A l'enterrement de mon onc' Prosper, à Saint-Locdu, mon village natable, yavait Sana. Pas très corrèque, y m'refile, au moment des gondoléances, un œuf frais dans la pogne. Bon, passons !
Y avait aussi ma cousine Laurentine, la plus foutue garce du canton. Voilà-t-il pas qu c'te vilaine haridelle glisse et tombe dans la fosse, surl'cercueil à m'n'onc ! Et quand Collignier, l'notaire — un sacré biberonneur, soit dit en passant — nous annonce que l'héritage de Tontonva reviendre à son animal de compagnie et qu'nous deux, la Laurentine et moi, on s'ra que les jus-de-fruitiers, alors là, la cousine, è s'dresse comme un fantôme sur une lande écossaise…
Mais c'est pas l'tout : l'animal dont auquel il est question, c'est pas un chien, ni même un gros matou. C'est un coq, Mongénéral qu'y s'suce nomme…
Sacré Tonton ! Dommage qu'y soye canné. Parce que, s'il avait su tout ce qui s'en aye suivi, y serait resté baba…
Comme moi…
Béru et ces dames
Pour mon ami François RICHARD,
qui m’a administré tant de solides corrections.
PREMIÈRE PARTIE
LES GENS ET LES ÉVÉNEMENTS DE SAINT-LOCDU-LE-VIEUX
1
LES FUNÉRAILLES DE PROSPER BÉRURIER
Souvenez-vous : ne jamais perdre de vue le côté drôle des choses tristes ! Sinon, l’existence devient vite la Vallée des Sanglots. Ainsi, moi qui vous cause, lorsque j’assiste à un enterrement, je ne manque pas d’emporter le goupillon que m’a offert mon ami Lathuile, l’antiquaire. Au moment d’asperger le cercueil, quand la personne qui me précède me tend le goupillon collectif je le refuse d’un air grave et je sors le mien de ma poche. La bouille de l’intéressé, à ce moment-là, n’est pas racontable.
A l’enterrement de l’oncle Prosper, c’est justement une respectable dame qui est devant moi. Elle balance son signe de croix goupillonné en direction du chétif cercueil en sapin véritable, entièrement découpé dans la planche, puis me tend le manche à culte avec civilité, un peu comme une maîtresse de maison vous tend le coutelas pour vous faire découper le poultock.
Je refuse l’objet d’un austère hochement de tête et je dégage mon aspergeur privé. La vioque s’exorbite et reste plantée devant la bière avec son instrument bénisseur à la main. Le goupillon se met à ressembler de toutes ses forces à un micro de la oertéef. J’enfouille le mien après avoir dit « tchao » en chrétien au regretté tonton Prosper, et je pousse la dame d’un geste autoritaire.
Abasourdie comme pas trois, la voilà qui se barre avec le matériel de la paroisse. Le chef croque-mort la course pour récupérer le bien du clergé. Oubliant la pauvre madame, je me dirige vers la sortie du cimetière. Il fait froid et la neige unifie les tombes. Elles ne sont plus que mamelons anonymes d’où émergent des croix ! Cet hiver, les défunts sont unis par la neige comme ils l’ont été par la mort. Leur condition sociale a été gommée par les frimas. Plus de marbre, de bronze, de dorures ni d’inscriptions vaniteuses. Les tombes enfin sont devenues des fantômes elles aussi et disent merde aux vivants.
A l’entrée du cimetière, deux silhouettes noires : celle de Bérurier et celle d’une dame qu’on devine sèche et jaune sous ses voiles. Je me place dans la nouvelle file qui vient de se former. Après l’ultime salut au mort, le salut to the family ! L’agaçant, c’est qu’il faut toujours et partout faire la queue : à l’entrée des cinoches comme à la sortie des cimetières ! On fait même la queue pour venir au monde, lorsqu’on fait partie d’un convoi de quintuplés.
Dans son lardeuss noir qui s’est rétréci à la teinture, Béru ressemble à une énorme andouille de Vire. Il a les pommettes violettes de froid et son naze agrémenté d’une longue stalactite fait songer à un cheneau bouché par le gel.
Il se tient à deux bons mètres de l’autre personne. Il serre les mains des hommes, embrasse les dames, larmoie et balbutie des mercis, ainsi qu’il sied en pareille circonstance. C’est moi qui l’ai piloté jusqu’à Saint-Locdu-le-Vieux, son pays natal, car sa voiture est provisoirement hors d’usage. Berthe, grippée, n’a pu se joindre à nous. Pendant des heures nous avons lutté contre les congères, le verglas et les bourrasques de neige et nous sommes arrivés à Saint-Locdu au moment précis où le convoi quittait le domicile mortuaire.
Je mate le Gros dans son rôle de neveu éploré. Il bégaie de froid, la pauvre biquet. N’y tenant plus, il a remis son chapeau, ce dont, vu la température, personne ne songe à s’offusquer. Un poème épique, ce bitos ! Un taupé à bord étroit qu’il a également fait teindre chez un spécialiste du deuil-express. Mais la teinture a mal pris, à cause de la graisse protectrice recouvrant le bada, probable. Comme ce dernier était initialement vert, il a maintenant les apparences d’un casque camouflé.
Voilà mon tour arrivé. Je me présente devant Sa Majesté qui m’attend, main ouverte, en claquant du râtelier.
— Tu parles d’un temps, mon pote, hoquette-t-il, j’ai le fignedé soudé à l’autogène !
Ce disant, il me tend sa paluche pour que je la lui condoléance. Lors, je dépose en son immense paume l’œuf dont je me suis muni à cet effet. Au contact de ce corps étranger, Béru cesse de parler et me fixe d’un œil interrogateur.
— Je suis de tout cœur avec toi, Alexandre-Benoît, lui affirmé-je. Je sais combien cette perte t’affecte, aussi te dis-je : « Courage ! Nous sommes peu de chose ; les bons s’en vont et nous restons ! »
Cela dit, je laisse la place à mon suivant qui se trouve être le maire du bled. C’est un gros zig sanguin qui ressemble vaguement au Mastar (le père de Bérurier fut valet de ferme chez le père du maire, jadis). Il serre la dextre béruréenne avec une puissance mammouthienne. C’est l’affrontement de deux colosses. L’œuf éclate dans leurs deux mains unies par les condoléances, au moment précis où le maire déclarait :
— Ton onc’ Prosper, c’était un brave homme. C’est bien pour dire que c’est toujours les meilleurs qui s’en vont !
Le premier magistrat de la commune lâche la main de l’endeuillé et considère la sienne d’un œil atone en se demandant comment sa compassion a pu se muer brusquement en une matière glaireuse.
Je m’écarte discrètement, tandis que le Gravos torche ses doigts après les gants de laine d’une dame et je reporte mon attention sur la personne en noir qui co-famille avec Bérurier. Je m’incline devant elle.
— Mes sincères condoléances, madame !
— Merci, qu’elle me répond, avec une voix pareille à un pédalier mal graissé.
C’est une grognasse d’une cinquante-cinquaine d’années, aigre comme un flacon de présure, avec un nez trop long, des épaules trop étroites, de la moustache et des paupières vipérines. Exactement le genre de personne qui fait sa L.A.[1] tous les matins. Qu’est cette dame par rapport au Gros ? Mystère et arbre généalogique !
Le cortège s’est égaillé (ce qui peut paraître incongru lorsqu’il s’agit de funérailles). Maintenant ne reste plus dans le sinistre enclos[2] que Béru, la dame, le valeureux San-Antonio, le zig des Pompes funèbres et les fossoyeurs.
Le Mastar me saute sur le poil.
— Merci pour les farces et attrapes, Mec ! T’as l’esprit d’à-propos.
— A propos d’à-propos, Gros, le coupé-je, qui est la dame ici présente ?
Il défrime sa camarade de poignées de main et hausse les épaules avec mépris.
— Cette grande cavale ? C’est ma cousine Laurentine, la plus foutue garce du canton !
Comme il a haussé le ton, la personne incriminée rapplique, tous voiles dehors.
— Un goujat qui n’a même pas le respect des morts, c’est moins que rien, hargne-t-elle.
— T’es pas encore morte, Laurentine ! fait observer le Gros. C’est pas que je le regrette, note bien, mais je tiens à te le faire remarquer au cas que, dans toute ta punaiserie, tu t’en serais pas z’encore aperçue !
La cavale grimpe en mayonnaise. Elle baisse la voix, non pour atténuer sa véhémence, mais pour bien marquer à son effroyable cousin le respect qu’on doit à un champ de macchabes.
— Nous sommes dans un lieu saint ! objecte-t-elle, et si des va-nu-pieds l’oublient, moi, Dieu merci, je m’en souviens !
Sa Bérurerie n’aime pas ce genre d’apostrophe.
— Pas si nu-pieds que ça, ma belle, mugit-il ; tu continuerais sur ce ton que tes miches en gouttes d’huile s’en rendraient vite compte, vu que je pourrais bien leur présenter mon 44 fillette à bout carré !
Et de me prendre à témoin :
— Non, mais t’entends un peu le spécimen, San-A. ? Alors y a plus moyen d’enterrer son oncle tranquille ? Miss Jaunisse prétend te donner la leçon de morale par dix au-dessous de zéro !
Sa fureur le fait exhaler un panache de vapeur blanche. Tout en noir avec la fumaga qui lui part des naseaux, c’est vrai qu’il ressemble à une locomotive, le Béru ! Pacific-Express, modèle 22 ! Le croque-mort met provisoirement fin à la discussion.
— La famille souhaite-t-elle donner une dernière bénédiction ? s’enquiert-il.
Béru louche en direction du cercueil posé sur la terre gelée.
— Vous croyez qu’il vaudrait pas mieux le descendre tout de suite au sous-sol, ce pauvre homme ? objecte-t-il. Avec le froid qu’il fait, c’est pas tellement indiqué de balancer de la flotte !
— C’est l’usage, plaide le Borniol’s man.
— J’y vais ! décide la prénommée Laurentine.
Ces deux syllabes ont raison des réticences du Gravos.
— Bon, mais alors vite-fait-sur-le-gaz !
Il presse le pas pour arriver au cercueil avant Laurentine. Elle en fait autant, et les deux parents du défunt Prosper entament un cent mètres dans l’allée du cimetière. C’est Laurentine qui gagne, vu son avance et sa légèreté. Béru lui saute sur le voile au moment où la cousine va pour s’emparer du goupillon.
— Tu permets, oui ? gronde-t-il. C’est à moi de goupillonner en priorité.
— A quel titre ? grince la haridelle.
— Au titre que sur nous deux y en a qu’un qui pisse sur l’évier, eh, musaraigne !
Elle est tellement outrée, Laurentine, que le bras lui en tombe. Béru en profite pour saisir le goupillon. Vous le connaissez, Béru, mes chéries ? C’est un brutal ! Il a le geste violent. Or, figurez-vous que, depuis la fin des bénédictions, l’eau bénite est devenue un bloc de glace. Sûr on n’avait pas mis suffisamment d’antigel dedans. Le Mastar soulève donc le seau en même temps que le manche. Mais il n’avait pas préparé son geste à un poids aussi considérable et le total lui échappe des mains. Voilà donc une cinquaine de kilogrammes qui choient sur les arpions de Laurentine.
Bing ! En plein sur son cor et ses engelures ! La vieille fille fait un couac et tourne de l’œil. Le croque-mort exécute un arrêt de volée au moment où elle s’abat, mais il dérape sur une plaque de verglas et ils dégringolent tous les deux dans la fosse. Ça se met à couiner, à geindre, à vitupérer au fond du trou ! Ça grouille, ça fourmille, ça s’enchevêtre ! On n’a jamais vu un tel ramdam au fond d’une tombe.
Vite, les fossoyeurs et moi organisons une caravane de secours. Heureusement, on a les cordes destinées à descendre la bière. L’un des creuseurs se déguise en Maurice Herzog et opère une descente aux abîmes. Il saint-bernarde à tout-va ! Un héros ! Faudra le proposer pour la médaille, je sais pas laquelle, mais en France il en existe une pour tous les cas envisageables. En cherchant bien dans le catalogue, on doit trouver la décoration qui s’applique aux hisseurs-de-maladroits-tombés-dans-les-caveaux-de-famille ! L’autre fossoyeur et moi, voilà qu’on ohhh-hisse à tour de muscles.
Ça réchauffe. Béru refuse son concours. Il dit que si le mec des Pompes ne se trouvait pas au fond du trou, il se grouillerait de reboucher celui-ci bien que la terre soit gelée, quitte à louer une autre concession pour ce pauvre Prosper qui fait le pied de grue dans son pardingue en bois d’arbre. Il doit se faire une philosophie, le brave décujus, là-haut. Quand on est l’oncle d’Alexandre-Benoît Bérurier, il faut s’attendre à ne pas avoir l’enterrement de tout le monde !
Enfin voilà les deux chutistes qui refont surface. Laurentine a sa robe retroussée jusqu’aux épaules, ce qui nous propose une vue panoramique sur son pantalon noué au-dessus du genou, ses jarretières noires et son jupon en toile de lin. Le Gros se claque les jambons.
— Ah ben ! dis donc, Laurentine, rigole l’insolent, comment que tu les emballes tes appas rances ! Dis, ton entresol Renaissance c’est pas de la verrerie de Saint-Louis ! Personne risque d’y porter atteinte, ma vieille ! Même un robot en perdrait ses rivets !
Je lui fais signe d’écraser, vu que le croque-mort s’est pété une cheville en faisant le valdingue. On le coltine jusqu’au corbillard qui attend devant la grille du cimetière. On l’allonge à la place du passager. C’est la première fois qu’il fait du tourisme à bord de sa calèche. Jusqu’alors, il n’avait jamais eu l’occasion de se payer l’intérieur. Pour lui, c’est une promotion, en somme.
Le cocher fouette sa jument et le cortège s’ébranle. On suit à pinces, vu que ma voiture est restée devant la maison du tonton.
On a fait l’aller derrière un mort. On fait le retour derrière un vivant. On y gagne !
2
BÉRU RENOUE AVEC SON PAYS NATAL
Y a quand même quèque chose qui tourne pas rond, les gars, quand on y pense… Je mate le croque-mort affalé dans le corbillard hippomobile. Un bout d’os endommagé et le voilà à l’horizontale, dans la position de ses clients les plus froids. Le gros bourrin noir qui le hale en pète d’écœurement. Il a le fion énorme, le bourrin. Jument, je veux bien, mais avec des miches monstrueusement humaines. La grosse nana ! Le chemin mal déblayé ressemble à du Vlaminck. Ses ornières noires sinuent à travers la neige souillée par les bipèdes. C’est si beau la neige, si pur ! Et ça devient si vite de la merde au contact des hommes. Vous pigez, vous, pourquoi nous autres on dévaste toujours tout, d’un bout du monde à l’autre ? Pourquoi on ternit, pourquoi on détériore, du seul fait que nous existons ? C’est vachement poisseux, la vie, non ? Ça colle, ça macule, ça ébrèche, ça flétrit, ça déjectionne ! On résiduse trop ! Voilà le drame !
Le croque-macchab, tout à l’heure, il marchait devant le convoi, avec ses gants noirs, son bada de notaire à bord roulé et sa bouille professionnellement en berne…
Maintenant, il grimace de douleur. Il reste plus que l’animal endolori ! Il a abdiqué ses fonctions, sa dignité. Juste à cause de sa cheville qui lui fait mal ! Et dire qu’il y a des mecs qui se prennent pour eux-mêmes ! Y en a qui exigent qu’on les vouvoie pendant qu’ils font l’amour ! Un morceau d’os cassé, je vous dis ! Ou deux degrés de plus dans le baigneur ! Et y a plus d’homme ! Fini, râpé, aboli ! Reste que la carcasse.
Mais tout à l’heure, quand il sera rafistolé, le pompiste funèbre, il retrouvera son standing. Il reprendra goût aux civilités ! Il réintégrera sa situation !
— A quoi t’est-ce que tu penses ? s’informe Béru.
Il a le même pas que le canasson, le Mastar. Comme s’il aurait quatre pattes au lieu de deux ; et ses tatanes font le même bruit de sabots sur le sol gelé. Sa stalactite nasale s’est encore allongée et lui arrive maintenant au niveau du menton. Il cause derrière, sans presque bouger ses lèvres violies par le froid.
— Je regardais le zig des Pompes, Gros.
Sa Majesté octroie un coup d’œil à l’intéressé, ne le trouve pas intéressant et s’étonne :
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Une cheville qui joue relâche, simplement. Et le voilà inutilisable… Pourquoi l’homme peut-il tant de choses et est-il si faible ?
— Pour que ça s’équilibre, assure le Sage. S’il était pas fragile, l’homme, ça deviendrait vite le Bon Dieu !
Il me coule un regard aux paupières givrées et grommelle :
— T’as de la chance de pouvoir philosopher ; moi, avec un froid pareil, j’ai la gamberge qui se coince ; tout ce dont à propos de quoi je suis capable de penser, c’est à un saladier de vin chaud bourré de sucre et de cannelle…
On marche. Pire : on grimpe ! Le chemin s’en va, cahin-caha entre les haies qui laissent voir leurs nids, entre les arbres qui laissent voir leur gui. La campagne locducienne mamelonne à perte de vue. Ça me rappelle une enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry. Il y a çà et là des accrocs dans la neige : des meules de paille, des maisons, des boqueteaux… Un grand silence éteint la nature. Le pas du cheval, le grincement du corbillard ressemblent à des bruits venus d’ailleurs…
— Ils aiment pas le voisinage des morts dans ton patelin, soupiré-je, pour foutre le cimetière aux confins de la commune !
— Chacun chez soi ! grogne l’Enflure.
Ses yeux panoramiquent sur le paysage.
— Dire que j’ai été mouflet ici, murmure-t-il, avec comme des chrysanthèmes dans la voix. Je m’en rappelle comme si ça serait été d’hier !
— C’était hier ! assuré-je.
— Oui, nostalgise l’Engelure. Je connaissais le moindre caillou… Tiens, tu vois ce saule ?
Nous stoppons devant un vieux saule au ventre ouvert comme un haricot écossé.
— Viens voir ! ordonne mon ami.
Dans le tronc creux, il y a comme des échelons.
— C’est moi que je les ai fabriqués, me dit Béru. Je grimpais dans les branchages. J’avais fait une cabane où que j’allais avec une petite écolière…
Ses grosses paluches aussi caleuses que l’écorce du saule se promènent sur l’arbre. Il le caresse comme on caresse une bête retrouvée… C’est une émanation de la terre, Bérurier. Jailli des profondeurs, il est. Avec pour toujours des racines aux pieds et des feuilles au bout des doigts.
— La gosse que je te cause s’appelait Marchandise de son nom de famille. Je me rappelle plus le préblaze. Ses vieux, c’étaient des pouilladins rappliqués au pays de fraîche date. Le père rétamait les casseroles entre deux bitures. C’était lui surtout qu’il rétamait ! Ce que je me souviens, c’est à quel point qu’ils étaient cradingues, tous, dans cette family. Les dabes, les mômes… Au début, on a cru qu’ils étaient gitans, mais ils étaient seulement craspects. Personne leur causait ! Les étrangers, on n’aimait pas à c’t’ époque. Ni la guerre ni la téloche n’avaient encore mis du frottement entre les peuples. Ils vivaient dans une cabane, à l’autre bout de Saint-Locdu. Un vrai palace de zonier si t’aurais vu ! A l’école, les gamins, on les laissait en quarantaine. En sortant, on les traitait de bicots et on leur filait des cailloux sur le portrait. Moi comme les autres. C’était pas méchanceté de notre part. Ce que ça correspondait, je saurais pas te le dire… On s’excitait. On se voulait entre nous, à Saint-Locdu, comme si ç’aurait été ça notre force !
Un jour, je revois la scène… Comme on grimpait un sentier qui raccourcissait pour aller chez moi, nous voilà tous aux trousses de la môme Marchandise. On y jetait des boules piquantes dans les tifs. Elle disait rien. Les mecs brimés, si tu remarqueras, ils savent se taire ! Voilà que moi, je vois une belle bouse toute fraîche pondue. Je la récolte avec un couvercle de boîte à sucre. Je m’approche de la gosse par-derrière, et v’lan ! Je l’emplâtre ! Ç’a été le méchant éclat de rire ! La petite s’est retournée. Quel âge qu’elle pouvait avoir, en ce temps-là ? Dix piges, peut-être. T’as jamais vu une fille avec de la chose sur la figure, San-A. ? Y a rien de plus triste au monde ! Elle en avait plein les joues, plein les cils ; au front aussi… Et puis sur la bouche. Elle s’est torchée avec son coude… Je pourrais jamais te dire pourquoi le cœur s’est mis à me cogner. Les larmes me sont venues aux yeux et y a fallu que je chique à la crise hilarante pour les planquer.
Il a des larmes aux yeux, rétrospectivement, Béru.
Il regarde s’éloigner le corbillard au tournant du chemin… La grosse tache noire ne fait pas funèbre sur la neige…
— Et alors, Gros, insisté-je en regardant le saule creux.
Il hausse ses vastes épaules.
— Le lendemain, je suis parti de bonne heure pour aller l’attendre aux zabords de sa cage à poux. « Je te demande pardon pour hier, Marchandise, je lui ai fait. »
Elle a pas répondu.
— Tu veux pas aller, ce soir à la sortie, jusqu’au vieux saule qui se trouve sur le chemin des Mulatiers ?
Toujours pas de réponse. J’ai pas insisté. Mais le soir, quand j’ai rappliqué ici après l’école, elle y était déjà. Au creux de l’arbre, comme une estatue dans sa niche. Cradingue, mais jolie quand même. On est montés dans ma cabane où que je m’ai mis à l’embrasser comme un fou. Elle puait comme des gogues de caserne, Marchandise. Ça m’offusquait pas. Je m’en ressentais pour elle. Je me demande même si c’était pas c’t’ odeur qui me séduisait en elle, autant que ses yeux noirs et ses longs cheveux embrouillés.
Elle m’a raconté sa vie, comme quoi son père c’était pas son père et comment qu’il la calçait les nuits de saoulographie, devant toute la famille. Ils étaient pas sectaires, chez les Marchandise ! Le dabe s’embourbait tantôt la mère, tantôt la fille ! Pas de jalouses ! Moi, à l’époque, ça m’intéressait d’autant plus que j’avais encore jamais relui.
J’y demandais des détails, à la pauvrette ; le comment qu’il s’y prenait, le rétameur, pour la pratiquer ; et ce qu’elle ressentait pendant qu’il lui démantelait le trésor ! Docile, elle me racontait tout. Y avait pas de vice. On discutait dans le résigné. On se disait, elle et moi, que c’était commak, l’existence. Chez nous, on tenait le taureau et à force de le voir escalader ces dames pour leur faire leur joie de vivre, la chose me paraissait naturelle !
Bérurier flatte une dernière fois la croupe en peau d’éléphant de son saule-garçonnière.
— Et dans le fond, dit-il en reprenant sa marche, n’est-ce pas que c’est naturel, San-A. ? Un mâle, une femelle, que ça soye vieux, que ça soye jeune, c’est fait pour, non ? On l’a entouré de trop de chichis, l’amour ! On simagrée à outrance. C’est pas dans des draps brodés qu’on gesticule le mieux !
Nous pressons le pas, mais le corbillard est déjà loin. Nos souliers miaulent dans la neige durcie. Je le sens ruisselant de souvenirs, mon Béru. Il a le passé qui dégouline à travers sa cambrousse peinte en blanc.
On aborde les premières maisons. Des chiens qui font semblant d’être méchants tirent sur leurs chaînes en nous aboyant les nouvelles de Saint-Locdu.
Sa Bérurerie stoppe devant une fontaine gelée. La glace est verte à cause de la mousse tapissant le fond du bassin.
— C’est là que je m’arrêtais, en revenant d’en-champ pour faire picoler le bétail ! dit-il. Y a des moments, San-A., où que je me demande si j’aurais pas dû rester ici, au dargif des vaches, au lieu de devenir vache moi-même. Maintenant, je reconnais presque plus personne : les vieux sont trop vieux et les jeunes trop jeunes. Pendant des années, quand je radinais, aux vacances, j’avais toujours l’impression d’être un enfant de Saint-Locdu. Et puis, un jour, j’ai rencontré des jeunes gens inconnus… A la ressemblance, j’essayais de leur foutre un nom ; seulement, en cambrousse, tu sais ce que c’est ? Tout le monde bouillave avec tout le monde, et tout le monde ressemble à tout le monde. Aussi je m’ai gouré dans mes estimations. Alors, j’ai pigé que c’était râpé, que j’avais viré de bord, changé de planète pour ainsi dire !
On pénètre dans le cœur du village. Comme beaucoup de patelins, Saint-Locdu-le-Vieux, c’est avant tout une rue. Celle-ci grimpe jusqu’à la place de l’église, un bel édifice pur roman, entre parenthèses. Après l’église, la rue redevient chemin et mène au château dominant la contrée.
— On va s’arrêter chez Valentin pour écluser un saladier de vin chaud ! ordonne Béru.
Valentin, c’est le principal bistrot du bled. Le super-market en quelque sorte. Il fait boulangerie-épicerie-mercerie-faïence-charbon… La salle de café est basse. Un papier peint cloqué la tapisse, qui représente des scènes de chasse. Le motif se répète à vous flanquer la nausée : un épagneul à l’air glandouillard tient gauchement dans ses crocs un superbe faisan. Y a des réclames pour la Suze, dans les jaunes éteints, sur lesquelles on voit un monsieur au bras noueux arracher de la gentiane dans un paysage de montagne. Ça renifle la vinasse à bord. Et puis le vieux plancher humide, et aussi le papier moisi et le clébard crotté. Ça serait pas l’épagneul, des fois, qui chlinguerait de la sorte ? Ou bien son faisan qui aurait les vers ?
Le troquet est bondé. Ici, les enterrements sont des espèces de fêtes communales. Après les obsèques, les bonshommes se retrouvent au bistrot et partent en java jusqu’à plus d’heure ! Ça tonitrue vilain dans la strasse quand on débarque. Des voix rocailleuses se chevauchent. C’est à qui fera donner ses cuivres pour grimper sur ceux du voisin. Mais notre arrivée rétablit le silence. Un silence trop brutal pour être naturel.
Bérurier, qui, un instant auparavant, a serré toutes ces pognes, est brusquement intimidé. Je l’ai jamais vu commak, le Gros. Une rosière qui débarquerait par erreur dans une pissotière à six places ! Il pâlit, ne pouvant rougir puisqu’il est déjà violet, et porte un doigt gercé à son bada.
— Salut ! qu’il fait en se frottant les cordes vocales au gras de lard, comme des dents de scie.
L’assistance murmure un salut. C’est maintenant les retrouvailles entre Béru et ses compatriotes. A la porte du cimetière, c’était une mesure pour rien : un numéro classique, exécuté par toute la troupe de Saint-Locdu-le-Vieux. Bérurier représentait une famille en deuil. Cette fois, c’est sa personne qui est concernée.
Il regarde l’assemblée, prend ses repères en distribuant des œillades, puis gagne la table où le maire du pays rouquine de plus belle.
— On peut t’offrir un pot, Mathieu ? s’inquiète le Mastar.
— Ben voyons, accepte l’interpellé.
Les bonshommes se tassent les miches sur le banc de bois, ciré par des générations de pantalons.
Ils sont presque tous vêtus de noir et portent des feutres ronds, cabossés, avec un bord renforcé. Le taulier vient serrer la louche à Béru. Valentin ! Il est en boulanger : falzar à petits carreaux, gilet de flanelle béant sur une poitrine velue et enfarinée. C’est un gros au nombril borgne.
Un mou rusé dont les yeux font la navette.
Sa Majesté commande un saladier de vin chaud. Il a omis de me présenter. A Saint-Locdu, les mondanités n’ont pas cours. Tout naturellement, la converse roule sur le défunt. De quoi, de qui pourrait-on décemment parler en revenant d’un enterrement ?
— C’est moi qui t’ai envoyé un télégramme, Alexandre-Benoît, avertit le maire. Si y aurait eu que ta punaise de Laurentine pour t’informer, tu serais été prévenu au calendrier grec !
Béru remercie chaleureusement.
— J’ai eu pour trois francs vingt de télégramme, ajoute le premier magistrat, lequel a encore du jaune d’œuf entre les doigts.
Mon compagnon rembourse le maire.
— De quoi qu’il est décédé, tonton ? s’inquiète-t-il.
Mathieu regarde le fond de son verre vide et se met à imprimer des ronds de vinasse sur la table. Il stylise un vélo, puis l’emblème du billard, ensuite une auto, et enfin l’écusson des Jeux olympiques.
— Je saurais pas te dire, Alexandre-Benoît, tu devrais voir le docteur. C’est la Mélie qui l’a retrouvé mort, l’autre matin, en allant lui faire son ménage… D’après ce que m’a dit le médecin, il se serait levé la nuit. Il aurait raté une marche de son escalier et se serait estourbi en tombant. Ton oncle Prosper, près de ses sous comme tu le connaissais, il faisait pas de feu chez lui, la nuit. Il aurait pris une congestion et il en est mort. A son âge, ça pardonne pas, d’autant qu’il faisait moins dix, l’autre nuit. Quand là Mélie est arrivée, elle l’a trouvé, raide, dans sa cuisine.
Le maire se tait. La servante apporte le saladier de vin chaud. Une légère mousse violacée frise à la surface du généreux liquide. Des quartiers de citron nageotent dans le pinard chauffé. Béru officie, louche en main. Il emplit les verres avec la dextérité d’un cuistot de cantine distribuant le rata.
— En tout cas, murmure le maire, à travers la fumée de son godet, j’ai idée que toi et la Laurentine, vous allez pas vous ennuyer…
— A cause ? demande le Gros.
— A cause d’à cause, rétorque Mathieu avec tact et précision.
Et d’ajouter, à titre de complément d’informations :
— Prosper, tu permets, depuis le temps qu’il les mettait à gauche, il doit vous laisser un bas de laine gros comme mes bottes !
Il faut reconnaître une chose : Béru, c’est pas un cupide. Ainsi, je vous parie un tour de chevaux de bois contre la tour de Pise qu’il n’avait pas encore songé à l’héritage. Mais cette perspective qui lui est brusquement offerte le charme. Il se dit qu’il n’est pas désagréable d’enfouiller un petit tas de blé, alors le chagrin lui vient de ce vieux tonton si misérablement disparu et qui a passé sa chétive existence à amasser des sous pour lui.
— Tu crois que je vais hériter ? demande-t-il au maire.
— Vois le notaire ! conseille le first magistrat de Saint-Locdu ; mais vu que la Laurentine et toi vous êtes ses seuls parents…
L’image de l’aigre, sèche et vénéneuse cousine, se dresse dans l’esprit de Béru, tel un épouvantail au cœur d’un gras labour. C’est le moche revers de la médaille dorée. Il a dans l’idée, Alexandre-Benoît, que le partage ne se fera pas sans douleur.
On écluse le vin chaud. Pardon, chapeau ! C’est des techniciens, chez Valentin ! Il est sucré, poivré, cannellisé à point ! Un nectar (de vigne).
— Qu’est-ce que t’en penses ? triomphe le Gros.
Je rends à son vaillant pays natal le vibrant hommage qui lui est dû. Béru profite de la chose pour annoncer au peuple ébloui que je suis le limier number one de France. Ça ne les épate guère. Ils ont beau être de la brousse, ils n’aiment pas le poulaga. Ce qu’ils ressentent pour les messieurs de notre profession ressemble à de la méfiance, à de la répulsion, à de la honte ! C’est tout juste s’ils ne murmurent pas : « Y a pas de mal », histoire d’être courtois.
Le Mastar me beurre la tartine à tout-va, comme quoi aucun mystère ne m’a jamais résisté. J’ai dénoué les affaires du siècle. Partout où je passe, les points d’interrogation tombent comme la luzerne sous la lame d’un faucheur.
On recommande un second saladier, puis trois, puis quatre. La fumée emplit la salle. Le brouhaha des conversations fait penser au Parc des Princes un jour de Tournoi des Cinq Nations. Complètement naze, le Gros chiale sur son tonton disparu.
— Je l’avais pas revu depuis mon mariage, révèle-t-il, mais je pensais souvent à lui. Un grippe-oseille, d’accord ! Un taciturne, re-d’accord ; mais c’était l’homme intègre. La grande tradition française ! Des comme lui, le moule est cassé ! Verdun ! Médaille militaire ! Croix de guerre avec plus de palmes qu’un élevage de canards ! Et une voix comme l’Opéra paierait chérot pour en avoir ! Il te vous interprétait « les Bœufsde Pierre Dupont, à la Chaliapine, le tonton Prosper ! Le plus bel organe du département ! A son bel âge, on se l’arrachait pour les banquets ! Quand le dabe du notaire actuel est clamsé, c’est lui qui s’est farci la messe braillée bien qu’il fût anticlérical. Tout le monde pleurait !
Et sa réputation ne se limitait pas seulement à sa voix ! Dans le pays, on le savait, qu’il était doué par la nature, Prosper ! Les dames le mataient avec crainte et envie. Elles se demandaient toutes si elles étaient capables de lui héberger sa Gemini VII au tonton Bérurier. Ça se chuchotait, les échecs de certaines ! Y avait eu des grincements de dents chez les juponnées du canton, des clameurs désespérées, sur l’air de « J’ai beau m’asseoir dans la vaseline ».
Faut dire que c’est une particularité des Bérurier, ce surdéveloppement du fouinozoff à tête chercheuse.
Le Gravos en larmoie dans son verre.
Cette fois, c’est la fierté qui lui taquine les glandes lacrymales. Eux autres, les Béru, ils sont marqués par l’abondance du kangourou. Depuis seize générations, on n’a jamais vu un Béru avec un scoubidou de sous-officier de réserve.
Toujours les plus belles panoplies de plumards ! Une tradition ! Même chez les Goix, qui passent pour être une belle dynastie de casse-sommiers, on a le calbard moins triomphant.
Il en est là de son numéro, mon Inestimable, lorsqu’un grand zig à tronche plate s’avance en titubant jusqu’à notre table. Signe particulier, ce zouave a les pommettes en creux, le front proéminent et les narines en points-virgules.
Il pose ses deux pattes velues de part et d’autre du saladier vide et se penche sur Béru. Lors, il joint ses lourds sourcils de griffon et prononce cette phrase d’une rare éloquence, et dont le sens caché n’échappera qu’à ceux qui voudront bien s’en donner la peine :
— Faudrait voir à voir qu’on voie !
Béru se tourne vers le maire.
— Qui c’est, ce gorille, Mathieu ? demande-t-il. Je voudrais savoir ce dont à propos il rouscaille, vu que si ses motifs sont pas fondés, il va avoir droit à son infusion de phalanges !
— C’est le fils Goix, renseigne le maire.
— Pas possible ! amabilise soudain Béru, un gars que j’ai connu haut comme trois pommes !
— Faudrait voir à répéter ce que vous venez de causer au sujet des Goix ! bave Goix junior en dardant sur mon ami ses yeux en forme de vilains crachats.
Bérurier, le vaillant, Bérurier le juste, branle le chef d’un mouvement lent et conciliant.
— Panique-toi pas, fiston. Ça marchait plutôt dans le flatteur. Je disais que vous aviez une bath réputation d’artilleurs en chambre, dans votre famille.
Vous avez dit autre chose, insiste le teigneux.
— Je me rappelle plus quoi t’est-ce, sincérise mon ami.
— C’était à propos de la chose. Vous prétendiez comme quoi, chez les Bérurier, vous étiez plus avantageux que chez nous autres !
— Y a pas de mal à porter le dossard numéro 2, mon pote, s’impatiente Sa Majesté. Note que je cause d’une époque où t’étais pas né. Possible que depuis t’aies fait tomber la moyenne et que les Goix rétrogradassent. Si j’estime selon ta frite, c’est même presque probable !
L’autre cille un brin, le temps d’enregistrer.
— Vous faites le malin, riposte-t-il, mais si on tomberait le pantalon, j’en sais un qui n’aurait pas l’air fin !
C’est pas le méchant homme, Béru. Mais la patience n’a jamais été son violon d’Ingres. Surtout lorsque l’honneur des Bérurier est pris à partie[3].
— Ecoute, Goix fils, apostrophe le Doué. Je reviens pas à Saint-Locdu pour me laisser mettre en doute.
Déballe un peu ta came, et je te dirai si t’as le ruban bleu !
— C’est trop facile ! flétrit l’héritier des traditions goixiennes. Commencez donc par y faire voir, vous, gros gueulard !
— Jockey, abdique Béru en ôtant son pardingue, on va jouer cartes sur table, bonhomme[4].
Lors, un gentil vieillard s’approche. Il a l’œil bordé de rouge, mais qui reste sévère. Un béret plus ou moins basque ; un gros cache-nez tricoté, en laine grasse ; un complet flétri dont les revers font la feuille de tulipe. C’est, m’apprend-on, M. Martinet, l’ancien instituteur de Saint-Locdu. Il a pris sa retraite ici après y avoir combattu l’inculture pendant une trentaine d’années. Mais sa voix a conservé les inflexions chantantes de son Var natal.
— Alexandre-Benoît ! morigène le retraité, tu ne vas pas te déculotter en public le jour de l’enterrement de ton oncle, tout de même !
Le Mastar, qui se déboutonnait déjà la bretelle, reste un moment indécis, soupesant le reproche. Mais ses yeux tombent sur Goix et il réagit.
— Excusez-moi si je vous demande pardon, m’sieur Martinet, mais justement, c’est la mémoire de mon pauvre oncle que je défends !
L’ultime patte de ses bretelles déclare forfait. Un bouton de sa braguette roule sur le plancher.
— Prêt ? demande le Gros !
Goix a déjà le grimpant en position de chute libre. Le vêtement ne tient plus que par les seules mains de son possesseur. Un geste à faire, et le largage s’opérera.
— Prêt ! répond-il.
Mais Bérurier a un sens instinctif de la mise en scène.
— Je demande à l’honorable société de bien vouloir fermer sa gueule et ouvrir ses lampions, déclare le Mondain. Auparavant, s’il y en avait des certains qui voudraient prendre des paris, je leur laisse le temps d’aligner leurs mises. C’est moins aléatoire que le tiercé et ça peut devenir d’un meilleur rapport.
Cette invite prouve bien qu’il n’est plus d’ici, Béru. C’est devenu un produit — ou un sous-produit — de la grand-ville. Un contaminé à part entière ! Il se fait des berlues, le Chéri, s’il s’imagine que les Saint-Locduciens vont risquer trois fèves sur ses bas morcifs !
Un silence hostile le lui fait comprendre. C’est le retour aux sources à vive allure !
— Allons-y, bébi, dit-il à son challenger.
Les deux compères dévoilent alors la statue équestre de leur amie Coquette. Je songe au malheur qu’il ferait, Béru, s’il se trouvait sur la scène de l’Olympia au lieu de se produire dans le café-mercerie-boulangerie de Saint-Locdu !
On casserait les strapontins chez Coca-Triste ! l’orchestre jouerait La Marseillaise ! Voyez-vous, les gars, on ne devrait jamais sortir sans son Kodak ! Un qui flasherait le Gros, en ce moment, il aurait la couverture de Paris-Mate ! Le cliché du siècle. Le gros, son bada sur la tronche, penché comme une gargouille qui regarde entrer les fidèles ! Le futal tire-bouchonné sur les nougats, avec le monte-charge éminence baissé. Il essaie de s’apercevoir l’intime par-dessus sa brioche protectrice. Il a la tripe qui amortit les chocs, mais qui surplombe le panorama. Il se la maintient à deux mains ; il la hausse, la comprime, l’écrase, l’étale, la dissipe de son mieux. Il veut qu’on puisse juger en connaissance de cause ! Parallèlement, et tout en conservant un œil satisfait rivé à sa balise, il louche sur l’entresol de Goix fils. Alors il s’épanouit, Béru. Il pouffe, il piaffe, il pontifie ! Il se lâche la bedaine pour se claquer les cuisses.
— Tu confonds virilité et maladie vénitienne, mon pote ! Ce que t’as, c’est pas masculin, c’est incurable. Une orchidée double, ça s’appelle ! Tu devrais prendre une brouette pour te faciliter les déplacements !
— Quoi ! quoi ! bredouille Goix qui commence à se poser des questions sur son cas.
— Va voir le médecin, eh, pomme à l’huile ! Il te le confirmera que tes piteur-sistères sont gonflées au butane. L’homme de gros moignon, tu repasseras ! Demande à l’honorable assistance, si tu crois que je te berlue ! Un laxompem commak, tu devrais te faire confectionner une corbeille d’osier pour te l’emmener promener. T’as gambadé dans le contaminé, pour avoir les amygdales grosses comme des poids d’horloge ! Ce qui importe, c’est la tringle à frissons, gamin ! De ce côté-là, je voudrais pas te torpiller le mental, mais tu donnes plutôt dans l’escargot de gargote ! Ton Popaul, camarade, c’est une virgule sur une affiche ! Si tu pavoises pour une bricole pareille, c’est que t’as la vanité qui se dérègle ! Ton cabochon, j’oserais même pas le montrer à une sœur de charité si qu’on me mènerait à l’hosto, j’aurais trop peur de lui bousiller le sacerdoce ! Ah mince alors ! s’époumone le vainqueur, ce ouistiti vient vous chinoiser sur la vigueur des Bérurier, un jour d’enterrement ! Et qu’est-ce qu’il vous déballe triomphalement ? Un porte-clés réclame ! Cache ton musée des horreurs, Goix fils ! Et visionne un peu à l’étalage ce que c’est que de l’authentique ! On m’appelle Jumbo dans l’intimité !
Là-dessus, la porte du bistrot s’ouvre. La sèche cousine Laurentine se tient dans l’encadrement, au côté d’un solide gaillard à lunettes qui porte des pantalons de golf et qui a une pipe entre les dents.
En découvrant le spectacle, la cousine bat l’air de ses bras comme tout à l’heure au cimetière et s’évanouit sur le plancher. L’homme qui l’accompagne regarde Béru et demande :
— M. Bérurier, sans doute ?
3
L’HÉRITAGE DE BÉRU
L’homme aux culottes de golf, c’est Me Collignier, le notaire !
Pas du tout le genre tabellion. Le mec énergique, bien planté sur ses jambes, sanguin, rieur, toujours prêt à vider un verre ou à se mettre à table.
Il enjambe la cousine et s’approche du Mastar.
— Me Collignier, dit-il en tendant à Béru une main aux ongles carrés.
Il est pas le moins du monde offusqué de la tenue du Gros. Il connaît ses paroissiens, depuis plusieurs générations que les Collignier ont ouvert une étude à Saint-Locdu, et il ne s’étonne plus de rien. Dans le patelin, on l’appelle monsieur Maître ! Et quand il a un mouflet de plus, y a des vieux qui lui apportent un kilo de sucre, en hommage.
Béru se rajuste.
— Vous prendrez bien un saladier de vin chaud avec nous ? demande-t-il en se plumant son dernier bouton de braguette.
— Pourquoi pas ! fait le notaire.
Béru met le bouton dans sa poche et se colmate la brèche avec une épingle. Pendant ce temps, miss Laurentine revient à elle, sur le plancher au milieu de l’indifférence générale. Non-assistance à personne en danger, c’est un article du code absolument ignoré des Saint-Locduciens. Tout le monde est naze. La cousine se remet debout en soufflant de rage. Elle a la couleur du froid extérieur. Elle est blême et glacée. Elle vient à notre table en affûtant ses yeux.
— C’est scandaleux ! fait-elle à son cousin abhorré. Une chose aussi dégoûtante, un jour d’enterrement !
L’éclatante victoire du Gros a rendu ce dernier conciliant.
— Fais pas la fine bouche, Titine, sermonne mon compagnon. Des comme ça, t’en as jamais vu et t’en reverras jamais.
Viens plutôt boire un coup, ça te donnera des couleurs !
Elle refuse, sombrement drapée dans sa sobriété de momie !
— Alors, si tu picoles pas, mets les adjas, fillette ! conclut le Gravos. Chez Valentin, c’est pas le Père-Lachaise, les mausolées en marbre on les laisse dans la cour !
Au lieu de répondre, Laurentine prend une chaise et s’assied près de la porte, sombre et vigilante sentinelle. Elle se met à contempler la société avec un rare mépris.
— Qu’est-ce qu’elle fout là, cette empaillée de noir ? questionne Bérurier.
Le notaire s’arrache un poil du nez. Il en a toute une bath collection qui lui végète sur l’extrémité et qui doivent repousser sitôt qu’il les dépote.
— C’est à propos de l’héritage, dit-il. Comme vous habitez loin d’ici, Laurentine a pensé qu’on pourrait l’ouvrir ce jourd’hui même pour vous éviter de revenir !
— Tu parles d’une petite attentionnée ! gouaille le Béru. Miss Missel a hâte d’enfouiller sa part, v’là la vérité, monsieur Maître !
Puis, intéressé malgré tout :
— C’est vrai, il nous laisse de l’oseille, le vieux grigou ?
Collignier redevient professionnel.
— Nous verrons cela dans mon étude.
Je touche mon ami d’un coude discret.
— Pourquoi attend-elle dans le troquet, ta ravissante cousine, Gros ?
Il vide son verre, puise à pleine louche dans le saladier, et déclare à haute et très intelligible voix :
— Parce que c’est une peau de bique qui s’imagine que tout le monde lui ressemble. Tel que tu vois ce vieux poireau sec, il a peur que je fromage un coup avec le notaire pour l’arnaquer.
L’attitude minutieuse et attentive de Mlle Grain-de-Courge confirme les amères paroles de Sa Majesté.
— A propos de quoi vous êtes-vous brouillés, insisté-je, car j’ai la curiosité des misères humaines poussée jusqu’au sublime.
Béru éructe sobrement dans le creux de sa main.
— Ça remonte à nos vieux, révèle-t-il. Son dabe, à cette gazelle endeuillée, il était encore plus requin qu’elle. Il avait le vice de déplacer, de nuit, les bornes de ses champs. Mon père s’en était aperçu, tu penses. Le jour, il remettait les limites officielles en place. Pendant des années, ils ont fait ce micmac. C’était devenu leur culture physique, le maniement des grosses pierres champêtres.
Et puis, une nuit que papa Bérurier s’en revenait d’un banquet, le voilà qui prend Félix sur le fait ! Il s’appelait Félix, l’auteur du petit sujet que tu vois là. Son sang ne fait d’autant plus qu’un tour qu’il avait un peu lichtegorné, mon ancêtre. Quand il se lançait dans la partie de cul sec, fallait se rincer la gorge à l’esprit de sel si on aurait voulu y tenir tête ! Un vrai petit pipeline dans son genre, mon dabe ! Le voilà qui saute sur le paletot à Félix et qui lui file une rouste mémorable. L’autre en avait le naze qui jouait au problème des deux robinets. A la fin, mon père, quand il lui a eu bien souhaité la bonne année, il y a montré la borne, à son parent. « Ho, Félix, il lui a dit, puisque tu l’aimes tellement, ce caillou qui nous appartient de moitié, je te donne ma part. Alors tu vas l’emporter à la maison pour l’admirer tout à ton aise ! »
Bérurier part d’un rire immense, généreux, abondant, hémorragique. Un rire qui est celui de sa terre retrouvée.
— A coups de pompe dans les noix, il a obligé le Félix à ramener la pierre chez lui. Un gravier qui pesait dans les quinze kilos ! Notre brouille, c’est depuis lors.
A plusieurs reprises, la Laurentine, impatientée, vient relancer Collignier.
— Monsieur Maître, il se fait tard, on pourrait peut-être ?…
— Je suis à vous dans deux minutes, mademoiselle, assure le tabellion.
Mais il ne bronche pas de sa chaise. Quand la nuit tombe, c’est même lui qui suggère qu’on pourrait peut-être saucissonner. Y a bientôt une tabagie féroce chez Valentin. Un remugle de vinasse, nuancé de fumier et de sueur, flotte dans l’air à la ronde. On a moulé le vin chaud pour le petit picrate frais sorti de la cave. Du moment que les estom’s sont réchauffés à présent et qu’on s’est remis la jauge à calories de niveau !
Avec le sauciflard, c’est le roulé de cochon, et puis les frometebocks du pays. Un délice ! Je me dis qu’ici la vie coule autrement qu’ailleurs. Chaque seconde pèse son poids de temps. Elle apporte quelque chose. Les heures ne coulent pas sur nous, c’est nous qui glissons sur elles, cygnes noirs (oh ! complètement noirs !) sur l’onde heureuse d’un lac ! On ne cause plus de Prosper maintenant. On l’a rendu à la terre qui l’avait conçu. Il est parti pour la grande métamorphose, le tonton de Béru. Il va opérer sa reconversion. Ses composants chimiques sont appelés à d’autres tâches moins ingrates que celle consistant à faire un homme ! Pissenlit, il devient ! Humus ! Glaise ! Le grand repos mouvementé. Il est jeté dans le formidable pétrin des siècles. Et nous bientôt… Tous ! Bon Dieu, où est-ce qu’on les met, les macchabes ? Dites, c’est vrai qu’ils clabotent tous sans exception, les hommes ? Y a des moments, je doute. Je les vois dans les rues, dans les brasseries, au spectacle… Nombreux, bruyants, mobiles. Et je me mets à les imaginer clamsés. Je me dis que c’est pas possible qu’ils y aillent tous, dans le grand trou bordé de chrysanthèmes ! Que ça créerait de la bousculade ! Que les Pompes seraient débordées ! Qu’y aurait pas suffisamment de boîtes à osselets pour tout le monde ni de corbillards en assez grande quantité ! Que les fossoyeurs devraient piocher au bull, faire de grandes tranchées comme pour les hécatombes guerrières ! Ce qui surprend, voyez-vous, c’est combien ils meurent sagement, les hommes ! En ordre, chacun son tour, dans un coin du monde différent ! A croire qu’un mecton leur distribue en douce des tickets d’appel ! Ça décarre en douce. M. Miche aujourd’hui, Mme Bizencoin demain ! Un jour on se retourne, on regarde, on s’aperçoit que le cheptel a été changé, qu’on s’éternise dans un monde rénové ! On se dit que ça va être son tour ! Et puis ça l’est, bêtement ! Du sans surprise ! Vos éponges se collent, votre battant a des ratés ! Terminé ! A d’autres… Le torrent ! Allez vous faire foutre, tous ! Les condamnés d’avance, les raturés d’office, les assassinés au jour le jour ! Oui, je les considère, souvent, très souvent. Tenez, sur les stades, quand ils se maillochent pour un ballon ! Allez France ! La furia française ! Furia de mes choses, oui ! La course au trou, voilà la vérité ! Le ballon ? Un rêve ! C’est pas du cuir, c’est une bulle ! Une illusion ! Qu’est-ce que je dis : le brouillon d’un projet d’illusion de bulle ! Et les boxeurs ! « Vas-y, Marcel, tue-le qu’ils glapissent, les autres squelettes en sursis ! Moi, je pense aux gnons dérisoires ! Des combinaisons chimiques qui s’envoient des chiquenaudes ! La vérité vraie ? Y a que l’amour ! Alors là, oui, je la boucle, j’ose plus baver, je mets les pouces. L’amour, ça me déconcerte. C’est si vachement suprême, si en dehors du reste ! L’amour, je cause pas de la partie de jambonneaux ! Je parle de la vraie amour. De celle qui te fait regarder le plaftard de ta chambre, quand tu es seul et que tu penses à l’autre ! De celle qui te fait chialer au milieu de la rue, parce que tu viens de sentir toute l’intensité d’une absence ! Cette amour-là, ça échappe à la physique, à la chimie, à toutes les sciences, à toutes les morales ! C’est ça, l’homme, le vrai : un brin d’amour ! Juste un soupir, rien qu’une larme tombée dans la gadoue de l’univers.
Après la tortore, c’est les chansons. Les plus vioques entonnent Sambre et Meuse, les un peu moins vioques y vont de La Madelon. Les autres se cantonnent dans le Tino Rossi de la grande époque. Voix de velours, regards qui bredouillent ! Vinasse partout ! On est en pleine séance de stupe ! Le pinard est roi !
Elle tombe de sommeil, la Laurentine. Elle rancit sur sa chaise. Les poivrots lui balancent des vannes bien salées qu’elle feint de ne pas piger. Elle dodeline. Une stoïque dans son genre. Elle préférerait être violée plutôt que d’abandonner le notaire entre les mains de Béru. Elle soupçonne le monde entier d’être capable de l’arnaquer. Pour tromper le temps, elle se paie une tournanche de chapelet, dans la foulée. Ça lui entretient la patience, c’est sa pulvérisation-vidange-graissage. Bérurier a retrouvé l’ambiance de sa jeunesse, la terre de ses aïeux ! Il est bien, il s’épanouit, il s’arrondit.
C’est sur les choses de minuit que la débandade s’effectue. Les prostatiques sortent pour lancequiner. Le froid intense leur file un coup de goumi sur la noix et ils décident de rentrer à la ferme où que leurs mémés les attendent, les pieds sur la bouillotte. L’atmosphère tombe. Les trop saouls causent plus. Les autres ont les ficelles vocales qui se distendent. Bref, on se casse.
Le notaire est blindé comme la ligne Maginot. Il fait une embardée en se levant et c’est la dévote Laurentine qui le cramponne par une aile.
— Eh ben, m’sieur Maître ! l’interpelle familièrement le Gros, t’as ton centre de gravité qui a coulé une bielle, on dirait ?
Le tabellion s’excuse, faut qu’il fasse pleurer le gosse ! Le drame de ces soirées, ce sont les vessies surmenées. Faudrait avoir un wagon-citerne pour les cas d’exception. Ça pèche au département stockage, comprenez-vous ? C’est bien joli d’emmagasiner, mais after, hein ? Nous ne sommes au fond qu’une triste canalisation. Un simple conduit. Une voie de passage !
Il va s’appuyer au mur du bistrot. Le clair de lune est impeccable, bien plus bath que sur les cartes de Noël vendues à la succursale papeterie des établissements Valentin. Une lune ronde dont on voit le nez, les yeux, la bouche ironique. Dans la cambrousse givrée, doit y avoir des Pierrots avec leurs mandolines pour donner la sérénade blafarde aux chouettes engoncées dans leur houppelande de plumes.
On rejoint Collignier, Laurentine, Béru et moi. Je me contente de filer le train au Gros jusqu’à présent. C’est lui le pôle attractif. C’est son tonton, son deuil, son patelin ! Le notaire revient en jurant comme douze charretiers dans un marécage. Il a oublié de se dégager le bec verseur pour souscrire aux exigences de la nature, comme on dit dans les bouquins sérieux. Il est obligé de se dégrafer le bas d’une jambe de son pantalon de golf pour faciliter l’évacuation. Ayant remis les choses en ordre, il prend Laurentine par la taille.
— Allons-y, ma blanche colombe, il lui roucoule dans le pavillon des plats à barbe.
Elle se tortille comme une vipère dans une marmite d’eau bouillante.
— Monsieur Maître, proteste-t-elle, qu’est-ce qui vous prend !
— Fais pas ta bêcheuse, eh, Sophia Loren ! l’interpelle son cousin. Pour une fois qu’un homme porte la main sur la palissade qui te sert de hanches, tu devrais plutôt allumer les lampions.
Beurré comme il est, Collignier, il trouve la repartie de first quality. Il se met à jouer les amoureux transis (transis de froid) pour Laurentine. Il lui virgule des vannes comme quoi ça fait des années qu’il la regarde en soupirant comme une locomotive haut le pied !
Il en rêve la nuit, sa parole ! Il la voit dans un décor tahitien, avec une feuille de bananier et un collier de fleurs pour tout vêtement. Ça lui fouette le sensuel, au notaire, alors il se rabat sur sa Madame, mais juste pour se mettre à jour la bourse aux idées.
Elle est tellement asphyxiée, la punaise, qu’elle ne maugrée plus. Il ne s’agirait pas du notaire, elle lui flanquerait une tarte, mais c’est pas au moment d’aller dépuceler un testament qu’on peut se permettre ce genre de fantaisie, hein ?
— Si vous vouliez, Laurentine, il gazouille, diablotin tout plein, on partirait vivre notre vie sur une île déserte. On mangerait des noix de coc, ça rend viril, et on ferait des gamineries le reste du temps. Je vous imagine, nue sur la plage, avec la mer couleur d’émeraude qui viendrait vous lécher les pieds !
— Faudrait qu’elle aye de l’appétit, la mer, rigole l’Incorrigible.
La cousine avance comme un automate. Ulcérée à mourir ! La colère la réchauffe. Une rogne pareille, ça vaut un vison à cinq briques ! Elle a des pensées gestapistes dans son petit crâne hostile. C’est pas sur une plage déserte qu’elle se l’imagine, monsieur Maître, mais dans un haut-fourneau en activité. Elle lui décerne l’enfer à l’unanimité du jury ! Rôti, elle le souhaite, calciné comme du charbon de bois ! Ce qui la soutient, ce qui la maintient, ce qui lui permet de subir, de tolérer si loin, c’est la perspective de l’héritage. Elle fait l’inventaire… Les champs de Clos-Chenu… La vigne de Bonnegagne ! La maison… Des actions, peut-être ? De l’or, ça sûrement. Prosper, il devait aimer le jonc. Toute sa foi, il l’avait foutue dans le brillant métal. Sa chaussette de louis d’or doit peser lourd !
On arrive enfin à l’étude. C’est à l’autre bout du pays, près de la bascule publique. Une jolie maison vieille et blanche, avec des colombages, des fenêtres à petits carreaux. Le panonceau du notaire brille à la lune, bien fourbi par sa vieille servante. On dirait déjà de l’or, ça promet !
Il nous fait entrer dans un grand hall meublé de vieux bahuts de noyer. C’est toute la province traditionnelle. Toute la France. Emouvant, je vous dis !
Collignier ouvre la porte de son cabinet.
— Entrez ! propose-t-il, soudain sérieux.
Son étude, ça lui fait comme une reniflée d’ammoniaque. Il retrouve son ambiance de vieux dossiers, la solennité des ancêtres en suspens dans l’air douillet de la maison.
— Je vais vous attendre ici, dis-je.
— Mais pas du tout ! tranche Béru, y a rien de caché pour toi !
La Laurentine n’est pas du même avis. Elle prétend que les affaires de famille ne sauraient concerner un étranger qui n’est pas d’ici.
— Ecoute, peau de sauterelle ! Le monsieur que tu vois là, c’est mon chef, et qui plus z’est, mon ami intime, comme qui dirait les deux doigts de la main ! Il a eu la mabilité de m’amener aux obsèques. S’il assisterait pas à la lecture du testament, je me taille ! Et l’ouverture, elle se fera à une date ulcérée, compris ?
C’est pas sa fête aujourd’hui, à Laurentine. Elle abdique. Nous entrons dans le cabinet du Maître. Ça chlingue le papelard mité. Partout, à terre, sur les meubles, sur le burlingue, des piles de dossiers attachés par des sangles de toile. On aperçoit les titres en ronde. Le mec qui a torché ça, il avait un drôle de coup de plume, moi je vous le dis ! Il devait tirer une menteuse longue comme mon bras pour pas rater les pleins, les déliés, les petits poils agrémenteurs…
Derrière le bureau, dans un cadre doré, trône la photo de Me Collignier père. Le cliché est jaune, passé, pisseux, mais le modèle a conservé son entière dignité. Binocles sévères, moustaches affûtées au taille-crayon, col de cellulo, cravate noire… Plus les médailles, œuf corse ! Bien que le cliché ne soit pas en couleur, je repère, parmi les décorations du défunt notaire : l’ordre royal du Grand Canular, la rapière d’or d’Oufkir, le mérite Fromagesque de Saint-Pourcin, la croix des Hippocampes, le cordon de l’Ombilic enflammé et la médaille des Grands Blennorragiques des deux guerres ! C’est vous dire !
— Asseyez-vous, invite Collignier en délourdant un vieux coffiot rouillé dont la combinaison ressemble à celle de Laurentine.
On se met à bivouaquer sur des sièges bancals. Le tabellion radine avec une enveloppe cachetée à la cire.
— Le brave Prosper devait sentir sa fin proche, dit-il, en prenant place à son bureau, car il a testé voici quinze jours.
Bérurier qui est plein de vin jusqu’au ras du réservoir, en a le trop-plein qui jaillit. Il torche une giclée de chagrin d’un revers de manche et se tourne vers Laurentine.
— C’était tout de même un sacré bonhomme, notre oncle, hein, Laurentine ?
Elle s’emballe pas ; elle réserve sa réponse ! Elle attend d’avoir connaissance du document avant de laisser vagabonder ses glandes. Collignier découpe l’enveloppe avec un couteau corse sur lequel est gravé : « Che la mia ferita sia mortale ». Maintenant le silence se fait. On met une sourdine à sa respiration ; on évite de faire grincer sa chaise. C’est toujours émouvant, l’ouverture d’un testament, même comme, lorsque c’est mon cas, on n’est pas concerné. Ça radine de l’au-delà, ce genre de message. D’accord, quand le testateur a testé, il était vivant, mais sa mort fait que le papier aussi est mort. Une surprenante métamorphose réussit à transformer les dernières volontés d’un vivant en premières volontés d’un défunt.
— Je soussigné, attaque le notaire, Prosper, Jules, Benoît Bérurier, domicilié à Saint-Locdu-le-Vieux au lieu dit le Trou-du-Cru, sain de corps et d’esprit, déclare exprimer ci-dessous mes ultimes volontés. La vie m’ayant enseigné que l’amitié des animaux est plus solide que celle des hommes, je lègue la totalité de ma fortune à Mongénéral, fidèle compagnon de mes derniers jours.
— Quoi ! glapit Laurentine, dressée comme un fantôme sur une lande écossaise ! Il a osé faire ça ! Défier le Seigneur !
Béru se mord un bout d’ongle qu’il crache avec son adresse coutumière dans l’encrier de notre hôte.
— Calme-toi, Laurentine, fait-il. D’accord, il devait rouler sur la toile, tonton, ces derniers temps. Mais enfin brèfle, c’est son pognon à lui, après tout. Et si l’idée lui a chanté de le laisser à son clébard, il avait le droit !
La philosophie du Gros, encore que touchante, ne calme pas la vindicte de la vieille fille ! Elle se lève, va, vient, jette l’anathème au loin ! Un oncle pareil, c’est moins que rien. Une souillure de l’humanité ! Un oubli du Bon Dieu ! Un excrément de l’enfer ! Il crache à la figure des lois, Prosper ! Il déshonore la France ! Il ruine deux mille ans de civilisation, d’un seul coup de plume ! Il s’assied sur les Evangiles ! Il fait voir son cul au clergé ! C’est un mécréant ! Un mercantile ! Un manant ! Un loustic ! Un hérétique ! Un excommuniable ! Il sent le soufre ! Elle sait qu’il est en train de rôtir dans la plus chaude marmite de Satan, à l’heure où nous mettons sous compresse ! Il est banni ! Honni ! Vomi ! Déjecté ! Rejeté ! Expulsé ! Radié ! Sorti ! Evacué ! Un homme qui teste en faveur d’un chien n’a plus sa place nulle part, dans aucune classification conçue ou à concevoir ! Faudra effacer son nom du marbre de sa tombe ! L’exhumer ! Balancer sa dépouille dans un brasier. Déchirer les photos de lui, gommer son blaze de tous les registres d’état civil ! Et brûler sa maison ! Ses meubles ! Tout ce qu’il a touché ou même approché !
— Un instant, mademoiselle ! éclate Collignier dont la patience n’est pas la vertu cardinale, ni même épiscopale.
Elle se bloque une dernière invective dans les articulations de son dentier et défrime le tabellion à la sournoise.
— La lecture n’est pas terminée ! dit Collignier.
— Tu vois, gentilise Bérurier, on a peut-être droit à une prime de consolation : six petites cuillères ou un carillon vestimentaire. Attends, frénétique pas sans savoir…
— Comme Mongénéral est déjà âgé, reprend le notaire, et qu’il ne me survivra certainement pas très longtemps, j’entends qu’à sa mort les biens que je lui lègue aillent à mes neveux Alexandre-Benoît Bérurier (bien qu’il exerce l’horrible métier de flic) et Laurentine Berlinguet (bien qu’elle soit la dernière des garces) à condition que l’un et l’autre prennent soin de l’animal. Ils en auront la garde alternativement, pendant des périodes d’un mois. Au décès de Mongénéral, le cadavre de celui-ci devra être soumis au docteur Tifus, médecin vétérinaire à Saint-Locdu, lequel devra procéder à l’autopsie de la bête afin de s’assurer qu’elle est bien morte de mort naturelle et qu’elle n’a subi aucun mauvais traitement. En outre, Mongénéral ne pouvant assurer la gestion des biens dont il hérite, j’entends que mes neveux aient l’usufruit de ceux-ci. Charge à eux de les faire fructifier d’un commun accord. Dans l’hypothèse où la bête mourrait de façon suspecte, ou s’il était avéré qu’elle a subi de mauvais traitements, la totalité de mes biens iraient à la commune. La liste de mes biens est déjà déposée en l’étude de Me Collignier qui devra la communiquer aux ayants droit le moment venu !
Fait à Saint-Locdu-le-Vieux, le 11 janvier 1967.
La qualité du silence n’est plus la même. Rassurée, miss Laurentine se permet une petite chialée de bon ton.
— Dans le fond, résume Béru, c’était un blagueur, tonton.
— J’en ai l’impression, avoué-je. Plutôt pittoresque comme testament.
Béru se tourne vers Collignier qui bâille comme à une conférence sur le sous-développement du tiers-monde.
— Pendant qu’on vous tient, m’sieur Maître, les biens dont à propos il est question, ça consiste en quoi ?
Le notaire déculotte un dossier verdâtre.
— Je vais vous le dire…
Il fait la brasse papillon dans un monceau de paperasses.
— N’entrons pas dans les détails, dit-il. En bref, Prosper lègue ses propriétés de Saint-Locdu, soit une quarantaine d’hectares avec ferme. Un millier de louis d’or… Pour quelque dix millions d’actions et obligations… Et enfin un immeuble de rapport à Paris, dans le quartier des Batignolles ! Disons qu’il y en a au total pour une centaine de millions !
— Vache anglaise ! tonitrue l’Héritier, mais c’est la grosse galette ! Même partagée en deux, y a de quoi s’acheter des sandwiches aux rillettes jusqu’à la fin de ses jours, pas vrai, Titine !
Laurentine se fend d’un imperceptible sourire qui ressemble à une déchirure à sa culotte !
— Pour l’instant, conclut le notaire, le plus urgent est que vous récupériez l’animal en question.
— Où qu’il est ? demande le Mahousse.
— Chez votre oncle, je suppose.
— Quelqu’un le soigne, j’espère ? demande la jaunasse.
— Là, vous m’en demandez trop ! dit Collignier. Bon, nous allons procéder au tirage au sort !
— Pour quoi faire ? grince la girouette rouillée.
— Pour savoir lequel de vous deux aura en premier la garde de l’animal.
Il prend une pièce dans son gousset.
— Vous êtes la femme, Laurentine, à vous de choisir : pile ou face ?
Elle fait la moue.
— Pile !
Le notaire me tend la pièce :
— Puisque nous avons un officier de police, profitons-en ; faites donc sauter la pièce, mon cher commissaire.
Je m’exécute, comme disait le bourreau qui en avait marre d’être en chômage.
Je lance la pièce et je sors face !
— Parfait, déclare le notaire. Nous sommes le 25 janvier, M. Bérurier gardera donc l’animal jusqu’au 25 février. Ensuite, ça sera au tour de Mlle Berlinguet.
— Ça va être gai, ces allées et venues, ronchonne déjà la vieille fille.
— Je t’en prie, un peu d’essence ! rabroue le Dodu. L’oncle Prosper voulait que son toutou soye dorloté, il le sera. T’avise pas d’y faire des avanies, à ce cador, autrement sinon, l’héritage nous passe sous le pif, ma beauté.
A propos, c’est quoi t’est-ce comme race ?
Le notaire hausse les épaules.
— Aucune idée. Prosper vivait en reclus et j’ignorais même qu’il eût un chien. Là-dessus, vous m’excuserez, mais il faut que j’aille me coucher car la journée de demain sera rude : je vais au banquet des Présidents Honoraires de Banquets…
Les ornières gelées sont dures comme la pierre. On se tord les pinceaux en marchant.
— C’était pas la peine que tu nous files le train, Laurentine, assure Béru, du moment que je suis de garde en premier…
— Tu permets, aigrise-t-elle. Je n’ai pas envie que tu déménages la maison de notre oncle à la cloche de bois. Elle m’appartient de moitié avec tout son contenu.
Le Gros s’arrête en pleine lune. Il prend de la gîte sous le poids de la colère.
— J’aurais pas l’onglée, que tu prendrais ma main sur la frite pour m’avoir suspicionné, espèce d’insolente ! T’imagines que tous les gens sont comme toi, à écorcher les morpions pour s’en faire des manteaux ! Ah ! je te vois d’ici évacuer la masure ! Tu parles d’un sauve-qui-peut ! Les draps et les chandeliers d’abord ! Par pleines chaloupes que tu sortirais la camelote, bougre de vieille pie borgne !
Il se plante devant elle, lourd, massif, falaise de viande et de colère.
— Mets-toi bien une chose dans ton caberlot faisandé, Titine : l’héritage, il est pas à nous mais au clébard ! On en a que le jus de fruit, comme a causé le notaire ! Le jus de fruit et rien de plus. Suffirait que le médor se fasse scrafer par un autobus ou qu’il bouffe un truc avarié pour qu’on fasse tintin, tu piges ?
La rancie grommelle des présages. On continue…
L’oncle Prosper, il créchait loin du patelin, en limite de bois. Sa ferme délabrée est piquée au fond d’un chemin creux dont les ronces non élaguées s’échevellent. Ma tire est à l’orée du chemin vicinal. Le pare-brise est blanc de givre. On va se payer une sérieuse partie de frotti-frotta avant de décarrer, moi je vous le dis !
Au fur et à mesure que nous avançons vers le logis du mort, nous sommes surpris d’apercevoir de la lumière à l’intérieur.
— Il avait du personnel, tonton ? demande le Gros à sa cousine.
— Penses-tu, à part la Mélie qui venait l’aider au ménage…
Laurentine hennit :
— Je parie que cette vieille chaussette est en train de piller la maison !
La voilà qui part en galopant, comme si on cherchait à lui enfoncer un tisonnier rougi dans sa boîte à suppositoires !
La peur d’être escroquée lui donne des ailes ! Elle court à en perdre son haleine empanachée.
— Si jamais elle chope la Mélie en flagrant du lit, je te promets une bath corrida en vistavision ! annonce mon ami.
Nous pressons le pas !
— Note bien, s’époumone Sa Majesté, que c’est nettement abominable de venir cambrioler la maison d’un mort. Si jamais c’est un bonhomme qui fait ça, je te lui joue Salut les Copains sur la margoulette jusqu’à ce qu’il eusse glavioté sa dernière dent !
Comme nous atteignons la cour de la ferme, nous percevons un grand cri. Une forme claire bondit à l’extérieur. Un bref instant, la silhouette m’est apparue en pleine lumière et j’ai cru rêver. Une fille blonde, grande, belle, sublime, dans un manteau de fourrure blanc. De grand cheveux blond doré sous une toque de même métal. Des gants blancs, des bottes blanches montant haut ! Bref, la dernière, l’ultime personne qu’on peut s’attendre à trouver à une heure du matin dans une ferme délabrée au fond d’une province pétrifiée par l’hiver.
Le Gravos s’est arrêté. Lui aussi a vu. Lui aussi bave sur son menton… Mais le rêve n’est pas achevé. Voici qu’une voiture jaillit de sous le hangar. Une grosse guinde américaine, tous feux éteints. Elle stoppe au niveau de la blanche apparition. La fille blonde prend place à l’intérieur. Le temps qu’elle entrouvre la porte, la lumière du plafonnier s’est déclenchée, nous permettant de revoir la fabuleuse personne et d’en découvrir une autre, du même tonneau, installée au volant. L’auto fonce, passe à moins de dix centimètres de nous. Nous avons tout juste pu esquiver son rush, sinon on se retrouvait avec un cataplasme de Cadillac sur le poitrail, Béru et Bibi.
Pas mèche de bigler la plaque couverte de neige. L’auto tangue dans le chemin creux. Les ronces gémissent sur la carrosserie.
Mon premier réflexe a été d’aller jusqu’à ma voiture pour courser ces demoiselles. Mais je me retiens. Le temps d’atteindre mon véhicule, les deux filles blondes auront disparu. Sans compter que ma tire est froide, engivrée comme un sorbet et qu’il faut un bon quart d’heure avant de la rendre disponible.
— Non, mais t’as vu ! bredouille l’usufruitier. Dis, t’as vu ou bien est-ce que j’ai trop forcé sur le vin chaud ?
Je ne réponds pas. J’ai déjà ressenti bien des surprises au cours de ma brillante carrière, mais des semblables, non, jamais ! Cette fille, madame ! Je ne l’ai aperçue qu’une fraction de seconde, mais elle avait tout ce qu’il fallait pour s’installer dans ma rétine et y passer ses vacances.
Quel châssis ! Quelle allure ! Quelle élégance ! Quelle beauté ! Oh ! ces tifs d’or, madame ! Oh ! ces jambes bottées, monsieur ! Une couverture de Lui, et les pages en couleur d’Elle ! Ce que c’est idiot qu’elle n’ait pas songé à me laisser son numéro de téléphone avant de partir.
Je m’arrache à l’extase pour pousser une pointe de reconnaissance jusqu’à la maison du vieux Prosper.
La cousine Laurentine est agenouillée sur le mauvais carrelage. Elle a la figure dans ses deux mains. Elle pleure.
— Que s’est-il passé ? Je lui demande.
Ses mains retombent. Elle a le nez comme une tomate. Ça jute rouge par tous les bords.
— Une femme, bégaie-t-elle. Une femme en blanc. Elle descendait l’escalier. En m’apercevant, elle s’est précipitée sur moi et m’a lancé un coup de poing en plein visage. Elle devait tenir quelque chose de dur car j’ai cru que mon nez éclatait.
Je ne voudrais pas lui ôter des illusions qui, somme toute, ne lui coûtent pas cher, mais il a bel et bien explosé, son enjoliveur à huile goménolée.
Miss Manteau-d’hermine devait avoir un coup de poing amerlock à l’intérieur de ses jolis gants.
Le maigre tarin de cousine Laurentine a pris du volume. Il a de l’ampleur, maintenant. Une fière allure ! Le pif de Robert Dalban, à côté, c’est le mignon pif de Blanche-Neige !
4
LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT !
Ecoutez, moi je suis pas contre le mystère. Je trouve qu’il pimente la vie. L’inconnu, c’est ce qui fascine le plus. L’homme a besoin de points d’interrogation, ne serait-ce que pour s’en faire des portemanteaux.
Je considère alternativement Béru et sa cousine. Y a de quoi se cramponner à la rambarde, avouez ! Deux filles en manteau de fourrure blanc, au milieu de la nuit hivernale de Fouilly-les-Oies, c’est pas banal ! Que venaient-elles fiche dans cette vieille baraque bourrée de courants d’air ? Des élégantes, style mannequins, pourvues d’une Cadillac dernier modèle ! Faites-moi une avance de phosphore, les gars, que je pige un peu…
— Je dis pas que je soye pas un peu schlass, balbutie le Gros, mais je crois bien avoir vu ce que j’ai vu, non ?
Il considère le nez tuméfié et raisineux de la pauvre Laurentine.
— Et miss Dargeot-bénit a fait mieux que voir, à ce qu’on dirait ! ajoute-t-il. Dis, Laurentine, ton Saint-Christophe, il roupillait ou quoi ?
Bon jusqu’à l’abnégation, il offre à sa cohéritière un mouchoir qu’un chiffonnier négligerait s’il se trouvait dans une poubelle.
— Amortis-toi la blessure, conseille-t-il. Si les microbes se foutent après ton aubergine, tu risques de ramasser ton blair dans la poussière. Qu’est-ce tu penses de cette séance, San-A. ?
J’ai un geste évasif (les plus difficiles à réussir).
Le Gravos, surexcité comme une pile atomique quand ses neutrons font les voyous, enchaîne :
— Un peu culottées, ces frangines, de venir cambrioler une maison en pleine noye !
Je pige pas et ça me fait mal dans la boîte à idées.
— De la route, sous la neige, on ne la voit même pas, la ferme, Gros ! Et puis, ces bergères, c’étaient pas des romanos. Elles se loquent chez Courrèges de bas en haut, chez Courrèges et chez Ciganer ! Tu les vois faire des fric-frac à travers les tas de fumier ? Il fait moins quinze dehors et on est à deux cents bornes de Pantruche !
— Tout ce que tu me causeras, proteste le Mastar, les faits sont là, non ? J’ai idée que ce sont des petites spécialistes du bas de laine. Elles retapissent un décès, et pendant que la famille pleure son mort, ces friponnes viennent soulever le matelas. Les nabus aiment pas les banques. Leur joncaille, ils la dorlotent dans des plumards, c’est connu !
Peut-être a-t-il raison ! Sans doute a-t-il raison ! Il ne peut qu’avoir raison, sinon quelle autre explication trouver à ce mystère ?
— Comme quoi, conclut le Gros, on a rudement bien fait de s’annoncer maintenant ! On les a dérangées en plein charbon, ces demoiselles. Ah ! les morues, si je les piquais, je te leur filerais une de ces fessées qu’ensuite leur mignon dargif aurait l’éclat du neuf !
— J’aimerais assister à la correction, soupiré-je en évoquant la blonde chevelure de la fille en blanc.
Laurentine, c’est du bois de péquenot. C’est geignard mais solide. Malgré son tarin entamé, elle fait bonne figure.
— Il faut tout vérifier, elle recommande d’une voix devenue nasale.
Comme elle achève ces mots, on entend un bruit bizarre dans la cuisine. Un grattement… On regarde et on avise une grande caisse grillagée sur un côté.
— La niche du médor, sans doute, hypothèse Bérurier.
Sur le grillage, un papier est épinglé. D’une écriture penchée mais riche en pleins et déliés, on a écrit : « Mongénéral adore le maïs. Le dimanche, lui faire prendre une cuillère de vin sucré. Merci ! »
Béru s’incline au-dessus de la caisse.
— Eh ben ! dis donc, toutou, murmure-t-il, tu vas devenir un vrai petit goret si t’aimes les farineux ! Et du pinard sucré ! Il t’avait vachement à la chouette, l’oncle Prosper !
Il se tait, se retourne et je constate que ses yeux sont prêts à lui dégouliner sur les joues.
— Ah ben, ça alors, bégaie-t-il, vous avez vu ?
Il s’écarte pour nous laisser regarder à l’intérieur de la caisse.
Nous nous exclamons en cœur, Laurentine et moi. Mongénéral n’est pas un chien, mais un coq ! Un beau coq blanc, dont la queue est agrémentée de superbes plumes presque bleues, et dont la crête rouge vif lui pend sur le côté comme un béret basque. Un coq bleu blanc rouge en somme ! Il tourne la tête latéralement afin de braquer sur nous un œil de verre, bien rond, bien jaune, et dont la paupière flétrie ne cille pas Il dormait gentiment dans sa caisse pleine de paille, Mongénéral. Tricolore et béat ; et puis voilà qu’on le réveille en sursaut avec nos giries d’humains. Un fataliste, ce poulet ! Il pourrait nous marquer son mécontentement, nous invectiver. Mais non, il se contente de nous bigler d’un seul lampion avec l’air de se demander pourquoi on fait des bouilles comme sur les réclames pour le laxatif Fafagogue. Il se soulève, s’étire une aile, se gratte la crête d’une patte et lance un cocorico qui ridiculiserait l’indicatif des Actualités Pathé.
— Un poulet ! souffle Laurentine.
Son gros cousin réagit.
— Tu crois pas qu’il avait des ennuis avec sa carburation, l’oncle Prosper ? Vivre avec un coq et lui laisser sa fortune, je te jure, faut se pincer le pancréas pour s’assurer qu’on rêve pas !
En tout cas, soupire Alexandre-Benoît, il doit être aussi gâtouillard que son maître, ce poulaga, pour se croire aux aurores !
Effectivement, Mongénéral continue de chanter le jour retrouvé.
— Emmène-le chez Lissac, conseillé-je, il doit avoir une altération de ses facultés visuelles !
Revenus de notre surprise, nous explorons la maison. Pauvre bicoque en vérité et qui tombe en digue-digue ! C’est des vrais intrépides, les bouseux, mes fils ! Des durs à cuire ! Et des durs à geler ! Leurs conditions de vie, c’est toujours l’âge des cavernes. Notez que ça commence à basculer ! A leur tour ils découvrent la bagnole, la téloche et le réfrigérateur, ces plaies de la société moderne. Ils se laissent envahir, contaminer. Ils se mettent à mollir ! Ils deviendront frileux, bientôt ! Douillets, je prédis ! La Sécurité sociale va précipiter leur chute dans le coton hydrophile ! Maintenant que le toubib et les remèdes leur coûtent rien, ils commencent d’en user, et demain ils en abuseront autant que les déliquescents, que les malfoutus, que les emmitouflés des villes ! Leurs beaux estom’s se boufferont aux mites ! Leurs foies s’affoleront. Ils connaîtront la bile, je vous jure ! Et les méchantes affres de la vésicule sournoise ! Ils apprendront ce que c’est que le cholestérol, c’est écrit ! La vilaine cohorte des maladies dont ils ne souffraient pas, faute de les connaître, les atteindra. C’est imminent ! Ils les apprennent sur le petit écran : les troubles de ceci, les allergies à cela ! Toutes les vacheries identifiées ou en devenir : les maux de rate, les virus, les fièvres éruptives, les taux d’urée, les vitesses de sédimentation, les tests, les cutis, les analyses ! Ils commencent à se faire explorer le pipi, à se faire biopser les rognons, à se laisser vadrouiller dans le gros côlon. On leur entre dans le rectum comme chez soi ! On leur inspecte la matrice à l’œil nu ! On leur bivouaque dans les ventricules ! On fait du camping dans leurs poumons, des visites organisées dans leurs testicules ! Bientôt, ma parole, ils auront des migraines, nos fiers pégreleux de jadis, eux qui arpentaient les hivers avec une veste de velours et un cache-nez de laine, les mains violettes de froid ; s’ouvrant les furoncles avec leur Opinel, se guérissant les plaies avec de la fiente, la colique avec des tisanes et les maladies pulmonaires avec de la gnôle. Ah, nos bons paysans, si courageux ! Matériel de guerre idéal dont la viande fut tellement utilisée ! Eux qui crevaient de vieillesse, juste pour dire, ou à la rigueur du tétanos à cause de ces bongus de bourrins qu’il faut bien fumasser ! Odorants péquenots, dont la crasse sentait la vie et non pas la mort comme la crasse des urbains ! Eux qui étaient un étonnant croisement issu de la terre et de l’animal. Arbres vivants aux sabots encore pleins de racines ! Salut, les terreux en peau d’éléphant ! Salut, les analphabètes pleins de bon sens ! Salut, les bouffepatates si robustes ! Salut, les semeurs de froment aux mains fissurées comme des troncs de chênes-lièges ! Salut, et déjà bonsoir, à vous qui fûtes si authentiquement vivants, si authentiquement français quand vous étiez chleus ! Vous voilà en route pour la décadence ! Pour la faillite de vos organes ! Vous allez devenir craintifs, vous qui braviez la nature ! Permettez ce coup de bada de votre San-A. Lui aussi arrive de la brousse, avec une génération de retard. Continuez votre course au progrès ! Vive les trayeuses électriques, les monte-foin automatiques, les inséminateurs artificiels ! Et mes condoléances à vos vaches qui s’envoient en l’air avec des seringues déjà pasteurisées !
— S’il nous laisserait que cette cage à rhumes, y aurait pas de quoi se faire coter nos actions en bourse, ronchonne le Béru.
Au premier, la plupart des carreaux des fenêtres ont été remplacés par des cartons. Les meubles sont rares et bancaux (je ne fais une exception que pour chacal) ; les murs pleurent d’humidité. Les lits ont des paillasses en feuilles de maïs séchées. On a entreposé des graines et des pommes de terre à germer dans les chambres. Pour se zoner, faut prendre à gué, sur des rondins de bois.
Il avait vu juste, Béru : la literie a été chancetiquée. La gonzesse en hermine a fouillé partout… A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ?
— On va porter plainte ! glapit Laurentine. Puisque vous êtes policiers, tiens donc ! Occupez-vous-en !
Je lui explique tant mal que bien que ça ne relève pas de mes attributions.
— Alors allons à la gendarmerie de Mézy-Aubénieur ! grince miss Guette-au-trou.
On lui a fait sauter le pif, mais ça ne lui était pas venu à l’idée de porter plainte. C’est seulement en voyant les lits éventrés qu’elle tombe en crise. Elle craint la fugue de la chaussette aux louis d’or, Laurentine ! Son sang, elle veut bien le verser, mais pas la joncaille de l’héritage ! Elle se refera des globules rouges, mais pas des napoléons. On lui a dévasté les entrailles en éventrant les humbles paillasses !
J’ouvre les tiroirs, à la recherche de je ne sais quoi. Mais on les a explorés déjà. Une enveloppe gît à terre. Elle est vide et porte l’adresse de Prosper Bérurier rédigée à la machine. Elle a été postée de Paris, bureau de la rue d’Anjou, deux mois plus tôt. Je l’enfouille. Ça fait glapir la déblairée de plus belle.
— Qu’est-ce vous venez de mettre dans votre poche ! De quel droit ! Qui vous permet ?
Sa suspicion fouette le sang béruréen.
— Dis donc, Laurentine, il rabroue. D’accord, tu n’as plus de pif, mais y te reste encore deux oreilles, avise-toi seulement d’outrager San-A. et tu vas voir tes manettes, où est-ce qu’elles vont aller dinguer !
Il se fourrage l’intime et me demande :
— Qu’est-ce qu’on branle à propos de ce vol ?
— Personne ne prouve qu’on a volé quelque chose, objecté-je.
Néanmoins je gamberge un chouïa, puis je décide.
— Il serait intéressant de questionner la bonne femme qui faisait le ménage.
— Tu crois ?
— Et puis le toubib également.
