Nouvelle ou roman : Franck Thilliez sait comment nous glacer les sangs !

Ce n'était vraiment pas son jour. À la fin d'une journée de travail en plein cœur des Cévennes, Léa, jeune photographe animalière, tombe en panne de voiture sur une route de montagne sinueuse et peu fréquentée. Elle est soulagée quand un homme finit par passer et s'arrêter pour l'emmener. Malheureusement, lorsqu'un projectile frappe la voiture, Marc, par réflexe, fait un écart et c'est la chute. Léa et Marc se retrouvent pris au piège en contrebas de la route, dans la forêt, prisonniers dans la voiture, sans eau, sans nourriture, sans téléphone. Le tableau semble désespéré, pourtant le pire n'est pas toujours où l'on croit…

FRANCK THILLIEZ

Hostiles

Le glissement de l’eau contre les rochers, juste là. Un cri de rapace plus lointain, repris en écho par les parois abruptes des gorges. Bruit de verre brisé, aussi, lorsque Léa bascule sa tête sur le côté. Des débris de vitres en miettes glissent dans son cou, ses cheveux, le long de ses cuisses fines et bronzées. Elle en a même sur les lèvres.

Ouvrir les yeux demande un terrible effort. Son monde, autour, se résume à un cube de tôle repliée, de plastiques déchiquetés. Les airbags ont explosé. La géométrie intérieure de l’habitacle forme une figure improbable, un monde d’arêtes et de creux dans lequel il aurait été impossible de faire entrer un être humain. Sauf que là, les êtres humains sont déjà à l’intérieur.

Léa tourne péniblement la tête vers le siège conducteur. Mal aux cervicales, au crâne, au bassin. La ceinture de sécurité lui semble incrustée dans sa chair, elle compresse sa poitrine.

Elle voit que le conducteur fouille dans le rangement latéral de la portière. Il entend du bruit et tourne la tête vers elle. Il a un gros hématome sur le nez, résultat sans doute du gonflement de l’airbag qui a explosé. Du sang a coulé et séché jusqu’au col de son sweat-shirt. Le volant menace de lui rentrer dans le torse et rend ses mouvements difficiles.

— Rien de cassé ? demande-t-il.

La jeune femme essaye de se rappeler : une belle séance photos au bord des gorges, sa panne de voiture au retour, sur une route paumée au cœur des Cévennes, aux alentours de 19 h 30. Une heure d’attente avant le passage d’un véhicule. Puis ce type, qui se propose de la déposer à son hôtel, à vingt kilomètres de là, plus au sud. Elle monte, ils roulent à peine cinq cents mètres. Juste le temps de faire les présentations, elle sait qu’il s’appelle Marc. Deux ou trois lacets, puis le début de la descente. Et là, d’un coup, un gros bruit contre la vitre conducteur, le véhicule qui quitte l’asphalte. Léa se rappelle la pente vertigineuse, la voiture qui bondit de tronc en tronc comme une balle de flipper jusqu’à s’arrêter définitivement.

Ensuite, le trou noir.

La jeune femme sent ses jambes, peut remuer les pieds, les orteils, mais ses cuisses sont prises entre le tableau de bord affaissé et le siège. Elle force, en vain : ses rotules font barrage et l’empêchent d’extraire ses jambes de leur confinement.

— Ça a l’air d’aller. Mais je ne peux pas sortir mes jambes de là.

Marc pose ses deux bras sur le volant et essaie de pousser, sans succès.

— J’ai le pied coincé là-dessous. La ceinture m’écrase mais sinon, ça va. Tout l’avant de la voiture s’est comprimé. À quelques centimètres près vous n’aviez plus de jambes, et, moi, je n’aurais pas été là pour vous parler.

Léa parvient à déverrouiller sa ceinture de sécurité.

— Vous avez de la chance, dit Marc. La mienne semble bloquée. Essayez de l’enlever.

Léa appuie sur le gros bouton rouge mal en point, mais rien n’y fait, Marc est piégé. Elle tente tout ce qu’elle peut pour extraire ses jambes ; les minutes écoulées finissent par avoir raison de sa patience : impossible de sortir du véhicule. Elle observe autour d’elle, ne discerne que des arbres dans toutes les directions. En face, à cinq mètres à peine, elle aperçoit une rivière sans vigueur, pompée par la sécheresse, au-dessus de laquelle semblent graviter des nuages d’insectes. Une vague odeur de vase, mêlée à celle de la sève de pin, emplit leur espace de vie.

— Quelque part, on a eu de la chance, dit Marc. Si les arbres n’avaient pas freiné notre chute, on se serait noyés.

— Une vraie chance, oui. Remercions les arbres de nous avoir comprimés comme des sardines.

Léa tourne la tête autant qu’elle peut. À l’arrière, elle entrevoit la route creusée dans la montagne, à au moins vingt mètres en surplomb. C’est de là-haut qu’ils ont dévalé la pente. Autour, la nuit tombe, la chaleur étouffante de la journée se replie doucement. La voiture n’est plus qu’un squelette dont la cage thoracique s’est refermée sur deux cœurs gorgés d’inquiétude. Léa pense soudain à appeler de l’aide, mais une lueur brille soudain dans ses yeux. Sa main gauche se porte vers la poche de son short.

Vide.

— C’est pas vrai…

Elle se contorsionne, glisse la main sous ses fesses, dans le moindre interstice de tôle, fouille en vain.

— J’ai plus mon téléphone. Où est le vôtre ?

— Il était là, sur le tableau de bord. Disparu.

Léa se baisse, se tord, cherche encore. Elle doit se retenir de ne pas pleurer. Elle est en vie, c’est un miracle, et c’est l’essentiel.

— Pourquoi vous avez quitté la route ? Que s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien. On roulait tranquillement, quelque chose a cogné contre ma vitre. Un oiseau, un caillou décroché de la paroi, j’en sais rien. Avec le choc et la surprise, j’ai dévié sur le bas-côté et perdu le contrôle. Il n’y avait pas de parapet.

Il touche son nez dans une grimace, du sang couvre le bout de ses doigts.

— Ça fait mal. Il y a des mouchoirs, dans la boîte à gants. Si vous réussissez à l’ouvrir…

Léa force, secoue la tête.

— Elle est coincée. Prenez votre casquette pour vous essuyer.

