qu’est-ce que tu crois ?

60

Ils avaient attrapé le dernier vol, ce soir-là, en partance pour Paris. L’avion n’étant pas tout à fait plein, ils purent s’installer côte à côte. Le front collé au hublot, Lucie vit Montréal se transformer en un grand vaisseau lumineux qui, progressivement, se laissa engloutir par les ténèbres de la nuit. Une ville dont elle n’avait connu que la face la plus sombre.

Puis vint la noirceur infinie de l’océan, cette masse insoupçonnable qui frémit de vie et qui porte dans son ventre mou le destin de notre futur.

Sur sa gauche, Sharko avait mis son masque de sommeil et était vautré dans son fauteuil. Sa tête dodelinait, il s’abandonnait enfin. Ils auraient pu profiter de ces huit heures de voyage pour discuter, se raconter leur vie, leur passé, apprendre à mieux se connaître, mais tous deux savaient que c’était dans le silence qu’ils se comprenaient le mieux.

Lucie regardait avec envie et tristesse ce visage carré, cette gueule qui avait vécu. Elle effleura du dos de sa main la barbe naissante et se rappela que leur relation était née au cœur même de leurs propres souffrances. Il y avait de l’espoir. Au fond d’elle-même, elle voulait se convaincre qu’il y avait de l’espoir, que toutes les terres brûlées finissent par redonner du blé, un été ou l’autre. Cet homme-là avait dû traverser tout ce qu’il y avait de pire, il avait dû, jour après jour, tenter de pousser avec son bâton une boule de vie qui se détruisait encore, et encore, à chaque nouvelle incursion dans le domaine du Mal. Mais Lucie voulait essayer. Essayer de lui rendre le dixième, le centième de ce qu’il avait perdu, elle voulait être là quand ça n’irait pas, et aussi quand ça irait. Elle voulait qu’il serre ses jumelles contre son cœur et que, lorsqu’il plongerait le nez dans leurs cheveux, il pense, peut-être, à son propre enfant. Elle voulait être avec lui, tout simplement.

Elle retira sa main, écarta un peu les lèvres pour lui souffler tout cela, même s’il dormait, parce qu’elle savait désormais qu’une zone de son cerveau l’entendrait, et que ses mots se rangeraient quelque part au fond de son esprit. Mais aucun son ne sortit de sa bouche.

Alors, elle se pencha vers lui et déposa juste un baiser sur sa joue.

C’était peut-être cela, le début de l’amour.

61

Tout s’était accéléré depuis l’atterrissage à Orly. Dès qu’il avait su, Martin Leclerc avait branché l’antenne de police judiciaire de Grenoble sur le coup. Sans passer par le 36, Sharko avait récupéré sa voiture au parking de l’aéroport et, le coffre chargé de leurs bagages, avait pris la direction du sud en compagnie de Lucie.

Leur dernière ligne droite… Le dernier rail de coke, euphorisant et destructeur… C’était pour bientôt. À 6 heures du matin, les équipes grenobloises pénétreraient dans la maison de Coline Quinat, soixante-deux ans, qui habitait voie de Corato, face à l’Isère.

Quant à Sharko et Lucie, ils seraient en tête du cortège.

Les paysages défilaient, les vallons succédaient aux champs, les montagnes prenaient de la force, faisant craquer la terre sèche. Lucie, tour à tour, sombrait dans le sommeil, puis se réveillait, habits chiffonnés, cheveux en vrac, pas lavée. Peu importait. Il fallait aller au bout. Comme ça, en une seule fois, sans s’arrêter, sans respirer, sans plus réfléchir. Il fallait crever l’abcès, le plus vite possible. En finir, en finir, en finir.

Grenoble, ville aux consonances rugueuses pour le commissaire. Il se souvenait des ténèbres qui l’avaient jeté au fond du gouffre, voilà tout juste quelques années. À l’époque, Eugénie se tenait là, à l’arrière de son véhicule, elle dormait tranquillement, toute recroquevillée sur la banquette. Sharko n’osait croire que tout allait mieux à présent, que le petit fantôme avait définitivement disparu de sa tête depuis la nuit passée avec Lucie. Avait-il enfin réussi à claquer la porte si longtemps restée ouverte sur les visages d’Éloïse et de Suzanne ? Avait-il réussi à ôter, de ses lèvres, le miel de leur deuil jamais terminé ? Pour la première fois depuis si longtemps, il osait l’espérer.

Redevenir quelqu’un comme les autres. Enfin, presque.

Ils rejoignirent les collègues de Grenoble aux alentours de 4 heures du matin. Présentations, cafés, explications se succédèrent.