— Pourquoi le toubib ? s’étonne l’Enflure.
Mon silence le trouble. Il me sourcille à haute tension. On entend Mongénéral qui cocoricote La Marseillaise des poulets, en bas, dans la cuistance. Un vrai petit clairon, le coq à Prosper. Ça lui fait de l’effet, d’être tricolore, à ce gallinacé.
— T’as des idées sur la mort de mon tonton ? appréhende le Proéminent.
— Des idées, comme ça, tu me connais, Béru, j’ai le chou qui bouillonne vite ! Où peut-on roupiller dans ton bled ?
— Ben, ici, non ? suggère le Gros.
— T’es louf, il fait moins deux dans votre masure !
Alors, la voix grinçante de la môme Laurentine :
— Venez chez moi.
On la regarde. La tempête sous un crâne ! Elle a dû vachement hésiter avant de balancer cette propose. Mais elle a peur de nous abandonner à nous-mêmes. Elle redoute d’obscures arnaques, la vieille toupie ! Elle se dit que tout poulagas que nous soyons, on n’est peut-être pas tellement franco du collier, alors elle veut nous garder en surveillance ! Elle vigile à tout crin, y a des intérêts supérieurs qui sont en jeu, mes fils !
Bérurier ne paraît pas autrement séduit par la proposition. Il hoche sa noble tête d’intellectuel déguisé en connard et finit par laisser tomber :
— Vu la brouille de nos deux familles, Laurentine, je crois pas pouvoir accepter ton invitation.
Ici, se place une véhémente intervention sanantoniesque.
— Oh, dis, bébé-lune ! explosé-je, le sol est gelé, c’est pas le moment de déterrer la hache de guerre !
Elle a une petite cahute confortable, miss Laurentine. Avec toutes les commodités : vécés avec chasse, l’eau chaude et l’église de l’autre côté de la rue ! Ça sent le propre et l’encaustique, chez elle. Un poêle de faïence répand une chaleur douillette et des relents de cacao flottent dans toute la maison.
Elle possède une chambre « à donner : celle de sa vieille môman, clamsée l’année précédente. La brave dame règne encore sur le logis, depuis un grand cadre d’ébène. Elle a la bouche en guidon de course, un regard de guenon vicieuse et sur la tête un fichu de dentelle noire. En entrant dans la piaule, le premier soin du Gros est de tourner la photo face au mur.
— Je pourrais jamais en écraser si je sentirais le regard de cette vieille vache posé sur moi pendant mon sommeil, m’avertit-il. Y avait pas plus sournoise que l’Hortense. Un brouille-ménage, cette vioque ! Sa spécialité c’était la lettre homonyme ! Sitôt qu’un zig dans le bled grimpait la femme d’un autre, elle était affranchie du coup, madame Zyeute-au-trou ! Son burlingue de renseignements fonctionnait mieux que nos services de contre-espionnage, espère un peu…
Tout en causant, il se défringue. Son bide constellé de cicatrices apparaît, rond, dodu, poilu, copieux. Il le gratte à pleins ongles pour faire tomber les miettes de pain qui s’y sont réfugiées, et poursuit en ôtant son bénard :
— Dès qu’elle était au parfum d’une partie d’orifice, elle adressait le rapport circonstancié aux cocus, recta ! C’était la terreur du village. Les hommes osaient plus se farcir de nanas en dehors du plumard conjugal, rien qu’à l’idée d’Hortense. Un vrai bromure, cette carne ! Tout le pays subissait sa loi ! Pendant dix piges, la natalité a dégringolé en chute libre. Les julots se mettaient à la boisson. Y en a bien qu’ont essayé de réagir ; tiens, l’instituteur que t’as vu ce soir. Il brossait la couturière. Quant sa mémée a reçu sa bafouille rapporteuse, il est allé à la gendarmerie porter plainte. Les pandores ont fait une enquête. Ils le savaient partinemment que le message signé anonyme venait d’Hortense. Mais, pour le prouver, c’était tintin ! La mère à Laurentine avait une main gauche fantastique pour camoufler son écriture. Elle continuait à caracoler dans la délation, Hortense. Ça la grisait d’apprendre aux autres qu’ils étaient cornards. Et puis, un jour, j’ai mis le holà à ses activités ! affirme le Terrible.
— Toi ! soupiré-je en me flanquant dans le plumard à suspension pneumatique.
Un sommeil terrible ! La réalité se déguise en fumée blanche : j’ai le conclave positif !
— Oui, clame le Virulent, moi-même personnellement, San-A. Le jour que je m’ai payé la bouchère et qu’Hortense a adressé son message habituel au mari, tu sais ce que j’ai fait ?
Il pouffe en s’abattant près de moi dans le lit, heureusement très vaste. Les ressorts poussent un cri de surprise. Le Gros se trouve une position commode et poursuit :
— Avec de la barbe de maïs, je m’ai fait une paire de bacchantes, puis je m’ai barbouillé la frime au bouchon brûlé. Ensuite je suis t’allé guetter Hortense par le chemin des Récamier. Chaque soir, elle allait chercher son lait chez un fermier. Il faisait noye. Quand elle est radinée, je lui ai sauté sur le poil. J’avais repéré le trou à purin d’une métairie, à deux pas. J’ai traîné la vioque jusque-là.
Je fais partie du Cucul-Clan, Hortense, j’y ai mugi en travestissant ma voix. Section des lettres homonymes ! La prochaine que t’écriras, tu seras arrosée d’essence et on foutra le feu à ta saloperie de carcasse ! En attendant, voilà un avertissement.
Et zoum ! Dans le bouillon !
Béru, qui s’endort, ajoute d’un ton pâteux :
— Jamais plus elle a récrit une bafouille, cette seringue !
Nous allons roupiller pour de bon, mais la porte s’ouvre. Laurentine est là, verdâtre, enflammée, terrible, dans une longue chemise de nuit en toile de lin.
— Misérable ! hennit-elle, misérable, ainsi c’était toi !
— Tiens ! soupire Béru, Mam’zelle Peau-d’hareng écoute aux lourdes ! Y changeront jamais dans cette bon dieu de famille !
Mongénéral remet ça. Cette fois, y a pas gourance de sa part : il fait bel et bien jour.
On a installé le précieux volatile dans la cuisine de Laurentine. Aussi, il est à la fête, ce coq quatorze-juilletard.
La bouille sinistrée, le naze rouge et vert, la vieille fille achève de préparer le café. Elle ne répond pas au salut du Gros. La haine qui divise les Bérurier et les Berlinguet vient de prendre un nouvel essor.
— Alors, Beau Cierge, on fait sa tête de lard ? observe mon ami. T’as de la rancœur pour ce que je causais à propos de la blague que je fis à ta daronne ?
— Une blague ! Jeter maman dans une fosse à purin, il appelle ça une blague, me témoin-prend-elle.
— Baste ! ricane Son Ampleur, c’est le seul bain qu’elle a jamais pris de sa vie ! Tu trouves plus honorable d’envoyer des bafouilles de dénonciation à tout le village, comme un homme-sandwich virgule ses prospectus ?
Elle pince les lèvres. Mongénéral nous tonitrue un truc dans sa langue.
— Oh, dis, le chaperon rouge, moule-nous avec ta conférence de presse ! l’interpelle Béru. Tu devrais lui cloquer son taf de maïs, au riche héritier ! Un poulet qu’est à la tête de cent briques, ça se choye, ma vieille !
Il se penche sur la caisse.
— Je me demande son âge, à ce bestiau ! T’as vu ces fourchettes à escargots qu’il a aux pattes ? Ça vit combien, un poulardin, dix, douze ans, pas plus ?
— J’en ai vu de quinze ans, ne peut s’empêcher de lamenter Laurentine qui fait siennes pour un instant les préoccupations de son abominable cousin.
— Suppose qu’il ait que trois piges, ça nous promet des grosses impatiences, calcule Alexandre-Benoît. D’ici que ça soye encore lui qu’hérite de nous, y a pas loin !
On se cogne un caoua bien réconfortant et nous affrontons à nouveau les froidures de Saint-Locdu.
La Mélie, c’est une grande gaillarde voûtée par les gros turbins. Des bras de singe, des épaules de portefaix, et dans toute sa personne, quelque chose de malheureux et de résigné. D’ailleurs, les gens malheureux sont inévitablement résignés. Elle a de grands cheveux roux-gris, filasse, qui n’ont pas été lavés depuis la fois où elle avait oublié son parapluie. Son sourire ressemble à un tiroir mal fermé et elle a les yeux gentils d’une bête de somme. En voyant entrer ce trio dans sa bicoque plus démantelée que celle de Prosper, elle semble intimidée, mais pas surprise.
Laurentine lui vote un hochement de tête et Béru déballe son pedigree, manière de remettre dans la mémoire de la bonne femme le résumé de ses chapitres précédents.
— Je voudrais vous causer de notre pauvre onc’, termine-t-il, en retrouvant d’instinct l’accent de son terroir.
Elle se croit obligée de chialer un petit coup, la Mélie, par politesse. Prosper, il devait la payer au tarif des indigents et, en plus, se faire mettre à jour le compresseur quand un retinton lui venait ! Mais il faisait partie des habitudes de la pauvre femme, et une habitude foutue, chez ces gens-là, ça les déséquilibre. Faut qu’ils se cramponnent aux coins de table pour pas chuter.
— Y a longtemps qu’il avait ce poulet, dites, Mélie ? demande Laurentine, toute préoccupée du sujet.
— Cinq ou six ans, révèle la femme de ménage. Il l’aimait bien, son coq.
— Ça, on le sait ! grogne Béru.
Il se tourne vers sa cousine.
— On va être bonnards pour poireauter une dizaine d’années, tu vas voir le coup.
Je les laisse supputer la longévité du gallinacé et j’entreprends la Mélie.
— Il était malade, ces derniers temps, l’oncle Prosper ?
— A chaux et à sable ! récite-t-elle pour avoir lu la formule dans un vieux numéro du Pèlerin.
— C’est vous qui l’avez trouvé mort ?
Elle met sa main immense et rouge devant ses yeux pour chasser la vision, mais en conservant cependant les doigts écartés pour continuer à me voir.
— Parlez-moi z’en pas, mon pauvre monsieur ! C’était l’autre matin. Juste quand t’est-ce que j’arrive. Au pied de son escalier…
Elle revoit — et raconte tant bien que mal — le corps de Prosper en bannière, le dargeot à l’air, tout blanc, tout maigrichon et ses poils aux guiboles, ses varices, ses bras z’en croix, son bonnet de nuit plein de sang, son bougeoir de cuivre écrasé, la bougie… Tout !
Il était clamsé depuis plusieurs heures déjà. Le raisin avait gelé. Quand on l’a soulevé du plancher, ça a fait un bruit terrible, comme lorsqu’on décolle du sparadrap. Une poignée de ses cheveux blancs est restée plantée dans le sol, pareille à quelque louche chiendent sorti du parquet.
Sombre détail : près du cadavre, Mongénéral cocoriquait à outrance. Il saluait le jour neuf, indifférent à la mort de l’homme qui lui léguait sa fortune ! Un chant de nouveau riche !
J’interromps la Mélie. Elle propose du café. En cambrousse, c’est dans les usages, quelle que soit l’heure, le caoua. Heureusement qu’ils ont la nervouze en veilleuse, sinon, avec tout ce qu’ils éclusent comme jus, ils auraient tous la danse de Saint-Guy, les terreux ! Faut accepter sous peine de les vexer. On dit banco. La Mélie met l’eau[5].
Pendant que sa casserole, au derrière noirâtre, se fait chauffer le baigneur, je continue d’enquêter.
— Il recevait beaucoup de visites, l’oncle Prosper, madame Mélie ?
Elle s’exorbite de bas en haut et de gauche à droite.
— Lui ! Personne ! Il vivait en hermine !
La confusion me fait évoquer la fille blonde de la nuit.
— Jamais personne n’est venu le voir ? Réfléchissez bien.
Elle gamberge vilain. Ça la plisse, la crispe, la contracte, la fissure, la tire-bouchonne, la gondole, la déforme, la transforme, la décompose. Elle ferme un œil, se mord le dedans des joues, se fait des nœuds aux doigts, se met les pieds en bottes de radis et les jambes en bottes de sept lieues. Elle larmoie, elle souffrette, elle craquelle, elle geint, elle grince, elle titube, elle pousse, elle se pâme, elle spasme, elle se pince, elle spécule, elle spéculum (e), elle dominus vobiscum (e), elle se force, elle se démantèle, elle s’ouvre, elle s’extrait, elle s’extrapole, elle s’apostolique, elle pond, elle répond :
— Oui, en effet…
Je bondis.
— Qui, quand ?
— Le mois dernier, m’sieur le curé a passé pour le dernier des cultes !
— Et c’est tout ? westinghousé-je.
— C’est tout !
— Vous n’avez jamais vu une jeune femme blonde rôder autour de sa maison ?
— Jamais !
— Vous n’avez jamais aperçu d’auto stationnée près de chez lui ?
— A part celle du boulanger, jamais !
— Le jour de sa mort, la maison était en ordre ?
La Mélie médite.
— Ben, à part son lit…
— Qu’avait-il, son lit ?
— Le matelas était déchiré… Et y avait plein de feuilles de maïs autour… Le médecin a dit qu’il avait dû prendre une crise de cœur et se débattre. Et puis…
Le docteur (vous me croirez si vous voulez, et si vous ne voulez pas, allez vite vous asseoir sur un paratonnerre) se nomme Purgon.
Faut le voir gravé sur une plaque de cuivre pour y croire.
C’est un vieux pochard pas rasé, bouffi, aux cils farineux, au regard gélatineux, au nez constellé de gros points noirs. Il est vêtu d’un pull marron, déchiré, et il porte un béret basque surmonté d’une petite queue poireuse.
Je lui dis qui je suis et pourquoi je viens. Il m’écoute, abattu dans son fauteuil comme un albatros sur le pont d’un cargo. J’ai idée que, malgré l’heure matinale, il est déjà naze. Ses lèvres violettes ressemblent à des hémorroïdes mal soignées. De grosses valoches à soufflets lui gonflent les pommettes.
Lorsque je me tais, il promène à plusieurs reprises sa langue dénaturée sur ses commissures pour s’huiler les articulations.
— Parce qu’en somme, vous croyez que sa mort est suspecte ? résume-t-il.
Sa voix a les inflexions caressantes d’une chasse d’eau.
— En somme, oui ! admets-je.
— Pourquoi ?
— Disons que j’ai mes raisons. Vous êtes certain qu’il est mort d’un arrêt du cœur ?
— On meurt toujours par arrêt du cœur, ironise-t-il.
Mais il voit à ma frite pas contente que je n’apprécie guère les boutades de ce style et il reprend :
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise : il faisait moins dix… Il était violacé, raide… Le bougeoir… En chemise… Au pied de l’escalier… J’ai pensé qu’il s’était levé pour pisser… Une marche ratée… Estourbi… La congestion était inévitable !
J’aime assez son style, au toubib. Il est plus télégraphique qu’oral, mais il ne manque pas d’une certaine concision.
— La femme de ménage vient de m’apprendre que sa paillasse avait été défoncée.
— Crevée… Mais la toile était pourrie… Il a suffi qu’il tombe du lit… Se raccroche ! Normal… Pourrie : une toile d’araignée.
— Autre chose, la Mélie m’a dit que Prosper Bérurier fermait toujours sa porte à clé… Or, ce matin-là, quand elle est arrivée, la porte n’était fermée qu’au loquet…
Le docteur Purgon hausse les épaules. Je l’ennuie. Le cas Prosper l’ennuie ! La vie l’ennuie. Il habite en dedans de lui, au rez-de-chaussée. Il ne lui reste plus que le vin rouge. Il a hâte que je me débine. Il louche vers la cheminée sur laquelle une bouteille de bordeaux à moitié pleine[6] lui fait de l’œil. Ils ont l’air de vachement bien s’entendre, la boutanche et lui. C’est la grosse connivence, l’indéfectible amitié.
— Il venait peut-être de pisser… Sur le pas de sa porte… Le froid… Il a voulu retourner au chaud… Il sera tombé en montant et non en descendant. Je suppose… Tout ça gratuit ! On l’a peut-être tué, en effet ! C’est pas mon boulot ! Si vous avez des doutes, demandez une autopsie !
Je me lève.
— L’idée est bonne, docteur ! A votre santé !
— J’oserais vous demander un service ? roucoule Laurentine en me virgulant un œil de plâtre sur fond jaunasse.
— Faites, mademoiselle.
— Vous pouvez m’emmener avec vous à Paris ?
Béru part d’un gros rire ventral.
— Tiens, v’là miss Bénissez-moi qui se dessale ! Fais gaffe, Laurentine ! C’est plein de petits pernicieux à Paname, d’ici que tu retrouves ta vertu dans la boîte aux souvenirs, y a pas loin !
Elle est fulmigène, Mlle Berlinguet, et se plante devant son horrible cousin.
— Je vais à Paris, uniquement pour visiter l’immeuble légué par l’oncle. Nous en avons l’usufruit, tu parais l’oublier.
— Je l’oublie pas, assure le Gros.
— Et tu comptais sans doute t’occuper tout seul de cet immeuble, Alexandre-Benoît ?
— Puisque j’étais sur place ! Mais si t’as envie de venir faire tes galipettes dans la capitale, gêne-toi pas, il faut bien que vieillesse se passe !
Peut-être que si elle se doutait de ce qui va arriver, elle renoncerait à Paris by night, Laurentine…
Du moins, je le pense…
DEUXIÈME PARTIE
L’IMMEUBLE DE LA RUE LEGENDRE
1
UNE MISSION DE RECONNAISSANCE !
Je sui été faire un peu de ménage chez Alfred que la femme est aux sports divers. Je reviens dès que j’aurez finit.
Tel est le mot que Bérurier trouve épinglé à sa porte lorsque nous passons à son domicile pour y déposer l’héritier à plumes. Heureusement, le Gros a ses clés.
Il va mettre Mongénéral dans la cuisine et nous propose un remontant. Dix heures du matin ! C’est la belle heure pour le premier apéro. Ça l’attendrit de visionner la Laurentine chez lui, à Pantruche.
— Tout de même, soupire-t-il, si nos vieux reviendraient et qu’ils nous voient en train de trinquer chez moi !
— S’ils t’ont déjà vu dormir dans le lit de maman, le plus gros de leur surprise est passé, objecte-telle avec pertinence.
Béru fait claquer ses doigts.
— Bon, c’est pas le tout, allons reconnaître nos futurs biens, Laurentine. Ensuite d’après quoi, on reviendra croquer ici, je t’invite !
Il rédige un message à l’intention de sa femme.
Berthe chérie,
Je suis de retour. On hérite presque avec Laurentine, la cousine que je t’avais causé. On reviendra déjeuner avec elle et San-A. Je te laisse ce poulet. Occupe-toi-z’en. Je t’embrasse en attendant le plaisir de le faire de vive voix.
— Et maintenant, en route, mauvaise troupe ! versifie le Poète.
L’immeuble dont a hérité le coq tricolore se situe au 269 de la rue Legendre. Faut que je chausse ma plume balzacienne pour vous le brosser. C’est une maison basse, adossée à un grand immeuble triste, au sein d’une courette mal pavée. Elle est de peu de profondeur et fait penser à un clapier appuyé au mur de la grange. On devine que l’escalier desservant ses deux étages doit se contorsionner pour pouvoir s’élever. La façade est utrillienne, avec un plâtre grisâtre, écaillé en maints endroits. Les volets peints en blanc ont retrouvé — est-ce par osmose ? — la couleur des murs. Ils sont pour la plupart à demi fermés, mais ceux qui demeurent ouverts laissent voir des fenêtres garnies de verres dépolis. Ces verres opaques donnent à la construction une vague allure de clinique modeste. On a l’impression que des gens pauvres et tristes viennent y faire soigner des maladies sans gloire.
Des constructions hautes et noires dominent la chétive demeure qui ressemble à une verrue de ciment. Je comprends pourquoi on a mis des verres dépolis aux croisées : sans eux, mille regards indiscrets pourraient plonger dans ce minuscule hôtel particulier.
Le Gros et Laurentine s’arrêtent dans la courette au centre de laquelle une vasque de bronze ébréchée conserve un peu de la dernière neige tombée.
— Dis donc, Laurentine, amertune le Gravos, c’est pas le Palais de la Radio, la masure à Prosper ! Moi je m’imaginais le bath immeuble de pierre de taille, avec encenseur et huit étages les uns par-dessus les autres !
Elle hausse les épaules et sermonne :
— A cheval donné, on ne regarde pas la dent !
C’est un proverbe de chez eux. Dans le gris Paris, il revêt toute sa signification. Cupide mais raisonnable, Laurentine !
— On pourrait mater l’intérieur, hein, et faire connaissance avec les locataires ? suggère le Monstrueux.
C’est bien dit à lui. Môssieur Béru se comporte en homme de biens (au pluriel) sachant déjà, d’instinct, gérer ceux-ci. Le sang nabu se réveille. Assoupi, seulement, qu’il était, le raisin made in Saint-Locdu.
— Ne disons pas que nous sommes les futurs nouveaux propriétaires, renchérit sa cousine. On est seulement des amis de l’oncle Prosper qui passent voir si tout va bien.
— Gigot ! clame le Gros (ce qui est une pure francisation béruréenne du vocable argot anglais : Ji Go !).
Délibérément, il s’approche de la porte et enfonde le clito de la sonnette électrique.
— A ce qu’on dirait, estime le Sagace, y aurait qu’un locataire pour toute la carrée.
Ça m’en a l’air, lorsqu’une bonniche loquée façon Feydeau nous délourde. Derrière elle on aperçoit un petit hall habillé de satin rouge avec, pendant du plaftard, une grosse lanterne chinetoque pourpre à franges noires.
Elle nous visionne d’un regard interrogateur, fermé à angle droit par un strabisme on ne peut plus convergent.
C’est le Béru qui gazouille :
— On est des amis à Prosper Bérurier et c’est sur sa recommandation ultime[7] qu’on vient.
La soubrette a des tifs mal peignés, rêches et roux sale. Sa coiffure, on dirait une assiettée de friture de goujons trop cuite. Ça contraste avec son coquet uniforme de camériste.
— Entrez !
On file-indienne dans la maison. Une odeur nuancée nous griffe les fosses nasales. Ça renifle le parfum de Paris dans les prix moyens et le désinfectant, ce qui renforce l’idée que la maison est une clinique.
La soubrette pousse une porte à deux étroits battants matelassés. On découvre un salon plein de chinetoqueries : des meubles laqués, des chaises aux pieds tourmentés, des éventails, et, avachi sur une table basse, un gros bouddha au nombril en forme de clin d’œil qui ressemble à Bérurier.
— Si vous voulez bien vous asseoir, je vais prévenir Madame.
Nous répartissons notre trio sur les sièges en considérant les œuvres d’art asiatiques proposées à notre attente. Pour ma part, j’ai horreur des chinoiseries et, d’une façon générale, de l’art plus ou moins exotique. Je suis pour la haute et épique époque, les gars. La Renaissance, le Louis XIII, un brin de Louis XV rustique à l’extrême rigueur. Ou alors le danois moderne. Mais le mobilier de Pékin, de Casablanca ou de Douala me fait prodigieusement tarter. Mon dargif, par hérédité, continue d’affectionner les fauteuils os-de-mouton ; mes yeux se complaisent des bahuts à pointes de diamant ou à petits caissons et la peau de mes doigts garde la nostalgie des bois robustes, patinés par les ans, dont le grain est aussi doux et aussi fin que les miches d’une jeune vierge.
— Ce sont des gens confortables qui habitent ici, décide Laurentine.
Elle est impressionnée, miss Qui-quête-pour-le-denier-du-culte. Son premier contact avec Paname !
Elle est habillée trop long, et en noir, sauf un petit col de lapin gris à son manteau. Elle a un bitos en faux astrakan garni d’une voilette derrière laquelle on aperçoit son minois en fer de pioche.
Les battants de la porte s’écartent et une dame s’avance sur nous. Tout sourire ! La respiration de Laurentine fait soudain un bruit de moulin à café en plein effort. Elle est choquée par le déshabillé de la maîtresse de maison. Mais que je vous solde la dame en question. C’est une forte personne bourrée de rondeurs de bas en haut.
Elle est blonde platinée, avec du rose ocre aux joues et du rouge violacé aux lèvres. Un peu de vert sur les paupières pour faire plus champêtre, et une mouche noire sur une pommette pour faire franchement Pompadour. Elle porte un déshabillé en voile entièrement sculpté dans de la barbe à papa. A travers les vapeurs du vêtement — mais a-t-on le droit d’appeler ce morceau de brume un vêtement ? — on devine le slip et le soutien-chose noirs. L’œil bouffi a quelque chose de polisson. Elle nous défrime posément en masquant tant bien que mal sa surprise.
— Bonjour, roucoule-t-elle en s’appliquant à zozoter pour que ça fasse plus petite fille gentille.
Béru, en pleine initiative, se lève. Son chapeau lui choit des genoux. En se baissant pour le ramasser, il se laisse entraîner par le poids de sa lourde tête de penseur, fait un pas en avant et met le pied droit au beau mitan du couvre-sous-chef. Le malheureux bada, qui ressemblait à un tas de choucroute, ressemble dorénavant à une tourte mal cuite.
— On vient sur la recommandation de M. Bérurier, bredouille mon ami en finissant par ramasser son couvercle à poubelle.
Elle fronce ses beaux sourcils dessinés au crayon à z’yeux.
— Bérurier ? mnémonise-t-elle. Je ne vois pas. Ici, les noms de famille ; vous savez… On se contente des prénoms, et même des sobriquets.
— Son prénom c’est Prosper, complète le Mahousse. C’est le propriétaire de la crèche.
— Moi, je ne suis que sous-locataire, s’excuse la forte personne. Mais bref, passons, je veux bien admettre…
— Ah ça, vous pouvez admettre ! s’enroue le Gros. Si je vous le dis c’est que je peux le prouver.
— Je vous ai dit : bref ! objecte la dame.
Elle retrousse une manche kimonesque de son déshabillé, dévoilant un bras plus potelé que le fion du plus beau bébé de France-et-de-grande-banlieue. Il y a des fossettes partout ! Et des bracelets d’or ! L’un d’eux représente un serpent qui se mord la queue. Image de l’infini !
Puis elle nous balaie de son beau regard marron-tirant-sur-le-vert.
— En somme, vous venez pour quoi ?
— On aimerait visiter les lieux, si ça serait un effet de votre bonté.
Elle agite un doigt alourdi d’une bague grosse comme ça, dont la pierre est soit un diamant de vingt carats, soit un bouchon de carafe en cristal de Bohême-Moravie. Et elle a cette repartie qui stupéfie l’intéressé ainsi que les deux personnes qui l’accompagnent :
— Polisson ! dit-elle.
— Ecoutez, chère madame, soupire le Gravos, lequel réagit aux charmes plantureux de notre hôtesse.
— Appelez-moi Froufrou, fait-elle.
Cette fois, Béru me file un coup de périscope éperdu. A mon tour, je mate la cousine. Elle est un peu coincée par la stupeur, derrière sa voilette, Laurentine.
— Suivez-moi ! décide la dame au déshabillé arachnéen.
On lui file le train. Elle grimpe l’escadrin, Béru sur ses talons. Il est fasciné par le valseur de notre délicieuse hôtesse, le Sanguin. Sa belle bouille d’honnête homme oscille pour suivre le lent balancement de ce somptueux postérieur qui le précède.
Parvenus au premier, la dame pousse une porte. On entre dans une assez vaste pièce toute en longueur. Les volets sont fermagas, les rideaux tirés… C’est capitonné… Plafond plissé soleil, en velours rouge, tentures noires. Un peu Borniol peut-être ? Il y a un immense lit à six places qui tient tout le fond de la pièce. Et puis des canapés polissons, vachement surmenés, dont les ressorts à boudin ont depuis longtemps déclaré forfait.
— Asseyez-vous ! conseille-t-elle, je reviens.
Avant que nous ayons pu intervenir, la voilà qui a disparu.
— Cette femme est bizarre, décrète Laurentine. Vous ne croyez pas qu’elle ?…
Elle se tape la tempe de son index replié.
— On voit que t’es jamais sortie, Laurentine, affirme dédaigneusement le Gravos. A Paris, c’est le style bon accueil, ça ! T’arrives, on est familier, on te reçoit à l’aimable, comme si tu serais chez toi !
— Elle a dû se douter de la vérité, objecte la cousine. Elle nous fait la cour.
— Peut-être, concède le Gros, mais avoue que c’est délicat. Elle en a rien à foutre de nous, après tout, Mme Froufrou. Du moment qu’elle douille son terme, qu’est-ce que ça lui importe qu’on soye les futurs proprios, je te demande. Moi, je la trouve charmante, cette dame. Et bien de sa personne. Elle est sexy, quoi !
— Je t’en prie ! proteste Laurentine.
Il est malaisé d’endiguer le lyrisme du Mastar.
— Je voudrais te signaler une chose, cousine. La dame qu’on cause a sensiblement ton âge, mais t’as l’air d’être sa mère !
— Merci ! grince l’incriminée.
— Tu devrais te ravaler un peu la façade, ma vieille ! C’t’ un conseil de cousin. Suis l’exemple de Malraux qui rebadigeonne Paris. Tu te filerais un chouïa de fond de teint sur la tronche, avec du rouge à lèvres et un coup de Bic aux sourcils, que tu ferais tout de suite moins maladie du foie. Et puis tes loques, surtout ! A quoi ça rime de s’habiller en chaisière ! Même le bon Dieu, ça le ferait sauver, tes jupons façon soutane. Tu fais plus curé qu’un curé ! D’ailleurs, les abbés, maintenant, ils se fringuent en civil. J’en ai connu un, l’été dernier, il portait un boxeur-chorte à carreaux !
Le retour de Mme Froufrou abrège ses conseils.
Elle n’est plus seule, la locataire des Béru. Deux jeunes personnes l’accompagnent. L’une est une petite Eurasienne faite au moule, avec une frange de cheveux noirs qui lui arrive au ras des yeux et une bouche rieuse ; l’autre une superbe blonde, très nordique d’aspect, au regard limpide comme une stalactite.
— Voici Youki et Alexandra, ce que j’ai de mieux en ce moment, affirme madame Froufou. Je suis certaine que vous en serez très contents. Ce sont du reste deux merveilleuses spécialistes des ébats collectifs. Et puis roulées comme pas trois ! Regardez un peu ça ! (Elle soulève le pull d’Alexandra.) Dessous il y a une paire de machins-trucs sans emballage, qui ferait dresser les cheveux d’une boule d’escalier. Pas de l’ersatz, de l’authentique ! Une pure merveille de l’art contemporain !
— Quelle horreur ! glapit Laurentine en faisant un signe de croix express !
La môme Alexandra blêmit !
— Quoi, quelle horreur ! pouffe-t-elle avec un accent suédois mis au point rue de Belleville. Non, mais vous entendez cette planche à laver qui chique les difficiles devant ma laiterie modèle ! Sans charre, Madame a autant de formes que la vitre et elle se permet des critiques !
— Calmez-vous, Alexandra, rabroue Froufrou. Vous ne comprenez pas que Madame plaisante et marque au contraire son admiration !
Elle se tourne vers Laurentine.
— Ces Scandinaves n’ont pas le sens de l’humour, excuse-t-elle. En tout cas, elles ont les plus belles jambes d’Europe. Du monde, non. Les Américaines les battent. J’en ai eu une, l’an dernier : Betty, vous auriez vu ces jambes… Une statue grecque ! Notez qu’Alexandra ne se défend pas mal…
Elle relève la jupe de l’intéressée à la hauteur de son menton. Nous avons une vue imprenable sur l’intimité d’Alexandra. Béru est violet foncé. Il a la bouche entrouverte, les yeux injectés de sang et la langue couverte d’écume.
Quant à Laurentine, c’est une momie. Elle est raide et sans voix ! Elle ferme les yeux. Y a une rafale de paters qui lui part de l’âme. Elle acte-de-contritionne à tout-va ! Elle est gâtée, Laurentine, depuis l’enterrement de son tonton ! L’exhibition chez Valentin, hier… Son coup de bourre-pif, la nuit, à la ferme isolée… Et maintenant…
Un rire immense me vient comme la marée montante arrive du fond de l’infini. Ça me gronde dans la moelle ! Ça m’investit sans m’avertir ! Ça me remonte depuis l’extrémité des nougats ! Ça me roule les cellules comme des galets ! Ça me disperse le maintien ! Ça m’anéantit le sérieux ! Ça me foudroie la dignité ! C’est une vraie colique ! Une hémorragie ! Une explosion ! Une dislocation ! Je me tords, me gondole, me contorsionne, m’époumone, me trémousse, me tortille, me feu-d’artifice ! Je rie, je rue, je roule, je rugis, je râle, je rossignole[8], je robinette de la rate ! Du coup j’accapare l’attention ! Je monopolise le présent ! On me regarde ! On s’inquiète ! On attend ! On espère ! On prie pour moi !
— Qu’est-ce qui t’arrive ? articule le Puissant.
Je laisse partir ce torrent d’hilarité qui me traverse ! Je dégorge !
— C’est pas à moi qu’il arrive, c’est à vous ! Vous venez d’hériter d’un bordel, Gros !
Il ouvre un coin de bouche. Sa joue gauche lui remonte par-dessus l’œil. On voit son râtelier tordu, ses amygdales poreuses, sa luette (gentille luette) tuméfiée, on distingue ses cordes vocales encrassées ; on devine son œsophage craquelé. C’est la stupeur qui lui fait ça, à Bérurier. Il opère une plongée vertigineuse dans la réalité. Il pige à son tour la stupéfiante vérité ! Mongénéral, le valeureux coq tricolore, est propriétaire d’une maison close ! D’un lupanar, d’un claque, d’un bouic, d’un clandé.
Dame Froufrou nous observe, pas contente, inquiète ! Elle vient de comprendre que ça ne carbure pas normalement ! Elle subodore la vaste confusion ! Elle réalise que nous ne sommes pas venus pour des galipettes à grande mise en scène !
— Mais, messieurs, soupire-t-elle, pouvez-vous me dire… ?
Non, on ne peut pas ! On étouffe trop de marrade ; car le Gros se répand en rires homériques, lui aussi ! Il a sa brioche qui cahote comme un chargement de fourrage dans les ornières d’un chemin creux. Il postillonne, il éclabousse, il envoie des bourrades à Laurentine. Il lui bouscule ses oraisons à la sortie !
— Non, finit-il par bavocher, tu te rends compte, Titine, que t’es au claque ! Au claque, ma vieille, toi, la ramoneuse de cierges de Saint-Locdu ! Quand ton curé va savoir ça, il aura des vapeurs ! Ah ! ce que c’est drôle ! Ah ! ce que je me marre ! J’en peux plus ! Je me sens aller dans mon Eminence ! Je me coince les soufflets ! Tiens, regarde, je pleure ! C’est trop fort ! ça me chatouille les tripes ! J’ai les joyeuses qui s’entortillent ! Faut que j’arrête sinon je vais canner d’asphyxie ! C’est pas supportable ! Je risque une lésion de la rate ! Je vais me déchirer une éponge ! J’aurai droit à l’hernie être anglais ! Laurentine au boxon ! Ça va être un sacré cri à Saint-Locdu ! Quand la nouvelle leur arrivera, ils mourront de marrage, les gars de là-bas ! Y aura un article dans l’Echo des Bosquets !
Un glapissement pareil à la sirène d’un chalutier en perdition retentit ! C’est la cousine qui l’a poussé. Elle jaillit telle une furie. Elle bouscule les deux pensionnaires de Mme Froufrou ! Elle fonce dans l’étroit couloir aux murs tapissés de gravures galantes.
Un instant. Puis nous percevons un grand cri ! Un grand choc ! Un râle ! Des exclamations ! Quelques interjections aussi pour faire plus gai ; avec un soupçon d’onomatopées qui nous restituent, extrêmement véridiques : le barrissement de l’éléphant, le grondement de l’ours blanc du Labrador ; le mugissement de l’ovibos des régions boréales et le miaulement du loup-cervier. On cesse de rire ! On se précipite ! On s’informe. Une porte ouverte nous projette la réalité en pleine figure. En se taillant, Laurentine Berlinguet s’est gourée de lourde. Elle est entrée dans une pièce occupée par un gros monsieur d’un certain âge et une frêle jouvencelle sans carte d’électeur et sans feuille de vigne. Le monsieur d’un certain âge possède un bide comme un obus, pointu du haut, une couronne de cheveux blancs autour de la calvitie et des fixe-chaussettes d’un modèle périmé. Outre ces petites sangles élastiques, signalons qu’il a pour seuls vêtements les poils de sa poitrine et sa cicatrice d’appendicite.
Lui, tient sa carte d’érecteur à la main et il s’apprêtait à déposer son bulletin dans l’urne lorsque miss Laurentine a fait une brutale irruption dans sa vie sexuelle. La jouvencelle, agenouillée, patiente, aimable, regarde l’arrivante effondrée sur la moquette, bousillée par les émotions fortes.
— Vous pourriez pas fermer la porte ! reproche-t-elle en nous apercevant, j’aime pas qu’on me regarde quand je travaille !
Son clille rouscaille vilainement. Il est pas venu ici pour faire une démonstration publique ! C’est un tranquille, un furtif ! Y a des rubans à la boutonnière de sa veste soigneusement posée sur un dossier de siège. Il est connu ! Il a une situation ! Il appartient au hémèrepé. Et abonné au Gaz de France, s’il vous plaît ! Quelqu’un, quoi ! Il faut des quelqu’un dans la vie ! Notre pays, Dieu merci, en a à revendre ! A louer ! A brader ! A offrir en prime !
On marche dessus dans l’autobus ! On en bouscule dans les rues ! Ils décident ; ils président ; ils conseillent ; ils désapprouvent ; ils glorifient ; ils sanctifient ; ils dévotionnent. C’est du boulot, non ? Faut avoir l’influx nerveux pour le faire !
En revanche, un quelqu’un en bon état a le droit de se confier l’intime à une demoiselle faite exprès pour, sans que six mirontons le regardent, non ? Elle est où, la morale chrétienne autrement, dites un peu ? Si on n’a plus le droit de se faire téléphoner au souverain pontife sans être dérangé, ça la fout mal ! De quoi revendiquer ! Réclamer le remboursement intégral de son dédit ! Il l’entend pas de cette oreille, le Casanova aux fixe-chaussettes. A propos, elles sont mauves, ses bretelles à socquettes !
Mme Froufrou, pour lors, éclate. Elle imprécationne formidablement après Laurentine, comme quoi cette tarderie lui démolit le fonds de commerce ! C’est une empêcheuse de gagner son pain-à-la-sueur-de-son-front, cette mocheté ! Elle vous condamnerait à la faillite ! Vous cloquerait des complexes dans le grimpant d’un brigadier de gendarmerie ! Un danger public, elle affirme ! Une engendreuse de maléfices ! Une désarmorceuse de coups fourrés ! Qu’est-ce qu’il va dire, M. Albert, maintenant, avec cette émotion de la dernière seconde qui lui a réduit la couleuvre de broussailles à l’état de soupçon, hein ? Et Dorothée, qui s’apprêtait à recueillir le fruit de ses efforts, comment elle va le récupérer, ce temps perdu ? Obligée de tout reprendre à la base ! D’effacer le compteur pour redémarrer à zéro, c’est charmant ! Sans parler de son diplomate guinéen qui ne va pas tarder et qui ne pourra pas se permettre de poireauter vu qu’il a une conférence à l’Unesco ! Ça tourne à l’émeute, notre visite chez l’oncle Prosper ! Les vociférations, les imprécations se succèdent ! Y a miss Fleur-de-Lotus qui renaude en cambodgien moderne ! Et puis Alexandra aussi, laquelle n’a pas digéré l’exclamation de Laurentine à propos de ses pare-chocs à poumons !
Béru se marre encore, mais moins fort. Sa rifouille se calme, comme le vent sous l’averse. Les grondements de son bide s’éloignent. Il finit par s’arrimer le sérieux au piquet de sa dignité.
— Stop ! hurle-t-il soudain.
Son bel organe caverneux rétablit le calme. M. Albert se serviette avec promptitude. Mme Froufrou met une sourdine au pavillon de sa trompette. Les pensionnaires se taisent, mais restent la bouche ouverte par déformation professionnelle !
— On ne s’entend plus, mugit le Féroce, qu’est-ce qu’est que ce bordel ?
Il se reprend et murmure, adouci, à l’adresse de la patronne :
— Excusez-moi, ça m’a échappé.
La personne se tourne vers moi.
— Vous qui me paraissez un peu plus évolué que ce gros lard, dit-elle, vous pourriez m’expliquer ce que vous êtes venus fabriquer ici ?
— Le gros lard que vous causez pourrait peut-être vous voter des ennuis sérieux ! tonne mon camarade en brandissant sa carte de flic.
— Mince, un Royco ! grogne la grosse dame d’une voix fataliste.
Elle nous refoule vers la sortie.
— Excusez le dérangement, monsieur Albert, fait-elle au client en panne, Dorothée va vous finir, mais vous ne paierez pas ; c’est pas dans les manières de l’établissement de troubler les habitués !
Elle ferme la porte dans son dos.
— J’écoute ! dit-elle noblement.
M’est avis qu’il est de mon devoir d’intervenir. Je lui raconte tout, sans mentionner toutefois que c’est un poulet qui est maintenant propriétaire du clandé.
— Comprenez-vous, terminé-je en matière de péroraison, nous ignorions en entrant ici ce qu’était cet immeuble et ce qu’on y faisait !
— C’est scandaleux ! réagit enfin Laurentine. Je veux m’en aller ! Porter plainte ! Il faut agir, et vite ! Alerter la paroisse ! Un prêtre pour exorciser ! Qu’est-ce que je dis, un prêtre : un évêque au moins ! En appeler à Sa Sainteté, même ! Evacuer ! Brûler ! Désinfecter ! Repeindre !
Elle s’affole ! Elle se signe ! Elle clapote des oraisons, par petits bouts en crottes de chèvre. Elle se sent investie par des démons. Ils lui grimpent après, lui chatouillent la jarretière, lui escaladent le pantalon. Ils fourmillent, nombreux, ardents, polissons. L’impossible s’est produit, l’inadmissible est arrivé, le plus monstrueux des inrêvables cauchemars a eu lieu : Laurentine, la pure, la religieuse, la dévote, la contrite, la sacerdotale ; celle qui signe ses pensées d’une croix, qui renouvelle les cierges, qui creuse de ses genoux cagneux le froid plancher des confessionnaux, qui jette des feuilles de rose à la Fête-Dieu, qui se lotionne le front à l’eau bénite, qui se creuse la poitrine à coups de Je-confesse-à-Dieu, qui reprise des soutanes, qui repasse les surplis (américains), qui plumeaute les statues, de saint Joseph, de Jeanne d’Arc, de saint Michel Archange, de sainte Thérèse, de saint Pierre (et Miquelon), de saint Emilion, de saint Kolonalahune, de saint Cassète et de sainte Valérie-en-Jean-Cau : celle qui mange du poisson le vendredi ; celle qui messebasse tous les matins ; celle qui s’est gardée intacte pour comparaître devant son Sauveur avec son bon de garantie d’origine, Laurentine, la virginale, se trouve dans un claque ! Laurentine est la presque copropriétaire d’un claque !
Elle trouve la sortie, cette fois. Elle dévale l’escalier, rate une marche, se pète les meules sur le carreau… Elle sort, claque la porte !
Dame Froufrou congédie ses deux pensionnaires d’un geste.
— Quelle histoire ! gémit-elle, alors c’est un flic qui hérite de cette maison ?
— Positivement, sentence Béru, très noble, très authentique dans son nouveau rôle de capitaliste.
— Feu Prosper Bérurier connaissait-il l’usage qu’on faisait de son immeuble ?
Elle hausse les épaules.
— Je n’en sais rien ; moi, que voulez-vous, je ne suis que la gérante.
— Qui est le patron ?
Elle s’offre le luxe d’hésiter, mais je sors ma carte de poulaga à moi. En voyant s’étaler dessus mon grade de commissaire, elle met les pouces.
— Le patron est M. Jérôme Laurenzi, dit-elle.
— Tiens ! Tiens, ! fais-je.
Vieille connaissance. Un truand mondain ! Toujours soupçonné, jamais mouillé. Laurenzi, c’est un monsieur. Il a de la classe, mais pas de morale. Il aurait pu devenir chef d’industrie, il n’a été que chef de gang par personnes interposées. Sa quiétude bourgeoise avant tout ! Un promoteur ! Un financier ! Il aime la musique, il protège les arts et fait du bien, du vrai bien à de vrais pauvres. Une belle figure, insolite, bizarre, attachante.
— Quelle est son adresse actuelle ?
— Il habite rue de Buzenval à Saint-Cloud.
— Un voisin, murmuré-je, vu que je crèche tout près. Très bien, on ira lui causer de l’air du pays. Bonsoir, jolie madame, ravi de vous avoir connue.
Bérurier perd un brin de dignité pour hasarder sa main conquérante, presque proprio, vers le bustier de Froufrou.
— Vos pensionnaires sont fraîches comme des petits cœurs, convient le Pertinent, mais entre nous et un pot de vaseline, si j’aurais à escalader quelqu’un dans cette turne, c’est plutôt vous que je choisirais, chère mahame !
Ça lui lubrifie la vanité, à la brave hôtesse. Ce compliment direct la fait rougir, ma parole !
— Flatteur ! susurre-t-elle en caressant d’une main aussi experte que baguée la région rasurelienne du Gros.
— Officiel ! réaffirme celui-ci.
Et il ajoute, en faisant jouer ses ramasse-miettes façon Rudolph Valentino :
— La qualité, je m’en ai toujours foutu, ce qui compte, c’est la quantité. Et de ce côté-là, sauf votre respect, c’est pas avec une pince à sucre qu’on peut vous agacer les roberts !
2
DE QUOI SE FAIRE DU MAUVAIS SANG
On récupère la dolente Laurentine dans la cour de l’immeuble. Elle est assise sur la margelle de la vasque et récite un chapelet d’urgence, les yeux à demi fermés. La fumaga de ses prières sort de sa bouche par petites bouffées. C’est vachement éloquent, un Notre Père, par moins quatre ! C’est visuel ! Ça se met à exister.
Elle se détache, en noir violent, sur fond de neige sale, la pauvre cousine. Sa ferveur lui fume de la voilette. On aperçoit des visages, embusqués derrière les fenêtres des grands immeubles, en train de mater cette pas croyable silhouette. On doit la croire aussi givrée que l’eau de la vasque.
— Tu rappliques, fille de joie ? l’interpelle grossièrement Bérurier.
Elle a un sursaut. Elle trace en direction de son paillard parent un signe bénisseur, comme pour lui extirper le démon, comme on extrait une tique de la peau d’un chien.
— Je suis morte de honte, me murmure-t-elle. Y a-t-il une bonne église dans le quartier d’Alexandre-Benoît ?
— Tout ce qu’il y a de confortable, certifie le Gros. Les saints ont l’auréole au néon et y a de la moquette dans les guitounes à péchés. En attendant, allons briffer, ma vieille. Je t’accorde que, pour une surprise, ç’a été une surprise, mais enfin c’est pas dramatique.
Elle interrompt ses litanies pour maugréer.
— Une maison pareille est-elle encore vendable ? demande-t-elle.
— Et pourquoi qu’elle le serait pas ? proteste le Fulminant. Les murs, c’est comme l’argent : ça n’a pas d’odeur, Laurentine. Sans compter, murmure-t-il, qu’on va réclamer des dommages et intérêts au locataire. Entre nous soit dit, je suis plutôt bien placé pour lui faire rendre gorge, au Laurenzi ! Il devait lui carmer le tarif clopinette cintrée, à tonton, pour sa crèche.
Du coup, Laurentine est intéressée et cesse ses jérémiades.
— A boulets rouges ! dit-elle. Use bien de ton autorité, Alexandre-Benoît. Pas de pitié pour ces déchets de la société, ces suppôts de Satan qui encouragent le vice !
Nous regagnons le Béru’s Office pour croquer les mets délicats que, nous l’espérons vivement, la signora Berthe n’aura pas manqué de nous accommoder.
Dès le palier, alors que nous accomplissons un numéro de patinage artistique sur paillasson, on perçoit des bribes de radio.
— B.B. est ici ! radieuse le Gros, en entendant discuter son transistor.
Effectivement, lorsqu’il délourde, une chouette odeur de beurre fondu nous émoustille les glandes salivaires.
— Tu vas voir la tortore de ma Gravosse, Laurentine, prophétise Béru, de la jaffouille de feurste coualiti ! Le Raymond Oliver, il lui cloquerait une fortune, à Berthy, pour s’accaparer ses recettes bonne-femme !
— C’est toi, Lagonfle ? interroge, depuis sa cuisine, la voix chaleureuse de l’épouse.
— En personne ! rétorque l’Affable.
Nous gagnons l’office. Berthe est assise sur un tabouret. Elle a un tablier sur les genoux, un seau à ordures devant elle et elle plume un poulet.
— Permets-moi de te présenter ma cousine Laurentine, dont à propos de laquelle…
Le Mastar se tait, chancelle, s’accroche au bouton de porte qui lui reste dans la paume.
— Oh nom de Dieu de nom de Dieu de merde ! récite-t-il avec une louche et ardente ferveur.
Un flot de bile lui monte aux lèvres. Il écarte celles-ci pour s’en libérer. Berthe, qui considérait la cousine d’un œil critique, reporte son attention et sa sollicitude sur Alexandre-Benoît.
— J’en sais un qui a tutoyé le flacon ! détecte-elle. Et maintenant, môssieur a son foie qui fait le turbulent !
— Misérable ! gronde Béru. Ah ! la garce ! Ah ! l’infâme !
— Non, mais dis donc, s’indigne Berthe, c’est parce que je suis été faire le ménage d’Alfred et que, vu l’heure tardive et l’insécurité des rues j’ai couché chez lui, que tu viens insinuer des insultes ! Et devant des tierces personnes !
— Le poulet ! beugle le Gros. Le poulet !
Laurentine pige, s’angoisse, s’enroue ! Elle se penche sur la cage. La voyant vide, elle devient livide !
— O doux Jésus, mon Seigneur et mon Maître ! murmure-t-elle. O pain de vie ! O vous qui effacez les péchés du monde, faites que ça ne soit pas ! Ayez pitié de nous !
Je louche sur la grosse crête rouge du poulet défunt. Sur ses plumes blanches que son égorgement a souillées de sang. Sur les somptueuses plumes bleues qui gisent, dérisoires, dans le seau à ordures… Mongénéral ! Berthe a saigné Mongénéral ! Elle le plume ! Elle entend nous le faire manger !
— Parles-en, de ton poulet ! glapit B.B. Merci pour le cadeau ! De la vraie carne ! Si c’est tout ce que t’as ramené de ton horrible bled, bravo ! Et puis tu le sais que j’ai horreur de tuer les poulets ! Que je sais pas faire ; que ça me répugnance ! T’aurais pu z’au moins le tuer avant de repartir… Faut que je me chargeasse de tout le bonheur ! Et la vie dure, il l’avait, ce salopard de coq ! J’ai essayé de lui couper le corgnolon avec les ciseaux ! C’était dur connue un tuyau de plomb, son cou. Un vénérable, ce poulet ! Vieux comme Jérusalem !
Elle s’arrête parce que Laurentine sanglote, parce que Béru larmoie, parce que, bien qu’ayant l’âme trempée et détrempée, je suis un peu pâle.
— Voulez-vous que je vous dise ? Vous êtes des petites natures ! bredouille la Grosse.
— Cent millions ! gronde sourdement Bérurier. Cent millions, voilà ce que tu viens de zigouiller !
Elle a une poignée de plumes à la main. Elle s’en torche la sueur du front. Une plume reste collée, altière, entre ses sourcils. Une vaillante squaw, Berthe !
Je raconte le topo à la Baleine… L’héritage saugrenu et ses clauses ! Elle en avale une plume ! Elle se congestionne.
— Vous me racontez des bobards ! essaie-t-elle de se raccrocher.
On lui jure que non. On regarde le corps de Mongénéral, grisâtre du croupion. La gorge béante… Du sang partout ! La crête qui se décolore, qui devient de la couleur de la langue de Béru un lendemain de noces.
— T’avais donc pas lu mon mot ? pleure Sa Majesté.
— Justement si ! Tu me disais « occupe-toi du poulet ». Je pensais que tu voulais le bouffer !
Elle est effondrée. Elle lâche la dépouille mortelle du coq ex-tricolore (privé de ses plumes bleues il n’est plus que bicolore) dans le seau. Elle chagrine à bloc, elle aussi. Elle unissonne, rattrape la douleur de son mari, en marche ; fonce sur le désespoir de Laurentine, laquelle possède une certaine avance. Mais ce handicap ne démoralise pas B.B. qui vagit comme vache en gésine, qui éclabousse tout de sa peine, qui nous humidifie de sa détresse, qui lave le sol de ses regrets. Le grand concerto en douze mouchoirs pour déshérités définitifs, mes amis ! Les Parapluies de Cherbourg, ils me jouent à eux trois. La fin prématurée de Mongénéral ruine leur vie. Les perspectives d’un avenir doré s’anéantissent. C’est la débâcle ; la chute des espoirs. Adieu, maisons, voitures, fourrures, vacances ! Adieu, plages de lumière, adieu, homards Thermidor, gevrey-chambertin, croisières en Méditerranée, chaussures made in Italy, robes Courrèges, propriété normande ! Adieu, veau, vache, cochon, cuvées (réservées) ! Perrette et le poteau laid !
Laurentine se guérit de son chagrin par la rage. Elle veut un huissier, faire constater : c’est un meurtre béruréen ! Elle n’a pas été, quant à elle, le Ravaillac de ce richissime poulaga ! Elle portera plainte pour gallinacide ! Elle attaquera le testament ! Elle attaquera les Bérurier en dommages et intérêts ! Elle ira jusqu’au bout !
— Oh ! ta gueule ! s’emporte le Gros. Fais donc ce que tu voudras, eh ! peau de punaise ! Tu l’as dans le baigneur autant que moi !
— On ne pourrait pas trouver un autre coq tout pareil ? suggère Berthy.
On cesse de renifler pour soupeser la suggestion. Mais Laurentine désapprouve l’idée, pas tant par probité foncière que parce qu’elle connaît le vétérinaire auquel le corps du coq défunt devra être soumis. Un sale coco ! Le seul ami de Prosper ! Vous pensez qu’il a dû relever les empreintes du coq ! Des fois même le marquer à sa manière, façon indélébile, pour pouvoir l’identifier en toute certitude.
L’accablement nous désempare. On se dévisage, à bout de détresse. Mais voilà que je dresse une manette ! Je viens de percevoir un petit bruit rigolo qui ressemble à un éternuement de souris. J’ai jamais entendu éternuer une souris, mais j’imagine que ça doit donner ça. Ça provient du seau. Je m’accroupis devant le récipient de plastique. Je rencontre l’œil de verre, rond et abasourdi, de Mongénéral. Sa petite paupière bleuâtre palpite. Je porte la main sur sa carcasse. Je sens de la tiédeur et un léger, un imperceptible battement sous les plumes.
— Ma parole, murmuré-je, il vit encore !
Ça fait du badaboum dans la masure ! Les trois autres trinquent avec leurs tronches en se penchant.
— Tu es certain ? anxieuse Bérurier.
— Oui, touche, son petit cœur bat toujours.
Le Gros fustige l’épouse supplicière.
— Tu mériterais que la S-pédéraste t’attente un procès ! dit-il. Quel carnage ! Torturer une pauvre bête de cette manière…
— Je t’ai dit que je sais pas tuer ! proteste la Baleine.
Si vous le voyiez, mon Béru, tout à coup. La situation, il l’empoigne à pleines paluches. En deux enjambées, il est au téléphone et tube à Police-Secours, donne son adresse :
— Ici, inspecteur Bérurier, envoyez d’urgence une ambulance avec un masque à oxygène pour un poulet qu’est grièvement blessé.
Ensuite, c’est l’hôpital Beaujon qu’il sonne.
— Préfecture de police ! ment-il. Préparez immédiatement votre meilleur bloc opératoire pour une extrême urgence de la plus haute importation. C’est qui t’est-ce, votre meilleur chirurgien ?… Le professeur Piédegarenne ? Jockey ! Alors, qu’il mette ses bleus de travail, on va lui amener le malade !
Il raccroche, essoufflé.
— Mongénéral vit toujours ? demande-t-il.
— Toujours, le rassuré-je.
Les mecs de l’ambulance en restent comme trois ronds de flan, lorsque, s’étant rangés devant le domicile du Gros, ils avisent un étrange groupe composé d’une vieille fille en noir, de deux flics en civil et d’un seau à ordures contenant un poulet à moitié tué et à moitié plumé.
— Où est le blessé ? ils s’inquiètent.
Béru montre le coq, inerte, dont seuls le cœur et la paupière batracienne bougent encore.
— Présent ! déclare Béru.
Ça manque de tourner au passage à tabac. Ils croient à une blague, les duettistes de la civière pliante.
J’évite l’incident de justesse en me faisant connaître.
— Secret d’Etat, coupé-je, ne cherchez pas à comprendre !
On pose le seau sur le brancard et on branche le masque à oxygène au-dessus de la tête pantelante du poulet. Nous décarrons dans l’aigre tintement de la sirène.
A Beaujon, ça se passe beaucoup plus mal. Le professeur Piédegarenne est à pied d’œuvre, la calotte sur le dôme, les lunettes en bataille, les mitaines de caoutchouc déjà enfilées.
C’est un grand gros savant, de l’espèce doctorale. Le mec qu’on voit à la téloche expliquer comment il se baguenaude dans les éponges d’un type. Avec des caméras microscopiques, il investigue, Piédegarenne. Grâce à son appareil, les bronches d’un mec deviennent les couloirs du métro, une plage de galets, c’est des calculs dans les reins et le Vésuve, c’est l’estomac d’un zig qui vient de fumer un cigare. On fait du canoé dans les ventricules ! On remonte les grandes artères ! On ascensionne sur le foie, on joue à chat perché sur les testicules — un comble ! Et on voit des troupeaux de gonocoques paître dans les méats.
Pour vous en revenir à Piédegarenne, quand il apprend que c’est pour un poulet de basse-cour qu’on lui a joué ce branle-bas de combat, il explose ! Il dit que ça lui sert à quoi ses diplômes, sa commanderie de Légion d’honneur, sa chaire à la Faculté, sa présidence des amis du bistouri électronique et sa thèse sur l’amibiase chez les constipés. Hein, à quoi, il nous le demande. Même un vétérinaire se vexerait qu’on lui amène un poulet exsangue à sauver.
Il veut porter plainte, alerter la presse, le conseil de l’Ordre, réclamer des dommages et intérêts ! Pendant ce temps, le volatile clape du corgnolon. Il fait le cigare qui s’éteint, Mongénéral, sa bobèche renâcle. Je produis ma carte au professeur ; mais des commissaires, il en a vu des pleins wagons, Piédegarenne. Faut autre chose pour l’impressionner, cet homme ! Il en a opéré, des flics ; il en a autopsié, même ! Il leur en a retiré des balles, réparé des trous de balle ! Il est dans le ventre d’un flic comme chez lui, Piédegarenne ; tout juste s’il met pas ses pantoufles et sa veste à brandebourgs pour officier. Il leur tripatouille le foie en lisant le papier d’Escarpit dans Le Monde, en téléphonant à ses copains du cercle, en fumant ses havanes.
— Pouvez-vous m’accorder un instant d’entretien, monsieur le professeur ? je sollicite.
Il consent tout de même.
— Ce poulet, monsieur le professeur, le chambré-je, ça n’est pas n’importe quel poulet. Des intérêts supérieurs sont en jeu. Le secret professionnel m’empêche de vous en dire plus long, mais vous devez bien penser que si nous faisons appel à un homme aussi éminent, c’est qu’en haut lieu on est d’accord !
— Les huiles sont au parfum ? benbarkise-t-il, j’aime pas beaucoup ça, les intérêts supérieurs et mystérieux !
Il se déboule néanmoins, comme le hérisson après l’alerte.
— Remarquez, fait-il, j’ai sauvé tellement de gens qui n’en valaient pas la peine, que je peux bien essayer de ranimer un poulet.
Il donne des instructions et on roule Mongénéral dans le bloc opératoire. On lui rebranche les tuyaux sectionnés. On lui fait des piquouzes pour lui soutenir le palpitant… Y a le problème de la transfuse ! Ils ont pas de sang de poulaga en ampoules, à Beaujon. Faut saigner d’urgence de la volaille aux cuisines pour trouver un raisin du même groupe que celui de Mongénéral. Ça dure une plombe, l’intervention. D’une délicatesse infinie, elle est ! Les élèves au prof, ils en sont médusés. Depuis Ambroise Paré, on n’avait pas vécu des instants aussi exaltants au-dessus d’une table d’opération (pour un peu ça va devenir une étable d’opération !). On lui fait du sérum physiologique, au Royco. A base de bouillon Kub ! On le raccorde ! On le colmate ! On l’irrigue ! On le sustente ! On le reconstitue ! A la fin, il est paré pour essayer une nouvelle vie. Piédegarenne peut pas se prononcer. Le choc opératoire, tout le monde sait ce que c’est. L’opération réussit toujours ; c’est après, ses conséquences qui sont pernicieuses. Y a la température qui s’affole, le taux d’urée qui grimpe, le pouls qui se dérègle, les cellules qui font la colle… Le patient il patiente plus ! Il coule à pic. Y a la bidoche qui met les pouces. Moche, la viande quand elle en peut plus, quand elle foire, quand son petit système débloque. L’esprit suit. Il fait le malin, l’esprit. Il caracole en tête du peloton lorsque la viande va. Il est maillot jaune, l’esprit, quand le bonhomme est en parfaite santé. Mais il devient lanterne rouge lorsque ça se déglingue dans la matière ! On le croyait souverain, il n’est que vassal ! Le but de la bougie, certes, c’est la flamme ! Mais sans bougie y a plus de flamme ! Un con vivant est plus intelligent qu’un intellectuel mort. Voilà le drame de l’humanité. On n’arrive pas à s’habituer à cette loi. On essaie de la contourner. On met des fleurs et des poils autour pour la rendre plus présentable. Elle demeure exécrable à fond. Intolérable ! Visqueuse ! Débectante ! Et dans Match, ils te montrent la vie avant la naissance ! La ronde des petits fœtus dans le sein à maman ! Bien peinards, suçant leur pouce inaccompli… Les yeux pas finis, les pinceaux pas encore conformes ; et déjà misérables, déjà en route pour la mort ; en position de saut du parachutiste s’apprêtant à plonger dans le néant ! Instants dérisoires, promis à l’engloutissement avant même que de s’être constitués. Moi, je refuse. Tout net. A Dieu ne déplaise ! Je crie pas d’accord avec la réalité, mes fieux ! Pas d’accord avec le système merdatoire. Nos destins de cuvettes de chiottes, j’en veux pas ! Fallait pas qu’il nous laisse la possibilité de gamberger le chef-Barbouze. Fallait qu’il (pardon, qu’Il, v’là que j’oubliais SA majuscule) nous maintienne à l’état de roseau non-pensant. En autorisant la gamberge il a créé son opposition. Ou alors, c’est pour faire le Malin, non ? Laisser de la corde à la chèvre pour qu’un instant, sur quelques centimètres, elle se croie libre. Et puis crac ! T’en va pas, fillette ! Reste avec nous ! Franchement je refuse. Je subis, mais je refuse ! L’essentiel, c’est de refuser, croyez-moi. Pour son confort spirituel…
Revenons à notre poulet… Piédegarenne lui fait installer un panier dans une chambre à deux lits pourvue de tous les perfectionnements cliniques. Y a l’oxygène sur l’évier ! On lui fait du goutte-à-goutte, à Mongénéral. Le chirurgien s’est piqué au jeu ; il tient absolument à le sauver, ce grand accidenté de la Berthe. Il va tout mettre en œuvre pour rattraper le coquicide de Mme Béru, Piédegarenne, tout ! Une infirmière diplômée d’Etretat s’installe à son chevet, la seringue parée pour des tonicardiaques d’urgence. Une qui a tout suivi, tout vécu, c’est Laurentine. La gravité de la situation l’a comme pétrifiée. Elle serre les lèvres, pince le naze, darde les yeux… Vigilante ! Un petit chapelet à la sauvette, mine de rien pour garder le contact…
Quand tout est fini, qu’on l’éponge, qu’on se sent moite et mou et vanné et brisé, elle murmure :
— Je reste à son chevet. Désormais je ne le quitterai plus. Fasse le Ciel qu’il en réchappe, car sinon je demanderai la saisie-arrêt de tes appointements, Alexandre-Benoît.
Le Gros ? Un juste ! Le dernier des justes, à combustion lente ! Il admet que sa responsabilité civile est engagée. Il est responsable des actes de sa femme. Il en subira les conséquences. Il a eu le temps de réfléchir pendant la délicate opération. Un retour sur lui-même, en somme ! Notez qu’il n’était pas parti bien loin, le cher homme.
Nous retournons chez lui. Il fait froid et gris, soudain. Paris se recroqueville ; malgré les coups de chiffon de Malraux, il a sa bouille pas fraîche des après-midi d’hiver, quand y a de la boue à tous les étages.
— J’abuse de ton temps, mondanise brusquement le Gros. Voilà deux jours que tu me pilotes, Gars…
— T’inquiète pas, ça me distrait. On joue relâche côté boulot et j’ai une gonzesse à oublier.
— Elle t’a fait de l’arnaque ?
— Au contraire, elle me plaît trop, Gros, ça risque de devenir dangereux, vaut mieux que je prenne la tangente…
— Qui t’est-ce ? questionne avec avidité l’indiscret.
— Une petite Madame bien sous tous les rapports, et particulièrement sous les rapports sexuels. J’ai peur d’y prendre goût, camarade. Comme elle est libre, ça peut se terminer à la mairie, cette plaisanterie.
— Pourquoi tu te marierais pas ? suggère le Radieux.
— Question de vocation, réponds-je. J’ai trop besoin de renouveler le cheptel pour me consacrer à une seule Mémé.
Il hausse les épaules.
— C’est une question de planninge, Gars. Moi, malgré ma Berthe qu’est assez accaparante, je m’arrange pour employer de la main-d’œuvre étrangère. On s’organise et voilà tout ! Crois-moi : y te faut un moyeu pour tourner rond. Une légitime, c’est comme qui dirait un régulateur. Quand t’auras du carat et que ta môman ne sera plus là, qui t’est-ce qui te préparera tes pilules et t’amidonnera tes limaces, Mec ?
— Oh, écrase, m’emporté-je, j’aime pas ce genre d’évocation, Gros !
Il se renfrogne. Un ange passe à tire d’aileron. On avance doucement dans la gadoue… Le bide à Béru émet des borborygmes troublants ; il crie famine, le malheureux… Des appels au secours, pathétiques ! La grosse clameur de la croque ! Il veut du pain !
On arrive chez le Mastar, bien décidés à piller son frigo. Manque de bol, personne ne répond à notre coup de sonnette et le Gros a oublié ses clés. Comme il est, depuis plusieurs millénaires déjà, brouillé avec sa pipelette, il me charge d’aller consulter icelle. La dame me répond que cette grosse salope de mère Bérurier est partie avec des amies, et elle préconise que Berthe aille se faire foutre, ce qui n’est pas a priori un mauvais conseil.
— Casse la tienne[9], tranche Béru lorsque je lui rapporte la chose, on va aller jaffer chez mon pote le bougnat d’en bas. Si par miracle ça serait son jour de gras-double, je te promets des délices qui vont t’ensorceler le palais !
Heureusement pour mon estomac, ça n’est pas le jour de gras-double de M. Agénor Pompidoche. Il fait dans le boudin-pommes-fruits aujourd’hui. Nonobstant l’heure inusitée, il consent à nous en servir… Nous boudinons donc d’une fourchette gaillarde. Le Gros affronte la situation avec un maximum de sérénité. Il veut croire que, grâce à l’intervention du professeur Piédegarenne, Mongénéral s’en tirera. Un souci pourtant continue de le hanter : les plumes du volatile. Il veut savoir si elles repousseront. Le bougnat est catégorique : les grosses plumes de la queue ne repoussent pas, jamais. Il a déjà effeuillé des croupions, dans sa jeunesse, manière de plaisanter avec la basse-cour. Il se rappelle, entre autres, un coq vachement gueulard, Pompidoche. Un grand, style pointe de clocher ou maillot de rugbyman français, bien altier. Ce foutu gallinacé le réveillait aux aurores vu que sa chambre était contiguë au poulailler. Un matin, il s’est levé, le bougnat. Il a pris un sac à pommes de terre et il est allé au poulaga’s palace. Vlan ! Il coiffe le ténor. Juste son panache bleu-vert dépassait du sac. En moins de deux il l’a rendue chauve du dargif, l’horloge parlante de la ferme. Et puis il est retourné se zoner, mine de rien. Le lendemain, ses vieux ont cru à une virée du renard… Le coq ressemblait à une outarde. Il était vachement mélancolique, sans son panache de saint-cyrien. Il avait beau traîner de l’aile devant les poules pour leur proposer ses hommages, mesdames les cocottes l’envoyaient chez Plumeau (ô ironie). Elles voulaient plus se farcir ce délabré du casoar. Comme quoi, chez les volailles, c’est bien comme chez les gens : c’est l’habit qui fait le moine ! Le coq, il a attendu que ses plumes repoussent, mais des clous ! Imberbe définitif de l’as de pique, il était ! Alors il est devenu neurasthénique. Il a cessé de chanter. Il bouffait mal. Tant et si bien que les parents Pompidoche ont fini par le faire en pot-au-feu. Tout ça à cause d’une poignée de plumes arrachées.
Ça rend Bérurier perplexe, ce récit. Il dit que jamais ils ne palperont l’héritage dans de telles conditions. Le toubib chargé de l’expertise ne signera pas le permis d’inhumer ! Et c’est la commune qui héritera du claque à Prosper. Il en bave. Dans le fond, ça ne lui déplaisait pas de se trouver copropriétaire d’un clandé. Il se voyait déjà régnant sur ces dames, réceptionnant et expérimentant les nouvelles recrues…
— Comment ! l’endigué-je, toi, un flic, et un flic émérite, envisager d’être bordelier ?
— J’eusse donné ma démission, ennoblise le Gros. M’est avis que ça doit carmer fort, une turne d’abattage comme la nôtre ! A propos, faudrait que nous allions causer de l’air du pays à ce Laurenzi…
— J’allais te le suggérer, rétorqué-je.
Il finit le plat et murmure :
— Je connais un pédicure japonais tout ce qu’il y a de bien…
— Tu as des cors ?
— J’en eusse, mais grâce à lui j’ai maintenant les pinceaux qui peuvent marcher la tête haute. Tu verrais mes nougats, San-A., ceux du bébé de Cadum sont moins appétissants. Mais c’est pas à ce propos que je parle du pédicure ; je me dis que, japonais comme je le connais, ce petit bougre est peut-être fichu de regreffer la plumasse de Mongénéral. Les Japonais, ils sont jaunes, je te l’accorde, mais pour la technique ils craignent personne. Des mecs qui te fabriquent un transistor dans un bouton de braguette, ça doit leur être un jeu d’enfant de replanter des plumes dans le fion d’un poulet, non ?
Les déductions du Gros sont toujours lisses comme des oursins. On se demande dans quel obscur labyrinthe erre sa pensée.
— Tu pourras toujours essayer, approuvé-je.
La rue de Buzenval est une rue en pente, qui monte quand on la prend par le bas et qui descend — fortement même — quand on l’emprunte par le haut. Nous décidons de la monter.
Jérôme Laurenzi habite une somptueuse villa coincée entre des immeubles neufs. C’est grand, c’est blanc, c’est vitré, y a des pelouses, une piscine (gelée pour l’instant) et un portique pour l’entretien de sa forme.
On sonne et un vieux larbin vient déboucler. Il est maigrichon, creux comme un saule, et il a la bouille grise et fendillée. Je le défrime, il sourcille…
— Dites, camarade, je vous connais, fais-je.
Il branle le chef, mais malgré cette attitude évasive, je vois bien que lui aussi m’a reconnu.
— Finfin-la-Coupure, hein ? je lui virgule.
Il sourit. Dans le fond, ça le flatte un peu que j’aie retapissé sa bouille. Finfin-la-Coupure œuvrait dans le faux talbin, voici quelques années encore. Le faf de dix raides, c’était sa spécialité. Un bricoleur génial, ex-graveur sur cuivre… Il s’est fait piquer sottement un jour, parce que, par inadvertance, il avait fait de la moustache à Bonaparte, sur le nouveau billet de dix mille, l’ayant confondu avec le Richelieu du bifton d’un sac. Il a écopé dix piges de vacances (une par mille francs ! Encore heureux qu’il se soit pas attaqué au bifton de cinquante laxatifs).
— Eh bien, Finfin, m’exclamé-je, tu as moulé la gravure pour le gilet rayé ?
Il bêle un pauvre sourire plein de nostalgie.
— Fallait bien que je fasse une fin honnête, monsieur le commissaire, loyalise-t-il. J’ai la maladie de Parkinson, regardez comme je sucre, vous me voyez manier le pyrograveur avec une tremblote pareille ? Déjà que je ne peux même plus servir à boire sans en foutre à côté !
— Et c’est en entrant au service de Laurenzi que tu estimes faire une fin honnête, papa ?
— Et comment ! M. Jérôme est l’homme le plus intègre que je connaisse !
— Alors j’aimerais avoir une vue plongeante sur le reste de tes relations ! Il est ici ?
— Je pense, oui…
— T’en es pas certain ?
— Je suis rentré de vacances tout à l’heure et M. Jérôme ne se lève jamais avant quatre heures de l’après-midi…
Je mate ma montre.
— Quatre heures moins vingt, annoncé-je, on va l’interviewer pendant qu’il prendra son petit déjeuner…
Escortés par le vieux faux-mornifleur, nous remontons une allée pavée en opus incertum.
— Il vit comment, ton boss, Finfin ?
— C’est-à-dire ? s’étonne le vioque.
— Seul ou marié ?
Finfin hausse les épaules.
— Sa première dame est morte y a trois ans. Il a eu d’elle un petit garçon qui vit dans une pension suisse…
— Et son veuvage, il le passe où ? A la Trappe ou aux Folies-Bergère ?
— Ni l’un ni l’autre… Il a des amies… Il en change souvent.
— Rien de mieux pour entretenir un matou en état de marche, approuvé-je en connaissance de cause.
Il nous introduit par une porte-fenêtre dans un vaste hall qui fait aussi salon. Y a un piano à queue, un aquarium aqueux, des divans accueillants, et des toiles de Picasso sur les murs. On vit une époque d’exception. Les truands aiment la peinture, de nos jours. Autrefois, on les trouvait dans les arrière-salles des troquets douteux, maintenant, c’est au musée Galliera qu’on les rencontre ! Ça marque une notable évolution, non ?
— Je vais prévenir M. Jérôme, annonce Finfin.
— C’est ça, et dis-lui qu’il ne se lève pas du pied gauche, je veux lui voir un beau sourire radieux !
Le larbin d’occasion s’éclipse. Béru s’affale dans un canapé rouge cerise.
— Tu parles d’une crèche grand luxe, s’extasie mon Valeureux. Si c’est avec le cheptel de la rue Legendre qu’il a accumuloncé tout ça, Laurenzi, ça me promet des beaux jours !
Je défrime un Picasso de toute beauté qui représente un œil de vache dans une soucoupe posée au sein d’un triangle isocèle (les plus beaux), lorsqu’une cavalcade se fait entendre. Je me retourne et j’avise un Finfin livide qui se rabat avec les yeux en bandoulière, la bouche ouverte et la sucrette en prise.
— Monsieur le commissaire ! Monsieur le commissaire ! bavoche le bonhomme. Un malheur ! Un grand malheur !
Je m’élance sur la moquette lie-de-vin à tringles de cuivre. Au premier, une porte est ouverte. J’entre. Je vois Laurenzi mort sur son lit. Car, bien qu’il soit en pyjama et dans un plumard, il est impossible de le croire endormi. Ce mec est canné à ne plus en pouvoir… Cireux, pincé, glacé… Et puis, que je vous fasse rire : il a une corde au cou. Les deux extrémités d’icelle sont allongées de part et d’autre de l’oreiller. On a étranglé M. Jérôme assez proprement. A deux ! Chacun devait tenir un bout de la corde après qu’on eut fait décrire un tour mort au cou de Laurenzi.
Pas trace de lutte. Je remarque un verre avec encore de l’eau dedans sur la table de nuit. Une boîte de pilules… Un somnifère. Il a dû s’envoyer chez Morphée à coups de sédatif. Pendant qu’il en écrasait, deux aimables personnes sont venues lui essayer sa cravate des dimanches.
Je fais une chose que j’ai encore jamais faite en pareille circonstance : je m’assois sur une chaise capitonnée, je croise mes jambes, et je regarde le défunt en réfléchissant.
La fière stature de Béru obstrue l’encadrement. Le Gros regarde le lit, hoche la tête d’un air entendu et s’arrache un poil de nez, comme pour s’attirer une larme.
— S’il est pas clamsé, c’est rudement bien imité, déclare mon copain…
Je ne réponds pas. Je continue de réfléchir. Cette affaire, c’est comme une sorte de pétrin mécanique dont les pales tournent en rond, puis sur elles-mêmes… Le système solaire, quoi ! Et ça malaxe je ne sais quelle drôle de pâte !
Tonton Prosper meurt… D’une mort pas tellement franche, reconnaissons-le. La nuit suivant ses funérailles, deux belles élégantes en Cadillac fouillent sa masure… Prosper possédait un immeuble à Paris. Il s’avère que ledit immeuble abrite un clandé. Ce clandé est la propriété de Laurenzi… Et voilà qu’on étrangle Laurenzi… M’est avis que le gaillard est mort depuis un bon bout de temps. Au moins deux ou trois jours… Ça renifle vachement la Toussaint dans la piaule.
— Appelle-moi Finfin ! me décidé-je.
— Je suis là, bave le vioque…
Il a été salement commotionné, Finfin. Avouez que c’est pas drôle, pour un vieux tricard, de découvrir son patron étranglé au moment précis où la police lui rend visite, hein ? L’opération manque-de-bol !
— Tu m’as dit que tu rentrais de vacances, Finfin ?
— Tout à l’heure… Je reviens du baptême de mon petit-fils, en Vendée.
— Tu es resté parti longtemps ?
— Quatre jours.
— Et il n’y a pas d’autres larbins que toi dans la crèche ?
— Une vieille cuisinière. C’est elle qu’a élevé M. Jérôme…
— Elle aurait mieux fait d’élever des lapins, ronchonne Sa Pertinence.
— Où est-elle, cette digne dame ?
— Justement, murmure le chouan du faux talbin, je m’étonnais de ne pas la voir…
— Elle loge ici, bien sûr ?
— Naturellement !
— Tu l’as cherchée ?
— Je suis allé voir dans sa chambre, elle n’y est pas !
— Tu devrais explorer la masure plus en profondeur, conseillé-je. Donne-lui un petit coup de paluche, Gros, des fois que Finfin serait devenu presbyte en prenant du carat…
Mes deux comiques troupiers disparaissent. Je décide alors d’opérer une petite perquise-éclair. Je commence par fouiller le secrétaire d’acajou décorant la pièce. Il brille doucement dans la pénombre. Il fait miroir dans ses parties rondes et réfléchit le lit avec le cadavre… Saisissant comme impression, mes fils !
Deux tiroirs du meuble sont bourrés de lettres d’amour liées avec des rubans de couleurs différentes. M’est avis qu’il jouait les Casanova, Laurenzi. Au cours de sa vie il a descendu quelques frangines, croyez-moi, et il devait pas être feignant à l’établi, on s’en rend compte à travers les écrits de ces dadames ! Vous parlez d’un petit ramoneur de broussailles ! Les plus polissonnes rappellent ses étourdissantes prouesses sur matelas Simmons, dans les babilles. Elles évoquent comment qu’il trépignait du mât de cocagne, Jérôme ! Avec quelle maestria il leur jouait l’introduction de la Flûte enchantée ! Et comment qu’il s’y prenait avec la gourmande pour leur humidifier la cressonnière ! Demandez tous les détails ! De quoi filer le gourdin à douze académiciens ! Outre les lettres, y a du fric : des dollars et des francs suisses… Il avait un faible pour les monnaies fortes. Du jonc aussi : quelques louis, des bijoux d’homme… Visiblement, le vol n’était pas le mobile du meurtre. Ceux qui lui ont noué la cravetouze ne se souciaient pas de son artiche. Quand mon exploration est achevée, je ne suis pas plus avancé. Je me tiens alors le raisonnement suivant : tous les secrétaires ont leur tiroir secret. Ça fait partie de la grande tradition de l’ameublement. Sous Louis XV, ils en raffolaient, les ébénistes, des cachettes vicieuses.
Moi, j’adore découvrir ces planques astucieuses. Je vais vadrouiller aux Puces, certains dimanches, uniquement pour jouer à « déniche-tiroir ». Je fais mine de m’intéresser à un secrétaire, mais en réalité, seul son compartiment secret me préoccupe. Et toujours je finis par mettre le doigt dessus. Ou alors c’est que le meuble n’a pas de système. Tous les tiroirs étant retirés, je prends du recul pour considérer le secrétaire de Laurenzi dans son ensemble. Les planques sont toujours de deux sortes. Ou bien il s’agit d’un double-fond, ou bien d’un alvéole pratiqué dans l’épaisseur d’un montant. En l’occurrence, je pencherais plutôt pour la première solution.
Je mate chacun des tiroirs et je constate que l’un d’eux est plus étroit que les autres. Je brûle, mes loutes, je brûle ! Effectivement, un sondage appliqué me permet de libérer un double-fond coulissant. Vachement diabolique, le tiroir secret de ce secrétaire. En effet, il compose l’intervalle entre deux tiroirs, vous pigez ? Si vous ne pigez pas, ça n’a du reste aucune importance, et vous pourrez tout de même suivre les péripéties ci-dessous sans choper de méningite.
Dans le compartiment que je viens de libérer, je trouve un truc hautement inattendu : un album de photographies. Il est relié cuir et orné d’un fermoir à clé. La clé est absente, mais s’en passer est pour votre San-Antonio chéri un jeu d’enfant… Juste comme j’ouvre enfin l’album, le Gros se rabat dans ma contrée à une allure mach 2.
— Viens vite, San-A. ! On a retrouvé la mémée…
— Morte ?
— Non, saucissonnée dans la cave !
L’album de photos sous le bras, je cavale sur les talons béruréens. Le sous-sol est badigeonné à la chaux. Tout est propre, bien balayé. Dans la chaufferie, allongée près de la chaudière à mazout, j’avise une grosse vieille dame en pleurs. Finfin lui masse les chevilles.
— Je ne pourrai jamais plus marcher ! dit la vieille. Jamais, je suis trop ankylosée. Je ne sens plus mes jambes !
Le magicien Bérurier lui tend une bouteille de cognac deux étoiles (le propriétaire récoltant est gaulliste). On se demande de qui il tient ce don, Béru. Il a l’art de dégauchir la bouteille salvatrice au moment précis où il la faut. Vous le larguez dans une maison inconnue de lui. Le temps de compter jusqu’à dix et vous le retrouvez avec un flacon à la main.
— Buvez un coup de gnole, grand-mère, ça vous rechargera la batterie.
Elle avale une lampée d’alcool, suffoque un peu et reprend des couleurs. On lui pose une question totale, et elle y répond totalement. Ça s’est passé la veille. Dans l’après-midi. Elle était dans sa cuisine. Elle a entendu un bruit. Elle s’est retournée. Une femme se tenait derrière elle. Toute vêtue de noir, comme une souris d’hôtel. Elle avait un bonnet de laine noire enfoncé jusqu’aux sourcils et portait un loup de velours noir. Elle tenait un revolver à la main. Elle a ordonné à la cuisinière de la suivre et l’a conduite à la cave. Une seconde femme s’y trouvait déjà, pareillement habillée et masquée de noir. Elles ont ligoté la mémée, puis l’ont abandonnée. C’est tout ce que la pauvre dame peut dire. Voilà vingt-quatre heures qu’elle moisit dans son derrière-de-basse-fosse[10]. Elle est aux limites de ses forces (on plus exactement de ses faiblesses).
— On n’a pas fait de mal à Jéjé, au moins ? demande-t-elle au camarade Finfin.
Le ci-devant faux-mornifleur détourne la tête. La vieille pressent un désastre et se met à glapir. Je fais signe au Gros de me suivre.
— Alors, que dis-tu de ça, héritier cocardier ? lui demandé-je après que nous eûmes gravi quelques degrés.
— Les gonzesses en noir d’hier après-midi, ça serait-y pas les gonzesses en blanc d’hier soir ? suggère le Mammouth.
— C’est ce à quoi je pense, Gros.
Je m’installe dans un canapé da hall afin de feuilleter l’album de photos. Il est d’un genre particulier puisqu’il ne recèle que des photos de demoiselles toutes plus sexy les unes que les autres. Superbe échantillonnage, les gamins ! De quoi rire et s’amuser à l’hôtel « des Deux-Hémisphères et du Pou-Nerveux réunis ».