Marc regarde la boîte de rangement, il ne touche pas à la casquette plongée à l’intérieur et dont la visière déborde. Il finit par se frotter les mains dans son sweat.

— Je me suis réveillé il y a un quart d’heure, dit-il. Ma montre est cassée, mais vue l’obscurité, je dirais que ça fait au moins trois heures qu’on est bloqués ici. Personne ne nous a vus tomber, ni ne sait que nous sommes dans ce trou. Sinon, les secours seraient déjà là.

Léa se contorsionne encore une fois, elle n’imagine pas passer une nuit complète dans cet enfer.

— La route qu’on a empruntée n’a pas l’air très fréquentée.

— Les touristes passent de temps en temps dans le coin mais ils ne s’arrêtent pas. Il n’y a pas de sentiers praticables à proximité, c’est trop sauvage. Juste quelques résidences secondaires de bourgeois, sur les hauteurs, un peu plus en amont.

Il se penche pour soulager sa poitrine comprimée par la ceinture, respire un bon coup, se remet droit dans son siège.

— Je n’ai pas eu l’occasion de vous demander ce que vous faisiez sur cette route perdue.

Léa fait glisser ses deux mains sur son visage. Elle est crevée de ses dernières journées, elle n’a pas dormi beaucoup et, avec cet accident, son organisme est au bord de la rupture.

— Je suis photographe animalier, je bosse en free-lance. J’ai passé la journée du côté des gorges.

— Quelqu’un vous attend à l’hôtel où je devais vous déposer ?

Elle secoue la tête.

— Personne. Ni à l’hôtel, ni chez moi. J’ai loué une chambre pour une semaine, et j’ai prépayé.

Léa se rend soudain compte qu’elle a laissé son matériel photo et son ordinateur portable — plusieurs milliers d’euros — dans le coffre de sa voiture. Cette panne improbable l’avait mise sur les nerfs, elle avait été tellement heureuse d’apercevoir enfin un véhicule…

Elle chasse les infimes morceaux de verre dans ses cheveux, en cherche un suffisamment gros et tranchant pour s’attaquer à la ceinture de Marc. Mais n’en trouve pas. Les constructeurs automobiles ont franchement assuré en matière de sécurité, avec leur fichu verre feuilleté.

Elle considère son interlocuteur. Grand et brun, très costaud, vingt-cinq peut-être, il est vêtu d’un jean et d’un sweat fin à manches longues. Il a un visage un peu ingrat, marqué par les vestiges d’une acné abondante.

— Une chance qu’on s’inquiète pour vous ? elle demande.

— Non. J’ai un petit chalet dans les environs de Mende, j’y passe l’été en solitaire, pour pêcher et chasser.

Manquait plus que ça. Léa ferme les yeux, elle a besoin de réfléchir.

— Le klaxon fonctionne ? elle demande.

— Il est mort. Comme l’autoradio.

— Les phares ?

Marc tend le bras et actionne la manette. Une lumière à l’avant, côté droit, et les feux arrière qui réagissent.

— C’est toujours ça de pris. C’est notre seul moyen de montrer qu’on existe, dit Léa.

Elle soupire et ajoute :

— Je n’aurais jamais dû monter avec vous.

— Et je n’aurais jamais dû vous prendre. Si vous n’étiez pas montée, je serais passé quelques minutes avant l’endroit où il y a eu le choc. Et je n’aurais probablement jamais eu cet accident.

Ils se jaugent en chiens de faïence. Léa ne sait pas quel œil fixer, Marc a un strabisme divergeant. Son nez a encore gonflé depuis tout à l’heure. Elle finit par détourner le regard et appuie sur le plafonnier, déclenchant une petite lueur.

— On va vite nous retrouver, dit-elle. Au pire, ce sera grâce à ma voiture en panne. Elle n’est pas loin d’ici. Des gardes forestiers ou des policiers empruntent forcément ces routes, non ?

Marc ne répond pas, il observe la surface de l’eau qui palpite sous la lueur du phare. Il actionne la manette pour éteindre. Léa poursuit :

— Quand ils verront que quelque chose cloche, ils lanceront des recherches.

Attiré par la lumière du plafonnier, un papillon de nuit vient de rentrer dans l’habitacle par l’une des fenêtres. Ses ailes claquent contre le plafond. Marc le suit des yeux, l’air neutre, les lèvres droites ne formant plus qu’une ligne. Léa ne supporte pas son calme.

— Dites quelque chose, bordel ! Un truc du genre « Oui, vous avez raison ! », ou alors « Bien sûr qu’ils vont nous retrouver ! Vous en connaissez, vous, des histoires de gens qui meurent coincés dans leur voiture ? » !

Mauvais exemple, parce qu’elle en connaît, justement, des anecdotes de ce type. Des accidentés retrouvés morts de faim, de soif, dévorés par les bêtes sauvages, à quelques mètres à peine d’une route fréquentée.

Elle a l’impression que Marc ne l’entend plus. Toute son attention est concentrée sur le papillon de nuit qui vient d’atterrir à proximité de la lampe.

— Ils sentent déjà notre présence, chuchote-t-il. Ça commence toujours comme ça, avec un petit papillon à l’air innocent. Et on finit bouffés par les prédateurs. Ils sont partout, on ne se méfie jamais assez.

Il se tait, observe l’insecte attentivement. Un bruit de moteur, presque imperceptible, finit par grossir depuis la route. C’est le premier signe d’activité humaine que Léa entend depuis son réveil. Une voiture s’approche. La jeune femme précipite son bras vers l’une des manettes et déclenche les ampoules arrière ainsi que celle de l’avant. Puis elle détourne la tête vers sa portière et se met à hurler.

— À l’aide ! À l’aide !

Elle se penche autant qu’elle peut, frappe du plat de la main contre la tôle extérieure. Loin au-dessus, la lueur rouge des feux arrière, puis plus rien : le véhicule poursuit sa descente comme si de rien n’était. Léa craque et pense à l’horrible nuit qui se profile. Elle pleure doucement. Le papillon claque des ailes et se plaque contre le plastique du plafonnier. Elle est noire et blanche, avec des dessins qui suggèrent une tête de mort sur ses membranes. Tout un symbole.

Le poing de Marc s’écrase violemment sur son abdomen.

*

Il fait nuit noire à présent, et Léa a insisté pour laisser la lumière intérieure allumée. Autour, les branches craquent, des cris d’oiseaux et d’animaux bondissent de loin en loin. Lorsque tout le monde s’endort, le Gévaudan, ses loups et ses vieilles légendes se réveillent.

