San-Antonio
Y a bon, San-Antonio
ATTENTION.
Beaucoup d’auteurs cherchent à se faire prendre au sérieux en annonçant en tête de leurs livres[1] que les personnages sont imaginaires, fictifs et tout. Moi, sans blabla inutile, je tiens à le préciser avant de démarrer : les personnages de ce livre[2] sont purement imaginaires et fictifs. Toute ressemblance avec des personnages existant, ayant ou devant exister, ne serait que pure coïncidence.
Pour Jean VACHON, ce Congo « à ma façon ».
Affectueusement.
CHAPITRE PREMIER
Le vieux bougre n’avait rien dit et la nouvelle claqua à la Grande Taule comme l’élastique du slip d’une starlett pendant une panne d’électricité.
Elle partit de chez le Vieux, comme le Rhône part du Saint-Gothard, se répandit au second étage, dévala l’escalier, se rua dans les burlingues du premier, submergea le poste de garde et noya le central téléphonique, lequel se mit à sévir. Bientôt tout Paris, plus sa banlieue immédiate, surent que le cher, le digne, le vénérable, le révérend, l’aimable, le tendre, le frêle, le vétuste Pinaud, dit Pinuche, dit Pinuchet, dit le Fossile, venait de présenter sa démission.
La nouvelle atterrit dans mon bureau au moment précis où le valeureux Bérurier, juché sur une chaise, se lavait les pieds dans le lavabo. Il les lavait alternativement, ce qui l’obligeait à rester en équilibre sur une patte pendant quelques instants. En apprenant que Pinuche nous quittait, le Gros poussa un juron, se trompa, prit appui sur le pied qui plongeait dans le lavabo au lieu de prendre appui sur celui qui se trouvait sur la chaise. Le brave lavabo qui commençait à en avoir marre de ces ablutions inhabituelles décida de donner sa démission lui aussi. C’est ce que les spécialistes des recherches nucléaires appellent la démission en chaîne. Sollicité par le pied éléphantesque du Mahousse, il céda et l’inspecteur Bérurier se retrouva sur son gros derrière, telle une poire trop mûre, avec dans le gras de la partie la moins noble et la plus grasse de sa personne un éclat de faïence gros comme une corne de rhinocéros.
C’est le rouquin Mathias qui nous annonça la chose, d’une traite, et sans se soucier d’avoir une autonomie d’oxygène suffisante.
— Vous savez ce qu’arrive ? Pinaud a donné sa démission et le Vieux l’a acceptée.
Le seconde partie de phrase avait dans un sens (et même dans un autre) plus d’importance que la première ; car si ce n’était pas la première fois que le Navré offrait sa démission, c’était la première fois par contre que l’Administration l’acceptait.
L’Énorme et moi-même crûmes tout d’abord à une farce, et nous la trouvâmes de mauvais goût.
— Quel est ce canular, Mathias ? bougonné-je.
— C’est, la vérité vraie, M. le Commissaire. Le Principal Gauthier était chez le Vieux et a vu la lettre.
L’arrivée inopinée de Pinaud mit fin à mes derniers doutes. Tout en arrachant du Gros le corps étranger qui s’y était fourvoyé, j’interpellai la Navrance.
— Qu’apprends-je, Vieillard ? Tu nous quittes ?
Pinaud opina. Pas fiérot, le détritus, avec sa figure blême de constipé chronique, sa moustache roussie par les mégots, ses paupières tombantes comme des stores déglingués et les confetti de papier à cigarette collés sur ses lèvres flasques.
Il écrasa un pleur misérable et bavocha :
— Je vais t’expliquer.
Ce lamento constituant en soi un aveu, j’explosai :
— Pinaud, tu n’es qu’un ignoble individu. Qu’une chose saumâtre et galipoteuse. Qu’une émanation pestilentielle du néant. Qu’une concrétisation abjecte de l’imbécillité humaine. Qu’un triste rebut négligé par les boueurs. Qu’un…
Lors, le vieillard s’effondra.
— Dis pas ça, Tonio, je le mérite pas. Je sais que j’aurais dû t’en causer, mais si je l’ai pas fait c’est parce que je savais…
— Tu savais quoi, abomination fétide ?
— Que tu me dissuaderais. J’aurais pas pu lutter contre ta volonté.
Il était chnock mais attendrissant, Pinuche. Une espèce de vieux petit garçon qui n’avait jamais été à l’échelle humaine. Un type de bonne volonté, plein de tendresse et de candeur.
— C’est un rude coup pour moi, lui dis-je.
Bérurier se mit à chialer comme un taureau qu’un vétérinaire s’apprêterait à déguiser en bœuf.
— J’aurais jamais cru que ce soye possible, se lamentait l’obèse à travers l’eau de vaisselle qui lui coulait des chasses. Nous faire ça, alors qu’on faisait un si beau trio à trois.
Et de s’emporter d’un ton haché menu avec des fines herbes et de l’ail :
— Mais qu’est-ce qui t’a passé par la cafetière, hé, tordu !
Pinaud s’expliqua. Beaucoup de raisons motivaient sa décision : il avait de l’artériosclérose, des rhumatismes articulaires, des coliques néphrétiques, des coliques frénétiques, des plaies variqueuses, une bronchite chronique, de l’arythmie, un peu d’hypertension et des migraines de courge. Mais la raison officieuse, donc la vraie, était la suivante : il venait d’hériter un petit café du côté de Vincennes et le rêve de Pinaud était celui des boxeurs retraités, des footballeurs cassés, des durs repentis et des Lyonnais : avoir un bistrot.
— Mon beau-frère, donc le frère de ma femme, tu sais, Joachim Dubellet ? est défunté il y a trois mois. Comme il n’avait ni femme, ni enfant, ni concubine, c’est Madame Pinaud qu’est sa légatelle universitaire. Je prends du carat, moi, San-A. Ma santé est ce que tu sais ; bref, après avoir pesé le pour et le contre et avoir fait la tare des choses…
En apprenant que son valeureux équipier quittait la maison Bourreman pour tenir un estaminet, Béru sécha ses larmes. La démission de son collègue revêtait un aspect qui n’était pas pour lui déplaire.
— Toi derrière un rade à manier des litrons, ça va payer, murmura le Gros.
Ce fut la conclusion de l’événement.
Ensuite une grave préoccupation se posa à nous : comment célébrer dignement le départ de Pinuche ? Mes amis Royco et le gars moi-même, fils unique et préféré de Félicie, nous décidâmes d’organiser une fête en son honneur. Nous fîmes les choses en grand. Nous louâmes la salle des réunions de l’Académie de dominos in door de Levallois, nous la fîmes décorer, l’aménageâmes, la ménageâmes et y organisâmes un programme d’une très haute qualité artistique. Jugez-en plutôt (ou même plus tard) : en lever de rideau, la fanfare des deux Passages (passage clouté et passage à tabac), Société harmonique, sinon harmonieuse, des gardiens de la Paix de grande banlieue ; puis, dans l’ordre : le sous-brigadier Balochard, baryton léger, dans « Mon culte c’est du poulet » ; ensuite la troupe des Petites menottes interprétait l’acte deux de « La Veuve Poignet », drame de la solitude. Se produisait tout de suite après le Club boulimique de Bouffémont dans un numéro de gastro-entérite-aiguë accompli sans filet, sans faux-filet et sans rumsteack. Venait alors l’entracte placé sous le haut patronage des marchands de marrons.
En seconde partie nous avions Melle Cassoulait, une Toulousaine apparentée à un adjudant-chef de gendarmerie, laquelle avait promis de se raser et de chanter le grand air de l’Acné, et derrière elle, si j’ose ainsi m’exprimer, la brigade routière donnait un aperçu de son savoir en accomplissant des loopings impressionnants. En étudiant ce programme, nous nous aperçûmes alors qu’il y manquait un prestidigitateur. Or, un spectacle de variété sans prestidigitateur, c’est comme une noce sans militaire ou un soutien-gorge sans Marilyn Monroe (ex-Madame Arthur). Nous demandâmes à tous les services de police. aux brigades territoriales, aux gendarmeries, à la Sûreté, à la P.J., à la D.S.T., à la D.D.T., à la C.Q.F.D., s’il existait dans leurs rangs, voire même à côté de leurs rangs, un garçon capable d’exécuter des tours, mais ce fut en pure perte. Un gars de la Mondaine nous proposa de faire des tours de Passe (il avait vu l’émission télévisée sur la prostitution) mais il ne savait pas faire des tours de passe-passe, n’étant ni bègue ni d’origine philippine. L’exécuteur des Hautes-Œuvres s’offrit à guillotiner un client, en fin de première partie, à condition que nous fournissions le son et que le spectacle ne fût pas télévisé, mais comme des dames allaient assister à la représentation, nous repoussâmes cette proposition comme la précédente.
Nous allions renoncer lorsqu’un personnage de la plus grosse importance se manifesta. Il avait nom Bérurier.
— Faites-moi pas marrer, fit-il en secouant sa hure sur le tonneau qui lui tenait lieu d’épaules. Moi, je vous en ferai, des tours.
— Tu en connais ? nous exclamâmes-nous.
— Non, mais je peux en apprendre. Y a des professeurs de magie, après tout. Si que je m’y mets, je te vous fous un de ces numéros que vous avez pas idée de ce que ça pourra donner.
Ayant dit, avec cette sobriété de gestes qui en a fait la terreur des bibelots précieux, Béru mit ses poings aux hanches et d’un ton provocant demanda :
— Alors ?
Il se fit un de ces silences lourds de pensées non exprimées, que je fus le premier à rompre.
— Ça me paraît être une fameuse idée, Gros. On te laisse carte blanche !
Mes collègues eurent un sursaut, mais je les calmai d’une œillade.
Lorsque Béru fut parti, le crâne plein de projets, je me tournai vers mes honorables confrères.
— Messieurs, leur dis-je, nous n’aurons peut-être pas avec l’inspecteur Bérurier un numéro de prestidigitation très au point, du moins sommes-nous assurés d’inscrire au programme un numéro comique. Ceci compense bien cela, n’est-ce pas ?
CHAPITRE II
Il y a des gars qui ont vu la baie de Naples et qui n’en sont pas revenus parce qu’ils s’y sont noyés. Il y en a d’autres qui ont vécu la bataille de Verdun et qu’on a décorés pour ça ; d’autres encore qui se trouvaient à Agadir au moment du tremblement de terre et qui l’ont raconté dans France-Soir. À partir de maintenant, je l’affirme sur l’honneur, il y aura ceux qui auront assisté au numéro de prestidigitation de Bérurier et qui pourront dire aux générations futures : « J’y étais ».
Tout d’abord, présentation du personnage. Le Gros a loué un habit qui le fait ressembler à un énorme pingouin. Pour trouver un vêtement susceptible de le recevoir, Béru a été obligé d’en choisir un de trois tailles supérieur à la sienne. Il a pu y caser ses épaules de lutteur et sa brioche en cockpit de Caravelle, seulement la queue de l’habit traîne par terre et les jambes du falzar, malgré l’emploi d’un kilo d’épingles de… de Sûreté, c’est de circonstance, ressemblent à deux bandonéons déployés. Je ne parle pas des manches qu’il a courageusement retroussées.
Voici pour l’habit. Il porte en dessous une chemise à rayures bleues et mauves, une cravate écossaise, des chaussettes vertes et il est chaussé de pataugas dont les semelles sont plus épaisses que le Larousse en six volumes. Je vous le dis : une merveille. Les photographes s’en donnent à cœur joie. La queen d’Angleterre viendrait faire du patin à roulettes en tutu qu’elle n’aurait pas plus de succès.
Dans la coulisse, le Gros se talque les battoirs avec gravité.
— C’est mon prof qui m’a recommandé de le faire, m’explique-t-il : rapport à la manutention, ça aide.
Sur la scène, Mlle Cassoulait se taille un joli succès. Après le grand air juvénile de l’Acné, elle entonne l’air des Bijoux de Burma.
— Une vraie chèvre, ronchonne le Mahousse en s’essuyant les mains à sa cravate. Heureusement que je vais te faire vibrer la société. C’est vrai ce qu’on m’a causé ? Le préfet est dans la salle ?
— Il paraît.
— M… j’ai bien fait de me loquer façon mylord.
Je me contiens, ce qui est méritoire.
— Pourquoi n’as-tu pas mis une chemise blanche à plastron ? m’enquiers-je.
L’Obèse se vrille la trempe avec sa francfort médiane.
— T’es pas un peu zizi ! Je me marie pas…
— Ça va être à toi ! annonce l’agent Bambois, qui fait fonction de régisseur.
— J’sus paré, assure Béru.
— Pas trop le trac ? lui demandé-je.
— Ma parole, tu me prends pour une gonzesse, aboie le Mastar. Le tract, moi ? Et en quel honneur que j’aurais le tract, hein ?
Je bats en retraite précipitamment pour aller rejoindre les huiles dans la salle. Il y a vraiment du beau linge : de la dame en fourrure, du grossium en bleu-croisé, sans parler, ou plutôt en parlant du père Pinaud, dans un complet neuf à rayures grises qui prend des mines aux côtés de son épouse dûment frisottée pour la circonstance. Berthe Bérurier est là aussi, entre Alfred le pommadin et l’épouse d’icelui. Elle porte une robe imprimée savoureuse dont le motif représente des nénuphars sur fond de marécage. Elle a un collier en liège véritable autour du goitre, deux lustres de Venise aux oreilles, et une barrette d’écaille incrustée de petits diamants pour carte de Noël dans les cheveux. La matrone trône au premier rang. Elle a sur les épaules une étole en vison de clapier authentique et avec ce qu’elle s’est collé comme parfum, on pourrait passer tout un hiver dans les arènes de Nîmes sans déplorer les courants d’air. Bref, c’est de la personne conséquente, qui se veut en vue, qui l’est et qui le restera tant qu’on aura pas filé sur sa chaise un boisseau de fourmis rouges.
À peine ai-je déposé sur ma chaise la plus grosse partie de mon intimité que la présentatrice (la cousine du concierge d’un gardien de la paix) annonce d’une voix zozotante :
— Et maintenant, voici le félèbre fakir Bay-Rhû-Rié !
Une salve d’applaudissements crépitent. Pinaud risque un retentissant bravo pareil au cri d’une otarie privée de poissons séchés ; Berthe bovit, Alfred attend. Le rideau se lève. Pour commencer, la scène n’est meublée que d’une grande malle et d’une table recouverte d’un tapis noir.
Le piano-orchestre joue l’hymne bérurien « Les matelassiers ». Entrée du Gros. Il vient de nouer sur sa bouille une formidable ceinture de flanelle dans l’espoir de se composer un turban. En fait, on dirait qu’il a une ruche sur le dôme. Les applaudissements redoublent. Olympien, Bay Rhû les stoppe.
— Méames Messieurs, attaque-t-il, je vais z’avoir l’honneur et l’avantage de vous faire quelques tours qui sont ni des contours ni des tours de c…
Ici, gros rire du Mahousse qui a fignolé comme vous le voyez son texte de présentation. Il se racle la gargane et poursuit :
— Pour commencer, v’là le truc des z’anneaux, je vous le sers en guise d’apéro vu qu’y en a cinq. (Un temps, et en y mettant tout ce qu’il peut d’intention). Cinq z’anneaux !
Triomphe !
— Il est impayable, roucoule sa baleine en se malaxant les tiroirs à gélatine, on se demande où il va chercher ça.
Sur la scène, le Gros est en train de s’expliquer avec ses anneaux. Il les a imbriqués, formant une large chaîne, mais il n’arrive plus à les dégager les uns des autres.
— Passons à autre chose, décide-t-il brusquement, je me goure que vous êtes pas des truffes et que vous avez pigé le système. Voici maintenant un machin-chose qu’est pas piqué des z’hannetons.
Il file la paluche dans sa vague et défouille un paquet de 32 brèmes qu’il montre au peuple en délire.
— Si qu’une personne de bonne volonté voulait bien se pointer sur l’estrade ? demande le Gros en virgulant au public un regard capiteux.
Un mugissement s’élève :
— Moi !
Et voilà la gravosse qui arrache d’une détente ses deux cent dix livres aux bras courageux de son fauteuil.
— Non, proteste Béru, pas toi, Berthe, la compagnie va croire que c’est du bidon !
— La compagnie, je m’assois dessus si elle est pas contente, rétorque la volontaire.
Devant une telle menace, le silence s’établit illico.
— J’ai ma conscience pour moi, affirme la baleine en gravissant le praticable menant au podium.
Parvenue sur la scène, elle lève les deux jambons qui lui tiennent lieu de bras et, faisant front à son jules, demande :
— La suite ?
Bérurier jette ses cartes en éventail sur la table. Puis il tourne le dos à celle-ci et ordonne :
— Tire-z’en une !
— Celle que je veux ?
— Turellement, rouscaille Bay-Rhû.
Pas tellement content de cette assistante, le Gravos. Il nourrit des inquiétudes.
— Et maintenant ? demande la mégère.
— Tu l’as bien vue ?
— Et comment !
— Montre-la au public, que tout le monde puisse la mater.
Berthe nous propose un huit de trèfle normalement constitué.
— Maintenant, ordonne le fakir, fous-la dans le jeu et bats le tout comme si tu ferais une mayonnaise.
Docile, la chère épouse exécute la manœuvre.
— Méames Messieurs, baratine alors Bérurier, vous avez pu voir que j’ai rien pu voir. Et pourtant, par le phénomène de la transpiration de pensée, je vais vous dire laquelle carte que Madame a choisie…
Ayant proclamé, il saisit le poignet de la grosse Bertha afin d’obliger sa moitié (simple façon de parler) à lui mettre la main sur le front.
— T’as de la fièvre ? demande la baleine.
— Silence ! enjoint le Mastard, je me recueille.
— Prends un tombereau, ça t’évitera de faire plusieurs voyages, lui lance un loustic.
Le Gros ne sourcille pas.
— Maâme, déclare-t-il, à cause que vous avez du fluide dans les mains, je vais pouvoir connaître votre pensée.
La Berthe n’a pas que du fluide, elle a de la sueur plein ses moustaches. Ça lui dégouline le long du menton, ça se fourvoie dans les poils de sa barbe et ça va se perdre dans son décolleté aussi béant que le tunnel de l’Alma.
— La carte dont au sujet de laquelle il est question, c’est le roi de cœur ! clame le Gros.
Déjà il salue, mais Berthe lui remue les plumes.
— Tu te sens pas bien, non ! proteste-t-elle.
Le Gros s’ébroue.
— Un instant, fait-il, je me concentre…
Il ferme les yeux, tandis que sa bonne femme adresse au public une mimique mettant en cause les facultés mentales du digne homme.
— En effet, déclare-t-il, je m’ai gouré : c’était l’as de carreau !
— Mes f…, riposte Berthe.
Hilarité. Le Bay-Rhû sent qu’il perd la face à une vitesse nettement supersonique.
— Enfin quoi, c’est une carte rouge ? bredouille-t-il.
— Non.
— Alors une noire ? hasarde le malheureux.
— Oui.
Il ne l’espérait plus, ça lui rend confiance.
— C’est parti mon Kiki ! exulte notre valeureux camarade, t’avais choisi un pique !
— Non ! aboie Berthe.
— Un trèfle ? doute le Gros.
— Oui.
Il hausse les épaules.
— Y a pas moyen de travailler avec c’te femme-là, tranche-t-il. Son fluide, il est pas plus nerveux qu’une pile électrique sans jus !
Berthe, faut la comprendre : elle a son amour plus ou moins propre qui fait tilt ! Y a des nerfs sous la graisse ! Elle se file dans un renaud du diable et balance une mandale à son abruti en le traitant de Ceci, de Cela et d’Autre chose. Fait étrange elle puise toutes ses épithètes à la lettre « c » du dictionnaire[3]. La salle qui croit à un sketch burlesque applaudit. Ce qu’entendant, Béru, fortifié par les ovations, veut prouver à ses supérieurs qu’il sait dorcer une nana récalcitrante. Il pousse la dame Béru violemment et ladite dame Béru choit sur les deux portes de son armoire bressane. Pour se relever, écumante d’une rage qui tient du cyclone et de la catastrophe ferroviaire, elle s’agrippe à la table de démonstrateur du Gros. Cette femme agrippée, c’est Agrippine. Dans l’effort qu’elle fait pour se hisser, la chétive table bascule. Hélas, elle recélait en son double fond un aquarium abritant trois poissons rouges et six litres d’eau qui existaient les uns dans les autres en pleine harmonie. L’aquarium choit dans le décolleté de Berthe qui en a vu d’autres, mais de moins frétillants. L’eau l’inonde, elle éternue. Voilà l’Agrippine agrippée. Les poissons qui ont paumé leur route et n’ont pas potassé la carte des voies navigables de B.B.[4] se dispersent dans son monte-charge. La grosse Berthe hurle, vocifère et glousse because les cyprins qui la chatouillent. Béru veut l’aider à se relever parce qu’il est comme ça, mon collègue : la galanterie française avant tout ! Au moment où il s’incline pour soulever son chargement d’épouse légitime et adultère, B.B. chope l’aquarium et le fracasse sur la coquille de son mâle. Béru s’effondre la tête dans les jupes retroussées de sa dame. Dans la salle c’est du délire. Pinaud pleure sur son complet neuf. Les autorités n’en ont plus[5]. Un monsieur chauve dit à une dame frisée qu’il a déjà vu ça à l’Alhambra (côté jardin).
Un gardien de la paix au visage basané comme les valseuses d’un colonel de cavalerie et plus grêlé que l’embouchure d’un harmonica, mord son bâton blanc, le confondant sans doute avec un os de gigot. Vous visionnez l’ambiance ? Sur la scène, la bataille fait rage. B.B. est maintenant agenouillée et cogne sur le fakir avec sa baguette magique. Magique, elle doit l’être pour de bon puisqu’un petit lapin blanc sort du falzar à Béru et se met à trottiner vers le trou du souffleur qu’il prend pour un terrier ; possible itou que ça soit un lapin auvergnat et qu’il confonde le souffleur avec le chou-fleur. Il est suivi dans sa fugue par deux colombes en parfait état de vol. L’une des colombes lâche son masculin dans la chevelure de Berthe. Les antagonistes se relèvent. Pas pour longtemps. En se colletant ils culbutent la malle dont le couvercle cède. Hélas, elle était emplie de farine en vue d’une expérience réputée. La poudre blanche devient nuage. En un rien de temps, les époux-catcheurs ressemblent à des fantômes de skieurs maladroits en visite chez un marchand de blanc. C’est le sommet du gag. C’est aussi sa fin. Le régisseur se décide enfin à baisser le rideau. Un tonnerre d’applaudissements salue les fameux duettistes. Craignant un esclandre, je rallie les coulisses. J’y trouve B.B. en larmes, récupérant ses poissons là où ils se trouvent, et je dois à la vérité de préciser que l’un d’eux fut particulièrement hardi. S’il n’était déjà rouge on lui cloquerait sûrement la Légion d’honneur pour glorifier son héroïsme. Béru étanche le sang qui sinue à travers sa farine comme un ruisselet de pétrole dans les sables sahariens. Il est consterné.
— Le déshonneur, San-A., me dit-il d’une voix que je ne lui connais pas. Tu te rends compte : devant le Tout-Poulets faire une chose pareille ! Pour moi ce sera une balle dans la tête en rentrant.
— Avec un pistolet à bouchon pour rester dans la note, hé, truffe ! Tu ne te rends pas compte que vous avez fait un malheur ? Tout le monde a cru à un numéro comique. En ce moment il y a quatorze types qui assiègent ie téléphone pour prévenir Coquatrix !
Il me regarde, incertain, incrédule.
— Pas possible.
— Mais je te le jure !
Du coup le voilà rebecqueté.
— Tu te rends compte, ma loute, c’est la gloire !
La Berthe, qui poursuit vaillamment l’opération farine, maugrée. Elle manque un peu de pudeur, je dois le reconnaître, puisqu’aussi bien elle vient de poser le marécage qui lui sert de robe afin de mieux l’épousseter. Vous parlez d’une grenouille, mes aminches ! J’en reste sur les moyeux !
Madame porte une gaine garnie de dentelle noire, un porte-bas affolant, noir aussi, et un bustier d’où elle retire successivement : un kilo de farine blanche, deux poissons rouges, un dix de carreau, un tesson d’aquarium, un tronçon de baguette magique, un bouton de col, un berlingot Biodop, un étui à lunettes, le reste d’un sandwich aux rillettes, une balle de tennis, une de Lebel et une de coton. C’est pas un soutien-chose, c’est une hotte. Je m’attends à l’en voir retirer le gars Alfred en personne, mais elle stoppe l’évacuation, se sonde l’entre-seins, ramène encore un chandelier à, trois branches et déclare forfait.
— San-A., proteste le Gros, je te prierais de pas regarder Madame Bérurier de cet œil c… — c… — pissant. Je veux bien que tu es mon supérieur, mais ça ne donne pas le droit de cuissage.
La matrone alléchée (pas par moi) roucoule que je suis un petit polisson. Elle assure qu’elle a toujours remarqué l’éclat lubrique qui brille dans mes prunelles, et elle me supplie de me détourner vu qu’elle va ôter son harnais pour l’épousseter. J’obtempère, épouvanté par cette perspective. C’est pas que je redoute les émotions fortes, mais je crains de faire des cauchemars au cours des huit-cent-cinquante-six nuits qui suivront.
Le Mahousse vient de poser son habit et le considère avec amertume. L’une des basques du vêtement est arrachée et pend comme l’aile cassée d’une pie.
— Tartignole, hein ? souligne le Gonflé. Jamais le loueur me reprendra ce fringue dans cet état, ou alors il me fera carmer des dommages et intérêts à n’en plus finir. Ah ! je m’en rappellerai de la retraite à Pinuche !
— T’occupe pas, bonhomme. On va te le recoudre. Un bon coup de brosse et il n’y paraîtra plus.
Le Gros hoche la hure, sceptique.
— Mords les dégâts, San-A. C’est du sérieux. Vise, la doublure est arrachée. Quelle histoire !
J’étudie le sinistre avec la conscience professionnelle d’un inspecteur d’assurances examinant une voiture endommagée. Et c’est alors, mes frères, que l’Aventure avec un « A » majuscule s’annonce dans notre espace vital.
En palpant la basque arrachée, je sens un corps insolite entre le drap et la doublure du vêtement. Curieux de nature et par profession, j’insinue deux doigts préhensifs par la déchirure et je pêche un morceau de bristol aux bords déchiquetés. On a découpé ce morceau de carton souple dans un menu. Je lis, savamment écrit en ronde :
« … ouste à l’Américaine ».