Il y a deux photos par page. Sous chacune d’elles est collée une notice biographique tapée à la machine, avec, en rouge, les signes particuliers de l’intéressée. C’est en fait un catalogue que cet album. Un catalogue semblable à celui d’une agence théâtrale par exemple. A cela près que les notices, au lieu de citer les œuvres primitivement interprétées par ces dames, ne font état que de leurs prouesses amoureuses. C’est alléchant, ce répertoire. C’est à lécher ! Il pulvérise le catalogue de la Redoute et celui de la Manu Française d’Armes et Cycles de Sainte-Etiennette qui enchanta mon enfance. L’ai-je assez feuilleté, le gros bouquin de la « Manu ». Je connaissais par cœur ses pages de couleur… La chasse et le cycle en blanc, le camping en jaune, les outils en violet… Une boîte à rêves ! La magie à l’état pur ! Le monde résumé en quatre cents pages ! Avec la description, les prix… Chaque année, Félicie me commandait quelque chose… Une fois, je me souviens, un nécessaire à découper le contreplaqué. Y avait la scie, la vrille, des râpes. Et des modèles à coller sur le contreplaqué. J’ai fabriqué un porte-cigares. Il ressemblait pas à grand-chose, et des parcelles du patron subsistaient sous le vernis chargé de donner à mon chef-d’œuvre informe l’éclat du neuf. Ce porte-cigares, je le revois… Tarabiscoté, branlant, pompeux, hardi, rigoureusement inutilisable. Un édifice costaud comme un château de cartes dont les petits clous destinés à renforcer l’assemblage dépassaient de partout, le transformant en hérisson ! Fallait gaffer par où le cramponner. Il était perfide à manipuler ! Et ses alvéoles énormes ne pouvaient guère héberger que de formidables londrès du genre fusée Mercury. Pendant des jours je l’ai admiré. J’arrivais pas à piger ce miracle en contreplaqué. Je me demandais dans mon tréfonds pourquoi j’avais exécuté un porte-cigares alors que tant d’autres objets plus utilitaires s’offraient dans la gamme des trucs à réaliser.
Il me troublait vachement, avec ses moulures ébréchées, ses pieds en volutes qui boitaient bas, ses énormes trous avides qui restaient à vide. Et puis à la fin, à force de contempler cette chose trop vernissée et qui demeurerait poisseuse pour toujours, une espèce d’inquiétude m’a pris. J’ai pigé que j’avais enfanté un monstre ; quelque chose d’affreusement étranger à tout ce qui était moi. J’avais produit un truc qui ne me concernait pas. Je m’étais consacré à une tâche louche que mes doigts avaient ignorée. Ça devenait inquiétant d’y penser. Il trônait sur la cheminée de la salle à manger, entre la Diane chasseresse de la pendule et une coupe d’opaline. La glace contre laquelle il s’appuyait le multipliait par deux. C’était de la provocation ! Ça me doublait l’angoisse !
— Tu ne fabriques pas autre chose, mon chéri ? s’inquiétait Félicie.
Non, je ne pouvais plus fabriquer autre chose. Je n’allais pas engendrer des horreurs, brusquement ! Je n’allais pas forcer ma nature antibricoleuse pour produire ces machins pas croyables !
— Tu n’as pas de suite dans les idées, soupirait ma brave femme de mère !
Elle avait sûrement raison, intrinsèquement. Mais dans ce cas, valait mieux ne pas en avoir, de suite dans les idées. C’était trop grave ! Trop agressif ! Trop déprimant. Vers quelle faillite j’aurais galopé en m’obstinant ?
Mon nécessaire, je l’ai toujours, à la cave… La scie est rouillée. Lorsque mes yeux tombent dessus, je frissonne, c’est plus fort que moi. Quant au porte-cigares, je l’ai donné un jour, y a très longtemps, à M. le curé qui chiquait l’admiration, le vieux tartufe. Il passait pour le denier du culte, il a pas osé refuser. Je suppose qu’il a dû le virguler dans la première poubelle venue en s’en allant. Félicie pleurait sur mon « sacrifice ». Moi aussi, je pleurais… Je sais plus pourquoi au juste, mais ça ne fait rien. Mes plus belles larmes, je les ai toujours versées en ignorant pour qui ou pour quoi !
Mais je digresse. Peut-être que ça vous fait tartir, non, de me voir foutre le camp brusquement dans la tartine rêvasseuse ? Vous vous demandez ce qui lui arrive, à votre San-A., de planquer l’action au beau milieu et de s’asseoir sur son pliant, comme un pêcheur à la ligne, à regarder couler le fil du temps alors que des péripéties sont nouées et galopent dans votre imagination.
Je peux pas m’empêcher… Ça me prend comme une envie de gauler, comme une envie de chialer. Faut que je m’arrête, que je m’adosse au paragraphe en cours pour vous dire… Je vous aime bien, j’ai besoin… C’est un vertige. Faudra que je demande à mon éditeur de les imprimer en couleur, mes passages fumeux, pour que ceux qui ne les aiment pas puissent les sauter et que se précipitent dessus, au contraire, ceux qui les aiment : mes amis. Oui, faudra… Faudrait !
Tout est à faire, à refaire, à défaire… Et puis, vous voyez, on continue. On néglige. On se dit « qu’à quoi bon ». Il a trop le sens de son provisoire, l’homme, pour s’organiser vraiment. C’est ce qui fait la grande force des juifs. Eux, ils s’installent toujours et partout comme si c’était pour l’éternité. Les grands errants, les grands brimés, les grands tourmentés de l’humanité ont d’instinct cette force de caractère. Pour eux, le pique-nique n’existe pas. Tout de suite c’est Vauban ! On fortifie, on aménage.
Sur le catalogue des putes, on a une sacrée nomenclature de l’amour et de ses richesses. De quoi flanquer d’abominables complexes à ceux qui s’imaginent que l’amour c’est seulement « bonjour madame-au revoir madame !Un coup pour jeter sa casquette, un autre coup pour aller la chercher !
Sur la première page, on voit une môme splendide, arabe, je pense, avec un grain de beauté en plein milieu du front, des yeux mouillés et des lèvres épaisses. Sa biographie annonce : Myriam, vingt-quatre ans. Peu douée pour les exercices buccaux. Par contre, grande spécialiste de la danse du melon. Sujet convenant particulièrement aux contemplatifs assoiffés de spectacle.
Passionnant, non ? La photo voisine représente au contraire une belle blonde, un peu trop poupine, un peu trop fardée, avec les yeux cons d’un épagneul qui n’a pas retrouvé le gibier abattu.
Et on lit, à sa rubrique : Lola, 21 ans. Corps parfait, mais tendance à la cellulite. Pratique admirablement l’amour à la duc d’Aumale. Pleine d’heureuses initiatives dans les surprise-parties.
Et je poursuis l’exploration de ce très particulier album. On la pratique d’une façon moderne, la prostitution, de nos jours. Le personnel se recrute par agences spécialisées. Un bordelier veut une pensionnaire, il demande aux imprésarios[11] leur catalogue et il se choisit un sujet correspondant à ses besoins. Il lui faut une négresse, une Suédoise, une Ricaine ? V’là ! Servez chaud ! Une Greta Garbo, une Marilyn, une Brigitte ? Hop, c’est parti ! Une technicienne de la clarinette baveuse, une artiste du grand écart, une douée de la malle arrière ? Banco, servez-vous ! Ça devient du travail de régisseur. Ces dames, quand ça ne carbure pas selon leurs désirs (coupables), changent d’agents. Comme un acteur passe de Ci-Mu-Ra chez Horstig, elles quittent l’écurie de Paulo-pain-de-fesses pour celle de Dédé-les-belles-gonzesses. Dix pour cent sur la transaction, je suppose ? On vend bien les joueurs de football ! Après tout, y a pas de raison.
Je me fends le pébroque en apprenant que Carola la Roumaine est la reine du vibromasseur sur peau de mouton à l’envers[12], que Frida la Germaine prend du petit comme un vrai pédoque ; que Barbara la Britiche est une participante à part entière (son talent réside dans son absolue sincérité). On trouve de tout, et le reste ! Une Chinoise (qui se laisse déguster à la baguette), une femme-canon (deux cent vingt livres à poil), une étudiante en droit (licenciée c’est la santé), une princesse russe (pour les bas tauliers de la vodka), une Annamite, une catcheuse, une dompteuse, une mère supérieure, une sœur de lait, une fille de joie, un garçon de peine, une cousine germaine, une tante, deux tantes, trois tantes, la femme d’un ancien ministre, une comédienne, deux comédiennes, trois comédiennes, une vierge, une hypertrophiée des glandes mammaires, une Syrienne (qui rit quand on l’apaise), une dactylographe, une évangéliste, une noctambule, une Lapone, une technocrate, une autodidacte et trois bureaucrates. On trouve tous les beaux prénoms, ceux qui vous portent à l’âme ou à la peau. Des Dolores, des Monica, des Carla, des Heidi, des Jennifer (à repasser), des Joan, des Gretta, des Frédérique, des Nathalie, des Barbara, des Ursula, des Consuela, des Consulats, deux Mercedes (dont l’une est surnommée 220 SE pour la différencier de l’autre et parce qu’elle est à injection directe), des Valérie, des Cynthia, des Angela, des Patricia, des Gloria, des Victoria, des Alléluia.
Vous parlez d’un beau cheptel ! Vous parlez d’un paradis en bouteille ! La volupté en cinquante photos ! Tout le plaisir depuis Ah ! jusqu’à Reste ! L’épanouissement unique du sensoriel ! Le feu d’artifice glandulaire ! La manufacture de la pâmoison ! Il y a là les spécialistes qualifiées de l’olive et de la corde à piano ; les adeptes du moulin à café ! Le bataillon des martineuses ; celui des insulteuses ; la brigade des cracheuses ; le commando des avaleuses ; l’escouade des cavalières-à-rebours ! Toutes sublimes ! Illuminées par leur feu occulte intérieur ! Les fières gagneuses horizontales, pleines d’initiatives osées. L’immense troupeau parfumé, peinturluré, élégance de celles qui transforment un médiocre moment en apothéose ! Il y en a qu’ont les roploplos comme des montgolfières jumelles. D’autres qui pourraient se faire des soutiens-gorge avec des gants de toilette. Des grandes, des immenses, des minuscules, des malléables, des rêches, des plates, des fluides, des rebondies, des qu’ont les hanches en pelle à gâteau, des qu’ont les épaules en branches de sapin, des qui sont faites au moule, des qu’ont la moule bien faite, des musulmanes, des catholiques, des brahmines, des juives, des bouddhistes, des païennes et une protestante convertie. Et à force de feuilleter, je réalise progressivement que cet album-catalogue est une espèce de bible. La bible de la femme, et la bible de l’amour. Le Dalloz des passions physiques ! Le Code civil des bonnes manières. Il contient toutes les possibilités épidermiques, c’est l’apologie du derme, de l’épiderme et de la glande ! C’est le Panthéon du passionnel ! L’embrasement total, complet, de la viandasse ! Le tracé météorique du sexe ! Je tourne les pages, je lis les rubriques, je contemple les photos. C’est une revue délicate, délicieuse…
Penché sur moi, Béru en fait autant. Un filet de bave dégouline sur mon épaule. Il a les yeux qui font du yo-yo. Il savonne de la menteuse, ô combien ! Il en voudrait ! Il en reprend par la pensée ! Il se fait surmener l’intime en imagination.
— Tu parles d’un parc à moules ! bavoche-t-il. Ah ! mon neveu, ce troupeau de mémées ! O tais-toi, mon cœur, ce qu’on pourrait se choisir pour son petit Noël ! J’aurais tout ça à ma dispose, ça serait tous les soirs mon anniversaire. T’as maté cette petite poupée rouquine, Gars ? Cette fossette au menton, et l’œil vicelard qui te plume les boutons du futal ? T’as vu ce balconnet pour travailleur de force ? Et cette grande brune, dis ? A son œil, tu réalises le boulot dont au sujet duquel elle est capable ! Tu la visionnes à l’horizontale dans ses exercices de haute voltige !
Il continue de s’humidifier, de devenir spongieux et exorbité. Son regard proémine de plus en plus. Il apoplexique à bloc, Béru.
— Autres temps autres nurses, classique-t-il. Je me rappelle, chez nous, les jours de foire, au chef-lieu, quand mon vieux allait vendre ses bœufs…
Il rêvasse.
— Après le champ de foire, c’était le bistrot. Ça s’entassait dans les troquets de la place. Ça lichetrognait à outrance en discutant des prix… On casse-croûtait. On chantait… Et puis voilà que brusquement, les bonshommes se mettaient à causer à voix basse. Je savais tout de suite de quoi t’est-ce qu’il retournait : le claque. Ça finissait toujours commak. Ils faisaient semblant de pas y penser, et c’est seulement quand ils avaient bien gorgeonné que l’un d’eux baissait le ton pour demander : « On va dire bonjour à Ninette ? »
Ninette, c’était la tenancière du bouiboui de la rue des Blancs-Lapins. Une grosse, rondelette, avec du maintien, quoique ayant le genre espagnol. Je la revois avec son chignon sur le sommet de la tête, pareil à une grosse pomme, ses tifs huileux, sa grosse verrue à poils au menton, et son rouge à lèvres qui lui remontait jusque sous le naze. Ces messieurs m’emmenaient et j’attendais dans la cuisine pendant qu’ils se choisissaient leur cocotte-minute. Il y avait toujours la même pétasse à me tenir compagnie : Marcelle, une petite déhanchée, un peu bossue sur les bords, avec des pommettes proéminentes et des traces de variole sur les joues. Elle faisait toujours tapisserie, la môme Marcelle. A part quelques compliqués, comme le percepteur, personne la grimpait et elle faisait du ménage pour compenser son chômage au plumard.
J’ai jamais rien rencontré de plus gentil que cette paumée. Elle avait des yeux tristes et la voix douce. Je m’imaginais que les saintes du Paradis devaient être comme elle : mal foutues et gentilles éperdument. Mon dabe, c’était toujours la même qu’il grimpait : Cléo, une solide fille bien dans son gabarit à lui. Elle portait toujours une jupe noire, étroite et fendue sur le côté, des bas à grille, un corsage vert… Une rouquine ! Papa aimait les rouquines. Tout le monde le savait et ma vieille se mettait à appréhender quand une flamboyante quelconque venait draguer dans notre secteur. Marcelle, pendant que je poireautais dans sa cuisine, m’offrait des biscuits qu’elle sortait toujours de la même boîte en fer. Sur le couvercle, ça représentait une tête de cheval. Chaque fois elle me demandait mon âge. Je gagnais en carats au fil des foires. Dix ans, m’dame… Onze ans, m’dame… Rien ne bougeait rue des Blancs-Lapins. Y avait toujours les mêmes têtes, si j’ose causer ainsi. Ninette, Marcelle, Cléo, et d’autres encore : des blondes, des brunes… Elles vieillissaient du même pas que les clients. L’année que j’ai eu quatorze piges, Marcelle a tiqué. « Tu fais plus vieux que ton âge, mon gars. Ça doit te tracasser, l’amour, non ? ». Ça me tracassait modérément vu que je m’embourbais déjà la couturière de maman, et puis la femme du boucher. Mais j’avais besoin de lui inspirer des compassions à cette fille. Navrante comme elle était, on pouvait pas lui étaler son bien-être. J’ai chiqué au tourmenté. Je lui ai bonni des grosses salades comme quoi j’y tenais plus dans mon calcif et que je me portais Monsieur Popaul à l’incandescence. Ça l’a remuée. Elle est allée mater à la lourde, puis elle m’a dit, de sa belle voix de sœur de charité :
— Ecoute, mon gars, c’est interdit par le règlement vu que tu es mineur, mais je vais en douce te faire un petit accommodement. Seulement, faudra le répéter à personne, tu me jures ?
J’ai juré sans conviction. Elle me prenait salement au dépourvu car je m’imaginais pas en train d’escalader ce tas d’horreurs. Heureusement elle m’a fait un travail artisanal. C’était la première fois qu’on me travaillait dans la racine de bruyère. Chez nous, au village, même les luronnes pétroleuses, elles ignoraient les délicatesses accessoires. Avec elles c’était le tunnel, tout de suite, sans escales. Du coup, cette mochetée de Marcelle est devenue pour moi la fée Marjolaine. J’ai oublié son compteur à gaz, sa bouille pleine de petits trous et ses guibolles en pieds de chevalet. Un vrai feu d’artifice, je te garantis. Ah ! il était révolu l’âge du biscuit. Je comprenais le percepteur qui restait client fidèle. Si elle lui bricolait des apothéoses pareilles, ça n’avait rien de surprenant ! Une technique aussi poussée, fallait être intellectuel pour apprécier. Des nanas qui se gargarisent à l’eau chaude avant de t’éponger, méthode chinoise, tu peux chercher longtemps avant d’en trouver.
Béru s’essuie le front d’un revers de coude.
— Quand j’ai été plus grand, je suis allé chez Ninette en client, avec les autres. Je m’ai payé ses marchandes de prouesses : Mireille, Léa, Dorothée… Mais, chaque fois, j’avais la nostalgie de Marcelle la boscotte. Aucune autre ne me collait des sensations aussi rares. Par orgueil, j’osais plus la choisir, Marcelle, quand on débarquait rue des Blancs-Lapins. Elle me souriait gentiment, mais sans espoir. Elle savait que désormais j’étais tributaire de ma dignité. Que les autres se seraient foutus de moi si je lui avais jeté le dévolu dessus. Elle comprenait la vie, Marcelle. Une sainte, je te répète, dans son genre…
Il se tait en me voyant sursauter.
— Quoi t’est-ce qu’il t’arrive, San-A. ?
Je viens de faire une image fixe sur l’avant-dernière page de l’album.
— Regarde cette photo, Gros ! Ça ne te dit rien ?
Il s’extrait de ses évocations pour se consacrer à l’image que je lui propose. Celle-ci représente une splendide créature aux cheveux couleur de lin, à la peau bronzée, au regard pervenche. Les yeux ont une douceur sauvage. Ça tient à leur bizarre fixité. Cette fille semble vous regarder au-delà de vous-même. Il y a dans toute sa personne quelque chose d’extrêmement médité, de déterminé aussi…
— Belle môme, convient le Mastar, mais pas mon genre ; trop romantiqueuse pour moi, San-A. Au plus que je prends de la boutanche, au plus que je donne dans le réaliste.
— Tu ne la reconnais pas ?
Il sourcille.
— Bouge pas, en effet, ça me rappelle vaguement quéqu’un.
— La blonde qui se taillait de chez ton oncle, en manteau d’hermine, hier soir ?
— Foutredieu ! s’exclame l’Hénorme. C’est ma foi vrai. Alors ça serait une espécialiste, cette beauté ?
— J’en ai l’impression.
Je ligote sa notice biographique. Elle indique :
« Hildegarde, 28 ans. Allemande extrêmement lascive. Tatouage au flanc gauche représentant initialement une croix gammée récemment retouchée (bouquet de fleurs). Spécialiste du fouet. »
Drôle de pedigree, non ?
J’arrache la page consacrée à Fräulein Hildegarde et je la plie en deux pour la carrer dans ma fouille.
— On vient de faire un sérieux pas en avant, Gros, assuré-je. Il ne nous reste plus qu’à tuber à la P.J. pour qu’ils se dépatouillent avec l’assassinat de Jérôme Laurenzi.
3
LE DÉRAILLEMENT DU TRAIN FANTÔME !
Linaussier, mon collègue des Mœurs, est un type douloureux qui porte toujours un gilet noir et une cravate grise. Il est propre comme un vieux billet de mille balles et se caractérise par ses chaussures éculées. La godasse, chez lui, c’est quelque chose de si délicat qu’il n’en change que tous les vingt-cinq ans. Une paire de pompes lui fait le quart de siècle, à Linaussier. Quand il entre chez André, c’est pas pour un achat, c’est pour un mariage. Il blesse des nougats, faut le comprendre. Le saton fragile, de naissance. Quand il se chausse, c’est comme un cosmonaute qui pénètre dans sa capsule. C’est hautement scientifique comme opération, et d’une précision extrême. Il lui faut une corne spéciale, du talc, la main-d’œuvre étrangère… Il est obligé de s’asseoir, de se mettre un concerto de Brahms pour s’adoucir le système nerveux, se velouter la patience, s’affûter le stoïcisme…
Il geint, il pousse, il rougeoie, Linaussier. Il se fait frictionner les orteils pour l’emballage sous cuir. Faut lui lisser la socquette, lui oindre les durillons, lui masser les tendons, lui décontracter les muscles, le vaseliner, aussi, parfois quand le temps veut changer. Ses pompes, il les habite, positivement. C’est son logement, son caveau de famille, ses sarcophages à nougats. On les lui ressemelle jusqu’à ce qu’elles s’effilochent, tombent en poudre. A la fin, y a plus que l’épaisseur du cirage. C’est devenu papyrus ! Friable ! Arachnéen ! Un souvenir de pompes, qui bâille, qui délabre, qui coule, qui s’émiette, qui se répand, qui s’en va, qui disparaît, qui se déchaussure, qui n’est plus que lacets…
Sa croix, en somme. Son calice ! Il est double, douloureux, tragique. C’est une entrave. Il marche comme dans un marécage, les yeux rivés à ses godasses, attentif, anxieux, fixant les craquelures, détectant les nouvelles voies d’eau.
Un martyr, Linaussier ! Il arpente la vie comme sur des moignons. Un Pompéien fuyant la lave dévastatrice sur des tronçons de pied ! Des fois il marche sur le côté des pinceaux, les semelles s’opposant comme pour une immense ferveur du panard. D’autres fois, c’est sur la pointe des arpions qu’il déambule, vieux petit rat d’un opéra de quat’ sous à trois balles ! On l’a vu arquer sur les talons, comme un qui s’essaierait au ski nautique sans skis. Toutes les manières de se déplacer avec deux pieds, il les a éprouvées, risquées, tentées. Sa démarche est devenue funambulesque. On peut pas reconnaître son pas dans l’escalier car il ne gravit jamais les degrés deux fois de la même manière. Il a des trucs, des astuces. Il pivote, ou bien sautille, ou encore unijambise car ses targettes sont pas forcément à l’unisson de la souffrance. Y en a toujours une qui débloque davantage que l’autre. C’est un duel pied droit-pied gauche. A celui qui jouera au plus abominable… A celui qui fuira l’autre. Le drame, c’est ça : un farouche antagonisme entre ses deux pieds. Ils ne seront d’accord que lorsqu’ils formeront la flèche dans son cercueil.
Linaussier s’apprête à quitter son bureau lorsque je fais irruption. Il vient de dégager ses tatanes des coussins de duvet sur lesquels il les dépose pendant ses séjours à la Grande Casba. Il fait ses premiers pas. Ça saisit comme les premiers pas d’un bébé. On attend le miracle, on doute, on redoute ! On est prêt à intervenir, à le cueillir, à l’agripper, à le sauver in extremis. On craint le pire : la chute, la fracture… Et puis non, le pied droit dépasse le gauche, le gauche redouble le droit, l’équilibre est maintenu, la situation rétablie une fois encore, la dernière peut-être ?
— Tiens ! voilà le joli cœur, grince-t-il en exhalant un soupir.
On s’en agite une dizaine.
— Ça fait un blaud que je ne t’ai vu, San-A., toujours le bourreau des cœurs à prendre ?
— De plus en plus, Linau ; maintenant je ne peux plus sortir sans une provision de cardiorythmine pour soutenir les battants défaillants !
Il grimace un sourire envieux. Il a une bouille pas très fraîche : grosses lèvres, nez épaté, yeux mités, étiquettes en anses de cruche. De la couperose, des ennuis familiaux. Un gamin qui a une guitare fanée, une mégère qui lui fait passer ses vacances dans une ville d’eaux pourrie et qui l’oblige à rester près d’elle pendant qu’elle écluse sa flotte salvatrice… Il aime pas trop l’existence, Linaussier. Son rêve, c’était d’être capitaine au long cours. Il se voyait dans les escales ensoleillées, sur le pont blanc d’un barlu, ou bien avec des colliers de fleurs au cou… Et puis, ses panards…
— T’as besoin de mes humbles services, superman ?
— Yes, mon pote. Tu es le fichier vivant de la volaille, alors tu vas pouvoir me rencarder à propos d’une donzelle qui marne dans le pain de fesses.
Je lui sors le cliché de miss Hildegarde.
— Tu dois connaître ce ravissant sujet ?
Il prend la photo, l’approche de son déflecteur de bureau pour la visionner à loisir.
— Inconnue au bataillon des pétasses, affirme-t-il en me la rendant, t’es sûr que cette rosière opère dans la prostitution ?
Je lui bonnis l’histoire de l’album. Il hoche la tête.
— Alors, il s’agit d’une nouvelle recrue, décide Linaussier. Ça devient coton de rester au courant dans ce milieu. Il a tellement changé. Avant c’était organisé : une institution ! Ces dames étaient maquées à des jules répertoriés. On savait où on allait. Du bétail. Maintenant on se heurte de plus en plus à l’amateurisme. On assiste à une libération de la tapineuse. Je sais pas si c’est son droit de vote qui lui fait ça, mais elle s’affranchit de plus en plus de la tutelle du mac, la pute d’aujourd’hui. Elle marne pour son compte. T’as des femmes mariées, croquignolettes bourgeoises, qui retapent pour s’accorder le superflu. Des étudiantes, beaucoup, pour payer leurs études. Les vraies morues sont en perdition, comme les baleines. Bientôt faudra les parquer dans des réserves zoologiques, comme les flamants roses, pour en conserver l’échantillon.
— Comment pourrais-je me tuyauter à propos de cette chérie minette ?
Il réfléchit.
— L’album dont tu parles a été constitué par un organisme spécialisé. Qui comporte-t-il, comme autres denrées consommables ?
Je regrette de ne l’avoir pas apporté avec moi, mais ma mémoire éléphantesque me permet de lui virguler des blazes et de lui décrire des souris. Je lui raconte Myriam, la Mauresque, Fou-Zy, la Japonaise ; et puis d’autres, comme ça, à la volée. Alors il fait claquer ses doigts.
— Stop ! Je vois de qui il retourne. C’est le cheptel de Jérôme Laurenzi, ça. Tu devrais questionner ce dernier, il crèche rue de Buzenval…
— Pour le questionner, Linau, faudrait que je sois à la coule avec un ectoplasme, vu que Laurenzi est mort comme le diplodocus du British Museum. C’est justement chez lui que j’ai dégauchi le catalogue en question. Je pensais qu’il lui avait été soumis, mais selon toi, c’est au contraire lui qui l’a constitué ?
— Laurenzi mort ! s’étonne Linaussier, et de quoi ?
— Des oreillons, à son âge, ça ne pardonne pas. Donc il était imprésario en putes, le beau Jérôme ?
— Oh ! lui, il touchait un peu à tout, tu sais.
— Il possédait un clandé, non ?
— Oui ! rue Legendre. Confortable établissement géré par Mme Froufrou, récite mon collègue aux nougats endoloris. Tu devrais montrer la photo de ton Hildegarde à Froufrou, peut-être que ça lui dira quelque chose ?
— Et si ça ne lui dit rien ?
Linaussier hoche la tête et ouvre un tiroir de son burlingue. Il en sort quelques feuillets ronéotypés.
— Voilà la liste à peu près mise à jour des clandés de Paris avec leurs spécialités. Visite-les et questionne en douce leurs pensionnaires. T’as intérêt à ne pas faire état de ton brillant métier, sinon on risque de te jouer la Muette.
Je remercie et quitte le meurtri des racines, nanti de ses conseils et de son document.
Je passe aux services s’occupant des recherches dans l’intérêt des familles et lui fais tirer un cliché de la môme Hildegarde afin que le minois de celle-ci soit diffusé abondamment. Puis, comme il est déjà tard, je décide de stopper pour aujourd’hui ma petite enquête et de rentrer à la maison.
M’man est en train de repeindre sa cuisine lorsque j’arrive. Une sacrée bricoleuse, ma Félicie ! Pour elle, croyez-le, le travail c’est la santé ! Elle s’arrête jamais, la chérie. Le jardin, les vitres, les tapis, le nettoyage de la chaudière, tout, quoi ! Un vrai bonhomme dans son genre. Juchée sur un escabeau, elle barbouille les murs dûment lavés à la lessive Saint-Marc (comme dirait De Thou). Elle porte une blouse grise et un torchon lui sert de turban. Elle a des éclaboussures jaunes sur son beau visage ridé et si paisible. On dirait que des boutons d’or ont fleuri sur sa figure. Elle s’exclame en m’apercevant :
— Mon grand ! Si je m’attendais à te voir rentrer ce soir ! Mais je n’ai rien de prêt…
Elle me montre son fourneau recouvert d’une grande toile protectrice, le gaz également houssé, et la vaisselle enfermée dans des caisses au milieu du local.
— J’ai voulu profiter de ton absence pour donner un coup de peinture à la cuisine. Que penses-tu de ce jaune, Antoine ? Il est très gai, non ?
— Formidable, M’man, on dirait qu’il fait soleil ! Mais ne te tracasse pas pour la bouffe, on va aller au restaurant !
— Tu sais, j’ai du poulet froid au frigo, et on peut ouvrir une boîte d’œufs de saumon, puisque tu les aimes ?
Je sens que ça lui ferait plaisir qu’on reste at home. Elle est lasse et la perspective de devoir s’habiller la terrifie un peu.
— Comme tu voudras, M’man.
La radio joue en sourdine. Dans notre maison il y a une ambiance comme nulle part ailleurs. C’est d’un calme, si vous saviez ! Par la grâce de Félicie. Je me souviens d’autres logements que nous avons occupés, c’était identique.
J’avais l’impression de me plonger dans de l’eau tiède chaque fois que j’y rentrais. C’est resté pour toujours une mère poule, Félicie. Elle garde ses plumes ébouriffées et dedans il y fait chaud. On oublie… Quand ma vieille ne sera plus de ce monde, le monde lui aussi ne sera plus de ce monde. Il aura basculé ; il sera devenu autre chose : un autre monde où il fera gris et froid, où il fera méchant, où il fera morne. J’y songe, parfois, la nuit. Une suée me réveille ! Je pense à l’absence éternelle de Félicie et ça me donne envie de vomir. Par quel bord attraperai-je la vie quand la chose se produira ? A quoi ressemblera-t-elle, cette maison, sans elle ? Comment ferai-je pour mettre un pied devant l’autre et m’éloigner de sa tombe ? Félicie for ever ! Ma Félicie ! Des copains me disent : « Y a que des pédoques pour aimer autant leur mère, San-A. T’es sûr de ne pas trimbaler un complexe ?Je voudrais leur ramoner le pif à coups de phalanges. Félicie, elle a entretenu un miracle : empêcher que je ne sois plus un petit garçon ! Grâce à elle, y a un bout d’enfance qui continue en moi, qui me garde heureux et tendre… Vous parlez d’un cadeau !
Elle se déblouse, se détorchonne, se débarbouille. La revoilà en vraie Félicie, souriante, gaie et grave à la fois. Pendant qu’elle se relingeait, j’ai dressé le couvert dans la salle à manger, préparé les œufs de saumon, les toasts, la vodka, le poulet avec les cornichons… Elle aime que je m’occupe ainsi, ma brave femme de mère. Ça lui plaît que je participe en fonctionnement du foyer.
— On mange en télé ? je lui demande.
C’est une expression à nous. Manger en télé, c’est mater la bouille de Zitrone pendant les nouilles au beurre. Dans ces cas-là, nos couverts n’ont pas la même formation : on les met côte à côte au lieu de face à face.
— Comme tu voudras, mon grand.
— Alors je préfère qu’on reste entre nous, d’accord ? On se paie une dînette d’amoureux, M’man.
Elle sourit. On s’installe. Les œufs de saumon, elle apprécie pas trop. Elle se force, elle fait semblant pour m’accompagner car elle sait que j’ai horreur de savourer seul quelque chose que j’aime.
— A propos d’amoureux… j’attaque tout de go.
Puis je me tais. Je ne sais pas au juste ce que je voulais dire. La voilà secrètement alarmée, Félicie. Elle s’attend toujours à ce que je lui annonce mon mariage. Ça sera un coup moche pour elle, mais elle sera tout de même contente. Mon bonheur avant tout ! Et puis, grand-mère, c’est un truc pour elle. Elle a les capacités pour.
— Qu’allais-tu dire, mon grand ?
— Oh non, je la rassure, c’est de toi que je parlais…
— De moi !
— T’as été veuve à quel âge, M’man ?
— J’avais trente-deux ans.
— Mince ! c’est jeune.
— Oh oui, très jeune, soupire Félicie.
Elle s’étonne qu’on cause de ça. C’est un sujet auquel on ne touche jamais. La mémoire de Papa, elle est dans celle de ma mère. Des mémoires gigognes ! Je la lui laisse.
— T’as jamais été tentée de te remarier, M’man ?
— Non, jamais…
— A cause de moi ?
— Non, à cause de lui, répond-elle loyalement…
Vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas une seule photo de mon dabe sur les murs. Elle a jamais eu le chagrin ostentatoire, Félicie, jamais… Pas d’iconographie pour glorifier sa douleur.
— Tu l’aimais tant que ça ?
— Oui.
— Pourtant, excuse-moi, t’as dû avoir besoin d’un homme. La nature c’est la nature, quoi !
Marrant que je la fasse rougir. Elle mord dans son toast emperlé de saumon.
— Tu sais, mon grand, l’amour, ça s’oublie. Il n’y a que ceux qui le font qui y pensent…
— Mais pourquoi ce sacrifice ?
— Ça n’était pas un sacrifice, Antoine. Je n’ai pas épousé ton père pour la durée de sa vie, mais pour la durée de la mienne !
Bon Dieu, ce qu’elle me dit, c’est comme de la musique. Ça me fait drôle, et chaud… Du bien et du mal à la fois. Je me lève pour aller l’embrasser. Je m’aperçois que, grâce à elle, mon vieux n’est pas tout à fait mort. Il a continué en sourdine. On n’a jamais chassé son ombre du logis, alors elle s’est installée près de nous comme ces chats perdus qui finissent par se hasarder. Et pourtant, c’est effarouchable, une ombre, ça ne se plaît pas n’importe où. Cela me fait un drôle d’effet de me sentir encore un père. Pourquoi n’avais-je pas pigé plus tôt ? Je me contentais de jouir de cette présence impondérable sans la réaliser…
— Ecoute, M’man, puisqu’on batifole dans l’intime, je vais te poser une question qui me ronge égoïstement depuis longtemps. En fin de compte, tu es la seule à pouvoir y répondre…
Elle me regarde. Ses yeux sont clairs, gris-bleu, avec comme un serti noir autour de la prunelle et des bulles dorées tout au fond.
— Je sais ce que tu vas me demander, mon grand.
— T’es pas chiche ?
— Tu veux savoir ce qui se passera pour toi quand je disparaîtrai, n’est-ce pas ?
J’en prends plein mon mouchoir !
— Oui, c’est ça.
Elle trempe ses lèvres dans son verre de vodka, fait la grimace et vide le contenu de son verre dans le mien.
— Je me proposais justement de t’en parler, mon petit.
Un temps… Elle joue, de la pointe de son couteau, avec un beau grain de saumon dodu et scintillant.
— Vois-tu, Antoine, il va falloir songer à te marier. L’homme n’est pas fait pour la solitude.
— Tu sais bien que je ne suis pas mariable, M’man. Une mère peut m’attendre des nuits, des semaines : pas une épouse !
— Tu lui feras des enfants. On n’a rien trouvé de mieux pour résoudre ce genre de problème. Seulement, tu ne devrais pas trop tarder ; note que je suis bien décidée à vivre très longtemps encore, mais plus vite tu prendras d’autres habitudes, mieux ce sera.
Je hausse les épaules.
— Navré de te décevoir, M’man, mais je ne compte pas me marier.
Elle s’apprête à me déballer une nouvelle rafale d’arguments lorsque le bigophone se met à carillonner. Je vais décrocher. Tout de suite j’ai l’impression que mon appareil est en dérangement car je ne perçois qu’un bruit de canalisation engorgée. Ça bouillonne, ça crachote, ça clapote, ça gargouille, ça ronronne, ça déglutit, ça expansionne… Je répète plusieurs « allô !ponctués de points d’exclamations intraduisibles en français et je m’apprête à raccrocher lorsqu’une voix misérable bredouille, comme on vide une bassine d’eau de vaisselle dans un caniveau :
— C’est toi, San-A. ?
Il me semble, fort confusément, reconnaître l’organe visqueux et gargouilleur du Gros.
— Oui. Béru ?
— Ah, Mec, parle-moi-z’en pas ! Si tu saurais !
Dieu du ciel, mais le Mastar chiale à l’autre bout du fil ! Il suffoque. Il s’étouffe à force de sanglots.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Grosse Pomme, ton coq est canné ?
— Non, Berthe a été kidnappée !
La nouvelle est avant tout cocasse. J’imagine B.B., roulée dans un drap et embarquée de façon romanesque dans une voiture aux stores baissés. C’est le genre de vision qui aurait plutôt tendance à faire marrer un hépatique ! Ah, dites donc : la Gravosse dans le rôle du petit Lindbergh, je demande des précisions ! Il a son permis de grutier poids lourdingue, le ravisseur ! On alors ils s’y sont mis à quarante ! Ils ont employé des chevaux de trait ; des câbles, la force électrique, l’hydraulique aussi, peut-être ? On a installé une voie ferrée volante ? Embauché une machine haut le pied ? Répondez, je demande à comprendre ! Je voudrais savoir, admettre, concevoir ! C’est mon droit, j’ai un cerveau à double hémisphère, bulbe rachidien et scissure de Silvius, moi ! Faut que j’en use. Il me demande des comptes.
— Renifle un bon coup, conseillé-je au Gros, et tâche de me sortir tes salades posément.
Il suit mon conseil, à cela près que son reniflement est ponctué d’une vive expectoration.
— Tu te rappelles, San-A., quand t’est-ce qu’on est revenus de l’hosto, Berthe ne se trouvait plus à tome ?
— Ton honorable concierge a même précisé qu’elle était partie avec des amies…
— Des clous. Ce soir, comme la pauvrette était toujours pas rentrée et que j’avais pas de clé, je suis été requérir le serrurier du bout de ma rue. Il m’ouvre, je lui paie un verre vu que c’est une vieille connaissance de comptoir, et c’est alors que j’avise une lettre dactylographiée punaisée contre le mur de la cuisine. Je ligote la chose ci-jointe.
Il se racle le couloir et enchaîne, retrouvant intacte sa belle et sobre voix d’analphabète. (C’est à la lecture d’un texte que l’inculture d’un individu est le plus probante.)
Si vous tenez à retrouver votre femme vivante, trouvez-vous à dix heures ce soir à la fête foraine de la porte de la Chapelle devant la baraque de la femme-canon.
A l’écoute de ce texte je ne suis pas loin de me demander si ça n’est pas Berthe, la femme-canon ! Elle a des vaches disposes pour pulvériser les records, cette chérie !
— Ecoute, Pomme à l’huile, tranché-je, ton affaire m’a l’air d’être un rude canular. Ça sent son poisson d’avril anticipé jusqu’à Saint-Cloud !
— Tu crois ? espère-t-il. Pourtant y a néanmoins du troublant dans ce circus…
— La disparition de ta petite médème ? demandé-je, en décidant que la B.B. s’est levé un nouveau gigolpince.
Car elle a une santé de fer et des dons de séductrice, la chère femme. C’est large comme la Tour de Londres et ça vous tombe des bonshommes en veux-tu en voilà ! Parfois c’est à se demander ce qu’ils ont dans la tronche, les minets ! Dans la tronche et dans le kangourou à trois places ! Une déesse carrossée par Balmain les laissera froids et ils s’enticheront par contre d’une tarderie bien horrible, bourrée de graisse et de fanons. C’est comme Béru, jadis, au claque de son chef-lieu avec la boscotte ! C’est mystérieux, les sens ! C’est pernicieux ! C’est déroutant ! C’est imprévisible !
— Oui, enchaîne-t-il, coupant court à mes réflexions, je me suis rencardé à propos de la soi-disant amie dont avec laquelle Berthe aurait quitté le domicile conjugal…
— Alors ?
— Là, tu vas être sidéré, Mec, car, crois-moi si tu voudras, mais son signalement correspond à celui de la fille blonde qu’on retrouve à tout bout de champ dans nos lattes depuis hier !
Cette fois, je cesse de prêter à la Baleine des amours coupables — dont elle saurait faire usage le cas échéant, soit dit entre nous et entre parenthèses. Cette souris aux cheveux de lin, je commence à avoir use fichue envie de la rencontrer.
Sacrée Hildegarde, va !
Je ne sais pas si dix heures sonnent quelque part car, dans le fracas de la fête, on ne saurait les ouïr, toujours est-il que le cadran de ma Piaget est formel : il est dix plombes à ne plus en pouvoir, et si je m’obstine à le fixer il va finir par être dix heures une en pas plus de soixante secondes ! Les autotamponneuses font un charivari du diable. C’est le manège le plus bruyant. Celui qui attire le plus de chalands, le plus de nonchalants aussi. Il assouvit les passions, il assume les désirs rentrés… On y rencontre ceux qui n’ont pas de voiture et qui se donnent l’illusion d’en avoir… Et ceux qui, en possédant une et ayant la hantise de la cabosser, s’offrent des collisions bien féroces au volant de leur autotampon histoire de liquider leurs complexes.
Faut les voir se télescoper à bloc, dents crispées, yeux fous, rictus pour masques de carnaval ! Des gueules terribles ils arborent ! Démoniaques ! Assassines ! Vicieuses à outrance ! Y a du meurtre dans toute leur personne, aux tamponneurs. Ils sont destructeurs, Attilas, ravageurs, broyeurs de tôles… Et les étincelles crépitent au bout des perches, sur la grille électrifiée. Et les filles qui les accompagnent gloussent, se pâment, prennent leur fade de se sentir au côté d’aussi puissants guerriers, d’aussi nobles chevaliers, d’aussi valeureux et intrépides conducteurs. La viandasse malaxée, les rires arrachés du ventre par les violentes secousses ! Toute la tripaille en émoi, tout le viscéral en délire, tous les sens paniqués… Rrraoûm ! Vlan ! Bing ! Encore ! Ah ! salaud ! tu m’as eu ! Bouge pas, ça va être ton tour, ta fête (foraine), ton apothéose ! Laisse que je te coince, ordure ! Et baoûm, on lui fonce dessus, au méchant feinteur ! Vautour sur sa proie en tire-d’aile. On le Kamikase ! Vive la torpille humaine ! La plus riche des morts, c’est celle-là : l’anéantissement par percussion de l’adversaire. La mort par la destruction d’autrui. La fête à la ferraille, mes fils ! Dans le tohu-bohu, la musique, les cris, les méchantes lumières…
L’inventeur de l’autotampon ? Quelqu’un ! Un grand psychologue, le roi des défoulants ! A côté, le manège de la fusée cosmique ne fait pas recette, malgré son fuselage profilé, sa capsule détachable et ses feux météoriques. La populace, faut l’admettre, elle s’en tamponne, des exploits spatiaux. Elle est pas chaude pour la grande vadrouille astrale. La Terre lui suffit.
Elle a ses bagnoles, sa tévé, ses impôts, ses traites à payer, alors pour ce qui est du cosmos, qu’il laisse son adresse, on lui écrira. Un jour, à la terrasse de Lipp, j’ai entendu l’exclamation d’un gars qui matait en première feuille de Lazareff-Soir des exploits fuséeux… (Une fusée amerloque avait réussi à se carrer le naze dans le fion d’une autre.) « Encore ! Ils nous pèlent avec leurs conneries », s’est exclamé l’érudit que je vous fais état ! Textuel. Lui, dans France-Soir, il préférait, à ces fabuleuses performances, le garagiste assassin on la bande dessinée de San-Antonio.
Le Gros qui a cessé de larmoyer regarde autour de soi avec une légitime anxiété.
— Il est dix plombes, non ? murmure-t-il.
— Et comment ! renchéris-je.
— Tu crois pas que c’est une galéjade ? suppose-t-il.
— Tel a été mon premier sentiment, Béru, mais puisque tu me dis que Berthe est partie avec la mystérieuse Hildegarde, nous devons attacher de l’importance à ce message…
Nous faisons les mille pas devant la crèche de la femme-canon, Mme Lola, elle s’appelle. Une affiche alléchante nous promet ses quatre cent soixante livres, son mètre cinquante de bout de cuisse et bien d’autres richesses peu communes.
Cent francs pour visionner cette merveille ! Au prix où est le beurre c’est donné, non ?
— Mince ! s’écrie le Gros. (A vrai dire il emploie un autre mot comportant le même nombre de lettres, mais dont les trois du milieu diffèrent…)
— Que t’arrive-t-il, intellectuel à tignasse ?
— Mate un peu ce qu’on vient de me coller dans la main !
Il tient un morceau de papier roulé menu.
— Qui donc t’a remis cela ?
— Je ne sais pas. Ça m’a chatouillé la paume. Le temps que je m’ai retourné, j’ai vu personne !
Il déroule le parchemin. Il s’agit d’un horoscope comme en distribuent certains appareils automatiques sur les champs de foire. Car l’homme a tout annexé, tout standardisé, y compris le futur.
Au dos de l’imprimé on a écrit en caractères bâtons :
PRENEZ LE TRAIN FANTÔME.
L’intrigue se corse décidément.
Le manège en question se trouve juste en face de la roulotte de Mme Lola. C’est un vaste baraquement à l’intérieur duquel gronde un bouzin de tous les tonnerres. Ça hurle, ça pouffe, ça glapit. Hystérique, cet endroit.
On prend deux biftons et on s’installe à bord d’un petit chariot. Illico le système à crémaillère s’enclenche et c’est le départ. Nous v’là happés littéralement ; catapultés dans des intérieurs vénéneux, dans un univers de sorcière soufreuse, dans une fausse nécropole pour musée Grévin. Le chariot virevolte, fonce sur des murs de brique qui se révèlent mous. Des figures grimaçantes nous bondissent au visage… Des squelettes de plastique surgissent dans le faisceau merdeux d’un projecteur et s’escamotent. Des chauves-souris bidons nous décoiffent… Des mains vertes nous claquent… On pique sur un miroir où fulgurent nos deux bouilles éclairées façon outre-tombe. Au suprême moment, le chariot pivote pour éviter l’obstacle… Nous franchissons un rideau de perles noires et débouchons alors en enfer… C’est le clou du voyage. Sa grande escale prestige ! Là, le chariot marque un arrêt. On est environnés de flammes… Des suppôts de Satan activent les brasiers… Ils ont des capes rouges et des têtes de mort vertes… Les péons de l’épouvante ! Une bande sonore émet un vacarme savamment composé de hurlements de damnés et de danses macabres de Saint-Saëns.
— Baisse-toi, Gros ! hurlé-je tout à coup…
Il obéit d’instinct. Se joignant au vacarme, le crépitement d’une mitraillette retentit.
Faut avoir l’œil san-antonien pont mater le canon d’une Thomson au milieu de ce décor fantasmagorique, non ?
Il y avait un trou dans la toile de la baraque et j’ai tout de suite vu les deux mains gantées de noir qui braquaient la seringue sur nous. J’aurais pu regarder ailleurs, notez bien… Mais non ! San-Antonio, c’est ça… Tout de suite, le truc culminant. L’œil infaillible, il a. Sinon il ne serait pas San-A. Et reconnaissez que ce serait dommage, toute immodestie mise à part — et en équation.
Ça praline du tac-tac au tac-tac, les gars… La salve d’honneur. Vive le président ! Et la fête continue !
J’avise alors un gus terrorisé, blotti dans un renfoncement. C’est un abri préposé à la manœuvre du train. Il est chargé d’actionner la manette du courant pour stopper les wagons ou, au contraire, leur filer de la vitesse. Prompt comme l’éclair dont parlait Franklin (pas Roosevelt, celui qui était intelligent) je lui saute dessus sans qu’il réagisse, trop chocotteur qu’il est, et je bloque la manette. Le train repart en grande vitesse. J’ai juste le temps de sauter en marche dans un compartiment fumeurs ! Quelle allure, ma doué ! Un vrai bolide, mes filles. Une sarabande éperdue ! Une guirlande aérolithique. Les passagers des autres wagons hurlent comme des steamers en brume ! Ils croient que c’est voulu, cette vitesse grand V, et ça leur excite les glandes. Plus question pour le mitrailleur de nous assaisonner, ou alors c’est la partie de pok ! Il n’a qu’à balancer le potage au petit malheur la malchance ! Le convoi fou prend de plus en plus de vitesse. A la fin, ce qui ne devrait pas arriver arrive : il déraille comme notre ami Pinaud après son quatorzième muscadet. Les wagonnets optent pour la ligne droite, alors que leur mission, justement, c’était le méandre. Ils avaient un destin en coquille d’escargot et les voilà offerts à la liberté rectiligne des trajectoires. Ils crèvent les parois de toile et de planches. On traverse à l’air libre une zone heureusement déserte pour catapulter une autre baraque. Manque de pot, il s’agit de celle des lutteurs, le wagon à Béru déboule au bas d’un ring où le « Tombeur du Calvadoslance un défi au public.
Béru est éjecté malgré son nombre respectable de kilogrammes qui devrait le confirmer dans les principes de l’attraction terrestre. Il décrit une courbe assez gracieuse et choit entre les cordes. Le Tombeur du Calvados l’accueille d’une manchette sévère qui décroche le râtelier du Mastar. Il n’en faut pas plus pour faire oublier à Son Excellence le canardage et le déraillement. C’est pas le genre de gars qu’on peut saluer d’une manchette au placard, Alexandre-Benoît. Oh mais non ! Les prises vicelardes, les double Nelson, les placages en force, il n’en a rien à branler, le Valeureux. Sa rogne accumulée, dorlotée par les événements, explose et c’est ce rigolo de catcheur qui en fait les frais. Un vrai gorille, le Tombeur du Calvados ! Une bouille à foutre le hoquet à un chirurgien esthétique. Le naze en pied de marmite, of course ! Les étiquettes dodues comme des groins de cochon ! Des arcades comme des entrées de grottes et des jambes en forme de pilotis pour cités lacustres !
— Dis donc, le chimpanzé, c’est à moi que tu causes ? gronde Bérurier en ramassant, puis en empochant, ses tabourets.
Le catch, Béru, c’est pas son fort. Il déteste les simagrées. Pour lui, c’est toujours le franco qui paie. Il y va au gnon d’autorité. Il entreprend le Tombeur avec un crochet au foie qui filerait la jaunisse à un cabillot. Le crack du Calvados exhale un profond soupir et ses yeux font « Y a bon Banania ». Béru lui place alors un coup de boule dans le portrait, puis un doublé à la mâchoire, et le Tombeur tombe comme un arbre sous la cognée. Sa lourde carcasse fait un bruit de ressac. La populace applaudit. Un petit bonhomme jaunâtre et mal rasé qui rit comme une entaille dans une courge grimpe alors sur le ring et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, proclame Bérurier vainqueur et lui remet la coquette somme de dix nouveaux francs.
— Quelle histoire ! lamente le Dodu en me rejoignant. On les verra toutes, c’t’année !
— Pas trop de bobo après ce petit Verdun en miniature ? m’inquiété-je.
— Mon bitos est transformé en passoire, j’ai une estafilade à la main et l’autre truffe m’a faussé mon râtelier, énumère Sa Majesté, mais à part cela, Gars, je suis toujours là. Qu’est-ce que tu penses du coup de la baraque ?
— C’était supérieurement combiné. Le mitrailleur a fendu la toile à l’endroit où le train marque l’arrêt, en pleine lumière, il ne lui restait plus qu’à t’attendre et à te flinguer.
— Conclusion : on en veut à ma peau ? résume le Sentencieux.
— On le dirait.
Il se torche l’humidité du regard d’un revers de manche, selon sa belle habitude.
— C’est mauvais signe et ça me file du pressentiment rapport à ma Berthy. Quel turbin ils ont bien pu lui faire subir, à mon petit bouquet de printemps, hein, à ton avis ?
Je m’abstiens de répondre. A quoi bon donner dans le funeste ? Moi aussi je suis inquiet. Du diable si je pige quelque chose à ce galimatias !
— Selon moi, tout est lié à cette histoire d’héritage, murmuré-je.
— Je m’en tamponne, de l’héritage, ennoblise le Gros. Ce que je veux c’est qu’on me rende mon brancard, San-A. Sans ma gravosse, je suis en manque.
— T’inquiète pas, Béru, on la retrouvera.
— Je préférerais que nous la retrouvassions vivante, objecte mon ami, c’est comme ça qu’elle me fait le meilleur usage. Certes, elle a ses défauts comme toute une chacune, mais sans elle je me sens drôlement faiblard, Mec.
Je tire de ma fouille le portrait de Fräulein Hildegarde.
— Cette fois, on va sonner la charge, Fiston. Nous devons coûte que coûte retrouver cette fille du diable.
— Comment ? geint le Dodu…
Je réfléchis…
— En commençant par le commencement, Béru. Suis-moi !
Il est plein d’espoir. L’action le réconforte comme toutes les natures d’élite.
— Je me relie à ton panache blanc, Henri-quatretise-t-il.
4
LA TOURNÉE DES GRANDS-DUCS
Primo, mettre à profit le conseil de Linaussier : c’est-à-dire montrer la photo d’Hildegarde à Mme Froufrou. Minuit fait sangloter les clochers lorsque nous débarquons rue Legendre pour la deuxième fois (et dernière, vu l’heure extrême) de la journée.
Il y a de la lumière et de la musique au premier, mais on tarde à répondre. A trois reprises, j’appuie sur le bouton de la sonnette en jouant des airs de valse au rythme de plus en plus endiablé. A la fin, une fenêtre de l’étage s’open, et le minois de la forte tenancière se penche dans l’obscur mystère de la cour.
— Qu’est-ce que c’est ? questionne-t-elle.
— Votre proprio, ma jolie ! rétorque fermement Béru.
— Quel proprio ? s’obstine la dame avec un poil d’anxiété dans l’organe.
— Le vrai ! tranche mon compagnon que le kidnapping de sa femme rend peu sociable.
Un morceau d’instant laisse filer son contingent de secondes et enfin la lourde s’ouvre sur Mme Froufrou. Oh la coquine ! Vous verriez ce déshabillé, les gars, que vous ne boufferiez plus que des pommes-vapeur pendant six mois !
Elle a un truc en voile rose praline qui ne dissimule d’elle que son absence de pudeur. M’est avis qu’elle en possède une collection de machins gazeux, à grille, troublants, transparents, arachnéens et fumigènes. Sa garde-robe, ça doit valoir la visite au tarif de nuit, avec taxe locale en suce ! Oh ! ce déboulé sur le vertige, mes frères ! Cette vue imprenable sur le polisson ! Cette croisière dans la mer des coquineries !
— Y a séance de nuit à la chambre, Mame Froufrou ? m’enquiers-je.
Elle hausse ses belles épaules potelées.
— Nous sommes fermées, précise-t-elle, mais j’ai mon Américain. Il est pilote de ligne et justement, ce soir, il fait escale à Paris.
Elle hésite, puis, eu égard à nos qualités de flics et de propriétaire, elle propose :
— Venez prendre une coupe avec nous ?
Sans hésiter, nous la suivons jusqu’en ses appartements privés.
Dans un grand salon richement décoré de lanternes chinoises, un grand garçon blond, au menton carré, est affalé sur la moquette, le dos à un accoudoir de fauteuil. Signe particulier : il n’est vêtu que de sa casquette d’uniforme et de sa montre étanche. Il tient une bouteille de champagne dans une main et le sein d’une personne rousse de l’autre. La bouteille est à peu près vide, par contre l’aviateur est complètement plein. Je pense que s’il reprend l’air avant la fin de la nuit, ses passagers risquent fort de ne pas souffrir du mal de l’altitude.
— Hello, babies ! nous salue-t-il avec cette courtoisie yankee sans laquelle les Etats-Unis d’Amérique ne seraient que ce qu’ils sont. Have a drink with me ?
Comme il est plus beurré qu’une tartine d’écolier, il nous tend le sein de la demoiselle au lieu de la bouteille, ce qui provoque chez cette avant-dernière un décollement de la glande mammaire. Elle pousse un cri de douleur qui se veut également de protestation.
— Tu fais mal à Suzy ! sermonne Froufrou.
Et de nous expliquer son Amerloque en long, en large et en vistavision.
— Franky est un amour de garçon, mais il ne connaît pas sa force.
— Une veine pour lui qu’il ne soit pas né sous le régime de la prohibition, souligné-je. J’ai dans l’idée que depuis le sein maternel il n’a jamais rebu une goutte de lait, votre Ricain.
— Il se permet quelques petites fantaisies au cours de ses escales, plaide la tenancière, c’est normal.
— C’est votre amant de cœur ? boude Béru.
Froufrou éclate d’un beau rire plein de feuilles d’or déguisées en molaires.
— Oh non ! un copain seulement. Il m’approvisionne en cigarettes et en bourbon, moyennant quoi il a droit de temps en temps à sa petite soirée de relaxation, pas vrai, ma guenille rose ?
L’Amerloque rit et file une claque sur le joufflu de la môme Suzy qui râle vilain. Suzy, c’est la soubrette de ce matin, je la retapisse, bien qu’elle ait troqué sa robe noire contre sa tenue d’Eve.
Le service, chez Mme Froufrou, il est drôlement démocratique. Après ses heures de boulot, on a le droit de participer aux soirées mondaines. Elle fait beaucoup pour l’évolution du salariat, Froufrou. C’est une personne qui s’active ferme pour l’unification des classes ! Le nivellement par le fignedé, elle opère ! Son système socialisant s’appuie sur le radada, uniquement. Elle a pigé qu’une bonniche à poil est plus appréciée qu’une marquise habillée. Elle veut absolument faire prévaloir son point de vue ; marquer son temps de ce concept. En bonne hôtesse, elle décapite une boutanche de rouille et emplit deux coupes.
— Quel bon vent vous amène, messieurs ? s’informe la gente personne.
— Nous cherchons une petite camarade à nous, dis-je, et nous avons pensé que vous pourriez peut-être nous aider à la retrouver…
— De qui s’agit-il ?
Je lui présente le portrait d’Hildegarde.
— Ce ravissant sujet, ma bonne amie.
Le sourire bienveillant de notre hôtesse s’évapore comme le beurre sur la plaque chauffante des crêpes flambées. Elle prend la photo en la tenant légèrement éloignée d’elle.
— Vous êtes presbyte ? remarqué-je.
Déjà la mère Froufrou me restitue l’image.
— Je ne connais pas cette fille ! dit-elle catégoriquement.
Pourquoi ai-je l’impression qu’elle me bourre le mou ?
Pourquoi la trouvé-je tendue, brusquement, et vaguement mécontente ? Il y a un quelque chose dans toute son opulente personne qui trahit sa méfiance. Elle est sur ses gardes…
— Et miss Suzy non plus, ne connaît pas ? fais-je en présentant négligemment la photo à la soubrette affranchie.
Vivement Froufrou intervient.
— Suzy ne connaît personne !
C’est net. Suzy regarde à peine le portrait. Elle hoche négativement la tête. Béru, qui n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, me file un regard en soufflet d’accordéon. Lui aussi a chopé au vol les impondérables.
C’est alors que le Ricain cramponne le carton.
— Let me see !
— Une coupe, Franky ! s’empresse Froufrou…
Trop tard. Déjà l’aviateur regarde la photographie.
— Oh ! Hildegarde ! s’exclame-t-il.
Il baise la photo.
— Wonderful girl !
— You know ? je demande.
Franky a un rire de bébé rose mordant son pied pendant qu’on lui talque le dargif.
— C’était une très merveilleuse affaire ! éructe-t-il…
— Vous l’avez connue ici ? demandé-je.
— Of course, répond l’aviateur.
J’enfouille la photo et je vide ma coupe après avoir porté un toast à Froufrou. Elle est devenue pâlichonne sous son crépissage.
— A votre prospérité, belle madame ! lui gazouillé-je.
— Santé ! répond-elle.
Le Ricain finit de téter sa boutanche personnelle, puis il attire Suzy contre sa poitrine lisse comme un gant de chevreau. Un tendre ! Voilà qu’il lui baragouine des trucs pompés à même ses dernières livraisons de Comics. Sa façon à lui de faire de la purée à une sœur ! Après ça, il soignera sa gueule de bois à l’Alka Seltzer en se persuadant que, depuis Casanova, on n’a jamais plus touché un séducteur de son acabit. Le nombre de petits gars qui se prennent pour des terreurs de plumard est incalculable. Ils récitent des clichés, s’offrent une culbute et se disent qu’ils viennent d’œuvrer dans l’indélébile, que leur étreinte c’est le souvenir d’une vie de femme, à tout jamais ineffaçable. Pauvres pommes ! S’ils pouvaient savoir à quel point elles les prennent pour des caves, leurs partenaires, ils pavoiseraient un peu moins ! Les mâles, ce sont de grands mômes poètes. Des crédules. Faut ça pour que le système puisse fonctionner. Sans leur merveilleuse confiance, ça tournerait en eau de vaisselle, la société. Y a pas de place pour les roublards, en ce bas monde. Il est interdit aux sceptiques, aux « douteurs ».
— Je m’excuse si je vous demande pardon, déclare Bérurier, mais à moins que mes sens m’abusassent, je vous parie un œuf dur contre un wagon-lit Cook que votre intrépide cove-bois est en train de s’offrir Suzy en prime !
Froufrou glousse et se met à nous déballer des polissonneries plus salées qu’un baril de morue, comme quoi si Dieu nous a donné le scoubidou à pendeloques c’est bien pour que nous nous en servions. Elle suggère que nous participions à la fiesta, s’affirmant prête à apporter sa contribution personnelle. Elle a le menu des réjouissances ; son catalogue privé, réservé aux aminches, uniquement, rien que du spécial, du surchoix, de la cuvée réservée mise en boutanche à la propriété. Elle peut tubophoner à une gentille camarade à elle, Froufrou. Une femme mariée dont l’époux a une haute situation dans les arachides et qui fait des extras pour le sport. Une vraie virtuose, en somme. Une artiste à essayer coûte que coûte si on veut savoir réellement jusqu’où peuvent reculer les limites de l’amour. Paraît qu’elle s’appelle Marie-Thérèse, cette amazone. Justement son vieux est au Cambodge en ce moment et elle doit avoir de la vacation dans le réchaud. Vraiment, on ne veut pas essayer ce produit rare ? Juste pour se rendre compte ? Tiens, elle nous ferait l’onguent magique, histoire de nous donner un aperçu de son fin savoir. Non, c’est sérieux, on va rester chastes ?
Je la laisse déballer ses outils pour que plus dure soit la chute. Elle parle, elle frivolise, elle gargarise, elle chatoie, elle porte au sang, elle crée son nuage artificiel pour, à la faveur de celui-ci, nous entraîner — espère-t-elle — dans les méandres de l’oubli. Mais il n’oublie pas, San-A. Et Béru non plus qui, au lieu de saliver, de s’humecter, de se tortiller dans la tentation, lui le sanguin aux sens effervescents, devient de plus en plus dur et fixe et sévère.
A la fin, juste comme la grosse Froufrou nous recharge la chaudière avec les inventions de son amie Marie-Thérèse, voilà Sa Majesté qui pose sa coupe sur le piano et qui s’approche de notre hôtesse. Elle lui coule son œillade pernicieuse numéro 88 bis, avec papillotement des balayettes et bout de langue pointée entre les mollusques.
Elle croit qu’il est à point, qu’il va céder, crier son banco et se décalcifier aussi sec. Aussi est-elle ravagée de stupeur lorsqu’elle efface une monumentale tarte en plein museau. C’est de la beigne signée Bérurier. Inutile de la doubler, c’est pas comme pour les photos, là on est certain que le premier cliché est réussi. Froufrou pousse un cri de douleur, de surprise, de protestation, de réprobation, de rage, de désespoir, de vieillesse ennemie. Ça donne une clameur ample et infinie comme le bruit de la mer. Du coup, voilà son petit Amerloque qui bondit. La Fayette, nous voici ! La France en danger, ils peuvent pas supporter, les Ricains. Dès qu’ils nous ont sauvé la mise, on a beau se payer leur pomme, leur glavioter au visage et les traiter de négrophages, faut tout de même qu’ils se pointent à la suivante, qu’ils passent l’éponge sur les go home. Pigeons francophiles une fois pour toutes, c’est dans la nature de leurs choses. Valeureux, présents, disponibles ! Franky, il s’est arraché d’un bond aux caresses de la môme Suzon. Et il a du mérite à le faire, vu que la miss lui pratiquait à ce moment précis le fourreau à 37 degrés. Stupeur ! la demoiselle, bien que jeune, porte déjà un râtelier avec toute la série de dominos à bifteck au complet. Dans l’élan, l’appareil s’est décroché de sa mâchoire pour rester suspendu après le palonnier du gars. Franky n’en a cure. Sa casquette de traviole, le clapoir de mam’zelle Suzy au métronome, il se précipite sur Béru, farouche dans son ivresse, vengeur à bloc, généreux dans le secourisme. C’est un beau spectacle !
— Espèce de grosse brute ! glapit maintenant Froufrou à l’adresse de son presque propriétaire.
— La ferme, morue, on je t’en aligne une autre ! gronde le Baraqué en relevant sa main pour une éventuelle deuxième tarte.
Il ne peut compléter son geste. Franky a joint ses mains et lui claque une manchette japonaise sur la nuque. C’est un petit futé qui, bien qu’aviateur, a dû subir l’entraînement des marins. Il est naze, mais sa vigueur reste intacte. Le Mahousse fait « arrhanget fléchit. Il tombe à genoux devant la mémère qu’il vient de molester, en une attitude d’infinie supplication. Franky va pour le finir d’un coup de panard lorsque je crois bon d’intervenir. Je torche l’épaule du Ricain, assez rudement pour l’obliger de faire volte-face, et je lui mets un crochet à la mâchoire. Il titube et part dans un meuble chinois qui bascule, choit et se morcelle. Good laque to you ! Ça le dessaoule, Franky. Il se redresse d’un bond et charge.
— Laisse-le-moi ! ordonne le Gros qui vient de récupérer.
Sa Majesté écume. La fumaga lui sort des naseaux. Il tombe en garde devant Franky. Franky le feinte admirablement et lui place une nouvelle manchette au cou. Asphyxié, Béru retourne au pays des pommes-vapeur. Re-à moi de jouer ! Cet Amerloque, c’est un drôle de coriace dans son genre. Pas vermoulu du tout ! Il s’empare d’une chaise et me la virgule en plein portrait. Soucieux de préserver ce physique qui trouble tant les dames, je me jette à plat bide et la chaise va fracasser un abominable bouddha de porcelaine qui se matait le nombril avec l’air de se dire que s’il avait un tournevis il se le déboulonnerait bien.
Du coup, Froufrou vient au renaud pour son matériel. La chinoiserie, c’est son dada. Sa vie de garce durant (on Dupont si vous préférez), elle a accumulé les tables rouges, les lanternes à perles, les dragons, les bouddhas, les vitrines, les ivoires, les porcelaines… Shanghai en appartement ! Elle entend pas qu’on lui saccage son musée des erreurs, Froufrou. Elle veut se préserver le patribonze[13] qui lui a coûté tant de peine et d’artiche. Elle est pour la sauvegarde du bibelot ! Elle appelle Confucius au secours. Elle remparde devant ses bibelots infâmes. Mais Franky, c’est le système ricain dans toute sa logique. Rappelez-vous comment, pendant la dernière guerre, pour nous délivrer de l’occupant ils nous déversaient des tonnes de bombes sur la hure. On n’arrêtait plus de s’enterrer à un certain moment. Franky, pour protéger sa camarade Froufrou, il emploie la même tactique : la terre brûlée ! Il me plonge dessus à pieds joints, je me roule sur le côté et il mord la moquette. Je me redresse et lui file un coup de genou dans le menton au moment où il va se remettre debout. Il bascule dans la vitrine aux méchants ivoires. Y a les coolies express qui se bousculent comme à une distribution de riz. Ils déménagent dans un gros fracas de verre pilé.
— Laisse-le-moi, faut que je me le fasse ! tonne le Béru, lazaréfié une fois de plus.
L’Américain est debout. Le dentier de la môme Suzy breloque maintenant, car la castagne lui a court-circuité le potentiel affectif, au copain amerloque. Il mijote une nouvelle manchette pour Béru. Le Gros s’avance, mais il est sur ses gardes maintenant. Au moment précis où Franky va pour lui placer son coup de balayette, Alexandre-Benoît lui cramponne les bras et le neutralise partiellement. C’est, pendant quelques secondes, une empoignade farouche, silencieuse… Ces messieurs sudationnent à outrance. Chacun leur tour ils donnent des à-coups pour désamorcer l’adversaire, mais chaque fois l’autre subit la secousse avec intrépidité.
— Arrêtez ! supplie Froufrou, vous m’avez fait suffisamment de dégâts comme ça !
La grosse Suzy chiale tout ce qu’elle sait. Demain matin elle aura réintégré sa robe de soubrette et le ménage sera pour ses pieds. Ça l’effare, ce bris de porcelaine, ce concassage d’ivoire, cet émiettement de laque, ce déperlement d’abat-jour ! Elle est terrorisée par l’ampleur de la tâche qui l’attend. Elle souhaite l’armistice !
Comme les deux antagonistes luttent depuis plusieurs minutes sans que ça se décante, Béru décide d’employer les grands moyens. Il se permet un coup de pompe dans le tibia de Franky. L’Amerloque hurle dans la langue dégénérée de Shakespeare et relâche son étreinte. Ce que sentant, le Gros en profite pour lui placer un coup de boule féroce dans les mandibules. Cette fois, l’aviateur en a une provision dans l’aile. Il prend du mou dans la dérive et de la trépidation dans le gouvernail de profondeur. Dans un effort suprême, Béru l’arrache et le fait tournoyer. Mon Dieu que c’est beau ! Quelle majesté dans l’instant ! Que de noblesse dans cette âpre victoire ! Franky pivote, décrit un tour complet, puis un second, un troisième. Béru est devenu toupie. Les deux hommes prennent de la vitesse. Leur rotation s’accélère, les dépasse, les entraîne, les vainc. Ils sont arrachés de terre par la conjugaison de forces physiques implacables. Ils virevoltent, ils volutent, ils arabesquent, ils fauchent tout dans leur trajectoire. Une tornade, les gars ! Un raz de marée ! Un séisme ! Tout est fracassé, pulvérisé, haché, démantelé, ruiné ! Les lanternes tombent, les meubles sont renversés, les objets précieux réduits en poudre. C’est le massacre des bagatelles ! C’est l’instant solennel où le néant reprend ses droits. Le bibelot redevient matière première. Il reste plus que le piano d’intact. Mais les établissements Gaveau n’ont pas lieu de crâner longtemps car c’est sur cet instrument (à queue, vu l’endroit où il se trouve) que les deux combattants terminent leur tourbillon de la mort. Le piano joue en un dixième de seconde le Concerto Pour Névrose-mal-soignée d’Amédée Dussaussoy. Son pied arrière se rompt. Il prend alors la position du dromadaire en train de se relever… ou de se coucher. La monumentale potiche, orgueil de la chinoiseriemanie de Froufrou, dont le motif représentait trois bonzes occupés à pêcher à la ligne sur une jonque, se démultiplie à l’infini… Heureusement que les morceaux sont entiers, sinon ça serait à désespérer de tout ! Béru a trouvé une position confortable, il est à plat ventre sur Franky, il tient ce dernier par le cou et lui tambourine le coquillard contre le clavier. Des accords parfaits pleuvent sur les cris des deux dames. Ça mélodise encore un moment, et puis le silence revient, bien tendu, comme le couvre-lit d’une vieille fille. L’Américain est groggy. Horrible détail, le dentier de Suzy l’a mordu pendant l’échauffourée, très cruellement, et le pauvre biquet a le zigomar à béquille qui sanguinole. Bérurier se redresse et s’époussette au milieu des décombres.
— Quand on me cherche on me trouve, déclare-t-il en toute modestie. Mademoiselle Suzy, sans vous commander, vous devriez vous occuper un peu de votre Lineberge, biscotte j’ai un début de tourment pour sa santé.
Il se masse un peu la nuque puis, s’adressant à Froufrou :
— Ecoute, ma petite grand-mère, familiarise-t-il, primo j’suis quasiment ton proprio et deuxio je suis flic, ça constitue deux raisons dont chacune est suffisante pour que tu laisses tes salades au pote âgé, compris ?
Elle écoute à peine. C’est une femme plus brisée que ses fétiches qui sanglote au milieu du salon sinistré.
— Une fortune ! larmoie-t-elle. Des pièces de collection ! Une vie de labeur que vous venez de mettre en miettes !
Ça n’émeut pas le Gros, lequel objecte :
— Tout ça n’est rien tant qu’on a la santé, ma belle. Et je te jure bien que si tu ne t’affales pas dare-dare, c’est ta santé, justement, qui va trinquer !
— Mais que vous ai-je fait ? s’écrie la douairière.
— Tu nous a berlurés, ma belle ! s’indigne le Volumineux. T’as raconté comme quoi tu ne connaissais pas la dénommée Hildegarde alors que ton glandulard d’Amerloque prétend l’avoir vue ici. D’ailleurs, sans te vexer, tu mens mal, poupée. C’est pas dans ton tempérament de balancer des bobards ; quand tu essayais de nous chambrer t’à l’heure, t’avais les mirettes qui faisaient du yo-yo !
Elle hausse ses lourdes épaules. Elle devient fataliste lorsqu’on la colle au pied du mur, Froufrou. C’est la force des simples, la résignation. Ils savent bien, eux, qu’à l’impossible nul n’est tenu ; alors, quand la partie est foutue, ils amènent le pavillon.
— Bon, d’accord, je l’ai eue huit jours comme pensionnaire, et puis un matin elle n’est plus revenue. J’ai prévenu M. Jérôme, il m’a dit qu’il était au courant et qu’il fallait complètement oublier cette souris. Il a tellement insisté sur le mot « complètementque…
Elle se tait, la sueur perle à ses tempes. Des larmes brouillent encore son regard. Ses yeux noyés contemplent misérablement le carnage chinois qui l’entoure, elle se sent vulnérable et répudiée, mâme Froufrou. Ça faillite vachement pour elle depuis un moment. Le Ricain qui a retrouvé ses esprits est en train de se faire colmater le bigoudi vadrouilleur par la môme Suzy, cause indirecte du sinistre. Les blessures comme celle qui vient d’être infligée à la virilité de Franky ne sont pas remboursées par la Sécurité sociale américaine. Il est salement déprimé, l’aviateur.
— Ecoutez, Froufrou, attaqué-je. Il se passe des choses très graves. Pour vous situer leur importance, laissez-moi vous apprendre par exemple que Laurenzi a été assassiné.
— Quoi ! s’égosille la tenancière.
— Officiel. Et tout me porte à croire qu’il l’a été par Hildegarde. Vous comprenez pourquoi votre témoignage est indispensable ?…
— M. Jérôme assassiné ! bredouille-t-elle, un homme si aimable…
— C’est toujours les meilleurs qui lâchent la rampe les premiers, déplore Béru qui connaît ses classiques et l’art de les placer dans une conversation !
— Le moment est venu de nous parler d’Hildegarde, tranché-je. Et de nous en parler abondamment, ma chère amie. Comment est-elle venue chez vous ?
— Envoyée par M. Jérôme…
— Quelle était son adresse à Paris ?
— Je ne l’ai jamais sue.
Je la défrime d’un lampion suspicieux. Pourtant elle a l’air de jouer franco, la maman maquerelle.
— Voulez-vous me faire croire que vous ne savez pas où joindre vos aimables collaboratrices, Froufrou ?
— D’habitude si, bien sûr, mais Hildegarde avait catégoriquement refusé de me dire où elle demeurait… Je n’ai pas insisté, étant donné la toute particulière recommandation de M. Jérôme.
— Et ce mystère ne vous a pas surprise ?
Froufrou relève le pan ténu de son déshabillé et, oubliant toute pudeur, se fourbit la cressonnière de ses ongles incarnats.
— Vous savez, dans mon travail, on perd vite l’habitude d’être trop curieuse. Notre métier est basé sur la discrétion… Vous me voyez, commente la digne femme, poser des questions à mes clients pour connaître leurs noms et leurs situations sociales ?
Je la sens lancée. Elle enroule bien, comme on dit chez les coureurs cyclistes. Sa mécanique trouve le bon rythme.
— Quelle fille est-ce, cette Hildegarde ?
— Une beauté.
— Je sais, mais à part ça ?
Froufrou esquisse une moue.
— A part ça : secrète, dure, glaciale… Mais alors, au travail, un feu d’artifice !.. Si je vous disais que je jouais la madame guette-au-trou uniquement pour admirer Hilde. J’invitais mes autres petites à jetonner pour leur éducation. Pendant le mois qui a suivi son départ, tous les messieurs qu’elle a traités sont revenus me la réclamer. Elle les avait marqués, impressionnés par sa technique. Voyez-vous, tartine la brave hôtesse, notre métier semble facile a priori, mais en réalité il est extrêmement délicat. L’amour, sans l’amour, il n’y a rien de plus difficile à réussir…
Nobles paroles en vérité et qu’on devrait — à mon humble avis — graver au fronton des écoles.
— Donc, Hildegarde était une technicienne hors ligne ?
— L’Etna, monsieur ! Les Japonaises ? Des patates à côté d’elle. En vingt-cinq ans de galanterie, j’en ai rencontré des championnes ! Des vraies, pas feignantes à l’ouvrage, des courageuses, des inventives. Le don réel, certaines le possèdent, mais poussé à un tel degré, jamais !
Elle agite ses mains de charcutière alourdies de carats.
— La science du mâle, monsieur, n’ayons pas peur des mots… Une connaissance totale du corps humain et de ses plus infimes réactions.
— Elle est allemande ?
— Oui.
— Elle a eu l’occasion de vous parler de son passé ?
Froufrou fait claquer l’ongle de son pouce entre ses dents.
— Pas ça ! Le silence !.. Entre les clients, elle lisait des gros bouquins écrits en allemand. Je lui parlais, elle m’envoyait aux prunes… Ah ! j’ai souvent fait le poing dans ma poche pendant ces huit jours, il faut vous dire que je n’ai pas le caractère à me laisser marcher sur les pieds…
Je gamberge un brin… Croyez-moi ou sinon allez vous faire estimer chez les Grecs, mais je commence à être amoureux de cette amazone mystère.
— Vous ne l’avez jamais vue en compagnie d’une autre fille ?
— Moi non, mais Suzy l’a aperçue un matin qui descendait d’une Cadillac conduite par une fille qui lui ressemblait comme une sœur, n’est-ce pas, Suzy ?
L’interpellée achève de sparadrer l’intimité de l’aviateur. Elle récupère son râtelier pour répondre.
— C’était sûrement sa sœur, madame…
— Bien, reprends-je, et Laurenzi ne vous a pas donné quelques détails sur elle ?
Froufrou élude ma question.
— Comme je m’étonnais de son absence, il m’a seulement dit que la petite Frisée avait dû partir en voyage, et il m’a répété que je devais l’oublier. On sentait qu’il n’avait pas envie de parler d’elle, qu’il était gêné…
— Donc, vous ignorez où elle a pu aller ?
— Totalement, et vous pouvez me croire…
Je la crois… Béru finit la bouteille de champagne, miraculeusement épargnée par l’ouragan de son combat. Comme il ne reste plus de coupes valides il boit au goulot, à la sans façon…
Froufrou ramasse un bras gauche de bouddha et caresse le biceps de jade avec mélancolie. L’instant est calme, presque serein. Et voilà que l’usine à phosphore de votre camarade San-Antonio se met à faire de la surproduction.
Une pute qui vient marner en Cadillac, qui ne donne pas son adresse, qui ne parle pas et qui ligote des bouquins reliés pendant les temps morts n’est pas une pute ordinaire, vous êtes bien d’accord ?
— Elle avait un tatouage, paraît-il, murmuré-je.
— Oui, admet Froufrou, ça représentait à l’origine une croix gammée…
— Pourtant, le nazisme n’était plus de son âge…
— Je lui avais posé la question, elle m’avait répondu qu’on lui avait bricolé ça quand elle était toute petite fille. Elle se l’était fait camoufler par un tatoueur qui était revenu dessus avec de la couleur. Le nouveau motif représentait un bouquet de fleurs, pourtant la croix gammée demeurait apparente car elle avait essayé de se l’enlever elle-même en s’injectant du sel, et sur sa peau brûlée, les nouvelles encres ne pouvaient pas bien prendre… Un drôle de numéro, cette Hildegarde, conclut la matrone.
Elle ajoute :
— Mademoiselle ne montait pas avec n’importe qui. Avant de se décider, elle voulait voir le client. Le monde renversé, quoi ! Elle regardait par l’œilleton du salon ; neuf fois sur dix elle refusait.
— Elle avait un genre d’homme ? fais-je vivement.
Froufrou hausse un sourcil.
— Vous m’y faites penser… C’est ma foi vrai.
— J’avais remarqué, moi, madame, intervient Suzy. Hildegarde ne se décidait que pour les grands costauds dans le genre de mister Franky. Sauf qu’elle les prenait d’un certain âge : entre quarante-cinq et cinquante ans. Le jour qu’elle a choisi Franky, je me trouvais près d’elle. Je l’ai entendue dire en allemand : « Il est trop jeune, mais je peux bien m’offrir un caprice ».
— Tu parles allemand ? m’étonné-je.
— Je suis alsacienne…
J’opine.
— Donc, elle réservait ses faveurs aux grands quadragénaires de l’entre-deux-guerres ?
— Uniquement, certifie l’hôtesse. Uniquement.
Je la regarde en rêvassant.
— Avant de me répondre, pensez bien à ce que je vous demande, madame Froufrou : n’avez-vous pas l’impression que cette fille recherchait quelqu’un ?
Froufrou n’hésite pas…
— C’est une idée qui me trotte par la tête depuis sa disparition… Cette fille n’était pas catholique. J’ai la nette impression qu’elle a fait ce séjour chez nous uniquement pour connaître ma clientèle et que, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, elle est allée ailleurs…
— Dix sur dix, chère Froufrou ! lancé-je en me levant. Allons, Gros, la chasse continue.
Béru m’imite d’autant plus volontiers que sa boutanche est vide.
— Excusez pour le dérangement, fait-il en montrant le carnage ambiant.
Froufrou a un triste et fataliste mouvement de la main.
— Et excusez idem pour la torgnole, ajoute le Confus, je suis toujours été impulsif.
Elle lui brandit un sourire miséricordieux.
— Y a pas de mal, mon ami, ça m’a rappelé le bon temps où Raymond, mon premier jules, me dérouillait. Tout le plaisir a été pour moi.
C’est sur cette réconfortante assurance que nous prenons congé d’elle.
5
LA TOURNÉE DES GRANDES-DUCHESSES
J’ai pas le courage de me flanquer dans les toiles tout seul, soupire le Gros. Dis, tu crois qu’on me l’a butée, ma Berthy ?
— Penses-tu ! m’efforcé-je de le rassurer.
Mais, pas plus que le cœur, l’intonation n’y est. Nous venons d’avoir la preuve (répétée) que ces demoiselles ne reculent devant rien. Je songe à Jérôme Laurenzi, étranglé comme un poulet, et à la mitraillade du train fantôme. De quoi avoir des frissons le long de l’échine, non ? B.B., entre les griffes de ces tigresses, ne doit pas se sentir à son aise, si elle vit encore, moi je vous le dis.
— Viens, tranché-je, allons en écluser un sur les Champs-Elysées, ça fera plus gai.
Il accepte. Abattu comme un chêne, le chéri. Prostré, même. Il s’imagine avec un crêpe au bras, derrière le convoi de sa mémée, et leur passé conjugal lui remonte au gosier comme une giclée de bile.
Nous débarquons au Fouquet’s où deux whiskies magnifiquement tassés nous redonnent une apparence d’optimisme.
— Si nous faisions le point, Béru ?
— Je le fais dans ma poche depuis un bon moment déjà, affirme-t-il. Ce sac d’embrouilles me chancetique le mental dans des proportions grand V, si tu veux tout savoir…
Je lui frappe l’épaule.
— Un homme fort, sentencié-je, se doit d’affronter les pires difficultés avec vaillance.
Il branle sa pauvre tronche bourrée d’intempéries.
— Ta vaillance, mon pote, tu peux te la remettre dans la culotte ! Comment t’est-ce que je pourrais être vaillant en imaginant ma Berthe morte ou, qui sait même, violée !
— Imagine-la vivante, car c’est aussi une troisième hypothèse… Et la plus vraisemblable !
Il écluse son godet d’une seule traite (avalisée).
— Non, Mec, pas la plus vraisemblable, tu le sens bien. Ces foies blancs ont voulu me scrafer, tu sembles l’oublier. Y a pas de raison qu’ils cherchassent à m’anéantir au composteur et qu’ils kidnappassent Bobonne simplement pour y faire admirer le Vésuve en érection. Tout ça est lié au décès de tonton. A ce clandé dont à la tête duquel le cher homme se trouvait sans le savoir. Ces nières butent Laurenzi hier après-midi… Le soir elles foncent chez mon oncle… Le lendemain elles enlèvent ma chère épouse bien-aimée et veulent me faire gober mon extrait de naissance… Tout ça paraît farfelingue, mais pourtant se tient. Le fil conducteur, c’est la mort de Prosper et son immeuble de la rue Legendre où justement l’Hildegarde a fait un stage…
Je l’écoute. Il parle d’or. Curieux comme il se rabat sur la logique, mon Béru, dans les cas graves. Sa cervelle en terre glaise se met à fonctionner. Elle coince un brin, les rouages gémissent, ses cellules grises patinent mais dans l’ensemble ça tourne rond, faut admettre…
Le Fouquet’s est presque vide. Un couple chichiteux bouffe du saumon fumé dans la partie restaurant, tandis que, côté bar, deux vieux crabes à monocle, au faciès couperosé, éclusent leur soixante-douzième scotch de la journée en échangeant des réflexions d’une voix pâteuse. Des piliers… Ils passent leur vie ici. Ils finissent par se ressembler à force d’être ivres et monoculés ensemble. Ils boivent, regardent autour d’eux d’un œil (le bon) à la fois curieux et hautain… Puis ils se disent deux mots, trois à la rigueur, et se remettent à picoler. On dirait qu’ils attendent, non pas quelqu’un, mais quelque chose de très important. En fait, ce qu’ils attendent, c’est leur mort, ces chers vieux désœuvrés. Ils n’ont rien d’autre à branler que de laisser couler le temps. Alors ils se beurrent façon mondaine, le carreau bloqué dans le lampion…
Fossilisés ! Portant témoignage d’une époque révolue. Ils ont la biture scientifique. Ils sucrent, mais avec élégance, si bien que leur tremblote ressemble encore à de la distinction. On leur presserait la trogne, il sortirait tout de suite du sanieux, du pestilentiel. Ils ont la décomposition à fleur de peau, mais guindée. Les garçons les servent avec respect et familiarité. Par moments un des deux kroumirs se lève, lentement, en s’efforçant de conserver sa dignité et son équilibre, l’un n’allant pas sans l’autre. C’est laborieux… Une fois debout, il reste un instant immobile, comme indécis, rassemblant sa volonté, bandant ses vieilles et maigres forces… On dirait qu’il réfléchit… C’est faux : il récupère. Le tout est de se remettre en marche, d’atteindre la porte sans tituber. Il a besoin de tous ses accessoires pour sauver la face : du monocle pour justifier la fixité du regard, de la canne à pommeau d’argent pour jouer les stabilisateurs, de sa vieillesse aussi pour avoir le chemin dégagé, se faire retirer les obstacles… Il sort comme si un truc urgent le commandait… Il va marchoter sur les Champs-Elysées… Il descend jusqu’à la rue Quentin-Bauchart, remonte la rue François Ier, tourne dans l’avenue George V et revient au Fouquet’s, la mine solennelle, l’allure assouplie, le visage décongestionné, la beurranche quelque peu volatilisée. Il retourne s’asseoir près de l’autre, face au bar… L’air soulagé. On peut croire qu’il vient de prendre des mesures importantes, qu’il a passé des ordres en Bourse, ou téléphoné qu’on mette en vente ses haras de Normandie. Il se recommande un scotch. Sa main flageolante n’attendait que le contact glacé du verre, ses oreilles avaient besoin du bruit musical des glaçons et sa bouche en forme d’anus flétri se tend d’office vers la mamelle généreuse. Il boit cette nouvelle première gorgée avec délice, comme un bébé boit la vie.