Elle ne sait rien de Marc, il n’est pas du genre bavard. Il semble enfermé dans une bulle, coupé de l’horrible drame qui leur arrive. Il ne dort pas vraiment mais somnole à moitié. Sa tête tombe sur le volant, le choc le réveille, et ça recommence. Comment réussit-il à rester si calme ?

La petite rivière fatiguée murmure dans l’obscurité, les sommets des pins qui escaladent le versant d’en face se découpent sous la lueur de la lune. La fraîcheur s’installe, l’air se condense et formera bientôt ces bandes brumeuses qui font les plus effroyables récits. La jeune femme aurait bien pris une couverture, regroupé ses genoux contre son torse, but une tasse de café.

Elle se contorsionne pour jeter un œil juste derrière. Le pare-brise a résisté, cette partie de la voiture ayant été épargnée. Le coffre semble intact. Il n’y a plus rien sur les sièges. Au sol reposent une plaque d’immatriculation, un cric, une manivelle et une canne à pêche. Léa reprend sa position et remarque une lueur, soudain, sur la rive : un petit rectangle luminescent, bleuté. Elle actionne les phares, le droit s’allume. Sur les galets, elle aperçoit un téléphone. Il vibre, l’écran clignote. Marc émerge.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est mon téléphone, là-bas ! J’en suis sûre !

Le jeune homme glisse sa main entre sa poitrine et la ceinture, pour se soulager.

— C’est plutôt bon signe si on cherche à vous joindre. Une idée de qui il s’agit ?

Léa met du temps à répondre.

— Comment il a pu se retrouver juste au bord de l’eau ?

— Avec le choc, c’est normal.

— Non, ce n’est pas normal. Il était dans la poche de mon short. La voiture n’a pas fait de tonneaux. Au pire, je l’aurais retrouvé au sol mais à l’intérieur la voiture. Alors, expliquez-moi comment il a pu atterrir là-bas.

Marc fronce les sourcils.

— Ça veut dire quoi, votre ton ? Je suis dans la même situation que vous, au cas où vous n’auriez pas remarqué.

Léa se rend compte de l’agressivité de ses propos. Elle a parlé fort, et durement.

— Je suis désolée, je suis nerveuse. Mais il y a de quoi, avouez-le.

En face, le portable vient de s’éteindre. La jeune femme essaie de changer la position de ses jambes. Elles sont comme anesthésiées. De son côté, Marc regarde la tranche de sa main. Il y reste encore une patte du papillon de nuit, qu’il décolle et jette sur le côté, avant de revenir vers Léa.

— Celui ou celle qui vous appelle en pleine nuit a-t-il une raison de s’inquiéter si vous ne répondez pas ?

— Non, aucune raison. Ça m’arrive de ne pas répondre, surtout quand je ne suis pas chez moi.

Ainsi se termine la conversation. Sèchement. Léa ne sait pas quoi dire, elle n’a pas envie de parler, ni de sa vie, ni de quoi que ce soit. Au fond d’elle-même, elle lui en veut, même s’il n’y est pour rien. Elle préfère se dire que, demain, on va venir les secourir et que ce cauchemar sera terminé. Ses yeux suivent un temps une grosse mouche noire qui vient d’atterrir sur le volant. Sa trompe explore avidement le caoutchouc. Au moindre geste, l’insecte s’immobilise. Discrètement, Léa fixe Marc, elle voit la veine qui saille sur sa tempe, ses doigts se rétracter sur ses cuisses. L’insecte redécolle et va taper sur le pare-brise arrière. Le temps s’écoule, le bourdonnement est incessant. Léa ferme les yeux, elle aimerait bien s’assoupir un peu pour que la nuit passe plus vite, mais cette friction des ailes contre l’air l’empêche de trouver le sommeil. Marc se plaque les mains sur les oreilles.

— Qu’elle se taise, bordel !

Léa sursaute. Son voisin a les yeux exorbités. Il plaque sa nuque contre l’appuie-tête dans une longue inspiration.

— Je ne supporte pas les bourdonnements, excusez-moi. Quand j’étais petit, mon père entreposait des dépouilles de lapins dans le hangar de la ferme. Il y avait toujours de grosses mouches vertes, je les vois encore explorer le moindre reste de chair avec leurs petites trompes. Il a suffi que mon père m’enferme une fois là-dedans pour…

Il tourne la tête et la transperce du regard.

— Vous comprenez ?

Léa acquiesce. Inconsciemment, elle a un petit geste de retrait et finit calée contre sa portière et son siège.

— Je vous ai fait peur, je suis désolé.

— Non, mais c’est juste… On ne se connaît pas…

Elle tend l’oreille. Nouveau ronflement de moteur. Elle s’agite jusqu’à se faire mal aux jambes.

— Une autre voiture. Faites des signaux lumineux avec les phares. Je vais crier.

Marc s’exécute. Feux de route, plein phares. Feux de route, plein phares. Le véhicule approche, Léa aperçoit un halo de lumière qui dévore la route, tout là-haut. Elle prie pour que le chauffeur n’ait pas mis la radio, pour qu’il soit attentif parce qu’il fait très noir et que la descente est dangereuse. Comme la première fois, elle fait le maximum de bruit avec ses mains, ses cordes vocales. Elle a l’impression que la Terre entière peut les entendre, les voir.

— On est là, dans le ravin ! Au secours !

Elle a mal, ses genoux sont compressés mais elle s’acharne. En haut, le jaune des phares devient rouge, le bruit baisse en intensité. Léa n’a plus la force de frapper sur la tôle. C’est fini, elle abandonne.

Mais le ronflement de moteur se stabilise, la voiture s’est arrêtée. Léa est suspendue au bruit qui regagne en amplitude, accompagné du sifflement caractéristique d’une marche arrière. La jeune femme se tourne vers Marc, folle de joie.

— Ils reviennent ! Je le savais ! Les phares, les phares !

Elle reprend ses cris, cette fois le désespoir s’est mué en joie. Plus aucun doute : au-dessus, le moteur tourne au ralenti, et deux faisceaux jaunes trouent la nuit, s’élançant droit dans le vide, au-dessus d’eux. Jamais Léa n’a éprouvé tant de bonheur à entendre des claquements de portières. Il y en a deux. « Ils » ou « elles » sont deux.

