Le plus cocasse,
le plus délirant,
le plus fou fou fou,
le plus san-antoniesque
LES VACANCES DE BÉRURIER
ou
LA CROISIÈRE DU
« MER D’ALORS »
ATTENTION !
ACHTUNG !
ATTENTION ! [1]
ATTENZIONE !
Dans le livre ci-joint, il est question, entre autres trucs, d’un ministre, d’un professeur d’histoire et d’une compagnie de navigation.
Mettons-nous bien d’accord, mes drôles : ces personnages et cette compagnie sont fictifs absolument / Ils n’existent pas, n’ont jamais existé, ne se permettront jamais d’exister.
Et c’est bien dommage !
Je me réjouis que dans le grotesque, aux confins de la mort.
Le caméléon n’a la couleur d’un caméléon que lorsqu’il est posé sur un autre caméléon.
1
Vous connaissez tous ma devise ?
Elle est la même que celle des Kennedy : « Ne jamais se LAISSER ABATTRE ! »
Voilà pourquoi, quand ça ne va pas, je décide que tout va bien.
Mon adversaire au tennis est un vilain petit coriace dont le sourire me semble aussi crispant que la leçon de piano des mômes de vos voisins. Le genre de gars qui élabore ses deltoïdes devant une glace et qui s’écrit le soir, de la main gauche, les lettres d’amours passionnés qu’il fait lire le lendemain à ses copains.
Alors que nous bénéficions d’un set chacun, cet endeuillé du cache-sexe me mène par cinq jeux à deux dans la belle. Il m’est donc avis, mes frères, que si la troisième manche est pour lui, le premier manche ce sera bel et bien votre San-Antonio déconfit dont une horde de spectatrices admire le smash, la classe et les jambes bronzées. In petto, car je suis aussi latiniste que tennisman, j’enrage, j’odésespoire. Mes doigts blanchissent sur le manche de ce que mon camarade Bérurier nomme une « braguette de pennis ». Être battu par un tocasson, mes chéries ? par une petite chose évasive qui lâche des bouffées d’orgueil comme un vieux bourrin lâche des pets, qui balise l’air avant de parler, qui préfigure ses gestes avant de les accomplir, qui rit de sa victoire avant que de l’avoir concrétisée, qui méprise d’instinct, qui gloriole, qui caracole du regard, qui s’impose, s’expose, se juxtapose, qui indispose, qui considère son nombril comme la caverne d’Ali Baba, un temple, un abri antiatomique, comme la cicatrice laissée par la pointe du compas céleste. Être battu par ce truc, cette chose, ce machin cloaqueux. cette roue de paon, cette guirlande de 14 juillet, ce plastron désamidonné, cette châsse vide, cette cloche sans tympan, ce te deum sans de Gaulle. Être défait par ÇA, moi San-Antonio, m’ulcère, me déface, me racornit, me conspue, m’extrade de ma personnalité, me brise, me brime, me déprime, m’abîme, m’endolore, m’émascule le respect humain.
La balle arrive comme un boulet. Je la cueille, mollement. « C’est pas un filet à papillon que tu as à la main, San-A », nargue mon subconscient. La boule feutrée se transmue en plomb et foire à mes pieds dans le sable rouge.
Ce court de tennis est une arène où l’on perce les flancs de ton standing, San-A. Ta dignité agonise comme un taureau exsangue. Elle va trépasser dans le soleil de la Côte d’Azur et on la traînera par les cornes, comme les vieux cocus défunts, jusqu’à la fosse commune des matamores vaincus.
— Quarante-trente ! annonce la voix impassibilo-métallique de l’arbitre juché sur sa haute chaise pour bébé gaullien.
Rien de plus éprouvant pour un joueur dominé que le morne décompte d’un arbitre de tennis, cousin germain du robot, frère de lait de la girafe, ami d’enfance du haut-parleur de gare !
Quarante-trente, mes amis !
Quarante pour le teigneux au sourire fumigène, trente pour moi ! S’il remporte ce jeu, ce sera son sixième. Donc, balle de match dans la raquette du zouave ! La coupe m’échappe comme le fondement de la tripophage Gargamelle. Elle s’éloigne simultanément de mes lèvres et de la desserte en faux acajou véritable où ma Félicie l’aurait dévotionneusement placée.
A la place de la triomphante coupe, le calice des amertumes, San-A. Tout ça parce qu’un paltoquet t’a sapé le mental avec un sourire crispant. La rogne et la grogne se sont lentement installées en moi, fers de lance de la colère. Rien de plus néfaste que la colère ! Elle agit sur les surrénales, lesquelles déversent de l’adrénaline dans le sang, ce qui rétrécit les artères, d’où risques d’infarctus ! Alors du calme, San-A. Du calme…
Ouvre le robinet de vidange de ta hargne et fiche-toi la paix, mon grand !
En face de moi, l’autre pavoise déjà.
Faut le voir jouer avec la balle avant son ultime (il en est persuadé) service. Il la fait rebondir à plusieurs reprises sur le sol, l’essuie contre sa culotte blanche, puis la soupèse comme votre petite amie soupèse vos enjoliveurs après usage pour vous témoigner son admiration et sa reconnaissance.
Soudain, un grand calme me vient. Mon cerveau se met à faire de la chaise longue. Là-bas, de l’autre côté du filet, le mesquin tend son orgueil comme un hamac et s’y prélasse.
Il se taquine l’impatience, se retient de gagner trop vite. Une belle éjaculation, ça se mijote ! La jouissance n’est qu’une apothéose qui précède le vide. Sa balle de match en puissance, il voudrait la lécher comme un sorbet, se la carrer dans les orifices, la refaire de ses propres mains…
Il y a comme un blanc dans l’univers. Une mesure pour rien. Le soleil silencieux arrose à tout va. Côté gradins, les spectateurs restent immobiles sous leurs chapeaux de gendarme confectionnés dans des journaux. L’autre me coule un regard savoureux. Il me sodomise de la prunelle.
« Et alors, tu te décides, dis, minable ! » lui lancé-je muettement.
Il se décide. Rrran ! C’est parti. Trop loin puisque ça sort du court.
— Faute ! Laisse tomber le juge.
Mon vis-à-vis paraît un instant dérouté. Faut reconnaître qu’il a eu jusqu’ici un service impec. Il se frotte l’œil droit pour laisser accroire qu’un grain de sable pernicieux est responsable de cette méchante balle. Le voici qui réitère son numéro d’épate avec la seconde. Tandis qu’il bobinote, je remarque une grosse pastille de lumière à ses pieds. Il s’agit d’un éclat de soleil réfracté par une surface polie. L’éclat, pareil à un scarabée de feu, grimpe le long de mon adversaire, se hisse jusqu’à son visage, contourne ses yeux et se met à trembloter sur son front. Le presque-gagnant se concentre puis étire des gestes caramelleux.
Il est prêt. La balle s’élève, la raquette s’abat lentement, comme dans un ralenti cinématographique. J’ai le temps de voir fulgurer la plaque lumineuse, laquelle plonge dans l’œil de mon adversaire.
Un murmure s’élève. La balle vient de se perdre dans le filet.
— Egalité ! dit l’arbitre, sans passion.
Le sourire du garçon s’évanouit. Il sent tout à coup sa mécanique déréglée et en éprouve une confuse surprise. Pas de l’inquiétude, non, pas encore, mais un simple étonnement. Car à leur début, les calamités étonnent seulement avant d’effrayer. Mordez, en 40, par exemple quand on s’est fait craquer la charnière de Sedan… On n’a pas paniqué tout de suite, on s’est entre-regardé et on a dit, presque avec le sourire, ce que m’ont murmuré tant d’aimables personnes par la suite : "Elle est raide, celle-là. " De même, quand le 8 mai 1902 les habitants de Saint-Pierre de la Martinique ont vu bavasser des nuées ardentes sur les flancs de la Montagne Pelée, ils se sont exclamés : « C’est marrant ce truc, à quoi, que ça sert ? » Et d’autres encore, tenez, quand Saint-Carlos-l’Evangéliste s’est pointé, les bras tendus dans la position du sauveur en action, au lieu de prendre leurs jambes à leur cou, ils ont voté « voui ». Pourquoi qu’ils se seraient sauvés puisque, précisément, le rémissionnaire à double croisillon venait pour les sauver ? Le citoillien français, ce qui le perdra toujours, c’est sa curiosité. Une vraie pie borgne. Faut toujours qu’il en tâte, qu’il avale la potion avant de lire le prospectus. « Sauve-moi voir encore un coup que je me rende compte. » Le plus poilant, c’est qu’il se croit et se prétend de gauche, alors qu’il est le dernier vrai monarchiste d’Europe. Car enfin, un homme de gauche fait passer la justice avant l’ordre, non ? Le citoillien français, lui, il fait passer le désordre avant l’injustice.
Je vous dis ça en passant, mais réfléchissez-y, et vous verrez que ça n’est pas aussi stupide que vous en avez l’air !
Donc mon adversaire s’étonne ; et un sportif étonné est un arc qui se débande, mes gueux. Il prend du mou dans le poignet, de la langueur dans l’épaule. Sa raquette cesse d’être une bombarde pour devenir un éventail. De plus, chaque fois qu’il va engager, l’éclat farceur que je viens de vous parler ci-haut fonce automatiquement dans sa prunelle, sapant ainsi toute la précision du bellâtre. Croyez-moi ou allez vous faire toiletter les chromosomes, mais c’est le gars Bibi qui remporte le jeu.
Ainsi que les quatre suivants, mes jolies ! Parfaitement. Ce qui me vaut, en même temps que la victoire, une monstre ovation. Habituellement il est réservé, le public des tournois de tennis. Il quolibète pas. Vous entendrez jamais autour d’un court les exhortations qu’on entend dans un stade pendant le tournoi des Cinq nations. On est entre gens de bonne compagnie, quoi ! On appelait Dubout des doigts et si on s’exclame c’est au subjonctif, en faisant accorder les participes. Seulement, dans l’occurrence, son enthousiasme est trop fort pour s’exprimer à voix basse. On ne peut pas être simultanément discret et frénétique. Une grande, une formidable gueulée salue mon exploit. Ils me remercient pour le suspense que je viens de leur offrir. Je suis entré dans les annales, comme d’autres que je connais entrent dans les anus. On s’use la peau des paumes à m’applaudir. On m’envoie des baisers, des programmes, des slips, des fruits, des fleurs et des branches. On scande mon nom, on le locomotive de plus en plus vite. Moi, vous me connaissez ! J’ai le triomphe modeste. Je m’éponge calmement sous les yeux enivrés des demoiselles qui voudraient boire ma sueur de vainqueur comme un élixir de longue vis.
La rage de mon adversaire guérirait le hoquet d’un marteau pneumatique. Je vous parie un casse-tête chinois contre un castel normand qu’il va courir s’acheter les Pensées de Mao et attraper la jaunisse. Il me tend une main frémissante de rage.
— Compliments, mon cher !
Son cher n’est pas tendre.
— Vous fûtes très bien ! je lui distille en me détournant pour recevoir la coupe des mains d’une belle jeune fille brune dont la moustache est très fine et le rouge à lèvres très épais.
Des fans se précipitent en gambadant comme des faons. On me demande des autographes, l’heure qu’il est et ma balle de match. On me palpe, on s’assure de moi, on se repaît de ma personne, on se l’imprime dans la mémoire, on la réalise, la dévotionne, la contrôle, s’en persuade.
C’est alors que l’arbitre descend lentement de son piédestal comme une statue blanche vaincue par des diarrhées pigeonesques : jusqu’ici je ne lui ai pas accordé attention. Il était la voix de Jupiter sanctionnant nos fautes et nos prouesses. Chaque barreau dégravi de son tabourescabeau le réhumanise. Un Jupiter à terre n’est plus qu’un quidam. Je me trouve face à un grand monsieur distingué, coiffé d’une casquette blanche à longue visière en matière plastique. II porte de grosses lunettes fumées, pareilles à des hublots à meneau. L’arbitre se débarrasse de la coiffure et de ses lunettes. Et qui reconnais-je ? Non, ne cherchez pas à deviner : vous finiriez par trouver et j’aurais l’air d’un con. Le Vieux ! Parfaitement, mes amis : le Big Boss en blanc, en personne, en vacances ! Je me frotte les yeux. Il me sourit.
— Mes félicitations, me dit-il, votre remontée a été particulièrement spectaculaire, San-Antonio.
— Vous, monsieur le directeur ! Vous z’ici !
J’en doute encore. Vous croyez que je devrais consulter un œuf t’as le mot ? Me doucher ? Me coucher ? Me toucher ? Me boucher ? Me moucher ? Loucher ? Je m’hallucine ? C’est la conséquence de mes efforts ? Non : la conséquence d’un Vieux, mes drôles. Je largue tout pour me rendre plus vite à l’évidence. Le Dirlo est bien là, souriant ; un tantinet soit peu bronzé, désinvolte, élégant. Lui qu’on ne voit qu’en bleu croisé, avec sa Légion d’honneur, ses manchettes amidonnées et une perlouze grosse comme un petit-pois-chez-soi à la cravtoche, rutile au soleil de la Côte. Il rupine dans sa tenue immaculée.
— Moi, mon bel ami ! Plaisante-t-il. Et en vacances encore ! Voilà quelque trente ans que la chose ne m’était pas arrivée. Oh ! J’ai regimbé, allez ! Mais résiste-t-on toute sa vie à une psychose collective ? Non : la preuve !
Je désigne le siège d’arbitre.
— J’étais loin de me douter que…
— J’ai préféré ne pas me faire connaître de vous en cours de tournoi, afin de ne pas vous troubler.
D’un geste qui lui est familier, il caresse son crâne aussi déplumé qu’une ampoule électrique. Dans le mouvement, sa Piaget jette un foisonnement d’éclats. Je me mets à la fixer comme un garçon d’étage mate par le trou de serrure dans la chambre des jeunes mariés. Le patron enregistre mon regard et réprime un sourire.
— Merci pour les petits coups de projecteur, patron, lui murmuré-je à l’oreille, ils ont été très opportuns.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, San-Antonio, riposte le Scalpé en prenant l’air innocent des usagers mâles du métro quand une dame crie à la cantonade : « C’est pas bientôt fini, bougre de dégueulasse ! »
— Je veux dire, m’sieur le directeur, qu’avec vos dons il est regrettable que vous n’ayez pas appartenu à une batterie de D. C. A. lors de la dernière guerre.
Vingt minutes plus tard, nous sommes installés à la terrasse du Carlton, devant des oranges-vodka tellement glacées qu’un esquimau s’enrhumerait rien qu’à les regarder.
Le Big Dabe paraît confusément gêné d’avoir été pris en flagrant délit de vacances par l’un de ses collaborateurs. Les légendes basculent, mes gars ! Ainsi ce bourreau de travail, cet homme de devoir, ce pater austère est entré à son tour dans l’infernale ronde des vacanciers ? Il s’en explique, les jambes savamment croisées, ses aristocratiques paluches nouées au genou supérieur.
— En descendant sur la Côte d’Azur, mon bon San-Antonio, déclare-t-il, je n’ai certes pas souscrit aux dérisoires tentations d’une vie facile, j’ai voulu seulement me rendre compte de ce que sont ces fameuses, ces sempiternelles vacances qui dévorent mes contemporains, les débordent, investissent leur existence, les mettent en grève, les endettent, les syndiquent et leur font oublier un peu plus chaque jour les joies pourtant tonifiantes du travail. A travers les enthousiastes souvenirs de vacances de mes relations, je flairais confusément que ces périodes de relâchement étaient écrasées par l’ennui et que leur seul intérêt était de fournir aux gens de quoi alimenter leurs conversations, une possibilité de briller à bon compte et pour tout dire d’interpréter des personnages qu’ils ne seront jamais mais qu’ils s’imaginent avoir été sur les plages et les routes engorgées des étés précédents. Des souvenirs de vacances doivent macérer quelques mois avant de rendre tout leur fumet. J’ai remarqué, San-Antonio, que des vacanciers pris au retour de leurs équipées ne racontent pas celles-ci avec autant de lyrisme et de détails qu’ils le font six mois plus tard. « Conclusion : des vacances ont besoin d’être décantées, repensées, vernies par l’imagination. » Bref, on doit les vivre pour s’en débarrasser. Il s’agit en somme d’accumuler du matériel, c’est au retour que tout reste à faire. L’homme d’aujourd’hui « prend » ses vacances de juin à septembre, mais il ne « part » vraiment en vacances qu’à compter d’octobre, car on ne jouit bien de ses vacances qu’au soir d’une journée de travail, et seulement en compagnie de gens qui n’ont pas pris les leurs avec vous !
Mon vénéré chef écluse une gorgée de son orange-vodka. Un genre de breuvage qui lui ressemble puisqu’il permet de s’enquiller de l’alcool en ayant l’air de boire un innocent jus de fruit.
— En somme, m’sieur le directeur, en venant sur la Côte, vous avez voulu faire une expérience sociologique ?
Je savais que l’expression lui plairait. Son visage s’illumine.
— C’est cela même, mon bon ami. Une expérience sociologique. Je me trouvais seul, mon épouse et ma fille étant parties chez des cousins d’Amérique, notre honorable maison fonctionnait au ralenti, on parlait plus l’anglais que le français à Paris, aussi me suis-je décidé à opérer cette confrontation entre ce qui est et ce que je supposais.
— Et votre conclusion, patron ?
Il a un hochement de tête accablé.
— Je supposais peu et mal ! Grands Dieux, comme tout cela est affligeant ! Regardez ! ordonne-t-il en désignant la Croisette d’un index péremptoire. « Ils » se traînent ! « Ils » sont plus bousculés que dans le métro aux heures d’affluence. « Ils » ne savent pas trop quoi faire pour avoir l’air de s’amuser. Le temps des vacances, San-Antonio, c’est du temps à tuer et rien n’est plus difficile à tuer que le temps. Je m’en rends compte depuis quatre jours que je suis ici.
— Vous ne voulez pas dîner avec ma mère et moi, ce soir, m’sieur le directeur ? proposé-je, saisi d’une obscure pitié. Nous avons loué un petit appartement sur le haut de Cannes.
Il hoche la tête.
— Très gentil à vous, mon petit, mais je suis casanier bien que le Carlton ne soit guère un lieu d’ermitage idéal. Je sors très peu, et en tout cas pas le soir. J’ai dans mes bagages mon Descartes de chevet. Le Discours de la Méthode est un bon compagnon pour le vieux solitaire désabusé que je suis.
Il va me faire chialer s’il continue sur ce ton, le Big Boss. Il est en pleine misanthropie, le Déboisé.
— En somme, Boss, vous êtes venu sur la Côte faire de la délectation morose ?
— Pas de parti pris, croyez-le ! Je suis arrivé ici sans idées trop préconçues. Mais le spectacle environnant n’a pas tardé à me flanquer une mentalité de Chartreux.
Comme il achève ces mois, une ravissante rousse à l’aspect peu farouche, furieusement comestible dans son ensemble de plage léger comme la brise du soir, pique droit sur notre table et roule d’autor une pelle au vioque.
— Eh ben, mon Poucet, qu’elle lui exclame à voix perçante, tu t’es remis de tes émotions ! Oh ! dis donc, qu’est-ce que tu trimbalais, c’te nuit ! Ah ! j’te reverrai toujours nous faire la danse hawaïenne sur la table à quatre heures. T’étais complètement nazebroque, chéri ! Ce matin, quand je m’ai barré de ta piaule, tu ronflais comme un moulin à café électrique. T’as drôlement récupéré, on dirait ! C’est vrai que tézigue, pour pouvoir avoir mal aux tifs, faudrait d’abord que tu te fasses faire une moumoute, hein, mon petit œuf coque ?
Elle lui caresse le sommet du crâne d’un geste plus câlin que moqueur.
— Il est coiffé à la mappemonde, dit-elle malicieusement, mais je trouve que ça lui va bien. Seulement, pardon : ce boulot quand tu te débarbouilles, mon pote ! T’es obligé de flécher le parcours pour savoir où que s’arrête ta frimousse !
Moment d’intense délectation pour un San-Antonio qui dut si souvent se mettre au garde-à-vous devant le glabre personnage. Oh ! la frime de celui-ci, mes canards ! La pâleur et la rigidité cadavérique ! Ses yeux bleus ressemblent à deux trous dans me ombrelle. Le Vieux ne me regarde pas, ne parle pas. On dirait qu’il sort de chez un as de la taxidermie. Ainsi meurent les grandes carrières ! Ainsi fondent fondent fondent les petits maris honnêtes ! Il est devenu chef d’hagard, le Dirlo ! La pétrification même ! Cette donzelle vient de le réduire en esclavage. D’en faire mon otage, ma chose, mon objet manufacturé. Elle me le livre, me l’offre, me l’assujettit. Elle me l’essaye pour qu’il m’aille mieux. Elle dépose un cadavre entre nous : celui de sa légende. Désormais, il me suffira de regarder Pépère d’une certaine manière pour que sa férule donne de la bande, pour que son sceptre devienne spectre.
Elle en remet. C’est une bavarde ! Une intarissable ! Une inendiguable ! Insoucieuse du mutisme de son compagnon, elle me prend à témoin pour cocotter ses confidences. Elle m’explique leur foiridon de la nuit, en compagnie d’un couple ami. Les bouteilles de champ éclusées par le Dabe. Comme qu’il s’est bien déguisé, en faisant passer sa chemise par-dessus son pantalon, en se drapant dans la nappe et en utilisant le seau à champagne comme casque. Il chantait Gloire immortelle de nos dieux, avec un pébroque sur l’épaule en guise de hallebarde, paraît. Elle en rigole encore, Camille (c’est son préblaze). Je joins mon rire au sien, librement. M’est avis que le Dabuche va croquer une ampoule de cyanure d’une seconde à l’autre pour en terminer avec ce reportage audacieux. Surtout que maintenant, la gosse moule le chapitre clownesque pour passer aux confidences intimes. Selon elle, le Dirlo est un cas. Généralement une biture sape les élans amoureux. Un gars beurré (surtout de c’t’âge-là, précise-t-elle gentiment) flageole de la membrane. Il a la rapière défaillante. Sa hardiesse trébuche. Sa virilité diverge. Ses bonnes intentions vont paver l’enfer. Il se fait reluire au doigt et l’œil. Il ersatze insidieusement. Prend le fignedé de sa partenaire pour un dé à coudre. Interprète le principal rôle d’Une aussi longue absence. Tandis que mon Vénérable, lui, nonobstant le champagne, il est resté non pas de marbre mais en marbre ! Au plumard aussi il lui a servi du brut, à Poupette ! Un vrai tringloman, selon elle, avec des capacités à n’en plus finir, des initiatives osées, des combinaisons pas racontables, des défis aux bourgeoises lois de l’équilibre. Un téméraire infatigable. Un inventif aux trouvailles bouleversantes ! Il connaît tout le système glandulaire, le Vioque ! Tout le réseau nerveux ; les recoins où jaillit le pathétique. Il a des secrets d’acupuncteur, mon Boss. Un sens tactile branché sur la haute tension ! C’est le Paganini (aux vingt-quatre Caprices) de l’amour. Il joue de la femme comme le virtuose jouait du Guarnérius[2]. Voilà pourquoi, malgré leur différence d’âge, elle le tient en considération, son déplumé. Camille. Un archet comme le sien, ça ne se rencontre pas sous le sabot (ni même sous le ventre) d’un cheval. Il force l’estime, le mage d’Epinal. Il impressionne. Du coup je cesse de me gausser. Je déraille. Son prestige, un court moment endommagé, est instantanément colmaté, guéri, repeint. Il grandit ! Jette des feux. Je le reprends pour chef, reconnais sa suzeraineté, me réjouis d’être son subordonné. Jusque-là, je savais pas qu’il existait sexuellement, Crâne d’œuf. Ses fonctions annihilaient l’organe à mes yeux. Maintenant je sais que sa fonction crée l’orgasme.
La môme boit le godet de son révélateur.
— Ah ! l’hypocrite ! pouffe-t-elle. Dis donc, il est aussi viril que toi, ton jus d’orange !
Depuis un instant, le Boss a retrouvé son aisance. Une expression indulgente et modeste éclaire son visage. Il tapote d’une main experte la cuisse bronzée de sa jeune camarade de nuictée.
— La petite rapporteuse ! murmure-t-il d’un ton presque attendri, avec dans l’inflexion des promesses en voie de proche réalisation.
A cet instant précis, le destin qui semblait vouloir nous laisser quelque autonomie se présente sous les traits et la veste chamarrée d’un chasseur.
— Un monsieur vous demande à la réception, monsieur ! annonce-t-il au Vieux.
— Allons bon, fait le Vieux qui, pour être vacançophobe, n’en aime pas moins sa tranquillité. Vous m’excusez ? ajoute-t-il sans attendre qu’on l’excuse.
Une fois seul avec Camille, je lui consacre davantage d’attention. Selon une rapide estimation, cette fille doit posséder un beau tempérament d’amoureuse.
— C’t’une nature ! déclare-t-elle en regardant disparaître la haute silhouette de mon supérieur, y’a longtemps que vous le connaissez ?
— Cela fait pas mal d’années que je travaille avec lui, oui.
Elle tressaille et m’enveloppe d’un long regard de gazelle incommodée par la chaleur.
— Sans blague ! Alors vous aussi vous êtes dans le cinéma ?
Vous parlez d’un fripon, le Dabe ! Pour un bonhomme qui est resté des millénaires sans décarrer de son burlingue, il sait employer les astuces grand format, celles auxquelles une certaine catégorie de filles ne reste pas insensible.
— Oui, je, mon chou, co-menté-je.
Elle commence par le plus urgent, c’est-à-dire par croiser les jambes face à moi, en s’assurant que sa robe de plage s’est bien ouverte jusqu’au niveau de la ceinture. Sa bouche s’est également écartée et je vois pointer un petit bout de langue rose dont l’éducation n’est plus à faire. Camille n’est peut-être pas une championne du tastevin, mais en ce qui concerne le scoubidou fouineur elle est sûrement capable, les yeux bandés, de vous annoncer la nationalité et l’âge de son propriétaire.
— Alors, réellement, Pépère est une épée de matelas ? insisté-je en baissant le ton pour l’inciter aux vraies confidences.
Elle opine.
— Un vieux terrible, renchérit Camille. Y se font de plus en plus rares. On vit une époque où les bonshommes ont les jetons pour leur santé dès la cinquantaine. Y se bousculent dans les cliniques suisses afin de se faire faire des quétcheupes ou des trucs dans ce genre. Quand on vous inspecte toute la panoplie, de bazenhaut, on vous découvre fatalement une bricole qui grippe un peu. C’est le collé-stérole en excédent, la vésicule qui clapote, l’urée qu’a des tendances. Si bien que les génaires se bourrent de cachets, ce qui leur met le mignardé sur la touche ! Tandis que votre producteur, lui, c’est du mâle impec. Pas de brioche, une ceinture abdominable plus ferme qu’une gaine Scandale et pour le voisin du dessous… comme je vous ai dit…
Elle vide mon verre, clape de la fouineuse et murmure :
— Il produit quel genre de films, Cézarin ?
— Principalement des trucs policiers, ma belle.
— Oui, c’est ce qu’il m’a dit. Vous faites quoi, là-dedans, vous ?
— Je suis directeur de production.
Ses yeux brillent. Le cinéma part en charpie, mais il continue de fasciner les jeunes filles. Il restera dans l’histoire humaine au même titre que les contes de Perrault dans la littérature.
— Un jour j’ai tourné un film, déclare-t-elle. Pas un grand rôle. C’était un machin sur les nouilles Roncalli. Un cuisinier mettait de la sauce tomate dessus et je faisais « Hmmm ! » d’un air gourmand.
— Faut quand même le faire ! Apprécié-je. Moins un rôle comporte de texte, plus il est délicat, car à ce moment-là tout est dans le masque !
— C’est vrai, reconnaît-elle, mettant à part sa modestie. Tout était dans le masque. J’emmenais mes copines au ciné pour me voir. On restait juste le temps de l’entracte… Je faisais « hummm ! » en écarquillant les yeux. Si je vous disais que ça me donnait envie de bouffer des nouilles.
Le chasseur d’il y a un instant réapparaît, soucieux.
— Monsieur, me dit-il, le monsieur qui est allé rejoindre le monsieur vous réclame dans le grand salon.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens au milieu de ce bizness ? s’inquiète Camille.
— Une vedette, peut-être, si vous êtes sage, l’alléché-je en passant ma paluche sur sa cuisse, histoire de contrôler la finesse de son grain.
Le contact est intéressant.
— Vous, lui dis-je avant de m’éloigner, vous venez de tomber dans de bonnes mains, votre période nouille est finie, petite fille.
Un dernier clin d’œil pour ratifier cette obscure promesse et je vais rejoindre le Dirlo.
Il est assis dans un fauteuil club aussi profond qu’un discours de Malraux. En face de lui, sur un canapé, se trouve un gros monsieur blondasse dont on aperçoit la calvitie entre les rares cheveux, comme on voit le parquet à travers la trame d’un tapis épuisé. Le personnage est d’un rose olidesque. Son regard inquisiteur bute contre les verres épais de lunettes sans monture. Il fume un gros cigare de chez Davidoff avec la voracité d’un veau brutalisant le pis de sa maman. Il porte un pantalon de flanelle grise et un blazer bleu dont la poche de poitrine s’orne d’un écusson britannouille représentant une licorne dont la corne embroche un écheveau de laine que file un lion. Les deux bestiaux sont entourés de l’inscription suivante : « Tel mon empire, je pars en quenouille. »
— Permettez-moi de vous présenter le commissaire San-Antonio, mon plus efficace collaborateur, annonce le Dabuche qui tient à se concilier mes bonnes grâces après les surprenantes révélations de la môme Camille.
— Hon, hon ! gronde l’homme au blazer par-delà son cigare.
Il hésite et me tend sa main potelée, d’un mouvement tellement condescendant que je suis presque surpris de ne pas trouver après nos effusions une pièce de monnaie au creux de la mienne.
L’homme au cœur d’archichauve continue ses présentations.
— Cher San-Antonio, voici mon ami Oscar Gaumixte, Président-Directeur-Général de la fameuse compagnie de navigation Pacqsif.
— Oh ! très bien, fais-je, le plus sottement du monde.
Vous ne trouvez pas inouï, vous, que le P. D. G. d’une compagnie de navigation s’appelle Oscar Gaumixte ? Franchement, y’a que dans mes bouquins qu’on voit ça. Voilà sans doute pourquoi certaines gens s’obstinent à ne pas les prendre au sérieux. Ils me répudient, ces carnes molles. Me dénigrent. San-Antonio ? Pouah ! Trop vulgaire, trop vulgarisé. Il tire trop gros, il écrit trop gras. Il insupporte. On a vu des crises d’urticaire spontanément provoquées par le contact de ses livres. Elle est microbienne, ma prose, elle flanque la courante aux constipés. Faut l’enjamber, la contourner même quand on a le temps. La brûler quand on peut, cette hérétique. Faire honte à ceux qui persistent à la consommer. La boycotter. La boy-scouter. La taxer. Et puis d’abord c’est qui est-ce, ce personnage ? Il est vraiment pour ou tout à fait contre ? Il cache quoi donc ? Y serait pas d’extrême quéque chose par hasard ? Voulez-vous parier qu’il en est comme une reine, avec sa foutue marotte de tuer les héroïnes de ses bouquins et de vénérer sa chère femme de mère ? Voilà la vérité : il prend du rond, le beau commissaire. C’est un chevalier de la lune ! Et puis ce vice de cloquer des blazes impossibles à ses personnages : les frères Alex et Alain Térieur, par exemple. Ça ressemble à quoi t’est-ce que, vous pouvez le dire ? Il est plein de manies suspectes, San-A. Vivement qu’on le châtie, qu’on le châtre (la prochaine fois qu’il passe par Castres, il y coupe pas !). Qu’on promulgue des ordonnances contre lui, qu’on prenne des mesures ailleurs que chez son tailleur. Faut le bannir, l’expurger à l’huile de ricin. Faut lui assécher le stylo. Le dénoncer. Le décréter intolérable. Le rendre honteux d’exister. Lui émasculer le style pour qu’il arrête de faire ses bâtards néologismes, ce violent violeur ! L’obliger de rentrer dans le rang morne des dociles, des soumis. L’apprendre à conjuguer le verbe aller, ce petit fumier si plein de chausse-trapes. Qu’il s’incline, San-A. Qu’il décline ! Qu’il crie « Vive mon Génial » avec les autres. Qu’il ne louche plus les bobonnes que deux fois par semaine, à la bourgeoise. Qu’il aille au mess et à la messe. Bref, qu’il change de peau un bon coup : dépécez-vous, on vous attend… au tournant ! Ah ! les hideux encornés, les abominables aspergés, suintant comme gruyère au soleil. Le serment d’hypocrite ! Leur slip ressemble à une chapelle ardente ! Je me repais de leur mépris. Je le déguise en papier-gogue pour l’humaniser. Il m’aide à vivre. C’est un bon copain. Un bâton merdeux de pèlerin. On peut s’appuyer dessus : il est solide. Taillé dans l’opprobre avec plein de nœuds volants tout autour ! Par moments, je pense qu’il m’est devenu indispensable, qu’il me rendra scatophage, à force… Ça fait rien. Celui qui aura crié la vérité au moins une fois dans sa vie sera sauvé des eaux et des autres.
Mais basta. Je disais donc que l’interlocuteur du Vieux se nomme Oscar Gaumixte et que si ça chiffonne des certains qui me lisent, ils peuvent se barrer, je les retiens pas.
Le P. D. G. de la compagnie Pacqsif retire son cigare asphyxiant pour offrir à ses poumons une tournée d’air pur et me dévisage comme si j’étais à vendre, qu’il ait les moyens de se m’offrir, et s’il se demandait à quoi je pourrais bien lui être utile. On voit plus de traînées de cendres sur ses revers qu’il n’y en a sur les flancs de l’Etna.
— Cher Oscar, murmure le Vioque, je vous serais reconnaissant de répéter devant San-Antonio ce que vous venez de me dire…
Notre interlo (poil de) cuteur réembouche son Habana. Je me rends très vite compte que ce monsieur ne peut pas parler sans. Ses phrases ressemblent à des ronds de fumée. Elles coulissent sur son cigare comme des anneaux sur une tringle.
— Une très sale blague pour notre maison, grommelle Gaumixte. Vous savez que la croisière constitue la vocation principale de ma Compagnie ; or, depuis le début de l’année, une stupéfiante « série noire » accable l’un de nos bâtiments, le Mer d’Alors.
Il se tait pour téter son gros pis brun.
— Qu’appelez-vous une série noire, monsieur Gaumixte ? l’encouragé-je.
L’armateur assure ses lunettes sur son gros pif agrémenté de poils blancs.
— A chaque voyage du Mer d’Alors, quelqu’un disparaît du bord.
Voilà qui est simple, précis et fichtrement captivant dans sa sobriété, vous ne trouvez pas, mes drôles ? Moi je connais des confrères qui s’emberlificotent dans des combinaisons vachement élaborées. Ils compliquent, ils filandrent, ils enchevêtrent et tout ce qu’ils arrivent à faire, c’est à vous flanquer une migraine de courge. Là au moins on pose l’énoncé du problo en une ligne.
Je me paie le temps d’allumer une cousue afin de donner une maigre réplique à son cigare, lequel est à l’herbe à Nicot ce que la Rhur est à la métallurgie.
On s’observe, Gaumixte et moi, à travers nos écrans de fumaga. Il contrôle de son œil proéminent les effets de sa déclaration sur ma personne et moi, vicelard comme tout un lycée de jeunes filles, je me retiens de poser les questions qui me picotent la langue.
Le Dabe prend l’initiative :
— Vous vous rendez compte, San-Antonio ! A chaque voyage ?
— Il a fait beaucoup de croisières, le Mer d’Alors, depuis le début de cette série effectivement noire ?
— Quatre ! répond le cigare en saupoudrant le pantalon de flanelle d’une cendre fine comme de la poudre de riz.
— Et chaque fois ?…
— Chaque fois ! réaffirme le Havane. (Car j’en arrive à croire que c’est lui qui parle vu l’impassibilité du bonhomme embusqué derrière sa fumée.)
Inutile de se taquiner la glande curiositale jusqu’à l’ulcération. J’y vais de la question-choc :
— Voulez-vous me parler des disparus ainsi que des circonstances de ces disparitions, monsieur Gaumixte ?
En geignant, le gros homme extrait de sa poche intérieure une feuille de papier pliée, dépliée, repliée en quatre. Je la re-redéplie.
— La liste ! soupire-t-il.
J’en prends connaissance :
A/ (Croisière du 11 avril : Miss Paméla Nicecat, nationalité britannique, 48 ans, voyageant seule. Disparue en mer pendant la nuit du 14 au 15 (Naples-Le Pirée).
B/ Croisière du 28 avril : M. Auguste Dusemeur, nationalité française ; voyageant en compagnie de son épouse. Disparu au cours de l’escale de Dekonos (Grèce) le 2 mai.
C/ Croisière du 18 mai : Mme Eva Tferhambroker, nationalité allemande, 54 ans, voyageant en compagnie de sa mère. Disparue en mer entre le déjeuner et le dîner le 23 mai, au large de Santa-Cruz de Tenerife.
D/ Croisière du 10 juin : Le signore Paoli Sassali, nationalité italienne, 60 ans, voyageant en compagnie de sa sœur. Disparu dans le port d’Istanbul le 15 juin.
J’abaisse la feuille après l’avoir relue.
— Une femme, un homme, une femme, un homme ! murmuré-je. Passons maintenant aux circonstances, si vous le voulez bien, monsieur Gaumixte. Je reprends : miss Pamélia Nicecat ?
Cette fois, il condescend à ôter son cigare.
— Attendez, c’est l’Anglaise, hé ? Elle assistait au gala du bord, à la table du commissaire, en compagnie de plusieurs autres passagers. Vers minuit, elle s’est excusée et elle est sortie du grand salon. On ne l’a jamais revue. Le lendemain sa cabine était vide, son lit non défait. On suppose qu’elle est allée respirer sur le pont avant de rentrer chez elle et que, volontairement ou non, elle aura passé par-dessus le bastingage.
— Quelqu’un l’a aperçue ?
— Personne !
— Au deuxième, maintenant, le dénommé Auguste Dusemeur.
Le P. D. G. passe et repasse son cigare sous son nez voluptueusement.
— Pour lui, ç’a été à l’escale de Dekonos. Il se trouvait dans un café du port en compagnie de son épouse. Ils écrivaient des cartes postales. A un moment donné il s’est levé pour aller acheter des timbres. On ne l’a pas revu.
— Comment cela, « on ne l’a pas revu » ? Il y avait du monde sur le port, je suppose ?
— Justement, il y en avait trop : personne ne l’a remarqué.
— Que s’est-il passé alors ?
— Au bout d’un moment, son épouse s’est inquiétée. Elle est sortie, a interpellé des passagers de connaissance qui n’ont pu la renseigner. Ensuite elle est allée à bord, mais Dusemeur n’y avait pas reparu et l’on n’a pas retrouvé sa carte de débarquement, laquelle doit être rendue obligatoirement aux autorités locales. Assistée d’un officier du bord, la dame Dusemeur s’est rendue à la police de Dekonos laquelle devait s’avérer impuissante.
— Fantastique ! dit le Tondu, manière de ne pas se laisser oublier.
— Troisio, poursuis-je après un regard de rappel à la feuille, la dame allemande, frau Eva Tferhambroker ?
Oscar Gaumixte fait la grimace et se hâte de réenfourner son havane. Il le pompe comme un asphyxié pompe l’embout d’une bouteille d’oxygène.
— La disparition la plus déroutante des quatre, car elle s’est opérée en plein jour. La bonne femme en question se faisait bronzer dans un transat du sundeck au côté de sa très vieille maman. La brise se levant, elle a déclaré qu’elle allait quérir des écharpes en leur cabine. Des voisins de table à elle se rappellent l’avoir vue s’engager dans la bibliothèque. Ensuite, mystère total.
— Est-il envisageable qu’elle soit passée par-dessus le bastingage ?
Envisageable, certes ; probable, non. Il faisait un temps merveilleux et les ponts grouillaient de passagers. Un tel plongeon aurait, semble-t-il, monopolisé l’attention.
Je coule un regard indécis au Vioque. Malgré une expression vaguement enjouée d’homme supérieur à qui « on ne la fait pas », il reste impénétrable.
— Et le dernier disparu, le signore Paoli Sassali ?
— Un semi-paralytique. Sa sœur célibataire lui tenait lieu de dame de compagnie. Le matin du 15 juin, le navire était à quai dans le port d’Istanbul où il avait accosté pendant la nuit. Lorsque la signora Sassali pénétra dans la cabine de son frère laquelle était contiguë à la sienne, elle la trouva déserte.
— Le lit était défait ?
— Oui. Et le garçon de cabine prétendit avoir vu l’infirme déambuler dans la coursive entre ses béquilles une heure plus tôt. Paoli Sassali était en robe de chambre.
— Et ensuite plus rien ?
— Plus rien !
Il crache une particule de cigare en direction du cendrier qu’il rate. La minuscule guirlande brune se colle à l’extrémité de ma chaussure. Ensuite de quoi, le maître de la compagnie Pacqsif secoue sa cendre dans ma belle coupe toute neuve, la prenant pour un cendrier de luxe.
— Voilà où nous en sommes, messieurs les flics, grommelle-t-il. Jusqu’ici, nous nous sommes efforcés d’étouffer ces disparitions ; la plupart ayant eu lieu dans des eaux territoriales ou sur terre étrangère, nous y sommes à peu près parvenus puisque d’autres polices que la nôtre s’en occupaient officiellement. Mais nous sommes à la limite du scandale. Ce genre d’affaires transpire. L’équipage bavarde. Des passagers ont eu vent de la chose. Des journalistes étrangers correspondent avec les grands canards français. Nous avons dû déjà démentir la vérité à plusieurs reprises, ce qui n’est pas toujours facile, et démentir aussi d’ingénieux mensonges, ce qui l’est encore moins. Bref, désormais la grande presse est aux aguets. Quatre journalistes ont retenu des places à bord du Mer d’Alors pour la croisière d’après-demain. Qu’une nouvelle disparition ait lieu et c’est la ruine de notre prestigieuse maison.
Ulcéré, il cloque son mégot de cigare dans ma coupe qu’il ne va sûrement pas tarder à compisser, tant est vive son agitation et total son mépris des choses.
— Calmez-vous, Oscar ! engage le Raclé. Nous allons aviser !
— J’ai un nouveau regard à la triste liste comme pour essayer d’y lire le destin bizarre des quatre personnes qui la composent :
Une Anglaise, un Français, une Allemande, un Italien. Mais leur nationalité a-t-elle une incidence sur leur disparition ?
— Selon vous, monsieur Gaumixte, la thèse de l’accident peut être définitivement écartée, n’est-ce pas ?
Il me regarde avec tant de commisération que je finis par voir déferler dans son regard des tombereaux de gadoue.
— Quatre accidents à la file, ça ferait un peu beaucoup, non ?
— En l’occurrence, j’appelle le suicide un accident. Vos disparus ne semblaient pas mener des vies tellement folichonnes. Le Français de 37 ans mis à part, les autres sont des personnes seules ou accompagnées de gens encore plus âgés qu’eux. Il y a également un infirme dans le lot…
Gaumixte se lève pour se décoincer des trucs dans la région postérieure. Il se rassoit et gronde.
— Jamais personne n’a mis fin à ses jours au cours de nos croisières qui sont les plus joyeuses d’Europe, et vous seriez prêt à admettre que quatre dégourdis se sont successivement foutus au jus en deux mois de temps !
— Quelqu’un a bien enquêté à bord du Mer d’Alors je suppose ?
— Naturellement, mais cela n’a rien donné, je me tue à vous le dire.
— Vous n’avez pris aucune mesure préventive devant cette épidémie ?
— Si. A partir du troisième disparu, j’ai fait appel à un détective privé.
Mon sourire ironique lui grimpe au nez comme de la moutarde dijonnaise.
— Vous trouvez cela amusant, commissaire ?
— Amusant, non, mais surprenant. Je m’étonne que trois disparitions aient été nécessaires pour vous inciter à prendre timidement un détective privé et qu’il vous en ait fallu quatre avant que vous préveniez, officieusement d’ailleurs, la police… officielle.
Je viens de trouver sa longueur d’onde. La seule manière de calmer un teigneux, c’est de se montrer plus teigneux que lui. Oscar Gaumixte rallume un cigare pour se donner une contenance. Le Vieux m’adresse un clin d’œil satisfait, tout heureux de m’entendre crier bien haut ce qu’il pense avec des semelles de feutre.
— Ecoutez, reprend le P. D. G. d’une voix radoucie, il faut comprendre. Pour la première disparition, celle de l’Anglaise, nous avons pensé à un accident ou à un suicide… La deuxième, je vous prie de le noter, ne s’est pas produite sur le bateau, mais à terre. Nous avons décidé que le sieur Dusemeur avait soit voulu quitter sa bergère sans tambour ni trompette, soit été victime d’un bandit grec. Là encore, nous ne réalisions pas le danger. Ce n’est que pour l’Allemande, disparue à bord et en plein jour, que l’horreur de la situation nous est apparue. Après une séance houleuse notre conseil d’administration a décidé d’engager un privé pour les croisières suivantes. Ce qui fut fait sans apporter le moindre résultat.
— Alors, ne sachant à quels flics se vouer, votre compagnie vient nous trouver ?
Gaumixte bat des lotos derrière ses verres. Sa poitrine se soulève, donnant de la vie à la licorne de son écusson.
— Mon cher ami, vous l’avez dit il y a un instant : je m’adresse à vous officieusement. Une plainte officielle rendrait la chose publique et ruinerait une année de gestion déjà fortement ébranlée par la situation monétaire. Nous serions la risée de nos concurrents et inspirerions une terreur épidémique aux éventuels passagers…
Il éponge son front porcin.
— Votre directeur, ici présent, poursuit-il, est un ami de longue date. Un homme en qui j’ai une confiance aveugle et duquel j’attends le salut. Sa vaste expérience, ses dons exceptionnels, son sens du…
Il beurre à outrance la tartine au Dabe. Il fignole des épithètes rares, exhume des locutions adverbiales inusitées, forge des néologismes, tresse en hâte des lauriers neufs, se réfère à d’illustres exemples, pomponne le pedigree du Tondu. Le dore à la feuille, l’éclaire au néon, le vitrine, le rend musécasable. Ça fait l’aubaine de mon Vénéré, ce coup de badigeon express. Il prend des mines modestement glorieuses, le Vioque. Il démarre dans la grosse pâmoison publique. Il chope son fade à ras bord. A peine qu’il essaie d’enrayer le torrent d’éloges. Juste un petit coup de fausse pudeur le pousse à vesser des « tssst tssst », à suçoter des « Allons, allons ». On sent bien qu’il a peur que ça s’arrête, qu’il veut prendre son panard en plein ; connaître la grosse apothéose soulageante. Faut lui remouiller la compresse, à Toto. Lui fourbir la vanité à la peau de chamois. Hausser la voix que tout le monde en profite : les loufiats, les groumes, le portier, le petit gus des ascenseurs. Que ça se sache à la ronde qu’il est remarquable. Le crier sur les toits, son génie. Le peindre en caractères de révolution sur les murs blancs du grand salon.
Pendant la séance de plumeau, moi je pense à ce bon, ce cher, cet admirable La Fontaine. Gaumixte, c’est le renard baratineur. Le Vieux, c’est le corbeau si pigeon. Le renard guigne le fromtobock. C’est couru d’avance que le corbak larguera son reblochon. Tout flatteur…
Effectivement, en fin de diatribe à bout d’arguments, quand le pot de peinture est vide, quand il a essoré le Littré pour en faire couler sa dernière louange peaufinée, l’armateur d’émotions fortes dégage sa propose de sa giberne, comme un sadique son goumi à fermeture Eclair. Elle est simple mais ambitieuse, la requête du P. D. G. de la compagnie Pacqsif. Il veut inviter une flopée de poulets en vacances à bord du Mer d’Alors. Qu’il y en ait partout, que ça grouille, la mouchaille. Que ça guette, que ça trou-de-serrure en couronne. Il est d’ac pour héberger leurs bobonnes en supplément de programme et histoire de faire plus authentique. Leurs chiares aussi, les belles-doches impotentes, les tatans gâteuses du temps qu’on y est, toute la family, avec Médor si ça peut aplanir les difficultés, le canari, les plantes vertes !
Tout le « cheni », comme disent mes amis suisses et lyonnais. Une monstre équipée de matuches ! La croisière des godasses à clous ! L’odyssée de la maison parapluie ! Il voudrait la P. J. au complet, à bord, la Sûreté Nationale. Avec les gendarmes travestis en mousses. Les grandes vacances de la poule, mes lascars ! Toute la volaille devenue canards et barbotant en Méditerranée afin de traquer le vampire du Mer d’Alors, en finir avec ce démon.
— Vous comprenez, postillonne Gaumixte, un navire c’est grand, il faut des effectifs pour arriver à contrer le maniaque.
— Bien sûr, bien sûr évasive le Vieux.
J’attends la décision du Scalpé. Il ne m’appartient plus de me manifester à ce point des converses.
— Vous vous rendez compte combien ce que vous nous demandez là est délicat, mon cher Oscar ?
Oscar va remporter celui de la persuasion un de ces quatre. Faut le voir repartir dans sa plaidoirie, bloquer le compteur de son moulin à parlottes. Il promet la lune dans du papier de soie. Y aura une prime féodale pour les zœuvres de la police. La Légion d’honneur pour tout le monde et des promotions d’exception pour ceux qui l’ont déjà.
Le Vieux se voit avec une rosette sur toast et il en a les narines qui frémissent de Marseillaise anticipée.
Le Big Dirlo de la compagnie Pacqsif, c’est pas de la rognure de basse cantine. Il a les bras tellement longs que toutes les équipes de basket lui feraient un pont d’or, à l’armateur, pour se l’annexer. La main au panier directe, ça serait pour lors. Mon bien cher dabe, il préfère collectionner les personnages à longs bras plutôt que les bagues de cigare. Ça lui paraît plus utile, plus opérant. A toutes les époques et sous tous les régimes (comme disait un murisseur de bananes de mes relations) faut s’entourer d’une palissade de longs bras si on veut se garer des arnaqueries de l’existence.
On est en bute à tellement de bras courts grouilleurs, qui s’agitent, qui tentaculent grâce au nombre, qui ventousent perfidement et vous encoconnent à la doucereuse.
Le Vioque, ses avancements, ses honneurs, son accession à la vie Tout-Parisienne, c’est pas en fréquentant des clodos qu’il les a accédés[3]. Son carnet d’adresses, c’est un digest du Bottin mon Daim. Il préfère le gratin de queues de langoustes au gratin de macaroni. Chacun ses goûts et ses dégoûts !
Il le sait bien qu’il y a gros à affurer avec cette histoire, question rubans et cartes d’adhérent. Ce qu’il guigne, le Vitrifié de la calbasse. C’est son admission au Jockey Club, je vous parie. P’t’être même la Cadémie Françouaise.
Il a déjà un bon point pour lui au départ : il écrit pas. Il se voit bicorné de frais, prononçant l’éloge de Monseigneur La Bagouze qui a tant fait, tant fait, le cher prélat, pour l’emploi de la pilule dans les couvents. Tout de même, ainsi qu’il vient de le souligner, ce que lui sollicite Gaumixte est d’une délicatesse extrême. De la requête en verre filé. On mobilise pas comme ça les troupes flicadières pour préserver le prestige d’une prestigieuse compagnie de navigation. Ou alors où est-ce qu’on irait ? Suffirait qu’il y ait un vol de bijoux chez la marquise de la Pomponnette, une fugue de rosière dans les aciéries, un enfant asocial dans les sucres pour que la Grande Cabane se déguise en agence Mystéria, célérité, digression…
Il le dit, s’en explique, le déplore.
— Rendez-vous compte, mon bon Oscar, que présentement, la moitié de nos effectifs sont en vacances. Impossible de piocher dedans. Quant aux vacanciers, il est trop tard pour tenter de les récupérer…
Une lueur sauvage balaie les lunettes de notre compagnon. Comme tous les souverains, il n’admet pas qu’on lui résiste. Ses caprices sont des ordres, à Gaumixte. Celui qui ose lui dire non ouvre grande la porte des calamités, comme les martyrs chrétiens ouvraient celle des lions.
Enfin, bon Dieu, mon cher, tonne-t-il en glaviotant des guirlandes de tabac, vous n’allez pas m’abandonner dans ce merdier, quoi, merde ! Le prestige national est en cause. N’oubliez pas une chose, Vieux, n’oubliez pas que ce n’est pas le pavillon panamien qui flotte au mât du Mer d’Alors mais le drapeau français, vous m’entendez : fran-çais !
Le Vieux a un tic. Jehanne of Arc esgourdant la voix de son maître. Il laisse tomber sa quenouille. Ce pavillon tricolore claquant au vent du large lui essore la tripe. Lui mouille les orifices. Le rend suintant de partout. L’humecte sur toute sa superficie. Il a le derme qui fait l’oursin. L’œil va se perdre dans les méandres de la patrie.
— Evidemment, oui, bien sûr… murmure-t-il à voix moribonde.
Puis, soudain, me posant la main sur le genou :
— San-Antonio, mon petit : et si nous y allions ?
Bloinggg ! Servez chaud ! Ça m’atterrit sur la coloquinte comme un paquet de neige tombé du toit.
Je surprends un regard d’intelligence entre les deux compères. Je pige brutalement que tout ce cinoche n’avait pour but que d’entraîner mon acceptation à moi. Ces deux fumelards sont de connivence, et depuis un bon moment déjà. Poire je fus de ne pas m’en gaffer plus vite. La preuve ? Depuis le moment où l’on a appelé le Vioque à la terrasse et celui où l’on m’a convoqué, il ne s’est point écoulé un laps de temps suffisant pour permettre à l’affreux Gaumixte de déballer ses déboires au Dirlo.
Or, le Dabe a déclaré, une fois faites les présentations : « Répétez donc à San-Antonio ce que vous venez de me dire. » Mon œil, hé, baderne ! Tu la savais déjà, l’histoire du Mer d’Alors, comme tu savais que je participais à ce tournoi de tennis, hein, fripon ? Et si tu as insisté pour que je vinsse prendre un pot à ton hôtel, c’est parce que le rendez-vous était pris, le coup ourdi, le filochon à connard bien tendu.
Il lit dans mes yeux que je ne suis pas dupe et pâlit un chouïa.
— Mille excuses, monsieur le directeur, mais je suis actuellement en vacances avec ma mère et la chère femme a attendu trop longtemps cette joie pour que je l’en prive.
Gaumixte me brandit un étui à cigares sous le pif. Un bel étui de croco à quatre compartiments. Deux Roméo et Juliette s’y trouvent encore.
— Et alors, cher monsieur, me fait-il, votre maman a un préjugé contre les croisières ? Elle connaît Istanbul ? Hein, répondez, quoi, merde ? Et Casa ? La Grèce ! Le Parthénon, quoi, merde, c’est autre chose que la baie de Cannes. Sans parler de Malaga ! Parfaitement, c’est la grande virée qu’entreprend le Mer d’Alors. De Casablanca au Bosphore, en passant par l’Espagne, Ies Canaries, la Grèce éternelle, Chypre, les îles des Dieux, quoi, merde ! Puisque je me fous une laryngite à vous dire que j’invite toute la famille. Vous avez pas un oncle infirme, un petit neveu désargenté, un frère mongolien, une voisine dans la gêne ? J’invite, j’invite tout le monde, et en first comme disent les copains d’Air France. Le caviar sur l’évier, quoi, merde ! Le homard thermidor au petit déjeuner. Et le coucher du soleil sur le Bosphore ? Elle connaît ça, votre mère ? J’sais pas si je me fais bien comprendre. Prenez un cigare, quoi, merde !
Il sue, il s’évertue. Il a la main qui tremble. L’œil qui divague derrière ses hublots. Son gros pif pompe l’air à outrance.
Machinalement je prends un cigare. Du coup j’ai l’impression d’être chef d’orchestre avec ce grand machin dans la main. Gaumixte hausse les épaules devant mon désarroi, m’arrache le havane, le sectionne d’un coup de dents, me le tète, me l’allume, me le rend, déjà visqueux du bout.
— Goûtez-moi ça et dites-moi si c’est de la merde !
Merveilleux personnage. Quel art de convaincre ! Astucieux ce petit arrêt, dans l’intensité de la conversation pour me donner le temps d’amorcer un virage, faciliter ma conversation.
Mon vénéré patron toussote dans son creux de main.
— Une quinzaine à bord ravirait madame votre mère, j’en suis certain. Quant à moi, mon petit, ça m’intéresserait de remettre la main à la pâte avec vous. Une enquête tous les deux, ça ne vous inspire pas ?
Je tire une goulée. C’est bon, c’est chaud, pas trop fort.
In petto, je me dis que j’ai tort de regimber sottement. Effectivement cette croisière au soleil, avec ses escales en des lieux prestigieux ne déplairait pas à M’man. D’autant que je la sens un peu déçue par la Côte, ma vieille. Elle quitte peu notre logement de vacances et y mène somme toute la même vie qu’à Saint-Cloud, à cela près qu’elle s’y sent moins bien et que dans ce meublé, tout lui semble barbare, du mobilier à la batterie de cuisine.
— Je vais en parler à ma mère, messieurs.
— Vous avez le téléphone ? demande le Vieux.
— Oui, mais…
— Donnez-le-moi, je vais en discuter moi-même avec elle, ça me fera plaisir de prendre de ses nouvelles, vous savez que j’ai une grande sympathie pour cette chère femme ?
Les mâchoires du piège se resserrent de plus en plus. Me v’là fourré jusqu’à l’épicentre, mes chéries.
— C’est cela, allez parler à cette dame, mon cher ! exhorte Gaumixte, lequel ne cherche même pas, l’impudique, à dissimuler sa jubilation.
J’imagine l’effarement de ma Félicie. Le Vieux qui lui propose une croisière ! Comment refuserait-elle ? C’est une prise en traître, ça ! Une vraie abomination ; et pour tout dire, une lâcheté.
— Non, monsieur le directeur, il vaut mieux que je…
— Quel numéro m’avez-vous dit déjà ? coupe cette vieille fripe.
Je ne lui ai encore rien dit. Mais je le dis. Piteusement.
Le Vieux se lève pour gagner les téléphones. L’arrivée brutale de la môme Camille le paralyse.
— Ah ! Vous êtes là ! Dites donc, les gars, vous avez appris le savoir-vivre place Maubert, ou quoi ? Larguer une pure jeune fille à une terrasse bourrée d’étrangers vicelards, c’est comme qui dirait de l’attentat à l’impudeur, ça !
Elle se laisse délibérément quimper dans un fauteuil-club et ce faisant, relève si haut ses jupes que nul ne peut plus ignorer de son mignon slip blanc à fleurettes.
Le sieur Gaumixte se grouille de fourbir ses bésicles embuées par le spectacle comme le hublot d’une capsule Apollo, il veut jouir de toutes ses facultés visuelles avant que l’arrivante ne prenne la sotte fantaisie de croiser les jambes, tirant ainsi le rideau sur sa salle des fêtes.
Le Dabuche a blêmi.
— Mon cher Oscar, je heu… vous présente ma… heu… nièce Camille !
— Ravi ! beugle l’armateur sincèrement charmé.
Il amorce une courbette qui lui permet le méchant coup de périscope imprenable sur des régions généralement à l’ombre. La jouvencelle lui tend une paluche négligente.
— C’est vous qui mobilisez Tonton et San-Antonio ?
— Et je vous en demande humblement pardon, gazouille le binoclé. J’ignorais que… heu… votre oncle eût une… heu… nièce !
— A c’t’âge-ci, c’serait malheureux qu’il n’en eusse point, lâche-t-elle hargneusement. Il est même arrière-grand-oncle du côté de sa femme, pas vrai, poulet ?
Le Dabe prend le parti d’aller téléphoner.
Illico, Oscar se contorsionne pour rester dans le bon axe de contemplation. Faut le voir se trémousser à l’extrême bord du canapé, reculer pour rien perdre de la perspective d’ensemble. Dans deux minutes il va s’asseoir par terre, pour mieux voir, le vieux mateur. Se faire amener une lorgnette, des sandwiches et de la bière.
— Vous êtes dans la même partie que Tonton ? Questionne Camille, sachant qu’une comédienne en puissance ne doit rien négliger, ni personne, si elle veut faire carrière.
— Pas précisément, sourit Gaumixte.
Et il raconte son rôle en ce monde dominé par les océans, ses fonctions à la compagnie Pacqsif. Sur un intense regard de moi, il passe sous silence ses déboires maritimes, mais enchaîne :
— Votre oncle vient de me faire le plaisir d’accepter de participer à notre grande croisière d’été qui débute après-demain. Si vous nous accordiez d’en être aussi, mademoiselle, vous m’en verriez ravi.
Camille n’est pas le genre de souris qu’on éblouit avec un dépliant. Elle fronce le sourcil, se demandant le crédit qu’elle doit accorder à cette invitation et le bénéfice qu’elle pourrait en retirer.
— Notre cher San-Antonio ici présent en sera également, continue Gaumixte, et j’ajoute que je compte moi-même embarquer à bord de notre superbâtiment, le Mer d’Alors, le bateau le plus moderne de la flotte française : air conditionné, stabilisateurs antiroulis, toutes cabines avec bain, deux piscines, jeu de golf, table gastronomique…
Il récite le prospectus de sa compagnie sans quitter des yeux le mignon triangle blanc qui supplante pour lui, à cet instant, tous les pavillons ayant jamais flotté aux mâts de ses navires.
La môme se tourne vers moi et me virgule un sourire indéfinissable mais, en tout état de cause, prometteur.
— Ah, vous partez aussi ? murmure-t-elle.
Eh oui, soupiré-je, ou ne résiste pas aux caprices de votre bon oncle.
Elle hoche la tête :
— C’est vrai, admet Camille, on ne peut pas lui résister, alors j’irai également.
De contentement Gaumixte en choit sur le plantureux tapis d’Orient. La secousse a fait valdinguer ses lunettes et il se met à les rechercher à quatre pattes, le nez à la hauteur des genoux de Camille.
Le Dabe réapparaît, radieux comme une kermesse villageoise.
— Succès complet, annonce-t-il, votre chère maman est tout à fait consentante, j’ajouterai même que cette croisière la ravit.
Je lui distille un sourire empoisonné.
— Bravo, monsieur le directeur ! Je n’en attendais pas moins de vos dons oratoires. Permettez-moi de vous dire que le succès est encore plus complet que vous ne le pensez : mademoiselle votre nièce vient également d’accepter l’invitation de Gaumixte. Elle sera donc du voyage.
Le visage du Boss prend une belle teinte aussi grise qu’un matin breton. Il paraît réprimer un haut-le-cœur. Sa glotte fait du yo-yo. Il s’abat sur son siège avec la majesté d’un chêne déraciné.
— Ah ! bon, bien, très bien, bavoche-t-il. Je suis vraiment touché…
Touché au flanc, oui ! Percé jusque z’au fond du cœur de cette atteinte imprévue ! Oh ! cette grimace rentrée ! Oh ! cette ulcération silencieuse ! Oh ! cette colère souriante ! Oh ! cette lueur meurtrière pudiquement voilée sous les longs cils constituant tout le système pileux du vioque.
— J’ai encore songé à autre chose, déclaré-je gaillardement, tandis que Gaumixte reprend sa place à regret, avec dans la rétine de belles perspectives d’avenir.
— Ah vraiment ? murmure le Boss.
Il parle plus qu’avec des canines. Chacune de ses syllabes est pointue et ruisselante de curare. Il ne regarde plus personne. Une âme d’assassin l’habite.
— Comme le disait si bien Gaumixte…
— Hein ? fait l’autre, toujours hypnotisé par les délicatesses de la « nièce » du Big Dabe.
Mais comme je n’ajoute rien, il se désintéresse de la question. Le coup de foudre, quoi ! Il est tombé amoureux d’une culotte, Oscar. Chacun son problème. Il a des yeux qui personnalisent l’objet. Tant mieux pour lui. J’en sais qui sont dingues à lier de trucs que vous oseriez pas croire. J’ai même connu un petit jeune homme, tiens, qui avait pour maîtresse un fauteuil. Louis XVI, je veux bien, mais quand même, hein ? Tous les jours, il se l’embourbait par le dossier. Faut pouvoir. Apporter son manger si j’ose dire. Pas pleurer sur la gamberge. Pour moi, le gars que je vous fais état il avait des instincts homophiles. Par le dossier, c’est éloquent, non ? Remarquez, en fin de compte, il est rentré dans l’ordre et a fini par se marier. Il a troqué en somme son fauteuil contre une bergère. J’suis sûr que depuis lors, l’amour est plus pareil pour lui. Qu’il regrette ! Quand il passe bobonne au sémaphore, il ferme les yeux pour l’imaginer fauteuil, et il oublie les bras de l’une pour évoquer ceux de l’autre.
C’est le grand Céline qui a écrit : « Si les choses nous emportaient en même temps qu’elles, si mal foutues qu’on les trouve, on mourrait de poésie. » Oui, les choses… C’est quelque chose ! Bien moins décevant que les êtres, plus altier, plus noble, plus fidèle.
— Comme le disait votre ami, reprends-je, il faut pas mal de figurants pour tourner ce film à bord !
Clin d’œil ponctuateur. La souris a bondi.
— On va tourner un film ?
— Oui, mon chou, assuré-je en pensant que mon Eumig 8 mm fera l’affaire.
— Et alors ? coupe le détignacé.
— Alors, je viens de penser que les Bérurier sont en vacances à deux pas d’ici dans un camping. On pourrait peut-être…
On a pu.
Et c’est bien pour ça que tout est arrivé.
2
Il marche à longues enjambées rageuses, le Boss. Il ne s’est pas encore remis de sa commotion concernant la participation de sa fausse nièce à la croisière. Il en a classe de jouer les michetons, d’être pris en flagrant délit de bamboche par un de ses sous-fifres. Il en veut à la terre entière avec une mention toute spéciale pour le gars mézigue qu’il soupçonne d’avoir manigancé ce coup bas. Avec Camille, il se sait cornard d’avance. Une fille pour l’été ! Elle va faire des ravages sur le Mer d’Alors, il ne pourra pas intervenir, étant confiné dans les rôles ingrats de tonton gâteux. Du coup, sa victoire à propos de mon adhésion l’indiffère. Le Vieux est de ces hommes qui oublient leurs triomphes aussitôt qu’acquis pour ne plus s’intéresser qu’à leurs déboires. Notez, c’est ce qui fait leur force, cette insatisfaction permanente. L’homme facilement satisfait est heureux mais n’avance pas. Si Herzog se contentait de peu, la Butte Montmartre lui aurait suffi et il ne serait pas allé se faire engourdir les salsifis au sommet de l’Annapurna. De même, votre San-A, il se contenterait d’écrire des trucs policemards bien classiques au lieu de se foutre des stalactites dans le caberlot à force de vous pondre des machins à la mords-moi le neutron. L’ambition d’aider les autres. Il se mouche pas du coude ! Et après ! J’ai, tout autour de mon nombril, des choses qui ne sont pas mauvaises et l’envie me tenaille de vous les transmettre, libre à vous de les virguler à la poubelle aussi sec.
Y’a de beaux esprits qui se claquent les jambons à ma lecture. Drôlement sommaire, clament-ils, ces plâtreux, la philosophie de CE San-Antonio. Tu parles d’un chouette compliment, Zézette ! Si elle est sommaire, c’est donc qu’elle est bonne, ma philo. Les idées les plus élémentaires sont les plus valables. Je suis la trousse de secours de la pensée populaire. Le Meccano 0000 de la philosophie quotidienne. Le sandwich de l’esprit destiné à calmer les fringales urgentes. En sortant de ma buvette, on peut foncer vers les boutiques mieux approvisionnées pour y puiser des nourritures à grand spectacle, y subir des traitements électriques luxueux, s’y faire encaustiquer la cervelle et dorer l’intellect. Pas la peine de se tirer la bourre. Tant qu’à faire d’exister, existons ensemble, quoi ! La vie, faut y passer. Comme disait Icare : « Impossible de vivre sans ailes. »
En cette période de l’année, la traversée de la Croisette constitue un exploit. C’est le gros déluge de bagnoles sports bourrées de viandes dorées. Des amoncellements de cuisses et de nichons, des entrelacs de jambes, un fourmillement de couleurs, un éclaboussement de chromes, des odeurs cancérigènes d’essence et de goudron surchauffé. Le tout macère dans le soleil, sous des palmiers gris de poussière.
On prend l’affût à l’orée d’un passage clouté, prêts à foncer à la première déchirure. Nous sommes environnés de piétons provisoires qui tentent héroïquement de regagner leurs voitures. Un petit couple de sexagénaires fulmine. Lui est un petit truc extra-utérien qui n’aurait jamais dû quitter le bocal de sa jeunesse, elle est une guenon piailleuse musclée comme une écrevisse. Des chapeaux de paille enrubannés les maintiennent dans une ombre vénéneuse. Ils tendent le poing en direction de la grosse chenille bigarrée, infernale, grondante, insolente, paroxysmique, qui déferle, tonitrue, vrombit, insulte, rit, chante et brandit l’impudeur comme une bannière.
Faut les voir à l’ouvrage, les Côte-d’Azur’s men. Pare-chocs contre pare-chocs, gavés de poussière et de radio. Car, au plus fort de ce torrent pétaradeur, ça salut-les-copines en couronne, mes fieux ! On reconnaît des bouts d’organe de M. Claude François, des débris amygdaliens de l’Hallyday. Et des comme Sheila, vous en avez déjà vu des comme Sheila, dites ? Elle continue bravement de batifoler de la glotte, cette grande fifille, au milieu du vacarme, M. Lip, imperturbable nous distribue ses tops.
Ça défile encore, toujours. Des jeunes gens au torse nu laissent pendre leurs flûtes aux poils dorés hors de leur Triumph. Y a les congés payés aussi, ceux qui viennent de débouler de l’homicide route Napoléon et qui sont abrutis par la kermesse, avec des chaises longues arrimées sur la galerie, des voitures d’enfants, des matelas, des cages à serins, des skis nautiques, des bidets émaillés, des vélos japonais, des boutanches de butane. Ils pilotent en tricot de corps à grille. Mémère est toute congestionnée par le voyage et la chaleur. Dedans, on aperçoit minet en laisse, ou Médor qui tire son panais des grands jours par la portière. Y’a les mouflets au bord de l’asphyxie, belle-maman qu’a dégrafé son corsage, l’audacieuse, et qui s’évente avec le Chasseur Français. Elle coule un regard moribond la chère femme. Elle implore le ciel trop bleu, trop vide pour abriter un Bon Dieu compatissant. Le Bon Dieu, il fait son boulot, et les connards vacanciers qui troupeaudent le long de la mer ne sont pas inscrits à son planninge.
Y a aussi les touristes z’étrangers. Les Anglais impavides avec leurs frites pas plus violines que d’ordinaire, qui ne souffrent de rien, ne s’impatientent pas, ne regardent nulle part. Les Belges, en sueur, avec leurs bons regards confiants et admiratifs. Les Allemands calmes et doux, un peu préoccupés. Les Suisses soucieux de ne pas égratigner la carrosserie de leurs rutilantes Mercédès, qui hasardent des coups de klaxon et multiplient les appels de phare. Les Scandinaves plus naves que Scandi, blondasses, fadasses, connasses, qui distribuent des rires au gré des regards.
A la fin on en a marre d’attendre. La guenon brandit son ombrelle de maréchale et s’avance témérairement devant les mufles brûlants des chignoles. Napoléon au pont de Lodi ! Ralliez-vous à ma ganache blanche ! On lui emboîte le pas. On lézarde à travers les bagnoles aboyeuses. On croule sous les lazzi et les invectives. Des coups de frein cascadent.
Y a des chocs de pare-chocs. On s’ébroue. Les piétons farouches foncent, tapant sur la colonne. Blouing ! Un coup de poing sur un capot ! Tzoum ! un coup de pied dans un pneu. Faut savoir se battre, les gars. Ça s’organise, une traversée de Croisette en pleine saison. Ça se mérite ! Celui qui ne prend pas ses risques est condamné à tourner en rond autour d’un même bloc de maisons pendant la durée de l’été. Devant nous, une grosse dame américaine prend un coup d’aile dans les miches. Elle vitupère avec l’accent texan, ce qui est en ce monde la pire façon de vitupérer. Derrière, une paire de Japonais photographient en marchant. Faudra qu’un jour où je serai de passage au pays du Soleil-Levant je demande à voir l’album de photos d’un touriste japonouille, ça doit valoir le déplacement, j’ai dans l’idée. Comme bouffeurs de péloche y a pas pire. On se malaxe sur la chaussée en un formidable frotti-frotta international. On se piétine, on s’imbrique, on s’échange la sueur, on se porte, on se déporte, on fonce, on haie, on recule, on proteste, on atermoie, on se baigne dans des vapeurs d’essence et des effluves humains. On s’agglutine. On forme l’essaim, on déforme les seins, on pousse, on éructe, on érecte, on tracte, on se contracte, on détraque. On hue. On sue. On pue ! On devient mou. On est à la fois la pâte, le tube et la main qui le presse. Derrière nous le flot s’est reformé, devant nous il ne s’est pas encore interrompu. Nous constituons une île de chair qui dérive comme une banquise. La vieille à l’ombrelle a sombré. Son avorton avorté pousse des glapissements pour appeler sa pintade. Il la supplie d’être présente, la réclame à l’univers indifférent ! L’exige aux tomobilistes, aux piétons, aux palmiers, au m’sieur l’agent en chemise bleue qui cause du tiercé avec un copain rondouillard sur le bord de la chaussée. Des ménages se défont ainsi dans les traversées de Croisette, en été. Des tumeurs malignes s’y réchauffent, des fausses couches s’y organisent, des vices assoupis s’y réveillent, des graisses y fondent, de ecchymoses y violissent, des petites filles y devinent l’homme et des petits garçons, la pédérastie. C’est une formide émulsion qui gazouille à bloc. Une moche chenille processionnaire qu’arrive mal à processionner. On a des espoirs d’aboutir. Un timoré du volant qu’a des arrière-pen-sées à écraser le monde pédestre, file un timide coup de patin dont profite la horde pour le déconnecter du flot circulatoire. Les autres tomobilistes l’abreuvent de reproche derrière, ils lui disent comme quoi il est peigne-cul à outrance, qu’il fallait « enfoncer » (c’est le mot : enfoncer) et pas se laisser intimider par ces salauds qu’ont qu’à marcher sur les trottoirs au lieu de venir perturber la circulation déjà si épaisse. Car, pour un tomobiliste, la circulation ça n’est pas ce qui marche, mais seulement ce qui roule, et encore : ce qui roule dans le même sens que soi.
Après bien des encombres, on atteint l’autre rivage. Pas exactement l’autre rivage, mais la langue de terre plantée de palmiers et de lauriers-roses servant de refuge. Tout est à recommencer de l’autre côté avant d’accéder au bord de mer. En plus on a la caravane qui radine en sens contraire. Les deux s’embrouillent dans l’oasis, se bousculent, se regardent en chacals de faïence ! Rien de commun entre des piétons se dirigeant de gauche à droite et des piétons allant de droite à gauche, rien hormis les jambes et les angoisses. Ils ne se sentent pas unis le moins du monde par leurs grandes misères de bipèdes. Aller sur le bord de mer et en revenir découle de deux philosophies contraires. A l’instant du croisement, les deux troupeaux sont farouchement, fondamentalement opposés l’un à l’autre.
— C’est beau les vacances, hein ? me lance le Vieux par-dessus une demi-douzaine de têtes plus ou moins basanées.
Son ton sarcastique tisonne l’émeute. Des aigres, des bilieux lui rétorquent à la cantonade qu’il avait qu’à rester chez lui, car tous ces gens : les à-pince et les en-voiture, déposent leur martyre sur l’autel des vacances. Deux soldats ennemis qui s’affrontent sont étroitement, secrètement unis par le formidable lien de la guerre. Ici, ces personnages mobiles, soit par action personnelle, soit par mécanique interposée, sont tous, de façon diverse, les farouches pionniers des vacances.
Nous voici enfin arrachés à l’océan de ferrailles. Le Dabe se plante au bord du trottoir pour regarder derrière lui le chemin parcouru, avec cet air de défi blasé qui est celui des vainqueurs murmurant : « Je ne suis qu’un homme comme les autres, et pourtant je l’ai fait ! »
— Regardez leur têtes, mon petit, murmure-t-il en me harponnant par le bras. Des monstres, tous. Ils sont terribles ! On ne lit que haine, peur et rage sur ces figures. Les jolies femmes sont laides de colère ; les mâles les plus athlétiques misérables comme des gnomes. Les plus belles lèvres en fait ne font que cacher des dents. Regardez, San-Antonio, comme ils ont tous sorti leurs dents.
Ainsi parla le Big Boss dont le crâne bronzé rutilait au soleil, jonglant avec les reflets de la chère Méditerranée.
— Au fait, où allons-nous ? m’enquiers-je.
— A la recherche de mon chauffeur.
— Bozon est ici ?
— Je parle de mon chauffeur privé.
J’ignorais qu’il en eût un. Dites, c’est le gros train de vie pour Pépère, décidément. Voilà un bonhomme qui m’épatera toujours.
Nous dévalons jusqu’à la plage où une humanité dénudée prend son fade avec Phœbus. Consciencieusement alignés en une parfaite ordonnance, ces embrocationnés de chaud confient leur denrée putrescible au soleil pour qu’il lui donne une apparence comestible. Ils rissolent en silence, stoïques. Prométhées ! Le mahomed hilare leur décolle la couenne, leur rôtit les jambons, leur crève les yeux, fout la pagaïe dans leurs flores microbiennes. Eux, magistraux comme des gisants, subissent les coups de lardoire avec ferveur. Y a des bien cuits et des saignants, des à point et des carbonisés. Ils se barbouillent de chaleur, ils s’en oignent l’oigne. Ils pourraient se faire dorer les intérieurs, ils se déballeraient aussi sec la tripaille sur le sable brûlant, se distendraient les meules pour se laisser brunir le trésor.
— Et ça, San-Antonio, ÇA, gémit le Dirlo, ça ne vous porte pas au cœur, dites ? Vous n’éprouvez pas une incœrcible nausée à longer cet alignement de quasi-charognes ?
Mon regard se réfugiant d’instinct sur une superbe blonde, je réponds par une moue.
— Mouais, ronchonne mon supérieur, après tout, il y a peut-être un âge pour ça.
— Mais non, monsieur, regardez ce groupe d’énormes vieillardes bourrées de cellulite et de fanons. Ces ex-femmes viennent là par coquetterie, en espérant que leur peau, une fois brunie, sera plus appétissante. Or, monsieur, la coquetterie, si l’on y songe, est une forme d’altruisme puisqu’elle consiste à se rendre plus engageant aux yeux de ses contemporains.
Il marche de plus en plus vite sur le front des troupeaux couchés.
— Vous savez où se tient votre chauffeur ?
— Oui, là-bas.
Il me désigne le club de volley-ball sur les courts duquel s’agitent des éphèbes en short.
— Il joue au volley ?
— Il a cette marotte en effet !
— Bon sport, monsieur !
Je suis tout contrit. Je n’ai jamais eu de contacts privés avec le Vieux. Toujours le boulot, le boulot, le boulot. Alors je ne sais pas faire. Je voudrais comporter mieux. Comment agit-on sur une plage avec un monsieur qu’on fréquente depuis des années mais dont on a toujours été séparé par un bureau ministre en acajou avec coins de bronze ouvragés ? Doit y avoir une adaptation à exécuter, un nouveau langage à trouver, une certaine liberté de ton à mettre au point, une démarche surtout à définir, non ? C’est cela le plus duraille : marcher au côté d’un supérieur que l’on n’a jamais connu qu’assis.
Nous déboulons en bordure des volleyeurs. On les croirait montés sur ressorts à boudin, les joueurs. Ils sautent sur place, montent et descendent comme des pistons. La grosse balle voltige au-dessus d’eux, vachement fascinée par l’attraction terrestre, mais toujours récupérée par une main ou par le mari de cette dernière : le poing.
Le Patron s’arrête, mains aux poches et considère la partie en ricanant.
— Il a l’air fin, le bougre, soupire-t-il. Comment un individu normal peut-il s’acharner sur un ballon ?
— Besoin d’exercice, laissé-je tomber.
— En ce cas, il existe la culture physique.
— C’est moins marrant. Un exercice solitaire n’a rien d’exaltant, monsieur, tandis qu’un jeu d’équipe transporte l’individu. Ici-bas, l’homme a besoin d’un moteur pour agir. Ici, le moteur c’est la victoire. Ces dix messieurs ont la volonté de gagner et pendant le temps du match, leur existence s’en trouve comme ennoblie.
— Ennobli ou pas, il me faut mon chauffeur ! riposte l’irascible.
— Quel est-il ?
— Le plus vieux !
Je découvre alors, dans le camp adverse, un vieillard musclé, à la poitrine couverte de poils gris, aux cheveux d’un blanc pisseux, doté d’une formidable moustache encore rousse.
— Ross ! crie sèchement le Vénérable.
Le moustachenu, ainsi interpellé, adresse une mimique au Vieux. Puis, profitant de ce que la balle sort, il lève le bras pour signaler qu’il souhaite quitter la partie.
Un jeune gorille s’écrie alors :
— Hé, les gars, y’a le druide qui veut se barrer !
On le remplace et le prénommé Ross quitte le court sableux. Un peu pittoresque, le personnage. Il a le menton carré, le nez crochu, les pommettes saillantes, le regard presque blanc. Son short blanc est trois fois trop large pour lui et lui descend sous les genoux.
— Ross ! dit le Vieux, en anglais ; mettez-vous rapidement dans une tenue décente, j’ai besoin de vous !
Ross opine et s’engouffre dans un vestiaire.
— Il est Anglais ? m’étonné-je.
— Jusqu’au dernier bouton de son uniforme.
— Il est rare qu’un Français ait à son service du personnel britannique.
— Très rare, convient le Déplumé, aussi Ross est-il là par suite d’un concours de circonstances.
Le pedigree et le destin de Ross ne constituant pas le sommet de mes préoccupations présentes, je m’abstiens de questionner le Patron, mais sur sa lancée, celui-ci explique :
— En 1920, mon beau-père a acheté une Rolls-Royce. En même temps que la voiture, la firme britannique lui a envoyé un technicien chargé d’expliquer le maniement et l’entretien du véhicule au chauffeur français chargé de le piloter. Ross était ce technicien. Au cours de son séjour, il est tombé amoureux de la femme de chambre de mon beau-père. Elle lui a plu, il a cassé la figure du chauffeur avec qui elle était fiancée et a pris radicalement la place de ce dernier. Il a épousé la femme de chambre et n’a plus quitté notre famille. A la mort de mon beau-père j’ai conservé l’ensemble, à savoir la femme de chambre, le chauffeur et… la Rolls ! Amusant, non ?
Je commence à piger l’origine du train de vie de mon Boss : un riche mariage. En somme, être chef de la police constitue pour lui un violon d’Ingres.
Comme quoi les castors n’ont pas tous la même manière de procéder, et les plus malins exploitent leur appendice caudal avec plus de discernement que les autres.
Ross a dû prendre des cours du soir avec Frégoli dans sa jeunesse, car il réapparaît, moins de cinq secondes plus tard, dans une tenue de serge noire à boutons dorés, impeccable. Il porte des leggings, une casquette plate, des gants de peau gris et il ressemble à un personnage d’Hadley Chase, revu et aggravé par Ronald Sharles.
— En route ! La voiture est loin ? lui demande mon surprenant directeur, toujours dans la langue des Beatles.
— A quelque trois cents yards, sir, lui répond le Driveman.
— C’est pour maintenir l’excellence de votre anglais que vous conversez dans cette langue avec Ross ? demandé-je au patron, avec un rien de léchouille.
Il hausse les épaules.
— Pas du tout, je lui parle anglais tout bonnement parce qu’il s’est toujours et vigoureusement refusé à apprendre le français. Vous savez, cher San-Antonio, que nos amis britanniques considèrent qu’il n’existe en ce monde qu’une seule véritable langue et un fourmillement de dialectes douteux qui ne méritent pas qu’on s’y arrête. Un Anglais préfère apprendre l’égyptien ancien ou le sanscrit plutôt que le français ou l’espagnol. Ross a obligé son épouse à apprendre sa langue. Moyennant quoi il a condescendu à habiter notre pays. Mais il a expédié sa progéniture dans des public-schools dès qu’elle eut l’âge d’entrer à la maternelle. Maintenant ses enfants sont établis là-bas. La francisation de Ross n’aura donc été qu’un très mince épisode dans l’histoire de cette honorable famille.
Ross nous précède, d’un pas mécanique d’officier de l’armée des Indes. Il s’engage dans un parking proche et je ne tarde pas à découvrir la Rolls-Royce la plus solennelle, la plus héraldique, la plus compassée, le plus vénérable qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer. Noire comme la nuit des temps, anguleuse comme la Grande-Bretagne, sévère comme un dimanche londonien, formidable, impressionnante, haute sur pattes, elle fait songer à un monument historique magnifiquement conservé. Rarement pièce de musée ne s’est offerte à l’admiration des foules dans un meilleur état de fraîcheur.
— Belle grand-mère, n’est-ce pas ? plaisante le Vieux.
Je siffle admirativement.
— Je suis ému, Patron.
— Vous pouvez, mon garçon. De part et d’autre de cette calandre, un demi-siècle de gloire mécanique vous contemple. Très honnêtement, je pense que c’est plus à cause de cette auto que d’Amélie la femme de chambre que Ross est demeuré sur le continent. Cette Rolls, c’est sa Juliette Drouet. La plus tendre, la plus choyée des maîtresses. Parfois je le regarde la laver, la bichonner, vous voulez que je vous dise ? C’est é-ro-tique !
Des gamins en culotte éponge, plus dorés que des cochons en pain d’épice, examinent cette émanation du passé en échangeant des considérations en titi parigot.
— Tu crois qu’c’t’une bagnole ? demande le plus jeune.
— T’es louf, c’t’un machin pour la publicité, mon pote. Y doiv’atteler ce zinzin derrière une jeep et le balader en ville pour faire de la réclame !
— D’la réclame pour quoi t’est-ce que ?
— Pour un cirque, probable. Ou p’t’être pour un film.
En nous voyant investir l’engin, ils s’écartent prudemment, comme les techniciens de Cap Carnaval lors de la mise à feu d’un autobus interplanétaire. Le Vieux et moi montons à l’arrière. J’ai l’impression de m’installer dans un salon. Il y fait frais, les sièges sont moelleux. Une odeur doucereuse et vieillotte de cuir ancien et de fleur fanée vous glisse dans l’âme je ne sais quelle nostalgie olfactive…
Je fais du regard le tour du propriétaire. Un bar d’acajou. Un poste de radio-télévision. Un téléphone, un Frigidaire. Bref, la fin des fins, le super-luxe, le raffinement.
— C’est tout de même pas d’origine, ça ? demandé-je plaisamment en désignant les éléments précités.
— Non, bien sûr, murmure le Dirlo en sortant deux verres du bar, Caroline (c’est le nom donné par Ross à cette voiture, aussi faut-il prononcer Carolaïne) est une vieille dame à laquelle on a laissé sa belle robe de brocart, mais qui porte des dessous de starlett. Une orange-vodka bien frappée ?
— Volontiers.
Une vitre teintée nous sépare du chauffeur. Le Vieux décroche un tube acoustique antédiluvien.
— Direction Saint-Raphaël, Ross, je vous prie.
— Parfaitement, sir.
— Et le moteur ? m’inquiété-je, il est encore d’origine ?
Le Big Dabe me sermonne du doigt.