À 5 h 30, une dizaine d’hommes se mettaient en route vers le domicile de Coline Quinat. Un soleil rouge sang s’arrachait à peine de l’horizon. L’Isère, lentement, se nimbait de reflets d’argent. Lucie, elle, sentait l’odeur de la fin de la traque. Le meilleur moment pour un flic, l’ultime récompense. Tout allait enfin être terminé.

Ils arrivèrent à destination. La façade de la demeure était vaste, imposante. Les flics furent surpris d’apercevoir, entre les lames des volets de l’étage, une lumière : Quinat ne dormait pas. Avec prudence, les équipes se mirent en place. Corps tendus, regards vifs, picotements dans la poitrine. À 6 heures pile, cinq coups de bélier de la police nationale vinrent à bout de la serrure de la lourde porte cochère.

En un éclair, les hommes se déversèrent à l’intérieur comme des frelons. Très vite, Lucie et Sharko emboîtèrent le pas de ceux qui se précipitaient vers l’étage. Les faisceaux des lampes dansaient sur les marches, se percutaient, les lourdes bottines claquaient en rythme.

Il n’y eut pas de lutte, d’explosions, de coups de feu. Rien à la hauteur de l’incroyable déferlement d’horreur et de violence de ces derniers jours. Juste la sale impression de violer l’intimité d’une femme seule.

Coline Quinat venait de se lever de son bureau, le visage serein, même pas surprise. Elle posa lentement son stylo-plume devant elle et son regard accrocha celui de Lucie, tandis que les hommes s’élançaient pour la menotter. Alors qu’on lui lisait ses droits, elle se laissa faire, sans protester, sans résister. Comme s’il s’agissait là d’une logique implacable.

Lucie s’approcha, presque hypnotisée, tellement choquée de voir, enfin, la matérialisation d’un personnage en noir et blanc perdu sur un film cinquantenaire. Quinat la dominait d’une tête. Elle était vêtue d’une robe de chambre en soie bleue. Ses courts cheveux blonds et gris encadraient un visage dur, parfaitement conservé, aux mâchoires proéminentes. Le regard… Lucie se perdit dans ce regard noir, qui avait traversé les ans sans rien perdre de sa sévérité, de son vide effroyable. Ce regard de fillette malade qui l’avait tant bouleversée. Les lèvres de la sexagénaire se desserrèrent, des mots sortirent de sa bouche :

— Je me doutais bien que vous viendriez, tôt ou tard. Après la mort de Manœuvre et le suicide de Chastel, les dominos se mettent à chuter, les uns après les autres.

Elle inclina la tête, comme si elle cherchait à percer les pensées de Lucie.

— Ne me jugez pas si sévèrement, jeune femme, comme si j’étais la pire des criminelles. J’espère seulement qu’en débarquant ici, vous avez compris ce que mon père et moi cherchions à accomplir.

À l’arrière, Sharko parla à l’oreille du commandant de l’opération. Dans les secondes qui suivirent, lui et ses hommes quittèrent la pièce, le laissant seul avec Quinat et Lucie. Il ferma la porte et s’approcha. Lucie ne parvint pas à contenir sa rage :

— … À accomplir ? Vous avez massacré un vieil homme sans défense, vous l’avez… pendu et vidé de ses tripes ! Vous avez lardé de coups de couteau une femme et son petit ami de même pas trente ans ! Vous êtes la pire des criminelles !

Coline Quinat s’assit sur son lit, résignée.

— Que voulez-vous ? Je suis un patient zéro, je le resterai toute ma vie. Le syndrome E a jailli de mon crâne, ce fameux jour d’été 1954, et a irréversiblement modifié la structure d’une infime partie de mon cerveau. La violence est enfouie en moi, et ses moyens d’expression ne sont pas toujours des plus… rationnels. Croyez bien que si j’avais pu disséquer mon propre cerveau, je l’aurais fait. Je vous jure que je l’aurais fait.

— Vous êtes… folle.

Quinat secoua la tête, les lèvres pincées.