Marc aussi s’est retourné, mais ce geste de torsion lui a arraché un cri de douleur. Sa liberté de mouvement est moindre à cause de la ceinture et du volant presque collé contre sa poitrine.

Tout là-haut, deux petites ombres chinoises apparaissent sur l’arête de la pente. Elles sont immobiles et doivent regarder vers le bas. Dans leur direction.

— Ici ! En bas ! On a eu un accident !

Léa s’acharne sur le poussoir des phares, se retourne à nouveau. Les ombres sont toujours là, immobiles. Pourquoi ne répondent-elles pas ? La jeune femme essaie de trouver des raisons, elles appellent sans doute les secours sur leur téléphone. Ou alors, elles se concertent et s’apprêtent à descendre. La pente est raide mais largement praticable.

Soudain, les silhouettes disparaissent côté route. Léa ne comprend pas, elle sent les larmes monter, elle hurle désespérément.

Tout là-haut, le moteur s’éteint. Comme le halo des phares. Le silence. Puis, d’un coup, une masse noire qui apparaît. Bascule.

Un premier fracas, un autre. Du verre qui gicle. Léa a l’impression de revivre son accident. Flashes horribles sous son crâne. Les tonnes de matière fondent sur eux, empruntant le même chemin le long des arbres déjà amochés. Dans l’habitacle, Marc et elle se protègent de leurs bras, comme si ce geste pouvait les épargner. Dans deux secondes, le fauve de tôle sera sur eux.

Les arbres leur sauvent une nouvelle fois la vie. Un tronc dévie le bolide, un autre l’arrête net, à trois mètres sur la droite. La voiture se plie comme un accordéon. Un panache de fumée blanche jaillit du radiateur.

Léa baisse doucement les bras. Elle tremble de la tête aux pieds et serait probablement tombée si elle n’était pas déjà assise. Ses yeux se portent vers le véhicule et là, c’est un autre choc qui l’ébranle.

Il s’agit de sa voiture.

*

Le visage inexpressif, la tête appuyée contre sa portière, Léa observe la longueur et l’orientation des ombres. Il doit être huit heures du matin, c’est la bonne heure pour les photographes, car le paysage est tout en contraste, la lumière est belle. Les brumes de l’aube ont laissé place à un ciel d’un bleu profond et uniforme. Une magnifique journée d’été s’annonce. Mauvais signe.

Des voitures passent de temps en temps sur la route. Léa en veut à ces gens qui rient dans leur véhicule, s’éloignent et les ignorent. Pourquoi ces abrutis ne s’arrêtent-ils pas pour boire un coup, petit-déjeuner, tirer des photos, comme ils le font partout ailleurs sur ces putains de routes de France ? Léa n’a plus le courage de crier. Sa gorge est en feu, elle n’a même pas un peu d’eau pour soulager ses cordes vocales. Dire qu’il y a au moins trois bouteilles d’eau dans le coffre de sa voiture, juste là, à quelques mètres à peine.

Depuis des heures, elle tourne et retourne les mêmes questions dans sa tête. Qu’est-ce qui a pu pousser les deux ombres à agir de la sorte ? Pourquoi un geste si abominable ? Marc pense qu’ils ont affaire à des tarés du coin, des espèces de psychopathes qui les ont vus tomber dans le vide et ont décidé de ne pas appeler les secours. Et qui, pour couronner le tout, ont vidé la voiture de Léa de ses objets de valeur, avant de la faire disparaître.

La jeune femme, elle, n’y croit pas une seconde, et a une solide hypothèse qu’elle garde pour elle. Et si c’était à Marc qu’on en voulait ? Et si on avait cherché à le tuer ? Le coup entendu sur la vitre pourrait très bien correspondre à l’impact d’un projectile. Les tireurs manquent leur cible mais, sous l’effet de la surprise, Marc tombe dans le ravin. Ensuite, les « autres » font disparaître les traces, c’est-à-dire la voiture de Léa.

Peut-être le type, à ses côtés, est-il impliqué dans quelque chose de grave. Un règlement de comptes, un truc dans le genre. Peut-être même l’a-t-il ramassée, elle, sur le bas-côté, pour avoir un otage, au cas où.

Le mec qui vient passer ses vacances en solitaire dans un chalet pour chasser et pêcher, elle n’y croit plus.

Elle se retourne et fixe le sol.

— La plaque d’immatriculation, là, derrière, dit-elle. Je crois que je peux l’attraper. En la cassant, ça pourrait créer un bout tranchant de métal, pour couper votre ceinture. Vous pourriez ainsi essayer de libérer votre jambe piégée.

Marc suit des yeux une autre mouche qui vient de rentrer dans leurs deux mètres cubes d’espace vital. Elle est plus volumineuse encore que celles qui l’ont précédée et qui ont fini par disparaître avec le lever du soleil. Elles sont désormais cinq de cette espèce-là, à les harceler avant de s’agglutiner sur la lunette arrière. Il réagit enfin à ce que Léa vient de lui dire :

— Bonne idée.

Léa retourne son torse, tandis que ses jambes restent en place. Tendant le bras gauche vers l’arrière, elle parvient à agripper la plaque du bout des doigts et à la ramener. Gêné par le volant, Marc ne peut pas l’aider à la plier.

— Va falloir vous débrouiller seule, dit-il.

Léa parvient à plier le rectangle métallique, qui se tord mais ne casse pas.

— Vous roulez sans plaque ? demande-t-elle.

— L’un des rivets était cassé, elle menaçait de tomber alors je l’ai décrochée hier. Je devais passer au garage. (Il sourit.) Il y aura d’autres petites réparations, j’ai l’impression.

Il a répondu du tac-au-tac, sans réfléchir, mais Léa reste sceptique. Elle est persuadée qu’il ment. Elle renouvelle l’opération de torsion, dans un sens, puis dans l’autre. Rien n’y fait, impossible de provoquer une rupture.

Elle a une nouvelle idée. Elle récupère la canne à pêche et en décroche le minuscule hameçon.

— Vous pêchiez quoi avec ça ? Des épinoches ? Ce n’est pas très costaud, mais on peut toujours essayer…

Elle se met à enfoncer difficilement la pointe d’acier dans la ceinture de sécurité de Marc, toujours au même endroit.

— Ça va être interminable, votre truc, fait Marc.