— Heureusement que nous sommes coupés d’avec Ross, dit-il. S’il vous avait entendu poser une question pareille, il aurait été obligé de s’arrêter pour avaler un comprimé de cardiorythmine. Non seulement le moteur est d’origine, mon cher ami, mais je vous donne ma parole d’honneur qu’on n’a jamais parlé de lui depuis 1920. Aucune bougie, aucune vis platinée n’ont été remplacées. Parler du moteur d’une Rolls de cette époque, c’est comme parler de l’infortune conjugale d’un cocu en sa présence ou comme traiter de l’inceste dans un couvent de carmélites. Le moteur d’une Rolls 1920 est une espèce de mythe qu’il est de bon ton de ne pas évoquer. Une pauvre nécessité qui fut palliée une fois pour toutes. Savez-vous que Ross a failli me quitter le jour où je lui ai demandé s’il n’y avait pas « comme un bruit bizarre en provenance du moteur » ? Vérification faite, il s’agissait d’un ivrogne qui s’était jeté avec sa bicyclette sous nos roues et que nous avons traîné sur une dizaine de kilomètres.
Effectivement, tout est silence dans cette voiture. Ross la pilote avec précision et souplesse. Il a contourné la ville pour aller chercher l’autoroute et la silhouette sombre de son dos ne bronche pas d’un pouce.
A un rétrécissement de la chaussée, nous sommes brusquement obligés de ralentir du fait d’un vieux teuf-teuf bourré de voyous hirsutes qui ahane misérablement. Ross réclame le passage d’un klaxon impératif dont le timbre est aux avertisseurs modernes ce que la voix de Chaliapine est à celle de Sylvie Vartan.
Il en résulte un concert de protestations et une volée de poings brandis. Loin de serrer le bas-côté, les blousons noirs se mettent à zigzaguer sur la route ce qui est, en pareil cas, la façon la plus éloquente de dire merde.
La voix impavide de Ross retentit dans le parlophone.
— Puis-je employer le dispositif 13, sir ?
— J’allais vous le conseiller, Ross !
— Merci, sir.
Et Ross avance la main sur son tableau de bord à côté duquel celui d’un Bœing 707 paraîtrait plus sommaire que celui d’une 2 cv. Il enclenche un bouton d’ébonite noir. Aussitôt le déferlement d’un avion de chasse en piqué retentit à l’avant de la Rolls. C’est cataclysmique comme bruit. Aucune trompe d’eustache ne saurait résister à cet aigre mugissement. Les sonotones explosent en recevant cette décharge d’ondes. Les tympans saignent. L’effet est magique : le tacot des petites gouapes décrit une embardée. Il escalade le talus et stoppe, les deux roues droites dans une terre labourée.
Fin de la sirène. Imperturbable, Ross double. Une giclée d’insultes part de l’auto embourbée, style : « Toi, avec ton carrosse pourri ! Esclave ! Fasciste ! Gaulliste ! Assassin ! »
Tout y passe.
Ross ralentit et demande dans le tube :
— Me serait-il permis d’utiliser le dispositif 5 bis, sir ?
— Il semble s’imposer en effet, Ross, consent le Patron.
Un nouveau geste précis de Ross et, à l’arrière de notre surprenante automobile éclate un concert d’imprécations bien senties : « Allez vous faire voir, hé, merdeux ! Mon c… c’est du poulet ? Je vous p… à la raie, lopettes ! Etc. » Un long et puissant chapelet s’égrène de la sorte.
Le Vieux s’empare du cornet.
— Je pense que cela suffit comme ça, Ross, car ces petites frappes sont maintenant hors de portée.
Fin d’émission. Tout heureux de ma surprise, mon astucieux chef m’explique :
— Il est déprimant dans certains cas d’être piloté par un chauffeur ne parlant pas français, aussi ai-je fait enregistrer le document que vous venez d’entendre par un pittoresque plombier dont le vert langage m’avait frappé. Cet homme possédait un vocabulaire et un accent faubouriens très exceptionnels, n’est-ce pas ? Quel chauffeur stylé pourrait rivaliser avec lui ?
Un marrant, le Dabe ! Quelle découverte impressionnante, après des années de collaboration ! Il a le sens de l’humour raffiné, celui du pittoresque et de la fantaisie. Mais alors, ses mines compassées ? Ses graves sermons ? Ses exhortations tricolorisantes ? Une façade, vous croyez ? La défroque d’un personnage qu’il s’amuse d’endosser pour faire croire que ?
A gestes dégagés, il prépare les deux oranges-vodka, qui s’affirment comme étant plus exactement des vodka-oranges.
— A la réussite de notre future enquête, mon petit.
Je lève mon godet à hauteur de pif. Vu à travers les parois du verre, le Dirlo a une bouille toute déformée.
— A vos vacances, monsieur le directeur.
Il cligne de l’œil.
— Je compte sur vous pour neutraliser un peu la donzelle que j’ai eu la fâcheuse idée de présenter comme étant ma nièce, je n’ai guère envie de la retrouver sur le Mer d’Alors où nous aurons, si vous voulez bien me passer l’expression, d’autres chats à fouetter !
— En somme vous souhaiteriez qu’elle rate le départ ? murmuré-je après avoir siroté une aimable rasade de nectar.
— En somme, oui, fait le Patron. Vous êtes ingénieux, cher San-Antonio vous trouverez sûrement une astuce.
La mission n’est pas désagréable au demeurant. Ce ne sera pas la première fois que je berlurerai une mousmé.
— Que pensez-vous de cette ténébreuse affaire ? murmure le Tondu en regardant défiler le paysage sur les flancs de la Rolls.
— J’attends de voir sur place, Patron.
— Vous avez bien eu d’emblée une opinion, je suppose ?
— A première vue il semblerait que le — ou les — coupable (s) appartiendrai (en) t à l’équipage, non ?
— Vous pensez ?
Ben voyons : quatre disparitions successives. Aucun passager ne s’est tapé quatre fois de suite la même croisière !
— Tiens, je n’avais pas encore songé à ça, reconnaît le Boss.
Il a un imperceptible sourire. Son regard bleu semble déjà errer sur des horizons marins. Un bras passé dans l’accoudoir de cuir, il réfléchit. Je respecte d’autant mieux sa méditation que je ne trouve rien de précis à lui dire. Le chiendent, quand on est en compagnie, c’est de devoir parler. Rien de plus terrible que d’alimenter coûte que coûte certaines conversations. Faut se stimuler la gamberge, se la masturber pour en faire gicler un bout de sujet quelconque. A ce régime-là on défaille cérébralement, on s’épuise la matière grise à la solliciter à vide. Moi, il m’arrive d’avoir la menteuse facile, mais je crois honnêtement que j’aurais surtout réussi mes silences. J’ai la vocation du mutisme. Une vocation bien contrariée d’ailleurs.
— Croyez-vous que les Bérurier accepteront de se joindre à nous ? demande le Big Boss.
— Pourquoi pas ? La perspective d’une luxueuse croisière à l’œil est terriblement alléchante pour des gens modestes.
— Il serait intéressant de pouvoir disposer de notre aimable Bérurier, médite mon voisin de Rolls. C’est un bœuf plein de jugeote.
— Non, rectifié-je, c’est un taureau !
Je somnolais.
La voix métallique de Ross nasille dans l’appareil.
— S’agirait-il de ce lieu, sir ?
Il vient de stopper à l’orée d’une kermesse bigarrée dont l’entrée est surmontée d’un panneau en arc de cercle sur lequel on peut lire : Camping de la Méduse enchantée. L’endroit, malgré sa raison sociale, n’a rien de paradisiaque. Je dirai même que « ce lieu » dont parle Ross avec mépris est un lieu commun.
Certes, il se trouve sur la Côte d’Azur.
Certes, la mer est à huit cents mètres. Seulement… Seulement, il est situé en bordure de la Nationale, entre une décharge publique et une cimenterie. Seulement, une ligne de chemin de fer dite Decauville le limite sur son quatrième côté. Seulement, une épaisse couche de poussière grise tente d’unifier le gigantesque campement. Un bivouac, mes amis ! Un camp de réfugiés. Plusieurs centaines de familles peu vêtues y végètent dans un monstrueux tohu-bohu. Chacune a dressé sa tente contre sa voiture, les plus huppées ont même des tentes formant garage afin de protéger leur vénérée tomobile des ardeurs solaires. Des haut-parleurs piqués au sommet de mâts colorés diffusent une musique concassante, ferrailleuse, abrutisseuse. Des senteurs de mauvaise cuisine se mêlent aux effluves du ciment. Le ciment sent la merde. La cuisine presque ! Des latrines proches, surchauffées, s’échappent d’indéfinissables odeurs qui manquent de loyauté. La musique n’est qu’un fond, un grondement identique à celui de la mer par sa permanence. Mais mille bruits divers se joignent à elle pour cacophoner. Le sifflet aigrelet de la petite locomotive qui halète sur fond de décor. Les klaxons des campeurs sortants et des campeurs rentrants. Les criaillements de la marmaille turbulente. Les imprécations des houris. Les transistors hystériques, toujours et partout eux !
— Oui, réponds-je, c’est bien ce stalag !
J’ai encore dans mon portefeuille l’adresse écrite de la main de Béru sur un morceau de couvercle de boîte à camembert.
— Grands Dieux, murmure le Vieux. Cela existe donc !
Nous franchissons l’entrée de ce Treblinka de vacances. Une esplanade circulaire comportant en son milieu une construction marquée « Office » (à l’américaine, s’il vous plaît), s’offre à nous.
Ross s’y engage. Aussitôt, des indigènes radinent pour mater la Rolls.
— Mince, une diligence ! s’écrie un gorille noir, plus poilu qu’un cœur d’artichaut.
— C’est pas une auto, c’est juste un moyen de locomotion ! remarque un autre concentrationné. Vise le pingouin qu’est au poste de pilotage !
— Allez donc vous informer, mon bon ! soupire lâchement le Big Boss, cette faune m’insupporte !
Je descends dans cette cour des miracles du vingtième siècle. Le bruit se fait plus intense, les odeurs plus impitoyables. Mon odorat et mon ouïe sont trop sauvagement agressés : je titube, m’appuie au capot de la maîtresse de Ross, ce qui me vaut un sombre regard de ce dernier car on ne s’appuie pas à une Rolls-Royce de 1920. Sur la droite, il y a un point d’eau : quatre robinets de cuivre tout connards au sommet de leurs tuyaux nus, jaillis du sol comme des périscopes. Une centaine de personnes armées de seaux ou de bouteilles, d’arrosoirs ou de jerricans en plastique font la queue, ventre à fesses, en échangeant des propos aigres-doux sur la lenteur du débit de l’eau et les aises que prennent les puiseurs du moment. Y a d’énormes poufiasses aux jambons indécents. Des maigrichons à shorts trop short, coiffés d’un chapeau mou et chaussés de souliers de ville.
Y a des petites gosses genre Cosette, résignées comme des orphelines. Y a des vieillards maugréateurs. Y a des jeunes filles joyeuses. Des chiens qui pissent partout, à petites giclouilles préoccupées. Des jeunes gens avec leur transistor accroché au cou pour rien perdre de la publicité d’Astra ou de ce cher M’sieur Trigano qui est un peu le Dieu vigilant de ces sortes d’endroits.
Ça, c’est la corvée de flotte. Les caravaniers du désert. Dans le fond, la petite loco s’égosille en trinquebalant ses wagonnets bourrés de ciment malodorant. On voit des Arabes blancs de chaux qui s’agitent et louchent sur les campeuses. Y’aura une drôle de séance de ramonage chez ces messieurs, le soir venu, dans leur bidonville côte d’azuréen. De l’extase à retardement. Des évocations bien salaces.
J’entre à l’office : une vaste pièce circulaire qui pue la bière aigre et la laitue fanée. Ça fait épicerie-comptoir-bureau de réception. On y vend du chocolat et des sardines, des pêches blettes et des nouilles en vrac, de l’huile d’olive et des petites poupées provençales. Deux personnes vocifèrent à deux téléphones jumelés qu’aucune cloison ne sépare. La première, un grand, fort en cuissots, avec les cheveux en brosse et des poils partout, dit à une standardiste de Clermont-Ferrand qu’il l’emmerde ; tandis qu’une demoiselle dont on mate les noix à travers le short trop étroit gazouille à un Riri insituable des niaiseries pour militaire au clair de lune.
Deux marmots malmènent un billard électrique tout fulgurant d’éclairs jaunes et rouges dont les flippers battent éperdument de l’aile comme des papillons enlisés. Ça sonnaille, ça tintinnabule.
Je m’approche de la tenancière du camp (de concentration) ping. Elle est plâtreuse, bouffie, mal peinte. Une violette en guise de bouche. Un regard souligné trois fois au crayon vert. Une guiche à la Fréhel ! Des lustres de cristal en guise de boucles d’oreilles.
— Je cherche un dénommé Bérurier, dis-je. Il a dû arriver ce matin !
Elle me virgule un sourire pareil à un anus sur le point de happer le thermomètre.
— C’est à vous, la Rolls qui vient d’arriver ? élude-t-elle.
— Elle ne m’appartient pas, mais j’ai eu le grand privilège d’être véhiculé par elle !
La dame repeinte hoche sa tête admirable, ce qui met en branle un moutonnement de rides et de replis. Les bourrelets de la poitrine partent à l’assaut des fanons, lesquels communiquent leur frémissement à d’anciennes bajoues désaffectées.
— J’ai encore jamais vu un modèle semblable, fait-elle. Il est sorti quand ?
— Il s’agit d’un prototype, qui ne sera pas standardisé avant quatre ans au moins, la renseigné-je. A propos du dénommé Bérurier ?… plaidé-je en désignant le grand livre noir où sont consignés les noms des forçats.
— Oh oui. En effet, ils sont arrivés ce matin, très tôt…
Elle se mouille le pouce pour tourner une page collée à la précédente par une tache de confiture et une crotte de nez.
— Ils sont dans l’allée Adam et Eve, me renseigne-t-elle, la dernière au fond. Je vous les appellerais bien par l’haut-parleur, mais ça va être l’heure des informations et mes clients aiment pas qu’on interrompe.
— Ne vous dérangez pas, chère madame, je les dénicherai tout seul.
Le peuple s’est accru autour de la Rolls. Le carrosse disparaît derrière cette grappe humaine, on ne peut plus désinvolte, qui n’a aucune pudeur et ne se fait pas faute d’échanger des aperçus impertinents sur les établissements Rolls-Royce et leurs clients. Juste comme je sors, la voix enregistrée du plombier éclate, formidable, dominant le tulmute ambiant :
— V’s’avez donc jamais rien vu, tas de pignoufes ? Faut-y qu’j’me déculotte pour vous montrer l’clou du spectac ! Y z’ont rien à branler, ces pommes, pour s’agglomérer devant un tas de tôle !
Pour le coup la foule se dilue en maugréant. On ne résiste pas au ton acerbe du plombier de mon Honorable Singe.
L’allée Adam et Eve, avouez que c’est prometteur. Ça fait Eden… en diable ! on pourrait espérer des pins parasols, des lauriers-roses, des palmiers dattiers, toute un sylve féerique. Ça fait Paul et Virginie a priori, seulement a posteriori, on se rend compte que l’incident de la pomme a déjà chamboulé le ménage. Que la punition perpétuelle a pris effet. Je longe des souks bleus et ocres, assez pimpants d’aspect, mais où les conditions de vie en disent long sur la misère des hommes. Tous ces gus vautrés dans la poussière de ciment, ils sont en train de l’expier, le péché originel. Y en a qui se bagarrent avec leurs réchauds récalcitrants. Y’en a qui frappent leur progéniture pour se calmer les angoisses. D’autres qui sont de corvée de patates. Des qui se garnissent la tente de plaquettes Vapona à cause des moustiques et des qui s’oignent de Pipiol pour la même raison. On en aperçoit des tout cloqués, déjà. Bien rougeoyants, saignants même ! Y’a les stoïques qui lisent. Ceux qui profitent de son immobilisation pour trifouiller dans les intestins de leur Peugeot, lui vérifier les durites, lui dégorger les bougies, retendre sa courroie de ventilateur. Des dames font des lessives secrètes en de menus récipients pleins de mousse. On en devine qui s’envoient en l’air à travers les rideaux mal fermés de leur gentilhommière, on les entend se comporter, profiter du vacarme environnant pour se donner libre cours. J’en avise qui me font pitié, accroupis comme des fakirs dans leur maison de toile. D’autres, au contraire, y régnent en souverains : Abd-El Kader ! J’enjambe des détritus, je contourne des marmots au cul nu. J’évite des bassines. Je fais du slalom entre des ustensiles ménagers. Des garnements foncent à vélo entre les ruelles, renversent des galtouzes, regardent ceux qui baisouillent à travers des échancrures. On voit des habitués qui voisinent, se réjouissent de ce qu’il ne pleuve pas comme l’an passé. C’t’année elles s’annoncent merveilleuses, les vacances. Le camping de la Méduse enchantée mérite bien son blaze ! A mon avis c’est plutôt le camping de l’enchanteur médusé !
A force de me détroncher de droite à gauche, je finis par repérer la vieille chignole des Béru. Elle aussi aura sa place au musée. Notez que des 15 traction Citroën on en voit rouler encore quelques-unes. Mais des comme la tuture au Gros, il n’en existe pas deux. On peut pas croire qu’elle fonctionne avec ses emplâtres aux pneus, les cartons servant de pare-brise, les fils de fer aux portières afin de remplacer les poignées disparues, ses ailes absentes, les caisses de bois servant de malle arrière, ses phares pendants comme des yeux de lapin mort par énucléation.
A droite de ce qui fut une auto et qui demeure confusément un véhicule, une tente est dressée. Faut voir comme ! Elle ressemble à un chameau, la tente à Béru. Elle est penchée, elle se tortille comme un éléphant qui va s’asseoir. Des traînées sombres la souillent. Des trous l’aèrent. De la fange, déjà, s’en échappe. Et des plaintes aussi. Je reconnais l’organe grumeleux de Dame Berthe.
— Non ! Pas maintenant ! M’sieur Félix ! M’sieur Félix, voyons, mon époux est dans les parages ! Et si ma jeune nièce arriverait ! Je vous en prie ! Oh ! C’que vous êtes polisson dans votre genre ! On l’dirait pas à vous voir si sérieux, m’sieur Félix !
Un temps, la voix protestataire reprend, plus faible, déjà vaincue, presque soumise !
— Aaah ! C’que vous êtes bien constitué, m’sieur Félix ! Réellement vous trompez vot’monde ! Oh ! Oh la ! M’sieur Ffffféliiix ! Ah tu la voulais, ta grande, hein, cochon, enchaîne l’épouse Bérurier en changeant résolument de registre. Elle vient d’accélérer, Berthaga, de pousser à fond la combustion pour s’arracher à l’attraction terrestre. La v’là partie pour sa virée cosmique ! La tente, ça finit de l’ébranler, si je peux dire, cette séance. Son mât de misaine devient un mât de cocagne. Ma parole, ils y grimpent après pour que ça vertige de la sorte. Y a de la frénésie dans le matériel. Des boursouflures sporadiques ! Des dépressions ! Du roulis ! Des protubérances ! Elle s’affaisse mollement, la tente. Elle est latente, sa chute ! Un rush sur la gauche arrache deux piquets d’un coup. Des amarres craquent. Le bivouac au Béru commence à rouler bord sur bord. Sa cargaison est désarrimée, complètement folingue. Une jambe nue de la Berthy jaillit à l’air libre, se replie sur une forme fantomatique. Ça trémousse éperdument. Ça halète ! Ça crève ! Ça pète ! Elle est à genoux, la guitoune, à présent. Titubante comme un taureau foudroyé. Avec encore des cris et des soupirs. Des conjurations. On dirait que c’est l’édifice de toile qui agonise se démet de ses fonctions protectrices, se soumet aux intempéries à venir, reconnaît sa faiblesse. Le beaupré va égratigner la tente voisine, celle d’un solitaire aux genoux cagneux, porteur d’un collier de barbe style instituteur célibataire. Il fumait son calumet, le campeur contigu. Un sage, ça se reconnaît à la manière qu’il expulse sa fumaga à longs pets souples et précieux. On se croise les regards, il hausse les épaules.
— Une heure que ça dure, leurs conneries, pétouille-t-il sans écarter sa bouffarde. Je me doutais bien que ça allait se terminer comme ça, par un écroulement. D’autant que le gros enflé de mari a monté sa tente comme un con. Elle aurait pas résisté au prochain zéphyr. Vous avez remarqué avec quoi il s’est arrimé aux pieux ? Des lacets, monsieur ! Et usés qui plus est ! Ce qui tuera le camping, ce sont les néophytes. Ils se prennent tous pour des scouts mais ils n’y connaissent rien. La plupart montent leur tente en lisant le prospectus. J’ai honte !
Il fumasse encore, guignant le monstre en sac qui continue de s’ébrouer et d’exclamer ses transes amoureuses.
— Ils prennent la nature pour un paillasson, les brutes, et ils poussent des clameurs éperdues lorsqu’ils s’assoient sur une fourmilière. A la première averse ils ont le cul dans l’eau, monsieur, alors ils incriminent le ciel. Ils s’en prennent à Dieu comme si leur taxe de séjour obligeait le Seigneur à leur garantir du beau temps sec…
Tiens, il s’agit d’un instituteur libre. P’t’être même d’un prêtre en civil et en vacances ?
Berthe a une clameur terrible.
— Arrêtez, M’sieur Félix ! Je suis couchée dans le cassoulet ! Et puis je crois qu’on a un peu culbuté la tente !
Pour l’avoir culbutée, ils l’ont culbutée, les épileptiques de l’amour. Elle a fini de flancher, la crèche d’Alexandre-Benoît, pire que la vertu de sa ménagère. Il a bonne mine, à c’t’heure, le camp du Drap d’or. Il reste juste un bout du mât en saillie. On dirait un cirque en déconfiture après un typhon. C’est le grand foc qui s’obstine, il tangue vachement. Un autre pied se dégage de la toile avachie. D’homme, cette fois. Je découvre un pataugas, avec une chaussette de laine dans les tons beige. Plus haut, une fin de mollet maigrichard, avec des varices pareilles au cours de la Garonne quand elle devient Gironde. Le pied racle le sol comme celui d’un fox-terrier affolé par une chaude piste.
— Aaah ! M’sieur Félix, j’aurais pas cru, j’aurais pas cru que, s’étonne l’admirable Berthe. Chez un intellectuel, c’est rare une ardeur semblable. Quel homme, mine de rien, vous faites ! Vous allez m’tuer, m’sieur Félix. Si brusquement, j’en suis tout étourdie. Dire que ce matin, on se connaissait pas encore ! Et puis voilà ! Attendez que je me pousse un peu, je vous jure qu’on a renversé le cassoulet ! Et la tente, dites, elle s’est décrochée, la tente ! Vous m’aiderez à la remonter avant que mon époux revinsse ?
L’autre, c’est pas un bavard du radada. Et croyez-moi, étant donné les circonstances, faut pas qu’il ait la godanche timide pour continuer son forcinge dans cet entrelacs de ficelles, de bâtons, de toile, de cassoulet et de réchaud. Le camping, c’est Tringlanneau !
Le fumeur de pipe lève vers le ciel imperturbable un œil chargé de résignation difficile.
— Quand je pense que le mari est à dix mètres de là, soupire-t-il. Voyez-vous, monsieur, ce qui gâche les joies du camping, c’est souvent la promiscuité.
— Vous dites que le mari est près d’ici ? réagis-je, conscient de ma mission.
— La grande tente rouge, là-bas.
J’abandonne le fumeur de pipe et la tente en folie pour partir à la recherche du Gros. Comme je m’approche de la coquette villa désignée par l’homme au collier, l’organe paisible du Dodu me parvient malgré la cacophonie ambiante.
— Attendez, mon p’tit cœur, gazouille mon ami, tenez-la bien pendant que je prends la seringue. Vous y êtes ? Alors en souplesse… J’y colle la moitié de la dose. Faut bien se gaffer quand on perce la peau, pas trop déchirer, qu’ensuite la chair se barre par l’orifice. Là… Oh, mais ça récalcitre ! J’serais pas tombé sur un nerf, des fois ? Lâchez-la pas je vas essayer un autre emplacement ! Voilà, ici ça pénètre recta. Visez comment que je l’injectionne cette coquine !
Exercice illégal de la médecine ! M’est avis qu’il va avoir de la chienlit avec le conseil de l’Ordre, Béru. Y’a rien de plus teigneux que l’Ordre, tous les ordres. J’ai horreur de ce mot.
Elle est pépère, la maison de toile où je m’annonce. Deux pièces-garage-salle d’eau. Des fenêtres, une véranda ! Le super-luxe du confort campingesque. Des tableaux aux murs. Une coiffeuse. Un divan… Mazette !
Béru et une jeune femme plus rousse que le mois de novembre dans la forêt de Rambouillet sont face à face, de part et d’autre d’une table. Le Gravos a le ventre ceint d’un tablier blanc et les mains gantées de caoutchouc rosâtre. Il est occupé à injecter le contenu d’une seringue de Pravaz à une saucisse de forte taille. Il bave et morve à force de concentration. Ses yeux pendent de sa tête comme deux ampoules électriques. Il a le souffle guindé de l’homme consacrant toutes ses facultés à une tâche minutieuse.
Une transplantation cardiaque, c’est de la tarte molle à côté de l’opération en cours. On comprend, au dramatique de la scène, les risques encourus, la responsabilité délibérément acceptée.
Sa bave et sa morve choient sur la saucisse. Alexandre-Benoît exhale un soupire soupapesque.
– Ça y est, dit-il d’une voix rauque, j’y ai filé sa dose. Alors maintenant écoutez bien ce que je vais vous causer, mon p’tit cœur. Vous me la mettez dans une casserole avec du beurre, à feux doux. Quand c’est qu’elle commencera à bronzer, vous y additionnez deux verres de vin blanc. Vous avez du bon vin blanc, mon p’tit cœur ?
La dame rousse répond par l’affirmative.
Mais le professeur Béru joue les sceptiques.
— Montrez un peu que je m’informasse !
Elle prend une boutanche dans le Frigidaire. Le Gravos débouche, entonne le goulot, écluse vingt centilitres sans un tressaillement de glotte et acquiesce.
— C’est pas de l’estra-sec, mais ça pourra aller. Une fois le vin blanc versé, laissez cuire vingt minutes. Ensuite vous foutez votre bol de crème dans tout ce bonheur et vous servez. Enregistré ? D’ailleurs, à ce moment-là vaudra mieux m’appeler pour que je goûtasse. Mais je peux d’or et d’orgeat vous annoncer que vous allez bouffer de la saucisse.
— Je vous dois combien, pour le marc ? minaude la campeuse-gastronome.
Béru a un fort braiement.
— Vous charriez, mon p’tit cœur ! Si on s’aiderait pas entre campeurs, c’s’rait malheureux.
Il rit bien fort.
— Heureusement que j’aye toujours ma trousse de secours en voyage : seringue et marc de Savoie. Vous pouvez pas savoir le nombre de gens que j’ai déjà dépannés.
Sur ces mots définitifs, il se retourne et m’avise dans l’encadrement de la porte cochère.
— Ah ben ça ! San-A. !
Je lui adresse un signe véhément et il prend congé de son élève.
— Alors tu donnes des cours ménagers, maintenant, Pépère ?
Il hausse les épaules :
— Je voisine, quoi ! Y’a rien de cassé, tu parais tout chose ?
— Je suis venu te faire une propose, Gros.
— Ah mouais ? se méfie-t-il.
— Une croisière en Méditerranée, première classe, pour toi, ta Grosse et Marie-Marie, quinze jours, tous frais payés, ça t’irait ?
— Quelle idée ? évasive-t-il, plus inquiet qu’intéressé.
— L’Espagne, le Maroc, la Grèce, la Turquie…
— Beuphh !
— Les Canaries, Madère, complété-je consciencieusement.
Il tique.
— Le Madère en question, c’est le Madère où on fait le Madère ?
— En personne !
— En quel honneur, cette croisière ?
Je lui résume avec une concision extrême l’origine de cette proposition saugrenue.
Son enthousiasme a de la peine à prendre, comme du bois humide dans une cheminée bouchée.
— Le Vieux en sera ?
— Officiel !
Il secoue la tête.
— Alors moi pas. Les vacances, ça consiste à oublier un peu la bouille de nos opprimeurs, non ? Si on les prend avec eux, maintenant, je refuse de revendiquer pour la sixième semaine. Je la retapisse d’ici, ta croisière. Une enquête dorée, oui ! Où qu’il faudra lever le petit doigt en buvant sa tasse de beaujolais, se gêner biscotte le regard salingue du Vieux, causer avec une grammaire sous le bras pour pas lui offusquer les oreilles, à ce chéri !
— Aaah ! Le voilà, notre bon Bérurier ! crie une voix joviale.
Béru se détourne et confusionne à bloc.
— M’sieur le directeur. Mes hommages ! Trop honoré de vous accueillir dans ma modeste demeure…
Il la boucle soudain, muet d’horreur.
Y a plus de modeste demeure. Elle a fini de faire naufrage. Elle s’est répandue, elle est étale, dégonflée, en haillons. Des jambes, des bouts de bâton, des queues de casserole s’échappent de la toile saccagée. Ça continue d’émulsionner dans le paquetage, mais en deux points opposés ce qui laisserait entendre que les farouches partenaires ont cessé leur empoignade. Ils se sont désolidarisés. Chacun cherche une issue. Les voici qui gigotent à la conquête de l’oxygène.
— Fatalitas ! hurle le Gros, y a eu un ouragan !
Il a l’âme terre-neuvaine, Béru. C’est de la graine de Saint-Bernard. Le secouriste fait homme ! Il aurait dû être pompier, Cézigue pâte ! Il se précipite sur les lieux du sinistre. Se collette avec les éléments. Il cargue la voilure, arrache la mâture rompue, décharge la cargaison.
Formidablement opérant, mon gros lard ! Magnifique dans l’opération survie !
— T’inquiète pas, ma biquette, c’est moi, j’arrive, tiens bon ! il prodigue. Garde ton moral, ménage ton air, gueule pas pour t’économiser l’oxygène, ma poule !
Mais Berthe se découvre de la claustrophobie. Elle panique sous la toile, s’affole dans les liens empêtreurs. Elle pousse des cris comme en gésine.
On part à la rescousse avec le Vieux. On trouve des coins de tente sur lesquels on haie. On roule des excédents bizarres, des rabats à œillets qui ressemblent à des guêpières. On ramène des souliers, des boîtes de conserve, une casquette blanche marquée Huile Lesieur.
– Ça vient, ma colombe ! T’évertue pas, tu nous compliques ! Reste sans bouger que ça facilite !
Il est agenouillé dans la terre galeuse, gaufrée de ciment, le Mastar. Près de lui, le barbu-fumeur-de-pipe considère le sauvetage d’un œil blasé.
— Y a des emmanchés de frais qui pourraient aider, lui beugle le Gros du coin de la bouche.
— C’est pour moi que vous parlez ? demande le campeur chevronné.
— C’est pour les c… molles qui jouent les bras croisés pendant qu’on se décarcasse à sauver ses semblables ! riposte le Dodu.
L’autre a un ricanement méphistophélique. Et même méphistophallique.
— Des semblables comme ceux-là, vous avez du temps de reste !
Mais Béru n’a pas entendu car il a opté pour les moyens d’urgence. Il sauve en catastrophe. Son couteau ! Il l’ouvre. La lame scintille au soleil. Elle plonge dans une gonflure de la voile, craaaaac ! Ça se fend. Le Gros se jette sur une forme ruante. Il l’écosse. La dégage tout en la couvrant de baisers perdus.
— Ma toute petite, mon trésor, ma merveille ! J’sus t’arrivé à temps. Te revoilà, me revoilà, on est nous deux !
Il baisotte un visage, s’abîme sur une bouche. Recule après un temps en exclamant :
— Mais, c’est m’sieur Félix ! Vous fûtes pris aussi dans l’éboulement ?
Surgit alors le partenaire de Dame Bertoche. C’est un petit bonhomme d’une cinquantaine d’années, plutôt blême, plutôt rance, avec des lunettes cerclées d’or (un peu de traviole pour l’heure) une calvitie généreuse, une couronne de cheveux gris, mousseux. On le cueille aux épaules, on l’extirpe, on l’arrache. Il tousse, il tremble, suffoque, grelotte, bavoche, ergote, parlote, se disloque. Il porte une chemise blanche, très malpropre, pour ne pas dire tout à fait sale, avec un col dur, une cravate noire, des manchettes qui furent amidonnées. Il a une sorte d’espèce de bermuda taillé dans un pantalon rayé, et qui, présentement, lui tombe sur les chevilles, alors que, son slip est remonté jusqu’aux mollets !
Elle disait réel, Berthe, tout à l’heure quand elle le félicitait à propos de sa forte constitution. Il trompe son monde, le Nimbus ! Des comme Sheila j’en ai encore jamais vu ! Ouistiti par la silhouette, m’sieur Félix, mais éléphantesque par les génitoires. C’est pas un homme, c’est une pompe à essence ! Sa maman lui a dégauchi ça à la caserne Champerret ! Y’en a pour un ménage. C’est de l’article préhistorique ! Ça frise l’infirmité. Ça impressionne. Ça interloque ! Même en position de repli ça reste intimidant, un casse-noix de cette importance ! De la pièce à conserver. Le musée de l’homme lui a déjà retenu pour « après ». Il en a plus que l’usufruit, Félix ; la jouissance, en somme ! Des voisins alertent des voisines. Ça radine de tout le camp pour admirer le phénomène. Des dames mal servies déclarent que c’est pas possible ! Elles veulent vérifier de tactu. Les bonshommes sont jalminces et émettent des perfidies comme quoi ce serait la conséquence d’une vilaine maladie, ce monument national ! Des jeunes filles non déberlinguées renoncent séance tenante au mariage. Elles préfèrent se faire nonnes, gouines ou antiquaires — ce qui revient au même — plutôt que d’affronter des périls pareils.
L’intellectuel décati, encore aux prises avec l’asphyxie, ne se rend pas compte de sa tenue négligée. Il laisse vadrouiller coquette sans avoir conscience. Il se gorge d’air cimenteux, à pleins soufflets, en roulant des yeux de veau malade derrière ses bésicles.
Le Vieux et moi, parallèlement, on a déballé la Berthy. Elle a le polo par-dessus les ballonnets, son dargif est barbouillé de haricots en purée. De menues saucisses pendeloquent dans sa cressonnière. Par contre, son majestueux slip à fleurs trempe dans la gamelle de cassoulet. Violacée, elle n’attend pas d’avoir réalimènté ses turbines pour agresser son Béru. Malgré la suffocation, sa mise sommaire et la populace, elle glapit qu’il est un empoté, un incapable, un misérable, un criminel. Quand on ne sait pas dresser une tente, on va à l’hôtel ! Elle était tranquillement en train de faire la tambouille en devisant avec m’sieur Félix lorsque l’incident s’est produit. Un craquement sinistre : le mât principal qui mettait les adjas. Puis les cordages se sont mis à péter l’un après l’autre. Tout l’édifice a basculé. Ils avaient beau essayer de contenir cette dévastatation, l’éboulement inexorable s’opérait. Ils étaient pris, noyés, perdus dans un océan de toile. Le réchaud qui leur rôtissait les miches. Elle a dû se déculotter pour éteindre, juguler coûte que coûte le début d’incendie. Elle ne pensait plus à elle, tellement, mais aux conséquences, Berthy. Le camp qui risquait de cramer, avec les femmes et les enfants ! Le feu gagnant la pinède proche, explosant l’usine, ravageant le département. Elle a sauvé la Provence grâce à son slip. Elle a réussi d’éteindre juste comme m’sieur Félix, stoïque, se séparait du sien pour apporter son concours. On lui doit une fière chandelle, tout le monde ! Sans sa présence d’esprit, l’incapacité de son abruti de Béru allait causer l’un des drames du siècle. Depuis l’affaire de Malpasset on aurait rien vu de semblable.
Elle étend sa main protectrice sur le camp. Combien de personnes concentrées là ? Qui ne cuisinent et transistorent plus que grâce à elle ?
Bérurier pleure ! Il s’excuse. Il lui décroche les saucisses-pendeloques, les croque en chialant. Il renifle. Il lui récupère son slip. Il reculotte m’sieur Félix aussi. La foule se disperse en commentant.
Lorsque le calme est revenu, qu’ils ont réconforté m’sieur Félix et estimé les décombres. Berthe nous découvre enfin. La v’là qui minaude pour nous. Elle fait sa chatte. Propose de rechercher une boutanche de Porto dans le désastre afin de trinquer.
Mais le big Dabe n’a plus envie de rire. Cet homme, le ridicule ne l’a jamais longtemps amusé. C’est un classique.
— Mes bons amis, fait-il d’un ton pincé, je pense que je tombe bien. Voici ce qui m’amène…
Il résume en sautant l’essentiel. Il présente à sa manière. Son vieil ami de la compagnie Pacqsif inaugure une nouvelle croisière, il tient à s’assurer la participation de personnalités qui, que, dont…
Ainsi amorcée, elle est chatoyante, la propose. Flatteuse même.
Il conclut :
— Maintenant que votre matériel de camping est hors d’usage, je pense que vous devez accepter, n’est-il pas vrai, Bérurier ?
Sa main sur l’épaule moite du Gravos qui, pour le coup, n’ose pas broncher, conscient de l’insigne honneur.
— Mais certainement, m’sieur le directeur, avec beaucoup de plaisir et de volontiers…
Berthe secoue le mufle en rengainant ses mamelles cascadeuses.
— Je regrette, pas question.
Elle s’explique. Ses raisons sont celles de la plus élémentaire politesse. M’sieur Félix que voici, un homme très bien, professeur d’histoire au lycée Babillon, les a dépannés sur la route, ce matin, alors que leur vieille guinde venait de déclarer forfait. Avec sa seule trois chevaux, il les a héroïquement traînés jusqu’au camp. Il a aidé à leur installation. Il a failli mourir de l’incapacité Béruréenne, et on le lâcherait comme un malpropre ? Non, non ! Jamais ! On a le sens de l’honneur chez les Bérurier. On est pas riche, mais le devoir c’est sacré.
Vaguement remis de ses émotions, m’sieur Félix prodigue des paroles résignées. Berthaga lui coupe la parabole.
Puisqu’ils ont décidé de passer ces vacances ensemble, ils les passeront ensemble, un point c’est tout.
Elle a de grands cernes reconnaissants sous la paupière inférieure, la dame Béru. Elle vient de se lever l’affaire du siècle. Elle ne la larguera pas facilement. Ce que réalisant, le Vieux, prêt à tout, laisse tomber :
— Pourquoi monsieur le professeur ne se joindrait-il pas à nous ?
Ça change tout. Ça met en évidence la face cachée de la lune. Les détoilés se dévisagent longuement, puis se sourient. C’est gagné !
Vous commencez à le connaître, le Vieux ?
Une volonté de fer dans un gant d’airain. Il ne lui suffit pas d’avoir le consentement des Bérurier. Il veut aussi s’assurer de leurs personnes, les kidnapper séance tenante pour pas leur laisser des temps morts propices aux réflexions contestataires. Aussi les invite-t-il dare-dare à préparer leur paquetage et à balayer les décombres. Le professeur Félix aussi boucle son bivouac. Faut une demi-plombe pour que tout un chacun se déclare paré. C’est alors que Bérurier pousse un cri :
— Et Marie-Marie ?
Dans l’effervescence des catastrophes et du départ on l’avait oublié, le moustique.
— Je l’ai envoyée à l’avance des Pinaud, raconte Berthe. Elle s’ennuyait avec nous sous la tente, les conversations des grandes personnes, les enfants, ça les fait bâiller.
— Les Pinaud ? tressaille le Dabe, voyant poindre déjà un nouvel arrivage de troupes fraîches à embarquer sur le Mer d’Alors. Ils doivent venir ici ?
— Pas au camp, rectifie Béru, car euss, ils ont une caravane. De ce fait, ils ont retenu un emplacement à la « Caravanerie », de l’autre côté du pays, près de la fabrique d’engrais.
— J’ignorais qu’ils possédassent une caravane, dis-je.
— Pinuche a pris la bougeote, commente le Gros. Il a vendu sa campagne de Magny-en-Vexin pour se payer une roulotte ultra-luxe qu’à côté de laquelle celle de M’sieur Bamum aurait l’air d’un rouleau compresseur !
— Eh bien, décide le Patron, avec un enjouement qui en dit long sur l’excellence de son humeur, partons également à leur rencontre, ainsi nous ramasserons Marie-Marie et aurons l’occasion de serrer la main à ce cher Pinuche.
Parce qu’il est ainsi, Pépère : dégoulinant de « mon cher », de « mon bon », de « mon petit » lorsqu’on cède à ses caprices, mais mauvais comme un contractuel souffrant de gastro-entérite si on a le malheur de renâcler.
On rabat sur la Rolls. Le chauffeur rosbif monte une faction de horse-guard près du monument. Plus immobile que le bouchon de radiateur chromé, il oppose son impassibilité aux lazzi qu’on continue de balancer à distance.
— C’est votre calèche, m’sieur le directeur ? bée Béru.
Les bras lui en tombent, ainsi que ses valises. Il s’approche de la voiture à pas prudents, comme un artificier qui va désamorcer une bombe. Il est troublé, ému, fasciné. Il ose pas toucher. Il se rince l’œil avant de regarder pour éviter la moindre souillure à cette vénérable chose.
— Mais c’est une Rolls ! s’écrie-t-il, parvenu à l’avant du monstre. Et Royce encore ! La vache !
Bien que se demandant si cette dernière épithète s’adresse à lui ou seulement à son automobile, le Vieux garde bon visage.
— Ross, chargez les bagages de Monsieur ! ordonne-t-il.
Le driver considère avec effarement le cageot éventré, ravaudé avec du fil de fer, ainsi que l’énorme valise de carton maintenue fermée au moyen de bretelles hors d’usage, qui constituent les « bagages » des Bérurier. Mais un chauffeur anglais, c’est un peu comme un doberman : il connaît que son maître.
— Certainement, sir, dit-il en empoignant cette cargaison de poubelles.
— Montez, Bérurier, montez, mon bon ami.
— Je risque pas de salir ? bredouille notre vaillant camarade.
— Ah ça, vous plaisantez, mon garçon ! Allons, allons, ne faites pas de manières.
Sollicitée, Berthe s’est déjà récusée. Elle préfère voyager dans la voiture du professeur. Nous quittons donc cahin-caha le camping de la Méduse enchantée.
— C’est les Pinaud qui vont en pousser une bouille quand ils sauront qu’on part en croisière, murmure le Gravos auquel la caravane de son collègue est restée sur l’estomac.
Il engage son poignet dans la boucle capitonnée du repose-bras.
— Je crois que je vais changer de voiture, déclare-t-il. J’ai dit à la patronne de l’Office de mettre la mienne en vente. A cinq cent mille francs, je la laisserai partir ! Y’aura sûrement des amateurs, vu que des 15 citron, on n’en trouve plus !
A peine avons-nous parcouru une trois centaines de mètres que la route nous est interrompue par un encombrement. Les bagnoles sont stoppées à la queue leu leu, portières ouvertes. Leurs conducteurs se pressent vers un gigantesque amas de tôles qu’on voit moutonner, là-bas, au mitan de la chaussée.
— De quoi s’agit-il, Ross ? demande le Vieux.
— Il apparaîtrait qu’il s’agit d’un accident, sir.
— Mon Dieu, bondit brusquement Béru, et Marie-Marie qu’était seule à vadrouiller sur la route ! Ah ! misère, pourvu qu’elle soye pas dans ce bigntz !
Il ouvre la portière en trombe, avec une telle sauvagerie que le battant métallique percute une vieille dauphine rangée à notre droite. Pour la première fois de sa déjà longue existence, Ross perd son flegme.
— Oh, le con ! s’écrie-t-il.
— Ross ! aboie le Vieux, mais vous parlez français ! ! ! !
— Juste un minimum sir, s’excuse le vieillard en réintégrant sa dignité.
Le Gros fonce sur la route transformée en champ de foire. Ses grosses cuisses tremblent comme de la gelée de coing.
— Excusez-moi, murmuré-je à l’adresse du Boss, j’y vais également, j’ai comme un pressentiment.
— Allons, bon ! grommelle le Vieux qui voit vaciller son château de cartes.
Me fous de ses égoïstes inquiétudes. Une brusque angoisse m’a assailli. Ça vous saute sur le paletot sans prévenir, l’angoisse. Un grappin lancé par l’au-delà, et qui vous harponne ferme, d’un coup. De même qu’on pressent la gravité de certaines maladies alors qu’elles sont encore bénignes d’apparence, on identifie des catastrophes avant que l’annonce nous en soit faite.
Je pique un quelques cents mètres d’une allure olympique, rattrape Béru, le dépasse, le tire.
La cohorte des tomobilistes, se fait plus dense. Je la bouscule, ce qui m’attire des maugréations sévères : « Non, mais qu’est-ce qu’y se croit, nous aussi, on veut voir ! »
A mesure que je me projette sur les lieux de l’accident, j’en définis la nature. Une voiture traînant une caravane a été télescopée par un camion-citerne.
Ça cause un formidable enchevêtrement.
— C’est Pinaud ! C’est Pinaud ! halète Bérurier avec déjà des cascades de sanglots dans le gosier. Regarde ce sang ! Tout ce sang ! Malheur ! Marie-Marie !
Il s’arrête à l’orée du drame, tombe à genoux, se tord les poignets, hurle, gémit, cogne du front l’asphalte où ruisselle un liquide vermeil.
— Eh, dis, fais pas le c… m’n’onc ! lance une voix familière, t’as pas honte de te donner en spectac’ !
Miss Tresses ! Marie-Marie ! Là, bien vivante, avec ses dents manquantes, ses deux couettes raides de part et d’autre de la tête, sa jupe-culotte bleu ciel et son maillot à rayures rouges et blanches qui la tricolorent !
— Rrraôuhouhmphh ! fait approximativement le Gros en se jetant sur sa nièce comme un dingue.
Il la saisit à pleins bras et se met à cavaler en rase campagne avec son précieux fardeau. La môme regimbe, le crible de coups de pied et de coups de poing. A la fin, la réaction s’opère et Béru retrouve une tension plus hospitalière.
— J’ai eu si peur ! bavoche-t-il. Oh ! que j’ai eu peur, que j’ai eu peur ! C’est pourtant bien l’auto à Pinaud ?
— Ouais, admet la gosse.
— Alors, ils sont tués, les malheureux, repleurniche la Gonfle dont c’est le jour des misères, tout ce sang…
— Ils ont rien, ni personne, et pis d’abord c’est pas du sang, c’est du vin !
— Ah bon, du vin ?
La gamine hausse les épaules.
— T’es là, t’es là à te monter en mayonnaise, Tonton ! A gueuler comme toute une ménagerie ! Dis donc, ça te réussit pas les vacances, à tézigue !
Tandis que s’échangent ces libres propos entre nièce et oncle, j’accède au premier rang des spectateurs.
Le spectacle est assez déprimant. La belle caravane des Pinaud n’est plus qu’une chose informe ressemblant plus à un char romain hors d’usage qu’à un pulmann routier, pour la simple raison qu’un camion de vingt tonnes y a pénétré un peu plus loin qu’en son milieu.
Mme Pinaud sanglote, les bras ballants devant des choses broyées, tandis que le brave Pinuche, assis sur le pare-chocs avant de sa bagnole, la tête dans ses mains, se laisse agonir d’injures par un routier furieux, deux fois plus costaud qu’Orson Welles.
— Espèce de vieil enviandé ! mugit le routier, t’es juste bon à piloter un fauteuil à roulettes, et encore : j’ai des doutes ! Mordez-moi ce navet qui me freine pile devant le nez ! T’as pas honte, dis catastrophe ! Je me retiendrais pas, j’emplâtrerais ce gugus, moi nom de Dieu de m… !
— J’te l’déconseille, mon pote ! tonne pour lors l’organe fougueux du Magistral. Quand t’est-ce qu’on n’est pas maître de son véhicule, on fait pas porter le bada aux braves gens dont auxquels on casse le matériel !
— De quoi ! se retourne l’autre montagne.
— Textuel, affirme Béru. J’ai tout vu, j’sus témoin, affirme-t-il avec un aplomb démoniaque.
Il me vrille la poitrine.
— Et ce monsieur-là que j’ai pas l’honneur de connaître aussi, est témoin, pas vrai, monsieur ? Tout est de ta faute, mon pote ! Tout ! De A jusqu’à V.
Il se tourne vers la foule croissante et la prend, elle aussi à témoin.
— Vlà de quoi la France meurt ! Dantonne-t-il. On colle des bahuts de vingt tonnes dans les pattes de mecs qu’ont eu leur permis poids lourd par les petites annonces !
Il se penche sur Pinaud et affirme en lui massant l’omo (extra) plate :
— Soyez sans crainte, mon brave homme, j’ai pas l’honneur de vous connaître (ici la pression de sa main s’accentue sur l’épaule de la Vieillasse) non plus que votre épouse ici présente, poursuit Béru en adressant un formidable clin d’œil à Mme Pinuche ; mais j’ai tout vu et vous aurez grain de courge, je veux dire grain de cause ! Ce serait trop facile qu’un fléal[4] public vienne amocher les caravanes des gens pour ensuite les engueuler comme du poisse-caille tourné !
La colère est un incendie qui ne s’allume pas de la même manière chez tous les individus. Selon leur caractère, leur morphologie et leur intelligence, elle s’embrase ou couvasse longuement avant de prendre.
Le routier incriminé est un sanguin lent d’esprit. Des cheveux noirs frisottent sur son front de tauril-lon. Il a l’œil menu de l’éléphant et le sourcil horizontal du gendarme d’avant-guerre. Les idées labyrin-thent longtemps dans sa grosse tête avant que de percuter la cervelle. Distrait de sa rogne braquée sur Pinuche, il s’y empêtre un instant. Il a besoin de sortir ses aéro-freins pour comprendre la qualité de l’incident. Ce témoin tonitruant qui l’accable véhémentement le déconcerte avant de débrider sa fureur. Il bredouille du regard, le routier. Ses organes sécrètent de la rage avant son cervelet.
Des flots de bile le submergent avant qu’il ait bien réalisé. Il a l’entendement qui titube. L’incrédulité le meurtrit plus que cette injustice inattendue. Et puis ça se met à suinter, la rogne, dans son caberlot. De la nitroglycérine, ça devient. Une teinte d’un violet presque noir le déguise en aubergine.
Ses pupilles s’élargissent. Ses lèvres se retroussent. Il grogne quelques secondes, en bon molosse provoqué, avant d’aboyer au visage de Béru :
— Témoin, mon c… ! Eh, emmanché !
Les insultes du Gros lui raffluent[5] en mémoire.
— Mon permis poids lourd par les petites annonces ! C’est mon poing dans la gu… que tu cherches, dis, tête à claque !
— Vas-y, tu me feras plaisir ! gouaille le Mastar.
— Y vont se chicomer ! applaudit Marie-Marie. Chouette, j’aime bien la castagne. Mémé me disait toujours : « Ton onc’Béru, son intelligence, il l’a dans ses poings. »
Effectivement, la bagarre se déclenche sans plus tarder pour la plus grande satisfaction des populaces initialement déçues par un accident sans mort ni blessé.
Le routier y va carrément, au coup de boule. Alexandre-Benoît déguste dix kilogrammes de boîte crânienne dans les gencives et tombe assis sur ses miches. Il s’ébroue. L’autre, dont la hargne grandit maintenant de seconde en seconde, s’avance pour lui décocher un coup de latte dans le portrait. Mais Béru lui cramponne le pinceau et le bloque sous son bras. Pour le coup, l’antagoniste choit également. Ils roulent en ahanant sur la chaussée noyée de pinard. C’est une lutte ardente et rouge. Les gnons pleuvent drus. A toi, à moi ! Flic-bang ! Floc-Tchong ! Pas de cadeau !
Les voici dans les débris de la roulotte pinul-cienne.
Ils y dénichent des armes de complément pour corser l’intensité du combat, le rendre plus sauvage, plus meurtrier. Le chauffeur a saisi un broc à eau à fleurs.
— Non, pas ça ! C’est celui de ma défunte mère ! crie Mme Pinaud, sortant de sa prostration.
Elle n’a pas le temps de plaider davantage. Le broc se fracasse sur la coloquinte de Bérurier.
Dame Pinuche passe dès lors de la supplique aux lamentations. Maintenant, du sang coule de Bérurier.
— Vas-y, t’ton ! trépigne Marie-Marie. Tu vas pas te laisser démolir par ce gros moche ! Allez, du cran, v’là tante Berthe !
Effectivement, la baleine pointe là-bas, avec M. Félix accroché à son short comme un mollusque à un bateau. Et puis le Vieux aussi s’annonce, l’air ennuyé de plus en plus. Il commence à en avoir classe des incidents techniques. Du train où ne vont pas les choses, il est pas encore certain de l’embarquement général à bord du Mer d’Alors.
La voix suraiguë de la gamine a stimulé notre Vaillant, à moins que ce ne soit l’annonce de l’arrivée de son épouse. Il a un regain d’énergie, Béru. Il le montre. Justement, les gogues de la caravane pendent hors du véhicule démantelé. D’un geste d’orang-outang, il les empare, les élève bien haut et les renverse sur son agresseur. Tu parles d’un couvre-chef, mon neveu ! Ça dégouline sur la tronche du gus, sur ses épaules. Toute la sauce, avec le produit chimique chargé de la neutraliser. Et des trucs moins fluides, des filandrements bizarres, des visquosités inquiétantes !
Le gorille danse sur place en émettant des « Heu-gneufff heugneufff » caverneux. Il étouffe ! Il se noie debout. Bonne âme, je me précipite pour le décoiffer. Vous verriez sa frime : elle est devenue vachement excrémentielle. Vous allez dire que j’apporte de la merde au moulin de ceux qui me reprochent déjà ma scatologie, mais j’ai le souci de la précision, moi ! Quand on fait ce métier, faut tout déballer au grand jour, mes amis : les roses et le purin. Il en a jusqu’au fond des éponges le pinardier. Il continue de hoqueter. Ses tifs sont casqués d’immonde, y’en a dans ses chasses, ça pend à ses sourcils, il en pompe par le nez. Pour lui, l’important, c’est la chose !
A travers son cloaque et sa malodorance, il voit s’éclairer la bouille sardonique de Béru. Alors les nerfs le reprennent. Il cramponne une cage à serins, tout en fer forgé et pleine de serins. Un moulinet comme seuls en exécutaient avec leur cimeterre les bourreaux chinois du bon vieux temps, et vraoumz ! La cage entre en contact avec le crâne du Mastar. Elle éclate. Les serins profitent de l’aubaine pour fuir cette prison turbulente. Mme Pinaud les appelle en chialant. Ils ont des noms d’hommes, ces zoziaux ! C’étaient comme qui dirait leurs enfants, aux Pinuche.
En fer forgé, je vous ai dit, la cage ! Ça laisse mon pote groggy. Il est affalé les bras en croix dans une gigantesque flaque de vinasse. Il bouge plus. Le routier annonce alors qu’il va le finir, lui écraser la tête, le dépecer, bouffer ses claouis en salade, faire quelque chose de grave et de définitif. Seulement il a pas regardé ses arrières, le bougre. Quand on chasse le lion, faut bien gaffer que la femelle soye pas dans les parages !
Avec un cri glaçant, Berthe lui bondit sur le poil. Elle connaît l’homme de bas en haut, Berthe. Elle sait toutes ses failles, tous ses points faibles. Cinq traînées sanguinolentes labourent le visage du routier. Il fait front. Lors, la matronne porte avec impudeur la main dans un endroit de l’hémisphère sud du gars et y exerce une torsion ravageuse dont l’intéressé se plaint beaucoup. Il tombe à genoux. Elle n’est pas satisfaite pour autant. Récupérant la cage, elle la propulse dans la vitrine du convoyeur qui ne convoie ni ne voit plus rien. Out aussi ! Il a la bouche béante sur un râle. Mais le râle gargouille vilain vu que le vin coulant à flot de la citerne crevée lui cascade sur la figure. Il déglutit aussi vite qu’il peut. Nouvelle suffocation à laquelle je le soustrais.
Le double K. O. des combattants ramène une période de calme dans ce coin de planète perturbée. Justement, deux motards radinent, l’air bougon.
Quelqu’un leur part au-devant, qui montre sa carte : le Vieux ! Les motards se fichent au garde-à-vous.
— Messieurs, leur dit le Boss, j’ai tout vu. La responsabilité de cet individu est totale. De plus, il s’est rendu coupable de voies de fait sur la personne d’un officier de police !
« Collez-le en prison. Prise de sang, naturellement, car je suis certain qu’il est plein de vin ! Retrait définitif du permis de conduire, cela va sans dire ! Poursuites judiciaires, bien entendu ! Je veux que la victime de l’accident, l’officier de police Pinaud, ici présent, soit intégralement remboursé. Vous ferez déblayer la route, évidemment, et demanderez qu’on emmène l’automobile et les décombres de la caravane dans un garage de Cannes. Nous sommes sur une affaire urgente et avons assez perdu de temps avec cet énergumène.
— A vos ordres, monsieur le directeur ! fait le motard chef en inscrivant des choses sur son carnet.
Il se penche vers le Vieux.
— Une fois au poste de police, est-ce que ça vous ferait plaisir qu’on le…
Là, sa voix devient un murmure. Le Vieux hausse les épaules.
— Mon ami, dit-il, agissez selon votre inspiration. Ce que vous ferez sera bien fait. Rappelez-moi votre nom afin que je parle de vous en haut lieu.
Le motard en rougit de partout ; même sa tenue de cuir noir prend des reflets roux.
— Vincent Timaitrecube, monsieur le directeur !
— Notez-moi cela, mon petit San-Antonio, me déclare le Vioque. Quand on rencontre des éléments d’élite, il convient de ne pas les oublier.
Là-dessus il se tourne vers les Pinaud.
— Mes très chers, leur dit-il, puisque la Providence m’a mis sur votre route, essayez de dénicher vos valises et prenez place dans ma voiture.
Toujours un peu commotionné, le malheureux couple récupère tant bien que mal des bagages meurtris et nous emboîte le pas. Béru suit en clopinant. Il a un bras au cou de Berthe, un autre à celui de M’sieur Félix. Il fredonne les matelassiers car il s’est gorgé de picrate. Marie-Marie les précède en jouant à la marelle avec un enjoliveur.
— Quelle aventure ! bavoche le pauvre Pinaud. Quelle aventure ! Une caravane neuve ! Toutes nos économies. Notre capital ! Notre maison de retraite, pour ainsi dire ! Où est-ce qu’on finira nos vieux jours désormais ?
— Allons, allons, s’impatiente le Dirlo. Ces camionneurs ont de solides assurances et je veillerai à ce que vous soyez intégralement remboursé.
— Mais, bégaie soudain la Vieillasse, éperdue, mais…
— Mais quoi, Pinaud ?
— Le routier… C’était pas de sa faute ! Je suis le seul responsable, monsieur le directeur. Figurez-vous qu’au moment où je le doublais, la petite Marie-Marie s’est jetée au-devant de ma voiture pour nous faire signe de stopper. J’ai freiné pile afin de ne pas l’écraser et le camion m’a percuté, c’était inévitable ! I-né-vi-table, monsieur le directeur ! Ce pauvre garçon…
Le Dabuche fait avec la bouche un bruit d’agacement.
— Je vous en prie, Pinaud ! grince-t-il, ne mettez pas en cause une innocente petite fille pour atténuer l’énorme responsabilité d’un chauffard ! Nous tous ici présents, serons les témoins de ce stupide accident. Vous n’y êtes pour rien, un point c’est tout !
— Puisque Monsieur te dit que ça n’est pas ta faute ! murmure la voix onctueuse de la révérende Mme Pinaud.
A peu près vaincu par ce début de certitude, le Chétif fait mettre les pouces à sa conscience.
— Ah bon, du moment que vous avez été témoins…
Le Vieux sourit à des pensées intimes.
— Je n’ai pas dit que nous avons été témoins, j’ai dit que nous le serons !
Mais Pinaud est trop déboulonné pour déguster ce genre de nuance.
— En tout cas, lance-t-il à sa moitié, nos vacances sont bel et bien finies !
Le Vieux le prend par le bras.
Non, mon cher Pinaud, lui dit-il. Au contraire : elles commencent !
3
Dans la touffeur capitonnée d’un petit salon Louis XV-hôtelier, on se tient la grande réunion préliminaire avant le départ de demain matin.
Y assistent : Le Vioque, Mézigue, Béru, Pinuche et… M. Félix dont la culture très vaste et l’intelligence raisonnable ont produit sur notre big chief une forte impression. D’autre part, les activités pédagogiques de l’homme-boutoir le rendent mieux qu’un autre apte à seconder des limiers dont la communauté est réduite aux aguets. Il faut en effet posséder tous les méandres de la psychologie enfantine pour faire un bon policier car si les hommes sont éternellement des enfants, les criminels, eux, sont des enfants particulièrement vicieux.
Je viens de faire un résumé maginiquement succinct des malheurs de la compagnie Pacqsif. J’ai relaté chacune des mystérieuses disparitions, en fournissant tous les détails que je possède sur les disparus et les circonstances de leurs escamotages.
Un silence suit, pesant de réflexion. Ces messieurs méditent mes révélations tels des cruciverbistes se fissurant la gamberge sur une définition trop absconse.
Mais le Vénérable déteste les temps morts. Il part du principe que la méditation est l’apanage du chef comme l’action est le devoir du subordonné.
— Mes amis, dit-il, je vous écoute.
Béru se ramone les muqueuses devant sa main en cornet, essuie des expectorations sur la jambe de son pantalon de flanelle et après avoir imité avec la bouche un bruit que les gens de peu d’éducation font plus volontiers avec l’anus, laisse tomber d’un ton pénétré :
— Eh ben ma vache !
Encore que laconique, la phrase n’est pas dépourvue d’une certaine éloquence et exprime assez bien l’opinion générale. Pourtant, elle est loin de satisfaire le Vieux qui laisse tomber avec dédain :
— C’est tout, Bérurier ?
Le Gros hoche la tête d’une manière évasivo-néga-tive.
— Faut voir, ajoute-t-il, ce qui n’est pas rigoureusement positif, mais implique cependant une idée de promesse…
Pinuche, dont les déboires caravanesques ont été colmatés à grandes rasades de muscadet, croise les bras dans l’attitude du martyr altier.
— Crimes ou suicides ? lance-t-il en saupoudrant de sous-entendus.
Un haussement d’épaules du Vieux lui décroise les brandillons. Dès lors, M. Félix abandonne son siège et se met à parler en arpentant la pièce de long en large, à petits pas vifs et saccadés. Ainsi doit-il faire ses cours au lycée Babillon.
Dans l’enseignement, c’est comme dans la magistrature : y’a les « assis » et les « debout ». Ceux qui professent en parlant, et ceux qui professent en marchant. Les premiers travaillent de l’inflexion et les seconds du geste. Les uns lancent leur savoir à travers les bouilles de l’auditoire, alors que les autres sèment le leur.
M. Félix est un nerveux. Outre l’énorme particularité dont j’ai abondamment parlé précédemment, il en a également une autre qui consiste à secouer ses deux mains en parlant, comme une dame manucurée de frais désirant précipiter le séchage de ses ongles peints.
— Messieurs, nous dit-il distraitement, écrivez !
« Petit a : quatre disparus, mais aucun cadavre !
« Petit b : une seule disparition à terre.
« Petit c : ni l’âge, ni la nationalité, ni le sexe des disparus n’entrent en ligne de compte ! »
Le Mastar croit opportun de lancer une finesse de son cru :
— Hé, dites, Félix, causez pas de sexe ! Quand on trimbale la colonne Vendôme dans son Eminence, y a des mots à éviter.
Félix semble sortir difficilement d’un songe gluant.
— Bérurier, à la porte ! dit-il sèchement en faisant claquer ses doigts.
— De quoi ! bavoche l’incriminé.
— Et vite ! aboie le professeur.
Son autorité est si forte que le Gravos, retrouvant instantanément la soumission pataude de son enfance, rougit jusqu’à l’os et sort en secouant la tête. Il va se planter derrière la porte vitrée et nous contemple avec des yeux de griffon puni.
L’incident n’a pas interrompu pour autant l’éloquence positive de M. Félix.
— Petit d, poursuit-il : le coupable ne peut être un passager (et là il retrouve mon argument de naguère) car il faudrait admettre qu’un touriste ait fait quatre fois consécutives la même croisière. Ce n’est pas non plus un membre du personnel des machines, ni des cuisines, ces gens-là n’ayant aucun contact avec les passagers.
« Petit e : il convient de déterminer si les disparus logeaient dans la même partie du navire, ce détail pouvant être intéressant.
« Petit f : conjuguer notre attention sur l’île de Dékonos, point où la disparition du cadavre (en admettant qu’il y eut cadavre) fut la plus délicate. Se défaire d’un corps en pleine mer ne demande qu’un geste. A terre cela pose des problèmes. Sur les quatre disparitions, messieurs…
Il s’interrompt, sourcille et donne une tape sur la nuque de Pinuche.
— Pinaud ! Ne vous curez pas le nez pendant que je parle, s’il vous plaît, c’est répugnant.
— Excusez-moi, monsieur le professeur, bégaie la Vieillasse.
— Sur les quatre disparitions, disais-je, reprends Félix, c’est celle de Dékonos qui est la plus surprenante car elle diffère des trois autres.
« Je m’explique, deux points à la ligne.
« Le criminel appartenant de toute évidence au personnel navigant a pu organiser à bord un système efficace — et que nous devrons découvrir — pour s’emparer de Certains passagers et, ensuite, les faire disparaître. Sans doute dispose-t-il sur le Mer d’Alors de fonctions, d’habitudes, de locaux, de temps et peut-être aussi de complices lui permettant de réaliser ces kidnappings avec un maximum de célérité et un minimum de risques. Mais, dans l’île de Dékonos, il lui a fallu se colleter avec mille difficultés et je me demande s’il n’a pas fait disparaître ce citoyen français « en catastrophe » parce que ce dernier s’est mis à représenter tout à coup un grand danger qu’il lui a fallu neutraliser coûte que coûte.
Un silence. Passionné par la démonstration, nous écoutons et regardons virevolter Félix dans le salon. Sa couronne de cheveux gris ressemble à de la mousse de bain après usage. Les verres de ses lunettes à monture dorée sont tellement cradingues qu’on devine à peine son regard myope, derrière.
Faudrait les faire équiper d’essuie-glaces. Il a le front bombé, m’sieur Félix. Sa tête ressemble à une poire renversée. Ce soir il porte un complet gris, moucheté de taches léopardesques. Et puis toujours sa chemise blanche, son col dur façon Topaze-Première époque, sa cravate noire.
Bérurier toque à la vitre.
— Qu’est-ce que c’est ? glapit Félix.
Le Gros entrouvre la porte et fait claquer ses doigts.
— M’sieur, m’sieur, j’peux rentrer ? Je serai sage.
— Très bien, regagnez votre place, Bérurier, marmonne le distrait. Mais à la première incartade, je vous envoie chez le censeur.
Il tapote de l’index le plateau de marbre d’un guéridon.
— Messieurs, écrivez ! On peut d’ores et déjà conclure…
Soucieux de se réhabiliter, Béru écrit sur un carnet, sa belle langue de veau tirée jusqu’au niveau du sternum.
— … que le kidnappeur, poursuit Félix en se penchant sur le gros.
Il tire l’oreille d’icelui.
— Deux « p » et en un seul mot, kidnappeur, Bérurier !
— M’ci m’sieur ! zozotte le Mastar.
— … que le kidnappeur jouit, à bord, d’un local… Qu’est-ce que je viens de dire, Bérurier ?
Le Dodu qui n’écoutait déjà plus tressaille.
— Vous causez que le type jouit d’abord dans un bocal, m’sieur ?
— Vous me copierez dix fois la leçon pour demain !
— Mais, m’sieur…
— Vingt fois !
Béru qui est un émotif, se met à pleurer.
— Ecoutez, Félix, j’sais pas c’qu’v’z’avez après moi aujourd’hui ; mais y’a une pointe d’abus !
— Silence !
Le professeur se tourne vers le vieux qui, imperturbable, le considère d’un œil intéressé.
— Il est toujours ainsi ? demande-t-il en montrant le Gros.
— Toujours ! sourit le Boss.
Le professeur hoche la tête.
— Il y a du débile mental, du pervers et de l’asocial chez cet individu.
Pour le coup, Béru ne se contient plus.
— Hé, dis, oh, Félix ! mugit-il. Faudrait quand même pas t’envoler, mon gars ! Si tu malconformes de la citrouille et que tu te croyes dans ta classe, c’est ton affaire, mais j’t’interdis d’insulter un homme qu’a la bonté de t’emmener en croisière avec sa femme et lui. J’me laisserai pas insulter par un guignol qu’est obligé de se placer à un mètre de l’ardoise quand il rentre dans une pissotière pour lancebroquer.
Il nous réquisitionne d’un grand geste possessif.
— Non mais visez-moi ce macaque. Il a une zézette grosse comme une entrée de métro, à se demander si qu’il peut faire l’amour avec aut’chose qu’une lessiveuse, et il vient nous traiter de pervers !
— Calmez-vous, mon Vieux, dit le Big Boss. Et vous, cher professeur, terminez donc votre passionnante conclusion, je vous prie.
Nullement offusqué par les sarcasmes de son excompagnon de camping et futur compagnon de croisière, Félix reprend :
— Nous disions donc que le kidnappeur jouit à bord d’un local où il séquestre ses victimes avant de les anéantir. Il est évident par exemple qu’il n’a pu jeter à la mer, en plein jour, la dame allemande ni le vieillard italien. Mon opinion est que ces gens furent neutralisés d’une façon ou d’une autre puis conservés en un lieu discret jusqu’au moment où leur immersion s’avéra possible. Lorsque nous serons à bord, messieurs, il nous faudra découvrir ce lieu !
Il sort un mouchoir sale de sa poche et s’éponge la protubérance qui lui sert de front.
— Ce sera tout pour aujourd’hui, messieurs, je vous remercie de votre attention. Après notre installation à bord, demain, je me propose de faire une interrogation écrite sur ce sujet. Il élève le ton et déclare d’un ton menaçant :
— Et elle comptera pour la composition !
Le Boss se penche sur moi.
— Ce bonhomme est complètement fou, murmure-t-il, mais tout ce qu’il vient de dire est éclatant de bon sens. Il va falloir… « se le faire », comme vous diriez, seulement il nous sera très utile. Vous verrez…
L’arrivée inopinée de sa nièce lui vide la frime de sang et d’expression.
Elle est un peu fracassante, l’entrée de la môme Camille ! Et sa mise ne l’est pas moins. Elle porte un ensemble deux pièces (qui appelle l’alcôve) style 1925. La jupe lui arrive vingt centimètres au-dessus des genoux et s’achève par une frange de perles tintinnabulantes. Elle a au cou un sautoir de perlouzes à six rangs qui barricade son généreux décolleté et, dans les cheveux, un large bandeau de velours. Elle balance son sac au bout de son index et esquisse un petit pas de charleston afin, je suppose, de mieux situer sa toilette.
— Ah ben il est là, Tonton ! s’écrie-t-elle en fonçant vers le Vieux. Je commençais à me morfondre, ma Guenille ! ajoute-t-elle en le galochant fougueusement. Voilà une plombe que je poireaute dans le grand salon. Vise un peu comme je me suis faite belle pour toi, Loulou ! Tu vas m’emmener gambiller à la Siesta, j’espère ?
Le Vieux s’arrache à la paralysie qui le gagnait.
— Messieurs, heu, je vous présente ma nièce ! bougonne-t-il.
Un concert suave monte du gosier servile du Gros et de celui de Pinuche.
— J’ignorassais que vous eussiez une nièce aussi tellement ravissante, m’sieur le directeur, dégouline Béru. Tous mes compliments…
– Ça n’est pas moi qui l’ai faite, riposte sèchement mon boss bien-aimé.
Puis, à « sa nièce » :
— Excusez-moi, ma chère, dit-il, mais un rendez-vous urgent, de la plus haute importance, m’empêche de sortir en votre compagnie. Si yous n’y voyez pas d’inconvénient, notre ami San-Antonio sera en l’occurrence votre chevalier servant.
La gosse qui me convoitait d’un œil velouté se distend les orbites.
— Ah ! bon… D’accord, gazouille la douce enfant.
Elle ajoute :
— Et je te retrouve en fin de soirée, dans ta turne, Tonton ?
— Pas ce soir ! tranche l’intéressé.
Elle pince les lèvres.
— T’as pas l’air d’avoir le culte de la famille, ce soir ! laisse-t-elle tomber en se dirigeant vers la porte.
Au moment où je vais lui filer le train, le Vieux m’intercepte.
— Faites-en n’importe quoi, noyez-la dans le port si besoin est, mais je ne veux pas trouver cette petite poufiasse à bord du Mer d’Alors demain, San-Antonio.
— Comptez sur moi, monsieur le directeur.
C’est agréable, la Siesta… Ces lampes, la musique, le presque plein air, avec juste des toits de cannisses… Le grondement de la mer toute proche. Le glouglou des pièces d’eau qu’on peut traverser à gué grâce à des pas d’éléphant… Les filles… On dirait des fleurs vivantes. Elles sentent meilleur que des fleurs, elles possèdent de bien plus beaux pétales.
Tout en gambillant un slow avec Camille, j’échafaude de laborieuses combines pour l’empêcher de prendre le barlu demain. Elles me paraissent toutes plus foireuses l’une que l’autre. Et puis c’est pas fastoche de penser clair lorsqu’une souris aussi capiteuse se plaque plus étroitement à vous qu’une combinaison d’homme-grenouille. Ça vous fait cahoter la gamberge, ce contact. Elle s’incruste, Camille. J’ai toujours une de ses jambes entre les miennes, ses seins contre ma poitrine et son ventre collé au mien comme la ventouse d’un débouche-évier. Elle me parle lèvres à lèvres. J’entends mal ce qu’elle me raconte because le brouhaha de la boîte. La Siesta, pour bien l’apprécier, faut se coller des boules Quiès dans les bafles.
Le morceau fini, je me hâte de l’entraîner en un coin relativement tranquille. Notre bouteille de champ prend son bain de siège dans le seau à glace, sa serviette autour du cou. On s’en lichetronne quelques centilitres après s’être réciproquement porté un toast muet, plein de promesses.
— Ah ! soupire-t-elle, ce que je suis heureuse d’embarquer demain pour cette croisière !
Dites, l’enfant se présente plutôt mal, hein ? Va falloir drôlement déballer de l’éloquence pour arriver à lui faire lâcher cet os !
— Justement, mon chou, il m’est venu une idée, en dansant, lui dis-je.
Elle trempe son doigt dans sa coupe et m’humecte le bas de l’oreille.
– Ça porte bonheur, m’explique-t-elle. C’est quoi, votre idée ?
Une drôle de moche mission qu’il m’a collée là, le Dirlo. C’est extra-professionnel comme turbin. Bientôt il me demandera de cirer ses pompes ou de remplir sa feuille d’impôts.
— Je préfère vous prévenir tout de suite qu’elle est sensationnelle, mon petit ange.
— Je m’en pourléche déjà, glousse ma compagne.
— Laissez-moi ce soin, polissonné-je. Vous savez ce qu’on devrait faire, ma gosse ? Demain, au lieu de grimper à bord de leur rafiot, on se prend la route vous et moi. Direction l’Italie ; mandoline, chianti et lanternes vénitiennes à tous les étages ! Qu’en dites-vous ?
— J’aime pas les nouilles ! riposte-t-elle très sérieusement.
— On mangerait du jambon de Parme ; là-bas, ils le coupent en tranches si minces qu’on voit le soleil à travers.
Elle hausse les épaules.
— C’est ça votre idée lumineuse ?
— J’ai l’impression de faire un bide, me renfrogné-je.
— Et comment ! Pour une fois que j’ai l’occase de me payer une croisière de rêve, je ne vais pas la laisser passer !
Elle me glisse la main sur la jambe et profite de ce que la nappe descend très bas pour la remonter (sa main) très haut. Si tellement haut, même, que je chope des émois dans la péninsule.
— D’autant plus, chuchote-t-elle, qu’à bord on sera libre de faire ce qui nous plaira !
— Avec la bénédiction de mon patron ? grommelé-je.
Elle ricane :
— Puisque c’est mon oncle, quelle importance ? D’ailleurs je ne pense pas qu’il soit d’une jalousie excessive. La preuve : c’est grâce à lui qu’on est ensemble ce soir.
Pas la peine de chambrer cette poulette. Elle démordra pas de sa croisière. Va donc falloir user des moyens illégaux.
Au lieu d’insister, je me rends à ses raisons et me mets à l’entreprendre pour de bon. Les madrigaux, les œillades, les froufrous ne sont qu’amuse-gueules. Le moment vient où une nana de cet acabit a besoin d’autre chose de plus consistant. On ne peut pas la nourrir que de barbe-à-papa.
Moi, le numéro de la séduction, je le connais tellement par cœur qu’il finit par ne plus m’amuser. Surtout qu’en l’occurrence je dois appliquer le plus bête, le plus fruste, le plus routinier. Une gonzesse comme la Camille, avec l’ambiance de la Siesta, y’a pas besoin de sortir major du Casanova’s Institut pour lui faire toucher les deux épaules. Au contraire, faut presque freiner pour garder quelque agrément à la chose. Je la laisserais aller, en moins de cinq minutes je serais en train de lui faire son palmarès sur la plage ou dans ma bagnole. Les filles d’aujourd’hui, je vous jure, elles finissent pas saccager l’amour à force de trop de facilité. Maintenant, on bavouille comme on lancequine. Toc-toc, ça va mieux ton angoisse viscérale, chéri ? On vit dans un monde sans culottes, les gars ! La femelle trop consentante, c’est la mort de l’extase. On va devoir se rabattre sur les prostiputes pour profiter d’un reste de tradition. Y’aura bientôt plus que les périphéripatétitiennes pour préserver un certain standing de l’amour. Elles, au moins, elles s’aspergent le trésor avant et après ; elles se vendent à l’horizontale, sur un matelas. Elle suivent un procésuce. Tandis que les nanas d’à présent, je t’en fous (et je m’en fais foutre), c’est du compostage pur et simple. De la plonge. Je prédis pour bientôt un déferlement d’homosexualité ! Ça me paraît inévitable. Les femmes nous rendront tous sodomistes, les gars, et c’est elles qui l’auront dans le c… ! Mince, je la regrette farouchement, la belle époque des Croisades. Pendant que le Pieux Seigneur allait contracter la peste infidèle, clés en poche, ils devaient drôlement s’exciter le tempérament, les tombeurs du XIIIème à crocheter des serrures interposées. Tu parles d’un braczir qui devait leur monter pendant qu’ils s’acharnaient sur les pênes récalcitrants, les petits audacieux, à une époque où fallait une clé à molette pour se déboulonner la braguette !
Je retarde au maxi le moment des effusions. Je les déteste rapides. J’sus Chinois en volupté, mézigue. Pas maoïste : mandarineur plutôt.
Oh pardon ! Les mandarins-cul-rassis, en vlà qui savaient se faire étinceler. Leurs parties de jambons, c’était chaque fois plus grandiose, plus sublime que le Te deum de la Libération à Notre-Dame. Et ces astuces pour feu-d’artificier le plaisir ! Ce déploiement d’inventions, de recettes millénaires (quand on cause de trucs chinois faut toujours y fout’du millénaire car c’est un patelin qu’a l’air beaucoup plus vieux que les autres). Ces méchantes combines pour exacerber la volupté, pour placer Popaul sur une orbite d’attente pendant le débarquement lunaire !
Je me mets à en causer à Camille, des mandarins-cuirassés. Je lui explique comme quoi le plaisir c’est de la patience en musique. Elle est intéressée. Dans le fond, si elle dagadague vite-fait, généralement, c’est par pure gentillesse. Elle croit humain d’éponger ses potes à la rapide, pour plus vite les délivrer du tourment charnel.
Dans ma jolie tronche je fais un calcul pernicieux. Je me dis qu’il est minuit. Dans une plombe il sera temps de l’embarquer sur le terrain de manœuvre, la fausse nièce à Pépère. Ajoutons une autre plombe de frénésie, ça nous mènera à deux heures du mat’. Je lui offrirai alors le dernier godet en prenant bien soin d’y coller une bonne rasade de sirop de sommeil. J’ai un produit efficace dont les effets durent une dizaine d’heures. Or, à midi, il aura levé l’ancre, le Mer d’Alors. Bye-bye, chérie ! Elle pourra plus que courir sur la jetée en agitant son mouchoir vers l’horizon, Camille, à l’image des petites Bretonnes d’antan prenant congé de leurs pêcheurs de morues avant d’aller se faire besogner la bigouden par le gardien de phare unijambiste.
Vous m’objecterez que le coup du barbiturique c’est un peu lâche comme procédé. Il ne m’enchante guère. Mais une mission de confiance c’est une mission de confiance et seuls comptent les résultats.
Notre quille de champ’torpillée, on décide de s’en aller.
Je reprends ma décapotable au parkinge. Le clair de nuit est féerique. Vous verriez cette lune, juste au bout de Cap d’Antibes, ça vous ferait frissonner de la tête au radada, mes gamines ! On dirait qu’elle fait des écailles d’argent, la mer, comme un gros poisson.
Camille a la tête sur mon épaule. A cause de la danse elle sent bon la femme.
— Où m’emmenez-vous ? chuchote-t-elle.
Marrant, j’étais en train de me poser la question à moi-même. Because ma Félicie, il n’est pas question de l’embarquer à la maison. Elle, elle crèche dans une pension mimosas et partage sa piaule avec une copine…
Je décide de la driver chez mon copain Narcisse, qui tient une petite boîte sur la route de Grasse. Il fait restaurant-dancing, Narcisse. Mais il a toujours une piaule disponible pour les amoureux en transe.
Il est en train de mettre les chaises sur les tables quand on se pointe. Je lui fais part discrètement de mes projets et il opine.
— Tu nous monteras une bouteille de Dom Pérignon, ajouté-je. Moi, je me taillerai tout de suite après la cérémonie de clôture, mais il est probable que ma petite camarade piquera un solide roupillon jusqu’à une heure avancée de la journée de demain, tu serais gentil de la laisser ronfler. Il est probable aussi qu’elle fera un foin du diable en constatant mon départ et l’heure qu’il sera, tu serais également gentil de la laisser gueuler et de lui appeler un taxi.
Je fourre une pincée de biftons dans la main préhensile de Narcisse. Il a un acquiescement muet qui fait trembloter sa gapette de lad sur le sommet de sa tête.
Il s’étonne jamais de rien, mon pote. Un blasé. Son passé ressemble un peu à un mur de gogues, ce qui lui donne toutes les indulgences pour le présent.
On peut pas dire que la piaule soit luxueuse, mais y’a un lit et de quoi se rafraîchir Pétrus. Comme on ne vient ici ni pour enfiler des perles de culture ni pour y passer nos vacances, on s’en contente.
Tout se déroule selon mes prévisions, sauf qu’au lieu de l’entreprendre avec le « gant Ukrainien », je modifie mon plan d’attaque en lui faisant « le pivert en folie ». Ma franchise proverbiale m’oblige de même à préciser que je lui remplace « la tyrolienne fourrée » par « l’olifant insonorisé », ce qui, me direz-vous, ne constitue pas un changement « fondamental » mais convient mieux au tempérament fougueux de Camille. Mon cours sur le mandarinat n’a pas porté ses fruits car elle est d’une nature trop spontanée pour jamais adhérer à des débordements élaborés. C’est une buteuse, quoi ! P’t’être qu’avec l’âge elle s’arrangera. Elle est déformée par les parties trop alcoolisées. Faudrait qu’elle se refasse un palais, comme les tastevins après une angine.
Quand on a exécuté la figure 12 de « Poussez plus c’est complet ! », deux coups tombent du carillon Westminster des Narcisse et la mégère de mon copain dans la chambre contiguë, rouscaille à cause de nos bruyances qui l’empêchent de dormir. Elle envoie des vannes perfides à son homme, comme quoi il pourrait s’inspirer au moins de la fantasia pour se mettre à l’unisson ; mais il est pas partant pour les délicatesses matrimoniales, Narcisse. Il grogne qu’en saison il peut pas se permettre des nuits vénitiennes. A quatre plombes, faudra qu’il se farcisse le marché de Nice pour assurer la bouffe ! Il est resté sur ses échasses pendant vingt heures d’affilées, le taulier. A engueuler le personnel, tenir le bar, vider les jeunots turbulents, gazouiller du piano à bretelle pour faire gambiller une horde de désœuvrés. Alors la séance de billard japonais en guise de dorme, merci bien. Faut qu’il se prolonge jusqu’au premier septembre. Bobonne, elle doit se fourvoyer le baigneur sur la voie de garage, en attendant, trouver d’autres extases, prendre son panard avec le tiroir-caisse florissant, si elle veut. Ou alors s’embourber le plongeur, qu’est célibataire, Arabe et pas regardant sur la matière première.
Ça tourne à la crise aiguë, leur foyer, aux Narcisse. On leur a chancetiqué la fatigue. Ils ont même plus la jouissance de leur épuisement.
Camille se poire comme une folle, depuis derrière le paravent où ce qu’elle se distribue des fraîcheurs à travers les bielles pendant que son valeureux partenaire lui sert une coupe de champagne pas piqué des charançons.
La dose mahousse, je lui vote. Il sera content, le boss. Grâce à ce gentil remède, elle se réveillera p’t’être pas avant le retour de la croisière. On va pouvoir appareiller tranquille. M’sieur le directeur embarquera la tête haute avec ses troupes de choc.
— A nos amours, ma poule ! lui dis-je en lui présentant la coupe façon roi de Thulé.
Elle lève son glass.
— A nos amours, chéri, c’était sensationnel !
— Merci ! Allez, cul-sec ! j’ajoute, bien qu’après l’exercice auquel elle vient de se livrer de l’autre côté du paravent, ce ne soit pas exactement de circonstance.
On liche notre champ’ !
— Encore, s’écrie-t-elle.
J’ai un poil d’inquiétude.
— Encore, quoi ?
— Du champagne !
Ouf ! je la ressers copieusement.
« Faut laisser les fesses faire » plaisante volontiers le facétieux Béru dans ses bons jours — et ils sont nombreux.
L’effet, ici, est instantané. A peine Camille s’est-elle recouchée que ses paupières se baissent.
— On va rentrer, balbutie-t-elle, préparer… valises… pour…
Terminé ! Voyez ronflette !
Je me ressape lentement en sifflant de contentement physique.
Quelle pomme a déclaré « qu’après l’amour l’animal est triste » ? Notez qu’il a dit ça en latin. En français, il n’aurait jamais osé.
Moi, rien ne me rend plus joyce que l’amour. Il fait vraiment partie des joies de l’intérieur.
La perspective de m’être cogné une gamine primitivement honorée par le Vioque m’amuse. Non pas que ça crée des liens (ils seraient vraiment arachnéens), mais l’image est plaisante. Quitte à passer pour un malpropre, je dois avouer que j’ai toujours eu une prédilection pour les femmes de mes amis, en vertu du fait que je suis incapable de consommer une dame dont le mari m’est antipathique.
Avant de gerber, je m’approche de la môme Camille.
— Tu dors, petit cœur ? chuchoté-je.
Aucune réaction : elle dort.
Je lui file la bibise contrite. Je devrais peut-être lui laisser un mot d’excuse, qu’en pensez-vous ? Le côté doucement hypocrite, style « Tu dormais si bien, cher ange, que je n’ai pas osé te réveiller, quant à moi j’ai dû rentrer car j’avais oublié de fermer le gaz ». Ça l’amadouerait quelque peu, lui préserverait un reste de confiance en la noblesse de l’homme.