— Rien de tout cela n’aurait dû arriver. Nous voulions juste récupérer les copies des films que Jacques Lacombe avait lâchées dans la nature. Ah, nous avions réussi, pour la plupart d’entre elles, nous sommes même allés jusqu’aux États-Unis. Mais… il y a eu cette maudite bobine, partie du Canada pour la Belgique. Il a fallu que… Szpilman fourre son nez dans nos affaires. Les gens comme lui existent, des paranoïaques de la conspiration et des services secrets, et ce sont eux qui nous effraient le plus. Parce qu’ils réagissent immédiatement face à un dysfonctionnement, ils disposent d’un sixième sens. Il avait probablement visionné les films de la CIA, rendus publics suite aux enquêtes du New York Times. Quand il a acquis, par Dieu seul sait quel hasard, la bobine et qu’il l’a visionnée, il a forcément remarqué le cercle blanc en haut à droite. La signature de Lacombe… Alors, il a su que le film qu’il avait entre les mains était peut-être l’un des films de la CIA qui avait échappé aux commissions d’enquête. Et c’est là qu’il s’est sûrement mis à creuser la piste. À décortiquer les images. À y découvrir… mon visage d’enfant.

Sharko se tenait aux côtés de Lucie :

— Vous dites « nous ». « Nous avions réussi… », « Nous voulions récupérer des copies… » Qui est ce « nous » ? Les services secrets français ? L’armée ?

Elle hésita, puis finit par acquiescer.

— Des gens. Des tas de personnes qui œuvrent chaque jour pour protéger notre pays. Ne nous confondez pas avec la racaille qui peuple vos rues. Nous sommes des scientifiques, des penseurs, des décideurs, nous faisons avancer le monde. Et toutes les avancées demandent des sacrifices, quels qu’ils soient. Il en a toujours été ainsi, pourquoi faudrait-il que cela change ?

Lucie ne tenait plus en place. Ce discours posé, bien trop calme, qui sortait de la bouche d’une folle, lui faisait bouillir le sang.

— Des sacrifices comme ceux de ces pauvres filles égyptiennes ? Elles n’étaient que des enfants ! Pourquoi ?

Coline Quinat serra les mâchoires, elle se retenait de parler mais le besoin de se justifier fut le plus fort :

— Mon père est décédé deux ans avant le génocide en Birmanie. Il a passé toute sa vie à chercher des manifestations du syndrome E, les preuves de son existence. Il n’est jamais allé sur le terrain, parce qu’il savait pertinemment qu’on pouvait le créer, l’étudier en laboratoire. Il m’a utilisée, puis entraînée dans son sillage, m’a formée, presque conditionnée à poursuivre sa quête. Études scientifiques, école de médecine, spécialisation en neurobiologie. Je n’avais pas mon mot à dire, j’étais… embarquée. J’ai grandi avec des militaires, des hommes aux visages sombres dans des bâtiments sans fenêtres. Et moi aussi, je me suis mise à traquer ce fameux syndrome, mais sur le terrain.

— On vous envoyait là-bas ? Aux endroits où avaient lieu les génocides ?

— Avec des légionnaires, des aides humanitaires, des médecins de la Croix-Rouge, en effet. Nous ramassions les cadavres, nous les empilions par dizaines avant qu’ils se mettent à pourrir. J’en profitais pour étudier leurs cerveaux, j’avais les accréditations officielles.

— Et l’Égypte ? Des accréditations, là aussi ?

— Les phénomènes hystériques de masse avec manifestation violente sont si rares et aléatoires qu’il est quasiment impossible de faire des études sérieuses. Alors, quand j’ai appris qu’une vague d’hystérie avait frappé l’Égypte, et que des gamines avaient conservé des comportements violents, je n’ai pas hésité. Je suis allée là-bas, au Caire, pendant le congrès SIGN. J’ai retrouvé ces filles.

— Et vous les avez tuées. Mutilées. Agissant seule, cette fois, sans ordre extérieur. Sans accréditation.

Elle répliqua froidement, sans compassion :

— Il n’y avait qu’un moyen de confirmer qu’il s’agissait du syndrome E, c’était d’ouvrir les crânes, aller fouiller au fond du cerveau dans la région de l’amygdale pour constater son atrophie. À l’époque, il n’y avait pas de scanners aussi performants qu’aujourd’hui. J’ai ramené les parties du cerveau qui m’intéressaient dans ma valise. Un peu de formol, de petits récipients, on ne m’a pas contrôlée, mais quand bien même l’aurait-on fait ? J’étais scientifique, je participais au congrès, nous étions toute une délégation. Quant aux mutilations… — elle serra les dents —, c’était ainsi. Vous appelleriez cela sans doute des pulsions, du sadisme, vous auriez sans doute raison. Notre esprit est loin d’avoir révélé tous ses mystères. Votre vieil historien en a malheureusement fait les frais. Je voulais vous montrer que vous n’aviez pas affaire à… ces petits criminels qui font votre quotidien. L’affaire allait bien au-delà. Je crois que l’effet était réussi.