Alors c’est au tour de l’autre à décarrer pour la balade élyséenne… Ces deux-là, je vous le redis, ils attendent la mort. Ils sont sans impatience, dociles, dignes, souverains… Prodigieusement inutiles par plaisir, par vocation, par essence, par hérédité. On sent qu’ils ont travaillé cette inutilité pendant des lustres, qu’ils l’ont polie, patinée, fignolée, qu’ils l’ont voulue totale et sublime. On voit qu’ils y sont parvenus, que leur vieillesse est une réussite totale, quelque chose de beau et d’accompli. La mort, attendrie, n’ose pas porter la main sur eux. Elle recule en voyant leur monocle derrière lequel bute leur œil exorbité qui ressemble à un poisson exotique figé contre le verre de son aquarium. Elle est frappée par la réussite de ces existences, la mort. Ils ont déjà fait le plus gros de son boulot ; les anéantir sera aussi simple que de souffler la bougie d’un chauffe-plat, alors elle les contemple amicalement et, penchée sur leurs deux carreaux dérisoires, elle s’y mire avec volupté.
Comme ma méditation ne dit rien qui vaille au Gros, il murmure :
— Tu crois sérieusement qu’elle cherchait quelqu’un chez Froufrou, Hildegarde ?
— On le dirait…
— Qui est-ce qu’elle pouvait espérer trouver dans un boxon ?
— Un habitué de la prostitution probablement…
— Mais qu’est-ce qu’un habitué aurait à voir avec mon oncle Prosper et avec moi ? Car enfin, enchaîne le Mastar, sans attendre une réponse que je ne songe du reste pas à lui fournir, si c’étaient les clients qui l’intéressaient, ça n’étaient pas les propriétaires, et lycée de Versailles…
— Toujours impeccablement pensé, Gros. Aussi bien tes conclusions ne font-elles que renforcer la solidité du point d’interrogation qui nous est posé. Enfin, on va bien finir par mettre la main sur ces donzelles. J’ai communiqué la photo de notre souris à la Grande Taule et ça doit déjà remuer dans tous les azimuts. Dès demain, nous aurons sûrement du nouveau…
Il hoche sa belle trogne de Français moyen.
— Demain c’est demain ! déclare lugubrement mon compagnon.
— On ne peut rien fiche de plus ce soir. Il est plus d’une plombe, les clandés ont baissé le rideau de fer !
— Les clandés p’t’être, mais Paname est bourré de tapins à cette heure. Si Hildegarde marne dans le pain de fesses, probable que des nanas la connaissent, non ? Enfin, je suis pas commissaire, mais je vois le topo comme ça, moi !
Il repousse son glass vide.
— Je vais te dire, San-A., j’ai honte d’écluser du whisky tandis que ma Berthe se morfond dans un cul de calebasse fausse ou est peut-être morte. Tonnerre de Zeus ! si je remue pas tout Pantruche pour la retrouver, c’est que je suis devenu la dernière des lavasses !
Il commence à tellement remuer Paris que, sous la poussée de sa fougue, notre table culbute avec tout son matériel. Les glaçons font du skating (c’est bien leur tour) et glissent jusque sous les pinceaux d’une vieille dame goitreuse qui revenait des toilettes.
La vieillarde patine et culbute, heureusement pour son arthrose de la hanche, elle s’agrippe au bras d’un petit serveur. Malheureusement, le petit serveur radine des cuisines avec une pyramide de plats coiffés d’un capuchon métallique. Heureusement, il lâche ses plats pour retenir la momie. Malheureusement, les plats dégringolent sur le couple tortorant le saumon. Le monsieur se prend un couvre-plat sur la calvitie et la dame, plus raisonnable, se contente d’un steak tartare dans le décolleté. Le jaune d’œuf cru posé sur le paquet de viande hachée lui dégouline dans les profondeurs. Il s’ensuit de la confusion dans l’établissement. Bibi, le chat du Fouquet’s (le plus gros matou de Paris), qui pionçait sous une table voisine, trouve que le haut n’est plus fréquentable et se taille au sous-sol pour retrouver René le standardiste.
— Si t’as payé, on pourrait peut-être se retirer dans nos terres ? suggère Bérurier qui n’a plus le goût des altercations.
La neige s’est remise à tomber… Elle tourbillonne autour des lampadaires et va se poser avec précaution sur les pavés luisants où elle se transforme séance tenante en bouillasse.
Les Champs-Elysées sont encore animés. C’est le dernier petit rush avant le grand calme de la nuit.
— Qu’est-ce qu’on entreprend ? demande le presque héritier.
— Bouge pas. On va se faire des amazones, c’est-à-dire des mondaines motorisées.
Je regagne ma chignole, suivi du Gros.
Pourquoi le désespoir de Béru m’affecte-t-il modérément ? Je devrais compatir, l’aimant beaucoup, vivre sa peine. En réalité, le kidnapping de Berthe m’intrigue plus qu’il ne m’inquiète. Ça doit venir du personnage. C’est la cocasserie qui domine, qui prime, qui balaie tout autre sentiment. Je me sens un peu glacé de l’intérieur depuis quelque temps. Toujours la souris dont j’ai parlé à Béru qui me galope dans l’âme en talons aiguilles. Faut surveiller ça, réagir sérieusement. Cette fille a mis l’embargo sur mon corps et sur mon esprit. Ma viande a la nostalgie de la sienne et quand j’imagine sa silhouette, une espèce de musique triste retentit en moi. Ça a débuté pourtant d’une manière très classique… Chez des amis communs… Mais à quoi bon vous raconter ? Le besoin de s’épancher ? Vous croyez que ça aide ? Une illusion ! Sur le moment on se dit que ça soulage. Et puis après on sent sa peine intacte et, en plus, on a l’impression de s’être couillonné soi-même. Elle se tenait dans un coin du salon. La grand-mère de la maison l’avait entreprise et lui bonnissait son opération de la rate, avec tous les détails. Odile faisait semblant de l’écouter, mais je voyais bien qu’elle rêvassait. Je lui ai trouvé l’œil pas heureux, une inquiétante petite lumière tourbillonnait dans sa prunelle. Et sa lèvre faisait un léger pli, comme pour amorcer un sourire désabusé. Elle était jolie, châtaine, pas grande… Vingt-cinq ans environ et bien faite. Je me suis accoudé au marbre de la cheminée pour la détailler. Elle acquiesçait dès que la vioque reprenait salive, d’un air encourageant. Elle avait du mérite ! Après le café, se farcir l’ablation d’une rate de grand-mère, c’est héroïque, non ? Nos regards se sont accrochés. Je lui ai souri, elle m’a souri. Ça débute toujours par deux sourires, une histoire d’amour. A la fin de la soirée, je me suis arrangé pour partir avec elle. Je l’ai déposée devant son domicile. En cours de route, on s’est raconté le minimum. Elle venait de divorcer, elle avait une petite fille et fabriquait des émaux… Je lui ai dit que je l’attendrais le lendemain à deux heures au Paris. Elle est venue. Tout ça est banal quand on l’écrit comme un rapport de gendarme. Elle portait un manteau noir avec un col de fourrure blanche. C’est ce manteau, je crois bien, qui a tout déclenché… Pourquoi certains objets vous touchent-ils ? Oui, le manteau à col blanc, c’est lui le responsable. Il exprimait complètement Odile. Là-dedans elle ressemblait à ce que j’attendais d’une femme. Elle avait de la tenue, une certaine dignité un peu surannée, un air sérieux et doux…
— Ben, qu’est-ce t’attends pour déhotter ? grommelle le Mastar. T’es dans les vapes ou quoi ?
Je lui tends un sourire d’excuse et je démarre. La neige tombe de plus en plus fort et se met à séjourner sur les arbres… Elle est prise dans d’étranges remous qui la malaxent. Brusquement, les Champs-Elysées ont je ne sais quoi d’irréel, de feutré. Je remonte en direction de l’Etoile et j’emprunte l’avenue Foch à faible allure.
— Tu crois qu’on va dégauchir du cheptel ? s’inquiète mon ami.
— Tu vas voir…
Effectivement, ça ne rate pas. Bientôt une bagnole américaine nous suit et se met à nous lancer des appels de phares. Je ralentis. La Chevrolet nous double en mollesse. A l’intérieur, il y a deux filles. Les passagères nous adressent un sourire enjôleur. Je file à mon tour un appel de phares, alors la guinde des pouffasses se range devant nous. Je stoppe et vais à l’abordage. Il y a une brune et une rousse. Des personnes d’apparence très convenable. On dirait deux petites bourgeoises dont les époux sont en mission au Sénégal et qui ont décidé de se dévergonder un brin.
— Bonsoir, mes chéries, je leur lance, la vie est belle ?
La conductrice se colle une cigarette dans le bec et l’allume avec l’allume-cigare du tableau de bord.
— Convenable, répond-elle. Vous ne vous ennuyez pas trop, seul avec votre copain ?
— M’en parlez pas, j’ai un vague à l’âme qui me gratte la gorge comme une angine. Si vous aviez une recette contre cette maladie, vous seriez cataloguées d’emblée parmi les bienfaitrices de l’humanité.
— On peut sûrement quelque chose pour vous, fait l’autre frangine avec aisance et distinction, les cas désespérés sont les cas les plus beaux. Allons prendre un verre…
— Où ça ?
Je sais que ce genre de tapineuses est en cheville avec des night-clubs. Ces demoiselles y rabattent leur gibier pour palper une soulte sur la limonade.
— Si on allait à l’Hacienda ?
— Connais pas.
— Alors suivez-nous !
Je retourne à ma tire.
— Y a maldonne ? s’inquiète le Gros.
— Au contraire. On va aller écluser un pot de champ’ avec elles, manière de lier connaissance.
— Je croyais que ces nanas épongeaient les clilles en bagnole ?
— Pas celles-ci, Gars. Les putes en ricaine se consacrent au couché, c’est à cela qu’on les reconnaît. Ce sont les plus grosses piqueuses d’osier de la corporation. Une ou deux boutanches de rouille à dix sacs et la drume à débattre sur la base de cinquante papiers.
Bérurier pousse un sifflement vipérin.
— Mazette ! ces greluses se surestiment le fion à ce tarif-là ? Dis voir, pour un forfait pareil elles doivent te faire tout le programme Barnum, plus des privautés particulières !
— Penses-tu ! T’as juste droit à un coup d’amour à la papa. Leur job, c’est de faire dans la classe, comprends-tu ? Tu paies leur bagnole rupine et leurs dessous grand luxe. Y a des mecs qui aiment s’offrir des illuses. Ils préfèrent le cinoche au réel…
— Et pourquoi que tu rambines des donzelles de première classe, San-A. ? D’accord, on va pas les grimper, mais le champagne sera tout de même pour nos frais généraux, non ?
— Hildegarde m’a l’air d’être une sœur de première classe, réponds-je, pense à la Cadillac. Si elle a tâté du tapin à roulettes, c’est sûrement dans ce type-là qu’elle l’a pratiqué…
Il opine. La Chevrolet nous précède lentement, en faisant gicler la neige pâteuse. On roule du côté des Ternes et nos « leveusesfinissent par se ranger devant un établissement dont la façade représente grosso modo une construction sud-américaine.
Elles tiquent un peu en découvrant Bérurier. Il n’a rien du riche noctambule qu’elles étaient en droit d’escompter.
— C’est mon cousin de la brousse, je leur chuchote, j’essaie de le dessaler un peu.
Nous pénétrons dans le cabaret. Un orchestre composé de trois musiciens fait un boucan du diable sur des rythmes sud-amerloques. Les ziziqueurs portent des blouses de soie bleue à incrustations, aux manches blanches, très bouffantes ; des ceintures rouges et des pantalons noirs. Ils sont basanés à la bronzine et se sont laissé pousser les baffies en pointe pour faire couleur locale, mais on les situe tous les trois natifs de Levallois on de Conflans-Sainte-Honorine.
La boîte est rigoureusement vide de clients, aussi subissons-nous l’assaut des maîtres d’hôtel loqués à l’espagnole.
Ces demoiselles nous défriment à la lumière rouge de la lampe à abat-jour.
— Je m’appelle Marysa, se présente la conductrice, et mon amie c’est Josepha.
Des prénoms en « apour feuilletons féminins, naturellement, c’est classique. On se serre la louche.
— Il est dans les bestiaux, votre cousin ? interroge avec un poil d’ironie la prénommée Josepha.
D’un coup de genou, je fais avorter le rugissement que le Gros s’apprêtait à libérer.
— Non, il tient un bureau de tabac…
— Dans un passage du même nom, ajoute le fin Béru en tortillant ses grosses francforts indignées.
On nous apporte d’autorité la boutanche à dix raides annoncée à l’extérieur. C’est du Nestor Durand authentique, aussi brut que Bérurier, récolté à Colombise-de-Maideux dans la Haute-Marne, à seulement 180 kilomètres d’Epernay. Il a le goût de bouchon, ce qui, à tout prendre, est préférable à son goût d’origine…
— Vous nous faites danser, messieurs ? sollicite Marysa.
A cet instant, l’orchestre tangote à tout-va. L’un des musicos joue de la courgette évidée et un autre du peigne fin, c’est vous dire à quel point on baigne dans le typique !
— Je veux bien, consent mon camarade, mais je vous préviens que moi, en dehors de la valse lente, j’suis pas Roland Petit. Nez en moins, si un peu de gymnastique peut vous décrasser les deltoïdes, je suis partant !
Galamment il se lève et s’incline sur Marysa.
— Mon petit cœur, mes deux battoirs sont à vous.
La pauvrette réprime sa panique. Dans sa profession tout n’est pas aussi rose qu’on pourrait le supposer[14]. Il y a des hauts et des abats. Elle vient de toucher son tripier, c’est la vie.
Courageusement, elle se laisse emparer par Béru. Il n’a jamais eu le côté Serge Lifar, mon Valeureux. Lui, sur une piste de danse, c’est un peu comme une pelle mécanique dans un salon Louis XV, ça fait durement anachronique, croyez-moi. L’ours Martin en exhibition. En avant pour la marche des scaphandriers ! Il soulève ses pataugas à cinquante centimètres du plancher et reprend durement appui avec le sol. Il est penché en avant, formidable tâcheron du tango enjôleur. Il tortille son énorme dargif comme s’il le chargeait d’assurer la cadence ! Son numéro tient de la foulée du vendangeur piétinant sa récolte dans la cuve et de la bourrée auvergnate. C’est lent, pesant, martelé. Et faut voir comme il cramponne sa partenaire ! Plaqué à elle de toute son épaisse poitrine, la tête rejetée en arrière à des fins respiratoires, il garde le bras gauche rigoureusement à l’équerre, raide comme un panneau de signalisation, tandis que son bras droit enserre la taille de Marysa d’une manière extrêmement farouche. Les musiqueux sont comme hypnotisés par cette démonstration. Le joueur de courgette s’en tape sur les doigts de stupeur, les loufiats s’embusquent derrière les piliers pour mater…
— Dites donc, plaisante Josepha, c’est un pittoresque, votre cousin, dans son genre.
— Toute la poésie rurale française, mon petit cœur…
On s’offre le tango nous aussi. Les donzelles sont des futées, les beaux esprits de la prostitution. Pour les questionner, il faut enfiler ses gants de velours et prendre son temps.
En dansant, voilà que je me remets à penser à Odile. Un soir, chez elle, la radio mise en sourdine diffusait un slow. Nous étions nus. Je l’ai saisie dans mes bras et l’ai entraînée dans la danse. Elle avait gardé son front appuyé contre ma poitrine pendant tout le temps de nos évolutions… C’était doux comme une sieste au milieu de l’été. Un moment de vrai bonheur…
— Vous rêvez, Antoine ? demande Josepha.
C’est vrai qu’on ne dirait pas des putes, ces filles.
— J’évoquais une histoire d’amour, avoué-je.
— Beaucoup d’histoires d’amour s’achèvent dans nos bras, dit-elle. Nous sommes un peu l’Armée du Salut des amoureux déçus…
Elle ricane et ajoute :
— Sauf que notre taxe d’hébergement est plus élevée…
J’aimerais, par vanité d’homme, lui dire que je ne suis pas un amoureux déçu, mais à quoi bon ? Elle s’en tamponne, de mes problèmes sentimentaux. Chaque nuit, des types riches et saouls lui racontent leurs misères ; son job consiste à les écouter, à faire semblant de s’y intéresser, ça doit être tartant à la longue… Elle ne raconte pas les siennes, Josepha. Tout ce qu’un homme demande jamais à une fille de joie c’est : « Comment en es-tu arrivée là ?Elles sont toujours logées à la même « antienne ». Ce mystère, ça les tracasse, les bonshommes. Ils veulent savoir le comment du pourquoi du tapin. Connaître les cabrioles et les culbutes qui ont fait d’une jeune fille pubère une prostituée. En secret, les tenaille le louable désir de la sauver, de la remettre à coups de bonnes paroles et de tringlard dans le droit chemin. Les ambitieux ! Les prétentiards ! Ils croient posséder la braguette magique, la flûte enchantée. Ce sont les enchanteurs Merlin de la rédemption. Ils sont persuadés que leur bitougnot à tête vadrouilleuse recèle des vertus salvatrices, qu’il distille un filtre prodigieux, capable de plonger les demoiselles pouffiasses dans l’extase du salut. Leur braguette, c’est la grotte miraculeuse, ce qui en sort doit déguiser la plus salope radasse en Bernadette Soubiroute ! Des tendres pigeons, voilà ce qu’ils sont. Et tellement fastoches à plumer que ces dames s’en donnent à cœur joie.
Sur la piste incendiée par les rouges projecteurs du tango argentin, Marysa, bloquée par Béru, souffre mille morts. Une fois sur deux mouvements il lui écrase un pied. Elle ponctue la danse de petites exclamations douloureuses. Elle s’oblige à la patience, fait sa B.A. du mois. Pendant ce temps, le maître d’hôtel vide nos coupes dans le seau à champagne et les emplit de nouveau, histoire de faire marcher le commerce. C’est de bonne guerre, chacun se débrouille, ici ne sommes-nous pas dans l’univers factice du connard à piller ? A piller à cheval et en voiture ! Par tous les moyens : depuis le champ’ jusqu’au plumard, en passant par la dame à la rose-boutonnière qui, là-bas, guette la fin de la danse, sa corbeille de baccarats à la main.
Sur un dernier accord de cucurbitacée séchée, le tango s’achève. Marysa se rapatrie vers notre table en boitillant.
— Eh bien, mon gros loup, déclare-t-elle au gars Béru en s’asseyant, tu pourras me débloquer des crédits pour que je m’achète une autre paire de souliers. Qu’est-ce que tu m’as mis !
Le Gravos se fend d’un large sourire indulgent.
— J’avais prévenu que question danse j’avais pas été formé dans les ballets du marquis de Cul et Vase, rectifia-t-il. J’ai pas l’ambition de réclamer ma licence de pro, ma gosse.
Il vide sa coupe et, oubliant un instant le drame qui assombrit sa vie conjugale, il enchaîne, l’œil allumé :
— En tout cas, ce dont en ce qui te concerne, je peux te dire que pour le massage de nombril tu es superchampionne. Oh pardon ! pendant qu’on tanguait j’avais du 220 volts dans la brioche, poupée. J’ai idée que, lorsque tu tiens à t’en donner la peine, tu dois vous scalper le Mohican de première… T’as le derme enchanteur et le coup de reins qui met en condition.
Bien que ces compliments émanent d’un gros lourdingue, ils n’en flattent pas moins la bergère qui se met à ciller d’un air prometteur.
— Je crois pouvoir t’affirmer que tu ne t’embêteras pas avec moi, Alexandre, chuchote-t-elle, très intime.
Le Mahousse en violit. Sa cavalière profite de son désarroi pour vider sa coupe dans celle de Béru. Le maître d’hôtel attentif se précipite pour la lui remplir. Il fait remarquer ostensiblement que la bouteille est morte et un de ses péones, paré pour la manœuvre, en débouche une nouvelle, sortie comme par magie de ses manches kimono.
Deux quilles ! C’est la bonne moyenne. Ces demoiselles viennent de remplir la première partie de leur programme. L’opération limonade étant achevée, elles s’apprêtent à déclencher leur grande offensive d’hiver.
— Dites donc, les amours, s’écrie brusquement Josepha, vous ne trouvez pas qu’il se fait tard ? On pourrait peut-être songer aux choses sérieuses, non ?
Béru me file un coup de saveur égaré. Il est dépassé par l’événement et m’abandonne pleinement le soin d’y faire face.
— Pas de bousculade, mes loutes, interviens-je, laissez-nous le temps d’écluser tranquillement cette seconde bouteille en causant chiffons.
— On pourrait aussi bien en boire une autre dans un petit pied-à-terre enchanteur que nous connaissons, affirme Marysa. Là-bas, au moins, on se mettrait à son aise pour discuter.
Elle promène sa main experte sur la cuisse frémissante de Bérurier.
— Surtout que mon petit ami doit en avoir long à raconter, si les symptômes que j’ai décelés en dansant ne m’abusent pas…
De plus en plus mal à l’aise, le Gravos. Il a honte, vis-à-vis de moi. Honte de s’être laissé entraîner un instant dans l’antichambre des voluptés, alors que sa pauvre chère femme…
Il s’en excuse indirectement.
— Avec une trémoussante comme vous, quoi de surprenant ? plaide-t-il.
Je juge le moment opportun pour entrer dans le vif du sujet qui nous occupe car, confusément, j’ai quelque remords à mener ces demoiselles en barlu. Elles ont leur nuit à gagner et nous sommes en train de la leur faire perdre.
— J’espère que vous nous ferez du travail sérieux, dis-je.
Josepha me plaque un baiser glouton dont je doute un instant qu’il me laisse ensuite la libre disposition de mes amygdales.
— Tu en douterais, Antoine ? fait-elle d’une voix à la Jeanne Moreau, qui vous illumine la moelle épinière.
Je viens de trouver mon biais d’attaque.
— Franchement, Josepha, lui dis-je, je voudrais pas te désobliger, mais le désagrément avec vous autres, les belles de nuit, c’est qu’une fois le marché passé, la livraison laisse à désirer. C’est tout beau jusqu’au versement de l’artiche, mais après vous nous chipotez le bonheur…
Elle proteste :
— Quel toupet ! Monsieur a dû tomber sur des ringards !
Sa mortification lui donne tout à coup un petit coup de vulgarité. Rien ne trahit autant les origines d’un individu que ses colères. La colère, c’est la vérité de l’âme, son déshabillage intégral. Les masques tombent, les fards de la vie s’effacent. C’est le débridage, le défoulement, la libération prodigieuse. Le moment où, à bout d’arguments et de blasphèmes, le prosémite traite un juif de juif, l’antiraciste traite un Noir de nègre et le parfait chrétien traite un coreligionnaire, fils du même Dieu que lui, d’enfant de putain.
— Je ne suis pas tombé sur des ringards, Josepha. C’est une constatation générale. Vous pratiquez la plus noble des professions, mais n’avez pas à cœur de lui donner ses quartiers de noblesse : « L’amour sans l’amour doit puiser dans la volupté ; sinon, il n’est que bas mercantilisme. »
— Toi, t’aimes pas les filles ! décide-t-elle brusquement, piquée au vif.
Naturellement, par ce vocable de filles, elle sous-entend « filles de joie », l’orthodoxie de mes mœurs ne pouvant être mise en question.
— Si, réponds-je, au contraire, je suis un farouche défenseur de la prostitution, à condition toutefois que celle-ci s’exerce loyalement. Il y a trop d’arnaqueuses dans vos rangs. Pour vous, le client est un cave, vous lui piquez un maximum d’oseille et ne lui concédez en contrepartie qu’un minimum de charmes, ça fausse l’échelle des valeurs. Il paie souvent le tarif Grand Véfour et il a le menu de la cantine, c’est dommage. L’homme a des sens à mettre à jour. Il a besoin de volupté comme il a besoin de consommer des mets choisis ou d’écouter de la belle musique. Cette soif de volupté ne peut pas toujours être satisfaite par son propre cheptel, le sentiment n’ayant rien de commun avec la sensualité. Donc il lui faut faire appel aux techniciennes. Il paie, ce qui est la façon la plus rationnelle, la plus indiscutable, de conquérir. Si on le flouze, son problème n’est pas résolu. Dieu merci, poursuis-je — et le cercle des loufiats se rétrécit ; on m’écoute, j’intéresse, je requiers, je sollicite — Dieu merci, de nos jours il y a un renouveau dans la prostitution. Certains établissements discrets ont compris que la filouterie sensuelle ne payait pas, qu’il fallait offrir, contre une monnaie forte, des sensations également fortes. L’homme jouissant de quelques moyens physiques et financiers peut, dorénavant, s’envoyer en l’air avec un maximum de garantie ; pourquoi ? Parce que ses partenaires d’un moment sont placées sous un contrôle. Le client paie une autorité supérieure qui se porte garante de la prouesse de ses collaboratrices. Vous autres, les volantes, vous travaillez en francs-tireurs. Vos clients se recrutent parmi le casuel, l’habitué n’est pas votre spécialité. Conséquences ? Vous écumez le pigeon d’une nuit sans vous soucier de sa déception.
Marysa est gagnée par ma faconde. Elle est plus sentimentale que Josepha. Elle me regarde, intéressée, branle le chef (une fois n’est pas coutume) et soupire.
— Il a la langue bien pendue. Faut admettre qu’il y a un peu de vrai dans ce qu’il raconte.
Elle ajoute, gourmande, en me filant une œillade de regret :
— Y a clients et clients, Antoine… Là aussi, c’est une question de peau, ne fût-ce que pour passer quelques heures tarifées ensemble.
Et elle hoche la tête en direction de Béru, de façon éloquente, pour bien me signifier que sa mission serait moins lourde avec moi qu’avec mon compagnon. Au fait, comment s’établit un choix dans notre cas ? Nous étions deux, elles deux. Partant de ce quatuor, il fallait que se constituassent deux couples. Il y a eu un tango…
« Vous nous faites danser, messieurs ?a demandé Marysa en lorgnant sur moi. C’est Béru qui s’est levé. Les jeux étaient faits. Simplement. Bêtement. En vertu de rien, d’une réflexion et d’un réflexe. On plutôt si : en vertu de convenances mondaines. Une dame suggérait qu’on dansât. Un monsieur s’est proposé pour lui écraser les pieds. Elle ne pouvait refuser…
Je freine nos digressions afin de redresser la barre.
— Pour en revenir à ce que nous disions, me hâté-je, parmi les demoiselles voiturées, comme vous, je n’ai rencontré qu’une seule personne qui soit à la hauteur de ses obligations… Une jeune Allemande blonde prénommée Hildegarde. Avec elle je n’ai pas été volé et j’ai eu du grand, du très grand art.
Nos égéries de la nuit se sentent impliquées. Elles sourcillent mauvaisement.
— Ah vraiment ! grogne Josepha.
— Une beauté, ajouté-je en prenant ma mine la plus nostalgique. Elle faisait le truc en Cadillac. Peut-être la connaissez-vous ?…
Je laisse tomber ça commak, sans effet, en rêveur qui se parle à lui-même. Bérurier qui a pigé retient son souffle et s’absorbe dans l’absorption de son champagne.
J’ai lancé l’appât. J’attends, mais rien ne se produit. Les deux tapineuses n’ont pas réagi.
— Une merveille ! soupiré-je…
— Alors pourquoi tu ne la rambines pas, ta merveille ? grince Josepha.
— Parce que je ne l’ai jamais retrouvée, dis-je. Paris est plus grand qu’on ne le suppose.
Voyant que les donzelles ne renvoient pas le bouchon, le Gros tente de marquer un essai.
— Ah ! ce qu’il peut me faire tartir avec son Hildegarde, çui-là ! ronchonne-t-il. Une chleu, je vous demande un peu…
Brave Béru, aux astuces cousues de câble blanc… Il baisse la voix, comme s’il espérait que je n’entende pas.
— Il a été tellement bouleversé par cette frangine qu’il lui a demandé sa photo, faut être poète dans le genre, non ? Ma parole, je parie que s’il la retrouvait il l’épouserait… Montre un peu la frimousse de ta déesse, Gars…
— Fiche-moi la paix, Alexandre !
— Oh, chichite pas, on sait ce que c’est qu’une passion… Fais voir son minois à ces dames, peut-être qu’elles pourront t’affranchir sur l’endroit où la retrouver…
En soupirant, je sors l’image d’Hildegarde et la dépose entre nos coupes. Femmes avant tout, les deux putes se penchent sur la photo. Curieux, comme la jalousie fleurit dans les cœurs les plus corrompus. Elles sont en rogne, ces filles à vendre. Elles haïssent d’instinct cette rivale qui pourtant ne les menace pas. Elles lui en veulent, d’un commun accord, d’avoir laissé une empreinte indélébile dans le souvenir d’un cave.
— Il me semble en effet que je l’ai vue, déclare sèchement Josepha, mais elle ne faisait pas l’Etoile, son coin c’était Montparnasse et elle ne travaillait pas en voiture…
Sa Majesté, à qui revient le mérite du témoignage, poursuit sur sa lancée…
— Elle grattait en boîte ?
— Non, comme entraîneuse au Red Dog, près du boulevard Raspail. J’étais allée y prendre un glass avec un miché…
Ça lui a échappé, elle se reprend :
— Avec un industriel du Nord qui avait donné rendez-vous dans cette boîte à un ami. La môme en question se trouvait à la table voisine…
— Tu es sûre que c’était elle ? questionné-je.
— Et comment ! Tout le monde la regardait, amertume-t-elle. Elle snobait vilain, ta déesse. Tu l’aurais vue jouer les Ophélie, tu te serais cru à la cour d’Angleterre…
Josepha rit méchamment.
— Faut croire que tu aimes les grands airs, Antoine.
— Il y a longtemps de ça ? je l’interromps.
— Que je l’ai vue ?
— Oui ?
— Ça devait être la semaine dernière.
Je respire plus librement. Enfin une trace ! Hildegarde cesse d’être un fantôme de mort surgissant dans les cas dramatiques pour devenir un être vivant. Je connais le Red Dog, une taule de décarpillage… La boîte à touristes par excellence où l’on présente des numéros plus ou moins exotiques. Des grognasses habillées d’une plume exécutent des danses lascives pour faire saliver le pékin. Ensuite ces demoiselles se rabattent dans la salle afin de pousser la clille à la consommance.
— T’inquiète pas, me roucoule Josepha en frottant sa jambe contre la mienne, je vais te la faire oublier, ton Allemande, mon canard. Demain matin, en te réveillant, tu ne sauras même plus qu’elle a existé.
— On pourrait peut-être se mettre d’accord sur nos petits cadeaux, intervient Marysa. Notre tarif c’est cinq cents francs pour la nuit.
— Anciens ? demanda Béru.
Elle lui donne une tape sur la joue.
— T’as le mot pour rire, mon gros baigneur joufflu, c’est bien, ça, d’avoir le sens de l’humour…
Sa Majesté renaude.
— Cinquante papiers pour te mettre à l’horizontale ? Mais, ma gosse, t’as pas le prose bordé d’émeraudes ! Pour ce prix-là on doit pouvoir se payer une princesse !
— Elle te ferait sûrement pas le grand jeu que je te prépare, certifie Marysa.
Je hèle le maître d’hôtel d’un claquement de doigt.
— Je pense que toute discussion est impossible, dis-je, il vaut mieux se quitter bons amis.
— Combien tu pensais me consacrer ? s’inquiète Josepha.
— Je suis bien trop galant pour te chiffrer, cocotte.
— Alors ne discute pas mon prix ! s’offusque la belle enfant.
— Justement, tu vois, je ne le discute pas : on se taille !
Le chef loufiat s’incline devant moi. Il ose pas présenter de note. Noir sur blanc, ça serait trop énorme, ce qu’il réclame pour sa bibine gazéifiée.
— Ça fait deux cent cinquante francs tout compris, me chuchote-t-il.
Vingt-cinq sacotins pour deux quilles de mauvaise roteuse ! Décidément, ici, ils attendent pas le pigeon avec un flingue, mais avec un mortier.
— Et puis quoi encore ! riposté-je, tu veux pas que je serve une pension alimentaire à ta vieille mère et que je paie les traites de ta voiture, dis, pingouin ?
— Mais, monsieur !.. il bafouille.
Du regard, il sollicite l’aide et l’assistance de ses videurs. Trois garçons baraqués comme des toucheurs de bœufs s’approchent, mine de rien. Je tire de ma poche un bonaparte et ma carte de flic.
— Voilà tout ce qu’on peut me tolérer sur ma note de frais, papa. Et encore te plains pas, je te douille au plafond !
Il pâlit un peu et sa sévérité se mue en obséquiosité.
— Monsieur le commissaire ! Il fallait le dire tout de suite… Si je m’étais douté !..
— Merde ! des poulets ! glapit Josepha qui revient tout juste de sa stupeur. C’est bien notre veine…
Elle montre la photo de la môme Hildegarde, qui est restée sur la table.
— Vous vouliez nous tirer les vers du nez à propos de cette gonzesse, hein ?
— Vous auriez pu le dire tout de suite au lieu de nous faire perdre notre soirée, enrage Marysa. Il est presque trois plombes, on a le bonjour pour rambiner des plouks à c’t’ heure ! Messieurs les navetons ont déjà tous leurs brancards assurés. Reste plus que les vrais Parisiens en vadrouille…
Nous les laissons fulminer à loisir. Je comprends leur courroux et regrette de ne pouvoir l’apaiser.
— Je te demande pas où on va, hein ? soupire Bérurier en prenant place dans ma tire. Le Red Dog, œuf corse ?
— Tout ce qu’il y a d’œuf corse, Gros. Voilà enfin un élément nouveau. Pour la première fois nous découvrons un point de chute de l’insaisissable Hildegarde.
Sa Majesté bâille à s’en décrocher les hublots et s’accagnarde dans l’auto. Il a un gros sommeil dans ses yeux de veau qui ressemblent à deux œufs au plat assaisonnés d’un filet de vinaigre.
— Tu préférerais sans doute aller te zoner, histoire de récupérer un peu ? m’inquiété-je.
— Tu charries, rouscaille l’Enflure. Moi, pioncer, alors que cette pauvrette…
Il éclate en sanglots. C’est l’ouragan, la tempête. Sa poitrine gronde comme un torrent souterrain gonflé par un violent orage. Il pousse des gémissements, il s’égoutte. Le désespoir le dilate encore. L’air de la misère humaine emplit ses éponges, fait craquer son pantalon, miauler le cuir de sa ceinture… Ses paupières inférieures s’incurvent, deviennent tuiles creuses pour évacuer l’eau saumâtre du chagrin. Ça lui gicle de tous les orifices. Ça tombe de son nez, ça glougloute de sa bouche. Ses pores pleurent aussi, comme gruyère au soleil. Oh ! comme il est malheureux, le cher Béru, comme est immense et intense sa peine. Il est en manque de Berthe, il l’a dit lui-même. C’est l’heure tardive où la perspective du lit vide terrifie, il devient livide également[15].
— Une épouse d’élite, bavoche-t-il au plus intense de sa douleur, la reine de l’andouillette, la plus amoureuse des femmes, la plus astucieuse des moitiés !
Une moitié qui vaut un entier, soit dit entre nous et le problème de l’enseignement.
— Je pense à nos nuits, se pâme-t-il rétrospectivement. Nos amours, Gars, nos amours, ça compte, non ?
— Tu les retrouveras ! promets-je.
— J’ai un De Funès pressentiment, hoquette le Malheureux (ô combien !), quèque chose me dit que tout est râpé, San-A. Je me rends compte maintenant que le bonheur, ça ne peut pas durer. On le paie un jour ou l’autre. Quand il est là, tu le dévisages sans le reconnaître, tu ne sais pas qu’il est le bonheur. Et puis il fout le camp et alors tu mesures la perte. C’est malheureux de vivre en regardant derrière soi, tu ne trouves pas ? Pourquoi l’homme qu’a si peu de temps à passer sur le monde ne peut-il pas profiter de ses jours au maxi ? Pourquoi que le présent les lui bouffe et ne lui laisse que le souvenir, dis, commissaire de mes choses ?
Tu la trouves pas misérable dans son genre, notre condition ? A priori, on a tout : l’intelligence, le pognon… On peut envoyer des fusées dans la Lune, attacher des casseroles à la queue des chiens, regarder la télévision, cuisiner des rognons sauce madère, écrire des livres, sauter des dames, des messieurs ou même des chèvres si le cœur vous en dit, et pourtant on reste accroché à cette saloperie de fil invisible qui vous tire dans la mouscaille lorsqu’il en a envie.
Il se sèche à grand renfort de coups de coudes, comme on sèche une page manuscrite au moyen d’un tampon buvard. Il est virulent soudain, chauffé au rouge par les maléfices du destin. Il s’insurge contre lui.
— Qui de plus simple que moi et Berthe, enchaîne-t-il. On vivait peinards. Je faisais mon boulot, je rentrais à tome (comme disent les Savoyards). On graillait sa bonne bouffe. On s’engueulait un brin, vu que la cohabitation a ses nécessités ; et puis c’était le doux plumard et ses délices. Le radada façon cosaque, avec hurlement de bois de lit. La belle chevauchée fantasque, Mec. J’y fêtais son jubilé, à Mme Bérurier. J’y célébrais son culte suprême. Après l’extase, on rigolait un chouïa, pour dire de se montrer qu’on avait l’esprit français à revendre. C’étaient les belles joyeusetés soudardes à propos de nos prouesses ou, dans des jours féculeux, carrément le concours de pets. Je sais : y a des chichiteux qui veulent pas admettre l’humour du pet. Ils tordent le nez. Et pourtant, ça vaut tous les bons mots, un beau pet. Jamais les blasonnés, les bidasses de la chasse à courre voudraient en convenir. Ils seraient scandalisés de m’entendre. De même, toi, si tu oses répéter ça dans tes bouquins[16] ils vont t’accueillir avec des daims. Tu passeras pour le vilain grossier pas académisable jamais ; le peigne-cul de la littérature ; l’agresseur des belles lettres. T’auras pas de médailles, San-A., pas d’honneurs. On t’enverra plus de cartons, on regardera si ta paluche est propre avant de te la serrer.
On te pardonnera les trucs osés, on t’autorisera le scabreux, t’auras le droit de côtoyer l’immoral, de chahuter le gouvernement, de blaguer la religion, mais pas de les choquer avec un malheureux courant d’air humain. Dans leur société de mes fesses, y a des limites à ne pas franchir, des inconvenances à ne pas aborder ; ou alors t’es mis au banc d’infamie recta et pour toujours. C’est pas une ode au Général ou un hymne à Paul VI qui te réhabilitera. Tu seras réputé galeux à perpète : illisable ! On continuera d’acheter tes livres mais on les cachera dans les ouatères et quand on leur causera de toi, à ces précieux, ils diront, les hypocrites : San-Antonio ? Quelle horreur ! Moi, lire ça ! Vous me prenez pour qui est-ce[17] ? Un vrai écrivain peut pas se permettre, ou alors faut qu’il ait la patience d’être posthume. Toi, si tu te tues en avion ou si tu es assassiné par un mari jalmince, tu as p’t’être ta chance des fois que tes féaux parviendront à l’imposer, ta moelle. Sinon t’as rien à espérer, San-A. Personne ne voudra jamais les casser, les os de tes écrits !
Il se tait enfin, à bout de lyrisme. Le chagrin le met en verve. Il sait s’exprimer lorsqu’une forte émotion l’embrase. Et comme il a raison, comme il pense et voit juste, Béru. Comme il connaît bien son pauvre monde ! Un jour on me réduira. Je serai bouclé dans mes derniers retranchements. Alors je n’écrirai plus que pour les étudiants, les médecins et les militaires parce qu’il n’y aura plus qu’eux qui posséderont suffisamment de couilles pour me lire. Pour les autres, ce sera fini. San-A. sera devenu trop gaulois, trop rabelaisien comme ils disent (merci au passage du compliment). San-A. sera allé trop loin. Il n’aura pas su respecter les lois de la tolérance. Son permis d’auteur lui sera retiré pour n’avoir pas respecté le trait rouge délimitant la marge. Ça se prépare, ça se précise. Voilà qu’on réédite Delly, mes fils. C’est un signe, faites bien gaffe. Ensuite, ce sera la comtesse de Ségur, puis le révérend Schproumtz ! La France s’éteint.
Elle n’a plus rien dans sa culotte. Elle est devenue oiseuse, un peu odieuse aussi. Quand le kangourou est flasque, c’est la fin de tout.
Cette digression nous a permis de traverser Paris dans le sens Nord-Sud et d’atteindre sans encombre le boulevard Raspail. C’est fou le chemin qu’on peut parcourir à la faveur d’une digression.
Le Red Dog justifie son enseigne néonesque par une sorte de teckel long de trois mètres qui surmonte la façade. Cet animal longiligne est peint en rouge vif et la série de mamelles qui lui pendent du ventre nous indique qu’on l’a voulu du sexe féminin. Un portier mal réveillé (on mal endormi, au choix) nous ouvre la porte. Il semble assez éberlué de voir radiner de la clientèle à cette heure tardive.
La salle est divisée en trois parties : la scène, la piste bordée de tables, et une galerie semi-circulaire au centre de laquelle se trouve un bar.
Une vingtaine de personnes s’attardent encore en ce lieu, devant des bouteilles vides, en feignant de s’intéresser aux soubresauts de deux négresses emplumées qui se trémoussent le nombril en cadence, au son sourd de deux tam-tams. La fille du vestiaire somnole, je la réveille d’un majestueux sourire.
— Dites-moi, ma belle enfant, elle est ici ce soir, Hildegarde ?
Mlle Laissez-moi-votre-pardessus-il-fait-chaud-dans-la-salle se frotte les stores d’un pouce agile.
— Qui ça ? demande-t-elle.
Je lui montre la photo de mon insaisissable Allemande.
— Le petit joyau que voici ?
Elle regarde et hoche la tête.
— Ça fait quatre jours qu’on ne l’a pas revue.
— Elle a travaillé longtemps chez vous ?
En personne d’expérience, elle nous toise. Nous sommes deux, nous posons des questions, Béru malodore des pieds, pas d’erreur : c’est signé Poulaga. Alors elle se recroqueville. La Rousse, elle la côtoie mais évite son contact au maxi. Elle tient à rester dans son box, embusquée parmi les lardeuss et les badas des noceurs, à l’abri des complications.
— Moi, vous savez, évasive-t-elle. Vous devriez vous adresser à M. Albert, le gérant.
— Et où peut-on le rencontrer, ce cher homme ?
Elle nous désigne un gros zig adipeux, vêtu d’un costume à discrètes rayures blanches et bleues, dont la boutonnière se charlestrénise d’un œillet. Le personnage a d’abondants cheveux gris, un nez large dont l’arête est barrée de cicatrices et des paupières tellement gonflées qu’elles ressemblent à deux blagues à tabac pleines. Pour l’instant, il est occupé à faire le point de la soirée en compagnie du chef loufiat.
Je m’approche de lui.
— Pardon de vous déranger, monsieur Albert, mais j’aurais un petit renseignement à vous demander…
Il réagit plus vite encore que la vestiaire-woman. Un regard lui suffit pour nous situer. Il ne répond rien. Chacune de ses syllabes doit être filtrée, répertoriée, pesée.
De nouveau la photographie d’Hildegarde ! On va finir par l’user à force de la regarder, celle-là ! Il lui file sans broncher un petit coup de périscope. Il possède un drôle de self-contrôle.
— Alors ? demande-t-il.
— Cette môme a travaillé chez vous ?
— Quelques jours…
— Et puis ?
— Disparue…
— Comment l’aviez-vous recrutée ?
— Recommandée par un ami.
Vous parlez d’un gros père laconique, ce M. Albert ! D’abord, Albert, c’est sûrement le prénom de l’arrière-petit-neveu de son concierge. Son vrai blaze doit s’écrire avec des caractères ressemblant à du vermicelle. Il serait iranien on pakistanais que ça ne me surprendrait pas.
— Jérôme Laurenzi ? lâché-je.
Du coup, je marque un point.
— En effet.
— Que faisait-elle ici ?
— Entraîneuse.
— Elle couchait beaucoup ?
— Ça, je n’en sais rien, la vie privée de nos hôtesses ne me regarde pas !
Ses hôtesses ! Il se croit directeur d’Air France, ma parole !
— Vous avez son adresse ?
— Non.
Voilà que nous retombons dans le brouillard. Cette blonde sirène, je vais finir par le croire, n’habite que sa Cadillac fantôme.
— Votre taule ferme à quelle heure ?
— Quatre heures.
Je jette un regard à ma montre.
— En ce cas, nous avons le temps d’écluser un verre avec vos chères hôtesses !
— Faites donc, elles en seront ravies.
Il a un geste vers son chef limonadier.
— Veille à ce que ces messieurs soient bien servis, qu’on leur fasse le prix d’ami.
— Merci, dis-je.
— C’est la moindre des choses, répond M. Albert en réprimant un léger sourire.
Je me demande si on s’y est bien pris et si ç’a été de bonne politique, l’abordage du patron.
En moins de deux les loufiats, dépêchés par le maître d’hôtel, affranchissent les demoiselles de compagnie disponibles. Elles sont quelques-unes à papoter au bar, à voix basse, pour ne pas troubler le spectacle. La façon dont elles s’abstiennent de nous regarder est éloquente : elles savent qui nous sommes. Je m’approche de leur groupe, toujours talonné par ce bon gros toutou de Béru. Dans le lot il y a une négresse au décolleté vaporeux et ça fascine illico mon compère.
— Salut, la volière ! lancé-je aimablement, vous avez l’air de faire tapisserie, mes jolies. On dirait les jeunes filles pubères du général commandant la place au bal de la sous-préfecture.
Elles me défriment avec ironie : alors moi, San-Antonio, toujours l’homme de la situation, je décide de jouer cartes sur table et de les avoir à la bonne humeur.
— Ne vous affolez surtout pas, rigolé-je en me juchant sur un haut tabouret, nous sommes de la Poule, mon petit camarade et moi. Avouez qu’il y a du bon dans notre foutu métier puisqu’il nous permet de côtoyer du beau linge à une heure aussi tardive.
Je claque des doigts en direction du barman.
— Un glass pour tout le monde ! dis-je, pour une fois que c’est aux frais de l’Etat…
Elles commencent à se divertir, les donzelles. A trouver que pour un salaud de flic je suis plutôt marrant. Elles ont pas l’habitude. C’est fonctionnaire, habituellement, un Royco, ça sait le SMIG sur le bout du doigt, ça connaît le prix de la viande, le prix du vice, le prix du sang, le Prisunic de son quartier. Ça porte des chaussettes de laine, des pull-overs, des cravates à rayures, des imperméables à épaulettes. C’est marié à une dame qui lui secoue les plumes, ça a des enfants, une Dauphine, un jardin, ça raconte les blagues d’Ici-Paris ou de France-Dimanche mais ça ne manie cependant pas l’humour tout à fait aussi bien que Daninos. Alors je les déconcerte, je les divertis, je les sidère. Ce sont des demoiselles sidérables, de bonnes clientes pour la rifouille. Faut les comprendre ; dans leur honorable profession, l’organe qu’elles utilisent le moins c’est leur rate. Avec le charcutier de Poitiers ou l’industriel de Tourcoing qui viennent s’esbaudir et se congestionner au Red Dog, elles n’ont pas tellement l’occasion de s’écarteler le grand zygomatique. Ces messieurs sont là pour être pelotés, complimentés, régalés de madrigaux. Car le turbin d’entraîneuse consiste essentiellement à faire la cour aux bonshommes. L’homme en goguette vient dans un cabaret pour bénéficier de la compagnie d’une fille bien roulée et bien fringuée, avant tout ! Il éprouve un puéril plaisir à boire du champagne aux côtés d’une pin-up qui lui assure que son complet est bien coupé, que les tempes grises il n’y a que ça de vrai, que la calvitie est un signe de virilité et qu’on ne peut tomber réellement amoureuse que d’un sexagénaire. Il arrive de sa province pour frôler, pour humer, pour écouter. Mémère est restée dans sa bourgeoise demeure aux meubles suintant de cire, avec ses mouflets, ses bonniches et ses chats. M. Julot, fort de sa solitude d’un soir, se grise de Paris. Il rentrera au patelin fortifié. Ça lui permet, à la prochaine réunion du Rotary ou du Lions (de Belfort) de raconter, entre les liqueurs et le discours du président, que lors de son dernier voyage à Paris, il a fait la connaissance d’une gamine de toute beauté sur qui il a produit une très forte impression. Et, à ce moment-là, il le croit. Il en oublie ses varices, sa brioche, son bec verseur minable, son asthme, son maillot de corps, son coton dans l’oreille. Il a gardé des boniments stéréotypés d’une fille de nuit, la certitude qu’il était Apollon, qu’il méritait d’être aimé, qu’il pouvait encore, si l’envie lui en prenait, changer sa vie et celle des autres. Car c’est de cela qu’il a besoin, le bourgeois de province, de cette certitude délicate de pouvoir recommencer. Il s’imagine portant des complets clairs, des chemises de couleur, s’achetant des bagnoles sport et partant à l’autre bout du monde pour y vivre une nouvelle existence de don Juan enfin accompli. Il se croit prédestiné, il se persuade que son destin n’a été jusque-là qu’une erreur, mais que tout peut changer. Au fond de lui, il sait bien qu’il ne bronchera pas, qu’il restera à l’établi, debout devant son râtelier comme un bourrin soumis, mais dites, les gars, le rêve, c’est permis, non ? Ça aide à supporter le mesquin quotidien. Alors vive les entraîneuses perspicaces, les belles flatteuses peintes en guerre en dentelles qui savent si bien effacer les bourrelets et les rides, faire repousser des tignasses sur les crânes polis, arracher les ans accumulés et rafraîchir les cœurs flétris.
— Je comprends pas que dans la Rousse, on n’engage pas des inspectrices, dis-je. Car enfin, une nana, c’est autrement plus futé qu’un mecton, faut l’admettre. Et comme force de persuasion, pardon, y aurait du rendement ! Pas moyen de les berlurer ! Chaque prévenu se laisserait tirer les vers du naze en louchant dans les décolletés. Ah, si un jour, comme il est probable vu mes capacités, je deviens ministre de l’Intérieur, je créerai illico une brigade de policières.
Elles s’esclaffent bien fort, me déclarent impayable, me font leurs mirettes de velours. Alors je continue :
— Regardez déjà, au départ, comme dans chaque cœur de frangine un flic sommeille. Elles te vous détectent les parfums sur le complet, les rouées ! Les traces de rouge sur le mouchoir ! Et pour vous éplucher l’emploi du temps d’un mari, quel brio !
Je lève mon verre à la ronde.
— A votre beauté, mes ravissantes ! Continuez de pousser le cave à la débauche.
— Ah ben, vous, au moins, pour un poulardin vous êtes pas bêcheur, déclare l’une des demoiselles, une grande platinée au rouge à lèvres violet.
Vous le voyez, les z’enfants, la plus parfaite harmonie se met à régner entre nous. Je défrime trois béohefs, flanqués de trois jeunes filles de bonne famille, attablés non loin du bar. Ces messieurs sont vachement partis et ne se sentent plus, leurs dames de compagnie n’ont plus d’efforts à fournir pour alimenter la converse. Ils se racontent complaisamment et donnent tous les détails sur leurs vies professionnelles et privées. Y en a un qui est dans les machines-outils et qui explique à une brunette indifférente son planning de l’année, un autre confie à une mignonne mulâtresse qu’on vient d’opérer sa mémère des organes. Il est gommé sévère et ça le rend triste. Il dit que sa mégère, avec tout ce qu’on lui a effacé comme bas morcifs, elle est pratiquement vidée. Creuse comme un sifflet, elle est devenue, la pauvre. Au point qu’on aurait quasiment envie de lui bourrer le baquet de paille d’emballage pour lui redonner quelque consistance. Le troisième, c’est les Baléares qu’il raconte, le palace avec piscine de ses dernières vacances, et comment son fils aîné est champion pour la plongée sous-marine. Des méduses grosses comme des couvercles de lessiveuse il ramène, ce petit intrépide. C’est l’auditrice de l’heureux père qui semble médusée. Faut décidément une fameuse dose de patience pour être entraîneuse, on plutôt il faut… de l’entraînement. Elles sont groggy, les pauvres rates. Ensevelies sous les machines-outils, les fibromes, les tarifs hôteliers. Elles se sont farci déjà la vie de famille et les débuts difficiles de ces messieurs. Elles savent comment qu’ils ont fait fortune, combien ils paient leurs ouvriers et leurs femmes de ménage, elles connaissent leurs frais généraux, leurs accidents de ski, leurs tiers provisionnels, leurs chasses, leurs liaisons, leurs autos, les journaux qu’ils lisent, leurs religions, le parti politique auquel ils appartiennent, pour qui ils ont voté, pour qui ils voteront, leur conception de la vie, leurs voyages, leurs pilules pour le foie ; leurs guerres, leur paix, leurs pets, tout ! Et elles s’obstinent stoïquement à sourire, à hocher la tête, à risquer même une exclamation ou un bout d’interjection de temps à autre pour faire sincère, pour que l’illuse soit complète et que messieurs les bavasseurs, les raconteurs de-sa-garce-de-vie, se sentent bien écoutés, bien compris, admirés (encore et toujours). Et chaque soir elles recommencent.
— Vous permettez qu’on vous tienne compagnie ?
Les tam-tams tam-tamarrent à tout-va. Personne ne les écoute. Les danseuses nombrilent sans trop se forcer. Uns scène éclairée nécessite une salle pénombreuse. Le champ’ discrètement et continuellement versé chauffe les esprits. L’odeur parisienne des filles, leur délicate compréhension facilitent l’accouchement. Alors les chefs d’industrie, les patrons intraitables, les pères sévères, les époux tyranniques se débrident, mollissent, parlent, disent tout… Faut qu’elles s’évacuent, ces années de gravité, d’acharnement, de devoir accompli ! Faut qu’ils s’en vident un soir, qu’ils les transvasent dans des oreilles brandies vers eux comme des entonnoirs sous le robinet d’un tonneau. Ils font le bilan de leur vie. Ils chatoient, ils lamentent, ils larmoient, ils mélancolisent. Tout ce qui grouille en eux de prérogatives se disperse. Y a dislocation du cortège des préoccupations. Ils délacent le corset de la dignité. Ils aèrent leur sens du devoir. Ecoutez-les, les filles, écoutez-les bien, c’est leur mal de vivre qui soupape. Tout ce que je vous cause, je le dis aux grognasses assemblées en termes z’humoristiques. Elles sont étonnées de découvrir que leur métier frelaté est en fait une belle mission humaine, qu’elles sont des prêtresses, dans leur genre, des infirmières de l’âme, des purges du standing.
Elles me raffolent, me cerclent au plus juste. Je les restitue à leur dignité femelle. Béru, quant à lui, se consacre à la petite Noire déguisée en Sénégalaise. Il joue les touristes et lui sanglote ses misères sur le corsage. Il fuit comme une chasse d’eau d’hôtel, mon brave Gros, depuis la surprenante disparition de sa bergère.
Je mate l’heure brusquement et fais mine de retrouver la dure et exigeante réalité.
— Oh, mes chéries, je sursaute, quatre plombes vont bientôt sonner au clocher de mon bracelet-montre et je ne vous ai pas encore déballé l’objet de ma mission !
Exhibition de miss Hildegarde clichée pour la postérité. Je tiens la photo devant ma robuste poitrine.
— Lookez-moi ce minois, c’est celui d’une petite crâneuse qui a travaillé quelques jours dans vos rangs. Elle a disparu et il faut coûte que coûte que je lui remette la pogne dessus…
Je deviens grave. Ça contraste avec ma séance de risettes. Les filles pigent que c’est du sérieux et me dévisagent.
— C’est une question de vie ou de mort ! laissé-je tomber.
— Oh que oui ! sanglote l’Impérissable en enfouissant son nez morveux de peine entre les seins de sa négresse.
L’instant est dramatique.
— J’aurais pu jouer les Judas, chiquer au clille et vous extraire les vers du nez en souplesse, mais, poursuis-je avec aplomb, ça n’est pas mon genre… Alors, voilà, mes poules, je compte sur vous toutes pour obtenir des tuyaux intéressants à propos de cette garce, car croyez-moi, c’en est une, et qui déshonore votre profession !
Bien joué, hein, les mecs ? Quelle science du verbe ! Quelle profondeur psychologique ! Y a des moments, ça me flanque le vertige. Je suis penché au-dessus de mes dons comme sur le grand cañon du Colorado. Je crie « tac ! Et l’écho me renvoie une salve de mitrailleuse, tellement c’est vertigineux comme gouffre !
— Vous êtes d’accord pour m’aider, mesdemoiselles ? interpellé-je collectivement. Mettons-nous bien d’accord. C’est pas la police que vous rencarderez, c’est une œuvre de salut public que vous accomplirez ! Vous ne serez pas des indicatrices, mais les participantes d’une battue !
Faut croire que je suis convaincant, car les voilà déguisées en Jeanne of Arc brusquement. C’est la puissante levée de boucliers, la flambée du peuple souverain qui s’avance. Elles prennent les armes, elles forment leurs bataillons, elles marchent. Ça gronde. Un vent de Fronde souffle sur le bar.
— On le savait que cette fille n’était pas franco… Ces manières de pimbêche ! Une crâneuse ! Elle avait quelque chose de cruel… Elle… Elle… Elle…
Elle ! Hildegarde est devenue Elle ! La pelée, la galeuse, le cas pendable ! Je les endigue, les canalise, les démiasme.
— Pas toutes à la fois ! Je vais poser les questions par ordre d’urgence. Y en a-t-il, parmi vous, qui soient susceptibles de me dire où habite Hildegarde ?
J’espère, j’attends, je guette. Je me dis que sur le nombre de mes auxiliaires, il y en aura bien au moins une qui pourra m’éclairer. Mais mon espoir est vain. Le bide ! Rien ! Elles s’entredévisagent avec indécision, ce qui est mauvais signe. Puis alternativement elles secouent leur tête bien coiffée en réponse à mon regard quémandeur.
— Vous ne voyez aucune indication pouvant me mettre sur la voie ?
Re-négation. On dirait que leurs têtes de linottes sont montées sur une aiguille de métronome.
— Tant pis, soupiré-je, maintenant pouvez-vous me signaler une particularité quelconque à propos de son comportement ?
Comme une élève à l’école, la blonde platinée au rouge à lèvres parme lève le doigt.
— Je vous écoute, ma toute belle.
— Elle porte un tatouage au côté, révèle la nana.
Du moins croit-elle faire une révélation. Pour ne pas décourager les bonnes volontés, je m’abstiens de lui dire que je savais la chose. Elle fournit des explications complémentaires :
— J’ai découvert ça aux toilettes. Elle changeait un pansement sous son bras droit.
— Un pansement ? dis-je, surpris.
— Je crois que son tatouage s’était un peu infecté ! Les chairs étaient rouges et boursouflées tout autour. Il représente un bouquet de fleurs je crois bien. Je dis « je crois », car je l’ai très peu vu, elle s’est détournée tout de suite en m’apercevant dans la glace…
— Merci du renseignement. Et avec la clientèle, comment se comportait-elle ?
— Elle snobait ! répondent en chœur les entraîneuses.
— N’avez-vous pas l’impression qu’elle cherchait quelqu’un ?
Cette question les rend silencieuses. Elles y puisent matière à réflexion. Certaines hochent le chef (elles n’osent le branler en public), d’autres font la moue… Une troisième catégorie opine. C’est celle-ci (composée de deux filles) qui m’intéresse.
— Dites-moi tout, mes enfants, supplié-je.
Parmi les deux demoiselles se trouve la négresse de Béru. Elle prend la parole :
— Hildegarde choisissait les messieurs de cinquante ans, gazouille le petit oiseau des Iles, j’avais remarqué que c’était automatique chez elle. Et plusieurs fois, avant de s’approcher de leur table, elle a ouvert le médaillon qu’elle portait au cou et a regardé la photographie qui se trouvait à l’intérieur… Elle paraissait comparer la photo avec les clients…
La camarade de la petite Noire confirme. D’autres, pour le coup, s’exclament.
— Mais oui, en effet… On avait remarqué ça aussi…
Voilà donc qui est net. Hildegarde cherchait un homme. Un homme qu’elle soupçonnait de fréquenter les lieux de plaisir de Paris. Bonne indication.
— Une dernière question, mes adorables, et ensuite je vous fiche la paix : vous l’avez vue quitter l’établissement avec des hommes qu’elle venait de lever, je suppose ?
— C’est arrivé une ou deux fois, elle semblait pas très coucheuse.
— Connaissiez-vous les messieurs qui ont eu la bonne fortune de l’embarquer ?
Ces chéries secouent la tête. Non, sorry, elles ne connaissent pas. C’étaient des gars de passage, des touristes, pas des habitués. D’ailleurs, les habitués ici on peut les compter sur les douze doigts de la main, comme disait Bouddha.
Je leur donne une chiquenaude amicale à toutes avant de prendre congé et je leur assure que, si mon travail me le permettait, je deviendrais volontiers un habitué à part entière du Red Dog. C’est pure gentillesse de ma part, car j’ai horreur de ce genre d’endroit.
Sur la piste, les emplumées du dargif achèvent de se contorsionner l’abdomen et les rétam-tameurs de se foutre la paume des mains en cal-sec. Béru caresse doucement les bras de la jeune Noire. Il lui dit qu’un de ces soirs, lorsque la vie se remontrera clémente, il viendra la chercher pour lui faire visionner les estampes japonaises de la maison de rendez-vous du coin. Il semble avoir surmonté sa grosse défaillance de tout à l’heure. Nous quittons la boîte d’une démarche évasive. Notre fatigue est immense, notre amertume aussi.
— Viens dormir à la maison, Gros, proposé-je. Tu ne vas pas finir la nuit seulâbre !
Il refuse sobrement.
— J’ai pas le droit, San-A. Une supposition qu’on me recontacte au sujet de Berthe ?
— D’accord, mais si on essaie de te recontacter avec une mitraillette, ce sera autre chose !
— Inquiète-toi pas pour mécolle, un homme prévenu en vaut cent. Bien malin le zig qui pourrait me composter ! Crache-moi seulement à mon domicile et t’occupe pas du reste.
Sentant sa décision inébranlable, je prends donc le chemin du Béru’s office.
— On piétine, Mec, on piétine, soupire Pépère. Il me semble qu’y a des mois, l’enterrement de tonton avec tout ce qui est arrivé… Et puis on a l’air de rechercher l’Hildegarde comme un écureuil cherche la liberté en galopant sur la roue de sa cage. On n’a rien de positif, positivement, hein ? C’est la maison Lion Noir sur toute la ligne, le combat de négus dans le tunnel ! Comment qu’elle a fait, cette frangine, pour tapiner aux quatre coins de Paname sans laisser de traces ?
Elle allait déguster des quinquagénaires et puis, v’louf, elle plongeait dans l’ombre. En dehors de ses activités, c’est le mystère et boule de gomme le plus complet.
Je file un coup de patin. Quelque chose vient de bouger dans mon sube. Y a pas gourance, c’est bel et bien une idée qui bâille et s’étire, qui remue, qui veut sortir…
— C’est à propos de quoi t’est-ce ? s’inquiète le Morose.
Comment ça vous arrive, quand on est flic, un sursaut de ce genre ? Qu’est-ce qui le motive ? Ça ressemble à une résurgence, à un filet d’eau souterrain qui veut brusquement faire surface.
— Le tatouage ! croassé-je.
— Quoi, le tatouage ?
— L’entraîneuse a dit qu’Hildegarde portait un pansement dessus parce qu’il paraissait s’infecter !
— Et après, y a pas de quoi se la couper en rondelles pour en faire des conserves ! objecte Bérurier.
— Tu ne piges pas que si le tatouage s’infectait, c’est parce qu’il était récent ?… Tout récent, tout frais.
— Ce qui veut dire ?
— Elle a fait rebricoler un tatouage ancien, ça nous le savons, c’est indiqué sur sa notice… Seulement elle l’a fait rebricoler à Paris.
Il trépigne, le Gros. Alléché, surexcité. Il a pigé.
— Et à Pantruche les tatoueurs ne sont pas légionnaires, San-A. Pour ma part, j’en connais qu’un : Jeannot, à Pigalle, un garçon très bien avec qui je suis en bons termes. Allons lui dire bonjour !
— T’es pas louf, il est quatre heures !
Béru hausse les épaules.
— Quatre plombes, c’est son heure de pointe, au Jeannot. Il reste ouvert toute la noye, jusqu’aux aurores…
Je me fourbis les gobilles pour en chasser le sommeil. Les veilles, c’est ce qui nous détériore le plus dans le métier.
— Allons-y toujours, Gros, consens-je.
Maintenant la neige est bien installée dans les rues. Ça patine comme notre enquête, les gars.
6
MON CŒUR EST TATOUÉ
De l’extérieur, on prendrait l’officine de l’ami Jeannot pour une petite épicerie, sauf que dans la vitrine, au lieu de bocaux de cornichons, il y a la photo du roi de Danemark. Sa Majesté est torse nu et ressemble à une colonne Morris.
D’un geste péremptoire, Béru enfonce le bec-de-cane. Nous pénétrons dans un étroit local évoquant, quant à lui, un salon de coiffure. Les murs sont tapissés de motifs en couleurs proposés à la convoitise des aspirants tatoués. Il y a de tout et du reste : l’aigle américain, le Christ, des pinupes, des fauves, des cœurs, des catastrophes aériennes, des fleurs, des initiales, des prénoms, des devises, des slogans, des fers à cheval, des frères à cheval, Defferre à cheval, des couchers de soleil sur l’Adriatique, des Etna en éruption, des nuits sur le mont Chauve, des séances à la Chambre, des automobiles de course, des oiseaux, les signes du zodiaque, des têtes d’Indien, des têtes de comte, des têtes de neutre, des têtes de veau, des têtes à claques, des têtes-de-loup, des tête-à-tête, des as de pique, des pics du Midi, des Midis rois des étés, des étés et fumée, des fumées sans feu, des feu la mère de Madame et des Madames Sans-Gêne. Un banc d’essai court le long de la cloison. Dans le fond, une espèce d’établi supporte le matériel de Jeannot, à savoir : des encres de couleur et des appareils de pyrogravure. Dominant le tout, en grand, en pas majestueux, Sa Majesté le roi de Danemark encore, plus couvert de graffitis qu’une pissotière en période électorale.
Jeannot est un fort sympathique garçon brun, au sourire cordial, vêtu d’une blouse bleue.
— Tiens ! Les archers du Roy ! s’exclame-t-il joyeusement en nous voyant rappliquer.
Il abandonne le Nordaf, qui achève de rouler sa manche de chemise en vue d’une intervention imminente, pour nous congratuler.
— Ça fait une paie que je ne t’ai vu, dit-il à Béru. Ça boume, la santé ?
Le Mastar joue les beaux hermétiques. Il me présente et murmure :
— Pardonne du peu si on vient à la relance à cette heure industrielle, Jeannot, mais on aurait besoin de tes lumières…
Le tatoueur nous désigne son patient.
— Le temps d’opérer monsieur et je suis à vous. Vous m’attendez au troquet du coin ?
— Je préfère assister à la séance, refusé-je, j’ai jamais vu tatouer, ça m’intéresse…
— Alors, posez votre baigneur sur cette chaise, vous allez assister à du grand art.
Lors, il se consacre à l’Arabe qui l’attend bien sagement.
— C’est bien décidé pour ce modèle, m’sieur ? il lui demande en désignant un motif extrêmement discret représentant une panthère étouffée par un boa.
— Oui, assure fermement le client.
— Vous avez raison, approuve Jeannot, c’est de bon ton et ça va bien recouvrir votre précédent tatouage.
Nous nous penchons. Effectivement, le patient porte à l’avant-bras un croissant de lune avec garniture d’étoiles. Le dessin est comme dilué car, explique l’homme, il a tenté de se le gommer, mais comme il n’y parvenait pas, il a opté pour les grands moyens : se faire tatouer par-dessus un dessin plus important et plus moderne. Jeannot, c’est le supercrack de l’encre de Chine. Il exécute de vrais Rembrandt sur les peaux de toute race. Il félicite encore le Nordaf pour son choix judicieux. Le boa panthéricide, c’est comme qui dirait son cheval de bataille, le modèle-choc de sa nouvelle collection. Il prédit que l’été prochain ça fera fureur. Y a déjà une demande folle. L’ancre marine, la tête de mort, la femme à poil, ça se démode à toute vibure. Les prénoms aussi, et encore plus les déclarations. De nos jours, les tatoués deviennent prévoyants. Les « A Valentine pour toujours », ils font gaffe. Ils prennent conscience de l’avenir incertain, il nous explique ça, Jeannot, en décalquant la panthère emboatée sur le bras du client. Y a plus que certains veufs pour se faire indélébiliter leur chagrin sur le cœur, prenant leur poitrine pour une pierre tombale et y faisant graver leur pathétique amour. Quelques mois plus tard, ils reviennent trouver Jeannot, ces inconsolables. Ils ne sont plus en noir et ils ont l’air gêné. Ils ont trouvé l’âme sœur, alors, n’est-ce pas, par délicatesse… Jeannot, il est paré pour la nouvelle manœuvre. Il y va d’une grande fresque par-dessus l’inscription désespérée : le combat aéronaval, Pearl Harbor, carrément, avec naufrage du porte-avions au premier plan. C’est fou ce qu’il marne dans la retouche, Jeannot, l’homme est d’humeur si changeante. Un jour, tiens, il a tatoué Bardot sur le bide d’un jeunot. Par la suite, le petit gars est revenu, sévère, il avait lu des trucs sur la B.B. nationale, il était déçu, il voulait plus la coltiner entre son nombril et son pubis, y a fallu lui exécuter un grand machin hors commerce sur le baquet, une scène tropicale, avec des porteurs noirs et des palétuviers géants[18]. Pour en revenir, la panthère au boa, c’est appelé à faire de l’usage, ça ne conduit pas aux remords ; c’est décoratif, artistique, même. Et quand on se cantonne dans l’art, on est fatalement gagnant. C’est comme une robe noire : on peut la mettre en toute circonstance sans faire de faute de goût.
— Fumez une cigarette, m’sieur, au départ, ça risque de vous faire un peu mal, les contours c’est toujours plus sensible, explique Jeannot à son patient.
Docile, l’Arabe se pique une cousue dans le bec. Il ne frémit pas… Il veut nous montrer qu’il a du courage à solder. Le courage, faut bien avoir l’occasion de le déballer de temps en temps, ou alors à quoi ça servirait de le laisser macérer en soi inutilement ?
Jeannot lui a nettoyé le brandillon à l’alcool à 90°. Il a décalqué son beau motif. Maintenant, il ajuste l’aiguille encrée de noir dans son appareil électrique. Il va le faufiler, l’ami Singer ! Ça tic-tic ; ça tac-tac. L’aiguille crache noir sur les contours du dessin. Des gouttes de sang perlent à travers l’encre. Une vraie dégueulasserie. Tous les trois on quatre centimètres, Jeanne stoppe son compostage pour essuyer sa gravure d’un coup d’éponge…
— Regardez un peu mon album pendant ce temps, nous propose-t-il. Il contient les photographies de mes plus surprenants tatouages.
Passionnés, nous empoignons son livre d’or. Il n’a pas menti. C’est une plongée pas croyable dans les limbes de l’humain, là où ça floflotte, là où ça fait des bulles et où la cervelle ressemble à de la gomme arabique chauffée au bain-marie. On y découvre de l’inimaginable, du démentiel, du supraterrestre, du chancelant. On prend peur de l’homme brusquement, à mater ces clichés.
On se dit qu’il n’est plus tolérable, l’homme, qu’il a raison de vouloir se tailler dans le cosmos, vu qu’il devient franchement indésirable sur cette terre. Il a perdu l’usage de notre planète. Une démission terrestre ! C’est déjà la décélération pour un piqué aux Enfers. On rencontre un mec portant dans le dos une immense croix tatouée, ça lui part du cou, ça lui descend jusqu’à la raie des miches et, dans le sens de la largeur, ça va d’un poignet à l’autre… C’est le moindre mal, le cas le plus bénin, de la broutille… Plus loin, on trouve un zigoto inconditionnel auquel Jeannot a tatoué le portrait du Général sur la poitrine[19]. C’était entre le ballottage et l’élection. Il avait pris peur pour son idole, alors il a voulu l’avoir dans la peau, notre général. Le faire participer à sa vie intime ; le frotter sur les nichons des dames. L’été, il l’emmène bronzer. Le président revient tout noircicot de Palavas-les-Flots ; une mine superbe, ça lui fait ! C’est la consécration suprême, il me semble, vous trouvez pas ? Avoir sa frime dans le marbre ou le bronze c’est rien ; mais l’avoir gravée dans la chair vivante de ses contemporains, mince ! c’est autre chose, ça va loin, ça recule les limites de la vénération. Ça vous déifie ! Tous les gnaces qui lui passent la grosse lichouille, à de Gaulle, est-ce qu’ils seraient seulement capables d’en faire autant ? Hein ? les ministres, les féaux, les apologistes, les biographes obséquieux, qu’est-ce qu’ils attendent pour trotter chez Jeannot ? Ils auraient le patron à vie sur le buffet, en couleur et avec ses étoiles. Se faire graver pour l’éternité le symbole vénérable de la Ve dans le lard, ça doit être tentant. Faut qu’ils y aillent, je jure que c’est du beau travail, vachement ressemblant et pouvant affronter les intempéries, l’ouate thermogène, les révulsifs les plus corrosifs… Je serais le Général, j’exigerais ça comme témoignage d’absolue sincérité, de loyalisme éperdu. Si bien que les réceptions élyséennes auraient lieu en tenue de corsaire. Tous les jules torse nu pour exhiber leur tatouage ! Certains arboreraient un de Gaulle en civil, d’autres un de Gaulle en uniforme, on trouverait des tas de variantes.
On le représenterait par exemple au Forum, en train de jevousaicomprendre. Ou bien, pour les gros, dans des scènes allégoriques, avec les ailes de la Victoire au képi, boutant les Allemands ou les Américains hors de France. Et puis tenez, une somptueuse fresque : le président pendant sa conférence de presse, avec la forêt de micros devant lui, et à ses côtés, les ministres qui roupillent. Mais je les connais : ils ne le feront pas, je prédis. Leur dévotion ne va pas assez loin. La ferveur, c’est un costume des dimanches, ils se réservent presque tous la possibilité d’en changer. Outre le gaulliste tatoué, l’album montre d’autres dessins bien étranges. Une tombe ! Un jardin botanique… La palme (à propos de jardin botanique) revient tout de même à un petit fripon qui s’est fait déguiser le zigouigoui en souris. En v’là un que sa nana devait trop appeler mon rat ! C’est frappant comme transformation. Son bigoudi folâtre, c’est textuel une mignonne souris, avec de petites oreilles, de la moustache et des yeux gentils.
Le camarade Béru éclate de rire.
— Ah ! je te jure ! fait-il en brandissant l’album, la mine des madames quand il leur déballe l’objet ! Elles doivent grimper sur la table en criant au charron, les pauvrettes !
— Pas de danger, sourit avec indulgence Jeannot, le client en question était de la jaquette flottante.
— Si bien que sa souris, il la réserve à des tapettes ! pouffe le gros Patapouf.
— Espère un peu, Béru, ricane Jeannot, sa souris n’est souris que lorsqu’il fait relâche, dans ses moments d’épanouissement elle doit devenir un beau rat d’égout.
Cette conversation de salon nous permet de mener à terme le tatouage de l’Arabe. Il finit la couleur, Jeannot. Du vert pour le boa, du jaune pour la panthère, plus du blanc pour ses crocs. Un dernier coup d’éponge et voilà le chef-d’œuvre terminé, le client se l’admire dans la glace. Il est un peu pâlichon mais ravi.
— J’osais plus me montrer sur une plage, dit-il, tandis que maintenant…
— Maintenant tu auras du succès ! prophétisé-je.
Jeannot lui fait un pansement avec de l’ouate cellulosique et, fouette cocher, le retatoué part à la conquête du monde, sa panthère et son boa au bras.
— Oh, marre ! soupire Jeannot lorsque le copain nordaf a vidé les lieux.
Il ôte le bec-de-cane de la porte :
— J’ai pas arrêté de la nuit, je me suis fait trois soldats américains et le fils d’un diplomate ; un petit révolté qui rapplique ici chaque fois que son father l’engueule. Il se fait tatouer un truc nouveau pour réagir contre son milieu, c’est sa façon de dire merde à ses vieux. Il choisit des motifs salés. Vous verriez son dos, on dirait des gogues de caserne. Le jour où madame sa mère va vouloir lui poser des ventouses, elle aura des vapeurs, moi je vous le dis…
Tout en parlant, il sort une bouteille de scotch et trois verres.
— Y a pas de glace, mais le cœur y est, fait généreusement Jeannot en nous votant des rasades de facteur. Alors, vous vouliez me causer ?
— D’après les photos que j’ai pu admirer, l’attaqué-je, il vous arrive de tatouer des femmes ?
Il cligne de l’œil.
— Et comment ! c’est même l’agrément de mon boulot. Il y en a qui se font décorer les seins, les meules, on même le cadre noir de Saumur, ça vaut la séance, croyez-moi !
Il hoche la tête et ajoute :
— Pas toujours, notez bien. Il m’arrive de bricoler des tartes… Tiens, la semaine passée, j’ai été contacté téléphoniquement par une dame de la Haute, le secret professionnel auquel je ne suis pas astreint m’empêche de vous dire son nom… Elle voulait un traitement à domicile, la chère âme. Je me pointe, salon, musée avec portraits d’ancêtres… Sept cents mètres carrés d’appartement avenue Foch, faut les posséder ! On m’introduit dans la chambre d’une mémée plissée-soleil qui se morfondait dans un plumard à baldaquin. Non, son blaze, insistez pas, je vous le dirai pas, surtout à des poulardins, soit dit sans vous offenser, dans votre labeur, vous voyez trop de monde et vous picolez trop, les secrets des gentilshommes, c’est pas pour vos pieds. La douairière avait les yeux qui lui pendaient sur les joues à force d’avoir chialé. « Mon ami, qu’elle me dit, je suis au désespoir… chagrin d’amour.Je m’écarquille pour essayer de piger. Elle allait gaillardement sur ses quatre-vingts piges, la vioque. Ça vous cisaille le souffle, des aveux pareils. Enfin, continue l’intarissable Jeannot, je m’économise la stupeur pour encaisser la suite. Voilà madame la mémé qui me sanglote : « J’avais un jeune amant, vingt-deux ans, un marin… »
Entre nous, parenthèse-t-il, il y a guère qu’un mataf qui soye susceptible de faire étinceler une vieille peau aussi décharnée. Ah ! merde, il devait drôlement être sevré, le môme, ou alors, la chair fraîche lui filait de l’urticaire. J’en avais des frissons à penser qu’un jeunot pouvait calcer cet épouvantail, même qu’elle lui aurait offert un contre-torpilleur pour qu’il fasse joujou.
Il m’a quittée, l’ingrat, larmoie-t-elle ; alors, en souvenir de lui, je voudrais que vous me tatouiez sur les fesses, la même ancre marine qu’il avait sur les siennes !
Jeannot vide son verre et se hâte de le remplir. Une telle évocation lui flétrit les muqueuses.
— Une séance pareille, j’en souhaite pas à mon pire ennemi, affirme-t-il. Ah ! les miches en goutte d’huile de mémère, mes bons amis, son pauvre cuir flapi. J’avais l’impression de tatouer un accordéon !
Je profite de ce qu’il reprend sa respiranche pour lui fulgurer ma botte secrète, à savoir — encore et une fois de plus — la photo de Fräulein Hildegarde.
— Dites, Jeannot, vous n’auriez pas eu ce petit lot parmi vos récentes clientes, des fois ?
Il était en train de sourire. Ça lui fiche de l’incrédulité dans l’expressif.
— Bon Dieu, si ! clame-t-il.
Pour le coup, j’ai le palpitant qui se déguise en pâquerette. Béru, quant à lui, libère une série d’exclamations presque mélodieuses.
— Cause ! Cause ! exhorte-t-il.
— Voilà quinze jours — trois semaines, j’ai rectifié une bricole à cette poupée, déclare Jeannot en redoublant de vivacité. Une môme, mes aïeux, comme je vous en souhaite tous les matins en guise de petit déjeuner !
— Vous lui avez déguisé une croix gammée en bouquet de fleurs, pas vrai ?
Il me refile en expresse un regard complimenteur.
— Exaguete !
Béru est emporté par son enthousiasme. Il entrevoit des aurores toutes plus boréales les unes que les autres et, dans sa fougue, saute au cou de Jeannot pour lui plaquer deux bisouilles sur les râpeuses.
— Non, mais tu prends du rond en vieillissant, Béru ! s’exclame le violé en s’époussetant les filaments. Qu’est-ce qui te prend de me faire un coup de lèche-vitrine à l’improviste, mon pote ? T’as bouffé des hormones femelles ou si c’est le futur printemps qui te fait germer ?
— S’cuse-moi, soupire Sa Rondeur, mais on est après cette garcerie de n… de D… de s… de v… de m… de p… d’ordure[20] depuis belle lurette et on parvenait pas à se rencarder sur ses fesses et gestes. Ceux qui l’ont connue, ç’a été pour nous dire qu’ils savaient rien d’elle. Sachant qu’elle avait été tatouée, on est passés chez toi comme le pêcheur bredouille passe chez le poissonnier pour voir s’il a eu un arrivage de goujons. M’est avis, triomphe-t-il à mon endroit (lequel vaut l’envers de n’importe qui et de n’importe quelle), m’est avis que j’ai été bien aspiré.
— Comme le H du même nom, gars, approuvé-je. Jeannot, vous allez tout nous dire sur cette gonzesse, depuis petit a jusqu’à Z majuscule. Je veux savoir ce qu’elle vous a dit, ce que vous savez d’elle, ce que vous pensez d’elle. Tout, m’entendez-vous ? Les histoires professionnelles que vous nous avez narrées avec tant de pittoresque me donnent à penser que vous allez nous régaler d’un récit détaillé.
Vous admirez ma technique, mes cadets ? Ne jamais oublier de lubrifier un mec pour que ça tourne rond. Un gars, c’est comme une machine : mieux il est huilé, mieux il fonctionne.
Il rosit, Jeannot. La louange, ça lui bouscule l’afflux sanguin.
— Exagérons rien, dit-il, c’est quand même pas les Mille et Une Nuits que je vais vous réaliser en 70 millimètres !
Il whiskyte à la ronde. On commence à avoir le couvercle qui trépide, le Gravos et moi, depuis le temps qu’on sirote des trucs alcoolisés. C’est pourtant réel, ce qu’il disait y a un instant, le copain tatoueur : dans la poulaille, c’est fou ce qu’on écluse par obligation et par nécessité. Pour embrasser cette profession à pleine bouche, il faut avoir la foi, avoir le foie blindé et ne pas avoir les foies.
Jeannot se recueille comme le pèlerin exténué devant le caillou sacré de La Mecque. Je sens qu’il veut, nonobstant son préambule, faire bien, nous bâtir une chouette pièce montée.
— Voilà, commence-t-il en fixant le vague pour y lire des trucs, ça a démarré un soir… J’étais en train de tatouer un naufrage dans le dos d’un matelot pessimiste, lorsque Rita est entrée. Rita, que je vous précise, c’est un petit tapin de la Madeleine à qui j’ai rendu un foutu service. Son jules l’avait décoiffée avec un tesson de bouteille, lui scalpant un bon morceau de cuir chevelu, et je lui ai bricolé sa plaque au crâne de telle sorte qu’il faut maintenant mettre des lunettes pour s’apercevoir qu’il lui manque du gazon. Donc, v’là Rita qui rapplique et qui me dit : « Jeannot, j’ai une collègue qu’aurait besoin de ta machine à coudre. C’t’une fille un peu braque, du genre sauvage. J’y avais cloqué ton adresse, mais le jour qu’elle est venue, elle a vu ton cirque plein de trèpe et elle a pas osé rentrer ; tu pourrais pas venir lui travailler la carrosserie dans mon appartement ?
Qu’est-ce qu’elle a, ton ingénue libertine ? je lui demande.