J’arrache une feuille de mon agenda, et m’aperçois que je n’ai pas de quoi écrire[6]. Le sac à main de Camille est accroché à un dossier de chaise. Seulement j’ai horreur d’explorer le sac à main d’une femme. Il me semble que je fais le voyeur. Enfin, bref : je l’ouvre pour essayer d’y dégauchir un bout de stylo quelconque et, d’emblée, je suis surpris d’y découvrir une sorte de grosse plaquette noire, dure et lisse, qui occupe presque tout le réticule. Curieux de nature (et de profession), je la sors du sac. La plaquette a le format d’une carte postale mais elle est épaisse de trois bons centimètres. Un couvercle la déguise en boîte. Je fais coulisser ce dernier et je m’aperçois alors qu’il s’agit d’un petit magnétophone japonais.
Le fond de l’appareil est peint, transformant la magnéto en un petit tableautin sur lequel on peut voir une marquise du grand siècle faire de la balançoire tandis qu’un mouton enrubanné bêle de contentement en la regardant prendre tant de plaisir.
Ce tableau me fait tiquer, mes amis, car je suis certain de l’avoir contemplé sur un mur il y a un peu moins de pas très longtemps. En attendant que la mémoire me revienne, je branche l’appareil. Les deux minuscules bobines se mettent à tourner lentement. Une série de craquements, des bruits de porte, des piétinements retentissent pour débuter, puis une voix familière déclare :
— Mes amis, si je vous ai réunis, c’est afin que nous étudions attentivement la situation avant d’embarquer sur le Mer d’Alors…
Le Vieux !
Je me souviens, maintenant. Le tableau était accroché au mur du petit salon où nous eûmes tantôt notre conférence au sommet.
Eh bé, dites donc, en voilà une curieuse découverte… Cette petite décervelée de Camille n’est pas la petite radasse de plages qu’on croyait ! Et le Dabe qui la présentait comme sa nièce !
J’arrête le magnéto, le referme mais me paie un inventaire complet du sac avant de l’y replonger. Je trouve des papelards au nom de Camille Daimoulin, employée de bureau, domiciliée à Paris, 18, rue Cardinal-Lemoine. Il y a en outre un coupe-file de journaliste au même nom certifiant que la jeune personne travaille pour France-Soir.
Dans le fond du réticule, parmi quelques objets sans importance, je déniche un petit pistolet à la crosse damasquinée.
On ne pourra plus dire que le réticule ne tue plus ! Drôle de petite estivante, notre Camille.
Je remets tout en place et quille la pièce après avoir eu soin d’éteindre la lumière.
Dans le couloir, un concerto de sommier m’apprend que la dame de mon copain Narcisse a obtenu gain de cause. J’en sais un qui, aux aurores, déambulera dans les halles de Nice avec une démarche de crabe.
Il est sublime, le Big Dabe, en pyjama.
Impressionnant, à l’extrême ! Il porte un truc de satin noir, boutonné sur l’épaule, avec un seul brandebourg d’or richement brodé sur la poitrine. Au-dessus, pareil à une cible chargée de désigner le cœur à un hypothétique (et improbable) peloton d’exécution, le point rouge de la rosette. Il a des mules relevées du bout, qui lui furent offertes par le maharadja Hémhabitzé-dunougha, tout en fils d’argent avec des pierres précieuses. Vous recevez un coup de pompe dans le prose avec un pied chaussé de ces machines-là, vous en prenez illico pour une demi-brique dans le pétrousquin !
Il s’est recoiffé avec son éponge. J’aurais toqué à sa chambre deux heures plus tard, il se rasait avant d’ouvrir.
— Tiens, vous ? dit-il sans aménité excessive.
— Excusez-moi, je tenais à vous faire part d’une petite découverte que je viens de faire et qui ne manque pas d’intérêt.
Il m’écoute en massant ses joues un tantinet soit peu râpeuses.
— Parfait, déclare-t-il, je comprends à présent.
— Que comprenez-nous, monsieur le directeur ?… Si ce n’est pas trop indiscret, me pressé-je d’ajouter.
— Je comprends pourquoi cette fille, l’autre soir, s’est délibérément invitée à ma table…
Il se laisse tomber dans un fauteuil et se met à balancer l’une de ses mules à grand spectacle au bout de son pied.
— Je suis un homme très surveillé, San-Antonio. Ma venue sur la Côte a intrigué les gens qui me guettent. Alors ils m’ont collé cette bougresse dans les pattes. Je dois avouer que la petite peste joue merveilleusement la comédie.
Il semble à la fois déçu et flatté. Déçu de constater que son charme n’est pour rien dans son aventure « sentimentale », flatté de voir que des puissances occultes l’ont en grande considération.
— Il faudrait téléphoner à France-Soir pour le cas où il s’agirait d’une journaliste chargée d’écrire un papier… heu… d’ordre privé sur moi.
— C’est fait, patron. Camille Daimoulin est inconnue rue Réaumur.
Alors, il s’agit bien d’une fille travaillant pour quelque réseau occulte.
Il se lève et vient me chuchoter à l’oreille.
— Par moments, San-Antonio, je me demande si, en fait, ce ne serait pas mon propre gouvernement qui me fait surveiller.
Je le réconforte d’un grand sourire hypocrite, pareil à ceux qu’on virgule aux incurables quand on leur affirme qu’ils seront sur pied la semaine suivante.
— Qu’allez-vous penser, monsieur le directeur ! Grâce à Dieu et à son confrère d’ici-bas, la France est entre des mains qui peuvent marcher la tête haute, comme dirait notre cher Bérurier.
Le Big Boss se permet une moue qui le fera destituer si par hasard nous sommes actuellement télévisés.
— En tout cas, dit-il, je vous remercie d’avoir neutralisé cette gourgandine. Vous êtes certain qu’elle ne s’éveillera pas avant le départ du bateau ?
— Impossible, je lui ai administré une dose capable d’endormir deux équipes de rugby pendant le Tournoi des Cinq Nations.
Cette affirmation le réconforte.
Alors, c’est bien, mon cher ami, c’est très bien. Je vais pouvoir partir tranquille.
4
Ce sont des réfugiés ? demande Félicie en marquant un temps d’arrêt sur le quai.
— Non, M’man, ce sont des milliardaires.
C’est pourtant vrai que rien ne ressemble autant à des émigrants que des yachtmen au mouillage. Ils portent des hardes miséreuses et bouffent des choses inappétissantes à la poupe de leurs rafiots. On a envie de leur filer quelques piastres pour qu’ils aillent briffer du calorifique dans une gargote du port. Du safrané. De l’oléagineux. Du chaud !
Les plus misérables sont les Anglais, avec leurs vieux futals flottant à leurs cannes sèches comme des oripeaux d’épouvantail, leurs maillots délavés où les rayures à peine visibles ressemblent à leurs côtelettes qui le sont beaucoup plus. Ils boivent du thé, tristement, en regardant bruiner la lance. Car, ce matin, la Côte d’Azur a la grippe. Il fait morose. Des nuages lancebroquent par petites giclées prostatiques[7]. Les beaux barlus tangotent sur l’eau faiblarde du port. Y’en a de fabuleux, en bois verni, avec de la voilure comme à une grande journée de blanc en janvier, et des cuivres fourbis jusqu’à l’usure.
Et puis des blancs, des bleus, des noirs. Des à voiles et des à pétrole, des gros, des petits, des plats, des ventrus, des matés, des mâtinés, des à-pont-de-pêche et des à-plage-arrière. Les pavillons claquent au vent mauvais de cette matinée cacateuse. Dans la vie courante, Panama ça ne représente pas l’essentiel de nos soucis. Faut se chatouiller pour s’en rappeler l’existence ; potasser les planches en couleurs du nouveau Larousse ; faire un effort de mémoire, d’imagination même ! Et encore, on y croit à peine, à Panama. Ça reste improbable, illusoire, très précaire ! Ça peut cesser d’un jour à l’autre. On ne construit pas le futur sur un canal. Deux barlus coulés et vous, avez le bonjour ! Une révolution et vzzaoum, gommé ! Répudié ! Suffît d’une poignée de nationalistes exacerbés, de nos jours, pour foutre bas le régime fiscal des entreprises les plus puissantes ! Les comptes en banque les plus dodus sont à la merci d’un drapeau rouge et du contestataire qui le brandit. Pourtant, si vous vous donnez la peine de déambuler de bitte en bitte sur la jetée d’un port, vous n’en revenez pas de la présence panamienne. Vous parlez d’une flotte, mes aïeux ! La première in the world, je le jure ! J’ai pas les chiffres, mais j’suis certain. Partout, au cours de mes randonnées, je l’ai vu à la pointe d’un mât sur deux au moins, le fanion aux deux étoiles (bleue et rouge). C’est fou le nombre de langues qu’on cause à Panama, en dehors de l’espago. Anglais, surtout. Français aussi, bien sûr. Et grec (Onassis qui mal y pense). Et hollandais, allemand, indoustanais, japonais, syrien, étatsunien, danemarkois, israélien. Quelle armada, mes neveux ! Quel sémaphore de Babel !
On avance en traînant nos valises, tous.
C’est-à-dire, dans l’ordre de queue leu leu : Ross, le Vieux, Marie-Marie, M’man, moi, Béru, la Gravosse, M’sieur Félix, Pinaud, sa bergère tenant à la main une petite cage où volette un zoziau de rechange acheté chez un oiseleur de la rue d’Antibes pour lui calmer un peu les angoisses. On va prendre la vedette chargée de nous conduire jusqu’au Mer d’Alors mouillé au large.
Béru aussi, ça te méduse de voir stagner des populations privilégiées.
— Pourquoi qu’ils naviguent pas, ces glandus, puisqu’ils possèdent des bateaux aussi pimpants ? bougonne-t-il en s’arrêtant devant une échelle de coupée flambant neuve. A l’arrière du christ-craft, un vieux bonhomme à cheveux blancs, au teint jaune, grelotte doucement en soufflant sur une tasse de caoua. Il est en pyjama sous son imperméable. Une dame déjà peinte pour la journée lui dit des trucs dans une langue véhémente tandis qu’un marin blasé fait semblant de s’activer dans le poste de pilotage. Un poste de radio annonce des mauvaises nouvelles, près du couple inattentif. Chez les riches aussi il sévit, le transistor. Il est plus gros, voilà tout. Gainé de cuir, avec une antenne longue comme une canne à pêche ; et il attrape les conneries de très loin, celles qui nous concernent pas, dont on se fout plus fort encore que des nôtres.
— Parce que, réponds-je, en mer, personne n’a guère le loisir d’admirer leur bateau, Gros. La raison d’être de ce genre de barlu, c’est pas de flotter, mais de faire escale. Ils l’ont acheté juste pour pouvoir se faire bronzer la cellulite sur le pontage et bouffer des sardines à la face du monde sur la plage arrière. Mais ils s’emmerdent, Gros. Ah ! là là, vise un peu comme ils sont gueux et lamentables. Comme ils vieillissent à vue d’œil sur leur navire pareil à un bœuf à l’étable. Où veux-tu qu’ils aillent, sinon dans un autre port, retrouver les mêmes voisins flottants ?
Le vieillard du C. like moon (c’est le blase du christ-craft) s’apercevant qu’il est l’objet, non seulement de notre attention, mais également de nos sarcasmes, se met à nous engueuler en portugais, ce qui est son droit et sa langue maternelle. Sa vieille relique badigeonnée fait chorus. Faut les voir, les deux chers blasés, un instant réchauffés et réunis par le courroux, s’agripper au bastingage pour nous clamer leur mépris.
— Non, mais je rêve ! grogne Béru. Ils nous engueulent ! Faut le voir pour y croire !
Le Gros dépose sa valise sur le quai et s’assoit dessus.
— Faites comme moi, nous dit-il, et regardons ces panosses s’agiter ! Sans blague. On est chez nous, non ? Ils viennent dégueulasser nos eaux territoriables en y jetant leur ancre et encore faudrait pas se permet’un regard !
La colère du Gros est un monstre vorace mais facile à nourrir car elle s’alimente de bout de phrases, de jurons, de pensées…
On obéit à Aléxandre-Benoît. On prend ses crosses. On endosse sa rogne. A part le Vioque, très gêné, qui se tient à l’écart, nous voici tous assis face aux plaisanciers. Béru entonne Maman les petits bateaux. Et on reprend en chœur. Marie-Marie fait des pieds de nez.
Sur son bateau, le vieillard-mateur s’agite de plus en plus. Il a renversé sa tasse de café sur son imperméable. Il trépigne. Il tend le poing. Sa grognace pousse d’horribles clameurs, toujours en portugais. Elle hèle leur mataf qui finit par se pointer, très embêté. Il parle un peu not’langue, lui. Il nous demande ce qu’on veut. Béru répond qu’on est Français. Que le quai est à nous, qu’on paye nos impôts. Qu’on a le droit de s’arrêter, de s’asseoir, de chanter. Qu’on l’emmerde, lui, ses patrons, leur bateau et le drapeau qui pendouille à la poupe. La France, c’est la terre de liberté. On enquiquine les touristes. Y z’ont qu’à rester chez eux. On les a pas appelés. On est mieux entre nous. On est le peuple le plus espirituel de la planète, alors les apports étrangers on s’en torche. Voir des faces de carême pareilles, ça rend triste. Ça souille le paysage enchanteur ! Leurs eaux usées polluent le port. Des poissons pourtant bien frétillants de naissance tournent de l’œil en apercevant la quille de leur lessiveuse.
Il est comme Béru, le Français : indépendant à bloc. Conscient de ses droits et disposé à les imposer par la force des baïonnettes si celle des arguments ne suffit pus.
Le marin traduit aux deux débris qui s’en écorchent la gorge, s’en font saigner les cordes vocales ; qu’en postillonnent des reliquats d’amygdales. Ils ordonnent la charge à leur troupe. Pas de quartier ! A l’abordage ! C’est l’incident diplomatique ! Depuis les autres bords, on les soutient ferme de la voix et du geste. Des Panamiens, tous. Dopé, le marin des vieilles pelures s’avance sur l’échelle en retroussant les manches de son maillot ! Béru se lève, le chapeau rejeté en arrière.
Il craint pas les débarquements. Il est prêt, sa force de dissuasion bandée comme l’arc de Cupidon. Il laisse le matelot mettre pied à terre, biscotte l’échelle de coupée, c’est déjà un territoire étranger. Elle est couverte par l’immunité diplomatique, nous assure-t-il. Seulement, quand l’autre s’avance avec son maillot bleu marqué d’une ancre et son short roulé haut sur ses cuisses musclées, il lâche les chiens, Alexandre-Benoît. Boule première, il fonce, après s’être prémédité trois mètres d’élan que son futur antagoniste prenait déjà pour de la panique. Il s’est pas gaffé de sa valise, hélas, le pauvre biquet. Il se prend le pied dans la manette, culbute et plonge dans l’eau mazouteuse. Un formidable rire, auquel nous avons du mal à ne pas participer, salue ce saut périlleux.
Voilà maintenant le Mastar qui barbote deux mètres plus bas, entre des chaînes et des hélices, entre des filins et des pierres moussues. En plein cloaque. Il gargouille, se débat. C’est le vieux Brésilien qui lui file la bouée du C. like moon. Béru la morfle sur le pif. Il saigne. On se conjugue tous sur la corde. On le remonte vaseux, limoneux, gluant, plein d’algues fétides. Il a des préservatifs usagés dans les cheveux, des peaux de saucisson également. Le plaisancier, sans rancune, lui fait boire un verre de rhum en prévision du rhume. Béru gargarise des remerciements. Il explique que c’était pour rire tout ça, que si on ne déconnait pas un peu quand on est en vacances, celles-ci seraient plus tristes qu’un conseil des sinistres. Il est touché de cette bouée généreuse. Et tellement touché fort qu’il en raisine du tarin. Il donne l’accolade. Demande le nom du sauveur. Il enverra des cartes postales. On se quitte bons amis, en fin de compte. Les plaisanciers applaudissent sur notre passage. Les distractions sont si rarissimes dans les ports. A part se saouler, que peut-on y faire d’autre ?
Nous gagnons la vedette transbordeuse. Béru l’a déjà, lui, la vedette, grâce à ses numéros de cirque. Il essaie de rire de l’aventure, mais sa Baleine n’apprécie pas.
— Un blazer tout neuf et qui t’allait si bien, pauvre ballot !
— J’sais bien, soupire le Gros. Là-dedans, j’avais l’air d’un gentleman ridé. Mais on pourra p’t’être le ravoir, ma poule. Paraît que sur les pas-que-beaux ils ont un pressinge du tonnerre.
Tuuuut tuuuut ! fait tout là-bas le Mer d’Alors en glaviotant déjà une fumée prometteuse.
J’ignore ce qu’il vaut, le pressing du Mer d’Alors, toujours est-il que sa réception est de première ! Faut voir cette double alignée de mousses en uniformes rouges, ces maîtres d’hôtel chamarrés, ces bagagistes en combinaison crème ! L’armée haïtienne n’est pas plus flambante, les gars !
Une musique douce, style Boeing-long-courrier, flotte dans l’air à la ronde. Y’a des plantes vertes partout, des guirlandes, des fanions. L’allégresse a un bruit très particulier ; elle ronronne dans les flancs de ce magnifique bâtiment, dernier sorti des chantiers navaux (selon Béru) français.
Il ressemble à un Hilton flottant, ce rafiot. Aussi personnalisé, il est, avec ses laques, son formica de luxe, ses décorations pour fumoir d’hôtel, ses dorures métallisées, ses panneaux en matière plastique, tout son modernisme de bureau. On sent illico sa vocation, au Mer d’Alors. Conçu et réalisé pour les touristes anglo-saxons, c’est hurlant ! A son bord, ils se sentent pas dépaysés, les yankees. Comme attrape dollars, on pouvait pas inventer mieux.
Je ne sais pas s’il est fréquent que le P. D. G. d’une compagnie de navigation vienne accueillir soi-même ses invités, en tout cas, il est là, Gaumixte. Dans un complet de flanelle blanche, please, chemise bleu ciel, cravtouze tricotée bleu marine, pochette idem, souliers de daim blanc. Une gravure de bœuf-mode ! Il sanguine à outrance à force de se démener. La cendre de son cigare a mis des traînées volcaniques sur ses revers. Il se prodigue, le grand manitou. Il est en transe à outrance. Il se jette sur notre groupe, se bain-de-foule parmi nous, nous serre la main, nous claque les biceps, baise-mainte les dames, fait guili-guili au menton de Marie-Marie.
— Mon bon Vieux, fait-il au Boss, je suis des vôtres pour la croisière, ce qui est la moindre des choses. Vous ne connaissez pas la nouvelle ? Le ministre de l’intérim se joint à nous ! Quelle surprise ! Quel honneur ! Un télégramme hier soir : Son Excellence surmenée a décidé de s’octroyer une quinzaine de grand repos…
Il baisse la voix :
— Je compte sur votre discrétion, hé ? Pas un mot sur le… les… Bref, vous voyez ce que je veux dire ?
Nous voyons.
— On va vous conduire à vos cabines. J’espère que vous les trouverez à votre goût : on vous a réservé les meilleures. Mais dites-moi, cher ami, je ne vois pas votre charmante nièce, elle ne nous a pas fait faux bond, j’espère ?
— C’est-à-dire qu’elle était souffrante, déclare froidement Pépère, elle vous prie de bien vouloir l’excuser…
Sa bouille déconfiture à toute vibure, au cigareman. Elle se recroqueville. Ses gros sourcils font la pagode.
— Quelle sottise ! bougonne-t-il. Rater une croisière pareille à cause, je suis sûr, d’une migraine passagère ! Mais nous avons un médecin à bord, quoi, merde ! Bourré de diplômes et de références. Notre pharmacie est la mieux fournie de France ! Notre bloc opératoire est copié par les plus grands hôpitaux d’Amérique ! On l’aurait guérie, cette mignonne. Si on envoyait quelqu’un la chercher ? Nous n’appareillons que dans une heure.
— Impossible ! Elle est déjà rentrée à Paris en avion pour se soigner.
Il renaude en grand, notre hôte ! C’est clair qu’il nourrissait des projets concernant Camille. L’arrivée de son Excellence, annoncée par un mousse, coupe court à ses jérémiades.
Une vedette spéciale fonce sur le Mer d’Alors dans une double gerbe d’écume.
Le commandant alerté se pointe, impec dans son bel uniforme blanc Il a un collier de barbe pour faire plus loup de mer, une pipe qu’il se hâte de vaguer avant l’embarquement du ministre.
— Attention ! Attention ! batifole Gaumixte. Vous êtes prêts, tout le monde. De la tenue ! Garde à vous ! La Marseillaise ! Vous avez pensé à la Marseillaise ?
Le commissaire, un beau jeune homme brun, tout de blanc loqué lui aussi, opine en désignant à l’armateur-chef la cabine-studio de la sono dont la porte est entrouverte. On voit s’affairer un mataf sur des bobines. Marie-Marie, curieuse comme une pie, est au côté de l’ingénieur du son. Elle lui pose des questions qui ont l’air de le l’aire poiler.
— Marie-Marie ! Veux-tu venir ici tout de suite ! hèle tante Berthe.
— Laisse-la, intervient son Vaseux. Elle a le droit de s’instruire, cette môme !
La vedette vient d’accoster. Le commandant s’avance ! Il salue militairement. Gaumixte fait des courbettes, prononce un brin d’allocution tout en faisant claquer ses doigts dans son dos pour réclamer « l’hymnational ».
— Allez ! Allez, Bougnazet ! crie le commissaire au marin-ingénieur-du-son.
Les haut-parleurs cessent de diffuser de la musique de chambre. La voix enregistrée de Gaumixte, recueillie, vibrante, retentit.
— Mesdames les passagères, messieurs les passagers, le commandant Rouston et la compagnie Pacqsif sont heureux d’accueillir à bord du Mer d’Alors Son Excellence monsieur le ministre de l’intérim.
Quelques crachotements. Puis la musique éclate. Manque de pot, il ne s’agit pas de la Marseillaise, mais d’une chanson de Mme Anny Cordy intitulée On m’appelle Cirrhose. L’erreur est d’autant plus fâcheuse que le ministre de l’intérim passe pour aimer tuter. A ce que les baveux d’opposition sous-entendent, paraîtrait qu’elle se pionarde au pastis nature, l’Excellence.
— Eh bien, Bougnazet ! tonne le commissaire.
— C’est la petite fille ! bavoche l’autre pomme dans son gourbi ! Elle m’a branché le plateau « B ».
Il arrête l’émission pour recoller la Marseillaise. Berthe se catapulte afin de récupérer sa diablesse.
Elle lui cloque une mandale si violente que la môme bouscule le plateau « A ». La Marseillaise dégueule net. Le disque est rayé ; il musique sur place.… qu’impur, abreuve nos sillons —… qu’impur, abreuve nos sillons — qu’impur, abreuve nos sillons…
C’est les sillons du disque, m’est avis, qu’ont besoin d’être colmatés. Le Vieux serre la main du ministre dont l’humeur irradie. Les vacances, ça fait des mois qu’il en rêvait, le pauvre. Toujours sur la brèche, avec son ménage à faire à l’Elysée, s’occuper de la chaudière du chauffage central, des commissions chez Fauchon, cirer les pompes (et Dieu sait si elles sont grandes, les tartines, là-bas !), répondre aux journalistes, arroser les pelouses, c’est épuisant à la longue. Il se promet bien du bon temps sur le Mer d’Alors. Surtout pas de tralala, pas d’honneurs. Il est simple touriste. A l’écouter, faudrait lui filer la plus exiguë cabine, la plus humble, celle qui se trouve sous l’arbre d’hélice. Il voudrait voyager dans le cambouis, le ministre. Bouffer de l’haricot pétomane à tous les repas. Se claquemurer hermétique. S’affubler de lunettes noires et d’une fausse barbe pour regarder dans sa glace histoire de ne pas se reconnaître. Il en a sa claque des cérémonies. Il retourne au quidamat. Il veut se changer les idées, les U. D. ; trouver l’oubli salvateur.
Il est prêt à tout pour mériter son anonymat. Il entre dans l’incognito comme dans les ordres. Alors il presse des mains, des mains, des mains. Il bredouille des trucs, des choses, des machins, des bidules tout faits, déjà dits, facile à oublier. On peut pas s’en désempêtrer. Il nous aime d’être les témoins de sa guérison. On va l’aider à se dédépressionner la nervouze. Après les journées de mer, les ciels indigos, les escales brûlantes, il sera redevenu neuf, comme avant son adhésion au nuhénère. On va tous s’y mettre pour lui rendre son pucelage, refaire de lui un homme intact, le radier du syndicat des gens de maison.
Tous, on nous entraîne vers nos cabines. Y’a répétition. A tout Seigneur… le ministre et le Vieux ont des singles. Pour le reste, ça fonctionne par deux, d’où problo chez les Bérurier qui sont trois du fait de Marie-Marie. C’est Berthe qui dégauchit la solution. La petite logera avec son oncle dont les ronflements ne l’empêchent pas de dormir, elle, elle partagera la cambuse de m’sieur Félix.
Le Gravos se renfrogne, objecte que c’est pas normal, ni même correct.
— Tu voudrais peut-être qu’on fasse habiter une gamine avec un monsieur qu’on connaît à peine ? riposte Berthy.
— Non, mais…
— Alors, ça suffit !
— Je pourrais peut-être loger, moi, avec Félix ? suggère l’époux.
— Pour qu’il puisse pas fermer l’œil à cause de ton ram-dam ? Déjà il nous accompagne pour nous faire plaisir ! Non, mais dis donc, Alexandre-Benoît, serais-tu jaloux, par hasard ?
Jaloux ? Béru s’en marre comme citrouille entamée ! Lui, jalmince ? D’un homme qua une infirmité à la place du bec verseur ! Alors là, il est tranquille, il pioncera sur ses deux manettes. Il l’a vu, le bastringue du prof ! Jumbo ! Pour opérer un branchement, faudrait qu’il la passe au laminoir, ce pauvre Félix. Qu’il use d’un entonnoir ! Qu’il la mouline au taille-crayon géant ! La question étant réglée, les Bérurier et Félix adoptent la formation prescrite par Berthaga.
Nous, on s’arrange avec les Pinuche, M’man et moi. Elle co-habitera avec la rombière de mon pote, Félicie, tandis que César occupera le deuxième plumard de mon domaine.
Voilà, c’est en ordre. On n’a plus qu’à s’équiper yachtmen et à attaquer le grand farniente ondulatoire.
Tout en rangeant ses affutiaux dans sa penderie, Pinuche bavasse de sa voix monocorde en se curant de l’ongle le chassieux des yeux. Il cause plus de sa caravane. Cette croisière est une aubaine, somme toute ! Un magnifique lot de consolation. Leur premier voyage en mer avec Mme Pinaud. Un quart de siècle qu’ils en rêvaient, qu’ils pleuraient en lisant les mots « coursive, pont-soleil, steward » sur des prospectus de la Transat ou de la compagnie Paquet.
La Méditerranée, c’est le berceau du monde. La civilisation est sortie de ses eaux bleues comme un coquillage étincelant.
— Je voudrais te faire observer une chose, sans pour autant gâcher ta joie, Pinaud, c’est que nous sommes ici dans un but bien défini : percer le mystère des disparitions.
La Baderne sourit finement.
— Il m’a fait marrer, leur Félix, avec sa démonstration d’hier. Pour qui se prend-il, ce pion ? Tes disparitions, tu veux que je te dise, San-A. ? Tu le veux ?
— Yes, je veux !
Le bêlant met son regard en code.
— Un accident, une fugue et deux suicides ! résume-t-il. La première, l’Anglaise, avait bu au gala du bord. Elle est allée de nuit sur le pont. Le mal de cœur l’a fait se pencher, le roulis l’a fait basculer. Le deuxième, le Français, à terre : il aura gerbé avec une petite Grecque. La troisième, l’Allemande et le quatrième, l’italien, quelles étaient leurs existences ? L’une vivait seule avec une mère gâteuse ; le second était infirme ! Dans la mesure où, justement, la vie du bord est agréable, ils ont mesuré leur situation. Les vacances, c’est quoi, en somme ? Une grande solitude avec beaucoup de monde autour.
A ce stade de la philosophie Pinucienne, on frappe
à la porte. Le garçon de cabine, un joyeux drille rigolard, m’informe que le monsieur de la cabine Fleur de France (celle du Dabe) désire me parler de toute urgence.
J’y vais.
— Entrez !
Je trouve le Dabe en grande tenue de croisière. Il porte un futal de couleur crème, un blazer bleu, un foulard blanc. Assis dans un fauteuil de cuir, il paraît faire de la délectation morose.
— Vous voulez me parler, monsieur le directeur ?…
— Regardez ce que je viens de recevoir !
Il me désigne une magnifique gerbe de roses dans un vase de cristal.
— Délicate attention, approuvé-je, la Compagnie je suppose ?
Il hoche la tête et me tend une enveloppe éventrée d’où dépasse un bristol.
Lisez le mot qui accompagnait l’envoi.
Je lis :
Pauvre Vieux Con,
Si tu t’imagines que tu vas empêcher quoi que ce soit avec tes pieds nickelés, tu te trompes.
— Charmant, n’est-ce pas ? grince le Tondu.
— Intéressant.
— Vous trouvez ?
— Voilà qui nous apporte une certitude, patron. Il y a bel et bien un criminel à bord. Un fou, je suppose. Et il annonce la couleur. Il a eu vent des raisons secrètes de notre embarquement, ça l’émoustille. Il nous brave. C’est bon, cela. Un criminel qui défie la police est un criminel qui prend des risques, qui se découvre… Donc qu’ON découvre !
— En attendant, il me traite de vieux C. O. N et nous promet de nouveaux forfaits ! San-Antonio, semblé-je vraiment si vieux que ça ? s’inquiète le Vénérable.
— Absolument pas ! m’indigné-je. Vieux est bien la dernière épithète qui viendrait à l’esprit pour vous qualifier !
ça le rassérène vaguement.
— Qui vous a apporté ces fleurs, patron ?
— Mon garçon de cabine.
— Et qui les lui a remises ?
— Personne. Il les a trouvées devant ma porte. Le message annexé ne révèle pas grand-chose car il est rédigé en caractères bâtons et de la main gauche.
Loin de me rendre maussade, l’événement m’émoustille, moi.
J’aime bien poser le pied sur un sol ferme. Jusque-là, ces histoires de passagers escamotés me paraissaient un peu filandreuses. Cette fois, toute équivoque est dissipée. Il y a bel et bien un maniaque parmi le personnel navigant du Mer d’Alors.
— Nous devrions avoir une conversation avec le commandant le plus rapidement possible, monsieur le directeur.
Pépère opine.
J’ai déjà sollicité un entretien ; dès que la manœuvre de départ sera effectuée il nous recevra.
Un silence s’ensuit. Nous méditons chacun pour notre compte personnel. Puis le Vioque murmure :
— Mon cher, j’aurai un service à vous demander, d’ordre… heu privé. Tout à fait privé !
Allons bon, va-t-il falloir que je lui arrange encore des bidons avec une souris ?
— Mais… Je suis à votre disposition, patron.
Il paraît embarrassé, lui dont pourtant l’aplomb défie toutes les lois de l’équilibre.
— La chose va vous paraître ridicule…
— Sûrement pas, servilé-je.
C’est bon, la lèche, pour celui qui la fait plus fort que pour celui qui la subit. C’est voluptueux. Y’a une ironie du second degré là-dedans. Aussi une mortification. C’est une espèce de cilice qui vous gratte l’orgueil. On s’autodégueule à lichouiller ses supérieurs. Lécher, c’est un peu braver. La salive sur autrui, n’est-ce pas déjà un crachat ?
Il me dévisage à la dérobée, de son regard bleuâtre qui vigile toujours. Il est sans cesse aux aguets, le Dirlo. A surveiller tout le monde et lui-même.
— J’adore les croisières, attaque-t-il, mais une chose pourtant m’indispose sur les bateaux, ce sont les mondanités. Je vais vous faire un aveu, San-Antonio, et je vous demande de le considérer comme un secret : je ne sais pas danser !
— Vous ne savez pas danser ? répété-je, éberlué.
— Non : je n’ai pas l’intelligence des pieds.
Il se frappe l’oreille.
— La musique qui me pénètre par-là ne descend pas jusque-là.
Il se bat le mollet.
— On vous demanderait de danser sur le bruit d’un moulin à café que vous vous y retrouveriez plus aisément que moi devant une valse ou un tango.
— Eh bien, mais patron, ça n’est pas tellement grave après tout. Vous n’êtes pas forcé de danser !
Il hausse les épaules.
— Si, hélas. Je prends un exemple : le ministre de l’intérim est à bord avec son épouse. Vous pensez bien que ma carrière est compromise si je ne fais pas danser la femme de l’Excellence ! Cette dernière en déduirait que je cherche à exprimer ainsi ma désapprobation de la politique gouvernementale. Vous ne connaissez pas ces gens-là. Ils ont l’art d’interpréter les paroles les plus anodines, les gestes les plus innocents.
— Ne pourriez-vous simuler une entorse, monsieur le directeur ?
— Pour devoir traîner la patte pendant quinze jours ? Merci bien ! Non, ce que je voudrais, San-Antonio, c’est que vous me donniez un truc !
— Un truc ?
— Pour m’apprendre les rudiments de la danse la plus facile. D’abord quelle est-elle ?
— Le slow, je pense, monsieur le directeur.
— Voulez-vous chercher à la radio un échantillon de la chose ?
J’obéis, riant sous cape. Le hasard me favorise car de rapides tâtonnements me font décrocher un machin plus langoureux qu’une tartine de miel au clair de lune.
— Ecoutez comme ça sollicite moelleusement, monsieur le directeur. Il suffit de marchoter en traînant la semelle… Vous voyez : un peu comme ceci ? On peut se permettre d’être anarchique, d’improviser, et même de ne rien faire d’autre que de se déplacer à petits pas sur la piste. Et puis, le slow, plus que tout autre rythme, permet la conversation. Le charme de la vôtre fera oublier, j’en suis certain, l’incertitude de vos figures.
Il ne paraît pas pleinement convaincu.
— Mouais, marmonne-t-il, vous croyez ?
— C’est évident, monsieur le directeur !
Il claque des doigts.
— Dites, San-Antonio, soyez gentil, pendant cette croisière cessez de m’appeler à tout bout de champ « môssieur le directeur ».
— Mais je…
— Mon prénom est Achille !
J’en bafouille, ma parole ! Qui m’aurait dit qu’un jour j'appellerais le Big Boss par son préblaze.
— Vous croyez que j’ose ?
— Naturellement, mon vieux, puisque je vous le demande. Vous disiez donc à propos de cette ridicule danse du scalp ?
— Je disais qu’elle est des plus faciles. Elle ne nécessite pas de technique particulière, encourage la conversation et… la tendresse. C’est le rythme du joue à joue, monsieur le… heu… Achille ! De l’enlacement étroit !
Il se risque dans l’espace dégagé de la cabine, me proposant un numéro de danse de l’ours qui intéresserait peut-être le Cirque de Moscou, spécialiste du plantigrade.
— Y suis-je, Antoine ? demande-t-il en fléchissant sur ses jarrets.
On dirait qu’il a les quilles à ressort et le prosibus en plomb, le Vioque.
— Point tout à fait.
— Et comme cela ? insiste Achille en essayant de d’écrire des « S » majuscules avec ses hanches.
— Pas encore. Voulez-vous me permettre ?
Je le prends dans mes bras.
— Vous saisissez votre partenaire ainsi, n’est-ce pas ?
— Je vois.
— Rien ne s’oppose à ce que vous la pressiez davantage contre vous si vous la jugez appétissante.
— Jusqu’où la bienséance me permet-elle d’aller, Antoine ?
— En l’occurrence, la bienséance a pour limites celles de votre charme, c’est vous dire qu’elles peuvent être reculées à l’infini. Posez votre joue contre l’autre joue. Appliquez-vous à dire préalablement des banalités, mais sur le ton d’une déclaration d’amour. Que votre : « Nous bénéficions d’une excellente traversée, ne trouvez-vous pas, chère madame ? », équivaille à : « L’instant que j’attendais éperdument est enfin arrivé, puisque je vous serre dans mes bras, cher amour. »
— Pas de problème, admet Achille. Parler, je m’en charge, mais il faut également bouger, nom de Dieu ! Et c’est là que mes affres commencent.
— Que non pas. Marchez, vous dis-je. Dites-vous :
« Tiens, je vais aller près de la table de la grosse dame, là-bas. » Et rendez-vous y benoîtement, en prenant seulement garde de ne pas écraser les pieds de votre cavalière. Que diable, Achille, vous possédez une démarche souple et racée. Conservez-la sur la musique. Que risquez-vous, puisque c’est la dame qui recule ? D’ailleurs, une piste est un des points du monde où la densité de population atteint son degré de saturation ; la plupart du temps on danse sur place, ou bien l’on est porté par les autres. Bon, allons-y : je fais la patiente. A vous de jouer !
Il est tout crispé. Pépère. Tendu, rigide, guindé, de guingois.
Pourquoi il penche la tronche, vous pouvez me dire ? C’est fou ce que l’appréhension contorsionne les gens. Ils se mettent en pas de vis quand ils trouillassent. Le Dodo ferme à demi les yeux. Il prend un air casanovesque, extrêmement gourmand de jouissance, un peu salace. Le v’là qui me fauche la taille d’un geste ample et sûr. Tudieu, il fait le forcinge en conquérant, le Guillaume ! Il se veut dominateur, envoûtant. Il applique sa joue contre la mienne. Il se hasarde à marcher. On dirait qu’il joue à la marelle.
— Plus lentement, je conseille.
Docile, il freine. On déambule dans la cabine. Talalala la la la tsoin !
C’est l’extase, la minute bleue, la pénombre de la chair, le vacillement de l’âme.
Talalala la la la tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Taa Tsoin !
— Bravo ! encouragé-je.
Il ralentit encore. Il susurre :
— Ce que j’éprouve, douce amie, en cette minute d’exception, ressemble follement à du bonheur !
C’est torché, non ? Il est doué pour le madrigal, la phrase susurrée. Le flirt languissant.
— Excusez-nous de vous déranger ! déclare une voix sèche !
On sursaute ! On se désunit ! On rouvre les yeux. La porte est ouverte béante, et qui est-ce qu’on découvre dans l’encadrement ? Le ministre de l’intérim et le commandant, blancs de surprise, d’indignation, de réprobation. Le seul maître à bord, il a plus que le tuyau de sa bouffarde dans le bec, le fourneau lui est resté dans la main et perd des cendres brasillantes sur le tapis.
Le Vieux, pour la toute première fois de sa vie, est dépassé par les circonstances. Moi idem, du reste. On voudrait effacer cet instant, le nier, l’annuler. Se trouver ailleurs, n’importe où : au Cambodge par exemple, en Silésie, dans les mines bourrées de sel et de B. K, dans une fusée Apollo, chez le dentiste, peu importe, mais autre part, loin, pour ne plus voir ces deux vilains aux rictus infernaux.
On voudrait leur démanteler le doute, trouver des mots capables de pulvériser les flagrants délits.
— Dieu me pardonne, fait le ministre (une expression qu’il a, ramassée dans les couloirs de l’Elysée), on se croirait chez Mme Arthur dans votre cabine, monsieur le directeur. Navré d’avoir troublé cette charmante intimité…
Oh là là, ce ton, cet œil, ce masque d’empereur romain outragé ! Tiens, au fait, je crois pas vous l’avoir raconté, le ministre. C’est un petit bonhomme bien blême, maigre, avec des grosses joues flasques comme des fesses de vieillarde. Il est brun, il a l’œil sombre, le geste fébrile, des favoris grisonnants et de grandes, grandes oreilles comme seuls en possèdent les ânes ou les hommes d’exception. L’unique point coloré de son visage, c’est le pif que l’abus du pastaga a marqué de violine sur les ailes.
Dans la gamberge du Dabe, le pavillon noir est hissé. Il a compris que c’était la fin provisoire de sa carrière. Désormais, il lui restera plus qu’à passer : à l’opposition, attendre un changement de régime… Sa réputation vient de mourir sur le Mer d’Alors. Sa rosette se fane. Son honneur a une voie d’eau cataracteuse.
— Monsieur le ministre, commandant, trémole-t-il. Je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez ! Que vous vous laissiez prendre à de fallacieuses apparences. Le commissaire San-Antonio, ici présent, me donnait, à ma demande, une leçon de danse, car il se trouve que…
Il bafouille devant l’évidente incrédulité des arrivants. Il bavoche. Je le regarde vieillir. C’est fou ce qu’un homme déshonoré peut prendre du carat subitement. Comme un nuage plonge dans une ombre fugace la campagne ensoleillée, il s’éteint de bas en haut. Il s’affaisse, il pèse en lui.
— Nous ne vous demandons pas de vous justifier, mon cher directeur, grince l’Excellence. Chacun est libre de prendre son plaisir où il le trouve, à condition de ne pas porter atteinte à la morale publique. Il serait fâcheux bien sûr que vous donniez cette exhibition dans le grand salon des premières, mais tant que ce spectacle restera privé…
Le Vieux tente encore une sortie. Il veut déblayer les doutes, réemparer son standing. En vain. Les deux autres opposent des gueules de glace paralysantes.
— Parlons d’autre chose, voulez-vous ? coupe le ministre. Le commandant et moi-même sommes venus vous entretenir de ce que vous savez. J’espère qu’entre deux entrechats, vous aurez le temps de vous en occuper. J’ignorais ces disparitions jusqu’à mon embarquement ; c’est un journaliste se trouvant à bord qui est venu me trouver et m’a demandé si ma participation à la croisière était en relation avec les événements en question. Entre nous soit dit, mon cher directeur, je trouve un peu fort de café d’avoir été laissé dans l’ignorance de faits aussi graves qui risquent de compromettre le…
Il cause, il cause. On l’écoute à peine. C’est un fond sonore. L’air de la déchéance. Nos carrières foutues se racornissent sous la pluie des mots acides. On est criblé, mouillé de honte. Souillé à l’os.
En fin finale, il est catégorique, le ministre : il ne veut pas d’histoires. Pas la moindre ! La presse embarquée est aux aguets, affûtant à l’avance les termes perfides qui servent à divulguer les scandales. Alors c’est bien simple : IL NE DOIT RIEN SE PASSER DE FACHEUX ! Une police digne de ce nom doit savoir se montrer préventive. Vu ? Bon.
— Cela dit, bonne danse, messieurs !
Le « messieurs », faut entendre comme il l’a prononcé. En zozotant. Il a failli dire « mesdames », la vache ! Il se retire, le commandant sur les talons. Je me permets, moi l’humble, l’obscur, le sans grade, de rappeler ce dernier.
— Pourrais-je vous poser quelques questions, commandant ?
Il se retourne, la barbe hérissée, la pipe de traviole, l’œil flagellateur.
— A savoir ? dit-il.
Je me refrène pour ne pas exploser. S’agit de subir, de malenpatienter dans le calme et la dignité.
— Les quatre personnes disparues logeaient-elles dans une même partie de votre merveilleux navire ?
Il chafouine, se gratte le piège du pouce.
— Non, je ne pense pas… Je pourrai vous le confirmer.
— C’est cela, confirmez-le-moi, je vous prie. Et par la même occasion, communiquez-moi la liste de tous les gens, équipage, personnel, officiers et passagers ayant participé à chacune des quatre croisières fatidiques. Ça ne doit pas être très difficile à établir, je pense ?
Il se cure l’oreille avec le tuyau de sa pipe. Dans la poche de son uniforme, y’a un grand cerne de roussissure, conséquence des pipes mal éteintes prestement enfouillées.
— Personnel, équipage et officiers également, avez-vous dit ?
— Parfaitement, commandant ! lâché-je sans baisser les yeux.
— Mais enfin, môssieur !
Je secoue la tête en souriant.
— Voyons, commandant, montrez-vous coopératif. Nous ne faisons pas que danser, nous travaillons également et je crois pouvoir vous dire que si nous ne connaissons pas parfaitement la danse, nous connaissons notre métier.
Il branle le chef, ce qui est son droit puisqu’il est seul maître à bord.
— Soit, vous aurez ces documents dans l’après-midi.
— Merci, commandant.
La porte claque. Je me tourne vers le pauvre Achille.
— San-Antonio, balbutie-t-il. La fatalité est monstrueuse parfois ! Nous venons de balayer nos carrières comme on balaie un château de cartes.
L’image est belle. J’y résiste pourtant.
— Nous avons quinze jours pour dissiper ce malentendu, monsieur le directeur.
— Mais comment ?
— En prouvant au ministre que nous ne sommes pas celles qu’il croit.
— Je ne vois guère de quelle manière on pourrait lui donner un tel témoignage, mon pauvre petit.
— Moi si, patron. Vous savez combien les hommes les plus despotiques subissent l’influence de leurs épouses ? Le ministre de l’intérim n’échappe pas à la règle si j’en crois certains bruits, au contraire. On l’appelle même le ministre consort dans le Canard Enchaîné.
— Et alors ?
— Eh bien, il s’agit de convaincre sa femme de la parfaite orthodoxie de nos mœurs, Boss.
Il roule des gobilles incrédules.
— Voulez-vous dire que nous devrons faire la cour à Mme du Gazon-sur-le-Bide[8] ?
— Mieux que cela, Achille, mieux que cela !
Il en défait son col pour mieux s’oxygéner.
— Quoi, la… la lutiner !
— Pire que cela, Achille, pire que cela !
— Vous voulez dire ?…
— Oui.
— La b… ?
Comme une vache, Achille, comme une vache ! C’est notre dignité qui est en jeu !
5
Ils ont tout visité « ces Messieurs Dames », de la quille au radar, de la cave au grenier, de la poupe à la proue. Ils ont admiré les respectables dimensions de la dalle de spectacle, où l’on projette des films avant Paname, où les vedettes se produisent et ou le père Itoine célèbre la messe le dimanche. Ils ont traversé le grand salon, la bibliothèque, le bar. Ils ont longé la piscine dont le niveau bascule mollement selon les caprices du roulis. Ils ont passé une tête dans le salon de musique consacré à la gloire de Beethoven dont le masque mortuaire décore le mur principal au-dessus du demi-queue. Ils ont manipulé les haltères dans la salle de gym et Béru à califourchonné le cheval d’arçon. Ils ont pris l’ascenseur. Ils ont arpenté le sun-deck et le pont des embarcations. Se sont assurés de la disponibilité des canots de sauvetage. Ont souri aux chiares bruyants dans la nurserie. Ils ont rôdé près du poste de pilotage. Ils ont parcouru des kilomètres de coursives. Ils ont déjà posté des cartes postales au bureau de la réception. Dame Pinaud a acheté des aspirines suisses au dreuguestore. M’sieur Félix a fait l’emplette d’un ouvrage sur la Grèce antique à la librairie et Berthe a renouvelé son stock de bigoudis au magasin des Folies de Paris où l’on trouve toutes ces choses inutiles qui corsent l’agrément d’un voyage. Mais le haut lieu. Le centre névralgique. Le point culminant de l’intérêt général, ç’a été la salle à manger. Ils n’y sont point entrés (verboten en dehors du service) mais l’ont admirée du haut de l’escadrin qui y conduit. Recueillement suprême ! Félicité de la chair et de l’esprit. Romantisme de l’estomac. Attendrissements papillaires. Recueillement gastrique. Musique suave du gros intestin. Féerie glandulaire. Ensorcellement des muqueuses. Bonheur !
Alignés devant ce temple, l’œil mouillé, la bouche suintante, le souffle écourté, le cœur en émoi, ils ont longuement contemplé ce troupeau de tables chargées de cristaux, cherchant à deviner quelle serait la leur et ce qui leur y serait servi. Ils ont supputé des mets improbables. Parlé homard, hasardé caviar, envisagé foie gras. C’est là, à cet instant, devant la chapelle à croque, ample et silencieuse comme une cathédrale vide, qu’ils ont mesuré la grandeur de cette croisière, son côté conte de fées. Leurs ouïes ont capté des rumeurs de restaurant, comme on croit percevoir des gémissements d’orgue dans les églises désertes.
Il y a eu un long moment de silence absolu. L’homme qui débarque à Brasilia ou qui parvient devant les chutes du Zambèze se tait, pétrifié par la majesté démesurée du spectacle. Ils se sont tus. Et puis Béru a pleuré. De belles larmes rondes et saines de valeureux Français écoutant la Marseillaise sur une terre étrangère. Il a balbutié entre deux giclées lacrymales : « Je la croyais pas si grande. » Ainsi s’exprima le trouble Henri ni en contemplant le cadavre de son cousin Guise à ses pieds.
Tous ont branlé le chef (en hommage).
Béru a repris, domptant les brisures vocales causées par l’émotion :
— Il paraît qu’ils ont une bouffe de première !
Et les autres : m’man, les Pinuche, Félix, ont renchéri que oui, qu’ils l’avaient entendu dire, que le prestige de la France, y avait plus que sur nos bateaux qu’il existait encore. La marine, c’était l’ultime survivance d’une grandeur exsangue désormais. La galanterie et la galantine, la flotte constituait leur suprême bastion. Ici on cessait d’avoir honte d’habiter la France d’aujourd’hui. On retrouvait des bribes du Grand Siècle. Des relents de la Belle Epoque. Une notion de l’honneur et du bien-être comme seule la Suisse la maintient encore.
Bérurier a séché ses pleurs. Il a murmuré d’un ton caressant :
— On va bien voir t’t’à l’heure. C’est quand t’est-ce, le service ?
Ensuite ils sont remontés sur le pont où la brise du large attise l’appétit. Béru et Berthe ont lancé aux flots une supplique ardente ignorée aux Indes comme en Afrique et dans certains pays sud-américains : « Mon Dieu, faites qu’on aye très faim pour notre premier repas ! »
Les côtes de France ne sont plus qu’une barre sombre au bout d’un grand miroitement.
Et l’instant arrive où nous le descendons pour le bon motif l’escalier de la salle à manger. Alexandre-Benoît, c’est comme un monarque au milieu de sa cour. Il avance en tête, devant la reine Berthe. Le ventre agressif, le regard à la fois blasé et investigateur. Une main sur la hanche, l’autre dans la poche du veston.
Parvenu au bas des marches, il s’arrête, ferme les yeux et respire à pleins poumons, plus fort que là-haut sur le sun-deck. Des convives déjà en train de bien faire s’arrêtent de mastiquer pour le considérer.
Le Gros se retourne vers notre groupe.
— Banco, les mecs, ça pue bon !
Il couvre d’un geste autoritaire les nourritures en place et assure :
— Tout ça deviendra p’t’être de la m… ; mais croyez-moi : c’en n’est pas z’encore !
Le maître d’hôtel, un grand gourmé, fin gourmet, en titube de réprobation. Ça le déconcerte, cette déclaration publique, lancée commak, de but en blanc.
Son sourire d’accueil lui pend au bec, devenu grimace.
— Mesdames, messieurs ! n’en profère-t-il pas moins en parenthésant de deux courbettes.
Il murmure :
— Quelles cabines ?
Je lui virgule nos numéros.
— Très bien : table 10, si vous voulez me suivre !
On lui file le train. Bérurier marche lentement entre les convives. Il s’arrête, çà et là, pour identifier un plat, le humer. Un pion surveillant le réfectoire ! Il n’a pas honte d’interpeller.
— Mande pardon, chère Maâme, c’est quoi t’est-ce, ce truc jaune que vous bouffez ? Du paddock ? Comment ça, du paddock ? Ah ! du haddock ? Et ça consiste en quoi ? C’est de la viande ou du légume ? Mande pardon ? Du poisson ! Vous permettez que je goûtasse !
Il goûte ! Il clape de la menteuse, hoche la tête. La vieille dame, une Belge à goitre, se marre, toute folingue. Elle le trouve impayable, le Gros. Un rigolo, qui va animer la croisière.
– Ça n’a pas grand goût, vot’bidule. C’est bon pour quoi, les zormones ou les hémorroïdes ?
Il cligne de l'œil.
— Faites gaffe à votre remontée de lait avec des bouffetances pareilles.
Enfin on parvient à la table 10. Elle est vaste, ronde, centrale. Proche de celle du commandant où sont déjà installés le ministre, sa bergère, Oscar Gaumixte et le Vieux. Le gratin, quoi ! La ministreuse me tourne le dos. Néanmoins je constate que Pépère a suivi mes directives et qu’il est déjà en train de la charger vilain, la rombière. Œil de velours, bouche en distributeur de promesses. Il s’est mis courageusement au labeur, le Dirlo. Il marne pour le salut de notre réputation. Discrètement, je lui virgule une mimique. Il y répond par une expression de détresse. Probable que la punition est plus rude qu’on ne l’imaginait.
— Ce menu, nom de Dieu ! Vous avez vu ce menu, dites, les mecs ! s’égosille le Mastar.
Il brandit un vaste parchemin orné d’une gravure bucolique. Des colonnes et des colonnes de fripaille. Les hors-d’œuvre, les entrées, les poissons, les volailles, les viandes, les légumes, les entremets, les fromages, les desserts !
Béru se gave l’œil avant toute chose. Il s’aménage le clapoir en lisant les noms sacrés. Il se stimule le tube digestif !
— Puis-je vous proposer la suggestion du chef ? demande le maître d’hôtel.
— Et c’est quoi t’est-ce ? minaude Berthy.
— Pamplemousse, gigot de pré salé, mousse au chocolat ! récite le pingouin.
Du coup, Bérurier surgit de derrière son bréviaire.
— Dites voir, l’ami, attaque-t-il, c’t’un farceur, le chef, ou si vous nous prendriez pour des cons !
Il a enflé le ton. L’autre est rouge écrevisse. Il balbutie :
— Monsieur ! Mais, monsieur, je…
Alexandre-Benoît n’est pas sensible à ces protestations en forme de supplique.
— Du pamplemousse, avec ce que je lis sur le programme comme quoi y a de la balloche de canard, du foie gras des Landes, du saumon fumé, du caviar dix rangs, de l’homard germinal, du gratin de queues d’écrevisses, de la langouste flambée ! Du pamplemousse, à nous autres Français ! Serait-il que vous nous prendriez pour des Ricains, dites, l’ami ? Pour des enfoirés d’English tels ceux de la table à côté qui bouffent du maïs comme les gorets de mon cousin Mathieu ? Avec des végénériens, vous nous confondez, l’ami ! Avec des biscornus de l’estomac. T’t’à l’heure, on le laisserait usiner, il nous cloquerait des poireaux vinaigrette comme plat de résidence, ce tordu ! Sacré pamplemousse, va !
D’un geste violent, il arrache une chaise libre de là table voisine sans songer à s’excuser auprès de ses occupants.
— Assoye-toi là et écris ! enjoint-il au malheureux.
Mais enfin, Monsieur ! proteste l’autre.
La poigne d’acier béruréenne le propage sur la chaise, irrésistiblement.
— Assoye-toi, que je te dis, ça risque d’être long !
Les serveurs, les chefs de rang, le sommelier, les convives sont pliés en deux devant la mine éperdue du maître d’hôtel affalé sur son siège, son carnet de commandes sur les genoux.
— Vous permettez que je composasse le menu pour tout le monde ? demande Béru.
M’man déclare timidement qu’elle est frugale de nature. Un appétit d’oiseau, elle a.
— Eh ben, on va lui faire du lard, à vot’zoizeau, Mâme Félicie, coupe Béru. Laissez-moi organiser le topo, ce que vous claperez pas, moi ou Berthe on s’en occupera, hein, ma Grande ?
Berthe roucoule qu’elle voudrait pas exagérer, qu’elle doit veiller à sa ligne. Tout ça en convoitant le silencieux Félix. C’est vrai qu’il en casse pas une, le prof, depuis qu’on est à bord. Il mutisme sinistrement et semble regretter là croisière.
— Mets ton calepin sur la table, tu seras mieux pour noter, mon gars, invite notre chef de file.
Puis, se replongeant entre les volets du magistral menu, il récité.
— Pour commencer tu nous cloques un plat d’assortiment, genre babioles ; foie gras, balloche de canard, jambon de Bayonne, tu mords le topo, juste pour dire de se faire les gencives en attendant que cuise le reste. Après, ça sera une langouste mayonnaise, avec beaucoup d’ail dans la mayonnaise et beaucoup de langouste dans la carapace. Derrière ça, gamin, fais-nous marcher un gratin de fruits de mer, à condition qu’ils soyent pas trop mûrs, les fruits, je te préviens que si ça renifle, je vais moi-même personnellement faire un rendu à ton père Pamplemousse de Chef. C’est seulement aftère le gratin que tu serviras le gigot. M’faudra beaucoup d’oignasse dans les flageolets, note ! Note, bonté, que tu vas pas te rappeler ! Ensuite, tu nous rabats un coq au vin. Préviens bien en cuisine qu’on ne pleure pas les lardons. Après les fromages, on te sonnera pour les desserts, ce sera selon notre humeur du moment.
Sur ces nomenclatures, il congédie le maître d’hôtel. Dans le mouvement, il accroche le regard gélatineux d’un gros vieillard américain, hilare. Le bonhomme en question ressemble à un Raimu d’outre-Atlantique. Il porte une chemise à manches courtes sur laquelle est peint un paysage californien et ses bras roux sont recouverts de tatouages.
— Si on se laisserait manœuvrer par les loufiats, ils nous fileraient les rognures du bord, ces futés ! lui dit Béru.
— I don’t understand ! lui répond l’Amerlock.
— Et moi Bérurier, enchanté de vous connaître ! Seulement, si vous voudriez qu’on devienne copain, faudra plus boire du lait avec votre sole meunière, Baby.
Il a un foie à visiter, le Gonflé. Une pièce de bocal, sinon de musée mais de la Faculté au musée, c’est un peu comme du cirque à la Faculté : il n’y a pas loin ; ce qu’exhibe le premier, le dernier peut à la rigueur l’exposer.
Il met le sommelier sur les charbons. Il gambade dans la carte des vins comme il batifolait un instant auparavant dans le menu. Il passe des bordeaux rouges aux bourgognes blancs, des vins de Loire à ceux du Jura, de la Champagne à l’Alsace à pieds joints. C’est un peu l’empoignade avec Pinuche. César, la bouffe ne l’émeut pas, ce qui l’intéresse au premier chef, ce sont les vins fins. Il a un vice pour les muscadets secs et fruités, un penchant pour les Meursault flamboyants, une tendresse pour le Saint-Amour, de l’intérêt pour les Riesling et beaucoup d’indulgence pour les Côtes du Rhône. Leur discussion est farouche. A la fin, ils décident de faire cave à part. Ils se regardent en tastevins de faïence ! Félicie s’amuse comme une folle, mine de rien, et me cloque des œillades savoureuses. Mme Pinaud prend les patins de son mari. C’est une vieille pintade frileuse et renâcleuse, avec toujours une collection de misères à raconter, de souvenirs fâcheux à évoquer. Elle est grise de teint comme de cheveux, un peu chaisière pour tout dire et y a des moments je me demande si cette fade odeur qui se dégage de ses nippes ne serait pas un quelconque remugle de cierge.
Elle préconise la modération et le discernement. Berthe au contraire prône l’abondance. Marrant comme un vieux couple, en fin de compte, est bien accouplé. Comme il finit par y avoir mimétisme de goûts chez les vieux cons joints.
— Et Marie-Marie ? m’inquiété-je soudain, réalisant l’absence de la gosse.
— Elle est à la salle à manger des enfants, renseigne Berthe. C’est une gamine déjà trop délurée que la fréquentation des grandes personnes ne lui vaut rien.
Y a des mots qui tisonnent le destin. Comme la Baleine profère les ci-dessus, on perçoit un fracas de verrerie pulvérisée dans des régions avoisinant la salle à manger. On croit que c’est un accident de cuisine. La maladresse d’un serveur. Mais dans le fond de la vaste pièce, une porte à doubles battants s’ouvre à la volée, et un serveur surgit en titubant. Il a un saint-honoré écrasé sur la figure, un seau à champagne en guise de casque et il marche au radar, mains en avant, dans la position du médium en charge. Des rires juvéniles fusent d’au-delà des portes qui n’arrêtent pas de battre en contrariété. Le maître d’hôtel principal, un beau personnage grave et grisonnant, avec des épaulettes d’or, se précipite sur le loufiat crémeux et l’aide à se décasquer.
L’autre ressemble à un skieur après une chute dans de la profonde. Il regarde autour de lui, réalise qu’il s’est gouré d’issue, mais n’en explose pas moins :
— Je donne ma démission, glapit-il, des mômes pareilles, c’est pas tenable !
— Je suis sûr que c’est ma nièce, nous confie Berthaga en fonçant.
Elle réapparaît deux minutes plus tard, en poursuivant Marie-Marie. La môme trace entre les tables pour échapper à la fureur tantesque. Elle bouscule les gens, fait choir les bouteilles, tire sur les nappes, renverse les chauffe-plats. De temps à autre Berthe, s’estimant à portée, essaie de lui ajuster un shoot mais la rate immanquablement (si j’ose ainsi m’exprimer). Elle finit par la coincer contre la table du gros Américain à la chemise peinte.
— A nous deux, pécore, voyouze, effrontée, que j’aurais dû te fout’en pension au lieu de te payer des croisières de grand luxe !
Elle prend de l’élan pour la gifler. La gosse se baisse, c’est le vieillard qui dérouille la tarte. Juste au moment qu’il becquetait sa dernière bouchée de sole. Pas de fion ! La fourchette se plante dans sa gencive. Il en glaviote son râtelier dans un flot de sang. Sa bonne femme se croit à Dallas. Elle pousse des cris ! Elle fait appel au F. B. I., à la Navy, au Stratégie Air Command ! Elle croit qu’un nouveau Perle à rebours se déclenche. Elle exige leur rapatriement immédiat. Elle entonne la Bannière Etoilée. C’est la confusion extrême. On transbahute l’Américain flageolant vers les infirmeries. Un murmure réprobateur conspue la Berthe. D’autant qu’elle fait payer son erreur de balistique à Marie-Marie en lui filant une fessée fracassante, culotte tombée et jupe retroussée. Y a des vieux salingues qui matent en bavant sur leur ris de veau forestière. Ils s’allument au spectacle ! Ils reluisent comme des 200 watts. Marie-Marie hurle qu’elle n’est pas coupable. C’est le garçon qui a commencé, qui lui a refusé une troisième ration de mousse au chocolat en la traitant de gourmande. Elle peut pas supporter les impertinences. Surtout que les autres mômes se foutaient d’elle. Comme tante Berthe continue la frottée, elle cesse de plaider pour réclamer du secours ! Elle m’implore d’intervenir. Ce que je finis par faire, sévère :
— Berthe, grondé-je, n’avez-vous pas honte de molester cette petite et de vous donner ainsi en spectacle ?
Une Berthy en renaud, faut des moyens plus puissants que mes reproches pour lui enrayer l’ouragan. Elle me dit qu’elle est tutrice ; elle a une éducation à mener à bien ! C’est pas mézigue qui lui apprendrai les bonnes manières à Marie-Marie, qui en ferai une jeune fille accomplie, mais elle ! Alors que je m’écrase. Quant aux gens qui la regardent, elle les a dans son slip, ce qui n’est vraiment pas l’endroit où passer l’été. Faut que ça soye Béru qui, à son cœur défendant, s’en mêle. On vient de servir le foie gras et il était en train de le manger en tartine, sur des tranches de ballottine. Il mastique encore. Il a la serviette nouée autour du cou.
— Va t’asseoir, Berthy ! enjoint-il, je m’occuperai de cette question moi-même personnellement !
Sa bonbonne l’envoie au bain. Elle a droit de fessée, c’est SA nièce, à elle !
Béru n’a pas le temps de tergiverser. Il sait que le repas s’élabore dans l’antre miraculeux des cuistots. C’est comme une chaîne de montage où le temps perdu est irrattrapable. Qu’on prenne du retard et ça déconfiture dans les frichtis, les sauces « attachent », les bidoches perdent leur saignant, les légumes se déshydratent.
— Berthe, si tu n’iras pas t’asseoir immédiatly, t’as ma main sur la gueule, d’une part, et d’aut’part je te clape ta part de foie gras !
L’argument (je parle du dernier) est de poids. L’ogresse cesse de battre. Elle remise ses loloches dans leur hamac à double carburateur et retourne à table.
— Quant à toi, fait Béru à la môme, va prendre l’air sur le pont, on en recausera après la digestion !
Tout va rentrer dans l’ordre, croyez-vous ? Que non point ! C’est au moment du gratin de fruits de mer que le deuxième épisode éclate. Moins bruyant, mais tout aussi dramatique. M’sieur Félix se met à dé-manger à tout va autour de soi. Son silence, son air buté, ça lui venait du mal de mer, au cher homme ! Il s’en gaffait même pas, vu qu’on nous a prévenus que le Mer d’Alors est pourvu de stabilisateurs antiroulis. Il couvait sa nausée en silence. Chiquait les rêveurs, les contrariés. Il attendait que ça se passe, seulement ça ne se passe pas comme il l’espérait. Une première bordée lui vient, pile comme le pingouin nous présente le sublime gratin dans son plat de cuivre rouge bien fourbi. Flaouff ! comme on dirait dans une bande dessinée ! Un geyser, mes drôles ! Tu parles d’une pression, mon neveu ! Il doit avoir un sacré gisement dans les profondeurs, Félix, pour que ça déménage avec une telle intensité !
Broumf ! Deuxième service ! Y en a partout. (Si des lecteurs — ou trices — prennent mal au cœur à mon réalisme, qu’ils courent à la pharmacie du coin s’acheter un bouquin de Mauriac, avec une bonne camomille, y a rien de tel !)
Le gratin est plus visible, le plastron du loufiat non plus. On ose plus regarder dans le décolleté de Berthe ; maintenant il est garni à bloc, on refuse du monde ! Ça déferle de m’sieur Félix comme d’un Etna mécontent. Ça dévale, faudrait appeler Haroun Tazieff, mon contre-lecteur, pour jauger l’étendue de la manifestation, préconiser les mesures. La marée noire ? Une tache d’encre à côté ! Il a l’air chétif, le Prof, mais il ignore les demi-mesures.
Son dégueulage est à l’échelle de sa membrane aérostable. C’est grand, c’est généreux. Ça recouvre comme un crépuscule.
— Le chéri ! Il est malade ! déplore Berthe. Venez vite, mon Félix, que je vous soignasse ! Enfin, allez le premier, je vous rejoindrai sitôt que j’aurai terminé mon repas !
Félix voudrait présenter des excuses, ne le peut ! Des salves de plus en plus accablantes lui partent. Bdjaouff ! Vuuuuzpf ! Rôgtz !
Il se lève, il s’éloigne. Il dégueule sur lui, par terre, partout. S’arrête aux tables, s’y appuie pour refiler dans les plats. Il dénougâte aussi dans les chevelures des dames ! Il marque des temps, étourdi par l’intensité du flux. Ça lui panique l'entraille. Il ne sait plus par où se vider pour que ça aille plus vite. Le v’là qui s’accroche à une dame comme à une bouée !
Malédiction ! Fatalitas ! Sort funeste ! C’est ni plus ni moins que l’épouse du ministre ! Elle morfle des rafales féroces sur les épaules, se retourne pour glapir, cueille le reste en pleine poire. Ça tombe bien car elle a déjà une tronche à ch… contre, cette personne. L’a de la santé, le Vieux, pour s’enamourer devant une chouette pareille ! Nez crochu, peau fripée, œil torve, bouche sans lèvres, cheveux rouges ! Sourcils peints ! Un remède ! Une abomination ! Un cauchemar oublié par l’aurore ! Un peu déhanchée, ce qui ne gâte rien ! Une voix plus acide qu’un citron vert ! La hideur Carabosse faite femme ! Le bout de la nuit, de l’ennui !
De découvrir cette horreur outrancière, ça l’achève, Félix. Le dernier étage de sa fusée se détache ! Il a été traumatisé par la langouste de tout à l’heure. Il ne peut plus se poursuivre. Il déclare forfait ! C’est l’abdication du corps ! La carcasse éperdue réclame son anéantissement. Il prend Mistress la ministresse par le cou pour ne pas choir en plein. Il s’accroupit ! Il déféque, là, sur place, en geignant à travers d’ultimes bourrasques.
L’apothéose ! On a franchi les limites du supportable. On a enjambé le cadre du miroir pour s’élancer dans la quatrième dimension. Il s’est jeté en travers des genoux de Mme du Gazon-sur-le-Bide. Il l’appelle Maman ! Il pleure pour dire de ne pas laisser des presque-orifices sans rien faire. Il pourrait vomir des oreilles, il se hâterait ! Du nez, en tout cas, il y va aussi. A profusion, il y fait passer le plus fluide. Il a besoin de tout son réseau évacuateur, Félix. Il voudrait se percer des trous supplémentaires pour que ça s’en aille plus rapidement, cette marée. Se découvrir une trappe de vidange inconnue, que la nature lui aurait gentiment ménagée en prévision de ce jourd’hui ! La dame Excellentielle veut se débarrasser de lui, le mettre bas. Elle se dresse ! Malheureusement il cramponnait trop fort sa jupe. Elle flanche des agrafes, la jupe ! Félix tombe avec cette maquette de parachute. La chouette nous découvre des cuisses flétries sur lesquelles la peau fait des vagues. On a vue directe sur une culotte de messaline dessalée qu’elle doit réserver pour les croisières et pour les chasses à courre. Bleu-vert, avec des fleurettes rose praline et de la dentelle blanche vachement froufroute ! De la culotte comme on n’en trouve qu’à Montmartre, dans des magasins de lingeries spécialisés dans le touriste.
Le Vieux est en train de marner à fond pour notre réhabilitation. Il ôte sa veste, la met à la taille de sa voisine de table. Ecossaise, elle paraît, Mme du Gazon-sur-le-Bide ! On la voudrait sur un air de cornemuse ! Elle se sauve, escortée par le Big Boss, tandis que son Jules se fait tout petit derrière le menu pour cacher sa confusance.
Ah ! elle s’annonce fraîche et heureuse, la croisière ! A notre table, les Béru attaquent le gratin après avoir expulsé le loufiat qui prétendait le remporter because la garniture imprévue. M’man a demandé la permission de s’évacuer. La dame Pinaud sarcasme contre les goinfres tandis que sa Vieillasse lichetrogne sa boutanche de Pouilly fumé pour se reforger un moral.
Y a du climat paroxysmique à bord. Maintenant tout le monde cause à tue-tête ! On s’interpelle d’une table à l’autre ! On se bombarde à coups de boulettes de mie. On se fait goûter les picrates. Y a de l’émeute larvée. On pressent des barricades. Ça débute par de la liesse énervée, toujours, les révolutions. Au départ, c’est une partie de marrade. Voyez le peuple de Paris, quand il est allé chercher Louis XVI à Versailles, comment il s’est fendu le pébroque ! Une vraie partouze nationale ! Et puis rappelez-vous de quelle manière cela a tourné. Le gros effeuillage de tronches !
Comme je m’apprête à laisser les Bérurier à leur sanie, un garçon se penche sur moi.
— Monsieur le ministre souhaiterait avoir un entretien avec vous ! me dit-il. Il vous attendra dans sa cabine à 14 h 25.
J’sais pas s’il est cocu, le ministre, en tout cas il a déjà des habitudes de chef de gare.
M’est avis, mes frères, que ça va saigner pour mon matricule ! Les ceuss qu’auraient un brin de religion feraient bien de prier pour moi !
A quatorze heures, vingt-quatre minutes, quarante-cinq secondes, je toque à la porte de Son Excellence.
— Entrez !
J’obtempère après m’être ingurgité une franche goulée d’un oxygène non saturé de colère. Rien de plus déprimant que de respirer l’air électrique des lieux où règne une grosse tension nerveuse.
Je m’attendais à trouver un monsieur rageur, convulsé par la hargne et la grogne, arpentant sa cabine d’un pas furax, et voilà que je me trouve face à un être exquis, détendu, drapé dans une robe de chambre chinoise dont le motif représente un dragon en train de foutre le feu à des puits de pétroles texans de son souffle embrasé.
Il paraît tout joyce, le ministre de l’intérim. Relaxe infiniment.
— Venez, venez, mon cher, me dit-il. Ça vous ennuierait de mettre le verrou ? J’ai horreur d’être importuné en pleine discussion par un serviteur trop zélé.
Je pousse le verrou et je m’avance jusqu’au centre de l’appartement qui, avec ses laques et ses chromes, ressemble à une agence moderne du Crédit Lyonnais.
M. du Gazon-sur-le-Bide se prélasse dans un fauteuil en sirotant un verre de pastaga. (Après le repas il le prend sec.)
— Asseyez-vous, bon ami !
Le gars San-A. pose son camarade Prosper sur le bout d’un canapé en se demandant furieusement ce qui a bien pu motiver un tel changement dans l’attitude de l’Excellence.
Ce matin, dans la cabine du Vieux, il était cinglant, le ministre. Il avait l’œil cruel et la voix comme une râpe. A présent, il ressemble à un nounours en peluche, tout doux, tout moelleux.
— Vous prenez un doigt de quelque chose, ami ?
Ami louche sur quelques flacons groupés en mêlée ouverte au centre d’une table basse.
— Ce calva me séduit car il a mon âge, si j’en crois son étiquette, monsieur le ministre !
Mon hôte saisit la bouteille et consulte la partie imprimée.
— Vous êtes jeune, apprécie-t-il. Quelle magistrale carrière s’ouvre à vous, ami !
Tiens, on dirait que notre baromètre s’est remis au beau fixe, au Vioque et à moi, après la cruelle dépression du matin. L’attitude du Boss pendant le repas aurait-elle déjà produit son effet et rassuré l’illustre passager ?
Il me sert avec circonspection une honorable rasade d’un calvados blond et odorant.
— Pomme, pomme, pomme, pomme ! Beethovenne-t-il en me tendant le verre à dégustation.
— A votre œuvre, monsieur le ministre ! dis-je en brandissant mon godet.
Il hausse les épaules.
— Ne parlons pas des absents, ami. Un homme ne laisse derrière lui que l’œuvre de son désœuvrement. Buvons plutôt à nos amours, il n’y a que cela de vraiment important ici-bas.
On gorgeonne un brin. Ce calva est de première. Pimpant comme un chalet de l’Oberland Bernois en été. Avec cette même odeur de vieux bois et de pomme.
— Vous désirez me parler, monsieur le ministre ?
Il me délivre une grimace un peu forcée.
— Oh ! non, ami, pas « monsieur le ministre », de grâce ! Laissez-moi oublier ce titre dont tant de gens auront de la peine à se souvenir dans quelque temps ! Quelles ingrates fonctions, si vous saviez ! Elles nous valent un excès d’honneurs sur le moment, et un excès d’oubli ensuite ! Or, nous ne sommes ni assez faible pour vraiment jouir des uns, ni suffisamment fort pour encaisser l’autre. C’est la pire des gloires, la plus vénéreuse, bon ami ! Tant que nous sommes en place, une horde de gens cupides dépècent notre maigre pouvoir. Et quand nous n’y sommes plus, ces mêmes gens nous bravent du haut des grâces que nous leur avons accordées. Voulez-vous que je vous dise ? Le pouvoir, le vrai, dans le fond, ce sont les riches mendiants qui le détiennent. Nous ne sommes que la baguette magique qui transforme leur citrouille en carrosse.
— Vous semblez bien amer, monsieur le ministre ?
— Fatigué, surtout. L’amertume est le corollaire de la fatigue. Voyez-vous, ami-ami, sous les précédentes Républiques…
— Vous voulez dire sous LA République ?
— Oui. On ne restait pas ministre longtemps, si bien que ce qui importait, en fait, ce n’était pas le ministre mais le ministère. Maintenant cela n’en finit pas. On a trop le temps de se déprécier. On nous dévalue. On nous use !
Il a un geste tourbillonnant pour s’inciter à l’insouciance.
— Mais laissons cela. Ça vous ennuierait de m’appeler Mau-mau ?
Le silence qui suit la question, il est pas de Mozart, mes chéries, mais de l’inventeur du point d’exclamation. J’en prends une volée dans les portugaises. Ça me tombe dru comme une averse d’été dans les trompes d’Eustache. Des fléchettes acérées !
Le ministre croise ses jambes nues, ce qui ouvre copieusement sa robe de chambre.
— Je tenais à vous dire combien je suis navré d’avoir dû jouer les pères nobles, ce matin. Mais en présence de ce foutu commandant, pouvais-je agir autrement ?
Il avance vers ma jambe une main manucurée :
— Vous ne m’en voulez pas, Bébé ?
Je ne réponds pas. Plus intense que ma surprise, plus démesurée que ma désapprobation, y a une rigolade terrifiante en moi ! La marrade du siècle ! Une vraie bourrasque ! Un séisme… Je pense au travail surhumain du Vieux ! A ses chatteries avec la chouette (si je puis dire). Son œil à la Rudolf Valentino. Ses paroles mouillées. Son empressement. Tout ça pour balle peau ! Un coup pété dans l’eau ! Un coude épais dans l’eau ! Un coudé paît dans l’eau ! Un coup d’epée dans l’O. La farce ! Il s’est démanché à prouver la farouche loyauté de ses mœurs, le Dirlingue, et au contraire, c’est en laissant planer le doute qu’il gagnait du galon neuf, Pépère ! Qu’il collait un marchepied sous sa rosette ! O que j’aime la vie dans ces moments-là ! Cette foutue blagueuse !
— Vous savez que tu es très beau ? me bégaie l’Excellence. Vos yeux, surtout !
Je me mets les doigts de pied en vermicelle dans mes pompes pour me retenir de pouffer. Je m’enfonce les ongles dans la chair : le serrement de main du Jeu de paume.
— Excusez-moi, Mau-mau ! Je suis fidèle à mon ami ! minaudé-je.
— Mon bébé, voyons ! implore du Gazon-sur-le-Bide.
— Pardon, balbutié-je, mais voyez-vous, je suis l’homme d’un seul homme ! Ça doit sembler un peu bête, ce romantisme, très désuet, même… Je n’y peux rien, Mau-mau. J’suis d’une nature farouche ! Exclusive ! Et tellement jalouse ! Si je vous disais que je griffe !
Il se verse un demi-glass de pastoche.
— Je ne voudrais pas vous faire de peine, mon poussin, mais je ne crois pas que votre fidélité soit payée de retour !
Je chique les catastrophés.
— Quoi ! glapis-je. Mau-mau, vous êtes méchante d’insinuer ces vilaines choses !
— Je n’insinue rien, assure mon interlocuteur, pendant tout le déjeuner, votre ami n’a pas cessé de faire une cour effrénée à mon épouse.
Il me fournit l’occase rêvée d’une sortie. Je porte la main à mon cœur, dans l’envolée Rodriguienne : « Percé jusque z’au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle… »
— Mau-mau, vous m’assassinez, geins-je en mettant seize « s » à assassiné et en me dirigeant vers la porte.
Je sors comme un homme foudroyé par les entourloupes du destin.
Ouf !
En parvenant au tournant de la coursive, je me casse le nez sur le Vieux. Il semble fatigué, mais serein.
Il me virgule un clin d’œil polisson.
— Eh bien, pour une fois, San-Antonio, c’est moi qui ai suivi vos instructions, dit-il gaillardement.
Puis, baissant le ton :
— C’est fait !
Je croasse trois fois à vide avant de demander, avide :
— Avec, avec la mère du Gazon, Boss ?
— Oui, mon petit vieux. Il m’a fallu certes beaucoup de… d’absence d’esprit, mais je crois que le résultat fut valable et que cette personne n’aura pas une trop mauvaise opinion de moi. Mais qu’avez-vous ?
Impossible de lui répondre. Vautré sur la moquette de la coursive, je me tords de rire.
Je vais vous dire : l’inconvénient sur les bateaux, c’est qu’on se désintéresse tout de suite de la mer. Pour bien la savourer, la grande bleue, faut rester à terre. Une fois qu’on est parti à voguer dessus, on l’oublie, bercé par sa monotonie. Une vague après l’autre, comme la vie jour après jour, on en a vite quine de lui mater l’horizon… Elle a pas de futur, la mer, c’est ça la chiasse. Elle se rappelle à votre bon souvenir seulement en se foutant en pétard de temps en temps. Quand elle fait le gros dos, que ses creux sont bien tobogganesques, que son écume vous monte à l’assaut, là, oui, on y fait gaffe. On la redécouvre pour la craindre, lui appréhender le courroux, chialer dans le giron de Neptune histoire de lui supplier la clémence.
Le pont, c’est seulement pour le foutinge. La vérité vraie c’est qu’il n’y aurait pas besoin de bastingage. Une fois remisés les mouchoirs de l’adieu, personne s’y appuie plus. Terminé : le spectacle est à l’intérieur !
Et puis, les barlus, à part biberonner et gambiller, le soir venu ; à part la bouffe et la partie de gringue aux voyageuses solitaires ou en impuissance de cocu, c’est tartant rapidos. On en a vite fait le tour, aussi vastes soient-ils. Ils paraissent grands à la première visite, mais à l’usage ils se révèlent exigus comme une H. L. M.
On bute partout dans les mêmes coins, les mêmes gens. Y a les points de rencontre immuables, aux ascenseurs, au bar, dans le grand salon où un pianiste désenchanté fait dégouliner Chopin le long de ses doigts comme si ça lui poissait les paluches. Sur la plage arrière, les transats sont alignés dans la formation des sardines en boîte. Les Anglaises farouches y persistent sous des couvrantes par mauvais temps, toujours stoïques d’apparence comme tous les animaux à sang froid. Par les soleils dardants, les jeunes femmes s’y font bronzer dans des poses de chattes heureuses.
On vient justement de profiter d’une réapparition du beau temps pour prendre un petit bain de chaleur, m’man et moi.
Pourtant, le soleil, ce serait pas tellement son genre à ma Félicie. Elle est d’une époque où les petites filles allaient à la messe, l’été, sous des ombrelles. Sa maman lui a surtout enseigné à se servir de l’ombre. En ce temps-là, on prônait la peau blanche, on avait le goût du blafard. On jugeait la pâleur aristocratique.
— Je crois que je vais aller rejoindre Mme Pinaud, mon Grand.
Elle se crée des obligations, Félicie. Toujours se consacrer à des gentillesses pour autrui.
— Te casse pas, M’man, laisse-la vivre sa vie.
— C’est une personne très bien, réservée. On sent la bonne éducation à la base, vante ma brave femme de mère.
Ses fiches signalétiques sont traditionnellement dans les tons pastels, à M’man. Son prochain, elle le voit avec des apothéoses de vitrail.
— Tu t’embêtes pas sur ce rafiot ? je demande.
— Tu plaisantes, Antoine ! Un rêve ! Si je m’attendais à une aventure pareille. Il est vraiment charmant, ton directeur, de nous faire profiter de ses relations pour…
— Une crème, ricané-je.
Nous moulons le parking à viandes chaudes pour pénétrer dans les profondeurs. C’est l’heure mélancolique du début d’après-midi. Y a pas chouchouille de peuple en déplacement. Les vioques font la sieste, les jeunes limaillent, les mouflets sont au cinoche où l’on projette une vraie féerie sur la vie sexuelle des abeilles. Le personnel est peu nombreux. Le bateau ressemble à un lendemain de réveillon. On y décèle une apathie et des relents de gueule de bois.
Comme nous débouchons au pont « U » où nous créchons (croyez pas qu’il y en ait 18, U veut dire Up, c’est-à-dire supérieur), nous sommes alertés par un concours de peuple plus ou moins cloaqueux qui se pressé dans la coursive pour prêter l’oreille à un concert de vociférations.
Ce ramdam, j’ai pas besoin de me passer un rince-bouteille dans les manches à air pour l’identifier. Il est encore signé Béru.
Ça chauffe mochement, je vous l’annonce. On entend glapir et trépigner. Des bris de verre ! Des chocs ! Des plaintes ! Des injures principalement. Elles s’entrecroisent ! Un tir de barrage ! Un double feu roulant ! « Salope ! J’t’emm… ! Morue ! Pétasse ! De quoi je me mêle, eh merlan ! Cocu ! T’en es un autre ! Poufiasse ! Marlou ! Ecrasez ou je vous sonne tous ! De grâce, de grâce, mes amis ! »
C’est terrible ! Le bateau en frémit. C’est tellement véhément que, de temps à autre, sous l’effet du séisme, l’hélice du Mer d’Alors sort de l’eau pour ronfler à vide ! Je me fraie un passage jusqu’à la cabine de Berthe et de Félix, épicentre de ce tremblement de mer. C’est de plus en plus dur d’avancer, étant donné la foule qui s’agglutine. Y a des stewards, des dames âgées, des gus en slip ; d’autres en peignoir de bath. Ils s’interrogent du regard : en anglais, en espagnol, en allemand et en français, sans se fournir de réponses.
Ça fracasse de plus en plus fort dans la cabine 69.
On y devine des soubresauts titanesques. Les injures se transforment en cris.
Je parviens à entrouvrir la porte, à me couler dans la fournaise ! Je suinte au cœur du charivari, m’efforce de le concevoir. Quatre personnes émulsionnent dans l’étroit local. Il y a Berthe, à poil complètement, d’une nudité tellement poilue, tellement bourrelée qu’elle en paraît un peu vêtue, car la vraie nudité est glabre. Il y a M’sieur Félix, en costar d’Adam, qui essaie de se masquer zézette à l’aide de son oreiller, mais elle dépasse. Il y a Béru, en maillot marin et short imboutonnable du haut. Et puis un quatrième personnage vêtu d’une blouse blanche, en qui, avec stupéfaction, je reconnais Alfred, le coiffeur ami du couple béruréen.
C’est lui surtout qui exclame le plus violemment. Il flanque, tout en vitupérant, des monstres torgnoles à Berthe, laquelle se rebiffe. Béru proteste. Il veut protéger Bobonne. Quant à m’sieur Félix, mochement ennuyé par l’échauffourée, il risque des paroles apaisantes auxquelles nul n’accorde le moindre crédit.
Ma venue correspondant à l’essoufflement général, je bénéficie presque immédiatement d’une ère de silence houleux.
— Eh bien ! Eh bien ! les enfants, qu’est-ce qui vous prend ? leur demandé-je sèchement. Avez-vous décidé de foutre la merde dans ce bateau pendant toute la croisière ? Et vous, Alfred, que faites-vous sur le Mer d’Alors ?
Il est violacé, le pommadin. Ça se remarque particulièrement par-dessus sa blouse blanche.
— Je fais un remplacement, halète-t-il. Le gérant du salon de coiffure du bord a pris ses vacances !
— Et ce fumier qui nous a prétendu aller chez son vieux père malade ! jette Berthaga. Ton remplacement, c’est prétexte à venir faire le joli cœur sur un bateau, hein, grand dégoûtant !
— Tu peux causer, hé, morue avariée !
— Alfred ! intervient Béru. Je te prierai d’être corrèque avec Berthy.
— Correct ! Non, mais tu l’as vue, ta rombière, Alexandre-Benoît, dans quelle tenue je l’ai trouvée avec le macaque ici présent !
— Ben quoi ! On se changeait ! glapit la Bérurière. M’sieur Félix a été très malade. Je l’ai soigné et ensuite y a bien fallu s’approprier !
— Drôle de manière de se changer, repart d’urgence le merlan. Elle chevauchait ce vieux crabe, oui !
— Moi ! ! ! ! ! exclamationne la Grosse.
— Toi, oui, ma pute ! Je venais d’apprendre votre présence à bord. Je laisse tout pour accourir vous faire la bise, commente Alfred à l’intention exclusive de Béru. J’entre en criant « Coucou ! » et qu’est-ce que je vois : cette peau de radasse en train de se farcir monsieur !
— T’es sûr ? murmure Béru.
— Je te le jure sur notre vieille amitié ! certifie le coiffeur.
Le Mastar se renfrogne.
— Jure pas, tu me laisses perplexe ! dit-il sombrement.
— Tu ne vas pas croire les ragots d’un individu qui joue les coiffeurs de l’élitre sur un paquebot après avoir décliné notre campinge sous prétexte qu’il allait chez son père malade ! explose la Baleine.