Un silence pesant, puis elle poursuivit :

— Ma manière de procéder au Caire n’a pas beaucoup plu aux « gens de là-haut », c’est peu dire. Quand ils ont eu vent du télégramme envoyé par un flic égyptien, ils n’avaient plus le choix, ils devaient me couvrir, se couvrir aussi. Alors, ils ont décidé de faire éliminer le flic égyptien par son propre frère corrompu. Parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il fallait continuer à préserver le secret du syndrome E. Le reste n’était que dommages collatéraux.

Lucie n’en revenait pas. Les hautes instances, les services secrets avaient gardé dans leurs rangs une femme dangereuse, une meurtrière prête à tout pour faire avancer la science.

— De retour en France, j’ai étudié précisément ces cerveaux, et j’ai constaté que cette atrophie de l’amygdale était bien présente chez les filles d’Égypte. Vous rendez-vous compte ? Nous n’étions pas là dans le cadre d’un génocide. Le phénomène n’avait aucune origine, il était né sans réelle explication et était capable, dans certains cas, de propager la violence, de la sceller définitivement dans le cerveau humain. J’avais la preuve concrète, définitive, que le syndrome E existait réellement et pouvait frapper n’importe qui. N’importe qui ! Vous, moi, tout le monde. Il traversait les années, les peuples, les religions. Je l’ai encore vérifié, en juillet de cette année-là, au Rwanda. Une année très… fructueuse, oserais-je dire. J’ai mis les pieds dans les charniers, j’ai chevauché des cadavres et, de nouveau, j’ai ouvert des crânes. Mais les crânes des bourreaux, cette fois. Les crânes de ceux qui avaient tué femmes et enfants à coups de machette. Là encore, j’ai observé l’atrophie de l’amygdale, presque chaque fois. Imaginez ma stupéfaction. La violence chez l’un, qui se propageait dans le cerveau de l’autre, atrophiant son amygdale cérébrale et le rendant violent à son tour. Et ainsi de suite… Un véritable virus de la violence. Il s’agissait d’une découverte essentielle, qui remettait en cause tellement de concepts fondamentaux sur la compréhension des massacres…

— Compréhension que vous et vos collaborateurs avez gardée pour vous, évidemment.

— Il y avait tant d’enjeux géopolitiques, militaires et financiers. Des secrets à conserver. Maîtriser l’apparition du syndrome E et le déclencher a été dès lors mon obsession. La dernière manifestation aléatoire en date est celle qui a eu lieu à la Légion étrangère. J’ai eu beau chercher dans tous les sens, des années durant, la « création » d’un patient zéro était quasi impossible. Il fallait bien trop d’attente, d’observations. Il fallait aussi des cobayes humains. À l’époque, en 1954, les scientifiques avaient bien plus de liberté, ils pouvaient profiter de la dérive des grandes puissances et de leurs services secrets. Ils disposaient de « matière première », comme celle du fin fond de l’hôpital du Mont-Providence. Et j’étais cette matière première.

C’était monstrueux. Cette femme était devenue un bloc de viande froide, sans sentiments, sans regrets. Le modèle le plus pur, le plus élaboré du scientifique acharné.

Quinat soupira.

— Mais aujourd’hui, pendant que je vous parle, il y a une solution bien plus rapide que mon père avait déjà pointée du doigt. Une solution que la technique, le progrès nous apportent enfin. La stimulation cérébrale profonde… Elle est un excellent moyen de créer le patient zéro, celui qui entraîne la contamination mentale. Des électrodes que l’on plante dans la région amygdalienne, et qui déclenchent une agressivité extrême par simple appui sur un bouton de télécommande. Puis la propagation du phénomène aux voisins, que l’on a placés dans des conditions de stress et de peur, que l’on a formatés à l’autorité pour que le syndrome E les pénètre plus facilement.

Elle poursuivait, imperturbable, avec un besoin évident de se justifier, tout en déversant ses horreurs.

— Imaginez seulement des soldats qui n’auraient plus peur, qui tueraient sans remords, sans hésitation, comme un seul bras puissant. Imaginez une autre forme de contamination mentale contrôlée, qui viendrait frapper d’autres zones du cerveau, comme les zones motrices ou la mémoire. Vous pourriez anéantir une armée sans même utiliser d’armes. Évidemment, un tas de paramètres nous échappent encore, notamment sur les conditions les plus favorables à la propagation depuis le patient zéro. Jusqu’à quel point faut-il pousser le stress des voisins ? De quelle manière ? Mais tout cela finira par être contrôlé, maîtrisé et décrit dans des protocoles. Avec ou sans moi.

Sharko ne tenait plus en place mais gardait les yeux fixés sur Quinat. Ses poings se serraient convulsivement.