La môme Rita baisse son registre :
C’est une Allemande, elle me répond. Figure-toi que son vieux était un dignitaire nazi tellement maniaque d’Hitler qu’il a fait tatouer une croix gammée sous le bras de sa fille quand elle est née. De nos jours, ça fait un petit peu bizarre, surtout sur une personne de ma corporation qui passe son temps à se déloquer. Elle a beau essayer de cacher ce cadeau, y se trouve toujours un futé qui met le nez dessus. Y en a que ça fait rigoler, mais la plupart ronchonnent. Le patriotisme, faut pas croire que les bonshommes le collent dans le porte-parapluies quand ils grimpent à l’hôtel ; surtout que son vice, à ma potesse, c’est le génaire arrivé, donc le type qu’a vécu à l’époque du pas de l’oie. Il lui arrive de tomber sur des intraitables qui refusent de payer la course sous prétexte qu’y a duperie sur la marchandise. Allemande, ils veulent bien, ça les excite ; mais compostée SS, ça les offusque. Ça serait une croix chrétienne, la religion tout le monde tolère… Une croix de Lorraine, même, à la grosse rigueur, ça peut tout juste faire dégoder un anti-Charles acharné, mais une croix gammée, c’est le désastre.
Jeannot nous oblige à trinquer afin que nous nous humections le conduit en chœur. Il boit et reprend, passionné par son propre récit :
— Pas la peine d’en faire une fausse couche, Rita, je l’ai interrompue, je vais lui remanier sa dédicace, à ton Allemande. Sa croix gammée, quand j’aurai exercé mes talents, ça sera devenu une croix gommée !
Il guette nos sourires et, magnanimes, nous les lui distribuons à pleine denture. Satisfait, le cher Jeannot, Jeannot-le-disert, Jeannot-la-faconde, continue :
— On prend rendez-vous pour le lendemain midi, chez Rita. Elle crèche dans un petit meublé, rue des Acacias. Bath immeuble avec ascenseur et marbre à profusion, il y en a même tellement, du marbre, qu’on se croirait au Père-Lachaise, dans la travée des macchabées de luxe. Le métier de gagneuse, faut admettre que c’est lucratif ; n’importe laquelle se fait au moins quarante papiers par jour, nets de toute taxe. Quand je pense à ma mère qui s’est échinée à faire des ménages pour m’élever…
— Autres temps, autres nurses, affirme Bérurier dont les conclusions s’inspirent toujours de clichés éprouvés.
— Donc reprend Jeannot, je me pointe chez Rita. Qu’avisé-je dans son plus moelleux fauteuil ? La gosse en question, termine-t-il, bien que nous l’eussions déjà deviné.
Il me reprend le cliché des pattes et l’examine d’un œil allumé.
— Elle était nue sous un peignoir en tissu éponge noir qui mettait en valeur ses cheveux blonds et sa peau dorée. Un Tanagra ! Ah, croyez-moi, mes bons archers, mais je me suis senti un tigre dans le moteur. Et alors, quand elle a posé sa pelure pour me montrer l’objet du délit, j’ai cru que j’allais pouvoir marcher au plafond sans parachute à ventouse. Croix gammée ou pas, je lui aurais filé un aller-retour pour Extase-City sans me faire rembourser, tellement elle était appétissante, cette petite Germaine. C’était pas du sujet de cotillon, je vous le garantis. J’ai jamais pigé pourquoi des nières vous portent au sottisier et pas d’autres ! A mon sens, voyez-vous, philosophe ce brillant causeur, c’t’une question d’effluves. On se croit moins malins que les clebs, question pif, mais vous ne m’ôterez pas de l’idée — sans y mettre le prix — que notre odorat est aussi développé que çui des toutous, seulement il fonctionne dans notre subconscient.
Il doit lire sur mon glorieux visage une crispation d’impatience car il s’empresse d’ajouter « brefet de passer aux choses plus captivantes.
— Je lui ai camouflé sa croix gammée en pervenche, révèle-t-il. Les pétales de la pervenche, regardez-les bien : c’est déjà une croix gammée. Un peu d’asparagus autour, pour que ça fasse plus printanier et le boulot était terminé. Pendant le travail, elle n’a pas bronché : pas une plainte, pas un soupir. Pourtant, mon passe-lacet dans la chair tendre, c’est pas jouissif. Même pour une fille de nazi, c’est pas de la papouille homologuée !
— Tu lui as causé pendant la séance ? interrompt Bérurier.
— Bien sûr. Je lui parlais de la « biautifoule Germany » où j’ai tiré quatre ans de vacances, tous frais payés. Au départ, elle en mouftait pas une broque, mais moi, comme facteur, vous me faites confiance ?
Il rit.
— J’ai jamais connu un zig plus volubilis que toi, assure le Gros. Celle qui t’a coupé le fil de la menteuse, elle voyait pas la portée des conséquences, autrement sinon elle t’aurait plutôt collé de l’albuplast sur le diffuseur !
On re-rit. L’ambiance s’est assouplie depuis que nous sommes chez Jeannot. Rien de plus communicatif que la bonne humeur. Un gars marrant, c’est un bienfaiteur de l’humanité. Il vit pour plusieurs personnes à la fois. J’adore les individus pittoresques, c’est toujours notre grande aventure, l’humain. Les plus baths safaris, on les fait pas dans la brousse on dans la jungle, mais en tête à tête avec des êtres nouveaux. C’est à cause de pourquoi, comme dirait Béru, je m’étends toujours sur mes rencontres pittoresques dans mes calembredaines, vous avez observé déjà ? Je pense que lorsqu’on entreprend d’écrire — ne fût-ce que des San-Antoniaiseries — c’est avant tout pour raconter les autres : leurs gueules, leurs manies, leurs travers, leurs idées… Moi, chez un bipède-à-bretelles, je m’intéresse autant à ses défauts qu’à ses qualités. Les défauts, c’est les bulles de son âme, ils viennent de la misère qui stagne au fond de lui et que la vie remue avec une gaffe, comme on brasse la fosse à merde pour que le jus et le consistant se mélangent bien avant le pompage. Et puis qu’est-ce que ça signifie, des qualités ou des défauts ? Y a pas de vraiment bons, y a pas de vraiment méchants, y a que des pauvres vivants empêtrés en eux-mêmes. Ceux qui ont vécu d’avoir tué et ceux qui sont morts d’avoir trop vécu, en fin de compte, ça donne le même humus.
Une belle rencontre, Jeannot. Il termine le boulot de Dieu en décorant les viandasses. La décalcomanie sur peau de dargif ! La mosaïque ventrale ! Le tatouage ? Poésie ou bien besoin de s’affirmer ?
L’automutilation rejoint la volonté de s’accomplir. Je louche sur deux photos représentant, grandeur nature, le même bonhomme en pied. Il est pavoisé des orteils à la naissance des tifs. Il a du lierre après une canne, des rosiers pompons le long de l’autre, le Vésuve sur le bide, la baie des Anges sur la cage à éponges, une dame sodomisée par un âne dans le dos, un coffre-fort à deux portes sur les miches, une interminable arête de poisson sur le bras gauche, la carte du Chili sur le droit, un collier de perlouses (à trois rangs) au cou, des motifs égyptiens sur les joues et la Croix du Sud au front. Ce qui m’intéresserait, ce serait son cervelet ; qu’est-ce qu’il avait dedans, ce délirant de l’aiguille encreuse pour déguiser ainsi ce corps, que lui ont transmis les hommes, en première page de revue ? Quel tourment le hantait ? Quels désirs confus, lancinants ? Hein, répondez ? Vous croyez qu’il s’est assouvi au moins en engloutissant sa chair dans une marée de graffitis ? J’espère pour lui. J’examine ses yeux, ils sont morts, ils sont blancs de tristesse… D’ailleurs matez bien les yeux d’une photo, vous y trouverez toujours, en surface ou en profondeur, la même tristesse tragique parce que organique. Le même appel informulé. Ça hurle au secours en silence. Tragédie de mes oignons, va ! Foutaise ambulatoire ! Masques dont les trous des yeux sont percés sur l’infini.
— Ainsi, je demande, vous êtes parvenu à la faire parler ?
— Oh, c’était pas Floriot, se retranche notre ami, mais enfin, elle m’a consenti quelques monosyllabes, comme on dit… Vous causez de son patelin à une personne séjournant à l’étranger sur la pente savonnée du vague à l’âme. Elle m’a dit qu’elle était native des environs de Hambourg où j’ai construit de mes mains quelques abris pour sous-marins pendant la dernière. Elle habitait un château, au bord de l’Elbe.
Je bois du petit-lait, voilà enfin quelque chose d’important, de positif…
— Et puis ? exigé-je.
Mais il se gratte l’oreille.
— Et puis je crois bien que c’est tout, penaude-t-il, oui. Hambourg, l’Elbe-tunnel… La propriété dont les pelouses descendaient jusqu’au bord de l’eau. Y avait des cygnes noirs, un kiosque d’amour où, dans les grands jours, son dabe donnait des concerts… C’était plein d’officiers dans le parc, avec leurs tuniques d’apparat à revers rouge et des dames couvertes de prises de guerre. Elle était toute petite fille en ce temps-là.
— Vous lui avez demandé où elle habitait à Paris ? risqué-je.
— Oui, mais elle m’a répondu « en meublé », si sèchement que j’ai pas osé insister.
— Et son nom de famille ? Vous vous êtes bien présentés ?
Il réfléchit.
— C’est Rita qui a fait les présentations, et elle n’a rien d’un chef du protocole, cette chérie. Vous voyez le style ? « Ma copine, mon copain », de toute façon, les putains sont comme les romanciers : elles travaillent sous un pseudonyme ! Non, vous voyez, c’est tout ce que je peux vous apprendre sur elle.
Il achève de répartir le whisky.
— A propos, qu’est-ce qu’elle a fait de grave, ma pervenche ?
— Ce qu’elle a fait, gronde Béru, elle a enlevé ma femme, tout simplement.
Jeannot postillonne sa stupeur dans son verre. Puis il éclate de rire :
— Tu débloques, Alexandre !
— Demande un peu à mon supérieur hiéraldique si je débloque !
Je confirme du menton. Jeannot secoue la tête.
— Elle avait pourtant pas l’air de donner dans le gigot à l’ail, la petite boche…
— Qu’est-ce t’imagines ! regimbe le Valeureux, il s’agit pas d’une partie de langues persillées mais d’un kidnappinge, Jeannot.
Lors il se dresse, beau, noble, puissant, habité. Nous nous demandons ce qu’il va décider car, au feu luisant dans sa prunelle, il est clair que cet homme est sur le point d’engager sa vie, son honneur ou ses économies dans quelque téméraire entreprise. Posément, il se débarrasse de son pardingue, puis de son veston, de sa chemise et de la chose noirâtre, loqueteuse et malodorante qu’il s’obstine à qualifier du beau nom composé de tricot de corps.
Un instant, je redoute de le voir se dénuder entièrement.
— Qu’est-ce qui te prend, Bérurier ? s’inquiète le tatoueur, tu vas entreprendre une battue à puces ? Une chasse-à-corps à morpions ?
Le Gros prend place dans le fauteuil réservé aux patients.
— Navré de te donner un surchoix de travail, Jeannot, déclare-t-il, mais tu vas tout de suite me tatouer sur la poitrine un cœur énorme, avec écrit dedans : A ma Berthe adorée, pour toujours, et tâche de pas faire de fautes d’orthographe, vu que je voudrais pas voir ricaner le toubib quand je passe une visite.
— Ecoute, Grosse Pomme, interviens-je, tu ne vas pas déguiser ta poitrine en couronne mortuaire !
Mais il est inutile de vouloir le dissuader, beurré à bloc comme le voici.
— Je fais appel à ton amitié, Jeannot, dit-il sombrement.
A nouveau les larmes ! Jeannot remué, me regarde. Je lui adresse un signe négatif.
— Tu reviendras demain, essaie-t-il. Avec ce qu’on vient de biberonner, j’ai la paluche qui fait du vibrator et je m’en sens pas pour les pleins et les déliés.
— M’en fous ! J’ai dit : tout de suite. Berthe, ç’aura z’été la déesse de ma vie, je veux l’hommager…
— Oh bon, si ça peut te soulager après tout, cède le tatoueur…
Il étudie l’anatomie de Béru et grimace.
— Comment veux-tu que je rédige ta prose là-dedans, proteste Jeannot en passant une main râteleuse dans les poils noirs et frisés de notre camarade, on écrit sur un tableau, pas sur un chargement de foin…
— Sur le bide, alors ? suggère le Gros, m’est avis qu’il y a des clairières.
Il dégrafe son futal qui lui tombe sur les pieds comme deux bandonéons lâchés. Son œuf de Pâques, libéré, s’épanouit dans la lumière des loupiotes. C’est un truc énorme, velu, mais avec des cicatrices fulgurantes et rosées qui le ravinent, le zèbrent, le déforment. Cela plonge et ressort, cela sinue, s’insinue, se faufile, s’élargit sec et désert comme, en été, le lit aride d’un torrent italien. Le nombril, pourtant accusé, est perdu au milieu de ces fossés tourmentés ; ça n’est plus qu’une orbite énucléée, un anus obstrué par un éboulis de graisse, une marque d’origine dépréciée par les ans.
— Là non plus c’est pas balisé, déplore Jeannot, lequel commence à se piquer au jeu. T’as le durillon de comptoir tellement ravaudé que je trouverais même pas la place pour te tatouer une fourmi adolescente ! Montre un peu ton dos !
— Un cœur dans le dos ! s’inquiète Béru.
— Et pourquoi pas ! Un tatouage, c’est pas une médaille, ce qui compte, c’est l’intention ; y te reste un emplacement possible juste en bas, au-dessus de la fesse, de quoi te tracer un cœur large comme un tournesol ; c’est à prendre on à laisser, mon pote, c’est quand même pas de ma faute si ta carcasse ressemble à un tronc de palmier !
Le Gros s’abstient de protester et se rend sans conditions :
— D’accord, vas-y !
Jeannot assure en préparant ses instruments :
— Et encore te plains pas, amigo, ton cœur se trouvera sur la fesse gauche, comme ça, la tradition sera sauve !
7
ET LA FÊTE (galante) CONTINUE
Paris sous la neige, à cinq heures du matin, c’est positivement féerique, mes amis, on se croirait dans une carte postale, dirait la concierge que je n’ai pas. Les rues, les avenues silencieuses ont un mystère, une poésie. Les laides guirlandes d’autos disparaissent sous ce que les plus grands poètes ont appelé — et appellent encore — le manteau blanc, elles deviennent un moutonnement bizarre, discontinu…
Les lumières sont froides dans le grand désert ; on pressent, à travers cette brume incertaine, le passage de fantômes bienveillants…
Les pneus de ma voiture chuchotent dans la neige. Parfois, une légère embardée me rappelle à l’ordre. Je crève de sommeil, mort de mes os ! J’ai laissé le Gros dans les mains magiciennes de Jeannot. La naissance d’un cœur sur les miches du Gros est un spectacle sûrement fascinant, mais la pionçaille est plus forte que la curiosité. L’homme ensommeillé est incapable de savourer un coucher de soleil sur la mer des Caraïbes on le grand cañon du Colorado. Il faut qu’il souscrive ans exigences du néant. Quand celui-ci réclame, on ne peut longtemps rester sourdingue. On meurt en pointillé, les gars. Le sommeil ? Un apprentissage ! Faut s’y soumettre… Parfois, quand je me sens partir dans les quetsches, j’étudie le coup. Je me dis que ça pourra me servir, le moment venu. La mort ? Un parachutage, non ? Il y a une position à prendre, des manœuvres à opérer pour amortir la réception. On n’en sait jamais suffisamment sur ce chapitre. Trop de gens meurent à l’improviste. Ils sont tués au dépourvu, ce sont les cocus du dernier soupir. Moi, j’essaie de prendre mes garanties, de contracter une assurance sur la mort en somme, une vraie. L’idéal c’est que l’inconscience et l’asphyxie s’entendent comme larronnes en foire. Alors la glissade dans le sirop peut s’opérer à l’amiable…
Paris sous la neige, à cinq plombes du mat ! L’heure blafarde et pure. La ville est ivre de solitude.
Pour commencer, je prends la direction de l’Etoile, pensant rentrer chez moi, à Saint-Cloud, et puis, parvenu au mausolée de l’Inconnu, je me dis qu’Odile crèche à deux pas et qu’il serait doux de la réveiller. « Ah, madame, si vous saviez avec quoi je frappe !C’est une heure industrielle, comme dit Béru, mais l’amour justifie tous les manquements aux usages, n’est-il pas vrai ?
Alors j’adopte l’avenue Victor-Hugo (ô combien de marins, combien de capitaines !..) et, signe de Vénus ou de Cupidon ? je trouve une place juste devant la porte cochère de ma dame. Je déclique et claque la lourde. Un chat furtif et papelard qui inventoriait les poubelles se sauve, fait dix mètres et se retourne pour m’accabler d’un vilain regard de chat importuné.
Odile, c’est au troisième gauche. Il y a un strapontin fixé au mur à côté de son paillasson. La maison sent la moquette neuve car on a refait la cage d’escadrin. Je sonnaille sur le rythme établi lors de mes fréquentes visites. Il me vient un léger pinçon. Je me dis : « Et si tu te berlurais à son propos, San-A. ? Si cette jeune femme avait un monsieur sérieux pour ses quittances de gaz ? Suppose qu’il soit là, au dodo, et que tu radines dans leur intimité ?La porte s’entrouvre, sans bruit. Odile est là, souriante, avec des algues de sommeil accrochées à ses cils. Son expression heureuse me rassure.
— Mon amour, quel bonheur ! chuchote-t-elle (car elle réussit à s’exclamer en chuchotant).
Ses bras se nouent à mon cou. Elle sent bon le lit et la femme.
— Pardonne-moi de t’avoir réveillée, Odile… Mais j’ai passé la nuit à travailler et…
— Tu ne vas pas t’excuser de me rendre heureuse, proteste-t-elle en m’entraînant dans sa chambre.
C’est une pièce que j’adore, la chambre d’Odile. Les murs sont tendus d’indienne en camaïeu gris. Le lit est en cuivre, avec un baldaquin de mousseline et sa fenêtre aux rideaux cerise donne sur une grande cour mélancolique aux arbres dodus.
— Tu as faim ?
— De toi, oui…
— Alors déshabille-toi…
Elle m’aide à le faire, sans hâte, sans vice. Elle aime l’amour, mais calmement. Elle porte un pyjama léger, dont le pantalon, si je puis dire, est remplacé par une culotte bordée de dentelle. Une vraie merveille ! Mes fringues tombent sur le tapis. Elle sourit, heureuse, ravie, comme si elle venait de capturer un animal très rare. Je l’aime bien, décoiffée. Ça m’a toujours déplu, les nières trop sophistiquées. Pour qu’une femme me touche droit au cœur, elle doit conserver un petit côté improvisé.
Elle est châtain très foncé, avec des reflets roux… Elle a des taches de rousseur et sa peau est ocre. Je l’appelle quelquefois mon petit Van Gogh.
— Maintenant, couche-toi, chéri…
Je plonge dans ses draps tièdes ; c’est bon de se recroqueviller dans de la chaleur de fille. Elle me rejoint, se tient en équilibre sur un coude pour me contempler…
— Tu m’aimes ?
Je dis oui. Une langueur fabuleuse me réduit. Je pose la main sur ses cuisses douces. Allons, San-A., un sursaut, tu roupilleras plus tard. Mais Odile déjà a saisi ma main et la refoule tendrement.
— Dors d’abord, mon amour, au réveil, nous verrons.
C’est ça une femme compréhensive, je vous le jure. L’honneur étant sauf, puisque c’est d’elle que vient le refus, je me file la frite dans le creux de son bras et je me mets à en écraser.
Une sensation de demi-solitude me réveille. Je perçois la chose la plus formidable qu’on puisse percevoir avant d’ouvrir les yeux : une odeur de café frais. Une clarté de neige entre par la fenêtre et éclaire le plafond. On voit tournoyer des ombres imprécises… Odile revient de la cuisine avec un plateau réconfortant.
— Quelle heure est-il ? demandé-je en réprimant le classique bâillement matinal.
— Bientôt dix heures !
En vrac m’arrivent sur le coin de la mémoire nos investigations de la veille. Déjà, dans mon esprit fertile, s’élaborent les grandes lignes de la journée : interviewer la môme Rita, et puis entrer en contact avec la police de Hambourg pour essayer de découvrir l’identité d’Hildegarde, si tant est qu’elle n’ait pas menti à Jeannot avec son histoire de château au bord de l’Elbe…
Odile m’installe deux oreillers et pose le plateau sur mes genoux.
— Tu as dormi d’une façon extraordinaire, Antoine.
— C’est-à-dire ?
Elle est serrée dans une robe de chambre verte qui colle magnifiquement avec sa couleur de peau.
— Tu ressemblais à une bête dans son nid. Deux sucres ?
— Trois.
Elle touille mon café, me beurre un toast.
— Tu veux de l’aspirine ?
— Quelle idée !
— Il m’a semblé que tu avais un peu bu, hier ?
— En effet, mais je filtre bien, sois tranquille, le mal de crâne, c’est seulement dans les séances extraordinaires.
J’expédie mon petit déjeuner. Ce caoua est extra, parfumé, reconstituant. Je pose le plateau sur le plancher et je tends les bras à Odile.
— On n’avait pas envisagé quelque chose pour mon réveil ?
Elle acquiesce et pose sa robe de chambre, elle est nue par-dessous. Je ne voudrais pas qu’elle prenne froid, alors je la réchauffe.
Quand un grand romancier parvient à cette période d’un récit, il n’a que deux solutions : l’ellipse ou la description complaisante. Courageux de nature, moi San-A., je dédaigne l’ellipse quand elle ne crée pas un effet comique : je suis pour le stylo-vérité. Ainsi, à partir d’une phrase telle que : Je ne voudrais pas qu’elle prenne froid, alors je la réchauffe[21], j’aurais tendance à déclencher ma mitraillette à véhémence sexuelle pour vous amorcer que je lui fais : le store vénitien, la bouillabaisse hongroise, la racine du ciel, le collier de Néfertiti, la colonne Nelson (mort à Trafalgar en 1805), le cratère géant, le pneu Tubless, le paratonnerre avec poches à foudre, la marche arrière capricieuse, l’astronaute décapsulé, le manche à gigot écarteleur, la tartine beurrée, l’ermite à moustaches, la faim des arts-déco, l’accroche-nombrils, l’anneau de sa turne, la seringue sous cultanné, la flèche wallonne, le tramway nommé Désir, la soutane aux orties, l’avis des seins (du révérend Black-Appard), la banane épluchée, la fin des lions sots, la marche de la deuxième B.P., la tondeuse à gazon, le thermomètre à percussion, le fixateur à blanc d’œuf, le grand et le petit stroumbitz (médaille d’or aux jeux de l’amour et du hasard), la figue confite, le bain du canari, la mangue de lady Chatterley (un truc exotique), le bidon renversé et la baguette à modulation de fréquence.
Oui, si je me laissais emporter et porter par ma nature généreuse, je pourrais vous dire tout ça, seulement j’en pince pour Odile, que voulez-vous, et ça rend discret. Alors ne m’en veuillez pas si je gaze un peu sur cette séance casanovesque et si je me contente de vous dire qu’elle a les yeux soulignés trois fois, les jambes en X majuscule et l’influx nerveux qui fait la colle lorsque je cesse de lui exprimer mes bons sentiments.
Ce bout de conduite sentimentale a duré une plombe. Je me dis que tout ça n’est pas raisonnable et qu’il va me falloir mettre les bouchées doubles.
Ma promptitude de mouvements déborde Odile.
— Tu sembles terriblement pressé, me dit-elle avec un léger regret dans la voix.
— Je le suis, mon ange.
Tout en me rasant (son ex-mari a oublié son Sunbeam), je la mets au courant de nos avatars de la veille. Elle compatit aux malheurs de Bérurier. Elle ne connaît le Gros que par la description que je lui en ai faite, mais, à travers mon lyrisme ambitieux, Sa Majesté lui est devenue sympathique.
— Pauvre homme, s’apitoie Odile, comme il doit souffrir ! Il ne faut pas l’abandonner en ce moment, mon chéri. Que peut-on faire pour lui ?
Ça me donne une idée majuscule.
— Tu es libre aujourd’hui ?
— Je suis en vacances depuis hier, il me semblait te l’avoir signalé…
— Alors viens avec moi, on va essayer de lui remonter le moral.
Ma proposition l’emballe. C’est une fille dévouée, Odile ; quand elle sera vieille, le soir, à la chandelle, elle ira laver les nougats aux lépreux, je parie ; on bien évangéliser l’enfance délinquante, recta. Le don de soi, c’est son hobby, comme on dit en français.
Elle se loque en vitesse, ce qui est un exploit pour une madame. Les sœurs, faut toujours des éternités avant qu’elles se déclarent parées pour la mise à flot. Les bains de lait, les crèmes, les masques astringents, les rinçages, les lotions, les mistifrisettes, les séchages, les massages, les messages, les mets sages, les onglades, les laquages, l’élagage, l’habillage, le maquillage, le bijoutage, le miroitage, le finissage, l’abattage… Des heures, je vous dis. Pendant ce temps, Julot, piaffant d’impatience, se roule sur le canapé, devant le poste de téloche, si bien qu’il est plus froissé qu’une feuille de papier hygiénique ayant accompli sa mission lorsque sa bobonne radine dans ses beaux atours (ses atours de rôle, ses atours drôles, ses atours de Rolls, etc.). Leur beauté, c’est comme qui dirait l’essieu de la vie conjugale. Elles s’imposent des régimes à faire maigrir une plante grasse, elles s’examinent dans toutes les surfaces polies (polies au point de refléter leurs charmes) et, quand leur pauvre bonhomme leur explique ses misères professionnelles, histoire de se déboutonner un peu, elles l’interrompent pile, en plein mitan d’une phrase, pour lui dire : « Tu sais que je fais 58 de tour de taille maintenant ? »
Ce qui fait qu’une Odile, mignonne, intelligente et capable de s’attifer à une allure frégolienne, à mon avis, ça n’a pas de prix.
J’ignore ce qu’elle se met comme parfum, mais je peux vous dire que ça sent vachement bon. Ça renifle les fleurs, les feuilles, les bois au printemps. Quand je l’hume (tu m’humes, il m’hume, un peu, beaucoup, passionnément), y me semble entendre gazouiller les petits braillards dans la mer des branchages, à l’époque où les feuilles sont minuscules et où l’on aperçoit encore les touffes de gui parasite exposées tout là-haut à des cupidités druidiques.
— Comment me trouves-tu ? coquette-t-elle.
— Je te trouve comme je t’aime, Odile.
Dans l’ascenseur, elle me regarde en souriant.
— Tu ne dois pas aimer souvent, murmure-t-elle, je veux dire aimer vraiment.
Sa perspicacité me désarme un peu. Je lui prends le menton entre deux doigts.
— Non, Odile, pas souvent… Si peu souvent, même, que je ne me rappelle plus la fois d’avant.
Et je l’embrasse. Pas du tout le baiser léger, style « petit-cœur-va », mais la belle galoche passionnée du genre de celles qu’on ne réussit qu’après avoir fait de la plongée sous-marine. Il y a échange de muqueuses, inflammation des gencives, écaillage des dents et sécrétion assurée, on est tellement accaparés par ce baiser qu’on ne s’aperçoit pas que la cage d’acier est arrivée à bon port et que la porte du rez-de-chaussée vient de s’ouvrir.
— Mande pardon, dit une voix, mais vous pouvez détacher vos ceintures !
Dans l’encadrement se trouve un vieux plombier-zingueur qui vient plombier-zinguer dans l’immeuble. Il est tout joyce sous sa casquette, le déboucheur de lavabos. L’amour, ça commence à ne plus être de son âge, mais ça l’attendrit encore. On rit avec lui et on s’en va.
Un léger soleil, couleur de jaune d’œuf de poule mal nourrie[22], ne parvient pas à faire fondre la neige (en anglais the snow). Les rues ont perdu leur pureté fantomatique de la nuit pour redevenir salement urbaines.
Je roule jusqu’à Béru’s house. Des senteurs de safran s’échappent de chez le bougnat et un facteur en grande tenue largue sa cargaison de conneries de porche en porche. La vie est là, simple et tranquille. Qu’on soit venu kidnapper Berthe en ces lieux si paisibles, ça me déroute plus encore que la veille.
Comme nous atteignons le palier du Gros, j’ai la surprise de découvrir deux personnes, l’oreille collée contre sa porte. Il y a là son voisin du dessus, le sourdingue, et la petite bonniche du dernier, celle qui a de la moustache et une médaille pieuse.
— Vous êtes certaine ? Moi, j’entends rien ! clame le sourdingue.
— Que se passe-t-il ? m’empressé-je.
Ces deux spécimens de voisins béruréens me reconnaissent.
— Je descendais, explique la soubrette, et il m’a semblé entendre comme des gémissements.
— Moi, j’entends rien, répète le sourdingue pour qui le silence est devenu une sorte de violon d’Ingres.
Alarmé comme si j’étais à l’armée, je plaque mon éventail à moustiques contre le trop de serrure.
— C’est des idées que vous vous faites, s’obstine l’homme au sonotone, on n’entend rien !
— Fermez-la une seconde ! lui lancé-je, furax, car à moi aussi il m’a bien paru percevoir quelque chose.
Mais un sourd authentique à qui l’on dit de se taire se croit toujours invité à poursuivre son raisonnement.
— S’il y avait des gémissements, on les entendrait, continue le fané du tympan.
Je me redresse pour sonner. Comme on n’arrête pas le progrès, Sa Majesté a fait placer une sonnette ultra-moderne dans sa crèche, car de nos jours, il existe jusqu’à des sons de luxe. Lorsqu’on presse le timbre, on entend un bruit mélodieux et on se croirait à Orly.
— Il m’a bien semblé entendre un soupir, en effet, admet le sonotoné lorsque l’avertisseur à visites retentit.
Sans plus tergiverser, je me munis de mon sésame et j’ouvre la porte du Gros. Un spectacle d’une puissante désolation s’offre à nos yeux, comme on l’écrit si justement dans les quotidiens du matin. Deux corps sont allongés dans le couloir de Bérurier… Je reconnais en un coup d’obturateur Laurentine et son cousin. Laurentine baigne dans ce que les quotidiens du soir appellent si pertinemment une mare de sang. Elle porte, au lieu de bigoudis, une plaie à la tête.
Alexandre-Benoît, quant à lui, n’a pas de blessures apparentes, mais il est tout aussi inanimé que sa cohéritière. Je bondis sur la vieille fille, assisté d’Odile. Le sourdingue rameute l’immeuble. C’est vrai que ça crie fort, un sourd !
Du coup, la concierge alertée radine, à cheval sur son balai de sorcière. La bonniche moustachue s’évanouit. Les locataires de dessous montent, tandis que descendent ceux du dessus. On questionne, on postillonne, on interjectionne.
J’ose glisser la main dans le corsage, aussi gonflé qu’un étui de cithare, de Laurentine. Le cœur bat. Il bat même à une belle cadence.
— Elle est tombée sur la tête ? balbutie Odile.
La plaie est significative : la cousine du Gros a pris un coup de marteau sur le chapiteau. Le zig qui a confondu sa tronche avec une enclume n’y est pas allé de main morte ; heureusement qu’elle porte le chignon, Laurentine, sinon, sans ce coussinet naturel qui a amorti le gnon, sa cervelle allait lui couler par les trous de nez.
Je me penche sur le Mastar dont les râles sont relativement rassurants. Renseignements pris, il gît et vagit dans un coma éthylique ; m’est avis qu’il est rentré blindé comme un destroyer.
Police-Secours mystérieusement prévenue s’annonce et l’on brancarde Laurentine tandis qu’à grand renfort d’ammoniaque et de café noir Odile tâche de récupérer le Gros. Moi, je m’offre une conférence au sommet avec la pipelette.
— Vous avez vu arriver la blessée dans l’immeuble ? je lui demande.
— Oui, hier soir.
— Quelle heure était-il ?
— Autour de dix heures, c’était juste après le film de la télé, je préparais mes poubelles.
— Comment a-t-elle pu pénétrer dans l’appartement, les clés ne se trouvaient pas en sa possession ?
Elle me désigne Béru que, maintenant, Odile ablutionne.
— Ce gros porc n’avait pas ses clés, alors, en repartant, il a laissé sa porte ouverte avec le verrou tiré pour pas qu’un courant d’air puisse la refermer. Quand la pauvre femme m’a expliqué comme quoi elle était la cousine à ce sac à vin, j’y ai conseillé de monter l’attendre…
— Vous n’avez pas vu pénétrer ensuite des personnes étrangères à l’immeuble ?
— Non, mais vous savez, on ne marche plus au cordon et avec l’ouverture électrique tout un chacun peut entrer…
Comprenant que je n’en tirerai rien de valable, je lui conseille d’entrer en loge et je m’approche de Béru. Il recommence à fonctionner et saisit la main d’Odile en bégayant.
— Ah, ma Berthe chérie, je savais bien que je te retrouverais…
Avant que d’ouvrir les yeux, il se tourne sur le ventre et fait glisser son pantalon.
— Mate un peu si je t’adore, ma poule, clapote-t-il d’un ton humide, c’est pas de l’ersatz d’amour ça, ma brebis, dis voir ?
Odile, terrifiée, n’arrive pas à détacher ses yeux de l’énorme, du plantureux, du tumultueux, du velu dargif qu’on lui propose. C’est grisâtre, c’est veineux, c’est vineux, c’est moussu. Et tatoué, madame ! Il n’a pas plaint sa peine, Jeannot, ni son encre ni sa calligraphie. Enorme, avec des éclats qui lui partent tout autour pour bien montrer à quel point il irradie, le cœur sacré de Béru. Les rayons vont jusque dans la raie médiane, s’abîmer dans le plus effroyable des gouffres. Au-dessus de ce cœur, comme il restait encore une place défrichée, Jeannot lui a tatoué un palmier. C’est son vice, le palmier. On distingue même un petit singe dans les branches ! Ce que c’est beau, si vous saviez, ce cœur avec l’inscription : A ma Berthe adorée, pour toujours (bien qu’il n’y ait pas eu assez de place pour le « Sde toujours…). Et puis ce mignon palmier qui incite aux voyages, avec ses palmes vraiment vertes et son ouistiti impertinent accroché par la queue ! Un chef-d’œuvre !
— C’est pas émotionnant ça, ma caille ? Je m’ai regardé le prose plus d’une plombe dans le miroir à barbe de Jeannot tellement que j’admirais le travail. Mais raconte un peu ce qui t’est arrivé, ma gazelle !
Il se retourne et avise Odile. Il en oublie de rabattre son pan de chemise sur son cure-pipe à balancier.
— Ah, c’est pas Berthe ! bredouille le Tatoué…
— Non, mon pote ! fulminé-je, et je te prie de rectifier ta tenue ! Un spectacle pareil, le matin, il y a de quoi vous faire éclater le pancréas !
Ça le refrène, il se dresse, le radada dans la position médaille, et salue ma petite fée.
— Excusez la méprise, madame, roucoule-t-il, je vous ai confusionnée d’avec mon épouse.
Sa difficulté d’élocution m’indique que sa cuite est tenace et qu’elle a survécu aux lueurs de l’aube.
— Tu es frais, rabroué-je, tu as dû pinter jusqu’aux aurores !
— Le tatouage, c’est douloureux, plaide mon ami ; et puis avec le chagrin que je coltine, j’avais besoin de me reconstituer le mental. Après la séance, moi et Jeannot on a été aux Halles pour la gratinée.
— Ensuite ?
Il bâille, s’étire et s’étonne.
— Ben, ensuite mon pote m’a enfourné dans un bahut et je suis rentré chez moi…
— Ensuite ? impitoyé-je.
Ça le trouble. Il se lève en geignant, enjambe son pantalon défait et se met à se gratter le trou du cœur en allégeant que c’est démangeant, ces coups d’aiguille.
— Tu n’as pas répondu à ma question, Alexandre-Benoît, insisté-je ; une fois rentré chez toi, qu’as-tu fait ?
Il est brusquement paniqué, car il devine, à mon expression, que je ne le questionne pas pour du beurre et que quelque chose de nouveau et de désagréable s’est produit.
— Mais, bafouille-t-il, mais… je… Pourquoi que tu me regardes comme ça, San-A. ?
— Réfléchis, si toutefois le tas de choucroute qui te sert de cerveau te le permet encore, et réponds !
— Attends, bouge pas… La porte d’ici était pas fermée… Je suis rentré, j’ai tripoté l’interrupteur, mais il a pas interrupté…
Je fais trois pas pour actionner le bouton électrique situé près de la porte. Effectivement, la lumière ne se fait pas. La raison en est simple : on a ôté l’ampoule du vestibule.
— Et alors, Gros ?
— Alors j’ai relourdé à tâtons, et puis après j’ai buté dans quéque chose de mou et je m’ai payé un jeton d’orchestre monumental ; tant et si bien que j’ai cogné du gadin et que je me rappelle plus de la suite…
— Le quelque chose de mou, c’était ta cousine Laurentine, à qui on venait de souhaiter sa fête avec un marteau.
Je lui raconte tout et ça finit de le dégriser.
— Mon Dieu ! s’insurge-t-il, qu’est-ce qu’on vous a fait, pour que Vous Vous en preniez à notre famille pareillement, hein ?
Il dresse un dur regard d’homme bafoué vers le plafond.
— On n’est pas une famille respectable, dites voir ? Est-ce qu’on est des escrocs ? Est-ce qu’on est juifs ou communistes ?
Mais Dieu, qui déteste qu’on lui parle sur ce ton, s’abstient de répondre et, pauvres humains, nous ne pouvons que nous perdre en conjectures.
Odile nous attend au café d’en bas. Le charme le plus subtil de la France, c’est que partout se trouve un « café d’en bas ». Ma tendre amie est passionnée par la tournure des événements. Quand elle lisait des trucs pareils dans son journal, elle estimait qu’il y avait de la triche, que les reporters en remettaient pour que ça se vende mieux. Elle aimerait bien nous accompagner mais franchement, vous nous voyez pas débarquer cher Rita avec une dame de la bonne société, hein ?
Une fois Béru remis d’aplomb, nous sommes allés prendre des nouvelles de Laurentine, à Beaujon. Elle souffre d’une fêlure du crâne, pourtant il paraît que ses jours ne sont pas en danger. Coïncidence ? on l’a installée dans la chambre contiguë à celle de Mongénéral, comme ça ils pourront se tenir compagnie et cocoricauser du pays quand ils entreront en convalo.
J’embrasse Odile, sagement installée devant un Americano. C’est la première fois que j’enquête « en amoureux ». La première fois depuis que je suis un salaud d’adulte. Je me rappelle le temps où je travaillais comme garçon à tout faire dans une petite revue mensuelle au tirage confidentiel. J’encaissais la publicité, je corrigeais — mal, d’ailleurs — les épreuves et j’aidais le directeur à se planquer dans le placard à balais lorsqu’un créancier turbulent venait donner la sérénade dans le miséreux local d’arrière-cour servant de bureaux rédactionnels. Le bon temps ? A l’époque, je frayais avec une petite lycéenne brune et, le jeudi, elle me suivait dans toutes mes pérégrinations. Je chiquais les importants. Je me prenais — et me faisais prendre — pour Lazareff. Elle s’emballait pas, malgré mes allures solennelles, malgré mes gestes affairés, la mignonne brunette. Une gosse raisonnable, c’était. Je crois que, dans le fond, elle n’était pas dupe et que je l’amusais. Elle ne se fardait pas et j’ai encore en mémoire le goût intact de ses lèvres qu’elle gardait fermées lorsque je l’embrassais. Et puis son odeur aussi… Une odeur comme je n’en ai jamais retrouvé depuis, si simple, si humaine… Et encore la tiédeur de sa peau, et le grain de sa peau… Tous les sens participaient, mais en tendresse, avec pureté. Suave… Je ne savais pas que ça représentait la fin de ma vraie jeunesse. J’ignorais que je traversais alors un tunnel enchanté qui allait déboucher sur l’âge d’homme. Brusquement, un individu se met à contracter une horrible maladie incurable : il devient adulte (d’où dérive le mot adultère). Et son cas s’aggrave d’année en année. Il ne s’en remet pas. Lorsqu’un amour nouveau fleurit en lui, il se reprend à espérer, il croit être sorti de l’auberge. L’espace d’une flambée… Vite, ça redevient hideux, abominablement infect et il replonge dans l’univers concentrationnaire des grandes personnes…
Pourquoi Odile, ça me fait comme la petite étudiante, soudain ? Je lui jette, en la quittant, le long regard vorace et désespéré que je jetais à cette gosse de jadis lorsque je l’abandonnais, pour quelques minutes, devant la porte d’un commerçant téméraire qui avait bien voulu souscrire un ordre publicitaire à notre revue.
— T’es pincé, grommelle Béru, tandis que nous gravissons l’escalier.
— Tu plaisantes, Gros ! Elle me plaît, c’est tout…
— Minute, pape Pie XI, intervient le Mastar, on pige, aux coquards que tu lui roules, que c’est pas seulement une question de fignedé. Fallait bien qu’un jour on l’autre ça te choie sur la coloquinte. Un zig comme toi ne peut pas aimer tonte sa vie jusqu’à la hauteur du kangourou, San-A… En tout cas, je te félicite, c’est une fille très bien…
Nous voilà devant l’appartement de Rita. On sonne. Une vieillasse en savates et blouse bleue nous ouvre. Elle a deux dents sur le devant et une grosse verrue contre l’aile gauche du nez.
— Mlle Rita ? je demande.
L’épousseteuse secoue sa tête ridée.
— Elle est à son bureau !
Nous manquons nous étrangler. Et puis je me ravise. Après tout, quand une tapineuse se paie une femme de ménage, elle n’est pas obligée de lui dire qu’elle puise ses revenus dans le pantalon de ses contemporains, s’pas ?
Devant notre indécision flagrante, la bonne femme ajoute :
— Mais Monsieur est ici.
Tiens ! voilà qui est nouveau. Nous acceptons vivement de voir Monsieur. Il est en train de petit déjeuner bien qu’il soit presque midi. C’est un superbe mec de trente piges, très méditerranéen, avec le teint bistre, les yeux sombres, la bouche gourmande, les sourcils touffus. Il est drapé dans une robe de chambre en soie crème, à parements bleus, et il lit Le Parisien libéré (sous caution) en trempant la corne d’un croissant dans un bol de café noir.
En nous voyant débarquer, il nous retapisse aussi sec, ses sourcils se joignent et il nous virgule un sobre mouvement de menton.
Pour dissiper les doutes qu’il pourrait encore entretenir, je lui produis ma carte, puis je m’installe en face de lui. L’appartement est clair, propret, moderne : meubles scandinaves, grande baie ouvrant sur un horizon de toits.
— A qui ai-je l’honneur ? je demande.
— Alfred Couchetapiane, jette-t-il d’un ton sec. C’est à quel propos ?
— A propos de Rita. C’est elle que nous aimerions voir, mais elle est déjà partie à son « bureau », d’après ce que raconte votre esclave…
J’ai mis l’accent et beaucoup d’ironie sur le mot « bureau ». Le ténébreux pour noces crapuleuses et dancings me vote un regard furibond.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Discuter de ses relations professionnelles. Elle a été assez liée avec une de ses camarades de… bureau qui nous intéresse, mais peut-être l’avez-vous connue, cette émérite dactylo ?
— Ça m’étonnerait, dit-il péremptoirement.
Vous ne me direz pas que c’est pas de la mauvaise volonté, non ! Ce vilain coco m’a l’air aussi peu coopératif que possible. Du coup, je sens que mon distillateur de rogne se met en mouvement. Une terrible envie me prend de lui balancer son bol de caoua dans la physionomie. Je me retiens cependant car il faut toujours laisser aux pécheurs l’occasion de se racheter.
— Pourquoi cela vous étonnerait-il, Freddo ? familiarisé-je.
— Je ne fréquente pas les copines de ma femme.
— Il ne lui arrive jamais d’en recevoir ici ?
— Vous charriez ! Je ne tolérerais pas…
— Oh, dis donc, mec, s’exclame le Gros, c’est pas parce que tu crèches dans une turne en marbre qu’y faut te prendre pour le comte de Pantruche ! M’est avis qu’ils sentent l’eau de bidet, tes signes extérieurs de richesse…
Le mac de Rita coule un regard peureux en direction de la cuistance où s’est embusquée la vieille. Comme on ne perçoit aucun bruit, il est probable que sa dépoussiéreuse a collé son vieux tympan contre la serrure.
— Je vous prie de cesser vos insinuations malveillantes ! il fait.
Dire ça tout de go à Béru quand on est coupable de proxénétisme, il faut être téméraire on inconscient. La réplique ne se fait pas attendre. D’un coup de genou, mon gros teigneux renverse la table et la cafetière va se propulser sur un divan en velours frappé, ce qui donne aussitôt du café frappé ! Couchetapiane blêmit et ses mâchoires forment deux vilaines boules sous chacune de ses joues. Je suis prêt à vous parier une livre de marrons contre un livre de messe qu’il a envie de dérouiller le Mastar. Pourtant il se contient.
— Ecoute, le hareng, gronde Sa Tornade en se penchant sur lui, faut jamais me prier de quoi que ce soit quand on a plus d’écailles qu’un poisson rouge, autrement sinon je perds mon calme et ça se met à vinaigrer mochement !
— Qu’est-ce que je vous ai fait ? proteste misérablement Alfred.
— Tu me cours sur l’haricot, répond Béru ; rien qu’à te regarder, j’ai les phalanges qui me grattent, tu piges ?
Il balance son énorme poing devant le nez de notre hôte. L’autre louche sur les poils frisés et les cicatrices, sur le pouce en forme de marteau, sur l’ongle en berne qui le pare.
La porte de la cuisine s’ouvre et la ménagère apprivoisée intervient.
— Faut-il que je prévienne la police, monsieur Couchetapiane ? elle propose assez crânement.
Béru éclate d’un rire en cascade.
— Dérangez-vous pas, mémère, lui dit-il en exhibant sa plaque.
— Jésus ! Marie ! Joseph ! s’exclame dame Chiffon en reculant.
— Beau tiercé ! apprécie mon ami qui a de la religion.
Je demande à la vieille femme de nous laisser bavarder et elle s’évacue dans sa cuisine en prenant soin de ne pas refermer complètement la porte.
Le sieur Alfred commence à trouver que sa journée démarre mal. Il a dû se lever du pied gauche. Y a des matins, comme ça, où la vie nous montre son dargeot mal torché. Pour peu que vous vous penchassiez (Béru dixit), vous vous apercevez qu’en plus, elle vous tire la langue et vous fait le pied de naze entre ses jambes écartées. Tout est grimaces, tout est trou de balle, tout malodore, tout souille, tout impertine. Vos contemporains ont une sale frime et de mauvaises intentions. Ils vous haïssent et vous barbouillent de merde et d’ennuis.
— Voyons, Alfredo, interviens-je, en adoptant ce ton conciliant à quoi se raccrochent les gus malmenés ; tu ne vas pas faire la vilaine tronche…
— Sûr que non, qu’il la fera pas, promet le Gros en retroussant sa manche droite.
Il montre son avant-bras jambonesque au barbeau. Des poils partout ! Des cicatrices ! Un fier trophée !
— Il en ferait, continue Sa Brutalité, qu’on en viendrait aux gnons et ça se gâterait pour sa frimousse. La lutte du pot de fer contre la peau de fesse, censément !
— Mais je ne vous ai rien fait, proteste humblement le Julot de Rita.
— Manque d’esprit coopératif, Alfred, dis-je en ramassant un sucre sur la moquette et en le croquant. Pour nous autres, poulardins comme nous sommes, c’est un délit. On peut fort bien t’enchrister après une partie de bourre-pif pour proxénétisme et coups et blessures…
— Coups et blessures ! s’indigne le malfrat.
— T’as jamais fait la raie à ta souris avec un tesson de bouteille, réfléchis !
Là, ça lui cisaille ses effets. Il se met à me défrimer autrement. Cet esprit clairvoyant se dit que je ne me suis pas amené dans sa crèche les poches vides et que je dois avoir un dossier épais comme une tranche de pudding sur son compte.
— Questionnez-moi, je vous répondrai…
— Bravo ! clame Bérurier en lui filant un petit coup de poing mutin sur le nez, je savais que t’étais un petit gars bien convenable.
Le petit gars bien convenable tamponne son nez endolori avec une irrésistible pochette de soie. Il saigne et ça lui déconjugue le moral.
— Rita avait une bonne copine, reprends-je, une ravissante Allemande prénommée Hildegarde. Elle est venue ici ; tu dois t’en souvenir ?
— Oh, oui, p’t’être bien, fait Alfred avec un air tellement sincère qu’on a envie de l’arroser d’essence et d’y foutre le feu.
— Imagine-toi, poursuis-je en m’asseyant à califourchon sur une chaise, que nous désirons avoir un entretien privé avec cette belle Germaine. Le hic est que nous ne savons pas où la pêcher…
Béru, poulet modèle, prend le relais sans laisser tomber le bâton.
— Alors, on compte sur toi, conclut-il.
Couchetapiane prend une expression d’infinie détresse, toute ruisselante de regrets éternels.
— Je ne peux vous être d’aucun secours, affirme-t-il. Cette fille est venue ici une ou deux fois prendre un pot, mais elle nous disait qu’elle créchait chez une copine à elle, à Passy. Son adresse, je l’ai jamais sue. Et d’ailleurs je m’en foutais. Si j’avais su qu’un jour…
Là, il chique les Judas à tout-va. Le sourire est torve, l’œil papillotant.
Je le dévisage un bon coup, après quoi je me lève et je prends mon Béru à l’écart pour une conversation particulière.
Pendant que je chuchote dans la trompe d’Eustache du Gros, Alfred ramasse les décombres de son petit déjeuner. La vieillarde de service montre son museau défraîchi par l’encadrement. Elle est anxieuse. Je suis prêt à vous parier une pomme d’arrosoir contre les pommes pommes pommes pommes de La Marseillaise qu’elle ne savait pas pour le compte de qui elle travaillait. Ça la terrorise, de réaliser qu’elle époussetait dans le Milieu. Le gars Alfredo va devoir se mettre en quête d’un autre appartement vu qu’il va y avoir la grosse levée de boucliers dans le très respectable immeuble.
Ayant filé ma consigne au Mahousse, celui-ci s’esquive en trombe. C’est un signe béruréen de ne se mouvoir qu’en trombe. Le départ en locomotive de ses locaux motive une profonde inquiétude chez Alfred Couchetapiane.
— Tu es bien certain de ne pouvoir m’affranchir davantage, bambin ?
Il secoue la tête très vite et très fort. On pourrait la croire montée sur ressorts.
— Certain, je vous le répète, cette fille, je m’en rappelais même pas. Pour ce que je l’ai vue… Et puis je défends à Rita de se lier avec ses compagnes…
— Tu as bien raison, approuvé-je, les mauvaises fréquentations, c’est la porte ouverte aux pires calamités… Cela dit, il faut que je bavarde un peu avec ta morue, mon petit gars. Où négocie-t-elle ses charmes, la Rita ?
Il va pour interpréter les évasifs, mais mon œil de plâtre l’en dissuade. L’expression, c’est le véritable langage. A preuve : le cinéma était bien plus éloquent à l’époque du muet.
Alfred murmure :
— Elle s’explique rue Caumartin.
— A quelle hauteur ?
— En face de l’entrée des artistes de l’Olympia.
Depuis un moment, je louche sur une photo coincée dans le cadre de la glace et qui représente Couchetapiane tenant par la taille une belle brune à l’air salingue.
— C’est ta donzelle, cette pétroleuse ?
Il opine. J’enfouille l’image.
— Tu permets ? dis-je, je me la ferai dédicacer un de ces jours…
Et sur cette réplique je me tire.
Je retrouve Odile et Béru en tête à tête, l’une devant un Americano, l’autre devant un beaujolais-villages. Ils devisent aimablement. Elle doit lui parler de sa Berthe, le réconforter, car il a le visage mouillé et les coquards plus roses que les pages centrales du Larousse.
— Tu as fait ce que je t’ai dit ? m’enquiers-je.
— Ça tourne ! répond-il. Qu’est-ce que tu penses de cet oiseau ?
— Pas tellement de bien, Gros. Mais, dans un moment, je te dirai si ma mauvaise impression est ou non justifiée.
— Il paraît que c’est un marlou ? demande Odile.
— Oui, ma chérie. La pire espèce d’hommes. Les arnaqueurs de l’amour. Les exploiteurs du sexe…
Elle fait la réflexion propre à toutes les honnêtes femmes lorsqu’elles s’intéressent à la prostitution.
— Comment des filles peuvent-elles vendre leur corps et remettre cet argent à un homme ?
— Au début, ce sont des vicieuses, mon chou. L’acte devient vite pour elles une petite formalité. Puis elles rencontrent un mâle qui les domine, leur inspire crainte et amour, et la prostitution n’est plus alors qu’une espèce de philosophie élémentaire. L’abandon de leur corps à un « michése transforme en travail. Elles disent du reste « travailler »… Elles finissent par tout admettre de leur protecteur : qu’il les rançonne, les frappe et même les double. Un barbeau a souvent deux femmes, et même plus. La seconde fille s’appelle une doublarde, terme assez péjoratif qui calme la jalousie de la première. Le fin des fins pour un maquereau consiste à faire croire à chacune de ses gagneuses que l’autre est sa doublarde. C’est un métier honteux, mais qui requiert beaucoup de psychologie lorsqu’on veut éviter les crêpages de chignon et les basses dénonciations.
Je me tais brusquement en voyant déboucher la vieille femme de ménage de Couchetapiane. Frileusement serrée dans un vieux manteau de lainage noir à col de faux astrakan, un fichu noué sur la tête, la balayeuse s’éloigne d’un petit pas rapide et furtif de souris.
— Une seconde ! lancé-je avant de m’élancer du pas d’un lancier dont la lance se balance en cadence, comme la ganse d’un lansquenet.
En six enjambées et demie, je rattrape Mme Furibarde qui marmonne en marchant des trucs malveillants.
— Vous permettez, chère madame ?
En me reconnaissant, son visage flétri par l’âge et la réprobation s’illumine.
— Ah ! monsieur le policier ! s’exclame-t-elle, vous allez un peu me dire…
— Tout ! la coupé-je. Je vous dirai tout et vous me direz tout, vous verrez comme, ensuite, la vie sera belle lorsque nous n’aurons plus de secrets l’un pour l’autre. Puis-je vous offrir une consommation afin de vous remettre de vos émotions ?
— Alors un petit rosé sec, dit-elle en femme persuadée que la cirrhose est une maladie exclusivement masculine.
Nous nous rabattons sur le comptoir de mon rade.
Le loufiat connaît mon invitée puisque, d’autor, il lui cloque son rosé sec.
— Ainsi, fait-elle, d’après ce que j’ai cru entendre, les gens chez qui je travaillais étaient des voyous ?
— C’en sont toujours, madame !
— J’en parle au passé parce que je viens de leur rendre mon tablier ! fait-elle. Moi qui pensais que cette Rita travaillait dans l’immobilier.
— Ce n’était que demi-mensonge de sa part, madame ; elle travaille dans l’immobilier meublé.
— Une pute ?
— A l’état pur, madame… heu…
— Merluche ! Virginie Merluche, si vous avez besoin que je témoigne dans Le Parisien libéré, veillez à ce qu’on n’écorche pas mon nom !
Son nom dans le baveux ! Rêve des humbles ensevelis dès la naissance sous un Himalaya d’anonymat. Que ne feraient-ils pas pour voir, l’espace d’une édition, s’étaler leur patronyme dans leur journal habituel ! J’ai connu un écrivain célèbre par ses souvenirs qui publiait des éditions de luxe de ses couvres et adressait un bulletin de souscription aux intéressés avec la mention « Votre nom est cité dans cet ouvrage ». Cet homme remarquable connaissait bien ses contemporains car les tirages étaient épuisés en un clin d’œil. Il savait que les vrais best-sellers, ce sont les annuaires.
— Madame Merluche, votre bonne foi a été surprise. Vous avez fait le ménage d’une catin et d’un maquereau. Ce sont des choses qui arrivent, ne vous en désolez pas. L’argent qui rétribuait votre labeur provenait certes de honteuses copulations, mais il se trouvait purifié par votre travail !
Vous allez trouver, mes fils, que votre San-A. use d’un style ampoulé, comme on dit chez Mazda, mais gardez-lui votre entière confiance, il sait ce qu’il fait. L’emphase, c’est ce qui plaît aux pauvres. Elle les ennoblit.
Un pleur perle à sa paupière. Elle vide cul sec son rosé du même tonneau et fait claquer fortement sa langue pour signifier qu’un autre compléterait admirablement le premier. Je le lui commande.
— Voici la photographie d’une fille, dis-je en lui tendant le portrait d’Hildegarde. L’avez-vous vue chez Couchetapiane ?
— Mlle Hildegarde ! s’exclame la plumeauteuse. Ben, vous pensez…
— Ils étaient donc en bons termes ?
— Derrière et chemise ! Quand ils donnaient une réception, c’était chaque fois avec la blonde et des copains à elle !
Brave Mme Merluche, si simple, si honnête, si à califourchon sur les principes ! Comme il me plairait de lui donner l’accolade si les aigrettes de ses verrues, sa barbe et sa moustache ne constituaient une protection naturelle inaffrontable.
— Parlez-moi des amis d’Hildegarde, madame…
— Merluche ! Virginie Merluche ? Vous devriez le noter sur un papier… Pour vous en revenir, les amis d’Hildegarde, vous dites ? Il y avait une autre fille, blonde comme elle, avec un accent à couper au couteau ; et puis un type aux cheveux gris qui s’appelait Jérôme… Et aussi un autre bonhomme bronzé, pas français, avec un beau nez… J’ai jamais su le nom de ce bonhomme. Entre eux, ils l’appelaient le Prince. Si prince il y avait, ça devait être un prince arménien ou en quelque sorte.
— Vous prendrez bien un troisième rosé sec, madame Virginie Merluche ?
— J’ai peur que ça me tourne !
— Le rosé sec est un breuvage délicat, plaidé-je. Dieu a créé le vin rouge pour l’ivrogne, le blanc pour les huîtres et le rosé pour la femme.
Elle se laisse faire.
— Avec ces émotions, dit-elle pour se justifier, un peu de remontant, c’est pas de la gloire !
— Il y a eu souvent des réceptions chez Rita ?
— Deux fois ! On me prévenait et c’était moi qui m’occupais du frichti. J’acceptais de travailler le soir à condition que Couchetapiane me raccompagne jusque chez moi. Je me croyais en sécurité, vous parlez d’un comble ! Si je m’étais doutée…
— On est souvent mieux gardé par un loup que par un chien, déclamé-je.
Belle image, et qui atteint son but. Elle en sourcille d’admiration et je devine qu’elle fait un nœud à son cerveau pour pouvoir se la rappeler.
— De quoi parlaient ces gens lors des soirées en question ?
Elle secoue ses épaules de cigogne.
— Pourrais pas vous dire. Ils causaient par allusions en ma présence…
— Essayez de vous souvenir… La dernière fois, par exemple ?
Virginie Merluche pêche de son index un bout de bouchon qui flotte dans son rosé.
— Ecoutez, déclare-t-elle avec un rien de solennité, je crois bien qu’ils causaient d’un bonhomme qu’ils arrivaient pas à retrouver, et puis d’un autre qui leur créait des ennuis.
— Ils ont cité des noms ?
— Juste un que je me souviens !
Je me décapsule bien les entonnoirs.
— Lequel, madame Merluche ?
Elle se rince le dentier à l’anjou de comptoir.
— Ils parlaient d’un dénommé Bérier, on Béroyer, on Bérurier ; enfin dans ces eaux-là, conclut-elle en éclusant son troisième gorgeon.
En prenant congé, elle me chuchote d’une vois pathétique :
— Surtout, pour ce qui est des déclarations à la presse, oubliez pas : veuve Virginie Merluche, j’habite 34, rue Bayen.
Je promets et presse avec effusion sa main valeureuse. Dès qu’elle est partie, je retourne à la table de mes commensaux. Je jubile.
— L’enfant se présente bien, Gros, exulté-je (car jubiler ne me suffit plus), je crois que le gars Couchetapiane nous a berlurés en prétendant tout juste connaître Hildegarde. Le temps de tuber aux services et on arrose ce pas en avant.
— Je ne pensais pas qu’un flic se démenait de cette façon, plaisante Odile, décidément, vous ne restez pas deux secondes en place.
— Une oie sur une plaque chauffante, mon petit ange, plaisanté-je en fonçant au biniou.
Les services d’écoute, alertés par Béru, me branchent avec la table 22 (celle qui est à gauche de la cheminée).
Je me fais connaître et l’homme de quart me ligote son rapport.
— Votre client de la rue des Acacias vient de téléphoner, fait-il. Je vous lis… (Bruit de feuillets froissés qui, un court instant, me donne l’impression d’être près des cagoinsses.) Premier appel à Opéra 69 deux fois, qui est le numéro d’un café-tabac.
Le zig de la table 22 se met à déclamer, un peu du ton qu’adopte la dame des télégrammes tubophonés pour vous relire votre message :
« Demandeur : — Allô ! le café Dutrinal ?
« Répondeur : — Oui.
« Demandeur : — Je voudrais parler à Mlle Rita qui doit se trouver sur le trottoir d’en face…
« Répondeur : — Bougez pas, on va voir si on la voit !
« Silence… (que récite le table d’écouteur)
« Répondeur : — Elle y est pas.
« Demandeur : — Ça va, merci.
Il raccroche. »
Et le préposé, imperturbable, d’enchaîner :
— Second appel, immédiat, à Opéra 00–07 qui est le numéro de l’hôtel Goldmiché.
« Demandeur : — L’hôtel Goldmiché ?
« Répondeur : — Allô ! oui.
« Demandeur : — Je voudrais parler à Mlle Rita, ça urge !
« Répondeur : — Elle est en passe !
« Demandeur : Je vous dis que ça urge, bor-bordel de merde !
« Répondeur : — De la part ?
« Demandeur : — Alfred.
« Répondeur : — Je vais voir…
« Un temps assez long, récite le préposé. Puis, une voix de femme essoufflée :
« Voix de femme : — Allô !
« Demandeur : — C’est moi, Alfred !
« Voix de femme : — Tu charries, j’étais en plein charbon avec un vieux crabe qu’il m’avait fallu démarrer à la manivelle…
« Demandeur : — Ta gueule ! Tu vas avoir incessamment la visite d’une paire de perdreaux qui fouinassent au sujet d’Hildegarde…
« Voix de femme : — Merde !
« Demandeur : — Comme tu dis. Je leur ai affirmé que c’était une simple copine de tapin à toi et qu’elle était juste venue prendre un glass à la maison, mais ça me défrisait et que je t’avais ordonné de la larguer. On ne savait rien d’elle, juste qu’elle habitait chez une potesse à Passy, vu ?
« Voix de femme : — Vu !
« Demandeur : — Juste ça et rien d’autre, hein ! Si t’as le malheur de déconner, compte sur moi pour te dorloter le trésor. Tchao ! »
— Et on a raccroché, conclut le standardiste.
— Thank you very much, mon pote !
Cette fois, je ne jubile plus, je n’exulte plus ; je trépigne. On serait dans un moulin, je me roulerais dans la farine tellement ma joie est vive.
Je me hâte de révéler ce bonheur à mes compagnons. Le Gros se masse le poing droit dans la main gauche, puis le poing gauche dans la main droite, ce qui, chez lui, est un signe extérieur de rudesse. J’ai idée que dans pas longtemps et peut-être avant, le physique du Roméo à Rita va ressembler à une indigestion de tomates. Il se pourlèche ! Il étincelle ! Il brille ! Il reluit ! Il miroite ! Il éclabousse !
— Je sens qu’on brûle, dit-il. Mes enfants, si tout marche et que je retrouve ma Berthe, je te vous offre un gueuleton mémorable dans une boîte à grand standinge que votre foie en roulera sur la jante ! Je connais justement un hôtel de classe qui fait aussi bureau de tabac à Levallois, et vous mendierez des nouvelles !
Tandis qu’il lyrique, une idée me cavale par la bonbonnière à génie.
— Odile, murmuré-je, puisque notre enquête te captive, ça t’amuserait d’y participer ?
— Oh ! oui ! s’exclame-t-elle si fort que le barman se file un jet de vapeur du perco dans la moustache.
— Je te préviens, ça peut-être dangereux…
— Crois-tu que je sois une poltronne, Antoine ?
Quel amour, cette nana ! Je vous jure que si j’y prends pas garde, je suis chiche de la présenter à môman et de m’acheter une paire de gants blancs pour aller la demander en mariage à Monsieur son daron qui vit toujours.
— Tu vas monter chez Couchetapiane, Odile !
— Chic !
— Tu lui diras que tu viens de la part d’Hildegarde pour le prévenir que la Rousse est à ses trousses et qu’il se pourrait qu’il ait la visite des flics… Sois mystérieuse et inquiétante.
— Mais…, objecte Béru.
Je le coupe du tranchant de la voix.
— Bois ton beaujolais, Gros, et ne pense pas, ça ferait des vagues.
— Et ensuite ? demande sagement Odile qui a pigé.
— Il va, soit se méfier de toi et chiquer à l’incompréhension, soit te dire que les flics sortent de chez lui et qu’il n’a pas parlé. Dans la première éventualité, n’insiste pas. Dans la seconde, recommande-lui d’avertir Rita. Et puis deviens menaçante et révèle-lui que M. Jérôme est mort parce qu’il n’a pas su se tenir à carreau. Tu me suis toujours ?
— Toujours, sourit Odile.
Je lui prends la main et lui baisote le bout des doigts. C’est drôlement chouette à bisouiller, le bout des doigts de la femme qu’on aime. Beaucoup de tordus se figurent que les points de contact physiques sont immuables. Pour eux c’est la bouche, le raminagrobis ou les mamelons de Cavaillon. Manque d’imagination ! Atrophie du sensuel ! Quand on aime, pas besoin de poser en terrain balisé : c’est bon partout. L’être aimé, vous devez avoir la secousse aussi bien en lui caressant le mollet qu’en lui becquetant le postiche. Le courant électrique, il passe tout le long du fil qui le véhicule, non ? Mêmement, l’amour passe tout le long du corps qui l’abrite. Vous pouvez placer votre fiche voleuse sur la hanche ou le cou de pied, entre les omoplates ou dans le creux du nombril, c’est du kif. La même chair, chaude partout pareil, avec le même sang qui vient la caresser entièrement et sur lequel navigue votre tendresse. Oh oui, le bout des doigts, le talon, la nuque, le pli du bras, là où les veines montent à la surface et font une ombre bleue… Tout est à embrasser chez la femme aimée, de même que tout est bon dans le cochon. Y a pas de morceaux choisis ni de bas morceaux. Elle est une et indivisible, pire que la République dont il ne reste plus que la tronche, tellement on l’a malmenée, celle-là.
— Et après, chef ? demande-t-elle en me retirant sa main.
— Le Jérôme en question a pour nom Laurenzi. Ceci au cas où il te parlerait de lui. Et il habite rue de Buzenval à Saint-Cloud… Je compte sur toi pour avoir l’air affranchie, hein ?
— Je ferai de mon mieux.
— J’en suis certain. En admettant que tout aille bien et que tu le sentes en confiance, demande-lui s’il sait où l’on peut joindre le Prince, tu te souviendras ?
— Où on peut joindre le Prince, répète-t-elle. C’est tout ?
— C’est tout. Nous t’attendons ici. Si, par hasard, les choses tournaient mal, prends n’importe quel objet qui te tombera sous la main et balance-le dans un carreau de la fenêtre.
Cette fois, elle a droit à un bout de galoche escamotable et je la propulse vers la sortie. Béru la regarde sortir d’un œil gluant de sympathie fervente.
— Un bon petit lot que tu viens de tirer à la tombola, Mec, déclare-t-il. Cette gosse, c’est ma Berthe en plus jeune, du temps qu’elle servait comme serveuse au restaurant du père Hippolyte à Issy-les-Moulineaux.
8
MESSIEURS LES VEUFS
— Une supposition qu’on retrouve Berthe vivante, rêvasse le Gros.
Il commence à avoir le visage et l’esprit secs comme le rosé de dame Merluche. L’homme, sa qualité dominante, c’est de récupérer coûte que coûte. Le flot impétueux de sa propre vie l’entraîne vers le futur vorace. Chagrin ou pas, faut qu’il descende le fleuve impassible, même si les Peaux-Rouges criards le prennent pour cible.
— Une supposition, reprend-il en dodelinant le chef, je me réclame dare-dare un mois de congé et j’embarque cette poulette adorée sur la Côte d’Azur, manière de lui faire achever l’hiver loin des instants péris. Un vrai voyage de noces, San-A. Bouillabaisse et ailloli à tous les repas…
Il renifle des senteurs de safran, avale une salive déjà parfumée d’ail et soupire.
— Et une supposition qu’on ne la retrouve pas vivante…
— Tais-toi donc, le coupé-je, il ne faut jamais envisager le pire. Puisque le pire est la conclusion de notre vie, nous n’avons le droit d’envisager que le meilleur. L’être humain, il est comme la chèvre de M. Seguin, Gros. Attaché à un pieu par une corde, il broute l’herbe grasse on galeuse de l’existence en tirant sur cette garcerie de corde. Et puis quand il la casse, il va se faire becqueter par le loup. La liberté, c’est un loup aux yeux de braise et aux dents acérées qui guette dans l’ombre.
— J’ai tout de même l’obligation de penser à si on retrouvait pas Berthe vivante, s’obstine le Buté.
Il cherche à s’extirper une larme de ponctuation, mais ça ne perle pas. Il a trop sollicité ses glandes lacrymales. Maintenant, pour qu’elles fournissent, faut qu’il s’engrène le chagrin avec des images bien pénibles, des souvenirs bien saignants, des hypothèses bien horribles. Chacun a une dose de larmes à verser. Quand le réservoir est vide, faut qu’il attende qu’il se remplisse. De même les rires, et l’amour, et tout le reste… Oui, une pile, un réservoir. Le quidam, il a une capacité, un point c’est tout ! Une autonomie comme un avion. Il peut chialer deux on trois jours, une semaine… Mais faut qu’il se ravitaille. Qu’il rigole un bon coup dans l’intervalle pour laisser se recharger les accus. Béru, désespoir vivant depuis la veille, voit la lampe rouge de son tableau de bord s’allumer. Elle dit « achtung », « caution », « fais gaffe ». Elle avertit qu’on brûle les dernières ressources. Faut faire roue libre dans la descente, maintenant, pour économiser le carburant. On alors se payer une escale dans la sérénité.
— Si on retrouve pas Berthe vivante, je me remarierai pas, affirme cet homme intègre. Je dis pas que je me filerai pas à la colle avec une mémé un jour dans longtemps, deux ou trois mois au moins… Mais le cœur n’y sera plus. Je me maquerai juste pour qu’elle me fasse la tortore. L’opération reprise-chaussettes. Et puis, naturellement, pour me calmer la viandasse avant de roupiller. Je m’en choisirai une un peu tapée de manière qu’elle eusse des complexes vis-à-vis de moi et que je puisse assurer ma suprême assise. Une dodue, avec des roploplos en capot de Jaguar vu que j’ai habitude du rembourrage. Ce que j’insisterai, c’est sur le caractère. Je la veux aimable, pas rechigneuse et tolérante. Faut que je puisse porter du chrysanthème à Berthy sans qu’elle en prisse ombrage, regarder sa photo sans qu’elle fasse la gueule et m’envoie des coups de sarcasme dans le culte de Berthe. Tu piges ?
Je pige. Combien forte est la vie ! Quelle belle sève vivace ! Comme c’est dru, impétueux ! Ça me fait penser à la frêle pousse de lierre qui finit par étrangler l’orgueilleux sapin. Vous avez jamais vu grimper du lierre après un sapin ? Au début c’est joli. Ça pare le tronc. Ça lui ôte son côté futur poteau télégraphique. Et puis, quand le lierre est bien haut, bien fourni, bien luisant, on s’aperçoit que les branches basses de l’arbre jaunissent. C’est irréversible chez le sapin. C’est comme les tifs des bonshommes. Quand ça crève ça repousse plus. Un jour, le sapin, il lui reste plus que son cône, tout là-haut. Il est clamsé dans la verdure. On le croit toujours vivant, à cause du lierre exubérant qui, lui, est plus vert que l’été et que les oiseaux font frissonner. Mais c’est du fard sur la frime d’un cadavre. Mort, le sapin ! Etouffé par le beau boa suave aux écailles vernies.
Je zieute ma breloque. Dix minutes qu’Odile est partie en mission et elle n’est toujours pas revenue.
— Tu t’inquiètes pour elle ? demande Béru.
Je hausse les épaules.
— Non, tout de même…
— Fais-t’en pas pour elle, elle doit être en train de manœuvrer le barbe de première.
— En tout cas l’affaire se rassemble bien, remarqué-je.
— Tu trouves ?
— Couchetapiane et sa Rita sont dans le coup avec Hildegarde. Laurenzi aussi était dans le coup.
— Dans quel coup ?
— Nous finirons bien par le découvrir. Ce joli monde cherche un type mystérieux, ça, nous le savons. Un type qui doit frayer dans les milieux de la prostitution. En outre ces messieurs-dames se préoccupaient d’un dénommé Bérurier…
— Moi-même personnellement ? demande Alexandre-Benoît.
— Ou ton oncle. Qui sait ? Le cher homme avait peut-être découvert l’usage qu’on faisait de son immeuble de la rue Legendre et ruait dans les brancards.
Le Mastar opine.
— C’est très possible. Tonton, c’était un futé.
Mon ami se met à pianoter la table.
— Au lieu d’essayer de lui faire tirer les vers du nez par ta camarade, au maquereau, tu aurais dû me laisser agir. Ce pèlerin, tu l’as remarqué, a peur des gnons. Je te parie qu’en trois mandales, j’y fais raconter toute sa vie et celle de sa famille depuis l’époque des Gaulois.
— Un quart d’heure, dis-je.
Il brumasse dehors. La rue est maussade, poisseuse, fatiguée. Il y a des jours où l’on a l’impression que Paris a trop servi et qu’il en peut plus !
C’est l’heure de la bouffe, mais le public aimé ne semble pas s’en réjouir comme à l’accoutumée. Il reste prostré, l’estomac pas joyeux, l’appétit seulement organique. Les loufiats du troquet se mettent à croquer au fond de l’établissement, tandis que le patron, un gros zig chauve à gilet de laine, s’occupe du rade et la patronne de la caisse. Les patronnes s’occupent toujours de la comptée.
A la table voisine de la nôtre, deux marchands de bagnoles se racontent leurs dernières arnaques, comment qu’ils ont maquillé en carrosses somptueux des tires promises à la casse et combien ils étaient fiers, leurs clients, de s’en aller au volant d’une guinde dont le pont était plus bourré de son qu’un ours en peluche… Vous croyez qu’ils sont heureux de leur bon tour ? Même pas. Ils en parlent pour essayer de s’affirmer par la triche, pour faire le pied-de-nez à leur sens moral, mais contents, non. Ils font du vol plané dans leur destin. Fatalitas !
Vingt minutes qu’Odile…
Cette fois le tracsir me prend. Je sens que nous avons affaire à des gens pas comme les autres. A des gens impitoyables… Le rôle d’un simple marlou dans tout ça, je l’ignore. Mais ce marlou appartient à l’équipe d’Hildegarde. Il a des trucs graves à cacher et…
— Allons-y, Gros !
— Pas dommage, soupire-t-il en enfilant son vieux pardingue perforé.
Cette fois, c’est Alfred qui ouvre la porte. Il réprime une grimace en nous apercevant.
Il va pour s’exclamer « Encore vous ? », se rend compte que ça ne serait pas civil et s’abstient.
— Besoin d’un autre renseignement ? il soupire.
— Tout juste, Auguste, versifie Béru en le refoulant d’un coup de genou dans les castagnettes.
Nous pénétrons d’autor dans l’appartement. Imaginez-vous que le cher Alfred était occupé à faire le pli de son pantalon. Une vraie petite femme d’intérieur, mes choutes. La table à repasser est dressée, le fer électrique branché repose sur un support métallique et il a préparé sa pattemouille.
— Je me gaffais que t’étais bon à tout, mais homme à tout faire, alors là, tu me la coupes, ricane le Mastar.
— Faut bien que je mette la main à la pâte puisque, par votre faute, je me trouve sans personnel, rechigne Couchetapiane. Cette vieille carne m’a rendu son tablier, vu qu’elle ne veut travailler que dans la Haute Société !
Sans lui répondre, je me mets à investiguer. Je visite tour à tour le livinge, la chambre, la salle de bains, la cuisine et leurs placards respectifs sans découvrir ma mignonne Odile, ce qui me rassure. Probable que tout se sera bien passé avec le marlou. Seulement pourquoi n’est-elle pas venue nous rejoindre, sa mission accomplie ?
Toujours discret, mon féal s’est abstenu de poser à Alfred les questions qui lui brûlent les lèvres pendant ma brève absence. Aussi est-ce moi qui attaque :
— Je crois que tu viens d’avoir une visite, Freddo ? l’à-brûle-pourpoints-je.
Il ouvre des yeux ronds sous ses sourcils épais.
— Une visite ?
La beigne dont le gratifie Béru le fait chanceler.
— Simple avertissement, pour t’apprendre à pas chambrer les bourres, petit canaillou ! déclare mon compagnon…
Sa marotte, à Béru, quand il gifle un malfrat, c’est de replier ses doigts, si bien que ses gifles ressemblent à s’y méprendre à des coups de poing. Illico, voilà la pommette tuméfiée de Couchetapiane qui se met à enfler.
— C’est trop fort, pleurniche-t-il. Puisque je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai reçu personne !
Deuxième parpaing béruréen, mais sur l’autre pommette. Alfredo se met à ressembler à un accident de chemin de fer.
— On te dit qu’une jolie petite dame est venue te voir, fesse de rat ! tonne le Tonitruant. Alors brise-nous pas les pendeloques avec ta parole d’honneur. C’est plutôt une parole de donneur, oui !
Vous dire s’il a de l’esprit, ce matin, le Gros ! Un vrai Vermot à lui tout seul.
Cette fois, Alfred se tord les mains.
— Messieurs, vibre-t-il, messieurs, je ne peux pas vous dire qu’une dame est venue puisque personne n’est venu ! Ne me croyez pas si vous voulez, mais ne m’obligez pas à avouer une chose qui n’est pas.
Curieusement, nous sommes touchés par un accent de grande sincérité. Ce type-là est pourri jusqu’à l’os, pourtant il y a dans sa voix un ton de vérité qui ne trompe pas. J’arrête le bras matraqueur de Béru.
— Minute, Gros, laisse-nous bavarder, tu le finiras après si besoin est !
— Besoin sera ! prophétise Sa Matraque qui ne demande qu’à distribuer de la purée de cartilages.
— Ecoute, Alfred, enchaîné-je, puisque tu répugnes à avouer ce qui n’est pas, avoue au moins ce qui est…
J’allume un cigarillo et, classiquement, je lui balance la première bouffée dans les trous de nez.
— Tout à l’heure, petit père, tu nous as baladés en barlu au sujet d’Hildegarde…
Il rougit.
— Moi ! ! ! s’écrie-t-il avec les trois points d’exclamation que je viens d’avoir l’honneur de faire reproduire scrupuleusement par le valeureux linotypiste qui se farcit mes élucubrations et auquel j’adresse toute ma sympathie[23].
Marrant, les inflexions d’une voix. Il a voulu être sincère, mais cette fois, n’y est pas parvenu.
— J’ai interviewé Mme Merluche, mon pote. Elle prétend qu’il y a eu à sa connaissance deux raouts chez toi et qu’Hildegarde y participait…
— M’en souviens pas, ergote le don Juan de Rita… Possible après tout, se hâte-t-il d’ajouter en voyant frémir le poing du Mastar.
— A ces soirées participait notre camarade Laurenzi, pas vrai ? Et puis aussi le Prince, si je me goure pas ?
Il tord le nez et se tait.
— C’est oui ou c’est non ? insiste Béru en lui plaçant son panard dans le creux de l’estomac.
— Oui, oui, fait précipitamment Couchetapiane.
— Bon, alors tu vas m’affranchir gentiment sur ce que cette joyeuse bande maquillait, bonhomme…
Il se reprend, Alfred. Il se dit que le temps se couvre mais qu’il doit se montrer homme, ne pas céder aux sollicitations pressantes de deux poulagas. Il pense que si je le questionne, c’est parce que je ne sais rien de précis. Alors, pas locdu, il conclut que si je ne sais rien de précis il peut me mentir, ou en tout cas battre à Niort.
— Qu’est-ce que vous allez imaginer, dit-il, d’un ton bien frais, bien matinal, bien décidé, il s’agissait de réunions purement amicales.
— Parole d’homme, Alfred ?
Il étend le bras du serment, sa main ne frémit pas.
— Alors, là, parole d’homme !
Je souris et m’assieds sur un tabouret de la cuisine. Un beau tabouret formiqueux, avec des chromes étincelants.
— Béru, soupiré-je, je crois que tu avais raison ; faut lui mettre une danse pour l’assouplir, on vient de toucher un menteur, je déteste…
— Tu permets que je prisse mes zaises, déclare le Dodu en tombant pardingue et veston.
En manches de chemise sale, avec son vieux bada ravagé sur le dôme, il est à la fois grotesque et sublime, mon Bérurier. Quelque chose de majestueux et de puissant émane de son individu. Bestial et serein, obtus et terrible ! Il est aussi implacable qu’un robot. C’est le robot pensant, Béru.
— Ah non, merde avec vos manières ! grince Alfred, révolté, survolté, virevoltant.
Il tombe en garde.
Ça ne déplaît pas au Gros. Alexandre-Benoît, il affectionne l’opposition. Ça le dope et le justifie. Un passif, il le mailloche sans y mettre son âme. Des poings sans âme, c’est bête comme les pistons d’une locomotive, ça n’improvise pas, ça se contente de fonctionner. Une rébellion, au contraire, pousse à l’ingéniosité. Ça fait chatoyer l’imagination. Ça vous contraint au génie, ça vous oblige à construire. Un type sans réactions, c’est une victime et une victime rend sadique. Tandis qu’un adversaire vous ennoblit. Je sais, rien qu’à mater la garde d’Alfred, comment Béru va s’y prendre avec lui.
Un faux coup bas pour l’obliger de tomber un peu les bras, mais le Gros va garder toute son assise et, recta, lui nougater les mandibules. Ça ne fiarde pas ! Le poing gauche du Fracasseur pique sur le foie de Couchetapiane qui s’y laisse prendre et veut bloquer. Ce faisant, il découvre un menton aussi visible que le perron de l’Opéra quand on se place à la sortie du métro. Le poing droit de mon féal jaillit. Pas possible d’être si gros et si prompt ! Oh ! ce pain de trois livres, ma pauvre dame !
Ça fait « tiafff ». Les yeux d’Alfred deviennent cloaqueux, ils se vitrifient, on dirait qu’on lui a cloqué des verres de contact en vitre dépolie. Il clapote des mâchoires comme s’il mangeait de la purée trop chaude. Et puis Alfred nous donne le bonjour et s’affale, faisant dans sa chute basculer la cuisinière à gaz. Ça tintamarre dans la cuisine.
Le Gros considère son poing sans piger.
— Tu parles d’une mauviette, j’y avais pourtant mis que la dose nourrisson.
— Faut croire qu’il supporte mal les barbituriques !
J’attrape l’assiette d’eau servant à humidifier le falzar en cours de repassage et je la flanque sur la devanture du voyou. Couchetapiane rouvre les vasistas. Il geint, se redresse et me met à cracher du sang agrémenté de perles blanches : ses dents.
Quand il en a glavioté quatre, il peut pointer sa langue hors de sa bouche tout en gardant les mâchoires crispées.
— Excuse mon ami, interviens-je, il est tellement gauche, qu’il ne connaît pas sa droite ! S’il t’avait placé un doublé de ce calibre, tu dormais jusqu’aux actualités télévisées de dernière heure !
Alfred hoquette :
— Il m’a cassé les dents !
Ça le fait zozoter.
— Te plains pas, j’ai repéré la plaque d’un dentiste dans l’immeuble, déclare Béru en se frottant les phalangettes sur le pantalon.
— C’est à la Santé qu’il se fera repaver le boulevard ! tranché je, tu ne penses pas qu’on va le laisser en liberté !
Je m’incline sur Couchetapiane.
— Je suis pas pour les voies de fait, camarade, seulement tu n’as que ce que tu mérites. Tout à l’heure, si tu as remarqué, mon ami ici présent est parti d’ici avant moi, tu te rappelles ? Il est allé faire mettre ta ligne téléphonique à la table d’écoute, si bien qu’on a enregistré ta converse avec Rita lorsque tu l’as appelée, au tabac d’abord et à l’hôtel ensuite pour lui recommander de ne rien dire au sujet d’Hildegarde.
Alfred a le regard battu, comme, après l’amour, l’homme qui s’est trop dépensé.
— Alors, continue Bérurier le Vaillant, Bérurier l’Intrépide, Bérurier 1e Sanguinaire, en administrant un coup de pompe dans les côtelettes d’Alfred, alors, y te reste plus qu’à accoucher, mon petit homme, autrement sinon je te pratique une césarienne que j’ai le secret.
Couchetapiane suce son sang. Ça fait des bulles rouges au coin de sa bouche.
— Allez demander à Laurenzi, dit-il. Nous, Rita et moi, on n’a fait que de les mettre en cheville…
— Momento ! dis-je.
Je passe dans le livinge pour ramasser le canard que lisait cet enfant de sagouin lors de notre première visite. Le meurtre de Jérôme Laurenzi n’y figure pas. Probable que la presse a été rencardée trop tard pour les premières éditions de la matinée. Donc, selon toute vraisemblance, Alfred ignore le décès de Laurenzi…
Je retourne dans la cuisine.
— Tu es un ami de Laurenzi ?
— Ami, enfin, oui, je le connais…
— T’es un petit réticent dans ton genre, gouaillé-je, on dirait que la vérité est pour toi un siccatif qui te brûle la bouche au passage. Je te préviens que si tu t’affales pas complètement, quand on te bouclera tu ressembleras à un tas de chiffons. Raconte !
Il mate avec détresse le décor qui l’environne. Tout cela lui était naguère familier, et brusquement tout cela devient menaçant, hostile. C’est toujours pareil dans la vie. Quand tout va bien, on trouve son home bénéfique ; mais dès que ça se gâte, il apparaît vachement louche.