— C’est vrai, ça, Alfred, se raccroche le Gros. T’es un fieffé menteur !
— Ben quoi, plaide l’autre, je bosse pendant les vacances parce que les affaires vont pas tellement bien. Si je vous ai raconté l’histoire de mon Vieux, c’est pour que vous insistiez pas trop ; pour couper court aux tentations. Vu notre amitié, j’aurais fini par céder. C’eût été la débâcle pour moi, la faillite. C’est de ma faute si la TVA je m’en remets pas ? C’est moi qui l’ai promulgué ce nouveau train d’impôts qui nous fait toucher les deux épaules, dis, Béru ? J’y peux quèque chose si à présent les gonzesses ne vont plus au coiffeur qu’une fois par mois pour se comprimer le budget ? C’est mézigue qui conseille aux parents de couper eux-mêmes les crins de leurs mômes au lieu de me les espédier le jeudi ? Je suis fautif que les hommes se rasent personnellement ? Alors pour essayer de lutter jusqu’au bout, de grappiller trois pions pour mon percepteur intraitable, je me farcis un extra sur un bateau en guise de joyeuses vacances, et c’est pour en arriver à quoi ? A surprendre la femme légitime de mon meilleur ami en train de s’embourber un pékin qu’a un goumi gros comme une bitte d’amarrage. A se demander s’y faut des démonte-pneus pour lui héberger le zeppelin.
La rogne lui fournit des arguments perfides, à Alfred. Il brave les lois de l’amitié. S’en gausse, s’en torchonne les régions postérieures.
— T’iras te la pratiquer, la Berthe, après des opérations pareilles ! T’auras le bonjour ! Faudra te déguiser en spéléologue, mon pote ! Lui faire prendre des bains de siège au jus de citron ! Et encore je me demande si sans points de suture tu pourras toucher ta ration de tendresse ! Il est hors nature, ce père Nimbus ! C’est un défonce-ménage ! Un ouragan-outan ! Un excavateur pneumatique ! Sa place, elle est pas ici, mais à la Foire du Trône !
Il montre, ce parlant, le poing au Félix, lequel, malgré sa fâcheuse position, conserve un certain maintien. Berthe, les poings aux hanches, déclare tout à coup, très froidement.
— Ecoutez, mais où vous croyez-vous ? Des conversations pareilles, faut pas m’en causer ! Si vous jouez au fote-balle avec la réputation d’une honnête femme, je vous dis bonsoir et je rentre chez nous.
— A la nage ? ironise Alfred.
Le sarcasme fait pencher l’indécision de Bérurier du côté de la sagesse.
— Alfred, dit-il, t’as été victime des appas rances !
— Ah mouais ? ricane le mistifriseur.
— Oui, Alfred. Parce qu’il faut que je te dise une chose : M’sieur Félix, ici présent, c’est pas n’importe qui !
– Ça se voit ! gouaille l’irascible.
— Il est professeur au lycée Babillon ! trémole Bérurier.
Alfred n’est pas le genre d’homme qu’impressionne l’intellectualisme, au contraire. Il se méfie des savants de tous crins, le rase-nuques. Il les trouve inquiétants, un peu anormaux. Pour lui, l’instruction décompose la vie. C’est un truc purulent qui ronge les cervelles.
— M’étonne pas, riposte l’ami outragé. Etre prof et posséder un pareil mandrin, c’est la porte ouverte à toutes les calamités. Bon, je vois que tu tiens à la politique des yeux fermés, Alexandre-Benoît. Toi, t’es cornard comme y’en a qui se font prêtres. J’agirai donc selon ma conscience…
Déjà il est à la porte.
La dernière phrase, sibylline, inquiète Berthe.
— Qu’est-ce tu mijotes, dis, teigneux ? demande-t-elle.
Il se retourne, sourit hargneusement et lui envoie un baiser au vitriol.
— Eh ! arrête tes simagrées, elles prennent pas avec moi, espèce de coupeur de cheveux en huit !
« Dis-le, ce que tu comptes faire si t’es pas un lâche ! »
Alfred n’est pas un lâche.
— Ce que je compte faire ? murmure-t-il d’un ton enjoué. Oh ! pas grand-chose. Simplement raconter à mes clientes de quel gabarit qu’elle est, la tringlette à ton m’sieur Félix. Les bergères sur les bateaux, tu peux pas imaginer combien elles sont salaces. Elles pensent qu’à s’allonger, qu’à faire des expériences nouvelles avec les officiers, les mousses, les vieux beaux. Lorsque ça se saura, le phénoménal chinois de votre prof à la godille, il sera tellement assiégé par ces dames qu’il faudra mettre des chicanes devant sa cabine. Elles voudront toutes en tâter, du Félix. Elles enfonceront la porte au besoin ! T’as pas idée de ce que ça va être, Berthy ! Non, t’as pas idée…
Il sort, abandonnant le trio à une consternation unanime. Béru secoue sa bonne trogne d’homme gavé, troublé en pleine digestion.
— Et voilà, soupire-t-il : la fin d’une belle amitié. C’est pas pour dire, mais vous auriez pu mettre le verrou, bon Dieu, Félix ! Ça urgeait donc si tellement ?
Les musicos, dans le grand salon, usinent un tango célèbre avec des airs de songer à autre chose. Çui de la contrebasse à corde, surtout. Il aurait oublié de fermer le robinet de sa baignoire avant de partir qu’il ne serait pas davantage préoccupé. C’est pourtant bath, la musique, envoûteur. Pourquoi ceux qui l’interprètent ont-ils toujours des airs de se peler la prostate en jouant ? Les grands virtuoses et les chefs d’orchestre exceptés (qui eux, au contraire, arborent des frimes inspirées et gymnastiquent des frénésies), les instrumentistes ont des bouilles d’huissier en train… d’instrumenter.
La fête bat son plein, comme on dit dans les ouvrages académiques. Ça grouille sur la piste.
Pour se faire une idée précise de l’humanité, faut contempler une salle de danse. Les yeux mi-clos sur leurs ennuis ils s’agitent dans les volutes d’une confuse félicité. Ils secouent leurs mamelles et leurs brioches, contents d’eux. On peut pas croire à quel point ils sont fiers de gambiller. Et plus ils dansent mal, plus ils sont satisfaits de leurs performances. Y me font de la peine, de les voir aussi mômes et puérils, innocents et hâbleurs, appliqués et gauches, grotesques et temporels. Des caricatures ! Dites, vous avez déjà vu des animaux aussi cons que l’homme, vous ? Moi jamais, j’ai beau chercher, même la girafe, le manchot, le serpentaire, le babiroussa, le chameau, l’alpaga, même la mangouste, le cormoran ou le congre ne sont pas aussi ridicules que les humains. Un chien en train de tringler, peut-être ? Et encore… Faut dire qu’il y a mimétisme, à force de chiquer les « fidèles compagnons »…
En est tous à une grande table, ceux de notre groupe. Y’a même le Vieux qui s’est joint stoïquement à nous, manière, je pense, de juguler les éclats béruréens. Avec Berthe et Alexandre-Benoît, on ne peut jamais prévoir comment ni pourquoi surgira la tempête. Elle est en eux, avec sa comète de scandales, ses nébuleuses de turpitudes prêtes à éclater. Les Béru, c’est comme un appartement envahi par le gaz d’éclairage : suffit d’un léger coup de sonnette pour provoquer la monstre explosion.
— Je ne savais pas que votre époux dansât aussi bien ! complimente Berthe à l’adresse de Mme Pinuche.
On suit les évolutions de la Vieillasse. De la démonstration, positivement ! Il manipule une grande Anglaise sexagénaire, haute comme la Tour de Londres et un peu plus large. C’est du boulot de faire danser une Britiche de cet âge et de ce gabarit. Raide comme barre, la dame. Des pilotis en guise de jambes. Elle est frisottée, plâtrée comme un pierrot avec une bouche tracée à la va-vite au moyen d’un tube de rouge à lèvres couleur de cyclamen. Cette tache violette achève de donner à la cavalière de César un je ne sais quoi d’épiscopal-anglais. Elle est très élégante avec sa robe de lamage à carreaux gris et beiges, sa jaquette verte, son foulard de soie rouge et ses souliers à talons plats. Elle n’a pas quitté son sac pour danser. Elle possède un énorme réticule en croco éculé qui se balance au creux de son bras comme une cloche d’apparat au cou d’une vache suisse. Sans doute trimbale-t-elle son fricotin avec elle, la grande Albionne ? On a dû lui conseiller de se méfier à bord des bateaux qui n’appartiennent pas au Royaume-Uni. Lui expliquer que c’était plein de malins toujours à l’affût d’un portefeuille ou d’un bijou. Je parie que si elle arrive à dégauchir un Jules, l’insexuagénaire, elle bouillavera avec son bag en guise d’oreiller.
Pinaud la manœuvre avec précision. Blang blang blang, blang ! On dirait qu’il achève d’enlever à coups de panard la charpente soutenant un navire en chantier afin de procéder à la mise à flot de ce dernier.
— Bien vrai, tu veux pas gambiller, ma poule ? demande tendrement Béru à sa deux tiers.
— Pas maintenant, répond la dame.
Elle couvasse Félix attentivement, la Gravosse. La menace d’Alfred n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Elle est en place pour la parade ; elle organise ses fortifications. Pas question de se le laisser engourdir par une pécore, le pédagogue-phénomène. Elle exige l’exclusivité totale pour ses vacances ! Aussi faut voir comment qu’elle vigile. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Sitôt qu’une péteuse drague dans notre secteur, elle fume des naseaux, la Baleine. Son geyser prend de la pression.
Félix s’est excusé d’emblée. Il ne dansera pas ce soir, biscotte son mal de mer. Les choses semblent colmatées, grâce aux bons soins énergiques de Mme Bérurier qui lui a fait prendre des pilules appropriées ; mais un retour de flamme est toujours possible. Une fois que votre estom’s’est filé en torche, il peut récidiver à la moindre fausse manœuvre.
Il a récupéré sa faconde et se réintéresse à notre mission. Il demande si on a du positif, depuis le départ, le Vioque et moi. De la graine de fin limier, ce prof. Je lui dresse le beau bilan négatif de la journée.
Le commandant m’a transmis les listes réclamées. Il appert (du verbe apparoir, merci) que les disparus logeaient en des secteurs différents du bateau. Ainsi, l’Anglaise occupait une cabine du pont « U », le Français était en classe touriste, l’Allemande avait l’appartement présentement affecté au Vieux et l’italien demeurait au pont « S ». Côté personnel, une vingtaine d’individus seulement n’ont pas participé aux quatre croisières précédentes, soit parce qu’ils étaient malades, soit parce qu’ils prenaient des congés.
— Avez-vous demandé au commandant s’il existait à bord un lieu où quelqu’un serait susceptible de boucler une personne vivante ou morte ?
— Oui. Pas à sa connaissance. Lors de la troisième disparition, il a organisé une discrète équipe chargée de fouiller tout le bateau sous des prétextes de vérification de l’air conditionné. Toutes les cabines, absolument toutes, furent inspectées.
La musique s’arrête. Un coup de cymbale requiert l’attention générale. Un jeune officier chargé des réjouissances monte sur l’estrade pour annoncer que ça va être aux dames d’inviter les messieurs. A chaque coup de cymbale, la zizique s’interrompra, les couples se désuniront et les nanas fonceront inviter les matous. Banco ? Ouiiiii ! Yesssss ! Yaaaaa ! Siiiii ! que répond la foule.
Les gens, sur un barlu, faut coûte que coûte les amuser. Heureusement, ils sont plus faciles à distraire qu’à nourrir. Plus on leur propose des trucs glandus, plus ils prennent vite leur fade. Un coup de champ ou un double scotch par-dessus le blot et vous avez la soirée délectable entre toutes. Vous appelez ça « gala » pour que ça porte le comble. Vous saupoudrez de confetti. Vous liez le tout avec des serpentins.
Vous distribuez des petits bitos idiots et la grosse kermesse grimpe en mayonnaise. Le photographe du bord n’a plus qu’à intervenir pour fixer ces instants exceptionnels qui épastouilleront vos potes, au retour ! « Ça, c’est la soirée du commandant ! On a ri comme des fous ! Une réussite totale ! »
Un homme, pour l’amuser, faut l’étourdir. Le baigner dans de la musique, le remplir d’alcool, le pousser au frotti-frotta. Et puis lui soulager la glande belliqueuse surtout. Pour ça, la boule de papier constitue le défoulement idéal. Matez un peu leurs frimes haineuses, quand ils se bombardent. Le meurtre leur monte aux yeux. Ils s’imaginent balancer des grenades. Ah ! les fumelards criminels ! Ah ! les assassins de plumes ! Les dynamiteurs de coton ! Les génocides de papier !
Bon, passons. L’orchestre attaque une marche. Faut que ça les stimule, les enguerisse ! Et puis quoi, c’est facile à danser, une marche. Les mecs, dès leur naissance, on leur apprend à arquer au pas.
Bzininingggg ! font les cymbales. C’est la ruée au baba. Les gonzesses débridées se catapultent sur les mâles qu’elles guignaient. Elles les raflent avec frénésie. Parfois elles sont un essaim sur le même. Puis-je vous avouer modestement que c’est mon cas ? Une demi-douzaine de ravageuses me cernent, me happent, m’aspirent. Leurs visages surexcités me flanquent les jetons. On dirait un dessin de Gus Bofa. De la sueur colle leurs cheveux. Elle ont les pommettes enflammées, les yeux brillants, le fond de teint qui camemberte. Goulues ! Ignobles ! Le feu au derche ! Les lèvres retroussées, chiennes en chasse ! Leur sexe les escalade. Je me laisse gober par la plus forte. Etemel triomphe de la reine dans la ruche ! Je suis conquis de haute lutte par une belle brune un peu Carmencita qui ressemblerait à Fernand Cortez si elle ne se rasait pas tous les matins.
Dépitées, les autres se hâtent de foncer sur d’autres proies moins comestibles (toujours modestement). Mais la denrée de choix s’enlève en un clin d’œil. Reste plus que des rogatons (pléonasme ?) Du laissé pour compte ! La salle a été pillée d’hommes (pas français, mais m’en branle) par le raid des amazones. Tout juste si on dénombre dans la pénombre (oh ! que je rime riche !) un vieillard aveugle, un mongolien, un hémiplégique, un roi noir scrofuleux, un père missionnaire, et un Ecossais en costume national (il a été pris pour une femme).
On se trémousse, on se piétine. La marche, c’est impitoyable. J’ai juste le temps de palper le décolleté dorsal de ma pulpeuse cavalière, celui de subir les atteintes de son pubis affamé et un nouveau coup de cymbale sectionne le début de volupté qui se tissait entre nous.
— Dommage ! soupire-t-elle en s’ôtant de moi, comme une bande de sparadrap.
— Ce n’est que partouze remise, soliloqué-je.
J’ai pas le temps de dire ouf qu’une nouvelle vague de conquérantes m’agrippent (de Hong Kong). J’ai droit cette fois à une blonde, faussement timide, vraiment vicelarde, dont les yeux ressemblent à des orifices sexuels. Les garces se sont vengées de la loi salique par la loi phallique. J’avise Bérurier au creux de la tourmente gambilleuse, cramponnant une beauté rarissime. Cette souris, je l’avais retapissée déjà, me promettant de la rambiner à la première occase. On dirait une statue égyptienne. Mais elle doit être hindoue, ou alors bien faire semblant. Elle a le cheveu très noir, luisant, séparé par une raie médiane. Une mouche met une note d’exotisme au milieu de son front. Je raffole de son teint bistre, de son port de reine (Béru constituant son porc de reine) de sa bouche très large, gonflée à éclater et qu’on devine pleine de jus savoureux. M’est avis qu’elle doit aimer la graisse, car elle fait équipe avec un gros poussah sud-américain chauve et laid, pire qu’obèse, qui est le seul ce soir, les musiciens exceptés, à porter le smoking (car on ne s’habille jamais à bord le premier et le dernier soir).
Les gras-du-bide, probables, doivent favorablement impressionner les hindoues, écœurées par le fakirisme. Il pavane, le Gros, au volant de cette splendeur. Il est le roi de la fiesta, le prince élu. Il lui fait tout en dansant une cour expresse, dans un franglais délicat :
— It is un big plaisir for mézigue to danser avec you, my gosse ! Je have never vu again one pareille beauté of you !
Les méandres capricieux de la danse me font dériver loin de ce couple extraordinaire. Je me trouve soudain en bordure de la table du ministre. Tiens, on ne l’a pas invité à danser ? Comment se fait-ce ? Il est pourtant pas plus mal fichu qu’un autre. Je comprends les raisons de sa solitude en découvrant, posée contre sa coupe de roteux, une petite pancarte prélevée à la poignée de porte de sa cabine Do not disturb. Il me fait un signe impérieux en m’apercevant.
— Besoin de vous parler immédiatement ! me lance-t-il.
Je veux bien, à condition que l’entretien n’ait pas lieu entre quat’z’yeux.
Je dansote un peu sur place jusqu’au coup de buis attendu. Une fois séparé de ma cavalière, je refoule l’assaut des nouvelles solliciteuses d’un péremptoire :
— Je regrette, je viens de me donner une entorse !
Et je prends place à la table de l’Excellence.
— Vous semblez bien seul, monsieur le ministre !
— Evidemment, personne ne m’invite !
— Avec cet écriteau devant votre verre, ça n’a rien de surprenant.
— Ah ! oui, qu’est-ce qu’il signifie ?
— Vous ne parlez pas anglais ?
— Non ! Même qu’en apprenant la chose, le président voulait me nommer ministre des Affaires étrangères pour être sûr que je ne m’entendrai pas avec les Américains.
Je lui traduis le texte de la pancarte.
— Ah ! bon, c’est une blague, alors !
— Qui vous l’a faite ?
— Une petite fille avec deux tresses. Elle est venue jusqu’à ma table après que le commandant l’a eu quittée et elle a déposé sans un mot ce machin devant moi.
Vous penserez ce que vous voudrez, mais je trouve, pour ma part, que Marie-Marie se dévergonde de plus en plus. Vous parlez d’un petit fléau, cette gosse. L’accident de la caravane, l’émeute dans la salle à manger des mouflets, et maintenant elle colle le ministre en quarantaine ! Avec la nièce des Bérurier, il y a des déboires et à manger !
Le ministre de l’intérim joue avec le bristol qu’il fait tourniquer au bout de son index par le cordonnet servant à l’accrocher.
Je suis placé sous le signe de la solitude, petit ami, soupire-t-il. Faire son chemin dans l’existence signifie s’enfoncer dans l’isolement. Monter, c’est se séparer des autres.
Il rôdaille dans les faubourgs de la dépression, le cher bonhomme. Un excédent de champagne, peut-être ? C’est l’heure où l’âme du vin pleure dans le cœur des buveurs ayant de la bouteille. J’essaie de le réconforter.
— Vous possédez un idéal politique, monsieur le ministre.
Il hausse les épaules :
— Pfff, pour combien de temps ? Et puis, dans mon cas, un idéal c’est un billet de chemin de fer qui m’oblige d’aller à destination. Donc une contrainte. Le vrai idéal serait de n’en pas avoir. Je rêve parfois d’une complète liberté de pensée. Comme cela doit être bon, de se réveiller communiste, un beau matin, et de se coucher poujadiste, ou vice versa. Laisser dériver ses opinions, comme un bateau ivre, petit ami… Je vous promets qu’il m’arrive deux ou trois fois par nuit, au moins, de m’éveiller en sursaut, le corps trempé de sueur, le cœur en folie, en me demandant à toute volée : « Bontée divine, qu’est-ce qui se passe ? » La réalité m’est alors assenée comme un coup de trique derrière la tête. Je me réponds misérablement : « Ah ! merde, c’est vrai : je suis gouvernemental. » En pleine nuit, mon chou, c’est dur, une telle évidence. Lorsque le jour point, je me réconforte. Je me dis que je ne suis pas tout seul, après tout, que nous sommes provisoirement nombreux encore. Mais le nombre des porteurs n’allège pas toujours le fardeau. Vous buvez un verre avec moi, tendre ami ?
— Volontiers.
Je me racle le gosier ! Un grand élan d’altruisme me pousse à assister cet homme en détresse.
— Laissons l’idéal politique, vous avez un foyer, Mau-mau.
— Non, répond-il : une épouse. Et quelle épouse : vous l’avez vue ?
— Aperçue seulement.
— C’est bien suffisant pour s’en faire une idée. Elle est laide au point de ne pas s’en apercevoir. Grinçante comme une girouette. Vénéneuse comme l’amanite phalloïde. Tyrannique comme une vieille actrice. Décharnée comme l’hiver ! Oh ! comme je la hais bien si vous saviez. D’une haine toujours à l’incandescence qui m’aide à la supporter.
— Pourquoi diantre l’avez-vous épousée ? Surtout que j’ai cru comprendre que vous n’êtes guère féministe ?
Il bat tristement son champagne avec le bout de son doigt.
— Les jeunes hommes sont arrivistes. Ils sautent à pieds joints dans les conjonctures. Le père de ma femme était très riche et pétainiste, moi j’étais pauvre et gaulliste, nous étions apparemment faits pour nous entendre.
Il boit une gorgée, toussote et se penche sur la table pour me confier à voix basse :
— C’est justement à propos d’Artémise que je voulais vous parler…
Il ajoute, devant mon écarquillement d’yeux :
— Artémise, c’est ma femme, non la sœur d’Apollon. Vous vous rendez compte qu’en plus, elle se prénomme réellement Artémise ? Ah ! la vie est dure, monsieur, pour celui qui entend la conquérir.
Des larmes au Bollinger brut lui viennent au bord des cils.
— La plus grande sottise que puisse commettre un homme, balbutie-t-il, ça n’est pas de lutter contre ses idées, mais de lutter contre ses mœurs. Si je n’avais pas épousé cette guenon, je ne serais pas ministre et je vivrais heureux chez maman qui savait si bien me faire la vie douce. Vous dire, ami, ce qu’était l’existence avec elle ? Jusqu’à vingt-cinq ans j’ai cru au père Noël ! Il a fallu le régiment — j’ai eu une dispense — et encore, la merveilleuse créature a écrit au colonel pour le supplier de me laisser mettre mes souliers devant la cheminée de la caserne le 24 décembre. Il a refusé, le monstre et, bien au contraire, m’a convoqué pour se gausser de moi. C’est à cause de ce pénible incident que je n’ai pas voulu devenir ministre des armées. Ces gens sont des brutes ! Mais que disais-je ? Oh ! oui, Artémise…
Il regarde de gauche et de droite, saisit ma main, la presse et murmure :
— Elle a disparu, petit homme !
Je bondis si fort que le champagne tremble dans nos glass comme à la suite d’un roulis trop accusé.
— Quoi ! ! !
— Chut ! Je ne tiens pas à ce que la chose s’ébruite. J’ai dit au commandant qu’elle souffrait du mal de mer et j’ai affirmé à son garçon de cabine qu’elle, était à l’infirmerie. Il s’agit de gagner du temps. Vous mesurez d’ici ce scandale, mignon ami ? La femme du ministre de l’intérim disparaît en mer au cours d’une croisière ! Mais à l’Elysée cela ferait plus mauvais effet qu’un divorce !
— Depuis quand ne l’avez-vous plus revue ?
— Depuis le déjeuner. Votre horrible ami l’a, paraît-il, escortée jusqu’à son appartement. Il s’y serait quelque peu attardé, m’a-t-on dit, ajoute le perfide en me guignant du coin de la paupière, mais passons : grand bien leur ait fait ! Peu après, ma femme est sortie de sa cabine dans une de ces tenues simili-corsaires de couleur bleu pastel qui prouverait, si ce n’était déjà admis depuis longtemps, que le ridicule ne tue pas. Elle n’est pas revenue de sa promenade.
Il a un rire fortement denté.
— Une bonne âme l’aura poussée discrètement par-dessus la rambarde, je suppose. Si cette personne passe d’aventure aux Assises : et attrape une condamnation à mort, j’aurai la magnanimité d’intercéder personnellement auprès du Président pour implorer sa grâce.
Je ne l’écoute pratiquement plus. Je me sens terrassé par la vacherie du sort. Dès le premier soir, la série des disparitions a repris. Et qui a-t-on kidnappé ? La femme la plus importante du bord. Si j’emploie le mot « importante », les moins comateux d’entre vous auront compris que c’est par dérision ; car personne n’a d’importance. Personne : ni vous, ni moi, ni LUI ! Tous les bipèdes ballottés de la table au lit et de l’établi aux chiottes.
Le ministre force ma main pour m’obliger à écarter les doigts. Il croise les siens avec les miens, ce qui me fait réagir prompto.
— Eh, molo, Mau-mau !
— Vous ne me raccompagnez pas jusqu’à ma cabine, tendre ami ? Je suis tellement désemparé, pleumiche-t-il.
Ah non ! C’est pas le moment !
— Allez vous faire réemparer chez les Grecs, bougonné-je en me levant, moi, sauf votre respect, j’ai autre chose à foutre !
En regagnant notre petite étable (puisque cette table est également celle des Bérurier) j’avise le Mastar en pleine amitié avec le gros sud-amerlock et sa souris hindoue. Ils se portent force toasts en s’administrant des bourrades qui font bien augurer de leurs futures relations.
— Le Vieux n’est pas là ? m’étonné-je.
M’man et dame Pinuche secouent la tête :
— On est venu l’inviter à danser.
Je cherche ce très haut et très respectable fonctionnaire sur la piste et finis par l’apercevoir en train de convoyer une petite boulotte pétulante et un tantinet négroïde. Bien que les fanés de l’estrade interprètent une samba, Pépère la risque en slow, tramant les paturons sur le parquet ciré comme je le lui ai enseigné, sans se préoccuper des couples qui se déhanchent autour de lui.
Pinaud continue ses démonstrations dans les bras d’une nouvelle matrone anguleuse-saxonne et m’sieur Félix, kidnappé, lutte contre le mal de cœur en contenant les déhanchements d’une belle, jeune fille. Berthe est seule sur la piste, se déplaçant au côté du prof, le regard farouche, prête à intervenir au moindre geste équivoque de la donzelle.
— Tu as l’air tout contrit, mon Grand, observe Félicie.
— Mais non, M’man, tu te fais des idées.
— Pourquoi ne danses-tu pas ?
— Pas envie…
Je vois brusquement le tendre regard de ma Félicie devenir fixe. Elle mate quelque chose au-delà de moi. La chérie paraît incrédule.
Je me retourne.
C’est pas quelque chose, qu’elle regarde, M’man, c’est quelqu’un.
J’en crois mal mes falots.
— Hector ! s’écrie Mme Pinaud, sollicitée à son tour.
En effet, c’est bien le cousin Hector qui s’avance sur nous, impec dans un costar Cardin, bleu de nuit. Une grosse pochette de soie bouffe (pire que Béru) à la poche du veston.
Hector, en chair et en noces (car il ressemble à un marié).
6
Il y a des éternités que je ne vous en ai pas causé, d’Hector. Comme ça, des gens débourrent de votre horizon pour de longues éclipses inexplicables, et puis ils réapparaissent brusquement un beau soir sans crier gare.
Le hasard, quoi ! On se croise, on se décroise ; bonjour, adieu ! Dans le fond, c’est plutôt rigolo, ce malaxage.
Côté jour. Côté nuit. Le froid, le chaud, la présence, l’absence.
Hector, quand je vous le soldais, dans nos débuts à tous, il était fonctionnaire si vous vous souvenez. Un célibataire rance et frileux qui avait des mots, des maux et des misères plus grosses encore avec son chef de service. Toujours enrhumé la bronchite avait table (de nuit) mise, chez Totor. Il se pointait les dimanches, à la belle saison, un bouquet de violettes ou de roses pompons à la main. Je me demandais où il les dénichait, ces dernières. Elle est en perdition la rose pompon. Maintenant les jardiniers, comme tout le monde, ont des goûts de luxe. Quand ils pépinièrent des roses, elles s’appellent : Veuve du Président Du Genou, ou bien Princesse héritière de Gode miche, des noms à correspondance, pompeux, inquiétants de noblesse. Mais la pauvre pompon, good night ! On en trouve encore contre les gogues des banlieues miséreuses, au fond de jardins noirâtres où des poireaux moroses butinent une terre promise aux bétonneuses.
Donc, Hector, au départ, c’était un foutriquet à manies. Le gus indigné par les excès du progrès, puceau, peureux, boudeur, ronchon. Et puis un jour il s’est trouvé embarqué dans une aventure du tonnerre en ma compagnie et celle de Béru (je ne vous renvoie pas en bas de page pour vous dire de quel bouquin il s’agit, à l’instar de mes confrères qui ne perdent jamais une occasion de se référer à leurs propres zéroœuvres). Dès lors, son caractère a changé, au cousin. Partant, son physique itou. Il a envoyé chez Plumezingue le ministère, le chef de sévices, ses cache-nez de laine, ses pastilles au miel, son pardeuss de sacristain pour se lancer dans une existence neuve et trépidante, pleine de jolies filles, de studios modernes et de complets up to date.
Passé un temps, comme dit Félicie, ils avaient créé une agence de police privée avec Pinuche. La Pinaudaire Agency (inspirée de leurs deux patronymes qui sont respectivement Pinaud et Daire).
Mais la Vieillasse a préféré réintégrer la poule officielle et a bradé ses parts au cousin. Depuis, Hector est seul patron de l’affaire, l’une des meilleures de la place de Paris selon la rumeur publique.
Faut le voir, gandin, un chouïa maniéré, le geste sûr, le regard vif, Hector.
Il s’incline à notre table, baise la main des dames, presse la mienne avec désinvolture.
— Vous me permettez de m’asseoir ?
— Je vous en prie, Hector, fait-M’man. Quel hasard ! Vous faites la croisière, vous aussi ?
— A titre professionnel, ma bonne Félicie.
Brusquement, le voile se déchire, comme on dit dans les ouvrages mieux écrits que les miens[9], je pige tout.
— Sans blague c’est toi, le policier privé engagé par la compagnie ?
— Comme tu le vois, cousin !
Il ajoute :
— J’ai le regret de t’annoncer, le prestige familial dût-il en pâlir, que j’ai fait chou blanc jusqu’à présent.
— Tu étais à bord lors de la quatrième disparition, n’est-ce pas ?
Il me mate dans le blanc des lampions.
— Et pour la cinquième également !
— Ah ! tu es déjà au courant, tressaillé-je.
Il opine.
— Toi aussi, à ce que je constate ?
— Le mari vient tout juste de m’alerter.
Hector fronce les sourcils, ce qui lui donne l’air d’un-surveillant général aux prises avec un élève contestataire.
— Qu’est-ce que tu racontes, le mari ?…
— Le mari de la chère disparue, quoi !
— Allons donc, Antoine, ça n’est pas une femme qui a disparu, mais un homme. Et quel homme : le commandant en second, tout simplement.
Mon effarement ferait le bonheur d’un affichiste spécialisé dans les films d’épouvante ou les pilules laxatives.
— Nous voilà beaux, lamenté-je, dès le premier jour, nous nous trouvons avec deux disparitions sur les endosses, alors que ce foutu barlu est bourré de policiers prestigieux.
— La déception ne t’empêche pas de te flanquer des coups de tatane dans les chevilles, ricane le cousin. Quelle est la deuxième disparition ?
— La dame du ministre, ma vieille, ni plus ni moins !
Ça lui échappe, malgré ses belles manières.
— Oh ! merde !
— Je ne te le fais pas dire. Le moyen de camoufler deux absences aussi voyantes sans que la chose transpire, je te le demande !
C’est nous qui allons transpirer. Il y a plein de journalistes parmi les passagers. Tu parles d’un régal pour ces messieurs !
La danse se termine à cause d’un incident qui vient d’éclater sur la piste. Lors d’un changement de partenaires, m’sieur Félix a été happé par une rousse tapageuse qui se l’est collé sur ses parties renflées comme un vulgaire cataplasme et qui, tout en dansant, s’est mise à lui vérifier le soubassement ! Berthy est intervenue avec vigueur. Elle a des ripostes façon Israël, la baleine. Un coup d’épée pour un coup d’épingle. Elle vient de charger dans le tas, bousculant plusieurs couples qui gisent maintenant les quatre fers en l’air. En solide lavandière, elle y va à la beigne surchoix dans le museau de la rouquine incendiaire.
— Où que tu te crois, salope ! lui exclame la Gravosse sous la moustache ! Encore dans la rue Godot-de-Mauroy où que tu tapines d’ordinaire ?
Elle assène à tout vat, de la main droite, de la gauche, elle ponctue du nichon, continue de la hanche. Toutes ses formes deviennent des armes redoutables, des masses pilonneuses qui frappent inexorablement. On fait le cercle autour des deux houris. Les musiciens sont grimpés sur leurs chaises pour mieux voir. Le batteur ponctue les gnons à la grosse caisse, comme on imitait les éclatements d’obus dans la version muette d’A l’Ouest rien de nouveau ou des Croix de bois, jadis.
— Vous avez vu, cette morue ? prend à témoin Berthy sans ralentir ses coups. Elle farfouille dans la braguette d’un honnête homme comme dans son sac à main ! Désœuvrée ! Gourgandine ! Bonne à rien ! Quand vous pensez qu’à son âge, maâme Curie avait déjà inventé la pénicilline !
Un peu débordée par la soudaineté de l’attaque, la rouquine commence à se ressaisir. Elle cramponne la grosse aigrette de poils que Berthe porte au menton et qui fait son orgueil, et l’arrache d’un geste impitoyable. Ça saigne. La Gravosse rugit ! On prévoit d’horribles représailles ! Elles ont lieu. C’est confus. Des bruits d’étoffes lacérées alternent avec l’impact des gnons. Des grognements ménageresques retentissent. On aperçoit de la chair, en plus en plus grande quantité. Des jambons monstrueux, des seins animés, de l’entrejambes à consommer d’urgence.
— Mesdames ! Mesdames, voyons ! glapit Félix.
Il voudrait intervenir, mais calme-t-on de la voix deux fauves enragés ? Il déguste des coups de dents, des coups de pied. Des gens téméraires le retirent du séisme car il les empêchait de bien voir. Berthaga vient d’arracher le soutien-loloches de la rousse. Une clameur d’étonnement mêlée de déception part de l’assistance, car les flotteurs de la donzelle sont en caoutchouc mousse. Son opulente poitrine ? Deux gaufrettes ! Berthe triomphe ! Elle brandit son trophée à la foule.
— Je vous demande un peu, halète la Grosse, c’est avec des Dunlop SP sport que miss Moncul vient séduire les messieurs ! Elle donne à téter au bonhomme Michelin, cette radasse ! C’est pas une poitrine que tu balades sous le nez des hommes, hé, bourrique, c’est des ventouses à évier ! Ah ! y sont gâtés, les navetons que tu réussis à soulever. Au lieu d’une fille pleine de répondant, y débarquent dans une manufacture de caoutchouc ! Y font l’amour avec des pneus ballons !
Paralysée par la confusion, la rouquine croise ses bras sur ce qu’il faut bien néanmoins appeler sa poitrine, le vocabulaire français étant moins bien pourvu qu’on le pense. Le geste de Phryné ! Ça fait marrer Mme Béru.
— Pourquoi que tu mets tes mains là, t’as rien à cacher ? ricane-t-elle. Tu veux que je montrasse ce que c’est qu’une vraie poitrine, moi ?
— Oui ! Oui ! Yes ! Si ! Ja ! hurle l’assistance.
— Regarde ! fait la Grosse en se dépoitraillant.
— Oh ! Oh ! Oh ! fait unanimement l’assistance, communiant dans l’espéranto de l’exclamation.
Flattée, dopée, portée par son triomphe, elle continue le décarpillage, notre vivandière ! Elle s’envole, la Montgolfière (à bras). Elle est pas avare de ses charmes. Elle les brandit au peuple en délire. On l’acclame. Y a de la liesse ! Des personnes pudiques (rarissimes à bord) lui lancent des serpentins. D’autres lui tendent des coupes de champagne. Un imprésario américain demande au commissaire qui est l’agent de cette personne car il veut lui signer un contrat pour un cabaret de Las Vegas.
Pendant ce tohu et ce bohu, j’ai rejoint le Vieux. Il est complètement fou de rage, l’archichauve.
— Ces Bérurier sont insortables ! On les débarquera à la première escale ! J’exigerai la démission de votre inspecteur ! Si j’avais convié un wagon de gorets sur le Mer d’Alors ils seraient passés plus inaperçus. J’ai honte pour moi, pour la police, pour la France !
Il a des larmes aux yeux. Il met son râtelier dans sa poche pour ne plus claquer des chailles. C’est l’accablement forcené. Le valdingue dans les abîmes.
— Dites à Bérurier que s’il n’emmène pas immédiatement coucher son ogresse, je demande au commandant de la mettre aux fers.
— D’accord, Boss. Mais croyez-moi, nous avons mieux à faire qu’à nous occuper de la mère Berthe.
— C’est-à-dire ?
— Je renonce à lui porter moi-même les coups fataux[10].
— Vous connaissez mon cousin, Hector Daire, je crois, monsieur le directeur ?
— Grehmm ! fait le Vioque, souhaitant marquer simultanément par là, et son approbation, et son manque d’intérêt.
— C’est lui le détective privé de la compagnie Pacqsif.
Le Dabe trouverait une chenille dans sa salade, ou le bandage herniaire du chef dans sa purée, il ne pousserait pas une grimace plus répulsive.
— Détective privé ! murmure-t-il, avec la voix que prendrait un joaillier d’Amsterdam auquel on proposerait une bague en cuivre.
Je les laisse.
Si le Boss doit faire un infarctus, je préfère ne pas le lui provoquer moi-même.
Berthe ? grommelle Béru. Berthe ? Attends voir, ça me dit quelque chose ? Ah oui, ce serait pas mon épouse légitime ?
Bourré à bloc, le Mastar. Les yeux au niveau de la bouche, les pommettes violacées, les tifs collés, l’élocution pâteuse.
— Elle est bath, ton épouse légitime, Gros sac ! Vise-la un peu, à moitié déloquée sur la piste !
— Laisse-la vivre sa vie, je vis bien la mienne ! indiffère le Gros. Admire plutôt la mignonne moukère que je viens de me lever.
Il me désigne la déesse à la mouche frontale. Ce regard de braise, ma doué ! Les cils sont naturels et mesurent au moins dix centimètres.
— On peut causer peinard, elle entrave pas le françouze, affirme mon ami. Son mironton non plus. Il est de Bonnot-Zaire et cause seulement espagnol, mais la gonzesse me traduit en anglais. Paraît que c’est un roi du bœuf en boîte.
Le Valeureux gargouille un rire riche en bulles.
— L’élevage des bêtes z’à cornes, ça vous laisse des traces, probable. M’a l’air d’en coltiner une chouette paire, cézigue pâteux ! J’y ai fait croire que j’étais le grand directeur de la Compagnie, manière qu’on soye sur un panard d’égalitance.
« Ces grossiums ont de la considération pour toi seulement s’ils te croyent aussi bourré de flouse qu’euss. Mais attends que je vous présente. Mince, me rappelle plus son blaze à coucher dehors avec un billet de logement. »
Il caresse un sein de la jeune hindoue.
— Boîte is the name of your mecton, my petite love, demande-t-il à la déesse brune, s’quouze-me, but je m’en remembre pas.
— Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno ! récite le levage du Gros.
Le sudamerlock, dans son smoking à paillettes, ressemble à un éléphant déguisé en maître d’hôtel de boîte de nuit. Il a la peau toute craquelée, couleur de fumée de bois vert, trois douzaines au moins de dents en or, des lunettes d’écaille plus larges que les hublots du Mer d’Alors et un ventre qui pend entre ses jambes écartées.
Je salue le quidam d’un hochement de tête. Il me paraît deux fois plus beurré que Bérurier.
— D’après ce qu’j’crois avoir compris, me confie Alexandre-Benoît, il peut plus s’expédier dans les extases, biscotte son bide qui l’empêche de promiscuiter convenablement. Son plaisir désormais, c’est de mater les ébats, de Kankoppachouta, ici présente. Son abdomen est tellement mahousse qu’il peut même plus dégager popaul à la main pour aller lancebroquer. Le pauvre canard, pour pisser il lui faut un rétroviseur et une pince à cornichons, c’est triste, non ? Perdre le contact commako, avec soi-même.
Compatissant, le Dodu écrase un pleur.
— Enfin, déclare-t-il, je suis partant pour lui bricoler sa souris, ce soir. Faut toujours secourir son prochain quand c’est dans vos moyens.
Il passe sa rude dextre sur les rondeurs de l’hindoue.
— Et les moyens, fais-moi confiance, gars, mais je les ai !
— Auparavant, je te conjure d’emmener zoner ta crémière, sinon le Boss va se foutre dans un délire terrible. Il m’a chargé de te le dire.
— Tu lui répondras que ses ulti-matomes je me les carre dans l’oigne, rétorque le Dodu.
— Merci, Bérurier ! grince le Vieux.
Il était là, le bougre, flanqué d’Hector.
Alexandre-Benoît se rembrunit.
— C’est pas bien d’écouter aux portes, Patron, rouscaille-t-il.
A dater de cet instant, je vous considère comme étant démissionnaire, déclare le Dirlo. Venez, San-Antonio, laissons cette brute se rouler dans la débauche ainsi que sa triste épouse.
7
C’est pas vrai ! Je rêve ! Vous me faites une blague ! Il s’agit d’un canular !
Nos faciès silencieux imposent la réalité hideuse.
— Enfin, quoi, merde, je vais être déshonoré lorsqu’on saura qu’il m’en manque deux !
Contrairement à ce que certains d’entre vous, à l’esprit mal placé, pourraient croire, ce n’est pas un eunuque qui parle, mais le cher, le trépidant, le généreux Oscar Gaumixte. Il est fou d’angoisse, l’armateur (d’émotions fortes), débordant d’une colère d’autant plus pénible qu’elle est imprécise. Il refuse l’évidence. Il se jette à genoux dans le salon privé du commandant. Se roule sur la moquette en agitant ses jambes courtaudes. Il mange son moignon de cigare jusqu’au dernier brin. Il larmoie. Il se signe (comme Zorro), joue la mort du cygne en avant-première. Et puis, des lamentations, il passe aux accusations. Il se jette sur Hector, le bat frénétiquement : des coups de poing sur les bras et les épaules.
— Incapable ! Escroc ! Un paltoquet engagé spécialement pour prévenir de nouvelles disparitions ! Je porterai plainte ! J’irai moi-même dévisser la plaque de votre foutue agence et je vous la ferai manger, vous m’entendez ? Manger !
Ensuite il volte-face sur notre groupe éperdu d’humilité.
— Quant à vous, bravo ! Merci ! Parlez-m’en de la police française ! Elle est belle ! Une passoire, quoi, merde ! Un lavement ! Des figurants ! De la gadoue ! Rien ! Une bulle de savon ! Un pet ! Des trous même pas du c… ! Fantoches ! Absences ! L’inertie ! La désolation ! Le sol lunaire ! Et on paie des impôts pour entretenir ces machins malodorants, ces abcès purulents, ces néantissimes ! Vous déshonorez ce bateau en l’occupant ! Vous m’empalez sur la honte ! Je vous nie ! Je vous radie ! Fini, plus rien, messieurs ! Vous avez cessé d’exister ! Votre présence dans cette cabine n’est qu’un retard de votre anéantissement ! Vous me faites honte ; non : peur ! C’est ça, je suis confondu par votre inefficacité. Votre inutilité est hallucinante, je répète : hallucinante ! J’en tremble ! Regardez, je grelotte, je claque des dents, j’ai le rectum soudé, le foie tout en fiel. Au secours, vous m’épouvantez ! Maman ! Maman !
— Allons, Oscar ! s’impatiente le Vieux, finissez ces simagrées qui ne sont pas dignes d’un homme !
L’armateur bondit sur le Dirlo comme un jaguar sur le dos d’un phacochère[11].
Qu’avez-vous osé proférer ? Simagrées ! Ai-je bien entendu ? Me laissé-je abuser ? Vous osez m’insulter sous mon propre pont ! Simagrées ! A moi ! Vous : le grand manirien de la police française ! Mais vous l’avez obtenu par trafic d’influence, ce poste ! Vous l’avez acheté au rabais ! Vous avez trouvé votre nomination dans une poubelle de Saint-Ouen !
— Voyons, monsieur Gaumixte ! supplie le commandant, gêné jusqu’à la moelle incluse.
— Non ! Silence ! On ne parle pas ! On se tait ! On baisse les yeux ! On tète sa langue ! On se mord les lèvres ! On fait des nœuds à ses doigts ! On s’abstient de penser. On prie ! Voilà, messieurs : on prie ! Prions, je vous en conjure ! Allez, tous en chœur, pour la compagnie qui glisse aux enfers, de toute notre âme, récitons un pater et un navet maria. Tenez, un acte de contrition, un tout petit ! A voix basse ! En italique ! En latin ! Personne n’en saura rien ! Je vais le réciter, vous n’aurez qu’à dire « amen ».
Il tombe à genoux, les mains jointes, les yeux fermés, la tête inclinée.
— On pourrait le diriger sur l’infirmerie ? suggère doucement Hector au commandant.
Le Barbu s’indigne.
— Comme vous y allez ! Le grand, grand patron ! Certes, il supporte mal cette nouvelle catastrophe, mais je dois reconnaître, messieurs, que votre présence sur mon bateau n’aura pas servi à grand-chose ! Peste : deux disparus, le jour même du départ ! Et quels disparus, messieurs : la femme d’un ministre et mon second ! Vous ne vous mouchez pas du coude !
— Hé là, minute, commandant ! interviens-je, car il commence à me cavaler sur le haricot, le seul métra bord-à-prédieu.
Je te vas lui faire avaler sa bouffarde s’il continue.
— Nous ne sommes pas les auteurs de ces rapts, que diantre, commandant.
— Je ne dis pas, marmonne l’officier.
— Moi, je vous le dis.
— En tout cas, vous étiez là pour veiller au grain !
— Combien y a-t-il de personnes sur ce rafiot, au total ?
Le mot rafiot le meurtrît jusque dans son slip. Il arrache sa pipe, va pour hurler, se contente de glavioter dans un crachoir empli de sciure, et laisse tomber sèchement :
— Environ six cents !
— Et nous, nous sommes six ! en comptant le directeur de la Pinaudaire-Agency ! Comment pourrions-nous surveiller cent individus par tête de pipe ?
— Soit, convient le Barbu. Mais alors, qu’êtes-vous venus faire à bord ? Vous voulez que je vous le dise ? Une croisière, tout bonnement, aux frais de la princesse ?
— Amen ! lance Gaumixte.
Il se relève. Nouvelle victoire de la foi : il paraît transfiguré. Ses traits se sont relâchés, son regard s’est remis en code.
— Cher commandant, murmure-t-il. Il a bien été prévu dans ce bateau un secteur destiné à d’éventuels émigrants, si j’ai bonne mémoire.
— C’est un fait, crachote l’officier.
— Oui, oui, murmure Oscar Gaumixte, c’est bien ce qu’il me semblait.
Il nous balaie d’un geste terminé par un index intraitable.
— Je veux qu’on y relègue immédiatement cette bande d’inutiles. Il faut que d’ici un quart d’heure leurs cabines soient disponibles, à l’exception de celle qu’occupent les deux dames d’un certain âge.
Le Vieux part d’un rire cinglant et darde sur son ami (je ne serais pas si pressé, je prendrais le temps d’écrire son ex-ami) un regard sanglant.
— Bigre, mon bon Gaumixte, votre savoir-vivre ne résiste guère aux émotions fortes, à ce qu’on dirait ! Comme votre réaction est mesquine, très cher !
Il se tourne vers le commandant.
— Nous conserverons nos cabines actuelles, commandant ! Veuillez me faire présenter la facture, je vais vous libeller un chèque.
Non ! ! ! interjectionne positivement Gaumixte. Non : trop tard, elles sont prises !
J’ai dit : chez les émigrants ! Et au trot !
8
C’est dans l’adversité qu’on apprécie l’élégance morale d’un individu.
Vous pensez qu’il pétarde, le Vieux, de se voir reléguer dans les entrailles obscures du bâtiment ? Que nenni ! Vous vous figurez qu’il s’abîme en imprécations ? Qu’il profère des menaces ou rêve à de louches représailles ? Erreur, mes biens chers frères !
Il se laisse déménager en conservant le sourire. Faut voir pourtant déambuler notre sombre cortège dans les coursives. Des mousses nous guident. Ils ont reçu l’ordre de ne pas porter nos valoches et c’est nous autres qu’on les trimbale. On arpente les moquettes de la first classe, puis le linoléum de la classe touriste pour, enfin, fouler le caoutchouc merdâtre de la zone migrateuse.
Le Vieux marche en tête suivi du rigide Ross, pas effaré le moins du monde par ce déménagement nocturne.
Il est en pyjama, Ross. Avec un imper sur les épaules et sa bachouze de chauffeur. Derrière lui, Pinuche et Marie-Marie endormie, la pauvrette, qui titube d’une cloison à l’autre, enserrant dans ses bras une mitraillette en matière plastique (M’man voulait lui acheter une poupée, à Cannes, mais elle a préféré la mitraillette). Je ferme la marche avec Hector.
On finit par débarquer (si je puis ainsi m’exprimer, l’action continuant de se passer à bord d’un bateau) dans un dortoir propre et sinistre, qui sent le neuf et le renfermé.
C’est fou comme on est plein d’attentions pour les pauvres. Dans un sens, quand on leur aménage des locaux, ceux-ci sont presque plus élaborés que ceux des riches. On ne peut pas croire qu’il existe des couleurs aussi lugubres, des matériaux aussi mesquins, des formes aussi insultantes, des éclairages aussi moroses, des commodités aussi incommodes.
C’est rudement chiadé dans le genre débilitant. Une apothéose de la grisaille humiliante.
Imaginez une vaste pièce sans hublots, toute en longueur, avec des parois ripolinées en gris-neurasthénique, des ampoules crues, protégées par des grilles pareilles à des masques d’escrimeurs, des couchettes glaciales aux couvertures jaune-pisse-d’âne, des placards pour vestiaire d’usine, des lavabos de pénitencier, un plancher de métal décoré par des alignées de rivets pareils à une irruption de boutons.
Du Kafka ! L’antichambre de la dépression !
Les mousses nous larguent en ricanant des désagréments. On pose les bagages au milieu du local et on se dévisage d’un œil cloaqueux. Le Vieux se lisse la calvitie du bout des doigts.
— Mes amis, dit-il, notre aventure tourne à la farce. Oublions son côté déplaisant pour n’en retenir que la cocasserie. Le directeur de la compagnie Pacqsif, vous avez pu le constater, a été traumatisé par ces nouvelles disparitions. Sa dépression s’est cristallisée sur nous et il convient de lui pardonner cette brimade. Demain nous devons faire escale à Malaga, nous quitterons le Merd’Alors et rentrerons en France.
— Pas d’accord, Patron, murmuré-je d’une voix décidée.
— Ah non ?
— Nous avons une mission à remplir, monsieur le directeur. Que ce soit en First class ou dans la soute à mazout, nous la remplirons. Les rats, paraît-il, désertent le navire au moment du naufrage. Nous ne sommes pas des rats, mais des policiers, et nous percerons le mystère du Mer d’Alors.
Il en sanglote, le Vieux. Ça s’étrangle dans sa gorge. Ça se fêle dans son pharynx. Ses cordes vocales s’effilochent.
— San-Antonio, coasse-t-il, car il n’a même plus la force de croasser. Mon petit ! Mon élève ! Mon disciple ! Mon dauphin ! Ma chose ! Mon résultat ! Je n’en espérais pas moins de vous ! Cette dignité ! Ce courage ! Ce déterminisme ! Cet orgueil professionnel ! Ce respect humain ! Bravo ! C’est grand ! C’est beau ! C’est Français ! Merci ! Je vous reconnais ! Je vous salue !
Il désigne les couchettes alignées le long du mur et qui se superposent deux par deux.
— Je suis avec vous ! Au milieu de vous ! Menant votre vie ! Respirant votre air ! Oui, nous découvrirons la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je lève la main droite et je vous dis : je le jure ! Bafoués, nous ? Non ! Jamais ! Vive la police française !
On met Marie-Marie au dodo.
— Si vous débloquez encore longtemps, collez-y une sourdine, les mecs, nous supplie-t-elle. J’pige rien à ce mic-mac parce que j’ai trop sommeil, mais ce que je voudrais, c’est pouvoir en écraser sans avoir l’impression que j’sus couchée au milieu de la gare Saint-Lago !
Sa réclamation étant légitime, d’un commun accord, nous baissons le ton.
Ross demande :
— Quelle couchette choisissez-vous, sir ?
— Celle que vous voudrez, répond le Dabe.
— Parfaitement, sir. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous choisirons la plus éloignée de la porte et je me permettrai d’occuper celle du bas afin d’être davantage disponible.
Mais il n’est pas question de se pieuter dans l’immédiat. Auparavant, y’a conseil de guerre à la clé. Maintenant, on ne marne plus dans l’abstrait, sur des narrations de faits anciens. On a du positif, du flambant neuf à se mettre sous l’Adam.
— Alors ? murmure le Boss. Si on examinait un peu les récents événements ?
Il se tourne vers Hector, tout mépris a disparu de son ton. L’adversité unit les hommes, parfois…
— Parlez-nous de la disparition du Second. D’abord, le connaissiez-vous, vous qui avez déjà fait une croisière sur ce bateau ?
— Non, fait Hector. Je ne le connaissais pas pour la bonne raison qu’il est nouveau à bord. Ce soir, je draguais en classe touriste lorsqu’on m’a averti que le Second demeurait introuvable. C’était son temps de quart. Comme il ne se présentait pas sur la passerelle, le commandant l’a envoyé chercher. Sa cabine était vide. On est allé voir au carré des officiers puis on a fait des appels par phonie informant qu’on l’attendait d’urgence sur la passerelle…
— En effet, reconnais-je, j’ai entendu.
— Aucun résultat, continue Hector. Comprenant que nous étions en présence d’un nouveau phénomène de disparition, j’ai alerté ma brigade des recherches, composée d’une demi-douzaine de jeunes matelots délurés. Et nous avons, comme lors de la disparition du signor Paoli Sassali, inspecté toutes les cabines, je dis bien : toutes ! Rien, rien, rien !
— Les cabines seulement ? insisté-je.
— Evidemment non, les autres locaux également tels que l’infirmerie, la salle de gym, le poste d’équipage…
— Vous êtes venu ici, par exemple ?
— Bien sûr !
— Et dans la chambre des machines ?
— Aussi. Et la cabine de projection du cinéma, la nurserie, partout, te dis-je !
— La cale ? continué-je.
— Of course !
— Il doit y avoir un fameux capharnaüm là-dedans, non ?
— Tu peux le dire.
— Des barriques, des caisses, des bagnoles, hé ?
— Et des malles, des ballots, des bidons…
— Hector, fais-je, pour fouiller la cale, il faudrait plusieurs jours. Suppose qu’on ait collé un type bâillonné dans une caisse truquée sur laquelle est écrit « Sucre ou tapioca », tu ne pourrais pas le dénicher sans ouvrir systématiquement tous les machins entreposés dans le ventre du Mer d’Alors.
— Evidemment !
— Conclusion, il faudra tout inventorier dès demain. Ce sera long, mais c’est nécessaire.
— Car tu t’imagines que ces disparus sont encore à bord ?
— Je ne sais pas, c’est une hypothèse. Si on virait ces braves gens par-dessus bord, ce serait risqué, il y a toujours des passagers ou des marins qui traînaillent sur un pont ou un autre.
— Il y a encore plus de monde dans les salons et les coursives, Antoine, objecte Totor. Et pourtant, hein ?
Je médite un peu en attendant que mon éditeur prenne le relais.
— Boss, vous êtes sûrement l’une des dernières personnes à avoir vu Mme du Gazon-sur-le-Bide vivante, et… heu… bien vivante même.
L’interpellé fait un effort pour déglutir et pour dérougir.
— Si fait, si fait, s’empresse-t-il ensuite.
— Vous a-t-elle fait part de ses projets immédiats ?
Le chauve sourit.
— Oui. Elle comptait se rendre au salon de musique où, à cinq heures, devait avoir lieu un concert.
— Quelle heure était-il lorsque vous la quittâtes ?
— Environ quinze heures, à peine !
— Elle ne vous a pas parlé de son emploi du temps relatif aux deux heures à venir ?
— Non.
— Elle n’a fait aucune allusion à une promenade sur le pont ?
Vous ne trouvez pas gonflant, vous, que j’interroge le super big man de la poule tout comme s’il s’agissait d’un témoin lampiste ? Pour un peu, je lui filerais des torgnoles pour lui activer les réponses.
— Vous m’y faites songer, cher Antoine !
Le « cher Antoine » est tout ouïe. Pinuche et Hector déglutissent tant est vive leur tension nerveuse.
— Oui, boss ?
— Cette aimable personne m’a dit, dans le courant de la conversation, qu’elle ne mettait jamais le pied sur le pont d’un bateau lorsque celui-ci s’était éloigné de la côte. Elle souffre d’agoraphobie compliquée de claustrophobie. L’immensité marine l’effraie et lui donne en outre la notion de son relatif emprisonnement à bord.
— Donc, conclus-je, elle n’est pas allée sur le pont et par voie de conséquence, on n’a pas pu la pousser à bord.
— Je peux vous soumettre une suggestion qui m’est venue à la suite d’une forte méditation relative à ce problème troublant, mais également passionnant, il faut en convenir, bavoche Pinuchard.
— Soumets !
Le Déglingué s’ôte de menues écailles aux coins des yeux.
— Messieurs, dit-il, nous avons oublié une chose d’une extrême importance, me semble-t-il.
— What thing, Mec ?
— Dans les cabines, les hublots nous paraissent fixes, mais avec une clé spéciale, ou tout bêtement anglaise, on peut les ouvrir. Supposez que le maniaque — car seul un maniaque est capable d’agir ainsi —, supposez, répété-je, que le maniaque fasse entrer ses victimes dans sa cabine. Il les tue d’une manière ou d’une autre…
— Plutôt d’une autre ! ricané-je.
— Peut-être, admet le Docile. Ensuite il ouvre son hublot et jette le cadavre à la mer.
Le Vieux se masse le menton.
— Savez-vous que ça se défend parfaitement, Pinaud ? complimente-t-il.
— Merci, monsieur le directeur, vous me voyez très honoré.
— Comme Balzac ! jette mon valeureux cousin. Je suis navré de te disqualifier l’hypothèse, César, mais elle ne tient pas.
La Vieillasse qui reluisait déjà s’assombrit.
— Et pour quelle raison, je te prie ?
— Pour la bonne, l’excellente, la toute simple que la dame Eva Tferhambroker, notre chère et troisième disparue, était deux fois grosse comme Berthe, au moins ! J’ai sa photo en ma possession. Même avec un chausse-pied et de la vaseline tu ne pourrais pas faire sortir notre ravissante camarade par un hublot. Ou alors il conviendrait de la tréfiler au préalable.
Quand on cause de la louve, on entend son hurlement, comme l’écrivait si justement naguère M. François Mauriac dans l’Humanité Dimanche.
Nous en sommes là (c’est-à-dire pas loin) de nos gambergeages lorsque l’organe de Berthe, dont les tendres inflexions évoquent le grésillement de la friture portée à ébullition, retentit.
— Où que c’est qu’vous m’m’nez ! En v’là un drôle d’endroit ! On est juste au-dessus de la cale, je parie ?
— Non, répond la voix enjouée d’un mataf : juste au-dessous !
La lourde s’ouvre et une Berthe vêtue de peau de bête, échevelée, livide, au milieu des tempêtes, fait une entrée extra dans notre pénitenchambre. Le cheveu ébouriffé, la trogne constellée d’ecchymoses, les fringues en charpie, elle pénètre dans notre local comme un sanglier débusqué se pointe dans une clairière où pique-niquent des employés de la SNCF en congé de maladie[12].
Elle se tait, regarde alentour, nous toise d’un œil brouillé, souligné de coquards à dominante mauve, branle le chef (elle n’en est plus à ça près), et finit par articuler péniblement :
— C’t’une plaisanterie ou quoi t’est-ce ?
— Hélas non, la confirme Pinuche. On nous a installés chez les émigrants, ma pauvre Berthe.
La Gravosse se pointe vers le Vieux. Elle est hardie comme une sans-culotte, et d’ailleurs, C’EST une sans-culotte car, d’où je suis, et sans être obligé de mettre le zoom, je lui vois les miches comme on voit la photo de votre futur député sur les panonceaux électoraux.
— Vous voulez que je vous dise ? attaque la rude pétroleuse. J’en ai plein le c… !
Le Chef fait un geste badin.
— Vous avouerai-je, Madame, que, vous connaissant comme je vous connais, la chose ne me surprend pas outre-mesure ?
Mais la femme Bérurier est imperméable à l’humour quand il se montre par trop discret.
— Votre dégueulasserie de bateau commence à me faire ch… ! continue Berthe.
Madame, continue le Dabe, toujours imperturbable, ce n’est pas là son principal inconvénient.
— Et votre gonze de la Compagnie est un beau fumier de nous obliger de déménager en pleine nuit pour nous coller dans ce piège à rats !
— J’admets qu’il transgresse les lois de l’hospitalité, reconnaît le Patron.
Les répliques précédentes ne constituaient qu’un très vague prologue, une furtive entrée en matière, un petit canter verbal pour se délier la menteuse. Maintenant, la Baleine démarre pour de bon, en grand, les écluses à conneries béantes !
Elle est penchée au-dessus de la crise de nerfs, comme un désespéré au-dessus d’une gouttière. Elle peut plus encaisser le climat morbide du Mer d’Alors. Elle le déclare bourré de putes, livré au stupre, à l’orgie, à la débauche crapularde. Elle y va comme dans du Shakespeare, Berthy. Tonnante et étonnante, détonante et véhémenteuse comme une arracheuse de dents. Elle meurt d’une jalousie viscérale, atroce, totale, fiévreuse. Un chargement de pétasses, voilà ce qu’est le fleuron de la compagnie Pacqsif. Ni fleuron ni couronne pour le Mer d’Alors, drame en douze actes et cinq croisières !
On suit difficilement son drame à travers le flot bourbeux qui lui jaillit des lèvres. Faut trier, prendre des repères, flécher dans ses méandres.
Elle a dû se rebattre avec la fille rousse dont elle avait déjanté la poitrine. L’autre l’a contre-attaquée par-derrière pendant que Berthe décortiquait son soutien-néant. Un combat d’une intensité inouïe. Tout le bateau a pris fait et cause. La chicorne a gagné les spectateurs. On est toujours en train de se châtaigner dans le grand salon ! Ça se bourrepife à tout vat, là-haut ! Les femmes, les hommes, le personnel, les musicos ! Une empoignade de western ! Les Berthaliens contre les Rouquiniens. Un choc de titans ! On se casse les chaises sur la tronche ! On s’envoie les bouteilles dans la physionomie, on s’assomme avec les seaux à champagne. Le batteur de l’orchestre a la tête dans sa plus grosse timbale et il arrive pas à la décrocher (la timbale). Paraîtrait que le piano à couette n’existe plus. Il en reste un écheveau de cordes et un amas de touches qui se confondent avec les dents des Anglais jonchant le parquet. Quand elle s’est évacuée, Berthe, entraînée vers les cagouinces par un maître d’hôtel compatissant, ils s’attaquaient au lustre, les passagers. Ils s’en servaient comme Tarzan se sert des lianes en nylon de la Ouarnère-brosse. On a alerté les pompiers du bord, et ils vont radiner avec des lances, les fire-men, pour noyer l’émeute. P’t’être que ça suffira pas, qu’ils devront se déguiser en CRS et lancer des grenades chialeuses. Toujours est-il que le maître d’hôtel, il lui a bien lavé le visage, à Berthe, avant de se l’embroquer dans les lavabos. Car en réalité, c’était un vicelard, le chef-loufiat. Les bagarres de dames, il a raconté à Berthe, ça lui a toujours flanqué le méchant tricotin impétueux, çui qu’on doit calmer coûte que coûte pour éviter des malheurs. Il se connaît plus dans ces cas-là, un vrai dédoublement du personnel, prétend Berthe. Quand il va au cinoche et qu’on voit des gonzesses se crêper le chignard dans le film, faut qu’il sorte d’urgence, le pauvre biquet. Qu’il aille dare-dare se faire éponger l’exaltation. Des fois il a pas le temps de sortir : il charge les ouvreuses. Un soir tenez, dans un ciné de banlieue, il s’est débigorné le sournois avec la caissière, une mémé de septante et des ! Elle en revenait pas, la chère femme ! Depuis le pacte de Locarno ça ne lui était plus arrivé, les saillies express. Elle nous relate tout le bigntz, la Berthoche !
Comment elle est retournée courageusement au salon après avoir fatigué le pingouin. Elle a essayé de récupérer Félix, mais il avait disparu, ainsi que Béru. Sans ses matous, elle devient folle, l’ogresse. Elle lamente des menaces titanesques ! Faut qu’on les lui restitue, ses guerriers, sinon elle coulera le Mer d’Alors à coups de pompe dans la coque.
Des rires, dès gloussements la font taire. On prête l’oreille. Ça provient du couloir. Je vais ouvrir et qu’est-ce qu’on découvre dans la coursive ? M’sieur Félix en compagnie de trois jeunes filles de la bonne société qui refusent de lui rendre son grimpant. Elles l’ont mis en boule et se font des passes avec (après en avoir fait une avec son propriétaire).
Le matelot-cerbère chargé de convoyer le prof à son nouveau domicile rigole comme un bossu !
— Voyons, mes biches ! glousse Félix, cessez de me faire enrager, sinon, demain je n’irai pas vous rejoindre !
La menace est magique. Aussitôt soumises, elles lui rendent son froc, au Nimbus, l’aident à rentrer dedans.
Des bises sont échangées. Des chuchotis polissons. Enfin m’sieur Félix nous rejoint, la pommette vermillonnante, le regard encore pétillant de jouissance.
Deux tartes lui font éternuer son sourire béat.
— Boug’de dégoûtant ! rage Berthe. Se donner en spectac ? pareillement, c’est honteux !
Voyons, ma douceur, bavoche le prof, je n’ai rien fait de mal. Ce sont simplement des élèves de ma classe que je viens de retrouver à bord et qui me taquinaient un peu. Nous sommes en vacances, que voulez-vous !
9
L’inconvenient, lorsqu’on loge dans une pièce dépourvue de fenêtre ou dans une cabine sans hublot, c’est que, pour savoir s’il fait jour, on est obligé de consulter sa montre. Et encore faut-il se méfier de la durée de son sommeil, car on peut fort bien se gourrer d’un tour de cadran. Les chiffres de ma Difor, à la clarté de l’ampoule grillagée, me révèlent qu’il est sept heures que je suppose du matin.
— T’es déjà réveillé, Antoine ? remarque placidement Marie-Marie.
Perchée sur une couchette supérieure, elle se tient à plat ventre pour avoir une vue plongeante sur la couchette inférieure où Berthe dort farouchement en pesant de toute sa triperie sur le chétif m’sieur Félix.
— C’est fou ce que tante Berthe a comme poils, enchaîne la fillette dont les tresses effilochées ressemblent ce matin à des oreilles d’épagneul. Je me demande si un c… d’homme est aussi tellement velu que le sien. Dis, t’as remarqué comment qu’ils sont noirs et bouclés ? On dirait de la fourrure d’estragon ; mémé avait un col commak à son manteau des dimanches. Elle racontait comme quoi ça valait une fortune, c’te denrée-là. Tu crois que si on y rasait le dargeot, à tante Berthe, on pourrait confectionner un col de manteau, quéqu’un qui serait fourreur, hein, Antoine ?
Je suis embarrassé pour répondre, car cela impliquerait un examen préalable de la surface pileuse en vue d’une estimation honnête. Mais de l’amoncellement mammaire, la petite voix grinçante du professeur d’histoire nous parvient.
— L’une des principales caractéristiques de la jeunesse actuelle, c’est son côté pratique, souligne Félix à travers l’Himalaya de glandes qui le submergent. Jusqu’à la génération précédente encore, une enfant de neuf ans, en découvrant le postérieur d’une personne adulte, eût été en proie à une confusion légitime, tandis que maintenant, vous le voyez, non seulement Marie-Marie se complaît dans la contemplation du postérieur de sa parente, mais les réflexions que ce charmant spectacle lui inspire sont d’ordre purement utilitaire. Qu’évoque pour cette petite la partie velue de Mme Bérurier ? La perspective de la mettre en exploitation afin d’en obtenir un col de manteau. Nous fonçons à une allure météorique vers un matérialisme quasi animal, mon cher. L’homme redeviendra singe, il en a la vocation !
— Pour tante Berthe, c’est presque fait, ricane l’impertinente. Tu parles d’une broussaille !
Elle se met à chanter à tue-tête un vieux succès du folklore estudiantin.
La p’tite Amélie
M’avait bien promis
Trois poils de son c… pour en faire un tapis.
Les poils sont tombés, l’tapis est foutu.
La p’tite Amélie n’a plus de poils au c… !
— Et ça ! dit-elle au professeur, ça ne prouve pas qu’ils étaient encore plus pratiques que nous, les mômes de vot’époque, m’sieur Félisque ? C’était pas un col de fourrure qu’ils voulaient faire, eux, mais un tapis !
L’argument laisse le prof songeur. Comme tous les orateurs pris de court, il s’en tire en faisant dévier le sujet.
— Je n’aime pas cette chanson, déclare-t-il doctement.
— Vous la trouvez trop salée ou trop dessalée ? rigole la môme.
— Il ne s’agit pas de cela, mais de son aspect négatif, déclare Félix, lequel, après de savantes reptations, est parvenu à se dégager de sa gangue de graisse.
— Qu’entendez-vous par négatif ? fait le Vieux, réveillé par ce bavardage matinal.
— Il y a rupture de ton abusive, explique le pédagogue. Cette chanson-histoire débute d’une façon poétique. Cette petite Amélie, on la devine juvénile, malgré son système pileux précoce, fraîche comme le printemps, et d’une gentillesse infinie. Consentir à l’ablation de trois de ses poils, alors qu’étant donné son jeune âge elle ne doit pas en posséder beaucoup, dénote chez cette adolescente un cœur d’or.
« Petit « b », continue Félix, sur la poésie se greffe un côté féerique. Il est bien certain que pour un esprit cartésien il est hors de question de confectionner un tapis, fût-il de dimensions modestes, avec seulement trois poils. Néanmoins une grande naïveté d’expression nous fait admettre ce postulat. En trois vers nous sommes donc conditionnés pour entendre une ravissante et délicate aventure. Or, soudainement que se produit-il ? La plus sombre, la plus désinvolte des ellipses. Sans même se donner la peine de nous en préciser la cause, on nous annonce que la petite Amélie est devenue glabre.
« Petit « c » ! clame notre ami.
— C’est le cas de le dire, pouffe miss Tresses.
— Me copierez dix fois la leçon, grommelle le distrait Nimbus. Petit « c », dis-je, tout en versant dans le réalisme le plus sordide, on fait bon marché de la logique, car enfin, si tous les poils ont chu du c… de cette jeune Amélie, la réalisation du fameux tapis devient beaucoup plus aisée puisqu’on dispose dès lors d’un excédent de matière première. Eh bien non, il nous est affirmé tout net que le tapis est foutu. Il y a là un pessimisme délibéré qui est exprimé vigoureusement dans la dernière strophe : la p’tite Amélie n’a plus de poils au c… ! On sent une philosophie du désespoir sous-jacente. On devine cette malheureuse Amélie désenchantée au sommet de son pubis désertique, comme une âme égarée sur la lande, et n’ayant même pas la consolation d’avoir permis l’exécution de la plus humble des carpettes. Bref, Amélie a été dépoil-decultée GRATUITEMENT ! Messieurs, convenons-en : cette chanson est sartrienne !
Pendant la démonstration du professeur, Ross s’est éveillé, levé et vêtu. Il profite du silence revenu pour demander au Vieux :
— Sir, est-il extravagant d’espérer que, si nous sommes privés de confort, nous ne le sommes pas pour autant de breakfast ?
— La chose n’a point été précisée, Ross, murmure le Vieux. Voulez-vous aller vous renseigner à ce sujet ?
Ross s’incline et sort. Il réapparaît positivement tout de suite et s’approche de la couchette patronale :
— Sir, murmure-t-il, Bérurier est couché dans le couloir, dois-je l’enjamber ou souhaiteriez-vous que je l’amène dans le dortoir ?
— Il est mort ? s’égosille le gars Pinaud dont la lucidité vient de rejoindre la nôtre.
— Cela n’est vrai qu’à moitié, Mister Pinaôte, répond péniblement (parce qu’en français) le chauffeur. Je le croirais plus volontiers ivre mort.
On s’empresse.
Il est dans un pénible état, le Gravos. Cramoisi et la figure constellée de rouge à lèvres, rebarbifié par l’aurore ; il porte son slip par-dessus son pantalon et sa chemise par-dessus son veston, ce qui indique qu’il s’est déshabillé au cours de la nuit, puis rhabillé en sens inverse. Il pue l’alcool et le clapier. Sa cravate a été renouée à même son cou taurin, il a sa chaussure gauche au pied droit et inversement, ce qui donne à sa silhouette gisante un aspect désarticulé, comme celui de certains défenestrés.
– Ç’est du beau, murmure le Vieux. Dire que cet individu a une carte d’inspecteur dans sa poche. Vous me ferez penser à la lui réclamer lorsqu’il aura recouvré une apparence de lucidité, San-Antonio.
— Pourquoi voulez-vous la lui reprendre, monsieur le directeur ? s’effare Pinuche.
— Parce que, depuis hier soir, ce porc sanieux ne fait plus partie de la police, mon bon, rétorque le Vieux. Des années durant j’ai fermé les yeux sur ses répugnantes frasques, sur ses excès dégradants, seulement, comme l’écrivait Louis Aragon dans Minute pas plus tard que la semaine dernière : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se cache ! »
Pinaud chancelle. Il est obligé de s’adosser à la cloison. Une teinte vert-épinard envahit son visage fripé.
— Monsieur le directeur, vous ne pouvez pas faire une chose pareille !
— Ah non ? grince le Chauve-chauve.
— J’en mourrais, chuchote César dans un souffle.
— Hé, oh ! M’sieur Pinaud, lance Marie-Marie depuis sa couchette, faites-nous pas une infra-structure du mocarde, vous savez bien qu’y plaisante, le Dirlo ! Y aurait pas m’n’onc dans sa firme, les recettes dégringoleraient drôlement.
— De quoi me mêlé-je ! sermonne le Vieux dont je crois bien qu’un œil rit déjà.
— Ben, de ce qui nous regarde justement, rétorque la gamine. Mémé me disait toujours : « Y’a pas plus de différence entre ton onc’Bérurier et un goret qu’entre un député et un aut’député, mais faut lui reconnaît’ses capacités de flic. » Dans son genre, elle ajoutait, mémé, il est meilleur poulet que toute la Bresse réunie. Et pourtant, poursuit Marie-Marie, elle aimait pas les flics, Mémé. Elle disait toujours que ça et bistrotier, c’est des boulots de feignasses.
Parallèlement à ce plaidoyer touchant, nous sommes parvenus à coltiner le Dodu sur une couchette disponible et à l’éveiller par quelques beignes judicieusement appliquées. Il ouvre des yeux injectés de sang et promène sur le louche décor environnant un regard qui se déplace sur la pointe des pieds.
— C’est pas ma cabine ! il profère, depuis le fond d’une bouche aussi suave qu’un champ d’épandage.
Il nous considère mornement.
— Paraîtrait qu’on nous a déménagés ? C’t’un mataf qui m’a dit quand t’est-ce que j’ai rejoint ma cabine…
Le cher homme clapote de la menteuse.
— Quelle soirée ! J’vous jure ! Des comme celle-là, je croyais pas que ça pouvait exister !
— Qu’est-ce que tu as fabriqué ? demande Pinaud.
— La foirinette, avec mon gars de Bonnot-Zaire et sa souris ! On est été dans leur cabine finir la soirée. Ce qu’on a pu écluser, mon neveu ! Des trucs, des bricoles, des machins que je pouvais même plus lire leurs étiquettes. Et puis après, la môme Kankoppachouta m’a entrepris. Yayaï ! Au bout de cinq minutes je me rappelais plus la couleur du cheval blanc d’Henri IV ! Cette technique ! Ces inventions !
Ces accessoires ! Brèfle, c’téducation sexuelle ! Paraît-il qu’on l’a éduquée pour, depuis toute petite. Elle est prêtresse de l’amour dans son patelin. Ah ! dis donc, quand je pense qu’on envoie encore des gosselines s’éduquer au pensionnat des Zoiseaux ! T’aurais vu cette fête des paires, Pinuche !
— Et le Monsieur ? s’inquiète Pinuche.
— Oh ! lui, il roupillait. Groggy, bourré, terminé. Et heureux ! Il nous invite tous à prendre la crème à Hyères aujourd’hui. Ce sont été ses dernières paroles.
— Pendre la crémaillère ! s’étonne Hector qui ne s’est pas encore manifesté car il a des réveils progressifs.
— Ben oui, parce que…
Bérurier se tait et s’assied sur son séant.
— Mince, c’est vrai !
Pressentant une nouvelle couennerie du Gros, je m’approche de lui.
— Quoi donc !
Il relève sa chemise pour fouiller ses poches frénétiquement, un affolement surprenant chez cet être plutôt bovin se manifeste. A la fin, il sort un rectangle de papier rose, tout fripé, de sa vague de pantalon.
— Ah bon, ouf, j’ai eu chaud, dit-il en riant de contentement.
— Qu’est-ce que c’est que ce faf ? demandé-je.
— Un chèque !
— De qui ?
— De monsieur le senor…
Bérurier lit laborieusement le nom libellé au bas de son papier.
— … Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno, articule-t-il. C’est mon Sud-Amerlock !
— Dis voir, c’est un beurre, ce mec. Il te refile sa technicienne du radada et en plus il rémunère tes prouesses !
— C’est pas mes éprouesses qu’il a munéré.
Là, Béru semble avoir quelque difficulté à se mettre à jour.
— Tu permets, dis-je en lui prenant le chèque aux doigts.
Je lis la somme portée sur le rectangle rose et les lampions m’en dégoulinent du crâne.
— Quoi ! m’exclamé-je, trois millions de dollars ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
Acculé (de frais) dans ses ultimes retranchements, la Gonfle plonge pour une confession publique.
— Tu sais que pour vanner un peu, j’y avais prétendu que c’était moi le grand pédégé de la compagnie Pacqsif ?
— Oui, et après ?
Le Mastar renifle sa contrition.
Ben, une chose en amenant une autre, et comme il insistait, je lui ai vendu le Mer d’Alors.
10
Les règles les plus élémentaires de la progression dramatique m’obligent à changer de page avant de poursuivre. Cela justifie l’effrayant silence qui vient de s’établir (à son compte) dans le dortoir. Silence à peine troublé par les ronflements de Berthe.
Qui va le rompre ? Qui va réanimer cette pétrification générale ?
Le Vieux, bien sûr ! Il aura bu le calice jusqu’à l’hallali, notre vénéré Maître ! Rien ne lui aura été épargné dans le domaine des mortifications. Il sera venu souiller son standing sur ce bateau du diable, le Big Chief. Y perdre sa belle face glabre, si aristocratique…
— Il a commis une chose pareille ! dit-il d’un ton presque pensif.
N’a plus la force de s’adresser à Bérurier, directement. L’est obligé de causer de lui à la troisième personne. Serait preneur pour une quatrième qu’on lui proposerait, une spéciale réservée seulement à la qualification des abjections de l’univers.
— Ecoutez, Patron, c’était la fête, bougonne le Dodu.
Le Vieux glisse les mains dans les poches de son pyjama de soie à rayures qui lui donne l’aspect d’un forçat de luxe.
— San-Antonio, mon garçon, dites au poussah ici présent qu’il cesse à tout jamais de m’appeler patron et rappelez-lui que, depuis hier soir, il ne fait plus partie de notre valeureuse administration.
Sa froide colère dégage une température voisine du zéro absolu. Personne, y compris cette pie-borgne de Marie-Marie, n’ose plaider pour le paria.
Personne ? Que si : Béru soi-même !
— Ben quoi, m’sieur le directeur, fait-il avec enjouement, y’a pas de quoi péter une pendule à cause d’une plaisanterie de soûlots. Il était plus blindé que moi, le zig de Bonnot-Zaire.
Le Big Dabe ne prêterait pas davantage l’oreille aux gargouillis d’un tuyau de vidange.
— Priez ce grotesque personnage de se taire en ma présence, San-Antonio, je vous en conjure. Quand il vient de parler on a envie d’actionner la chasse d’eau ! Et puisque vous avez ce chèque en votre possession, courez le restituer à l’abruti qui a pu confondre ce clown malodorant avec le PDG d’une prestigieuse compagnie maritime sur les bâtiments de laquelle flotte le pavillon français. J’espère qu’après une bonne douche froide, cet argentin argenté sera revenu de ses mirages !
— J’y cours, Boss ! servilé-je, manière de lui engourdir la rogne. Je vais arranger ce canular en moins de deux.
Je sors, flanqué de Ross, lequel part comme prévu à la conquête de notre breakfast.
Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno occupe un appartement dans le patio, tout là-haut, sous la grosse cheminée rouge baguée de blanc qui vomit plus de fumée en une heure que les usines Renault en douze mois d’activité. Des escarbilles larges comme des feuilles d’impôt pleuvent dans l’espèce de cour intérieure cernée de portes et de petites fenêtres carrées. Chacune de ces portes est assortie d’un nom d’île. Il y a l’appartement « Tahiti », l’appartement « Corse », l’appartement « La Réunion », l’appartement « Ile Saint-Louis ». Toutes ces îles, les lecteurs géographes l’auront remarqué, sont des possessions provisoirement françaises.
Béru m’a appris que le senor Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno[13] occupe « Tahiti ».
Un matin miraculeux, tout bleu, tout doré, se lit à travers l’orage de suie vomi par la cheminée. On entend des ziziques, çà et là. Des bruits d’eau.
Je sonne à la porte. Car il y a un timbre, comme sur les traites acceptées. Un silence gueuledeboitesque seul me répond ! Je resonne. Nothing ! Me souvenant que nous approchons des côtes d’Espagne, je tambourine. Toujours peau de balle et ballet d’écrin. Les partenaires de la Globule seraient-ils déjà à la salle à manger ? Ou à la première messe, qui sait ? Un Argentin est fatalement catholique.
Comme je m’apprête à les-talons-tourner ou à tourner l’étalon, si vous préférez, je m’avise d’une chose insolite bien qu’elle relève du principe bien connu des vases communicants : un filet d’eau sourd sous la porte ripolinée de l’appartement.
De prime abord je n’y avais pas pris garde. De l’eau sur un navire ne surprend pas plus que dans la tête d’un académicien. Plus exactement, je croyais cette eau stagnante.
Le fait qu’elle sorte de l’appartement Tahiti indique formellement que les occupants dudit sont partis pour leur maison de campagne en oubliant de fermer le robinet de la baignoire. Machinalement je tourne l’élégant loquet de cuivre ouvragé représentant une main fermée dont le pouce est inséré entre l’index et le médius avec cette fière devise gravée en arc de cercle : « Tiens, fume, c’est du Belge. » La lourde s’écarte docilement et un flot d’eau accéléré par le roulis me noie les paturons.
Ça cascade dans le fond de l’appartement. Bien que n’ayant pas fait mon service militaire dans le corps d’élite des ça a peur pompier, je m’élance jusqu’à la salle d’eau (laquelle n’a jamais autant mérité ce qualificatif qu’en ce moment). Et qu’y découvré-je ? Ne vous cassez pas le tronc, je suis payé pour vous le dire. La merveilleuse partenaire de Béru, mes chéries. Complètement nue, au point qu’elle a même ôté sa mouche sur le front.
Sa posture n’est pas très académique, je dirais même qu’elle est scabreuse, vue que la demoiselle est installée sur son bidet. C’est de cet appareil que coule la flotte. Curieuse variante du Manneken-Pisse. Je vous raconte ces détails parce que, franchement, ils n’ont plus rien d’indécent étant donné que cette pauvre hindoue est allée rejoindre ses aïeux au paradis des éléphants blancs et des vaches (enragées) sacrées.
Deux balles dans le cœur, même si on les morfle dans la salle de bains de Barnard, ça ne pardonne pas. On lui a balancé le potage à moins d’un mètre. Ça l’a foudroyée sur place. Elle est partie en arrière et s’est adossée à la cloison. C’est dans cette étrange position que la rigidité cadavérique a fait son œuvre. Pour la mise en bière faudra pas un cercueil mais l’emballage d’un réfrigérateur.
Ecœuré, je sors du local après avoir fermé le robinet du bidet.
L’appartement se compose de deux chambres dont l’une est transformée en salon.
C’est dans la première que gît le gros corps du sieur A. B. E. P. A[14].
Contrairement à sa compagne de croisière, il est entièrement vêtu. Il repose en travers du canapé, les bras en croix. On l’a plombé de deux balles dans la poitrine, lui aussi. Le meurtrier doit avoir un tic !
Un examen rapide des lieux ne me révèle rien, mais me permet de découvrir sur le burlingue un papier à lettres à en-tête de la compagnie Pacqsif comme il y en a à la disposition des passagers, dans toutes les cabines.
Un acte de vente du Mer d’Alors y a été dressé dans un charabia franco-espagnol et d’une écriture déformée par l’alcool. Il a été signé par les deux parties. Je me grouille de l’empocher. Je m’empare alors du chéquier qui flanquait le document et j’arrache le talon du chèque libellé à l’ordre de Bérurier. Ce petit boulot exécuté, je vide les lieux d’un pas pesant d’homme croulant sous le poids des fatalités.
Les malheurs, c’est comme les agents-cyclistes : ils ne vont jamais seuls.
Lorsque je reviens dans notre asile de nuit, j’y trouve Oscar Gaumixte en pleine gesticulation.
De quoi ? Manger ? Et puis quoi encore ! Un breakfast ? Nous rêvons ? Des œufs brouillés, qu’il demandait le larbin anglais, de la marmelade, of course, du thé, du porridge, des toasts pour tout le monde ! C’est de la provocation ou quoi ? Parler bacon dans notre position ?
Avoir faim ! Se souvenir qu’il existe de la nourriture alors qu’on macère dans le plus noir opprobre ! Se servir de nos dents quand deux personnages considérables viennent de s’escamoter, à nos nez d’idiot et à nos barbes de crétin ?
Voulez-vous que je vous dise, pour ce qui est de la boustifaille, mes drôles ? apostrophe l’armateur. Mon cul ! Vous m’avez bien compris ? Mon cul ! A dix heures nous touchons Malaga, vous y débarquerez avec armes (inutiles) et bagages (superflus) et je ne veux jamais plus entendre parler de vous ! Jamais ! Le temps aidant, l’âge venant, peut-être finirai-je par oublier vos existences incongrues ! Non contents d’être plus inutiles que des emplâtres sur des jambes de bois[15] vous créez des scandales à bord !
Il fustige Berthe du doigt.
— Cette houri a ruiné notre soirée d’hier ! L’infirmerie est pleine d’éclopés. Le médecin ne sait plus où donner de la gaze ! La pharmacie est pillée.
Il met, de son même geste intraitable, Félix en accusation.
— Cet hurluberlu a défilé sans pantalon dans la coursive en exhibant, m’a-t-on dit, un faux appendice qui a révolutionné les passagères.
— Comment, un faux ! s’indigne le Prof.
— Silence !
— Quant à ce veau défraîchi, continue l’accablant Gaumixte, il a arpenté tous les ponts en braillant des chansons d’ivrogne, et vous voudriez que l’on vous donne à manger !
— Donnât ! rectifie m’sieur Félix ; que l’on vous donnât !