— Le temps, c’est pas ce qui nous manque.

Les minutes passent. Léa finit par avoir mal aux doigts, Marc prend le relais. La pointe se tord, s’émousse, lui transperce parfois l’index. Léa veut à nouveau intervenir, mais Marc refuse.

— Laissez-moi, ça m’évite de penser aux mouches. Au moins, tant que je suis occupé, elles n’existent plus…

Il s’applique à la tâche. Léa se cale de son côté et essaie de s’endormir un peu, histoire de ne pas songer à la soif qui arrive. En vain.

Au bout d’un certain temps — une heure, peut-être deux —, un ronflement lointain se fait entendre. Cette fois il ne vient pas de la route, mais du ciel. Léa se penche et lève les yeux. Une petite tâche apparaît parfois à travers les frondaisons et se dirige dans leur direction. Aucun doute, il s’agit d’un hélicoptère de la gendarmerie nationale. Il vole relativement bas, à allure modérée. Et va passer juste au-dessus d’eux. Léa est folle de joie, elle essaie d’actionner les phares mains en vain : aucune lumière.

— Mince ! Ils fonctionnaient ! Que s’est-il passé ?

— La batterie est morte, on dirait.

Elle ne l’écoute déjà plus et se remet à crier en direction du ciel, même si ça ne sert à rien. Marc interrompt son travail et reste immobile, à écouter les grandes pales frapper l’air lourd. Soudain, l’engin vire de bord et part en direction du soleil. Nouveau coup de massue pour Léa. Cette fois, elle est au bord de l’explosion. Elle fixe Marc avec rancune.

— La batterie n’était pas morte ! Quand j’ai allumé les phares, cette nuit, ils éclairaient parfaitement !

— Eh bien, on va en déduire qu’elle s’est vidée entre-temps. La petite lampe de l’habitacle, ça consomme, l’air de rien. Et qui vous dit qu’il n’y a pas un contact électrique, quelque part, qui a pompé le jus de la batterie ?

Léa a envie de le gifler. Ce type est beaucoup trop calme.

— Pourquoi vous n’avez pas crié avec moi, bon sang ?

— À quoi bon ? Ils ne pouvaient pas nous entendre.

— N’importe qui aurait crié. C’est un réflexe de survie.

— Faut croire que non. Ces hélicos, ils survolent très souvent la région. Ils traquent principalement les braconniers placés bien plus hauts sur les montagnes.

L’un de ses yeux s’agite dans son orbite comme une balle de ping-pong. L’autre fixe Léa sans bouger.

— Pourquoi ils nous rechercheraient, puisqu’ils ne sont même pas au courant qu’on a disparu ? ajoute-t-il.

Léa sait qu’à ce moment, il la sonde et guette sa réaction. Même s’il ne peut pas bouger beaucoup pour le moment, il pourrait très bien l’assommer d’un grand coup de poing ou l’étrangler. Elle fait cinquante kilos, il doit peser le double. Par réflexe, elle réajuste son débardeur, se rendant compte que sa poitrine est bien visible. Elle le regrette aussitôt et fait mine d’accepter ce qu’il lui raconte.

— Vous avez raison. Les braconniers…

Elle tourne la tête et ferme les yeux. Rester calme, surtout. Ne pas réveiller les instincts, les doutes, tout ce qui fait de l’homme un animal.

Mais au fond d’elle-même, elle bouillonne, certaine que Marc n’est pas net.

C’est lui que les gendarmes recherchent, elle en est sûre.

Il ne veut pas qu’on le retrouve et fera tout pour ne pas se faire prendre.

*

Léa a peur. Elle essaie de se remémorer le moment de sa rencontre avec Marc. L’attente interminable, les garagistes locaux qui ne répondent pas. Normal, il est tard, on ne tombe pas souvent en panne ici. La vieille berline qui s’arrête. Un homme sort avec le sourire, plutôt rassurant. Rien d’étrange, de décelable dans son comportement. Juste un type qui roule dans l’endroit le plus paumé du monde et se propose d’aider une jolie femme en panne. Léa est montée sans se poser la moindre question. Qui passerait la nuit dans sa bagnole au cœur du Gévaudan ?

Désormais, elle n’ose plus regarder Marc, elle craint qu’il lise au fond de ses pensées. S’il arrive à se libérer, que va-t-il se passer ? Va-t-il l’abandonner là ? La tuer, parce qu’elle est capable de l’identifier ? Et pourquoi pas, prendre un peu de plaisir, avant ? Autant en profiter.

Elle ne sait que penser, tout s’embrouille dans sa tête. Et si elle fantasmait complètement ? Et si cet hélicoptère recherchait vraiment des braconniers, et que Marc n’était qu’un pauvre type venu couler deux mois tranquilles au milieu de la nature ? Vu son physique, ce ne doit pas être facile avec les filles. Alors la pêche, la chasse, la solitude : c’est logique, au fond.

Elle aimerait faire semblant de somnoler mais n’y parvient pas à cause des nuisibles qui bourdonnent et viennent pomper son sang et sa sueur. Elle ne peut s’empêcher de les chasser d’un geste brusque, répétitif, automatique. La soif fait gonfler sa gorge, et elle commence à avoir sérieusement envie d’uriner. Depuis deux ou trois heures, la chaleur dans l’habitacle est devenue insupportable. Le soleil brille à son zénith et, malgré les frondaisons, les rayons dardent le toit et la lunette arrière. Et puis il y a cette odeur d’eaux stagnantes, de pourriture, qui s’amplifie.

Des heures passent, encore, elles sont comme des coups de scalpel dans le moral. Marc sue et, pourtant, ne relève même pas les manches de son sweat. Il s’en est pris aux insectes. Il en écrase tant qu’il peut, jure, va même jusqu’à se faire mal, tant il cogne, heurtant parfois un obstacle violemment. Elle a tué trois mouches et s’est amusé à les enfiler sur l’hameçon devenu inutilisable pour la ceinture.

Au plus fort de l’après-midi, la jeune femme se sent partir. Elle a l’impression de fermer les yeux une fraction de seconde mais lorsqu’elle les rouvre, le soleil a disparu, les ombres bienfaisantes se répandent tout autour d’elle. Les mouches entrent et sortent de la voiture dans un ballet incessant, leur liberté outrageante a de quoi rendre fou. La jeune femme récolte la sueur autour de ses lèvres avec ses doigts et les lèche. Elle renifle et ne sent plus aucune odeur : ses cellules olfactives sont probablement saturées.