— Raconter quoi ?
— Hildegarde et Laurenzi…
— Hildegarde était une copine de tapin de Rita. On a lié connaissance. Je l’ai trouvée sympa… J’ai essayé de la prendre comme doublarde, mine de rien, mais c’était pas son genre. Elle m’a expliqué que le turf, pour elle, représentait un moyen d’action pour mener à bien une mission qu’elle avait entreprise.
— Quelle mission, Alfred ?
— Je l’ignore, c’était pas une causeuse… Elle voulait connaître des caïds de la prostitution. Elle expliquait qu’il y avait gros d’artiche à gagner… Comme je me trouvais plutôt pote avec Laurenzi, je les ai présentés…
— Et qu’est-ce que ça a donné ?
— J’en sais rien.
— Pourquoi recommences-tu à nous chambrer ?
— Je vous chambre pas !
— Oh que si ! Alors mon ami va de nouveau s’occuper de toi !
J’adresse à Béru un signe d’intelligence qu’il comprend malgré tout. Le Gros regarde Couchetapiane, puis son poing. Il décide que la partie de cogne manque d’imprévu et il se rabat sur le fer à repasser toujours branché. Il arrache la prise et s’empare de l’objet. Pour montrer à quel degré d’incandescence il se trouve, Béru le pose sur le superbe pantalon d’Alfred. Ça fait un bruit de fer à cheval chauffé au rouge qu’on plonge dans un baquet d’eau. Une moche odeur nous grimpe dans les trous de nez.
— C’était du pure laine, ton costard, apprécie le Gros. A l’odeur, je reconnais la qualité.
Le fer a traversé les quatre épaisseurs du futal et imprimé profondément son empreinte dans le bois de la table.
— Si tu ne craches pas le morceau tout de suite, je te repasse ! affirme cet être énergique et plein d’inventions.
Ce disant, il approche le fer de la joue d’Alfred. Ça le fait bronzer, Couchetapiane, cette source de chaleur.
— Deux gifles avec c’t’ outil, fait le Gros, et tu trouveras plus à maquer que des aveugles ; seulement, grouille-toi de jacter avant qu’il refroidisse.
— Oh bon, ça va, je vais tout vous dire, consent le cher garçon dont la joue roussit nettement.
Il va effectivement tout nous dire, j’en mettrais ma main au fer à repasser ; seulement il se produit comme un début d’incident technique. Quelque chose dégringole dans la cuisine. C’est lourd, c’est rond et ça roule au pied de Couchetapiane. Mort de mes os ! Je reconnais une grenade. Une main on ne peut plus criminelle vient de la jeter par l’entrebâillement de la lourde. Je fonce comme un fou dans le couloir en entraînant Béru. On vient à peine de débouler dans l’entrée qu’une explosion formidable retentit. Je pourrais essayer de vous l’exprimer avec des « rrraôumdes « vlangggget des « tziboum-badaboum(les meilleurs), mais à quoi bon ? Et surtout à quoi bonds ? Et même, à quoi James Bond ? Ça plâtrarde partout. Y a une brèche dans la cloison. Par icelle, je coule un z’œil dans la cuisine. J’aimerais bien savoir ce qu’il est advenu (des Champs-Elysées) d’Alfred. Au milieu de ce bigntz il a dû être décoiffé, le coquet. Je le vois pas, biscotte la fumaga. Le plaftard continue de faire des petits. Ça remue-ménage dans l’immeuble. Ça déménage ! Ça change de rue ! Les bouillaveurs changent de rut ! Les marchands de bagnoles changent de ruses ! (Je peux vous en pondre commak à la pelle, ça ne me fatigue pas.)
Béru a été commotionné par l’explosion. Il a pas lâché son fer et, en chancelant, il court à un divan pour s’abattre dessus. Hurlement prolongé et pathétique du Gros qui s’est assis sur le fer ! Son costard à lui n’est pas pure laine ; en revanche, ses miches sont pure viande. Ça sent (évidemment) le cochon carbonisé. Le Gros se roule sur la moquette en poussant des cris tous plus abominables les uns que les autres.
Je veux ouvrir la porte palière afin de m’élancer sur les traces de l’agresseur. Hélas ! hélas ! hélas ! le malin (ou la maligne) a bien calculé son affaire. Pendant qu’on entreprenait Couchetapiane dans la kitchen, il a retiré la clé de la serrure pour la placer à l’extérieur, si bien qu’en partant il n’a eu qu’un tour de clé à donner ! L’audace et la promptitude de l’attentat sont proprement confondantes. J’ai déjà vu des gars gonflés (les noyés de la Morgue entre autres) mais à ce point, rarement !
Mon sésame entre en piste. Cric-crac, chuchote-t-il. La porte s’ouvre. Il y a trente-deux personnes dans l’escadrin, échelonnées le long de la rampe, avec de l’anxiété à ne plus savoir où la mettre. (Certains se la déposent dans le fond du slip afin d’en témoigner devant leur Bendix.) Je saute dans l’escadrin… Des voix m’interrogent. Je leur réponds que c’est le tube cathodique d’un poste de téloche qui a explosé, rapport à Jacques Chabannes qui a éternué dans la caméra numéro 2. Me voilà en bas. Les badauds badaudent dans l’entrée. Je leur brandis ma carte de poulman.
— Qui vient de quitter l’immeuble ? aboyé-je.
Ils se regardent, se trouvent pas beaux, se l’expriment par des « beuhh ». Pas moyen de leur tirer quoi que ce soit. Ils ont entendu le gros bastringue et se sont pointés. Personne n’a remarqué personne. Je me rue dans la rue. Un loufiat du bistrot est là, qui mastique un oignon cru, manière de se blinder l’haleine (c’est l’haleine du pingouin, car il est en noir et tient ses pieds en flèche)[24].
— Police, mon gars, lui dis-je, une bagnole vient sûrement de décarrer en trombe, non ?
Il finit son oignon et me dit « oui ». Son oui, c’est toute la Provence.
— Elle était comment, cette chiotte ?
— Une DS noire, dit-il.
— Vous avez noté le numéro ?
— Juste celui du département : 75.
— Qui la conduisait ?
— Un type. Il attendait une femme qui s’est précipitée dedans.
— Une femme blonde ?
— Je sais pas, elle portait un gros bonnet de skieuse en laine noire et un manteau de daim noir bordé de fourrure…
Je sonde la rue où un facteur pédale, les genoux écartés.
Trop tard pour essayer une courette. Mais le tuyau est bon.
— Et le gars qui pilotait, vous avez eu le temps de l’admirer ?
— Non, m’a semblé qu’il avait les cheveux blonds légèrement frisés sur le derrière.
— Merci, vieux, vous au moins, vous n’avez pas les yeux dans une boîte à pilules.
Je fends la foule qui s’agglutine et je regrimpe chez Couchetapiane. Des gens assistent le Gros, croyant qu’il a été blessé par l’explosion. Il l’est. Le fer à repasser s’est imprimé pour toujours dans le dargeot de Sa Majesté. Le cœur récemment tatoué a disparu sous une monstrueuse cloque qui sanguinole. Il gémit, mon Béru. Les grands blessés de la fesse, c’est dramatique.
— Je pourrai jamais plus m’asseoir ! larmoie-t-il.
Au lieu de m’apitoyer je pénètre dans la cuisine. Vous verriez ces décombres, ça vous donnerait la nausée : vaisselle et meubles sont brisés. Un désordre indescriptible que, néanmoins, avec mon grand talent réaliste, à côté duquel celui de Zola n’est qu’une rédaction d’élève de sixième, je vais essayer de vous décrire, règne dans la pièce. Les pieds de la chaise sur laquelle se tenait Alfred ont été fauchés par la déflagration et gisent avec ceux de Couchetapiane à l’autre bout du local. Les claouis du malheureux se trouvent sur la table à repasser, et ses tripes serpentent en fumant jusqu’à la cuisinière à gaz. C’est devenu un buste, le marlou à Rita. On trouve son nombril sur la boîte à sel, son foie dans le réfrigérateur défoncé, sa rate dans une poêle Tefal (heureusement ça n’attache pas). Il est assis sur ses poumons, Alfred, ce qui n’est pas inconfortable, mais l’oblige à une position biscornue. Il a encore l’air surpris et sa lèvre supérieure retroussée découvre ses ratiches éclatantes.
Pas la peine de l’envoyer à la révision, ça coûterait trop cher. Vaut mieux que madame sa maman fasse un échange standard. Je sais bien que la chirurgie moderne fait des miracles, mais tout de même… De temps en temps, on nous annonce dans les journaux qu’un zig vient de se faire placer un cœur artificiel. Paraît que le monsieur vit et qu’on a bon espoir. Dans ces cas-là, j’ai idée que le Bon Dieu, là-haut, il doit salement faire la gueule. Il trouve pas drôle que les hommes le ridiculisent. Et puis, trois jours après, on révèle que le sans-cœur est clamsé, et du coup, le Barbu respire en se disant que c’est pas encore cette fois que ses marionnettes lui démoliront le standinge. Pourtant ça lui pend au nez, à Dieu, la victoire de ses créatures sur lui-même. Il est imminent, le jour où ces messieurs le relégueront au rang d’apprenti sorcier. Le temps vient où les hommes en fabriqueront d’autres autrement que par le canal habituel (qui est voisin de celui de l’urètre) et où ils parviendront à se rendre immortels, eux aussi, comme un Grand. Alors Dieu ne fera plus le Malin.
Les pompelards s’annoncent, et puis Police-Secours, comme chaque fois qu’il y a du pet quelque part. Je récupère mon Gros après qu’on lui eut filé un pansement sur sa brûlure.
Il insiste pour s’entifler un double cognac toutes affaires cessantes.
— J’ai souvent eu le feu quèque part, dit-il, mais jamais à ce point. Ton avis sur tout ça, Mec ?
Il est pas reluisant, mon avis. Je me flanquerais des claques et même des coups de pied si je ne me retenais pas. Envoyer ma chère Odile dans cette galère, faut être drôlement inconséquent, vous ne trouvez pas ?
— Mon avis, je vais te le dire, Bonhomme. La clique à Hildegarde est arrivée à ses fins et Mademoiselle liquide tous les gens qui l’ont aidée. Ainsi de Laurenzi, ainsi de Couchetapiane. Ce dernier devait être surveillé et notre venue a créé la panique chez les donzelles. Ils ont intercepté Odile avant qu’elle n’aille chez lui, c’est sûr…
— Comme ma Berthe ! s’exclame le Brûlé.
— Comme ta Berthe !
— J’ai plus d’espoir de la récupérer vivante avec ces déménageurs, réfléchit mon ami. Tu vois comment ils procèdent ? Mitraillette pour mézigue, bourrage de crâne pour ma cousine, étranglement pour Laurenzi, grenade pour Couchetapiane. Ils jouent Volga en flammes, ces carnes. Rien ne les fait hésiter. Faut se faire une raison, San-A., désormais dorénavant, pour toi comme pour moi, c’est le grand gala des veufs !
9
SAUVE QUI PEUT !
Sombres paroles, mais qui reflètent bien la noirceur de la situation inextricable dans laquelle nous nous trouvons.
J’imagine Odile — mon Odile — entre leurs mains cruelles. Ils vont lui faire subir d’atroces sévices pour la faire parler. Ils veulent sûrement connaître ce que nous savons… La torture ! Et puis la mort ! Par ma faute ! Une fille adorable, une artiste qui ne songeait qu’à l’amour et à ses émaux…
— Oh, bon Dieu ! trépigné-je brusquement.
— A propos de quoi t’est-ce ? sourcille mon camarade au dargif à combustion lente.
— Vite ! Vite ! Vite ! répété-je par deux fois[25], manions-nous, A.-B.[26]
M. l’A.-B. ouvre des vasistas larges comme des assiettes à soupe.
— Pour aller où est-ce ? s’inquiète-t-il.
— Tu l’as dit toi-même, Gros, la bande d’Hildegarde est en train de liquider ses arrières, comme les bourreaux nazis liquidaient les camps de la mort après qu’ils eurent rempli leur sinistre office.
— Eh bien ?
— Il reste Rita sur leur route !
Il a tout pigé, tout considéré, le Gros.
— Fissa ! hurle-t-il en s’engouffrant dans ma tire.
Je bolide en direction de la Madeleine. Je me sens dingue à force de remords et d’inquiétude. Odile ! Ils se la sont payée dans le hall de l’immeuble. Comment se fait-il qu’elle les ait suivis sans résistance en me sachant tout à côté. Même si on lui a appliqué un pétard dans les reins, elle a dû se débattre, non ? C’est pas une femme passive. Le fait qu’elle ait accepté d’enthousiasme cette mission prouve qu’elle n’avait pas froid aux yeux.
Bérurier rumine des présages, assis sur sa fesse droite, ce qui l’oblige à me tourner le dos.
— On s’en souviendra de celle-là, promet-il lugubrement.
— De laquelle ?
— Je cause de l’enquête, Gars. Une affaire dont je suis intimement mêlé… A la fois victime et enquêteur ! Ça s’est jamais vu, hein ? Femme kidnappée, cousine estourbie, moi-même personnellement à graisser[27]. Calamitas sur toute la ligne ! Sans causer de mon vieux tonton Prosper qu’ils ont p’t’être bien scrafé, ces vaches ! Laisse un peu que l’heure des comptes sonne, je te promets du jamais vu, San-A. Tu es pas susceptible d’imaginer la fiesta que je réserve à ces ogresses. Je vas me surpasser, promis. Leur faire payer au tarif dimanche toutes leurs fumasseries.
Nous déhottons rue Caumartin. Je laisse ma chignole au parking, et la première personne que je vois depuis l’entrée du garage c’est, précisément, la môme Rita en train d’arpenter le bitume. Je la reconnais d’après sa photo. Elle porte une jupe noire, moulante, fendue sur la cuisse, des bas à résille noirs, un corsage mauve et une veste en chinchilla de clapier travaillé. Malgré la basse température, elle laisse sa veste entrouverte et son corsage dégrafé afin de montrer son étalage aux passants en quête de sensations.
— C’est elle ? demande le Gros.
— Yes, Mec.
— On la saute ? demande-t-il, employant le verbe sauter dans son sens argotique d’arrêter.
— Je crois pas.
— Alors ?
— On va au tabac d’en face et on la surveille.
Il comprend et masturbe le chef.
— Tu penses que nos zigotos vont venir la chercher pour lui administrer du sérum antimémoire ?
— Tout juste ! Elle va nous servir d’appât.
— Les siens ne sont pas dégueulasses, admire cet amateur éclairé en louchant sur le décolleté.
Je l’entraîne au tabac. Il y a justement une table libre près de la vitre. On est aux premières loges pour admirer le panorama. A.-B. se commande un double sandwich aux rillettes de la Sarthe. Ses notions géographiques de la France ne reposent que sur l’alimentation. Pour lui, le Vaucluse c’est un melon, les Basses-Pyrénées du jambon, le Rhône des quenelles de brochet, le Périgord du foie gras, la Provence du vin rosé, Caen des tripes, et tout à l’avenant. Because sa fesse brûlée il se tient de guingois, mais avoir été marqué au fer rouge comme n’importe quel taureau de manade ne lui a pas ôté l’appétit, et il dévore en louchant sur Rita.
Curieuses à observer, les allées et venues d’une radasse. C’est un peu l’écureuil dans sa cage pivotante. Elle reste un moment adossée à un montant de porte, amorphe, puis, à la vue d’un passant possible, son œil s’anime, son visage s’éclaire pour devenir faussement aimable, bassement engageant. Le type arrive à sa hauteur. Elle lui décoche un sourire hardi, ses lèvres balbutient une invite, des promesses… Le passant continue son chemin. Le visage se ferme immédiatement, prend une expression sarcastique, butée, sombre. La fille se met à arpenter le trottoir à petits pas secs et précis, son sac se balançant au bout de son bras désœuvré. Elle parcourt quelques mètres sans jeter un regard aux vitrines qu’elle connaît par cœur. Elle va rejoindre une de ses compagnes, autre sentinelle d’amour, postée un peu plus loin. Les deux filles échangent quelques mots d’un ton naturel. Elles représentent mutuellement le seul vrai contact avec leur réalité propre. Et puis elles se séparent et regagnent leur point de faction.
— Tu vois, murmure Béru, les lèvres enrillettées, ce métier, moi j’aurais pas la patience. Eponger un clille, c’est rien. Le dur dans ce turbin, c’est pas de vaincre la répugnance, c’est d’attendre.
Il mastique énergiquement car s’alimenter est pour lui un acte de foi (et même de pâté de foie)[28]. Il mange comme le paysan laboure, comme le pilote de Boeing décolle, comme le chirurgien ablationne : avec méthode et application. En prenant son temps, en étudiant ses gestes, en les rationalisant.
C’est le maître artisan de la boustifaille, Béru. Le scientifique de la digestion. Il a le leur déterminisme du boa. Il engloutit de tout son tube, de tout son être, de tout son cœur. L’estomac, pour lui, c’est le tour devant quoi l’ouvrier spécialisé justifie ses émoluments. Un bel outil qui doit s’amortir par un rendement étudié ; surproduire à bon escient, assurer coûte que coûte sa mission.
Un poste de télé confidentielle[29] (de mon nouveau verbe : confidentieller, premier groupe à gauche en descendant le perron). On y voit deux messieurs. L’un qui fait parler l’autre. De nos jours, c’est ça le style téloche : des cons qui en questionnent d’autres. Les questionneurs et les répondeurs ont tous, toujours, le même langage, le même vocabulaire prétentieux d’où partent des phrases comme : « Si l’on prend les choses dans leur contexte »… ou bien « Compte tenu des coordonnées qui…Bande de manches ! Crèmes d’andouilles ! Enflés ! Baveurs ! Dindons ! Ils s’écoutent poser leurs propres questions et ils s’écoutent donner leurs propres réponses. Ce qu’il lui faut, à l’homme, c’est tartiner. Bavasser. Dire comment qu’il travaille ; comment qu’il embroque sa bobonne ; parler de son resplendissant génie ; de son talent confondant ; de son humour contondant ; de sa merveilleuse maison de campagne ; de ses bagnoles bolidiennes ; de ses voyages : son Inde, son Japon, son Tahiti ; de ses décorations ; de ses citations ; de ses promotions ; de ses convictions. Il a besoin d’être applaudi, le bonhomme. Il parle pas de ses saloperies ; de ses moches varices ; de sa paire de cornes ; de ses hémorroïdes ; de ses mesquineries ; de ses arrière-pensées saumâtres. Il expose le miel et cache la saumure (derrière son cadre noir). On se sort le panais, devant les caméras. On se l’agite ! On se taille des couronnes, des bavettes, des plumes ! On se projette le glorieux dans les foyers, pour les édifier, leur montrer un peu ce que c’est qu’un homme de bien et comment qu’ils sont, ceux qui écrivent des livres, qui inventent des bilboquets télescopiques, qui découvrent la Lozère, qui pêchent des thons de trois cents livres, stoïquement attachés à leur fauteuil à l’arrière du barlu. On leur fait découvrir le génie humain sous toutes ses formes. On les encense, on les compare, on les loue, on les solde ! Ça ne vous fait pas honte, à la fin, de tous les jours vous farcir ces gueules de raie minables ? La mienne y compris, parfois ?
Bien vrai, vous êtes pas gênés ? Des moments, y a la Genèse qui me trotte par l’esprit (et c’est pas l’Esprit Saint en l’occurrence). Il y est déclaré que Dieu créa l’homme à son image. Conclusion, si nous sommes à l’image de Dieu, Il est par conséquent à la nôtre, non ? Cette bouille que je Lui suppose pour lors, mes pauvres z’amis ! Se farcir l’éternité en compagnie d’un Dieu qui aurait les traits de certains ministres ou de certains présentateurs, j’aime mieux renoncer, abdiquer l’immortalité de mon âme, devenir charogne, puis simple humus. Terminer en réséda ou en salsifis. Devenir végétal, être bouffé, digéré, déféqué, plutôt que d’affronter cette perspective effroyable. Des fois que Dieu ressemblerait à ce gus déplumé et rondouillard à bille de faux curé vicieux, qui insidue, qui insinue, qui résiduse, qui objecte, qui abjecte, qui sert la soupe, qui vulgarise, qui vulgairise, qui gargarise, qui arriviste, qui gouvernementaliste, qui définit, qui définitife (du verbe définitifier), qui consciencie à longueur d’antenne, qui vous souille le tube cathodique, qu’on sent payé à la pige, qui veut faire la pige, qui ne pige pas, qui pousse, qui haut-de-cœure, qui généralise (ô combien) qui flonflonne, qui bavote, qui pétomane, qui one-man-chauve ; dont le regard est torve, le verbe baveur, le crâne grotesque, la pensée à vendre, le débit à louer, l’intention à blâmer. Dieu ressemblerait à ce truc ? A ce chose ? A ce machin ? Dites ? Répondez ? Alors, pas de Bon Dieu pour moi, please ! Foutez-moi un bon néant capitonné terre glaise, je m’en contenterai !
— Tu vois, murmure le Boa après son ultime déglutition, ça dérouille pas tellement pour notre prostipute. Le froid, ça leur endort Popaul, aux bonshommes.
Le fait est que Rita continue son manège. Léger footinge, bref échange de gaudrioles avec une grande bringue qu’on vexe en lui assurant qu’elle a la figure concave. Ensuite elle reprend sa faction, sourit à un pèlerin, lui susurre des mirages… « T’as pas envie de faire des folies, mon loup ? »
Le zig prend un air M.R.P. (de nonne) et garde les yeux braqués sur la ligne bleue des Vosges. Il passe ! Comme à la belote. Il doit pas avoir de jeu !
Le grand ennemi de la prostitution, c’est la timidité. Le nombre des pégreleux qui n’osent pas ! Qui voudraient bien ; qu’ont le fric, la godanche et un slip propre, mais qui, au dernier moment, reculent parce que c’est l’affrontement humain qui les terrorise.
Un autre survient, un vieux. Rita essaie un sourire, sans y croire. Le vieux ne la regarde pas non plus. Lui, il doit calcer en maison espéciale, se faire organiser des féeries son et lumière par des demoiselles coûteuses et inventives. Les messieurs, plus ils sont aux as, plus il leur faut de la main-d’œuvre pour se faire purger le radiateur. Les jeunots triquent vite et mal, dans la foulée. Ils ont une jolie frimousse, un œil mouillé qui attendrit les femelles (surtout les vieillissantes) mais ils se mettent le compteur à zéro en deux secondes, si bien que la « spring partner »[30] n’a même pas besoin de se déloquer ; à peine le temps de se foutre à l’horizontale et le gamin reprend ses billes. La distribution de félicité dure l’espace d’une lettre postée. Ils forniquent télégraphiquement : « Merci, madame, bons baisers, à jeudi prochain »… Les fossiles, c’est le contraire. La gigue du culte, chez eux, c’est quasi cérémonial. Ils s’y préparent, physiquement et cérébralement. On envoie la voiture-drapeau pour commencer à coller les affiches. Puis on dresse le chapiteau et on convoque les grands numéros internationaux afin d’obtenir une bath séance, pleine de suspense et d’émotions.
(30) !
— Gaffe, San-A. ! Gaffe bien !
Le Gros, surexcité. Je mate. Une DS noire ralentit à la hauteur de Rita. Le conducteur se penche par la portière pour dire un mot à la tapineuse. Je bondis, prêt à intervenir au cas où la fille grimperait à son côté. Mais l’auto repart. Le chauffeur est un grand type blond, aux traits rudes. Il fait quelques mètres et colle sa bagnole dans un berceau, puis il descend et va à Rita qui l’attend en ondulant de la croupe. Tous deux s’engouffrent dans l’hôtel.
— Un client ! annonce Béru.
— Faut voir, décidé-je.
Il comprend mon arrière-pensée.
— Tu crois que la bande à Hildegarde enverrait un zig pour effacer Rita pendant une passe ?
— Si nos gens sont pressés, et je pense qu’ils jouent la montre, oui, sûrement.
Nous abandonnons notre poste d’observation pour gagner l’hôtel. Le couple n’est plus en vue quand nous débouchons dans le hall. En nous apercevant, la taulière fronce les sourcils.
— Messieurs ? elle demande, mi-flic, mi-raisin.
— On voudrait une chambre, dis-je en prenant une voix de pédoque en délire.
Elle renifle et nous toise.
— Une chambre ?
— Pour nous deux, ajouté-je. Et on aimerait une piaule qui soit juste à côté de celle de Rita, c’est pour prendre un jeton.
— Mais…
Je cesse de pédaler du timbre pour lui montrer mes fafs.
— Vite, et de la discrétion ! tranché-je. Si vous balancez un seul mot à Rita, je vous attire tellement d’ennuis que vous vous cognerez sur la tête avec un marteau pour essayer de les oublier.
Sans un mot, la dame décroche une clé et nous entraîne dans l’escadrin.
On stoppe au premier. La chambre 17. Il y a un canapé recouvert d’un truc rouge pelucheux. Du papier peint noir constellé de papillons verts et rouges, des glaces dans l’angle du canapé, pour les ceuss qui aiment s’expédier au septième ciel en faisant de la barre comme les petits rats de l’Opéra.
— Notre petite amie se trouve où ? je demande.
Elle nous montre la cloison de gauche.
— Vous avez de la chance que je leur aie donné le 16, dit-elle.
— Pourquoi ?
Elle éteint la lumière dans notre chambre et fait coulisser un panneau de contreplaqué niché derrière une grande glace fixée en saillie (vu l’endroit, hein ?) La glace cesse d’être un miroir pour devenir une simple vitre. On se croirait au théâtre, dans une pièce montée par Rouleau, quand les tulles s’éclairent pour nous découvrir des scènes vaporeuses à travers des décors fixes.
Rita est en train d’accrocher sa veste de fourrure au portemanteau. La dame hôtelière met un doigt sur ses lèvres et fait jouer un petit volet semblable au volet d’aération de certaines voitures. On entend ce qui se passe dans la pièce voisine et c’est bien ainsi, l’ouïe étant le complément de la vue.
— O.K., merci, je lui chuchote.
Elle comprend et se taille.
— Tu crois que c’est un faux client ? demande Bérurier.
Je ne réponds pas. Le type vient de poser ses godasses. Il contemple Rita d’un œil gourmand. Son bustier surtout l’intéresse. Faut dire qu’elle est pas mal, Rita. Bon morcif, avec des volumes intéressants accrochés à l’endroit propice.
Rita vient à lui (il est assis sur le bord du plumard) et lui prend la tête à deux mains. Elle lui imprime sur la bouche un beau baiser violacé, puis enfouit le visage du type dans les rondeurs de son corsage.
— Tu sais que tu me plais à la folie, mon loup ? lui dit-elle de la voix passionnée qu’on prend pour indiquer sa route à une vieille dame égarée.
Le zig murmure un niais :
— C’est vrai, ça ?
Il s’agit d’un homme de trente-cinq berges environ, à l’accent nordique assez prononcé. Il est vêtu d’un complet sombre et d’un manteau de cuir noir.
— Tu vas me faire mon petit cadeau, hein, chéri ? enjôle la prostipute (comme dit Béru).
Il sort un portefeuille qui allume les mirettes à Rita. Elle a la paluche frémissante. M’est avis qu’elle lui caresserait plus volontiers la peau de son portefeuille que celle de ses bourses.
— Combien ? demande-t-il sèchement.
Elle se frotte à lui, retrousse sa jupe collante pour lui faire admirer le paysage vallonné et roucoule :
— Le plus possible, mon amour. Je serai très gentille, tu verras. Je me déshabillerai toute !
Le quidam prend un billet de dix sacs anciens[31] et le tend à Rita. Elle réprime son contentement et murmure, parce qu’il faut toujours essayer de plumer un cave jusqu’au croupion :
— T’en aurais un autre comme ça, je te ferais des vraies folies, tu sais…
Le client fronce les sourcils. Pour le décider, Rita lui coule une main polissonne dans le coffret à bijoux.
— T’as tort d’hésiter, Loulou, soupire-t-elle. Déjà que tu me plais à crier, pour le coup je serais chiche de partir en gala avec toi !
Le blondin sort un nouveau faf et le donne à Rita en soupirant :
— Tu es chère !
Elle l’embrasse.
— Aussi, tu vas voir ce travail, mon loup. La qualité se paie en amour comme partout.
Elle range les deux billets dans son sac et demande, histoire d’être aimable :
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie, Chouchou ?
— Concessionnaire ! fait brièvement Chouchou.
— C’est bien, ça, approuve-t-elle, comme s’il venait de lui annoncer qu’il est prix Nobel de physique, et sans songer à lui demander en quoi il est concessionnaire.
Elle se dessape en moins de rien. Le zig, lui, se contente de poser son manteau, et sa veste.
— Eh ben, mon petit poussin rose, tu te mets pas à ton aise en plein ? s’étonne Rita.
Il lui caresse les seins.
— C’est toi qui m’intéresses, ma jolie, lui dit l’étranger. Tu es belle, tu sais.
Elle fait la roue.
— Oui, je sais, répond la putasse en se grattant les fesses et en se massant le ventre.
Ils se mettent d’accord sur le développement de la séance. Il demande juste à la palper de bas en haut, et ensuite, une petite fantaisie à coulisse sur l’air de Tagada-veux-tu. Un homme simple, dans son genre. Les radasses aiment toucher des natures de cette espèce. Des gars qui paient bien et parlent peu. En général, elles tombent neuf fois sur dix sur des épancheurs. Des zigotos mariés sans maîtresse qui ont besoin de déballer les affres de leur conjugal. Ou alors sur des rouleurs. Ceux qui plastronnent, qui s’inventent des écuries de courses, des collections de tableaux, des yachts et de hautes distinctions. Et puis il y a aussi une autre catégorie : les tendres. Les supertendres qui espèrent que la prostipute va tomber amoureuse d’eux. L’optimiste à tout crin qui se croit aimé pour autre chose que les cinq sacosins qu’il vient de défouiller.
On assiste donc, le rose de la confusion aux joues, à la mignonnette séance de « Continue-ça-va-venir ». Rita, dans son genre, fait montre d’une relative honnêteté. Elle lui en aspire pour vingt mille balles, au généreux donateur. Avec poses savantes dans les virages linguaux. Exclamations sensuelles. Manipulation du scrotum. Orifice indexé. Grumage de tige. Du bel artisanat, en vérité. Bérurier respire en forge ; en maître de forges. C’est le Georges Honnête du guet-appendice.
— Ce travail ! éructe-t-il.
Je pense que nous avons eu tort de paniquer pour Rita. Son client est sérieux. Il se laisse téléphoner à la tour de contrôle avec une telle satisfaction que son bonheur fait plaisir à voir.
— On pourrait refermer le guichet, Gros, soufflé-je à mon ami ; ça devient pernicieux comme job.
— Pour une fois qu’on peut voir un film osé à travers le carré blanc, bougonne Sa Polissonnerie, on va pas s’en priver.
Là-dessus, le patient de Rita pousse une goualante dans une langue qui n’est pas celle (combien agile) de Rita et se fait disqualifier pour abandon.
— Merci, c’était très bien, fait-il poliment.
Rita se remet la phonie en état de marche et assure que tout le plaisir a été pour elle. Charmante, elle assure à l’épongé que la nature ne l’a pas pris pour un con. Après quoi elle se recharge le rouge à lèvres. Le zig sort une boîte de bonbons de sa poche et en croque un.
— Tu aimes la menthe ? demande-t-il en présentant sa boîte à la pétroleuse.
Miss Croque-Monsieur se sert. Elle complimente l’autre truffe sur son savoir-vivre. Aligner vingt papiers sans se faire tirer l’oreille, réclamer un minimum et offrir des pastilles, voilà qui est d’un parfait gentleman.
— On est faits pour s’entendre, affirme la donzelle, et si tu as l’occasion de repasser dans le quartier, viens me voir… Si je suis pas dans la rue, je suis à l’hôtel ou bien au bistrot d’en face. Ce que vous ne voyez pas à l’étalage, demandez-le à l’intérieur.
Elle lui fait une ultime papouille et les voilà partis.
— Et nous, maintenant ? s’inquiète Bérurier, on reprend la planque ou bien on l’attaque ?
Je ne sais plus. Je suis troublé. Il me semblait que les gars de la bande allaient, sur leur lancée, s’occuperde Rita et je ne comprends pas qu’ils tardent. Ça me déroute. Faut croire que je gamberge à côté de la montre, mes fils ! Rita, c’est notre dernier lien avec Hildegarde. Si elle refuse de parler (et avec les nières, on est jamais sûr de rien) on risque de perdre le temps d’une dernière chance…
— Voilà comment on va la manœuvrer, Gros. Tu vas ressortir de l’hôtel sans être vu d’elle et te faire rambiner par Rita. En repartant, recommande à la taulière qu’elle te file au 16. Tu piges ?
— Et comment !
— Une fois dans la carrée avec la môme, dis-lui que tu viens de la part d’Hildegarde pour la prévenir que les poulardins sont sur leurs traces et qu’il faut de la discrétion, tu saisis ?
— Je.
— Comme son Julot l’a déjà prévenue, elle te croira. Alors, adroitement, tâche de lui tirer les vers du naze afin d’apprendre le point de chute d’Hildegarde ou de certains de ses aminches, tels que ce gars qu’ils appelaient le Prince, vu ?
— Enregistré, Mec.
Il part d’un pas décidé. J’allume une cigarette en rêvassant. Après quoi je décroche le bigophone et je demande à la loueuse de draps de lit de m’appeler la poulaille.
Au service des recherches, on m’apprend que la môme Hildegarde n’a toujours pas été identifiée par les collègues allemands. Je leur ordonne alors d’orienter les recherches sur Hambourg en leur précisant que la môme en question serait la fille d’un châtelain, ex-dignitaire nazi, dont la propriété était située sur les bords de l’Elbe. « Avec ce complément d’informes, leur dis-je, si vous ne me dégauchissez pas le nom de la souris, c’est que tous, autant que vous êtes, vous devez quitter la Poule pour aller vendre des lacets dans les couloirs du métro. »
Sur ces fortes paroles je raccroche. Justement, le couple héroïque Béru-Rita rapplique.
— Alors, mon canard bleu, fait la gonzesse, t’es en virée à Paris ?
— Exactement, répond sobrement Béru.
— T’es dans l’agriculture, je suppose ? demande Rita en accrochant sa veste au portemanteau de naguère.
Elle a les mêmes gestes, le même ton morne et faussement gentil. C’est rituel. En assistant à ce doublé, je pige tout le côté lamentable de cette activité. Attendre, des heures, dans le froid, on sous la pluie. Etre chavirée par ce défilé de bonshommes qu’on tente de racoler et qui passent, hautains, on bien qui, furtifs, vous suivent en ayant honte de vous… Leur parler… Les écouter… Leur faire des trucs ! Dans le fond, c’est le moins déprimant, l’amour. Y a des appareils sanitaires pour s’en remettre. Mais l’interminable attente, les escaliers gravis, les confidences écoutées, les éternelles, les sempiternelles questions posées finissent par user l’individu.
— Non, dit Béru, je suis pas dans l’agriculture, môme…
Elle vient s’asseoir sur son genou et lui fait le même travail préliminaire qu’au blondin de tout à l’heure.
— Tu me le fais, mon petit cadeau, gros loup ? Si tu es correct, je serai très gentille, tu verras, je me déshabillerai toute !
Béru ferme un instant les yeux pour renifler ces emballages à poumons généreusement offerts à ses sens perturbés. Mais quand on est un vrai poulaga, on sait imposer silence aux tentations de la chair.
Il se dresse d’une détente et miss Rita se retrouve assise sur la carpette, furax et endolorie.
— Non, mais dis donc, le petzouille, t’es pas bien ! s’étrangle la patineuse de trottoir, tu te crois avec les Mathurine de ton bled !
Sa Majesté dégrafe son pardingue.
— Je vais te faire ton petit cadeau, dit-il en riant louchement. Mais au lieu de t’attriquer de la fraîche, c’t’un conseil que je vais te donner, ma gosse !
Surprise par ce langage dont elle ne l’estimait pas capable, Mlle Rita regarde son client avec d’autres yeux. Des yeux à la fois indécis et craintifs.
— Assieds-toi sur le pucier, Rita, poursuit ma Grosse Truffe, tu seras plus confortable pour écouter ce dont j’ai à te causer.
Elle obéit.
— Un poulet ? devine-t-elle.
Béru ricane.
— Ménage tes expressions, ma fille, autrement sinon va y avoir averse de mandales ! J’aime pas beaucoup qu’on me prenne pour un flic, t’entends ?
— Mais alors, qui êtes-vous ? balbutie la prostipute.
— Un envoyé de la Maison mère, mon petit cœur ! Car on veut t’affranchir qu’à propos de poulets, la Rousse est au parfum, justement. Ça remue drôlement la vase dans notre secteur… D’ailleurs, Couchetapiane t’a prévenue, à ce qu’il m’a dit ?
La voilà en partie rassurée.
— En effet, reconnaît-elle. Il m’a promis la prochaine visite des Roycos, alors je me disais…
— Tu te dis trop vite, Rita, ça risque de te chambouler le futur. Tu sais que notre Hildegarde meurt et ne se rend pas, héroïsme-t-il avec cet humour si particulier qui lui a valu un accessit au concours du plus délicat cerveau de France. A son sujet, elle voudrait bien que je cause deux mots au Prince, mais cette pomme vapeur a son turlu en dérangement, ce qui ne me facilite pas les choses, d’autant qu’Hildegarde a négligé de me vaporiser son adresse. Tu vas m’objecter que par les Renseignements je pourrais l’avoir. Hélas ! le Prince s’est foutu sur la liste rouge, défense aux Pé-Té-Té de communiquer son bigophone et, à plus forte raison, son adresse.
Le Gros se renfrogne, prend un air maussade pour questionner :
— Tu la saurais-t-il pas, toi ?
— Vous charriez, non ? dit-elle en secouant la tête. Qu’est-ce qui ne la connaît pas !
Elle mate Béru dans le jaune de l’œil.
— Oh, vous…, commence-t-elle.
Et puis la v’là qui se tait, qui porte une main à son estomac, qui grimace, qui bleuit, qui se crispe, qui se pâme, qui spasme, qui se masse, qui se tasse (comme l’agence russe du même nom), qui se lasse, qui se lace, qui s’en lasse, qui s’enlace, qui sent l’as, et s’abat en arrière.
— Eh bien, Rita ! s’égosille l’Eperdu, t’as des vapeurs ?
Il s’agenouille sur le lit, au côté de la prostipute, lui soulève la tête. Elle est révulsée, convulsée, dévissée.
Je sors de la chambre en cavalant pour gagner le 16. Je rejoins le Mastar. Il est vert de stupeur.
— J’y ai filé une émotion trop forte, elle a le battant qui flanche.
— Tu parles ! Vise un peu sa bouche !
Une écume jaune mousse aux commissures de ses lèvres. Je lui tâte le cœur. Ça décrit quelques furtifs toc-toc et puis plus rien.
— Nom de Dieu ! barrit Gold Water. On dirait qu’elle est terminée !
— Elle aura pas survécu longtemps à son Julot, cyniqué-je. En attendant on s’est laissé repasser comme des bleusailles, mon chéri.
— Qu’est-ce tu débloques ? C’est de notre faute si cette pompeuse de missiles avait des parasites dans le crado vasculaire !
— Elle est morte empoisonnée, abruti vivant !
— Empoisonnée ! hébétit le Gros en défrimant ce visage ravagé par une intense et fulgurante douleur.
Rita a les lèvres retroussées ; elles sont bleues comme un paquet de gitanes, ses lèvres.
— Mais co… co… mais comment ? bredouille le futur héritier de Mongénéral.
— T’as le cervelet qui poisse, Béru, tu te rappelles pas que tout à l’heure, le type blond lui a offert un bonbon avant de les mettre ? Un bonbon à la menthe. La menthe forte qui réconforte : tu parles ! Du cyanure à l’intérieur… Le temps que la môme suce l’enveloppe de sucre et il avait la possibilité de mettre du paysage entre lui et sa victime.
— Bien combiné, reconnaît Béru. Le poison ! Comme au temps de Lutèce Orgia ; seulement il a compté sans Bérurier, ce gnaf !
— C’est-à-dire ?
— Tu me connais ? Un œil de Sphinx, j’ai. Pendant qu’il remisait sa tire, après qu’il eusse causé à Rita, j’ai mentalement noté le numéro eau-minérale-logique de la DS déguisée en Citroën.
Il abaisse ses paupières en peau d’éléphant sur le plus sanguinolent des regards policiers :
— C’est le 4749 ST 751 récite-t-il.
— Tu es sûr ?
— Aussi sûr que 3 fois 12 font 24, Mec. Si j’affirme, c’est que c’est taillé dans l’Annemasse, comme on dit en Haute-Savoie.
Je bondis au téléphone et, cette fois, c’est la préfecture de police que je sollicite de la haute bienveillance de madame la taulière. Service des cartes grises, vous l’avez déjà deviné bien que vous ne possédiez guère plus de matière grise qu’une mouche bleue.
— Tu vas voir qu’on débouchera encore sur une voie de bifurcation, prophétise le semi-veuf, tandis que j’attends mon renseignement. S’agira d’une chignole volée. Un zig qui va trucider, il sort pas sa propre pompe de l’hangar, tu penses…
— Faut voir, murmuré-je. N’oublie pas qu’il a tué d’une manière délicate. Pratiquement, il ne risquait pas d’être inquiété. Rita allait s’effondrer sur le trottoir. On allait l’emmener à l’hosto et de là à découvrir qui avait pu lui administrer ce poison violent et surtout comment notre homme avait le temps de se faire inscrire pour une croisière organisée dans les îles de la Sonde !
Le Gros rabat pudiquement le couvre-lit sur le cadavre de la prostituée.
— Ça fait rien, déclare-t-il, j’ai vu bien des meurtriers assassins dans ma garcerie de carrière, mais des aussi rapides et qui regardent si peu à la dépense, jamais, San-A. Après cette série, tu espères encore qu’on découvrisse nos souris vivantes ? Non, mon pote. C’est scié. Voyez crêpe et chrysanthèmes ! Ma Berthe, ma pauvre poulette ! Alors que j’allais un de ces prochains quatre matins faire un héritage qui nous eusse permis la belle vie palacière ! Je l’imaginais déjà, Berthy, remplaçant Mme Froufrou. Le déshabillé nuageux, ça lui aurait été avantageusement à ma gravosse ! Elle avait la croupe provocante, Berthe, si tu veux bien te souvenir. Et l’œil qui aguichait à volonté. Avec ça une autorité peu commune. Elle était chiche de te driver le boxon de la rue Legendre comme une cheftaine d’orchestre. Les frangines allaient pas broncher sous sa houlette, et les habitués allaient s’habituer à elle, lui faire leurs confidences, lui esprimer leurs désirs-rata. Maintenant, tout ce que je peux y offrir, à ma chère biquette, c’est une grande messe en musique, avec les petits brailleurs à la croix de bois et un Monseigneur en tenue de grande pompe pour lui virguler de l’encensss sur le catafalque.
Ah, Mec ! Mec ! Quand je pense à ces ossobuccos qu’elle me faisait…
Je lui fais signe de la boucler hermétique vu que mon correspondant annonce la couleur. Il m’informe que la Citroën 4749 ST 75 appartient à la Société Hertz, location de voitures (rent a car). Ça me file un petit coup d’allégresse. Si cette voiture fut louée (Dieu le soit aussi) il va être possible, facile même, de trouver à qui.
En redescendant, je m’approche de la dame de la caisse. Vous l’ai-je décrite ? Non, je ne pense pas. Mais à quoi bon, puisque nous partons ? Une autre fois vous me ferez penser à vous la décrire en arrivant, hein ?
— Madame, que je lui cause aimablement, vous est-il arrivé qu’une putasse décède chez vous dans l’exercice de ses fonctions ?
Elle éclate d’un rire de trident (toujours Béru qui cause par ma plume).
— Ah ça jamais, monsieur le commissaire.
— Eh bien vous marrez pas, tranche le Gros, car ça vient de vous arriver.
C’est sur ces fortes paroles que nous prenons congé d’elle.
TROISIÈME PARTIE
LES COUSINES GERMAINES
1
LE FAIT DU PRINCE
Chez Hertz on nous demande de patienter un peu pendant qu’ils effectueront une petite enquête intérieure à propos de la voiture. Faut qu’ils tubent à leurs différents services, mais ça ne sera pas long, car l’organisation de cette firme est remarquable.
On poireaute dans un petit salon aux meubles en tubes d’acier. Sur un guéridon s’empilent les classiques revues de tous les salons d’attente. J’ai prévenu les Services pour qu’ils traquent l’auto en question. Un véritable filet (un journaliste compétent n’hésiterait pas à le qualifier de toile d’araignée) est tendu dans l’agglomération parisienne.
J’ai idée que dans moins de pas longtemps, la charrette de l’empoisonneur sera retapissée et qu’on trouvera enfin quelqu’un à qui causer.
Un long gargouillement retentit. Ça ressemble à une canalisation engorgée par les eaux de pluie. Béru s’excuse d’un sourire.
— J’ai la dent, explique-t-il. C’est pas un malheureux sandwich-rillettes qui peut me colmater la brèche…
— Il nous faudrait des pilules, dis-je, pour les jours où l’on n’a pas de temps à consacrer à la bouffe.
Il fait la grimace.
— Je préfère la piler, Mec. La tortore, c’est une chose sacrée. Si Dieu nous a fourni des mandibules et un estomac c’est pas pour qu’on se nourrisse avec des cachets ou des suppositoires.
Ayant dit, il cueille un numéro de Jours de France en haillons et s’humecte l’index pour en tourner les pages. Il s’arrête sur une publicité consacrée à la vaillante maison Olida. En couleurs comestibles, on y voit un déferlement de pâtés croustillants, de jambon-rose-vie, de saucissons pur porc, de choucroutes himalayesques et de cassoulets torrentiels. La bave lui coule des lèvres. Elle stalactite sur son revers. Il se trémousse en geignant à cause de sa brûlure.
— Une potée, soupire-t-il, comme en état second. Une potée auvergnate, avec des choux, des jambonneaux, des patates ! C’était le triomphe à Berthe. C’est dans la simplicité des mets que tu reconnais les grands cuistots, San-A. N’importe quel tordu peut t’exécuter un homard Thermidor ou un poulet au curry. S’agit d’avoir un bouquin et de suivre les indications. Mais les plats comme la potée, le pot-au-feu ou le petit salé aux lentilles, pour les réussir façon sublime, faut avoir le don inné. En somme, poursuit-il, en cuisine c’est comme en amour. Le vibromasseur, le doigt de caoutchouc, ça impressionne, mais toute une chacune peut te l’appliquer alors qu’une solide partie de jambons c’est l’apanade de la gonzesse douée. Là, pas de tricherie, faut casquer comptant.
Ayant dit, il reprend sa lecture. Mais Béru n’est pas l’homme capable de se concentrer sur des caractères d’imprimerie. De tous les grands inventeurs, Gutenberg est certainement celui qui eut le moins d’influence sur le Gros. Il interrompt son feuilletage pour demander :
— Y a combien de pétasses à Paris ?
— Huit mille, renseigné-je.
Il siffle, presque admirativement. Puis, réfléchissant :
— Dans le fond, c’est pas lerche. Si tu songes qu’avec sa banlieue, il jauge dans les huit millions de pégreleux, tu t’aperçois que ça fait une prostipute par millier d’habitants…
— Déduis les femmes, les enfants, les pédérastes et les impuissants de ce millier, recommandé-je, et tu t’apercevras qu’il reste environ deux cent cinquante hommes susceptibles de devenir clients. Sur les deux cent cinquante en question, ôte encore les maris fidèles, les étudiants impécunieux, les démocrates chrétiens, les grands invalides de guerre et tu tombes à la centaine. Donc, en résumé : une pute pour cent bonshommes. C’est tout de même pas mal !
Il secoue la tête.
— Une radasse éponge combien de têtes de bétail dans sa journée ? Dix en moyenne, l’un dans l’autre ? Ça te fait quatre-vingt-dix pour cent de gentlemants qui sont obligés de se tutoyer eux-mêmes…
Il a raison. Comme quoi, mes amis, les chiffres parlent le langage qu’on veut bien leur faire tenir.
Sa Majesté méditative renchérit, soucieuse de prendre son contre-pied :
— Et encore, sur les huit mille, toutes ne fonctionnent pas en même temps, fatalement. Et sur celles qui ont leurs jours ouvrables, il y a les malades…
— Et elles sont de plus en plus nombreuses ! assuré-je.
Il dubitative :
— Moins depuis la pénicilline, Gars !
— Mais plus depuis qu’en 1960, on a abrogé en France toutes les dispositions légales imposant aux prostiputes une surveillance médicale.
Nous en sommes là de nos considérations et statistiques lorsqu’une ravissante demoiselle blonde me demande. Je passe dans le burlingue voisin tandis que le Gros reprend la lecture de sa prose olidesque.
Ça n’a pas traîné. La demoiselle m’annonce que l’auto a été louée voilà quatre jours à l’agence de Cannes par un certain Frank Heinstein, sujet allemand, pour une durée de huit jours. Le véhicule doit être rendu à l’agence de Hambourg. Si je n’étais pas malheureux à gémir depuis l’enlèvement d’Odile, j’embrasserais cette merveilleuse secrétaire hertzienne. Je lui demande la permission d’user de son appareil (téléphonique). Elle me l’accorde, ce qui me permet de mettre toutes les fliqueries de France, de Navarre et d’outre-Rhin au dargif du dénommé Frank Heinstein.
Tonnerre de Zeus ! comme disent les catholiques romains qui préfèrent profaner le nom d’un dieu autre que le leur, avec toutes ces lignes de fond, on va bien finir par choper un poissecaille, non ?
La secrétaire m’admire très ouvertement. On vit le règne du poulardin et, plus encore, de la barbouze, les gars, vous le dissimulez pas. Le voyou nageoteur en eau policière, c’est l’ensorceleur de ces demoiselles. Le superman actuel, faut reconnaître, c’est Figon. Jadis, pour les jeunes gens bien nés, c’était l’armée ou le clergé. Ensuite, la diplomatie on la médecine. Désormais, le jeune homme de bonne family, il se lance dans la voyoucratie. Il a alors droit aux grandes interviews, aux actrices, aux relations mondaines. Il est illico drivé par un demi-flic, lequel est ami d’un vrai flic, lequel est couvert par un superflic. Il fréquente des boîtes à barbouzes, pleines de gens huppés. On l’invite partout. De temps en temps, il dit qu’il part en mission à Honolulu et il s’enferme huit jours dans une chambre d’hôtel merdeux avec la collection des James Bond pour se documenter bien à bloc. Il se bronze aux rayons infrarouges, il s’achète un bitos en paille noire et il refait surface, bardé de holsters (la flanelle des temps modernes, bientôt la maison Rasurel va se mettre à en fabriquer) épateurs, avec une fausse ecchymose dessinée à la pointe Bic sur la pommette, pour témoigner de bagarres imaginaires. On décadence vilain, mes fils ! Les nanas ne se font reluire bien totalement que si leur agent double de sommier les calce en leur tenant le canon d’un Beretta sur la tempe. L’idéal de l’honnête femme, c’est de passer pour une putain.
— Vous faites un métier passionnant, elle me roucoule, la blonde enfant énamourée.
— Extraordinaire, conviens-je, on a même droit à la Sécurité sociale et à la retraite anticipée.
Ça la douche, la bouche, la couche, la louche, la mouche, la souche, la touche !
— Vous autres, les policiers…, commence-t-elle avec ferveur.
Comme c’est agaçant, d’être intégré à une généralité. Les gens ne savent que dire : « Vous, les hommes ; vous les femmes ; nous autres Français…Comme c’est facile ! Comme c’est bête ! Un peu comme si on disait : « Vous qui avez un cœur, un foie et une rate.Ou bien : « Vous qui mangez avec vos dents », « Vous qui prenez votre température avec un thermomètre…Je crois que c’est pour ça, par réaction contre ce penchant à l’anonymat que notre général (président-directeur) se personnalise en parlant des autres à la première personne. Style : « Moi, les Français !Général, il se veut farouchement particulier et il a raison. Quelqu’un, que cet homme-là !
Je vais récupérer Béru.
— Ça biche, pêcheur ? me demande-t-il.
— Encore plus que ça, mon chéri.
Mais au lieu de me questionner, il murmure :
— Ecoute voir, c’est bête, mais j’étais en train de regarder un truc troublant sur cet abdomadaire.
Il tient l’imprimé serré contre sa poitrine dans laquelle bat un cœur toujours prêt à vous tendre la main.
— Montre !
— Non, attends que je t’esplique… La pauv’ Rita, tu as entendu ce qu’elle a répondu quand j’ai essayé d’y causer du Prince ?
Il ne me laisse pas le temps d’enfiler mes pensées sur le fil de nylon de ma réflexion.
— Elle a répondu que tout le monde savait l’adresse du Prince, complète le Mastodonte.
— Et alors ?
— C’est sûrement idiot, mais mate !
Lors, il me brandit son « abdomadaire » ouvert à une page en couleurs.
Plusieurs photographies l’illustrent, dont celle d’un homme illustre. Titre : « Chassé par la révolution qui sévit au Jtempal, le prince Kelbel Birouth se réfugie à Paris.L’homme qui avait le pétrole sur l’évier et des diamants en guise d’enjoliveurs de voiture a dû quitter précipitamment son palais des Mille et Une Nuits en enjambant les têtes tranchées de ses gardes. C’est en France qu’il a cherché asile. Pratiquement ruiné, il est descendu au Seigneurial Palace avec sa favorite, sa tête de camp et son aide de nœud[32]. On voit une photo de Boyokulié, la capitale du Jtempal, en pleine révolution, avec le général Kassamoumouth s’emparant du Palais[33] tandis qu’une autre image nous montre l’arrivée du Prince Kelbel 69 deux fois, et la suite. Rappelons, pour nous replacer dans le contexte historique, que Kelbel est le 69e du nom et qu’il avait un frère jumeau. A la naissance des princes, les parents tirèrent au sort pour savoir lequel régnerait et lequel serait jeté dans la fosse aux tigres. Le sort fut favorable à Kelbel. Lorsque celui-ci monta sur le trône à l’aide de l’escabeau familial, il décida, afin de perpétuer la mémoire de son malheureux frère, de doubler son numéro pour rappeler qu’il y avait eu deux lignées groupées dans la dynastie des Birouth. Mais des trois photographies, c’est le portrait du prince déçu (un Auvergnat dirait déchu) qui tient la plus grande place. Le magazine date de deux mois ; à l’époque, toute la presse a tartiné sur l’événement et publié des photos de Kelbel 69 deux fois. Aussi le visage de l’ex-maître du Jtempal m’est-il familier. C’est un type d’une trente-quatraine d’années, avec une peau basanée et un gros nez. Exactement le portrait que dame Merluche me fit du prince. Elle précisa même, si mes souvenirs sont exacts (et si je me reporte aux pages précédentes), qu’il devait être arménien, ce qui était une manière comme pas d’autres de traduire l’orientalisme du personnage.
J’arrache la page de Jours de France consacrée à ce monarque et la plie soigneusement par trois fois, ce qui est à mon sens, le seul moyen de la plier en 8, avant de l’enfouir dans ma poche. La secrétaire blonde qui m’a escorté, se méprend sur la nature de cet arrachage et murmure en rougissant :
— Les toilettes sont au fond du couloir à gauche !
— Alors ? demande Bérurier, que dis-tu de ma découverte ?
— Depuis celle de Christophe Colomb qui devait tant tracasser les habitants d’Hiroshima, on n’en a pas fait de plus importante, lui assuré-je.
Il se pourlèche.
— Remarque, modestise-t-il, on peut se tromper.
— L’erreur est humaine, récité-je, et, pour lui faciliter la compréhension de cette maxime je la lui traduis en latin : errare humanum est (en vente dans toutes les pages roses du Larousse). Pourtant, reprends-je, il y a quelque chose d’assez frappant dans ta trouvaille, mon gros Poupon. C’est pourquoi nous allons rendre une visite de politesse à dame Merluche, Virginie Merluche.
— C’est qui t’est-ce ? s’inquiète Bérurier.
— La femme de ménage de Couchetapiane.
— Et côté Hertz, du neuf ? s’intéresse le Rondouillard.
— L’auto a été louée à un chleu nommé Frank Heinstein qui doit la rendre à Hambourg. Tout ça se regroupe, se recoupe et faisceaute (du verbe faisceauter, qui signifie former les faisceaux). J’ai déjà mis les archers au courant. Maintenant la chasse à l’homme a commencé.
— Et la chasse à la DS idem ? s’inquiète le Soucieux.
— C’est pas une DS, mais une ID, rectifié-je. Les poulardins s’en occupent aussi, d’ailleurs il est recommandé de chasser les ID noires[34].
Elle est toute joyce de me revoir, Maâme Merluche. Elle sent que la gloire, c’est du peu au jus. Je la trouve en pleine vaisselle. Des gosses cradingues et turbulents, aux frimousses croûteuses se traînent le dargeot sur le linoléum de la cuisine en élaborant de savants encombrements de voitures à l’aide de pinces à linge. Une grosse dame jeune mais sans âge, enceinte au-dessus de la ligne de flottaison, les regarde jouer d’un œil de bois ; elle est assise dans un fauteuil d’osier et essuie la vaisselle avec des gestes mous, ronds, sans se faire de mouron[35]. Elle est heureuse de progéniturer, cette maman. Comme disait l’autre[36] : la mère rit de son arrondissement.
— Ma fille, présente fièrement Mme Merluche.
Je complimente la jument poulinière à propos de ses petites horreurs chétives et scrofuleuses et je sors la feuille de Jours de France en m’arrangeant pour que seule la photo de Kelbel 69 deux fois soit visible et qu’on ne puisse pas lire le titre ni la légende.
— Avez-vous vu ce monsieur quelque part, madame Merluche ?
Elle n’a pas un centième d’ombre d’hésitation.
— Mais c’est le Prince que je vous parlais !
Je me permets un soupir qui propulserait une goélette d’un bord à l’autre du Pacifique.
De son côté, le Gros pousse une éructation qui n’est pas sans évoquer le tiraillement d’estomac d’un lion de l’Atlas.
— Comment se comportaient les autres invités avec lui ? je questionne.
Elle bitougne du compensateur.
— C’est-à-dire ?
— Lui parlaient-ils avec respect ? Comme on parlerait à un véritable prince ?
Elle caresse le chef.
— Dans le fond, oui. Sauf l’Hildegarde et l’autre fille blonde. Mais c’est vrai que Couchetapiane, Rita et Jérôme semblaient dévotionneux.
Elle s’anime.
— Quand je pense à ce dégueulasse d’Alfred, je vois rouge ! glapit-elle.
— Moi aussi, avoué-je en évoquant la boucherie consécutive à l’explosion, je vois tout rouge, madame Merluche.
Elle baisse la voix, mais pour, paradoxalement, rendre plus véhémentes ses paroles.
— Ces gens-là, déclare-t-elle, on devrait les tuer !
— Beaucoup pensent comme vous, certifié-je, cependant que le Mastar se pâme.
Là-dessus, je file une pièce de cinq francs (dont la partie face représente la République en train de nous semer du poivre au soleil couchant) à l’aîné des marmots.
— Tu achèteras des sucettes, lui recommandé-je, car il ne leur manque que d’être poisseux, à lui et à ses frères et sœurs.
Puis, toujours maléfique — le chagrin rend mauvais — je souhaite des quintuplés à la fille de Mme Merluche et, à Mme Merluche, une longue vie pour pouvoir torcher cette tribu de culs-nus jusqu’à la huitième génération.
— Donc, j’ai mis dans le mille, à ce qu’on dirait ? jubile Bérurier lorsque nous sommes out.
— En plein. Seulement ça ne va pas être commode d’enquêter sur ce prince qui doit être gardé et protégé de gauche à droite et de bas en haut. Enfin, rabattons-nous toujours sur le Seigneurial Palace.
— Qu’est-ce que ce monarque pouvait bricoler avec des poufiasses et des barbeaux ? se demande à intelligible voix mon camarade.
— Les grands de ce monde et les bas-fonds ont toujours entretenu de bonnes relations, A.-B. N’oublie pas que le limon fertilise et qu’un arbre, si puissant soit-il…
— Amen ! me coupe irrespectueusement Béru. Tu te crois à la Sorbonne, Mec !
Le Seigneurial Palace, comme chacun le sait puisque personne ne l’ignore, se trouve situé entre l’Etoile et la gare de Lyon, pas loin d’une boucherie chevaline. C’est une luxueuse construction du début du siècle, toute en marbre blanc. Résidence des rois en exil, des diplomates en voyage, des vedettes séjournant à Paris, des escrocs internationaux et des milliardaires (ce sont parfois les mêmes), elle dresse orgueilleusement ses huit étages au-dessus de son somptueux rez-de-chaussée.
Des chasseurs chamarrés la gardent. Leurs uniformes bleu nuit à parements jaunes et leurs casquettes à visière de cuir noir grouillent sous l’immense dais à rayures jaune et bleu qui somme la porte à grosse caisse[37]. A l’intérieur, c’est plein d’Aubussons, de statues d’albâtre, de toiles de maîtres (la plus petite fait un maître sur deux), de meubles de style (on ne sait pas toujours lequel, mais c’est beau). Bérurier, dans cet univers de luxe, fantastiquement éclairé, que dis-je : illuminé ! Bérurier en ce lieu réservé aux titrés, aux riches et aux vedettariés ; Bérurier parmi les vieux beaux décorés, les vieilles belles (débellies), les officiers dont les tenues sont presque aussi bathouses que celles des grooms, Bérurier, terminé-je, fait l’effet d’une grosse crotte de chien dans le salon de la marquise. Avec son bada arrimé jusqu’aux sourcils, son pardingue, dont le bouton du haut est passé dans la boutonnière du bas, ses targettes surmenées, sa barbe non rasée, son visage tuméfié, son derrière carbonisé, il est plus repérable qu’un hélicoptère dans un potager. Les cristaux, les lumières, le moelleux, le faste, le palaçage ambiant l’émeuvent. Il est gauche tout à coup, confusément honteux de soi, comme si les vastes glaces aux cadres dorés lui révélaient enfin sa situation précise dans l’échelle sociale.
Je le moule en plein hall pour me rabattre sur la réception. Un type en jaquette, avec cheveux plats et lunettes d’or, laisse tomber sur moi un regard plus lourd que le grand lustre au salon.
Je lui fais signe de se pencher. Il hésite et obtempère. Alors, honteux moi aussi, gêné, médiocre, dépecé par ces yeux refouleurs, je lui montre timidement ma carte.
Ça lui fait comme si j’étais un aveugle de guerre venu lui demander la permission de vendre des brosses en chiendent aux clients du palace. La police, à ce stade de la richesse, devient une chose incongrue, à peine tolérable, car le Seigneurial est un îlot qui met ses habitants hors de toutes les atteintes, légales ou non.
— J’aimerais parler au directeur ! chuchoté-je, comme, à confesse, un sourd baisse le ton pour s’accuser d’avoir eu des rapports sexuels avec le capitaine des pompiers.
Il en conçoit comme de l’effroi, le redingoté.
— Au directeur ! s’exclame-t-il à voix basse.
Un sourire qui trahit ses années de constipation lui tord la bouche.
— Vous n’y pensez pas !
Moi, San-Antonio, vous me connaissez, hein ? Faut pas jouer à ce petit jeu avec Bibi, sinon le temps se couvre comme un vieux monsieur fragile des bronches à un enterrement.
— Ecoutez, camarade, je tonitrue avec une telle violence qu’il se jette en arrière comme si j’avais une lampe à souder à la place des lèvres, j’y pense tellement que si vous ne m’annoncez pas illico je fais cerner votre masure à désœuvrés par une escouade de flics ! Et ils seront en uniforme, histoire de rivaliser avec vos esclaves.
Mon coup de gueule fait rappliquer Béru. Envolée sa timidité. Il redevient instinctivement le gros chienchien dont il ne faut pas chahuter le maîmaître.
— Y a ramonage de pif ? il demande sèchement en reniflant avec fureur.
— C’est pas loin, réponds-je. Pour peu que Môssieur se prenne encore pendant trente secondes pour quèque chose de considérable, il risque de déguster son encrier de bronze.
— Mais, messieurs, voyons ! Gardez votre calme ! Je n’ai pas voulu faire d’obstruction ! Je…
Il est blanc comme une croisière au Spitzberg, le réceptionnaire. Affolé. Un tel esclandre, jamais il ne s’en est produit ici. Quand on cause dans sa crèche, c’est à mi-ton. Les clients se font antiparasiter les cordes avant de descendre au Seigneurial Palace.
— Alors le directeur, et en vitesse ! lui lâché-je à travers mes dents crispées.
Il va décrocher un combiné téléphonique gainé de satin grenat. Il parle onctueusement, en vieux prélat papelard. Il dit à son interlocuteur respecté qu’il y a là deux messieurs de la police qui insistent pour le voir, ayant, suppose-t-il en louchant dans notre direction (qui vaut mieux que la sienne), des choses importantes à lui dire ou à lui demander. A la fin, il raccroche en suçotant des « parfaitement, monsieur le directeurqui fileraient la godanche à un adjudant de C.R.S.
— Quelques instants ! nous dit-il en grimaçant un projet d’ébauche de sourire.
— C’est-à-dire ? fais-je brutalement, car, une fois que je suis sorti de mes gonds, c’est tout un travail de patience pour me rajuster le caractère.
— Une dizaine de minutes. M. le directeur est en conférence.
— Doit bien y avoir un bar dans votre taule ? demande Béru, sans perdre le nord.
D’un geste frémissant d’appréhension, le redingoté nous désigne un bref perron de trois marches livrant accès à une pièce boisée Louis XV.
A cette heure de l’après-midi, le bar est presque vide. Deux vieilleries sud-américaines boivent du thé, et un maharadjah enturbanné et barbufrisé chambre une jeune personne lourde de pierreries, en lui chatouillant le lobe de ses moustaches passées au petit fer.
— M’sieurs-dames ! lance poliment le Gravos en marchant vers le somptueux comptoir d’acajou surmonté d’un dais de velours bleu fleurdelysé.
Il se croit chez son bougnat, Béru. Y a gros effarement dans la gent barmanière en voyant débouler ce taureau mal fagoté. Le first barman, un supergalonné, blanchi sous le harnois, a le regard indécis du monsieur ivre mort devant une cuvette de ouatère qui se demande s’il va se libérer par le haut ou par le bas. Lui, il hésite entre virer cet olibrius ou se sauver soi-même.
Béru se juche sur un haut tabouret, pose son ignoble bitos sur un gros shaker d’argent et déclare :
— Pour moi, ce sera un grand beaujolais avec un sandwich au saucisson. Et toi, Mec ?
Il a largué ses complexes une fois pour toutes. Cet excédent de bagages l’incommodait trop, décidément. Un Béru, c’est fait pour avoir ses aises, pour affronter la vie en pleine possession de ses facultés, sans contrainte ni modération.
— Scotch ! rectifié-je, manière de tenir un langage plus adéquat.
— Nous n’avons pas de vin rouge au bar, bredouille le chef loufiat.
— Alors appelez pas ça un bar, sermonne mon ami. Et naturliche, vous allez aussi me dire que vous n’avez pas de sandwich, hein ?
— En effet, monsieur, lugubre l’employé. Des olives, si vous voulez…
Bon gré, maugrée, Béru agrée. Il siffle son whisky d’une seule lampée et se met à croquer ses olives. L’olive lui pose toujours un problème à propos de son noyau. Sa Majesté gloutonne n’a pas la patience de recracher celui-ci au fur et à mesure. Il attend d’en avoir une douzaine dans un coin de sa bouche avant de les expulser, violemment, bruyamment, à la façon d’un pistolet-mitrailleur dépourvu de silencieux. Généralement, il choisit toujours une cible avant de tirer ces petites salves innocentes. Déformation professionnelle sans doute ?
En l’occurrence, le turban du maharadjah lui paraît tout indiqué. Il gonfle ses joues, arrondit sa bouche et la pointe savamment, comme un mitrailleur de D.C.A. oriente le noir museau de sa seringue.
« Pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf, pouf. Et « pouf » car il en avait oublié un ! Les points d’impact sont visibles dans le turban éclatant de blancheur. Il ne pige pas ce qui lui arrive, le maharadjah. Il se palpe le couvre-chef. Il regarde autour de lui. Il lève les yeux pour s’assurer que le plaftard commence pas de s’effondrer. Son anxiété amuse Béru. Bon zig, le Gros saute de son perchoir et va à l’Hindou.
— Faites excuse, dit-il. C’est plus fort que moi… Je vas récupérer mes projectiles, que vous risquiez pas de crever un œil à votre souris quand vous vous pencherez sur elle pour lui géographer le décolleté.
Heureusement, le maharadjah ne parle pas français. Il regarde Béru en souriant vaguement. Pour lors, Pépère se met à farfouiller dans les plis du turban pour retrouver les noyaux. Effaré, l’autre a un geste de recul, le turban commence alors à se dévider.
— Chahutez pas, mon vieux, votre ruche va se faire la valise ! glapit Béru en tentant de maintenir le savant édifice.
Le maharadjah se croit attaqué. Il dégaine de son pourpoint un poignard d’or à la lame recourbée comme un ergot de coq. Béru s’estime en état de légitime défense et lui met un petit crocheton très sec et très précis à la pointe du menton. Ça calme l’Hindou instantanément et il se met à dodeliner.
— Sage ! dit ma Pomme d’api en achevant de détortiller le turban.
Les noyaux emprisonnés choient sur le parquet. La fille empierrée pousse des cris qui sont d’autant plus d’orfraie qu’elle les pousse en anglais. Imperturbable et consciencieux, Alexandre-Benoît se met en devoir de rentortiller le turban autour de la tête de sa victime.
Il y parvient mal. Il a beau s’appliquer, le rouleau de soie glisse, se dévide.
— Tu parles d’un turbin, ce turban, grommelle-t-il.
Le chef loufiat veut lui faire lâcher prise, Béru l’éloigne d’une ruade qui l’atteint au siège de sa ci-devant virilité. Ça remue dans la crèche. Je suis obligé d’intervenir, de produire ma carte, d’arroser de pourliches pour endiguer ce début d’émeute. Lorsque le calme est rétabli, Bérurier a fini sa besogne. Le prince hindou ressemble à l’Homme Invisible. C’est tout juste s’il lui reste un œil disponible pour pouvoir mater son désastre de Pavie[38] personnel dans la glace à trumeau. Sa bergère endiamantée se cintre, c’est plus fort qu’elle. Une Américaine, fatalement, elle ne peut garder son sérieux. Les deux vioques qui théièrent ensemble se frappent sur les jambonneaux. Et puis c’est au tour du personnel, quoique stylé, de se gondoler. Une marrade monstrueuse retentit dans le bar du Seigneurial, enfle, démesure, se répand, inonde, attire. On voit radiner des chasseurs, des clients, des liftiers, des portiers, des réceptionnaires, des téléphonistes, des garçons d’étage, des femmes de chambre, des cuisiniers, des maîtres d’hôtel, des maîtres de balais, des maîtres de ballet, des maîtres d’armes, des maîtres de forges, des chefs de rang, des sommeliers, des cavistes, des écaillers, des repasseuses, des cireuses, des chauffeurs, des pâtissiers, des sauciers, des apprentis sauciers. Ça court, ça veut voir, ça se bouscule, ça coude à coude, ça piétine, ça s’exclame, ça s’esclaffe, ça rit, ça fourire… Il est pas payable, le maharadjah ! Faut vous dire que sur le crâne il a la pelade. On voit son dôme ovoïde, rasé, rosé, cloqué, plaqueux, qui dépasse l’enturbannage. Ça ressemble à un œuf coque teinté à l’occasion des fêtes de Pâques. Et lui, par-dessous, bandeletté, momifié, avec, émergeant de ce malfagotage, un œil vaseux et un bout de barbe. C’est irrésistible.
Bérurier est triomphant, radieux, souverain. Il vide le verre du maharadjah, il pince les joues arrière-sud de sa compagne. Il est détendu. Il bat la mesure des rires.
Enfin, le redingoté s’avance, au moment où les rates suractivées n’en peuvent plus et, d’une voix, d’une bouche, d’un air et d’un anus pincés, il nous annonce que M. le directeur (ouvrez le ban !) est enfin disposé à nous recevoir.
Belle et noble figure que celle du dirlo. Il ressemble à un bull-dog blanc. Même faciès aplati et rogue, même expression à la fois hargneuse et assoupie, même distinction agressive. Il est courtaud, trapu, vieux mais actif ; décoré en rond et en rouge, sapé en bleu croisé avec cravetouse gris perle. Il a tout vu, tout entendu, tout compris, tout encaissé. La gentry internationale n’a pas de secrets pour lui. Il connaît à zéro virgule cinq près le compte en banque des rois de la Finance et, à deux adultères près, l’arbre généalogique des couronnés. Il a étouffé des scandales et évité des révolutions. Il a empêché des divorces princiers. Il connaît les slips les plus célèbres. Il sait les mœurs les plus inavouées des stars les plus publiques. Il a racheté des bijoux classés monuments historiques et allumé ses cigares avec des chèques fantastiquement non provisionnés. Il sait comment vivent les plus glorieux, comment aiment les plus respectés et qui ils aiment d’irrespectable. Bref, c’est un de ces hommes placés au centre géographique des grands destins pour lesquels les gens qui ne vivent qu’à l’abri du secret n’ont pas de secrets.
Il nous regarde entrer d’un œil sans joie à travers la fumée de son havane.
Son bureau est Empire, car il est empereur dans son genre. Il nous salue d’un bref hochement de tête et nous désigne deux fauteuils, inconfortables puisque également Empire.
Tout, dans son expression et son attitude, indique que son temps se subdivise en secondes négociables. Plus un homme est important, plus ses instants se vendent au détail. Ce sont les humbles ou les artistes qui vivent en gros, au forfait. Les riches sont payés à l’heure, souvent même à la minute. Et vous estimez que c’est une promotion, vous ?
Ayant déjà pigé que dans ce palace la poulaille n’est pas en odeur de sainteté, je décide de lui roucouler une romance de ma composition.
— M. le directeur, malgré nos cartes de police, nous appartenons en fait aux services de contre-espionnage. De nos jours, tout un chacun se prévalant d’appartenir à des polices dites parallèles, nous avons trouvé plus simple de nous dissimuler sous le couvert de la vraie. On se méfie moins, à notre époque, de deux flics officiels que d’un anonyme quidam couleur de muraille.
Il a légèrement retroussé sa lèvre supérieure, ce qui dénote de sa part une marque certaine d’intérêt. Je continue.
— Des circonstances d’une gravité exceptionnelle nous ont amenés à nous intéresser à l’un de vos clients de marque : le prince Kelbel Birouth.
J’attends l’effet. Il se produit. Môssieur le directeur souffle un nuage de fumée tellement dense qu’on a envie de s’armer d’une torche électrique antibrouillard pour partir à sa recherche. Il reste de marbre, comme son hôtel. Le courageux San-Antonio, celui dont la langue et le nom sont sur toutes les lèvres (de préférence féminines), repart à l’assaut de cette forteresse médaillée.
— A vrai dire, ça n’est pas la personne du prince qui requiert notre vigilance (le mot sonne bien, il met à l’aise tout en conservant son sens officiel à notre visite), mais certaines relations féminines que Son Altesse rarissime s’est imprudemment créées.
Ouf ! Je reprends six litres d’air confiné que je divise en oxygène et en gaz carbonique avant de continuer, toujours très en verve :
— Il est indispensable que vous coopériez avec nous !
Pour la première fois, le bull-dog blanc se met à aboyer :
— N’y comptez pas !
Un frémissement béruréen me fait craindre le pire, en pire, dans le bureau Empire.
Je flatte le genou de mon gros bourrin d’ami pour lui colmater la rogne.
— Cette opposition me surprend, monsieur le directeur, il est à craindre que si elle était connue au ministère de l’Intérieur et à celui des Affaires étranges elle provoquerait certaines réactions…
— Dont je n’ai que faire ! tranche le Big Boss.
Il se lève, jette adroitement quatre centimètres de cendre de cigare dans un cendrier de bronze représentant Napoléon à Water l’eau, guettant à la lunette l’arrivée de Grouchy (mais ce fut plus cher), et déclare :
— Qu’est-ce que le Seigneurial Palace, monsieur le contre-espion ? La résidence des grands de ce monde. Une terre d’asile dorée. Gibraltar et son rocher ! Les remous de la vie se brisent sur les marches de notre perron…
Il va à une table basse supportant un flacon de whisky et un verre, se verse une rasade qu’il déguste à notre santé et continue :
— Nous ne pouvons nous permettre de participer au moindre mouchardage, quand bien même le sort du monde serait en jeu. Ce que font nos clients ne nous regarde pas. N’attendez aucun renseignement de mon personnel, que ce soit par la menace ou par les promesses.
Non, mais je vous jure, mes potes, on croit rêver en entendant un langage pareil en plein Paname et en plein vingtième siècle ! Et le plus fort, c’est qu’on le sent aussi inébranlable que le mari de lady Chatterley, ce tordu ! Notre Cinq paires le Pape, dans sa cité vaticane, est moins à l’abri que lui, moins certain de son infaillibilité.
Il est de plus en plus visible et prévisible que le Gros va commencer de casser le mobilier dans un laps de temps variable entre deux et six secondes.
Je me lève.
— Puisque nous ne parlons pas le même langage, directeur, je vais user des grands moyens. D’ici à pas une heure, je fais cerner votre hôtel de mes deux par des cars de police. Il y aura cinquante flics en uniforme et chaussettes de laine tricotées main dans votre hall de réception, autant dans le grand salon d’apparat et au bar… Ça, mon bon monsieur, vous ne pourrez pas vous y opposer et ça n’ajoutera pas une étoile de plus à votre établissement, croyez-le ! Vos grands de ce monde préféreront se rabattre sur l’hôtel du Coq au Vinou sur celui du Dernier Verre plutôt que de se voir investis par des cohortes de poulets !
J’en postillonne comme une pomme d’arrosoir. Le bull-dog au cigare a les yeux sanguinolents.
— Ah ! vous feriez ça ! jappe-t-il.
— Le temps d’aller téléphoner ; si vous voulez prendre le pari, j’ai gagné d’avance.
Il en biche un malaise et son havane lui pend du bec comme une canalisation arrachée.
— Vous conduiriez les gens au suicide ! déclare-t-il.
— En ce cas, suicidez-vous par inanition, ça vous laissera le temps de réfléchir, impitoyé-je.
— Mais qu’espérez-vous donc de moi ? cède-t-il.
— Je veux savoir comment vit le prince Kelbel et qui il reçoit. J’ajoute que ces renseignements resteront confidentiels.
Ça le turlupaf[39] encore durement.
Il revient à son bureau, se débarrasse de son cigare en le filant dans le bitos de Napo et murmure :
— Son Altesse est orientale, ne l’oubliez pas. Elle a donc une compagnie féminine nombreuse…
A mon tour de ne pas moufter et d’attendre.
— Le prince Kelbel, continue le patron du Seigneurial, a loué la moitié d’un étage, à l’entresol, avec entrée indépendante sur la rue Vincent-Dessudessout[40]. Il a son propre personnel et celui du palace n’intervient que lors des réceptions qu’il lui arrive de donner dans nos salons. Il m’est donc absolument impossible, je dis bien im-pos-si-ble de vous renseigner à propos de ses visiteurs.
C’est net, clair, précis et indélébile.
— Voulez-vous me montrer le plan de l’entresol ? fais-je avec autorité.
Il semble surpris mais va ouvrir un classeur dans lequel il se met à farfouiller. Il revient, tenant un bleu.
— Indiquez-moi là-dessus les appartements du prince, je vous en prie.
Le dirlo, très à contrecœur (et à contresens de l’histoire), prend un crayon et me désigne des rectangles accolés à des carrés.
— Ici, son entrée sur la rue… Un salon, une chambre, un bain, un dressing-room. Une autre chambre avec bain ; une autre encore, un cabinet de travail et une salle à manger.
Moi, San-Antonio, vous savez de quelle initiative je suis capable de faire preuve.
Je demande en montrant la salle à manger.
— Cette pièce est limitrophe d’un autre appartement ?
— Oui.
— Alors, il me faut cet appartement, monsieur le directeur.
Il reste, baba, ébahi, ébaubi (et Bobby que devient-il ?), incrédule, outré, ravagé. Moi, simple mortel sans pedigree ni sang bleu, sans blason, sans richesses, sans grade, sans titre, j’ai la prétention de crécher dans son Eden ! Quelle audace ! Je mériterais d’être fouetté sur la place de la Raie publique ! Mille coups de verges, à moi qui en ai administré beaucoup plus !
— Mais, c’est-à-dire…, balbultie le cher homme.
— Il me le faut ! insisté-je, je suppose que votre hôtel n’est pas bondé et que les clients évitent les bas étages. C’est uniquement l’entrée indépendante qui a séduit le prince dans celui-ci.
Et j’ajoute :
— Je serai d’une discrétion absolue et vous n’entendrez plus parler de moi. C’est précisément pour procéder avec un maximum de délicatesse que je veux cet appartement contigu.
Il soupire, décroche son biniou et demande si le 18 est libre. Il souhaite de toutes ses forces que non, mais la réponse m’est audible et il s’en rend compte. Le 18 peut nous accueillir. Il se compose d’un salon, d’un dressing-room et d’une chambre avec bain. Il ne coûte que cinquante mille francs pas jour ; on aurait tort de s’en priver, hein ?
— Avec votre permission, je vais vous emprunter ce plan, déclaré-je en m’appropriant le rouleau du bleu sans, justement, attendre sa permission.
Je me lève, escorté de cette ombre massive et chère qu’est Béru.
— Tu l’as drôlement violé, le vieux crabe, me dit-il une fois hors du bureau. S’il aurait pas mis les pouces, je crois que j’allais le désosser pour lui apprendre à vivre !
D’après le topo que j’ai en main, c’est le mur nord de notre salon qui est contigu avec le mur sud de la salle à briffer du prince. Luxueux salon à la vérité. Louis XVI d’époque ! Et la chambre Charles X (pour ne pas sortir de la famille)[41].
— On se croirait quasiment pour ainsi dire dans un musée, hein ? apprécie Bérurier. C’est sûrement beau, mais moi je me sens pas à l’aise dans du mobilier commak. Je suis pour le bonhomme en baisse des Galeries Barbois : confort et simplicité, Mec. Telles sont ma devise. Vise ce canapé avec des jambes comme des cannes à pêche ! Tu voudrais butiner une frangine là-dessus que tu te retrouverais à l’orchestre le temps de faire le point fixe sur sa jarretelle.
Je ne l’écoute pas. Je viens d’étaler le plan de notre étage sur le tapis d’Orient, exprès, et je suppute des choses. Le Dodu s’arrête de jacter.
— On dirait que tu viens placer le chauffage central, remarque-t-il. T’as tout de l’entrepreneur en bâtiment qui tire des planches sur la commère.
— On va percer ici ! décidé-je, en désignant un point du mur, à cinquante centimètres du sol.
— Percer ! s’étrangle l’Enflure.
— Yes, Monsieur l’Inspecteur. Un mignon petit trou, discret, bien rond, bien parisien, pour voir et entendre. Une salle à manger est un lieu où l’on se réunit à heures fixes, où l’on s’attarde et où l’on cause. Grâce à ce trou, nous surprendrons peut-être certains des secrets du prince.
Il se fourbit avec énergie les broussailles à morpions, deux doigts passés dans le décolleté de son pantalon.
— San-A, attaque-t-il d’un ton où perce un embarras presque aussi considérable que celui du carrefour de l’Opéra à six heures du soir, San-A., je sais que t’es mon supérieur et qu’en général tu phosphores correctement : pourtant, je voudrais te souligner que nos deux gonzesses ont été kidnappées et qu’on ferait mieux de procéder dans la vigueur si on veut les retrouver mortes ou vivantes, plutôt que de jouer les mateurs de pissotières en perçant des trous dans les cloisons.
Il ressort ses doigts fourrageurs des profondeurs en friche où ceux-ci s’égaraient et continue, acide tout à coup :
— On mène cette enquête comme si qu’on serait pas cons cernés, Mec. Et ça me des cons certes. On questionne des gus, des prostiputes, des hôteliers… Au lieu de mobiliser tous les effectifs disponibles pour fouiller Paname !
Je m’approche de lui et, napoléonien en diable, bien que nous soyons dans un cadre Louis XVI, je lui saisis le lobe entre le pouce et l’index.
— Alexandre-Benoît Bérurier, dis-je, je conçois votre amertume, et je partage votre peine. Mais nous sommes policiers, vous et moi, avant d’être hommes. Nous mènerons donc cette enquête telle qu’elle doit l’être, sans céder à nos préoccupations intimes, déposant d’un cœur léger le fardeau de notre angoisse sur l’autel du devoir professionnel. Pas d’accord ?
C’est très simple : il en pleure d’émotion. Des paroles pareilles, ça lui fouette le courage, lui transcende le stoïcisme, lui masturbe l’abnégation, lui surglande le sacrifice.
— T’as raison, balbutie-t-il. On ira jusqu’au bout, en vrais poulets, San-Antonio. En ce qui me concerne moi-même personnellement, je mets mon brassard de veuf dans le plateau de la balance !
Vous le voyez, mes amis, la noblesse de sa réponse ne le cède en rien à celle de ma question. Bref instant d’émotion au cours duquel nous nous donnons mutuellement l’accolade.
— Et maintenant, au boulot ! dis-je.
Béru se dépardingue et, en geignant because sa miche brûlée, il s’agenouille au pied du mur. Il sort d’une poche un vaillant couteau suisse aux multiples lames, dégage un poinçon et se met en devoir de percer le mur. Il grattouille le papier à rayures de la tapisserie, puis, immédiatement, pousse un juron.
— Inscrivez pas de bol ! dit-il, le mur est en marbre !
— Quoi !