Gaumixte lui postillonne des microbes bourgeois en pleine poire.
— Souhaiteriez-vous que de surcroît je vous donnasse mon pied au cul, vieil abruti, hydrosexuel, suborneur, éléphantoche ? Le jeûne pour tout le monde ! La petite fille seule aura droit à une tartine de confiture, un point c’est tout ! Et de la vulgaire gelée de pomme, encore ! Celle du personnel, même pas : le pot réservé aux plongeurs nègres ! A Malaga, c’est moi qui veillerai à votre débarquement, bande de pique-assiettes ! Vous coltinerez vous-mêmes vos hardes ! A la queue leu leu, comme des bagnards !
Bérurier qui se morfondait au creux de sa honte relève son chef raviné par les récentes libations.
— Dites donc, le Gueulard, murmure-t-il. Les policiers français…
Il se tourne vers le Vieux :
— Même les « ex », ajoute-t-il, n’ont pas l’habitude de se laisser traiter de bagnards. Pour pas que vous l’oubliiez, permettez-moi de vous offrir ce petit pense-bête !
Joignant le crochet du droit à la parole, il file un tel parpin au menton de Gaumixte que ce dernier décrit une triple pirouette avant d’aller s’écraser contre la cloison. Il crache trois dents et tombe assis, sonné à bloc.
Le Gros recueille les trois ratiches expulsées, lesquelles se composent de deux incisives et d’une molaire couronnée. Il les fourre dans la main de l’armateur :
— Tiens, Gamin, lui dit-il, tu les feras monter en porte-clés !
Le Vieux pousse un long soupir.
— Bérurier, déclare-t-il, je crois bien que vous venez d’être réintégré dans la police.
11
On se penche sur le problème d’Oscar Gaumixte. Il a beau nous traiter comme épluchures de bananes, comme lavements usagés, comme faf à gogues, il n’en est pas moins notre hôte. Aussi chacun use-t-il d’une thérapeutique de son invention pour revigorer le braillard, le tyran. Pinaud lui virgule une bassine d’eau dans le portrait, Berthe lui fout une baffe, Marie-Marie lui tire la langue, Hector lui murmure des encouragements, m’sieur Félix lui explique le principe du KO, et le Vieux conseille à Ross de lui administrer quelques coups de bâton dans les cerceaux.
Comme tous les sanguins, Gaumixte récupère vite. Sorti des brouillards, il considère les trois ratiches aux creux de sa paume, torche d’un revers de manche la bave mousseuse et sanguinolente qui lui sort des brèches et hurle à l’adresse de Bérurier :
— Affaffin ! Affaffin ! Ve porte plainte ! Polife ! Au fecours !
Il nous interprète la grande scène de l’édenté. Il y mêle sa carrière, sa femme, son fils polytechnicien. Il ne lui manquait pas une chaille, à Oscar, jusqu’à ce matin fatal. Toutes ses croques au complet, impec, bien rangées, mieux entretenues que les cocottes du siècle dernier. Sa joie, sa gloire, son orgueil ! Il pouvait rire Colgate. Bâiller sans mettre sa main devant la bouche ! Exclamer des « Aaaaah » la tête haute ! Son épouse ne parlait que de sa denture exceptionnelle. Son grand garçon jouissait d’un prestige particulier auprès de ses condisciples à cause des dents fabuleuses de son papa. A la compagnie, ses pires ennemis, tous à râteliers, baissaient pavillon quand il se filait en pétard. On a le droit de parler fort quand on a la bouche pleine de dominos bien à soi. On en impose ! Bref, on peut se permettre d’avoir les dents longues. La perte de ses trois tabourets le fait sangloter. Il tient la vilaine passe, décidément. C’est la période merdatoire de sa vie. Il aurait dû démissionner au début de l’année, choisir une nouvelle voie, n’importe laquelle : écrire ses mémoires par « rirailleteur » interposé, histoire de se faire cloquer le Grand Prix de l’Académie Duquai-Ducon. Ou bien se lancer dans la politique. l’Uhénaire demande des volontaires députés à corps (électoral) et à cris (du peuple), justement. Ils arrivent plus à se fournir assez. Ils font des rafles pour dégauchir (si je puis écrire) des candidats. Le mec qu’est pas en règle, piaf : il a le marché en main : « T’es député dans les deux Nièvres et Vilaine ou sinon c’est le mitard ! » Alors vous parlez : Gaumixte, avec ses titres, son passé, son appartement avenue Foch, sa maîtresse au Français (comme les aristos d’avant-naguère de 14 disent oui), c’était du beurre, de l’inespéré, de l’or en barre ou alors il aurait pu se faire commanditaire de théâtre car il a plein d’amis financiers. Il remontait « L’Anti-gaulle » d’Anouilh avec Jacques Soustelle dans le principal rôle !
En tout cas il se vengera, et on assistera à des représailles monumentales. Pour commencer, il va le faire mettre aux fers, Béru. Y a une cellule à bord, toute en acier, un vrai coffre-fort. Quand il sera enfermé dedans, le Gros, on brouillera la combinaison et on l’oubliera. Je me penche sur le vociférateur : et je lui parle à voix basse pour l’obliger de m’écouter.
— Dites donc, Gaumixte, vous prétendez que le Mer d’Alors comporte une cellule, voilà qui est très bien, mais dispose-t-il aussi d’une morgue ?
L’étrangeté de ma question ne lui échappe pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je tiens deux cadavres à votre disposition, mon bon ami, et qu’il serait sage de les placer dans un endroit aussi discret que climatisé si vous voulez éviter une émeute et une épidémie à bord.
— Que racontez-vous à ce malotru, San-Antonio ? intervient le Dirlo. Parlez tout haut afin que nous en profitions !
— Permettez-moi d’avoir un petit aparté avec Oscar, Patron, toute vérité n’est pas bonne à dire à haute voix.
Gaumixte est devenu sage comme une image. Il me regarde en pointant un mignon bout de langue rose dans les nouveaux intervalles de ses croqueuses.
L’importance de la nouvelle lui a fait retrouver son calme, sa lucidité et son esprit d’organisation.
— Alors, on ne les a pas flanqués à la sauce ? suchote-t-il.
— Qui ça ?
— La femme du ministre et le second.
— Il ne s’agit pas d’eux. Oscar, mais du couple occupant l’appartement « Tahiti » sur le patio. Un gros argentin et son amie hindoue. Quelqu’un les a révolvérisés cette nuit.
— Ah bon, très bien, murmure l’armateur, comme eu un songe.
Il a dépassé le point critique. On pourrait lui annoncer que sa dame a été violée par un marteau-pneumatique et que son fils a assassiné le Président de la République qu’il ne réagirait pas. La colère est tributaire du supportable. Lui, il navigue dans les régions miséricordieuses de la suprême indifférence.
— Voyez-vous, Oscar, deux cadavres posent des problèmes que les disparus vous épargnent. C’est propre, l’absence, c’est hygiénique, tandis que des carcasses… Alors je vous propose le plan d’action suivant : nous déménageons en douce ces pauvres défunts. On les colle à la morgue sans parler de la chose à quiconque, vous me suivez ?
— Oh, très bien ! me rassure le pédégêné.
— Bon, Ensuite, mobilisation générale, pour découvrir coûte que coûte le meurtrier. Foi de San-Antonio, nous lui mettrons la main dessus !
— Bravo !
— En conjuguant nos efforts, peut-être arriverons-nous à taire ce drame aux passagers du Mer d’Alors pendant la durée de la croisière, ce qui est essentiel !
— Capital ! fit fiévreusement Oscar Gaumixte.
— Avoir connaissance d’un crime devient une chose rassurante lorsqu’on vous annonce simultanément l’arrestation de l’assassin.
— Pardi !
— Il va falloir nous rendre nos cabines précédentes.
— Cela va de soi.
— Nous laisser carte blanche !
— Vous l’avez !
— Ne plus piquer ces crises qui nuisent à votre denture, à notre moral et au prestige de votre pauvre compagnie !
— C’est juré !
— Nous vivons des heures graves, Oscar. Un fou sanglant est à bord. Il rôde autour de nous. Il est en crise ! Il frappe ! Il frappera peut-être encore !
Justement, on toque à la porte.
— Non ! Non ! Pitié ! Grâce ! J’ai peur ! Pas moi ! J’ai un enfant ! Je paierai ! Combien ? clapote l’armateur en proie à une frousse noire.
— Entrez ! crie le Vioque.
C’est seulement M’man et Mme Pinuche qui nous amènent les reliefs de leur petit déjeuner.
Le big directeur de la compagnie Pacqsif, de soulagement, éclate en sanglots.
Il nous demande pardon, à tous, de ses brimades. Il va nous réintégrer dans nos appartements. Il nous servira lui-même le caviar ; désormais, ne nous quittera plus, nous lavera les pieds.
— Je vous aime, nous dit-il, le visage noyé, les bras tendus. Oh ! que je vous aime !
Et il quitte le dortoir en nous envoyant des baisers du bout de ses doigts potelés.
Le Vieux écoute mon rapport sans mot dire. Béru, par contre interjectionne désespérément. Eh quoi ! Son copain potentat ! Sa déesse de l’amour ! Morts ! Assassinés ! Il n’y peut croire ! J’ai dû avoir une vision, ou bien je me suis gourré de cabine !
— Taisez-vous donc, lamentable bonhomme dépravé ! l’interrompt le Boss, ulcéré. Ainsi vous voici impliqué dans une affaire de meurtre à présent ! Ah ! non, décidément, je ne puis tolérer un élément comme vous dans la police. Force m’est donc de vous démissionner de façon définitive.
Bérurier incline la tête. Il sait que cette sanction est juste, qu’on doit évacuer les fruits gâtés de la corbeille. Il paiera. Il est prêt.
— En attendant, m’impatienté-je, il faut trouver le moyen de coltiner les deux corps à la morgue sans attirer l’attention.
Nous décidons de nous porter sur les lieux afin d’aviser.
12
On sent très bien que la police officielle restera toujours sa plaie vive, à Hector. Son eczéma. Sa purulence. Il fait le complexe du détective bidon, quoi. Notez qu’en France, la police privée, c’est de la guignolade. Quelques vieux poulardins à la retraite mis à part, les Nick Carter d’officines ne sont que des plaisantins, mateurs d’hôtel de passe, scruteurs de bidets, fileurs de petites bourgeoises énervées par les approches de la trentre-cinquaine. Piqueurs de fraiche surtout. La petite provision puis le nouvel acompte ! Ils anarquent les cornards en entrenant leurs doutes. Ils encaustiquent les cornes une point c’est tout. Je me rappelle un émission de téloche au cours de laquelle on interwievait des « apprentis » policiers privés ! On se serait cru à l’asile, mes drôles ! Fallait voir leurs bouilles aux futurs Sherlock Holmes. Entendre leurs propos. La manière qu’ils expliquaient leur vocation. Ce qui les excitait, c’était la filature. Emboiter les pas d’un individu. Le suivre un moment à travers sa pauvre vie, observer comment qu’il bouffe et qu’il b… ! Les dingues ! Des ramollis ! Des vicelards masturbés du bulbe. Ratés jusqu’au trognon. Effrayants d’inconscience, d’irrespect humain. Plus encornés d’ores et déjà que tous leurs clients à venir ! Médiocres jusqu’à la moisissure. L’âme gazonnée de vert-de-gris. Délectables délateurs. Chevaliers de l’abjection ! Moins appétissants que des ustensiles périodiques. Méprisables infiniment.
Hector, sa Pinaudaire-Agency, il s’est appliqué autant que faire se pouvait à la tirer loin des rivages immaculés de Jacob et Delafond. L’adultère n’est pas son bidet de bataille. Il essaie de mijoter de la vraie policerie, lui. Le renseignement commercial, il pratique surtout. La recherche de gamins fugueurs. C’est écrit sur son papier à lettres, en termes choisis, précis. Il a voulu tellement l’expliquer, son idéal détectif, qu’il ne reste presque plus de place pour la correspondance. Y’a plein d’encarts en italique rouge, des encadrés, des maximes, des extraits de la Bible, même ! Une profession de foi, je vous dis, son bloc correspondance.
Toujours est-il qu’au milieu de vrais poulagas, il se sent moralement en quarantaine, Hector. La flicaille, mes amis, c’est comme l’homosexualié ; on en est ou pas. Lui, il a beau se prétendre enquêteur, démasquer les fraudeurs à l’assurance, faire avouer les bonniches chouraveuses, il n’en est pas, n’en sera jamais. Le dernier des contractuels rayonne d’un plus pur éclat que mon pauvre cousin.
— Tu viens avec nous ? lui proposé-je.
— Non, merci, refuse-t-il. Je ne suis pas payé pour m’occuper des assassinés mais seulement des disparus.
On dirait qu’il nous en veut de ces deux meurtres bien saignants, bien concrets. Il nous boude.
M’sieur Félix déclare bien haut qu’il nous accompagne mais une fois pris le tournant de la coursive, il me biche à part pour une conférence au sommet.
— J’ai demandé à vous suivre, mon cher San-Antonio, afin de fausser compagnie à la dame Bérurier dont la tyrannie me devient un fardeau. Cela dit, occupez-vous de vos oignons, moi je m’occupe des miens.
Et il tire sur bâbord, cependant que nous optons pour tribord.
Tout en cheminant, j’interroge le gars Béru.
— Lorsque tu as eu terminé tes galipettes avec la belle hindoue, cette nuit, t’es-tu attardé ?
— Pas le moins du monde. J’en avais quine de tout ce circus, les guiboles comme des bas sans jarretelles ! Je m’ai barré en vitesse.
— L’Argentin dormait, m’as-tu dit ?
— Affalé sur le canapé, comme une vache crevée !
— Et la môme ?
— Je l’ai vue entrer dans la salle de bains.
Par conséquent, le futur meurtrier se tenait à l’affût dans le patio, guettant la sortie du Gros.
— Tu n’as vu personne en quittant l’appartement ?
— Non, personne !
— Dans l’ombre du patio, tu n’as deviné aucune présence ?
Le Vieux dit d’un ton peu amène :
— Comment un individu ivre mort saurait-il « deviner une présence dans l’ombre », mon pauvre San-Antonio ?
Béru ploie un peu plus sous le sarcasme.
— Y’avait pas d’ombre, dit-il. Le patio était éclairé à journaux.
Nous y déboulons tous les quatre (car Pinuche est du cortège, cela va sans dire). Le coin est désert à cause de cette foutue cheminée qui glaviote plus fort que le Creusot en période de guerre. Mes compagnons entrent à ma suite et se recueillent devant les deux cadavres.
Le premier, Pinuchet prend la parole.
— Un carnage, dit-il.
Il furète un moment dans l’appartement et annonce :
— L’assassin était embusqué dans cette penderie. C’est ici qu’il a attendu le départ de Béru. Vous voyez : il y a des traces de suie laissées par ses semelles.
— Exact, approuve le Vieux. Et il a tué la femme en premier, car les traces sont plus nettes dans la salle de bains qu’auprès du canapé. Il faudra les relever, mes amis. Si nous pouvions fouiller minutieusement tout le navire, on pourrait peut-être démasquer le meurtrier grâce à ces résidus de mazout !
— Je ne le crois guère, Patron, soupiré-je. Tous les gens qui se baladent sur les ponts extérieurs ont peu ou prou leurs souliers maculés.
— Monsieur le directeur ! s’exclame le Navré en brandissant un objet noir à la forme caractéristique. Regardez ce que je viens de trouver dans la poche du gros bonhomme ! C’est l’arme du crime, on dirait !
Nous nous approchons de l’arme.
— Oh, merde, soupire le Gros : mon revolver ! Décidément c’est ma fête !
— De mieux en mieux, parfait, bravo ! vocifère le Vieux. Vous allez voir que ce sera vous l’assassin, Bérurier !
Alexandre-Benoît s’insurge.
— Oh ! m’sieur le directeur, comment pouvez-vous penser une chose pareille ! Moi : un ancien policier, intégré et tout ! Tuer des gens en dehors du service ! ! !
— Je vois ce qui a dû se passer, fais-je. Le meurtrier guettait dans cette penderie le retour du couple. La présence de Béru l’a fait surseoir à ses desseins. Il a attendu le moment favorable. Le Gros s’est mis à batifoler avec la jeune femme… Au fait, où t’es-tu défringué, Béru ?
— Ici, dit-il en montrant un fauteuil placé devant la penderie.
— Et tes manœuvres de printemps ont eu lieu où ?
— Dans la piaule d’à côté.
— Si bien que l’assassin a eu tout le loisir de palper tes hardes pour s’assurer de ton identité et, ce faisant, de découvrir ton feu. C’était une aubaine sur laquelle il s’est jeté. Tes prouesses terminées, tu t’es rhabillé sans le rendre compte que ton veston était plus léger.
— Partir en vacances avec un revolver ! Je vous jure… soupire le Dirlo. Essayez donc de relever des empreintes sur l’arme. Pinaud, vous saurez ?
— Naturellement, monsieur le directeur, avec de la farine, du blanc d’œuf et un buvard…
— Parfait. San-Antonio, allez demander à cet hurluberlu de Gaumixte où se trouve la morgue, Pinaud et l’ex-inspecteur Bérurier vont se mettre en quête d’une malle assez grande pour permettre l’évacuation des corps. Quant à moi, je vais demeurer ici afin de poursuivre les investigations et interdire l’entrée de l’appartement aux garçons de cabine et autres femmes de chambre.
« Compris, messieurs ? »
— A vos ordres, Chef !
Béru joint ses mains et demande au Dabe, avant de sortir :
— Vous permettez que je vous appelle encore un peu chef, Chef ? Juste pour dire, le temps que je me déshabitue, quoi !
Et il ajoute, les cordes vocales emmêlées :
— Ayant d’en arriver là, j’ai quand même z’eu des états de service dont au sujet desquels vous pourriez p’t’être tenir compte, m’sieur le directeur.
Le courage de la situation lui est venu, à Gaumixte. Il a retrouvé la devise de sa famille dans le compartiment secret de son attaché-case : Faire front ! C’est pourquoi il a tenu, courageusement, à nous escorter jusqu’à la morgue dont il s’est muni de la clé en douce.
Auparavant, le voici dans la cabine du drame, rasé de frais, du talc aux oreilles, préciserait Georges Simenon, vêtu d’un costume à rayures bleu et blanc qui, mieux que des mots, affirme sa volonté d’être optimiste.
Il ose regarder les morts ; avec un poil de rancune dans la prunelle, il convient de l’avouer. Il ne comprend pas qu’on vienne mourir sur un bateau de plaisance. Ça lui paraît indécent.
— Qui est cet homme, Oscar ? questionne le Vioque en montrant le cadavre de l’Argentin.
Gaumixte plisse les yeux et, au lieu de répondre, se met à compter sur ses doigts en marmonnant.
— La dix-septième fortune du monde, Achille, finit-il par articuler, non ! La dix-huitième : j’oubliais les Isaac de Mouton de Montrote. Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno est le roi de la viande congelée, le vice-roi de la viande surgelée et l’empereur de la viande fraîche. La Villette nous voici ! Il y a plus d’abattoirs dans son patrimoine que de carats dans le solitaire qui s’ennuie à son petit doigt. Il possède en outre des pâturages grands comme deux fois la France. Chez lui, on va « en champ-les vaches » en hélicoptère. Tous ses bergers sont pilotes de ligne.
— Hmmm, je vois, approuve sentencieusement le Vénérable (qui ne voit rien d’autre en l’occurrence qu’un gros mort verdouillâtre).
Avec Oscar Gaumixte, si on est parfois privé de breakfast, on n’est pas privé de disert. Il repart, prolixe, frénétique :
— Il possède des puits de pétrole pour ravitailler ses tracteurs, des aciéries pour fabriquer ses boîtes de conserve et des papeteries pour en confectionner les étiquettes.
Bleustein-Blanchet fait partie de son secrétariat. Il a des châteaux en Espagne (les moins chers), des appartements dans les grandes capitales. Il tutoie vingt-deux présidents de la république, non, vingt et un, depuis que Johnson a achevé son mandat. S’il fréquentait une hindoue d’excellente famille (ce disant il désigne d’un coup de pouce la salle de bains) c’est surtout parce qu’il avait un grand projet concernant l’Inde : créer à Calcutta une conserverie de vaches sacrées. Il se proposait de récupérer ces animaux après leur mort et de les mettre en conserve au lieu de les enterrer. Chaque foyer aurait eu peu à peu sa boîte de vache sacrée condensée. Génial, je vous dis ! Un promoteur à explosion, Alonzo ! Un semeur d’idées ! Un ramasseur de fric !
— Vous semblez parfaitement le connaître, Oscar ? apprécie le Dirlo.
— J’avais une bonne raison pour cela, Achille.
Le véhémenteur se calme. Il tète son cigare éteint, en mange trois centimètres dont il recrache les os sur le tapis.
— Quelle bonne raison, cher ami ? se permet d’insister le Chau-chauve.
Gaumixte prend un air de maquignon doublé, d’espion démasqué, de roi de Suède auquel Jean-Paul Sartre a retourné son Prix Nobel par la poste.
— Je ne devrais pas vous le dire, Achille.
— Faites un effort !
— Vous ne le répéterez pas ?
— Naturellement ! dit le vieux, sans préciser si c’est « naturellement que oui, ou naturellement que non ».
Gaumixte retire son cigare de sa bouche. Le habana ressemble maintenant à une peau de banane gâtée.
— Je peux parler devant lui ? demande-t-il en me pointant.
— Comme devant moi-même, assure le Boss, flatteur.
— Bon, soit, je prends le risque, je plonge. Tant pis, c’est un secret professionnel que je trahis. Notre compagnie, Achille, notre belle, notre chère, notre glorieuse compagnie qui, pendant des décades et des décades, a porté le pavillon de notre belle France de continent en continent, notre compagnie est au bord de la faillite, Achille. Qu’est-ce que je dis, au bord ! Elle a un pied dans le vide et l’autre sur un pot de vaseline.
— Et vous comptiez sur ce pauvre milliardaire pour la renflouer ? croit deviner le Big Boss.
— Dans un sens, oui.
Il glisse sa bouillie de tabac dans sa poche et déclare :
— Nous étions en pourparlers avec lui pour lui vendre le Mer d’Alors.
13
Vendre le Mer d’Alors ? répète le Vieux en me coulant un regard qui en dit long comme un pensionnat de serpents en promenade. Et combien espériez-vous le vendre, Oscar ?
Gaumixte ressort de sa poche sa purée de Rafaël Gonzalès, la remodèle tant bien que mal, la rembouche, la rallume et fait semblant de la fumer.
— Discrétion discrétion, Achille ?
— Ben voyons !
— Juré ?
— Juré !
— On lui en demandait deux-cinq en espérant traiter à deux.
— Deux-cinq, quoi ? insiste le Dabe.
— Deux millions de dollars et demi, mon bon. Ça les vaut presque ! Si je vous faisais le prix de revient de ce bâtiment, c’est vous qui n’en reviendriez pas : de la moquette partout, vous avez remarqué ? Et il est entièrement ignifugé, ce barlu ! La planche a découper du Chef exceptée, rien n’est inflammable, ici ! Et les boutons de portes, dites, Achille : les boutons de porte, vous avez vu ça ? Non mais touchez, par curiosité, touchez ! En cuivre ! Enfin on dirait du cuivre… Je ne vous parle pas de la décoration ! Un tableau de maître dans chaque appartement de luxe. Signé ! Ça vaut une fortune, ces trucs-là. Je sais que la Samaritaine nous a fait des conditions étant donné le nombre de toiles acquises, mais nous l’avons senti passer. Vous avez remarqué l’orientation des cabines ? Tous mes hublots ont vue sur la mer, Achille ! Je ne vous l’avais pas dit ? Tous ! Regardez, regardez par le hublot, Achille, par curiosité. Qu’est-ce que vous voyez, hein ? Hein ? Ben dites-le, quoi, merde ! La mer ! ! !
Il s’éponge le front.
— Ah, il était coriace, le bougre ; dame : un milliardaire !
Il se plante devant l’énorme cadavre verdouillant de feu A.B.E.P.A. et murmure après un temps de contemplation :
— C’est malin : se faire assassiner avec tout ce pognon ! Compliments !
(Puis, à nous, éploré.)
— J’allais vendre, j’aurais vendu ! Il en avait envie du Mer d Alors, ce connard ! Il le voulait pour sa collection !
(Retournant à feu l’Argentin.)
— Ah ! c’est autre chose que nos pétroliers qui puent l’essence, hein, gros dégourdi sans malice ! Ça vous a une autre ligne que nos cargos poussifs qui ressemblent à des vaches pleines ! Ou que nos bananiers plus enfumés qu’un appartement Louis XIII !
(Frappant le plancher d’un talon rageur.)
– Ça c’est du bateau signé, mon p’tit Alonzo ! Il a été conçu Français, quoi, merde ! Il a un pedigree ! Le monsieur qui a dessiné la proue connaissait celui qui a inventé la poupe, oui, Môssieur ! Pas comme dans vos pays de carnavaux où les ingénieurs des chantiers navaux font la maquette d’un bateau avec le jeu des sept familles !
Nos navires, mon pauvre roi du Congelé, on les pense avant de les faire ! Et quand on les a faits, on les habille, et pas au Carreau du Temple, mais chez Balmain ou chez Coco Chanel. On les traite comme des gonzesses, NOUS !
(Se tournant pour nous prendre à témoin.)
— A deux millions de dollars je le lui laissais ! Avec les tapis, le plein de mazout, le commandant, tout ! J’emportais que ma brosse à dents !
(Se jetant contre la poitrine du Vieux.)
— Deux millions de dollars, Achille ! Le salut ! L’oxygène ! On allait pouvoir payer le gaz, régler la note de l’épicier, faire repeindre mon bureau ! Survivre, quoi, merde ! Le pavillon de la compagnie allait continuer de flotter au-dessus de la porte de nos agences. Voulez-vous que je vous dise ce qui nous tue ?
(Tendant le poing vers le ciel.)
— C’est ces fumiers, là-haut, avec leurs dégueulasseries de Caravelles, leurs saloperies de Boeings, leurs ignominies de Décès 8 ou 9 ! Vous savez ce qu’ils offrent aux gens, en guise de prime ? De la vitesse, Achille ! On ne peut plus lutter. Ce que nous accomplissons en jours, ils l’accomplissent en heures. Ils ont démantelé l’unité de temps, ces vaches ! Nous promenons nos contemporains, eux les transportent ! Ils leur ratatinent la planète ! La minusculisent ! La Terre, vous voulez que je vous dise ? On se cogne déjà aux murs ! On s’y tient sur un pied ! C’est une pastille en train de fondre ! J’ai essayé de me battre, notez. Ma publicité ? Le bien-être du bord ! La douceur de vivre d’AUTREFOIS ! Le Soleil… Parfaitement, j’ai pris mes risques : je leur ai promis même le soleil à ces nigauds, Achille. Pas la lune : je dis bien, le soleil ! Eh ben, ils s’en foutent ! Ils ont des appareils à se faire bronzer chez eux. Quant à la table trois étoiles, ça leur fait peur. Tous au régime ! La trouille de l’infarctus, le souci de la ligne, du cholestérol, de la rate, du foie, du gésier. Vous vous intéressez à votre cholestérol, vous, Achille ? Moi pas, je l’emmerde ! J’aime la langouste, moi ! Je préfère un foie d’oie au mien. Je ne pisse que du résidu de Chambertin ou de Dom Pérignon, moi ! Je ne suis pas n’importe quel fossoyeur ; je creuse ma tombe avec mes dents, moi ! Chez moi, les bascules ne servent qu’à faire des confitures ! Car je dorlote mon diabète, moi. Je choie mon albumine, je mignarde mon urée. J’ai l’héroïsme de la jouissance ! Je suis le Bernard Palissy de la gueule ! Je déguste l’existence ; je ne la vis pas à travers un ordonnateur de pompes funèbres ! Regardez un peu mon ventre, Achille !
(Il écarte son veston et soulève le devant de sa chemise.)
— C’est pas beau, ça ? En comparaison, la chapelle Sixtine, c’est de la chose en bâton !
(Se laissant tomber dans un fauteuil.)
— Mais maintenant ça va changer, hélas. Lui aussi va péricliter ! O, mon ventre que j’aimais si fraternellement ! Mon compagnon de tous les bons instants ! C’est fini… Regarde !
(Il désigne le cadavre du Sud-Américain à son nombril.)
— Notre avenir gît là. Il va falloir faire faillite et perdre du poids !
Il se prend la tête à deux mains. Il serait bouddha, il se la prendrait à six mains tant est immense son accablement.
J’attire le Vieux dans le fond de la pièce.
— Dites, Patron…
— Oui, murmure le Vioque, je sais à quoi vous pensez : au chèque de Bérurier, n’est-ce pas ?
— En effet. Avant sa mort, le gros Argentin a cru acheter le navire et il l’a payé.
— Seulement la vente ne tient pas puisqu’il l’a acheté à un monsieur auquel le Mer d’Alors n’appartenait pas. Il s’agit d’une escroquerie aux yeux de la loi. Officiellement on enverrait Bérurier en prison et le marché serait déclaré caduc.
— Seulement comme l’acheteur est mort, il ne pourrait re signer un nouvel acte d’acquisition, non plus qu’un nouveau chèque.
L’arrivée de Béru et Pinaud met provisoirement un terme à nos divagations. Les joyeux compères coltinent une gigantesque malle dont le couvercle leur arrive à la poitrine.
— Vide, elle pèse déjà une tonne, gémit la Vieillasse. Il faudra que tu nous aides, San-A.
— Où avez-vous trouvé ce monument ?
— Dans une réserve, derrière la salle de cinéma.
L’union faisant la force, comme le disait si pertinemment quelqu’un dont je n’ai pas très bien retenu le nom, nous chargeons le cadavre d’A.B.E.P.A. dans la malle, puis celui de la belle hindoue. Ces funèbres opérations accomplies, nous nous rendons alors compte qu’il est impossible de transporter ce fardeau de coursive en coursive jusqu’à la morgue.
— Il faudrait un diable ! dit le Boss. Pourriez-vous nous en procurer un, Oscar ?
— Où voulez-vous que je le prenne ! Je ne suis pas porteur à la gare du Nord !
— Bougez pas, j’ai notre affaire, déclare aimablement Béru.
On dira ce qu’on voudra de lui, mais il est ingénieux par moments, le Balourd. En moins de deux (de deux quoi ? je me le suis toujours demandé), il a sorti de leur rail les portes coulissantes de la penderie. Ce sont de forts panneaux massifs munis de roulettes à leur partie supérieure.
— Aidez-moi à basculer la malle !
On suit les directives du contremaître. Bricoleur-né, la Gonfle a tôt fait de visser quatre roulettes à chaque angle de son immense coffiot.
— Et maintenant en route, décide-t-il.
Nous quittons les lieux du drame.
Les roulettes caoutchoutées ne grincent pas. On va poussivement le long des coursives. De temps à autre on croise des touristes qui se plaquent aux cloisons pour nous laisser passer.
— Je peux vous aider, messieurs ? s’inquiète un steward.
— Surtout pas, rebuffe le Gros, c’est ma collection de verre filé, je préfère la casser moi-même.
J’ai bien renouché le parcours avant de m’embarquer. Il existe un trajet discret qui nous permet d’accéder à un monte-charge réservé au service. Le hic, c’est que la cage d’icelui est juste aux dimensions de la malle. Nous devons donc fourrer cette dernière dans la cabine et descendre les quatre étages de ponts par l’escalier pour actionner l’appareil.
Naturellement, ma vélocité me permet d’arriver au pont-batterie le premier et j’ai le privilège d’appuyer sur le bouton d’appel.
A ma grande surprise, les voyants lumineux indiquant la position de l’ascenseur ne s’éclairent pas. Aurions-nous mal refermé la porte du monte-charge ? Furax, j’appuie violemment sur la pastille noire. Enfin les petits rectangles de verre s’éclairent l’un après l’autre, nous rendant compte de l’approche de notre colis. Un zonzonnement de mécanique bien stylée retentit. Boum ! La porte s’ouvre automatiquement.
— Et deux viandes froides, deux ! s’écrie Béru paré pour la réception.
Il demeure les bras ballants en voyant un gros costaud de Noir, vêtu d’un maillot cerclé, sortir de la cabine. L’homme coltine une caisse de bouteilles vides. Il est athlétique, luisant, tout en sourire.
— Hé dites, bredouille Pinaud, vous n’auriez pas aperçu une malle ?
— Excusez-moi ? lui demande le Noir.
— Une malle ! clame Bérurier, tu capito ? Undestand well ? Pigé, yes, mon pote ? Malle ! Bigouze malloche, grande commak ! Peinte en rouge ! Rosso, red ? Tu mords ce que je cause ! Même chose une caisse mon z’ami ! Y’a bon, grande caisse, Coffiot ! With roulettes ! Une box very mahousse ? Vu ? It is allritche ?
— De grâce, ne vous mettez pas dans un état pareil, monsieur, déclare le Noir, s’il s’agit de la forte malle qui encombrait le monte-charge, rassurez-vous, elle n’est pas perdue. Ignorant ce qu’elle faisait là, je l’ai tout bonnement retirée de la cabine et l’ai poussée contre le mur.
Il s’incline et s’éloigne sans s’être départi de son beau sourire.
— Bon, faut que je regrimpe charger ces messieurs-dames, lamente le Gros en gravissant l’escalier.
— Je vais t’aider, renchérit Pinaud en empruntant l’ascenseur, car il a l’esprit beaucoup plus vif que son ex-collègue.
— Y seront bien, ici, déclare Bérurier en essuyant le ruban intérieur de son chapeau ; si tu voudras mon avis, la morgue est plus confortable que le dortoir où qu’on nous a mis dormir.
Effectivement, l’endroit offre l’agrément d’une fraîcheur appréciable en cette matinée d’été méditerranéen.
Le Gravos montre les quatre immense bacs réfrigérés montés sur rail.
— C’est bien, mais ils sont pas outillés pour les épidémies. Encore deux meurtres et on affiche complet, faudra ensuite se rabattre sur le congélateur des cuisines.
Pinuche s’affaire sur les rabats de la malle qui semblent s’être coincés. Mais, patient comme un cruciverbiste ou comme une tricoteuse qui élèverait des petits chats, il vient à bout des deux ferrures. Il soulève le couvercle, émet un léger cri de poulet assommé et tombe assis simultanément sur le parquet et sur ses fesses en gousses d’ail.
— Ben, qu’est-ce qui t’arrive, César ! m’exclamé-je.
Sa moustache mitée ressemble à deux pinceaux qu’on aurait oublié de nettoyer à l’essence de térébenthine : elle est pleine de vilains grumeaux et de poils indisciplinés.
Pinaud émet une plainte d’oiseau nocturne.
— Yzi, yzi, yzi, yzi… couine-t-il lamentablement.
— Ben reste avec nous, Pépère ! lui lance Béru ; t’es en pleine méno, mon pote !
— Yzi, yzi, y z’y sont plus ! articule enfin la Viocharde.
On se regarde, Alexandre-Benoît et moi, comme vous regardez votre sœur lorsque votre beau-frère se met brusquement à uriner dans le piano.
Pourtant, comme il y a un saint Thomas en sommeil dans le cœur du plus grand poète, je m’approche de la malle ouverte.
Pinuche n’est pas maboul, mes frères : elle est laide et bien vide[16].
Vous m’objecterez qu’après les vingt-quatre plombes que nous venons de vivre, un sortilège de plus ou de moins ne devrait pas affecter notre moral, néanmoins, cette malle béante me file davantage le vertige que le grand Canyon du Colorado.
— On nous a barboté les cadavres ! tonne Bérurier.
— Ta bouche, A-B B ! lui dis-je.
Je me concentre intensément. Dans des situations pareilles, s’agit pas de se laisser voguer sur les nerfs, mes colombes, sinon on a vite fait de se retrouver sur le seuil d’un asile, sa valise à la main, et la lettre de son psychiatre dans là poche.
— Qu’est-ce que tu branles ? demande l’irrévérencieux, vachement désinvolte depuis que je ne suis plus son supérieur (ou plus exactement, depuis qu’il n’est plus mon subordonné).
— Je pense, Gros !
— Pense tout fort, qu’on en profite. Et puis ça nous évitera de penser nous-mêmes.
— On a mis trente secondes au plus pour descendre les trois étages. Quinze secondes pour attendre l’arrivée de la cabine. Quinze autres pour parler avec le marin noir. Vous en avez mis une trentaine pour retourner chercher la malle. Par conséquent elle n’est pas restée hors de notre surveillance plus d’une minute et demie. En 90 secondes, il a fallu que quelqu’un la ressorte du monte-charge, la pousse jusque dans un coin peinard, sorte les deux corps et la remette à côté de l’ascenseur. C’est une fameuse prouesse, ça, mes canards !
Ils vont pour parler, mais ensemble, heureusement, ce qui leur neutralise l’envie.
— Nous tenons le bon bout, les mecs !
— Tu crois ? balbutie Pinaud en se remettant à la verticale.
— Yes, Baron ! Cette fois, voilà du vrai positif bien réel ! Le Noir de tout à l’heure est fatalement dans le coup, sinon cet escamotage ne pouvait pas avoir lieu, ça devenait trop juste. Je vois le topo ainsi, les gars : depuis nos investigations chez Alonzo nous étions surveillés. On nous a magistralement filés lorsque nous sommes partis avec la malle. Ils ont profité de la première occasion venue pour récupérer son contenu. Seulement, il leur a fallu utiliser un local situé très près du monte-charge.
— Pourquoi avaient-ils besoin de mettre la main sur les corps, alors qu’ils ont eu une bonne partie de la nuit pour en disposer ? objecte le Bêlant.
— Question pertinente, Votre Honneur, mais que vous voudrez bien laisser en suspens jusqu’à nouvel ordre. Allez remettre cette malle où vous l’avez prise, enlevez-lui ses roulettes et venez me rejoindre.
— Où ça ? demandent-ils en cœur.
— A la cabane, bambou, bambou ! A la cabane bambou, bou ! chantonné-je, je vais de ce pas interroger l’aimable Sénégalais de l’ascenseur. Je suppose que je le dénicherai aux cuisines !
14
J’ai bien supposé car la première personne que j’avise, devant une formidable pile d’assiettes qui brave tangage et roulis (d’ailleurs insignifiants), n’est autre que le garçon de tout à l’heure.
— Auriez-vous un instant à m’accorder, l’abrupté-je.
— Non, me répond-il catégoriquement, car j’ai du travail.
Déjà, un chef de quèque chose (ça se voit au sigle de Citroën qu’il porte au front) me fond dessus comme un sorbet sur une plaque chauffante.
— Vous désirez, monsieur ?
— Parler à ce charmant plongeur.
— Il est en service !
— Moi aussi, dis-je en montrant une carte barrée de tricolore au chef-de-je-sais-quoi-trop.
— Quoi ! La police à bord, bée-t-il.
— A bord, à bâbord, et à tribord, de la quille au mât, de la poupe à la proue, de l’hélice à l’antenne du radar, la police partout ! Qu’on se le dise.
Sans plus me soucier de lui, je cramponne le plongeur par une aile et l’emmène en direction de la vaste salle à brifer, déserte à cette heure encore matinale.
— Que me voulez-vous ? demande-t-il, une fois que nous sommes seuls et sans inquiétude apparente.
— Des confidences, lui dis-je. Primo, votre identité.
Il sourit.
— Voilà des confidences qui n’ont rien de confidentiel. Je me nomme Archimède Heuréka. Une idée de mon père qui était un homme de principes, ajoute-t-il non sans humour, quelques incertains d’entre vous l’auront déjà remarqué.
Il se racle le gosier et reprend :
— Depuis fin juin, mon identité véritable est « Docteur Archimède Heuréka », car j’ai passé avec succès mon doctorat de médecine à la Faculté de Paris.
— Et vous faites la plonge ?
— Il faut bien subsister en attendant que je puisse exercer. Pour m’établir, j’hésite entre la brousse sénégalaise ou le seizième, c’est-à-dire entre la facilité et le snobisme. L’idéal, pour réussir, serait de soigner en brousse habillé par Lapidus ou dans le seizième vêtu d’un boubou. Je crois tout de même que je vais opter pour la seconde solution.
Il me cligne de l’œil.
— Pour un policier, vous semblez particulièrement intelligent, cher monsieur… l’inspecteur.
— Commissaire !
– Ça ne m’étonne pas, et je présage qu’il ne s’agit là que d’un début. Voyez-vous, si j’ai opté pour les eaux grasses du Mer d’Alors, c’est que je comptais y faire une conquête intéressante. Je vous répète que j’ai besoin de m’établir, et vous n’avez aucune idée de ce que peut coûter une plaque de cuivre à Passy ou à La Muette. Or, vous n’ignorez pas, cher monsieur le commissaire, que si notre condition, à nous autres sales Nègres, comporte bien des vicissitudes, elle bénéficie d’un avantage appréciable : notre réputation de virilité, qui n’est pas un mythe, je vous le confie au passage… La France, quoi qu’elle en dise et s’efforce d’en laisser croire, est beaucoup plus raciste que les Français ne se l’imaginent. Il y a encore de la brimade pour le bougnoul à Paris. Oh, on n’y joue plus la Case de l’Oncle Tom, mais enfin les vieux messieurs tout blancs ne laissent pas encore leur place dans le métro aux jeunes Sénégalais tout noirs. Il y a toujours la publicité Banania dans le métro, que voulez-vous. Et puis trop de balayeurs frileux dans les rues, trop de mamelouks en uniforme pour servir le café, pardon : le moka, dans les restaurants chics ! Le Français moyen s’imagine qu’il reste des particules de missionnaires dans nos caries dentaires et que nous votons dans des cavernes avec une pointe de silex et un maillet d’ébène. Bon, il faut laisser le temps confectionner son café au lait général. En attendant, un noirpiot quelque peu civilisé, comme je crois l’être à mes moments de suffisance, doit conquérir sa place à l’ombre, pas seulement avec sa cervelle, mais surtout avec ses glandes génitales, monsieur. Si les beaux mariages nous sont provisoirement interdits, nous pouvons déjà espérer participer à de beaux adultères. Je n’ai pas honte de l’avouer, monsieur le commissaire, poursuit le prolixe, j’ai fait mes études comme les castors leur maison : avec ma q… ! Les garçons de mon espèce sont les premiers missionnaires de notre paganisme héréditaire. Un phallus est notre emblème ! C’est lui qui nous permet de frapper aux portes, monsieur, car nous sommes les manchots de la civilisation. Mais le temps viendra, il arrive, où nous ferons partie du Ku-Klux-Klan.
Il a un engageant sourire.
— Voilà ce que j’avais à vous dire.
— Très intéressant, réponds-je, mais pourquoi diantre me racontez-vous tout cela ?
— En guise de préface, monsieur le commissaire. Je devine les raisons qui vous font m’interpeller et quelle va être notre conversation. Vous expliquer avant tout qui je suis et ce que je pense ne peut que nous faire gagner du temps.
— Et que croyez-vous que je vous veuille ?
Il me coule un regard assombri par la déception.
— Seigneu Jéhus, dit-il en prenant l’accent nègre des films américains doublés, l’esprit policier est plus profondément ancré dans le tempérament d’un flic que s’il était héréditaire. Chez vous, la vocation a des allures d’atavisme. Peut-être, après tout, parce que tout individu a en soi une petite hormone de poulet. Vous êtes à bord pour veiller à la sécurité de Son Excellence le ministre de l’intérim, et comme vous n’ignorez pas que sa dame me porte quelque intérêt, vous venez me prêcher la discrétion, car les petits péchés d’une personne de la bonne société, s’ils peuvent se promener incognito à Montparnasse, deviennent extrêmement voyants sur un bateau. Juste ?
M’est avis, mes petits lecteurs chéris, que je viens de lever un lièvre pas banal.
Seulement il me déroute un peu, ce capucin. On s’éloigne de la malle fantôme. Est-ce une tactique de cet intelligent jeune homme ? Lâcher le lest de certaines confidences pour mieux dissimuler les secrets les plus chauds ? Je ne risque rien à le laisser aller un bout de chemin.
— C’est pour Mme du Gazon-sur-le-Bide que vous vous êtes fait engager par la compagnie Pacqsif !
— A cause d’elle, rectifie Archimède Heuréka. Ne dites surtout pas que c’est pour ses beaux yeux ! Mes fonctions de plongeur constituent une espèce de placement. J’investis mes vacances dans la zone d’influence de cette personne. Elle est à un âge où il faut payer comptant et avoir l’air content de payer ! Je viens de lui fournir une merveilleuse preuve d’amour, non ? Un amour discret, effacé, modeste…
Le ver de terre amoureux d’une étoile ! Impossible de vivre loin de toi ! J’eusse préféré voyager comme médecin. Hélas ! c’était d’un plongeur qu’on avait besoin sur le Mer d'Alors. J’ai donc plongé. Je me serais fait soutier s’il l’avait fallu et si ce bateau fonctionnait au charbon. Elle sera très touchée quand elle verra ma silhouette d’ébène se découper dans l’encadrement de sa porte. « Comment ! Toi ici, ma Blanche-Neige ! » s’écriera-t-elle, car elle m’appelle Blanche-Neige pour me montrer à quel point elle est antiraciste. Je lui aurais demandé de faire partie du voyage qu’elle m’aurait offert un billet de première avec toutes les excursions à terre incluses. Mais non, j’ai ma dignité. Pauvre Nègre, mais fier. Père est chef de tribu, et d’équipe à la succursale Renault de Dakar ! Elle sera folle d’orgueil devant cette preuve d’attachement. Tout seul, par vénération, je retrouve les sentiers de l’esclavage ! Quand elle va narrer ça à ses amies ! Car ces dames-là ont des amies salopes à qui elles se confient. Je fais partie de son standing parallèle. Certaines gens possèdent un lévrier afghan pour le montrer et d’autres un amant noir pour le raconter. C’est pas un toutou, un lévrier afghan, ni même un chien-chien. Ça ressemble à un O-Cédar d’apparat. De même, un amant nègre n’est pas un gigolo ; cela appartient à la louche panoplie de ces ustensiles qu’on vend dans des officines du barrio chino ou dans certaines arrière-boutiques de Broadway. Les autres sont à pile, nous, nous sommes à énergie animale. Néanmoins, tout ça reste de l’article de bas bazar.
Béru et Pinaud, qui viennent de me rejoindre, écoutent bouche bée le commentaire de mon interlocuteur.
— Il a la langue bien pendue, grommelle le Gros. Et y cause français presque aussi bien que moi, cézigue pâteux !
— Votre exagération m’honore, lui décoche le docteur Heuréka avec une ironie qui n’échappe pas à Pépère.
Il sourcille, le Dodu.
— Dis voir, heu…
— Boule de neige ! lui souffle Archimède. On n’a jamais trouvé mieux comme sobriquet pour nous qualifier.
Le gros lui file une bourrade.
— Stop ! Pas de manières commak avec mézigue, vu ? Les vaccins, le lait condensé, l’indépendance, j’sus d’accord. Mais on garde les distances, s’pas ? A quoi que ça servirait que chez les Bérurier on soye blanc de père en fils s’y faudrait se laisser chambrer par des gugus qui font leur toilette au cirage noir !
— Tu la boucles, oui ! Crème de blanc de blanc ! mugis-je dans le nez du Gros que cet éclat sidère et pétrifie.
— Oh ! bon, bien, parfait ! Je te le fais cadeau ! fulmine l’Enflure en se dirigeant vers la cuisine. Le jour que tout le monde aura ta mentalité, San-A., c’est nous qu’on défilera dans les plantations avec des balles de coton sur la tronche, et eux qu’auront le fouet à la main !
Il s’évacue.
— Si je comprends bien, vous n’avez pas encore rencontré la dame de l’Excellence depuis le départ ?
— Hélas, non : mon service, Commissaire ! Hier après-midi, j’ai essayé d’aller toquer à sa cabine, mais elle ne s’y trouvait pas.
Je vais pour parler, quand il ajoute :
— Elle était « au masseur », d’après sa femme de chambre.
J’enregistre le renseignement, puis je passe au problème qui me préoccupe :
— Si nous parlions de la malle, docteur ?
— Quelle malle ? s’étonne le plongeur diplômé de la faculté de médecine de Paris.
— Celle qui se trouvait dans le monte-charge tout à l’heure et que vous avez déplacée.
Son expression reste impénétrable, elle exprimerait plutôt un certain étonnement.
— Que vous en dirais-je, monsieur le commissaire ?
— Pourquoi l’avez-vous sortie de la cabine ?
— Parce qu’elle était encombrante et seule et que j’avais besoin de l’ascenseur.
— Avec qui vous trouviez-vous ?
— Mais… avec personne !
— Pourquoi l’avez-vous ouverte ?
— Je ne l’ai pas ouverte !
— Si !
— Je vous jure que non ! L’idée ne m’a même pas effleuré. Je me suis contenté de la sortir de la cabine, ce qui n’a pas été difficile puisqu’elle était pourvue de roulettes.
— Suivez-moi !
Il hausse les épaules.
— Je suis assez déconcerté par vos questions, me dit-il. On aurait dérobé quelque chose dans cette malle ?
— Exactement.
— Un objet de valeur ?
Il paraît curieux, nulle ironie ne flotte plus sur son visage luisant.
— Dans un sens, oui.
— Et vous me soupçonnez ! s’indigne le jeune médecin.
— Nous cherchons à élucider un mystère. Nous avons laissé cette malle une minute et demie sans surveillance, or, vous l’avez manœuvrée pendant ce bref délai.
— Ce que l’on a pris dans votre malle était gros ?
Je lui souris.
— Si vous me bluffez vous êtes admirable d’innocence, mon cher. Oui, ce qu’on a dérobé était d’un volume important, en effet.
— Il aurait donc fallu que je le cache avant de vous apparaître quelques secondes plus tard, car, souvenez-vous, je ne coltinais qu’une caisse de bouteilles vides.
— Exact, mais dans l’hypothèse où vous disposiez d’un collaborateur…
— Merci pour l’euphémisme. Mais je ne disposais d’aucun… collaborateur, commissaire, et je peux le prouver.
— Je vous écoute…
— Le coiffeur du bord a pénétré dans une cabine proche du monte-charge au moment où j’en retirais votre satanée malle. Il vous confirmera que je me trouvais bel et bien seul.
— OK, allons-y, dis-je, gagné par un obscur malaise, car mon petit doigt me dit, mes amis, que ce type est blanc comme neige, cela sans la moindre ironie de mauvais goût.
Pinuche qui écoute rêveusement notre dialogue murmure :
— Le coiffeur du bord, c’est Alfred ?
— En effet, c’est Alfred.
Le Gravos ressort des cuisines, nanti d’un sandwich long de quatre-vingt-quinze centimètres mieux garni que la vitrine d’un charcutier. Il a un kil de rouge dans la puissante poche de sa veste sport.
— Je fais une petite pose caoua, annonce-t-il en mordant à vilaines dents dans son digest digeste de repas de noces.
On reprend le chemin du pont-soleil.
Courte reconstitution. Archimède nous montre de quelle manière il dégagea la malle du monte-charge et où il la remisa, ce qui m’est confirmé par mes deux lascars.
— Le coiffeur est entré dans cette cabine ! déclare le jeune Noir en nous désignant une porte située face à l’ascenseur.
Je m’y dirige avec lui, j’y frappe d’un doigt prudent et l’on m’ouvre presque immédiatement. J’ai la surprise de découvrir la cabine pleine de monde. Une douzaine de dames ou de jeunes filles sont assises, qui sur les sièges, qui sur le lit, voire sur la moquette, et restent silencieuses, feignant de s’ignorer, ce qui n’est guère commode étant donné leur promiscuité. Mon étonnement va croissant, comme disait un pâtissier turc, lorsque je constate que toutes ont un appareil photographique à la main.
— Vous n’auriez pas aperçu le coiffeur, mesdames ? m’enquiers-je à la cantonade.
Ma plus proche interlocutrice, une personne entre deux âges (aussi ingrats l’un que l’autre), me désigne la porte de la salle de bains d’un hochement de menton. Sur ces entrefaites l’huis s’écarte légèrement, et une petite môme boulotte (pour avoir trop boulotté) sort prestement, un appareil photo pressé contre sa poitrine. Furtivement elle gagne la sortie sans regarder personne, la tête rentrée dans les épaules. Je commence à me demander ce que ces donzelles fabriquent ici. On dirait qu’elles assiègent le cabinet d’un gynécologue ou l’antre d’une pythonisse. Pour compléter l’illuse, Alfred sort à son tour de la salle d’eau, impec dans sa blouse blanche qui fleure le parfum d’exportation, et lance un feutré :
— La personne suivante, je vous prie !
Ma voisine s’avance en vissant une ampoule dans son flash.
— Hé, Alfred ! interpellé-je, à quoi jouez-vous ?
Il sursaute, devient écarlate et se met à balbutier des trucs dans une langue non répertoriée.
Votre San-A., toujours escorté de son suspect noir, s’avance jusqu’à la salle de bains. Prestement, Alfred essaie d’en claquer la lourde, mais le pied San-Anto-niesque a été plus prompt. D’une bourrade je repousse la porte ripolinée. Ce que j’aperçois, mes amis, délie l’entendement, la morale et, par voie de conséquences, la pudeur. J’ose à peine vous le raconter. Je me tâte. Je fais une crise de conscience. Je m’interroge, j’hésite à me répondre. Mais enfin, quoi, on se dit tout ! Et puis si je me mettais à vous faire des cachotteries vous casseriez la cabane. Bon, j’y vais sur la pointe des pieds. Figurez-vous qu’il y a quelqu’un dans le cabinet of toilette. Quelqu’un d’entièrement nu, qui se tient face à la porte, le visage pourvu d’un loup de velours noir. Il a un pied sur un escabeau, une main appuyée sur la hanche, l’autre bras est accoudé au sèche-serviettes. Vous mordez l’outrance de la posture ? Mais vous pourrez en mesurer toute la… démesure lorsque je vous dirai que le quelqu’un en question n’est autre que M. Félix. Vous parlez que je le reconnais, malgré son masque de velours, le champion du gourdin ! Il peut se déguiser en loup-garou, en petit cochon de Walt Disney, en Pompidou ou en Maurice Chevalier, le prof, tant qu’il sera à loilpé ses amis intimes sauront l’identifier. Quand on lui a maté l’intimité une fois, une seule, on peut plus l’oublier. Ça vous reste présent dans la mémoire, un spectacle pareil ! Indélébile, il est ! Définitif ! Il peut que prendre de l’ampleur, dans les souvenirs, le concasseur à Félix. Le temps travaille for him ! Il fait comme les truites dans les récits de pêche : il gagne des centimètres d’année en année. On en rajoute, car on ne prête qu’aux riches ! On le dépeint phénoménal en plein, unique au monde, stupréfiant. C’est le cas d’une génération, qu’est-ce que je raconte, de trois ou quatre au moins. Faudrait se pencher sur les statistiques avec un mètre roulant. Je parie que depuis 1856 on n’a jamais retouché un mandrin de ce gabarit ! Pourquoi depuis 1856, vous demandez-vous ? Pourquoi pas !
Félix et son guignolet, c’est plus qu’une attraction, c’est un phénomène de la nature. Y a le grand Canon du Colorado et les chutes du lac Victoria pour le concurrencer, et encore, je me demande… Vous avez vu, vous, des gonzesses faire la queue (pardonnez l’expression en l’occurrence) devant le Grand Canon pour se le photographier ? Moi non plus. Faut dire que je n’y suis jamais allé ; mais je suppose… Les Pyramides, tenez, c’est de la gnognote à côté du zobidou à Félix. Le Sphinx ? Un dessus de cheminée !
Un qu’en revient pas, qui panique, qui pâlit, oui : qui pâlit, c’est mon pote Archimède ! Mystifié il est ! Battu à plate couture par un vieux blanc chenu. La race noire, il s’en colmate le kangourou, Félix ! Les zézettes de ces messieurs from. Arica ce sont des cure-dents, des queues de cerises, presque des échardes. Archimède en est conscient. Il pavoise plus. Ça le dégoûte de chiquer les glorieux castors. Il renaude entre ses belles dents éclatantes.
— Bravo, mes avis, lancé-je à Alfred et à Félix dont la surprenante alliance, après l’algarade de la veille, ne laisse pas de me surprendre.
— Je peux ? demande la personne du sexe qui vient d’entrer !
Elle braque son appareil photo sur le corps du prof, qui est également celui du délit.
— Cralp ! fait l’appareil.
La dame tire sur une languette blanche dépassant de son flasheur. Il s’agit d’un polaroïd. D’ailleurs, un écriteau rédigé au rouge à lèvres et suspendu dans la salle de bains, précise expressément : « Appareils polaroïd seuls autorisés. »
La photographe compte jusqu’à soixante, puis décolle la bande noire de la péloche. Elle regarde l’image obtenue, humide comme un veau nouveau-né.
— C’est net ? demande Félix.
— Oui, mais…
— Alors, à la suivante ! tranche le prof.
La donzelle jette dans la baignoire un billet de dix raides plié en quatre. Y en a déjà tout un tas. M’est avis qu’ils ont trouvé la chouette combine pour affurer de la fraîche, les amants de notre amie Berthe.
— Au revoir, monsieur, balbutie la cliente, fascinée.
— Mes hommages, chère madame, répond le sujet d’exception en se grattant le derche.
La môme se taille.
— Dites donc, Alfred, attaqué-je, c’est vous qui avez organisé cette petite industrie ?
— Pourquoi pas ? objecte le merlan. C’est pas plus bête qu’autre chose après tout ! Pas de ma faute si les femmes sont salingues ! Quand je leur ai annoncé que nous avions ce petit phénomène à bord, elles m’ont toutes supplié de leur organiser une vision de… de cette particularité. Elles étaient prêtes à payer n’importe quel prix. Dans un sens je suis honnête. Dix sacs la photos c’est un prix d’ami. J’en demanderais cinquante que ça marcherait aussi bien !
Je désigne l’écriteau :
— Polaroid seulement pour qu’il y ait une seule photo ?
— Naturellement. Un original est bien plus précieux qu’un tirage, non ? Elles se montrent leurs clichés, les commentent. Ça tourne au concours de photos. Y en a qui repiquent au truc. J’en ai une qui est revenue trois fois ce matin, pas vrai, Félix ?
— Ah ! l’émulation ! clame Félix en profitant de la pause pour s’asseoir sur le tabouret.
Alfred me brandit un rire gamin, histoire de m’amadouer.
— Et puis y a aussi le fait que je vends les appareils polaroïd dans mon salon. J’ai trouvé tout un stock de rossignols à la réserve. Ils filochent comme des petits pains. Naturellement, Félix touche dix pour cent dessus.
— Belle mentalité ! complimenté-je, tourné vers le ci-devant campeur. Vous n’avez pas honte, vous, un éducateur ! Vous livrer à cette honteuse exhibition ? Monnayer bassement les charmes dont la nature vous a généreusement comblé.
— Tellement généreusement, mon cher, m’interrompt Félix, que ces charmes, vu l’étroitesse relative de mes contemporaines, équivalent à une infirmité. Tatata ! Remisez votre morale, vous n’entamerez point la mienne. Grâce à cet excellent coiffeur qui a su dominer sa jalousie pour constituer cette lucrative association, je prends ma revanche sur un demi-siècle de moqueries, de rebuffades et d’empêchements. Jusqu’à cet été, j’étais un pauvre bougre honteux qui ne savait où se fourrer. Voici que je découvre, à la faveur de cette croisière, les avantages de mon inconvénient. L’enseignement devient une profession trop dangereuse, San-Antonio. On ne peut plus faire son cours sans être escorté d’une escouade de CRS, ni sans avoir les poches bourrées de grenades lacrymogènes. Or, les grenades déforment les vêtements, de plus, elles brûlent les yeux de celui qui les lance presque autant que les yeux de ceux qui les reçoivent ; quant aux CRS, ils sentent un peu trop des pieds et ne s’intéressent pas suffisamment à l’Histoire Ancienne pour que leur compagnie m’apporte de grandes satisfactions ; bref, je vois miroiter les rivages de la retraite anticipée. A mon âge, l’émeute n’amuse plus et l’on tolère mal d’être contesté. Je n’ai pas l’âme d’un révolutionnaire et par ailleurs, je ne souhaite pas me laisser extraire la tripe pour les beaux yeux effarés d’un gouvernement qui réserve son goudron au Quartier Latin au lieu de le déverser sur les autoroutes dont nous avons besoin.
Ce n’est pas en noyant le pavé parisien qu’on noie du même coup le poisson. Je rêve de mourir dans mon lit, mon bon jeune homme, le plus confortablement possible, loin du tumulte, et de pleurer des larmes provoquées par Verlaine et non par des gaz.
— Pour accéder à cette existence paradisiaque, vous n’avez rien trouvé de mieux que de vous laisser photographier la b… par des donzelles hystériques ?
Il me désigne la baignoire.
— Les résultats sont éloquents, cher San-Antonio. Il y a déjà là-dedans mon traitement d’un mois.
— C’est plutôt le bidet que vous auriez dû choisir comme tirelire !
— Erreur : la baignoire est plus vaste. Ce sont les grandes sébiles qui font les plus belles recettes ! Votre indignation me déçoit, commissaire. Je vous pensais moins conformiste. Vous admettez que la femme à barbe perçoive une dîme pour montrer son système pileux, à la Foire du Trône, et qu’on engage des nains ou des géants dans des cirques, n’est-ce pas ? Eh bien, n’est-il pas plaisant que je tire profit de mon anomalie ? C’est justice et charité. Les monstres ont le mérite de rassurer les gens normaux en leur rendant évident qu’ils sont normaux !
Il essuie ses lunettes à l’aide d’une serviette de bain.
— Maintenant, dit-il, soyez gentil, laissez-nous, sinon votre morale va devenir du manque à gagner !
Je finis par me marrer. Une aventure pareille, je parie que vous en doutez, hein ? Avouez-le !
— Dites-moi, Alfred, reconnaissez-vous ce monsieur ? fais-je en désignant Archimède au pommadin.
Heureux de me voir changer de ton et de sujet, Alfred hoche la tête.
— Il me semble l’avoir aperçu tout à l’heure, oui. Il prenait l’ascenseur, pourquoi ?
— Etait-il seul ?
— Oui, et il coltinait une caisse.
— Avez-vous vu une malle près de l’ascenseur ?
— Contre la cloison, en effet. Une énorme malle rouge !
— Personne ne se trouvait à proximité ?
— Non. J’ai même trouvé curieux qu’elle soit apparemment abandonnée dans une coursive.
— OK, Alfred. Excusez le dérangement… Vous avez des projets pour après la croisière, avec le prof ?
Le coiffeur me virgule un clin d’œil éloquent :
— Faites-moi confiance, San-A. En arrivant à Paris, on fonce chez Bruno Coquatrix que j’ai eu l’honneur de coiffer autrefois. Je vais lui demander de nous mettre au point une tournée au Japon. Là-bas, Félix fera un malheur car les bonshommes ont tous des zizis d’oiseau-mouche.
Il nous ouvre la porte en criant d’une voix déjà routinière :
— La personne suivante, s’il vous plaît !
15
Si je résume bien, marmonne Pinuche, alors que nous regagnons la cabine du Vieux, pour le plus pileux des rapports, le bilan des événements se résume par deux disparitions et deux assassinats, les cadavres des assassinés ayant également disparu ?
— Textuel, soupire le Gravos en se curant les chicots, son sandwich expédié. C’est le Vaisseau Fantôme, ce barlu !
Il s’arrête et murmure.
– Ça va un peu saigner pour vos miches, les gars, avec le Tondu, quand t’est-ce qu’il va connaître le poteau rose. Moi, j’sus plus dans la course, je m’en tamponne, seulement si je serais de vous, je lui causerais pas de ces morbides envolés, ça lui renforcera tellement la rogne qu’il est chiche de piquer un coup de raisin et de l’inaugurer tout seulâbre, la morgue du Mer d’Alors. A son âge, faut lui ménager la santé, à Pépère !
Nous convenons de la justesse de ses paroles et nous continuons d’arpenter le pont d’un pas de plus en plus mollissant. Pont faisant, nous croisons Berthy, volage en diable dans une robe jaune citron frappée de motifs agrestes qui représentent des chamois coursant des chamoises dans un paysage alpestre.
— Tiens, voilà l’équipe de pas-bileux ! rouscaille la Mégère en grimaçant un sourire que l’abus du rouge à lèvres fait ressembler à un cul de guenon en chaleur. Vous vous la coulez douce, hein, mes vaches ?
— Un beurre, ma chère Berthe ! lui rétorqué-je. Ce que c’est bon de se laisser voguer sur un bateau de rêve sans penser à rien…
— Où que tu dragues, Grosse ? interroge l’époux, tenaillé par une furtive bouffée de jalousie.
— Vous n’auriez pas vu m’sieur Félix ? élude-t-elle.
L’idée me vient d’occuper la matinée de la donzelle en lui fournissant une indication de valeur.
— Allez donc voir à la cabine 6969, lui soufflé-je à l’oreille, vous pourrez entrer sans frapper.
La Baleine me vote une fossette reconnaissante et s’éloigne en sautillant comme une petite fille, manière de faire voleter les pans de sa robe mousseuse.
Attendri, Béru la regarde disparaître.
— C’te môme, dit-il, on lui donnerait jamais son âge, vous avez maté sa fraîcheur une fois qu’elle a déballé tous ses atouts ?
— Un vrai bouquet de nénuphars ! renchéris-je.
Béru hoche la tête.
— C’est fou ce qu’elle est entichée de ce Félix. Voyez-vous, j’ai le fin mot de la chose ; c’est sa connaissance, au Prof, qui impressionne ma Berthy.
— Il en a une énorme, conviens-je.
— Voyez-vous, poursuit le Dodu, Berthe, j’ai pas l’honte de le dire, elle est de basse extradition : l’école derrière son troupeau d’oies, ensuite bonniche d’auberge avant d’avoir sa promotion de serveuse dans un restaurant parisien. C’est pas la Sorbonne, tout ça ! Alors, fatalement, les gens instruits l’impressionnent. Surtout que Félix a la manière de monter son savoir en mayonnaise ! Tu l’entendrais causer de l’ami Tologie ! La carne ! J’sais pas comment qu’y s’repère parmi tous ces bons dieux, leurs nanas, leurs chiares et leurs frangines, mais ça vaut un film de cinéma.
Je l’écoute bavasser d’une oreille engourdie. En ce moment, ma raison fait la toupie. J’ai des totons dans la tronche, des tétons, des teutons, des tontons. Ça se gaspille sous ma coiffe ! Se disperse. Se liquéfie. Le clou du numéro, c’est les deux cadavres disparus. En quelques secondes, sans que personne n’ait rien vu, rien entendu ! Frrrout, un coup de baguette magique ! Le Congrès international de la magie, battu ! Merde, un gus d’au moins cent trente kilogrammes ! Qu’il a fallu se mettre à trois pour charger dans la malle ! A en perdre la raison, je vous dis. Je vais me coller la cervelle dans un sac et me l’immerger en braillant des psaumes !
Le père Lapinuche parallèle avec moi de la pensée puisqu’il me dit à brûle-pourpoint :
— Supposons qu’il y ait eu deux malles pareilles ! La substitution du coup se faisait en un instant !
Béru jubile :
— T’as trop lu les Pieds Nickelés en étant môme, César ! T’imagines une équipe de déménageurs en train de nous faire la courette dans les couloirs en coltinant un coffiot identique au nôtre ? Où c’est qu’ils l’auraient pris, d’abord ! Et les roulettes, dis, fesse de rat, les roulettes, comment ils eussent eu le temps de les revisser ? Ma parole, t’as les purgeurs engorgés, Pinuche. L’arbre d’hélice voilé, ma vieille. En supposant qu’on nous ait filés, ce dont on se serait un peu gaffé, qu’est-ce qui indiquait à ces gens qu’on allait l’abandonner un moment, la mallouze, pour qu’ils pussent s’en emparer ?
— Tous les mystères pourtant comportent leur explication, déclare sentencieusement Pinaud, je n’en démordrai jamais.
Béru approuve.
— Exaquete. La solution du problo, je vais vous le dire : c’est le bougnoul de t’t’à l’heure qui la détient. Vous me l’auriez laissé entreprendre à ma façon, on saurait déjà toute la vérité. Seulement non, mon ex-chef, le commissaire San-Antonio, est pour la défense du noirpiot ! Suffit qu’on soye ramoneur pour que son tendre petit cœur batte plus vite !
Je ne réponds pas car nous sommes arrivés.
Avant que de frapper je tends l’oreille. L’organe véhément d’Oscar Gaumixte me mélodieuse les trompes.
— Non ! Vous me le jurez ! Achille ! Un serment ! Levez la main droite et dites « Je le jure » ! Allez, jurez, Achille ! Hop ! Hop ! Jurez ! Mais jurez, nom de Dieu !
— Je vous le jure ! fait solennellement le Dabe.
Là-dessus je frappe, on me dit d’entrer, et nous obéissons, la tête basse, le sigomar pointé sur le noyau terrestre.
— Ah ! Les voilà ! chante Gaumixte en enjambant un fauteuil pour plus vite être à nous. Vous les avez, hein ? Montrez-les-moi !
Je coule un œil en forme de portemanteau au patron.
— Voulez-vous soumettre à notre hôte le contrat signé hier par Bérurier et l’Argentin, m’enjoint Pépère.
Vaguement surpris, je tends le document à Gaumixte qui se jette dessus comme un Biafrais sur une tranche de rosbif. Un ordinateur saturé d’huile de foie de morue ne lirait pas plus vite un texte, que lui ce contrat. On dirait qu’il fait des rayures avec les yeux. Qu’il biffe à toute pompe !
Le voici qui se met à trembler. Il gargouille un :
— Mais c’est bon, ça ! C’est valable ! Bonne et due forme ! Facile à entériner ! Parfait ! Légal ! Tout y est ! La date ! Signatures ! Merci ! Je vous salue, Marie, pleine de Grâces ! Vous avez le chèque ? Vite ! Montrez ! Donnez ! Je vous en implore ! En conjure ! Le demande ! L’exige ! Le chèèèèque ! Maman ! Il l’a ! Faites voir ! Doucement, douou-ou-cement, ne le déchirez pas !
Il me cueille le rectangle de papier aux doigts comme une jeune fille en fleur cueille une aubépine à un buisson. Bien que le libellé en soit bref, il le lit longuement, longuement. Puis tombe à genoux, le baise, l’élève en direction du Dieu souverain.
— Trois millions de dollars ! O, Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur, rendez mon cœur semblable au vô-ô-ôtre ! entonne l’armateur. C’est le salut ! Je vous salue Marie, non je l’ai déjà dit ! Excusez-moi, Sainte Marée, mère de Dieu ! Trois millions de dollars ! Alors qu’à deux, à deux, vous m’entendez, je signais et j’envoyais en plus des fleurs à sa dame et des chocolats suisses à ses enfants ! Trois millions ! Qui a fait ça ? Lequel ? C’est vous ? Non, lui ? Lui ! Ah, le chéri !
(Se jetant au cou de Bérurier).
— Merci ! Tutoie-moi ! Dis-moi n’importe quoi mais tutoie-moi ! Sauvé ! Je t’aime ! Tu es beau ! Au nom de la compagnie ! Au nom du Président de la République, je vais l’embrasser ! Je peux pas me retenir ! Trois millions de dollars ! Flotte, petit drapeau, flotte, flotte bien haut ! Messieurs, je vous désigne un grand homme ! Oh là là ! Ce qu’il est fort ! Vous avez remarqué cet œil spirituel, cet air rusé ? Tu as une photo de toi ? Je veux sa photo dans mon bureau ! En couleurs, en pied, avec des fleurs autour ! Trois millions, et de dollars encore ! Et sur une vraie banque ! O combien de marins, combien de capitaines, qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, vont lui baiser les pieds en revenant ! Ya ya, ce qu’il est intelligent ! ! ! Trois millions de dollars ! Tu es le premier ! L’unique ! Avant toi : le néant ! Après toi, le vide sidéral ! Tout seul ! Tu brilles ! Tu resplendis ! Tu aveugles ! Mes lunettes de soleil ! Où sont mes lunettes de soleil ? Ça ne fait rien, aveugle-moi, puisque tu es ma canne blanche, mon chien, ma sébile ! Et tu t’appelles ?…
(Lisant le chèque).
« Bé-ru-rier… C’est beau ça, éloquent, magistral ! Bé-ru-rier ! J’en tremble ! Je pleure ! Touche ma joue : ce sont de vraies larmes ! »
Il pleure.
— Eh oui, Oscar, murmure le Vieux, irrité par cette nouvelle frénésie du pédégé. Il s’appelle Bérurier. Hélas !
Gaumixte sort de son nirvana.
— Hélas ! Comment hélas, quoi, merde ! Qu’est-ce que ça veut dire, hélas ! Connais pas ce mot ! Mais en est-ce un ? Jamais entendu. Vous avez dit : hélas ?
— Hélas ! confirme le Boss.
— Refusé ! Interdit à bord ! Prohibé ! Pas d’hélas !
Il empoigne le bras du Dirlo.
— Et puis d’abord, pourquoi, hélas ?
— Parce que, précisément, cet acte de vente a été établi par un M. Alexandre-Benoît Bérurier, mon cher.
— M’en fous, ensuite ?
— Comment, ensuite ? Vous ne comprenez donc pas que Bérurier a reçu un chèque de trois millions de dollars pour avoir vendu un bateau qui ne lui appartenait pas ? On va en taule pour des plaisanteries de ce genre ! tonne le Big Dabe. Et on y séjourne des années !
— Eh bien, il ira, indiffère soudain l’armateur, seulement, auparavant, il endossera le chèque à mon ordre. D’ailleurs, ajoute-t-il en dégainant son Waterman guilloché par les établissements Cartier, rue de la Paix, Paris, il va l’endosser tout de suite ! Tenez, mon grand, mon chéri, mon Bérurier. Ecrivez au dos, très lisiblement, sans faire de fautes, de ratures ni de taches : « Payez à l’ordre d’Oscar Gaumixte PDG. de la compagnie Pacqsif, Le Havre ! » Et vous signez. Vous savez signer ? Oui, puisque vous avez déjà mis votre merveilleux paraphe sur le contrat.
Ahuri comme un bœuf frappé d’insolation, Béru tend la main vers le stylo.
— Non. Bérurier, bon Dieu ! s’emporte le Boss. Vous êtes fou à lier ! C’est le cabanon ou la prison qui vous attendent, bougre d’abruti déliquescent !
— Mande pardon, m’sieur le directeur, bredouille l’hébété en reculant.
Gaumixte charge alors le Patron avec sa baïonnette en or massif.
— Il m’a fait ça, l’Horreur sans cheveux ! Il ose me plonger dans la ruine ! Il se permet de saborder nui flotte ! Il détruit ma compagnie ! Il se torche avec mes pavillons ! Il éloigne la bouée de mon secours ! Mais qu’est-ce que c’est ce vilain mec ? Un naufrageur ? Dites ? Vous le connaissez ? Ça se colle aux fers, ce genre de gredin ! Ça se jette par-dessus bord comme un mégot !
Pareillement aux premières heures de la journée, Béru tire un ramponneau dans le clapoir de Gaumixte. Trois nouvelles dents souhaitent une bonne continuation à ce dernier et se dispersent.
— Merci, inspecteur Bérurier, réitère le Vieux.
Oscar, à présent, il a la denture en grille de soupirail. Les yeux comme des chèques barrés.
— Si près du but ! gargoche-t-il. Si près du but, Seigneur…
C’est pathétique.
Le Vieux le relève.
— Je crois qu’un petit séjour dans une maison de santé vous rétablira, mon pauvre Oscar. Vous faites un petit break down.
— Oui, en effet, je crois, admet docilement l’armateur. Trois millions de dollars ! On ne peut pas mourir de soif auprès de la fontaine, Achille, mon Achille chéri ! Il est là, ce chèque ! Je l’ai touché, je l’ai lu, caressé, embrassé ! On se connaît, maintenant, lui et moi, on s’aime ! On ne va pas se quitter, ce serait contre nature ! Il doit y avoir une solution ! Cherchez ! Vous êtes intelligent, Achille, quoi, merde ! Brillant, même ! Mon ami, la cravate est à vous ! Un petit effort ! Quand on a une belle tête d’intellectuel comme la vôtre, on en fait jaillir des miracles ! Voilà ! Un miracle ! Il m’en faut un ! Si on allait faire escale à Lourdes ? Non, à Fatima, c’est plus près… Je contourne l’Espagne, comprenez-vous… Comme ça… (il décrit un arc de cercle.) Et puis le Portugal ! Fatima ! Miracle ! Le chèque ! A moi ! Endossé ! Couché de tout son long sur mon compte en banque… le paresseux ! Achille, j’ai le droit de vivre : je suis Français, catholique et je vote gaulliste ! Je sais tous les couplets de la Marseillaise, tous ! Vous ne me croyez pas ? « Allons z’enfants de la patri i e… »
— Attendez ! m’écrié-je brusquement (du reste, quand on s’écrie, c’est toujours brusquement), j’ai une idée !
Oscar Gaumixte étend ses bras en croix.
— Chuuut ! fait-il tout bas, il a une idée… Pas de bruit, silence total, ne le troublez pas.
Je récupère le contrat qui a chu sur le plancher à la suite du parpin de Bérurier et le relis rapidement.
— OK, fais-je, ça va pouvoir jouer.
– Ça m’étonnerait, soupire le Boss.
— Ne l’interrompez pas ! supplie Gaumixte. Parlez, mon petit ! Dites-moi tout, n’ayez pas peur. Ce qu’il est mignon ! Joli garçon, le bougre ! Prenez un cigare ! Vous voulez mon stylographe ? Je vous l’offre ! Si, si ! Gardez-le, en souvenir ! Alors, votre idée ?
— Par miracle, ce contrat a été établi à la date d’aujourd’hui !
— Fatalement, fait Béru, puisqu’on l’a signé après minuit ! On avait beau être chlass, on se rendait tout de même compte du combien on était.
— Silence ! ordonne Gaumixte ! On écoute ! On respecte l’orateur ! On ferme sa foutue gueule d’empeigne ! Alors, mon cher ami, ça change quoi que le contrat soit signé d’aujourd’hui ?
– Ça change, monsieur Gaumixte, que vous avez le temps de démissionner au profit d’Alexandre-Benoît Bérurier et de le nommer aujourd’hui même PDG de la compagnie Pacqsif. Dès lors, ce contrat sera entérinable puisqu’il aura été conclu par le responsable unique des destins de votre maison.
Le silence qui suit ressemble à un solo de harpe.
— Bravo, San-Antonio, dit le Vieux en acquiesçant, en effet, c’est « LA » solution.
Gaumixte m’approche en louvoyant.
— Vous avez vos parents ? me demande-t-il timidement.
— Grâce au ciel j’ai encore ma mère, oui.
— C’est vrai. Dommage, sinon je vous aurais adopté. Génial vous êtes génial ! Madame votre mère consentirait-elle à m’épouser ? Ah mais non, je suis marié ! Ça ne fait rien, je trouverai autre chose pour vous exprimer ma gratitude. Bon, je cours câbler… D’ici quelques heures Bérurier sera nommé officiellement directeur de la Compagnie. Bravo ! Quelle ascension, mon cher Bérurier ! Une carrière comme la vôtre : unique ! Fils de marin, petit-fils de marin ! Descendant de Vasco de Gama ! Vous allez voir ce discours que je vais vous torcher dans le grand salon pour votre nomination. Mais dites, vous voulez bien me l’endosser tout de suite, mon chèque ?
Il tend le document à Béru.
— Mon stylo ! Rendez-moi mon stylo ! trépigne le presque ex-pédégé. En voilà des manières, petit resquilleur ! Merci ! Tenez, endossez !
— Non ! coupe une fois de plus le Vieux. Il ne peut toujours pas l’endosser à votre ordre, et ceci pour deux raisons, la première est qu’il n’est pas encore Président-Directeur-Général de la compagnie Pacqsif. La deuxième est qu’une fois qu’il le sera vous ne le serez plus !
L’anéantissement force Oscar à s’allonger sur le lit de la cabine.
— Mais alors, c’est insoluble ! laisse-t-il tomber (sans se donner la peine de le ramasser).
— Non, rassure le Vieux. Le contrat précise que la vente prendra effet à la fin de la présente croisière. Lorsque celle-ci sera achevée, Bérurier démissionnera, vous réintégrerez vos fonctions et le précédent administrateur endossera le chèque à votre ordre. Ainsi tout sera légal. En attendant, si vous le voulez bien, je conserverai ces documents par-devers moi.
— Bon, parfait, entendu, se soumet Gaumixte, mais de grâce, ne les perdez pas, Achille. Ne les perdez surtout pas !
16
La piscine des premières, sur le Mer d’Alors, est tout à fait au fond du barlu, because la flotte, à cet endroit, bascule moins que sur les points supérieurs. Autour de la baille, des éphèbes bronzés semblent jouer du xylophone avec leurs pectoraux. On voit des couples bedonnants qui s’écoutent s’ennuyer en regardant clapoter l’eau artificiellement bleue. Ça pue le chlore, le tapis mouillé, la viandasse fade. Un bar presque désert ajoute à ces lieux insolites une vague ambiance de gueule de bois. Derrière son rade, le loufiat ne fait pas trop barman. Il paraît de mauvais poil. Relégué à perpète dans les profondeurs. Il est tout pâlichon, comme un qui n’a pas revu la lumière du jour depuis des mois. Une vraie endive. Non loin de son comptoir d’acajou, y a les saunas-massages. C’est écrit en bath anglaises noires sur une porte de verre embuée. Je m’y pointe en rêvassant. Ce bateau finit par m’obséder méchamment. Un vrai cauchemar flottant ! Un piège à mirages bourré de berlues vénéneuses.
Une chaleur d’étuve fleurant l’embrocation me saute immédiatement sur le poiltebock lorsque je pénètre dans l’antre cliniquard des masseurs. Du verre, du blanc, du ripolin, de la faïence immaculée de conception, le tout arrosé d’une lumière blême qui n’arrive pas à refroidir l’atmosphère : je me sens immediatly mal à l’aise. Une entrée meublée d’un bureau métallique. A droite, y a la partie « Dames », à gauche la partie « Messieurs ». Derrière le burlingue, un monsieur précieux, aux cheveux argentés, vêtu d’une blouse blanche très courte, d’un short très long, à rayures bleues et blanches et d’une paire de grosses lunettes, écrit des choses fiscalement contrôlables dans un vilain livre noir.
— Je suis à vous tout de suite, me dit-il après un regard par-dessus le bastingage d’écaille de ses énormes bésicles.
Et en effet, il ferme son gros bouquin truqué après avoir séché l’encre d’un buvard vert épais comme de la moquette.
— C’est pour un rendez-vous ? fait-il, engageant.
Il a un soupçon de rose à lèvres, des faux cils admirables de vérité et une façon de faire étinceler ses dents en or qui assurerait la renommée d’une fabrique d’encaustique. Bref, c’est la vieille frappe de classe. Le genre de gus qui ne sort qu’en compagnie de minets un peu gauches d’allure mais qui doivent le rouer de gnons une fois rentré à la maison.
A travers une autre porte vitrée, coté « Grognaces », je distingue la silhouette imprécise d’une personne bellement découplée en train de se faire décelluliter par un appareil à trépidation. Elle trembille dans la boucle d’une large sangle comme fréné-tise un roquet sur le dos d’une roquette.
— Non, monsieur, réponds-je, c’est pour un renseignement.
Il me découvre une languette pointue entre ses merveilleuses dents de 18 carats.
— Tout à votre service…
Je baisse la voix pour ne pas importuner le moteur de l’appareil à masser.
— Vous devez être au courant des nouvelles disparitions ?
Ça lui rétracte la menteuse. Ses lèvres se referment.
— Mais, monsieur…
Je sors ma carte.
— Vous voyez qu’on peut tout se dire.
Il a un geste consentant.
— Dans ce cas… Oui, en effet, je suis au courant pour le second et l’épouse de Son Excellence. Navrant ! Nous allons droit au scandale…
— Et malheur à celui par qui le scandale arrive, n’est-ce pas ?
Il n’estime pas mon intervention très opportune et s’abstient de la commenter.
— A quelle heure l’épouse du ministre est-elle repartie d’ici, hier après-midi ? questionné-je froidement.
Il hausse ses jolis sourcils complétés au pinceau.
— Mais elle n’est pas venue !
Moi, vous me connaissez ? Je saisis toutes les nuances d’une inflexion, tous les spasmes d’un visage. Pourquoi m’a t-il semblé, en une fulgurance, que je déconcertais ce monsieur-dame.
— Si ! dis-je. Elle est venue !
Au bluff ! Faut y aller en force ! Escalader les remparts de la vie privée, ne se point préoccuper des susceptibilités.
— Je vous assure que non !
— Et moi que si ! insisté-je.
— Peut-être est-elle venue pendant que je n’étais pas là !
— Oui, peut-être…
— Je vais demander…
— C’est cela : demandez !
Il sort, côté dames[17]. Dès qu’il a tourné les talons je m’empare de son bouquin noir. C’est là-dedans qu’il inscrit les rendez-vous. Je tourne une page (en marche arrière) de manière à avoir la feuille de la veille. Une dizaine de noms y sont inscrits, dont l’un est rayé. Le rayé est celui de Mme du Gazon-sur-le-Bide. Je considère la page avec appétit. Puis je la tourne pour mater celle d’aujourd’hui. Une glace accrochée à la cloison me permet d’admirer mon sourire radieux.
Là-dessus, le patron-masseur réapparaît en hochant la tête.
— Barbara n’est pas au courant, dit-il.
Je lui montre son livre à couverture de deuil.
Lui, si !
Une rougeur instantanée fonce son fond de teint.
— Je ne comprends pas !
— C’est pourtant clair, fais-je en lui montrant le feuillet portant le nom de la dame.
Il semble offusqué.
— Co… comment ! Vous avez consulté mon livre !
— En ami ! réponds-je. Vous voyez que le nom de la personne en question y figure !
Il se penche sur la feuille de bristol et hoche la tête.
— Je vais vous dire une bonne chose, commissaire : je ne me rappelais plus le nom du ministre. Peut-être même ne l’ai-je jamais su. Vous pouvez réciter la liste des Excellences actuellement en poste, vous, bien que vous soyez fonctionnaire ?
L’argument est sans réplique.
— En tout cas, ajoute-t-il, elle n’est pas venue puisque, vous le voyez, son nom est rayé.
— Elle s’est décommandée ?
— Probablement.
— Vous n’êtes pas au courant ?
— Ce n’est pas moi qui ai pris l’annulation. Je n’étais pas ici hier en début d’après-midi.
— Qui vous remplaçait ?
— Raymond, mon masseur !
— Si on lui demandait des précisions ?
— Volontiers, je vais me renseigner.
Il sort côté « messieurs »[18]. Cette fois je lui emboîte le pas.
— Raymond ! crie la cheftaine-masseuse.
— Vouiii ? fait une voix fluette.
Un gros jeune homme au visage bouffi et dont on devine les seins abondants sous le maillot blanc à manches courtes, sort d’un box (dans lequel j’avise une paire de pieds poilus sur une table de massage).
— Vouiii ? répète-t-il.
— C’est bien vous, Raymond, qui avez pris l’annulation pour Mme du Gazon-sur-le-Bide, hier après-midi ?
L’homme aux cheveux gris me tourne le dos, mais je jurerais que, ce disant, il cligne de l’œil au bouffi.
— Vouiii, ccc’est moi, répond le masseur.
Il a la voix franche d’une bonniche affirmant au téléphone que Monsieur est sorti, alors que Monsieur tient l’écouteur annexe contre son oreille.
— Elle n’a rien précisé ? insiste la cheftaine-masseuse.
— Non. Elle a dit qu’elle prendrait un autre rendez-vous plus tard… Pourquouâ ?
— Pour rien, merci, Raymond !