Elle tourne la tête vers Marc. Il a le front trempé et dort profondément, la joue sur le volant. Sa respiration est lente, régulière, son nez est complètement violet. Sa ceinture de sécurité est déchiquetée sur un tiers de la largeur. La manche gauche de son sweat est un peu relevée, et dévoile de larges cicatrices. Léa fronce les sourcils, elle n’a aucun doute sur l’origine de ces vieilles scarifications : tentative de suicide.

La jeune femme fixe le bord de la casquette qui dépasse du rangement, côté conducteur. Depuis le début, Marc a refusé d’y toucher, y compris pour chasser les insectes ou se protéger le crâne de leurs attaques. C’est bizarre. Sans faire de bruit, Léa se penche vers la gauche, tirant le plus possible sur ses cuisses. Ses muscles sont raides comme des nerfs de bœuf, à la limite de la crampe. Le plus doucement possible, elle glisse le bras dans l’interstice entre les jambes et le torse de Marc. Ses doigts palpent le bout de la casquette. Elle grimace, serre les dernières phalanges et tire vers elle. À ce moment, quelque chose enroulé dans le tissu tombe aux pieds de Marc. Bing. Léa n’a pas eu le temps de voir de quoi il s’agissait. Elle s’immobilise, Marc s’agite. Elle remet vite la casquette à sa place et reprend sa position : la nuque contre l’appuie-tête, les deux yeux fermés, la bouche un peu ouverte.

Il est réveillé. Elle sait qu’il la fixe. Grincement du fauteuil. Désormais, elle sent son souffle brûlant contre sa joue. Elle a envie de déglutir, sa trachée est sèche comme de la toile de sac. Il la touche maintenant. Ses cheveux, son épaule, son cou. Léa n’en peut plus mais elle résiste. Il suffirait qu’il serre les doigts pour l’étouffer. Une goutte de sueur vient se perdre dans ses sourcils, ça démange. Et puis les mouches, ces répugnantes mouches à damier, vertes, bleues. Insaisissables. Capables de rendre fou.

Léa va craquer, elle le sait. Elle va hurler et battre des poings sur ce type aussi fort qu’elle le peut. Ses mâchoires se crispent, et c’est au moment précis où elle s’apprête à agir qu’un gros craquement de branche résonne juste derrière eux.

Elle ouvre brusquement les yeux. Marc a retiré sa main, il ne la regarde pas elle, mais derrière elle. Léa tourne la tête.

Un gamin sort des arbres.

*

L’enfant a dix ans, maximum. Il porte un beau bermuda de marque, une casquette des Dodgers, une gourde à la ceinture et un tee-shirt avec le dessin d’un gant et d’une batte de base-ball. Bronzé, cheveux blonds. Il est figé à quatre mètres de la voiture, côté conducteur, se demandant probablement s’il doit fuir ou rester. Ses yeux sont plein d’effroi.

Léa est folle de joie. Des larmes de bonheur arrivent. Elle passe sa main ouverte par la fenêtre, doucement pour ne pas l’effrayer.

— Viens, approche.

Il secoue la tête, les lèvres pincées. Léa se dit qu’elle doit être horrible à voir, et Marc, avec sa tronche de Sphinx, est dix fois pire. Les mouches, le sang, l’état des voitures… Le môme est mort de peur et c’est normal.

— Très bien, reste là si tu veux. Tu ne crains rien. Est-ce que tes parents sont dans le coin ?

Il acquiesce timidement.

— Où ça ? Au bord de la rivière ?

Il secoue la tête et pointe les hauteurs.

— Ah, vous habitez pas loin, c’est ça ?

L’enfant se penche un peu et aperçoit Marc, qui lui fait un signe de la main.

— Viens, petit. Tu veux bien nous aider à sortir de là ? On a eu un accident, on est tombés. Et on va bientôt mourir de soif si tu ne nous donnes pas un petit coup de main.

Le gamin hésite, puis décroche la gourde en peau de sa ceinture. Un pas en avant. Il reste hors d’atteinte, renifle, plisse le visage et recule à nouveau.

— Non reste ! lance Léa. Reste !

Il se dandine, puis jette sa gourde à travers la fenêtre. Léa l’attrape au vol. Sans réfléchir, elle porte ses lèvres sur l’extrémité en plastique rouge et aspire goulûment. Du jus d’orange. La jeune femme boit à grosses gorgées, à la limite de s’étouffer. Marc lui arrache la gourde des mains au moment où elle prend le plus de plaisir et où, enfin, arrive l’instant où elle croit qu’elle pourra finalement vaincre sa soif.

— Donne-moi ça.

À son tour, il aspire de toutes ses forces, pressant la poche de peau pour augmenter le débit. Il la vide intégralement. Léa lui en veut à mort, mais ce n’est certainement pas le moment d’effrayer le gamin. Elle s’efforce de sourire.

— On ne te remerciera jamais assez pour le jus d’orange. Comment tu t’appelles ?

— Je sais pas si je dois vous dire.

Il a parlé, enfin. Léa sait que c’est gagné, le dialogue est noué et que d’ici une heure ou deux, elle sera saine et sauve.

— Tu ne nous dis pas si tu ne veux pas nous dire. Écoute, j’ai un tout petit service à te demander…

— Pourquoi ça sent autant mauvais ? demande-t-il.

Léa passe le bras par la fenêtre et désigne la berge.

— C’est l’eau, là-bas. Comme elle ne bouge pas beaucoup, il y a de mauvaises odeurs. Regarde, il y a un téléphone portable quelque part sur les rochers, juste au bord de cette eau. J’aimerais que tu ailles jeter un œil, et que tu me le ramènes si tu le trouves. Tu peux bien faire ça pour moi ?

Il fixe la rive. Puis, le nez glissé dans son tee-shirt, s’y dirige prudemment. Léa est heureuse. Marc s’efforce de lui adresser un sourire complètement forcé.

— C’est génial.

L’enfant marche désormais sur les galets. Il regarde en direction de la voiture et hausse les épaules.

— Y a rien !

— Si, si ! Un peu plus à gauche !

Il va, vient, puis se baisse finalement. Et lorsqu’il se redresse, il tient l’objet magique entre les mains. Il revient à proximité, mais tout en restant hors de portée.