— Vérifie de visu et de tâtu, mon pote ! Ma parole, le proprio de cette crèche devait avoir une carrière dans son jardin ! Jamais on va pouvoir percer ça ! En tout cas pas avec mon poinçon. Il a beau être suisse, il est pas fait pour déguiser les blocs de marbre en gruyère ! Faudrait un ciseau à froid et un marteau.
— Alors va en acheter !
Il y va. Demeuré seul, je m’allonge sur le canapé pour réfléchir. Seulement mes idées se bousculent au portillon. Devant le Gros je joue les Bayard, mais croyez-moi, j’ai un chagrin terrible à cause d’Odile. Une gentille petite femme comme elle. Je la revois dans son manteau noir à col blanc… Ça me rend tout lugubre du dedans. Odile…
Je ne vais tout de même pas m’écrouler, non ? J’avise un poste de radio astucieusement dissimulé dans un petit bonheur-du-jour en bois précieux. Un bonheur-du-jour ! Tu parles !
Je tourne le bouton au moment où un « spiqueurannonce qu’on va diffuser un concert de musique classique après le bulletin d’informations, comme dit Ferré. C’est bon pour ce que j’ai, la musique classique. Ça vous décante l’incertain, ça vous oriente le vague à l’âme… Odile… La vie… La mort… Et moi ! Et moi, perdu dans ce monde volcanique, barbotant dans la lave, cherchant désespérément le chemin qui conduit ailleurs ! Moi et la vie ligoteuse, moi et la mort patiente qui fait dodo comme un gros chat, et qui entrouvre un bout d’œil de temps à autre pour s’assurer que je suis bien là. Moi et des gens. Des gens qui m’aiment, des gens qui tuent, des gens qui turlututent…
A la radio on a droit à du Bach. Toccata et Fugue en ré mineur. C’est noble, la musique d’orgue. Ça ressemble déjà au Paradis. Ça doit être tartant, le Paradis, solennel, pompeux, guindé, distingué, chiatoire. Plein de petits-fours moisis, de lourdes tentures, de lustres à pendeloques et de larbins gourmés aux ailes amidonnées. Peut-être qu’on se marre mieux en enfer pour peu qu’on supporte bien la chaleur ? On me donnerait le choix, là-haut, quand j’arriverai dans l’antichambre, parole d’honneur j’hésiterais. J’aime trop le risque pour choisir la solution confortable. La quiétude, c’est la mort ; le danger, au contraire, c’est la joie de vivre. Ça y est, je monte en fumée. Vous allez vous dire : San-A., il recommence à se faire mousser le pied de veau, il déraille du sujet… Excusez, on a le droit de sortir dans la cour pour pisser pendant le banquet, non ? Et puis je préfère vous affranchir une bonne fois. Votre San-A., vous lui demanderiez seulement des histoires policieuses, il vous enverrait sur les bégonias ! J’suis l’anarchiste gentil de la littératouille policouille, moi.
Je veux bien vous entraîner dans les péripétiques enquêtes bourrées de massacres et de sucepince, mais faut me laisser jouer de la flûte quand l’envie m’en prend. Lorsque le Président (directeur-Général) se fait gommer la prostate, vous vous impatientez pas. Vous vous dites qu’après tout il est homme et qu’il a droit de faire relâche pour qu’on lui colmate les brèches, non ? Moi, c’est pareil, mes lapins. Quand je me sens trop de vapeurs pernicieuses, ma soupape fait « Tuuut-tuuut », alors me brusquez pas ! J’en sais qui vont dire que je suis pas convenable, c’est leur dada. Ils voudraient que je soye San-Antonio avec un beau langage doré au blanc d’œuf comme le pain dit de fantaisie : ça vous paraît possible, vous, San-A., style Proust-proust ? J’aimerais mieux me coller ma plume dans le train pour me déguiser en canari. Ma prose revue et corrigée par un chirurgien esthétique, elle aurait la frime de ces bergères ronéotypées par le même visagiste. Les gens sont salauds ! Et leur drame c’est qu’ils ont pas le courage de l’être tout seuls. Faut qu’ils se fassent aider, qu’ils adeptionnent. Leurs devises ? Plus on est de salauds, plus on renie ! Plus on est de salauds, plus on ricane ! Plus on est de salauds, moins on risque ! Je les en veux pas, comme dit A.-B.
Retour du copain Béru with the matériel adéquat.
Il retombe le pardeuss, retrousse ses manches et va pour commencer son turf, mais le premier coup ébranle toute la pièce. Rien que les vibrations, ça nous envoie valdinguer.
— On va rameuter tout l’hôtel, Gros, désespéré-je.
Il se gratte le crânibus.
— En effet, ça manque de discrétion !
Il entortille la tête du ciseau dans un napperon et réitère. C’est un peu plus assourdi, mais tout aussi vibratoire.
Ah ! je vous jure, on a droit à tous les coups de semonce du destin dans cette fichue aventure. Y a des moments que je me demande si on devrait pas carrément changer de bouquin, vous et moi, se rabattre sur l’Avis des termites ou sur « Madame Beau varie », des fois même carrément relire la Bible histoire de rigoler pour de bon, sans feu mes artifices.
— Mât cache Bonnot ! déplore Bérurier. Si on se paie la séance de maçonnerie, on va voir radiner la garde. Le marbre, c’est beau, mais c’est dur…
Il se tait. Un sourd accablement flotte dans le salon. La Toccata et Fugue de Monsieur Jean-Sébastien Bach s’achève. L’os piqueur annonce la Cinquième Symphonie de notre regretté camarade Beethoven (dit Lulu-les-portugaises-fanées). Les quatre coups brefs fortissimo débutant l’ouvrage qu’ils suffirent à rendre célèbre, retentissent, ébranlant les vitres. Béru fait la grimace. Puis il se détend, écoute la répétition de ce thème qui surprend l’éventail à libellules non habitué et sourit. Cet être inculte serait-il sensible à Beethoven ? Il attend encore un instant, puis il demande :
— Ce morceau, tu sais comment t’est-ce qu’il s’appelle ?
— C’est la 5e de Beethoven, renseigné-je.
Il va au téléphone pour mander d’urgence le personnel. Un garçon d’étage se présente, obséquieux.
— Je voudrais un tourne-disque, lui déclare Bérurier. Et faudrait m’apporter également un morceau de Beethoven, bien fort dans la cinquième, compris ?
— Je vais faire le nécessaire, monsieur. Par la Philharmonique de Berlin ?
— Faites-le-moi apporter par qui t’est-ce que vous voudrez, mais que ça saute !
Le garçon s’enfuit. Béru s’abandonne à la symphonie du Maître. Il semble envoûté.
— Tu as eu le coup de foudre ? je lui demande.
— Plutôt le coup de marteau. Tu vas voir…
J’avoue ne pas comprendre. Comme il refuse de s’expliquer je préfère attendre sa démonstration. Au Seigneurial, il faut reconnaître qu’il y a de la célérité. C’est la taule où l’on peut demander n’importe quoi, on est servi dans la demi-plombe qui suit. Bientôt, l’esclave revient avec l’électrophone et le disque.
— Il est en stéréo, dit-il.
— Qu’il soye en stéréo ou en matière plastique je m’en tamponne, rétorque le Quasimodo des Palaces.
Dès que l’employé s’est retiré, après avoir empoché les cinq centimes (nouveaux) dont l’a gratifié Béru, ce dernier pose le disque sur le plateau et coupe la radio.
— Tu démarreras quand je serai paré pour la manœuvre ! m’avertit mon ingénieux collaborateur.
Il s’agenouille au pied du mur, le ciseau appliqué contre la cloison, le marteau dans l’autre main, prêt à frapper.
— Mets toute la sauce, San-A. !
Je branche en donnant tout le volume et les quatre notes fatidiques éclatent, à vous faire péter la boîte crânienne. Pom, pom, pom, pommm[42] !
Béru ? Un virtuose ! Sur les quatre notes il a frappé quatre fois la tête du ciseau. Un peu de poussière blanche pleut sur la plinthe. Il attend la suite, l’utilise avec le même brio. Chaque fois que le motif éclate il cogne avec un louable synchronisme. Pan, pan, pan, pannn ! Pan, pan, pan, pannn !
Cher Béru ! Génial Béru ! Le système « Dfait homme ! Peu de cervelle, mais ce peu est si bien employé !
« Pom, pom, pom, pommm !fait la Philharmonique de Berlin sous la direction d’Herbert von Karajan. Pan, pan, pan, pannn ! rétorque en même temps le ciseau à froid sous la baguette à tête d’acier du maestro Alexandro-Bénito Béruriéro. Et le mur se fore. Maintenant il y a déjà un alvéole de la capacité d’un dé à coudre dans la cloison. Comme, après son fracassant début, Beethoven s’est perdu dans les méandres de son inspiration, Béru, crispé, ardent, murmure :
— Remets à zéro, Mec !
Je remets et il remet ça. Pom, pan, pom, pannn !
Nouvelle rafale. Soudain on tambourine à notre lourde.
— Planque tes outils ! enjoins-je.
Je vais ouvrir et me trouve face à face avec un vieux monsieur vêtu de noir, dont le crâne déplumé s’orne d’une couronne mousseuse de cheveux blancs qui lui tombent dans le cou. Il me semble reconnaître ce personnage. J’ai déjà vu — mais z’où ? — ce regard bleu et distrait, ce nez crochu, cette bouche en accent circonflexe, cette cravate grise nouée comme une ficelle.
— Monsieur ? interrogé-je.
Il se présente d’une voix sèche teintée d’un fort accent germanique — ou issu de germain.
— Walter Klozeth.
J’en ai un chavirement admiratif dans le fondement et ses régions limitrophes.
Walter Klozeth, le fameux pianiste international (d’ailleurs un instrumentiste est toujours international). Celui qui remplit les plus grandes salles de concert du monde ! Celui dont les critiques ont écrit qu’avant sa venue, le piano n’était qu’un instrument à percussion auquel il a donné une répercussion ».
— C’est intolérable, déclare le Maître. Qui vous a permis de massacrer Beethoven ?
Il entre en m’écartant d’une bourrade exaspérée, fonce à l’électrophone et branche l’appareil.
Pom, pom, pom, pommm ! fait docilement ce dernier.
Le vieillard l’arrête et se retourne.
— Je n’ai pas rêvé, dit-il. Beethoven commence sa Cinquième par trois sol et un mi bémol. J’occupe l’appartement voisin et je suis sûr d’avoir entendu trois « do ! Or le disque est juste, alors ?
On le regarde. Il est énervé, inquiet.
— C’est l’épaisseur du mur qui aura déformé votre audition, Maître, suggéré-je.
Il secoue la tête.
— Nein, mon garçon. Il s’agit d’autre chose…
On entend floc ! C’est le ciseau à froid qui, traversant la poche percée du Gros vient d’atterrir sur le parquet. Béru se baisse pour l’escamoter. Ce faisant, le marteau lui tombe de l’autre fouille.
Le Maître éclate de rire.
— Très drôle, j’ai compris, vous frappiez en même temps ?
On ne prend jamais Sa Grosseur au dépourvu, ou alors faut se remuer le panier.
— Je perçais un trou pour le téléphone, explique-t-il. Et je ne voulais pas déranger les autres pensionnaires… Le travail en grande musique, y a que ça !
— Bravo, mon ami ! exulte Walter Klozeth. Seulement respectez l’écriture de notre Grand Beethoven.
Il prend les outils et, en se faisant craquer les articulations, s’accroupit devant le trou désigné par Bérurier. Il cogne sur le ciseau, pose sa pochette de soie sur l’instrument, réitère…
Un beau sourire maestral éclaire son visage de virtuose surmené :
— Sol ! glapit-il. Sol, sol, sol, mi i i i-bémol !
— D’accord, prof, grommelle Béru, mais faudrait voir à cracher de l’huile de coude, biscotte vos « solrectifiés sont peut-être très musicaux, mais ils avancent pas mon trou.
Le cher grand homme sourit nostalgiquement.
— On peut mettre en harmonie la puissance et la musique, mon ami.
Béru lui refile le départ de la « Cinquième(mais pas dernière, puisque, plus fort que France-Soir, Beethoven est allé jusqu’à la Neuvième). « Pom, pom, pom, pommm ! »
Il y met toutes ses dernières forces, le vibrant et sublissimo maestro. Tant est si bien qu’à la quatrième note il se cogne les doigts. Le sang se met à raisiner de ses précieuses phalanges éclatées.
— Mon concert ! Mon concert de ce soir à Pleyel ! hurle-t-il.
L’index et le médius ! De la main gauche, d’ac, mais ça n’est pas tout à fait inutile une main gauche lorsqu’on est un virtuose et qu’on doit interpréter le même jour le Concerto en clé à molette de Francis Lopez, la Sonate d’Alharm, et la Symphonie Plastifiée en uppercut majeur des Etablissements Bitougnot de Carry-le-Rouet[43]. Le maître pourrait donner à penser qu’il est maître à danser vu qu’il interprète la danse du scalp. Il tourne en rond, saute les fauteuils, glapit, saigne, s’égoutte, se trémousse dans le salon. Il souffre, mais c’est surtout la pensée de son concert compromis qui le ravage.
Béru le neutralise en le saisissant à bras-le-corps.
— Calmez-vous, grand-père, lui dit-il, pas la peine de jouer l’air du toboggan fantôme à votre palpitant, en supplément de programme. Manquerait plus que vous nous fassiez une infrastructure du myocarde sur la carpette pour tout arranger !
— Mais mon concert, mon concert, ce soir !
— Démoralisez-vous pas, vous jouerez d’une main. Anatole, un de mes petits neveux, interprète « Au clair de la lune » avec un seul doigt et ça rend du tonnerre.
— Une soirée de gala, avec la présence effective du président de la République ! continue à se lamenter Walter Klozeth.
— On lui fera passer La Marseillaise, console le Gravos. Et puis, suggère-t-il, vous avez la ressource de jouer en plaie-vache[44], ça se fait beaucoup. Un petit disque en coulisse et vous, vous pianotez au flanc derrière votre usine à si bémol…
Le malheureux vieillard ne se laisse pas convaincre et se rapatrie dans ses appartements en larmoyant.
— A c’t’ âge-là, soupire Béru, ça ne devrait plus manipuler des outils. Qu’il tripatouille son piano, je dis pas, c’est sans danger comme les pistolets Eurêka, mais se servir d’un marteau et d’un ciseau à froid, c’est téméraire.
Il se crache du cotonneux dans la paluche.
— Allez, vas-y, remets la zizique, San-A., faut que je termine mon trohu. Le jour où que ton Bitauvent a composé ses pom, pom, pom, pommm il s’est pas écartelé le fion mais il nous a en tout cas rendu un fameux service.
Miracle de l’ingéniosité et de l’énergie béruriennes : en vingt-huit mesures, plus un tombé, le ciseau s’enfonce jusqu’à la garde.
— Marbre on pas marbre, se réjouit le Foreur, on y a eu sa peau, à cette garcerie de cloison.
Il retire délicatement l’outil. J’appréhende un peu, me demandant si la poudre blanche tombée de l’autre côté ne va pas attirer l’attention.
Béru se paie le premier jeton. Mais il a beau river sa prunelle exercée à l’orifice, il déclare ne rien voir.
— M’est avis qu’on est entré dans un dargif de nègre, dit-il finement. T’aurais pas faussé tes calculs, des fois ?
Je me reporte à mon plan et confirme la certitude que j’ai de ne pas m’être trompé. A mon tour je mate au trou. Effectivement, on y voit que du noir intégral.
— Trouve-moi un fil de fer, Gros !
Il cherche alentour et, avec art et tactique, le voilà qui dépiaute un abat-jour pour s’approprier son armature métallique. Usant de la tige de cuivre comme d’un crochet, je l’introduis dans le trou et la pousse en avant. Un bruit cristallin se fait entendre de l’autre côté de la cloison. J’ai pigé : à l’endroit de notre percement, il y avait une desserte et nous avons débouché à l’intérieur d’un meuble. Dans un sens c’est une veine car nous sommes ainsi assurés que notre trou est invisible de chez le prince. Par contre il nous est impossible de regarder ce qui s’y passe. Pourrons-nous du moins entendre les conversations ? That is the question.
Béru est mécontent.
— Vois-tu, fait-il en s’affalant, exténué, sur une banquette, quand on a la cerise, on a la cerise. J’ai remarqué, dans la vie, tout est distribué par tranches : le bonheur comme la merde ! On devrait pas insister. Confier l’enquête aux confrères. Du moment qu’on est à la fois victimes et enquêteurs ça fausse les brêmes.
Je fustige son attitude défaitiste comme il le mérite.
— Un Bérurier peut mettre les pouces, déclaré-je, mais pas un San-Antonio ! Libre à toi d’abandonner, Gros. Je te retiens pas !
Mes paroles lui font saigner l’orgueil. Il redresse la tête.
— T’as raison, San-A. Je débloque, ça vient de ce que j’ai déjeuné d’un sandwich. Je me décalorise à tout berzingue. Songe qu’il est déjà sept plombes et que mon estomac fait des plis.
Je découvre qu’il a raison et que moi aussi je meurs de faim.
— Nous allons nous faire servir un repas ici, décidé-je.
Du coup, le revoilà au beau fixe. Je demande qu’on nous dépêche le maître d’hôtel. Un monsieur à tronche de notaire hépatique se présente dans un bel habit bleu nuit. Il tient la carte du restaurant : une sorte de parchemin format document historique. On s’attend à trouver un fac-similé de l’édit de Nantes à l’intérieur. En fait, douze colonnes de délices (au féminin pluriel bien entendu) s’offrent à nos papilles gustatives. Après quelques véhémentes discussions nous nous décidons pour deux œufs brouillés aux truffes et pour un ris-de-veau-Princesse Palatine. Les jœufs et les ris, quoi ! Le tout arrosé de blanc de blanc. Avec des sorbets pour finir…
Tout un programme !
2
LES FESSES DU PRINCE
Dites donc, je m’aperçois que je viens d’écrire un chapitre un peu long sur cette prodigieuse aventure. Faut pas vous gêner, mes frères : libre à vous de le découper, de le subdiviser, de l’élaguer, de l’énucléer, de le sabrer, de le déshydrater, de le réduire, de le digester, je ne suis pas sectaire. Y a des tordus plumassiers, je les connais ; leur prose, c’est sacré. Les théâtreux surtout. Une virgule qu’on leur change, les voilà qu’envoient du papelard timbré, ou bien leurs témoins, ou mieux encore, des gifles. Dieu thank you, je ne suis pas de ce tonneau. Mes bouquins, les gars, vous pouvez les bricoler à votre idée. Mettre toutes les pages paires ensemble, avec ma paire à moi par-dessus pour couronner le monument ; ou bien les déguiser en grille de code secret, ou aussi récupérer les points-virgules pour le cas où votre stylo n’en comporterait pas. Vous pouvez arracher les pages pour envelopper des œufs, découper les dessins de Roger Sam afin de vous confectionner des sous-verres ou mettre les fautes de français dans une pochette en matière plastique histoire de les lire à mes confrères jalminces (paraît qu’il y en a, mais comme je m’abstiens de les fréquenter, je n’ai pas l’occasion de m’en réjouir).
Je cause ainsi à seule fin de vous mettre à l’aise. Vous auriez envie de me revendre au bouquiniste du coin, surtout n’hésitez pas. Notez, ça serait un manque à gagner pour vos petits lardons, plus tard, mais ça vous regarde. Tant pis pour eux si les San-A. de la période Niaise ou ceux de l’époque Cudaye manquent à la collection. Les grands-parents imprévoyants pullulent. Des mecs qui vous déshéritent sans savoir, parce qu’ils placent leur artiche dans l’emprunt russe, qu’ils font du bois d’allumage avec les meubles Louis XIII du grenier ou qu’ils obstruent un carreau cassé avec un original de Rouault, y en a des tonnes et des pleins wagons. Nos grands vieux auraient jamais fait de couennerie, on serait tous des Crésus, mes lapins. Goinfrés à bloc, avec un bas de laine bourré comme de la peau d’andouille. On serait collectionneurs de Modigliani on de Vlaminck au lieu d’être copocléphiles. Ça ferait peut-être plus bath, de vivre sous le signe de la peinture de maître plutôt que sous le signe du porte-clés-réclame, dites ? A ce que je me suis laissé causer, y a une tapineuse de la Madeleine qui a frappé le sien pour distribuer à ses aficionados. La prime à la fidélité en quelque sorte. A la troisième passe on y a droit. Ça représente un bidet avec une dame en train de faire du jumping dessus. Les amateurs font la queue.
On s’entifle notre en-cas de malheur. Bien que nous eussions le cœur serré, l’œsophage fonctionne bien. De temps à autre je vais cloquer l’entonnoir de ma portugaise contre le trou beethovénien. De l’autre côté, c’est toujours l’obscurité et le silence ; mais voilà qu’en plein sorbet framboise un bruit de vaisselle remuée nous fait tressaillir. Je reprends mon observation et j’ai la satisfaction d’apercevoir la salle à manger du prince à travers une pile d’assiettes. Les portes de la desserte sont ouvertes, nous découvrant une grande partie de la pièce. La table en marbre est garnie d’une nappe en dentelle et décorée d’orchidées. Des flambeaux d’argent achèvent (et prends mon sang) de lui donner un air de fête. Deux maîtres d’hôtel finissent de dresser le couvert. D’après mon champ visuel, j’estime que les convives (vive les convives les cons vivent) seront plus de quatre mais moins de six. Petit souper fin, quoi !
Un des loufiats s’approche en gros plan jusqu’à presque m’obstruer le trou du voyeur. On dirait un effet cinémateux. Il s’empare d’une pile de rince-doigts et me restitue l’image.
— Tu vois quoi t’est-ce ? demande Béru en soufflant sur sa glace pour la réchauffer.
Je lui intime l’ordre de la fermer car, comme provoqués par le timbre du Gros, les larbins se mettent à causer et il s’agit pas d’en perdre une broque. Le plus vieux, une sorte de Levantin comme son auguste maître, déclare en zézayant et en s’asseyant que la soirée va être rude. Son alter ego, un rouquin espagnolisant, renchérit.
— C’est un coup de six heures du matin ! Qui y aura-t-il, déjà ?
— L’ambassadeur du Tatankelkun et son petit ami des ballets Georges Rugueux…
— Ça fait que trois. Les deux autres ?
— Des travestis que le prince a demandés chez Mme Eva.
— Qui c’est, Mme Eva ?
— Une mère maquerelle spécialisée dans les bonshommes. Depuis quelque temps, j’ai idée que Son Altesse prend goût à l’œil de bronze. Il délaisse ces dames au profit de ces messieurs. Ce soir, ça promet !
Le rouquin a un sourire lubrique.
— En effet, reprend-il, ça promet…
L’un des deux maîtres d’hôtel quittant la pièce, la converse cesse et j’en profite pour me catapulter au bigophone. Je tube à mon collègue Linaussier, l’inspecteur aux nougats en détresse, grand technicien, souvenez-vous, de la prostitution parisienne.
— Ici San-A., dis-donc, Pied-Agile, Mme Eva, spécialisée dans ces messieurs-dames, ça te dit quelque chose ?
Il glousse comme une pintade enrhumée à la vue d’une bouteille de sirop des Vosges.
— Tu penses, Hortense ! il fait comme ça, le zig aux arpions douloureux ; elle a la plus bath affaire de pain de fesse de la place de Paris…
— C’est-à-dire ?
Il gémit, s’excuse en me révélant qu’il s’agit d’un cor turbulent, lequel s’accommode mal de la pression atmosphérique du jour, et s’explique.
— Elle exploite la dépravation des bonshommes. Dans sa taule, sur le boulevard de Courcelles, y a que des gars qui viennent se faire conjuguer le verbe mettre (du troisième groupe) par d’autres gars. Et tous ces messieurs casquent à Eva le prix d’une confortable passe, si bien qu’elle touche des deux côtés si je puis dire. Fallait y penser…
Il me donne le numéro de la ligne et précise :
— C’est dans un building neuf. Au sixième, l’appartement 69, tu peux pas te gourer. Seulement faut montrer patte blanche. Le mot de passe, si j’ose dire, c’est : « Je viens de la part de Dom Carlo… ».
Il ricane :
— T’as les mœurs qui passent au négatif, San-A. ?
— Faut bien varier les plaisirs, me cintré-je.
Je raccroche et je dis au Mastar qu’on va aller présenter nos hommages crépusculaires à dame Eva.
Œuf corse, y a un judas dans la lourde. L’œil de verre en attendant l’œil de bronze. Je sens que, consécutivement à mon coup de sonnette, on nous observe. Je virgule un sourire enjôleur à la porte et, comme séduite par l’éclat de mes trente-deux chailles, celle-ci s’entrouvre. Une grosse petite dame, large des hanches, basse du train, copieuse des roberts, avachie de la bouille et bonne du regard, nous demande aimablement ce que nous lui voulons.
Ce qui frappe, c’est la gentillesse qui illumine ses yeux. Elle a rien de salingue, rien de vachard, rien de cupide. On a tout de suite envie de s’en faire une amie, de lui confier ses problèmes et de se mettre entre ses mains.
— Nous venons de la part de Dom Carlo, lui fais-je.
Elle paraît charmée, elle nous dit d’entrer et referme sa porte blindée de l’intérieur. On entend des bruits d’eau dans l’appartement, des trottinements, des toux…
Elle nous examine, Mme Eva, moite d’une infinie compréhension.
— Vous passez tous les deux ensemble ? nous demande-t-elle.
— En général, oui, lui réponds-je, c’est une vieille liaison, monsieur et moi.
— Vous aimeriez des camarades ?
— Faut voir, prudencé-je.
— J’ai justement ici un monsieur tout jeune qui a…
Et de nous raconter en détail l’académie du monsieur jeune.
— Ou alors, nous dit-elle, j’ai un vieux monsieur très bien qui…
Et de nous expliquer ce que fait le vieux monsieur très bien après avoir ôté son dentier.
Comme on reste hermétiques, vachement gênés et dubitatifs, elle reprend, soucieuse de nous satisfaire coûte que coûte :
— Si vous aimez les séances en commun, y a aussi Eusèbe…
— Qui est Eusèbe ?
Elle nous cligne tendrement de l’œil.
— Venez voir.
Nous entrons dans une chambre assez pauvre, genre hôtel de passe, avec couvre-lit en peluche terne, fauteuils en peluche grenat et bronze d’art sur la cheminée. Au mur, un tableau terriblement artistique, représentant une dame nue en train de se faire fouinasser la fosse d’orchestre par un marquis Louis XV. Mme Eva décroche le tableau, nous dévoilant un trappon qu’elle entrouvre après avoir éteint la lumière. Nous apercevons un spectacle que la pudeur m’empêche de vous décrire, ce qui n’est pas dommage, car étant donné sa qualité vous n’avez rien à regretter. Je vous donne tout de même la composition des équipes. Sont réunis (étroitement) : Eusèbe, un Noir musculeux (à tous les points de vue), un vieux monsieur au bide et au crâne ovoïdes, un gros type sans âge (il n’a même pas l’âge d’oraison, comme disait Bossuet) et un petit jeune homme blafard comme on en voit dans tous les grands quotidiens à la rubrique des faits divers. Cette compagnie éclectique pratique un tic antique en criant des cantiques tandis que la musique pathétique d’un disque endigue leur gigue. Tous portent un loup de velours noir, par discrétion, car l’homme met un loup pour l’homme, c’est connu.
— Que dites-vous de ça, messieurs ? demande Mme Eva, toute fière d’être l’organisatrice de ce supergala.
— Et vous, je soupire, en lui déballant ma carte de poulaga, que dites-vous de ça, chère madame Eva ?
Pauvre chère femme, si douce, si inoffensive, si compréhensive, si mansuéteuse. Elle en tombe assise sur le canapé, comme une grosse poire blette tombe à terre. Elle se dit que son condé est dévalorisé, périmé, bon pour le vide-ordures et que la saison des ennuis commence. Elle nous regarde, tremblante d’émotion, sans oser une question. Ses yeux noyés de détresse font peine à voir.
Bérurier referme le trappon et rallume, car la pénombre est insoutenable dans cette ambiance.
— Si je me retenais pas, dit-il, je bicherais une trique grosse comme mon bras pour aller leur faire une purée de vertèbres, à ces saligauds.
— Ecoutez, Eva, interviens-je, votre job passe en dégueulasserie tout ce qu’on peut imaginer et, si je voulais, vous coucheriez en taule ce soir.
Elle pleure.
— Mais dans votre malheur, vous avez un pot fantastique, poursuis-je, vu que nous n’appartenons pas aux Mœurs, mon camarade et moi.
Une aurore aux couleurs d’incendie se lève dans les prunelles ravagées de la vieille morue. Cela s’appelle l’espoir.
— C’est une enquête à l’échelon suprême qui nous amène chez vous. Si vous vous montrez coopérative, Eva, on essaiera d’oublier vos cauchemars en chambre.
— Combien ? balbutie-t-elle dans un souffle.
C’est plus fort que Béru : voilà qu’il lui balance une baffe.
— Et copollution de fonctionnaires en exercice ! tonne-t-il. C’est le bouquet !
Elle pige plus, la malheureuse. Elle a cru qu’en chiquant à l’enquête suprême je lui faisais un appel du pied pour palper une enveloppe. La réaction bérurienne vient de la détromper durement.
— Vous connaissez le prince Kelbel ?
Cette fois elle comprend qu’effectivement j’ai des visées particulières.
— En effet, c’est un client.
— Il vient souvent chez vous ?
— Disons environ une ou deux fois par mois.
— Un polisson ?
— Un dépravé.
Dite par cette dame, l’épithète revêt tout son sens.
— Ce soir, vous devez lui livrer du cheptel au Seigneurial ?
— Oui, deux travestis.
— Que le prince connaît ?
— Oh non, il aime trop le changement et ne prend jamais deux fois les mêmes.
— A quelle heure doivent-ils aller à l’hôtel ?
— Neuf heures.
— Ils passent chez vous auparavant ?
— Bien sûr, pour que je les affranchisse et puis aussi pour s’habiller.
Bérurier me jette un œil gourmand. Une fois encore, il a saisi mes intentions avant que je les extériorise.
— De first bourre, Gars, apprécie-t-il.
— Eva, attaqué-je, vous allez décommander vos pieds nickelés car c’est nous qui prendrons leur place.
— Vvvvvous ? bave-t-elle.
— Vous nous trouvez peut-être pas assez suffisamment girondes ? demande mon joyeux compère.
— Si vous me feriez une petite mouche sur la joue ? suggère Bérurier, m’est avis que j’aurais l’air plus polissonne ?
Il se pique au jeu, le Gros. Je le trouve inimaginable dans sa belle robe du soir mauve, largement décolletée. On dirait quelque duègne espagnole, on plutôt non, une ancienne diva d’opéra ayant pris du carat. On lui a rasé les poils de la poitrine et garni icelle de fond de teint ocre. Il porte une étourdissante perruque rousse piquée d’un diadème. Il a aux oreilles de fort belles boucles représentant des petits oiseaux en rubis sur des balançoires d’or. Son rouge à lèvres est pourpre, son bleu des yeux est vert, son marron à sourcils est jaune, et ses bas sont à grille. Béru dans la taulière de western d’Oklahoma-City, c’est riche, c’est incomparable, c’est du grand art, du spectacle choc ! On ne parvient pas à s’en rassasier. Il accroche la rétine, y chatoie, mais l’incommode. C’est à la fois la délectation d’un œil normal et son inconfort. Sa cape de faux vison, sa minaudière dorée, son fume-cigarette de dix centimètres, ses chaussures à hauts talons, ses bagouses éclaboussantes, son diadème qui crache le feu comme le phare d’une ambulance, tous ces accessoires si éminemment féminins confèrent à mon gros Béru je ne sais quoi de grandiose et d’horrible, de fascinant et de consternant.
Ma mise à moi est plus discrète : robe noire sans manches, manteau de satin gris perle, perruque blonde, et de longs gants gris… (des fois que les morpions seraient de la fiesta ?).
J’ai de l’allure, du maintien, un peu de rose aux joues et de noir à cils, des boucles d’oreilles discrètes (le prince adore les boucles d’oreilles) et un collier de fausses perles à trois rangs. Ainsi parés, nous prenons le chemin du Seigneurial.
— Cc qu’il faut pas faire pour arriver à ses fins, lamente le Mastar. Je te jure que ma Berthe me verrait, elle voudrait plus jamais que je l’approchasse.
— Modère un peu ta voix, Béru, recommandé-je au moment de sonner. T’as l’organe trop épais, tes cordes vocales ressemblent à des cordes de contrebasse ! Ça détonne avec ta belle robe.
C’est le larbin levantin qui nous ouvre. Il nous balaie d’un regard méprisant, puis, sans un mot, s’efface pour nous laisser entrer.
— Si vous voulez bien me confier vos manteaux et vos fourrures, mesdemoiselles, il fait comme ça, mine de rien.
Parole d’homme, les gars, c’est la première fois de ma vie qu’on m’appelle mademoiselle ! Comme quoi tout arrive à qui sait tatan.
On passe au salon. Trois messieurs s’y trouvent déjà, parmi les trois-quels je reconnais le prince Kelbel Birouth en complet de soie sauvage noire. J’aperçois, épinglé à son revers, le Vautour de diamant, la plus haute distinction jtempalaise. Il est précocement gris, l’air aristocratique, ce qui est rare pour un prince. Un vrai pin-up-boy, mes lapines. L’œil est noir intense, le sourcil bien fourni, la bouche jouisseuse avec la lèvre inférieure qui pend un peu, comme si elle était prête à licher la dernière goutte.
Ses compagnons sont : un vieux kroumir osseux et jaune (l’ambassadeur du Tatankelkun) et un jeune éphèbe blond, potelé, timide, poudré, qui sent la savonnette de luxe.
— Ah, voilà ces chéries ! s’exclame le prince avec un léger accent circonflexe sur les voyelles et un accent jtempalien sur les consonnes. Montrez comme vous êtes belles, toutes les deux !
Il nous prend chacun (pardon, chacune) par une main et nous tient éloignés de lui pour mieux nous admirer.
— La bonne Eva a bien fait les choses, approuve-t-il en s’attardant sur Bérurier, elle sait que j’adore les personnes dodues.
— Vous me comblez, mon Altesse, roucoule mélodieusement Béru.
— Comment vous appelez-vous, ma chérie ? demande le prince.
— Alexandrine, mon Altesse, mais si vous voudriez vous pouvez me dire Sandre tout court.
— Je n’y manquerai pas, car j’adore les diminutifs. Et, vous, petite fille, poursuit le ci-devant (et si derrière) monarque en s’adressant à moi, quel est votre nom ?
— Antoinette, Votre Altesse, dite Nénette.
— Adorable !
Kelbel cueille la bouche du Gros entre son pouce et le reste de sa main, forçant celle-ci à s’arrondir et à proéminer. Je vois les poings de ce dernier s’arrondir, durcir jusqu’à devenir blancs. Je le pince au bras pour lui prêcher la patience.
Un flic digne de ce nom doit endurer tous les sévices pour mener son œuvre à bien. Il doit subir les pires outrages ; affronter le supplice le plus raffiné la tête haute, y compris celui du pal et du Népal.
— Grande folle, soupire le prince ! C’est toi que je choisirai tout à l’heure.
— Vous êtes trop bon, mon Altesse, rugit Sa Décadence. Mais faut pas vous croire obligé…
— Si ! si ! si ! promet Kelbel, magnanime.
Le maître d’hôtel sert des drinks, ce qui réconforte quelque peu Bérurier. Ensuite de quoi nous passons à table. L’Altesse est à un bout, pour présider. Il a Béru à sa droite, le petit mec-savonnette à sa gauche. L’ambassadeur se tient à la droite du Gros et moi à la gauche du jeunot. Etant donné la forte collation que nous avons prise deux heures auparavant dans l’appartement contigu, je n’ai pas grand faim ; en revanche, Bérurier dévore. On nous sert une bisque de tortue, puis un feuilleté de homard et enfin une gigue de chevreuil sauce veneur.
Le Dodu est à la noce. Oubliées les mœurs du prince et sa toilette de cantatrice retraitée. Il boit cul sec les glass que le loufiat n’arrête pas de lui remplir. Ses boucles d’oreilles mènent au bout de ses lobes une gigue à côté de laquelle celle du chevreuil n’est rien. Sa perruque est de traviole et le diadème penche dangereusement au-dessus de son assiette.
Moi, San-Antonio, providence des maris impuissants, des dames seules et des jeunes filles lassées de l’être, vous me connaissez. Pratique, positif dans le turbin ! Je me convoque pour une conférence-éclair et je me déclare tout de go la chose suivante : « Mon petit San-A. (je suis familier avec moi-même) comme dit la chanson : t’es au bal, faut que tu danses. En usant de la méthode dite du Cheval de Troie t’as pu t’introduire dans la place, s’agit maintenant de t’y comporter astucieusement. »
Le prince est en train de parler d’un mignon clandé qu’il vient de découvrir du côté de la rue Monsieur-le-Prince (ô ironie). Paraît qu’il s’y trouve une personne fantastiquement imaginative qui vous fait la vessie de porc, la serviette chauffante, la plume de paon, le casse-noisette turc, la corde à violon, le tohu-bohu, le quarteron, les choses-étant-ce-qu’elles-sont, la pompe Pie XII, le fil de l’épée, la calebasse creuse, la feuille de chêne, le grain de sel sous l’aqueux, la Queue-lez-Yvelines et l’embouchure mal embouchée.
Je pense que l’instant est venu de me hasarder, de placer ma botte secrète façon anodine, comme s’il s’agissait d’une botte de radis et non d’une botte de sept lieues.
— Altesse, je crois que nous avons une amie commune, fais-je, et que cette personne connaît mieux que quiconque les bonnes adresses du présent.
Il me sourit.
— De qui s’agit-il ?
— D’Hildegarde.
Ses yeux deviennent de glace et son sourire meurt lentement au coin de ses lèvres, comme s’éteint, faute de carburant, la flamme d’une lampe à pétrole[45].
— Connais pas, laisse-t-il tomber, vous devez confondre.
C’est net. Pas à y revenir. Soudain l’atmosphère se fige. Ça n’est pas très perceptible aux autres, mais je sens qu’un machin en forme de grabuge se mijote. Je lui ai porté une estocade, à Kelbel Birouth. Il a deviné que je ne me trouvais pas chez lui seulement pour la gaudriole. Comme dit le Gros, « ce pèlerin a des antennes crochues ».
Béru apporte une heureuse diversion en vitupérant l’ambassadeur qui vient de lui lance-pierrer sa jarretelle.
— Non, mais dis donc, pépère, t’es un sacré frivole dans ton genre ! s’égosille Mme Alexandrine-Benoîte Bérurière.
Et, prenant la tablée à témoin :
— Ce vieux jaunasse qui me file un coup de paluche au risque de me faire filer une maille du bas ! Qu’après j’eusse eu une échelle que la grande des pompelards serait un escabeau de libraire en comparaison ! On peut pas les tenir à c’t’âge ! C’est le démon de la centaine qui te taquine déjà, eh, délabré ! Et il fait ses coups en douce, le goret ! Sous la nappe, à la mine-de-rien ! T’as donc pas entendu ce que mon Altesse a dit ? Il me plaçait sous son sein privé ! En voilà un drôle d’invité qui taquine le cheptel de son n’hôte ! Malpoli, va ! Et ça se dit ambassadouille de mes deux cœurs ! On vous apprend le protocole dans « Les polissonneries de Madame la Baronnedans ton bled pourri, dis, libertin ?
Il siffle son verre de cheval-blanc et enchaîne sur sa lancée, après avoir passé le grand développement.
— Faire le joli Roméo avec cette frime de momie, faut de la santé ; t’as les pognes glacées, vieille frappe ! J’ai cru tout d’abord qu’un serpent à cinq branches me grimpait sur les jambons.
Il désigne Mister Savonnette à travers la table rutilante de cristaux.
— Quand je pense que ce coquin petit sapajou te sous-loue de l’extase, j’en ai des lancées dans la moelleuse épine[46]. Faut qu’il ait le sac à frissons doublé en zinc pour subir tes audaces, eh, vestige ! Et puis me regarde pas commak, j’ai la laitance qui tourne au yaourt ; même avec cinquante piges de moins, tu devais pas être comestible, mon pote ! J’ai idée que ton papa t’a fait à la main, c’est pas possible autrement. T’as pas une bouille à avoir été conçu au chant des sommiers.
Chose curieuse, au lieu de se fâcher, l’Excellence se boyaute à tout-va. Elle s’en désarrime le râtelier, elle s’en fait craquer les commissures. Le prince, quant à lui, semble de plus en plus tendu. Et je comprends pourquoi il ne partage pas l’hilarité générale. Maintenant il sait que nous ne sommes pas de vrais travestis mais des gens nocifs pour sa quiétude princière, travestis en travestis. Béru vient de faire allusion aux fonctions de l’ambassadeur ; or, au moment des présentations, le prince ne nous a pas précisé la qualité de ses hôtes, mais seulement leurs prénoms.
Posant sa serviette, il se lève, lâche un mot d’excuse et quitte la table. J’en mène moins large qu’une lame de couteau dans une motte de beurre. Il se prépare des choses mauvaises pour notre santé, mes petits lapinos. Si on a démarré dans le libertinage, on risque de finir dans le drame noir.
— Tu devrais te calmer un peu, Alexandrine, interviens-je, comme le Gros repart à l’assaut de son voisin. On est dans le monde et tu ne sembles pas très bien t’y tenir.
Il va pour protester, mais mon œil en point d’exclamation le stoppe. On se connaît, Bibendum et moi. On marche aux regards… Il comprend que je lui crie « danger ». Alors il retient sa vapeur. Il se calme.
— Ce que tu fais chichiteuse, bougonne-t-il, Monsieur le chargé d’embrassades se gaffe bien que je le chinais. Il est pas gâtouillard au point de prendre mes vannes argent comptant.
L’intéressé rit de plus belle et le prince réapparaît, calme et plus serein qu’un canari. Y a que le danseur des ballets Rugueux qui ne moufte pas. Il a que l’intelligence des pieds, M’sieur Savonnette. Les saillies passent au-dessus de sa tête (pas toutes, notez bien). La tortore continue. Béru, attentif, lichetrogne un peu moins et quand on passe au salon pour le caoua, il me demande en loucedé ce qui arrive.
— J’ai idée qu’entre ma réflexion à propos d’Hildegarde et la tienne sur la qualité d’ambassadeur du vieux bonze, Kelbel a la puce à l’oreille. Alors méfiance !
— Des complots ? demande le prince en nous mettant à tous deux une main sur l’épaule.
Le Gros part d’un rire forcé.
— Ma Majesté débloque ! proteste-t-il. Au contraire, ma petite Antoinette me disait que j’avais de la chance que vous m’avez choisie. C’t’une envieuse, cette gosse !
— J’ai le cœur assez grand pour deux, plaisante l’ex-monarque, nous autres Orientaux ne marchandons pas nos tendresses.
Il nous pince par ici, nous pince par là, et nous masse la coque au-dessous de la ligne de flottaison afin de donner du corps à ses promesses. Tout l’individu de Bérurier frémit. C’est un répulsif impulsif poussif, si vous voulez la vérité. Faut pas le prendre trop longtemps pour une secrétaire de direction. Les genoux du patron, c’est loin de constituer son siège favori. Depuis le salon on perçoit de la musique dans une pièce proche… Des rires de femmes… Le prince explique à son diplomate que ce sont des dames du harem qui se préparent pour la grande fiesta. Il veut une soirée sublime, Kelbel 69 deux fois. Le Parc-aux-Cerfs ! Un vrai petit Louis XV dans son genre…
Le café bu, il frappe dans ses belles paluches manucurées.
Son larbin levantin s’avance, tout miel, tout rahat-loukoum.
— Conduisez ces messieurs auprès de ces dames afin qu’elles fassent connaissance ! ordonne-t-il.
Puis, à Béru et à Bibi :
— Vous vous mettrez à votre aise, mes chéries et vous nous rejoindrez dès que vous serez prêtes.
Ça fait un drôle d’effet de jouer les pétasses, je vous le garantis. On a beau se dire que c’est dans un louable but, y a de quoi vous complexer pour le restant de vos jours. On se sent devenir bétail. On rougit du dedans. On a les organes qui se révoltent.
Le loufiat nous précède en direction de l’entrée. Mon système nerveux est électrifié jusqu’en ses moindres recoins. Vous connaissez le pifomètre de votre San-A., mes cailles. Un vrai radar à cartilages. Il renifle l’imminence du grabuge et l’imminence grise, comme disait Richelieu. Je virgule un coup de coude dans la triperie du Mastar.
— Ouvrons grands nos vasistas ! conseillé-je.
— Paré ! souffle le Formidable.
Il marche derrière moi, en se tordant les pinceaux à cause de ses targettes à talons hauts.
Toujours précédés du larbinoche, on traverse le testibule (ou le vesticule si vous préférez) et notre mentor ouvre une porte capitonnée.
— Vous pouvez vous déshabiller ici, dit-il.
Il donne la lumière. Je marque un temps d’arrêt à l’entrée du dressing-room, mais celui-ci est vide. Alors j’y pénètre avec mon compère. C’est une petite pièce tendue de moquette parme jusque sur les murs. Deux fauteuils crapauds et les penderies garnies de cintres en constituent l’ameublement. La lourde s’est refermée derrière nous. On se défrime, passablement désorientés. Le Gros est lourd, hostile. Sa perruque rousse rejetée en arrière démasque les rides soucieuses qui accordéonisent son front de penseur.
— Et maintenant ? demande-t-il, on va tout de même pas se dépoiler et se laisser jouer « Branche-toi-sur-mon-compteur » bleu par ces messieurs de la Grande Famille sous prétexte que ça correspond aux nécessités de l’enquête ! Je veux bien que j’aie servi dans les tirailleurs sénégalais, mais quand même, quand j’interprète Carmen je fais plus volontiers le taureau que la nana à don José !
Sans mot dire, je retourne à la porte. Elle est fermée à clé. Mon flair ne m’avait pas berluré, nous sommes prisonniers.
Béru, qui a surpris mon geste, fait la moue et se laisse quimper dans un des fauteuils.
— Je m’installe à l’orchestre pour attendre la suite, déclare-t-il. Je voudrais pas te porter préjudice au moral, Gars, mais pour une idée olé-olé, tu peux la faire breveter.
Je me rabats vers lui en titubant. C’est ce flottement de ma démarche qui m’alerte. Lorsqu’un homme titube, c’est qu’il a trop bu ou pas assez mangé, ou alors qu’on l’a médicamenté.
— T’as pas le cervelet qui patine, toi, Gros ?
— J’allais te poser la même question, ton Kelbel nous a fait prendre un barbier turc[47], je parie.
— Ça m’étonnerait, réfléchis-je, je me gaffais d’un coup semblable et j’ai ouvert l’œil. Je suis certain qu’on ne nous a rien servi de particulier…
Je renifle et mon léger vertige s’accentue.
— C’est maintenant que ça se passe, Gros. On nous a bouclés ici pour nous enfumer. Le coup de la chambre à gaz ! Il n’y a pas d’autre issue que la porte et ils sont en train de gazer le local… C’est inodore, ça ne fait pas de bruit. Le temps qu’on se dépiaute et on partait mine de rien dans les brumes.
— Faut trouver le rifice ! décide Sa Bérurerie en le levant. Commence par un bout, moi par l’autre…
Le voici qui se met à inspecter minutieusement le plancher, les murs et le plafond.
— Les murs seulement, recommandé-je, l’appartement du prince est à un seul niveau de l’hôtel, il n’a donc pu bricoler que les cloisons.
En chasse ! On se retient de respirer au maxi et on palpe la moquette recouvrant les murs. Comme je parviens à la penderie, je sens, au ras du galon bordant celle-ci, un léger souffle. J’arrache avec l’ongle le coin du galon, démasquant un petit trou rond. C’est par là qu’on nous distribue de la roupillance.
— Tiens le doigt dessus, me conseille Alexandre-Benoît.
Il dégaine un couteau à cran d’arrêt de sa jarretelle, brise un cintre à habit et se met à tailler une cheville dans la barre inférieure du trapèze. Un sacré futé, ce Gros !
Utilisant le manche de son ya comme marteau, il enfonce la cheville dans le trou ; puis il hume avec insistance.
— M’est avis que j’ai rebouché le flacon, assure-t-il. Reste à savoir maintenant si ce qu’on a reniflé est suffisant pour nous faire pioncer !
Nous nous asseyons. Le vertige continue, mais ne s’amplifie pas.
— On échappera à l’anesthésie, assuré-je.
— Je crois, admet le Gros. Selon toi, qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?
— Je pense que lorsqu’ils nous estimerons groggy, ils viendront nous chercher pour nous conduire dans un lieu plus discret.
— Le lieu plus discret que tu causes, ça ne serait pas le fond du canal Saint-Martin, des fois ? Je nous vois assez enveloppés dans du grillage, avec cinquante kilos de plomb pour nous tenir compagnie.
— Allongeons-nous sur le sol, Béru, et attendons la suite. Quand ils entreront, on avisera.
Aussi taudis, aussitôt fée[48]. Nous nous couchons dans des postures adéquates et concomitantes pour attendre la suite des événements.
Une plombe au moins s’écoule. A plusieurs reprises, plus une, je suis sur le point de m’endormir, mais je tiens bon. Et le Gravos également. Enfin je perçois des chocs, le bruit d’une clé qu’on tourne… La porte s’ouvre.
— Laisse, je ferai tout seul, dit une voix feutrée.
Je risque un bout d’œil. Un zig se présente de dos, halant quelque chose de pesant.
Il porte un masque à gaz et tire une gigantesque malle cabine. Il finit d’entrer (comme on dit à Lyon) et referme la porte. Ses projets sont clairs : nous coller dans la malle afin de nous évacuer discrètement de l’hôtel. J’avais vu juste et ce m’est une satisfaction intime.
Le voici qui soulève le couvercle de la malle, puis se penche sur Bérurier. Il commence par le gros œuvre, c’est un courageux. Tel que je crois connaître Sa Majesté, il va sûrement y avoir une clé à la clé. Béru, c’est pas un champion de jute-lui-dessus ou de cas-raté ; ses prises manquent d’esthétisme, mais elles sont efficaces.
Effectivement, A.B. a un geste que je distingue mal. Un seul. L’emmalleur pousse un cri rauque et part en arrière. Il trépigne un brin sur le gazon bien ratissé de la moquette et s’immobilise. Inquiet, je me dresse sur un coude. J’ai en raison de me faire du souci pour sa santé. Le Gros, qui en a sa claque de travailler dans le demi-mondain, vient de lui plonger la lame de son coutal dans la poitrine jusqu’à la garde[49]. Où est-ce qu’il a étudié l’anatomie, Béru, on se demande ! C’est large, une poitrine d’homme, et un cœur ne l’est pas tellement. Pourtant il l’a planté en plein battant : rran !
— Eh ben, dis donc ! murmuré-je, quand tu te mets à jouer Fort Apache, tu ne lésines pas !
— T’as pas vu qui c’est ? demande le Mahousse en arrachant le masque à gaz de sa victime.
Je tressaille en reconnaissant le dénommé Frank Heinstein, l’empoisonneur de la môme Rita.
— Je l’ai retapissé à travers la vitre de son n’hublot, m’explique Béru, alors j’ai plus hésité à lui pratiquer sa césarienne.
Plus une action est intense, plus je me sens survolté, aussi n’hésité-je point :
— Aide-moi, Gros ! je vais récupérer son imper…
— Pour quoi fiche ?
— Tu vas voir !
Il m’aide à débloquer l’Allemand et j’enfile l’imperméable, puis je me mets le masque à gaz. Je fais alors signe à Béru de s’effacer avant d’aller délourder. Comme je le pensais, les deux larbins du prince sont dans le hall, qui attendent.
— Donnez-moi un coup de main ! je leur lance rudement.
Ils s’avancent en appliquant leur mouchoir devant leur figure. Dès qu’ils se sont suffisamment approchés, je foudroie l’Espago d’un monumental ramponneau dans la boîte à ragoût. J’ai tellement billé que ça l’a envoyé dinguer à l’autre bout de la pièce où le poing de Bérurier le termine irrémédiablement.
Le gnace fait atchoum en toutes lettres, et même en lettres majuscules, et s’effondre pour une durée illimitée. Ne reste plus que le Levantin, mon adjudant. Ce dernier n’a pas plus de réflexes qu’une boîte de pilules contre l’acné juvénile. Il demeure immobile, son tire-gomme toujours appliqué sur sa bouche. Son seul souci semble être de ne pas renifler le gaz endormant. Les réactions des hommes devant le danger sont imprévisibles ; la plupart du temps, ils essaient de conjurer une menace en prenant des risques beaucoup plus grands que celui qu’elle constitue. Par exemple, lorsque le feu se déclare dans leur cuisine, ils se balancent du huitième étage.
— Règle-lui son taf ! ordonné-je à Bérurier, vu que je répugne à cogner sur un type sans défense.
Les basses œuvres ne lui font pas peur, au Gros. C’est le volontaire-né, l’engagé d’office, le velléitaire constant, le sacrifié type, le marteau-pilon toujours disponible. L’esprit laveur de vaisselle et nettoyeur de tranchées, il le possède au plus haut degré. L’absence d’imagination, c’est la plus grande force des tortionnaires.
Béru, souverain, s’approche du deuxième larbinus. Il a un beau regard méditatif ; celui de la ménagère choisissant des aubergines sur le marché ; puis il se décide pour un coup de genou dans les bas morceaux. L’autre a les jambes qui génuflexient. Alexandre-Benoît lui cloque un poing de suspension sur la nuque et ce timoré va déguster de la purée de tunnel. Nous voici maîtres de la situation, une fois z’encore. Ce qu’on aura pu se dépatouiller des cas les plus beaux (parce que les plus désespérés) depuis que nous faisons carrière dans la Poule. Notre côté Zorro est tarifé, quoi !
J’arrache mon masque et nous nous évacuons après avoir relourdé soigneusement.
Des rires, des gloussements, nous parviennent aux portugaises.
J’entends la voix suave et rocailleuse du prince clamer :
— Encore ! Encore ! Oui ! Parfait ! Oh ! que j’aime !
— Cette crème d’Altesse est en train de drôlement se divertir, assure Bérurier avec haine. Bouge pas, je vais y arranger le blason à c’t’ endoffé.
— Pas d’emballement, le calmé-je, joue pas les Bonaparte au pont de Lodi, Gros. Maintenant qu’on brûle, s’agit de pas se rôtir les plumes.
Je vais à la porte de la chambre où se déroule la fiesta louis-quinzième et je colle mon œil au trou de la serrure, mais malheureusement, je ne vois rien d’autre qu’un morceau de tapisserie.
Ça glousse, ça glougloute, ça chouchoute, ça broubroute, ça prout-proute terrible là-dedans. Le Parc-aux-Cerfs, Casanova, Sade, les folles nuits d’Andalousie ! Le harem en folie !
— Y a que les huiles pour se payer des orgies pareilles ! décrète le Gros ! Des mecs comme voilà ce prince, c’est bon à nibe, faudrait le flytoxer ! Les révolutionnaires de son bled, ils auraient dû lui sectionner le cigare et lui planter la tronche sur la grille du portail.
— Chut ! intimé-je.
C’est pourtant vrai, ce qu’il dit Béru. La pire calamité de ce monde, c’est les oisifs. Ces pauvres gens riches qui se demandent tous les jours de quel superflu ils pourraient bien avoir besoin. Dans le fond, je les plains d’être riches ad libitum. Ça nécessite un fameux esprit inventif. L’homme, qu’est-ce qu’il lui faut pour avoir de l’appétit à vivre ? Des limites ! S’il n’a pas le souci de déplacer ses frontières, d’étendre son pouvoir, il est malheureux. Kelbel 69 deux fois, il est tellement bourré d’osier qu’il a son portrait peint par Rubens, c’est vous dire ! Remarquez, un prince sans pognon, c’est comme un taxi londonien sans essuie-glaces, ça ne rime plus à rien.
Mais l’heure n’est plus aux réflexions, me dites-vous ? Merci de me le faire remarquer. Si je vous avais pas, je finirais par dire des culteries.
Je sors mon pistolet de mes jupes et je tourne lentement the loquet of the door. J’ouvre… Ces messieurs sont avec des dames. Et les dames leurs font de ces sortes d’espèces d’agaceries qui feraient péter les bandelettes de toutes les momies masculines du British Museum.
Oh ! ce travail ! Surtout comptez pas que je vous le décrivasse car, recta, on m’interdit à l’affichage de vos San-Antonio, mes copains libraires seraient obligés de vous les cloquer à la sauvette dans leurs ouatères. C’est beau d’avoir du style, mais faut pas chahuter avec la morale. La morale, mes fils, c’est la tige de fil de fer qui fait se tenir droite la queue molle de l’œillet. Remarquez que tous les régimes, qu’ils soient de gauche on de droite, sont bien d’accord sur ce point.
Toujours est-il (ça, je viens de téléphoner à mon avocat, pour être sûr de pouvoir vous le dire sans risquer l’échafaud), toujours est-il, redis-je, que c’est plein de dames à loilpé avec nos trois messieurs. On voit des dames avec des messieurs, des dames avec des dames, des dames avec des messieurs-dames. Une sacrée paire de fresques ! Le nœud de vipères ! J’aurais mon Polaroïd sous la main, je prendrais une demi-douzaine de photos, histoire d’assurer mes vieux jours. Sa Majesté Kelbel 69 deux fois est en train de justifier son numéro dynastique avec une grosse bonne femme pieusement vêtue d’une médaille religieuse.
L’ambassadeur et son gigolpince se livrent à un exercice de haute voltige, encouragés à la main par deux très belles filles, tandis que deux autre bergères s’assurent la soudure sur un canapé. Dans le libidinage ambiant, on n’a pas remarqué notre venue. Je zyeute un instant cette scène démoniaque (quelques gouttes de démoniaque dans un verre d’eau, ça dessaoule). Puis je décide de clôturer le festival et de proclamer le palmarès.
— Mettez les aérofreins, m’sieurs-dames ! C’est le moment d’amorcer votre descente !
Ça jette le trouble. Tous les visages se tournent vers moi. Et c’est pour lors que mon pétard m’en choit des pinces. Ce que je découvre me solidifie le bulbe rachidien. C’est tellement inattendu, tellement effrayant ! Si vous saviez ! Vous voulez le savoir ? Vraiment, vous vous sentez aptes à supporter le choc ? Ça va pas vous commotionner le circuit raisineux ? Votre battant, il marche à la digitaline ou il emploie Astra, dites voir ? Parce que je voudrais pas que vous me fassiez une embolie en plein bouquin, les mecs ! De quoi j’aurais l’air avec votre cadavre en guise de signet, hein ? Non, sans charre, vous êtes certains de la qualité de vos vaisseaux, on peut y aller ?
O.K., alors je prends le risque. Figurez-vous que je connais deux des dames folâtres réunies ici pour le contentement du prince Kelbel. Je connais sa partenaire et l’une des deux frivoles qui se grumaient la plante potagère à bulbe. La première citée n’est autre que Berthe Bérurier et la seconde, c’est Odile ! Admettez que pour un coup de théâtre, c’en est deux, hein ? Je ne veux pas me vanter, mais vous pouvez faire la tournée des auteurs à suce-pince, jamais vous ne trouverez dans leurs élucubrations des renversements aussi renversants. Comme l’écrivait naguère le père François dans son bloc-notes sur papier hygiénique : « San-Antonio est l’empereur du coup de théâtre.Je ne lui fais pas dire ! Et pourtant c’est un homme qui a toujours une balance de pharmago sur sa table de travail pour peser ses mots.
Réalisâtes-vous bien la situation, chers lecteurs, chères lectrices et chers illettrés qui n’avez pas le bonheur de me lire ? Berthe en costume d’Eve, avec les roploplos qui battent des mains, le rouge à lèvres façon Epinal d’époque et la chevelure déchevelée. Odile, si menue, si fabuleusement mise en volume par ses chers parents. Odile si douce ! Odile que j’aime ! Odile, quoi ! mêlée à cette partie de galichouillage…
Mon Béru, branlant de stupeur, regarde à s’en faire gicler les lampions cette énorme personne qu’il qualifie pourtant de moitié et qui faillit faire de lui un veuf.
Qui donc a exprimé des doutes sur la bonté de l’homme ? Moi peut-être ? Ça serait assez dans mes manières ! Eh bien non : l’homme est bon. Car notre première réaction, à Béru et à Bibi, ça n’est pas la colère, mais la joie. L’exaltation de retrouver vivantes celles que nous craignions perdues ! N’importe qu’elles fussent nues et dépravées, ce qui compte c’est qu’elles vivent. N’importe qu’elles se fussent abandonnées aux louches extases libidineuses de cette chambre princière ; ce qui nous intéresse, c’est leur présence bien et — ô combien ! — réelle !
— Berthe ! s’égosille l’Enflure.
— Odile ! glapit mon organe surmené.
Le prince à poil se dresse, avec l’air d’un hibou réveillé par le sifflet du laitier. Notre intrusion, en tout cas, lui a coupé le sien. C’est plus un sceptre, c’est une cravate ! Il pantèle. Il est navré. A le voir ainsi démuni, on comprend pourquoi faut coûte que coûte isoler les gens célèbres si l’on veut qu’ils restent célèbres. Y a pas de grands hommes nus, mes fils, rappelez-vous toujours ça et la vie vous appartiendra.
Il a tellement l’habitude du respect d’autrui, du faste et de l’obséquiosité, qu’il ne sait plus comment se tenir ni quoi dire, Kelbel. Il est épaté prodigieusement par notre irruption. Embêté à mort. Disjoint, pour ainsi dire. Il ignore comment on se tient quand on est prince et humilié ; son précepteur lui a pas appris, c’était pas dans le manuel du parfait-petit-monarque. Voilà une grosse lagune à combler, comme disent les Vénitiens. Désormais, les dauphins et dauphines, faut leur enseigner l’art et la manière de subir les outrages, sinon ils sont désemparés quand leur couronne a roulé au ruisseau. Un de mes amis chanteurs me disait naguère ces belles paroles : « Je suis resté simple malgré mon succès.C’est à méditer, à méditer ! C’est dur d’avoir été vedette et de ne plus l’être. C’est pire que tout. On se croit déchu. On l’est ! Il subsiste quelque chose par rapport aux autres, cependant. Ça fait un peu comme les anciens politiciens qu’on continue d’appeler monsieur le président ou monsieur le ministre, alors que tout ce qui leur reste en fait de promotion sociale c’est d’être abonnés à la puissante Compagnie du Gaz.
Il marmonne un truc dans le genre de « qu’est-ce à dire ?Il veut bomber le torse, relever le sourcil, mettre le poing sur la hanche. Mais Béru s’approche de lui. Son bon premier mouvement passé, il devient drôlement teigneux, le Gros. Taureau furax, fonçant sur la muleta, ou plutôt sur l’amulette du prince. Le flagrant délit lui monte au caberlot, à mon cher Bibendum. Il veut réparation, se payer sur la bête, sur la bébête, sur l’abbé bête. Il torgnole Kelbel de première. Il commence par une claque, puissante, pensée, large, appuyée. Et puis il la renouvelle en plus rapide. Et encore. Et encore encore ! Vlan ! Vlan ! Vlan ! On regarde, sidérés, ce gros flic cocu, déguisé en femme, qui soufflette un seigneur déguisé en Adam (c’est pas l’Adam de sagesse). Y a une certaine grandeur dans ces gifles qui crépitent. Vlan… Vlan… Comme ça se poursuit, comme ça se régularise, comme ça prend du rythme, comme ça devient mécanique, on a soudain envie de les compter. On regrette de n’avoir pas commencé à partir de la première. On se dit qu’on fera une estimation ensuite, mais qu’il faut absolument dénombrer ce qui va suivre parce que ça sera long. Une, deux, trois, quatre… Béru ne faiblit pas. Le prince a toujours le même gémissement, le même balancement de tronche… Vlan… Vlan… Dix, onze douze, treize… Une machine, je vous dis ! Bien réglée, bien huilée, garantie sur facture. Béru, un jaloux, mais jaloux jusqu’alors en toute tranquillité. Un jaloux qui se déclenche. Qui en a long à battre ! Tout le monde se tait. Tout le monde regarde, médite et apprécie. La scène n’est pas brutale, ni violente, ni rien… Elle se déroule seulement dans une espèce de quatrième dimension. Dix-huit, dix-neuf… Comment peut-il atteindre à une telle régularité, mon Béru, hein, dites ? Le temps de laisser retomber son bras pour lui donner la possibilité d’un nouvel élan, et le voici qui se relève, terminé par une large main blêmissante. La main s’applique sur la gogne du prince. Vlan ! Vlan ! Kelbel a la joue blanche, puis rouge, puis violette ! Enfin ça noircit. Ça devient de plus en plus noir. Et puis ça enfle… Ça gonfle de plus en plus… Et puis ça crève ! Ça se fissure de plus en plus. Et puis ça saigne. Mais y a que le bruit de la gifle qui change, le rythme, lui, demeure constant. Vlan… Vlan… Quarante et un, quarante-deux, quarante-trois… Il va frapper pendant combien de siècles ainsi, le gros Béru ? C’est pas prévisible. Il a sa main rouge du sang princier. Il ne souffle même pas fort. Vingt ans de technique dans l’art délicat du passage à tabac trouvent brusquement leur justification, leur aboutissement. Vlan !.. Vlan !.. Les yeux de Kelbel 69 deux fois deviennent tout choses. Il a la frime déformée. On dirait que son profil opère une rotation, un demi-tour à gauche, gauche ! J’en suis à soixante-huit gifles lorsque l’ex-souverain du Jtempal s’écroule. La soixante-neuvième beigne de Béru ne rencontre que le vide et déséquilibre son auteur. Alexandre-Benoît exécute une embardée et choit sur un divan opportun.
Là, il reprend souffle.
— Berthe ! appelle-t-il doucement, viens me masser le bras.
Docile, sa mémère s’agenouille près de Béru et se met à lui malaxer le biceps.
Je m’approche alors d’Odile. Elle a un sourire radieux, mais lointain.
— Bonjour, chéri, me fait-elle.
Je la mate attentivement et je m’aperçois qu’elle est droguée à bloc.
— Rhabille-toi, Odile ! lui ordonné-je doucement.
— Oh, chéri, pas encore, on vient juste de commencer…
Je sens du triste, du gluant, de l’amer au fond de moi. Ce qui s’est passé, je ne le comprends que trop bien : Odile a été kidnappée, on l’a amenée au prince qui l’a camée à fond et elle fait une crise érotique. Je voudrais être ailleurs, n’importe où… Marcher dans le froid on sous la pluie. Marcher dans la nuit, droit devant moi. Suivre un remblai de voie ferrée par exemple et respirer l’air mouillé qui sent la soie. Je voudrais ne plus penser. Gommer de mon esprit ces laides images. M’enfoncer dans une profonde fatigue comme dans les draps rugueux d’un lit de campagne. Il y a des moments, comme celui-ci, où l’on se sent loin de la table d’hôte. Quand on est loin de la table, le plus simple est de rapprocher sa chaise, mais quelquefois on a envie de tirer la table à soi, obligeant tous les autres convives à se déplacer. Vous connaissez ?
— Odile, soupiré-je, Bon Dieu, ce que tout ça est con !
Elle me passe ses bras au cou.
— Pourquoi dis-tu cela, Antoine chéri ?
Je me tourne vers les autres partenaires. Ces dernières sont de solides pouffiasses, bien éveillées, bien lucides.
— Appelez un médecin ! leur ordonné-je.
Puis je guide Odile jusqu’à la salle de bains.
Tandis qu’elle obéit, je fais couler de l’eau froide sur ma nuque et je me bassine longuement le visage. Pas de défaillances, San-A. ! Serre les chailles, mon pote ! La vie, ça n’est que l’idée qu’on s’en fait. Les grosses désillusions, faut les chasser à coups d’aspirine, comme les mauvaises migraines. Tenir ! Se mettre les larmes en réserve pour les verser le jour où ça vaudra le coup !
Je retourne dans la chambre orgiaque. L’ambassadeur et son gigolo se reloquent rapidos.
— Police ! leur dis-je, restez à notre disposition jusqu’à nouvel ordre.
— Je suis ambassadeur ! se rebiffe le gâtouillard.
— Si l’affaire s’ébruite, vous ne le resterez pas longtemps.
Il se le tient pour dit et va s’asseoir au salon. La grosse Berthe continue de masser le bras vengeur de son bonhomme. Des larmes dégoulinent sur la face couperosée (de Provence) du Mastar. Il pleure sur ce qu’il a vu, le bon biquet. Il se dit qu’à partir de dorénavant, son ménage ira à la va-comme-je-t’épouse. A moi de sauver la situation. A moi d’oublier mon chagrin pour oindre ce cœur endolori du bel onguent de l’illusion.
Un regard m’a suffi pour piger que, contrairement à Odile, Berthe Bérurier jouit de toutes ses facultés.
— Quelle ordure, ce prince, grondé-je, droguer ainsi ces pauvres femmes pour abuser d’elles…
B.B. me gratifie d’une œillade reconnaissante.
— Droguées ? demande le Gros.
— Sans blague ! m’écrié-je, t’as du velours noir sur les falots pour pas t’apercevoir que nos bergères sont bourrées de haschisch ?
Il mate sa donzelle, laquelle, parfaite comédienne, s’empresse d’adopter un regard cloaqueux.
— C’est pourtant vrai, reconnaît mon adjoint. Je me disais aussi, Berthe faire une bonne manière à un mec devant tout le monde, ça lui ressemble pas. Alors, c’est vrai, ma Guenille, que ce salaud t’a camée ?
Elle joue les Manon, la mère Béru, pour le coup. Dans le style « je suis encore tout étourdi-i-i-i-e ». Elle se prend la coupole à deux mains. Elle bat des paupières. Elle soupire :
— Attends, ne me brusque pas, il faut que je cherche à me souviendre.
— Ah ! dis donc, elle est drôlement délabrée de la pensarde, ma pauvre Minouchette, s’apitoie Sa Majesté. Il a dû bougrement forcer la dose, le Kelbel. Mais il va me payer ça ! Vise un peu ma Berthy, Gars. On dirait qu’elle regarde jouer « Mais te balade donc pas toute nuesur le préavis de Notre-Dame[50] ! Elle a les coquards qui floconnent.
— Bon, c’est pas le tout, tranché-je, maintenant il s’agit d’exploiter la situation puisque nous l’avons bien en main.
— Prêt à la manœuvre ! lance-t-il, revigoré.
Il embrasse sa dame entre les seins.
— Je te ferai oublier tout ça, ma Grosse, promet-il. Tu verras, le temps effacera…
— En attendant, essaie d’effacer l’évanouissement du prince, car j’ai absolument besoin de lui parler ; moi, je m’occupe de ramener Berthe à la réalité.
J’entraîne la dame de ses pensées dans une pièce voisine tandis que Béru rafle une bouteille de scotch pour mieux jouer les soigneurs.
3
L’EFFET DU PRINCE
— Et alors, dame Berthe, attaqué-je, on joue les favorites de harem, maintenant ?
Elle se masse le front, chiquant à l’égarement. Mais, comme c’est moi qui lui ai soufflé son rôle, je ne suis pas dupe.
— La dame aux camélias, ma bonne amie, ça sera une exclusivité pour votre bonhomme, si vous le voulez bien, stoppé-je. Je préférerais que nous jouions cartes sur table car vous n’êtes pas plus droguée que l’agneau de lait en train de téter sa mère.
Elle laisse retomber son bras, renonçante.
— On prend tout par le début, Berthe. Vous étiez chez vous tandis que nous emmenions le coq à l’hôpital. Ensuite ?
Ce qu’il y a de bien avec les frangines comme la mère Béru, c’est qu’elles n’ont aucune honte à s’avouer vaincues. Il s’agit seulement de leur parler net et de leur enrayer la glande à simagrer. La v’là donc qui devient urbaine et claire dans ses explications.
— Je commençais à préparer le repas lorsqu’on a sonné. Une très jolie fille blonde avec un accent étranger se tenait sur le palier…
Elle avale sa salive, tripote sa médaille (laquelle représente Sainte-Pétahouche en train de pêcher la crevette rose dans la mer Noire) et poursuit, en croisant les jambes, histoire de soustraire sa brune, drue et bouclée intimité à mes yeux fureteurs.
— Vous êtes Mme Bérurier ?que demande la personne que je vous cause. « Oui, mademoiselle », je réponds. « Je viens vous prévenir que votre mari vient d’avoir un accident, rien de très grave, mais si vous voudriez bien me suivre ?elle continue. Mon sang ne fait qu’un tour. Je saute dans mon manteau et je la suis. On monte dans une grande auto américaine que conduisait une autre fille blonde. Ça démarre. Comme je chialais tout ce que je savais, la fille blonde me tend un flacon. « Buvez z’une gorgée de ce vulnérable, elle me conseille, ça vous remontera.Je l’obéis. Mais à peine que j’ai bu, voilà la tête qui me chavire et je m’écroule…
Elle est vachement narrative, B.B. Une digne dame de poulet.
Je lui opine sous le nez :
— Ensuite, chère amie ?
— Je m’ai réveillée ici. On m’avait attachée dans ce fauteuil où vous êtes. Le prince et un grand type blond, plus ses larbins, m’entouraient. « Vous avez tort, prince, disait la fille blonde qui participait elle aussi à la réunion, on devrait la mettre au plus vite sous haute surveillance, car elle peut être amenée à jouer un rôle capital. « Ici elle ne craint rien », qu’il a rétorqué, le prince. « Je compte auparavant me donner un peu de bon temps avec cette personne dont les formes m’enchantent. »
Berthe rosit.
— J’étais son genre, quoi, fait-elle. Comprenant que ma vie tenait qu’à un fil, je suis passée par tous ces caprices, nécessité fait loi.
C’est son plaidoyer. Comment lui donner tort ? Pour reprendre ce vieux proverbe libanais dont le révérend père Dechose a fait sa devise : il vaut encore mieux une affolée vivante qu’une vierge morte.
— Certes, poursuit Berthy en baissant le ton, le prince avait des exigences, mais je dois reconnaître que c’était un merveilleux partenaire.
Elle soupire.
— Je ne veux pas avoir de secrets pour vous, cher San-Antonio : il me manquera. Rarement j’ai trouvé chez un homme autant de fougue, autant de forces, autant de malice, autant de…
— Autant pour les crosses ! l’interromps-je. Ça vous fera un souvenir, Berthe, mais de grâce, enterrez-le dans les plates-bandes de votre jardin secret et n’en parlez plus, votre honorabilité en souffrirait.
Elle essaie une larmichette d’un revers de main et se masse les mamelons.
— Quel diable d’homme ! conclut la femme Bérurier.
— Parlez-moi d’Odile…
— La petite nouvelle ?
— Oui.
— J’ai entendu un certain remue-ménage au début de l’après-midi. Des pleurs… Puis plus rien. Les autres filles se sont occupées d’elle. Ensuite elle était docile. Je pense qu’elle, on l’a droguée en effet. Mais après je vous prie de croire qu’elle se payait du bon temps.
Pourquoi l’envie me prend-elle de gifler Berthe et comment m’empêché-je de céder à cette envie ? Mystères.
— Depuis que vous êtes là, avez-vous surpris des conversations entre le prince et ses complices ?
— Non… Après m’avoir amenée ici, la fille blonde lui a dit au revoir et elle est repartie.
— Pour où ?
— Je ne sais pas, mais c’était pour longtemps, à la façon qu’ils se disaient des « bonne chance », des « j’ai été heureux de vous connaître », des « merci de ce que vous avez fait pour moi »…
— Qui remerciait qui ? je demande, intéressé.
— Le prince, dit Berthe. Il en finissait pas de gratuler la fille.
Je gamberge un peu… Scène extraordinaire, mes amis. On est au Seigneurial Palace. On y bute des types. On s’y déguise en femmes. On interrompt des partousettes et on y découvre Odile et Berthe en pleine séance d’introspection rétrospective.
Le Mastar surgit dans l’encadrement.
— Ton prince de mes deux vient de prendre connaissance, annonce-t-il. Je préfère que ça soye toi qui le questionnes. Vu que si je m’en mêlerais il lui resterait plus un bout de crâne pour y poser sa couronne.
Là-dessus, il se jette sur sa chère épouse et la pétrit amoureusement.
— Ma biquette jolie ! il pleurniche. T’as enfin récupéré, dis, poupée rose ? Tu te sens mieux ?
— Oui, soupire Berthe, mais quel calvaire !
Béru lui mordille les cheveux.
— T’as dû en voir de dures, s’apitoie le bon époux. Mais je te ferai oublier, va ! On partira en vacances à Courbevoie, dans l’hôtel de notre voyage de noces, ma colombe bleue. L’essentiel c’est la vie et la santé, Berthy. Rien d’autre ne compte. Et puis l’amour aussi, parbleu ! L’amour, avec un H majuscule… De ce côté, avec moi t’es parée. Pas besoin que je te droguasse pour te pousser au vertigineux, hein, Berthounette ?
Tout en flirtant, il lui masse la nudité. Pressentant des retrouvailles impubliables, je passe pudiquement dans la pièce à côté.
Il est exact que Kelbel ait repris connaissance, à défaut de figure humaine. Un drôle de tuméfié, croyez-moi. Sa tronche ressemble à un topinambour grossi vingt fois. Il a un œil plus bas que l’autre, une joue pareille à un steak tartare et la lèvre qui emprunte une déviation. En somme, Béru a accompli ce que les révolutionnaires tempaliens rêvaient de faire subir au monarque déchu.
J’écarte les autres bergères qui lui bassinent la vitrine avec des serviettes mouillées.
— Caltez, volailles ! leur dis-je, mais ne quittez pas l’appartement sans un bon de sortie, sinon je vous ferai savourer les joies de mon cabriolet deux places à serrure antivol.
Nous voici seulâbres enfin, Kelbel et moi. Il conserve, nonobstant sa défiguration, un certain maintien. Le sang bleu, c’est le raisin des courageux, faut l’admettre.
— Je crois que votre réception intime a tourné court, prince !
Il se lèche un coin de lèvre particulièrement proéminent.
— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais votre copain Frank Heinstein est un peu mort dans le dressing-room. Et vos larbins-gardes-du-corps sont dans un état alarmant : une vraie Saint-Barthélemy, monseigneur. D’ailleurs, poursuis-je, c’est fou ce qu’on peut dénombrer comme décès dans cette affaire. Laurenzi, Couchetapiane, Rita-la-pétasse… Et je suis sûr que j’en saute.
Ce préambule lui prouve que je suis au parfum de beaucoup de choses.
— Une majesté comme la vôtre impliquée dans une affaire de meurtres, voilà qui va effeuiller le Gotha ! Et lorsque je prouverai — car je peux le prouver — que vous avez participé à des dîners chez des truands, vos derniers partisans courront se faire inscrire au parti communiste jtempalien. Quand on pense que votre effigie décorait les billets de cent godmichés et que vous y étiez représenté avec le grand cordon sanitaire ! C’est vraiment la chute de la monarchie, Majesté.
Il essaie de blêmir sous ses ecchymoses mais y parvient imparfaitement. Comme on dit dans les romans à prix fixe : ses yeux lancent des éclairs. Fort heureusement, la moquette constitue un isolant et les éclairs en question ne me court-circuitent pas.
— Après un cirque pareil, vous allez avoir droit à la une de tous les journaux mondiaux et en caractères plus gras que les pâtisseries au miel de votre pays !
Il a un imperceptible haussement d’épaules.
— Tout ceci pour en arriver à quoi ? demande-t-il calmement.
— Je suis flic, éludé-je provisoirement, commissaire San-Antonio, pour vous desservir, Majesté. J’ai une enquête à mener à bien et il me semble qu’elle ne se porte pas trop mal…
Il attend encore, torchant le sang qui lui sourd des plaies.
Je dois poursuivre. Négocier habilement avec le prince pour le convaincre qu’il doit se mettre à table. Lorsque je saurai ce qu’il sait, j’aurai la clé de l’énigme. Seulement voilà, Kelbel, malgré ses mœurs dissolues, c’est pas une mauviette. Je perçois des soupirs et des onomatopées dans le salon voisin. J’ai idée que les Béru se mettent la tendresse à jour. Dans ce climat « stupéfiant », avec une Berthe en tenue d’extase et un Bérurier en rade d’affection, ça n’a rien de surprenant.
Il a besoin de constater qu’elle est bien vivante, sa grognasse ; besoin aussi de lui démontrer que pour le radada, tout plébéien qu’il soit, il peut souffrir la comparaison avec l’amour monarchique. C’est une forme élémentaire de la lutte des classes ; de la lutte des castes ; de la lutte des cases ; de la lutte des castrats. Que Cupidon soit avec eux !
— Chère Majesté, continué-je, je ne puis vous promettre la discrétion en échange de vos confidences ; néanmoins, si vous me fournissez assez d’éléments pour me permettre de terminer cette enquête, je ferai l’impossible…
Kelbel me virgule un regard dédaigneux de son œil gauche, le droit s’avérant pour l’instant hors d’usage.
— L’impossible ? murmura-t-il.
— Afin d’éviter le scandale. Dites-moi où je peux rencontrer Hildegarde et…
Je me tais brusquement. Tout se passe si vite, tout est si stupéfiant, si romanesque…
Le prince qui jouait machinalement avec sa bague ornée d’un diamant de dix-huit carats (un diamant en or massif, en somme) vient d’en faire basculer le chaton. J’ai lu tellement de récits sur les bagouses à poison, en vigueur sous Henri II et Hitler Premier, que je réalise illico ses intentions. Je lui plonge dessus. Je le culbute ! Je le renverse ! Je l’étreins ! Mais je me prends les nougats dans les plis de ma robe et ça freine ma liberté de mouvements. Quand on est commissaire de police, le port de la robe de soirée est plus délicat que le port d’armes. Je sens le prince devenir tout mollasson dans mes bras. Je le lâche et il choit sur le tapis persan. Mort, Kelbel ! Kelbel mort ! Quelle belle mort ! Kelbel mord encore sa bague vénéneuse. Du cyanure premier choix ! Il est raide comme la justice de Berne. L’œil révulsé, les narines convulsées. Je ne veux pas jouer les plaintifs, mes chéries, mais admettez que je ne mérite pas ça. Ça crève sous mes pas, ça roussit, ça se combustionne comme si je chaussais des lance-flammes. A peine mettons-nous la main sur l’un des pions de ce funèbre échiquier qu’aussitôt il devient poussière. Ainsi de Laurenzi, ainsi de Couchetapiane, de Rita, de Frank Heinstein, du Prince… On me les tue ou ils se tuent. La Mort marche devant moi, à reculons comme un cameraman devant des comédiens. Il suffit que je tende la main vers ces chandelles susceptibles de me donner un peu de lumière pour qu’elle souffle dessus, la Mort, et me les éteigne. Je vais dans une nuit opaque, les bras tendus sur du vide.
Et pendant ce temps, les Béru prennent leur fade de l’autre côté de la cloison. Des décontractés ! Ils font comme chez eux, mieux que chez eux !
C’est beau la vie ! C’est bon l’amour ! La digue, la gigue, la ligue du culte ! Un coma ! Le sensoriel dit merde à l’esprit. Sauve qui peut ; le spermatozoïde passe à l’attaque ! Il quitte son réduit breton, ce petit maquisard intrépide.
Je me dirige vers la salle de bains et je trouve Odile assise sur le rebord de la baignoire, pleurant comme douze Madeleine. Elle paraît dégrisée. Je m’assois près d’elle, je passe mon bras sur son épaule. Horrible à dire, mais j’ai brusquement cessé de l’aimer. Je sais bien qu’elle ne se contrôlait pas, qu’elle était victime d’aphrodisiaques, n’importe : le vilain spectacle m’a libéré de cet amour qui me tourmentait. Un déclic s’est produit en moi. Je ne suis pas fier, mais je n’y peux rien. L’amour, c’est souvent ainsi. Passionnel longtemps, et puis une brutale déconnection se produit et c’est fini, le courant ne passe plus. Grâce au prince défunt, me voilà sauvé d’Odile. A nouveau, San-A. est disponible, les filles. Vaillant petit scout d’alcôve : toujours prêt (en anglais : ready).
— Ne pleure pas, mon chou…
Elle lève sur moi ses yeux baignés de larmes (comme on dit dans les romans pour jeune fille masturbée).
— C’est affreux, Antoine, il me semble avoir fait un cauchemar…
— C’en était un, mon ange !
A poil, qu’il est, l’ange. Déchu sans le vouloir. Mais dégringolé en piqué de son piédestal.
— Raconte-moi ce qui est arrivé, Odile…
Elle essuie ses yeux. Sur le coup elle ne s’aperçoit pas que je ne l’aime plus. Nos relations courent sur leur erre (d’en avoir deux). Ça se détecte pas dare-dare, la désaffection, contrairement à l’amour. Le partenaire malheureux met un certain temps à s’en apercevoir. Un certain temps à y croire, surtout. Il est prêt à couper dans les bobards, à se laisser chambrer. La réalité précède l’affliction. Il suffit d’un mot gentil, d’un baiser furtif pour maintenir les relations au beau fixe.
— Eh bien, lorsque tu m’as envoyée chez ce Couchetapiane, je me suis trouvée sur son palier en même temps qu’un grand type blond… Sans un mot il a sorti un revolver, me l’a montré, puis l’a remis dans sa poche en me faisant signe de le suivre. Nous sommes retournés dans la rue. Une auto noire, une traction, attendait, pas très loin de l’entrée. J’ai voulu m’élancer vers le café où tu m’attendais, mais il me tenait par le bras. Il a grondé : « Non !sur un ton qui m’a fait frémir. J’ai pris place dans l’auto. Une magnifique blonde s’y trouvait. Ils ont parlé en allemand tous les deux, puis la fille m’a tendu une boîte de bonbons en disant : « Tenez, ça vous fera prendre patience !Je ne voulais pas accepter, mais à nouveau, l’homme blond a braqué son revolver sur moi. Ils semblaient tellement impitoyables, l’un et l’autre…
La suite, je la connais. Berthe m’a déjà affranchi… La pastille endormante… Comme le coup du vulnéraire…
— Tu t’es réveillée ici ?