« … de veau Clamart » — « … mages assortis »
« … ts de saison »
« … res Belle-Hélène ».
Rien de bien intéressant, vous en conviendrez. Aussi jeté-je le morceau de bristol. Il fait une chute en feuille morte et choit à mes lattes. Seulement, en tombant, il est passé du recto au verso. Quelques lignes rédigées à l’encre verte d’une écriture hâtive attirent mon attention. Pourquoi éprouvé-je le besoin de mettre mon grain de sel partout, y compris dans les fraises au sucre ? C’est congénital.
Toujours est-il que je ramasse le morceau de menu. Le texte du verso est d’un tout autre genre, jugez-en plutôt :
« La femme en question est à la table du fond, habillée de mauve. Attention, l’homme chauve qui se trouve à deux places d’elle lui sert de garde du corps et il est armé ».
C’est vachement inattendu, non ? Et passablement mystérieux sur les bords.
— Qu’est-ce que tu ligotes ? ronchonne le Gravos.
Pour toute réponse je lui passe le faf. Il en prend connaissance.
— Et alors, Mec ?
— Montre un peu ton habit.
Je passe la main sous le revers et je l’insinue dans la poche intérieure. Celle-ci est percée. Le bristol s’est fait la valoche par l’orifice et a glissé dans les basques. Le Gros me considère avec incertitude.
— Où que tu veux en venir ? grogne Monsieur le Roi des Glands. Toi, suffit que tu trouves un ticket de métro sur le trottoir pour que tu te mettes à gamberger !
— Ce n’est pas un ticket de métro, ça, fiston. C’est un message. Un message qu’on a passé à un type au cours d’une soirée habillée. Le type en question devait s’occuper d’une certaine dame qui lui est désignée là-dessus. Et il ne devait pas mijoter de lui faire le coup de la jarretelle valseuse puisque là-dessus on l’avertit que la dame est protégée par un zigoto armé.
Je me tais, pénétré par mes propres paroles. Il est bon d’éclairer sa pensée en l’extériorisant à haute voix.
L’ex-Bay-Rhû se tamponne le coquillard de mes cogitations.
— Tu vois pas que c’était un jeu de Société, non ? Au dos d’un menu, c’est évident !
Il ne me convainc pas.
— Où as-tu loué cet habit, Grosse Pomme ?
— Rue de Vaugirard, chez un Arménien spécialisé dans la loc[6].
— Ce pauvre habit, ricané-je, tu l’as pris en loc et tu le rends en loques !
Ça ne l’amuse pas. Il reste de plâtre sous sa couche de farine.
Je lui demande de me préciser le nom et l’adresse du loueur de hardes ; il le fait en rechignant.
— Qu’est-ce que tu manigances encore ! ronchonne le Gros. Je renifle que tu vas m’attirer des ennuis !
— De quoi ! explosé-je, on fait des observations à ses supérieurs hiérarchiques, maintenant ?
— Hiérarchique toi-même ! riposte Béru lequel, vous ne l’ignorez pas, a la répartie facile.
Je m’apprête à calter, mais il me rappelle :
— Tu pars ?
— Provisoirement !
— C’est charmant pour ce pauvre Pinuche. Tu sais qu’après le spectac on soupe chez notre bistrot habituel ?
Sa noble face envahie par la graisse et détériorée par l’alcoolisme s’épanouit.
— Il nous fait un petit en-cas léger : pâté de foie, lotte à l’américaine et bœuf mode.
— Je vous y rejoindrai d’ici pas une heure.
— Juré ?
— Juré !
— Tu comprends, explique-t-il, calmé, si que tu ne viendrais pas, ça serait une grosse défection pour Pinuche.
Je respire un grand coup l’air nocturne. Paris est calme comme la mer dans Madame Butterfly. Il est des soirs bénis où la grande ville semble apaisée : les automobilistes sont prudents, les agents cléments, les amoureux décents, les chiens errants incontinents. C’est à une molle allure que je gagne la rue de Vaugirard.
Le loueur de loques se nomme Cédlodévian. Son blaze écrit en arménien majuscule s’étale sur le rideau de fer du magasin qui se gondole tout seul. Rien n’indique que le vêteur de Béru habite ici. Je pénètre dans l’allée agaçante et j’inspecte le couloir. À gauche, se trouve la loge de la concierge, avec une concierge endormie à l’intérieur. À droite, c’est-à-dire côté magasin, se trouve une porte. Un rai de lumière sourd de sous la porte. Je me hasarde à frapper. Le silence qui suit mon toc-toc est intégral. Je re-frappe. Un abominable petit chien au museau de rat se met à japper chez la pipelette.
Il fait un tel ramdam que la cerbère ne tarde pas à paraître, fantomatique, derrière la vitre mal lavée de sa loge. C’est une personne d’un certain âge et d’un certain poids ; croyez-moi, pour connaître ce dernier il ne suffit pas de la faire asseoir sur un pèse-lettres. Elle ressemble à Berthe Béru par l’embonpoint et à Georges Clemenceau par la moustache. Elle ouvre son guichet et d’une voix pareille à un tube d’Aqua Seltzer lâché dans un verre d’eau, demande :
— C’que c’est qu’c’b…
Elle dit encore une foule de choses qui toutes ne peuvent s’écrire qu’avec des points de suspension.
Elle achève sa péroraison par la seule question qui soit valable et à laquelle on puisse proposer une réponse :
— Qu’est-ce v’v’lez ?
— Parler à M. Cédlodévian, renseigné-je.
— Il est minuit, objecte-t-elle, croyant sans doute parler au docteur Schweitzer.
Je consulte ma montre.
— Tous mes compliments, chère madame. Grâce à Lipp vous vivez avec votre temps.
— C’que v’f’tez de moi ?
— Ce n’est pas dans mes mœurs, j’ai trop le respect du beau sexe.
Elle ne doit pas estimer le sien tellement séduisant car elle continue d’invectiver. Néanmoins ça se tasse. Elle m’annonce alors d’un ton péremptoire que M. Cédlodévian ne m’ouvrira pas.
— Pourquoi ? m’étonné-je. Il est chez lui, puisque j’aperçois de la lumière ?
— Il est chez lui, y a de la lumière, mais il ouvrira pas en pleine nuit vu qu’il est méfiant comme trente-six fouines !
— Il a peur de se faire agresser ?
— Quéque chose comme ça.
— Je voudrais lui faire savoir que je ne suis pas un quidam ordinaire.
Elle me jauge d’un regard qui en a vu d’autres.
— En effet, vous faites plutôt mâle, reconnaît-elle ; mais c’est pas une raison.
Pour en finir je lui brandis ma carte of identité.
— Pourquoi vous le disiez pas tout de suite ? reproche la digne dame.
Et, gourmande :
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Les flics n’adressent pas uniquement la parole aux gens qui ont fait quelque chose, chère madame.
Elle hausse ses épaules et sort de sa loge flanquée de son dog allemand déshydraté, lequel vient renifler mon grimpant en se demandant s’il doit le compisser ou le mettre en charpie. Il opte pour la première solution qui est à mon avis la plus aimable.
— M’sieur Cédlodévian ! brame la pipelette, vous pouvez z’ouvrir. C’t’un policier !
Le noble organe vibre dans la cage d’escalier. En moins de temps qu’il n’en faut à une pendule pour sonner la demie d’une heure, la porte s’ouvre. Vraisemblablement l’Arménien s’y trouvait tapi (je devrais écrire tapis puisqu’il s’agit d’un Arménien). Je me trouve face à face avec un minuscule petit vieux qui passerait inaperçu s’il n’était affligé d’un nez à côté duquel celui de Robert Dalban a l’air d’un radis rose. Bel appendice en vérité : avec des cratères, des verrues, des poils, des points noirs, des veines, des grains de beauté, des marbrures, des zébrures, des crevasses, des plaques, des cicatrices et des lunettes. Ce nez tient de la fraise gâtée, du steak tartare aux câpres, du champignon vénéneux et de la pomme de terre en robe de chambre.
Cédlodévian l’est, lui aussi, en robe de chambre. Taillé dans les housses d’une auto, le vêtement le transforme en un bizarre roi-mage lilliputien. Il louche, ce qui est son droit, et me demande ce que je désire, ce qui est son devoir.
Je lui montre ma carte.
— Excusez-moi de vous importuner à pareille heure, cher monsieur, mais il est indispensable et urgent que nous ayons un entretien.
Il hésite, regarde sa concierge, caresse ce que nous continuerons d’appeler son nez pour rester pratiques et balbutie :
— Je n’ai rien fait.
— Je le sais. Aussi est-ce simplement un renseignement que je désire.
— Vous êtes vraiment policier ? bredouille-t-il.
— Si vous en doutez, vous pouvez demander à Police-Secours de vous envoyer un car de matuches pour assister à la conversation.
— C’est bon, entrez.
La concierge et son Saint-Bernard dégonflé vont pour me suivre, mais je refoule gentiment la première d’un geste et le second d’un coup de pied qui me vaudrait immédiatement ma sélection en équipe de France de rugby.
Les deux fulminent, mais j’ai eu le temps de refermer la porte. L’antre du sieur Cédlodévian est aussi surprenant que son nez, et aussi exigu que sa personne. C’est une petite arrière-arrière-boutique sans fenêtre, qui devait jadis servir de réserve ou de gogues. Un lit cage (parfaitement adapté à cet endroit clos), un réchaud à gaz, un robinet d’eau gouttant dans un broc de faïence, une chaise et une malle servant de table constituent l’ameublement.
Une ampoule de quelques bougies pend au bout d’un fil servant d’axe à des toiles d’araignée. Quand on pense que ce nabot loue des fringues permettant d’accéder aux endroits chics, y a de quoi se l’exposer au salon des arts ménagers, rayon hygiène.
— C’est pas grand chez vous, ne puis-je m’empêcher de murmurer, grâce à ce don de l’observation si poussé chez moi qu’il a failli tomber.
— Ça suffit à mes besoins, affirme le vioque en butant dans un seau hygiénique.
Il hésite encore et soupire à regret :
— Asseyez-vous !
Je considère la chaise bancale, le lit ravagé, la malle graisseuse, le seau hygiénique et je finis par secouer la tête.
— Inutile, je n’en aurai pas pour longtemps. M. Cédlodévian, vous avez loué un habit avant-hier à un de mes inspecteurs, un nommé Bérurier.
Je ponctue d’un geste exprimant l’embonpoint et le nabot s’illumine.
— En effet.
— Je suppose que vous tenez une comptabilité des vêtements loués ?
— Bien sûr. Je fais les choses en règle, se méprend-il.
— J’aimerais savoir à qui vous aviez fourni cet habit avant de le louer à mon collaborateur.
— Pourquoi ? bredouille le gnome au gros pif.
— Secret professionnel.
Il est éperdu.
— Je jure que je n’ai rien fait de mal. Je suis un honnête commerçant. Je paie mes impôts. J’ai de l’emphysème…
— Calmez-vous. Il n’y a pas de quoi dramatiser, le calmé-je. Nous avons trouvé quelque chose dans une poche de cet habit et nous désirons le restituer à son propriétaire ; vous voyez combien c’est simple…
Il court chercher dans sa boutique un registre noir qu’il feuillette farouchement en léchant son pouce pour faciliter l’opération. Enfin il s’arrête et relève ses lunettes. Je perçois le petit bruit flasque que produisent ses deux yeux en se rencontrant.
— Tenez, dit-il, voilà. Le vêtement a été loué le 9, c’est-à-dire la semaine dernière, et on l’a rendu le 10. Habituellement on loue plusieurs jours à l’avance, mais ce monsieur était pressé. Il était pris de court…
Je me penche à mon tour sur le registre. Nous voici joue à joue, Cédlodévian et moi. Il sent le rance, le suif, l’étoffe usée, la crasse repassée. Considéré de près, son nez apparaît vraiment comme une sorte d’œuvre d’art. Vu au microscope, on doit avoir l’impression d’étudier la planète Mars.
Je lis :
— Hans Sufler, 86 Villa Dupont.
Je note, je remercie, je prends congé.
Le nabot m’escorte jusqu’à la porte.
— C’est tout ? s’étonne-t-il.
— Rigoureusement tout, cher monsieur. Ah ! si : un détail ; ce M. Sufler ne vous a pas dit à quelle cérémonie il se rendait ?
— Non. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’était à une soirée. Il est venu chercher l’habit vers cinq heures de l’après-midi et l’a ramené le lendemain avant midi.
— Merci.
Je me tire, non sans essuyer au passage les aboiements forcenés du doberman ratatiné de la concierge.
La nuit continue d’être sereine.
CHAPITRE III
La villa Dupont est une impasse résidentielle à promiscuité de la porte Maillot. La voie au chapitre, comme disait un ecclésiastique de mes amis. Ce qui constitue sa particularité, ce sont les petits hôtels particuliers qui la bordent.
Le 86 est une demeure en briques rouges à flancs blancs précédée d’un jardinet dallé d’opus romains. Un jet d’eau y glougloute dans une vasque bleue, sollicitant les vessies récalcitrantes de son bruit engageant.
Une grille clôt le tout. Elle est entrouverte et je n’ai même pas besoin de la pousser pour entrer. Aucune lumière ne filtre ; excepté le chuchotement diurétique de l’eau, le silence est total.
Je remonte l’allée et gravis le perron. Une sonnette fait de l’œil à mon index qui répond à ses avances. J’entends un drrring de bon ton dans la demeure endormie. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, ça m’étonnerait car vous avez autant d’esprit d’observation qu’une boîte de thon à l’huile, mais le standing d’une maison s’exprime d’abord par la voix de sa sonnette. La sonnette d’ouvrier est tonitruante, joyeuse et incongrue. La sonnette de petit bourgeois dévot est aigrelette, furtive. La sonnette de grand industriel est ample, riche, cuivrée. La sonnette de noble est un heurtoir. La sonnette d’artiste est une cloche. La sonnette de l’intellectuel ressemble à celle d’un téléphone intérieur. Son bruit est un frisson.
Si je m’en réfère à la sonorité de sa sonnette, M. Sufler est un homme arrivé. Dans quel état ? C’est ce que j’ai hâte de découvrir.
Comme le silence et l’obscurité continuent de régner, je resonne, mais je n’obtiens pas plus de résultat. Vous connaissez, les gars, mon attirance pour les maisons fermées (sans parler des maisons closes) ? Quand je rends visite à quelqu’un, surtout à ces heures induses, je ne poireaute jamais devant une porte. À moi, Sésame ! Trois petits tours et l’huis s’efface pour me laisser passer. J’entre dans un vaste hall où une armure damasquinée monte la garde. Le gantelet droit est en avant, comme pour tenir une hallebarde. Mais la hallebarde n’est plus à sa place habituelle.
Le fer est enfoncé dans la poitrine d’un type, jusqu’au trognon. Je vous jure que ça fait une sale impression. Ça pue drôlement dans le secteur. M’est avis que le zig pour qui ça a hallebardé est clamsé depuis un bout de moment.
Je veux pas vous donner de détails trop véristes, mais il ressemble plus à un camembert dans la force de l’âge qu’à Brigitte Bardot. Tout en regrettant de ne pas disposer d’une pince à linge, je m’approche du défunt.
Au passage, j’aperçois un commutateur et je m’empresse de l’actionner. Le plein-feu ne réussit pas à mon hôte. Même au Grand Guignol on n’a jamais vu ça ! L’homme mort pouvait avoir quarante ans. Une calvitie s’amorçait déjà, on peut dire qu’il a été sauvé par le gong. Il porte un complet clair en tissu léger. Il est ganté de pécari. Deux valises de cuir se trouvent à ses côtés. Vous imaginez le tableautin, les gars ? Ce gars archi-mort, avec une hallebarde piquée toute droite dans le buffet, allongé sur les carreaux noirs et blancs d’un hall entre deux valises ?
Des étiquettes de voyages sont fixées aux poignées des valoches. Je lis : Hans Sufler — Hôtel Albert 1er — Élisabethville-Congo.
Le plus duraille reste à faire. J’applique mon mouchoir de batiste sur mon naze afin d’être tranquille avec l’odeur (tranquille comme Baptiste) et je m’agenouille au bord du défunt. J’insinue ma paluche droite à l’intérieur de sa veste pour palper sa poche. Un portefeuille s’y trouve, que je retire prestement, comme on retire les marrons du feu. Ceci fait, je gagne une pièce proche pour inventorier ma trouvaille. La pièce en question est un salon. Les meubles ressemblent à des fantômes car on les a pourvus de housses.
Je m’approche d’une table afin de vider le portefeuille. J’y trouve : des papiers au nom de Hans Sufler, sujet autrichien naturalisé français. Né à Innsbruck en 1920 ; un billet d’Air-France pour l’avion Paris-Élisabethville à la date du 11, vingt billets de cent dollars ; huit de mille francs belges, sept de dix mille francs français et une lettre de réservation de l’Hôtel Albert 1er.
Je colle le tout dans ma poche-revolver et je retourne dans le hall afin d’explorer les valises. Elles sont bourrées de complets et de linge de corps. Rien d’intéressant. Je réfléchis un moment. Ce type-là partait pour le Congo. Il descendait l’escalier et s’apprêtait à filer avec ses valoches lorsque quelqu’un qui se tenait planqué derrière l’escalier avec la hallebarde lui a enfoncé d’une terrible détente l’arme dans la poitrine. Croyez-moi ou allez vous faire bronzer le dossart chez plumeau, mais quand on prend ce genre de coutelas dans les côtes premières on n’a plus besoin d’huile de foie de morue. Sufler a été embroché comme un mouton. La pointe de l’arme ressort dans son dos.
Je me livre à une exploration rapide mais cependant rationnelle de la demeure. Toutes les pièces sentent le moisi. Toutes sont poussiéreuses. Partout des housses grises coiffent les meubles. On se croirait dans quelque château de la Belle au Bois Pionçant.
Pourtant, sous les combles, je découvre une chambre de bonne qui possède un petit aspect habité. Cette impression est fournie par le lit défait et par une bouteille d’eau minérale posée sur le marbre de la vieille table of night. Visiblement, quelqu’un a séjourné là voici relativement peu de temps. Comme tout cela est bizarre !
Je quitte cette fantasmagorique maison après avoir tout éteint et je relourde soigneusement la porte.
À l’entrée de la villa Dupont, se trouve un poste de gardien. Je tabasse la fenêtre dudit jusqu’à ce que j’obtienne un monsieur mal réveillé. Il est courtois et sympathique, ce qui est d’autant plus méritoire à ces heures.
Je lui dis et lui prouve qui je suis, puis je lui demande s’il a entendu parler d’un certain M. Hans Sufler.
Le gardien hoche la tête d’une façon qu’on peut sans hésiter qualifier de négative. Ce que voyant, je contourne le problème à pas de loup.
— Pouvez-vous me dire qui habite au 86, cher monsieur ?
— M. Brasseton, me répond-il ; Jean Brasseton. Dire qu’il y habite, non, mais la maison est à lui, quoi.
— Où demeure ce monsieur ?
— Au Congo, À Élisabethville, je crois. Il dirige une usine là-bas. Ça fait quatre ans qu’il n’est pas venu en France.
— Personne ne s’occupe de la maison ?
— Personne. De temps en temps quelqu’un y séjourne une nuit ou deux ; des amis de M. Brasseton qui viennent du Congo et qui descendent ici. Entre parenthèses, ils seraient beaucoup mieux à l’hôtel que dans cette grande baraque bouclée. D’ailleurs c’est ce qu’ils doivent se dire car ils déguerpissent vivement.
— Il arrive du courrier pour M. Brasseton ?
— Jamais rien, sinon les quittances d’abonnement pour le gaz, le téléphone, l’eau… Je les paie, je fais ma liste et M. Brasseton m’envoie un chèque, en arrondissant la somme.
— Merci, fais-je, ce sera tout pour le moment.
— Rien de cassé ? demande le gardien.
— Rien, réponds-je.
Et c’est vrai. Rien n’est cassé dans toute cette scabreuse affaire : pas même le manche de la hallebarde.
Inutile de m’éterniser davantage. Je mets le cap sur le troquet où des agapes nocturnes sont en train de clore les festivités Pinuchardes.
J’atterris au moment où Béru entonne la Petite Amélie. L’ambiance n’est pas macabre. Il y a là tout le cheptel de la Grande Cabane : Pinuche, Béru, Mathias, Vaillant, Dupied, Lanternaud, Pénajouir et leurs dames. On m’annonce que le Vieux a daigné faire une apparition, manière d’honorer Pinaud. Il a bu une coupe de champ, croqué un petit four, serré des mains, prononcé quelques paroles tricolores et s’est esbigné. Levant les yeux vers les étages des Établissements Laplume, j’aperçois de la lumière chez le boss. Je prétexte un coup de bignou à donner et je m’évacue tandis que Béru, de sa voix généreuse, clame les promesses que lui fit la petite Amélie et explique l’usage qu’il en eût fait si une fâcheuse épilation n’avait ruiné ses espoirs et privé les parquets de son appartement d’un tapis qui eût été le bienvenu.
Il m’est déjà arrivé de rendre visite au Dabe à une heure tardive, mais c’est tout de même la première fois que je me pointe à une plombe du mat’.
En me voyant paraître il écarquille les hublots.
— San-Antonio ! Vous ne participez donc pas aux réjouissances d’en bas ?
— En fait de réjouissances, lui rétorqué-je, je viens de me payer quatre-vingt-dix minutes d’une enquête imprévue, riche en rebondissements.
Ça le sidère.
— Pas possible ?
Alors, en termes nets, concis et circoncis, je lui relate les événements de la soirée. Il m’écoute attentivement, les mains jointes dans la lumière veloutée de son réflecteur de bureau.
— C’est tout simplement extraordinaire, mon cher ami !
Ça l’excite vachement, le tondu.
— Il faut vous atteler à ça dare-dare ! décide-t-il en tapant du poing sur la table.
— Heureux de vous l’entendre dire, monsieur le Directeur, car ce mystère me démange furieusement.
Je désigne son bigophone à jet rotatif et tourniquet d’admission roulant.
— Vous permettez que je passe un coup de grelot ? Je voudrais obtenir un petit renseignement.
— À ces heures ? s’étonne l’homme à la coupole vitrifiée.
Je lui rétorquerais bien qu’il n’y a pas d’heure pour les braves, et je suis certain que ça l’amuserait quelque peu car, comme Charlot, il est d’humeur badine, mais je m’abstiens, n’aimant les lieux communs que dans la conversation de Pinaud.
— C’est l’heure idéale pour un journaliste, patron. Ces messieurs les fabricants de bobards sont en plein business.
Je demande le Crépuscule[7] et je l’obtiens sans bourse délier et sans promettre la Légion d’honneur au standardiste.
Une voix d’homme aux inflexions câlines ou une voix de femme aux inflexions mâles me répond.
— Passez-moi Albert Larronde, dis-je, ça urge.
— Ne quittez pas.
Je viens de déclencher une opération de grande envergure. Ça carillonne dans tous les services et on finit par le découvrir là où on aurait dû commencer à le chercher, c’est-à-dire au bar du baveux.
— Qui ose ? fait-il sobrement en guise d’allô.
J’en déduis sans hésiter qu’il navigue entre son huitième et son quatorzième scotch.
— San-Antonio, fais-je. Si tu es beurré à mort, dis-le tout de suite, car j’ai à te parler sérieusement.
Il émet un rire qui collerait des crises d’épilepsie à un vibro-masseur.
— Le commissaire Monchose qui fait des heures supplémentaires ! grince le plumitif. Qu’est-ce qui se passe, Séducteur aux semelles cloutées ? On a enlevé le fils Citroën ?…
Si j’étais dans mon propre burlingue, je lui livrerais volontiers sa ration de calembredaines, mais le Vioque est làga qui me bigle comme Christophe Colomb biglait l’Amérique après que son mataf de quart eût crié : « Terre ! terre ! »
— Garde ton esprit pour tes lecteurs, ça les changera. Maintenant, écoute bien ce que je vais te dire. Dans la soirée du 9 écoulé, il y a eu à Paris un événement mondain quelconque : souper à grand spectacle, gala ou autres fariboles nécessitant le port de l’habit. Je dis bien : de l’habit avec un « H » majuscule et deux queues à l’arrière. Tu peux éclairer ma lanterne et me dire de quoi il retourne ?
Derrière son burlingue, le Daron est impavide. Il continue d’admirer ses belles mains de pianiste en chômage en faisant des mouvements de bouche comme une poule s’apprêtant à pondre l’œuf qui sera primé au Comice Agricole.
— Dans la soirée du 9, répète Larronde d’un ton plus sérieux. Attends, je vais potasser mon Hermès. Tu me jures que le tuyau sera pour ma pipe ?
— Je jure.
Un instant de presque silence. Je l’entends tourner les pages de son carnet de rembours près de l’émetteur.
— Allô, tu es là, Casanova ?
— Je t’écoute.
— Le 9, en effet, il y a eu un gros bidule à l’ambassade du Congo.
Je m’étrangle.
— T’es sûr ?
— Sûr, certain, affirmatif, positif, confirmé, assuré. Je jure, je certifie, j’atteste que le 9 on a été en grand tralala à l’ambassade du Congo, vu que j’y étais.
C’est inespéré.
— Tu y étais, répété-je, pour la parfaite compréhension du Vioque.
— J’y étais en chair, en os et en habit. Le truc gourmé. On aurait placé la soirée sous le patronage de Gillette que ça n’aurait pas été plus rasoir.
— Tu y es resté longtemps ?
— Le temps de boire quatre scotchs et de m’assurer que pas une des dames présentes n’était susceptible de terminer la soirée dans ma garçonnière du boulevard Montparnasse.
— Tu n’aurais pas remarqué une dame vêtue de mauve ?
Un court silence. Larronde est en train de régler sa gamberge sur l’horloge parlante ou bien de vider son verre. Le bruit symptomatique d’un cube de glace retombant dans un verre vide étaye cette deuxième hypothèse.
— Une dame comment ? insiste celui que ses confrères ont surnommé « l’homme-au-regard-en-forme-de-trou-de-serrure ».
— Tout ce que je peux te dire d’elle, c’est qu’elle avait une robe violette. C’est pas tellement courant tout de même ! Tu ne vas pas me dire que cette soirée congolaise était placée sous le haut patronage des Palmes académiques ?
— Ça devait être une vioque alors, murmure Larronde, et je ne l’ai pas remarquée.
— C’est tout ce que tu peux me virguler ?
— C’est tout. Maintenant à ton tour d’accoucher. Je prends un crayon, j’ouvre mon carnet à une page blanche et je t’écoute.
« Pourquoi ces questions ?