— Mais on parle de mon épouse ! s’écrient les pieds dans le box.
Je m’approche et j’avise le ministre sur là table de massages, avec une serviette à fleurs sur le bigorninche. Il est tout nu, tout rose, avec seulement du poil aux pattes, comme les langoustes.
Le monsieur aux cheveux gris se précipite également.
— Quouâ, vous z’ici, Excellence ! En personne ! Et je l’ignorais ! Vous vîntes directement, vous ne vous fîtes point reconnaître ! Quelle charmante modestie ! J’sssuis très honoré ! Etes-vous satisfait de Raymond ?
— Très contente ! dit le ministre.
Le chef masseuse a un léger frémissement. Il fait tilt, glousse, frotte sa jambe nue du plat de la main, comme une entraîneuse caresse sa cuisse à travers sa robe de satin.
— Raymonde est une… une merveille de masseur ! dit-il. Puis se tournant vers moi :
— Quelle coïncidence, dites-moi ! Quelle stupéfiante coïncidence !
— En effet ! Excellence, vous saviez que Mme du Gazon-sur-le-Bide devait venir se faire masser, hier tantôt !
Le ministre me décoche une moue pour publicité laxative.
— Je ne m’occupais pas de ses faits et gestes !
— Alors donc, vous ignorez pareillement les raisons qui l’ont poussée à décommander son rendez-vous ?
— Tout à fait.
Il est curieux, le box de la grosse Raymonde. Tapissé de photographies étranges qui représentent des divinités grecques. Zeus, Mars, Aphrodite, Diane, Hercule, Cupidon, Adonis, le Minotaure, Apollon, Prométhée, Icare, Ajax (le chevalier blanc), Agamemnon, etc. Notez que je ne reconnais pas ces messieurs-dames à leurs bouilles, les ayant assez peu fréquentés, mais ils ont tous un point commun avec le Port-Salut : c’est que leur nom est écrit dessus.
— On s’intéresse à la mythologie ? dis-je au Soufflé. C’est bien, ça…
— Notre marotte ! s’empresse l’homme aux crins gris. Vous aimez, vous aussi ?
— Les déesses, assez !
Il ne m’écoute pas. Il me défrime longuement, longuement, en hochant la tête.
— Tu ne trouves pas, Raymond, que Monsieur ressemble à Adonis ? murmure-t-il, pensif.
— Terriblement, renchérit le Bouffi. On a envie de lui offrir des anémones.
Le ministre se dresse sur son séant. Sa serviette tombe. Le prof Félix peut dormir sur ses deux oreilles, c’est pas l’Excellence qui risque de le détrôner.
— Dites-moi, cher Commissaire, vous avez du nouveau au sujet de ma femme ?
— Hélas, non, monsieur le ministre.
— Ah bien, acquiesce-t-il. Déjà un jour de passé et pas la moindre indication, donc, il y a de l’espoir…
Il se renverse sur la table en exhalant un soupir d’aise.
Je commence à me sentir de trop, aussi prends-je congé… Je garde de ma visite un curieux sentiment d’insatisfaction. Notez qu’il est fort possible que mon équipe de masseu (r) ses ait dit la vérité. Il a d’autres trucs en tête que des noms de ministres, Crins-Gris. Lorsque Mme Burton, par exemple, prend rendez-vous chez le pédicure, ce dernier n’est pas forcé de conclure qu’il s’agit de Liz Taylor. Alors la mère du Gazon se serait décommandée ? Pourtant, sa femme de chambre a dit au camarade Archimède qu’elle était partie « au masseur »…
Et puis il y a autre chose, mes chéries. Boff, un détail, mais qui ajoute à ma perplexité. Sur la page d’hier, les rendez-vous ont été notés à l’encre noire. Ceux d’aujourd’hui le sont au crayon bille vert. Vous me suivez ? Or, le nom de madame la ministresse a été biffé au crayon vert. Ça ne veut peut-être rien dire…
Mais ça veut peut-être dire qu’on ne l’a rayé de la liste que ce matin seulement.
— Je vais te dire, Alexandre-Benoît, je vais te dire bien honnêtement ce que je pense : ta voracité te perdra !
Ainsi s’exprime Pinaud lorsque je les rejoins dans ma cabine.
Le Mastar sifflote en regardant par le hublot, ce qui signifie « merde », comme chacun sait.
— Tu sembles en gros renaud, César ? remarqué-je.
La Vieillasse branle son chef vétuste.
— Il y a de quoi ! Ce goinfre a mangé mes empreintes !
Ça paraît sibyllin de prime abord, aussi sollicité-je un complément d’informations. Celles-ci fournies, il appert que Pinaud a relevé les empreintes dans l’appartement de l’Argentin à l’aide d’une pâte composée de farine et d’eau. Tandis que cette mixture séchait, Bérurier l’a mangée. Il s’en explique :
— J’pouvais-t-il savoir de quoi t’est-ce il s’agissait ? J’ai cru qu’on préparait des beignets ou quèque chose d’assimilaire.
— Et alors ! s’insurge le Débris, on les mange crus, les beignets ?
— On peut, la preuve ! déclare le Placide sans se retourner.
— Bref, tu es obligé de tout recommencer ? je demande au Bêlant.
— Impossible ! Cette farine sur les murs, sur les meubles, fallait bien que je l’essuie.
— Si bien que tu as effacé également les empreintes. Beau travail en effet !
Mais le Gros ne s’émeut pas.
On arrive à Malaga, répond-il. J’ai hâte de goûter le pinard qu’on cause tant. D’accord, il est sucré, mais justement : le vin sucré donne soif ! C’est tout bénéfice.
Puis, se retournant :
— Vous cassez donc pas le tronc pour vos conneries d’empreintes qu’elles eussent seulement servi à rien. Je vais te vous le démasquer, moi, le meurtrier-assassin, et avant ce soir, encore !
Comme nous nous exclamons, il sourit.
— Vous pensez pas qu’une fois promulgué grand Dirlo de cette compagnie, je vais tolérer des tueurs criminels à mon bord ? Laissez un peu que j’aie les pleins pouvoirs, mes mecs, et vous verrez du jamais vu.
17
Du jamais vu. De l’époustouflant. De la graine d’incrédulité, de la semence de doute, du pittoresque, c’est la cabine du chef masseur, mes amis. Hanne, qu’il s’appelle, l’homme aux cheveux gris. Vous allez dire que je m’acharne bien vite sur pas grand-chose, ce à quoi je vous répondrai poliment que dans notre situation impensable, on se fait les ratiches sur le premier os venu, en espérant y trouver de la moelle.
Est-ce que, malgré ses mines évaporées, son rouge à lèvres, ses faux cils et sa grosse Raymonde ce serait un Barbe-Bleue, le masseur Hanne, par hasard ? Toujours est-il que je me suis documenté sur le numéro de sa cabine et que m’y voici introduit en loucedé pendant que toute la gent passagère se masse sur le pont pour assister à l’inoubliable arrivée dans le port de Malaga.
Donc, la cabine de mon masseur Hanne relève du surréalisme le plus frénétique, le plus ésotérique, le plus impensable. Thème général ? La mythologie, comme en bas, dans le box de massage. Les murs sont entièrement tapissées de gravures représentant les multiples héros grecs campés dans les postures légendaires de leurs plus fameux exploits : Cronos dévorant ses enfants ; Prométhée se faisant traiter ses insuffisances hépatiques par son vautour ; Eurydice mordue par une vipère… etc. Et il n’y a pas que les gravures, mes choutes. C’est truffé de statues de toutes tailles. On en voit plein sur les meubles et par terre. Des grandes, des petites, des minuscules… Y a des bouquins aussi dans les penderies. Des piles entières. Il navigue avec sa documentation complète, le mythologue-embrocateur. Il sait tout sur l’enlèvement de Cerbère aux enfers, sur les amours d’Agamemnon et de Clytemnestre, sur le coup fourré du bourrin de Troie. Incollable, il a dû devenir, en mythologie. Tu lui cries Dionysos, il te répond Bacchus. Bellemare et sa bague se l’arracheraient pour une émission télochée. C’est une aubaine, un frère pareil, de nos jours où la science devient numéro de music-hall. On le retrouvera un jour sur la scène de l’Olympia (et pour cause) en vedette amerlock. Hanne dans son numéro mythologique.
Je furète, je musarde, j’explore et je tombe sur un carton bourré de photographies miraculeuses. Oh, mince, elles sont trop chouettes, faut qu’Albert Dubout me fasse un dessin de la chose. Ce sera bien plus mieux éloquent qu’une photo, une illustration, hein, Albert ? Je décris la plus croustillante pour fournir la matière première à mon illustre illustrateur. Ça représente Hanne en Dieu Mars, coiffé d’un casque pareil à un autobus anglishe. Ma grand-mère avait beau me seriner qu’en mars et en avril faut pas se défaire d’un fil, il est à poil complet, Hanne. Son bitos excepté, il n’a pour tout vêtement, et encore faut y regarder à deux fois, qu’un morceau de sparadrap pour colmater un bouton à la fesse. Il est à dada sur devinez quoi donc ? Un centaure, mes amis ! Un authentique, en chair et en os, même que c’est Raymond qui compose la partie antérieure de l’animal, coiffé d’un bonnet d’âne et les bras emprisonnés sous un collant. Un troisième monsieur que j’ai pas l’honneur de connaître fait la partie postérieure.
D’ailleurs, sauf s’il s’agissait de m’sieur Félix, on pourrait pas le reconnaître puisqu’on ne lui voit pas la tête, mais seulement le dargibus, les sœurs siamoises et le balancier perpétuel. On l’a doté d’une queue de cheval pour qu’il ait l’air plus authentique, le camarade aux masseurs-mythologues. C’est sûrement pas la première qu’on lui met au train s’il fait partie de l’intimité de ces messieurs-dames.
Non, mais vous mordez le topo ? Dubout vous représentera p’t-être pas l’intégralité de la chose pour pas qu’on soye censurés, mais vous n’aurez qu’à l’imaginer, la replacer dans son contexte initial, comme dit tout le monde à propos de n’importe quoi.
Il a la Légion d’honneur, Dubout. Il est dans le dictionnaire, y a des trucs qu’il peut plus se permettre. Notez qu’on ne fait pas de mal ! On ne pernice pas. Nos zœuvres ne reniflent pas l’alcôve mal aérée. On est Gaulois, simplement. Français, en somme. On traditionne pour lutter contre le vice et la vie chère. On carabine ! On troisorfèvre ! C’est pas toujours très saint, mais ça reste sain. Y a de la terre labourée dans ce qu’on fait. De la bonne gaudriole forte en cuisses ! La petite masturbe qui aboutit à un duvet, on ignore. C’est pas notre genre ; on aime trop le jambon de pays, Dubout et moi. On est trop de notre province. La preuve : Dubout il se paie le luxe d’avoir encore l’accent du Midi ! On préfère la Tour de Nesle aux ténébreux boudoirs de la Montespan. Marguerite de Bourgogne, c’est davantage notre genre, hein, Albert ? Surtout qu’on sait nager ! Et qu’on a plus d’une tour de Nesle dans notre sac !
Mais je m’écarte, mande pardon…
Cette photo, quand on la scrute attentivement, on s’aperçoit qu’elle a été prise en plein air, dans un endroit escarpé. Un pays de soleil. La lumière arrose à tout va. On voit une espèce de bizarre construction dans le fond. Une maison ronde et pointue, avec des ailes, un moulin, quoi. Les ailes sont triangulaires. Encore plus au fond, y a la mer… C’est virgilien comme patelin, non pas virgilien : homérien. (J’omets rien !) La Grèce, quoi ! Le plaisir des Dieux ! J’enfouille la photo après l’avoir pliée en deux, ce qui ramène la bouille à Raymond contre la batterie trois pièces de son cocentaure. Si ce document ne sert à rien, il fera toujours marrer les copains.
La trépidation constante du Mer d’Alors se calme. On cesse de bouger. On est à quai.
Elle ne dure que quelques plombes, l’escale de Malaga. Sur le prospectus, en fait de réjouissances y a deux options : la visite de la ville en autocar, ou bien, si les dates concordent, on peut assister à une corrida.
C’est la solution B qu’a choisie notre groupe. A l’exception du Vieux qui préfère méditer à bord, et d’Hector qui fait du zèle en pointant, debout près de la passerelle, la sortie de chaque passager. Je m’attendais à ce que le torchon cramât entre Berthe et m’sieur Félix, après que j’eus aiguillé la Baleine sur la cabine studio où les dames du bord, avides de curiosités, flashaient le pipe-line du professeur. Eh bien, non pas, mes gus. Au contraire, on assiste à une nouvelle lune de miel générale. Berthy donne le bras à Alfred et à Félix. C’est l’euphorie, le grand pardon breton, la fiesta, l’épanouissement sensoriel.
— Et alors ? je demande à l’oreille du merlan, vous l’avez enterrée, cette hache de guerre ?
— Au poil, comme j’ai mon salon à m’occuper, c’est Berthe qui me remplace, pour introduire les petites photographes. Une dame, dans ces circonstances, ça fait plus sérieux. Si je vous disais qu’elle leur est de bon conseil pour les photos. Elle leur préconise des angles intéressants, elle compose des attitudes à Félix afin de varier ses poses, ne pas fatiguer l’amatrice par trop de monotonie. Vous l’avez vu, tout à l’heure, Félix ? Tout ce qu’il avait su inventer, c’est la posture du discobole. Ça faisait un peu pompeux. Berthe, faut lui reconnaître, elle a du goût, le sens de la composition. Elle aurait fait une bonne fleuriste.
— Elle n’a pas hurlé en découvrant votre petite industrie ?
— On lui a expliqué. Elle a trop le respect du pain à gagner pour s’insurger. Et puis, voulez-vous que je vous dise, commissaire, Félix et elle, ça ne durera pas. Elle a eu le petit mouvement de curiosité. C’est féminin, mais elle s’en lassera, de Félix. Il commence déjà à la raser avec son déballage d’érudition.
— Qu’est-ce que vous causez ? s’intéresse la triomphante Berthe en se tournant vers nous.
— De choses et autres, ma petite puce, lui répond le coiffeur.
Puis, à moi, avec un sourire heureux et le regard mouillé :
— Dans le fond, voyez-vous, Antoine, Berthe… elle a trop le sens de la fidélité pour nous tromper longtemps.
— A quoi penses-tu, mon Grand, tu parais tout chose ? s’inquiète M’man, assise près de moi sur les gradins.
D’une pression de main, je lui demande de ne pas parler. J’écoute. Et c’est pas fastoche d’écouter au cœur des arènes lorsque huit mille personnes hurlent « Ole ! » dès qu’un matador tape un peu du pied pour chasser le sable de ses godasses.
J’écoute la conversation de trois personnes assises derrière nous et qui sont, le hasard et San-Antonio faisant parfois bien des choses : Hanne, son ami Raymond, plus une très belle jeune fille rousse au minois piqueté de taches de rousseur qui la font ressembler à une tartine de miel.
Vous parlez que lorsque je les ai repérés dans le car bringuebalant qui nous menait aux arènes, je me suis discrètement arrangé pour rester dans leur espace vital aux mythologistes.
Ce qu’ils se disent est apparemment dépourvu d’intérêt. Raymond parle de la corrida, il prétend que c’est « hhantique ». Ça lui donne des émotions internes, c’est son terme, car il est très viscéral (c’est toujours son terme).
Métis n’a pas l’air de ton avis, déclare Hanne.
— Non, fait la jeune rousse, je déteste la violence pour la violence. Je puise la notion de grandeur dans la sérénité, non dans la cruauté !
— Ah oui ? semble ironiser Raymond.
— Parfaitement ! renchérit la belle gosse. Et je n’aime pas tes sous-entendus de… de garçon de bain de vapeur !
Elle rit.
— Ecoute, Mars, glapit Raymond, fais taire Métis sinon je ramasse mon ombrelle et je retourne au bateau !
V’là qu’il appelle le vieux, Mars, à c’t’heure ! Ils sont vraiment jobrés, ma parole ! Mars, dieu de la guerre et de l’agriculture ! (Ce qui m’a toujours semblé anachronique, la guerre et l’agriculture ne faisant pas très bon ménage généralement, voir les photos de Verdun, merci). Mars, cette vieille frappe pomponnée ! Le dieu de la guerre, ce semi-vieillard peureux ! Le dieu de l’agriculture, cet oisif aux mains blanches !
– Ça va, passe la main ! s’impatiente Hanne.
— La main de masseur ! gouaille l’incorrigible Métis. Métis ! Drôle de blaze encore, et qui sent son pseudonyme… Mais, dites donc, Métis, en grec, signifie prudence. Et je crois me souvenir qu’il s’agissait de la cousine de Zeus… Donc, elle ferait partie de l’association des mythologues, cette jolie donzelle ? A voir ! A retenir ! A suivre !
Les trompettes renommées de l’arène éclatent, annonçant le premier client. On ouvre le toril et l’animal noir surgit, puissant, farouche, le nez bas.
— Mince, c’t’un Charolais, s’exclame Béru. Belle race. C’est tézigue qui lui a fait c’t’indéfrisable sur le front, Alfred ? Oh mais pardon ! Vous avez mordu les accessoires du bonhomme ? Hé, m’sieur Félix, y a de la concurrence.
Vous le voyez, le Gravos est en plein tonus. Quelques espagos mécontents lui adressent des « chut » auxquels notre ami répond par des « Et ta sœur ? » et la cérémonie débute.
D’emblée, m’sieur Félix, dont c’est la première corrida, se déclare contre. C’est un tendre, le prof d’histoire. Il a des idées généreuses, fait partie de la Société Protectrice des Animaux. Nos frères inférieurs ont droit à toute sa sollicitude. Il proteste violemment. Déclare ridicules les passes de cape et les cabrioles des toreros. Ses commentaires sont outrageants pour l’art tauromachique (est sur le piano). Lorsque la bête charge un toréador et que, pour échapper à cet assaut, l’homme escalade la barrière bordant la piste, Félix brandit son poing chétif en le traitant de pleutre, de poltron, de paltoquet et de lâche. On commence à s’agiter autour de nous. A protester, à grincher moche. Une corrida, en Espagne surtout, c’est la grand-messe. On supporte mal les trublions. Ces minables touristes qui ignorent tout de la grandeur tauromachique (n’a bientôt plus de jus). On les conspue ! On les vomit ! Les désarène. Alfred essaye de calmer son associé.
— Ecrasez, Féfé, sinon ils vont vous déculotter et le spectacle sera dans le public.
Mais un homme de bien, un animaliste aussi fervent, se moque du devenir de son pantalon lorsque ses convictions sont en cause. Il est ulcéré au-delà de tout contrôle, le pédagogue. Il décarre à bloc dans l’insurrection lorsque les banderilleurs se mettent à planter leurs lardoires dans la viande du pauvre taureau. Ça le fait écumer (pas le taureau : Félix). Il glapit, il trépigne, s’égosille, se pète les cordes vocales, se fissure le larynx, se craquèle le pharynx. On ne peut plus le calmer. Il en perd ses lunettes, les piétine, les déguise en pincées de poudre. Le v’là plus miro que le peintre du même nom. Il poursuit sa colère au radar. Il enjambe les gens de devant ! Puis ceux qui sont devant les gens de devant ! Titubant, éructant !
— Misérables, assassins, bouchers, franquistes, tueurs, toucheurs, équarisseurs, tortionnaires, gestapistes, bovicides !
Il se sert des épaules comme de marches. Le public est son escalier ! Il a le feu occulte des martyrs, Félix. Prêt à se faire cramer en place publique pour persuader le monde en péril de la vérité de ses convictions. Il n’écoute pas les protestations, il va vers l’arène, écrasant une oreille, meurtrissant une chevelure, souillant une robe. Des gnons lui pleuvent. Il va… Jésus marchant sur les os ! Illuminé, sans lunettes ! Le cheveu fou ! Nimbus ! Bras tendus, façon médium ! Déterminé ! Holocauste ébouriffé ! Admirable ! Indolore ! Superbe ! Apostolique ! Taureauphile éperdument !
M’sieur Félix descend dans le cercle de lumière et de sang pour prêter aide et assistance au fauve. Il met son bras dérisoire au service de l’animal furieux. Mort à l’homme sanguinaire ! Honte à sa rage carnagesque.
On n’hurle « Féliiiiiix » en chœur, de tout cœur !
Mais il n’entend pas. Il est coupé du monde, comme tous les sacrifiés en marche. Déjà il est debout sur la première enceinte, seulement séparé de l’arène par le couloir où s’agitent les péones.
— Berthe ! Nom de Dieu ! Ici tout de suite ! s’écrie Béru.
Car il y a de l’héroïsme en chaîne dans nos rangs. La Grosse vient de décarrer à la poursuite de son maître étalon (M’sieur Félix et de Breteuil). Elle veut lui sauver… la vis, coûte que coûte ! Pas le laisser embrocher comme une merguès ! Des hommes comme Félix, faut les préserver coûte que coûte. Les coller dans des lieux stérilisés, antiatomisés, défiscalisés, insonorisés et tout. Leur faire une pension, les choyer, les oindre, les bénir pire que des meutes. Alors elle va à travers les tronches vociférantes, énorme dans sa belle robe rouge style Carmencita. Les bonshommes, à son passage, en prennent plein les carreaux. En en oublient l’entrée des picadors. Ils regardent déferler sur leur tête ces deux formides jambons à culotte noire ! Il leur semble qu’un brusque crépuscule assombrit leur univers. Le contraire de Fatima, en somme. Fatalement : l’Espagne et le Portugal se tirent la bourre, en parfaits voisins.
— Elle est dingue, cette p… de c… de mes c… ! point-de-suspensionne Bérurier en s’élançant à son tour.
Lui, c’est sa mémère qu’il veut épargner. Berthy, il y tient ! Un hypothétique veuvage par voie de cornes ne lui semble pas relever de la justice immanente.
Un vrai défilé. Ça fait un sillage maintenant dans les spectateurs, comme les traces d’une ronde enfantine dans un champ de blé. On voit un jalonnement de chapeaux de paille écrasés, de têtes penchées, de poings tendus.
Ça y est ! M’sieur Félix vient de bondir dans l’arène. Il court à un picador dont la lance fouaille l’épaule du taureau. Le sang gicle en geyser, bien rouge, vernissé, éclatant comme la vie, comme l’Espagne… Ça fume au soleil.
On n’entend plus ce que dit Félix. Il tire sur le manche de la lance afin de l’arracher de l’animal. Il est ballotté comme une oriflamme maigrichonne à une hampe trop importante pour elle. Les gars de la squadra interviennent, le ceinturent, le malmènent. On veut l’entraîner, il regimbe ! Il se cramponne à la lance ! Le cheval prend peur et se fout à galoper. La lance s’est brisée. Félix reste accroché au tronçon de pique. Il se laisse traîner dans le sable lumineux de l’arène. Furax, le taureau qui a conservé la ferraille dans le garrot se met à les courser. Les toréadors essaient de lui accaparer l’attention par des passes de cape, mais il s’en tamponne. Il a pas pigé les bonnes intentions de m’sieur Félix, Ferdinand, il veut se le farcir, le cornifler, le pyrograver, le transformer en gruyère, en faire de la charpie, de la bouillie de professeur d’histoire. L’ennui, avec les animaux, c’est qu’ils se montrent parfois aussi glandus que les hommes. Le bovidé s’est mépris sur l’intervention de Félix. Il s’est cru agressé par le chétif. Sa fureur lui sort des naseaux. Il va le rattraper, le transpercer ! Ça y est ! Non ! Miracle : Berthe vient d’entrer dans le cirque à son tour. Un banderilleur essaie de la happer par sa robe, mais, dans l’élan fougueux de la Gravosse, l’étoffe mousselineuse se déchire. Y a plus de carrosserie à l’arrière de la robe rouge. Elle a le slip à l’air, Berthe. Elle montre son dargif à la noble Espagne. La passion donne toutes les audaces. Ainsi, cette chère femme qui, en temps normal, ne serait même pas capable de saisir un chien par son collier, voici qu’elle cramponne le taureau par la queue.
— Olé ! s’égosille la foule.
Déconcerté par ce coup de cordon, le taureau fait volte-face. Berthe décrit un valdingue et va rouler au centre de la reine, son restant de jupe retroussé jusqu’aux épaules.
— OLE ! répète la populace.
Ça confusionne de plus en plus. Les picadors, écœurés, repartent. Le matador plus ulcéré encore se pointe en roulant les mécaniques. Il est célèbre dans tout l’ex-empire de Charles Quint, Alfonso Tavirez-Tagonsés. Il ressemble à un juke-box dans son costume de lumière rouge et violet. Il veut procéder à la mise à mort dare-dare, écourter le cérémonial pendant qu’on évacuera les agitateurs. Il va brandir la muletta sous le naze du taureau. Peine perdue ! L’animal fait passer les civils en priorité. Grattant le sol du sabot, il asticote le fessier de Mme Alexandre-Benoît Bérurier avec la pointe d’une corne.
— Allez coucher ! s’égosille Berthe.
Félix qui a fini par se décramponner accourt.
— Gentil ! il dit au bœuf manqué en lui présentant la main du pardon. Gentil ! Minet, minet ! Sage ! Mfff, mfff !
Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de le constater, mais les taureaux de combat ont horreur qu’on les appelle minet. D’un coup de boule, le nôtre entend expédier le prof en direction de la lune. Heureusement, le malingre prof échappe aux cornes effilées du bestiau, et reste coincé entre. Il lui est impossible de se dégager. Il a les bras bloqués le long du corps.
— Bougez pas, j’arrive ! annonce Béru.
Tout cela, mes amis, prend du temps à être narré, mais ça se déroule à toute vibrure.
Le célèbre Alfonso Tavirez-Tagonsés trouve qu’il y a trop d’importuns en piste et veut s’interposer. Béru le fout sur le sable d’une momifie. Après quoi il s’occupe de son ami Félix. Vrran, d’un geste puissant il l’arrache. Le taureau mécontent d’être décoiffé veut charger, mais le Dodu lui cramponne le guidon. Un vrai combat de gladiateurs s’ensuit, mes drôles. Une lutte titanesque. Qui du monstre ou de l’animal l’emportera ? Qui du fauve ou du taureau ? Dieu que cette empoignade est belle, terrible, romaine ! La foule est debout ! Elle ne dit plus rien, un silence de maure s’est abattu sur Malaga. On n’entend que le halètement de Béru mêlé à la respiration de la bête.
Le matador s’est relevé, ivre d’orage. Il n’aime pas rester dans l’alternative (l’ayant déjà reçue), aussi s’avance-t-il vers Béru d’une allure de matamore, ce qui est fréquent chez les matadors. Il lui crie une longue phrase espagnole. Béru qui n’est pas polyglotte lui répond par cinq lettres françaises. Le matador houspille notre ami de la pointe de l’épée. Pas gentil de faire ça à un homme qui vient de prendre le taureau par les cornes. La foule hue ! Le matador insiste. Sans lâcher son adversaire, Béru lui file un coup de tatane dans l’habit de lumière. Il a beau s’être garni les petites princesses de coton, Alfonso, il n’en part pas moins dans les questches.
Alexandre-Benoît peut, dès lors, se consacrer au taureau. Tantôt reculant, tantôt chargeant, il contraint ce fils de vache à pencher sa tête. Il tord davantage. Le taureau mugit grâce. Béru est sans pitié pour une dégueulasserie de bestiau qui s’est permis d’asticoter les miches de sa bonne femme devant huit mille trois cent quatre-vingt-douze personnes. Il s’arc-boute, bande ses muscles. Y a des veines grosses comme mon bras au cou du Mastar. L’ancien veau s’agenouille.
— Oh là ! soupire la foule.
Bérurier, inexorable, continue son effort. Une secousse terrible des deux bras, comme lorsqu’on file un coup de volant à la désespérée pour éviter un ivrogne ou pour cueillir un gendarme !
— Mameuhhhgue ! crie le taureau.
Et il s’effondre, les vertèbres cervicales brisées.
— Olllllléééééé ! fait la foule…
— … é, é ! complète un bègue, dans l’assistance.
L’enthousiasme, c’est pire que la fureur. Nous assistons à un raz de marée ! La populace se précipite dans l’arène, bousculant les flics, les alguazils, les péones, les toréadors.
Des sonneries de trompettes n’arrivent pas à endiguer l’effervescence. L’orchestre essaie de jouer l’hymne de la phalange intitulé « Cézigoto Népafranco », mais en vin (de Malaga). Dans la liesse, ça ne fait pas plus de bruit qu’un pet de libellule sur du velours. Le Gros est saisi, élevé, brandi, acclamé, congratulé, porté en triomphe.
Derrière moi, les masseurs s’extasient.
— Ma parole, c’est Hercule soi-même, dit Hanne.
— Je crois que je vais m’évanouir, balbutie tout à coup Métis, la belle rouquine. J’ai trop vibré, trop vibré… Oh, ça y est, je pars, je pars…
Elle m’écroule dessus (dirait Béru).
— Mon Dieu, cette chérie ! Vite, il faut faire quelque chose ! déplore Raymond.
— Attendez, je vais la sortir d’ici, fais-je en profitant de ce que la gosse m’a chu dessus (comme disent les Japonais) pour la prendre dans mes bras et l’évacuer…
Bonne occase, mes gus, je souhaitais justement nouer des relations fructueuses avec cette personne.
Je me dirige vers une sortie (dans des arènes il y a presque davantage de sorties que d’entrées).
— Nous vous accompagnons, commissaire, propose Hanne.
— Inutile, je connais le pharmacien du coin, ce sera l’affaire de quelques minutes ; si vous sortiez vous n’auriez plus la possibilité de rentrer pour voir la suite du spectacle.
Doux fardeau ! Elle sent bon, cette petite chérie. Je me demande si elle est vraiment dans le sirop ou si elle fait un peu semblant, car son bras s’est noué à mon cou de façon bien délibérée.
Le silence se rétablit dans l’immense enceinte. Un haut-parleur annonce que la Présidence accorde la queue et les deux oreilles au valeureux combattant dont l’exploit rejoint ceux de l’Antiquité.
— La queue et les deux oreilles de quoi ? demande Béru au micro de son traducteur (qui travaille à la radio), celles du matador ou celles du taureau !
— Celles du taureau, bien sûr ! fait le journaliste en riant.
— Si ça ne dérangeait pas ces messieurs, déclare le Mastar, je préférerais un morcif dans le filet !
18
La folle rumeur des arènes s’est engloutie. Nous roulons mollassement dans un vieux taxi en haillons à travers les rues désertes qui ont perdu toutes couleurs à force de soleil et d’ombres dures. De temps à autre, on devine une vieillarde dans le gouffre noir d’un porche, qui cherche une illusion de fraîcheur en établissant un courant d’air incertain.
— Vous vous sentez mieux ? je demande à Métis.
M’est avis que ça n’est pas une authentique rouquine. Faudra que je m’en avise. Elle n’a pas l’odeur obsédante, animale des vrais roux.
— Beaucoup mieux, soupire-t-elle en adoptant une attitude languissante à l’arrière du vieux véhicule.
— Ne serait-ce pas la chaleur qui vous a incommodée, plus que le spectacle ?
Son sourire vague se précise.
— Je ne le pense pas, dit-elle. D’ailleurs, soit dit entre nous, il était plus burlesque que tragique, le spectacle. C’est un ami à vous, ce gros lutteur invincible ?
— Oui, un vieux copain qui tient du Saint-Bernard et du gladiateur, comme vous l’avez pu voir.
Métis hoche la tête, puis, sans se soucier du candiraton elle se blottit brusquement contre moi.
— Vous aimez qu’une fille soit franche avec vous, ou bien vous détestez ? me demande-t-elle.
Drôle de question.
Mais j’ai affaire à une drôle de fillette.
— Hum, les femmes franches sont celles qui mentent savamment, donc qui sont intelligentes, mon chou. Par conséquent, je préfère les femmes franches.
Elle opine (à charge de revanche).
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je vais donc vous apprendre une chose : je ne me suis jamais trouvée mal.
— Je vais vous en apprendre une autre : vous ne m’apprenez rien ! rigolé-je. Vos évanouissements ont un petit côté théâtral assez charmant d’ailleurs.
— Je suis si mauvaise comédienne que cela ?
— Quand vous jouez la comédie, mais rassurez-vous, pas dans le civil. Pourquoi ce simulacre, ravissante ?
— Pour vivre l’instant que nous vivons, répond-elle du tac au tac, ayant oublié sa boîte d’ambage dans sa cabine, je suppose.
Elle passe sa main racée, où brille une émeraude grosse comme un champignon, sur mon genou afin d’en vérifier la rondeur.
— N’est-il pas exquis ? Mais peut-être préférez-vous l’ambiance de La Villette ? Si c’est le cas, retournons chez vos massacreurs de taureaux.
— Pas question, me hâté-je, j’avais toujours rêvé de musarder dans Malaga avec vous.
— N’est-ce pas ? Vous savez que votre nuque m’a rendue folle ?
Dites, elle serait pas un brin nymphomane sur le pourtour, cette souris ? J’ai vu bien des frangines me faire du rentre-dedans, mais elles annonçaient rarement la couleur avec une aussi superbe, impudence.
— Merci du renseignement, fais-je, j’ignorais qu’elle fût sexy. Sans me vanter, je peux vous dire qu’à ce point de vue, elle est fortement déshéritée en comparaison de certaines autres parties de mon individu. Donc vous avez eu le coup de foudre pour ma nuque ?
— Au début. Ensuite j’ai vu votre visage, croisé votre regard, et le… Comment pourrais-je qualifier la chose ?…
— Disons le sortilège et oublions le passé, lui viens-je en aide.
— Exact, le sortilège s’est opéré. Je n’ai eu qu’une idée en tête, chéri, ça !..
Joignant le geste (osé) à la parole (crue), elle pose sa tête sur mes jambes et se met à me frottailler doucement des régions consommables, certes, mais que je réserve ordinairement à des privilégiées de mon choix.
Moi, faut que je vous avoue une chose.
Je suis un type violable. Tout dépend du pédigree et de la bouille de la violeuse. Je lui ai pas réclamé ses papiers, à Métis, pas même son véritable blaze, mais je lui vote d’autor les mesures d’exception. On ne prête qu’aux riches, hélas. C’est en tout cas plus prudent. Ma petite kidnappeuse, avec ses longues jambes, sa bouche sensuelle et ses yeux de biche égarée, possède à mes yeux un capital suffisant pour que je lui consente un prêt d’urgence sans convoquer mon conseil d’administration.
— Ombre ! interpellé-je le chauffeur, car il m’arrive de parler l’espagnol en puisant dans le vocabulaire français, ombre, connaissez-vous un petit coin peinard où Mademoiselle et moi pourrions prendre un peu de repos ?
Avec « ombre » ça démarrait bien. Seulement, au mot suivant il a décroché, le driveman. Heureusement, Métis qui est douée pour les langues manie celle de Cervantes admirablement. La voici qui se met à parlementer avec notre pilote pour lui expliquer ce que nous attendons de sa compétence. L’autre écoute, opine, ce qui est son droit, et champignonne pour plus vite nous mener là où nous souhaitons être.
Il a rien de rutilant, le nid d’amour ! Croyez-moi, mes pommes, c’est pas le Plaza ni le Ritz. Comme auberge à galipettes on a vu mieux, même en Espagne. D’abord ça niche au diable veau-vert, tout au bout du port, dans une ruelle miséreuse qui sent l’huile chaude et le poisson. Tu parles d’un nid d’amour, chérie ! Faut pas oublier sa boîte d’onguent gris pour s’aventurer en ces lieux. Pas omettre de se badigeonner à l’alcool en sortant, et de passer ses fringues à l’autoclave. Un chat famélique, noir comme un corbaque, nous file entre les cannes lorsqu’on déboule du tacot. J’avais pas bien maté à quel point il était minable, notre taxi. Qu’il ait fait la Marne, c’est officiel : y a encore la photo de Gallieni collée à la lunette arrière ; mais c’est tout son labeur de depuis lors qui lui a mochement porté atteinte, l’a dévasté, vétusté, éclopé jusqu’à la boyasse, rongé le dessus et l’intérieur, miné, mité, ruiné. Il perd tout, ce malheureux bahu : son essence, son huile, sa flotte, son crin et ses boulons. Même les poches au chauffeur sont trouées, et ses semelles, et ses poumons j’imagine. Tout. C’est la gloire du trou, cet équipage !
— On le conserve ? je demande à ma belle.
— Inutile, murmure la petite dévergondée. Nous sommes à quinze cents mètres du Mer d’Alors.
Je file une pincée de pesetas au driveur et il se confond en remerciements, en protestations de reconnaissance, en témoignage d’admiration. Il se confond même tellement qu’il va finir par se prendre pour un autre.
Du doigt, il nous désigne une maison tellement lépreuse que le bon docteur Schweitzer serait radiné de Lambaréné pour la soigner.
— Casa ! Casa de amor ! il me fait, le pauvre perforé, en me distribuant des clins d’yeux incitateurs.
— Gracias, mon pote !
Il décarre avec son amas de ferraille. On se demande comment ça peut rouler encore, un machin pareil. Quand donc ira-t-elle mourir dans un fossé, cette vaillante douairière ? Je la vois déjà, cage à poule, au bout d’une banlieue merdeuse, plantée en terre sous un arbre langoureux. La crotte de volaille sera son ultime peinture. Je montre la casa de amor à Métis.
— Vous croyez qu’on ose entrer là-dedans ?
— C’est rigolo, non ?
— Je vous préviens que je n’ai pas de DDT sur moi, mon chou.
— Vous n’allez pas reculer devant quelques puces andalouses !
— J’espère que vous voudrez bien m’épouiller, chérie.
Courageusement, je franchis le seuil de la casa. C’est d’autant plus facile que nulle porte ne s’interpose. Une très redoutable odeur me serre la gorge, me pince le nez, me suffoque.
Même dans les coins les plus profanés de la « Goutte d’Or » on ne pourrait pas trouver pire. C’est beau, la rage du prosibus, mes frères !
— Dites, ma Douceur, on pourrait rentrer au bateau où je dispose d’une cabine merveilleuse avec une décoration façon drugstore qui vous coupe le souffle. L’ensemblier a un peu confondu un mètre de toile avec une toile de maître pour ce qui est du tableau placé au-dessus de mon lit, mais en le retournant face au mur, nous serons heureux, je vous jure !
— Sur le bateau ! N’y comptez pas, fait-elle sèchement. Cela dit, si vous êtes à ce point sensibilisé par le décor, allons-nous-en, mon cher !
Son cher la saisit à la taille, lui plaque un baiser glouton dans le cou et la pousse vers des profondeurs. Une voix gargouille un truc en espanche.
Je regarde dans le clair-obscur et finis par découvrir une grosse bonne femme affalée dans un fauteuil d’osier. Elle fume la pipe en bavant, ou bien bave en fumant la pipe, ce qui revient sensiblement au même.
— Que dit-elle ? demandé-je à ma compagne d’exploration.
— Elle demande de l’argent.
— Combien ?
La question posée reçoit une réponse laconique, ponctuée d’une bouffée de bouffarde.
— Le plus possible, a-t-elle répondu, m’informe Métis.
Je tends un bifton au pachyderme nicotinisé qui le prend, le froisse comme si elle le réservait à un usage peu compatible avec la dignité de la Banque d’Espagne, et l’enfouit dans un immense havresac qui n’est en fait que son corsage.
La monumentale matrone nous désigne un escalier.
Obéissants et téméraires, nous nous engageons sur des marches convenant parfaitement à ce genre d’endroit puisqu’elles sont branlantes.
Une imposte déverse sur le palier du premier étage une clarté souffreteuse. Deux portes se proposait à nos ardeurs. L’une est fermée, l’autre grande ouverte. D’instinct, nous pénétrons dans la chambre implicitement proposée. Ça renifle la paillasse de maïs moisie et le rat tuberculeux, dans le secteur. Un lit haut perché, une commode dont le plateau est incliné à 90°(c’est plus hygiénique) et une chaise sur laquelle je ne conseillerais pas à mon pire ennemi de hasarder son derrière, composent l’ameublement de l’embras-sodrome.
— C’est vraiment farce ! Farce ! Farce ! A mourir ! assure Métis en se dirigeant vers le lit.
A mourir !
Je crois qu’elle a trouvé le mot juste.
Vu qu’à l’instant précis où je pénètre dans la piaule, j’efface un de ces coups de goumi sur la noix qui ferait chanceler l’obélisque de la Concorde.
Mes idées font un strip-tease express et se répandent, en même temps que moi, sur le plancher rugueux.
Fin de section. Section, halte ! Halte-là !
19
Faire ça à un ressortissant français ; flic de son état, et de surcroît, c’est osé, non ? Culotté en diable !
Au moment de perdre conscience, il me semble percevoir un cri de Métis. Ensuite c’est le grand tunnel sous la Manche, mes jolies. La balade termitière dans des régions que l’on visite après avoir laissé sa lucidité à l’entrée.
Deux mots finissent par briser la pellicule de néant qui m’insonorise. « Au secours ! » Je m’efforce d’ouvrir les yeux, y parviens, et avise la môme Métis agenouillée près de moi, les cheveux défaits, avec une vilaine écorchure à la pommette et à ses bas plus d’échelles qu’on n’en pourrait trouver dans toutes les casernes de pompiers de Paris.
— Oh ! mon Dieu, vous n’êtes pas mort ! apprécie-t-elle.
— Je ne pense pas, dis-je, ou alors, si je fais semblant de vivre, reconnaissez que c’est bien imité ?
— J’ai cru qu’il allait nous tuer, murmure-t-elle.
— Qui ça ?
— L’homme qui se tenait embusqué derrière la porte. Il brandissait une matraque. Si vous aviez entendu le bruit du coup qu’il vous a porté !
— Impossible : vous savez bien que la lumière va plus vite que le son, j’ai vu les trente-six chandelles avant de percevoir le bruit.
Je porte la main à mon crâne. Une belle bosse s’y est épanouie.
— Et vous ? demandé-je.
— Il m’a frappé également, mais j’ai pu mettre mon bras en parade. Néanmoins j’ai fait semblant de perdre conscience…
— Bravo ! Qu’a fait l’homme après ce double matraquage ?
— Il nous a volés et s’est enfui.
Comme preuve de ses dires, elle me désigne mon portefeuille de croco qui gît à quelques mètres de là, aussi vide que la sébile d’un mendiant écossais.
— Vous aviez beaucoup d’argent ?
— Pas des masses, car je ne suis pas riche, mais justement, la disparition du peu que je possède m’est très désagréable. Et vous ?
Elle me montre sa main où naguère brillait l’émeraude.
— Il m’a pris ma bague.
Des picotements crépitent dans mes poings. Si je tenais l’enfant de sagouin qui a fait ça, il voudrait comprendre sa douleur, je vous promets.
— Vous avez eu le temps de voir ce bandit, à quoi ressemblait-il ?
Elle hausse les épaules.
— Il s’était mis un bas sur le visage, en guise de cagoule. Mais il m’a paru très basané ; il avait les mains extrêmement sombres… La grosse femme du rez-de-chaussée nous renseignera plus utilement. Il faut aller à la police ! Nous sommes tombés dans un véritable coupe-gorge !
Je ne me fais guère d’illuses quant à l’efficacité de la volaille locale. Une bizarre langueur continue de m’habiter. Je me dresse en titubant, mais la pièce se met à tourner et je suis obligé de m’effondrer sur le lit.
– Ça ne va pas, voulez-vous que j’appelle un médecin ?
— Je préférerais un taxi, dis-je, car je me sens tout flageolant.
Quand je ferme les yeux, ça se tasse un peu, mon vertige, et sous moi, le plumard tangote moins fort. Je ressens une étrange sensation de vide intérieur, d’extrême dépouillement. Une odeur chimique flotte dans la piaule, qui n’y était pas tout à l’heure, j’en jurerais.
— Vous ne paraissez pas au mieux de votre forme, remarque Métis.
— Je vous mentirais si j’affirmais le contraire… Curieux qu’un simple KO, me mette dans cet état… Je suis resté longtemps groggy ?
— Oh ! non, deux minutes à peine…
Ma montre (tiens, il m’a laissé ma montre en or) indique 16h25. Or il était 16h20 quand nous avons grimpé l’escadrin. J’ai maté le clock en gravissant les marches pour évaluer le temps dont nous disposions. Effectivement, tout s’est passé très vite.
— Voulez-vous un peu d’eau ? je crois qu’il y a un semblant de lavabo dans le couloir…
— J’y vais…
En effet, j’avise au fond du palier une espèce de cuvette émaillée désémaillée sous un robinet qui saigne du nez. Je l’ouvre en grand et un flot impétueux se met à crépiter dans le bac jauni. Rien que son bruit généreux me ranime. Je me colle la tête sous l’eau. C’est bon, c’est frais, vivant, tonifiant. Ça colmate, ça ranime, ça guérit. J’en bois un peu, pas trop, juste pour dire. J’en recrache, je me bassine la frite. Mes idées se consolident. Mes jambes cessent de glatocher. Mon cœur devient un enfant sage.
— Vous pouvez marcher ?
— Y es, I can !
— Alors descendons !
La monstrueuse fumeuse de pipe est toujours en bas, dans son fauteuil d’osier. Des coussins laminés bavent de sous ses immenses miches faisandées. Dare-dare (si San-Antonio peut se permettre l’expression) on entreprend ce tas de saindoux.
Métis principalement, vu qu’elle habla parfaitement the spanish. Elle apostrophe en plein l’obèse, la houspille de première, la banderille de questions, la pointillé d’exclamations. Elle veut savoir, elle s’égosille, montre le plafond et son ecchymose, s’emballe, s’enroue, se répercute. La vachasse impertube stoïquement sous l’orage. Elle lâche un mot, de temps à autre, comme un cheval au vent, pfloff, manière de montrer son bon-vouloir, de jeter des apaisements en obole. Elle fait l’aumône d’une ou deux syllabes. Et pourtant, mort de mes os, le vocabulaire espagnol est d’une richesse infinie. On n’a pas le droit de monosyllaber quand on dispose d’un pareil patrimoine linguistique.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? je demande.
— Qu’elle ne sait rien.
— Comment ça, elle ne sait rien ! Tonnerre de cent mille dieux barbouillés de m… Elle surveille l’entrée de son taudis, non ? Elle n’a pas des vapeurs. Elle n’est pas aveugle ! Notre agresseur n’est pas entré par la cheminée ! Il ne s’est pas servi d’une échelle de corde. Roméo, c’est en Italie, pas en Espagne !
— Attendez, m’endigue la rouquine hypothétique. (Car avec tout ce bigntz j’ai pas encore pu vérifier). Elle prétend qu’un couple est arrivé avant nous. Il aurait pris la pièce voisine et la femme serait partie la première. L’homme vient seulement de s’en aller. Elle ne le connaît pas, ne l’a jamais vu.
— Elle a eu le temps de vous raconter tout ça ?
— Plus ou moins, je traduis, sourit la jeune fille.
— Demandez-lui donc le signalement de ce petit marrant.
Nouvelles discussions. Cette fois, la Grosse en crache un peu moins que précédemment. Elle dit un mot, un seul, dont je ne réclame pas la traduction.
— Negro ! fait-elle.
Un Noir !
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé, murmure Métis.
— Comment était-il vêtu ?
Ma compagne d’infortune répond directement.
— Un jean couleur sable, une chemise brune…
Un noir. Je pense à Archimède, ce qui est normal.
Seulement cette idée est saugrenue. Qui donc pouvait se douter que nous viendrions dans cette masure immonde ?
Non, cet attentat a été improvisé. Je suppose qu’un malfrat nègre est venu chez la grosse pipeuse pour y calcer une radeuse andalouse. Le gars était à la dèche, prêt à se lancer dans n’importe quel coup foireux afin de se rafraîchir les vagues. On trouve des paquets de bons à rien prêts à tout dans les ports. Des mecs débarqués d’un cargo pourri de la sud-Amérique et qui n’ont pas la crainte de se lancer dans un rodéo. Je suppose que ce bas-voyou s’apprêtait à descendre quand nous nous sommes pointés. Un coup de périscope lui a permis de constater qu’il avait affaire à du beau monde, alors il a décidé d’opérer et s’est planquouzé dans la chambre…
— Allons à la police ! décide Métis.
— Inutile, mon petit chou. Ce serait du temps et de l’espagnol perdus. Des plaintes de ce genre, ils doivent en enregistrer trente-deux par jour, les poulets de Malaga.
C’est immoral de ne rien faire ! s’insurge-t-elle.
— D’accord, mais c’est plus pratique. Allons boire un truc bourré de degrés pour se remonter le moral.
— Avec quoi le paierez-vous ? objecte-t-elle.
Très juste, les femmes ont le déclic plus rapide.
On rentre donc à pinces au barlu.
Notez bien qu’on pourrait utiliser la chambre, puisqu’on a payé. Mais franchement, le cœur n’y est plus. Le cœur et tout le restant, chanterait Maurice. Je traîne la flûte en marchant, j’ai dû me froisser un muscle quand je me suis envoyé promener sur le plancher. Toutes les veines, quoi ! Y a des jours pleins de pourrissures, d’accrocs, d’escrocs, de bries et de brocs. Des jours où on n’arrive pas à se régaler, où on se rate au moment de prendre son panard. Où on renverse son verre à table. Où votre courrier est néfaste, vos organes en perdition, vos amis dégueulasses et la vie en forme d’étron.
Je récapitule les avanies de la journée : le réveil morose dans le dortoir des émigrants ; les conneries de Béru, les deux cadavres découverts et les deux cadavres disparus. Le pauvre m’sieur Félix, complètement azimuté, qui se laisse photographier le bitougnot pour cent points. Archimède, le brillant aigri, trousseur appointé de tarderies huppées. L’équipe de masseurs-masseuses avec ses marottes mythologiques. Cette beauté de Métis qui me lève dans le grand style et qui au lieu de se faire trousser par bibi se fait détrousser par un autre ! Vous parlez d’une pile de tuiles, mes frères ! D’un tombereau d’immondices. Et je cause pas de la corrida pitoyable des Bérurier, des invectives de Gaumixte, affolé par la faillite qui lui rôde aux miches ; je vous épargne la cupidité d’Alfred, les maussaderies hautaines du Boss. J’oublie le kidnapping de la mère du Gazon, la joie féroce de son mari. Je veux plus revenir sur les mœurs dépravées de tout un chacun. Je m’efforce de ne pas penser à la disparition du second (qui n’est pas le premier) non plus qu’aux parties du jambon de la Grosse Berthe ! On se corrompt à vivre. On s’altère. Notre étourderie foncière, c’est qu’on ne s’épargne pas suffisamment. Il a raison, celui qui se creuse un ermitage dans le roc, là où les aigles font leur nid, pour y laisser couler sa durée. Oui, mes pommes, il a bien raison. Je l’approuve, je l’envie. Un de ces quatre, après Félicie naturellement, je m’achèterai un alpenstock et moi aussi, j’irai gravir mon Sinaï, tailler la roche pour y faire mon lit de patience. Y en a marre de messieurs Toulesautres et de leurs conneries, de leurs péchés mignons et de leurs vantardises ; de leurs saloperies de parlottes, de leurs sexes fiévreux, de leurs longs drinks d’enfoirés, de leurs titres-z’et médailles, de leurs cylindrées, de leurs vignettes, de leurs zatomes et du bataclan, merde à la conquête lunaire ! Peut-être qu’après tout ils n’avaient pas tort, les téléspectateurs qui ont râlé parce que, de leur transmettre la lune en direct, ça leur dérangeait le rugby ! Moi aussi, comme Paoli, ça m’a fait bondir. Mais réflexion faite, je leur donne raison, aux bons ermites du petit écran, du petit t’es con. Ils l’avaient au prose, la lune ! Elle chamboulait leurs habitudes. Je regrette de m’être insurgé. Vive la solitude ! Les cosmonautes, ça les importunait. Ils préféraient les mecs au ballon ovale. Ils comprenaient plus qu’on escamote des copains pour donner la priorité à des aventuriers.
Sur le port, une horloge espagnole égrène cinq coups. Tiens : elle n’est pas d’accord avec ma montre.
Je me mets à gamberger sérieusement, mes agnelles. Un vrai jeu de construction s’élabore, sous ma coiffe. Un de ces édifices fragiles qu’on ne peut pas achever si on ne se retient pas de respirer.
Je pense à l’impression bizarroïde que j’ai éprouvée tout à l’heure, en reprenant conscience. Le sentiment curieux d’avoir fait un long rêve mais de ne plus me rappeler ce à quoi je venais de rêver…
– Ça n’a pas l’air d’aller très fort ? observe Métis dont les talons clapotent près de moi sur les pavés disjoints du port.
Au contraire, mon amour, le jour se lève dans ma belle tête d’intellectuel.
20
L’image de la poule ayant couvé des œufs de cane, elle restera valable encore un bout de temps, les gars ! Côté métaphores, on renouvelle pas souvent le cheptel chez les littératés. On prend les mêmes et on continue. Ils se sont accaparé une bonne chiée d’expressions frappantes, les ont gravées dans le marbre et s’en servent plus souvent que de leurs épouses. Y se cassent pas, les littératons ; font leur nid dans la prose des grands devanciers en se contentant de cacater autour leur petite sauce à grumeaux. Leur Littré-rature, c’est une béchamelle plâtreuse sur des beaux restes refroidis. Un salmigondis d’adjectifs et de verbes hachés menus, bien concordants pour être plus digestes. Du rata raté, du taratata, du cocorico cacateux. C’est bien simple, j’arrive plus à lire. Même moi, je m’insupporte, je reste trop docile, trop freiné, trop soumis, mes griffes passent chez la manucure et mes ailes au massicot. Mes écrits, à force, ne sont que le squelette bossu de mes pensées. Je me fais honte de mal oser. J’ai bon fond, notez, seulement, je ne suis pas une fréquentation pour moi. Un jour je crèverai sur le monceau de fœtus de mes belles intentions et nous pourrirons ensemble, elles et moi. On deviendra plus qu’un même fumier. Vivement ! Mon inutilité m’abîme et je m’abîme en elle. A ne pas tout dire on en dit trop ! Si t’élimines toutes les bavures et les baverasseries, y te restera peaudezobe, mon pote, de tes San-Antonios. Si : un peu de vent. Mais quoi, le vent c’est notre père nourricier à tous. Il est plein de graines, c’est ce qui réconforte. Grâce à lui, y a des cocotiers sur les atolls. Que ma semence s’envole donc avec celle des végétaux qui traversent des mers, et des intestins d’oiseaux parfois, pour s’accomplir.
Hector, je vous jure, on dirait franco une poule qui a couvé, etc. Et qui regarde appareiller ses canetons (de Navarone) sur la mare. Il tournique près de la passerelle, les mains aux dos, le nez affligé d’un tic, le regard braisé, s’arrêtant parfois pour regarder quelqu’un sous le pif, crûment, hargneusement. Il mate n’importe qui, le cousin : un mataf, une passagère, un fonctionnaire du port. On dirait qu’il a pris sa température à l’aide d’un cigare allumé et qu’il est en train de se demander comment il va faire pour s’asseoir dorénavant.
Je m’annonce derrière lui et tapote son épaule. Sa volte est fulgurante.
— Oh, ciel merci, c’est toi ! Je t’attendais…
— C’est gentil de me le dire avec tant de fougue, Totor.
— Ne ris pas, c’est grave.
J’adresse un geste d’excuse à la bioutifoule rouquinette et je cède au désir d’aparté de mon parent et presque confrère.
— Regarde, fait Hector en me présentant une feuille de papier à en-tête de la compagnie Pacqsif.
Quelques lignes y sont tracées.
— Tu reconnais l’écriture ?
— Tu parles, comme s’il s’agissait de la mienne, c’est celle du Vieux.
— Lis !
L’invite survient trop tard, mon œil de faucon a déjà parcouru le message. Je vous le livre in extenso, puisque vous lisez le latin :
Venez immédiatement me rejoindre dans ma cabine, j’ai DU NOUVEAU[19].
— Alors ? m’enquiers-je.
— Ecoute-moi, Antoine, écoute-moi bien, chaque syllabe a son importance. Je me trouvais ici, à contrôler le va-et-vient sur la passerelle lorsqu’un mousse m’a apporté ce poulet. Immédiatement je me suis rendu à la cabine de ton directeur. Celle-ci était vide. J’ai attendu un peu, puis, ne le voyant pas revenir je me suis lancé à sa recherche.
Je l’arrête de la main et de la voix.
— Ne me dis pas qu’il a disparu, lui aussi !
— Si. Antoine, si : il a disparu.
La première réaction de l’homme à l’annonce d’une catastrophe, c’est l’incrédulité. Son instinct le pousse à refuser ce qui lui est désagréable. Sa seconde réaction, c’est l’oubli. Lorsque l’homme s’est rendu à l’évidence, bien persuadé de la réalité de ses déboires, il entreprend de les oublier. Entre les deux se situe une période plutôt stagnante, contemplative même, au cours de laquelle, mine de rien, il s’organise.
Ainsi le gars mézigue, en apprenant cette nouvelle, que fait-il ? Il va s’accouder au bastingage et il regarde le port coloré. Il hume les senteurs opiacées qui lui chancetiquent l’olfactif. Il se dit que c’est beau, Malaga, avec ses ruines mauresques, ses bateaux de couleur, son soleil…
— Je ne sais pas si tu m’as bien entendu, s’effare Hector.
— Mais oui, Hector, je t’ai parfaitement entendu : le grand patron de la police parisienne a disparu à bord du Mer d’Alors !
— Insensé, non ? Stupéfiant !
— Pas plus insensé, ni davantage stupéfiant que les autres disparitions. Achille est un homme comme les autres, Hector : à preuve !
— Tu as une façon de prendre les choses, toi ! grommelle le directeur de la Pinaudaire Agency, on dirait que tu t’en fous !
— Je ne m’en fous pas, je tente seulement de rester centralisé. Dans ces cas-là, il ne faut absolument pas se disperser.
— Y aurait pourtant de quoi partir en lambeaux, se déguiser en nuage radioactif, non ?
Je lui écrabouillé le lyrisme d’un brutal : « La ferme ! » qui ferait se claquemurer une huître.
— Suis-moi ! lui enjoins-je.
Il trottemenue (du verbe trottemenuer… de Boccherini) sur mes talons. Des certains parmi vous tous s’imaginent que je bombe à la cabine du Vioque. Eh ben, je m’excuse de les détromper comme disait un éléphant qui s’était sectionné le pif car en fait, j’exécute le tour complet du bateau sans lâcher la rambarde. De bâbord à bâbord, en passant par la proue, tribord et la poupe, mes petits débiles chéris.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? bégaie cousinus Hectorus, tu fais de la gym pour te relaxer ?
Au lieu de répondre, j’arpente ! Ce n’est qu’une fois revenu à notre point de départ que je lui déclare :
— Mort ou vivant, le Vieux est toujours à bord. Il y a des bateaux de plaisance tout autour du Mer d’Alors, des mômes en barque, des pêcheurs, bref, il est impossible de larguer un fardeau quelconque à la flotte sans être vu par au moins cent personnes ! A moins qu’on ait descendu une malle par la voie normale ?…
— Non, déclare Hector. Tu parles qu’après avoir constaté la disparition du directeur, je suis revenu ici pour poser la question aux préposés chargés de récupérer les cartes de débarquement. Aucune malle, pas le moindre paquet n’ont quitté le bord.
— Bon, ce qui n’était pour moi qu’hypothèse est devenu certitude, Totor. Le kidnappeur ne se débarrasse pas tout de suite des personnes enlevées.
J’aime les gens qui ont une odeur, à condition que celle-ci me soit agréable. Mon nez n’est pas délicat, il est difficile. Un truc qui m’a toujours bien plu, chez le Vieux, c’est son parfum.
Il sent le cuir rare, le tabac blond, le foin sec, tout ça mêlé, distillé, exprimé, vaporeux. C’est distingué, noble, suave, énergique, nostalgique et discret. Sa cabine en est tout imprégnée. A cause de ce parfum, la disparition du Dirlo me semble moins probante. Elle prend des allures de brève absence.
J’entre et je m’assieds. Hector me surveille, contrit, patient, ses prétentions policières radicalement abolies. Il se sait dépassé, alors il laisse agir les grands.
— Je suppose que tu as déjà questionné le mousse-messager ?
— Bien sûr, il…
— Va me le chercher, Totor !
Le cousin s’éclipse. Je m’acagnarde dans mon fauteuil, les mains nouées sur le ventre à la maquignon satisfait.
J’ai du nouveau ! a écrit le Vénérable. Il avait besoin d’assistance. Sachant Hector à bord, il s’est rabattu sur lui. Seulement, entre le moment où il a confié son message au mousse et l’arrivée de mon cousin, il s’est évaporé, Pépère. Il a eu droit au coup de baguette magique de la fée Carabosse. Passez muscadet ! comme dit Béru. Et youplala, fini, plus de Dabe. Je bigle autour de moi. La cabine est en ordre, bien nette, joyeuse. Rien de dramatique, vraiment ! Ça fleure bon la croisière sans soucis, l’évasion promise sur les prospectus…
Il avait découvert du nouveau, le boss. Et parce qu’il a découvert ce nouveau, on s’est grouillé de le cloquer aux oubliettes pour l’empêcher de bavarder.
Je m’approche de la table-bureau garnie d’un somptueux sous-main de cuir dans lequel on a pyrogravé la silhouette racée du Mer d’Alors. J’ouvre le sous-main. A l’intérieur se trouve la lettre anonyme qui fut remise au boss lors de son embarquement :
Pauvre vieux con,
Si tu t’imagines que tu vas empêcher quoi que ce soit avec tes pieds nickelés, tu te trompes.
Curieux qu’il l’ait serrée là, laissant cette dégradante bafouille à la portée des garçons de cabine ou autres femmes de chambre. J’inclinerais à penser qu’il l’a sortie tout récemment de son portefeuille. Peut-être le « nouveau » découvert par le Boss concernait-il la lettre anonyme ?
Son stylo est encore sur la table. Tout a dû s’opérer très vite. Il ne faut guère plus d’une minute pour se rendre de la cabine du Dirlo à la passerelle d’embarquement, une autre minute à Totor pour en revenir… Allons bon, voilà que je me remets à chipoter les secondes, comme au matin, pour l’affaire de la malle !
— On peut entrer ? demande Hector.
Il est flanqué d’un grand gamin tout en bras et en jambes, au visage criblé de son et à l’air avisé. Le môme ne se prend pas pour un excrément de chien. Faut lui voir bomber le torse dans son bath costar rouge à boutons d’or.
— Alors, c’est sérieux, m’sieur, m’aborde-t-il. « Encore un ! »
M’est avis qu’ils transpirent sérieusement avec ces chaleurs, les secrets du bord.
Je m’abstiens de répondre.
— Raconte, fiston ! lui dis-je en retournant m’asseoir.
Pas besoin de lui donner des précisions, c’est lui qui les fournit.
— J’étais de permanence… Le monsieur d’ici m’a sonné.
« Tu connais Hector Daire ? me demande-t-il.
« Ouais, m’sieur, je lui réponds, c’est le détective privé du bord.
« Tout ce qu’il y a de privé, en effet, m’a rétorqué le monsieur d’ici… Porte-lui ce mot en vitesse, il doit ne trouver près de la passerelle.
— Parfait, l’interromps-je, avant de poursuivre, dis-moi comment était le monsieur.
Ma question trouble le gamin.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ? La manière qu’il était habillé ? Il portait un pantalon de lin blanc et une chemise…
— Je voulais parler de son attitude, fiston. Faisait-il quelque chose de particulier, lorsque tu es entré ?
Mais je ne suis pas entré, déclare le môme. En m’ouvrant la porte, il m’a tendu la lettre.
— Bigre, voilà qui méritait d’être précisé. Penses-tu qu’il était seul dans sa cabine ?
— Sûrement pas, j’ai entendu causer avant de frapper.
— Tu savais cela, Hector ? ne puis-je m’empêcher de parenthéser.
— Hé bé, à vrai dire, heu… non ! bredouille le cousin.
Je lui souris au vinaigre.
— Que veux-tu, Totor, c’est un métier. Bon, revenons à nos moutons[20], tu dis que tu as entendu causer, fiston ?
— En tout cas il m’a semblé, à moins que le Vieux parlait tout seul…
— Conclusion : c’est lui qui parlait ?
— Ouais.
— Et que disait-il ?
— Ah ça… J’ai pas tendu l’oreille.
— T’as une mémoire flambant neuve, mon petit gars, fais-la fonctionner !
Le mousse se fait mousser.
— Sous toute réserve, attaque-t-il pompeusement, je crois avoir entendu à peu près ceci…
Il ferme les yeux.
Je vais déjà lever une partie du voile…
Je reconnais le style du Boss, comme naguère j’identifiais son écriture. Ah que c’est bien lui, cette phrase !
Effectivement, elle est du genre de celles qu’un homme de son acabit peut se murmurer à lui-même.
— Il parlait fort, fiston ?
— La preuve, puisque j’ai entendu de la coursive.
— Quelqu’un a répondu ?
— J’ai frappé à cet instant.
— Mais ton impression est qu’il ne se trouvait pas seul dans sa cabine ?
— Oui.
— Tu as remarqué autre chose ?
Le dadais en rouge réfléchit.
— Il tenait un machin bizarre à la main ; il le faisait tourner au bout d’une chaîne, ça ressemblait à un monocle, sauf que c’était carré.
— Sa loupe ! dis-je.
C’est les collègues et moi qui la lui avons offerte voici une paire d’années à je ne sais plus quelle occasion. Une loupe enchâssée dans un minuscule lingot d’or auquel est fixée une chaînette. Ce cadeau a beaucoup plu au Vieux qui, depuis lors, ne s’en sépare plus. C’est devenu son fétiche…
Ainsi donc il l’avait à la main au moment où il a remis le mot au mousse. Etait-ce par jeu, pour se « désénerver » les doigts, ou bien venait-il d’utiliser la loupe ?
— Ensuite, fiston ?
— J’ai porté le pli à Monsieur.
— Sans t’arrêter en cours de route, sois franc, c’est très important.
— Sans m’arrêter, je le jure, j’ai même couru, alors vous voyez !
Le bigophone de la cabine grésille. Je vais décrocher et suis aussitôt agressé par la voix véhémente de Gaumixte.
— Achille ! s’exclame l’armateur. Ah ! tu es là, bon, bravo ! Merci. Viens tout de suite me rejoindre, j’ai une sacrée surprise pour toi.
Je n’ai pas le temps de le détromper, il a déjà raccroché, ce dingue.
21
Allez, viens, dis je à Hector. Paraitrait que Gaumixte à une sacrée surprise pour le vieux. En l’absence de ce dernier, peut être l’aura-t-il pour nous !
On se carapate de l’autre côté du barlu, là où se trouve l’appartement onassiesque de l’armateur. Il lésine pas sur son confort, le père Oscar. C’est le genre de promoteur qui se réserve le bath duplex avec terrasse et piscine suspendues dans l’immeuble big standinge qu’il vient d’édifier (et sa publicité de déifier). Trois pièces, elle se compose, sa suite princière. Car on peut compter pour une pièce la salle de bains, clou du bateau. Entièrement revêtue de bois sacré de l’Inde, avec la robinetterie en or massif sculptée par Rodin. Sur le panneau principal, un Renoir plastifié, authentifié par les enfants du maître. La baignoire, faut descendre trois marches pour y accéder. C’est bien simple : on a été forcé de condamner (à la réclusion perpétuelle) la cabine du dessous pour l’aménager. Les carreaux sont en cristal de roche. Jusqu’au porte-serviettes qu’est en platine et aux serviettes-éponges qui sont peintes à la main par Carzou, Buffet, Champaigne et Le Nain. Y a un poste de télé spécial qui passe des films sur la diarrhée verte pour quand on est constipé (ça console) ou sur les petits Biafrais lorsqu’on se pèse et qu’on constate de l’excédent de bagages dans ses bourrelets. Un raffinement, je vous jure ! Une débauche qui fait honneur au bon goût français. D’ailleurs la lampe à raser, quand elle est éteinte, reflète la silhouette de notre Président de l’Ariépublique, avec une guirlande tricolore autour, ce qui est bien plus seyant que des poils.
Mais je mets la charrue avant les bœufs[21] car en fait nous ne la visitons pas de prime abord, la salle de bains. On a d’abord droit au salon, mes gus. Et alors là, croyez-moi, c’est du spectacle. J’sais pas si vous avez déjà visité la galerie des glaces à Saint-Gobain, mais chez Gaumixte, pardon : c’est autre chose ! Rien que du biseauté, du taillé, du jaspé, de l’armoiré. T’allumes une seule loupiote, rran ! Ça devient la foire du trône ! L’embrasement général, l’aveuglant éclaboussage. De la calbombe à perte de vue, jusqu’à y compris la quatrième dimension ! Doit avoir vachement peur de la solitude, Oscar, pour ainsi se propager l’image, proliférer jusqu’au cauchemar. Une fois dans sa cambuse, il sait plus où il est, lequel de ces reflets est le vrai Gaumixte, et quand il embourbe une sœur, m’est idée qu’il lui arrive de se contusionner Popaul contre la vitre.
A peine on a poussé la lourde sur son sonore : « Entrez ! Entrez vite ! » qu’on fulgure dans notre multiplication instantanée. On cherche à quoi se cramponner ! On titube ! On s’affole. On ploie sous le nombre. On s’auto-épouvante. Une dégueulade de San-Antonio. Des myriades. Des années-lumière ! En long, en diagonale, devant, derrière, au plafond. Et puis une superchiée d’Hector, une prolifération de Gaumixte.
C’est démentiel, épouvantable. On a les sens qui renoncent. La raison qui mollasse. On voudrait redevenir pièce unique. Abolir ces furieuses foiraisons de nous autres. S’assassiner à coups de marteau dans les glaces, à grand bruit, à grand bris. Les millions de Gaumixte qui nous gesticulent autour sont habillés d’une veste de pyjama, façon chinoise, et d’un slip. Et encore la veste est-elle ouverte. Son bide, il nous l’a montré le matin, mais il paraît mieux épanoui à présent. Dodu, tendu, avec un vilain œil sournois au centre, des végétations miséreuses plus bas une cicatrice de traviole, et des grains de mocheté dispersés sur tout ça comme des îlots dans le Pacifique.
— Et Achille ? s’égosille le marchand de croisières.
— Il n’est pas là, biaisé-je prudemment. Alors j’ai pensé que nous pouvions le remplacer ?
Gaumixte se fourre la main dans le devant du slip et se gratte abondamment. Ça fait le bruit d’une vache se couchant sur une litière neuve. Il paraît contrarié un petit chouïa, puis sa jubilation le reprend. Il danse-de-saintguyte pire que jamais. Postillonne, ramasse une déchet de cigare dans un cendrier, le bâfre en parlant, gloutonnement.
— Tant pis, je lui dirai plus tard, vous serez donc les premiers ! Salut à vous, premiers témoins de mon bonheur ! Installez-vous ! Prenez des sièges et des cigares ! Prenez un verre, saoulez-vous, mouchez-vous dans les rideaux, compissez les tentures, crachez sur les glaces, vous avez toutes les permissions, messieurs ! On va boire du champagne ! Non, le champagne ce sera pour mon bain ! Du whisky, hé ? Ou plutôt du porto vieux, très vieux, centenaire ! Bi-tri-centenaire ! J’en possède un qui a dû faire sauter Louis XV sur ses genoux. La bouteille à droite ? Vous n’en voulez pas ? Vous avez raison, il est trop sucré malgré son âge. Dégueulasse, quoi ! Je préfère la grenadine. C’est ça, on va boire de la grenadine ?
(Se tournant vers la chambre)
« Tu es prête, chérie ? »
Pas de réponse. Il y court, entrouvre, coule un œil, glousse, tape du pied, referme, rote, pète, pleure, se mouche dans son pyjama, met ses lunettes.
(Revenant à nous :)
— Messieurs, une nouvelle, une grande, une étonnante nouvelle : je suis heureux, comblé, repu, transformé, transporté, sublimé. Messieurs, je rends grâce au ciel ! Je baise la terre féconde. Je prie ! Messieurs, pour la première fois depuis le 8 septembre 1944, j’ai joui. Fabuleusement ! Un cyclone ! Un feu d’artifice ! En 1944 on m’a accusé de pétainisme et embastillé parce que j’avais refusé de livrer ma flotte aux ignobles Britanniques. Cette incarcération me priva des joies délivrantes de l’orgasme. Si je pus continuer d’accomplir l’acte de chair, dès lors je cessais d’en tirer la plus légère satisfaction, sinon une pauvrement masculine satisfaction d’orgueil. Tel était mon douloureux secret, messieurs ! Or, ce jourd’hui, ayant tenté une nouvelle expérience, celle-ci fut concluante. Vous m’entendez, je répète : con-clu-ante ! La Providence… O Dieu, souverain maître de l’univers, merci à Toi ! La providence m’a dépêché l’être le plus exquis, le plus harmonieux, le plus suave, le plus vibrant, le plus admirablement aimable, le plus plus que je pouvais désirer. Et la chose s’est accomplie, messieurs ! J’ai renoué avec le plaisir. L’aumônier dira une messe d’action de grâces demain matin à huit heures, je lui ai déjà téléphoné. Les brumes fumigènes se sont déchirées. Après la fin de mes tourments financiers, voici venue celle de mes tourments charnaux, ou charnels, vous regarderez dans le dictionnaire. L’apothéose me guette. Je vais à elle, les bras tendus !
« Mais ça n’est pas tout, mes nobles témoins. Les grandes nouvelles ne restent jamais seules longtemps. Elles se reproduisent avec la rapidité d’une bactérie. Ainsi, celle que je viens de vous livrer en a déjà engendré une autre, qui elle-même en engendrera d’autres, et d’autres encore ! Messieurs : je vais me marier ! Vite, n’importe où, n’importe comment ! En Uruguay si nécessaire, en attendant d’obtenir le divorce d’avec la provisoire dame Gaumixte. En voilà une, Messieurs ! Mais soyons généreux, répondons par l’oubli à ces années de fadeur conjugale ! Sa pension alimentaire, à l’ex-femme Gaumixte ? Tiens ; fume ! Des clous, même pas : une aumône d’après grand-messe ! Qu’est-ce que je raconte ! Le SMIG, messieurs. Le SMIG et rien de plus ! Ah ! la carne, la cavale, la truie asséchée, la réfrigérante donzelle ! Ah ! le repoussoir urbain ! Ah ! la poignée d’orties ! Le SMIG, je vous dis. Quoi ? Mon fils ? Vous n’allez pas me le brandir sous le nez comme on brandit l’arme du crime sous le nez de l’assassin pour le confondre ! Je me laisserais attendrir par ce petit scrofuleux à pucelage ? J’irais pleurer sur son acné juvénile, moi ? Suis-je bien son père, d’abord ? Ah ! pas de sensiblerie, je vous en conjure, messieurs les jurés ! Le propre des hommes forts, c’est de ne pas être faibles. Les quoi ? Les études de cet ombilic ? Quelles études, messieurs ? Ne plaisantons pas ! Un garçon qui n’est même pas encore docteur ès lettres à dix-huit ans ! Je ricane ! Au siècle de l’ordinateur, de la pénicilline, d’Yvette Horner et du tracteur lunaire ! Un bas petit connard, voilà ce qu’il est ! Je le veux à la mine, messieurs ! Quoi ? Elles sont fermées ? On les rouvrira ! Au moins une, pour lui tout seul, qu’il s’y fasse les pieds, s’y écorche les doigts ! Fini le coton rose, Baby ! Le charbon, nom de Dieu ! Les vacances à Courchevel ? Tiens, fume ! Le grisou, vermine ! Cloaque ! A cent ans il crachera noir ! On lui nettoiera les rides à la lampe à souder ! Ah ! Ah ! petit égocentriste, va ! Je t’en foutrai, de l’argent de poche ! Tes cigarettes ? Tiens, fume ! Pour qu’il me crache à la figure un jour ! Pas si bête ! J’ai ma vie à refaire, moi, morveux ! Mon pied à prendre, espèce de petit émasculé ! Les choses à papa ne font pas la colle, elles ! »
Il arrache un coussin du sofa, s’en tamponne la sueur frontale et le plaque contre son ventre épanoui.
— Je ne peux plus vous la dissimuler plus longtemps, messieurs. Le bonheur, ça se montre ! Ça se met en vitrine sous rampes de néon. Venez !
Il nous fait lever du geste. Nous guide dans son dédale de glaces et de raretés. On passe dans la chambre, une pièce immense qui mesure soixante centimètres de plus que la largeur du bateau, ce qui vous explique ce léger renflement, cette géométrique protubérance à tribord.
Il chuchote, attendri.
— L’amour, la royale, la folie, la rose ! Elle s’ablutionne ! Avez-vous déjà vu une nymphe, messieurs ? Une sirène à jambes ? Une déesse ? Savez-vous ce que c’est qu’une femme ? Non ? Alors venez voir, messieurs. Discrètement. Pillez mon trésor d’un coup d’œil, sans le souiller d’un regard. Admirez ma joie charnelle sur pied ! Constatez mes transports ! Comprenez mon lyrisme.
Ces banalités étant dites, il ouvre légèrement la porte. Je ne vous redécris pas la salle de bains, l’ayant sommairement brossée (je n’avais pas d’éponge sous la main) à quelques pages de là, laissez-moi simplement préciser qu’une fille s’y trouve. Nue, ce qui n’est pas gênant puisqu’elle est ravissante. Or, cette fille, tenez-vous bien, et, au besoin, retenez-moi, n’est autre que Camille. Vous savez ? La petite pétroleuse au magnétophone que j’ai déguisée en Belle-au-Bois-dormant dans l’auberge de mon pote Narcisse.
22
Prenez un permis de chasse et chassez le Naturel, mes drôles. Vous pourrez constater qu’en effet il revient au galop.
Ainsi, je prends le cousin Hector. Sous ses nouvelles mines d’affranchi, ses airs d’énervé, son petit côté casseur d’assiette habillé par Cardin, il est resté pudibond dans ses intimes profondeurs. Sa période de fonctionnariat l’a tout de même marqué. C’est indélébile comme du crayon à bille sur le pelage d’un toutou blanc, ces choses-là. Trop d’années de brimades, d’échine arquée, de tisanes mal sucrées, de craintes professionnelles, de costars râpés, de virginité mal contrôlée, de petites jalousies, de gouttes nasales, d’acquiescements inconsidérés, de regards torves, de lustrine, de cocottes en papier bristol, d’onction, de notions et d’espoir de promotion. On ne fait pas pendant des lustres l’amour avec Cadum ou Monsavon sans conserver des stigmates, des effarouchements.
Quand il aperçoit miss Camille en train de s’arrimer un soutien-loloches noir (elle n’a qu’un sein d’enfourné, ça la fait ressembler à l’amoché d’Ayan) il tourne bride, le cousin. Aussi sec. A bout de tolérance vis-à-vis de l’olibrius qui l’a engagé et lui impose ses turpitudes. Il fait « Ooooh ! » et il se casse d’un élan fougueux, renversant même une chaise Directoire dans sa retraite indignée.
Tout à son extase, Gaumixte ne s’en rend seulement pas compte.
— Hein ? Hein ? il me trépigne après avoir relourdé. C’est pas du sujet surchoix, mirifique ? Vous la reconnaissez ? La nièce de mon bon, de mon cher, de mon estimé Achille ! Une saveur, un velouté, une science intuitive de l’amour. L’électricité déguisée en femme ! Je l’aime ! Je la vénère ! Je me prosterne à ses pieds ! Je baise ses ongles laqués. Je lèche ses chevilles, ses mollets, ses genoux… Ah la vertigineuse ascension ! L’éblouissement de mes jours ! Le grand soleil de ma vie, sa fontaine lumineuse, son Versailles, son gaullisme, sa saveur ! Son spasme ! Je veux demander sa main à Achille ! Lui annoncer que déjà j’ai mis le pied dans sa famille ! J’ai hâte de le serrer dans mes bras, de l’appeler Tonton ! Vous avez vu, ce corps, dites ? Ces cuisses, ces seins, ces hanches ! Vous voulez regarder encore ? Juste un petit coup, à la voyouse, à la voyeuse ?
— Pas la peine, coupé-je froidement, je connais déjà, je me la suis cognée bien avant vous, mon bon Gaumixte, et le soi-disant oncle Achille bien avant moi.
— Menteur ! Gredin ! Crapaud baveur ! Fiente putride ! hurle l’armateur, vous serez châtié ! Je vous traduirai devant les tribunaux pour diffamation. Comment osez-vous !
Ses éclats attirent la môme qui passe une tête inquiète dans l’encadrement de la lourde, m’avise et rugit.
— Ah te voilà, toi, mon salaud !
Elle bondit, en soutien-chplotz, mais sans culotte, pour me gifler.
— Tu me la copieras, espèce de butor ! Sagouin ! Partir sans me réveiller ! J’ai dû prendre un avion pour rattraper le bateau à l’escale de Malaga. Tu m’avais administré un somnifère, je parie ! Je n’ai pas l’habitude de pioncer comme douze gendarmes, moi ! Tu me le rembourseras, mon billet, sale mufle !
J’ai paré la tarte d’une légère manchette. Ecartée la panthère et je fais front à Oscar.
— Alors ? lui dis-je en goguenardant.
Il connaît ses classiques, le baladeur de feignasses. Le voici qui recule d’un pas, qui porte la main droite à sa poitrine :
— Percé jusque z’au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, attaque-t-il.
Il s’arrête, ses yeux s’arrondissent, s’affûtent, me dardent.
— Et Achille aussi ? demande Gaumixte.
— Achille aussi ! Mademoiselle joue de l’homme comme d’autres du xylophone.
— Son oncle ! Elle fornique avec ce vilain bouc sans poils ! Elle pratique l’inceste sous ce chauve sénile ? Elle : se livre aux bas instincts de ce dindon redondant ? Elle s’abandonne aux fausses ardeurs de ce hardeur ? Elle se soumet, le cher ange, aux salacités de ce quasi-vieillard ? Elle subit les charges dérisoires de cet imberbe ? Elle se laisse profaner par cet hérétique ? Elle accepte les souillures de ce goret faisandé ? Elle héberge les lamentables attributs de ce chef flic ? Elle consent aux attouchements de ce taste-chair ? Elle ne s’insurge pas contre les abominables connections, les dépravations et les déprédations de ce vieux misérable en transe, contre ses chaleurs de refroidi, contre ses entreprises flasques ? Elle peut tolérer le gluant et le rance, belle comme je la vois là ? Elle joue les tantes avec son oncle, cette illumination de l’aube ? Cette floraison du printemps ? Cette source murmurante à laquelle j’abreuve ma quarantaine passée ? Cette eau miraculeuse dans laquelle je deviens pareil à une lame de Tolède ? Cette princesse que sa nudité habille mieux que l’hermine ? Non, non ! Mille, cent mille, trois cents milliards de millions de fois non ! Je ne veux pas ! Je refuse ! Je tuerai le malpropre ! L’émasculerai d’un coup de hachoir ! Lui ferai bouffer ses génitoires. Rayerai sa qualité de masculin sur ses papiers.
— Mais où est-il, ce putride, ce sanieux, ce croulant, ce coulant ? Allez me le chercher que je le désinceste ! Que je lui arrache le démon du corps avec les mêmes tenailles qui me permettront de lui extirper le sexe ! Vite, il me le faut ! Ce navire est contaminé par sa présence !
Il tombe les bras en croix sur le plumard. Il n’en peut presque plus. Il a craché tout son oxygène, vidé ses réserves, anticipé sur les respirations à venir. Il ronfle du poumon, Oscar. Ses bronches font la scie dans le nœud de bois. Ses dents (restantes) supérieures exécutent avec les inférieures ce geste que les gens réclamant de l’argent accomplissent avec le pouce et l’index. Il préfigure son agonie. Il s’encomate ! Camille hoche la tête, calmée par les outrances de son nouveau partenaire.
— T’es un peu brutal dans tes révélations, me dit-elle.
Je ne lui réponds pas. M’est avis que son arrivée à bord coïncide bien surprenamment avec la disparition du Vieux.
— Je veux Achille, vite, vite ! supplie Gaumixte. Je lui pardonnerai tout lorsqu’il m’aura accordé la main de Camille. Tout : ses lubricités, ses enniècements. Allez me le chercher, ça presse. Je veux guérir ma plaie au fer rouge ! Il me le faut, San-Antonio. De grâce, épargnez-moi des minutes d’attente qui sont autant de coups de poignard dans mon âme !
— C’est là que les choses se compliquent, mon bon Gaumixte !
— Comment ça ? fait-il dans un soupir en vrille.
— Je suis au regret, que dis-je : au désespoir, de vous apprendre que notre bon Achille vient d’allonger la liste des disparus.
Gaumixte reste un instant immobile. Puis il saute du lit et se met à chantonner en sautillant à cloche-pied dans la cabine : « ilé tétun pe tinavir re ilé tétun pe tinavir re… »
(S’arrêtant.)
— Vraiment disparu ? demande-t-il, affable.
— Hélas !
— Comme les autres, en somme ?
— Exactement comme eux, monsieur Gaumixte…
Oscar fait deux ou trois petites cabrioles en reprenant sa chanson enfantine : « Qui navéja ja jaména-vigué, qui navéja… »
(Nouvel arrêt.)
— Et il avait le chèque de la vente sur lui, n’est-ce pas ?
Tiens c’est vrai, je n’y avais pas encore repensé, à ce foutu chèque.
— Oui, il l’avait sur lui.
Gaumixte pousse un drôle de cri, très long, très modulé, suraigu. Un cri de bête de jungle, la nuit !
Puis il se courbe et, pointant son index sur le plancher, se met à glapir.
— Ici tout de suite ! Achille, ici tout de suite ! Je ne le répéterai pas deux fois : Achille, ici tout de suite ! Je vais me fâcher ! Ça va chier ! Le bateau va donner de la gîte ! Achille…
(Se redressant et croisant ses bras sur sa poitrine, dans une attitude très Mater dolorosa.)
— Oscar Gaumixte, pour un c… ? Vous n’y êtes pas ! Y a erreur ! Homonymie ! Confusion ! Ou alors c’est de l’humour décadent ! De la plaisanterie de garçon boucher ! Du canular pour fin de banquet d’anciens combattants 14–18 ! On se gausse encore ?
On joue avec les nerfs du PDG. ! Non ? Ah vraiment, non ? C’est sérieux ! Alors je tue ! Mon chèque ! Police ! Au secours, à moi ! Téléphonez dans tous les azimuts ! Bloquez les aérodromes de merde ! Cernez les ports, faites sauter les voies ferrées, mais arrêtez-le ! Il, me le faut ! Diffusez son hideux signalement ! Alertez les brigades fluviales ! Rameutez le Deuxième Bureau, l’intelligence Service, la CIA, la Guépéou ! Je veux la Gestapo ! La milice ! Maréchal nous voilà ! Prévenez toutes les polices ! La gendarmerie ! Qu’on mobilise les gardes champêtres aussi ! Barrez les routes, quoi, merde ! Faites donner les CRS. Ne m’abandonnez pas ! Mon chèque, mon chèque chéri ! Ah, je meurs ! Je crois en Dieu, le père tout-puissant ! Vite ! Son signalement, je vous dis ! Taille : un mètre… combien ? Mesurez-le, faites quelque chose ! Employez les gaz ! Mettez les chaloupes à la mer ! Faites sonner l’alerte. Branle-bas de combat ! Oh, le maudit maudit ! ! Oh le déchiqueteur d’anus ! Fumier ! Sale chauve ! Aviateur ! Mais il est de la Gestapo, ce type ? Il est d’Air France ! On l’a glissé sur mon chemin comme une peau de banane ! Il est venu couler ma flotte ! Il me veut à l’Armée du Salut ! Il va me contraindre au communisme ! Me faire embrasser les Chinois ! Il veut que je parte comme instructeur au Mali ! Il me prendra tout ! Il b… ra aussi ma tendre et vénérée épouse, si je n’y prends garde ! Il sodomisera mon cher enfant déjà major de sa promotion et bientôt licencié en tout. Il a juré ma perte, ce champignon mortel ! Il guigne mon âme chrétienne, ce suppôt de chambre du diable ! Objectif enfer ? Gaumixte ! Tiens, fume !