— Vous allez appeler la police, c’est ça ?

À ton avis, ducon ? Léa ne tient plus, si elle pouvait, elle l’agripperait par le col et le secouerait de toutes ses forces pour qu’il lui donne ce fichu téléphone.

— Oui. Ils vont venir, pour nous aider à sortir d’ici.

Le visage du môme se crispe.

— Vous pouvez pas appeler la police. Mon frère, il l’a pas fait exprès.

Le choc est violent. Une véritable baffe en pleine figure. Léa tourne la tête vers Marc, qui semble tout aussi stupéfait qu’elle.

— Qu’est-ce qu’il a pas fait exprès ? demande-t-il.

Le gamin a les yeux rivés sur le téléphone portable. Il est au bord des larmes.

— On n’avait pas le droit de prendre la carabine à plomb de p’pa. Mais il était parti avec m’man à Mende. Alors nous, on en a profité pour venir jouer ici. Y a toujours un tas de petites bêtes qui traversent la route quand le soleil se couche. Yvan, il voulait tirer dessus… On s’est embusqués plus haut dans la montagne… On avait pris nos iPod, moi j’écoutais Justin Bieber et lui, Iron Maiden. Il aime bien Iron Maiden, même si p’pa et m’man détestent. Ça le rend méchant Yvan, des fois, cette musique de fous… On n’a pas entendu la voiture. Et à cause des arbres, on l’a pas vue.

Sa voix résonne soudain bizarrement aux oreilles de Léa, elle a l’impression qu’elle va tomber dans les pommes. Le ciel, les arbres tournent, elle est nauséeuse. Elle ignore combien de temps cela dure. Trente, peut-être quarante secondes. Quand ses pensées se réorganisent enfin, elle sait qu’elle a manqué une partie des explications, mais elle a parfaitement compris la suite du scénario. Le grand frère tire par accident sur la voiture de Marc. Il panique lorsqu’elle quitte la route et décide de ne pas appeler les secours. Prenant la direction pour rentrer chez lui avec son petit frère, il voit probablement le véhicule de Léa sur le bas-côté et fait le rapprochement. Alors, tous les deux, ils reviennent la nuit. Le grand veut impliquer son cadet, certainement pour qu’il se sente autant coupable et ne raconte jamais. Il va alors au bout de son délire et fait disparaître aussi la voiture, espérant qu’on ne retrouve jamais les corps ou dans très longtemps.

Léa tente le tout pour le tout. Si le petit part, ils sont cuits.

— Donne le téléphone. On ne dira jamais que c’est à cause de ton frère. On dira qu’on a eu un bête accident de la route et que nos voitures ont dévalé dans le ravin. C’est aussi simple que ça.

Il secoue la tête.

— Vous mentez. Vous allez tout raconter.

— On ne ment pas.

— Si, vous mentez. Parce que vous êtes tous les deux dans la même voiture et qu’il y a personne dans l’autre. Ça peut pas être un accident.

Cette fois, il pleure. Ses petites épaules bondissent et soulèvent sa poitrine. Il serre le portable et le jette de toutes ses forces dans l’eau. Léa hurle. Le gamin anonyme la regarde avec rancune.

— J’espère que vous allez mourir vite maintenant. Et que les mouches vous mangeront.

Il se retourne et disparaît comme il est arrivé, indifférent aux cris désespérés de Léa.

*

La nuit. La deuxième, seulement. Léa a l’impression d’être coincée ici depuis une éternité. Le sucre contenu dans le jus de fruit a fait du bien à son organisme mais n’a fait qu’attiser sa soif et prolonger son calvaire. Elle sait qu’elle ne tiendra pas une journée de plus. Que demain, dès qu’il fera trop chaud, elle fermera les yeux pour ne plus jamais les rouvrir.

La ceinture de sécurité est impossible à arracher. Plus le temps passe, plus les forces leur manquent. Marc use ses dernières cartouches à empêcher aux insectes d’explorer sa peau et pomper son sang. Il y a vingt, trente intrus volants à l’intérieur de l’habitacle. L’homme a enfilé une dizaine de mouches à du fil de pêche, en faisant un collier macabre. Il lui arrive de marmonner à l’attention du collier, sans qu’elle comprenne.

Léa fixe les ombres des cimes. La lune est grosse et rousse.

— Vous vous fichez de ne pas sortir d’ici, n’est-ce pas ?

Elle laisse planer un silence avant de poursuivre :

— Vivre ou mourir, pour vous, c’est pareil…

Pas de réponse. Léa entend juste le craquement du verre sous les semelles, le couinement du Skaï des sièges lorsque Marc bouge un peu.

— Vos manches longues… C’est pour cacher vos cicatrices. Vous avez essayé de mettre fin à vos jours, vous avez échoué. Alors vous vous dites que maintenant, c’est peut-être l’occasion. Vous n’avez plus rien à perdre…

Marc contemple son horrible collier de mouches.

— Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas.

— Vous ne voulez pas qu’on nous retrouve parce que vous avez envie d’y rester, cette fois. C’est aussi simple que ça. Et vous voulez m’entraîner avec vous. C’est tellement plus facile, à deux.

— Arrêtez, j’ai dit.

Elle est lasse, fatiguée, mais trouve la force d’étirer les lèvres.

— Vous savez quoi ? J’ai cru que vous étiez une espèce de criminel en fuite. Que vous aviez commis un hold-up, un truc dans le genre, et que vos complices avaient décidé de vous faire la peau.

Petit rire de Marc.

— Vous avez une sacrée imagination.

Dans l’obscurité, elle devine qu’il la regarde. Elle pense à ces caresses qu’il lui faisait pendant qu’il la croyait endormie. Des gestes de tendresse, peut-être. Ou des instincts de mâle, tout simplement.

— On pense cerner les gens parce qu’on échange deux mots avec eux, dit Marc. Ou parce qu’ils ont un physique particulier.

Un silence. Il respire fort.

— Le pire, ça a été les railleries des filles à l’école… Des filles de votre genre. Vous avez combien ? Vingt-six, vingt-sept ans ?

— Vingt-trois.

— Vous êtes encore naïve. La naïveté, c’est tellement dangereux dans le monde d’aujourd’hui… Vous êtes montée avec un inconnu. Il aurait pu se passer n’importe quoi dans cette voiture.