— Excuse-moi, tranché-je, un taxi m’attend, le compteur tourne et tu sais que l’administration est d’une ladrerie abominable. Bonne cuite !
Je raccroche.
— Encore le Congo, patron, soupiré-je. Avouez que c’est pas banal ?
En guise de réponse, il se caresse la coquille pour vérifier qu’elle n’est pas fêlée.
Je résume :
— À cette soirée congolaise, un homme logeant provisoirement chez un industriel habitant le Congo s’intéressait à une dame en mauve qu’un garde du corps protégeait contre nous ne savons quel danger. Or, c’est le locataire de l’industriel congolais qui est assassiné au moment où il partait pour le Congo.
Il y a un moment de silence si tendu que nous entendons murmurer nos montres.
— Demain matin, soupire le Tondu, ou plutôt, tout à l’heure, vous vous attellerez à cette ténébreuse histoire. La piste de la dame en violet peut être intéressante…
— C’est aussi mon avis.
Je me lève.
— Avec votre permission, je vais retrouver mes gaillards en bas, ce bon Pinaud doit me trouver bien cavalier.
L’homme chauve sourit.
— Ne vous couchez pas trop tard tout de même, San-Antonio, j’ai l’impression qu’un rude travail vous attend.
Égoïste, va ! Je serre sans enthousiasme la main manucurée qu’il me propose avec préciosité. Elle ressemble déjà à un moulage d’elle-même et je l’admettrais parfaitement sur un coussinet de velours grenat.
— Bonne nuit, patron !
L’euphorie est à son comble au troquet du bas.
Une alignée de boutanches vides, avec cette éloquence muette des objets inanimés, m’indiquent que mes hommes, eux, sont pleins. Ils crachent le feu comme autant de lampes à souder. La lotte vient d’être expédiée à grand renfort de muscadet et les servantes mobilisées pour le festin amènent du Juliénas pour permettre à tout un chacun de voir venir le bœuf-mode avec sérénité.
Le tohu-bohu est tel que les locataires de l’immeuble descendent au renaud, en bannières et peignoirs de pilou. Ils annoncent au taulier qu’ils vont aller porter le pet à la maison Cognedur, mais le gargotier se hâte de leur expliquer qu’il les emmène à la campagne à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, à tricycle, à motocyclette, en avion à réaction, en avion sans réaction, en fusée, en bateau, en submersible, à la nage, à cloche-pied, à vol d’oiseau, en charrette à âne, à pédalo, à skis, en chemin de fer (première et deuxième classe), à dos de chameau, de mulet, de yack, de bison, de girafe, d’éléphant, à patins à roulettes, à patins à glace, en hélicoptère, en radeau pneumatique, en soucoupe volante, en corbillard, en sandales, vu que ce sont les poulagas justement qui font ce ramdam.
L’effervescence est indescriptible. Berthe Béru gifle son Gros parce qu’elle l’a surpris en train de porter sa main téméraire au valseur d’une serveuse. Le Mahousse coiffe sa truie d’un plat contenant un reste de sauce américaine. Ce que voyant, la Société entonne une marche également américaine aussi fameuse que la lotte. Pinaud pleure de rire. Il a déjà lichetrogné sa part, le fossile. Il s’en souviendra, de sa retraite !
Je m’assieds à la place d’honneur qui m’a-été réservée. Je change le siège qui s’y trouve et que je subodore dûment arrosé de fluide glacial. J’écarte le soulève-plat dont un membre du génie a miné mon couvert. Je troque mon couteau à ressort contre celui de Pinaud. Je remplace mon verre-baveur par celui de Mathias, je néglige la salière-surprise et je me grouille de morfiler ma part qu’on a mise à tiédir sur le radiateur du chauffage central.
Pendant le changement de couvert, Bérurier, sollicité, chante « La Pierreuse consciencieuse ». Il déclame le catalogue de cette marchande d’extase fort bien achalandée, énumère ses tarifs, donne le barème des suppléments, explique, enfin, qu’elle est chauffée et qu’elle dispose d’une installation sanitaire en parfait fonctionnement. On applaudit. On crierait bis si le bœuf-mode (à la dernière mode) n’arrivait. On signale une attaque générale du juliénas sur l’ensemble du front. Le muscadet se replie sur des positions préparées à l’avance. À la faveur de cette attaque éclair, le bœuf-mode qui a préparé ses batteries (de cuisine) établit une tête de pont, que le plateau de fromages, la crème renversée et le marc de Bourgogne fortifieront. Les cadavres de bouteilles s’accumulent. Les troupes de la police ne comptent jusqu’à présent que deux disparus : Mathias et Pénajouir. Le premier dort sous la table, le second s’est barricadé dans les toilettes et seuls les pompiers pourraient en venir à bout.
Lorsque le dessert est expédié, mon collègue, le commissaire Vachon, frappe les parois de son verre vide avec la lame de son couteau. Le bruit argentin (ou brésilien, car le café est servi) domine le brouhaha et un silence relatif se fait.
— Mesdames, messieurs, qu’il dit, le collègue, San-Antonio va prononcer quelques mots.
Applaudissements. Qui est bien emmouscaillé, mes frères ? Votre San-Antonio joli. Prendre la parole en public m’est aussi odieux que : la conversation d’un conard, mettre mes chaussures au moyen d’une corne, uriner dans un lavabo, manger des pommes de terre mal cuites, faire reluire une poétesse, lire la première page de La Croix, lire la première, la deuxième, la troisième, la quatrième, la cinquième, la sixième, la septième, la huitième, la neuvième, la dixième (Adieu Beethoven) la onzième et la douzième pages du Figaro, me brûler la langue avec des crêpes trop chaudes, me geler les mains avec des filles trop froides, recevoir la visite de mon cousin Hector et user d’un appareil téléphonique encore chaud d’une précédente conversation. Néanmoins, les choses étant ce caleçon, comme dit Bérurier, force m’est de m’exécuter.
Je me lève.
— Pinaud, bon, brave, courageux et tendre Pinaud, murmuré-je, ce n’est pas ton départ que nous fêtons ce soir. Non, ton départ nous le pleurons. Ce que nous fêtons, c’est ta carrière d’honnête fonctionnaire. Tu as été flic le moins possible, et homme avec une gentillesse persévérante. Je t’ai souvent chahuté, comme pour mettre ta patience à l’épreuve, mais elle était infinie comme ta bonté et triomphait de toutes les boutades. Nous n’oublierons jamais ton courage paisible, ni ta conscience professionnelle. Tu fus un policier modèle, plein de sagacité. Tu ignorais le danger parce que tu n’y croyais pas. Après trente années passées au milieu des criminels, tu ne sais toujours pas que le mal existe. Je te remercie pour tous les bons moments passés avec toi. Je te remercie d’avoir été là quand il fallait que tu sois là.
Un beuglement terrible m’interrompt. C’est le Gros qui éclate en sanglots convulsifs dans le giron de sa baleine.
— Ah ! la charogne ! pleure Bérurier, ah ! la vieille ordure, quelle idée qu’il a de nous quitter, c’t’apôtre ! Comme si qu’on n’était pas z’heureux, lui, San-A. z’et moi !.
Il abandonne les glandes hypertrophiées de son épouse et tourne vers nous une face bouillie dans le chagrin le plus pur et le juliénas du meilleur tonneau.
— Un trio comme le nôtre, ça ne se reverra jamais ! Pas une affaire qu’on n’ait pas hallucinée. À côté de nous trois, Chermock-Holès… non, Cherkèle-Holmos… Enfin, je veux dire… heug… Rolmops-Choqué, vous savez ce que c’était, hein, à côté de nous trois ?
Il frappe son assiette du poing et essuie la crème vanille qui le souille après la robe d’une Berthe abrutie par la bouffe.
— Eh ben, à côté de nous trois, cette Loque d’Hermès, c’était mon c…
Et de repleurer, façon veau abandonné. Pinuche ne donne pas sa part non plus. Chez sa pomme aussi c’est les grandes eaux.
Il se précipite sur moi et j’étreins avec effusion la chère baderne. Il est gras comme un rayon de vélo, Pinaud ; il sent un peu le beurre pas frais, mais c’est bon de le serrer contre soi et de lui dire qu’on l’aime une fois dans sa vie.
La tablée lui bat un ban. Puis on lui amène la surprise-grande-maison. Les potes se sont cotisés pour lui offrir un cadeau. Celui-ci est de taille : il s’agit d’une œuvre dite d’art, en bronze massif, représentant une dame aux formes agréables, vêtue de ses seuls cheveux — qui sont très longs — et tenant par les cornes un chamois aux yeux de biche. Le tout pèse une bonne vingtaine de kilos. Les dames en crient d’admiration. Pinaud, éperdu, ne sait que balbutier :
— C’est pour moi, ça ! Vraiment pour moi ? Oh ! ce que vous êtes gentils ! Ce que vous êtes gentils. Jamais je ne m’en séparerai…
— Alors il faudra t’acheter une voiture à bras ou à la rigueur un triporteur, conseillé-je.
On écluse le marc de Bourgogne lorsque la porte de l’estaminet s’ouvre. Et qui entre ? Je ne vous le donne pas en mille car j’y perdrais : le Vieux !
Il a sa frime des grandes occases, le Dabuche. Il n’est pas du tout dans l’ambiance émotionnelle et vineuse de la société. Lui, c’est la source Cachat sur toute la ligne et s’il chiale, c’est uniquement parce qu’un moustique lui est rentré dans l’œil.
Tout le monde se tait. On ne perçoit plus que les sanglots de Pinaud, les hoquets de Mme Bérurier, et les gargouillis abdominaux du Gros.
— Excusez-moi, fait le Boss, puis-je vous dire deux mots, San-Antonio ?
Je me lève et le rejoins près de la porte.
— J’ai du nouveau, me dit-il. Je me suis permis d’appeler un de mes amis du Quai d’Orsay. Il se trouvait à la fameuse soirée du 9 et il sait qui était la dame en mauve.
Du coup j’oublie Pinaud et son bronze artistique, en métal non-ferreux.
— Pas possible, patron ?
— Il s’agissait de Mme Vachanski, la femme de l’Attaché culturel de Pologne à Paris.
— Très intéressant.
— Plus que vous ne croyez, car le 12, Mme Vachanski est partie pour le Congo.
Alors là, mes aminches, je commence à trouver que le hasard envoie le bouchon un peu loin.
Le Vieux me tend une enveloppe épaisse.
— À cinq heures du matin, un avion militaire décolle du Bourget en direction d’Élisabethville. San-Antonio, vous le prendrez en compagnie de deux de mes hommes. Voici des devises et des visas en blanc. Vous n’aurez, en ce qui concerne ces derniers, qu’à porter dessus les noms des collaborateurs que vous emmènerez.
Instinctivement je mate ma tocante. Elle dit deux plombes et demie.
— Nous n’avons pas le temps de passer à nos domiciles respectifs pour nous préparer des valises, objecté-je.
— Je sais. Qu’à cela ne tienne ; vous vous achèterez sur place le nécessaire, vous avez de l’argent en quantité suffisante. Avec qui pensez-vous embarquer ?
— Bérurier et Mathias, non ?
— D’accord.
Le père Pinuche, complètement cisaillé par l’émotion et le marc de Bourgogne, s’approche de nous en titubant. Il s’accroche au bras du Vieux et s’écrie :
— Allez, Frisé, viens boire un coup avec nous…
Le Boss en est sidéré.
— Voyons, Pinaud, je vous en prie, proteste-t-il.
Mais Pinaud se fout désormais du Vieux comme de sa première chaude pelisse.
— Écoute, Frisé, je peux bien t’en causer maintenant : tu nous cours avec tes grands airs. Y a des moments on se demande si… heug… t’es vivant ou si t’es ta statue. On va aller tous, bien gentiment, à mon café à moi. J’offre une tournée… heu… générale. T’as vu ce qu’y m’ont t’offert ? C’est une… heug… Diane… Elle est pas de Poitiers… Hihi…
Je refoule doucement le débris.
— Va t’asseoir, vieillard, je suis à toi dans un instant.
Le Big Boss se remet de ses émotions.
— Je rentre me coucher, dit-il. Bon voyage, donnez de vos nouvelles. Et surtout du doigté !
Je l’escorte jusqu’à la lourde, après quoi je regagne ma place. Bérurier ronfle sur l’épaule de la chère Berthe. Mme Pinaud dort aussi. Berthe se laisse faire une élongation de la jarretelle par son voisin de droite, un petit Corse entreprenant. Elle est tout enamourée, la Gravosse. J’ai idée qu’elle va se faire masser la cellulite avant longtemps. Agacée par la bouille dodelinante de son Béru, elle le refoule. Le Mahousse pique en avant et son portrait s’incruste dans un reliquat de pièce montée.
Ça le réveille. Il sort un chou à la crème de son oreille, arrache un feston de caramel des poils de son nez et ayant clapé de la langue péniblement, articule d’une voix cotonneuse :
— Ce qu’on fout, maintenant ?
— … ournée g’nérale ch’moi ! bavoche Pinaud.
— On ne va pas aller à Vincennes maintenant, proteste le Gros.
— Non, dis-je. On ne va pas aller à Vincennes, on va aller au Congo.
— C’est une nouvelle boîte de nuit ? questionne Béru.
— Non : une ancienne colonie.
L’enflé se croit obligé d’éclater de rire.
Il a tort.
CHAPITRE IV
Une aube plus maussade qu’un faire part de deuil se lève sur la piste du Bourget. Notre avion est un Bozon-Verduraz oryctologique, avec appareil fumigatoire, esponton de secours à antenne distordue, ailerons rubéfiés et uranographe suspendu. Le chef-d’œuvre de la technique moderne ! Il ne ressemble ni à un avion, ni à un autobus, moins encore à un canot automobile, et pourtant il roule, il vole, il transporte, il remonte le courant. Les moteurs tournent avec un bruit délicat de papier froissé. Si l’herbe ne frisait pas à l’avant de l’appareil, on ne se rendrait même pas compte que les hélices tournent. Chez vous, l’aspirateur de buée de votre cuisine fait dix fois plus d’esbroufe.
Je m’occupe des formalités d’usage tandis qu’un panier à salade de la maison attend près de l’appareil. C’est le moyen de locomotion le plus rationnel que j’aie pu trouver pour transbahuter la viande saoule. Et Dieu seul sait s’il y en a : Béru, sa Baleine, Pinaud et sa dame, Mathias, Castellani, Pénajouir, Dupied.
Ayant souscrit aux obligations de contrôle, je me dirige vers le fourgon cellulaire. Quand j’ouvre la porte, une odeur terrifiante me renverse. Elle tient du remugle de ménagerie, des miasmes d’égout, des senteurs d’étable (l’étable de la loi). Les pionceurs font beaucoup plus de bruit que l’ensemble de l’aéroport. Un super-consternation, les mecs ! Ces messieurs-dames sont enchevêtrés comme dans une illustration du marquis de Sade. B.B. a dérobé Castellani et l’a enfoui entre son cass’ noix (de coco). Le malheureux s’est pris le cou dans un élastique de sa jarretelle et il suffoque sans même s’en rendre compte. Délirant, je vous jure !
La mère Pinaud ronfle d’une façon particulière, très réservée. Sa bouche arrondie émet un gentil petit bruit d’ébullition qui donnerait du vague à l’âme à une théière. Pinaud a son bronze d’art sur les genoux. Sa Diane au chamois est coiffée de son chapeau. Lui-même porte une petite chéchia de papier dont le pompon pend devant son visage comme une poire électrique à la tête d’un lit. Le Gros est le plus proche de la lourde. Je saisis une de ses guitares et je le hale à l’extérieur en fredonnant les bateliers of the Volga pour me donner du cœur.
Il choit enfin dans l’herbe humide (il déchoit, devrais-je dire si je ne méprisais le vocabulaire à ce point) et ouvre un store nauséeux sur les calamités du monde.
— M… ! dit-il, en remplaçant les points de suspension par quatre lettres qui en valent bien d’autres. On est déjà arrivé au Congo ?
Et de me désigner un mécano noir, en combinaison bleue.
— C’est seulement le prospectus de la croisière, annoncé-je, mets-toi debout, et marche.
Il souscrit à la première formalité, mais il est incapable d’accomplir la seconde. Je lui propose alors une épaule secourable pour le guider jusqu’à l’avion. Au pied de l’escalier il s’arrête et de son œil épaté d’hépathique considère le zinc avec méfiance.
— Tu ne crois pas que ça va nous faire dég… ? s’inquiète Béru.
— Monte.
— Écoute, Tonio, ça m’ennuie de quitter Berthe, elle a un peu bu et j’ai cru remarquer que Castellani avait un penchant pour elle.
— Il faut toujours considérer les choses d’assez haut, décrété-je. Six mille mètres est une altitude idéale pour penser aux soucis terrestres.
Il se laisse convaincre et pénètre dans le coucou.
Je m’apprête à aller récupérer Mathias lorsqu’un employé de l’aéroport arrive les coudes au corps.
— On demande le commissaire San-Antonio au téléphone ! brame-t-il.
Je me tourne vers le commandant de bord auquel j’ai serré la louche en arrivant.
— J’ai le temps d’aller répondre ?
— Faites vite, nous décollons dans quatre minutes.
— Puis-je vous demander, commandant, de faire charger mon second équipier dans l’appareil ?
— Volontiers. Vous avez une curieuse équipe.
Je m’abstiens de répondre, primo parce que je suis pressé, deuxio parce que je suis vexé. Je tape un deux cents mètres jusqu’au bureau où m’attend un appareil téléphonique décroché.
La voix du Vieux se faufile dans mes trompes d’Eustache.
— San-Antonio ?
— Lui-même, patron.
— Je viens d’obtenir un renseignement d’Élisabethville. Mme Vachanski est descendue à l’Hôtel Albert 1er. Voilà qui va dès l’arrivée écourter vos recherches.
— Merci. C’est d’autant plus intéressant que le mort de la villa Dupont avait une réservation dans ce même hôtel.
— Bon voyage.
Je raccroche et pique un nouveau sprint en direction de l’appareil. On n’attend vraiment plus que moi pour commencer. Des employés me font signe de me remuer le baigneur. J’escalade l’escadrin comme un dingue et je m’abats dans les bras d’un steward en uniforme, en déplorant in petto que ce ne soit pas une hôtesse de l’air.
— Mon second collaborateur est à bord ? demandé-je dès que j’ai pu récupérer suffisamment d’oxygène.
— Oui, monsieur le commissaire.
Le steward me désigne le révérend Pinuche, effondré dans un fauteuil, avec, en guise de bagage, un bronze d’art de vingt kilos représentant une Diane apprivoiseuse coiffée d’un ignoble chapeau mou.
— Mais ! Mais c’est, pas lui, haleté-je.
Le steward ouvre des coquards immenses.
— Quand j’ai demandé qui accompagnait le commissaire San-Antonio, ce monsieur a crié : « moi ! moi ! ».
Brave Pinuche ! Du fond de sa biture, il a eu ce réflexe de fidélité !
Je m’apprête à lui faire évacuer le zinc rapides, mais je suis pris de court.
— Asseyez-vous vite et attachez votre ceinture ! m’enjoint le steward, il est trop tard maintenant, nous devons laisser la piste.
J’obéis. Dans le fond c’est marrant, non ? Pinaud, le jour de sa retraite, partant pour l’une des plus lointaines de nos enquêtes !
L’Afrique dévide sous nous le mirage coloré de ses terres couleur de feu (cette phrase pour vous prouver qu’en révisant mes accords des participes je pourrais décrocher le Goncourt). Pinuche s’éveille, bâille et me sourit gentiment.
— Tiens, on a pris l’autobus pour aller à Vincennes ? remarque-t-il.
Il s’étire.
— On a drôlement picolé, hein ?
Il regarde autour de lui, aperçoit Béru et déclare :
— Ma femme est avec les autres ?
— Oui, réponds-je.
— Elle a dû filer devant pour ouvrir le bistrot ?
— Vraisemblablement.
— J’offre une tournée générale…
— Merci !
Mon laconisme le surprend.
— T’as pas l’air en forme ce matin, la G.D.B. ?
— Y a de ça.
— Où sommes-nous ? murmure-t-il en regardant par un hublot.
— On va arriver à la station Tombouctou, mais ce n’est pas notre arrêt.
Pinuche n’y voit que du bleu. Puis il penche la tête et ce qu’il aperçoit, six mille mètres plus bas, il l’a déjà vu sur un couvercle de dattes.
— Mais, San-A. ! bredouille-t-il. Mais… Mais…
— Arrête de bêler, papa. Un voyage au Congo, c’est un chouette début de retraite, non ? Ce sera notre virée d’adieu en quelque sorte.
Je lui explique la nature de la méprise. Il caresse tristement le derrière d’airain de la Diane chamoisante.
— Moi qui voulais offrir une tournée générale, bredouille-t-il.
— Tu l’offriras à Élisabethville.
Il s’épanouit.
— Farceur ! Tu m’avais dit qu’on allait au Congo !
— Ben oui.
— Élisabethville, c’est en Seine-et-Oise !
CHAPITRE V
Lorsque notre coucou s’est enfin posé sur la piste d’Élisabethville, le brave, l’honorable, le retraité Pinaud découvre qu’il existe deux Élisabethville. Des Noirs en pantalon de coutil beige et chemisette blanche à manches courtes s’activent autour de notre Caravelle modèle réduit.
À la douane, j’ai quelques difficultés à faire passer le Révérend, car j’avais rempli le visa au nom de Mathias, mais fort heureusement je tombe sur un fonctionnaire qui me connaît de réputation et les choses s’arrangent.
Nous frétons un taxi. C’est une rutilante chignole américaine, conduite par un chauffeur noir en short bleu. Nous nous y répandons tous les quatre : Béru, Pinuchet, Diane et moi, le fils chéri de Félicie, ma brave femme de mère (présentement en vacances chez sa cousine Adèle).
— Hôtel Albert 1er ! dis-je.
Le pilote fait un démarrage sur les enjoliveurs et nous entraîne dans un paysage katangais magnifique. La flore est fabuleuse : des tiffosis-congénitaux, des cordonus-lombilicalus en fleurs, des gougnafiés géants, des trouvuduvucavus-épineux, des cryptogrammes à lianes, des stradivarius nains, des hermaphoridites à lupus, des cubitus à moelle et des résédas. Vous imaginez cette débauche florale ?
La route se transforme peu à peu en rue de banlieue. Maintenant elle est bordée de cases : la case de l’oncle Tom, la case de l’Amiral, etc… Bientôt, ce sont des buildings superbes et généreux, de vraies rues avec des signaux lumineux, des magasins de luxe, bref, tout ce qui fait qu’une ville est une grande ville. Sur tout cela, le soleil.
L’Hôtel Albert 1er se dresse dans une avenue bordée de palmiers. C’est un vaste bâtiment aux lignes harmonieuses.
Des grooms galonnés comme des caporaux haïtiens poussent la porte-tambour qui leur sert de ventilateur. Nous entrons dans l’ordre suivant : Moi, San-Antonio, puis Pinuche et Diane, Béru ferme la marche. Le Gros n’en casse pas une depuis le départ. Il a la bouche en fond de cage de perroquet et ça le rend taciturne. Sa barbe a poussé, ses ecchymoses ont violacé, ses yeux se sont injectés de sang et il a la démarche pesante d’un éléphant qui viendrait de faire le tour de l’Asie avec le roi Farouk comme cornac.
Je m’élance vers la réception. Mon nom suffit à défricher la situation.
— On a téléphoné de Paris pour nous annoncer votre arrivée, monsieur le Président, me dit un gars qui ressemblerait à Mao Tsé-toung s’il ne ressemblait déjà à Jeanne Fusier Gir.
Monsieur le président ! Voilà du 9 et du raisonnable. Une idée du vioque encore. Je pige l’astuce. Il veut me signifier ainsi que je dois garder l’anonymat.
Le Gros qui la tenait hermétiquement close persifle :
— Président de mes…
Heureusement, Pinaud en éternuant (il vient d’attraper un chaud et froid) lâche Diane qui choit sur les nougats du Gros. Béru pousse une clameur que les gens de l’hôtel prennent pour un exercice d’alerte.
— Espèce de vieil enviandé, hurle-t-il, tu pouvais pas la laisser à Paris ta gonzesse en ferraille.
Pinaud pincé répond :
— Je te serais reconnaissant de respecter les œuvres d’art. On n’insulte pas une pièce comme celle-ci.
Il récupère son monument et l’examine.
— Ça y est, larmoie-t-il, le chamois a une oreille cassée !
— Ça te fera toujours ça de moins à charrier, hé, épave !
— Répète ! lance le Fossile.
— Un mec qu’est à la retraite c’est une épave, et je pèse mes mots !
— Pèse-les bien, parce que je suis prêt à t’attenter un procès en diffamation. Ça pourrait te coûter ta carrière. N’oublie pas que je ne suis plus dans…
Je lui balance un coup de tatane qui le fait défaillir.
— Tu n’es plus dans l’industrie, d’accord, coupé-je, mais c’est pas une raison pour ameuter ce palace.
— On va vous monter vos bagages ! annonce le réceptionnaire d’un ton pincé.
— Bonne idée, fait Pinuche. Tenez, et prenez-en soin.
Il brandit son bronze à un garçon d’étage.
— Où sont les valises de ces messieurs ? bredouille le malheureux tout en saisissant l’amie Diane.
— À l’aéroport, dis-je, nous les avons mis à la consigne.
Il continue d’être surpris mais n’ajoute pas un mot et nous entraîne dans l’ascenseur.
Nous avons trois chambres contiguës. Je choisis celle du milieu et je file un pourliche monumental au garçon qui se replie à reculons. Ma première réaction est de me déloquer afin de prendre un bain. Comme je marine dans l’onde tiède, la porte de ma chambre s’ouvre sur un Bérurier furax.
— Ça ne se passera pas comme ça, rogne-t-il. Je porterai le pet. Quand on embarqua des gars sans leur laisser le temps de respirer, on a au moins des égards avec eux.
— Qu’est-ce qui se passe, Bonhomme ?
— On m’a refilé une chambre que ses fenêtres donnent même pas sur la mer.
— Pardon ? bredouillé-je, éberlué.
Il répète, de plus en plus furieux.
— Voyons, Béru, le calmé-je, il n’y a pas la mer ici.
Il ne l’entend pas de sa bonne oreille.
— Pas la mer en Afrique ! Est-ce que tu te fous de moi ou quoi ?
— Va regarder la carte. La mer est autour de l’Afrique et nous, nous sommes au milieu, comprends-tu ! Même pour t’être agréable, le diro de cet hôtel ne peut pas te donner une vue sur la mer, sauf si tu acceptes qu’elle soit photographique.