— On a retrouvé une gaine d’électrode dans le cou de Mohamed Abane. Que lui avez-vous fait ?

— Abane avait survécu à la « bavure » de Chastel, et il était un patient zéro. Avant d’étudier son cerveau, j’ai pratiqué sur lui des essais de stimulation cérébrale profonde. Nous avons stimulé les zones de la douleur notamment, afin de tracer des courbes et remplir des tableaux de statistiques. Nous devions l’éliminer, de toute façon, alors, disons que nous l’avons utilisé jusqu’au bout.

Sharko eut un rictus de dégoût. Ces expériences expliquaient pourquoi on avait retrouvé les ongles des mains d’Abane dans sa propre chair. On lui avait fait endurer le martyre. Quinat poursuivait sa sordide démonstration :

— Quand il est finalement mort, Manœuvre s’est chargé de le rendre anonyme. Ce légionnaire n’était pas vraiment finaud, il y est allé sans raffinement, à la pince et à la hache. Puis il est allé les enterrer à Gravenchon. Au milieu de nulle part, là où personne n’irait, et là où le lien avec la Légion ne pourrait jamais être fait.

— Et Chastel, là-dedans ?

Elle haussa les épaules.

— Malgré les apparences, il ne contrôlait pas grand-chose. En plus de ses fonctions officielles, il devait juste surveiller des manifestations éventuelles du syndrome E dans son corps d’armée. Lui et moi ne nous sommes jamais véritablement bien entendus. Comme beaucoup, il n’appréciait pas mes « méthodes », surtout en Égypte. Quant au légionnaire Manœuvre, il avait pour but de récupérer le film, il était à ma solde. Lorsqu’il a sérieusement remonté la piste de la bobine, avec Szpilman et ce vieux restaurateur, je l’ai accompagné. Je voulais me débarrasser des « témoins » personnellement.

Lucie pressentait que Sharko était sur le point d’exploser.

— Pourquoi voler les yeux ? demanda-t-elle d’une voix dure.

Coline Quinat se leva.

— Venez avec moi…

À bout de nerfs, Sharko se fraya un chemin dans la foule des policiers. Quinat les emmena dans un sous-sol vaste et propre. Elle désigna du menton un vieux tapis gris. Lucie comprit, elle roula le tapis et fit apparaître une petite trappe, qu’elle ouvrit. Elle plissa le nez : là-dessous, l’horreur.

Dans un minuscule réduit reposaient des dizaines de bocaux où flottaient des paires de globes oculaires. Iris bleus, noirs, verts, tournoyant dans leur formol… Avec dégoût, Lucie tendit un récipient au commissaire. Coline Quinat fixa le bocal avec attention. Quelque chose de maléfique brillait dans ses propres pupilles.

— Les yeux… La lumière, puis l’image, puis l’œil, puis le cerveau, puis le syndrome E… Tout est lié, comprenez-vous à présent ? L’un ne peut exister sans l’autre. Ces yeux que vous avez entre les mains sont, pour la plupart, ceux par qui le syndrome E s’est propagé. Ils m’ont toujours fascinée, comme ils ont fasciné Jacques Lacombe et mon père. Ce sont des organes si parfaits et précieux. Ceux que vous tenez appartenaient à Mohamed Abane, que ces stupides légionnaires ont pris pour son frère Akim Abane. Vous serrez entre vos doigts les yeux d’un patient zéro, mademoiselle. Des yeux qui ont absorbé d’une manière que nous n’expliquerons peut-être jamais ce syndrome de façon spontanée, et qui l’ont guidé jusqu’au cerveau pour que sa structure se modifie. Ces yeux ne méritaient-ils pas qu’on les conserve précieusement ?

Sourdait désormais de ses pupilles à elle une forme de folie que Lucie ne parvenait à définir. Une folie née de l’acharnement d’êtres humains prêts à tout pour aller au bout de leurs convictions. Lucie se tourna vers Sharko, plongé dans l’ombre, là-bas, puis elle empoigna Coline Quinat par le coude et la dirigea vers les hommes, qui attendaient à l’étage. Avant de l’abandonner aux mains des forces de l’ordre, elle lui demanda :

— Vous allez passer le reste de votre vie en prison. Tout cela en valait-il vraiment la peine ?

— Oh que oui, ça en valait la peine ! Vous ne pouvez soupçonner à quel point.

Et elle lui sourit. Lucie comprit, à ce moment, qu’aucun barreau ne pourrait jamais emprisonner ce sourire-là.