— Rien de pire que ce qui se passe en ce moment, en tout cas.

Il y a soudain un craquement, quelque part autour d’eux. Le bris net et précis d’un morceau de bois écrasé par quelque chose de lourd.

— Vous avez entendu ? fait Léa.

— J’ai entendu, oui. Silence…

Instinctivement, Léa s’écarte de la fenêtre passager. Plus un son, et c’est sans doute le plus effrayant : un animal n’aurait-il pas continué à faire du bruit ? Qu’est-ce qui se tapit, là, près d’eux ?

Léa pense au gamin, il a peut-être eu des remords et s’est décidé à leur venir en aide. Elle roule des yeux. Rien ne bouge sur sa droite. Des flaques d’obscurité se répandent entre les troncs immobiles qu’elle distingue à peine. Les mouches continuent à taper sur la lunette arrière dans leur bourdonnement hypnotique. Ces fichues bestioles ne dorment jamais.

D’un coup éclate un monstrueux craquement d’os. Léa se tourne vers son voisin dans un cri et a le temps de voir l’extrémité d’une batte de base-ball disparaître dans les ténèbres. Le nez de Marc est complètement enfoncé dans son visage. Le sang a giclé partout. Son front s’écrase lourdement sur le volant.

Plus rien.

La jeune femme fond en larmes. Elle scrute partout, se réfugie autant qu’elle peut vers le centre de l’habitacle. On peut l’attaquer de n’importe où. Face, côtés…

— Je sais que vous êtes le grand frère, lance-t-elle. Vous pouvez encore tout arrêter. C’était juste un accident. Un simple accident.

Des bruissements, autour. Soudain, une voix jeune, celle d’un môme qui n’a peut-être même pas dix-huit ans :

— Vous auriez dû crever dans la chute. Mais vous vous accrochez. J’ai pas envie de finir mes jours en prison si vous réussissez à sortir d’ici. Mon père supporterait pas. Moi non plus.

Des sanglots, qui finissent par s’estomper. Le silence, des pas. Léa retient son souffle. D’un coup, la batte surgit et vient se fracasser à deux doigts de son visage. Un grognement.

— Vous pouvez pas vous laissez faire, merde ?

La batte arrive encore dans un feulement, Léa se baisse au maximum, la douleur explose dans ses jambes. Elle est prise au piège. L’ombre est au niveau de la fenêtre à présent, elle se penche. Léa a le temps de voir un visage rond, grassouillet, et deux yeux grossis par des verres de lunettes. Il essaie de frapper, mais Léa est trop loin, le montant de la portière fait obstacle et empêche à l’agresseur d’armer son geste au maximum. Il grimpe sur le capot démoli, s’agenouille, arme sa batte comme s’il voulait frapper une balle. Il est face à Léa qui, d’un coup, ramène le bras de l’arrière de la voiture et le touche en pleines mâchoires avec la manivelle en acier.

Un seul coup suffit. Le gamin s’effondre juste devant elle, les bras écartés, comme un ours qu’on vient d’abattre d’une balle au beau milieu du crâne.

*

Marc est mort.

Ses yeux et sa bouche sont restés ouverts. Le sang a durci sur son visage. Léa agite les bras dans tous les sens, chasse furieusement les mouches qui s’intéressent déjà à son cadavre, poussant de vains hurlements.

Elle attend les toutes premières lueurs de l’aube pour se pencher vers le corps froid et essayer de localiser l’objet tombé de la casquette. Elle tremble, écrasée par la sinistre impression que Marc va bouger d’un instant à l’autre. Elle tend le bras, palpe à l’aveugle sur le sol, entre les morceaux de plastique et de tôle. Elle est obligée de toucher le cadavre pour augmenter son champ d’exploration. Pas loin des pédales, ses doigts explorent soudain un objet rectangulaire, qu’elle ramène à elle.

Un téléphone portable.

Léa retient son souffle lorsqu’elle laisse son doigt enfoncé sur le bouton d’activation. L’engin s’illumine, le système d’exploitation démarre. La jeune femme a repris sa place, son cœur doit battre à cent cinquante pulsations. Elle imagine déjà le pire : pas de réseau. Elle rit nerveusement, manquerait plus qu’elle crève avec un téléphone fonctionnel dans la main. Non, non, ça va marcher, elle y croit, elle le sait. En attendant, ses yeux se portent vers le jeune étalé sur le capot. Il a bougé tout à l’heure, il n’est pas mort, c’est certain, mais vu son état, il sera bien incapable de lui faire du mal à présent.

— Vite, vite !

Les icônes apparaissent, la batterie est bien chargée, les barres indiquant la présence de réseau s’affichent.

Dire que Marc avait ce téléphone à portée… Que n’importe quand, il aurait pu les sortir de là. Elle lui en veut terriblement, il voulait l’entraîner avec elle dans sa chute.

Elle se rue sur les touches, compose le 17, retient son souffle. Une voix, enfin.

— Gendarmerie nationale…

La fin du cauchemar.

*

Claquements de portières, tout là-haut. Des gendarmes et des pompiers sont là. Léa murmure plus qu’elle ne crie :

— Je suis là, je suis là…

Elle pleure de joie, les yeux rivés sur ce téléphone qui lui a sauvé la vie.

Très vite, six hommes se présentent autour du véhicule. Le môme est embarqué sur une civière, il est à moitié conscient et gémit. Un type en uniforme se penche par la fenêtre.

— Ça va, madame ? C’est à moi que vous avez parlé au téléphone. On va vite vous sortir de là.

— De l’eau…

Il lui tend une bouteille, elle boit jusqu’à plus soif pendant que les secouristes analysent la situation. Un pompier tient une grosse pince à air comprimé, un autre, une scie circulaire et une mallette d’outils. Ils vont se mettent au travail, Léa passe un casque antibruit sur ses oreilles, se couvre d’une couverture et chausse des lunettes de protection. Les instruments dévorent l’acier, des étincelles giclent ; quelqu’un ouvre le coffre de la voiture.

L’opération de désincarcération dure une demi-heure.

Léa est libre. On l’aide à sortir, elle ne tient plus sur ses jambes. Elle voit les visages des gendarmes, graves, rivés vers l’intérieur du coffre.

Soutenue par deux hommes, elle s’approche.

Au fond du coffre, une mare de sang. Et le cadavre gonflé d’une jeune fille ligotée et bâillonnée.