— Quel pays, grogne le Mahousse. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on vient y fiche ?
— Je t’expliquerai ça en temps utile.
— Qu’est-ce qu’on fabrique dans l’immédiat ?
— On va se balader en ville et acheter des valises, du linge et des rasoirs, nous ressemblons à des marchands ambulants.
Il se gratte le nez, pensif, donne une forme arrondie au produit de ses investigations et murmure :
— C’est vrai qu’on bouffe des chenilles ici ?
— Qu’est-ce qui t’a raconté cette vanne ?
— Pinuche.
— Tu es contre ?
Il réfléchit.
— Si c’est vraiment bon, soupire-t-il, pourquoi pas !
Une paire d’heures plus tard nous sommes équipés de pied en cap, relingés, restaurés. Nous n’avons plus qu’à nous mettre au turf. Comme il faut un certain doigté au départ, j’engage mes deux équipiers à faire une sieste réparatrice. Ils sont farouchement pour.
Tandis qu’ils vont s’abattre sur leurs lits, je m’approche du portier et lui demande du feu, ce qui, dans tous les pays du monde, est la meilleure façon d’engager la conversation avec un inconnu.
— Charmant hôtel, lui dis-je, les troubles de ces derniers mois ne l’ont pas affecté ?
— Non. Pas trop.
— Où est-ce que ça en est, la situation ?
Il m’explique en long, en large et en flamand :
— Pff, ça s’est bien tassé. Mais la lutte entre les Ossoboukos et les Amulettepolka a été chaude.
— Surtout sous cette latitude, ne puis-je m’empêcher de susurrer.
— Vous pensez !
— J’ai un vieil ami qui se trouvait dans le coin au moment où ça chauffait le plus. Hans Sufler, vous connaissez peut-être ?
— Non.
— C’était, je crois, un parent à un industriel d’ici, M. Jean Brasseton…
Ça le tire de sa léthargie.
— Vous connaissez M. Brasseton ?
— Non, j’ai entendu vaguement parler de lui, qu’est-ce qu’il fait ?
— Des conserves de cœurs de palmiers. Il exporte dans le monde entier.
— Il est Belge ?
— D’origine américaine.
— Ses usines se trouvent où ?
— Au sud de la ville, à Kakahobarhi.
Pas la peine de lui filer des soupçons en le questionnant trop avant. Je laisse quimper le chapitre Brasseton pour aborder le plus délicat peut-être : celui de Mme Vachanski.
— Beaucoup d’Européens ces jours à l’hôtel ?
— Pas mal, oui.
— Des Belges ?
— Des Belges, des Français, des Américains, des Russes…
Je cligne de l’œil.
— Pas beaucoup de femmes, hélas, hein ?
— Si, deux ou trois.
Il me lance une œillade tellement polissonne qu’une cantinière en rougirait.
— Monsieur est amateur ?
Il se penche en avant et murmure :
— Monsieur est-il intéressé par la couleur ? J’ai de bonnes adresses…
— C’est à voir, ne le déçois-je pas.
Et je m’empresse d’ajouter :
— Confidentiellement, je préfère plutôt le charme slave.
Une fraction de seconde, j’ai l’impression décevante que mes lignes de fond ne vont rien donner, et puis ça vient.
— On a bien une Polonaise ici, mais elle n’est pas très fraîche.
Bing ! Servez chaud ! Vous mettez vingt balles dans l’appareil et vous appuyez sur la manette.
— Qu’appelez-vous pas très fraîche ?
— Quarante-cinq. C’est tard, hein ?
Je comprends pourquoi Larronde n’a pas remarqué la dame en mauve. Lui, les gonzesses cessent de l’intéresser lorsqu’elles ont dépassé dix-sept ans.
— Montrez-la-moi toujours, fais-je, on ne sait jamais, ça peut servir…
Il rigole.
— Elle est en ce moment dans le petit salon, à faire de la correspondance. Vous ne pouvez pas vous tromper : une belle personne blonde avec de beaux restes.
Je lui file le billet qu’il est en droit d’attendre. Du reste, un portier d’hôtel attend toujours un billet. Sa présence en elle-même constitue une valeur marchande, et sa conversation une denrée de prix.
Je lui demande une enveloppe et une feuille de papier à en-tête de l’hôtel et je passe dans le petit salon avec la mine innocente d’un monsieur qui s’apprête à faire sa correspondance.
Dans la pièce climatisée, meublée moderne et riche en couleurs vives, il n’y a qu’un monsieur d’un âge avancé de type sud-américain et une dame correspondant à la description que vient de m’en faire le saint Pierre de l’hôtel. Sa blondeur est renforcée par des rinçages savants. Elle a de grands yeux clairs et les traits réguliers. Croyez-moi ou allez vous faire décolorer le cervelet à l’eau de javel mais cette nana a dû créer des bousculades au temps où elle osait dire son âge. Maintenant des pattes d’oies marquent ses tempes et de légères valoches (des valises diplomatiques) soulignent son regard pervenche, mais c’est encore de la pépée tout ce qu’il y a de comestible. Le genre de frangine qui en connaît long comme une chaîne d’arpenteur sur les mœurs et l’habitat de la bête à deux dos. Une affaire pour un homme qui aime ses aises. La compagne idéale lorsqu’on a un week-end à tuer. Ça sait parler, ça sait se taire, ça sait agir, ça sait ne pas agir, bref, c’est un lot, c’est une affaire.
Je m’installe à une table voisine de la sienne de manière à lui faire face. Elle écrit rapidement, d’une main nerveuse. Le grattouillement de sa plume sur le papelard est un instant le seul bruit perceptible dans le salon.
À la fin d’un paragraphe, la dame lève la tête comme pour quêter l’inspiration qui va lui permettre de poursuivre, et nos regards se rencontrent.
Je lui adresse mon sourire 42 bis, celui que je n’emploie que dans les palaces, les galas de bienfaisance, les soirées mondaines et les cérémonies religieuses. Il se compose d’un très léger retroussis de la lèvre supérieure, accompagné d’une imperceptible inclinaison du buste et d’une brève intensité du regard. Le tout ne dure que huit dixièmes de seconde dans une pièce largement éclairée, et une seconde deux dans la pénombre. C’est sobre, discret, d’un prix abordable ; c’est efficace, ça porte à l’âme, au cœur et à cet endroit délicat si bien carrossé par Scandale et puis, comme dit l’autre[8] : ça ne mange pas de pain.
Mme Vachanski reçoit ce sourire en femme avertie qui juge plus les hommes à leur regard qu’à leur coupe de cheveux. Elle répond à cet hommage discret par une impondérable expression qui officiellement ne veut rien dire, mais qui officieusement, pour le garçon imaginatif signifie : « Votre prix sera le mien, votre heure la mienne. Où est-ce qu’on se met ? Y a du feu chez moi. Ne le dites pas avec des fleurs mais avec les mains. Faites vite, la vie est courte. » Et bien d’autres choses encore.
Je me dis que le fer est bien engagé, l’affaire idem, et que ça va peut-être aller beaucoup plus vite qu’un autobus de la ligne 20 à six heures du soir.
Mme Vachanski se remet à écrire et pour justifier ma présence j’en fais autant.
Je sors mon stylo à injection directe, jet rotatif, remplissage par polarisation sous cul tanné. Et je torche une bafouille qui se vendra très cher un jour à l’Hôtel Drouot :
Madame,
Je suis entré dans ce salon pour écrire à des gens lointains. Et puis je vous vois, si proche, et je n’ai plus envie que d’une chose : vous connaître. Si vous ne me jugez pas trop fou ni trop impudent, venez me rejoindre au bar. Si vous ne veniez pas je ne me suiciderais peut-être pas, mais je me sentirais triste à faire pitié. Alors ayez pitié tout de suite.
Qu’en dites-vous, bande d’amoindris ? Ça vous la couperait si vous en aviez un minimum, hein ? Il est pas de première, votre San-A., mesdames ? Je ne suis pas Mme de Sévigné, moi : je ne rate pas la correspondance.
Je quitte le salon et m’approche d’un chasseur noir occupé à contempler les jambes croisées d’une dame blanche.
Je le fauche en pleine luxure.
— Sois gentil : porte cette lettre à la dame qui est en train d’écrire au salon.
Je joins à mon message un peu d’artiche en lui précisant que c’est la lettre qui est destinée à la dame et non le pognon.
Il ne me reste plus qu’à aller attendre au bar la suite des événements. Y a du suspense. Je prends des paris avec moi-même : viendra ou viendra pas, la Polonaise ? Est-ce que le charme si opérant du ravissant San-Antonio va lui titiller suffisamment la boîte à hormones pour la décider ? Un beau Chopin, cette Polonaise !
Le loufiat du rade est un gros Noir aux tifs aplatis. Il porte une veste blanche, avec des boutons dorés et des épaulettes bleues.
— Monsieur désire ?
— Un whisky avec pas beaucoup d’eau.
Il me sert. Une musique capiteuse flotte dans l’élégante pièce capitonnée. À cette heure de la journée, le bar est vide. Je choisis un fauteuil club, à l’autre extrémité, et j’attends en regardant fondre le cube de glace dans le liquide brun. Un quart de plombe s’écoule ainsi. Les Peters sisters sévissent dans le pick-up, elles chantent « Vous qui passez sans me voir ». Je me dis que le gars de la chanson devait être vachement miro pour passer sans voir des dames aussi voyantes. Ou alors y avait éclipse totale ce jour-là. Je ne vois pas d’autre explication possible.
Au moment où ma banquise achève de se diluer dans le whisky, la porte à deux battants, style saloon (saloon de salon), s’ouvre et Mme Vachanski paraît. Au premier coup d’œil je pige que c’est gagné : en effet, elle s’est remis du rose aux joues et de la crème verte, façon potager, sur les paupières.
C’est le genre de détails qui ne trompent pas. Lorsqu’une dame fait du ravalement avant de rejoindre un monsieur, c’est que ledit monsieur ne la laisse pas indifférente.
Illico, San-A. joue sa grande scène du prologue. Debout, sourire, geste rond du bras. Faut voir le turbin : douze ans d’expérience, système breveté par la ligue d’intempérance de Philadelphie, médaille d’or au salon de la baronne Chprountz. L’œil est à la fois gourmand et prometteur. La lèvre s’humidifie, dents blanches, haleine fraîche !
La dame s’arrête devant ma table. Son visage est plus neutre que la Suède et la Suisse réunies. Elle chique à la grande bourgeoise intriguée, réprobatrice et un chouia méprisante.
— C’est vous qui m’avez écrit ça ? me de-mande-t-elle avec un fort accent polak.
Elle tient entre le pouce et l’index ma missive explosive, exactement comme s’il s’agissait d’un pansement usagé découvert dans une poubelle.
— J’ai eu cette audace, madame.
— C’est beaucoup d’audace, en effet.
— Je vous remercie d’être venue jusqu’au bar.
— Je tenais à me rendre compte, explique-t-elle sans que son visage se départe de cet air imperméable en vigueur chez C.C.C.
— Puis-je vous demander la conclusion de votre examen ?
— Vous êtes Français ?
— De bas en haut, de gauche à droite, et dans le sens des aiguilles d’une montre. J’espère que n’avez pas d’aversion pour ce peuple d’élite qui possède des footballeurs comme Ujlaki, des chanteurs comme Dario Moréno, des champions cyclistes comme Craczyck et des peintres comme Picasso ?
Là, elle est obligée d’y aller de son sourire.
— J’ai l’impression que vous vous ennuyez un peu ici et que vous cherchez de la distraction ? fait-elle.
— Pas de la distraction, madame, de la compagnie : si vous vouliez accepter la mienne, la vôtre me serait précieuse.
Ce disant, je pousse un fauteuil vers elle. Elle hésite et s’assoit. Mon orgueil mousse comme du champagne qu’on aurait agité avant de s’en servir. Un petit phénomène, le San-A., dans son genre, non ?
— Me ferez-vous le plaisir de boire avec moi ?
— Volontiers.
Une heure plus tard nous sommes les meilleurs amis du monde. Je lui ai bradé ma salade et elle m’a cloqué la sienne. Je lui ai dit que j’étais à la tête de capitaux importants (les capitaux agrémentent toujours une prise de contact, même lorsque votre interlocutrice n’est pas vénale) et qu’en compagnie de deux des actionnaires je suis venu faire un voyage d’étude au Katanga avec l’espoir d’y créer une affaire d’import-export.
La dame m’annonce qu’elle est la femme de l’attaché culturel de Pologne à Paris et qu’elle est venue à E-ville pour voir une amie. Je lui propose de dîner avec le gars Mézigue, mon ami préféré, et elle finit par accepter.
La carburation se fait bien, les potes. Il n’y a pas besoin de savoir parler le Braille couramment ou de pouvoir lire le sourd-muet pour piger qu’elle n’est pas insensible à mon charme.
On se quitte en se cloquant rancart pour dans une heure. Je monte dans ma carrée afin de me faire une super-beauté. Je me suis acheté un complet crème qui ferait tourner une jatte de mousse Chantilly ; avec une chemise blanche et une cravate à rayures noires et grises je vais désamorcer toutes les bergères de l’ex-colonie. Je me fais une pulvérisation, je me bichonne, me pomponne, me parfume, m’astique, me polis, me décape, me recape, me manucure, me pédicure, m’acuponcture, me chlorophyllise, me masse, me relaxe, me lave les dents.
C’est une gravure de mode qui se pointe dans la chambre de Bérurier. Le Gros rêve qu’il découpe la forêt de Fontainebleau en lamelles et exécute un bruitage adéquat. Je le secoue.
Il se dresse sur son séant. Lui, ce serait plutôt un océan par la superficie.
— C’qu’y a ? éructe-t-il. On part ?
— Je vais dans le monde, annoncé-je. Pinuche et toi vous avez quartier libre ce soir. Ne vous baguenaudez pas en dehors de la ville, la région n’est pas sûre. Les Ossoboukos rôdent encore dans les parages.
— Laisse-nous de la fraîche et t’occupe pas du reste, déclare le Gros. Ce qui fait tiède dans ce patelin !
Je lui octroie une subvention raisonnable et je me casse.
Mme Vachanski itou a fait des frais de toilette.
Elle porte une robe imprimée bleu et blanc qui lui colle à la peau, dessinant des formes encore appétissantes.
Le climat aidant, je me dis que je n’aurais pas la moindre hésitation à lui faire un relevé de cadastre le cas échéant. Or, mon petit doigt me chuchote que le cas en question peut fort bien échoir avant longtemps.
— Où vous emmené-je ? dis-je. Je trouve triste de prendre un repas dans l’hôtel où l’on a déjà le gîte.
— Alors, allons au Guest House.
— Où est-ce ?
— Près de l’aérodrome, un endroit très sélect où l’on peut manger convenablement.
— O.K. le temps d’appeler un taxi…
— Pas la peine : j’ai loué une voiture.
À cinquante mètres de l’hôtel, en effet, une Chevrolet décapotable est stationnée. Ma conquête se met au volant. En s’asseyant, sa robe légère se retrousse, découvrant à mon regard complaisant une jambe qui ne manque pas d’intérêt.
On se croirait dans un film dont l’action se passerait à Santa-Monica. Il fait chaud, un soleil étrangement rouge incendie les façades blanches et on sent filtrer dans son corps un secret émoi[9].
La dame conduit bien, avec une élégante nonchalance. Elle a tourné le bouton de la radio, et le poste local (le seul qui soit captable) nous offre une retransmission intégrale de Bhananhia, opéra-bouffe en trois repas et mille calories.
— Vous êtes venue seule à E-ville ? je demande innocemment.
— Oui. Je fréquente assez peu mon mari.
Elle sourit. Moi, je passe la pogne par-dessus la portière afin de caresser le vent. C’est pas mal de se laisser transbahuter par une souris dans une calèche aussi confortable.
— Et l’amie que vous êtes venue voir ne vous héberge pas ?
« Quand on se tape un pareil déplacement, il est normal de loger chez les gens qui vous le font faire ?
Elle me gratifie d’un petit regard bizarre.
— J’adore mon indépendance.
Pas la peine d’insister. Madame a sa petite conception de la vie. J’ai idée que pour lui tirer les vers du naze il faudra de la patience et du doigté. Cette personne n’est pas facilement manœuvrable. Maintenant une question me taraude : est-elle vraiment mêlée à cette affaire de meurtre ? Si nous étions en France, j’userais des grands moyens pour arriver à un résultat, seulement dans ce pays africain dont je ne connais rien et où couve une permanente agitation, je ne me sens pas dans mon élément, comme disait un monteur en chauffage central de mes relations.
Le Guest House est une pure merveille de l’art moderne. Cela tient du palace et du motel. Un bâtiment central, ultra-chic, comprenant des bars, des fumoirs, des salles à manger, borde la route. Derrière se dressent un foultitude de bungalows.
Je propose à ma compagne d’écluser un coup de raide avant de passer à table, mais elle préfère morfiler illico. Je n’insiste pas. Elle me drive jusqu’à une salle à becqueter élégante où des fonctionnaires, des industriels et des grossiums étrangers s’alimentent, en parlant bas, comme s’ils s’étaient réunis pour veiller la dépouille d’un haut personnage.
Je suis à un pas de la dame, m’étant effacé pour la laisser entrer ; je découvre alors un très minuscule incident.
Un type dont le crâne comporte autant de cheveux qu’une carapace de langouste et qui se tient assis devant un loebster-cocktail a cru, pendant une fraction de seconde, que Mme Vachanski était seulâbre et a eu une amorce de mouvement pour l’accueillir. Il faut dire que j’étais masqué par la plante verte géante flanquant la porte. Puis le Chauve s’est aperçu de sa bévue et s’est vivement rassis. Ma conquête, elle, n’a pas sourcillé. Je prends une mine de souveraine indifférence et j’escorte la Polonaise jusqu’à une table près d’un patio où de l’eau fraîche glougloute dans un bassin. Il y a des bananiers nains, des bougainvillées, des lauriers-roses, une féerie !
Le Chauve peut avoir une quarantaine d’années. S’il ne se passait pas la rotonde au papier de verre il aurait peut-être bien une couronne de crins, mais c’est un mec qui a le courage de ses opinions et qui, de surcroît, tient à se faire dorer la coquille. Il est bien balancé, il a la mâchoire carrée, l’œil clair, le nez un peu aplati et il porte un complet en shantoung vert d’eau, une chemise crème et une cravate tête de nègre.
Si Mme Vachanski l’avait salué, je n’aurais pas tiqué, mais elle passe devant la table du crépu sans lui accorder un regard. De son côté, le gars s’abîme corps et âme dans la contemplation de son loebster-cocktail avec une volonté de ne pas nous regarder si intense qu’elle doit lui donner des crampes dans la nuque.
Dans ma mémoire fidèle, le texte du billet trouvé dans l’habit de Béru me revient « Attention : l’homme chauve qui se trouve à deux places d’elle est armé. Il lui sert de garde du corps ». Ce client sans cheveux du Guest House et le chauve de la soirée congolaise ne seraient-ils point qu’une seule et même personne ?
— Que désirez-vous manger ? demande la dame en parcourant le menu géant.
— Les spécialités du pays ; fais-je : des côtes premières de missionnaires protestants et des paupières de papillon, par exemple.
Elle rit.
— Ne vous moquez pas. À Paris, vous n’avez pas d’établissement aussi civilisé !
Nous faisons le menu et elle s’empare de son sac à main.
— Vous me permettrez d’allez me recoiffer ? Ces voitures décapotables sont les ennemies déclarées des coiffeurs.
Elle se lève et disparaît. Pendant ce temps, que fait l’adorable San-Antonio bien chéri par ces dames ? Hmm ? Eh bien, il fait comme Pascal : il pense. Et que pense-t-il, bande-de-dégarnis-du-futal ? Hmm ? Il se dit que la dame n’est pas seulement allée se ratisser la pelouse, mais qu’elle va laisser aux lavabos un message pour le petit camarade Crâne-d’œuf. Et il est prêt à vous parier une enseigne de bateau-lavoir contre un enseigne de vaisseau que dans ce message il est fortement question du fils aîné, unique et préféré de Félicie.
J’attends le retour de la dame Vachanski en contemplant les ébats d’oiseaux multicolores dans une cage un tout petit peu moins grande que le Palais du Louvre. Y a un dégourdi de bengali qui prétend se tomber une perruche, mais un oiseau de paradis lui vole dans les plumes et on joue « T’occupe pas d’Amélie » plus le dernier acte de « Mimi Pinson ».
Retour de ma dulcinée. Comme par enchantement, à peine s’est-elle rassise (la dame rassie) qu’un boy radine en disant :
— On demande M. James Hadley au téléphone !
L’homme chevelu comme un siphon se lève aussitôt et file.
Notre dînette commence. Je demande à ma compagne son préblaze et elle me le confie : Maria. Ça me plaît. C’est court, simple, d’un maniement facile. Ça ne tient pas de place dans la poche, ça ne pèse pas lourd et avec une simple housse de nylon on peut espérer le conserver très longtemps.
— Et vous ? demande-t-elle.
— Antoine, renseigné-je. Un peu désuet peut-être ?
— Au contraire. C’est un prénom solide et distingué.
Moi, galantin comme trente-six militaires partant en permission dans le train des Blue-Bell Girls[10], je soupire :
— Antoine et Maria. Maria et Antoine.
Ça fendrait une brique en deux ! Maria rosit. C’est le moment de lui placer mon baratin congolais number one. Je me mets à lui parler de ses yeux, de son parfum, de ses baisers. Je lui explique que j’ai fait un rêve merveilleux ; que nous étions partis tous les deux ; que nous allions lentement loin de tous les regards jaloux et que jamais deux amants n’avaient connu de soir plus doux.
Ça lui porte à l’épiderme, ça lui défonce les pigments. Je tiens le bon bout, comme disait un rabbin que j’ai beaucoup aimé. Du champagne par-dessus et c’est de la folle étreinte pour dans pas longtemps.
Tout en exécutant ma musique d’antichambre, je surveille le comportement de James Hadley. Après être revenu du bigophone, ce monsieur termine son loebster-cocktail et demande sa note. Puis il se barre sans nous avoir adressé le moindre regard. Me suis-je gourancé quant au manège supposé de Maria et de Cégnace pâteux ?
Est-ce un effet de la chaleur sur mon organisme délabré par le voyage ? Se méfier des mirages. N’oublie pas, valeureux San-Antonio, que tu es en Afrique, terre de la fantasmagorie, de la magie et de la noix de coco.
Nous dégustons nos filets de gazelle à la crème de menthe, nous faisons honneur à nos semoules marinières et ne laissons que l’emballage de notre tapioca à l’huile de coude.
Le groom de tout à l’heure surgit dans la salle à manger et commence de louvoyer entre les tables. Pourquoi ai-je aussitôt la certitude qu’il va venir à la nôtre ? Effectivement, l’aimable jeune homme s’approche de nous. Il se tourne vers Maria.
— Madame Vachanski ? demande le Noir.
Elle admet et le groom murmure :
— Une dame vous demande au téléphone.
— Ça doit-être mon amie Estella, dit-elle en se levant, vous m’excusez ?
Je me lève galamment, vu que Félicie, ma brave femme de mère, m’a donné une solide éducation. Maria s’éloigne et je demande l’addition. Si c’est l’amie Estella qui lui tube, moi je suis l’archevêque de Canterbury.
Mon sixième sens : le plus méconnu des dames, mais le plus utile à ma coupable industrie, m’avertit que c’est le dénommé, ou plutôt le surnommé James Hadley qui appelle Maria Vachanski.
En tout cas la conversation ne dure pas, ce qui me confirmerait dans l’impression que c’est un homme et non une sœur qui appelle Maria. Cette dernière revient presque aussitôt. Elle est souriante.
— C’est bien elle, dit-elle. Elle me demande de passer prendre le café chez elle. Je lui ai dit que j’étais en compagnie d’un ami français et naturellement, cette sauvageonne meurt d’envie de vous connaître, cela vous ennuierait de m’accompagner ?
— Du tout, pourtant j’aimerais tellement me promener un peu avec vous. C’est mon premier clair de lune congolais et je ne voudrais pas le rater.
— Rien ne nous empêche de musarder en allant chez Estella.
— Bonne idée.
Nous voilà en pleine décarrade. La nuit est douce comme du velours humide. Une brise bien venue (comme Montparnasse) agite les palmes si académiques des arbres. Des oiseaux nocturnes chantent à leurs femelles les beautés diurnes, comme les amoureux célèbrent la nuit complice de leurs ébats.
— Votre amie demeure loin d’ici ?
— Une dizaine de kilomètres. C’est plus loin que l’aérodrome, dans un endroit de rêve, au bord d’un cours d’eau…
Les pneus de l’auto miaulent doucement dans le goudron ramolli de la route. Nous ne tardons pas à prendre sur la gauche une fois passé l’aérogare. Cette voie secondaire traverse une forêt d’arbres géants aux troncs desquels des plantes parasites forment de curieux festons.
L’ombre est dense. Maria allume les phares. L’auto cahote un brin, because les ornières. J’avance mon bras gauche dans l’épaule de la conductrice et le bout de mes doigts effleure son décolleté. Sa peau est satinée, chaude, émouvante. Elle m’émeut.
Je précise ma caresse. Alors elle soupire.
— Vous allez nous faire arriver un accident, Antoine.
— C’est vrai, conviens-je, il serait plus prudent de stopper.
— Un peu plus loin. Il y a une mine de cuivre non loin de là et c’est plein de baraquements dans cette partie de la forêt.
Je me laisse piloter. Tout à fait entre nous et le Café-Tabac de votre rue, je pense un peu moins à l’enquête. Y a des circonstances dans la vie où il faut savoir vivre au présent.
Nous parcourons environ trois mille mètres. La Street est de plus en plus mauvaise ; la forêt de plus en plus épaisse, la lune de moins en moins visible et mon envie de pratiquer sur Maria Vachanski les sévices mentionnés sur mon carnet de route de plus en plus vive.
Je le lui fais comprendre par des attouchements renouvelés auxquels elle ne reste pas insensible.
— Vous supportez mal les tropiques, murmure-t-elle en coupant le contact de la tire.
Elle a garé celle-ci dans une espèce de clairière et lorsque le moteur cesse de tourner, un silence épais s’abat sur nous. Outre le silence il y a aussi madame Vachanski qui s’abat sur moi. J’en reste baobab.