— Les images, jeune femme… Les images de plus en plus violentes sont partout. Pensez à vos propres enfants, abrutis devant leurs ordinateurs et leurs jeux vidéo. Pensez à ces cerveaux malléables, que le règne de l’image altère dès la petite enfance. Cela n’existait pas, il y a vingt ans. Si vous avez l’occasion, regardez les rapports d’autopsie des corps d’Éric Harris, Dylan Klebold, Joseph Whitman, ces ados qui entrent dans les lycées avec un fusil et tirent sur tout ce qui bouge. Allez faire un tour du côté de leur amygdale cérébrale, et vous verrez qu’elle est atrophiée. Vous comprendrez que c’est la planète tout entière qui court à son propre génocide.

Elle serra les lèvres, les écarta de nouveau :

— N’importe qui. Le syndrome E peut toucher n’importe qui, dans n’importe quel foyer. Demain, ce sera peut-être vous ou vos enfants, qui sait ?

Elle n’ajouta rien de plus. Les policiers l’emmenèrent.

Frigorifiée, Lucie redescendit seule, sans faire de bruit, comme privée de ses forces, épuisée, avec une seule envie : rentrer, se lover dans les bras de ses filles et se coucher. Sharko était assis devant les dizaines d’yeux qui l’observaient et hurlaient encore leurs ultimes souffrances.

— Tu remontes ? fit-elle à son oreille. Qu’on fiche le camp d’ici. Je n’en peux plus.

Il la regarda longuement sans répondre, et se leva, émettant un profond soupir.

Ils étaient allés au bout. Au bout de l’horreur, dans un voyage sans retour qui avait dévoilé toutes les folies imaginables. Celles des hommes, des pays, du monde. Un monde qui vivait dans le chaos, asservi par le règne de l’image violente.

Sharko appuya sur l’interrupteur, en haut de l’escalier. Les iris de Mohamed Abane brillèrent une fraction de seconde, avant de s’éteindre pour toujours dans l’obscurité du sous-sol.

C’était terminé…

Épilogue

Un mois plus tard

La plage des Sables-d’Olonne déroulait son grand croissant doré sous le soleil d’août. Les yeux cachés derrière des lunettes aux verres fumés, Lucie observait ses petites, Clara et Juliette, qui remplissaient leurs seaux de sable mouillé et jouaient avec leurs pelles. Quelques mouettes tourbillonnaient, une rumeur tiède et apaisante montait de l’océan. Partout, les gens étaient heureux, se partageant le moindre mètre carré de plage. L’endroit était noir de monde.

Pour la dixième fois en moins d’une heure, Lucie se tourna vers la digue. Il allait arriver, d’une minute à l’autre. Lui, Franck Sharko, l’homme qui occupait ses pensées depuis plus d’un mois. Celui dont le visage restait enfoui au plus profond d’elle-même, comme une petite lumière qui ne s’éteignait jamais. Depuis l’arrestation de Coline Quinat, ils ne s’étaient revus que trois fois, se ménageant des allers-retours éclairs en TGV qui donnaient lieu à des embrassades furtives. Ils s’étaient en revanche appelés presque tous les soirs. Parfois, ils n’avaient pas grand-chose à se dire, et d’autres fois, ils discutaient des heures. Leur relation se construisait, avec des tâtonnements et des maladresses.

Même s’ils avaient essayé d’éviter le sujet, leur dernière affaire avait laissé une empreinte indélébile dans leurs esprits. La souffrance intérieure mettrait du temps à cicatriser. Dans les heures qui avaient suivi son interpellation, Coline Quinat avait tout lâché. Des noms de hauts gradés militaires, de membres des services secrets, de certains politiques, de scientifiques. Un centre non officialisé de recherches et de neurochirurgie dédié au syndrome E et à la stimulation cérébrale profonde avait été développé dans les arcanes du service de santé des armées, dix mètres sous terre. On y étudiait, développait des protocoles expérimentaux, on y pratiquait des opérations chirurgicales, aussi. Lentement mais sûrement, les têtes pensantes allaient tomber les unes après les autres. Le dossier était encore évidemment en instruction, le secret-défense ne facilitait rien mais ceux qui devaient payer allaient bientôt payer. Normalement…

Lucie revint à ses jumelles, assises dans une flaque d’eau. Elle leur avait ordonné de rester tout près d’elle vu le monde. Les filles jouaient à quelques mètres en riant. Un seau, une pelle, le bonheur… Finis les jeux vidéo, Lucie s’était débarrassée de toutes les consoles. Préserver au maximum ses filles du monde de l’image, de leur violence intrinsèque, de leur effet néfaste sur l’esprit. Revenir aux choses les plus simples, à ces vieux jouets en bois ou en plastique, aux activités manuelles, au découpage. Tout se perdait si vite avec l’avancée de la technologie. Quelque part, Quinat avait raison : dans quel mur allait le monde ?