Que voulez-vous que je fasse de très raisonnable, en la conjoncture, mes petites biquettes ? J’ôte la bouteille de champ qui prend son bain de siège dans un seau à glace et je virgule le contenu de ce dernier à travers la margoule du Possédé.
Ça fait floâac. Gaumixte ouvre si grande sa bouche qu’on peut lire la marque de son slip.
La porte s’écarte sur un mousse, porteur d’un message. Le jeune homme pousse une vraie frime de mardi gras en découvrant la demoiselle à demi nue et le suprême boss de la Compagnie en petit calbard, venant de morfler un baquet de flotte en pleine poire.
— Je… J’ai frappé ! balbutie-t-il.
— Qu’est-ce que c’est ? je lui demande.
— Un câble pour M. Gaumixte.
— Merci, tu peux t’en aller sans frapper !
Je tends la grande enveloppe blanche et bleue aux armes de la Compagnie à l’aspergé.
— Lisez !
En claquant des (dernières) dents, il décachète le pli et jette un coup d’œil au texte.
— Le Conseil d’administration vient d’entériner la nomination du sieur Bérurier, bavoche Oscar.
— Donc, vous n’êtes plus PDG ? Alors ne nous faites plus tarter avec vos danses de Saint-Guy, vieux Croquant ! On va le retrouver, Achille ! Et votre chèque ! Et la clé du mystère !
— C’est vrai, vous croyez ?
— Je crois, que je crois !
Je me tourne vers Camille :
— Quant à toi, belle hétaïre, cache ton piano et suis-moi !
— Je sens que ça va être gai, fait la belle.
Gaumixte lève le doigt comme pour demander la permission d’aller cagoinsser.
— Ne me la gardez pas trop longtemps, implore-t-il, elle me manque déjà, cette adorable salope !
23
On dira ce qu’on voudra des Anglais (et on en dit d’ailleurs ce qu’on veut) mais ils sont d’un commerce bien agréable dans les moyens d’exception. C’est chouette de trouver un type qui rajuste sa cravate lorsqu’il y a la panique ou qui fourbit ses chaussures avant de périr dans un incendie.
Ross, le dévoué serviteur du Vioque, son zélé, son omniprésent (de Noël), ne perd pas la boussole pour annoncer la disparition du maître. Il m’attend devant la porte de ma cabine, en un garde-à-vous de sentinelle britannique, raide derrière sa moustache rousse de vieux tigre du Bengale. Me voyant accompagné d’une fraîche donzelle, il croit devoir s’entourer d’une prudente discrétion.
— Sir, me dit-il, je souhaiterais vous entretenir en particulier d’une chose qui ne laisse pas d’être préoccupante.
— Tout à vous, my dear, réponds-je, exactement comme on le ferait dans un roman de M. André Billy, de l’ex-Académie Goncourt.
Joignant le geste à la promesse, j’ouvre ma lourde et prie Camille d’entrer et de m’attendre.
Une fois seul dans le coursive avec le Rolls-Roy-ciste, j’invite ce dernier à confidender.
— Sir, reprend Ross, j’ai à vous communiquer une désagréable information » il semblerait que mon maître ait disparu.
— La chose m’est déjà venue aux oreilles, mon bon Ross, rétorqué-je, exactement comme on le fait dans les éminents ouvrages de Mme Agaga Christie. Et croyez que je la déplore autant que vous-même.
Ross crispe un tant soit tinet sa mâchoire, ce qui est chez lui l’indice d’une vive agitation intérieure.
— Il serait fâcheux que mon maître eût été assassiné, ajoute-t-il.
— Dans quelles circonstances avez-vous découvert la chose, cher Ross ?
Il tire sur ses gants blancs aussi immaculés que la conception du même nom.
— Cet après-midi, mon maître s’est livré à un examen approfondi du livre de bord chez le capitaine. Au retour il paraissait fort satisfait. « Ross, me dit-il, allez donc au bar me chercher un bloody-mary et ne manquez pas d’indiquer les proportions exactes au barman. J’ai fait, ajouta-t-il, deux petites découvertes qui méritent d’être arrosées. » — A propos de ces regrettables choses du bord, sir ? me permis-je de questionner. — C’est cela même, Ross, répondit mon maître, lequel ajouta : « Vous douteriez-vous, Ross, que le Mer d’Alors est le seul bateau de croisière à faire escale à Dékonos ? Et penseriez-vous que dans notre petit groupe, nous réchauffons une vipère dans son sein ? » — Vraiment, sir, fis-je en marquant ma stupeur d’un haussement de sourcils. — Heureusement, murmura mon, — dois-je dire regretté maître ? les vipères cela s’écrase, et pour la nôtre, un simple coup de talon suffira.
Ross passe son index ganté entre sa glotte de buis et son col de celluloïd, façon diplomate d’avant 1914.
— Je m’en fus donc au bar, sir. Où je dus patienter, le barman étant occupé à prendre les paris concernant notre position de demain midi. Lorsque cet homme fut disponible, je lui indiquai la recette du bloody-mary, telle que la pratique (je me refuse encore à dire pratiquait) mon maître. Peut-être l’ignorez-vous, sir, mais les proportions de notre bloody-mary sont les suivantes : deux tiers de vodka russe, un tiers de jus de tomate, le tout additionné du jus d’un demi-citron et d’une pincée de poivre moulu. Nanti de cet excellent breuvage, je retournai chez mon maître. Sa cabine était inoccupée. Je l’attendis quelque peu, mais ne le voyant pas revenir, je partis à sa recherche. Las, mes investigations (si j’ose user de ce terme avec vous, sir) furent vaines.
— Et le bloody-mary ? je demande.
Ross croit à une boutade de ma part, l’estime inopportune et m’exprime sa réprobation d’un plissement de paupière.
— Je vous demande pardon, sir.
— Qu’avez-vous fait du bloody-mary, Ross ? C’est très sérieux.
— Je l’ai déposé sur le bureau de mon maître avant de quitter sa cabine, sir.
— Bref, vous ne l’avez pas bu ?
— Ma question lui fait autant d’effet que s’il venait de s’asseoir sur une famille d’oursins.
— Ce genre de procédés ne fait pas partie de mes habitudes, sir.
— Cependant, dis-je, actuellement, le verre est bien dans la cabine du Patron, seulement, il est vide !
Je gamberge.
— Ross, rendez-moi le service d’aller demander au garçon de cabine ainsi qu’à mon cousin Hector Daire si l’un ou l’autre n’aurait pas avalé ce cocktail.
Je m’y précipite, sir. Puis-je préalablement vous faire observer que le bloody-mary ne constitue pas à proprement parler un cocktail puisqu’il ne comporte aucun sirop ?
Il a une courte inclinaison du buste et s’éloigne.
Pas bégueule, la Camille !
Décontractée jusqu’aux entournures, la nymphette à Gaumixte. Je la trouve vachée[22] dans un fauteuil, les jambes par-dessus l’accoudoir, très peu soucieuse de me dissimuler des intimités dont j’ai du reste conservé un souvenir, sinon impérissable, du moins très vivace.
Elle lit Andromac d’Hubert Montheilet, le merveilleux bouquin d’un merveilleux auteur qu’une tripotée de connards n’a pas encore assimilé, ce qui tendrait à bien faire augurer de la carrière de ce romancier au cynisme suave.
— Ça paraît intéressant, ce machin, dit la môme.
— C’est mieux que cela, fais-je en m’asseyant sur l’accoudoir demeuré libre.
— Tu me le prêtes ?
— Je t’enverrai ses œuvres complètes, pour te tenir compagnie là où tu vas bientôt aller, môme !
Elle jette l’ouvrage sur le tapis et me fait front. Son œil darde, sa bouche est torve.
— Mande pardon, monsieur Dupoulet, qu’entendez-vous par là ?
— Tiens donc, tu connais ma véritable profession, belle Andalouse aux seins brunis ?
— Oscar m’a affranchie.
— Oscar ou bien le mignon magnétophone que tu trimbales dans ton sac à main, d’ordinaire !
La gredine charbonne des mirettes.
— Ah ! parce que m’sieur Dupoulet fait les sacs ! On a débuté dans les douanes, sans doute ?
Je lui caresse la joue du revers de la main, en m’efforçant de garder le sourire.
— Ne prends pas ce ton-là, Camille, ou ça va être la méchante dérouillée préliminaire, Môme !
— J’aimerais voir ça !
— Le voir ce sera rien, mais le subir, Camille, te brûlerait les fesses jusqu’à l’os.
Elle me file une rebuffée noire, de ses deux bras, avec tant de promptitude et d’énergie que je me retrouve les quatre fers en l’air sur le tapis.
J’ai pas le temps de représailler, elle explose.
— Alors, m’sieur Dupoulet me viole, me drogue, me fouille, me fait rater le barlu, me déshonore aux yeux d’un homme de bien qui s’intéressait à moi, et par-dessus le blot, il parle de me filer une avoinée ! Non, mais sans chare ! On est en République !
— Mais non, chérie, puisque ce bateau est considéré comme territoire français !
D’un bond harmonieux, un brin félin aussi, je me suis remis à la verticale, ma position favorite quand je travaille.
— Les petites pétroleuses qui séduisent les flics, à la chaîne, en se faisant passer pour de crédules starlettes et qui placent des micros dans les salles de conférences, on les virgule au gnouf à coups de pompe dans les noix, hé, pétasse !
La porte s’ouvre.
Vous allez dire qu’il y a plein de portes qui s’ouvrent ou s’entrebâillent, ou s’écartent dans ce livre. Je vous répondrai que c’est du kif pour tous les bouquins d’action. Chez nous autres, romanciers à vocation policière, la porte joue un rôle prépondérant, qu’elle soit ouverte, entrouverte ou fermée. La lourde, c’est notre matière première. L’accessoire number ouane. Toute énigme commence obligatoirement par : « La porte s’ouvrit doucement. » Faut subir, pas nous forcer à mettre un blount car ça perdrait de son folklore. Qu’on institue la porte à va-et-vient, façon saloon dans les romans policiers, et on est marron, bourrus, paumés, les zauteurs désorientés à bloc. On sait plus comment comporter nos personnages. Ils nous restent sur les bras, s’y accumulent comme les chiens crevés contre la grille des écluses. Bref, sans portes, la circulation se fait plus. On thrombose de la péripétie. L’embolie littéraire nous guette. Notre action infarctuse. Alors soyez pas bégueules : laissez-nous nos portes, vu ?
Or donc, la mienne s’écarte et nous découvrons le visage sévère de Ross.
— Peut-être troublé-je un flirt ? dit-il (galamment, car il m’a très bien entendu traiter Camille de pétasse). Mais je suis porteur, hélas, d’une autre mauvaise nouvelle, sir.
Il dégage à nouveau sa glotte proéminente.
J’ai le vif regret de vous apprendre, sir, que monsieur votre cousin est dans le coma.
24
En homme pondéré, Ross a prévenu le médecin du bord avant moi si bien qu’il est déjà au chevet d’Hector au moment où je me pointe dans la cabine d’icelui.
Les événements se précipitent, hein, mes gueux ? Dans quelle direction ? That is the question, comme le disait y a pas si longtemps Lord Rance Olivier dans Toubib or not Toubib, ce vaudeville bien connu de mon regretté camarade William.
— Que lui est-il arrivé ? Un accident ? bredouillé-je (eh oui) en poussant la porte.
Le docteur, c’est un gros, encore jeune ou pas tellement vieux, au choix, avec des cheveux blond-blanc, un teint rose, des joues lisses, et l’œil candide.
— Suicide, me dit-il en me désignant deux bouteilles de Couillagaz au fond de la cabine.
Je n’en crois pas mes oreilles et encore moins mes yeux.
— Un suicide ! Vous plaisantez !
— Jamais pendant le travail, riposte l’homme de l’art (quand il soigne Béru, il devient l’homme de lard).
« Cet imbécile, usant de ses prérogatives de détective du bord, s’est fait apporter deux bouteilles de Couillagaz, il a bloqué le système d’aération de la cabine et les a ouvertes en grand.
« Heureusement, continue le médecin, comme vous le savez sûrement, le Couillagaz est un dérivé du Burnium de Bitembard, par conséquent, il n’est nocif que lorsqu’il est respiré en grosses quantités. Je crois qu’il en réchappera assez facilement.
Que Dieu l’entende ! En tout cas il a pas la fraîcheur de la laitue nouvellement cueillie, Totor ! Sa pâleur serait cireuse si je ne répugnais à user d’épithètes par trop conventionnelles (comme dirait Robespierre). Son souffle est aussi embarrassé qu’un paysan en velours côtelé au foyer de l’Opéra et il a les yeux à moitié fermés (ou à demi ouverts, selon que vous soyez optimiste ou pessimiste).
— Hector, je murmure en me penchant sur sa couche de misère, c’est Antoine, tu m’entends, vieille noix ?
Il gargouille de la trémolette.
— Laissez-le se remettre, que diable, rouspète le docteur. J’attends mon assistant pour lui administrer une piqûre de Zobembranche Vitaminé, je lui ferai également un petit peu de Palpitoche du Père Boulognus pour soutenir son cœur.
Comme il achève ces mots, l’assistant se pointe. C’est un jeune et beau garçon, affublé de lunettes teintées. Il est très brun, très élégant, mais sa démarche le laisse à désirer par les ceuss qui raffolent du minet à bascule. Vous allez dire que ce barlu en est plein, mais je vous parie une pile électrique contre un face à main que cet éphèbe popotine du tralala à ne plus savoir sur quoi s’asseoir. C’est vraiment la grande série qu’on a touchée, pour cette croisière, dites ! Le ministre, les masseurs, et voilà maintenant le mignon assistant…
Pas aimable, il m’écarte du coude, sans un mot.
Pourquoi ai-je l’impression de connaître cézigue ? J’ai dû le rencontrer déjà sur le Mer d’Alors vu que sa dégaine me balbutie quèque chose.
— Vous êtes certain de le tirer de ce mauvais pas, docteur ? insisté-je.
— Pratiquement, oui… Je vais le faire emmener à l’infirmerie et je compléterai mes soins par un traitement au Tayepip fumigène.
Bref, je ne peux provisoirement rien pour Totor. Que lui est-il arrivé, au bon cousin, pour qu’il attente brusquement à ses jours ? Est-ce la faillite de son enquête qui lui a porté le coup de buis fatal ? Je me perds en conjectures, comme disait cette Marie-Couche-Toi-Là lorsque qu’elle s’était retrouvée en sainte.
Là-haut, la sirène hulule joyeusement pour annoncer la décarrade. Y a du grondement dans les entrailles du pas que beau.
J’espère que mon petit peuple est rentré à bord et qu’on n’enregistre aucune nouvelle disparition. Maintenant je commence à me cailler la laitance pour Félicie et pour mes potes. Le Vieux escamoté, vous parlez d’un bigntz ! Moi assommé à terre ! La môme Camille réapparaissant à bord ! Hector qui essaie de se gommer l’extrait de naissance… Ah ! mes amis, on s’en souviendra de la Croisière du Mer d’Alors. Que d’événements ! Que d’action dans cet ouvrage généreux. Que de personnages bizarres ! Vous vous rendez compte du travail que ça représente ? Pour le prix, vous êtes gâtées, mes chattes !
Repassant par ma cabine, je constate que Camille n’a pas attendu mon retour. Je vous parie la vie du Curé d’Ars contre l’avis de votre médecin traitant qu’elle est retournée se mettre sous la protection de Gaumixte.
En attendant de la réalpaguer, je passe voir M’man. Elle est de retour. Je la trouve en train de raconter le Petit Chaperon Rouge à Marie-Marie qui fait semblant de s’y intéresser. Quand on est la nièce de Bérurier, les contes de Pet Rot, vous parlez si on s’en tamponne le coccyx avec une cuiller de bois.
— Ah ! te voilà, mon chéri, s’exclame M’man, où étais-tu passé, on ne t’a plus revu à la corrida…
— J’ai raccompagné la jeune femme souffrante à bord, éludé-je.
J’explique à ma chère femme de mother ce qui vient de se passer avec le Boss, puis avec Hector.
— Mon Dieu, Jésus ! s’exclame M’man, pourquoi Hector a-t-il commis cette folie ! Je vais rester à son chevet…
— Exactement ce que je venais te prier de faire, ma vieille chérie, j’aimerais que tu le confesses lorsqu’il retrouvera ses esprits.
— Compte sur moi !
— Autre chose, M’man : je voudrais que tu ailles à l’infirmerie avec Marie-Marie et Mme Pinuche. A partir de maintenant, personne de notre groupe ne doit demeurer seul.
— Tu penses que le danger nous menace aussi ? questionne gravement ma brave daronne.
— La preuve ! Alors pas d’imprudence. On s’encorde, on ne se lâche plus.
Ayant recueilli sa promesse, je fonce chez Béru.
— Alors c’est bien compris ? déclare le Gros. Vous dites au chef de laisser cuire une paire d’heures dans un court-bouillon. Moitié vin blanc sec, moitié flotte. Un filet de vinaigre, du sel, du poivre et un beau chou bien pommé, jockey ?
— Certainement, monsieur, mais je doute que ce soit très bon, répond le maître d’hôtel que le Gros a convoqué dans sa cabine.
— Tes doutes, je me les colle à l’oigne, mon pote, rétorque le Puissant. Et à ce propos, ajoute au chef qu’il flanque justement une grosse poignée d’oignons dans son court-bouillon.
Le maître d’hôtel sort en tenant à distance maximale de ses vêtements deux oreilles et une queue de taureau encore sanguinolentes.
Bérurier se tourne vers nous.
— Franchement, dit-il, je promets pas que ça soye un régal, mais faut en avoir le cœur net, non ? De toute manière, je réponds du bouillon !
L’ayant laissé conclure son chapitre gastronomique, je prends la parole pour faire un nouveau résumé des récents événements. Ces messieurs m’écoutent sans m’interrompre. Mais, lorsque j’en ai terminé, des larmes perlent aux cils de Pinaud et du Gros.
— Le Vieux, murmure Sa Majesté ! Ganache, un peu ! Vachard, beaucoup ! Mais quelle classe ! Et pas mauvais cheval, quand on savait le prendre…
Il laissera un bon souvenir à la maison poulaille, dans l’ensemble. Et dis-moi qu’est-ce qu’a passé par la citrouille de ton cousin pour vouloir se larguer les amarres sans dire bye-bye à personne.
— Je l’ignore, fais-je, une brusque dépression sans doute !
Pinuche en est profondément retourné, pire encore que de la disparition du Boss. Il garde de son association avec mon parent un souvenir attendri. Ce fut l’unique période de sa vie où il fut son propre maître, le Détritus. Ça lui a laissé des séquelles…
— Il n’a pas écrit de lettre avant d’attenter à ses jours ? bavoche-t-il.
— On n’a rien retrouvé, non.
M’sieur Félix, qui a tout écouté sans se manifester, croit le moment venu d’intervenir, non sans une certaine véhémence :
— Ah ! messieurs, messieurs, fait-il, en attaquant avec le ton qu’on prend au contraire pour une péroraison ; messieurs, comme vous êtes Français, c’est-à-dire sensibilisés par les à-côtés des grands problèmes. La tornade fait rage, et vous écoutez grincer la girouette. Vos rangs commencent à se décimer, et vous pleurez sur ce qu’ils furent ! Les hommes de chez nous restent toujours en deçà de leurs possibilités par ignorance de leur pouvoir. Ils croient habiter une surface alors qu’ils disposent d’un volume ; bref, ils négligent toujours une dimension, tout en rêvant de la quatrième !
Bérurier ôte son beau chapeau cabossé, en torche le cuir humide d’un coude expert et demande, d’une voix voisine de l’hostilité :
— Et vous résumez ça comment, Félix ?
— Manque d’action, mon cher. On pleure, on n’agit pas ! La larme est la goutte d’huile qui fait patiner la volonté !
Le Gros se recoiffe rageusement :
— Dites donc, prof, elle adhérait bien la route, ma volonté, c’tantôt, quand je suis été vous dépanner du taureau ! Sans ma promptitude et ma scélératesse, vous alliez morfler un de ces suppositoires en jus d’os dans le prosibus qu’allait vous occasionner une drôle de note de stoppage, Mec ! C’est fastoche de blatérer sur not’bon cœur, mais il faudrait pas trop prendre vos aises dans l’impertinence, que sinon je vous pète la frite, tout abrégé et licencieux que vous seriez, vu ?
— Silence, Bérurier ! glapit Félix, vous aurez deux heures de retenue pour samedi !
— Siouplaît, Baron ? s’étrangle le Dodu.
— Quatre heures ! renchérit Félix. Et maintenant, messieurs, au travail. Ecoutez-moi bien, car il se pourrait que je décide une interrogation écrite avant la fin du cours. J’ai suivi attentivement la relation des derniers incidents faite par San-Antonio. Et de ce rapport, se dégage une remarque essentielle de votre directeur. Il aurait dit à son valet de chambre : « Le Mer d’Alors est le seul navire qui fasse escale à Dékonos. » Parfait ! Brillant ! Utile ! J’adhère ! Je souligne trois fois, à l’encre rouge ! Je mets la note maximale ! Je décerne le tableau d’honneur !
« Pendant que vous suintiez, messieurs, tandis que vous vous offriez une tournée générale de larmes, j’ai renchéri sur cette utile constatation de votre chef !
Il brandit un dépliant jaune et bleu, couleur de mer et de soleil, consacré à la gloire de la compagnie Pacqsif en général et à l’activité du Mer d’Alors en particulier.
— Sur ce dépliant, dont chaque cabine est largement approvisionnée, figure le tracé des différentes formules de croisières effectuées par ce bâtiment.
Il rend le dépliant à sa vocation qui est d’être déplié et, du doigt, décrit des sauts de puce sur les points marquant les différentes escales.
— Messieurs, reprend le pédagogue, je viens de constater une chose : toutes les disparitions perpétrées sur le Mer d’Alors eurent lieu soit AVANT Dékonos, soit à Dékonos même. Jamais APRES ! Coïncidence ? Peut-être. Mais messieurs, peut-être pas, aussi devons-nous tenir compte d’une telle particularité. Bérurier, qu’est-ce que je viens de dire, répétez !
Le Gros pose sa vaste, sa rude, sa forte, sa puissante main sur l’épaule du professeur.
— Ecoute, Félix, ce que moi je vais te dire, tu le répéteras pas, ça nuirait à ton standinge. T’es paré aux écoutilles ? Bon. Tu nous les casses, Félix ! Tu nous les émiettes ! C’est pas parce que t’es bardé de chiants diplômes et que t’as la plus belle zézette du bateau qu’y faut nous beurrer la tartine à la graisse de cheval mécanique, Mec ! Quand un guignol fait douiller les madames pour se laisser photographier le périscope à vaseline, faut éviter qu’il la ramène, qu’il en installe, qu’il foute les copains en colle le samedi ! J’aime mieux te prévenir : tes quatre plombes de retenue, j’irai pas !
Le Gros se tourne vers moi.
— T’as des nouvelles de ma dénomination comme Dirlo de la Compagnie ?
— Elle vient d’arriver, dis-je. Pourquoi ?
Une spectaculaire transformation s’opère chez notre aminche. Ses traits se relâchent, son œil s’écarquille tandis que son ventre au contraire se tend. Il ôte une fois de plus son chapeau, sort de sa poche un tronçon de peigne dont les dernières dents sont enguirlandées de cheveux et de brins de tabac et recoiffe ses rares crins avec une sobre application.
— Ah ! elle vient d’arriver, murmure Béru. Ah ! elle vient d’arriver. Bon, parfait, tu veux bien me convoquer le capitaine, San-A. ?
— Quelle idée !
— Je t’en prie !
— Bon, je vous laisse à vos bavardages stériles, grince Félix en se dirigeant vers la porte.
— Pas question, petite loque ! s’interpose le Gros en lui barrant la route. Je te vas démontrer de quelle manière elle patine, ma volonté, hé, s’pèce de vieux zèbre sans rayures !
D’une bourrade, il l’envoie dinguer sur le lit.
Pour ma part, je suis bouillonnant d’idées, mes amis. Seulement, moi, vous me connaissez ? La discrétion, l’abnégation faites homme. Je m’efface délibérément au profit de mon entourage. Priorité au pittoresque, l’action avant tout ! Les cogitations San-Antoniaises viendront après, au bon moment, en temps voulu, pour le morceau de bravoure ! Vous comprendrez alors à quel point il phosphorait, le commissaire, dans le silence ouatiné de sa cervelle d’élite. Comment il assemblait les éléments de l’affaire, les passait dûment au crible… Une grande gerbe d’indices, il tient dans ses bras, San-A. ! Mais il la garde pour la fin, pour quand il fera son tour d’honneur…
— Ah ! bon, vous êtes là ! s’écrie Marie-Marie en faisant irruption dans la cabine[23].
— Comment ! grondé-je, tu n’es pas avec ma mère !
— J’y ai faussé compagnie, Antoine[24] !
— Et pour quelle raison ?
— Officiellement, pour aller aux vouatères, en réalité, pour continuer m’n’enquête.
— Ton enquête ! ! ! nous écrions-nous avec ensemble, force et stupeur.
— Parfaitement, m’n’enquête, réaffirme miss Tresses. Pendant qu’vous vous les roulez, je me cogne vot’boulot, mes pères !
Elle sort de derrière son dos un verre qu’elle nous dissimulait et sur les parois internes duquel subsistent des traînées de sauce tomate.
— J’ai piqué ça dans la cabine d’Achille ! Seulement, c’est pas lui qui l’a éclusé, mais une bonne femme, regardez : y a des traces de rouge à lèvres. On les remarque pas biscotte les bavures de tomate, mais c’en est ! Du rouge très pâle, du rouge-rose, quoi !
Je prends le verre afin de l’examiner de plus près.
— Quand t’as raconté à ta mère la disparition d’Achille, j’sus été dans sa cabine pour m’informer, Antoine. C’est vrai, j’l’aime bien, ce Vieux. Tout de suite, j’ai retapissé ce godet av’c le rouge à lèvres. Conclusion, il a reçu une bonne femme avant de s’évanouir, votre Dirloche !
— Pas avant, môme, après vu qu’il n’était déjà plus dans sa carrée lorsque Ross lui a apporté ce breuvage.
Me semble reconnaître ce rouge, les gars. Je l’ai repéré y a pas si longtemps sur les lèvres de la môme Camille et les joues de Gaumixte en sont encore maculées.
— Qu’est-ce vous dites de ce moustique, hein ? exulte Bérurier en caressant la joue de sa nièce. Ça a de qui tenir, non ?
Mais cette flatterie-boomerang n’adoucit pas le caractère de Marie-Marie. Toisant son oncle de bas en haut, elle déclare :
— C’qu’elle avait raison, Mémé, quand é disait : « Y a ni plu con ni plus z’hableur qu’ton onc’Alexandre-Benoît ! »
25
Il a changé de pipe, le commandant Rouston. En mer, il fume une bouffarde à longue tige, style Major Anglais. Mais quand il appareille, pour parader sur la passerelle, corriger les conneries du pilote et ordonner qu’on tirlipote la sirène, il s’offre un brûle-gueule drôlement farouche de corsaire. Faut lui voir jouer l’île au Trésor, à Rouston. La barbinette hérissée façon Ribouldingue, la visière de la bâchouze enfoncée jusqu’au ras des sourcils, les mains dans les poches de sa veste (avec un pouce sorti) ; à la fois Onassis et Jean-Bart, Magellan et Mathurin Popeye !
Comme on vient seulement de gagner le large, il n’a pas eu le temps de dépiper et son fourneau à manche court charbonne contre son menton.
— Que signifie, messieurs ! C’est moi qui dois me déranger, à présent.
— Pas de panique, tranche Bérurier. Vous savez la nouvelle, j’espère ?
— C’est-à-dire ?
Le Mastar bombe le torse.
— Je suis positivement le nouveau grand pet des geais de vot’Compagnie, l’ami ! Le camarade Gaumixte venant de démissionner à ma santé !
Le commandant se tourne vers moi, ôte mon minuscule saxophone à tabac et me demande :
— Il est devenu fou ou quoi ?
— Pas du tout, dis-je, c’est l’exacte vérité. M. Alexandre-Benoît Bérurier est, depuis une heure, le grand responsable de la compagnie Pacqsif ! Je suppose qu’Oscar Gaumixte vous confirmera la chose !
Sans ajouter une parole, le commandant décroche le bignou et compose le numéro de l’armateur. Ça glafouille un instant, puis la voix haletante d’Oscar retentit. Il est rageur, vociférant. Il gueule tellement qu’on en a tous les trompes qui plissent.
— Je ne veux pas qu’on me dérange, mille merdes ! Je vis ma vie ! Je m’occupe de mon bonheur, moi ! Il est fragile, le bonheur ; un éternuement et le voilà pulvérisé. C’est périlleux, le bonheur, quoi, merde ! Ça repose sur des sensibles ! C’est comme un mobile. Ça craint les courants d’air ! J’avoisinais déjà l’extase ! J’étais en vue de l’orgasme ! A quelques encablures du plaisir ! Je mettais plein cap sur la jouissance absolue ! Ma vigie intérieure m’annonçait la fabuleuse délivrance ! Je fonçais dans le chenal de la félicité grâce au flot de la marée montante ! Je prenais mon pied toutes voiles dehors ! Et voilà qu’un horrible pirate me saborde ! Qu’un odieux agresseur me coule à bout portant !
— Mande pardon, grommelle le commandant, ici, le commandant !
— Et alors ? M’en fous ! M’en tamponne ! Quel commandant ? Commandant de quoi ? De mes fesses ? Je suis en rut, moi, monsieur, et vous osez me perturber l’envol ! Vous canonnez mes spasmes ? Vous arrachez mes voiles azurées ? Je vous hais, monsieur ! Je veux le silence absolu ! J’ai bien dit : ab-so-lu ! Décrochez tous les téléphones, arrêtez la musique, mettez les moteurs en panne, faites porter des chaussons de feutre aux stewards, enfermez les passagers dans les cales, sciez les mâts pour que le vent du large n’y souffle plus. Versez de l’huile sur la mer pour que les vagues ne viennent pas clapoter contre la coque. Stooooop ! Je répète : le silence ! La paix intégrale, religieuse ! La nuit sonore ! Je me recueille, me concentre, me reconditionne. J’ai ma mission sexuelle à accomplir. Mon destin organique à vivre ! Je possède des sens, moi, monsieur ! Je dois les accorder ! Mon solo urge ! Je ne peux plus maîtriser mes glandes ! Quittez la ligne, écartez-vous ! Attention, c’est un S. O. S. ! Terminé !
Il raccroche.
— Nous ne sommes guère plus avancés, dis-je au commandant. Mais je vous suggère un autre moyen de contrôler la nouvelle. Celle-ci est parvenue par câble à Gaumixte, donc votre radio peut vous la confirmer.
— J’ai l’impression qu’on se fout de moi, sur ce bateau, gronde l’officier, seulement ça ne se passera pas comme ça, je vous avertis.
Nonobstant ses doutes, il sonne la cabine du sans-fil (comme on disait jadis) et reçoit la ratification de mes dires.
— Ah oui ? Lisez-moi le double, balbutie le pipeur, tout de suite calmé.
Son radio obéit. Le commandant écoute, puis raccroche. Vivement, il arrache sa pipe et la planque dans sa fouille. Un sourire grand comme une portion de pastèque lui écartèle (des gauches) la barbe. Il s’approche de mon Bérurier, les deux mains en avant, à la Jean Vintetrois.
— Monsieur le président-directeur général, toutes mes félicitations ! Quel honneur que cette promotion méritée ! Quelle joie pour nous tous, gens de mer, monsieur le président-directeur général. Jamais ascension ne fut plus rapide ! Jamais poste mieux occupé ! Vous représentez toute l’énergie, tout le dynamisme, tout le… la… les… les vertus d’une nation dont l’histoire maritime, monsieur le président-directeur général…
— Repos ! coupe Béru. Et pis appelez-moi président si vous voudrez, ou bien directeur, voire même général ; mais pas les trois à la fois vu qu’on a assez perdu de temps commako. C’est quoi t’est-ce, votre prénom ?
— Henri-Charles-Albert, monsieur le…
— Bon, je t’appellerai Riton pour faciliter les rapports.
— C’est trop d’honneur, monsieur le…
— Ta gueule ! Tel qu’on a décarré de Malaga, on se dirige vers où est-ce ?
— Ténériffe !
— Y a pas besoin, Riton. Braque tout, on file sur Dékonos !
Le commandant (qui possède sans doute un faux ménage à Santa Ciruz) largue immédiatly son beau sourire de cérémonie.
— Il ne saurait en être question, dit-il. L’itinéraire de la croisière prévoit…
— M’en fous, on va à Dékonos, j’te dis !
Impossible, les passagers ont un contrat de la Compagnie qui leur garantit un voyage précis et…
Bérurier lui tonne sous le nez :
— Je te dis qu’on va à Dékonos, hé, face de fesse ! Me ferait fout’en boule, ce pèlerin ! A quoi que ça sert que j’sus le patron si j’ai pas le droit d’aller où je veux !
Rouston se dresse sur ses ergots pour mieux ergoter.
— Môssieur, dit-il, je suis seul maître à bord après Dieu sur ce navire, et j’agirai selon ma guise !
Le Gros hausse les épaules.
— Si t’es seul maître à bord après Dieu, fais comme si je serais le bon Dieu, mon petit Barbapoux.
— En voilà assez. Peu me chaut que vous soyez président-directeur général. Je remplirai ma mission telle qu’elle m’a été signifiée au départ. Je suis responsable vis-à-vis des…
— Laisse ! interviens-je. Le commandant est en effet maître absolu sur son bateau.
Sûr ? murmure le Gros en plissant ses yeux injectés de sang.
— Certain.
— C’est dans le code marinier ?
— En toutes lettres !
Bérurier est l’homme des grandes décisions, cela vous ne l’ignorez pas, vous tous qui me faites l’honneur de lire ce que je vous fais celui d’écrire depuis un peu plus d’un certain temps déjà.
— Y a moyen de tout concilier, dit-il.
Il se découvre, lance son bada sur son siège et cueille délicatement la casquette de son interlocuteur.
— En tant qu’en qualité de pet de geais, dit-il, je suis au regret, mon pauvre Riton, de te fout’en chômage. A partir d’immédiatement, t’es plus que dalle à bord de ce rafiot. Prends-en-toi à ton sale caractère.
Il pose la casquette sur sa hure.
— Le nouveau commandant, c’est moi !
Nous sommes atterrés, bien que voguant en pleine Méditerranée ; et douchés, bien que nous trouvant au sec.
Mais voyons. Tonton ! se récrie Marie-Marie, t’as jamais conduit de bateau !
Il est franchement marrant, Tonton, avec la casquette blanche, galonnée d’or, qui lui flotte sur le sommet de la tronche.
— Dis donc, moustique, tu crois que m’sieur Dassault sait fabriquer un avion ou m’sieur Boussac une chemise, toi ? Un commandant, ça ne pilote pas : ça commande ! Et même, s’il faudrait que je misse la main au gouvernail, je m’en sortirais impec. Oublie pas que je m’ai payé des parties de canotage sur la Marne, poulette, et que je sais nager couramment. Bon, c’est pas le tout ; le temps de donner des ordres pour qu’on foute la cape sur Dékonos et je prends l’enquête en main.
— Toi ! ricané-je.
— Yes, monsieur, moi-même personnellement. Qui qu’est commandant ?
Il va vers la porte, mais Rouston s’interpose.
— Vous me passerez sur le corps ! lance le ci-devant commandant.
— Pourquoi pas ? fait paisiblement Béru.
Il foudroie l’ex-officier d’un solide uppercut, puis, en effet, lui passe sur le corps.
Avant de sortir il nous apostrophe. Y a plus d’amitié dans ses yeux, plus de sensiblerie, plus de tendresse.
Un roc, le commandant Bérurier ! Le rocher de Gibraltar ! L’image de la ténacité. Il a l’autorité impitoyable, Alexandre-Benoît, comme tous les vrais chefs.
— J’avais dit que ça allait changer, déclare-t-il et ça va changer. Mettez-vous un truc dans la caboche, tous : c’est que je suis à présent le seul maître à bord après Dieu, nom de Dieu !
Puis Bérurier exit.
Très excité.
26
Ç’a y est, soupire M’man, il reprend conscience.
Effectivement, depuis quelques secondes, Hector semble considérer le plafond avec un semblant d’intérêt.
— Totor, appelé-je, tu m’entends ?
Les lèvres du cousin remuent. Bon, il est de retour parmi nous.
— Ne le tourmentez pas trop vite ! murmure sèchement l’assistant du toubib.
Dans sa blouse blanche, il semble très guindé, le beau jeune homme. Un stéthoscope pendouille sur sa poitrine. On sent qu’il doit aimer jouer les grands patrons en l’absence du sien. Plus je le défrime, plus je suis certain de l’avoir rencontré il y a peu de temps. C’était ailleurs que sur ce bateau. Où et quand ? Faut que ça me revienne.
Hector émet un léger murmure :
— Je suis vivant ? demande-t-il à voix à peine audible.
— Ben, heureusement, vieille noix !
— J’aurai donc tout raté, ma mort et ma vie ! dit le grand (parce qu’unique) patron de la Pinaudaire Agcncy.
C’est beau et triste, cette remarque, vous ne trouvez pas ? Un peu commun, mais noble tout de même. Emouvant en tout cas. Félicie, une phrase pareille, ça ne lui passe pas à côté du cœur, vous parlez ! La voilà qui pleure.
— Ne dites pas ça, Hector ! Vous n’avez pas le droit ! Un homme de votre valeur !
Le cousin tourne vers nous son pauvre visage émacié[25] :
— Ah ! vous êtes là, tous les deux ! Mes seuls, mes fidèles !
— Tous les trois, rectifie aigrement Mme Pinuche qu’aime pas qu’on la compte pour du beurre fondu.
— Merci, merci, soupire Hector, mais je recommencerai, promet-il.
— Si tu nous expliquais un peu les raisons de ton bourdon, grande saucisse, tu y verrais un peu plus clair !
— Oh ! Ce que j’ai vu était assez éloquent, lamente l’homme en détresse.
— Mais qu’as-tu vu, sacrebleu ?
— Camille et cet homme, ce sale Gaumixte ! Elle, nue dans la salle de bains, et lui le porc, se vantant de leur étreinte, racontant avec une abominable complaisance les délices que ma bien-aimée lui avait prodiguées… Ah ! mille fois la mort ! Hardi, Hector ! Retourne au néant !
Eh ben, mes mignons, vous vous rendez compte d’une douche froide ! Hector et Camille ! Ma cervelle en titube !
— Comment, Camille ! Quoi, Camille ! Tu la connaissais donc ?
— Moins bien que ce monstrueux armateur, hélas, soupire mon malheureux parent.
N’empêche que nous sommes fiancés, elle et moi ! La bague qu’elle porte et dont elle a caressé la chair nauséabonde de ce gros fume-cigare, cette bague, Antoine, je la lui ai passée au doigt la semaine dernière. Camille est ma collaboratrice ! L’agente 0001 (elle avait été secrétaire chez Jean Mineur avant d’entrer chez moi). J’allais en faire mon associée, car elle a des dons ; et ma femme, car elle me plaisait. Et voilà que la louche vérité m’apparaît. Une gourgandine ! Une pétroleuse ! Une incandescente ! Une nymphomane ! Une nymphowoman ! Une Marie-Salope ! Moi, je la respectais ! J’en étais à la violette ! Au baiser sur les ongles ! Au regard mouillé ! Je n’osais la tutoyer ! Je lui ouvrais les portes. Et si je te disais (pardon mesdames) que lorsque je me cognais une radasse histoire de tromper l’attente du mariage, je mettais des lunettes noires pour penser à elle. Vous dire à quel point je la vénérais. Seulement, Mademoiselle me prenait pour un pigeon. Elle me précocufiait ! Que toutes les malédictions de l’univers et des environs s’abattent sur elle ! Que son slip grouille de fourmis rouges ! Que sa splendeur se racornisse ! Que sa bouche s’édente ! Que ses cheveux pleuvent ! Que sa peau se ride ! Qu’elle se décharné au point que ma bague lui tombe du doigt ! Je veux la voir irregardable, squelettique, nauséabonde ! Ah ! fasse le ciel ou l’enfer, je ne suis pas sectaire, qu’elle devienne un objet de répulsion ! Qu’elle provoque l’horreur et inspire le dégoût ! Que les rats les plus galeux vomissent à sa vue ! Que les miroirs deviennent opaques lorsqu’elle leur offrira sa hideur. Qu’elle se lave au vitriol, la sinistre gueuse ! Se farde d’excréments ! Que les hommes qui la montent pourrissent dans les brûlantes véroles !
Ce dernier vœu ne manque pas de me provoquer un très désagréable frisson et, dans la touffeur de mon âme, je contresouhaite ardemment afin que la Providence ne prenne pas trop vite en considération les obscurs désirs de mon cousin.
Il commence à me battre les claouis, Totor, avec ses invectives à la Gaumixte !
— T’as le coma lyrique, bravo, lui hargné-je sèchement ; seulement tu ferais mieux de me bonnir en détail les tenants de cette histoire, moi je me charge des aboutissants.
— Le coma ? s’effare Hector, brusquement oublieux de sa cruelle jalousie. Serait-ce à dire que je vais mourir ?
— N’est-ce pas là ce que tu as souhaité ?
Toujours bonne âme miséricordieuse, ma Félicie intervient.
— Pourquoi le taquines-tu, Antoine ? Vous êtes hors de danger, Hector. Tout va pour le mieux !
Rassuré quant à sa santé, le cousin ressent davantage les blessures de son cœur. Vous remarquerez que personne n’échappe à cette loi élémentaire. Les maux de l’âme passent après ceux du corps et on a besoin de toute sa santé pour s’abandonner à un chagrin d’amour.
— Ah, vous trouvez que tout va pour le mieux, Félicie ? Merci beaucoup ! La femme que j’ai installée sur un piedestal ; celle à qui j’allais consacrer ma vie et mes quelques biens ; celle à l’annulaire de qui brille un diamant qui n’est peut-être pas blanc-bleu mais n’en pèse pas moins son demi-carat comme un grand ; celle qui hante mes nuits et affole mes jours ; qui me rend inapte au travail (je l’ai prouvé sur ce bateau maudit) tant est envahissante son image et intense sa pensée ; celle qui perturbe mes sens, me coupe l’appétit, brouille mes lectures, me fait renouer avec mes constipations de jadis ; celle que j’attendais depuis si longtemps, se révèle être une pute, Félicie ! Une radasse ! Une horizontale ! Une cavité d’accueil ! Une machine à dire « oui ». Je la croyais droite comme un « I », mais c’était un « Y », Félicie ! Un « Y » à l’envers. Et vous m’assurez que tout va bien, ma bonne ? O ! que votre mansuétude est grande ! O ! que vous négligez les dures réalités, sainte femme que vous êtes ! Non, Félicie, non, ma vigilante cousine, non : rien ne va bien. Je suis trompé, cocu ! Et par qui ? Par l’homme qui me paie ! J’ai encaissé ses chèques, je consomme sa nourriture, je dors dans son lit, je flotte sur son bateau. Si nous faisions naufrage, je serais couvert par ses « S. O. S », recueilli par ses canots de sauvetage. Le bout de détresse humaine est atteint, Félicie ! Ça y est, je vois le fond, que dis-je : je le touche ! Ah ! que ne l’avez-vous vue, comme nous l’avons vue, et admirée dans la salle de bains de cet ogre ! Belle et nue, avec son cul de princesse et ses seins de velours où boutonne la rose. Ah ! vision extatique qui m’a permis de mesurer ce que je perds. Ah ! ces fesses admirables ! Antoine ne me contredira pas ! J’ai pesé le terme. Je le réemploie : ad-mi-rables ! Un Botticelli ! En abouti, en pas ridicule ! Des fesses comme deux portes ouvrant sur l’Eden, Félicie ! Et qui se sont fermées à jamais devant moi !
— Il est répugnant, ce type-là ! déclare l’assistant en gagnant la porte avec humeur.
Je lui regarde onduler le popotoche. Ouais : je reconnais. Quel agacement !
— Hé, docteur ! interpellé-je.
Il se retourne. Je sens ses yeux réduits aux aguets derrière les verres teintés.
— Oui ?
— Je sais que nous nous sommes déjà rencontrés, vous et moi, moi je cherche où et dans quelles circonstances ?
— Peut-être était-ce dans une vie antérieure, murmure l’homme en blanc, car moi je ne me souviens pas du tout de vous !
Blang ! C’est net ! Un peu impertinent. Il sort.
— Bon, assez trémolé, Hector. Je veux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité au sujet de ta donzelle.
— C’est toi qui l’as foutue dans les pattes du Vieux, à Cannes ?
— Oui, Antoine.
— Dans quel but ?
Il renifle des résidus de chagrin.
— Gaumixte me houspillait parce que mon enquête piétinait et que ma présence sur le Mer d’Alors s’avérait, selon lui, inutile, un quatrième client ayant disparu alors que j’étais déjà engagé. Il me dit qu’il avait contacté le Vieux avec lequel il était assez lié, et que celui-ci s’intéressait à l’affaire. Nous autres, détectives privés, sommes pour ainsi dire les parias de la police. Nos échecs coûtent de l’argent aux clients, si bien que nos réputations sont très précaires. J’ai eu alors l’idée de… de me défendre comme je pouvais…
Je saisis. Il a décidé de laisser retirer les marrons par les poulagas officiels pour ensuite les croquer à leur santé.
— Et tu as collé Camille dans les pattes d’Achille pour qu’elle espionne ses faits et gestes ?
— Oui.
— Dis donc, cousin, ta moralité professionnelle aurait besoin d’une remise à neuf, on dirait !
— Les temps sont durs, plaide Hector. La vie est chère, le chômage menace. Il faut se défendre. Moi, notez-le à ma décharge, j’avais l’intention de me marier. Il fallait assurer la matérielle à ce foyer.
— Bref, tu espérais piquer les résultats de notre enquête et les exploiter à ton profit afin de passer pour le plus prestigieux des Sherlock Holmes aux yeux de Gaumixte ! Tu voulais lui en donner pour son fric, et même lui soutirer un peu plus de fraîche que prévu afin d’embellir la corbeille de mariage !
— J’ai été cruellement puni, Antoine !
— Quelle truffe tu fais, mon pauvre Totor ! Tu vitupères Camille alors que c’est à ta demande qu’elle joue les femmes fatales ! Espèce de faux mac, proxénète de sous-préfecture, détective pour jus de bidet ! Tu lui reproches en somme d’avoir pris son rôle trop au sérieux !
— Je ne lui avais pas demandé de coucher avec Gaumixte !
— Non, mais tu l’as chargée de séduire le Vieux !
— De le séduire platoniquement : du reste, avec ton Vénérable chef y avait pas de risques, à son âge…
Je lui frappe le front comme on toque une barrique pour s’assurer qu’elle est vide.
— Tu vois, Hector, je m’étais fait des berlues sur ton évolution. On s’est tous laissé prendre à tes beaux costars et à tes nouveaux airs d’affranchi. Une fois de plus, l’habit a fait le moine. En réalité, t’es resté puceau. Tu ne seras jamais déberlingué, Totor, jamais ! T’as le prépuce dans la tronche, à vie, blindé, inexpugnable !
« T’aurais pas dû mouler ton ministère, ni tes chaisières, ni les kermesses où tu tenais le comptoir des brassières.
« T’es une crêpe définitive. Pour te récupérer, faudrait une seringue. T’es qu’un petit bonhomme mal fagoté du bulbe. Une chose mesquine et saumâtre, sans grande réalité. Tu biaises en levrette, Hector !
« On a envie de foutre de la glycérine sur ton âme pour la guérir de ses crevasses. T’es candide et rabougri. Pigeon par vocation profonde. Je suis sûr que tu mets tes éconocroques dans un bas de laine ! Tu copules entre deux signes de croix ! Tu écris… »
Là je m’arrête, illuminé par une vérité vachement frappante !
— Mais dis voir, c’est toi qui as adressé cette lettre anonyme au Vieux lors de notre embarquement !
Son silence, sa pâleur, la fixité de son regard braqué sur le plaftard me fournissent la réponse qu’il essaie de me refuser.
— Le bouquet ! soupiré-je, une lettre anonyme dégoulinante de bile. Mesquine, vacharde, plus aigre qu’une dégobillade de soupe aux choux ! Toi, le cousin de cet ange à cheveux gris ! ajouté-je en désignant Félicie.
Elle est atterrée, la chère femme.
— Avoue que c’est toi, dis, pot de fiel ! Quand tu as su qu’on embarquait, que la direction de l’enquête t’échappait, que tu allais redevenir officiellement le petit truc inutile et rabougri que tu as toujours été, ton sang tourné n’a fait qu’un tour.
Je Claque des doigts.
— Et C’EST ÇA que le Vieux a découvert avant de disparaître !
« Dis-moi, as-tu eu une correspondance avec le commandant ?
— Je lui ai eu fait passer des notes, oui !
— En étudiant les documents du bord, le Vieux est tombé dessus. C’est un graphologue enragé et il a l’œil, le Boss. Illico, il a compris que tu étais le répugnant auteur de la lettre. C’est pourquoi il t’a convoqué dans sa cabine !
Je me penche sur le pageot et chope le cousin au colback malgré les supplications de ces dames.
— Et après, dis, burnemolle ? Après, que s’est-il passé ?
— Je ne l’ai pas trouvé ! La cabine était vide !
Son accent de sincérité est incontestable. Et puis quoi, Totor est un minus, pas un assassin.
— Attends, tu as passé l’après-midi près de la passerelle, m’as-tu dit ?
— Oui, parole !
— Et tu n’as pas vu Camille lorsqu’elle est montée à bord ?
— Non.
— Tu jures ?
— Je la croyais à Paris ; selon mes instructions, elle devait y retourner après le départ du Mer d’Alors.
— Donc, elle est arrivée pendant que tu te rendais à la cabine du Vieux ?
— C’est probable.
— Tu étais sans nouvelles d’elle depuis notre appareillage de Cannes ?
— Elle devait me faire parvenir certains documents, mais je ne les ai pas eus à temps…
— Ces documents en question devaient ressembler à une bande de magnétophone, non ?
— Comment le sais-tu ?
— Excuse-moi, mais je suis un vrai flic, moi ! Encore une question et je te laisse agoniser tranquille. Lorsque tu es entré chez le Vieux, il devait y avoir une consommation sur la table, réfléchis !
Il ferme ses beaux yeux de sacristain incommodé par les vapeurs de cierges.
— Oui, il y avait un verre, c’est vrai.
— Plein, naturellement ?
— Non, vide !
Comme un automate (qui saurait parler) je répète :
— Vide !
V’là les magies qui continuent, mes frères ! On en descendra tous archidingues, de ce bateau.
Si on en descend !
27
Pour bien réfléchir, je crois que la position semi-horizontale est la meilleure.
Allongé dans un transat, la visière de ma casquette sur l’œil pour laisser mes pensées à l’ombre, je m’emmène promener la cervelle dans des régions sans limites.
Par moments, je me dis que la seule arme, pour lutter contre la misère humaine, c’est la patience, et le seul butin, en cas de victoire, la résignation.
Le barlu roule comme jamais, malgré le beau temps. Renseignements donnés par le steward de pont à une passagère inquiète, ça viendrait de ce que les stabilisateurs sont en rideau. Il n’importe. Ce fort bercement m’aide à gamberger. Il fait chaud, des senteurs d’ambre solaire et de parfums coûteux flottent dans l’air tiède. Le halètement du Mer d’Alors me communique un peu de sa force mécanique. C’est beau, le génie. Des mecs se sont rassemblés pour concevoir et fabriquer le Mer d’Alors. Et puis maintenant le bateau existe. Il nous emporte vers des sortilèges… Le Vieux… Bon, faut que je lui récapitule la disparition.
Il étudiait les fafs du bord chez le commandant. Il met le pif sur un écrit de Totor. Ça lui dit quelque chose. Le voilà parti dans sa cabine, à confronter la note avec la lettre anonyme. Pot aux roses ! Le vilain Hector est bien l’auteur de la lettre ! Ah ! ah ! Mon gaillard… Il jubile, le Dabe ! Ça s’arrose ! Il réclame un bloody-mary à Ross ! Alors c’est à partir de là que le temps se découpe en fines lamelles…
De la musique en provenance du salon me fait perdre un peu le fil. Les musicos interprètent les Lilas Blancs ! Nouveau ! J’écoute l’air cher à M’man, dommage qu’elle puisse pas entendre… Quand refleuriront les lilas blancs… Qu’est-ce que je pensais ? Attention, San-A. Doucement ! Le Vieux commande un bloody-mary à Ross. Ross va au bar et en surveille l’exécution. Pendant ce temps, le Dirlo sonne un moussaillon pour lui ordonner d’aller remettre un message à Hector. Le mousse a l’impression que le Vieux n’est pas seul. Mon boss tient sa loupe à la main. Elle vient de lui servir à démasquer le cousin. Il l’a peut-être utilisée pour démontrer la concommitance des écritures à son visiteur ? Non, je vais trop vite, il convient d’être plus minutieux. Je reprends : le vieux seul dans sa cabine, venant de confondre Hector. Il sonne Ross. A cet instant il n’y a personne d’autre dans sa cabine. Il confie à son valet de chambre que, seul des bateaux de croisières, le Mer d’Alors fait escale à Dékonos. Il ajoute que nous réchauffons une vipère dans notre sein. C’est-à-dire le gars Totor. Il réclame son bloody-mary. Ça joue ! Départ de Ross qui reste, de son propre aveu, un certain temps absent. Après Ross, quelqu’un rend visite au Vieux. Le Vieux bonnit le topo à ce quelqu’un. Il sonne le mousse, lui donne le message pour Hector, puis il disparaît ainsi que son visiteur. Ross apporte la consommation. Au bout d’un instant, il part à la recherche du dabe. Arrivée de Totor… Nobody ! Et à ce moment-là, le glass est vide ! Torché par une femme dont le rouge à lèvres est de la même couleur que celui de Camille. Par conséquent, une femme est entrée dans la cabine entre le départ de Ross et l’arrivée d’Hector. Or tout s’est déroulé en quelques minutes. Faudrait Feydeau pour régler ces allées et venues ultra-rapides. Personne n’a rencontré personne. Y a que dans les vaudevilles qu’on voit ça ! Ou alors quelqu’un me bourre la caisse. Mais qui ? Ross ? Le mousse ? Totor ?
Ajoutez à cela que Camille serait montée à bord à la seconde précise où Hector quittait les abords de la passerelle pour répondre à la convocation pressante du Boss. Par conséquent, elle n’aurait pas eu le temps d’aller boire le bloody-mary avant l’entrée de mon cousin dans la cabine ! Je me berline probablement sur le rouge à lèvres, ça ne peut pas être celui de Camille. Et pendant ce petit ballet, bibi se faisait matraquer dans une chambre miséreuse par un Noir ! En compagnie d’une charmante fille qui… Mais au fait, je l’ai pas revue, ma belle charmeuse !
— Dis donc, Santonio, tu rêves ou tu débloques ?
Je relève la visière de ma gapette. Marie-Marie se tient debout près de mon transat, déjà bronzée, les couettes agressives, et ses dents manquantes plus absentes que jamais. Quand elle rigole, ça fait comme un trou de balle de mammifère au milieu de sa bouche.
— Pourquoi ? demandé-je.
— Tu causais dit-elle. On aurait dit un p’tit vieux tout gâteux. Est-ce que tu ronfles, la nuit ?
— Personne ne m’en a jamais fait la remarque !
— Fatalement : t’es célibataire ! Je te demande parce que si qu’on s’épouse un jour, j’voudrais pas d’un bonhomme qui ronfle, ça fait mesquin ! Passer ses nuits à siffler pour lui faire stopper ses turbines, merci bien : je suis pas agente !
Elle me flanque une tape sur les pinceaux :
— Tire tes cannes, que je m’assiste !
Une fois installée dans la partie basse de mon fauteuil de toile, elle me montre une petite boîte plate, en bois blanc, sur laquelle est peint le Fuji-Yama.
— Mate ce que j’viens de me faire acheter au bazar du barlu par un vieux crabe !
— Tu te fais offrir des choses par des inconnus ! m’effaré-je.
— Hé bé, faut bien : j’ai pas d’artiche, moi, tu connais tante Berthe, comment t’est-ce qu’elle est serrée du crapaud ? D’ailleurs te monte pas en mayonnaise, Santonio, je l’ai pas ruiné, le mironton, c’est japonouille, ce truc, et ça vaut que fif. Ouvre un coup, pour voir.
Docile, je fais coulisser le couvercle de la boîte. Celle-ci recèle une cigarette ordinaire de la Régie Française des tabacs.
— Et alors, je demande, tu vas pas te mettre à fumer des Gauloises à ton âge, non ?
— Ce que t’es pion de mentalité, quand tu t’y mets. B’sûr que non, qu’j’vais pas fumer, pour ce que les gens ont l’air fin avec ça dans le bec ; on dirait des merles en train de préparer leur nid. M’semble toujours qu’y vont s’envoler sur une branche. Donne, je vais te feinter !
Elle m’arrache la boîte, repousse le couvercle et me la présente à nouveau en ordonnant :
— Rouv’ !
Je rouvre. La cigarette a disparu.
— T’es un peu possédé sur les pourtours ! s’esclaffe miss Mauviette. Vachement magique, hein ? Seulement y a un truc. Dans tous les mystères, y a un truc, c’t’obligé ! Tu m’arracheras pas de l’esprit que les escamotages, sur le bateau, ça doit ressembler à cette boîte comme combine ! Un coup t’ouvres, y a quéqu’un, un coup tu fermes et y a nibe de Jules ! C’est de la prestidigitation, rien de plus, Santonio !
— Fantastique, môme ! m’écrié-je en l’embrassant.
Elle se dégage.
— Hé, égare-toi pas : on nous regarde, proteste miss Tresses. M’est avis que tu brûles les étapes, j’sus par partante pour jouer les nymphettes.
Elle me cligne de l’œil.
— J’vois que t’accroches à ma démonstration, Antoine. Alors fais-en ton profit, mon pote. Quand on se mariera, j’voudrais pas épouser un flic à la gomme qu’aurait plein de trous dans son pédigree.
— Viens, on s’y colle ! décidé-je.
Le bateau tangue de plus en plus. La Méditerranée, on la croit sage parce qu’elle est bleue, mais faut se détromper, se détremper. Y’a rien de plus vicelard. A la sournoise, elle décarre. Sous le soleil, la voilà qui tangote. Ses belles vagouzes d’émeraude se font plus hautes, elles se grimpent dessus comme des vaches en chaleur, se chahutent l’écume, se font des trucs tourbillonnants. Ça lui vient du dedans, à la Méditerranée. Une poussée intestinale. La débâcle, la diarrhée à grosse pression : pflouââff ! Les barlus, elle se les chope par en dessous, comme les taureaux boutent les canassons de picadors sous le bide, pour essayer de leur perforer la tripouille. On morfle des soubresauts rageurs, puissants ! On dérouille de la quille ! Ça augmente rapidos, le coup de chambard. Elle entre en transe à la rapidité grand V (ça veut dire grand vague dans la marine) la « mère Méditerranée ». Un nuage en rond de fumée glisse devant le soleil, un autre suit, puis d’autres encore, plus gros, plus pressés, plus sombres que les précédents. Ecœuré, le mahomed déclare forfait. Il se trisse pour cause de tempête. Et alors les vents mauvais débouchent dans l’arène. Du coup, la mer se mutine farouche. Le toit tranquille où marchent les colombes que causait Valéry devient en tôle de plus en plus ondulée. Ça débâcle mochement dans les troupes des passagers. C’est la fuite éperdue. L’abandon des transats. Y en a qui courent au bastingage, d’autres qui commencent à se dégobiller dessus pour dire de se faire un palais. Les mieux organisés vont s’arrimer à la main courante du bar afin d’écluser des punches. Tu files un coup de périscope sur l’horizon, et tu t’aperçois qu’elle a changé de bouille, l’amère Méditerranée. Il a viré au gris foncé, le bleu marin. Il s’est fait un sang d’encre tout soudain. On clapote dans le noir ! Le Mer d’Alors escalade des crêtes, plonge dans des précipices bouillonnants comme de la pisse d’âne. Ses fameux stabilisateurs en panne ne stabilisent plus rien. On ne peut pas demander à un pingouin de s’envoler. Ce bijou des mers, cet éden flottant, est sérieusement pris à partie par les éléments. Ils lui font sa fête, les éléments, au fleuron de la compagnie Pacqsif. Ils le drossent, le brossent, le rossent. Un vrai punching-ball ! Et vlan, et zoum, et tiaoff ! On embarde dans les coursives, d’une cloison à l’autre ! On se cogne partout, à tout. On s’entre-tamponne ! On s’entre-meurtrit.
Des portes mal fermées s’ouvrent en grand sur des visions d’Apocalypse puis se rabattent ! Des objets pleuvent un peu partout ! La porcelaine connaît son Pearl Harbor. Les cristaux idem ! On se vautre dans le verre pilé. On arpente des planchers quasi verticaux. Y a le grand concert des glottes désarrimées. La tempête colle son doigt impitoyable dans les gosiers. Des vieillardes réclament leur mère ! Des grincheux crient qu’il faut arrêter ça, sinon ils écriront à Quidedroit, cette vieille frappe omniprésente. Ils réclameront des dommages z’et intérêts. La prochaine fois ils confieront leurs loisirs à la Transat ou à la compagnie Paquet. Ils couleront la maison Pacqsif !
En attendant, c’est la merveille des mers qui risque de couler. Y a des athées qui se hâtent de croire. Ils retrouvent des bouts de bon Dieu dans leur mémoire, des bribes de prière, des restes de Pater. Les amoureux ne sèment plus. Les personnes z’âgées demandent du rabe de vie ! Elles veulent pas clamser, pas « comme ça », pas si jeunes. Elles ont besoin de se préparer ! Guérir leurs maladies avant de mourir. Vous verriez ce tohu et ce bohu, mes pauvres choutes ! Le tout en cinq minutes ! Y a des financiers qui veulent la communication illico avec leurs coulissiers pour leur ordonner de tout vendre, à n’importe quel prix, et de convertir en Fritz-marks ou en francs suisses, car ça sera plus facile à emporter là-haut ; plus zaizé à convertir au bureau de change de Saint-Pierre. Ils veulent savoir le cours de l’auréole ! A quel taux sont les indulgences plénières et s’il y a l’air conditionné au paradis. Ils ont des recommandations de leur évêque. Certains ont baisé l’anneau du Pape !
C’est la furia paroxysmique. Je cramponne Marie-Marie par une aile. Je la retiens de trop tituber, de marcher au plafond, de disparaître par les lourdes béantes !
On escalade un groupe d’Anglaises couchées dans le couloir et qui, entre deux hoquets, se racontent la recette du Christmas puddinge. On enjambe un steward étalé, la frime dans de la tarte aux myrtilles. Voilà qu’on est en vue de nos crèches. Je parviens à la hauteur de celle du Dabe. Une roulée nous placarde à la cloison d’en face. La porte de cabine « Fleur de France » devient trappe de grenier, puis trappe de cave. On se retrouve assis dessus. Enfin le Mer d Alors, comme honteux de cette défaillance, retrouve son assiette. On est assis sur le tapis du couloir, avec la gosse. Elle rigole parce qu’elle a un de mes souliers dans les mains. Moi je saigne de la main. Un objet acéré m’a légèrement déchiré la viande. C’est la plaque de cuivre accrochée à la lourde qui a mis les adjas. « Fleur de France », c’est gravé en bath anglaise frivole. Elle a des épines, la fleur. Je me redresse pour remettre la plaque en place lorsque, cette fois, une sévère piquée nous déplace de quatre mètres à dos de fesses.
— On se dirait sur un tôt beau gant, remarque miss Grinche. Ce que c’est poilant, une tempête. On a de la chance, hein, Santonio ? C’est pas à toutes les croisières qu’un bateau fait naufrage !
— Non, dis-je, nous sommes des privilégiés.
Profitant d’une accalmie, je me relève. J’ai toujours la plaque de cuivre à la main. Je m’apprête à l’aller fixer sur sa porte (lorsque je constate un truc inouï, mes galopins. Un truc sidérant ! Ne vous emballez pas et essuyez-moi ce filet de bave qui vous dégouline au menton, je vais vous affranchir, comme on dit dans les P et T. Laissez-moi au paravent vous rappeler que rares sont les cabines de luxe sur le Mer d’Alors et qu’icelles ne sont pas répertoriées à l’aide d’un banal numéro, mais à l’aide d’une formule poétique, ainsi Fleur de France… La cabine de luxe voisine a été baptisée Belle Aurore. Or, tenez-vous bien, au revers de la plaque que j’ai en main, se trouve également gravé Belle Aurore. Vous m’avez bien suivi, glands comme je vous sais ? Fleur de France d’un côté, Belle Aurore de l’autre, compris ? Pas besoin d’un supplément d’explications ? Non ? Bon. Moi, vous me connaissez ? Quand on me crie y a bon, je réponds Banania ! Illico vlà votre San-A. chéri qui se jette sur la porte portant la plaque Belle Aurore, qui décroche cette dernière et lui mate le revers. Dix sur dix, commissaire. Au dos de la seconde plaque, on peut lire Fleur de France.
Il résulte de ce double jeu de plaques qu’il suffit de retourner ces dernières (ce qui nécessite six secondes à tout casser) pour intervertir les cabines. Dans la longue perspective de la coursive, vous parlez que cette modification n’est pas sensible.
— Qu’est-ce que tu fais, Santonio ? s’inquiète miss Tangage.
— Je rends hommage à ta sagacité, ma poule. Tu avais raison : y a un truc !
28
Malgré mes embardées, mes titubances, je vais de la cabine Fleur de France à la cabine Belle Aurore et vice versa, sans me lasser de la similitude du spectacle qu’elles offrent respectivement. Un mimétisme hurlant, mes frères ! Mêmes meubles, mêmes tentures, rideaux pareils, tableaux identiques. Philippine ! Les deux parties d’une noix ! Une paire de quenouilles ! Jusqu’au faf à train des goguemuches qu’est de la même couleur. On croit rêver. On rêve !
— Qu’est-ce que j’te disais, Santonio ! le coup de ma boîte japonaise ! exulte miss Tresses.
Ça me dope le mental, cette découverte improviste. Le hasard est beau, non ? C’est une œuvre d’art, parfois. Dire qu’a fallu une tempête pour que je mette le nez dans ce petit sortilège ! Merci, Neptune !
En attendant, il continue de mettre le paxon, le Dieu des océans ! Ma doué, ce typhon cyclonesque ! Eh hop, les montagnes russes, le grand huit ! On vertigineuse à outrance dans des cratères fluides ! Ah, c’est pas la mer des Félicités, moi je vous le dis ! Ça grimpe, ça dévale, on roule, on se mort l’aqueux. On se pète partout, on est plein de bosses et de bleus ! On s’enchevêtre ! On tamponne des gens en coursive ! Y en a qui jaillissent de leurs cabines comme les billes d’acier de la rampe de lancement d’un billard électrique. On les dérouille sur la théière. Vloff, commak, tout brusquement, en pleine poire. Un paquet de viande hurlante ! Une grasse bonne espagnole je morfle dans le burlingue ! Le temps d’éternuer dans ses cheveux gras, vzoum ! elle a déjà disparu, rehappée par le roulis, ou le tangage, ou je ne sais plus quoi. C’est dantesque, mes belles mignonnes ! Fantasmagorique ! Tiens, un paralytique sur son fauteuil roulant, si je vous disais. Le voilà qui déboule du fin bout de la coursive, tout là-bas. Il gueule aux petits pois aussi fort que les stukas qui chargeaient en piqué pendant la guerre, le paralysé. Son siège chromé devient un bolide infernal. Il fonce à des allures plus contrôlables.
— Gaffe ! Gaffe ! Gaffe ! je crie à Marie-Marie.
On n’a que le temps de se précipiter dans une cabine de part et d’autre, dont heureusement les lourdes ne sont pas fermées au verrou. Le mi-plégique nous déferle sous le nez. Une météorite ! Il va s’anéantir, se volatiliser, se désintégrer ! On se penche ! on regarde ! On lui appréhende l’écrabouillement ! On prie Dieu pour qu’il l’évite, ou bien alors que ça soit marrant à regarder ! On ne peut rien pour lui, sinon témoigner de son sort par la suite (si on en a une). On a le cœur qui coince. On a le vertige de l’horreur à la manière qu’il bombe vers le grand escadrin terminal. Son cri s’amenuise dans les perspectives. Et puis il y a le miracle ! Le coup de baguette magique ! Notre Mer d’Alors se renverse en sens contraire ! Le paralysé est stoppé à trente-deux millimètres de la cage d’escadrin. Il oscille un peu, les roues de son coupé grand sport hésitent. Et puis, c’est décidé : elles tournent en arrière. Il nous rarrive sur le paletot, l’ami plégique ! Il bolide plus fort encore à reculons. Il est enroué à force d’hurlance. On se replanque. Il repasse. Le vent de sa course démente nous a décoiffés. Il accélère. Et, puis, parvenu au carrefour, il oblique et sort de notre vue ! J’ignore ce qu’il est devenu. Ça fait partie des mystères de la tempête.
Appuyé de gauche et de droite, arc-bouté, les mains griffues, le dos adhérent, je finis par gagner l’escadrin et le dégravis tant mal que bien, Marie-Marie accrochée à ma ceinture.
Dans la cabine Belle Aurore, j’ai aperçu un verre brisé. Peut-être est-ce celui qu’Hector a vu en y pénétrant ?
Suffisait qu’un dégourdi retourne les plaques des deux cabines pour qu’il y eût confusion.
Ah ! croyez-moi, gentes donzelles, mais ça phosphore dur dans ma tête, malgré les soubresauts du barlu. J’en échafaudé, des hypothèses ! Elles pyramident dans mon esprit. S’accumulent ! Va falloir trier tout ça ! A un moment donné, le Vieux a été coupé de son valet de chambre et d’Hector, sans le savoir. A-t-on usé de ce système pour faire disparaître les autres ? Et la malle macabre, dites ?
— Où qu’on va ? s’inquiète Marie-Marie. Tu crois pas qu’on ferait mieux de grimper au lieu de descendre ? Les canots de sauvetage sont pas dans la cale et si ça continuerait, on risque d’en avoir besoin.
— T’inquiète pas, Souris.
Je descends toujours. Dans les profondeurs, au fur et à mesure, c’est un peu moins éprouvant. Le centre de gravité est légèrement plus accommodant. Je finis par atteindre le local réservé aux masseurs. C’est trempé partout, biscotte l’eau de la piscine qui jaillit à grosses vagues. Je découvre un méli-mélo invraisemblable de flacons, de linges, de sièges, de tables, de bascules et de gens. Le gars Raymond est allongé sur le parquet, et il cramponne à deux mains un nichon de Berthe, laquelle avait eu la coquetterie de se faire masser les mamelons au moment du cataclysme. Elle est loquée façon mère Eve, la femme de mes rêves. Elle meugle comme une corne de brume et d’abondance ! Son gros dargif est plein de tessons (mon tesson nos voleurs !). Ça lui sanguinole sur toute la périphérie. Sur le moment je les crois seuls, Raymond et Berthe, mais je finis pas découvrir une autre dame, coiffée d’une casquette à gros pompon, et masquée d’un slip sur lequel sarabandent la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe et le Sacré-Cœur, avec, à la place du bigoudi folâtre, cette fière devise Paris sera toujours Paris. C’t’une Américaine, dame ! Elle le proclame en chantant La Bannière étoilée. Elle se croit sur le Titanic. Elle a décidé de couler en chantant, c’est noble, c’est courageux, c’est yankee ! Vive l’Amérique ! Un quatrième personnage se débat au sein du grouillement, mais il proteste en miaulant, lui, car dans sa famille, ils sont chats de mère en fils. L’eau de la piscine arrive par larges flopées ! Pschaouf ! Ça leur inonde les cris et les hymnes à tous, ça leur bloque les miaulages ! Ils suffoquent ! Ils flafouillent ! Grenouillent ! Barbouillent ! Inexorable, un poste à transistor accroché à un piton continue de transmettre l’émission de Philippe Bouvard, lequel, précisément, est en train de passer au gril un spécialiste de la goualante marine. Le chevalier du filet de voix explique à Philippe comment ça lui est venu, sa vocation, en jouant autour du bassin du Luxembourg, comment ça l’a saisi, la poésie des soleils couchants sur l’océan. La manière qu’il chante en s’accompagnant à la guitare tout en manœuvrant sa grande vergue. Bouvard le fait gentiment passer pour un con, tout le monde applaudit et le chanteur est bien content de son succès.
Vaillant, j’entreprends l’opération « Premiers secours » ! Faut dégager ce petit peuple. Décoincer le chat, extirper l’Américaine, faire lâcher prise au convulsif Raymond. Y a du mobilier à déplacer. Des bris et des débris à évacuer. S’agit d’arracher la bascule de l’entrejambe à Berthy. Lui dépoter le pied de tabouret planté dans ses miches. Pas moisir dans ces cas-là ! Foncer au plus pressé, l’évaluer d’un coup d’œil. Et puis exhorter les victimes à la patience ! Les rassurer ! Les persuader que la fin de leurs tourments est arrivée, que ça va être le jour de gloire. Hardi, San-A. ! Courage ! Au bout d’un moment, je parvins à rétablir un semblant de paix en ces lieux malmenés. Les dames halètent (ce qui est leur rôle). Raymond pleure nerveusement. Il a eu grand-peur, le chéri. Ça serait pas le moment de l’entreprendre, non ? L’instant psychologique où ses pauvres petits nerfs ayant craqué, on peut espérer lui extirper les vers du pif. Allez, au turf !
— Occupe-toi de tante Berthe ! enjoins-je à Marie-Marie, guide-la à l’infirmerie !
Je soulève Raymond, saisis sa main de masseur et l’entraîne vers le sauna voisin. Un petit coup d’étuvée achèvera de le mettre à merci.
— Merci, merci, bredouille-t-il, précisément. Ah, heureusement que vous êtes venu. Mais qu’est-ce que vous faites ?
La porte du sauna résiste, bloquée. Je l’enfonce d’un coup d’épaule. Le thermomètre extérieur indique cent dix degrés. Tu parles qu’il s’est déréglé, l’appareil, sous les coups de boutoir de la « Mes dix terres années ».
— Entre !
— Quoi !
Un coup de genou dans les meules le fait simultanément avancer et glousser de plaisir.
— Herrraou, orgasme le masseur.
Aussitôt, il a un autre cri, du genre hurlement démoniaque, si vous voyez ce que je veux dire ? On se croirait dans un film d’épouvante, quand l’héroïne découvre que son mari est un méchant vampire et qu’elle le surprend en train de se préparer un cocktail avec le sang de la femme de chambre.
Alerté, je mate. Et qu’est-ce qu’il aperçoit, votre cher San-Antonio, mes colombes ?
On se le dit ?
Allez, merde : on se le dit !
Le Vieux, mes amis !
Le Vieux ! Encore en personne, mais si peu, car il a perdu connaissance et maigri d’au moins quinze kilogrammes.
Il n’est pas seul à baigner dans sa mare de sueur, Pépère. Le chef masseur, Hanne, est là aussi ; complètement à loilpé, lui, alors que mon vénéré boss est torse nu. Sa chemise et son beau blazer blanc gisent sur le lattage du sauna. Sans doute, aux premières moches atteintes de la fournaise, s’est-il un peu déloqué afin d’avoir moins chaud ?
En voyant son copain raide comme barre, Raymond pousse une clameur atroce.
— Mon aimé ! Mon aimé ! Il vagit en lui sautant dessus.
Je le ramène aux réalités d’un coup de saton dans le prosibus.
— La scène des lamentations, ce sera pour plus tard, mon pote, faut d’abord les évacuer à l’infirmerie. M’est avis qu’ils ont pris un fameux coup de chaleur !
On rameute du personnel. En période de tempête, ça ne court pas les coursives, le personnel de bord, croyez-le. Il se claquemure, mobilise les gogues, accapare les ceintures de sauvetage, en fait des monstres provisions, de quoi se construire des radeaux médusables. Il est plus bonnard pour le service stylé du prospectus, le personnel. Le somptueux pourliche quitte son horizon. Il pense à son salut, pas forcément à l’éternel, mais à l’autre, à l’immédiat, au mesquin, le plus urgent en somme !
A force de carillonner, gueuler, exaspérer, brandir des fourches et des menaces, on finit par mobiliser trois matafs qui draguent dans les pourtours. Tous ensemble, on emmène messieurs les exsudeurs rejoindre Hector à l’infirmerie. D’ici un peu moins de pas longtemps on affichera complet, c’est couru. Le toubib, mandé d’extrême urgence, leur fait de l’oxygène en veux-tu en voilà, aux malheureux. Puis il les oint d’une pommade à base de foutrium pour leur atténuer les brûlures causées par la vapeur. Son diagnostic est réservé.
Il ose pas trop se prononcer, ignorant si les poumons ont cramé ou pas. Des cas aussi rarissimes échappent à sa compétence. C’est la première fois qu’il soigne des gus foudroyés par un excès de sauna.
Vous verriez le Vieux, dans son plumard, la tronche grosse comme un poing, les joues creusées, la peau blette, ça vous rognerait les angles du cœur, mes sagoins. On le croirait de retour de Buchenwald, Achille. Il fait tête de nœud, ainsi. Ça lui a dilué le standinge de maigrir en bloc. Ça l’a racorni, mesquinisé.
Pendant qu’on le traite, j’inventorie la fouille intérieure du blazer. Le chèque s’y trouve, de même que le contrat. Je les empoche. A cet instant, tenez-vous bien : la porte s’ouvre sur l’assistant. Il est tout verdâtre, le mignon. C’est sa première tempête, au chéri. Il en a le palpitant chiffonné, biquet ! Le cheveu collé aux tempes, l’œil évasif.
— Il paraît qu’il y a des nouveaux ? bredouille-t-il en pénétrant.
Il voit Raymond, prostré devant le lit d’Hanne. Un changement s’opère dans sa personne. Le voilà qui se précipite.
Mars ! crie-t-il, Mars ! Mon Dieu !
C’est, pour moi, ce que les spécialistes de la grande, de la belle, de la vraie littérature, couronnée et homologuée, appelleraient « un trait de lumière ».
Ce cri ! Ce nom ! Cet élan !
Je le reconnais, l’assistant. Je sais enfin où on s’est vu.
En effet, y a pas longtemps ; pas longtemps du tout, mes navets creux.
Ce charmant jeune homme, en effet, n’est autre que Métis, la belle rousse qui m’a si habilement « levé » tantôt à la corrida !
29
Écoutez, franchement, y a tellement de rebondissements dans ce livre qu’on le dirait en caoutchouc. Si j’avais les moyens, je l’acheterais pour pouvoir le relire a tête reposée. Vous savez ce que c’est, le métier de sous-auteur ? On tartine, on gribouille, on ne fait pas gaffe ! On accumule les pages ! On compte les signes. On en rajoute pour se mettre bien avec l’éditeur. Lui prouver qu’il n’est pas tombe sur un feignant, qu’il a touche la belle pondeuse, la bresse noire au fion généreux ? Le distributeur fonctionnant au quart de poil ! On va de l’avant, on pédale en force, en trombe ! On se vide comme une chasse d’eau ! On va se perdre dans des fosses cachées. On se répand. On se déglaire. On s’agite le bocal pour lui faire pleuvoir des adjectifs. On revient sur ses touches pour concorder un verbe et un sujet récalcitrant. Seulement, dans toute cette effervescence on a pas le temps de déguster ce qu’on secrète. On est comme le ver a soie ; impossible de s’admirer le cocon puisqu’on en est prisonnier. Sans compter le cote mécanique, la chionis de carbone, les rubans perfides, les rouages vicelards qui déclarent forfait au beau mitan d’une envolée fougueuse. Juste comme ton héros est en train de pousser la porte pour entrer, crac, la panne ! Ton chariot se bloque ! Ou bien, pour les perfectionnes qui marnent sur IBM. Electrique, c’est la petite boule qu’a des hoquets. T’obtiens du texte tout tremble, tout foireux, incertain, palichon, et du coup la médiocrité du style te crache a la figure. Mais ce livre, faudra que je m’arrange pour me l’offrir. J’y tiens. Ça sera mon cadeau d’anniversaire, mon jubile, ma récompense, ma prime a la diurétique. Je me cotiserai. J’irai chialer chez les libraires pour qu’ils me pourcentent. Me ferai reconnaître d’eux. Je l’aurai, j’suis tenace. Si nécessaire je vendrai ma montre. J’emprunterai, moi qu’ai horreur. (J’ai tellement honte d’emprunter que j’ose pas rendre.) Je ferai des ménages, si besoin hait. Je laverai des voitures. Je troncherai des vieilles dames riches. Me ferai maître d’école ou mettre des colles. Embourber, s’il faut. Je l’obtiendrai, je vous dis. Le veux chez moi, en bonne place, que je puisse vanner et pavaner à mon tour, comme les autres, le brandir, mon San-Antonio. Montrer que moi aussi, j’suis a la page et fin lettré. Et puis le lire. Biffer les répétitions et souligner de rouge le peu qu’il restera. Apprendre des tirades par cœur pour les réciter aux jeunesses a la place d’Albert Samain ou de François Coopé (rative). Tiens, sans m’avoir relu, je peux déjà vous dire que dans ce bouquin, un personnage que j’aime bien, c’est Gaumixte ; sa dinguerie, son parler outrancier, son délire. M’sieur Félix aussi, à sa manière, dans les nouveaux venus de mon cheptel. Enfin bref, égoïstes comme je vous sais, tout ça vous vous en foutez, hein, mes vaches ? Qu’il aboule seulement son histoire, San-A. Ses coups de théâtre et ses calembredaines. Pour ce qui est de ses états d’âme, il peut se les enfoncer dans le rectum de l’univers cité avec un maillet, bien enduits de vaseline. Les laxatifs, c’est chez le pharmago que vous les achetez, pas chez le marchand de polars. D’accord, je continue. Vous finirez par m’exténuer, a force d’en redemander toujours. Ma cervelle fera la colle un jour. Elle me degoulinera en morve, je pressens. J’écrirai avec une canne blanche, dans la neige, des trucs qui ne voudront plus rien dire pour les autres. Tant pis : ma générosité m’aura perdu, je me serai noyé dans mon abondance. Amen !
Métis ! je vous disais. La honte me sumerge. Elle me secoue plus que la tempête. C’est mugissantesque comme sensation, une telle intensité de rogne, un tel paroxysme spontané. Dire que j’ai roulé des pelles à ce type ! Caressé ses jambes. La porte se re-re-rouvre sur une caravane d’éclopés. Un premier maître, un chef mécanicien, deux quartiers-maîtres (ce qui fait un demi-maître, en somme) apparaissent, convoyés par Bérurier en personne. J’sais pas où il a trouvé cette veste blanche galonnée, le Gros, mais il fait drôlement ridère là-dedans malgré qu’il ne puisse pas la boulonner. Il fume la pipe. Sa casquette cerclée d’or est toute de traviole. Il est de plus en plus violet d’excitation. Les marins sont couverts de gnons et trainent la patte. Il leur manque des dents, des oreilles, des bouts de nez.
— Hé, toubib ! crie le Mastar, vous voudrez bien passer de la teinture de formica sur les confusions esternes de ces garnements quand t’est-ce que vous aurez une minute ?
Il s’arrête en découvrant le Vieux.
— Mince, Pépère ! Tu l’as retrouvé ! Il est canné ?
Je le renseigne. Il pose la main sur la poitrine du Vioque, lui soulève une paupière, lui tâte le pouls, tout ça très doctoralement, et déclare :
— C’est du vieux chêne, il s’en tirera !
— La tempête a amoché tes gars ? je demande en montrant le groupe d’éclopés.
— Non, c’est mon ami Cognedur, déclare Béru en faisant miroiter son poing à la lumière. Ces branques contrastaient mon autorité et voulaient pas mettre la cape sur Dékonos. Maintenant ils ont pigé. Comme l’ex-commandant venait au renaud, je l’ai fait fout’aux fers, ce qui a fini de régler le problo.
— Si tu voudras bien, on va à présent s’occuper de l’enquête. Tous les suce-pets au salon, San-A. Tous ! Les tiens, mes miens, les nôtres ! Je veux tes masseurs, le négro arrogant, le ministre, la môme Camille ! Tout le monde ! Je me sens dans une forme fantastique. Pas le moindre mal de mer, malgré la tempête. Dès que ça s’est mis à chahuter, j’ai envoyé chercher une choucroute à la cuisine pour me constituer une base et je me l’ai briffée sur la dunette arrière.
Ça m’a installé l’autorité sur les hommes. Pendant qu’ils accrochaient les wagons en série, mézigue j’entiflais des francforts. Avec des lames hautes comme des masures de dix étages qui te glaviotent dessus, faut le faire, mon pote ! Faut le faire…
« Bon, allez, rassemblement dans une demi-plombe au salon de musique, je vais leur z’y jouer du Chou-Berthe.
30
Oh, je sais ce que vous pensez, mes buses !
Vous vous dites, le San-A., il se casse pas trop la nénette quand il fait des découvertes. Il s’agglutine pas aux indices, le beau commissaire. Il a vachement tendance à pas poursuivre quand une piste s’offre. Il rebrousse chemin, le drôle. Fait une crise de désacharnement, probable, le fringant julot. Ou alors il essaie de tirer à la ligne, de faire durer le plaisir pour se ménager des rebondissements sans trop se défoncer les cellotes grises.
Je sais tout, je vous dis. Tout ! Je bouquine dans vos pensées comme sur un panneau indicateur ! Et puis quoi, je les pratique depuis un bout de temps, vos râleries mesquines ; toujours insatisfaits, ratiocineurs, bêcheurs, fines bouches, nez tordus. Avides, mécontents, éplucheurs d’additions ! Bourriques par vocation. On vous décroche la lune et vous râlez parce qu’elle est pas pleine ! Faut de la patience pour vous correspondre, bande d’imprécateurs ! De la ténacité, de l’abnégation, le goût du martyre. Et la peau épaisse des éléphants, surtout, que vos crachats dégoulinent dessus comme la lance sur une pelure de C.C.C. S’entraîner à pas blêmir ! A jamais rougir. Rester impavide sous vos sarcasmes, pas trop se fier à vos louanges. Vous aimer par goût de l’amour uniquement ; par élan fraternel. Siroter le sacrifice jusqu’à votre lie, canailles ! Déambuler la tête haute à travers vos pervers sarcasmes, poubelles ! Vous prendre en patience ! Vous obliger de cicatriser, mes beaux furoncles ! Compter d’entre vous les ceux qui m’aiment franchement, en plein, en bloc, pour de bon, pour toujours. Ceux qui m’avalent sans tousser, sans recracher, comme on se farcit une bonne potion ; comme on se paie sa cuillerée d’huile de foie de morue. Ceux que je leur fais du bien et qui me lisent pas sur ordonnance. Ceux-là je les salue, marri. Je leur fais la bise. Je leur promets qu’on se quittera plus ; on vieillira ensemble, on s’étiolera de conserve, on craquèlera en chœur. On fera de l’humus en couronne ! On deviendra engrais azoté la main dans la main. Mais pour en revenir aux autres, je les sais qui rouscaillent dans leur coin ; qui chuchotent des imprécations ; qui font des bulles cloaqueuses, qui se trémoussent dans leur vase. Ils disent comme ça, entre eux : il attige, San-A. Vous avez vu comment qu’il a tourné court lors de ses mystères ? Tiens, le coup de la malle ! Blouff, il cesse tout soudain d’en causer. Les cadavres de l’Argentin et çui de l’indouse, fini, motus, le blacaoute ! On passe à autre chose ! Et le coup de la piaule espagnole, l’assommage dans l’assommoir ? Goude naillete ! De même la question des intrigants masseurs-masseuses-mythologues ; il s’est pas agrippé ! Camille, il la laisse quimper chez Oscar pour qu’elle le régale à fond, l’armateur. La double cabine aux noms interchangeables, il cause pas d’en faire l’inventaire, c’t’engelure ! Il glisse sur les indices comme sur des peaux de bananes, Santo-Antonio ! Il se la coule douce à bord du Mer d’Alors. Il est contaminé par l’ambiance croisière.