Elle a dû acheter sa robe à une strip-teaseuse : trois bouton-pression sur lesquels il suffit de faire… pression, et vous avez l’objet sans emballage. Une merveille ! Les gonzesses c’est comme les maisons : elles vieillissent par la toiture mais les murs restent bons. Je vais vous faire une petite révélation, mes frères, histoire de vous porter le cadran solaire à midi : Madame est à loilpé sous sa robe. Parfaitement, ça va sur son demi-siècle et ça se permet de voyager sans se colmater les roberts au béton. Une performance, non ? De quoi vous faire oublier la police, l’Afrique et le savoir-vivre. Je lui interprète vite-fait les Nuits Folles de Saint Pétersbourg, puisque je ne suis pas rétrograde. En pleine forêt vierge, les potes ! À ce taf-là, elle va pas le garder longtemps, son berlingue, la pauvre forêt. Y a les palétuviers qui font bravo, les poivriers qui en sèment, les baobabs qui se prennent pour le tronc des écoles laïques ! Sans parler d’un zoizeau qui joue les voyeurs en faisant un toucan du diable.
Après les Nuits folingues, c’est « Volga en Flammes » qu’on se joue. Quelle science, Madame ! Si cette dame n’a pas lu le Kamasoutra, elle l’a sûrement écrit. Je savais pas qu’il y avait des volcans en Pologne. Comme quoi c’est bien vrai : les françouzes connaissent ballepeau à la géo.
Elle me fait le Lotus effeuillé ; je lui revaux ça avec le candélabre chinois (puisqu’on est en Asie restons-y) ; elle m’apprend le coup du Martien, moi je lui enseigne la tabatière à ressort. Ça boume. On est doué : aussi bon prof et aussi bon élève l’un que l’autre. J’ignorais tout de la fameuse position polonaise que Chopin enseigna à Georges Sand : Varsovice-versa ! Je ne peux pas vous l’expliquer ici parce qu’il y a des moins de seize ans qui écoutent, mais que les dames m’accordent un petit rendez-vous dans un coin discret et je me fais fort de leur apprendre ça en moins de douze leçons.
Comme disait un vieux marchand de melons : j’aime m’en payer une tranche à condition qu’il n’y ait pas de pépins.
Le mal vient de là, les mecs : justement y a des pépins dans la mienne et ils sont aussi gros que celui de feu Monsieur Chamberlain.
CHAPITRE VI
Ma brave camarade d’ébats git in the car, exténuée. Son porte-jarretelle s’est pris dans le cerclo du volant et quand elle veut le récupérer, un coup de klaxon rugit dans le sous-bois, éveillant des échos endormis et provoquant des battements d’ailes affolés.
— Ici, au moins, on ne risque pas de réveiller les voisins, remarqué-je.
Elle a un petit rire amusé et se coule contre moi, câline, reconnaissante, comblée (du moins je l’espère).
— Antoine, chuchote-t-elle ; tu es un garçon merveilleux.
Heureux de le lui entendre dire. Une attestation de plus à verser au dossier, quoi. Le jour où je vais déballer mes ex-votos, mes lettres d’amour, et la liste de mes conquêtes, y aura du remue-ménage dans le landerneau.
— Mets la radio, chéri, soupire-t-elle, maintenant ce silence est crispant.
Docile je tripote le bouton (je suis doué) du poste et une musique douce s’élève. C’est une Congolaise qui chante une berceuse à son enfant dans le dialecte Foskaho si cher à Pierre Loti. Les paroles sont, je pense, dans toutes les mémoires.
Kakaho cho, y’a bono
Eleska Ceteski,
etc…
Ça vous chatouille la glande lacrymale jusqu’à l’utérus. C’est d’une nostalgie qui parle aux tripes, comme on dit à la succursale Olida de Caen.
Soudain, j’éprouve une impression étrange. Il me semble percevoir une sorte d’espèce de glissement feutré à l’arrière de la bagnole. Comme à ces heures les reptiles sont couchés, ce bruit suspect ne laisse pas de m’inquiéter.
— Qu’as-tu, mon amour ? soupire la dame de mes pensées licencieuses.
— Ce bruit…
Elle me prend la main et la caresse doucement.
— Mon chéri, nous sommes dans la brousse et non dans les jardins des Champs Élysées.
Elle a raison. Pour la remercier de cette remarque, je lui vote une nouvelle galoche, dite suprême patin, qui ridiculiserait le champion of the world de patinage artistique sur piste cendrée.
À peine lui lâché-je les labiales, histoire de reprendre un peu d’oxygène destiné à ma consommation personnelle, que quatre ombres jaillissent de part et d’autre de la guimbarde. Quand je dis que ce sont des ombres, croyez-moi, c’en sont (et Dalila). Des ombres de nègres habillés de sombre. Ah ! qui dit mieux ?
Maria Vachanski pousse un cri d’orfèvre.
— Les Ossoboukos ! me lâche-t-elle dans un soupir terrifié.
Elle n’a pas le temps de me donner une conférence avec projection sur les mœurs de ce peuple de la brousse.
En moins de temps qu’il n’en faut à un hippopotame pour casser une noisette dans ses dents, nous sommes saisis, happés, extraits, dérobés, entraînés. Maria hurle tellement qu’à côté d’elle la Callas aurait l’air d’interpréter le Prélude de l’Après-midi d’un Aphone. Mais l’écho rend ses cris dérisoires. Votre San-Antonio bien-aimé, de son côté, en mène moins large que la place de la Concorde. Moi je veux bien me farcir des truands, des agents secrets, des tueurs et tout, mais j’avoue que je suis dérouté par ces adversaires inusités. Deux mastars aux yeux luisants de carnassiers m’entraînent dans les profondeurs de la forêt. Mes nougats ne touchent pas terre. Ce qui va arriver, je le devine sans avoir recours au marc de café. Ils vont m’égorger comme un mouton et faire subir à Maria une séance de missiles broussards à côté de laquelle celle qui vient de se dérouler dans la voiture paraîtra une aimable plaisanterie.
Nous parcourons de la sorte un millier de mètres et nous atteignons un baraquement abandonné, démantelé, à l’intérieur duquel brille une faible lumière.
On m’y catapulte et j’atterris brutalement sur un sol de terre battue, jonché de reliefs d’aliments.
En m’arrachant de la guindé, les Ossoboukos ont fouillé mes poches pour s’assurer que je n’avais pas d’arme. Et je n’en avais pas… dans les poches. Par contre, mon ami Tu-tues se trouve sous mon aisselle gauche, astucieusement maintenu par une gaine de cuir appelée holster.
Ces messieurs sont trop primitifs pour connaître ça. Je feins de m’être blessé en chutant et je passe la pogne par l’échancrure de ma chemise, comme si je souffrais vachement et que je veuille me masser le poitrail. Ma dextre saisit la crosse gaufrée du pétard. Un sang nouveau afflue dans mes veines. D’une légère pression de l’index, j’ôte le cran de sûreté et vite fait je dégaine l’outil. Les quatre Ossoboukos sont armés aussi, seulement eux, ils n’ont que des coutelas. Et encore ces cure-dents sont-ils passés dans leur ceinture.
— Les pattes en l’air, vite ! je crie en souhaitant qu’ils parlent français, ou du moins qu’il le comprennent.
Le plus grand du quatuor saisit le manche de son ya. Alors je défouraille. Il morfle la prune en plein cœur et s’écroule sans avoir pu dégager sa lame.
Maria Vachanski, blottie dans un coin de la baraque, se masque les yeux de la main en écartant bien les doigts. Les trois autres copains considèrent leur ami défunt avec un air de grande incrédulité. Ils n’ont pas encore bien pigé par quel prodige ce pétard est venu dans ma main et s’est mis à glavioter du plomb.
— Les mains en l’air ! je répète.
L’un d’eux comprend et se hâte d’élever ses longs bras ; les autres en font autant. Je m’approche d’eux en passant par derrière et je pique leurs lingues.
Après quoi je me tourne vers ma tendre amie.
— Vous venez, Maria, on rentre, la représentation est terminée.
Elle se lève et me rejoint sans piper mot (on ne peut pas tout faire). La brutalité et la rapidité des événements l’ont abasourdie. Elle marche comme marche le gnace qui gagne Strasbourg-Paris lorsqu’il arrive à la Villette.
Une élémentaire prudence me commande d’abattre ces trois loustics pour éviter un nouveau coup fourré, mais vous connaissez le grand cœur de San-A. ? Je ne puis me résoudre à buter trois hommes de sang-froid, quand bien même ces trois hommes aient l’envie de me découper en rondelles.
— Tu sais compter jusqu’à dix ? je demande à l’un des trois gaillards.
— Ça me ferait mal, qu’il me répond, ça serait pas la peine d’avoir son brevet supérieur avec mention bien.
Comme quoi on peut avoir des surprises.
Je m’en tire par une boutade pour masquer mon désarroi.
— Alors puisque tu sais compter, compte avec mon adresse. Le premier qui sort de cette cabane avant dix minutes ira rejoindre son pote au pays du cirage noir.
Ayant dit, je sors à reculons le revolver braqué sur mes ex-antagonistes.
Une fois dehors, j’attends quelques secondes pour voir ce qu’ils vont faire. Ils ne bronchent pas. Grosse partie de coudes au corps, mes frères. La pétoche, ça donne des ailes.
Je prends Maria Vachanski par la main (il n’y a plus que par là que je ne l’ai pas encore prise) et je l’entraîne vers la bagnole.
Cette fois c’est le gars Moi-même, cette espèce de surhomme dont je vous ai déjà parlé quelque part, me semble-t-il, qui prend place au volant. C’est pas que Maria conduise mal, mais je pense sincèrement que je conduis mieux qu’elle, en tout cas plus vite.
Manœuvre rapide pour faire demi-tour. J’appuie sur le champignon. En voilà un qui n’est pas vénéneux, je vous jure.
C’est au moment où nous retrouvons les lumières que Maria, elle, retrouve sa voix, plus son slip qui gisait sur le tapis de sol de la Chevrolet. Elle se sert de l’une et remet l’autre.
— C’est épouvantable, bredouille-t-elle. Si on devait mourir de frayeur je serais morte tout à l’heure… Heureusement que vous étiez armé !
— Vous aviez raison, plaisanté-je, la foret congolaise, ça n’est pas le Bois de Boulogne. On s’y marre peut-être autant, mais on y court des dangers plus grands.
« Et votre amie Estella dans tout ça ?
— Je ne me sens pas le courage de lui rendre visite maintenant, je vais lui téléphoner. Et puis…
— Oui ?
Elle a un geste rond autour d’elle-même.
— Je crois que je ne suis pas très présentable.
Je remise la calèche près de l’Albert 1er et nous entrons dans notre hôtel.
Surprise pour l’éminent San-A. En passant la porte-tambour, j’aperçois dans le hall le chauve du Guest House, le susnommé James Hadley. Il est sur une chaise, James Hadley. Et il attend. Moi, San-A., je vous parie un chapeau rond contre un carré d’agneau que c’était Maria qu’il attendait. En la voyant déboucher, cette truffe a eu le même mouvement d’accueil que tout à l’heure au restaurant. Et puis il me voit et se rassied comme s’il était chez le dentiste et que ça ne soit pas encore son tour d’aller se faire fraiser la molaire.
Maria passe devant lui sans le regarder.
— Que faisons-nous, chérie ? je demande à ma conquête.
— En ce qui me concerne je vais aller me coucher, avertit Mme Vachanski. Des émotions pareilles…
Elle est toute pâle en effet. Dans la voiture j’ai consommé son rouge à lèvres, son rose à joue, son noir à cils, son vert à yeux.
Elle me tend la main. Je la baise.
En m’inclinant, je mate la physionomie de James Hadley. Je constate alors que cet homme n’a qu’un œil : le gauche. Son œil droit, il l’a fait venir de Murano par paquet-lettre.
C’est de la belle imitation. On croit même y lire une expression ! Il doit avoir les moyens, cet homme, les yeux de verre avec expression étant hors de prix.
Ayant pris fort civilement congé de ma Polonaise, je gagne la chambre de Béru. Nobody, non plus que dans celle du Retraité. Ces deux gentlemen doivent se faire une petite ribouldingue à l’heure où je mets sous presse. C’est donc dans ma piaule que je vais en dernier ressort, comme disait un fabricant de sommiers.
À peine en ai-je franchi le seuil que je m’arrête. Mon sixième sens est instantanément en alerte. Et pourtant la piaule est vide. D’où provient alors cette sensation bizarre qui me point ? Il me semble qu’il y a un je ne sais quoi de changé dans cette pièce. Je cherche et comme chaque fois que je cherche quelque chose je le trouve : quelqu’un est venu ici en mon absence et a fouillé les lieux…
Vous n’ignorez pas que je possède une mémoire visuelle extraordinaire ? Mon œil a la rigueur d’un appareil photographique. Il voit tout, enregistre tout. Je me rends compte que certains objets ne sont plus à leur place habituelle.
La valise que j’ai achetée tantôt, par exemple, et qui se trouvait sur la claie porte-bagages est à terre maintenant. Son couvercle en est ouvert. Le gars qui est venu inspecter les lieux (et qui pourrait fort bien être l’homme au lampion-bidon) n’a pas dû trouver sa pâture ici, vu que mes bagages sont réduits à leur plus simple expression : j’ai acheté le complet que je porte actuellement, plus du linge de corps et une trousse à toilette.
Je souris ironiquement. Et puis mon sourire se fige comme des gouttes de chandelle sur le marbre d’une table de nuit. Je fonce à mon autre costar, j’explore les vagues et je pousse un rugissement qui me ferait naturaliser lion si j’en faisais la demande à la préfecture du Rhône.
De quoi se faire savater le valseur jusqu’à ce que ça produise de l’électricité, les gars ! J’avais conservé le portefeuille prélevé villa Dupont sur le cadavre de Hans Sufler. Or, ce portefeuille a disparu. Il était dans la poche intérieure droite de mon veston. Maintenant il y a ballepeau. Quel œuf j’ai été ! Il a bonne mine, le commissaire San-Antonio ! Chouette, le superman ! Parlons-en !
C’était bien la peine que je me fasse passer pour un financier et que je raconte des vannes autour de moi.
Je reconstitue tout avec une clarté stupéfiante : je chambre Maria Vachanski qui en a long comme Paris-Nice à se reprocher. Ça lui paraît suspect, à cette quasi-quinquagénaire, le gros coup de foudre qu’elle inspire à ce beau mâle[11]. Elle a les pieds sur la terre, la Polonaise.
Alors elle m’emmène bâfrer au Guest House où elle avait rancard avec le Tondu au carreau en verre de vitre. Elle lui fait signe de ne pas broncher en entrant, puis elle va aux toilettes afin de lui écrire un message. Elle passe la consigne et un peu de monnaie au chasseur pour qu’il appelle James Hadley et lui remette le message.
Sur le faf, elle demande à son complice d’aller à l’Albert 1er fouiller ma turne pendant qu’elle me retient dans ses cotillons. L’homme-au-sulfure-dans-l’orbite obéit. Il largue le restaurant, s’amène à l’hôtel, fouille mes maigres bagages et découvre les papiers de feu Hans Sufler. Du coup y a branle-bas de combat.
Il bigophone d’urgence à mon égérie pour lui annoncer ce qui se passe.
La chère Maria, qui avait déjà des doutes, comprend que je suis un poultock lancé sur ses hauts talons. Elle fait organiser un guet-apens dans la forêt et me bonnit l’historiette de l’amie Estella qui souhaiterait tellement me connaître. Je marche. On prend un peu de bon temps. Ces messieurs de la forêt radinent et nous kidnappent mais je me dépêtre de leurs griffes. Le coup est raté pour madame Vachanski.
Fin du premier round. Égalité en somme. Elle sait maintenant qui je suis et moi j’ai pu éviter le piège. À suivre ?
Je vais boire un verre d’eau, ce qui m’arrive rarement et seulement dans les cas graves. Puis je m’humecte la façade pour m’aider à réfléchir. La fraîcheur est de bon conseil.
« Mon petit San-A., j’ai idée que des choses graves se préparent. Et j’ai aussi l’idée qu’elles vont avoir lieu dans un avenir tellement prochain qu’il est peut-être commencé. Si tu en crois ta vieille expérience, ne te fous pas dans les torchons, mais reprends illico le sentier de la guerre, c’est celui de la gloire et de l’honneur, Amen !
Je décroche le bigophone.
— Passez-moi Madame Vachanski, s’il vous plaît.
De ma main libre je prends une cigarette et l’allume. Un moment de quelques instants s’écoule, puis le standard m’apprend que ça ne répond pas chez la Polonaise.
— Voulez-vous que nous la cherchions au bar ou au salon ?
— Inutile, je vous remercie.
Je raccroche, tire une bouffée et sors de ma piaule après avoir éteint la lumière.
CHAPITRE VII
Je vais moi-même au bar jeter un coup d’œil. Maria ne s’y trouve pas, non plus qu’au salon, et le Chauve à l’œil made in Italy a également disparu. Je me pointe donc vers mon pote le portier. Il me virgule une œillade égrillarde.
— Monsieur est toujours partisan du charme slave ? demande-t-il.
— De plus en plus, assuré-je. À propos, vous n’avez pas vu Madame Vachanski ?
— Elle est sortie il y a un instant.
— Seule ?
— Oui.
— Je croyais qu’elle était avec un ami : un type chauve qui se tenait assis là ?
Il fait une moue évasive.
— Ils ne sont pas sortis ensemble en tout cas.
— À propos de sortir ensemble…
— Oui ?
— Vous ne savez pas où mes deux amis sont allés ?
— Non, Monsieur, ils n’ont rien dit. Il est vrai qu’ils sont partis précipitamment lorsque leur taxi a été là.
Je tique.
— Ils ont pris un taxi ?
— Ils l’ont demandé aussitôt après le coup de téléphone qu’ils ont reçu.
Alors là, coup de cymbale dans l’arrière-tronche de San-Antonio. Béru et Pinaud ont reçu un appel bigophonique à Élisabethville où ils ne connaissent personne ! C’est inouï, fantastique, et surtout inquiétant.
Je me fais répéter la chose. Puis je demande :
— D’où venait cet appel ?
— Mais, de la ville, Monsieur.
— Et qui vous a-t-on demandé ?
— Le locataire de la chambre 404[12].
Le mystère s’épaissit.
— J’aimerais retrouver le taxi qui a véhiculé mes amis, la chose doit être possible, je pense, pour un homme aussi intelligent que vous ?
Je lui glisse un bifton format adulte. Il l’enfouille si vite qu’un instant je me demande si je le lui ai vraiment donné.
— Assez facile, Monsieur.
Et le portier décroche le bignou. Il compose un numéro en utilisant la pointe d’un stylomine.
— Les Taxis Van Houten ? demande-t-il.
On lui répond « Oui » en wallon.
— Ici Albert 1er, annonce le roi chevalier des portiers d’hôtel congolais. Dans la soirée je vous ai demandé une voiture, vous êtes au courant ? Bon. Il est rentré ? Très bien, dites-lui de venir ici tout de suite.
Il raccroche.
— Vous avez de la veine, le chauffeur rentrait à l’instant après avoir terminé son service.
De la chance ! J’espère. Cette disparition du tandem Béru-Pinuche ne me dit rien qui vaille. Poursuivant ma série de déductions, je pense qu’après avoir découvert qui j’étais, James Hadley a mené une rapide et discrète enquête dans l’hôtel.
Il a appris que je n’étais pas seul et a décidé de neutraliser mes collaborateurs. Pendant que Maria et ses bougnouls s’occupaient de moi, lui s’occupait de Béru et du cher retraité.
Pauvre Pinuche ! Dire qu’il devrait être derrière son bar, à cette heure ! En guise de retraite, il risque fort de se retirer dans l’estomac d’un lion !
Je suis interrompu dans mes réflexions par l’arrivée du chauffeur de taxi. C’est un superbe noir de près de deux mètres, vêtu d’un vêtement de coutil bleu.
Son sourire vaudrait une fortune chez Colgate, sa chevelure en vaudrait une autre chez Cadoricin et je pense qu’il pourrait sûrement en réaliser une troisième chez Éminence.
Il tient à la main une casquette plate américaine, bleue à visière blanche.
— C’est toi qui m’as demandé, M’sieur ?
— Je voudrais savoir où vous avez conduit les deux messieurs que vous êtes venu chercher dans la soirée ?
Il rit et je reçois un éclat de sa denture dans l’œil.
— Les ai emmenés à Bokono, M’sieur.
— Où est-ce ?
— Si tu veux je t’emmène.
— O.K.
Je le suis. Il pilote une rutilante Mercédès 220, rouge vif. Je m’installe à ses côtés sur la banquette avant.
— Mes amis ne t’ont rien dit ?
— M’ont dit de les emmener à Bokono, M’sieur.
— Rien d’autre ?
— Non, M’sieur. Ils causaient qu’ils allaient retrouver un ami qui s’appelait Tonio ou quèque chose comme ça.
C’est bien ce que je pensais : on a berluré mes potes en leur faisant croire que je les réclamais.
— C’est loin, Bokono ?
— Juste au nord d’E-ville, M’sieur.
— Ils sont allés dans une maison ?
— J’sais pas, M’sieur. On les attendait avec une auto tous-terrains, même chose les Jeeps, M’sieur, tu sais ? Plus grande seulement.
Je frémis. Une voiture tous-terrains ! Ça veut dire qu’on les a convoyés dans la jungle. Si on les a trimbalés si loin, ce n’est sûrement pas pour leur faire admirer le paysage.
Nous ne tardons pas à arriver. Le chauffeur stoppe à un carrefour de routes. Il n’y a que quelques maisons isolées, des hangars plutôt, où l’on doit remiser des machines agricoles.
— Ici, m’annonce le conducteur.
— Et l’auto dans laquelle ils sont partis a pris quelle route ?
Il me désigne la voie la plus étroite.
— Par là.
— Très bien, allons-y.
Le chauffeur secoue la tête.
— Pas possible, M’sieur.
— Pourquoi ?
— C’est pas sûr. Plein d’Ossoboukos dans la forêt. Eux y sont très méchants. Y en a encore cannibales…
Je m’emporte.
— Tu vas pas te dégonfler, collègue. Avec moi t’es paré, je suis armé.
Il secoue la tête avec la même détermination patiente.
Je pourrais avoir douze bazookas autour du ventre et une mitrailleuse jumelée dans le tiroir de ma cravate qu’il n’accepterait pas davantage. Je ne puis cependant pas m’engager à pince dans la sylve sauvage ? D’autant plus que je n’ai même pas une Wonder pour rechercher mes compagnons. Il en a eu une idée à la gomme, le Vieux, de nous propulser dans ce sacré pays. Ah ! la carne, il me le paiera.
— C’est bon, soupiré-je, ramène-moi en ville.
— Tout de suite, M’sieur ! s’empresse le Fangio des Tropiques.
En cours de route il me vient une idée.
— Sais-tu où se trouve le Consulat de France ?
— Oui, M’sieur.
— Très bien, tu vas m’y conduire.
Je look ma breloque. Elle marque dix heures vingt. C’est plus tellement une heure pour les visites diplomatiques, mais enfin ce n’est pas non plus une heure extravagante. Nécessité fait loi, a déclaré un mec qui devait être dans la nécessité.
Le Consulat se trouve dans un immeuble neuf aux larges baies. La plaque qui somme la porte a quelque chose de rassurant qui me réconforte un brin. J’entends de la musique, des rires… La lumière coule à Giono et je suppose que le champagne en fait autant.
— Faut attendre ? me demande le chauffeur.
— Oui, mon fils.
Il fait la grimace.
— Mon service est fini, M’sieur.
— Tu as de la chance, le mien ne fait que commencer.
Il éclate de son bon rire juvénile.
— Attends-moi et je te refilerai un pourboire gros comme l’ami que tu as trimbalé à Bokono.
Il accepte. Je pénètre sous le porche où un gardien de la guerre civile congolaise monte la garde, assis sur la première marche du perron. Le Consulat occupe tout le rez-de-chaussée. Je sonne à une large porte laquée. Un noir en veste blanche et pantalon noir vient délourder. Le bruit, la musique, les rires sont plus présents. Si je ne me goure pas, il doit y avoir réception au Consulat.
— Je voudrais parler à M. le Consul de France, déclaré-je avec emphase, ayant pris soin de m’en acheter un paquet avant de partir.
— Monsieur le Consul est occupé.
— C’est extrêmement important.
Mais le Négus est obstiné.
— Il est occupé, on peut pas le déranger.
— Je vous répète que c’est extrêmement important !
— On peut pas, on peut pas ! répète le larbin.
Je me flanque dans une rogne plus noire que la frime de mon vis-à-vis. Je lui glisse ma carte professionnelle dans la main.
— Écoute, mon pote, lui dis-je. Tu vas aller porter cette carte au Consul, sinon je te coupe en morceaux dont le plus gros sera pareil à un grain de tapioca, vu ?
Cette fois il se dit que, de toute manière il doit en référer à son patron et il détale. J’entre dans le hall et je relourde because les courants d’air. Je n’ai pas longtemps à attendre.
Le Consul se pointe avec un air commotionné. Il est en smok. C’est un bel homme d’une quarantaine d’années, aux tempes précocement grisonnantes. Il porte des lunettes à montures d’or et il a une cicatrice au menton, comme en avaient les étudiants allemands à l’époque où ils se gravaient leurs initiales dans le portrait à coups de sabre.
Il me salue avec la tête et avec distinction.
— Excusez ma visite si peu protocolaire, dis-je, mais j’ai grand besoin de votre aide ou, pour le moins, de vos conseils.
Pour commencer il me rend ma carte, puis il s’efface afin de me laisser passer.
— Allons dans mon bureau.
Le larbin a déjà ouvert la porte d’icelui et fait la lumière. J’entre dans une pièce aux vastes proportions et au mobilier anachronique, car il est très administration française, et dans ce style ultramoderne ça se remarque.
— Asseyez-vous, je vous écoute.
Il contourne son burlingue ministre et s’accoude à son sous-main de maroquin.
— Monsieur le Consul, je me trouve ici depuis quelques heures en mission secrète. En compagnie de deux de mes inspecteurs, je devais enquêter sur certaines personnes étrangères dont le comportement a paru suspect à mes chefs. Or, mes hommes ont été kidnappés dans la soirée. Un mystérieux correspondant leur a fixé rendez-vous à Bokono en mon nom. Sans méfiance ils s’y sont rendus. Là une auto les attendait qui les a emmenés dans le cœur de la brousse.
Je me tais pour le laisser parler, mais il tarde à jacter, le diplomate. À mon avis il manque de chaleur. J’espérais un peu plus de compréhension et un esprit coopératif plus poussé.
— Voilà qui est fâcheux, fait-il.
Entre nous et la prochaine édition de France-Soir, j’avais déjà eu la même idée avant de carillonner à sa porte.