Dans une semaine, les vacances se termineraient déjà. Il faudrait rentrer à Lille, s’enfermer dans l’appartement et réfléchir. Réfléchir à l’avenir, à un lendemain à améliorer dans une vie où tout allait bien trop vite. Lucie fit couler du sable entre ses doigts, se répétant, encore, qu’elle ne pourrait pas exister, s’épanouir sans être flic. Son job, c’était comme un gène, accroché au plus profond de ses cellules. Son métier faisait qu’elle était Lucie Henebelle, il lui donnait son identité profonde. En revanche, elle savait qu’elle pouvait s’améliorer, être une meilleure mère, une meilleure fille aussi. Elle avait l’intime conviction qu’elle y parviendrait. Tout était une question de volonté.

Le visage de Lucie se fendit d’un immense sourire quand elle entendit ce crissement si particulier du sable juste derrière elle. Elle se retourna. Sharko se tenait là, dans son incompréhensible pantalon de toile, sa chemisette blanche, les yeux enfouis derrière sa fameuse paire de lunettes rafistolées. Lucie se leva et l’étreignit. Ils s’embrassèrent. Lucie lui caressa la joue du dos de la main.

— Tu m’as tellement manqué.

Sharko ôta ses lunettes, lui adressa un simple sourire, posa son sac à dos sur le sable, et hocha le menton vers les jumelles. Il tenait un petit paquet à la main.

— Elles sont si belles… Tu leur as expliqué ?

— Pourquoi tu ne le ferais pas toi-même ? Tu ne serais pas timide, quand même ?

— Ce sont vos vacances, à toutes les trois. Je ne voudrais pas être celui qui perturbe vos parties de jeu de l’oie nocturnes.

— Mais si, bien sûr, je leur ai expliqué. Et elles sont prêtes à t’accueillir dans notre petite location à une condition.

— Laquelle ?

Lucie désigna le paquet que tenait le commissaire.

— Que tu arrêtes de leur ramener des marrons glacés chaque fois que tu les vois. Elles détestent !

Sharko prit le sachet, le leva comme pour bien examiner les friandises.

— Elles ont raison. C’est infect.

Il s’approcha d’une poubelle, regarda une dernière fois la boîte de marrons glacés et l’abandonna au fond du sac plastique. Il rabaissa le couvercle. Finis les marrons… Finie la sauce cocktail…

Les deux gamines l’aperçurent et vinrent se serrer affectueusement contre lui. Il les embrassa sur les joues, leur caressa doucement les cheveux. Elles réclamèrent une partie de ballon, il leur promit d’arriver dans quelques minutes et leur conseilla de bien s’entraîner avant qu’il ne les rejoigne. Puis il s’assit aux côtés de Lucie, remontant les bords de son pantalon.

— Alors, ton chef ? demanda-t-elle.

Le regard de Sharko se perdit vers les gamines. Lucie n’avait jamais vu tant d’intensité, de tendresse dans les yeux d’un homme.

— Terminé… Il a remis sa démission au big boss hier. Craquer, huit petites années avant la retraite. Après tous les sacrifices, tous les coups durs. Le métier l’a eu.

— Et pour toi, pour ton… ton poste à Nanterre ? Nous deux… Tu as un peu réfléchi à tout ça ?

Il prit une poignée de sable et regarda attentivement les grains se faufiler entre ses doigts.

— Tu sais qu’il y a quelques années, j’ai tout plaqué pour ouvrir un magasin de jouets, dans le Nord ? Puis, j’ai repris des études de criminologie. Et ensuite, je…

Lucie écarquilla les yeux.

— Tu déconnes, là ? Toi, un magasin de jouets ?

Il fouilla à l’intérieur de son sac, et en sortit la petite locomotive Ova Hornby à l’échelle O, avec son wagonnet noir pour bois et charbon. Elle brillait sous le soleil.

— Cette boutique s’appelait « Le petit monde magique ». Elle n’existe plus, il y a un magasin de jeux vidéo à la place.

Lucie sentit une boule grossir dans la gorge. Sharko parlait avec beaucoup d’émotion.

— « Le petit monde magique », c’est joli…

Il acquiesça, l’horizon captait maintenant toute son attention.

— Je voulais ouvrir une parenthèse dans ma vie. Prendre le temps de voir ma petite fille grandir. Je voulais me rappeler que j’avais un jour été comme elle, et que les plus beaux souvenirs que l’on garde sont ceux du visage de nos parents.