Franchement, je peux pas trop m’indigner de leurs giries, à tous ces rouspéteurs péteux. Y a un certain vrai dans leurs aigreurs. Ct’un fait que j’ai laissé se condenser la situation. Pourquoi ? Je vais vous l’expliquer. Cette enquête sur un bateau me laisse du temps et surtout la disposition de TOUS LES PERSONNAGES incriminables, comprenez-vous ? Y a pas à s’affoler : ils sont tous là, à portée de main, les protagonistes, et pour des semaines, ce qui ne se voit jamais dans une enquête ordinaire.
Je n’ai pas eu à brusquer les événements, suffisait de les attendre au tournant pour les comptabiliser. Seulement, pendant ce temps, je crois vous l’avoir déjà dit plus haut, sinon je vous le répéterai plus loin, j’ai copieusement réfléchi. Mon puzzle, il a commencé à se constituer. Oh, nature, il a encore plus de trous qu’un gruyère, mais ça vient tout de même, mes petites poulettes ! Ça n’est pas encore solide, mais ça a cessé d’être fluide. Je tiens la bonne visquosité. Faut laisser épaissir.
Cela dit, si ma technique vous défrise, achetez des bigoudis et ne me faites par tarter ! Compris ?
Quand un Béru se pointe quelque part, vous pouvez être assurés qu’un Pinuche n’est jamais très loin. Fectivement, v’là la Vieillasse qui s’annonce. Je leur confie Raymond ainsi que l’assistant-tante et m’esbigne après leur avoir donné rendez-vous au salon de musique comme en a décidé le commandant Alexandre-Benoît Bérurier.
— Ah ! c’est vous ! Encore vous ! Toujours vous ! Cela n’importe, entrez, vautrez-vous. Voulez-vous un cigare ? Prenez-en un, un petit, un Haut-Brion de chez Davidoff, avant le dîner c’est magique ! J’avale la fumée ! Mes poumons sentent La Havane !
Il a réintégré une robe de chambre Gaumixte. Ronflante, en satin bleu nuit avec un col châle de soie blanche. Il a épinglé deux ou trois légions d’honneur dessus, de tailles différentes. Rien de plus décoratif (si je puis dire) que cette décoration ! Ah, il avait du goût, Napo !
Camille, dans un kimono qui pourrait être japonais s’il ne sortait de chez Dior, joue les chattes heureuses sur le sofa, à plat ventre et une jambe en l’air, comme dans un tableau de Van Dongen.
— Tiens, fait-elle, le célèbre Sherlock qui revient sur le sentier de la guerre. Du nouveau, beau commissaire ?
— Un peu, dis-je.
Je montre le chèque à Gaumixte. L’armateur se met à trembler. Il glafouille : Ohohohohohohoho-hoh ! Interminablement. Ses mains s’avancent en décrivant un mouvement frétillant. Il bave. Ça coule long et argenté de sa bouche pleine d’or et de trous.
— Ohohohohohohohoh ! il continue.
Ça le fait suinter, l’émotion, la joie, la transe. Il transpire. Il fait pipi sur la moquette. Il lui sort de l’eau par tous les pores, par tous les orifices.
— Ben quoi, qu’est-ce y a ? s’inquiète Camille.
— Le chèque, le chèque, le chèque ! trembille Gaumixte.
Il se prend les mains à deux mains, se les pétrit, se les tord, se les allonge, les caoutchoute.
— Mais Dieu m’aime, alors ? Il me protège ! Je suis Son fifi, Son chouchou, dites ? C’est vous qui l’avez retrouvé, Antonio ? Oh, mon petit, mon aimé, ma joie d’être ! Mon bienvenu ! Mon précieux ! Mon besoin ! Mon salut ! Je vous bénis ! Je vous paierai ! Vous serez décoré, de tout ! Je vous ferai élire à l’Académie Goncourt, non : ça ne vaut plus le coup ; à la Française alors. Vous serez bicorné, chéri ! Vous aurez une épée, je vous d’offre ! En or, avec un pommeau de nacre et un fourreau tricoté par ma femme ! Je vous remercie, vous rends grâce ! A Dieu aussi ! Je vais faire maigre le vendredi, je ne mangerai plus que du veau ou du mouton, à la rigueur ! J’écouterai la messe à la radio, le dimanche en allant à la campagne ! Je ferai mes Pâques, à Pâques ! Ah, Seigneur, comme Ta volonté est bien faite ! Comme elle ressemble à la mienne ! Le chèque béni, sanctifié ! Ne le perdez pas, donnez-le-moi, j’en prendrai soin : j’ai un coffre ! Je vais l’enfermer. Il sera bien ! Une lampe brillera sans trêve à l’intérieur, je promets. Je monterai la garde devant avec un fusil ! Je changerai la combinaison de la serrure, je la brouillerai, je l’oublierai. Personne ne la saura plus jamais ! Il est douillet, mon coffre ! Il est climatisé, étanche : on peut couler, les requins ne l’auront pas. Et quant aux forceurs : tiens, fume ! Ah, merci ! Ah ! ce que je suis confortable ! Quelle félicité ! Quelle paix intégrale, organique et morale ! Radicale ! Entière ! Ah ! mourir sur l’heure, à la seconde ! Crever comme une bulle irisée dans le soleil. Ne plus être à force de bien être ! Ma jouissance continue ! Je ne suis plus qu’un interminable spasme ! Je me prolonge à l’infini. Je vais résonner dans les confins ! Mon orgasme est cristallin. Ma pâmoison ricoche à la surface du néant. Excusez-moi un instant, il faut que j’aille changer de slip !
Il sort.
— Il est poilant dans son genre, non ? murmure Camille. Un numéro pareil, je te jure ; ça mérite le voyage !
— Pas si louftingue qu’il y paraît, dis-je, il a ses moments de lucidité, tu ne crois pas, môme ?
Prudente, elle attend la suite.
Je la lui fournis sans tarder.
— Compliment, ma gosse, tu m’as bien possédé.
— Ah oui ? Où et quand ?
— L’autre nuit, dans l’auberge de mon copain. Tu jouais à la perfection les belles endormies…
Elle hoche la tête.
— J’avais des doutes, figure-toi. Car je savais que tu étais de la poule… Alors je t’ai observé du temps que je me rafraîchissais la petite Infante de Castille derrière le paravent.
« Y a rien de plus traître qu’un paravent, surtout s’il est chinois. A cause des charnières, tu piges ? Ça ménage des interstices. Je t’ai vu verser ta cochonnerie dans mon champ et j’ai tout de suite pigé que c’était pas de l’Alkaseltzer. J’ai fait semblant de boire, mais en vidant le contenu du verre dans mon corsage. Puis de m’endormir. Ensuite je t’ai vu fouiller mon sac, écouter la bande magnétique et filer. Moi je me suis barrée par la fenêtre… »
— Passionnant, ensuite ?
— Je me suis rabattue sur Gaumixte qui m’avait fait un fameux coup de gringue à l’hôtel d’Achille après votre départ et m’avait filé son adresse. Je lui ai tout raconté.
— Pourquoi ?
— Pour qu’il prévienne Hector. De nuit, je pouvais pas me rendre à bord. Je craignais que tu saches, après avoir lu mes fafs, que j’étais sa collaboratrice. Il aurait pu t’écrire pour t’annoncer notre prochain mariage…
— Ensuite ?
— Gaumixte m’a dit qu’il avait une idée pharamineuse. Il m’a proposé de voyager secrètement. Il me collait une cabine contiguë à celle du Vieux…
— Pour que tu puisses surveiller étroitement Pépère, n’est-ce pas, ma Gredine ? J’en sors, de ta cabine Belle Aurore (laquelle devient quand besoin est la cabine Fleur de France) et j’ai découvert qu’il existait un système de phonie entre les deux. Décidément tu es la reine de l’écoute toutes catégories. Mam’zelle Guette-au-trou, quoi !
Elle siffle entre ses jolies dents, gourmande :
— Eh ben, dis donc, t’en déniches des trucs sans en avoir l’air. Ouais, en effet, j’écoutais comporter ton Boss.
— Et Hector ne savait rien, bien sûr ?
— Non. Il me croyait à Paris.
— Pour quelle raison, ces cachotteries ? Pourquoi cette étroite surveillance du Vieux ?
Elle fait la moue.
— Oscar est un petit tyran qui veut tout savoir, tout dominer, tout contrôler. Il voulait pouvoir suivre au fur et à mesure, et sans attendre vos rapports, le cheminement de votre enquête. Et puis, sauf ma pudeur, il en pince sérieusement pour moi, et je pense qu’il a trouvé cet argument pour me séquestrer en douce, m’avoir à sa botte. Il m’a déclaré, à propos d’Hector, qu’il convenait de ne pas le troubler par ma présence à bord, de le laisser travailler seul.
Je la regarde bien entre les deux yeux.
— En outre, je gage (comme disait une bonniche de mes relations) qu’il t’a promis une coquette somme ?
– Ça me regarde !
— Tes une drôle de collaboratrice, miss Détective. Et une encore plus drôle de fiancée ! Tu sais qu’Hector a voulu se buter pour toi, après t’avoir découverte dans la salle de bains, tantôt ? Il est à l’infirmerie.
Elle se marre.
— Sacré Totor, je savais bien que c’était une truffe !
Retour de Gaumixte sur, en arrière-fond sonore, un gargouillement de chasse d’eau[26].
Il est épanoui, un tant soit peu calmé.
— Ce chèque, San-Antonio bien-aimé ; mon ami, mon fabuleux destin, ce chèque, montrez-le-moi encore, je vous en supplie !
Bon cœur, je lui déballe.
— Je peux l’embrasser ? me dit-il.
Il le baise.
— Bien vrai, vous ne voulez pas me le remettre ?
— A la date prévue, c’est-à-dire à la fin de la croisière !
— Bon, alors tant pis, j’attendrai, je me morfondrai. Je prierai pour lui, pour son salut ! Ne le perdez pas ! Ah non, ne le perdez pas, je vous l’interdis ! Et pas de disparition, hein ? Vous allez coucher ici, avec nous, prendre vos repas en notre compagnie ! On ira aux toilettes ensemble. On se baignera dans la même baignoire ! Vous êtes dorénavant mon frère siamois, Antoine. Mon ombre, ma projection. Faites-le voir une fois encore ! Ah ! la merveille ! Qu’il est donc beau, bien dodu avec ses zéros, magnifiquement signé, artistiquement barré ! Où était-il ?
— Sur Achille !
— Et Achille ?
— Dans le sauna, baignant dans son jus, c’est ou jamais le cas de le dire.
— Pauvre cher grand et sublime ami !
— Ah bon, dans le sauna, voilà qui est intéressant, murmure Camille. Donc j’avais vu juste !
Elle m’intéresse, la réveilleuse de sensations fortes.
— Qu’entends-tu par là ?
— C’est moi qui ai filé le tuyau à votre Mironton. Je lui ai conseillé de profiter de l’escale pour aller draguer chez les masseurs.
— Raconte !
Elle ouvre déjà la bouche. Je la fais stopper d’un signe péremptoire.
— Et puis non, dans l’ordre, môme ! Sinon mes lecteurs s’y paumeraient. On continue ton récit chronologiquement. Bon, Gaumixte t’a embarquée en loucedé et t’a installée dans la cabine Belle Aurore afin que tu puisses suivre notre enquête grâce au système acoustique, j’aimerais un chouïa d’explications à propos de ces deux cabines ma choute.
Elle hausse les épaules.
— Pas moi qui les ai conçues, mon pote. Demande à Oscar !
— Hein, quoi, comment, pardon ? murmure l’Apostrophé. Vous disiez ? Ah oui, les deux cabines ?
Il rit, bat des mains, et se jette assis sur le canapé où il s’applique à rebondir.
— Une idée à moi, astucieuse, géniale ! The trouvaille ! Une extrêmement very good idée ! Vous voulez savoir ! Alors, écoutez ! Oh puis non, pas devant elle ajoute l’armateur en désignant Camille ! Ah mais non, non, non, et non, je suis un gentilhomme, moi. Un galant homme ! Je ne fais pas partie de ces sots vantards qui commencent leurs bonnes fortunes, racontent leurs coucheries, les comptabilisent. Je suis discret. Camille est la première, la seule, l’unique ! Avant elle : les limbes ! Je ne parlerai pas du no-man’s land qui l’a précédée. Elle ne doit rien savoir de mes trébuchements antérieurs, de mes ridicules tentatives, de mes stériles copulations, motus sur la horde de donzelles que j’ai culbutées avant de la rencontrer. Elle m’a eu vierge, pratiquement ! M’a déniaisé, dépucelé ! Elle me commence par le bon bout, voilà ! Alors un peu de respect humain, de grâce ! Evitons les allusions ! Ne me faites pas dire ce que la plus élémentaire décence m’interdit de proférer en sa chère présence ! Chuuuut ! Venez à l’écart, mon ami, mon chéquier, ma vie ! Je vous parlerai à vous seul, dans l’oreille, en anglais ! Tu ne parles pas anglais, Camille ? Si ? Un petit peu ? Alors nous parlerons en suisse allemand. Et par mesure de sécurité, va dans la chambre, belle rose. Mets-toi un oreiller sur la tête. Deux oreillers : un sur chaque oreille ! Va, ma douceur, va, ma soie brochée, va, ma rosée au soleil !
Camille bâille et se masque l’ennui béant du revers de la main.
— Oh, hé, dis donc, Oscar, tu sais que tu commences à me faire ch… avec ton circus ? murmure-t-elle.
— Ne parle pas ainsi, mon ravissement, mon transport, ma lubricité infinie ! Bon, d’accord, reste, écoute et pardonne ! Absous ! Je ne suis qu’un misérable pécheur ! Un fauteur-né. Une larve immonde ! Un porte-sexe ! Voilà, ces cabines : combine ! Un bon truc ! Démoniaque, honteux, je sais ! C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute ! Avant de te connaître, Camille, beauté suprême, peau de la nuit d’été, miroir de l’infini, soupir des jardins d’Allah, avant de te connaître, ô ma rareté, ô mon séisme vasculaire, je forniquais comme un bouc ! Que dis-je, cher rameau d’olivier : comme un goret pustuleux et crépi de fange. Ma débauche immonde s’exerçait sur des jeunes filles, je l’avoue ! Je le confesse à Dieu tout-puissant. Des jeunes filles ! Des mineures, des nubiles, des imberbes parfois ! Ah, la honte atroce ! Ah, le remords blafard ! Ah, le pestilentiel souvenir ! Ah, le purulent péché ! Ah, la démoniaque contamination de mon âme ! Sainte-Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs ! Mon honneur agonise à cette évocation ! Que le sexe m’en tombe comme le ver tombe de la charogne !
— Et à part ça, Gaumixte ? l’interromps-je.
Il ravale les filaments de son éloquence. Aspire, instille, mouche et s’essuie le front.
— Ma défense, messieurs les jurés ? Cette inaptitude au plaisir qui me gâchait la vie. Je pouvais m’accoupler, mais non m’assouvir. Ce qui constitue pour les autres le paroxysme de l’Acte n’était chez moi qu’une misérable débandade ! Alors je demandais à la perversité de me porter vers des aboutissements glorieux. En vain, messieurs les jurés ! En vain…
Camille rebâille.
— Tu les casses à monsieur, Oscar, dit-elle, et tu me les casserais si j’en avais. On te demande d’expliquer ton coup des cabines, pas de nous interpréter le Maître de Forges.
Il s’ébroue, acquiesce.
— Oui, tu as raison ! Droit au but ! Pas de fioritures ! A bas les circonlocutions. Mort aux parades orales. La vérité est sèche comme un arbre en hiver ! Je veux la dire ! La clamer ! L’exclamer ! L’acclamer ! Sors de mes lèvres penaudes, vérité ! Camille, virgule, et San-Antonio, re-virgule, voici, deux points à la ligne.
Il ferme les yeux.
— J’allais guetter ma proie dans ces bistrots avoisinant les lycées où une jeunesse turbulente avale la fumée de ses premières cigarettes en vénérant Mao et en malmenant les juke-boxes. Je jetai mon dévolu sur un bel animal, blond de préférence, ou châtain d’aventure. Je ne suis pas Apollon, mais je possède une Ferrari, et lorsqu’on veut impressionner la pucelle d’aujourd’hui, il vaut mieux avoir une Ferrari qu’une jolie gueule. Bref, je liais connaissance avec ma proie. Je ne vous relaterai point ici mes travaux d’approche de vampire en rut. Oh non, pas ça, épargnez-moi les miasmes de ma boue. Toujours est-il que, très vite, après le foulard d’Hermès, le déjeuner chez Oliver qui parle si bien et à travers une si belle barbe, et le vouiquende à la Moutière, j’abordais la croisière. Pourquoi ? Parce que, mes amis, mon infortune sexuelle veut que je ne puisse faire l’amour que sur un bateau. L’Hérédité ! J’ai passé ma nuit de noces à bord de l’Amiral Locdu. J’ai conçu mon fils sur le Pointe-à-Pitre, trompé pour la première fois mon épouse dans la classe touriste du Théodule Nécreut et contracté ma dernière blennorragie dans la rade de Rio, à bord du De Couillambarre. Sans la mer, pas d’homme ! Sans le bercement des flots il n’est pas d’érection possible ! Je ne deviens mâle et mât que sur un navire ; maintenant vous savez tout de moi !
Il va ramasser un cigare dans un cendrier et commence de le croquer comme il le ferait d’une banane.
— Pour vous en revenir, je devais donc amener mes gamines en croisière. Seules, il n’y fallait point songer, car elles étaient en puissance de parents, les idiotes ! Souvent, elles appartenaient à des milieux modestes. J’avais donc recours à un subterfuge assez élégant, il faut en convenir : je leur faisais gagner le Grand Concours trimestriellement organisé par ma Compagnie, concours qui, peut-être le savez-vous, s’intitule : Rêvez, Pacqsif fera le reste. Il est du genre facile. Style : Trouvez la capitale Européenne dont le nom comporte cinq lettres commençant par « P » et finissant par « S ». Un tirage au sort départageait les éventuels gagnants. Le tirage et le sort, c’était moi, mes amis. La gamine gagnait une croisière aux Antilles ou un voyage en Grèce, selon qu’elle me plaisait ou m’était seulement sympathique. Bien sûr, elle embarquait avec Maman. Il m’est arrivé de m’envoyer aussi Maman. D’ailleurs, les mères b… mieux que les filles, c’est dans la nature des choses ! Néanmoins, le fait fut rare car j’ai de la suite dans les idées. J’installais donc « ces dames » dans deux cabines différentes et non contiguës. Je réservais à la jouvencelle la cabine Fleur de France et je la guettais depuis la cabine Belle Aurore. Grâce au système de phonie, je savais quand la voie était libre, car, autre et dernière particularité de ma vie glandulaire, je ne peux faire l’amour que de jour. Sitôt débarrassée de la présence maternelle, la chère petite m’appelait. Alors, mes amis, j’intervertissais les noms des deux cabines, lesquelles sont absolument semblables, vous le savez maintenant, et je pouvais aller aimer sans craindre un flagrant délit. Si maman revenait à l’improviste, elle ouvrait automatiquement Belle Aurore en croyant qu’il s’agissait de Fleur de France. Ne trouvant pas sa fille, elle partait à sa recherche. Moi, je sortais la tête haute de la cabine de ma conquête, sans craindre de me casser le nez sur la duègne. Le cas échéant, je la saluais aimablement. N’est-ce point là une idée géniale ? Furieusement géniale ?
— Ben quoi, au lieu de faire tout ce circus, t’aurais pu simplement dire à la petite de venir chez toi, Oscar ! remarque, non sans un certain poil de pertinence, l’honorable Camille ! Ah dis donc, toi alors, tu comptes les pattes des moutons et tu divises par quatre, mon Gros !
Il s’insurge.
— Ne dis pas cela, éclaboussement de la nature ! Perle des mers du sud ! Chant matinal des oiseaux ! J’avais besoin de la prendre dans son climat, dans ses odeurs, mon désir était si arachnéen, si ténu…
— Ben et moi donc, tu m’as bien amenée dans ton appartement pour m’aimer !
Gaumixte bondit, crache du tabac et de la vapeur.
— Toi ! Toi, horizon céleste ! Toi, parfum de l’Arabie Séoudite, de l’Irak, de l’Iran et de tout le golfe Persique réunis, toi, je vais te dire… Toi, Camille : c’est toi ! Il n’y en a pas eu d’autres, il n’y en aura plus d’autres ! Avec toi je peux de jour et de nuit ! En mer et à terre. Debout et couché. Partout ! Partouze. Par tous les temps ! Je pourrai sur du fumier comme dans le coffre d’une Cadillac ; sur une chaise ou contre un panneau électoral consacré à la campagne d’un UD cinquième (et pourtant nous sommes Gaullistes depuis quatre générations chez les Gaumixte). Je pourrais dans un confessionnal (et je suis chrétien) ou alors dans vitrine des Galeries Lafayette (et j’y suis client). Je pourrais dans les branches d’un chêne et sur les marches d’un escalier roulant. Je pourrais en aérostat comme à bicyclette ! A ski, à cheval, en Angleterre. Je pourrais sur les mains, Camille ! Je pourrais en dormant, en marchant, à cloche-pied. Sur un toit. Dans le métro. Place de la Concorde ! Sur les genoux d’un gardien de la paix ! Je pourrais sur la couverture de ce livre, illustré par Dubout ! En dictant mon courrier ! En regardant la télé ! En pique-niquant avec ma femme ! En plein conseil d’administration. Je pourrais sans toi, tiens, tant tu m’excites.
Il se trisse vers la salle de bains.
— Excusez-moi, crie-t-il, je vais m’informer !
Ouf !
— Tu parles d’un jobré, soupire Camille, malgré son fric je peux pas m’y faire. Va falloir que je rentre au bercail d’Hector.
— Continuons notre entretien, je suis pressé.
— Tu descends à la prochaine ?
— Peut-être ! Allez, je t’écoute.
Elle ricane.
— C’est bien ton tour, moi je vous ai assez écoutés comme ça ! Bon, ce que j’ai retenu surtout de vos parlottes, c’est l’idée que les disparus n’étaient sûrement pas supprimés tout de suite, mais séquestrés dans un coin tranquille où ils se rendaient de bonne grâce. Alors, en y réfléchissant de près, je me suis dit qu’on les nourrissait peut-être pendant leur détention. J’ai fait venir le maître d’hôtel qui dirige le service des repas en cabine, et je lui ai demandé si, parmi les gens qu’on servait chez eux, il y avait de gros mangeurs…
— Bravo, môme, fallait y songer !
— J’y ai songé !
— Alors ?
— On a fait un tour d’horizon, dressé une petite liste, très courte car en général, les bâfreurs vont à la salle à manger. Et je suis tombé en arrêt devant le chef masseur, un certain Hanne. Il aurait des crises de boulimie, aux dires du loufiat. Quand ça le prend, il se fait apporter de la bouffe dans le courant de la journée. Et c’est d’autant plus surprenant qu’il prend ses repas au réfectoire des officiers.
— Et t’as raconté ça au Vieux pendant l’escale ?
— Ouais, fallait le calmer, il venait de découvrir que cet ahuri d’Hector lui avait expédié la lettre anonyme dont le texte m’a bien fait marrer. Je l’entendais fulminer dans sa cabine. Puis raconter à son larbin qu’une vipère…
Je l’écoute distraitement. Ce qu’elle me bonnit, je suis maintenant assez grandet pour le piger tout seul. Elle est intervenue quand le Vieux a demandé un mousse, après la sortie de Ross.
Pour ne pas être importunée par le valet de chambre, elle a retourné les plaques des cabines : Si bien qu’un peu plus tard c’est dans la sienne qu’Hector a attendu.
— Avant de quitter ta piaule, interromps-je, tu avais bu une consommation ?
— Un petit coup de scotch pour me donner du cran, oui.
Bon, d’où le verre vide aperçu par Hector. Elle parle, elle parle… Je me pince pour garder le contact avec la réalité du moment.
— … Il a pris ma présence à bord pour un coup d’arnaque… J’ai eu beau lui expliquer… Il s’impatientait parce qu’Hector n’arrivait pas… je l’ai alors mis au courant à propos du masseur, histoire de lui détourner la rogne… Il m’a écoutée sans piper, puis s’est précipité dehors… Je l’ai attendu. Ross a apporté le bloody-mary à côté, puis il est parti. Comme le Vieux ne revenait pas et que l’escale s’achevait, je suis sortie, j’ai retourné les plaques, ensuite j’ai rapporté la consommation de ma cabine dans la sienne…
— Et tu l’as bue ?
— Ouais, fallait pas ? j’adore le bloody-mary.
31
J’ai toujours eu honte des dompteurs. Depuis mon plus jeune âge, leur courage me fait tarter. Ne m’a jamais épaté. Je le trouve bas et triste. Ils sont dans une cage avec des soi-disant fauves. Ils ont un fouet, un bel uniforme, et ils font joujou. Je me débilite à les voir dociliser ces gros minets ronchons ! Ça vous passionne, vous autres, qu’un lion donne la papatte ou qu’un tigre grimpe sur un escabeau ? Vous vous égosillez lorsqu’un guépard saute à travers un cerceau ou quand deux panthères font de la balançoire sur une planche ? Moi non, moi jamais. Je m’en sens humilié en profondeur. De la peine, voilà ce que j’éprouve, pour les fauves et aussi pour le dompteur, si cloches, tous, si désemparés derrière leurs barreaux. J’applaudis pas. Je me ratatine. De là vient, je pense, ma désaffection pour le cirque, malgré ses flonflons, ses lumières, les mignonnes écuyères, les fauves et les clowns, infinie. Lugubre spectacle. Perte de notre dignité si confuse déjà.
En entrant dans le salon de musique, j’ai droit à une séance de dressage. Les clowns et les bêtes sont assemblés. Deux numéros en un seul ! C’est du concentré de piste.
Debout sur le piano à queue, il y a Pinaud, un revolver à la main, dérisoire et grotesque dans sa posture de gestapiste. Au clavier, m’sieur Félix fait des gammes fluettes, en rêvassant. Et puis ailleurs, partout, comblant tout l’espace, assurant tous les volumes disponibles, bondissant, nombreux, effrayamment multiplié : Le Gros. Le maître du bord ! Le commandant ! Brave-tempête en personne ! Le factotum de Neptune ! Le chef-triton ! Bérurier, pour ne le point nommer ! Sautant du ministre à Archimède, de la pseudo Métis sur Raymond. Postillonnant ! Graillonnant ! Aboyant ! Crachant ! Mordant le vide ! Emplissant les trompes d’Eustache ! Noir de courroux ! Fou de vouloir ! Décidé ! Féroce ! Accrocheur ! Puissant ! Ravageur ! Hystérique ! Ennobli par le cataclysme qu’il héberge. Béru dans les douleurs de la Connaissance !
A mon arrivée (discrète) il tient le plongeur noir soulevé par les deux revers de sa veste blanche et le promène sans gêne apparente, d’une toile de Samuel Glandoche à une laque de Fouzy-Thak.
— Alors t’étais le jules à Mme la ministresse, dis, frise-à-plat ! Et c’est pour elle que t’as embarqué ?
Il fonce au ministre, sa proie toujours en main.
— V’s’avez entendu, Excellence ? Ce qu’il cause, ce négatif ? Y s’embourbait vot’vioque au lieu de balayer vot’rue.
— Il n’était pas le seul, va ! répond philosophiquement l’illustre interpellé.
— Et c’est tout l’effet que ça vous fait ? ronchonne le Mastar ! Dites donc, ministre, on dirait qu’il vous arrangerait plutôt, l’enlèvement de Bobonne ! Depuis qu’elle a disparu, vous pâmez d’aise. On va éclaircir, je vous promets. Pace qu’en tank commandant, j’ai le regret de vous dire qu’a pas plus de ministre à mon bord qu’à l’Elysée ! Ton larfouillet, je m’en torche, camarade. Et s’y faut te claquer le museau, on te le claquera, espère…
— Mais c’est qu’il le ferait ! Il va le faire ! bat des mains l’Excellence, ravie.
M’avisant, Béru rengracie un brin.
— T’as pas trouvé la Camille, San-A. ?
— Si, je viens même d’avoir une conversation intéressante avec elle !
— Et tu l’as pas amenée ! fulmine le Dodu. File la chercher, c’est ici que ça se passe !
Ah ! non… Un peu, c’est drôle, mais quand ça dure trop longtemps il devient vite insoutenable le numéro d’Alexandre-Benoît.
— Dites donc, commandant, lui lancé-je, vous commencez à me cavaler sur la prostate.
Je fais signe à Raymond et à l’assistant.
— Suivez-moi, vous deux !
— Où que tu les embarques ? s’inquiète Béru, d’un ton radouci.
— Aux sports d’hiver, pour changer un peu !
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué : une femme adultère ne se sent jamais coupable que des tromperies que son mari connaît. Pour le reste, elle se donne l’absolution avec la désinvolture dont fit preuve Napoléon le jour de son sacre en se posant soi-même la couronne impériale sur la tronche.
Il en va de kif chez les suspects, ils se sentent farouchement innocents de ce dont on ne parvient pas à les convaincre.
Ce redondant préambule (faut bien que je fasse de la littérature, moi aussi !) pour vous dire que pas plus Raymond que Métis (elle s’appelle, vérification faite, Ludovic Prendu) ne sont décidés à l’ouvrir. Le premier déclare qu’il ne sait rien de rien, ne comprend pas comment le Vieux et Hanne ont été retrouvés dans le sauna et Métis me dit que si elle m’a levé, aux arènes, sous un déguisement féminin, c’est parce que je suis son genre et que la chair est faiblarde.
Nous nous trouvons dans la cabine du Vieux, la Fleur de France et c’est à dessein que je les y ai conduits, vous l’allez comprendre dans un instant si les petits cochons ne me mangent pas en route.
Pour la énième fois, je demande à Raymond ce qu’ils ont maquillé, lui et « Mars », depuis le retour à bord. L’oigneur de fesses me fait toujours la même réponse. Il avait des massages prévus et il s’est mis au boulot séance tenante. Hanne a déclaré qu’il allait se changer dans sa cabine. Raymond ne l’a revu que lorsque nous avons eu enfoncé la porte de leur four crématoire. Rien vu, rien entendu ! Je peux questionner, conseille-t-il, sa cliente, personne digne de foi en l’occurrence puisqu’il s’agit de la femme du nouveau commandant. Il y a eu la tempête ! Le gros fracas, le chancetiquage d’Apocalypse. Si le Vieux et Hanne ont gueulé, personne n’y a pris garde.
— OK, murmuré-je, attendez-moi ici, je reviens dans un instant, le temps d’opérer une petite vérification.
Je suis sûr que deux ou trois personnes parmi mes seize millions de lecteurs[27] auront compris qu’en sortant de la cabine Fleur de France, je passe dans la cabine Belle-Aurore où je m’empresse de brancher le système de phonie reliant l’une à l’autre.
En comportant de la sorte, mes douces amies, je suis certain d’obtenir un résultat positif. Comprenez-moi. Ou bien ces deux gentils minets connaissent la particularité de ces cabines et ils vont la boucler, ce qui indiquerait que Gaumixte est de connivence avec eux, ou bien ils l’ignorent et se croyant seuls un instant, ils vont se parler librement, ce qui risque d’illuminer ma voie lactée, you see ?
J’écoute de toutes mes oreilles voraces.
La voix de Métis :
— Dis-toi bien qu’il ne sait rien ! J’en ai eu la preuve ! S’il prêche le faux pour savoir le vrai, laisse-le parler et nie tout.
La voix de Raymond :
— Et puis, après tout, on n’a rien fait de mal !
La voix de Métis, avec un certain mordant :
— Au contraire, Raymond ! Au contraire, j’ose le dire !
Un temps… je médite sur les répliques précédentes. J’essaie de trouver la route de lumière à travers ces brumes. Pas très facile, et pourtant des coins de voile se soulèvent, dirait le Vieux (le pauvre cher Boss déshydraté).
— Comment expliques-tu l’histoire du sauna. Raymond ? reprend la voix incisive de Métis.
— Je n’y comprends absolument rien, assure le masseur.
— Tu ne penses pas que le vieux flic a eu vent de quelque chose ?
— Probable.
— Il sera descendu fouiller chez vous. Et Mars l’aura surpris en pleine investigation…
Les deux folingues méditent un peu avant de poursuivre. Je fais de même.
— Si le flic chauve a découvert quelque chose. Il parlera et nous serons bel et bien confondus ? émet Raymond.
— Oui, mais il n’a peut-être rien découvert. Je te dis qu’il cherchait ! Il cherchait seulement ! Voyons, chéri : Mars ne serait pas intervenu si l’autre avait trouvé, CQFD !
— C’est vrai !
Un nouveau temps. Ils cherchent à se rassurer, les petits mignons. Seulement la carburation se fait mal. Ils sont gênés aux entournures.
La tempête qui s’était un peu calmée reprend de plus belle. On vient de retoucher un cyclone en provenance des Açores, mes Gueux. Tous les cyclones européens viennent des Açores, tandis que les cyclones américains viennent de la Jamaïque, c’est connu. Le Mer d’Alors repart dans ses frénésies. Il re vibre ! Il donne tout de qu’il a : du gîte, de la bande, des inquiétudes. On réentend des fracas sauvages. Tout ce qui est mobile et cassable se casse. Tout ce qui est contusionnable se contusionne. Les cris reprennent, d’un peu partout. En haut, en bas, tout autour. La Mer, furax, vient cracher sur les hublots sa mousse d’épileptique.
Les deux tatas d’à-côté ne mouftent plus. Elles gardent les dents serrées sur des inquiétudes stomacales. A toi de jouer, San-Antonio !
Je coupe le contact de l’enregistreur et je vais en tangotant rejoindre ces messieurs-dames. Dans la coursive, on recommence les zigzags féroces. Les mille lourdes du barlu reprennent leur solo de batterie. Les stewards qui rabattaient des vulnéraires pour les éprouvés redeviennent vulnérables et partent aux quetsches sur des tessons.
C’est plus impitoyable qu’à la première débandade. Plus désordonné. Elle a plus de retenue, la Méditerranée, la voilà devenue dingue en plein. Enragée pour ainsi dire. Elle en a marre de la ligne d’horizon ; elle veut se foutre à la verticale, une bonne fois. Elle se cigogne les courants marins, se remonte les vagues de fond. Les poissecailles se sentent pousser des ailes. Oh en voit se péter la frime contre les vitres. Des dorades deviennent soles, sous le choc. Des rougets se déguisent en limandes.
Mes deux follettes sont agrippées à la table. Poussant des cris de pintades coursées par un vilain chien.
— Raymond ! appelé-je, viens par ici, mon pote !
— Je ne peux pas, il geint ! Ça recommence, je vais m’écraser.
— Penses-tu, chéri, t’es bien trop dodu ; avec un répondant pareil, t’es paré côté amortissage.
Je l’arrache à son radeau. On décrit une longue glissade. On se récupère. Je l’emporte comme un naufragé. Il se tient à moi, mois je tiens à lui. C’est la valse envoûtante, pleine de pirouettes accélérées. On rotationne, on grand-écarte. On dégouline contre les cloisons. On s’accroche des poignées de lourde à la braguette. On perd des boutons. On se lacère ; on se la serre, onze lazers ! Vroutt ! On devrait renoncer, mais j’obstine. Voilà qu’il fait du jumpinge, le Mer d’Alors. Il bondit par-dessus des obstacles mémorables. C’est devenu d’Oriola sur son bourrin, (l’ancien, le médaillé). Et hop là là ! Et youp ! Encore une ! On l’applaudit très fort ! Il est fasciné par les fascines, le Mer d’Alors. Comment qu’il te les remue, ses tonneaux, le bougre ! Il doit nougater, son arbre d’hélice, se mettre en huit, pardon : en « 8 » il tire-bouchonne, il ondule ! On va l’avoir à la pointe du radadar, l’hélice, après ce reliquat de séisme. On sera déguisé en hélicoptère façon Jules Verne. Elle s’achèvera en zeppelin, la belle croisière. Il sera ainsi puni de sa farouche aversion pour l’avion, Gaumixte.
Malgré toutes ces encombres, ruades et cabrioles, malgré nos bousculades et nos sauts périlleux, nonobstant ces figures de danse et ces prises de catch, on atteint la cabine Belle Aurore.
Raymond s’affale dans un fauteuil fixe (on visse les plus gros au plancher).
— Je suis tout étourdi, lamente le palpeur d’abdomens.
– Ça t’empêche pas d’entendre, hein, Manon ? Alors déguste ! lui dis-je en branchant le magnéto.
Il a retapissé la combine avant d’entendre l’enregistrement, Raymond. Le temps que zonzonne l’enrouleur, il s’est fait une idée de la chose. Il réécoute leur petite converse, à Métis et à lui. Je l’observe, m’attendant à le voir tourner blême. Pourtant, chose inattendue, au fur et à mesure que l’appareil restitue leurs répliques, ses traits s’affermissent, je crois que ce qui l’a dopé, c’est l’avertissement liminaire de Métis : « Dis-toi bien qu’il ne sait rien, j’en ai eu la preuve. » On aurait dit que ça le soulageait. Et alors je pige un truc primordial, mes canards boiteux : « Raymond est relaxe parce que l’enregistrement n’a pas fonctionné plus tôt. Entre l’instant où je quittais la cabine voisine pour venir déclencher l’appareil dans celle-ci et le moment où l’enregistreur s’est mis à tourner, les deux gaillards se sont dit quelque chose d’essentiel. Ils ont parlé du pot aux roses. Du coup, Raymond est tout joyce de constater que je n’ai pas repiqué les paroles irrémédiablement confondantes. »
L’émission cesse.
— Votre avis, Monseigneur Gant de Crin ? lui demandé-je.
Il secoue la tête, ce qui ne nécessite pas un gros effort lorsqu’on est secoué comme les billes numérotées de la Loterie Nationale pendant le tirage.
— Je ne sais rien !
Je lui souris.
— J’ai idée que tu vas devenir une vraie petite reine, en prison, Raymonde ! Tu seras appréciée là-bas. Rien que des bonshommes ; un rêve !
— Je n’ai rien, à me reprocher.
— Toi, peut-être pas, car t’as seulement la conscience élastique, mais moi si, Raymond. Moi si !
Je tapote sur ma nuque encore douloureuse.
— Voies de faits sur la personne d’un officier de police, mon lapin, ça débute mal ton tableau d’affichage.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Je me suis renseigné : t’as quitté la corrida peu de temps après nous. Tu as couru nous attendre chez la grosse vachasse du port où vous deviez aller faire des orgies espagnoles au cours des précédentes croisières. Dans ton box de masseur y a un beau certificat encadré annonçant que tu es licencié de karaté, bébé rose. Lorsque je suis entré dans la chambre, sur les talons de la belle pédale à perruque rousse, tu m’as allongé d’une manchette impec. Salutation, c’était de la belle ouvrage. Faudra que tu m’apprennes ce coup-là, fleur de zéphyr.
Je retrousse ma manche.
— Où les choses se compliquent encore, ma vieille guenille, c’est quand la môme Métis m’a fait une piqûre de sirop de bavardage, là… Tu vois, ce tout petit point rouge à travers mes poils ? Vous commenciez à paniquer, tous, de me voir draguer dans votre petit domaine d’embrocateurs et poser des questions insidieuses. Vous vouliez coûte que coûte savoir où nous en étions. Alors le sérum of verity, pas vrai ? Téméraire, mais sportif. Vous m’avez questionné et je vous ai révélé depuis mon faux coma que je ne savais rien, ce qui vous a requinqué le moral. Au réveil, je me suis senti beaucoup plus vasouillard qu’on ne l’est à la suite d’un gnon. Tu sais, ça n’est pas le premier pain que j’efface, je connais les doses, leurs conséquences. J’ai senti qu’il y avait autre chose. Vous avez cru bien faire en retardant ma montre pour que je ne réalise pas la durée de mon cirage. Faut jamais trop en remettre dans ces coups hardis, mes poupées. La première horloge rencontrée à renforcé mes doutes. Enfin, faut que je t’avoue que l’ecchymose à la pommette de Métis me paraissait un peu bidon. La preuve c’est qu’elle a complètement disparu de sa jolie frimousse lorsqu’elle s’est démaquillée. Et puis l’histoire du Nègre… Métis, la grosse taulière d’un commun accord… Pour détourner tous soupçons de toi. Vous cherrez avec vos inventions, mes fifilles ! Vous avez mal assimilé Tintin. Un Nègre ! Tout de suite ! Evidemment, qu’est-ce qu’il y a de plus éloigné de toi, comme signalement ? Bricoleuses, va ! Petites brodeuses à tronches de linottes ! Ça marche avec votre passion de la mythologie. Tu veux que je te dise, Raymond ? Vous êtes des mythomanes !
Je me tais, me retrouvant les quatre fers en l’air sous la table à la suite d’un vilain caprice marin.
— Dis-moi la vérité, Raymond, tu sais bien qu’à présent c’est du peu au jus, elle est en marche, on l’attend ! A quoi bon regimber, ergoter ? A quoi bon retarder l’inévitable ? Dans les associations de malfaiteurs de ce genre, c’est toujours celui qui s’affale le premier qu’on dorlote, qu’on épargne. Mets-toi à table, t’auras du dessert.
La bourrique secoue la tête.
— Je n’ai rien à dire !
— Bouge pas, minus, mon camarade Bérurier saura te faire parler. Si tu savais tous les farouches gorilles qu’il a rendu loquaces ; et sans sérum de vérité ! Aux cartilages, mon pote ! Il travaille entièrement à la main, Béru. C’est le dernier artisan du passage à tabac.
— Je n’ai rien fait de mal, monsieur le commissaire, je le jure ! Si : je vous ai frappé, je l’avoue. A part ça, j’ai la conscience en repos.
— T’as dû la traiter à l’anesthésique, ta conscience. Tu oublies qu’outre les disparus, il y a deux morts dans cette affaire depuis le départ.
Il bondit :
— Que dites-vous ! Deux morts ?
— Deux vrais, plus remplis de balles qu’une cible de tir militaire. La guillotine vous tend les bras, camarade. Et si je peux me permettre cette boutade forte, vous n’y couperez pas !
Raymond s’évanouit.
Je ne perds pas de temps à le ranimer. Et pourtant, très honnêtement, je crois à son innocence.
Elle m’est apparue brusquement ! M’est devenue évidente. D’abord, n’a-t-il pas dit à son supposé complice, alors qu’il se croyait seul avec lui : « Après tout, on n’a rien fait de mal ». Et maintenant son évanouissement à l’annonce des deux meurtres… Si spontané ! Ça ne s’invente pas.
Des machins bouillonnent dans ma tête. Ma cervelle pétille pire que jamais. Elle crépite comme un incendie. Elle doit fumer. Je chauffe des méninges, les gars ! Faut pas laisser refroidir. Faut se décarcasser le panier.
Ah ! la carne de bateau ! Ah ! comme ses fameux tonneaux sont redevenus noisettes ! Des fœtus sur un fétu, voilà ce que nous sommes ! Une poignée de connards jetés aux flots vengeurs.
Me faut un vache bout de temps pour atteindre le sauna. Je parcours quatre fois la distance, à force de louvoiements et de reculades. Enfin m’y voici. Au bar de la piscine, j’ai remarqué, il y a un porte-voix pour appeler les baigneurs ! Je l’empare et, toujours ballotté, me place à l’orée de la porte du massage.
Ce que je vais tenter est probablement idiot. Mais j’aime l’idiotie (vous en savez quelque chose, mes pôvres). Je pense à ces repas réclamés par Hanne, aux dires de Camille. Je pense à bien d’autres détails encore. Tante est si bien que j’entonne le porte-voix. Mon timbre éclate, caverneux, puissant, pathétique, grave, précis.
« Allô ! Allô ! débite votre San-A. Avis à tous les passagers ! Malgré la tempête et ses conséquences, nous leur demandons de conserver le plus grand calme. Une importante voie d’eau vient de se déclarer à la suite de la rupture du scrapotage de jonction. Il est probable que la mise en action des pompes sera insuffisante, aussi devons-nous prévoir l’évacuation du navire. Que chacun se munisse de la ceinture de sauvetage située dans sa cabine à l’endroit indiqué par les panneaux fixés derrière la porte. Les passagers devront se diriger ensuite vers les embarcations qui leur sont affectées. Surtout pas de panique ! Nos appels de détresse ont été entendus et des secours s’organisent ! »
Dites, c’est pas du texte, ça, mes agneaux ? C’est pas de la littérature documentaire ? On se croirait pas à bord du Titanic, admettez ?
M’reste plus qu’à attendre les effets. Heureusement, le Mer d’Alors embarde tant et plus. Y a pas besoin de se stimuler l’imagination pour se la figurer, la voie d’eau ! Mon appel à la gomme aurait été entendu de tous les passagers, vous verriez cette partie de sauve-qui-peut ! Le commandant et les hommes d’abord ! Les femmes et les mouflets after, s’il reste de la gâche dans les canots et si ça ne fait pas surcharge. Dans les paniques collectives, quoi qu’on vous chante, les héros ne sont pas nombreux ! Drôlement fatigués, dirait Christine ! La flotte continue de vaser hors de la piscine. Il en bondit de pleins seaux qui se répandent un peu partout, selon l’humeur des roulades et des tangages. Il en dégouline chez les masseurs comme ailleurs. Ça fait des plouf, des floc, des tchbitzz. J’sais pas ce qui la pique, la Méditerranée, aujourd’hui, mais elle se dessale drôlement, la gueuse ! Epileptique en plein, elle est devenue, la Grande Bleue ! Mauvaise ! Teigneuse ! Rageuse ! Une furie, quoi, faut bien tomber dans les qualificatifs éprouvés. Je suis alerté par un grincement continu. Je tends l’oreille, comme une épuisette pour capter l’origine de ce bruit. Croyez-moi ou allez vous faire démanteler le fondement, c’est un vieil Anglais qui fait du cheval décontractant dans la salle de gym’voisine. Bien droit sur son tronçon de bourrin de bois, il caracole dans les typhons, le rosbif ! Comme si c’était le moment d’aller à la selle ! Y a un changement de vitesses au gaye mécanique. Il est sur galop, le gracieux sujet de l’empire britannique. A dada ! A dada ! Badaboum, badaboum, badaboum ! La fantasia berbère ! Yohoo ! Le rodéo Texan ! La tempête, il s’en est seulement pas aperçu, mister Branlbitt ! Ancien major de l’alarmé des Indes, je suppose, il grimpe son palefroi comme s’il faisait une démonstration pour les recrues de fatigues, à l’école militaire d’Horsequikette ! Dagada, dagada, dagada ! Il se croit en rase campagne, chez l’éboueur, pardon chez les Bœrs. Il galope sus aux Zoulous ! Il vole à la rescousse de Napoléon IV ! Veut intercepter Grouchy ! Participer à la victoire d’Azincourt ! C’est toute l’Angleterre qui galope au cœur de ce naufrage ! Badaboum, badaboum, badaboum ! Comme ça, imperturbable ! Inconscient ! A contre-vie, toujours. Faut le voir déferler, le major ! Son maigre dargiflard se soulève en cadence. Par moments, sa monture est presque à l’horizontale, mais il garde son assiette quand même ! Emérite, j’ose le dire, ce cavalier ! J’aimerais le voir opérer sur un dada en bidoche, un athentique, un pur-blood à pédigree ! Ce sera pour une autre fois, mes amies, car mon attention est détournée par un certain mouvement en direction du sauna.
La porte d’icelui s’écarte et la frime de musaraigne mal peinte de Mme du Gazon-sur-le-Bide paraît.
32
Un autre qui, tout comme l’Anglais, se fout des éléments parce qu’il est plus déchaîné qu’eux. Un autre qui sème la tempête pour récolter le vents, c’est Béru.
Drôle de récital qu’il donne au salon de musique, le PDG. Commandant-Tortionnaire. Ah dites donc, Wagner, à côté, vous parlez d’un zéphyr ! D’un soupir ! D’un silence coagulé ! Il casse et concasse, mon Capitaine Fracasse ! Il malaxe ! Il tabasse ! Il passageatabasse !
Archimède est disloqué sur un canapé. Maintenant, c’est le ministre qui dérouille. Lui qui se faisait opérer du martinet, il en pâme de contentement de dérouiller des gnons bien vigoureux. Dans les bras d’un marteau-pilon, il est. Il a les yeux brouillés, les lèvres simultanément enflées et fendues, les pommettes couleur de truffe, les ratiches ébréchées. Il continue de glousser ! De dire merci ! D’en demander encore ! Il supplie qu’on n’arrête pas le massacre. Il raffole du marron. Les grandes taponnées le rendent dingue. Jusqu’alors, ses aspirations de père fouettard étaient contrariées par sa fonction. Personne voulait l’esquinter, Cézigue. Fallait lui préserver le physique, qu’il puisse encore serrer des mains et des mains, répondre sans zozoter devant les caméras de tes laides visions. Fallait qu’il puisse sourire au Président, rester sur ses talons dans les manies-festations (ce qu’est pas commode et nécessite un bon entraînement). En considération de quoi, on lui appliquait les demi-mesures, les branlées chétives, les roustes qui n’endolorent pas ! De la petite bibine de fouetté, quoi ! Du chat à neuf queues pour lymphatique. Elle s’était jamais assouvie en bloc, l’Excellence ! Au grand jamais !
Elle restait sur la faim. Ignorait la belle ivresse du roué vif ! On lui épargnait les profondes zébrures. Le sang qu’impur abreuvant les sillons. On ménageait sa ganache pour ne pas lui appliquer de cernes inquiétants, pas la marquer de taches suspectes, pas lui dessertir les croqueuses, lui dégrafer les étiquettes, pas lui dévier le pif ou lui bosseler la cafetière.
Elle aurait jamais osé espérer une dérouillade de cette ampleur, l’Excellence. Une pour de bon, par un vrai spécialiste, un orfèvre, un haut technicien de la chose ! Béru, c’est le dinandier de la castagne. Il cogne pas seulement : il façonne ! Il remodèle ! Un Claoué à l’envers ! Il te prend un play-boy et en fait Frankenstein. Il connaît les points sensibles pire qu’un bourreau chinois de l’époque Ming. Les endroits où ça tuméfie plus vite qu’ailleurs, où le raisin gicle plus fort, où les nerfs se mettent en torche. Il a des notions anatomiques vachement poussées, le Gros. Une science du corps qui ferait passer Ambroise Paré pour une crêpe. N’importe quel individu se transforme sous les poings du Mastar. La viande humaine devient argile avec lui. Alors vous parlez qu’il est à la fiesta, le ministre ! Il délecte dans les outrances ! Il s’extasie à haute voix ! Il trépide des basses membranes ! Béru prend son hystérie pour de la bravade, du vilain défi, et ça le survolte, l’enrogne plus encore ! Il bigorne tant qu’il peut en gesticulant des interrogations à brûle-pourpointes.
— Qu’est-ce t’en as fait, de ta crémière, dis, nouille molle ! Tu l’as foutue à la sauce, hein, crapule ? Passée par l’hublot de ta cabine, je suis sûr. Découpée en morceaux et filée par les chiottes ?
C’est sur ces entre-fêtes que nous radinons. L’Excellence nous voit d’emblée et son extase se démembre. Elle glapit des protestations. Elle jappe !
— Là, là ! Je veux pas ! fait-elle. Regardez ! Non ! Va-t’en ! Plus jamais. Fini !
Le ministre trépigne si fort que le Mammouth laisse retomber son bras épuisé.
Pinaud s’est déjà rapproché. Félix a rabattu le couvercle du piano. On a droit peu à peu à une attention qui, pour être générale, n’a rien de militaire.
Durant (et même Dupont) un certain bout de moment, les assistants considèrent la dame ministre comme Hamlet (au lard) considère le fantôme à papa. Sauf le mari. Alors lui, il le sait directo qu’on batifole dans le réel. Il n’en doute pas de ses sens. Il les redoute seulement. Il les abomine ! Les réfute ! N’en veut plus ! Il tombe de charribe en chie-là ! La dégodanche en chute libre ! La déception sans parachute, mes frères ! Des années de dure patience lui tournent en vinaigre. Il la trouve mauvaise, l’Excellence ! Intolérable ! Il y a une sarabande de meurtres dans son œil ministériel. Seules diffèrent les techniques, la victime reste la même. Il secoue la tête ! Il fait non avec le doigt ! Il doit faire également non avec le sexe, comme les manchots.
— Défendu ! glapit-il. Interdit ! Je refuse ! Je dénonce ! Arrière ! Pouce ! Terminé ! Plus question ! Trop tard !
Des larmes lui perlent. Il secoue la tronche pour s’égoutter. Il vient à sa légitime, lui promène le bout de la main sur les contours pour la réaliser de tactu, s’augmenter l’horreur, savourer des effrois paroxysmiques ;
— Je te croyais morte, tu comprends ? explique-t-il presque doucement, presque gentiment. Noyée, engloutie, dépecée par mille et un poissons. Digérée par les abîmes ! Je respirais, j’étais heureux, fier de mon existence ! J’avais du soleil plein l’horizon. Mon cœur flamboyait comprends-tu, ma douceur ? Je me disais : « Ça y est, j’en suis débarrassé. Je ne la reverrai plus ; plus jamais ! Si tu savais mon allégresse ! Ma joie farouche, immense, profonde ! La vie en rose, en bleu ! Comme c’était délectable de se sentir disponible. Comme je jouissais ! Je me répétais : « Elle est morte, crevée, finie ! » Ah, cette suave musique ! Ah ! ce chant prodigieux ! « La garce salope », songeais-je ! « Le poussah repoussant ! L’horreur précolombienne ! La momie rance ! L’épouvantail ! » Enfin anéantis, enfin rayés, biffés, annulés. Je dansais de joie dans ma cabine ! J’en souillais mon pyjama, la nuit, de cette trop belle réalité en forme de rêve. Et puis te revoici, ma tendresse. Plus hideuse que jamais, plus rébarbative ! Plus grotesque ! Houri, gueule d’empeigne, mégère, carabosse ! Vision dantesque ! Funeste habitude ! Caricature de caricature ! Gargouille pour gueule de bois ! Flétrissure ! Harnais ! Poisson-chat ! Cilice ! Je hais jusqu’à tes chromosomes les plus furtifs, ma chérie ! Mon amour putride ! Ma chère compagne. Mon avarie de machine ! Ma tendre aberration. Je vivais de ne plus te voir ! Si tu restes, je vais mourir…
Mme du Gazon, soit dit entre nous, aurait, à l’écoute de telles paroles, quelque motif de mécontentement. Elle pourrait montrer de l’aigreur ou de la peine, au moins du ressentiment, non ? Eh ben, pas du tout, les gars ! Elle hoche aimablement sa tête de chouette déplumée et déclare :
— Je partage trop ton mal pour ne pas le comprendre et n’y pas compatir, Loulou. Si je réapparais, ça n’est pas de ma faute, mais de la faute à ce garçon (elle me désigne) qui m’a débusquée comme le chasseur débusque le gibier. Que veux-tu, il est flic. Sans lui tu n’aurais jamais plus entendu parler de moi. On m’aurait rayée de l’état civil et nous aurions fini nos jours en beauté puisque loin l’un de l’autre !
— Mais où étais-tu, belle horreur ?
Elle sourit :
— Escamotée, cachée dans un adorable, bien qu’exigu, logement secret aménagé derrière le sauna.
Bérurier gnaf-gnafe des naseaux.
— Un logement secret ? Qu’est-ce c’est qu’c’te bourde ?
— Textuel, commandant ! En cachette de la Compagnie Pacqsif, quelques personnalités du bord, parmi lesquelles ton prédécesseur, le médecin, son assistant, et les deux masseurs ont mis au point un trafic d’un genre absolument nouveau… Leur organisation se nomme le PD, n’est-ce pas, chère madame ?
— Exact ! répond la réapparue.
— Ce qui, poursuis-je, signifie : « Paradis Définitif ». Le PD, donc, permettait à certaines personnes, lassées du monde à des titres divers, de disparaître une fois pour toutes sans laisser de traces.
— Un syndicat de meurtre ? demande Pinuche.
— Que non, ma vieille Baderne-Baderne, un syndicat de vie, au contraire.
— Je pige pas, avoue Béru.
— Tu vas, promets-je. Les disparus sont tous des gens riches qui minutieusement, grâce au PD, préparaient leur sortie de l’univers où ils s’ennuyaient. Ils le quittaient brusquement, mais après avoir pris toutes les dispositions financières nécessaires.
— Bref, c’t’une nouvelle affaire Petiot ? coupe la Gonflure.
— Que nenni ! Petiot brûlait ses victimes pour les faire disparaître, le PD, lui, se contente de les faire bronzer au soleil de la glorieuse Grèce. Dans la partie escarpée de l’île Dékonos a été aménagé un domaine princier où les blasés coulent des jours paradisiaques. Cette magistrale combine a été conçue et mise au point par Hanne, le masseur. C’est lui qui, soit pendant les croisières, soit à son cabinet de la Côte d’Azur où il pratique pendant les inter-saisons, recrutait les évadés de la civilisation. Des vieilles filles esseulées, des gens saoulés de contraintes, des demi-infirmes, des personnes excédées par la vie conjugale, comme c’est le cas de Mme du Gazon…
— Comme je les comprends ! soupire Félix. Ah ! que n’ai-je assez de biens pour aller me réfugier dans leur merveilleux ermitage. Loin des lycées qui sentent et sentiront toujours l’urine et la craie écrasée. Loin des incohérences académiques et des ingratitudes enfantines ! Comme il doit être bon de vivre en se sachant radié de l’état civil. Oui, un bateau était bien le lieu idéal pour disparaître ! A partir du moment où l’on ne vous y voit plus, on vous déclare péri en mer ! Rendez-moi cette justice, messieurs, que j’avais vaguement subodoré la chose. Je vous fis même observer, aujourd’hui même, que les disparitions s’étaient toutes opérées avant Dékonos… Bérurier, vous êtes décidément un cancre. Vous ne passerez jamais dans la classe supérieure. Je viens de vous regarder agir. Vous êtes bête comme la matière et encore plus inerte qu’elle !
Troublé ou songeur, le Gros s’abstient de représailler. Il subit l’opprobre sans paraître s’en émouvoir.
— Dis-moi, petite fille, murmure le ministre. Puisque tu avais arrêté tes dispositions… Est-ce qu’on ne pourrait pas faire comme si ?
Sa femme secoue la tête :
— Non, Loulou, non, mon pauvre ami. Pour être valable, cette combinaison devait être ignorée. Comment coulerais-je des heures de félicité en sachant que tu sais ? En sachant que d’autres savent ! Plus on a de complices, moins on est en sécurité. Que veux-tu, mon grand fou, il faut se résigner, reprendre le collier, rentrer dans ses brancards. On va continuer de se haïr farouchement et de se sourire. Tu te consoleras à la va comme je te pousse avec tes minets, moi je m’étourdirai avec mes gigolos entre une réception à l’Elysée et le gala des Petits Lits Blancs. Mais au fait ! Qui aperçois-je là ? N’est-ce point Archimède ? Archimède ! Boule de neige adorée ! Qu’est-ce que tu fiches ici, ma gazelle du désert ?
Le plongeur qui avait plongé derrière le canapé se redresse. Ombre, il sort de l’ombre. Eclopé, il se remet en marche. S’approche de la dame. Soumis.
— Je suis votre esclave, murmure-t-il. Je ne pouvais vivre loin de vous, c’est pourquoi je me suis engagé comme laveur de vaisselle sur ce maudit bateau où votre disparition m’a fait vivre les instants les plus cruels de mon existence !
Elle glousse, mistress la ministresse. Elle se requinque.
— Ecoute-le, dit-elle, n’est-il pas adorable ? Il ment comme il est noir. Tu t’es engagé sur le Mer d Alors non pas pour rester dans mon sillage, mais pour y gagner ton cabinet, docteur bougnoul ! Je suis bigleuse, mais j’y vois clair ! Allons, viens, mon beau ramoneur ! Viens, mon lion noir ! Viens, mon renard des sables ! Viens me consoler de rester parmi vous. Viens, beau Nègre, me montrer que ta race n’est pas près de s’éteindre. Viens métisser mes sens, bonhomme de suie !
Elle le prend par la main et l’entraîne avec autorité. Avant de sortir, Archimède m’adresse un clin d’œil immense, tout blanc et bourré de remerciement.
— Et le second ? demande Pinaud. Tu l’as retrouvé aussi ?
— Bien sûr, il partageait l’appartement de la chère petite médéme ! Dans le privé, il est le fils des huiles Beurtoiloigne. Chagrin d’amour. C’est le commandant Rouston qui, le sachant au bord du suicide, lui a proposé de se réfugier dans l’Eden de Dékonos.
— Il faudra qu’on aille visiter, pendant l’escale, assure Pinuchet, nostalgique. Et pour le Vieux, t’as su ce qui s’est passé ?
— Par Mme du Gazon, oui. Pépère brûlait, si je peux me permettre. Grâce à certains indices que je ne te répéterai pas car j’en ai déjà fait part antérieurement au lecteur, il s’est gaffé que le « massage » constituait le PC du PD. Profitant de l’escale, il a exploré les lieux avec la minutie que tu lui connais. Il en était au sauna lorsque Hanne est arrivé à l’improviste. Mémère, pardon, l’épouse de M. le ministre, observait la scène par un œilleton placé dans un nœud du bois. Le Vieux s’est mis à questionner Hanne, lequel a déclaré qu’il ne savait rien. Le boss lui a alors dit qu’il ne le laisserait pas sortir du local avant qu’il ait parlé…
— Et alors ?
— Alors au bout d’un moment, l’autre a parlé !
— Et alors ?
— Alors, la chère dame a usé d’un système de blocage de la porte dont elle disposait depuis son logement.
— Tentative de meurtre ! hurle le ministre. Je porte plainte ! Il y a des témoins ! Elle a avoué ! Il faut l’arrêter, messieurs. L’embastiller à vie ! La guillotiner peut-être ! J’intercéderai auprès de M. le Président de la République pour qu’elle ne soit pas graciée ! Ah ! la guenon assassine ! Elle n’y coupera pas. Ou plutôt si : elle y coupera, en deux ! Flaque !
J’entends glisser le couperet dans ses gorges jusqu’à celle de cette infection. Flaque ! Bloac ! Fini ! Ah ! elle est revenue ! Pas pour longtemps ! J’espère que les victimes vont mourir, n’est-ce pas ? Un double assassinat ! Merveille ! La solution ! Je respire ! Je revois le jour ! Guillotine ! Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Je t’en foutrai, de l’Eden, Chaussette ! La Santé ! Le verre de rhum ! Ça tombe bien, elle en raffole ! Se saoule au grog ! Basses origines, fille de charpentier, pouâh ! Sa décollation ? Mon rêve ! Je veux voir, je serai là ! Je le jure ! Caché, mais présent ! Attentif ! Ah ! la truie stérile ! Vieille couenne meurtrière ! Vive la peine de mort ! Me ferai tuer pour la peine de mort, moi, messieurs !
— Malheureusement pour vous, monsieur le ministre, il n’y aura pas de victimes ; je viens de passer par l’infirmerie, les deux déshydratés se portent bien, comme tous les gens maigres.
Le ministre se prend la poitrine à deux mains.
— Malédiction, s’exclame-t-il. Il ne me reste donc plus que le gaullisme en ce monde ! Alors je suis le dindon de cette farce ? Le cocu du veuvage ! Tous les gredins sont hors de cause ! On distribue des absolutions ! Nous finissons par un comité de bienfaisance après avoir baigné dans les noires machinations ?
— Minute !
C’est la voix éclatante du Gros, instantanément retrouvé.
— Il a raison, Cézigue, dit-il en montrant l’Excellence, on distribue un peu rapidos les lauriers, mes pères ! Mais, sacré tonnerre de pot à merde, vous oubliez que deux de nos clients s’y trouvent pour de bon, au paradis ! L’Argentin et sa belle mousmé, ils sont clamsés raides, ou bien je m’illusionne ? Et c’était pas des oreillons, non ? Tu les as, les grandes expliquances ce dont à leur sujet, San-A. ?
Je suis obligé d’avouer que non.
33
On a poursuivi les interrogatoires sur d’autres bases ; écrit tout ça noir sur blanc. Recueilli les aveux, les témoignages. Exploré bien à fond le logement secret ou Mémère et le second attendaient la terre promise. On a entendu le vieux, tout faiblard, avec une curieuse voix de grillon malade. On a interroge Hanne, lequel nous a bonni de laquelle façon elle lui avait germé au cours de vacances à Dekonos, l’idée d’un refuge paradisiaque pour pleins-aux-as débilités. Il a voulu reconstituer l’olympe, ce fan de la mythologie. Un olympe qui n’est certes pas à la portée de toutes les bourses, mais ou les épuisés, les désaimés, les mal-batis pouvaient attendre la mort en se berçant d’immortalité.
Dans le fond, c’était philanthropique comme combine, je trouve. Pas très orthodoxe, bien que ça se passât en Grèce, mais assez chouette d’intention.
On a questionné le commandant Rouston, lequel a offert immédiatement sa démission. Faut être gonflé, quand on est maîtraboraprédieu de son état, pour accepter les proposes d’un illuminé (moyennant finances) et faire bricoler le barlu à lui confié. Tu parles qu’elle était géniale, la planque. Quand on investigait à bord, on ne s’attardait pas dans le sauna. On cherchait pas à s’assurer s’il avait un double fond, le crématorium du Mer d’Alors. Un coup de périscope à la va-vite. Ça suffisait pour le réputer vide ; on passait à autre chose…
Donc, je vous dis, on se la mène en profondeur, l’enquête, parce qu’enfin il n’a pas tort, Béru : si on a retrouvé deux disparus, on conserve toujours deux meurtres à notre tableau d’échasse. C’était pas un rêve, ce double assassinat. Je les ai palpés, les cadavres. Je me suis salopé à leurs plaies. On nous les a fauchés, c’est exact, pourtant ils existent.
Dans sa soif de démasquer, il éclope tant et mieux, Bérurier. Métis, Raymond, Hanne, tout le monde dérouille ! L’ex-commandant idem ! Et puis Archimède encore chaud dans la couche de Mme du Gazon ! Mais ils nient, ces bonnes gens. Ne savent même pas de quoi et de qui qu’on leur cause ! Ne sont pas des assassins ! Bérurier décide de les boucler à tout hasard ! Il est épuisé par ses efforts. Il s’est trop consacré à la recherche de la vérité, le Mastar ; il en a les phalanges écorchées et une luxation du pouce droit. Voilà ce qui arrive quand on questionne trop fort des suce-pets.
A la fin, on se retrouve en famille pour supputer une nouvelle fois, autour de la table du commandant. Gaumixte, prévenu des derniers événements, n’a même pas voulu se déranger. Il reste dans ses extases, le cher homme ; s’en tambourine la prostate, de l’Eden de Dékonos. Il y est, lui, à l’Olympe, avec la déesse de son cru.
Berthy, en parfaite maîtresse de maison, préside la tablée. Elle a pris le chef mécanicien à sa gauche, car il est joli garçon, et Félix à sa droite, car elle continue d’en user. Au bout, tout là-bas, Alfred fait la gueule. Il crève de jalousie, le merlan. M’étonnerait qu’il ne contractât pas une jaunisse avant la fin de la croisière. Voyant sa rogne, Béru qui a fait le tour de la salle à manger pour souhaiter « bonne appétit » à tout son monde, lui glisse à l’oreille :
— Pousse pas cette frime funèbre, Freddo, tu sais bien que dans sa Ford intérieure tu restes son préféré !
— Messieurs, déclare Félix, tout de suite après le velouté à la queue et aux oreilles de taureau, je nous félicite pour la célérité avec laquelle nous avons mené à bien cette enquête. Songez que quarante-huit heures ne se sont pas écoulées depuis que nous avons quitté Cannes.
Il croise ses mains noueuses et continue :
— Il nous reste à lever l’hypothèque du couple trucidé. Je propose donc le plan d’action suivant : Petit a, retrouver les cadavres ; petit b, découvrir le meurtrier. En ce qui concerne la première partie du plan, il serait souhaitable, je pense, de procéder à une révision du facteur temps. Il m’est avis, messieurs, que, sur ce point, vous fûtes victimes d’une illusion collective, et que vous commettez une erreur en affirmant que ces deux morts furent escamotés en quelques secondes. Il est impossible d’extraire deux corps d’une malle et de les coltiner dans une coursive jusqu’à une cabine, fût-elle très proche de ladite malle, en un laps de temps aussi court. D’autant plus, messieurs, que les cleptonécromanes ne pouvaient pas prévoir que vous abandonneriez la malle en cours de transport. Imaginons qu’ils vous eussent suivis sans que vous vous en aperçussiez et qu’ils profitassent de l’occasion. Peut-on admettre qu’ils disposassent d’une cachette opportune dans la région même de l’ascenseur ? Je me garde d’accepter une telle version, messieurs ! Mon cartésianisme hériditaire s’y refuse ! Autre chose encore : ces personnages occultes se doutaient bien que vous conduisiez les défunts à la morgue. S’ils voulaient récupérer leurs dépouilles, ils eussent eu tout le loisir de le faire, postérieurement, en ce local désert. Par conséquent…
Le commandant Bérurier abaisse son assiette creuse qu’il portait à sa bouche pour en mieux absorber le contenu.
— Par conséquent, tu continues à nous cavaler sur l’haricot, Félisque, dit-il. Ce que tu bonnis là, on se l’est déjà dit, pas au subjonctif, mais on se l’est dit quand même. Le hic, dans ce turbin, c’est qu’a pas d’explication aucune ! Car on s’est pas berluré sur le temps. On a p’t’être pas des zézettes d’éléphants, nous autres, mais on possède des cervelles copieuses, le format grand garçon, mon pote ! Avec la manière de s’en servir. Et puis si, écoute, Félisque, d’esplication, y peut en exister une. Pas trente-six, ni trois, ni deux : juste une ! Seulement celle-là, ça me ferait trop tarter de la prendre en sidération, mon grand panais…
D’un commun accord, la tablée se récrie ! On veut la savoir, l’hypothèse du Gros. Il n’a pas le droit de nous cacher ça, Béru.
Il vide son verre, exhale un rot déguisé en soupir et déclare :
— Un moment, je m’ai dit que seul le Nègre avait eu le temps d’opérer. Tirer la malle, ouvrir un hublot, sortir les macchabées, les virer dans la tisane, refermer… Que tchi ! Même très fort, même très rapide, il pouvait pas, car jamais le copain Argentin serait pu passer par un hublot. Et puis les z’hublots sont vissés. Donc, reste une unique possibilité : que ça soye Alfred et toi qu’aient chouravé les viandes froides et que vous les eussiez planqué dans la penderie de la cabine où que vous opériez votre honteux trafique !
D’un autre accord commun, la tablée se re-récrié :
— Et quoi, Alfred et le professeur, impliqués dans un recel de cadavres ? Mais pour quoi, grand Dieu !
Béru toque son verre du couteau pour réclamer le silence.
— Si vous voudriez bien écraser un peu, m’sieurs-dames, je vous objecterai que j’ai prévenu à l’avance ! Je ne prends pas cette solution en sidération ! Il n’empêche, comme dit mon ami Melba, que c’est la seule, l’unique ! La porte de leur cabine était à côté de la malle et y z’étaient à deux ! Là-dessus on tire une traite sur la question et on cause d’aut’chose.
Comment causerions-nous d’autre chose après de telles paroles ?
Les deux incriminés ont beau s’indigner, leurs protestations ont des accents fêlés.
A la fin, devant notre mutisme, ils s’étouffent et se taisent.
Grande Soirée récréative
C’est écrit sur le journal du bord. A partir de 21 heures dans le grand salon, y est-il précisé. Le célèbre fakir hindou Tumla Skourà dans son numéro unique au monde. Le seul fakir qui soit authentiquement hindou et qui réussisse le nœud volant, le cimeterre sous la lune, le voile enchanté et la germination instantanée. On décide d’aller applaudir le phénomène. Officiellement, c’est pour distraire Marie-Marie. En réalité, on se pèle un peu, entre la jaffe et la dorme, et tous les expédients sont bons pour se divertir. Surtout que, depuis la suspicion soulevée par Béru à propos des deux camarades intimes de Berthe, ça flotte dans nos rangs. On évite de se regarder. On parle en baissant la voix, bref, on se sent tous un peu Judas et honteux de l’être.
Tumla Skourà, contrairement à la tradition, c’est pas un gros mec né natif de Romorantin qui s’enturbanne le cassis pour planquer sa calvitie. Ça se vérifie illico qu’il est hindou pour de bon, ce gus. Il s’est pas passé la frite au brou de noix, ni mis d’anneaux aux oreilles. Il porte pas une barbouzette d’astrakan taillée en pointe et collée à la gomme végétale. Il a pas un costar flottant, des futals à la plus-besoin-de-gogues, ni des manches gonflantes pour servir de planque à une basse-cour magique.
C’est un grand beau mec, bien découplé, comme on disait de votre temps, loqué d’un habit bleu nuit taillé impec. Il n’a ni barbe ni boucles d’oreilles. Sa morpho naturelle suffit pour l’accréditer. Son teint bistre, ses yeux de braise, ses sourcils « bien charnus », comme le fait observer Bérurier, sont autant de « labels d’origine ». Label et la bête, la belle bête que voilà !
Il travaille pas avec une partenaire, lui ; mais il a un petit boy de son pays, sorti d’un bouquin de Kiplinge. Le môme ne porte qu’un short blanc. C’est lui qui passe les ustensiles au Maître. Sur les prospectus préalablement distribués, ça raconte comme quoi il est fils de maharadjah, le fakir ! Un typhon a détruit son palais, ses éléphants blancs, balayé ses récoltes de bois sacré, anéanti ses serviteurs. Ne lui reste plus que le petit boy, miraculeusement rescapé du séisme. Son domaine, c’était le maharadjahra d’Akelbrakmahr, sur la gauche en sortant de Bombay, vous pouvez regarder la carte, il figure encore sur les éditions d’avant 1964. Ruiné, le vice-maharadjah a mis à profit ses talents de fakir diplômé de la Faculté de Tapis volants de Dassô pour subsister. Son but, c’est de le rebâtir un jour, le palais ancestral. Seulement, au prix qu’est le marbre rose de nos jours et le kilo d’éléphant blanc sur pied, il n’est pas encore au bout de ses peines.
Tout ce préambule pour vous expliquer qu’un courant de sympathie s’établit illico entre le fakir et le public. Les gens aiment bien les princes ruinés, les putains rédemptées, les voyous écrivains et les généraux sauveurs ! Ça les maintient dans les chemins du christianisme. C’est le merveilleux authentifié.
Tumla Skourà commence par un exercice passionnant : la pluie de roses ! Je ne sais si c’est la petite Thérèse de l’enfant Jésus qui lui a enseigné la technique, ou si, au contraire, la mignonne Sainte a utilisé celle de Tumla Skourà, mais c’est vachement féerique comme spectacle. Skourà tend ses deux mains. Il les ferme ; les ouvre : ptschof : une rose tombe. Toujours les bras tendus, il referme les mains, et quand il les rouvre, deux nouvelles roses vont au plancher. Ça se répète comme ça dix fois, quinze fois.
Y a un monceau de fleurs par terre. La salle applaudit. Tout le monde est content, bien disposé à la magie. D’autant que la tempête est complètement terminée et qu’on a retrouvé l’huile d’olive. La suite du numéro est du même tonneau. Tumla Skourà nous fait tour à tour : la lévitation sur coussin d’air, le chibroque horizontal, les colombins escamotables quand, enfin, le jeune second maître (le premier est de quart) préposé aux réjouissances, annonce qu’on va avoir droit à la plus stupéfiante expérience de magie de tout l’étang : à savoir le double escamotage à distance ! Vous parlez d’un beurre mes grenouilles !
Ça consiste qu’on met une malle sur la scène. On l’ouvre. Deux personnes préalablement choisies au hasard et rétribuées par la direction se placent de part et d’autre de la scène dans une cabine à rideaux noirs. On tire les rideaux. Le fakir prononce la formule cabalistique (comme je parle le sanskrit avec un très mauvais accent, vous me pardonnerez de ne pas vous la répéter), et « schproutzzz » les deux gus ont quitté les cabines pour passer dans la malle !
V’là qu’on coltine cette dernière. Elle est grande, lourde et rouge !
— Mais, mais, balbutie Pinuche, c’est la nôtre ! Celle de ce matin ! Pas d’erreur !
— Fectivement, admet Bérurier. Du reste, si tu te rappelleras, on l’avait piquée dans les coulisses du théâtre.
Moi, elle me fascine, cette immense malloche renforcée de ferrures. Dire qu’un instant elle a servi de corbillard pour les deux malheureux…
— Reusement que j’ai renlevé les roulettes en la remettant en place, fait le Gravos, ça risquait p’t’être de lui ratatiner son tour, au magicien.
Sur la scène, le fakir s’active. Il a recruté ses deux volontaires habituels, les a collés dans les cabines en tubes hâtivement dressées par son aide.
Le v’là qui se recueille, Skourà. Intensément. On sent qu’il ne bricole pas. C’est pas du charlatanisme pour foire aux bestiaux, mais de la véritable expérience scientifique. Reconnue par la faculté, et tout !
Y a même eu un reportage dans Planète à ce propos, signé de Louis Pauwel en personne, alors vous voyez ! Comme quoi le phénomène est dû à une décharge des ondes conférentielles qui, en interférant le plasma précurseur, provoque l’omniprésence déambulatoire et de ce fait permet aux carbaques moléculaires de se gougnafier dans les parties andémiques du flatulateur humoral. Il raconte toute l’expérience en détail, avec des graphiques et des photographies vibro-sensorielles, Louis Pauwel. Il paraît qu’aux Indes, ce tour est fait dans les écoles primaires de Fakir, on l’appelle le latin des magiciens tellement il est élémentaire là-bas.
Un recueillement fakirique, c’est long à réaliser. Faut qu’il se dévitalise, l’intéressé. Qu’il se dépote de son enveloppe charnelle. Son subconscient va faire un tour, lancebroquer où je ne sais, puis réintègre le bercail.
Enfin, le gus a la tremblote. Il lance un cri et dit la phrase clé, ce sésame du Savoir.
— Et hop ! hop ! hop ! conclut Tumla Skourà en montrant la malle à son boy.
— Yes, sahib, tout de suite, fait le môme qui parle aussi couramment que volontiers l’anglais, l’hindou et le français.
D’un geste expert, il fait sauter les deux fermoirs, puis il tire sur un levier secret au « braound ! » la malle se disloque. Se met à plat. Se déguise en un immense plateau sur lequel sont posés les cadavres ensanglantés de l’Argentin et de sa compagne.
Un malheur, il fait, Skourà. Tout le public hurle son admiration. Jamais vu un numéro de cette classe, personne ! Les deux « volontaires » qui se demandent pourquoi ils n’ont pas disparu écartent leur rideau afin de découvrir la raison de ces ovations.
Moi, mes amis, je suis allongé sur les genoux de ma Félicie. Je meurs de marrage. Ça me déchire la rate, me la broie. J’en peux plus. Je vais éclater. Voler en éclats de rire. C’est trop ! C’est inouï ! Le mystère, résolu. Les deux corps n’ont jamais quitté la malle ! Seulement la malle était truquée ! Comme elle était déjà lourde au départ, et montée sur roulettes, mes deux bons apôtres ne se sont rendu compte de rien, les truffes ! Ah ! Marie-Marie, ma fille, tu détenais la vérité avec ta petite boîte japonaise, miniaturisation de cette affreuse malle. Et tu le savais ! Et tu le clamais parce que si la vérité sort de la bouche des enfants, c’est parce qu’avant elle est entrée dans leurs petites têtes.
Tout à coup, les bravos stoppent. Que se passe-t-il ? Je me redresse, me décolique la rifouille. Là-bas, sur la scène. Tumla Skouà a sorti un poignard de ses basques et se l’est enfoncé dans la poitrine. Pas un ya à lame rentrante, mais un vrai, bien effilé ! Une tache rouge s’élargit sur son plastron blanc.
Les applaudissements reprennent de plus belle. L’imprésario amerloque qui voulait engager Berthe hurle qu’il va le signer tout de suite, le fakir ! En attendant, c’est le fakir qui se saigne !
34
Alors, vous disiez donc tout à l’heure ? Excusez-moi, je n’ai pas très bien réalisé, on a retrouvé les disparus ?
Il est dans une forme contondante, Gaumixte. Rutilant dans son bath smoking blanc. Malgré ses yeux cernés, la félicité qui l’habite rutile sur sa face poupine.
Je lui résume toute l’affaire, avec ce sens du rapport qui est l’apanage des limiers d’élite. Il écoute en caressant la cuisse de Camille à travers la robe de soie blanche de la jeune fille dont les deux décolletés rivalisent d’audace.
— Et vous dites que les deux n’ont rien à voir avec cette foutue organisation ?
— Rien, il s’agit d’un assassinat religieux. Tumla Skourà appartenait à une secte qui l’a chargé de faire périr l’Argentin et sa compagne à cause de leur projet relatif à la vache sacrée en conserve. On ne plaisante pas avec ces choses-là sur les bords du Gange. Hier soir, Skourà a dérobé le revolver de Bérurier (ce qui pour un manipulateur était l’enfance de l’art) et a assassiné ce couple impie qui s’apprêtait à profaner les traditions brahmaniques.
Je lui raconte le coup de la malle truquée qui escamota ensuite les deux cadavres, pour le plus profond chamboulement de nos sens.
— Vous comprenez, conclus-je, quand tout à l’heure, à la fin de son numéro, il a retrouvé ses deux victimes au lieu des compères habituels, sa raison a chancelé. Il a cru à une manifestation divine et s’est poignardé sur la scène, ce qui a beaucoup amusé vos passagers.
Heureusement, nous avons pu l’interviewer avant qu’il n’entre en agonie et recevoir sa confession.
— Bravo, magnifique, parfait ! Oh que je vous aime, tous ! exulte Gaumixte. Dites-moi, le chèque, vous l’avez toujours, hein ?
— Naturellement.
— Heureusement que la nomination de Bérurier nous est parvenue avant que ne réapparaisse le cadavre de ce gros nigaud ! Ah ! à ce propos, il conviendrait que je prononce une allocution pour annoncer la nouvelle aux passagers.
Il est déjà debout, rose et blanc, un œillet anglais à sa boutonnière. Il frappe dans ses mains. Il apprivoise le silence, capte l’attention, s’y installe.
— Mesdames, messieurs et chers passagers…
Ça y est, ça part. On sent le gars repu, content de lui et des autres. L’homme qui s’est bien assouvi, qui n’a pas de problème, dont l’existence à perte de vue est jonchée de contentements.
Il a le grand honneur, le vif plaisir, la joie profonde de présenter le nouveau PDG. de chez Pacqsif. Il a nommé le capitaine Alexandre-Benoît Bérurier, nouveau commandant du Mer d’Alors. Homme d’élite ! Homme de mer et de père inconnu ! Vaillant parmi les braves ! Dompteur de tempêtes, guérisseur de cyclones ! Descendant en ligne directe (sans passer par l’Inter) de Simbad-le-Marin, apparenté à Vasco de Gama et à Magellan, Héritier de Surcouf. Navigateur émérite dont un arrière-grand-père fut le conseiller technique de Christophe Colomb. A ses immenses qualités de marin Alexandre-Benoît Bérurier joint un sens profond d’administrateur qui lui a valu cette élection, à la majorité plus une voix, au poste qu’il occupe. Son sens aigu de la finance, son autorité en affaires, sa promptitude à conclure les marchés les plus audacieux, sa clairvoyance, son…
Tout le monde écoute, embrumé d’émotion. On regarde se dorer et grandir la silhouette de notre commandant. Il reste ferme et non ému sous les louanges, Béru. Car, mes chers amis, il les sait méritées. Le propre des grands hommes est de croire en leur mission. Je ne nomme personne mais croisez les mains derrière la nuque, pour ne pas choper le torticolis, et suivez mon regard.
Il monte dans une splendeur de vitraux ensoleillés vers des immortalités encyclopédiques, notre Bérurier national. Il domine, plane plus haut que tout le monde à l’instar de l’aiglon juché sur le dos du roitelet. On le contemple orgueilleusement, on se perd dans les extases. Tous, même Félix, même Alfred, même Berthe ! Et pourtant, la femme d’un grand homme est d’un tempérament sceptique ! Ma Félicie a la larme à l’œil. Pinuche se torchonne les coins d’yeux avec sa cravate et sa madame reste la bouche ouverte. Juste Marie-Marie qui garde la tête froide et balance les bouchons de champagne dans le décolleté d’une grosse Allemande.
Lorsque Gaumixte a tout dit, qu’il a bâti la statue du Gros, qu’il l’a dorée et éclairée, le commandant du Mer d’Alors se lève au milieu des vivats. Gavé de bravos, il lève les bras pour les stopper.
— Eh ben, messieurs-dames, attaque-t-il, après ce déluge de pommade, j’ai plus à m’inquiéter des engelures. Je remercie l’ami Oscar pour les paroles qu’il a bien voulu causer à propos d’au sujet de moi-même… C’est d’autant mieux gentil de sa part que j’y ai chouravé sa place où qu’il pétait pas des étincelles, faut l’admettre. Oscar, je vais vous dire, c’est pas le mauvais cheval, ce qu’il a, c’est qu’il a pas le sens des affaires et qu’il se laisse fourrer comme un plouc. Si je vous causais qu’un barlu comme çui que j’ai l’honneur d’accepter le commandement, un qui aurait voulu, il lui rachetait pour une pincée de févettes, pas vrai, Oscar ? Mais brèfle, me voici et bien ci. Je préfère vous dire que notre croisière fait que débuter et qu’on va s’en payer une tranche. Les réjouissances, c’est bibi qui va les organiser désormais, et ça sera pas le jeu de dadas ou la danse avec petites conneries de papier. Pour rigoler, je garantis qu’on rigolera. D’abord on va organiser des concours de pets après absorption d’huile de ricin. Pour les dames, on fera des jeux de tate-zizis (faudra, les yeux bandés, qu’elles reconnaissent leur mari, vous mordez le topo ?) Pour les jeunes filles, je montrerai comment se pratique le bilboquet à moustache. Les vieilles dames seront pas oubliées non plus, on fera escale au Maroc un de ces quatre et je leur promets d’embarquer quelques malabars pas rechigneurs au boulot et pas regardants sur la bouille. A Dékonos, on se paiera une virouze à l’Eden magique, et si on s’y plaît de trop, ben on y restera.
« On va faire tirer des cartes postales montrant la réputée zézette de mon ami, le professeur Félix, ici présent, et ces cartes seront distribuées en même temps que le journal du bord, en souvenir de la croisière.
« En plus, que je vous dise, à partir de dorénavant, les consommations du bar seront gratuites. Je veux qu’on se boyaute, vous m’entendez ? Vous êtes ici pour vous fendre le pébroque, mes vaches, alors au boulot ! Plus de grincheux, plus de bêcheuses ! De la marrade, je vous conjure ! Prenez une pinte ! Cintrez-vous ! Gondolez-vous ! Loufez de rire. Crevez de, la rate ! Vive la joie ! La gaieté française ! »
Et maintenant, assoyez-vous, tout le monde : on va chanter la Marseillaise !