— Je voudrais faire quelque chose, vous vous en doutez, poursuis-je courageusement, mais dans ce malheureux pays déchiré par la guerre civile, j’avoue que je me sens perdu.
Il ôte ses lunettes et se met à les fourbir avec la pochette de soie de son smoking.
— Cher monsieur le Commissaire, une confidence en vaut une autre. Je viens moi-même d’arriver à Élisabethville et je fête ce soir mon entrée en fonctions avec les personnalités de la ville.
— Parmi elles, M. le Consul, n’y a-t-il pas un notable de la police ou de l’armée ? Quelqu’un qui puisse me permettre enfin de disposer d’une certaine force armée pour rechercher mes compagnons ?
Il hésite un instant.
— Attendez-moi ici, fait-il.
Puis, désignant avant de sortir une cave à liqueurs :
— Si vous voulez vous servir un verre.
Je veux que je veux. Il n’a pas fermé la porte que j’ai déjà sélectionné la boutanche de noir et blanc (dans ce pays c’est tout indiqué) et que je m’en vote une rasade à l’unanimité plus ma voix.
Le coup de remonte-moral me fait grand bien. Je me dis que tout n’est peut-être pas perdu. Mes deux compères se sont déjà trouvés dans des draps plus sales que leurs chemises et ils s’en sont (et Dalida) tirés.
Je me sers un nouveau gorgeon d’optimisme en bouteille et le Consul revient. Il tient à la main une feuille de papier sur laquelle quelques lignes d’écriture commencent de sécher. Il l’évente pour hâter cet assèchement.
— J’ai parmi mes invités le sous-directeur des mines de Kestadéssou. Il est au mieux, paraît-il, avec les services de police. Voici un mot de recommandation. Je lis :
« Prière de prêter assistance au porteur de la présente. Merci.
— Merci, murmuré-je, je dois aller à l’hôtel de police avec ceci ?
— Oui. Inutile de leur apprendre qui vous êtes et ce que vous faites ici. Dites-leur que deux de vos amis ont voulu se promener en forêt et qu’ils n’ont pas reparu.
— Entendu !
Je prends congé du consul et je vais rejoindre mon brave chauffeur qui s’est endormi, le nez sur son volant.
Il se frotte les gobilles et me regarde comme s’il ne m’avait jamais vu.
— À la police ! enjoins-je. Et rapidos, mon lapin, y a du lait sur le gaz.
La permanence est faiblarde. Trois flics en uniforme pioncent sur des bancs de bois lorsque je m’annonce. Je demande à parler à leur chef et ils me font tout un tas de salades. La force d’inertie m’a l’air d’être la principale de ce bled. Au bout d’une demi-heure, un officier couleur de tunnel pas éclairé fait son apparition en bouclant son ceinturon. Il a l’air vanneur et de mauvais poil. Je lui raconte ma fable et lui bonnis que je suis un aminche de M. Van Danléwal. Comme preuve de ce que j’avance je lui montre le papier. Il l’épluche laborieusement. M’est avis que ce gars a appris à lire dans le marc de caoua.
— Demain on fera une patrouille, décide-t-il.
Je bondis.
— Vous charriez, non ! Pendant ce temps on est en train d’écorcher vifs mes amis !
Ça ne le tourmente pas outre-mesure.
— On ne peut rien faire ce soir. La nuit c’est pas possible.
— Mais…
— Et puis je n’ai que ça comme effectifs !
Je jette un regard lamentable aux trois zigotos qui se sont presque rendormis. Effectivement c’est pas bézef. Je suis comme dans un piège à rats. Que faire ? Où aller ?
— Revenez demain, ajoute l’officier.
Je moule le gnaf sans même lui dire au revoir. Il me court après.
— Tenez, reprenez ça.
« Ça » c’est le dérisoire mot de recommandation de Van Danléwal. Ah, y a pas d’erreur, il a de l’autorité sur les autorités, ce brave homme. Je fourre mon bifton dans ma fouille et je regagne mon hôtel.
— Vous avez retrouvé vos amis ? demande le portier.
— Non.
— Ils finiront bien par rentrer, ils doivent faire la tournée des grands ducs…
Mince de tournée ! Si c’était ça, la fameuse tournée générale promise pour le ci-devant inspecteur principal Pinaud !
— Et vous, attaqué-je, pas de nouvelles de madame Vachanski ?
— Aucune…
Je surprends un petit éclat ironique dans son œil de portier. Je ne sais pourquoi ça me fout en rogne. Pas contre lui, mais contre moi-même. Je me dis que lorsqu’on est San-Antonio et qu’on possède ma réputation, on ne se balade pas de guichet d’hôtel en guichet de commissariat pour pleurnicher. On agit.
Afrique ou pas Afrique, forêt vierge ou non, j’en ai classe de me sentir dépasser par les événements.
— Appelez-moi un taxi !
— Le même, monsieur ? ironise le gars.
Je lui braque un regard si noir qu’il en a les poils de la poitrine qui dégringolent comme du duvet de pissenlit un jour de mistral.
— N’importe lequel, et ce sera pas la peine de l’envelopper, c’est pour consommer tout de suite.
— Bien monsieur, hoquette le galonné.
Je vais attendre le bahut sur le pas de la lourde.
J’ai les nerfs vachement radioactifs brusquement. Vous savez l’effet que les épinards produisent sur Mathurin Popeye ? Le regard moqueur du portier m’a fait le même. Je vais casser la cabane, annexer le Congo, m’emparer de l’Afrique. Parfaitement. Je vais te leur montrer à tous ces foies blancs combien c’est beau, combien c’est grand, combien c’est généreux… un flic.
Il y a encore sept prunes bien mûres dans mon magasin de primeurs. Elles seront pour le premier qui me fera du contrecarre.
— C’est pour vous, M’sieur ?
Un nouveau chauffeur de taxi, mais qui ressemble au précédent comme deux gouttes de café, vient de surgir.
— C’est pour moi. À Kakahobarhi en vitesse ! Tu connais l’usine de M. Brasseton ?
— Oui, M’sieur.
— Eh bien, c’est là que je vais…
CHAPITRE VIII
La conserverie s’élève à droite de la route. En face, dans un magnifique parc, se dresse un bungalow tout blanc de style colonial.
— M’sieur Brasseton l’habite là, M’sieur.
— Merci.
— Faut vous attendre, M’sieur ?
— Non.
Je le paie avec cette générosité qui me vaut l’estime des gens pour lesquels le pourliche est une institution. Puis je fais mine d’aller carillonner à la porte fermant la propriété. Mais mon doigt ne fait qu’effleurer la sonnette. Le taxi repart et je demeure seulâbre dans le noir, à looker cette opulente maison où quelques fenêtres du bas sont encore éclairées.
Grâce à l’ami sésame, j’opère la lourde sans avoir besoin de lui faire une anesthésie et j’entre dans le domaine de Jean Brasseton.
Les accords d’un piano tombent dans la touffeur de la nuit africaine. Comme je m’aventure en direction de la crèche, une chose noire et silencieuse bondit dans ma direction. Un rayon de lune me renseigne : il s’agit d’un fauve. Mon sang ne fait qu’un tour, mais dans le mauvais sens. Je sens mes extrémités qui se solidifient. Voilà que je vais devoir défourailler sur le bestiau avant d’avoir pu m’approcher.
Mais soudain je reprends vie et mon doigt qui cherchait la gâchette de Tu-Tues s’arrête. Because le fauve s’est arrêté aussi. Il me fixe les narines froncées, les oreilles pointées en avant. C’est un guépard dressé.
— Minet, minet, je lui susurre pour l’amadouer.
Il ne bronche pas. Je commence de reculer tout doucement. Cet endoffé avance. Ses pattes élastiques ne font pas plus de bruit qu’une araignée arpentant sa toile. Je remarque par contre quelque chose : ses babines se retroussent de plus en plus et des chailles grosses comme des porte-manteaux, brillent à la lumière de la lune. Je vous parie ma première dent de lait contre le râtelier complet de Monsieur que ce chien de garde d’un nouveau genre s’apprête à me déguster tout cru. Il va briffer du San-Antonio nature si je le laisse faire. Heureusement, avec mon pétard à la main, je me sens moins vulnérable. Je le braque bien, entre les prunelles. Au moindre élan il reçoit la valda dans le bocal.
Me revoici à la porte. Je passe ma main gauche par derrière, et j’ouvre à tâtons. Pas une seconde je n’ai cessé de fixer le guépard. Maintenant il s’agit de lui jouer un court métrage de Charlot. Tu y es, San-A. ? Bon. La porte étant ouverte, je fais un saut en arrière, très brusque. L’animal marque un temps de surprise, puis il bondit à son tour. Moi, je vous le répète, je n’ai vu faire ce que je fais que par Chaplin, et lui avait tout le loisir de recommencer les prises de vues aussi souvent qu’il le jugeait bon. Au moment où le guépard saute, je fais une esquive de toréador. Ce gland franchit la grille. Il est surpris de ne pas me trouver devant lui et regarde à gauche puis à droite, sa queue fouettant l’air rageusement. Pendant ce temps, le gars San-A. qui possède les réflexes les mieux huilés de l’après-guerre, le gars San-A., répété-je, claque la porte, si bien que cette patate de guépard se trouve enfermé dehors, comme l’ivrogne qui faisait le tour de la grille de protection d’un arbre.
Tout autre qu’un guépard mettrait à profit cette liberté retrouvée. Pas lui ! Il veut rentrer chez le maîmaître, ce locdu ! Il est comme les hommes, il aime les chaînes. La férule, c’est son vice. Au lieu de retrouver la forêt natale et de se payer de baths petites femelles fringuées chez Révillon, cette crêpe voudrait pouvoir sonner à la grille pour qu’on lui rouvre la porte de sa cage.
Je voudrais bien que l’animal aille dans la nature. S’il se met à faire du foin ça risque de donner l’éveil et ça je ne le veux à aucun prix. Il me vient alors une idée, puisée à vrai dire, dans les fascicules illustrés qui enchantèrent mon enfance. Je sors ma boîte l’allumettes et je me mets à les gratter, l’une après l’autre, en les expédiant d’une pichenette en direction du fauve. Le guépard recule chaque fois un peu plus. Il prend une alouf embrasée sur le museau et se sauve brusquement ; sans doute vient-il de décider que les hommes ne sont décidément pas une fréquentation convenable.
Je me dirige vers le bungalow en rasant un buisson de cactées. Le piano continue d’égrener ses notes dans la nuit chaude. Ça me fait penser à la France, j’évoque des soirées de sous-préfecture en été. Je revois des terrasses de café, des chiens tranquilles flairant les murs gris de chez nous, des affiches déchirées… Et puis j’entends des gammes jouées par une main débutante…
Allons, San-A. pas de vague à l’âme !
Je m’approche d’une baie ouverte. Un rideau de tulle frissonne doucement. Ses plis ondulent au gré d’un courant d’air timide. À travers le voilage j’ai une vue d’ensemble de la pièce. Il s’agit d’un vaste living richement meublé. Un piano à queue en occupe une partie.
Au clavier, se tient une petite femme rabougrie. Elle n’a pas d’âge avoué. On peut lui donner de trente à cent dix ans selon son degré de générosité. Ce qu’elle joue est vague, biscornu. C’est pourquoi j’ai pensé que c’était une petite fille qui jouait. J’écoute un moment les notes qui coulent au bout de ses doigts, me demandant si c’est « Au clair de la lune » ou bien « Elle me fait Pouêt-pouêt » que la pianiste essaie d’interpréter, puis je contourne le bungalow à la recherche d’une issue moins voyante que cette baie éclairée.
Pour les rouscailleurs qui sont parmi vous ; pour les diminués ; pour ceux qui ont la matière grise plus grise que les autres ; pour les bilieux, les constipés, les névrosés, je pense que le moment est venu d’expliquer les raisons de cette visite tardive à un monsieur que je ne connais pas encore. Je vais essayer de le faire en bon ( !) français, si vous ne pigez pas je recommencerai mes explications en patois dauphinois. Asseyez-vous, sucez des allumettes pour avoir plus de phosphore, ne jouez pas avec les bretelles de soutien-gorge des dames, déchaussez-vous si vos cors vous tracassent et surtout n’interrompez pas l’orateur car vous risqueriez de choper un kilo de baffe avec cartilages sur la vitrine. O.K. ?
Alors voilà. Comment se présente l’affaire au départ ? Un certain Sufler va dans une soirée congolaise de Paris pour connaître une madame Vachanski que quelqu’un que nous appellerons « X » jusqu’à nouvel ordre doit lui désigner. Cette dame court un danger puisqu’elle est protégée par un garde du corps armé. Vous me filez le train, les potes, je ne vais pas trop vite ? Dites-le franchement, quand on a comme vous un cerveau qui fonctionne avec des béquilles on a droit à des ménagements. Non, ça colle ? Bon.
À priori on pourrait croire qu’il va arriver un turbin à madame Maria Vachanski, pas vrai ? Eh ben non. C’est pour le monsieur qui s’intéressait à elle, c’est-à-dire pour Hans Sufler que ça se passe mal. Cézigue est buté. Et il est buté dans la maison inoccupée d’un certain Brasseton, industriel établi à son compte et au Congo.
Le Congo constitue dans cette affaire une sorte de dénominateur commun. L’homme assassiné s’apprêtait à y venir. L’homme chez qui il logeait provisoirement l’habite. La dame Vachanski y rapplique en compagnie de celui qui vraisemblablement lui sert d’ange gardien. Et naturellement le célèbre policier lancé sur l’affaire s’y pointe à tire d’ailes, escorté de son brain-trust. Ça carbure toujours ? J’ai des oreillers pour les ceuss qu’ont la coquille fragile, vous savez ? Bien vrai ? D’ac, je poursuis.
En résumant les choses par une formule quasiment algébrique sur les bords, je dirais que nous assistons à une guerre déclarée entre deux groupes. Le premier se compose de Mme Vachanski et de James Hadley ; le second de feu Sufler, de Jean Brasseton et du « X » dont au sujet de qui à propos duquel il a été causé plus z’haut.
Une partie serrée se joue sur la malheureuse terre Congolaise ex-Belge. À mon avis, et si j’en crois mon flair (pourquoi ne croirai-je point t’en lui !) mon arrivée inopinée a failli faire louper quelque chose. Le groupe Vachanski avait besoin d’avoir les coudées franches et n’a pas hésité à employer les grands moyens pour nous écarter, mes hommes et moi, de sa trajectoire. Or, si j’admets le bien fondé de mon raisonnement, cette lutte Vachanski-Brasseton arrivant dans une phase aiguë, je peux espérer retrouver Maria Vachanski très vite en surveillant Brasseton. L’ayant retrouvée, elle pourra me dire ce qu’il est advenu de mes équipiers. Voilà ? Un peu d’Aspirine ? Non ? Parfait !
Pendant que ce remarquable exposé s’inscrivait dans le cœur de buis de vos esprits, j’ai contourné la maison de Brasseton, l’homme qui affectionne le chant du guépard, et trouvé l’issue recherchée. C’est une porte vitrée, mais munie d’une forte grille, qui donne accès à une cuisine. Sésame lui raconte l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, la lourde dit « D’accord » et je pénètre dans la maison (en anglais in the house).
Le piano continue de débloquer au livinge-rome. Je peux me tromper, comme disait un masturbé ambidextre, mais à mon avis, la dame qui tripote le clavier a des ratés dans le moteur à deux temps. Faut être en cale sèche pour jouer du piano de cette façon évasive et continue.
Je quitte la cuisine pour suivre un étroit couloir conduisant à la réception. Mais je me garde bien de gagner le livinge. Je trouve un escalier dans un renfoncement qui avance. Il ne fait que transiter au rez-de-chaussée. Il vient du sous-sol et grimpe au premier. Je me dis que le sous-sol constitue une planque idéale pour attendre la suite des événements. Or, la suite des événements c’est le retour de Brasseton, lequel m’a l’air d’être sorti. (On est un crack de la déduction ou on ne l’est pas !).
Je descends donc l’escalier que je vous parle et j’atterris dans une cave où il fait noir comme dans la conscience d’un usurier. Il me reste quelques allumettes. J’en frotte une, manière de repérer les lieux. Je me trouve dans un vaste espace bétonné qui doit servir de buanderie et de chaufferie. Un bassin de pierre, des machines à laver, à rincer, à essorer, à repasser, à froisser, sont alignées le long du mur.
Au fond de cette première partie du local une porte basse permet d’accéder à la cave à vins. Une nouvelle allumette, et j’ouvre cette nouvelle lourde avec mon cher passe-partout. Je ne me suis pas gouré : c’est bien la cave à pinard. Je suis chez un amateur qui aime le sirop de treille. Il est bath, le trou de ses crus : des casiers cernent le local voûté. Il fait relativement frais ici. Je me chuchote que je serai bien pour attendre dans cette crypte à nectar. Je m’assieds sur un petit tonneau vide et je bigle le cadran lumineux de mon bracelet-montre. Il sera bientôt une heure. Le zig Brasseton ne va sûrement pas tarder.
Je tressaille : il se trouve peut-être à la fiesta du Consulat de France ? Plus j’y songe, plus je me dis que c’est probable. Les surboums ne doivent pas être tellement nombreuses à E-ville. Je poireaute une dizaine de minutes, puis je me dis qu’un coup de pichtegorne m’aiderait à prendre patience. Je gratte mon avant-dernière alouf et je me choisis un coup de blanc sérieux. Il y a du Muscadet, du Pouilly Fuissé, du Château-Chalon. J’opte pour ce dernier cru qui coula à flot dans le gosier d’Henri IV.
La flamme de mon allumette commence à me lécher les doigts. Je la jette presto sur le sol où elle grésille doucement, répandant une dernière lueur. Je la regarde s’engloutir dans l’opacité de l’ombre. Et c’est alors que j’ai la pomme d’Adam qui se prend les pieds dans la carpette ! Près de l’allumette agonisante, il y a quelque chose d’assez effarant.
L’obscurité est revenue et je doute de mes sens. Non, c’est pas possible, je me suis gouré, j’ai fait un coup de berlu, ça vient du climat ?
Je m’agenouille et je palpe la terre battue. Un contact terrifiant me court-circuite les centres nerveux. Je viens de rencontrer une main. Elle est froide. Je dompte ma répulsion et je palpe encore. Après la main vient le poignet, puis l’avant-bras, puis le bras, l’épaule… Un cadavre ! Il y a un cadavre dans la cave à vin. Qui est-ce qui avait raison, tas de citrons pressés ? Le San-A. joli quand son petit doigt l’avertissait qu’il allait se passer des trucs chez Brasseton. Décidément ce mec-là est le grand hébergeur de macchabs. Que ce soit à Paris ou à E-ville, faut qu’il ait de la viande froide chez lui.
Je gratte mon ultime alouf. Il s’agit de pas la rater. La lueur bondissante s’agrippe à l’extrémité de la bûchette. Elle s’épanouit. Je l’abaisse lentement vers le tas sombre gisant à mes pieds : James Hadley gît sous un casier à bouteilles avec un enfoncement de la boîte crânienne.
CHAPITRE IX
On a buté Monsieur depuis plusieurs heures déjà car il est froid comme un nez-de-chien-bien-portant. Au cours des quelques secondes de lumière dispensée par la dernière allumette j’ai le temps d’examiner la blessure.
Ce type a pris sur le sommet de son crâne déplumé le plus magistral coup de barre de fer jamais administré à un calvitié. Il n’a pas eu le temps d’évoquer la fin tragique de la famille Capet (Allô ! ne coupez pas !).
Le coup-de-plumeau-à-guérir-les-migraines l’a expédié tout droit chez Saint Pierre qui a dû être pris au dépourvu.
Mon allumette s’éteint. C’est donc à tâtons que je fouille les fouilles du cher défunt. Inscrivez ballepeau et croisez les bras : on s’est déjà occupé de la question. Exceptées quelques miettes de tabac, les poches du mort sont aussi vides que la colonne des bénéfices sur le Grand livre du ministre des Finances.
Décidément l’endroit est trop malsain et il vaut mieux attendre ailleurs le retour (problématique) de ce Jean Brasseton que j’ai de plus en plus envie de connaître.
Je retourne à la porte et, ce faisant, mon pied se pose sur un objet rond et dur. Je me baisse et ramasse la chose. Puis je quitte le sous-sol. C’est plus une cave, c’est une morgue. Vous m’en reparlerez du Congo !
Cette fois le piano ne fonctionne plus. Un étrange silence règne dans la strass. Bizarre qu’il n’y ait pas de larbins dans cette vaste demeure.
Me voici dans le couloir de la cuisine. Je regarde l’objet que j’ai ramassé dans la sinistre cave à vin et je découvre avec horreur qu’il s’agit de l’œil de verre de M. James Hadley. Vachement désagréable et insolite, ce truc-là. L’idée que ce globe de verre se trouvait naguère dans l’orbite d’un type me colle des frissons sous la peau. Vivement je glisse l’œil dans ma poche. C’est pas que je veux le conserver comme trophée. Dieu merci, je n’ai pas de ces marottes-là, mais je me dis qu’il est un témoignage de la mort de Hadley pour les gens de sa connaissance.
Je cramponne maintenant l’ami Tu-Tues, je le tiens dans mon dos et m’avance en direction du living. La pianiste s’y trouve encore. Elle est assise sur un sofa et lit une revue d’ameublement. À mon entrée elle lève la tête. Logiquement, cette dame devrait avoir les flubes en voyant surgir chez elle, au beau mitan de la noye, ce zigoto baraqué façon bahut normand. Il n’en est rien. Elle reste très calme, attentive, je la sens à peine surprise par mon débarquement.
— Je ne vous connais pas, dit-elle seulement.
Mine de rien je glisse mon feu dans ma poche de futal. Il ne sera pas nécessaire.
— Je voudrais parler à M. Brasseton, dis-je, c’est urgent.
Elle me sourit. Vue de près, cette personne doit se faire facile ses soixante carats. Elle est menue, sèche, grisâtre. Son regard a je ne sais quoi d’extrêmement morne et lointain. J’avais deviné pile : elle roule un peu sur la jante.
— Il n’est pas ici en ce moment, fait-elle.
— Je sais. Où est-il ?
— En France !
J’avale ma salive. Est-ce qu’elle débloque ou bien dit-elle la vérité malgré sa pensarde charançonnée ?
— En France !
— Oui. Mais il va bientôt rentrer.
— Il y est depuis longtemps ?
Elle fronce les sourcils.
— Une dizaine de jours.
Je considère la dame avec une forte indécision. Je voudrais faire la part de sa folie et celle de son reliquat de raison. Quel crédit accorder aux dires d’une personne siphonnée ?
— Vous êtes une parente à lui ?
— Voyons : je suis sa maman.
— Oh ! pardon, excusez-moi. Vous habitez seule ici en ce moment ?
Elle essaie de s’épousseter les cellules.
— Vous n’avez pas de domestiques ? insisté-je pour orienter sa carburation.
— Oh ! si… Il y a Banko…
— Où est-il ?
— Je ne sais pas. Oh ! si… attendez : il est allé voir sa fiancée.
— Personne n’est venu vous rendre visite dans la soirée ?
— Si.
— Qui ?
— Eh bien… vous !
M’est avis qu’on va tourner en rond comme un avion qui n’arrive pas à dégager son train d’atterrissage tourne au-dessus d’un aéroport.
C’est hallucinant comme situation, cette dame dérangée seule dans une grande maison gardée par un guépard, avec un cadavre au sous-sol.
— Vous êtes certaine que personne n’est venu ?
— Mais oui, certaine, quelle drôle de question. Ah ! Si… Il y a eu vous.
Indicatif-maison. Quand c’est fini on recommence, elle est sur la boucle, la pauvre dame. Faut pas trop la chahuter, elle a le cervelet en verre filé.
— Votre domestique est parti à quelle heure ?
— Je ne sais pas… après le dîner.
Je gamberge un peu. Si elle dit vrai, le larbin n’était plus là quand on a trucidé James Hadley.
Seulement cela sous-entendrait qu’elle était vraiment seule in the house, alors comment…
Je me lève brusquement et je file à la porte principale. Elle n’est pas fermée à clé. Donc n’importe qui pouvait s’introduire chez Mme Brasseton pendant qu’elle martyrisait son piano.
Je reviens vers la chère dame déplafonnée.
— Il y a longtemps que vous jouiez du piano ?
— Ah ! vous m’avez entendue ?
— Oui. Vous jouez merveilleusement.
— Je donnais des concerts autrefois. Je joue tous les soirs…
Le piano, on ne peut pas dire que ça soit comme la bicyclette : ça s’oublie. La preuve…
— Vous me permettez de téléphoner ?
— Mais oui. Vous savez où est le téléphone ?
— Non.
— Dans le bureau de Jean.
— Et le bureau de Jean ?
— La pièce à côté…
Je m’y rends. C’est en fait une bibliothèque avec un secrétaire. Le bignou se trouve sur le meuble. Je chope l’annuaire qui lui tient compagnie et je le feuillette jusqu’à ce que j’ai dégauchi le numéro du consulat de France. Je décide alors de le prendre en note car je suis appelé à en avoir besoin souvent dans l’avenir immédiat. Je tire de ma vague le mot de recommandation du nommé Van Danléwal afin d’y inscrire ce numéro et voilà qu’au lieu de transcrire ces quelques chiffres, je me perds dans la contemplation du message lui-même. Pourquoi soudain, vu en pleine lumière, évoque-t-il confusément quelque chose en moi ? Quelle souvenance imprécise remonte à la surface de ma mémoire ? Je me prends la tronche à deux pognes et je ferme les yeux afin de me concentrer à bloc. Voyons… Voyons…
Des ondes concentriques se dégagent de ma coiffe. Brusquement je chope mon portefeuille et fébrilement je l’explore. Ce que je cherche s’y trouve bien : le mot découvert dans la basque d’habit de Bérurier et qui est en fait à l’origine de tout ce mic-mac. Je le place à côté de l’autre billet et je pousse un vagissement qui devrait exprimer simultanément : la stupeur, le triomphe, la joie et la volupté. Comprenez bien, bande de navets creux, oïez, pigez, entendez : c’est la même écriture ! Vous esgourdez ? La personne qui a passé le mot à Hans Sufler, c’est ce mystérieux Van Danléwal. J’avais cette preuve sur moi et je continuais à me cogner le bol contre les murs ! Pauvre locdu !
Je compose prestement le numéro du Consulat. Une voix de femme me répond au bout d’un certain temps. Je lui dis que je veux entretenir le consul pour une affaire de la plus haute importance. Mais c’est le genre de formule qui n’a plus l’air d’épater personne ici.