Il reposa délicatement la locomotive sur son sac.

— Tu sais, il s’est passé quelque chose d’important pendant notre affaire. Il y a eu le départ de quelqu’un qui prenait une grande place dans ma vie. Quelqu’un qui, je crois, était là uniquement pour m’expliquer ce que je n’ai jamais voulu entendre.

Lucie était nerveuse.

— Tu commences à me faire peur, là.

— Rassure-toi, ce quelqu’un, je ne veux plus jamais le revoir. Et il n’y a qu’un moyen pour ça : c’est d’avancer. Alors, dans quelques jours, je vais aller voir le big boss, moi aussi… Lui dire que…

Juliette arriva et demanda si elle pouvait aller acheter une glace, coupant Sharko dans ses explications. Très vite, Lucie jeta un œil au marchand de glaces, à une dizaine de mètres, sur la digue. Elle voulut se lever pour l’accompagner, mais Sharko lui attrapa le poignet.

— Attends, laisse-moi finir. Tout doit sortir maintenant.

Lucie tendit un billet à sa fille.

— Tu y vas avec Clara, et vous revenez très vite, d’accord ?

Juliette acquiesça. Les deux gamines s’élancèrent à travers la foule des vacanciers. Sharko se remit à égrener du sable, tandis que Lucie surveillait de loin sa progéniture.

— Je te disais, je vais écrire à mon boss que je démissionne. Si… Si tu veux bien de moi. J’ignore si ça fonctionnera, tu sais. J’ai mes vieilles habitudes, et puis… il faudra une pièce spéciale pour mes trains, et les petites ne pourront pas y toucher, parce que…

Lucie se pencha soudain vers lui et le serra contre sa poitrine.

— Alors c’est oui ? C’est toi qui montes dans le Nord ?

Il appuya son menton dans le creux de l’épaule de Lucie, puis baissa les paupières.

— On peut encore essayer beaucoup de choses à mon âge, non ? Je ne suis pas spécialement diplomate, mais ça ne m’empêche pas d’être bon dans le commerce. Et puis… J’ai pas mal d’argent sur mon compte, je ne suis pas vraiment du genre dépensier. Dis, tu crois que le Némo, rue des Solitaires dans le Vieux-lille, est toujours à vendre ?

Lucie passa les mains sous sa chemise et lui caressa affectueusement le dos. Elle adorait ces instants à ses côtés, il fallait que cela dure, encore, et encore.

— Franck…

Ils se turent quelques secondes, cédant aux rumeurs du lieu. Rires, cris, murmure du vent. Dans ce pur moment de bonheur, de câlins, Lucie jeta un œil vers la petite caravane qui vendait des glaces. Des silhouettes animées traversaient en permanence son champ de vision, la plage était bondée. Elle tendit le cou, put apercevoir dans le tumulte les cinq ou six personnes qui attendaient après leur friandise. Aucune trace de ses filles. Lucie se décala encore, tandis que Sharko, qui s’était redressé, ôtait son tee-shirt.

— Franck, tu vois les filles à proximité des glaces ? L’une porte un maillot de bain rose, et l’autre jaune.

Debout, Sharko rechaussa ses lunettes de soleil. Lucie se redressa, sa gorge se serra légèrement. Elle lorgna vers la plage, le bord de mer, aperçut pelles et seaux, abandonnés sous le soleil. Ses yeux revinrent vers la file, les alentours de la caravane. Des mômes, des familles, des centaines de bagnoles dont les pare-brise aveuglaient.

— Dis-moi que tu les vois !

Sharko ne répondit pas. Quelque chose avait changé dans son attitude. Il marcha d’abord vers la digue, puis accéléra le pas, jusqu’à finalement courir. Lucie suivit, furetant à droite, à gauche. Les gens grognaient, parce que ses pas pressés projetaient du sable sur leur peau huilée. Quand elle arriva au niveau de la file, le sang battait à ses tempes. Elle questionna les personnes qui attendaient.

— J’ai bien vu deux petites jumelles, répondit une femme. Elles sont parties avec un homme vers la route.

Lucie se précipita en direction de la route sans plus respirer, se brûlant les pieds sur l’asphalte. Elle courut d’un côté de la digue, Sharko de l’autre…

Un cri remonta alors du plus profond de sa gorge. Un cri qui avait traversé les millénaires.

Celui de la mère qui, instinctivement, savait qu’il était arrivé malheur à sa progéniture.

Grou
Bureau central national.
Service de coo
Voir le roman du même nom.
Terme anglo-saxon
Gendarmerie royale du Canada.