— M. le Consul donne une réception, dit-elle, et il ne peut pas venir au téléphone.
— Allez lui dire que c’est le commissaire San-Antonio des services spéciaux qui le demande, et faites vite !
J’ai dû trouver le ton adéquat, ou alors, c’est ma qualité qui l’impressionne :
— Ne quittez pas, je vais m’informer.
— C’est ça, ma poule, murmuré-je, après avoir obstrué l’émetteur avec la main, va t’informer et fais-toi cuire deux œufs…
En attendant la venue du premier consul, j’inspecte la bibliothèque, l’appareil téléphonique d’une main, le combiné de l’autre. Elle est meublée avec goût et opulence comme le reste de la maison (la cave par exemple !). Brasseton a une collection de sulfures-porte-perruques extraordinaires. Les livres rares abondent dans sa bibliothèque. Je tombe en arrêt devant une photographie posée sur l’avancée d’un rayon de bibliothèque et j’ai un haut-le-corps. Décidément je vais de surprises en surprises : mordez plutôt. La photo représente un homme costaud, vêtu de manière coloniale. Une dédicace est tracée au bas de l’épreuve : Pour ma chère maman, son Jean. Or, l’homme de la photo n’est autre que feu Hans Sufler, mort d’un coup de hallebarde, à la fleur de l’âge.
Tout autre que moi-même, autrement dit mézigue, en aurait la glande à curiosité hypertrophiée. San-A., lui, ne se démonte pas. Ce n’est pas un Meccano. Il se dit tout bêtement que l’affaire est encore plus compliquée qu’il ne le supposait. L’homme mort villa Dupont était le propriétaire de la maison : Jean Brasseton. Il avait pour des raisons qu’on ne peut encore qu’imaginer, pris une fausse identité.
— Allô ! fait la voix du consul.
Je rapproche le combiné de ma bouche et de mon éventail à libellule puisque effectivement il est combiné pour que soit synchrone cette double opération.
— Je m’excuse, monsieur le consul, il vient de se produire du nouveau. M Van Danléwal qui m’a écrit un mot de recommandation pour la police est-il encore chez vous ?
— Naturellement, riposte le consul. Ici les réceptions ne finissent qu’au matin.
— Il est indispensable que je lui parle ; je vais donc retourner au consulat. Mais je vous serais reconnaissant de ne pas l’avertir de ma visite.
Pas emballé du tout, du tout, le diplomate ! Je le soupçonne de ne pas aimer le poulet.
— Monsieur le commissaire, me dit-il sèchement, ma position à E-ville est très délicate, comme celle de tous les diplomates étrangers, et je ne puis me permettre de participer à des enquêtes extra-policières. Nous ne sommes pas en France, et sans vouloir discuter de la légalité de votre mission…
Je l’interromps, vite fait sur le gaz.
— Votre esprit coopératif sera connu en haut lieu, tranché-je.
— Mais…
— Je vous demande simplement de me faire appeler Van Danléwal au téléphone, sans lui dire qui je suis.
— Mon cher commissaire, je voudrais que vous sachiez…
— Je sais. Et comme je suis pressé il est superflu de me faire un dessin téléphoné, j’attends.
— Soit, tranche ce digne homme. Je vous l’envoie.
Il s’éclipse. Je me reprends à mater le portrait de Jean Brasseton. Ce cliché a été tiré voici une dizaine d’années au moins, mais il est très ressemblant et je suis absolument certain de ne pas me gourer. Le gars qui pourrait me fournir la notice explicative de tout ce mic-mac serait accueilli par l’harmonie municipale et aurait droit à ma considération, plus à un tarif de réduction sur les chemins de fer.
— Oui, j’écoute ?
La voix qui intervient est basse, ferme. On sent percer un rien de curiosité dans le ton.
— Monsieur Van Danléwal ?
— Soi-même.
Un très léger accent belge.
Je me lance dans l’arène :
— Je suis un ami de Brasseton.
— Ah, bon ?
— Je ne sais pas si vous êtes au courant de ce qui s’est passé la semaine dernière pendant votre séjour à Paris ?
Son silence est crispé. On devine l’homme sur ses gardes.
— Allô ? fais-je, manière de donner une relance à l’entretien.
J’ai alors l’idée du siècle. Si je fixe rancard à cet homme dans un endroit neutre, il se méfiera.
— Je suis chez Jean, actuellement, il faudrait que vous veniez m’y rejoindre…
— Jean est avec vous ?
Je jette un furtif regard à l’image du colonial.
— Justement, Jean est mort !
— Quoi !
Je ne pense pas qu’il me berlure. L’exclamation est trop spontanée, trop véhémente.
— C’est pourquoi je vous appelle. Venez vite, il faut que nous examinions la situation.
— Très bien, j’arrive.
Il va raccrocher, mais il demande encore :
— Le guépard ?
— Je l’ai enfermé.
— À tout de suite.
Il raccroche et bibi aussi. Comme j’achève ce geste, je perçois un léger frôlement dans mon dos. Au moment où je me retourne, quelque chose siffle. Avant d’achever ma volte-face je fais un saut de côté, d’instinct. Et je prends sur l’épaule gauche un gnon terrible. Je regarde : la vieille cinglée est là, armée d’une barre de fer beaucoup plus conséquente qu’un bâton de sucre d’orge.
Son visage est révulsé par une noire fureur. Elle a les yeux qui lui pendent sur les joues, les chailles crochetées, la mâchoire tordue. Si je n’avais pas exécuté ce pas de danse je serai mort à l’heure qu’il est. Comme est mort James Hadley. Car maintenant il n’y a plus de doute : c’est la vioque qui se l’est fait. La voilà qui redresse la barre de fer pour essayer de m’assaisonner.
Malgré mon épaule endolorie (je ne sens plus mon bras gauche) je lui bondis dessus. La mêlée est confuse, la lutte ardente et noire. Cette sexagénaire est douée d’une force peu commune. Elle écume littéralement. J’ai toutes les peines du monde à lui arracher sa baguette magique.
J’y parviens tout de même et je balance la vieille dame dans un fauteuil profond.
— Ça vous prend souvent d’administrer des somnifères pareils, madame Brasseton ?
J’assiste alors à un phénomène étrange. Ce visage convulsé s’apaise ; ce masque de la fureur, cette statue de la haine deviennent peu à peu calmes et doux.
— Pourquoi vouliez-vous me faire du mal, madame Brasseton ?
Elle me sourit aimablement.
— Parce que je croyais que vous veniez voler le diamant de Jeannot, me dit-elle.
— Quel diamant ?
— Le diamant, vous savez bien…
— Non, je ne sais pas.
Elle chevrote un rire incrédule, puis tout de go, murmure :
— Vous prendrez bien quelque chose ?
— Merci, j’ai failli prendre et ça me suffit. Dites, madame Brasseton, si vous alliez au dodo ?
— J’attends mon petit. Il est à Paris et il va bientôt rentrer.
— Il ne rentrera que demain, vous devriez aller dormir, comme ça vous seriez en pleine forme pour l’accueillir. Hmm ?
Je profite de l’hésitation qu’elle parait manifester.
— Allez, venez, je vais vous conduire à votre chambre.
Docile, elle se lève.
Nous grimpons au premier. Elle pénètre automatiquement dans une pièce ; la force de l’habitude, c’est quelque chose. La chambre est meublée en ancien, sans doute sont-ce les meubles que Mme Brasseton mère possédait en Europe ?
Je m’empare de la clé, mine de rien, et je serre la louche de la vieille folle.
— Dormez bien, à demain !
J’évacue la piaule et je la ferme à clé. Si elle veut filer, elle sera obligée de sauter par la fenêtre. Comme le perron de la crèche se situe exactement au-dessous, elle serait, le cas échéant, dans l’impossibilité de nuire.
Puisque je me trouve à the first floor, je décide d’opérer une rapide inspection des lieux. Je vais de chambre en chambre, jetant un coup d’œil hâtif après avoir éclairé, et repartant. Comme j’arrive au fond du couloir devant la dernière porte, je stoppe comme une fourmi devant un trait tracé à la craie.
Quelque chose de rouge filtre sous la porte.
Et moi qui vous entretiens, moi San-A., j’en ai trop vu pendant ma carrière pour douter un seul bout d’instant que ça soit du sang.
Je délourde lentement. La porte obéit. Lumière ! Le spectacle n’est pas fameux. Faudrait rembourser, mais l’honnêteté se perd. Un superbe garçon noir, âgé d’à peine vingt ans, est allongé sur le plancher. On lui a filé un demi-chargeur de valdas dans la poitrine à l’emplacement supposé du cœur et il est mort au point que la statue équestre de Jeanne d’Arc, rue des Pyramides, semblerait plus vivante que lui. Le pauvre gars s’est vidé de son raisin et ça constitue un méchant tapis irrégulier.
Vous parlez d’une hécatombe dans cette maison !
Je redescends, plus pensif que le zig sculpté par Rodin ; celui qui se tient le dôme au bout du poing.
Le cauchemar continue, fastueux comme dans un film d’Alfred Hitch. C’est la vieille qui a buté James Hadley, ça sans aucun doute, seulement qui a flingué le jeune domestique noir ? Était-ce le Chauve au lampion ersatz ? Je vois à peu près le cinoche qui s’est produit : James H. s’introduit dans la casba. Ou bien il sonne et le larbin lui ouvre. James zigouille le boy. Puis il fouille la maison… C’est alors que maman Brasseton pique sa crise et se met à lui jouer Casque d’or avec sa matraque en fer forgé. Bon, tout cela est parfait, seulement un détail continue à me tarabuster : qui a fouillé les poches du Chauve ? La vioque ? Bizarre, ça ne correspond pas tellement à sa forme de folie. Mais je ne suis pas psychiatre.
Une bagnole vient de s’arrêter là-bas, derrière la grille. Un pas robuste crisse dans l’allée. Je prépare mon artillerie de poche et je descends afin d’accueillir le visiteur.
CHAPITRE X
Un homme d’une cinquantaine d’années, petit et trapu, avec une solide plantation de cheveux poivre et sel et plein de rides autour des yeux se présente. Il est en smok blanc. Son regard mince a une intensité peu commune. Ce mec-là, je le verrais bien à la tête d’un cirque ; il a ce quelque chose de rude, de brutal et d’un tantinet faisandé qui marque certains patrons de chapiteaux.
— Van Danléwal, me lâche-t-il à bout portant après m’avoir reluqué solidement.
Je lui fais un petit salut.
— Commissaire San-Antonio, des services spéciaux français.
Il avale mal la potion. Sa fine moustache de don Juan de banlieue tangue un peu au-dessus de sa bouche comme une petite mouette balancée par la houle[13].
— C’est à mon intention que vous avez écrit tout à l’heure un mot de recommandation pour la police.
— Ah vraiment ?
Je ne le perds pas de vue. Il semble très ennuyé, l’homme au smoking blanc.
— Suivez-moi, monsieur Van Danléwal, je voudrais vous montrer quelque chose…
Il me considère un court instant avec très exactement l’expression du monsieur qui hésite entre vous obéir ou vous faire respirer son bouquet de phalanges. Moi, par contre, je dois avoir l’expression du monsieur qui n’acceptera en aucun cas la seconde solution et il m’emboîte le pas.
Je le conduis au premier étage pour commencer. Nous allons tout droit à la chambre du jeune Noir assassiné.
— Banko ! murmure-t-il.
— C’est le domestique ?
— Oui. Qui a fait cela ?
— C’est ce que j’aimerais savoir, bien que je ne fasse pas partie de la police d’Élisabethville. Mais ce n’est pas tout là. Comme on dit dans nos bons vieux magasins de Pantruche : ce que vous ne voyez pas à l’étalage se trouve à l’intérieur ?
— Jean ?
— Non.
On déboule à la cave. Cette fois, je donne la lumière et le défunt James Hadley nous apparaît dans toute son horreur. Avec son unique œil où se lit encore son agonie, le trou rouge de son crâne éclaté, il a très mauvaise apparence.
Van Danléwal fait une grimace. Ce type n’est pas une mauviette et je vous parie une bombe H contre un jour J qu’il a vu d’autres macchabs, et qu’il a peut-être même aidé certains de ses contemporains à le devenir, mais ce spectacle hallucinant lui fait de l’effet.
— Excusez-moi de troubler ainsi votre soirée dansante, gouaillé-je. Vous connaissez cet homme ?
— Mmmm, non…
C’est mou et il paraît aussi sincère qu’un dentiste assurant à son patient qu’il ne lui fera pas mal.
— Remontons au salon pour bavarder.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous n’avons échangé que fort peu de paroles depuis l’arrivée du gars. Cette économie de dialogue rend l’entrevue terriblement tendue.
Une fois au salon, nous nous asseyons dans deux fauteuils, face à face. Étrange situation. Cette rencontre dans une maison que je ne connaissais pas une heure plus tôt et qui ressemble à me nécropole a quelque chose d’insensé.
— Vous m’avez dit au téléphone que Jean…
— Il est mort, c’est un fait. Assassiné aussi, c’en est un autre. Mais à Paris.
Je prends un cigare dans un coffret de laque. À quoi bon se gêner, hein ? Je coupe l’extrémité d’un coup de dent et j’allume le barreau de chaise.
— Écoutez, monsieur Danléwal, fais-je après avoir expulsé une première goulée de fumée plus épaisse que celle qui s’étale au-dessus d’un dépôt de locomotives ; écoutez…
Il a un hochement de tronche. Et comment qu’il écoute ! Il aurait des oreilles tout autour de la tête qu’il n’écouterait pas davantage.
— Je tiens à vous faire remarquer deux choses ; la première, c’est que vous avez ici une très forte situation et pas mal d’influence, parait-il ; la seconde, c’est que vous voilà compromis dans une affaire qui compte déjà trois meurtres !
Il se dresse à demi. Un instant j’ai l’impression qu’il va me faire glavioter mon Havane d’un coup de boule dans le baquet. Mais c’est l’homme qui a toujours un second mouvement raisonnable pour rattraper le premier quand il ne l’est pas.
— Vous en parlez à votre aise, fait Van Danléwal. Je n’ai tué personne !
— Je n’ai pas dit que vous aviez tué qui que ce soit. J’ai dit que vous étiez compromis. Sur le plan pénal vous ne risquez peut-être rien, mais le scandale demeure. Et je connais la vie de province et de colonie : il vous balaiera d’ici plus sûrement qu’une épidémie de peste bubonique. Il y a des vaccins contre la peste, il n’en existe pas contre le scandale.
Bien parlé, non ? Écoutez, les mecs, quand vous aurez besoin de quelqu’un pour préparer vos discours à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement ; pour torcher une lettre de rupture à votre maîtresse, ou une déclaration à la jeune fille qui vient accorder le piano ; pour remplir vos feuilles d’impôt ou vos devoirs conjugaux, pensez à moi. Je travaille à forfait.
Est-ce une impression fallacieuse ? Il me semble que mon interlocuteur a perdu de son assurance. C’est le moment de lui porter le coup décisif.
— Dites, cher ami, vous reconnaissez ceci, je suppose ?
Je lui montre le morceau de menu au dos duquel il écrivit ces fameuses lignes qui déclenchèrent le pataquès.
Il a un geste inattendu : il prend de grosses lunettes cerclées d’écaille, des lunettes Achard et regarde le papelard à distance.
— C’est votre écriture. Ça n’a l’air de rien, mais ça peut vous emmener beaucoup plus loin que vous ne le supposez…
Un silence. Il est nécessaire. Tout est question de dosage dans la vie, les marchands de vin en gros vous le diront.
— Ce billet a été trouvé en possession de Jean Brasseton, déclaré-je. Comme j’enquête sur sa mort, automatiquement vous êtes mêlé à l’affaire…
Nouveau silence. Je tète mon cigare. Après la police, le barreau[14] !
Il ôte ses lunettes, en écarte et en referme les branches comme une dame du trottoir ouvre et ferme les jambes. Puis il les remise dans la poche supérieure de son smok et demande abruptement :
— Alors ?
— Monsieur Van Danléwal, je vous fais remarquer un détail qui a son importance : je me trouve ici à titre officieux. Je puis donc me comporter d’une façon… officieuse ; prendre certaines initiatives que ne pourrait se permettre un policier en exercice dans son pays.
Il frappe l’accoudoir de son fauteuil.
— Accouchez, Bon Dieu !
— Tout de suite et sans douleur, monsieur Danléwal. Je vous propose ce morceau de papier compromettant contre la vérité.
Il libère un soupir de quinze mètres cubes et hausse les épaules.
— Qu’appelez-vous la vérité ? Je ne sais rien de ces morts, moi !
Je me paie un rond de fumée qui tenterait des chiens savants.
— J’appelle la vérité, votre vérité. Que faisiez-vous à cette soirée congolaise de Paris ? Que savez-vous de Mme Vachanski ? Pourquoi l’avoir désignée à Brasseton ? Pourquoi Brasseton s’est-il fait appeler Hans Sufler ? Déballez, déballez, mon vieux, je vous écoute.
Je l’étourdis de questions. Il en prend plein le bocal, Van Danléwal.
— J’ignorais que Brasseton ait pris une fausse identité, vous devez faire erreur.
Je hausse les épaules, agacé.
— Je ne vous demande pas de me dire ce que vous ignorez, mais seulement ce que vous savez.
Et là-dessus je remise précieusement son billet compromettant dans mon portefeuille. En le voyant disparaître, Van Danléwal a une contraction faciale.
— C’est toute une histoire, murmure-t-il…
Combien de gens déjà m’ont démarré leurs salades par cette phrase « C’est toute une histoire ». Chacun s’imagine que sa vie est « toute une histoire », c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement la sienne mais qu’elle peut passionner les autres.
— Je me sens parfaitement en mesure de l’écouter.
— Vous le savez peut-être, je suis sous-directeur aux mines diamantifères ?
Je tique. Je savais qu’il était sous-diro des mines, mais je pensais à des mines de cuivre. J’oubliais que le Katanga produit aussi des bouchons de carafe.
— Beau métier, fais-je, ensuite ?
— L’an dernier, un diamant d’une taille exceptionnelle a été découvert. Une pièce inestimable, comme on n’en trouve même pas une par siècle.
Donc, la mère Brasseton ne débloquait pas quand elle prétendait vouloir défendre le diam de son fiston.
— Cette pièce formidable, enchaîné-je, vous l’avez étouffée en douce de la mine et, toujours en douce, vous l’avez vendue à Jean Brasseton.
Il est soufflé.
— Mais… Comment…
— Dans la police française j’ai une spécialité, dis-je : mon petit doigt. Il me dit des tas de trucs qu’on ne peut pas lire dans le journal ; après ?
Cette fois, il est dans l’état d’esprit idéal. Il décide de se confier à moi.
— En effet, j’ai… Vous savez, les actionnaires de la mine sont des ordures.
— Je ne vous chicanerai pas sur ce point. Je me fous éperdument d’ailleurs que vous fauchiez les diamants extraits sous vos directives.
— J’ai cédé cette pièce rare à Brasseton en qui j’avais confiance et qui voulait faire un placement. Il sentait approcher l’heure du soulèvement et tenait à grouper du fric sous le plus petit volume possible.
— Un gros diamant constituerait, en effet, le capital idéal. Vous l’avez vendu chérot ?
Ma question lui déplaît. Il a de la pudeur, ce brave homme.
— Oui, très cher. Mais pourtant au tiers de sa valeur.
— C’est l’inconvénient de la carambouille, fais-je en tapotant la cendre de mon Havane au-dessus d’un cendrier.
Il serre un peu les dents.
— Continuez !
— Ce diamant a été volé quelques mois plus tard à Jean.
— Où l’avait-il caché ?
— Dans sa cave.
— Ensuite ?
— Il s’est mis dans l’idée que j’étais à l’origine de ce vol. J’étais pratiquement le seul à savoir qu’il était en possession de ce caillou, comprenez-vous ?
— Bien sûr. La déduction s’imposait. Pourquoi dites-vous : pratiquement ?
Il hausse les épaules.
— J’avais fait la couennerie d’en parler à ma femme.
— Compris. Et madame a eu la langue trop longue, si je puis dire ?
— Exact. On croit pouvoir se fier à la compagne de sa vie, et vous voyez…
— S’il n’y avait pas les femmes, la police aurait moins de succès. Il est vrai que par contre on commettrait beaucoup moins de délits. Je vous écoute !
— Ma femme est Polonaise.
— Oh ! je vois… Et amie d’enfance ou quelque chose comme ça de Mme Vachanski ?
— Voilà. Lors de son dernier séjour en Europe, Estella, c’est ma femme, a raconté à Maria Vachanski l’histoire de notre fortune, un soir qu’elles avaient porté trop de toasts à la Pologne. Je l’ai su par la suite…
— Alors ?
— Devant la colère de Brasseton, j’ai décidé d’agir. Vu les circonstances, il ne pouvait porter plainte, vous comprenez ?
— Bien sûr, comment parler du diamant sans mentionner ses origines ?
— Estella m’a fait part de son imprudence. Je suis allé en France, j’ai retrouvé Mme Vachanski, sans me faire connaître d’elle, et je l’ai fait surveiller étroitement par un détective privé. Celui-ci m’a appris que Maria Vachanski fréquentait un type très douteux et qu’ensemble ils visitaient les grands joailliers de Paris. J’ai compris que c’était eux les coupables. J’en ai été tout à fait certain lorsque le détective m’a dit que le couple avait fait un séjour au Congo, incognito, à l’époque du vol.
— Je vois, ça s’éclaircit.
— J’ai prévenu immédiatement Brasseton qui m’a rejoint par le premier avion. L’ambassade congolaise donnait une grande soirée à laquelle j’étais convié. J’y ai fait inviter la Vachanski et mon ami. Et je la lui ai désignée ainsi que son complice. C’est tout.
— Ce complice, c’est l’homme mort d’en bas ?
— Oui.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Je suis revenu ici car mon absence aurait paru suspecte. J’avais été obligé d’invoquer la mort d’un proche parent pour pouvoir m’en aller.
— Vous ne savez rien de plus ?
Il étend le bras et prononce d’un ton pénétré :
— Je vous le jure, monsieur le commissaire. J’ignore ce qu’a pu faire Brasseton. J’attendais son retour d’un moment à l’autre… Je ne savais pas…
Il me semble qu’il ne ment pas. En tout cas, si la situation s’est un peu défrichée, le mystère de ces trois morts reste entier et je n’ai pas progressé d’un iota pour récupérer Béru et Pinuche. Sont-ils seulement encore vivants, les pauvres chéris ?
— La mère Brasseton est folle, n’est-ce pas ?
— Pas exactement. Disons qu’elle a des absences…
— Et pendant ces absences elle tue les gens à coups de barre de fer ?
— Hein ?
Je lui raconte mes démêlés avec la vioque et il secoue la tête.
— Son état s’aggravait aux dires de Jean. L’absence prolongée de son fils a dû lui porter le coup décisif.
— M’est avis que c’est plutôt elle qui les porte, les coups décisifs…
Je me lève et retourne à la bibliothèque afin de carillonner l’Hôtel Albert 1er. Le portier de noye auquel je demande Mme Vachanski, me rétorque que la dame n’a toujours pas reparu.
Van Danléwal me rejoint, timidement.
— Monsieur le commissaire ?
— Oui ?
— Je… Je vous ai dit tout ce que je savais…
— Et alors ?
Oh ! c’est vrai. J’oubliais de lui restituer son fameux papelard.
Comme San-Antonio n’a qu’une parole je lui remets le bout de bristol cause de tant de drames.
— Tenez, mon vieux. Mais je vais avoir besoin de vous encore.
Il est bien disposé à mon endroit (Charpini dirait à mon envers).
— Oui ?
— La Vachanski est à E-ville en ce moment.
— Non ?
— Si je vous le dis c’est que je le sais.
— Vous l’avez vue ? demande-t-il.
— J’ai fait mieux que la voir.
— Vous lui avez parlé ?
J’ai fait mieux que lui parler, mais ça c’est trop intime pour que j’en fasse état.
— Oui. Seulement elle a disparu au cours de la soirée. Il faut la récupérer coûte que coûte. Vous connaissez la ville, moi pas. Aidez-moi, vous me devez bien ça.
— Élisabethville est grand.
— Ce qui accroît mes difficultés. D’autant plus que j’ai un problème personnel à résoudre.
Et je lui raconte l’enlèvement de mes deux lascars, succédant au mien.
Van Danléwal réfléchit.
— Donc, elle disposait de complices ?
— La preuve. Il y a eu ces Noirs de la forêt qui m’ont agressé, puis les hommes en voiture tous-terrains.
— Je pense à quelque chose, fait-il soudain.
— Pensez à haute voix, ça gagnera du temps !
— Maria Vachanski est Polonaise, mariée à un diplomate, donc très militante pour les républiques de l’Est.
— C’est vraisemblable. Alors ?
— Il existe ici, un groupe d’activistes qui mènent une guerre sourde pour la libération totale du Katanga. Ce sont des fanatiques. Il se pourrait qu’elle ait fait appel à eux…
— Très possible en effet. Où siègent ces aimables gentilshommes ?
— Dans la forêt.
— J’imagine mal l’élégante Maria Vachanski se lançant avec ses escarpins dans la jungle à la recherche d’hommes de main !
— Moi aussi, mais on peut supposer qu’elle a eu le tuyau par son consulat…
Je sursaute !
— Bon Dieu oui ! Le consulat de Pologne ! C’est la planque idéale pour elle. Le consul assiste-t-il à la soirée française ?
— Évidemment.
— Alors il n’y a pas à hésiter, emmenez-moi au Consulat de Pologne.
— Mais vous n’y pensez pas, bredouille Van Danléwal.
— Je ne pense qu’à cela au contraire. En route, et ne me faites pas de giries, je ne suis pas d’humeur badine.
CHAPITRE XI
Contrairement au consulat de France qui se trouve dans un immeuble, celui de Pologne occupe une maison particulière dans une partie calme de la ville.
— C’est là, me dit mon compagnon. Vous… Vous n’avez plus besoin de moi, j’espère ?
— De vous non, mais de votre voiture peut-être. Passez-moi la clé et rentrez à pied. Je vous la restituerai demain. Elle sera aux aurores devant l’Hôtel Albert 1er. Si vous ne la voyez pas, déposez une plainte pour vol et laissez uriner le mérinos.
Il ne cherche pas à biaiser et, sans un mot me tend un petit trousseau de clés.
— Quelle aventure ! soupire-t-il.
— À qui la faute, monsieur Van Danléwal ? Si vous étiez un honnête homme, rien de ceci n’aurait eu lieu. Vous seriez sans doute moins riche, mais votre conscience aurait la blancheur Persil.
C’est sur cette déclaration pertinente que je le quitte ou plutôt que je le laisse me quitter. J’attends que sa silhouette massive ait disparu, puis je sors de l’auto et je m’approche de la maison. Il est deux heures du mat et on entendrait voler l’intelligence de mon pauvre Bérurier. Pourtant il y a de la lumière un peu partout dans la propriété. Je me convoque de toute urgence pour une conférence au sommet et je me dis ceci : « San-Antonio tant aimé, si tu pénètres par effraction dans ce logis, réputé terre étrangère, tu risques de te faire dessouder bassement, ce qui n’est rien ; mais ton décès en de telles circonstances flétrirait la valeureuse police françouaise dont la réputation est ce qu’elle est mais en vaut bien une autre.
Et puis, blague dans le coing, comme disait un planteur de cognassiers, je ne suis pas sûr du tout que la Vachanski soit ici. Il s’agit d’une supposition qui n’est peut-être pas absolument gratuite, mais que je suis décidé de payer à tempérament (j’en ai un du tonnerre). Je vais donc agir très normalement, presque protocolairement.
Je grimpe la volée de marches du perron, laquelle vaut mieux qu’une volée de bois vert et je me mets à jouer sur la sonnette « Pologne, ô mon pays bien aimé ». Un type très ému et très rébarbatif, au poitrail consterné de décorations (Béru dixit) délourde.
— Salut, fais-je gentiment en lui refilant la publicité Gibbs de mes trente-deux dents soigneusement répertoriées. Je viens de la part de M. le consul. Je suis le secrétaire particulier du consulat de France où il se trouve actuellement, et il m’a chargé d’un message pour la dame qui vient d’arriver ici.
Culotté, non ? Faut être gonflé au gaz de ville pour oser jouer une saynète pareille. Elle porte ses fruits, comme disait une marchande des quat’ saisons. Le gars hoche la tête.
— La dame est dans sa chambre, dit-il.
— C’est très important, si vous voulez bien me montrer le chemin !
J’ai le cœur qui fait un bruit de casseroles dévalant un escalier. Je joue gros et serré, mes fils. Si jamais y a du pet, le ravissant San-A., l’homme qui n’a peur ni des mouches ni des maris qui manquent leur train, risque de voir sa brillante situation brisée comme les claouis d’un monsieur aux prises avec un démarcheur d’assurances.
Nous escaladons un escalier en faux marbre tout en bois et le domestique me désigne une banquette recouverte de velours cramoisi.
— Si vous voulez attendre.
Il s’approche d’une porte, frappe, et une voix dit quelque chose que je ne comprends pas. Le valet répond sans hésiter :
— Czzzkyc wlopfftz cklapolski niapprzx y lwwklz.
Ceux d’entre vous qui parlent polonais n’auront aucune difficulté à traduire.
La lourde s’entrouvre. Je perçois un chuchotement. Ensuite de quoi, mon amie Maria passe sa tête par l’entrebâillement.
Je me dis que si j’attends trois secondes de plus sans broncher, tout peut être fichu. Je me lève et m’approche en souriant.
— Chère Maria, dis-je, j’avais bien pensé que vous étiez ici. Figurez-vous que je tenais absolument à vous parler…
Maintenant je suis devant la porte. Le valet attend, car la Vachanski vient de lui dire un mot dans sa langue si maternelle. Il faut avant tout s’occuper de ce garçon.
Au moment où il s’y attend le moins je lui place un direct-maison au creux de l’estom’. Le zig a un hoquet et crache séance tenante trois pépins de poires avocates catégorie Floriot. Un crochet au menton le finit. Je le biche par la cravate et je le traîne dans la chambre de Maria.
La femme ne dit rien. Elle me regarde gravement. Elle a vu mon pétard à ma main gauche et la petite friction que je viens d’administrer au lourdier lui explique mieux qu’une lettre recommandée que je suis prêt à tout en commençant par le pire.
— Venez avec moi ! lui dis-je. Et pas un geste ou je vous liquide comme on écrase une punaise.
Ses yeux sont pareils à deux petites banquises et ses mâchoires sautillent sous ses joues fardées.
Je lui chope une aile et la pousse dans l’escadrin.
— Ce que vous faites est très grave, proteste-t-elle.
— Moins grave que ce que vous avez fait, vous ! lui réponds-je.
Nous fonçons jusqu’à ma bagnole.
Ce qui me surprend chez la dame, c’est son profond abattement. On dirait quelqu’un de choqué. Un jour que j’avais emmené un matou recueilli par Félicie chez le vétérinaire pour le faire opérer des castagnettes turques, j’ai vu l’animal prendre le même air désapprobateur et navré.
Je démarre. L’auto de Van Danléwal est une Mercédès puissante. J’appuie sur le décarreur et je m’éloigne rapidos des quartiers peuplés. Ce qu’il me faut, c’est un coinceteau pépère où nous pourrons faire, non plus des galipettes, mais le tour de la situation. Je pilote la brouette vers cette banlieue de Bokono où disparurent corps et biens mes chers copains.
Maria est comme dans un rêve. Je la bigle à la dérobée et je m’aperçois qu’elle a chialé. Alors je me dis, avec ma mignonne cervelle de commissaire San-Antonio, qu’elle est dans cet état parce qu’elle connaît la mort de son Jules. Et toujours au moyen de la même cervelle, je m’ajoute que si elle est au courant-de ce décès, c’est parce qu’elle se trouvait chez Brasseton lorsqu’il a eu lieu.
Et puis, comme je suis nettement en forme, il me vient une pensée superfétatoire qui aurait tendance à annuler les précédentes : comment Maria et James ont-ils pu pénétrer dans la strass avec un guépard qui vadrouillait et qui ne demandait qu’à se cogner un gigot d’homme et des abats de dame à la sauce barbare, hein ?
— Où m’emmenez-vous ? soupire-t-elle néanmoins au bout d’un long moment de silence.
— Tiens, on ne se tutoie plus, réponds-je.
J’ai un petit rire suffisant (suffisant pour mes moyens) et je stoppe l’auto de Danléwal à l’entrée de ce fameux chemin où le chauffeur de taxi vit disparaître les Laurel et Hardy de la Rousse.
— Je pense que nous sommes sur le bon chemin, n’est-ce pas, ma ravissante ?
Elle se contente de hausser imperceptiblement les épaules. Elle a beau être commotionnée, je crois qu’il ne sera pas aisé de lui tirer les vers du pif. En matière de police, il y a deux catégories d’individu qu’on a du mal à faire jacter : les terreux et les gonzesses qui ont décidé de ne pas parler. Vous pouvez leur chanter du Dargeot Moréno, leur braquer une lampe à souder aux noix, voire même les traiter de mots orduriers tels que : salaud, ordure, député ou lyonnais, ces gens-là ne mouftent pas.
— Écoutez, Maria, attaqué-je, plus sérieux de ton et d’expression qu’un lord d’Angleterre expliquant à un chirurgien qu’il a avalé un parapluie, il y a des moments dans la vie où la vérité la plus dégueulasse est préférable au mensonge.
« J’en sais déjà tellement long sur vous que si je l’écrivais, l’œuvre de Balzac à côté, ressemblerait à la notice explicative du jeu de dominos. C’est pourquoi je vais vous demander un complément d’information. Si vous me le donnez, je vous fiche la paix ; si vous ne me le donnez pas, je vous fiche la guerre, vous pigez, mon petit ?
Elle a une moue lamentable.
— Que de blabla !
Ça me pique un peu, naturlich.
— Votre bonhomme est mort, je suppose que la vie ne vous paraît pas très agréable en ce moment ?
Elle tressaille et me regarde, stupéfaite.
— Quand je vous disais que je savais énormément de trucs, ma gosse. L’histoire du diamant fauché à Brasseton ; l’assassinat de James par la vieille folle et tout…
« Ce qu’il me faut, c’est votre version des faits. Je ne sais si vous êtes au courant de mon identité, bien que vous la soupçonniez…
— Commissaire San-Antonio, récite-t-elle, d’une voix vexante, car elle est dénuée de toute admiration.
— Qui vous l’a appris ?
— Les deux bonshommes grotesques qui vous ont accompagné ici.
J’ai une bouffée d’espoir.
— Où sont-ils ?
— Aux mains des Ossoboukos… s’ils y sont encore !
Mon espoir retombe.
— Expliquez.
— Des Noirs avec lesquels je suis en bons termes les ont livrés clandestinement à ces féroces guerriers en leur disant que vos hommes étaient les conseillers de Bavitavokavu, leur plus farouche ennemi.
La garce ! C’en est fini de mes chers amis. Deux existences exemplaires, deux carrières dignes des loges, qui sont venues bêtement s’achever au cœur de la brousse congolaise !
J’en ai la gorge qui se noue, le cœur qui se met en circuit fermé, la pression artérielle qui s’affaisse.
— Nous allons y revenir dans un instant, affirmé-je, auparavant, comme disent les Chinois, je voudrais l’histoire du diam, considérée avec votre optique à vous. À quoi bon vous enfermer dans un mutisme ridicule ? En parlant, vous pouvez me permettre au contraire d’aplanir certaines difficultés. Vous êtes épouse de diplomate, un scandale n’arrangerait personne.
Elle réfléchit. Je crois qu’elle va me donner un ticket d’accès pour les bains turcs, mais vous savez comment sont les bonnes femmes ? Quand elles mettent leur clignotant à gauche, elles tournent à droite.
— Pourquoi pas ? fait-elle. D’accord, commissaire, je vais tout vous dire…
« Vous n’auriez pas une cigarette ?
Je lui file une cousue, la lui allume, et attends. Ça vient vite.
— Voici deux ans, j’ai fait la connaissance d’un fonctionnaire de l’ambassade américaine et je suis devenue sa maîtresse.
— Un attaché d’embrassade, ricané-je. Était-ce James Hadley ?
— Oui.
— Touchant : l’idylle Occident-Orient. Les Capulet et les Montaigu, quoi.
— Nous voulions faire notre vie ensemble en Amérique du Sud. Le rêve de James, c’était de faire de l’élevage au Brésil…
Elle a une sorte de sanglot larvé qu’elle réprime et surmonte.
— Seulement nous étions pauvres et nous voulions de l’argent pour vivre notre amour.
— Alors lorsqu’Estella Van Danléwal vous a raconté comment son bonhomme à elle avait solutionné le même problème, vous avez eu l’idée de voler ce fameux diamant clandestin. L’idéal, c’est que son possesseur ne pouvait pas alerter les autorités, non ?
— Vous savez en effet beaucoup de choses, apprécie Maria en expulsant de ses éponges un goulanche de fumaga.
— Vous êtes venus au Congo, James et vous, riches des explications fournies par Estella, laquelle, soit dit entre nous et l’armoire à glace, m’a l’air d’être une superbe tête de linotte, vous avez fini par mettre la main sur le caillou ?
— Oui, James y est parvenu en faisant pression sur la mère de Brasseton lors d’un voyage que ce dernier fit à Léopoldville.
Bing, tout s’éclaire. Je pige pourquoi la vieille a piqué sa crise de folie homicide ce soir. Elle a reconnu son tourmenteur qui avait fauché le diam et l’a tué.
— Continuez, Maria.
— Une fois en possession de la pierre qui est absolument remarquable, nous nous sommes crus tirés d’affaire. Mais il est malaisé de vendre une pierre pareille. Les joailliers sont gens méfiants qui posent trop de questions indiscrètes.
« Nos démarches furent longues et incertaines. Nous tenions à la discrétion, comprenez-vous ?
Elle tète goulûment sa cigarette comme si elle tenait absolument à enfumer l’intérieur de la Mercédès.
— Allez-y, je vous écoute.
— Je pense qu’elles nous firent repérer, malgré les précautions que nous prîmes. Toujours est-il que la semaine dernière, James Hadley reçut la visite de Brasseton.
— Bigre !
— C’était James qui détenait le diamant. Brasseton paraissait au courant de beaucoup de choses. Il menaça mon amant des pires calamités si celui-ci ne lui restituait pas son bien.
— Alors ?
— Alors James eut peur pour moi et il rendit le diamant.
— Fin du second épisode, fais-je, c’est plus passionnant qu’un film sur le torticolis de la girafe à travers les siècles, continuez…
— Lorsque James m’apprit qu’il avait cédé, j’ai cru devenir folle. Nous avions trouvé un acheteur pour la pierre. Il nous en proposait une somme astronomique et voilà que tout s’écroulait. J’ai décidé que nous repartirions à la conquête de cette gemme qui nous avait déjà coûté tant de tracas et d’argent.
— C’est alors que vous avez tué Brasseton ?
Elle se crispe et ôte lentement sa cigarette de sa bouche. Puis elle me détronche avec une application bizarre.
— Que racontez-vous là ?
— Je raconte que Jean Brasseton est décédé à son domicile parisien d’un coup de hallebarde dans le buffet, ma chérie, c’est même à cause de cela que je suis ici.
Maria secoue la tête.
— Mais, James m’a dit qu’il s’était renseigné et que Brasseton était retourné au Congo. Il prétendait même l’avoir vu à l’aéroport…
— C’est que James vous a berlurée, ma choute. Mais poursuivez, c’est trop captivant.
— Nous sommes revenus ici. Nous nous sommes renseignés pour savoir où était Brasseton, James a appris qu’il était à Stanley-ville.
Vous ne trouvez pas, vous autres, les décoiffés du bulbe, que le Hadley se comportait bizarrement avec sa souris polak ? Moi si. Elle continue pourtant.
— Nous avions décidé d’agir ce soir, mais vous êtes intervenu et j’ai pris peur.
— Au Guest House, vous avez dit à James d’aller fouiller ma chambre ?
— Oui.
— Et il vous a téléphoné pour vous annoncer que je n’étais pas franco.
— Il m’a dit que vous étiez un flic. Il a trouvé dans vos bagages des papiers de police.
— C’est ce qu’il vous a dit ?
— Oui.
— Alors il vous a menti. Les papiers de police je les avais sur moi. Ce qu’il a trouvé dans ma chambre, c’étaient de fausses pièces d’identité que j’avais prélevées sur le cadavre de Brasseton. Avez-vous entendu parler d’un dénommé Hans Sufler, Maria ?
Elle blêmit.
— Je crois que c’était…
— Oui ?
— Les faux papiers que James s’était fait fabriquer pour partir au Brésil. Il voulait faire peau neuve…
— La preuve qu’il vous menait en bateau est donc faite. Il n’a pas rendu le diamant à Brasseton et a tué ce dernier. Pour retarder les recherches, il lui a pris ses papiers et a mis à leur place les faux qu’il se destinait. De cette façon, la police, lorsqu’elle trouverait le cadavre, partirait sur une fausse piste et il faudrait du temps pour découvrir la vérité. Pas mal…
— Mais pourquoi m’a-t-il menti ?
— Je vais vous le dire, ma gosse : il voulait bien refaire sa vie, mais sans vous.
— Alors pourquoi est-il revenu au Congo avec moi ?
— L’Afrique est juste en face de l’Amérique du Sud.
Elle jette sa cigarette à demi consumée.
— Ce n’est pas possible !
— Un combinard, votre Roméo, Juliette. Il avait son plan, croyez-moi. Alors ce soir vous êtes retournés chez Brasseton.
Elle acquiesce et se masque le visage.
— C’a été affreux.
— Comment êtes-vous entrés ? Il y a le guépard.
— Il était enfermé lorsque nous sommes arrivés. Le domestique nous a ouvert. James avait un revolver… Il a…
— Il l’a fait monter dans sa chambre et l’a abattu ?
— Oui. Sans explication. Je criais, je ne voulais pas, mais il paraissait hors de lui. Et cette vieille folle qui jouait du piano pendant ce temps…
— Après ?
— Nous sommes descendus à la cave pour chercher le diamant, car c’était là que Brasseton l’avait caché la première fois…
— Et puis ?
Elle pousse un petit cri et des larmes se mettent à ruisseler sur son visage.
— J’ai compris.
— Il voulait vous y liquider, n’est-ce pas ?
— Il avait des yeux bizarres et m’avait fait passer devant…
— Alors ?
— Oui, maintenant je sais, vous avez raison, il avait son plan, il ne m’aimait plus…
Je la laisse pleurer, sachant combien ça soulage.
— Mais avant qu’il ne vous abatte, la vieille qui l’avait reconnu est arrivée avec une barre de fer et l’a tué ?
— Oui.
Comme c’est étrange, cette justice immanente. Un boomerang est venu frapper celui qui l’avait lancé. Ça me rappelle l’histoire de mon copain François Richard : « En Australie, un monsieur est devenu dingue parce qu’on lui avait offert un boomerang neuf et qu’il essayait de se débarrasser du vieux ! »
— Qu’avez-vous fait alors ?
— J’ai hurlé, j’étais folle de terreur. La vieille m’a poursuivie, puis, comprenant qu’elle ne me rattraperait pas, elle a ouvert la cage du guépard. C’était infernal. Si nous n’avions pas laissé la porte entrouverte en entrant, le fauve m’aurait rattrapée, je suis arrivée de justesse et j’ai juste eu le temps de tirer la porte.
Un long silence. J’allume deux cigarettes comme fait M. Gary Grant à l’écran, et j’en glisse une entre les lèvres décolorées de Maria.
— Merci, balbutie-t-elle.
— Comment se fait-il que James n’ait eu aucune pièce d’identité sur lui ?
— Il les avait laissées à l’hôtel.
Un gars organisé. Il ne voulait pas risquer de laisser traîner des indices.
— Et son revolver ? Il avait disparu lorsque je suis arrivé sur les lieux, quelques heures plus tard.
— La vieille folle a dû le prendre et le cacher.
Ça me paraît vraisemblable en effet. M’est avis qu’elle m’a tout vendu, non ? Il ne reste plus qu’à fermer pour cause d’inventaire.
— Très bien, dis-je. J’écraserai le coup en ce qui vous concerne, Maria. Et je laisserai la police d’ici se dépatouiller avec ces morts, mais à une condition.
— Laquelle ?
— Il faut que je récupère mes amis.
Elle secoue la tête.
— Comment voulez-vous ? C’est impossible.
— Non. Il faut aller vers les Noirs qui vous ont aidée et nous faire conduire jusqu’à la tribu à laquelle mes hommes furent livrés…
— Nous y arriverions trop tard.
— Peu importe. Je le ferai. Je les retrouverai morts ou vivants, mais je les retrouverai.
Ma foi, ma détermination, mon feu la gagnent.
— Vous avez raison, venez !
CHAPITRE XII
Une aube majestueuse, couleur de framboise écrasée, de confiture de groseille, d’épinard au naturel, de carotte râpée et de films français en couleurs s’étend sur l’Afrique Congolaise, comme de la pâte à crêpe sur une plaque chauffante[15].
La bagnole tous-terrains tangue (anika) sur la piste. Elle est pilotée par un Noir farouche dont le mutisme fait peine à entendre. Maria est prostrée à l’arrière de la bagnole. Quant à moi, je fume pour me doper. Je ne sais pas si vous avez fait le calcul, mais voilà un bout de moment que je n’ai pas allongé ma viande dans les torchons et la dorme me titille les ramasse-miettes que c’en est un plaisir, comme dirait Madame Camille Marbo, du jury Fémina par défaut.
Mais San-Antonio est toujours là et un peu là. L’élève appliqué de la police, scrupuleux comme ces écoliers qui tracent les doubles V à la règle.
La piste est plutôt une sente. Les lianes nous fouettent le portrait. Des perroquets jacassent. Soudain je tressaille. L’un d’eux, ma parole, siffle « Les matelassiers » !
— Nous arrivons, hein ? je demande au noir pilote.
Il me fait un signe d’acquiescement aussi noir que sa physionomie.
— Oui.
Voilà deux heures que nous roulons et nous avons le dossard en compote. Le perroquet que je vous jacasse continue de lancer les notes altières, déformées peut-être, mais en tout cas reconnaissables. Les paroles me viennent en tête automatiquement :
Matelassier, carde, carde
Et si ta femme te tire la laine
Mate-la ! etc…[16]
Soudain la piste débouche sur une clairière où fume un feu de bois vert. Une énorme broche taillée dans un tronc de pafier est aménagée et qui vois-je, garrottés contre un poteau ? Pinaud et Béru que ces Ossoboukos atteints encore de cannibalisme héréditaire aigu s’apprêtent à consommer comme s’ils étaient deux potages Maggi.
Une dizaine de Noirs peu vêtus, armés de coutelas et aux têtes féroces dansent autour de mes deux équipiers, à l’exception du cuisinier, lequel prépare des aromates, vraisemblablement pour Pinaud qui ne saurait être consommé autrement qu’en court-bouillon.
— Halte ! je hurle en pointant mon pistolet.
Mal m’en prend. Les Ossoboukos nous cernent en vociférant.
— Ne tirez pas ! me crie le chauffeur. Sinon ils nous tueront tous.
Il se lance alors dans une palabre énergique :
— Mkao zigouigoui babao viski bazouka oulala kestafé ! dit-il[17].
Les Ossoboukos restent fermes sur leurs jarrets. Il y a un silence, puis l’un d’eux parle. Le chauffeur nous traduit.
— Ils refusent de rendre les deux hommes. Ils disent que ce sont des traîtres et qu’ils doivent les manger afin d’apaiser la colère des Dieux.
— Et mon c… ! beugle le Gros qui est parvenu à faire glisser sa liane chasseresse qui lui servait de bâillon. Viens nous délier, Tonio, et tu vas voir ce que je vais te leur mettre dans le pif à ces tordus !
— Insistez, dis-je à notre guide. Dites-leur qu’il y a eu erreur et que ce ne sont pas des traîtres. Promettez-leur de l’argent…
Le pilote du tout-terrain s’égosille :
— Tavé kapa yalé hé balo kté ! fait-il.
Conciliabule chez messieurs les gastronomes. Le jury rapporte son verdict : il est négatif.
— Rien à faire, fait le chauffeur. Ils ont promis ces hommes aux Dieux et innocents ou coupables ils doivent être sacrifiés.
— Viens seulement nous détacher, Tonio ! crie Bérurier. Et tu vas voir ce que je vais te leur sacrifier sur le coin de l’amulette !
— Tais-toi, Gros, fais-je et espère…
Pendant la dernière diatribe j’ai porté la main à ma poche et j’y ai retrouvé un objet insolite et oublié.
— Dis-leur que je suis un grand Dieu blanc et que si on ne me donne pas ces hommes, je les rendrai tous aveugles d’un seul geste.
L’autre hésite.
— Traduis, bon Dieu !
Il traduit. J’sais pas si ces mecs-là ont vu beaucoup de films de Tarzan, toujours est-il qu’ils se tapent le menton d’un air sceptique. Alors que fait San-Antonio ? Il prend mine de rien l’œil de verre de feu James dans sa main. Il porte cette main à son œil, il fait mine d’arracher celui-ci et brandit l’autre sous le nez des guerriers ossoboukistes. Les gars sont médusés. Je fais semblant de me recloquer l’œil dans le vasistas. C’est du délire.
Tous se jettent à genoux et nous n’avons plus qu’à délier les fameux duettistes et à rentrer dare-dare à Élisabethville.
Formidable, non ? Et pourtant authentique, s’il y a des incrédules parmi vous qu’ils viennent me trouver, je leur fournirai des arguments qui les frapperont.
Deux heures plus tard, après nous être restaurés, nous partons pour l’aéroport.
Au moment de quitter l’hôtel, je vois s’avancer la môme Maria.
— C’est bien vrai, me dit-elle, vous ne m’arrêtez pas ?
— Je n’ai aucune qualité pour le faire.
Elle secoue la tête. Elle a vieilli de dix ans. C’est presque une dame d’un âge mûr maintenant.
— Alors je reste ici, fait-elle. Je ne sais pas encore ce que j’y ferai, mais je n’ai ni l’envie ni la force d’aller ailleurs.
Je comprends son drame.
— O.K., Maria, fais-je. Vous avez peut-être raison. Et puis c’est ici qu’est mort un rêve, n’est-ce pas ?
— Il y a également ça.
Je lui serre la louche.
— Adieu, que le temps vous apporte la paix.
CONCLUSION
— Quand je pense que j’ai failli être bouffé, gémit Pinaud, vous parlez d’une aventure, jamais on ne me croira à Vincennes !
— Ces Ossoboukos ont échappé à un grand danger, dis-je, celui de se casser les dents sur ta carcasse débile.
Le vieux miroton hausse ses épaules en bouteille de Perrier.
— Tu charries, mais je n’étais pas fier. Et le Gros non plus, hein, Béru ?
Béru rêvasse.
— Je me demande si j’aurais été bon, murmure l’éternel boulimique. Quel goût je peux avoir à ton avis, San-A. ?
— Il n’existe pas de mots pour le qualifier. Grosse Pomme. Mais ça doit tenir du chien crevé, du rat d’égout, du lard rance et du blouson de daim court-bouillonné.
Il ne se fâche pas.
— Faut toujours que tu débloques. Dire que c’est grâce à l’œil de verre de ce saligaud qu’on a pu s’en tirer. Tu sais ce que je voudrais ? Que tu me le donnassasses en souvenir.
Je fouille ma vague.
— Tiens, sois heureux…
Le Gros se met à jouer avec l’écœurant trophée, tandis que notre avion fonce dans l’azur africain.
Pinuche s’assoupit, moi je torche un scotch en m’abandonnant à une aimable torpeur. Soudain une exclamation me fait tourner la tête.
— Tonio !
— Oui, Gros !
— C’t’un œil truqué, c’t’œil de verre, regarde, il s’ouvre.
— Hein ?
Il me tend l’œil partagé en deux. Une pierre d’un éclat incomparable (aussi pour une fois ne le comparerai-je pas) étincelle dans l’insolite écrin.
— Le diamant, balbutié-je.
— Quoi ?
— C’était là qu’il le planquait. Il avait fait faire cette planque pour pouvoir lui faire passer des douanes sans encombre… Ah ! il était fortiche, James Hadley.
Je cueille la pierre entre le pouce et l’index. Elle en jette comme toute une centrale électrique.
— Dire que ça vaut une fortune, ce morceau de minéral ! soupiré-je. Et que des gens sont morts pour ça.
— Qu’est-ce qu’on va en foutre ? demande le Gros.
Je secoue la tête.
— La remettre au Vieux, il avisera. C’est un peu à cégnace de prendre des responsabilités.
Pinaud réveillé cligne des yeux et considère le caillou d’un air méprisant.
— J’aime mieux ma Diane, déclare-t-il en caressant le derrière de bronze de la chasseresse. C’est tellement plus décoratif !