— Oui. Complètement nue. Le prince me regardait avec convoitise. J’ai crié. Alors ils m’ont fait prendre une drogue… Cela avait un goût amer, horrible… Ensuite il m’a semblé que je rêvais. Un rêve pornographique… Il y avait des filles nues, des hommes qui…
Elle se remet à pleurer. Je l’embrasse, apitoyé. Ce pauvre lapin, quand même… Elle faisait ses émaux, Odile. Elle m’aimait. Elle a une petite fille qui vit dans une pension chic… Et puis voilà… Faut s’étonner de plus rien, de nos jours, pas vrai, les gars ? Tout peut arriver, et du reste tout arrive : le concevable comme l’inconcevable. On croit bêtement que l’inconcevable arrive aux autres, mais va te faire considérer ! Un jour ça vous choit dessus : le billet gagnant, l’accident de bagnole, le cocufiage, la Légion d’honneur, la vérole, le grand amour… C’est pour tout le monde, l’exceptionnel. Comme le quotidien ; il suffit d’attendre, d’y croire. Se soumettre aussi, lorsque ça se produit. Pas faire le mariole, pas jouer au martyr, simplement dire banco et subir gaillardement. Les chagrins, à la rigueur ça colle. L’homme le plus démuni est bourré d’aptitudes. Il sait l’empoigner par le bon bout. Mais c’est les grandes joies qui le démontent.
— Essaie de retrouver tes vêtements, chérie. J’ai des gens à questionner.
Le gens que je cause, ce sont les deux larbins bouclés près du macchabe dans le dressing-room. Je les délivre. Ils ont été sérieusement contusionnés par le Mammouth. Une rencontre avec Béru, c’est en soi un accident grave, ça devrait être couvert par les assurances. Mais le Gros n’en tire pas gloire. Ça lui paraît naturel, ce don du Ciel. Il meurtrit ses vilains contemporains avec une aisance, une maestria confondantes. Le Paganini de la mailloche pour ainsi dire. Il n’est pas de ces mecs qui s’épatent eux-mêmes, qui se jugent jaillis du fion de Jupiter. Tenez, il y a quelques mois, je matais sur la deuxième chaîne l’intervielle d’un écrivain barbezilien et j’en suis pas encore revenu de la suffisance du bonhomme ! Pas croyable que ce gros vieux soit à ce point vanneur, redondant, épateur, paonesque ! Fou de lui, extatique devant son œuvre. « Qu’est-ce que je n’ai pas écrit ?qu’il demandait, ce modeste ! Comment peut-on être si vieux et si orgueilleux, à moins bien sûr d’être con comme trente centimètres de boudin ? Patriarche au mitan de sa tribu et de ses attributs ; chiquant au vieux mage, au souverain poncif, il en étalait de toute sa graisse rancie sous le harnois, fustigeant les mecs de la téloche qui l’avaient mal lu, glorifiant son œuvre immortelle, « petafinant »[51] les petits et grands confrères et souhaitant ouvertement leur mort pour pouvoir mieux leur pisser dessus (quand les autres sont sous terre il est plus facile de les compisser que lorsqu’ils se tiennent à la verticale). Un monstre, je vous dis. Une tranche de vie, format pudding. Un délire ambulant. Ce zigoto-là, il n’a pas besoin de la gloire, car il est la gloire, sa gloire ! Je m’étonne qu’il se soit abaissé à s’accoupler, cet onaniste type.
Je voulais fermer le poste, on bien rejoindre Guy Lux sur la première, mais je pouvais pas, il me fascinait, le vieux tricoteur d’auréole. C’est presque beau un gars qui se statufie, qui se masque-mortuaire, qui s’immortalise tout seul. Qui sécrète avec délectation le marbre devant recevoir son effigie, tels ces peintres qui fabriquaient leurs couleurs pour s’autoportraitiser. Je l’ai traité de vieux con pendant deux minutes. Dommage qu’il m’ait pas entendu, le Barbezilien barbeur ! On doit pas insulter un vieillard, je sais bien, mais cet homme si gonflé de sa personne n’a pas d’âge. Il échappe au temps et à toutes les servitudes de la vie. Son vrai don, ça n’est pas d’écrire des choses plus on moins géniales, c’est de se croire à ce point un génie. Un mironton qui traverse l’existence en portant des lauriers en guise de bitos et des ailes en guise de pardingue, il n’a pas droit à la retraite des vieux, non plus qu’au respect dû aux vieux.
Le larbin rouquin est toujours out, par contre, le Levantin est accagnardé contre le mur. Il se dénombre les mandibules d’un index mousseux.
— Comment te sens-tu, Yaudepipe ? je lui demande de mon air le plus facétieux, car vous n’ignorez pas combien j’ai la plaisanterie fastoche.
J’ouvre le couvercle de la malle et fais basculer celle-ci. Le cadavre de Frank Heinstein roule sur le plancher.
— Tu as vu ce qui est arrivé à ton petit camarade ? Si tu ne réponds pas à mes questions, il t’arrivera tout pareil, mon pote !
Le Levantin est terrifié. Ses yeux se mettent à ressembler à deux huîtres posées dans deux soucoupes.
— Il y a longtemps que tu es au service du prince ?
— Depuis toujours, il murmure en achevant de s’exorbiter.
S’il continue d’écarquiller ses lampions de la sorte, il va finir par se déchirer la figure.
— Donc tu l’as suivi en exil ?
— Oui.
— Tu peux m’expliquer ce qu’il traficotait avec une belle Allemande prénommée Hildegarde ?
Le Levantin secoue la tête, sans répondre.
— Tu l’aimes bien, ton prince, je crois piger, non ?
— Je donnerais ma vie pour sauver la sienne !
— Alors je vais te faire faire des économies, fiston. Viens avec moi.
Je l’entraîne jusqu’à la chambre où gît Kelbel 69 deux fois. En apercevant le cadavre de son maître, le valet pousse des cris et verse des larmes en se lacérant la poitrine de ses ongles.
Je lui désigne la bague dont le chaton est ouvert.
— Il s’est empoisonné pour éviter le scandale, fais-je. Si tu es coopératif, je te promets que sa mémoire sera préservée, sinon c’est le gros bigntz dans la presse et son suicide n’aura servi à rien.
Je le laisse lamenter encore. Dans son pays, ça se pratique couramment. Il y a les professionnels de la larme, des gars qui ont leur licence de pleureur et qui sont inscrits au registre du commerce. Certains, même, se constituent en S.A.R.L. (société à rendement lacrymal, ça veut dire) pour avoir droit de faire figurer les oignons sur leurs frais généraux.
Quand il a poussé trente-six cris, cent vingt-deux plaintes et mille quatre cent quarante soupirs, je le réagis[52].
— Bon, maintenant que tu t’es déchargé les glandes, gars, on va discuter. Reprenons ma question initiale. Qu’est-ce que la dénommée Hildegarde avait à faire avec Kelbel ?
— Le père de Mlle Hildegarde était un ami de Sa Majesté. A la chute du Troisième Reich il s’est réfugié au Jtempal où il est mort quelques années plus tard au cours d’une chasse à l’azalée carnivore[53].
— Et alors ? demandé-je après un bout d’instant de méditation.
— Quand Sa Majesté a été chassée du Jtempal par la révolution, elle a reçu ici la visite de Mlle Hildegarde qui tenait à lui exprimer sa gratitude pour ce qu’elle avait fait à son père.
— Quelle est le nom de famille d’Hildegarde ?
— Heinstein !
Je bondis.
— Tu veux dire qu’elle est la femme du zig blond qu’on a refroidi ?
— Non, sa sœur !
— Qu’est-ce qu’ils maquillaient ensemble, les joyeux frangins ?
Le Levantin a un geste indécis.
— Ils aidaient Sa Majesté.
— A quoi fiche ?
— Je ne suis pas au courant.
— Prends garde ! menacé-je, c’est pas le moment de me bluffer !
— Je vous fais observer que j’étais seulement le maître d’hôtel de Sa Majesté, pas son confident, riposte le valet qui se tient à carreau, comme un valet sur quatre.
— Il y a longtemps que Frank s’était joint à Hildegarde ?
— Il venait d’arriver d’Afrique du Nord. J’ai cru comprendre que Mlle Hildegarde avait besoin de lui pour des tâches importantes…
Je devine lesquelles. Liquidation ! Il lui fallait de la main-d’œuvre sérieuse à Hilde pour régler ses comptes. Un expert-comptable du meurtre, en somme !
Ça m’a l’air d’une drôle de famille, les Heinstein, avec le papa chef nazi et les bons enfants trucideurs.
Je biche le valet par son revers et le décolle de terre.
— Comment t’appelles-tu, fils d’hyène ?
— Ramsès Dheû, bredouille-t-il.
— Pour un zig qui n’est, prétend-il, que maître d’hôtel, Ramsès, tu ne répugnes pas aux basses œuvres, camarade. Tout à l’heure, tu nous as bel et bien enfermés, mon pote et moi, dans la chambre à gaz !
— Sur l’ordre de Sa Majesté. Sa Majesté m’a prévenu que vous étiez des hommes de main, à la solde du nouveau gouvernement jtempalien. Nous étions toujours sur le qui-vive.
— C’est toi qui as averti Heinstein ?
— Non : Sa Majesté.
— Et que devait-on faire de nous ?
— Je l’ignore.
Les ébats des Béru ont pris fin et l’on entend la voix claironnante du Gros entonner la Marche des Matelassiers. Ce qui, chez lui, est signe de liesse. Effectivement, la porte s’ouvre sur un Alexandre-Benoît euphorique, réjoui, apaisé. Un Béru rassuré. Un Béru épongé. Un Béru sûr de son destin et qui, en retrouvant sa femme, a retrouvé sa pleine confiance en la vie. Il est en slip et, par un accroc dudit, on aperçoit sa brûlure cloqueuse, son tatouage ravagé dont les caractères se gondolent.
— ’scuse-moi, pour l’entracte, murmure-t-il, j’avais deux mots à dire à Berthe.
— Entre deux mots, faut toujours choisir le moindre, réponds-je.
Il fronce les sourcils en découvrant le prince clamsé.
— C’est toi qui lui as fait passer le goût du caviar, San-A. ?
— Penses-tu. Monseigneur a eu un coup de cafard.
— Et sa couronne était plus là pour amortir le choc, gouaille l’Enflure.
Visiblement il ne me croit pas. Je renonce à le convaincre car le temps presse.
— Maintenant, dis-je au larbin, tu vas m’allonger l’adresse de Fräulein Hildegarde, et que ça saute !
— Je ne la connais pas !
— Son téléphone alors !
— Je ne l’ai pas non plus !
— Et çui-là, tu l’as, oui ou non ? rugit le Gravos en filant un coup de pompe dans le postère de notre homme.
Le Levantin se masse le train d’afauteuillage[54].
— Regardez dans le carnet d’adresses de Sa Majesté, conseille-t-il piteusement.
Le cabinet de travail de sa défunte Majesté est de style Louis XVI, ce qui est tout indiqué pour un prince déchu. Par contre, son Hermès, lui, est d’époque contemporaine. Je le trouve d’autant plus aisément qu’il est posé sur le bureau, bien en évidence, comme s’il attendait que la main san-antonienne vienne le cueillir tel un fruit mûr.
Avec vitesse, précipitation, frénésie et anxiété je l’ouvre à la lettre « H ».
Je n’y trouve aucun nom, mais, par contre, deux initiales : H.H. Ça ne voudrait-t’y pas dire Hildegarde Heinstein, ça ? H.H., les initiales du bonheur. J’ai idée qu’à partir de dorénavant, tout le bonheur risque d’être pour moi. En regard des deux lettres il y a un numéro de téléphone ELY. 50–61.
Je devrais peut-être pas le faire, mais tant pis, quand on commence à avoir la rate au court-bouillon, on ne prend plus de précautions. C’est l’histoire du zig qui rentre chez lui après plusieurs mois d’absence, il va pas attendre l’ouverture des pharmacies pour se jeter sur Bobonne.
Je compose le numéro en question. Peu m’en chaut[55] des conséquences. Me v’là inspiré, les gars. J’ai les cellules parfaitement oxygénées. Berthe vit, Odile vit et je ne l’aime plus, ce qui me donne sur tous les tableaux ce sentiment d’absolue libération sans lequel l’homme d’action ne peut pas actionner convenablement.
Quel égoïste je fais, tout de même ! Mea culpa, comme disait un latiniste qui ne voulait pas se laisser sodomiser. L’égoïsme, c’est le vrai fossé qui sépare l’homme de la bergère. Ça commence après le repas du dimanche, quand l’épouse se tape la vaisselle tandis que son matou visionne sports-dimanche. Un univers, ça représente ! C’est son égoïsme naturel qui a permis au mâle de dominer la femelle. La femme console et cajole l’homme qui pleure. Et l’homme se contente de grogner à la femme qui pleure : « Oh, non, chiale pas, je t’en prie.Pourquoi ? Parce qu’un chagrin de femme le dérange, comme le dérange une maladie de femme. Il a le monopole de la peine et de la souffrance comme il a le monopole des décisions, l’homme. En vertu de cette grande vérité, croyez-moi, mes amigos, le plus moche des conditions masculines, c’est d’être le mari de la reine d’Angleterre.
Ça zonzonne à l’autre bout. Deux fois, trois fois… Pas de réponse… Trop tard, Hildegarde est partie, comme annoncé par Berthe. J’attends encore un brin. Ça carillonne cinq fois, ça carillonne, six fois, puis sept, et huit[56] ! Ça carillonne neuf fois et c’est au moment que s’amorce la dixième, au moment où je vais raccrocher qu’on dépote le combiné et qu’une voix de femme, rauque mais veloutée, basse mais claire, froide mais mélodieuse déclare :
— Allô ! j’écoute…
En réalité, biscotte l’accent, elle a dit textuellement : « Hhhhallô ! ch’écoute ».
Est-ce l’organe d’Hildegarde ? A cette idée, mon battant se met à carillonner lui aussi.
— Ici, Ramsès Dheû, le maître d’hôtel de Sa Majesté, je chuchote en m’efforçant d’adopter l’accent du domestique, pourrais-je parler à Mlle Heinstein, de la part de Sa Majesté ?
Un bref silence. Puis la voix murmure.
— Raccrochez, je vous prie, on va vous rappeler.
Déclic. Je repose l’appareil. Une drôle de petite méfiante, cette sœur ! Elle ne laisse rien au hasard. J’attends, me demandant si je ne lui ai pas mis la puce à l’oreille. Peut-être ces gens avaient-ils un code pour s’appeler, un mot de passe ? Heureusement, la sonnerie ouatée du biniou retentit. Je me hâte de décrocher.
— Ici, Ramsès Dheû, dis-je. C’est Mademoiselle ?
— Que voulez-vous ? telle est la réponse laconique.
— Il vient d’arriver malheur à M. Heinstein, débité-je à l’amazone…
The silence ! Ça point-d’interrogationne dans l’écouteur. Est-ce l’émotion qui la rend muette, on bien se gaffe-t-elle d’un coup d’arnaque ? Qui vivra verrat (comme disait une truie de mes relations). Puisque me v’là lancé, je continue :
— Je ne sais pas si Mademoiselle est au courant, pour ces deux policiers déguisés en femmes ? M. Heinstein devait s’en charger. Mais ils n’étaient pas endormis et l’un d’eux a poignardé M. Heinstein. Nous sommes tous intervenus et nous avons pu les maîtriser, seulement dans la bataille Sa Majesté a été sérieusement blessée. Il faudrait un médecin. Je ne sais que faire…
La voix se décide enfin à se manifester.
— Ne faites rien, nous arrivons !
4
PAYEZ ET EMPORTEZ !
Vous avez lu le Martyre de l’Obèse ?
Non, je ne pense pas. Béraud, c’est râpé, passé de mode, passé de monde. La littérature de papa ! Ils sont une tripotée de gloires d’avant-guerre (la provisoirement dernière) à avoir disparu.
Sauf Céline qui monte, qui monte, et qui n’en finira pas de grimper, parce que lui, il a fait mieux qu’écrire des livres : il a inventé le cri littéraire.
Les autres ? Giraudoux, Gide, et déjà Cocteau, et bientôt Mauriac, et presque Claudel, du passé, dépassés, aux archives ! On les met à mijoter dans des limbes. Un jour, plus tard, ils referont peut-être surface ; c’est pas sûr. Ça dépendra d’un tas de facteurs et de leur manière de sonner. La littérature, c’est un flot qui change de couleur, de vitesse, de débit selon la géographie du temps. Y a des écrivains de guerre, des écrivains de paix, des écrivains de pets (comme moi) et des philosophes. Les philosophes, on les perpétue en fac, mais les honnêtes tisseurs de phrases, les scrupuleux pisseurs de copie, on peut pas se douter combien la mort leur est fatale. En même temps que leurs glorieuses dépouilles, c’est leurs œuvres qu’on inhume. Leurs vers aussi ont des vers. Bon, pour vous en revenir, le Martyre de l’Obèse, qu’est-ce que c’est ? L’histoire d’un gros mec qui convoite une dame. Il se meurt d’amour pour elle, mais comme il est bourré de graisse elle lui refoule les ardeurs, la mâtine, jusqu’à ce qu’un beau matin elle se file au pageot, jambes ouvertes en lui disant « Tiens, mon gros, sois heureux ! ». Il est abominablement commotionné, le martyr. Ça lui coupe ses effets, ses envies, ses ardeurs, ses désirs, ses sentiments. Black-out total. L’obèse n’obèse pas. Tragique ! Pourquoi ce préambule ? Parce que je pense au cas du martyre de l’obèse en attendant la venue d’Hildegarde. Voilà une fille qui occupe toutes mes pensées depuis deux jours. Elle me hante, elle m’obnubile, me débilite. Je la cherche frénétiquement dans tout Paname. Je donnerais quinze jours de votre vie pour lui mettre la main dessus. J’en ai le cervelet qui tourne en moelle, qui fait l’œuf coque… Mon crâne, c’est un melon trop mûr quand je pense à elle. Et puis le miracle se produit. Elle va arriver. Je l’attends ! Vous entendez bien ? JE L’ATTENDS ! Ça devrait me galvaniser, me transporter, m’exubérer. Eh ben non, mes filles. Je tire-bouchonne du bulbe au contraire. Je ressens une mystérieuse tristesse, celle des aboutissements. S’assouvir, c’est le plus horrible de l’existence. Beau et navrant comme le tourbillon final du feu d’artifice, quand ça tournoie, quand ça pétarade en rouge, en bleu, en jaune dans les hautes altitudes. Tout s’embrase, tout devient apothéose, c’est-à-dire finale. Le finale d’une revue à grand spectacle ? Lugubre ! Ça transporte, certes, mais pour vous laisser tomber de plus haut.
Hildegarde, je vais la connaître. Belphégor, un peu… La jonction si ardemment souhaitée va s’opérer. La jonction crée l’orgasme ? Que non point ! Elle est source de mélancolie, génératrice de regrets indécis. Ah ! méandres de mon âme, parviendrai-je à vous suivre jusqu’au bout du labyrinthe ?
Je prépare l’opération, comme le regretté Dillinger préparait le braquage d’une banque, et Napoléon la capture du soleil d’Austerlitz. Faut que tout soit réglé, qu’il n’y ait pas de faille, pas de fausse manœuvre. On a bouclé le diplomate, son julot et les radasses dans la chambre du fond, sous la surveillance de dame Berthe et de gente Odile.
On a entreposé le cadavre du prince et le domestique espago sérieusement abîmé dans le grand salon. Voilà une nouvelle manière de faire le ménage. Restent trois pions de manœuvre sur l’échiquier. Le plus important : San-Antonio (merci, j’ai les chevilles bandées) ; le second, Bérurier, le troisième, Ramsès Dheû, c’est le plus délicat. Nous avons besoin de son concours. C’est lui qui va devoir introduire Hildegarde dans l’appartement. Je le sermonne bien. A ma manière, évidemment.
— Si tu joues franco, mon bonhomme, parole d’homme je te laisse faire ta valise et filer tout de suite après. Sinon, c’est la prison, le déshonneur, le blason du prince souillé.
— Sans compter une tronche au cube ! complète Bérurier en faisant virevolter ses gros poings.
Toujours en slip, l’Eminence. Il a donné sa belle robe à sa femme qui en avait envie. Leur cadeau de retrouvailles !
— Toi, Béru, décidé-je, tu vas te planquer dans le hall, il y a précisément une tenture derrière laquelle tu pourras te dissimuler et surveiller le comportement de Ramsès. S’il bronche, s’il dit un mot de travers, s’il adresse une mimique à la dame, tu l’assaisonnes d’un coup d’arquebuse, vu ?
Je lui tends un revolver trouvé sur Heinstein. Le Mastar en vérifie le chargeur et le cran de sûreté.
— Banco ! lance-t-il sobrement.
Puis, promenant le canon de l’arme sous le nez du maître d’hôtel, il susurre :
— M’oblige pas de déboucher le flacon, esclave, vu que Buffalo Bill n’était qu’une mazette, à côté de moi. Je te faufile une dragée dans le temporal avant que t’aies eu le temps de compter jusqu’à un.
— Lorsqu’on sonnera, poursuis-je à l’adresse du Levantin, tu iras ouvrir et tu conduiras Hildegarde dans le dressing-room jusqu’au cadavre de son frangin. Alors j’interviendrai.
Me tournant vers le Gros, j’enchaîne :
— Quand tu m’entendras parler, tu te pointeras pour couper la retraite. Si Mlle H.H. t’oblige à défourailler — faut tout envisager — ne lui bascule surtout pas une prune dans le vital, j’ai coûte que coûte besoin d’avoir une conversation avec elle.
— Lu et approuvé, tranche mon vaillant camarade.
Il doctorise :
— Je réalise parfaitement le sérieux du travail, San-A. Y aura pas de bavures ce en quoi me concernant.
Il ne nous reste plus qu’à attendre…
Attendre, penser à autre chose pour mieux se concentrer le moment venu. Le Gros est assis près de sa tenture. Le larbin a pris place dans un fauteuil du hall et moi dans un autre, face à lui.
Le Martyre de l’Obèse…
Il l’était un peu, obèse, Béraud. Une solide fourchette ! Seulement y a qu’un truc qu’il a pas pu digérer : les Anglais. Pas tellement pétainiste dans le fond mais anglophobe ! C’est pire. Pétain, maintenant, ça boume. Il retrouve ses couleurs d’Epinal. On l’aménage en attendant de lui déménager la dépouille à Douaumont. L’Histoire, avec les années, elle s’éclaire au néon. Faut toujours qu’elle prenne sa signification avec vingt-cinq piges de retard, celle-là. Dommage pour ceux qui la fabriquent. C’est des pépiniéristes qui plantent pour un futur auquel ils ne participeront pas. On ne fabrique un présent confortable qu’en bricolant le passé. C’est tellement malléable, le passé. Bourré de cartes biseautées. On lui dégage à volonté l’as de pique on la dame de cœur, le roi de trèfle ou le valet de carreau. Un mec s’en donnerait la peine, le docteur Petiot, il en ferait Jeanne d’Arc et de Wiedmann le docteur Schweitzer. Le temps viendra qu’on gueulera « Vive Hitler !je prophétise énergiquement.
Vive… A bas… Les deux uniques formules de l’Histoire, cette roulure, cette pétasse ! Vive… A bas ! Ses pulsations ! Y a jour de Vive et jour d’à bas, comme chez les tripiers !
Ça fait tantôt une demi-plombe qu’Hildegarde a annoncé sa venue. Je commence à me demander si elle radinera, lorsque le timbre mélodieux de l’entrée retentit. Je me dirige à pas de léopard[57] vers le dressing-room, non sans avoir, du geste et du péremptoire, rappelé à mes deux équipiers les rôles qu’ils ont à jouer. Fissa, je m’introduis dans la penderie, m’y tapis et retapisse l’entrée de la petite pièce. Je vous jure que j’ai le guignol en chamade, les gars ! Ça se trémousse vilain dans ma région cardio-vasculaire.
Je perçois la voix levantine du Levantin qui murmure :
— Par ici !
Une fille emmitouflée dans un manteau de daim bordé de loutre et portant un bonnet de même métal pénètre dans la pièce. Du coup, mon émotion se met en torche. La personne en question n’est pas Hildegarde. Ça y ressemble comme genre, comme âge et comme blondeur, mais ça n’est point elle. Mon petit doigt qui jouit d’une jugeote extraordinaire me murmure qu’il s’agit là de la mystérieuse compagne de la belle Allemande.
Elle s’accroupit devant le cadavre de Frank Heinstein, face à moi, ce qui me permet une vue dantesque sur ses dessous, ses dessus et ses sens dessus dessous. De quoi priver de salive six douzaines d’escargots de Bourgogne ! Elle avance une main calme sur le mort et lui ferme les yeux.
— Si on lui avait fait ça avant, il se serait pas vu mourir, dis-je en sortant du placard.
Ce qui la surprend peut-être le plus, c’est de me voir fringué en nana. Je dois faire anachronique dans ma robe des dimanches. Elle se dresse et recule d’un pas, ce qui la met dans les bras musculeux et nus du cher Bérurier. Elle se retourne, et à son regard effaré, je comprends qu’elle reconnaît le Mastar.
— Hildegarde n’est pas avec vous ? je demande.
Elle ne répond rien. C’est fou ce qu’ils sont peu causants, les protagonistes de cette affaire. Pour leur en arracher une, faut des forceps, et encore, quand ils consentent à l’ouvrir, ils cannent. On enquêterait chez des carpes, je vous parie que ça irait plus vite.
— Peut-être qu’elle cause pas français, cette beauté biautifoule, suggère le Gros.
Effectivement, la gosse se met à jaspiner en chleu moderne, comme pour lui donner raison.
Je ne tergiverse pas, ayant raté naguère mon brevet de tergiverseur par la faute d’un examinateur grincheux qui prétendait me faire tergiverser à l’envers.
— On va aller bavasser de tout ça chez elle, tranché-je et je me fais fort de dénicher un interprète.
— Et si elle te refile pas son adresse ?
— Tu oublies que j’ai son bigophone, Alexandre-Benoît.
Je trotte tuber aux services tandis que mon Sancho surveille la jolie demoiselle. Ils sont tous joyces à la maison Rebecca. Triomphants, les amours !
— Oh ! San-A., m’interpellephone le préposé, on vient de retrouver la DS noire que tu réclamais. Elle est stationnée dans la rue Tilante, juste derrière le Seigneurial Palace.
— Merci du renseignement, gloussé-je.
— On suppose que son passager n’est pas loin et on a établi une planque pour le cueillir…
— Vous supposez comme des dieux, applaudis-je, mais pour ce qui est de la planque, une civière suffira, vu que le gars est tellement clamsé que si on peignait son portrait, ça donnerait une nature morte !
Je lui résume brièvement les chapitres 3 et 4 de la troisième partie de cet ouvrage et lui réclame l’adresse correspondant au fil de la belle Allemande.
— Bouge pas, collègue, on va te trouver ça, promet-il.
Mais, sans tenir compte de son exhortation, je bouge au contraire. Mes cellules viennent d’avoir un sacré coup de chaleur au point que ma cervelle doit être meunière et qu’il ne lui manque plus qu’un peu de beurre noir et quelques gouttes de citron pour avoir l’air comestible.
Je me dis textuellement ceci, deux points ouvrez les guillemets :
« L’acolyte d’Hildegarde ne parle pas français. Or, puisqu’on t’a répondu en français au téléphone, c’est que t’avais bien Hildegarde à l’appareil.Vous me suivez bien, bande de noix ? J’sais pas si c’est une idée que je me fais, mais vous m’avez l’air tellement truffes par moments qu’on se croirait en plein Périgord ! Enfin, faites semblant de piger, ça me permettra de poursuivre pour les futés qui s’impatientent et qui sont allés fumer une cigarette dans l’antichambre de la page de garde. Je continue ? Bravo !
Hildegarde a répondu « NOUS arrivons. Or seule sa copine a rappliqué. Pourquoi ? Parce qu’en se pointant devant l’entrée privée du Seigneurial, elles ont vu la DS noire du frangin surveillée par des condors. Ça leur a donné l’éveil et seule la collègue est montée. Vous me comprenez, les lambins de la matière grise ? Je suis prêt à vous parier ce que j’ai en double contre ce que vous n’avez pas du tout que votre brave Hildegarde est à quelques encablures d’ici, au volant de sa tire, à guetter les abords et même les environs immédiats. Dites, sérieusement, vous prenez le pari ? Trop dégonflés, hein ? Vous savez que vous perdriez.
Tout à ma frénésie, je n’entends pas les vitupérations de mon correspondant dans l’appareil. C’est au moment de quitter le burlingue de Kelbel que je me ravise.
— Ouais ? grogné-je.
— Qu’est-ce que tu fabriquais, collègue ?
— Je réduisais une fracture à une mouche qui vient de se casser une jambe en tombant du plafond. Alors ?
— Je voudrais pas te vexer, collègue, mais c’était pas marle à trouver, ton Elysée, il est dans tous les bons annuaires…
Idiot à dire, mais c’était tellement simple que l’idée ne m’était pas venue de vérifier. Le numéro de bigophone de Mam’zelle Hildegarde me semblait être codé. J’avais l’impression qu’il fallait une grille pour découvrir à quoi il correspondait.
— Dis voir ? grincé-je, fou d’impatience à la pensée que Fräulein Mystère est peut-être en train de se débiner.
— La Galerie Chmoutz, boulevard Haussmann.
— Quel numéro ?
— Je peux pas te dire, y a une chiure de mouche mal placée sur mon annuaire, rigole mon confrère en raccrochant.
Béru tient notre prisonnière en respect.
Pas en grand respect à vrai dire puisqu’il se gratte le dargeot de sa main libre tout en l’admirant de ses beaux yeux en meurette.
— Je suis pas contrariant de nature, me dit-il, mais j’aimerais savoir ce qu’on fiche de tous ces macchabes et de toutes ces gonzesses, San-A. ?
— Continue de prier pour les uns et de veiller sur les autres, lui dis-je, et passe-moi ta rapière !
Il me laisse enfouir le revolver dans mon corsage.
— Tu vas au bal des Petits Pageots blancs, Mec ?
— Attends et ouvre l’œil. Fais bien gaffe à cette pécore surtout, tu sais que nos petites Teutonnes sont plutôt du genre espiègle ?
Je franchis la lourde et dévale l’escadrin en retroussant mes jupes pour aller plus vite.
La rue Tilante est cette petite voie bourgeoise qui part de l’avenue de droite pour aller au carrefour de gauche. Elle est bordée de grilles d’immeubles cossus et semble parfaitement quiète.
La DS louée par feu Frank Heinstein stationne pile devant l’entrée privée du Seigneurial. Evidemment, comme le copain projetait d’embarquer une malle lestée de nos carcasses, il tenait à s’économiser le trajet. J’ai deviné juste… Elle est bath, la planque des poulmen’s brothers. Pour la discrétion, faudra les peindre façon camouflage de para, les héroïques guetteurs. Je reconnais Dupied et Landoffé, deux navrants de la maison Bigorne. Leurs pardingues grisâtres, leurs cache-nez et leurs gants de laine, leurs chapeaux à petit bord relevé constituent pis qu’un uniforme. On saurait qu’ils sont flics, même s’ils se mettaient du déodorant aux pinceaux, avec un accoutrement pareil. C’est signé Parapluie, une doublette de ce cru ! Tout juste s’ils ne s’asseyent pas dans la bagnole pour être certains de ne pas manquer son conducteur. Deux sentinelles stoïques, plantées à chaque bout du véhicule, la goutte au nez et la mine si faussement innocente qu’on a envie de leur mettre une pancarte d’aveugle sur le baquet et de remplacer leur pébroque par une canne blanche, histoire de les rendre plus discrets, de mieux les incorporer dans l’anonymat, des les faire pénétrer dans le paysage à toute force. C’est en voie de disparition, le poulardin de cet acabit. Maintenant on les compte ; bientôt on les statufiera pour les exposer au musée de la Rousse. Ils seront sur des planches en couleur dans le dictionnaire de la Rousse, fatalement ! Une époque policière qui se meurt ! Tout meurt ! Les grandes figures, les autres… Les autres, ça coule tout seul, mais les grands, ça coince un peu au passage, la poulie des fossoyeurs gémit. Quand ils clabotent, on se dit que le monde va être mutilé. Et puis non, ça se cicatrise en vitesse. On les oublie aimablement, quels qu’ils aient été : Fausto Coppi, Kennedy, Jean XXIII, Laurel et Hardy, l’Aga Khan, Piaf et consorts, Piaf et consœurs… On les remplace, on s’en passe. Le grand prodige, c’est que tout le monde se passe de tout le monde. Tous les moments sont bons pour disparaître. Y a pas d’instants propices aux derniers instants. Embarquez ! Que ça soye de l’arrêt du cœur ou de la raie du cul, sublime ou honteux, c’est kif-kif bourricot. Et puis je débloque : une mort honteuse ça n’existe pas, comme n’existe pas un chagrin honteux.
Donc, les poulets près de la chignole d’Heinstein… Un poème ! Homérique ! je fais mine de rajuster ma fourrure sur le perron et je virgule un coup de périscope hâtif. La rue est à sens unique. Par conséquent, si Hildegarde a repéré les matuches, elle a continué son chemin. Si elle poireaute, ça ne peut qu’être dans le sens du dégagement… Je tourne à droite et m’éloigne du Seigneurial à petits pas, sondant de mon œil acéré l’intérieur des automobiles en stationnement.
Je m’en farcis une bonne douzaine et j’approche du bout de la rue Tilante. Me suis-je gouré ? Des fois que je gamberge à côté de la montre, après tout ! On se fait des berlues dans notre job. Suffit qu’on ait mis dans le mille à plusieurs reprises pour se croire détenteur d’un pouvoir magique. L’homme, il se prend vite pour la fée Marjolaine.
J’atteins l’extrémité de la rue sans avoir repéré de déesse blonde dans une guinde. Je suis vexé. Déçu, mais surtout vexé. Me v’là dans l’avenue du Président-Harouaména-Chouïa-Barka[58], large et silencieuse.
Les bagnoles sont parquées en épis dans la contre-allée, semblables à des bêtes de somme dans une immense étable.
J’oblique à droite, me disant que si j’étais automobiliste et que j’atteigne l’extrémité de la rue Tilante, c’est à droite que je tournerais. Objectez-moi que malgré ma robe, je n’ai pas une psychologie féminine et vous aurez bien raison. Je descends l’avenue puisqu’elle est en pente et que j’ai fait mienne la devise des Savoyards : « Nos cœurs vont où coulent nos rivières.J’examine en vitesse une théorie de chignoles lorsque mon attention est attirée par un nuage de fumée qui s’échappe d’une Porsche rangée quelques mètres plus loin. Une vitre du véhicule est légèrement baissée, malgré le froid, pour permettre l’évacuation de la fumée d’un… fumeur. Ce fumeur serait-il une fumeuse ? A cette perspective, c’est mon cerveau qui fume ! Nous fûmes bien inspirés ! Par la vitre de la lunette arrière j’aperçois une chevelure blonde. Hildegarde ! Je sors délicatement le zigomar à bastos de mon corsage. Je l’assure bien in my hand (l’anglais, c’est comme les radis, ça vous revient toujours), m’appliquant à le dissimuler sous ma fourrure. Je décide de la coiffer côté passager. Je me filerais bien un petit coup de gnole avant de jouer ma grande scène du trois. Ne serait-ce qu’une lampée de cette horrible whisky qu’on picole dans les lunchs de mariage — et qui ne provient même pas des plus modestes Uniprix. Je marche, tortillant du fignedé pour faire vrai. Ma main gauche se balance le long de mon flanc. Me v’là à la hauteur de la portière. En un éclair j’ai biché la poignée et ouvert. Ça sent le parfum riche, la fumée blonde, la jolie fille…
— Hildegarde, me voici ! clamé-je en bondissant, pistolet braqué, à l’intérieur du véhicule.
C’est elle, elle tout à fait elle ; elle, en plein ! elle, pour de bon ; elle, comme je l’imaginais ; elle, comme je l’espérais. Elle, à n’en plus pouvoir ! Superbe, racée, bouleversante, ensorcelante, excitinge, sensuelle, troublante, irréelle, suave, grisante, merveilleuse, foudroyante, à croquer !
Elle a les plus beaux yeux du monde, la plus belle bouche du monde, les plus beaux cheveux du monde, la plus belle peau du monde ! Ses ondes vous papouillent, son odeur vous chavire, son regard vous liquéfie. On a envie de la prendre dans ses bras, de fermer les lampions, de promener son nez sur son corps, d’y promener ses lèvres, d’y promener son batifoleur à contrepoids. On voudrait plaquer toute la surface de sa peau sur la surface de la sienne. Adhérer sans restriction, sans rater une molécule de cette fille. On rêve de devenir timbre-poste, voire, à la rigueur, de quittance, et se coller à elle après s’être fait humecter la gomme par sa langue. On paierait une fortune pour un salivage total.
Ma fulgurante irruption dans sa Porsche l’a à peine troublée. Un self-contrôle pareil, y a plus que les fakirs de l’Inde mystérieuse qui possèdent le même.
Elle me considère comme si j’étais une simple paire de godasses dans la vitrine de chez Clarence. En daim ! Je me sens devenir daim sous ce regard lucide et froid.
— Police ! m’efforcé-je d’articuler. Tout est fini, ma jolie. Votre frangin est mort, le prince est mort, votre blonde amie arrêtée. Ça se termine comme dans du Shakespeare, par le fer et le poison. C’est une hécatombe générale. Vous allez maintenant devoir rendre compte de vos actes, emphasé-je.
Un peu pompelard, hein ? On voit que je suis troublé. J’ai sûrement les yeux en branches de sapin. Elle s’en rend compte. Un sourire ténu flotte devant elle, comme dessiné sur un calque et plaqué sur son visage immobile. Un sourire en surimpression, quoi !
Elle me fait songer à ces étranges, à ces mystérieux visages peints par Fra Angelico, le peintre des anges.
— Bon Dieu, ce que vous êtes belle ! soupiré-je. J’aimerais tellement mieux vous emmener passer un week-end chez Carrère à Montfort-l’Amaury plutôt qu’à la Maison Parapluie.
Je finis d’exhaler mon soupir.
— Cela dit, mignonne, réagis-je, vous allez mettre gentiment votre voiture en marche et nous conduire jusqu’au quai des Orfèvres.
Jusqu’alors, elle n’a pas proféré le moindre mot. On dirait qu’elle se fout éperdument de ce qui arrive et de ce que je lui bonnis.
Avec pourtant une déroutante docilité, Hildegarde actionne sa clé de contact. Vous l’avouerai-je ? Ça me tracasse le subconscient, de la voir aussi passive ; je me dis que c’est pas dans les manières d’une fille qui liquide son prochain sans broncher et kidnappe les gens avec la plus rare témérité. Ça cache des manigances. Ça fait redouter des coups fourrés bien fourrés, des arnaqueries de classe, des combines inspirées de James Bond.
— Je tiens à vous préciser, Hildegarde, qu’à la moindre alerte je défouraille, quel que soit le regret que j’en éprouverai par la suite ! précisé-je en relevant le museau de mon feu. J’ai horreur d’allumer des dames, surtout quand elles sont aussi baths que vous, mais chez moi le sens du devoir passe tous les autres (et Dieu sait cependant si les autres sont au point).
Elle ne dit rien, démarre.
— Vous connaissez le chemin ? Direction la Seine ! Ensuite vous la remontez jusqu’au Pont-Neuf.
Elle roule calmement. Ses mains sont posées sur le volant avec grâce. Elle porte un ciré noir, brillant, qui exalte sa blondeur et le ton ocré de sa peau. Un bonnet de fourrure noir gît sur la banquette arrière. J’en vois, parmi vous qui chuchotent à l’oreille de leur voisin : « Mais pourquoi diantre cet idiot de San-A. emmène-t-il Miss Meurtre à la baraque Poulardin au lieu d’aller récupérer le Gros et l’autre frangine ?Vous êtes trop cartésiens pour être heureux, les gars ! Ça finira par vous jouer des tours, des contours et des tours de con. Un de ces quatre, à force de vouloir connaître le comment et le pourquoi de toute chose, vous finirez pas vous demander si vous êtes intelligents et vous vous retrouverez vite dans des abîmes de tristesse. Enfin, je vais tout de même vous rencarder bien que j’aie aucun compte à vous rendre… J’agis de la sorte car ma principale préoccupation est d’isoler les deux souris. Eviter dorénavant tout contact entre elles avant la grande confrontation.
Je ne perds pas une fraction de seconde ma prisonnière de vue. Elle pilote à moyenne allure, avec beaucoup de calme et de sûreté. Pas le genre de frangine qui conduit au frein, vous donnant l’impression de voyager dans un fauteuil à bascule…
— Je suis certain que nous allons avoir une longue, une très longue conversation, vous et moi, Hildegarde…
Comme elle ne moufte toujours pas, ça m’agace et je lui dis :
— D’ordinaire, les femmes sont d’un naturel bavard. Je n’ai pas encore entendu le son de votre voix, ça ne vous ennuierait pas de prononcer quelques mots, n’importe lesquels, pour que je puisse déguster l’organe. Au téléphone, tout à l’heure quand je jouais le domestique, votre accent m’ensorcelait…
Elle m’adresse un nouveau regard, suivi d’un sourire plus appuyé.
— Rien ne presse, me dit-elle, nous allons avoir le temps de parler…
— C’est vrai, conviens-je, vous avez tellement de trucs à m’apprendre.
Je voudrais commencer à lui faire raconter sa vie, histoire de se mettre en langue, lorsqu’elle m’interrompt :
— Pourrais-je avoir une autre cigarette ?
— Ce serait avec beaucoup de volontiers, ma jolie, mais j’ai oublié mon sac à main au vestiaire.
Elle s’anime quelque peu.
— Vous êtes drôle, en travesti. Je vous préfère habillé en homme.
— Car, bien entendu, vous me connaissiez ?
— Depuis deux jours j’ai eu l’occasion de vous apercevoir.
Elle revient à son envie de fumer initiale.
— Il y a des cigarettes dans la boîte à gants, vous me permettez d’en prendre une ?
— Doucement ! m’écrié-je, comme déjà elle avance la main. Je crains les feintes, douce amie. Je vais vous la donner et même vous l’allumer personnellement.
J’actionne de ma main droite le trappon de la boîte à gants après avoir fait passer le revolver dans ma main gauche.
Elle a un léger haussement d’épaules qui veut dire à peu près : « Pauvre cloche de sale poulet ! »
— Où sont-elles, vos sèches, ma belle ? je demande, ne sentant aucun paquet de cousues sous mes doigts.
— Au fond.
Ma paluche s’engage plus avant. Je veux pas vous faire marrer, mais je ressens une étrange langueur morose tout à coup. Cela se nomme l’intuition, mes fils. J’ai l’obscur sentiment que quelque chose ne tourne pas rond rond rond.
— Je ne…, commencé-je.
J’en dis pas plus. J’éprouve une douleur aiguë sur le tranchant de la pogne. Ça m’a piqué violemment. Je retire ma main et j’avise une grosse goutte de sang.
D’instinct je regarde l’intérieur de la boîte à gants. Dans le fond de la niche une aiguille est dardée, qui scintille doucement à la lueur de l’éclairage extérieur. Pas le temps de me demander si elle contient du curare ou du cochon. Un balancement vertigineux s’opère à l’intérieur du gars Bibi, fils unique, choyé et préféré de Félicie, ma brave femme de mère. Le monde devient opaque. Dans un halo orangé, qui vite tourne au gris, je vois s’élargir le perfide sourire de Mlle Hildegarde Heinstein.
Elle a été plus forte que moi.
Elle m’a possédé magnifiquement.
Peut-être bien que je vais clamser[59]. Si c’est le cas, pour la Saint-Ballot, n’oubliez pas de fleurir ma tombe !
Je rêve que je me balade dans un jardin plein de citronniers. Y a du soleil, des fontaines glougloutantes… Je rouvre les vasistas. Le soleil m’aveugle. Renseignements pris, je suis couché sous une très forte ampoule. J’ai dans le bol le martèlement continu d’une sorte de tambourin, vu que mon cœur me remonte jusqu’aux tempes. Vous parlez d’une pompe refoulante ! Y a de la pression ! Je me réunis en assemblée plénière afin d’aviser sur ce qu’il convient de faire et je décide à l’unanimité de me flanquer à la verticale, histoire de voir de plus haut où je suis et ce qui s’y passe. Mais des clous, comme disent les tapissiers quand ils n’arrivent plus à tapisser contre les murs à cause de leur prostate. J’ai une chaîne aux jambes, maintenue serrée par un autre cadenas. Elle a de la méthode, Hildegarde. Je tourne la tête, ce qui me permet de constater que je me trouve dans un vaste local surmonté d’une verrière à travers les vitres de laquelle je vois la lune comme je vous vois (elle a même votre expression). Le décor est insolite, comme on dit dans les conversations choisies. D’énormes statues blanches de conception très moderne, dressent leurs volumes stylisés sur des socles de marbre… Je me souviens de ce que m’a appris mon collègue, au tubophone, tout à l’heure : le numéro de fil d’Hildegarde est celui d’une galerie. Je vous parie un coup double contre un simple d’esprit que c’est dans son repaire que la môme m’a amené après ma perte de conscience.
Les statues représentent (tant bien que mal, disons plus exactement qu’elle les suggèrent) des hommes nus, style Cro-Magnon ; des dames dodues aux tétons teutons ; des mémées momifiées aux mamelles mesquines[60] et des gamins gorgés de graisse et d’agrumes. C’est du Maillol, en moins puissant.
Un bruit de flotte (d’où évocation de fontaines dans mon rêve) se fait entendre, tout au fond du local. Quelques reptations me permettent de découvrir Hildegarde, vêtue d’une combinaison de mécano bleu ciel, en train de gâcher du ciment destiné (je le présume), à gâcher ma vie. Car, enfin, je ne vois pas ce qu’une meurtrière de son envergure pourrait faire avec du ciment frais à minuit dans un hangar près d’un flic qu’elle a enchaîné et… Mais oui, Dieu lui pardonne : dénudé ! Car je suis nu, mesdames. Nu comme un ver qui passe le conseil de révision. J’en éternue. J’en frissonne…
— Eh ! Fräulein ! l’interpellé-je, vous n’auriez pas une vieille couverture, car je sens que je vais attraper la mort, ce qui vous ôtera le plaisir de me la donner !
Elle vient à moi, ses jolies mains gantées de caoutchouc, sa frimousse criblée d’éclaboussures.
— Qu’est-ce que vous manigancez ? je lui demande en réprimant l’anxiété qui pourrait s’infiltrer dans ma voix.
— Je m’apprête à vous donner la suprême consécration, commissaire.
— C’est-à-dire ?
Elle se baisse, empoigne ma chaîne antérieure, et me hale vers le fond du local. Une statue en forme de couvercle de sarcophage repose sur le sol, face en avant. Elle est évidée en son milieu, suffisamment pour héberger le corps d’un bel athlète de mon envergure. Pas besoin de me projeter la bande-annonce pour que je me fasse une opinion sur le programme.
— Cette statue est un gisant, commissaire. Elle représente Apollon endormi. Je vais vous loger à l’intérieur et couler du ciment par-dessus. Lorsqu’il sera dur on le polira et la statue sera exposée. Peut-être un amateur éclairé l’achètera-t-il pour orner son parc ?
— Vous avez raison, murmuré-je, c’est la gloire.
Elle s’agenouille près de moi.
— Peur ? demande-t-elle.
Ses yeux luisent comme ceux d’une fauvette (féminin san-antoniesque de fauve). Elle est gourmande de sévices raffinés, Hildegarde. C’est pas la fille d’un distingué tortionnaire nazi pour rien !
— Juste ce qu’il faut pour vous exciter, belle enfant !
— J’aime bien votre cran, apprécie-t-elle.
Et alors, croyez-moi ou allez vous faire greffer un cou de canard à la place de votre ridicule fifrelin, mais la voilà qui m’embrasse. C’est osé, non, en un pareil moment ? Elle a lu Sade, cette nana. Elle l’a réinventé. Sa bibise, malgré ma situation critique, me file de l’émoustillanche dans la résidence surveillée. J’ai le perturbateur de draps de lit qui salue aux couleurs, l’erratum qui érectionne, le taratata qui contorsionne, le par-ci par-là qui participe, le fanfan qui tulipe, le d’artagnan qui darde, le bénévole qui bénéficie, l’oubangui qui charrie, le richelieu qui drouhose, le roux qui combaluze, et le tout à lavement.
Re-bisouille. Et attouchements hardis. Elle a une façon de vous statufier, cette dame, qui n’est pas dans une musette. La reine du ciment prompt ! La déesse du ciment armé ! Je me mets à croire, dur comme fer, à ses vertus aphrodisiaques. C’est Antinéa ! Elle aussi, elle collectionnait les matous et les déguisait en bibelots.
Je me demande où elle veut en venir. Elle ôte sa combinaison pour me le montrer.
Oh ! pardon ! Cette innovation, mes amis ! L’amour à la galérien : enchaîné ! Comme Prométhée, mais j’attends mon Héraclès. Elle prend mon passif à sa charge, l’incorpore dans son actif. Lavoir et le doigt ! Asseyez-vous, mademoiselle, vous êtes ici chez vous ! Et largue les voiles, y a de la houle ! Ça monte au sommet de la vague, ça redescend ! Ils sont tous de Belfort ! Vive les chevaux de bois, maman ! Encore quelques voyages et je suis à vous ! Oh la belle bleue ! Hausse-moi, que je voie la fusée volante ! Et ils rentrèrent tête basse ! Merci, Mam’zelle Hystéro, ça c’est du noble !
Quand sa séance de home-traînée, d’homme-traîneur est terminée, elle murmure, du même ton qu’elle a eu pour me demander si j’avais peur :
— Heureux ?
— Plus qu’infiniment, Hildegarde, c’est un beau cadeau d’adieu que vous venez de m’offrir là. Mon seul regret éternel sera de n’avoir pas pu faire rebelote.
Nouveau rire, presque amusé. Elle s’approche de son tas de ciment et le vérifie de la truelle.
— Pas encore à point, dit-elle.
— Alors, non contente d’être sculpturale, vous êtes en outre sculpteur, Hildegarde ?
— J’ai toujours aimé cet art.
— Mieux que l’amour ?
— Autant.
— Lequel des deux nourrit le mieux sa femme ?
Elle fronce les sourcils, mais son regard un bref instant courroucé s’apaise.
— L’amour, cher commissaire. Et ce sera toujours ainsi.
— En attendant que votre colle[61] soit prête, vous pourriez peut-être m’affranchir afin que je meure pas sans arrière-pensées.
— A quoi bon ?
— Vous n’aimez pas les cercles fermés, Hildegarde ? Ma vie, je l’ai consacrée à résoudre des mystères et à aimer des femmes. Vous m’avez déjà accordé de finir dans une merveilleuse félicité charnelle, allez jusqu’au bout de vos largesses et guérissez ma curiosité afin que mon moral ressemble à mon physique.
— Bavard ! me lâche-t-elle tout de go. Bavard de Français ! Que voulez-vous donc savoir ?
— Tout !
— C’est trop, je n’ai que deux ou trois minutes à vous accorder.
Le temps de confectionner un œuf coque à condition encore de l’aimer mollet.
— Mon enquête m’a appris que vous cherchiez un homme ? Un quinquagénaire ?
— Eh bien ?
— J’aimerais savoir de qui il s’agit ?
— Je pense que son nom ne vous dirait rien.
— Allez-y tout de même…
— Wolfgang Ster.
En effet, ce blaze ne me fait pas plus d’effet qu’une pilule purgative à une fosse d’aisance.
— Connais pas.
— Je vous avais prévenu.
— Et qu’a-t-il fait, ce gentleman ?
— Quelque chose qui n’est pas d’un gentleman, et qu’il a payé très cher…
— Quoi donc ?
Au lieu de répondre elle touille son ciment, comme un cuistot vérifie la consistance d’un soufflé.
Je comprends que mon heure a sonné. Et je pense qu’au lieu d’essayer d’apprendre la vérité, je ferais sans doute mieux de trouver un moyen pour me sortir du merdier. Seulement, avec les bras enchaînés dans le dos et les jambes entravées, un type, même puissant et ingénieux, est bon à nibe.
J’ai beau me trémousser des méninges, l’idée salvatrice tarde à jaillir.
— Ça va y être, apprécie Hildegarde.
— Qu’avait-il fait, votre Wolfgang, qui justifiât tout ce pastis, Hildegarde ?
— Il avait trahi honteusement la confiance du prince. Kelbel l’avait recueilli au Jtempal, à un moment où, comme beaucoup d’Allemands, Ster était traqué par les polices internationales…
Elle a un léger coup de nostalgie que je comprends, maintenant que je suis au courant pour son dabe.
— Pendant des années, poursuit-elle, il l’a royalement hébergé. Lorsque des troubles ont éclaté dans le pays du prince, ce dernier a confié une partie de sa fortune personnelle à Wolfgang Ster sous forme de diamants, pour qu’il les lui déposât dans son coffre, en Suisse…
— Et au lieu de remplir sa mission, Ster a fourgué les cailloux ?
— Vous avez deviné.
— Lorsqu’il s’est réfugié en France, le prince vous a chargée de retrouver le type en question ?
— Nous savions que Wolfgang ne se complaisait qu’en compagnie de prostituées.
— Et c’est dans ce milieu que vous l’avez cherché avec un acharnement qui vous honore, ricané-je. Vous avez vraiment la reconnaissance poussée à l’extrême pour embrasser cette profession, à moins que vous ne l’exerciez déjà ?
Elle rougit. Pourquoi, juste ciel ?
— Je l’exerçais déjà en Allemagne, avoue-t-elle, mais pourquoi parlez-vous de reconnaissance ?
— Parce que je suis au courant des relations qu’entretenait le prince avec Monsieur voue défunt papa.
Un cerne bleu souligne son regard battu.
— Il est temps ! dit-elle.
— J’ai encore plusieurs choses à vous demander…
— Dieu éclairera votre lanterne, commissaire !
Elle me fait pirouetter avec le pied. Me voici face contre terre. Alors, Hildegarde empoigne la chaîne de mes jambes et celle de mes mains et me soulève, vous m’entendez ? Vous mordez la force de Mademoiselle, dites ? Comme ça… Rrran ! D’une secousse… Je quitte le sol… Je me balance à vingt centimètres du plancher. J’essaie de gigoter, de me tortiller, mais elle tient bon. Je suis maintenant au-dessus de la statue qui va me servir de sarcophage. Floc, la môme lâche tout. Je m’estourbis dans la pierre taillée. Mon nez pète comme un marron trop cuit, ma bouche aussi, je mange mes dents, mes arcades cèdent. Je donne, malgré mon étourdissement, une violente secousse pour m’extirper de cette cavité. J’y parviens à demi, par l’hémisphère sud : heureusement qu’Hildegarde avait éteint mes ardeurs, sinon j’allais me déguiser Gugus en ressort à boudin ou en mètre pliant.
Je m’apprête à évacuer mon berceau de pierre (tiens ! c’est joli, ça), d’une deuxième secousse de l’hémisphère nord, lorsque je morfle sur la nuque un de ces coups de goumi qui comptent dans la vie d’un flic. Madonna, quelle vigueur ! On voit qu’il appartenait à une caste privilégiée, M’sieur Heinstein père, et que chez lui on ne pleurait pas l’huile de foie de merluche aux mouflets. Elle est biscoteautifiée, Hildegarde. Les poids et haltères, c’est son blaud. Je déguste sans bavure cette chiquenaude d’éléphant et je m’expédie dans le sirop pour affaire me déconcernant.
Du noir… Des cercles concentriques, comme dans la boutique des opticiens. Et encore du noir… Confusément je sens du lourd sur mes jambes, du visqueux, du mouillé, du gluant, de l’épais, du dense. Ça pèse de plus en plus. Ça s’étale. Ça me gagne, ça m’envahit, ça me submerge, ça m’engloutit. Elle est en train de cimenter notre amitié !
San-A. statufié !
Et de son vivant !
C’est exceptionnel, non ?
5
DANS LEQUEL ON EN APPREND BEAUCOUP… ET DE BELLES !
Une immense rumeur…
Une rumeur qui n’est peut-être que le grondement de mon sang dans mes tuyaux ?
Non, puisqu’elle se précise. J’entends la voix altière du cher Béru. Ineffable musique ! Allons, fais un effort, San-A. ! Et soulève tes paupières cimentées pour, une fois encore, jeter un regard désabusé sur le monde. La mort t’emportera un jour. Mais plus tard. Mais ailleurs. Quand on perçoit l’organe du Valeureux, on n’est pas canné. Je rouvre mes beaux yeux si chargés de séduction que je suis obligé parfois de prendre un sac tyrolien pour les coltiner. Je suis toujours dans le local aux statues. Béru, lui, est toujours en slip. Crépi de ciment, ruisselant de sueur, il s’évertue sur mes chaînes, lutteur de foire superbe et infatigable. « Encore vingt francs, m’sieurs-dames et je brise la chaîne ! »
Il s’aperçoit que j’ai repris conscience et me vote un clin d’yeux. Se permettant une pause, il s’essuie le front d’un revers de bras sale, ce qui lui macule la devanture un peu plus.
— Je vais te dire, déclame le Puissant, c’est pas que t’as pas l’intelligence ; mais c’est la persévérance qui te manque.
— Qu’entends-tu par là ? soupiré-je.
— On se kidnappe une sœur chez le prince. Elle nous baragouine en chleu, je te suggérasse alors bêtement que peut-être elle pigeait pas le françouze et toi, aussi sec, tu décroches. Tu prends mon hypothèse argent comptant, San-A. Tu cherches et trouves son adresse, et tu nous moules comme des malpropres pour radiner ici où ce qu’on t’a fait ta joie de vivre dans les grandes largeurs ! C’est un peu braque comme système. Un peu cavalier !
— Tandis que toi, Grosse Pomme ?
— Tandis que moi, je prends mon temps, je suis un méthodiste, Mec. Mon côté terreux, probable. Seulement j’arrive à temps quand il faut arriver à temps !
— Raconte !
— La fille de chez le prince, Isabeau, elle s’appelle.
— Comment, le sais-tu ?
— Voyez méninges ! dit-il en se frappant le bocal. Dès que t’as été tiré j’ai voulu en avoir le cœur net qu’elle causait pas français. Alors je la biche au grand écart des autres et je lui chuchote :
— Maintenant que le boss est parti, si on conclurait un petit marché, vous z’et moi ? quèque chose comme un gentelman agrémenté.
Du beurre, mon pote ! Du Beurre ! Un vrai velours ! Elle a pas pu résister à la tentation. La v’là pour le coup qui se met à déballer un français que le mien, à côté, ferait presque pas sérieux.
— Qu’avez-vous à me proposer ? elle demande.
— Ça pour commencer, hypocrite ! je lui rétorque en lui assaisonnant une baffe pour grande jeune fille.
Le Gros s’acharne sur mes entraves.
— Tu me connais ? enchaîne-t-il tout en me déchaînant. Je suis le bon garçon, serviable et plutôt galant, mais quand la rogne s’empare, je me connais plus. Tous ces meurtres, tous ces attentats : à la matraque contre Laurentine, à la mitraillette contre nous deux, à la pudeur contre Berthy, ça m’avait dégoupillé l’hépatique. En plus, de constater que cette garcerie de fillasse venait encore de nous chambrer, ça m’a congestionné. J’ai vu rouge, quoi !
— Et alors ?
— Alors la môme est à l’hosto, ellipse-t-il. Mais avant son admission, elle a craché ce qu’elle savait, je te le jure, depuis son nom, son adresse et en continuant par le reste.
Mes chaînes de mains tombent, vaincues par la poigne béruréenne. Quel cadenas saurait résister à la vigueur du cher A.-B. ?
— Tu fusses été là, reprend le Fameux, recta tu m’empêchais de la cuisiner façon Béru, vu que tu seras toujours bécasson avec les sœurs bien roulées et qu’ont l’œillade en grain de courge. Moi, ce que j’ai besoin, c’est de mes coudées franches quand je suis en interrogatoire. Chez le prince j’ai pu prendre mes zèzes, laisser galoper mon imagination.
— Bref ?
— Bref toi-même ! s’insurge mon ami. Je radine ici comme Zorro pour sauver la fille du shérif qu’est ligotée sur la voie du train sibérien, et tout ce que tu trouves à me remercier, c’est bref !
M’est avis, qu’il subit un coup d’orgueil, le Gros. Les lauriers de sa victoire lui chauffent la rotonde. Va falloir l’anoblir, le convoyer d’urgence sur la Chambre des pairs, ou sur celle des paires ; des pairs d’Angleterre ou des paires de couilles (c’est souvent du kif).
— J’ai hâte de savoir, m’excusé-je…
— Ce qui m’a chauffé à blanc contre elle, poursuit le Mastar, plein d’indulgence, en s’occupant de me déferrer les nougats, c’est sa malveillance en ce dont qui concerne mon oncle. Moi, tu me connais ?
— Oui, Béru, soupiré-je, je te connais, de haut en bas, de l’intérieur et de l’extérieur, de gauche à droite et en diagonale, mais je t’en supplie, raconte de façon cohérente, j’ai la comprendette qui fait roue libre à t’entendre vagabonder de la menteuse !
— Ce que t’as aussi qui te jouera toujours des mauvais tours, c’est ton impatience, sermonne-t-il.
Dites, les beautés, comme revue de détail de mes défauts, ça se pose là ! Il a entrepris le grand ramonage de printemps, Bérurier.
Pourtant, se léchant la sueur qui lui perle dans le goulet de la lèvre supérieure, il continue.
— Figure-toi que Kelbel était un copain du père nazi d’Hildegarde… A la fin de la guerre, il a sauvé la mise du gars ainsi que d’un autre dont je me rappelle plus le blaze…
— Wolfgang Ster, dis-je.
— Oui, c’est ça, paisible-t-il.
Puis il fait un double look à la Laurel et Hardy et s’égosille.
— Comment t’est-ce que tu sais ça ?
— Parce que je ne suis pas aussi truffe que tu parais le croire depuis un moment ; vas-y, poursuis !..
Le cœur n’y est plus. Je lui ai fauché l’allégresse. Coupé net l’avide bonheur de révéler.
— Donc, fait-il, le type en question, comment déjà ?
— Wolfgang Ster.
— D’accord. Le Gangster était pote au prince. Quand la révolution a éclaté au Jtempal, Kelbel lui a remis des diams…
— Pour qu’il aille les déposer dans un coffre en Suisse, mais Wolfgang a préféré les sucrer pour son compte !
Il sévérise tout de go :
— T’es décourageant, Mec. Si t’es au parfum, dis-je, pas la peine que je te joue mon concerto pour nouilles aux œufs frais si tu le connais par cœur !
— Là s’arrêtent mes connaissances, le libéré-je, à partir de dorénavant, ce que tu vas dire, c’est de l’entièrement neuf, du bénéfice net pour toi !
Ça le requinque.
— Gis go ! Le prince est flouzé et, qui plus est, détrôné. Le v’là qui radine à Pantruche. Il a prévenu la fille de son camarade Heinstein qu’est prostipute à Hambourg. Elle radine pour l’aider à retrouver l’arnaqueur, lequel se planque sous des faux blazes, vu qu’il est recherché pour nazisme. Ce zig, c’est un amateur de pétasses. D’où l’esploration des différents points de prostitution de Paris par Hildegarde, tu suis ?
— Je !
Il m’ôte ma seconde chaîne. Quand y a plus de chaîne, y a du plaisir. Je me fais jouer les muscles, les articulations, les membres…
— Après, mon Gros ?
— Hildegarde a été tuyautée. Elle a appris que le Gangster…
— Wolfgang Ster, en deux mots qui se décomposent en prénom et nom, rectifié-je.
— Et si je préfère l’appeler Gangster tout court pour la commodité du transport ? se rebiffe le Dodu. Tu trouves que ce diminutif lui va pas ?
— Entièrement d’accord avec vous, baron. After ?
— Hildegarde a donc appris que le Gangster s’est mis en cheville avec Laurenzi pour couler les gadins[62]. La v’là qui s’introduit dans les relations de Laurenzi, comme pensionnaire de sa turne d’abord, puis, une chose en amenant d’autres, comme amie. Elle se fait un allié de Laurenzi et lui demande de l’aider à mettre la paluche sur Gangster.
— Minute, tu ne m’as pas dit si Laurenzi avait bradé les pierres du nazi ?
— C’est là que je m’ai filé en rogne. Cette ordure a prétendu qu’il avait branché le Frisé sur mon oncle, comme quoi tonton Prosper eusse été un receleur de grande envergure.
Béru se claque les jambons.
— Tu vois d’ici ? Tonton dans sa métairie, avec sa paillasse et son coq pour copain, chiquant les grands cracks du recel dans la bouse de Saint-Locdu-le-Vieux ! Y a de quoi s’extirper les boyaux pour en faire des blagues à tabac, non ?
— En effet.
Ça l’a mis de bonne humeur, cette perspective.
— Qui est la dénommée Isabeau par rapport à Hildegarde ?
— Une amie d’enfance, elles ont fait les Beaux-Arts ensemble. C’est elle qu’est propriétaire de cette galerie dont tu es dans l’annexe du fond de la cour. Paraît qu’elle est entretenue par un riche maniaque de la finance. Ces deux bergères se sont si tellement bien démenées qu’elles ont fini par découvrir que le Laurenzi les berlurait et qu’il trafiquait avec Gangster.
— C’est pourquoi elles lui sont serré le corgnolon jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
— Exact.
Il se rembrunit.
— Auparavant elles avaient appris le décès de mon tonton et elles pensent que c’est un coup de Gangster destiné à clore le bec à mon pauvre onc’.
— Parce qu’elles le croient réellement coupable de recel ?
— Exact. D’où ma colère légitime, San-A. J’ai exposé mes arguments à la sœur, comme quoi un Bérurier ne trempe pas dans des combines de ce genre.
— Des arguments frappants, je suppose ?
Il montre ses phalanges écorchées.
— La preuve !
— Et alors, j’avoue que je ne pige plus la suite. Pourquoi s’en sont-elles prises à toi, à Laurentine, à ta Grosse ?
— Parce que, dans l’intervalle, elles ont retrouvé le gars qu’elles cherchaient, le Gangster en deux mots. Il a avoué sa copulation avec Laurenzi, mais en plus, il les a lui aussi fait naviguer dans son barlu personnel en prétendant avoir vendu les bouchons de carafe à mon tonton. C’est à cause qu’elles sont allées fouiller la ferme de Saint-Locdu, le soir de l’enterrement. Au paravent, comme disent les Chinois, elles avaient réglé son compte à Laurenzi.
— Elles n’ont rien découvert ?
Il pâlit et m’accable d’un regard blanc et souligné de bistre.
— Dis voir, San-A. Tu suspicionnerais mon oncle Prosper, toi z’aussi ?
— Ça m’a échappé dans le feu de l’action, Gros, amende-honorablé-je.
Il consent à m’absoudre.
— Ces garces ayant appris qu’on héritait, elles se sont jeté le dévolu sur nous autres, comprends-tu ?
— Parce qu’elles croyaient que tu avais les pierres ?
— Elles ignoraient. Elles se trouvaient dans un nomade slang, ce qui les a inquiétées, c’est d’apprendre que je fusse flic. Elles se sont assuré la personne de ma Berthe à toutes fins utiles. Elles voulaient me tâter le terrain, d’où ce rencart à la foire du Trône. Ce qui a tout gâché, c’est toi. En te voyant, elles ont cru à un braquemard, je veux dire à un traquenard. Le frangin qu’elles avaient appelé de Tunisie où qu’il tient une boîte de jeu, pour les aider, nous a défouraillé dessus. Après quoi ils ont cavalé chez moi pour fouiller, vu que de jour ils n’avaient pas z’osé, craignant un retour éventuel de moi-même. Ils sont tombés sur Laurentine et l’ont estourbie.
Je marche un peu dans le local. Je vais au lavabo du fond pour me nettoyer. Le Mastar me suit, docile comme un gros toutou qui marche sur les talons de son maître.
— Le reste, t’es au courant, conclut-il.
— Rita et Couchetapiane dans tout ça ?
— Elle a connu Rita en tapinant. C’est par son jules qu’elle a fait connaissance de Laurenzi.
— Dis voir, qu’ont-elles fait du dénommé Wolfgang Ster ?
— Elles l’ont torturé, lui ont piqué son paquet de flouze pour le restituer au prince, à défaut des pierres.
— Et puis ?
Béru a un geste large pour me désigner l’atelier.
— Et puis elles lui ont fait ce qu’on venait de te faire, mon pote ! Le camarade nazi est parmi nous en ce moment. Dans quelle estatue, ça reste à découvrir…
Il passe en revue les énormes, les germains personnages de pierre qui nous environnent.
— Peut-être là-dedans, dit-il en flattant la croupe d’une matrone ; peut-être là-dedans, continue le Gros en montrant les vestibules d’un éphèbe à la mâchoire carrée et au ventre musclé.
Je suis propre maintenant. J’enfile une blouse blanche accrochée au mur.
— Comment as-tu eu l’idée de venir ici ?
— Le pressentiment, mec. Quand je suis radiné, tout était vide, mais y avait de la fumaga de cigarette blonde dans l’air. J’ai aperçu alors la statue à la renverse, bourrée de ciment frais. Me souvenant de ce que l’Isabeau venait de m’apprendre sur le sort de Gangster, j’ai eu l’idée de touiller le potage, du temps que ça n’était pas pris. Je t’ai sorti de la complètement groggy. Dix minutes de bouche-à-bouche je m’ai payé… Mon bonheur quand t’as poussé un soupir… Une minute de retard dans les transmissions et on te rayait de l’état civil, San-A., soit dit sans me vanter.
Je le chope par le cou et lui plaque une monumentale bise sur ses joues plâtreuses.
— Combien de fois déjà m’as-tu sauvé la vie, mon Béru ?
Il écrase un pleur plus salé que de la morue en baril.
— Et toi, dis, San-A. ? Nous deux c’est réciproque, alors on est quittes.
— Où sont ces dames ?
— Berthe et Mme Odile ? A la maison. Et fais confiance qu’elles se boucleront à double tour et que pour leur faire ouvrir, suffira pas de leur dire qu’on vient relever le compteur ou leur proposer le calendrier des éboueurs !
— Les larbins du prince ?
— Le rouquin est à l’hosto avec Isabeau, l’autre je l’ai fait mettre au frais.
— Bravo !
— Quels sont tes projets dans l’immédiat, San-A. ?
— Prendre un bain bien chaud, boire un scotch bien frais, mettre des fringues bien masculines et me lancer sur les traces d’Hildegarde.
— Ça va pas être commode, une nière aussi organisée doit posséder des positions de repli…
— Elle s’apprêtait à partir en voyage, m’a dit Berthe qui a assisté à des adieux de Fontainebleau entre elle et le prince…
— Nacht la Bochie, je suppose ? Mamzelle nazifiée a dû rejoindre sa base.
— C’est également ce que je suppose, Béru.
Le Gravos pilote ma guinde et la drive vers mon domicile. Moi, je gamberge en profondeur à cette affaire. Admettez, mes z’enfants, qu’elle est pas piquée des hannetons ! Mieux que dans un roman d’espionnage, hein ? D’ailleurs y a pas de mal à faire mieux. Dans les bouquins d’espionnage, on cultive l’infantilisme. Lorsque deux messieurs doivent se filer rendez-vous, au lieu de se téléphoner, comme on fait en pareil cas, ils louent deux barques au bois de Boulogne. Y en a un qui a mis son message dans une boîte plombée peinte en rouge et qui la largue au mitan du lac, tandis que le second, nanti d’un appareillage de plongée, pique une tête dans la baille pour aller le récupérer. Et sur le message, y a écrit (en code) : « Trouvez-vous demain à 14 heures à la terrasse du Fouquet’s.C’est ça, le roman d’espionnage. Une supercomplication des actions les plus banalement quotidiennes. La recette, je vous la donne pour si des fois le cœur vous en dirait.
— A quoi t’est-ce tu songes, San-A. ?
— Le sais-je, mon ami ?
Moi, quand j’entreprends un bouquin d’espionnage, je vais jamais plus loin que la vingtième page. Notez que lâcher un livre à la page 20 c’est pas grave ; ce qui l’est c’est de le larguer à la page 180. Peut-être que les miens vous les moulez à cette distance, non ? Trop farfelus ! Trop abracadabrants ? Vous y fiez pas, à mes outrances, passez outre mon argot de cuisine, mes amours, on a le droit de mettre son cœur devant des miroirs déformants pour qu’il fasse moins cœur et un peu plus con, non ?
— Ce qui me fout en renaud, c’est les avatars de mon pauvre oncle Prosper ! murmure le Dodu, dents crispés. Un brave homme, un peu radin, pris comme tête de pipe par ces sauvages, c’est démoralisant, tu ne trouves pas ? Je me demande s’il a vraiment été refroidi, et par qui ?
On arrive à notre pavillon de Saint-Cloud. Tout est éteint. Félicie dort. Mais d’un sommeil si léger qu’elle allume avant que je sonne.
En me voyant dans cette blouse blanche, elle s’inquiète :
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon pauvre grand ?
Le pauvre grand la rassure, invente des prétextes apaisants. Il fait bon ici. On est en sécurité. Passé la grille du jardinet, c’est l’odeur de lessive et de cire fraîche, les gentils relents d’échalotes, la touffeur de la maison heureuse où flotte une sagesse de mère attentive. La tendresse de Félicie a fini par se matérialiser. On la sent comme on sent la brise, les soirs d’été, quand la journée a été chaude et que le jour meurt dans toute sa gloire. Félicie, son amour pour moi ressemble à une brise fraîche, faite pour calmer et pour endormir.
— Pendant que je prends mon bain, téléphone à la Maison mère, Gros, des fois qu’ils auraient du nouveau de leur côté à propos de la môme. Tout à l’heure, j’ai refilé son nom de famille pour qu’ils le transmettent à Hambourg…
— Puis-je vous faire un peu de café, monsieur Bérurier ? s’inquiète M’man.
Mais le Gros dubitative :
— Trop p’aimable, Maâme, mais si vous auriez un reste de soupe ou de viande froide, je préférerais, vu que je m’ai payé des travaux de maçonnerie plutôt fatigants.
Je suis immergé à quatre-vingt-dix-huit pour cent (seuls restent hors de l’eau mon nez et ma bouche) lorsque mon ami se met à tabasser la lourde. Quand on a les portugaises dans la flotte, les bruits sont décuplés et caverneux. J’ai l’impression que le mont Blanc s’écroule ou qu’un Boeing traverse un tunnel.
— San-A. ! Ça y est !
Je chique au triton jaillissant. Une flaque d’eau bascule de la baignoire avec un bruit de crêpe ayant raté la poêle.
— Ouais ?
— Ça y est. Ils ont l’adresse de la gonzesse, près de Hambourg. Tiens-toi au bastingage, Gars, ton Hildegarde a un château !
Un avion-taxi frété d’urgence par les Services nous dépose au petit matin sur l’aéroport de Hambourg. Il fait un temps gris et blanc. Y a de la neige et les arbres givrés semblent être fabriqués avec de la pâte de verre. On voit l’Elbe, noire, frangée de glace, avec de gros bateaux mélancoliques qui déambulent au loin à travers la campagne souillée d’usines.
Une auto noire, pilotée par un grand gaillard blond, sanglé dans un long cuir noir nous attend. Il sait où nous nous rendons, car, après avoir claqué les talons et les portières, il s’installe au volant et démarre sans un mot.
On franchit des faubourgs neufs, des ponts neufs… On avance lentement à cause du verglas. C’est plein de mecs emmitouflés qui roulent à moto, de Volkswagen aux vitres embuées… Le peuple du labeur va au turf sous le halo des lampadaires pas encore éteints.
Notre voyage dure une heure. Le Gros ronfle dans le fond de la bagnole. J’ai les yeux qui me picotent. Le jour est pleinement levé lorsque nous stoppons devant la monumentale grille d’une somptueuse propriété.
A notre coup de klaxon impératif, un gardien unijambiste accourt. Il est coiffé d’une casquette à visière de cuir noir et porte une canadienne à col de mouton. Le chauffeur parlemente avec lui. L’unijambiste délourde. Notre bagnole s’engage dans une majestueuse allée bordée de sapins. Je secoue Béru.
— Allons, Gros, on arrive dans le monde !
Il grogne, bâille, mugit, s’étire, clape de la menteuse (une langue qui évoque irrésistiblement une balayette (de gogues) et se fourbit les phares pour mieux déguster le paysage.
Le château est de style Louis XIII allemand, comme me disait naguère un antiquaire. Une fois sur l’esplanade, on découvre une immense pelouse descendant en pente douce jusqu’à l’Elbe. Au loin, un kiosque à musique romantique se découpe en sombres croisillons sur la blancheur ambiante. Ne serait-ce pas la propriété de l’ex-chef nazi dont Hildegarde avait parlé à notre copain le tatoueur ? Elle décrivait les uniformes verts à parement rouges, la foule mondaine et terrible du Troisième Reich…
L’auto stoppe devant le perron. Un maître d’hôtel, prévenu par le gardien, s’empresse. Notre pilote se met à lui baragouiner. J’écoute, mais je pige trop mal l’allemand pour pouvoir suivre.
Nous pénétrons dans un immense hall où des armures bien fourbies montent une garde médiévale.
— Que dit-il ? demandé-je à notre convoyeur.
— Fräulein Hildegarde Heinstein est en voyage. Elle doit rentrer aujourd’hui…
Ils se remettent à bavasser.
Le Gros les écoute, sourcils froncés.
— Quand deux Allemands causent, on dirait toujours qu’ils s’engueulent, remarque-t-il. C’est une langue qu’a été inventée pour commander un peloton d’exécution ou pour vendre du poisson à la criée !
J’opine. Je suis surpris par l’atmosphère du lieu. Ce château évoque plutôt une clinique. J’aperçois deux chariots d’infirme sous l’escalier. Et, au premier, un type en pyjama traverse la galerie en s’aidant de béquilles.
Je frappe le dos de cuir de mon collègue hambourgeois.
— Qu’est-ce que c’est que ces voitures orthopédiques ?
Il pose la question. Le maître d’hôtel est un grand glabre, aux cheveux rares, aux traits creusés. Des rides profondes mettent sa bouche entre parenthèses et son regard est calme. Il explique des trucs que, scrupuleusement, le flic allemand nous traduit :
— Mlle Heinstein a fait un procès au gouvernement allemand et l’a gagné. Elle est rentrée en possession des biens dont on avait dépouillé sa famille à la chute du régime. Depuis lors, elle a transformé cette propriété en maison de repos où sont recueillies les victimes nécessiteuses des atrocités nazies.
On se regarde, médusés, Béru et moi. On croit être les jouets d’un mauvais rêve, comme on dit dans les romans bien chiadés.
Hildegarde, en bonne dame secourable ! Cette meurtrière, cette prostituée, consacrant ses ressources à soulager ceux que son défunt père mit à mal pendant la guerre !
— Dis donc, San-A., murmure Béru, tu crois pas qu’il y a confusionnement quant au sujet de la personne et que notre Hildegarde à nous a dû usurper l’identité de celle-là !
— Je voudrais voir une photographie de Fräulein Heinstein ! dis-je à notre mentor.
Il transmet ma requête au chef larbin. Le maître d’hôtel s’absente et revient avec une grande photographie montrant Hildegarde (la nôtre) en maillot de bain sur une plage.
— Alors c’est une façade, bavoche Béru. Son castel aux éclopés lui sert de couvrante, Mec. Elle est mâtée, la futine[63] !
Comme dans une pièce, le téléphone sonne, le maître d’hôtel s’excuse et décroche. J’ai beau ne pas entraver la langue de Bach, je réalise immédiately et même un peu plus vite qu’il s’agit de la môme. A la façon qu’il a rectifié la position, le larbin, et qu’il s’est cassé en deux pour lancer un emphatique : « Ja woll, Fräulein ! »
Aussitôt je bondis. D’un index péremptoire, je lui fais signe de ne pas parler de notre présence ici. Curieux comme on trouve l’éloquence du geste en cas d’urgence. Il pige clairement. A peine s’il a marqué un temps d’arrêt. Mon collègue de Hambourg (les poulets de cette ville sont tous des flics hambourgeois) s’est rapproché, a pris l’écouteur annexe… Ça dure très peu de temps. Le maître d’hôtel répète un tonitruant « Ja woll, Fräulein ! » et raccroche.
— C’était elle, n’est-ce pas ?
L’homme au manteau de cuir noir opine.
— Elle vient d’arriver à Hambourg. Elle demandait si tout allait bien ici. Elle a dit qu’elle passerait demain, mais qu’aujourd’hui elle va rester dans son logement de Sankt Paoli.
— N’est-ce pas le quartier crapuleux de la ville ?
— Le port, oui…
— Marrant qu’une fille possédant ce château ait un appartement dans les bas-fonds, vous ne trouvez pas ?
Déjà, il demande l’adresse au maître d’hôtel. Je le vois ouvrir de grands yeux stupéfaits.
— Elle habite la rue aux filles ! me traduit-il, dans une phrase qui n’est qu’une exclamation.
— Herr ami, lui dis-je, vous allez surveiller ce domestique pour qu’il ne communique pas avec sa maîtresse, tandis qu’avec votre permission j’emprunterai votre voiture pour aller à Hambourg !
Il n’est pas joyce.
— Je peux téléphoner à mes collègues pour qu’ils…
— Je préfère m’occuper de cela en personne !
Il a des ordres très stricts me concernant et il s’incline.
— Comme vous voudrez, Herr commissaire.
C’est crapuleux, c’est louche, c’est angoissant, et c’est terrible comme est terrible le vice lorsqu’il est allemand.
Des chicanes de fer barrent la rue aux véhicules, n’en permettant l’accès qu’aux seuls piétons.
Nous entrons. Une succession de petites vitrines s’offrent à la convoitise des passants. Derrière les vitres, nous découvrons une série d’intérieurs meublés de divans pelucheux, de lampadaires à pompons, jonchés de coussins, décorés de poupées de fêtes foraines et de chromos naïfs. Des dames de tout poil (o yes) prennent des poses sur leurs coussins, exposant leurs charmes frelatés à la sanguinité des clients en puissance. C’est le palais des mirages pour Béru qui en prend plein ses vasistas (de l’allemand was ist das ?). Il est époustouflé par ce déballage. Y a de tout : des grandes, des grosses, des maigres, des obèses, des brunes, des blondes, des bossues, des tuberculeuses, des vérolées, des chattes, des dianes, des houris, des guerrières (avec des slips et des bottes noirs), des amazones, des protestantes, des juives, des rousses, des ogresses, des qui ressemblent à Mm’zelle Lili, des qui ressemblent à Lili Marlène, des aphrodisiastes, des réfrigérantes, des surbaissées, des déglandées, des gorginantes. Faites votre choix, messieurs ! Y en a pour tous les goûts et, n’ayons pas peur des maux : pour toutes les bourses. C’est un lot, un lotissement, une loterie, c’est une affaire ! Préparons la mornifle ! Entre les vitrines, des appareils distributeurs distribuent des préservatifs ou de la poudre aphrodisiaque. Une faune surprenante, déprimante, avide, gravite dans cette rue fermée. C’est plein de voyeurs qui vont d’une vitrine à l’autre, avec des déplacements lents et mornes de poissons rouges. Les femmes leur adressent des œillades, des baisers, des gestes crus, ignobles.
Certaines frappent à la vitrine. D’autres ouvrent leurs jambes en un effroyable mouvement d’invite. Ils sont furtifs ou font les matamores, les gars clients. Y a les petits vieux prestes comme des suppositoires, qui regardent, qui contemplent, qui perspectivent et puis, tout à coup, frroutt, pénètrent dans un logement. Le rideau se ferme. On imagine. Le gars ressort très peu de temps après. Le rideau se rouvre. La dame est là, dans sa posture initiale avec un sourire repeint aux lèvres. Des matafs en goguette, beurrés encore de la nuit, chantent et font des démonstrations, collés contre les vitres.
— Oh dis donc ! croasse Béru, mords un peu cette sirène ! Si on serait pas en service commandé, je m’offrirais un extra.
La personne en question doit peser dans les deux tonnes. Deux fois, trois fois grosse comme Berthe, elle est. Avec des cuisses comme la dame-canon de la foire du Trône, où les bourrelets s’étagent comme la vigne sur les coteaux de Sicile. Elle porte un tutu rouge sang, un soutien-gorge rouge avec des écailles argentées et une magnifique fleur de celluloïd dans ses cheveux roux. Elle sort sa langue et la promène sur ses lèvres graisseuses afin de faire rougeoyer l’imagination de mon ami.
— Arrive, Gros, c’est pas le moment des fredaines.
Nous parvenons devant le numéro de la môme Hildegarde. Une porte basse, deux marches. Les rideaux de sa vitrine sont fermés. Je tourne le loquet et ça s’ouvre. Je débouche dans une pièce pas plus grande qu’une cuisine parisienne. Il y a un canapé face à la fenêtre-vitrine. Une forme est allongée dessus, tout habillée. Je reconnais le ciré noir, la chevelure blonde…
— Je m’excuse de vous réveiller, Fräulein…
Hildegarde sursaute et se dresse sur un coude. En me reconnaissant, son visage se convulse. Elle doit se croire en pleine hallucination. Une valise de cuir est posée sur le plancher. Elle a les traits tirés. Elle a dû conduire toute la nuit, car elle paraît épuisée. Et ce coup de stupeur pour finir ! Le revenant ! San-A. dressé hors de son sépulcre dans un impeccable pardingue en vigogne, une limace bleu pervenche et cravaté d’une régate rouge et bleu… San-A. présent ! San-A. vengeur ! San-A. implacable malgré son sourire. San-A. et son Béru excité.
— C’est vous ! ne peut-elle s’empêcher de murmurer.
— C’est moi, ne puis-je m’empêcher de lui répondre.
On se dévisage.
— Pas assez prompt, votre ciment, Hilde, en tout cas moins prompt que mon copain.
— Que me voulez-vous ?
Béru en glapit.
— C’est la meilleure ! Mademoiselle nous kidnappe, nous tue, nous cimente et elle demande qu’est-ce qu’on lui veut ! Ah, je te jure, faut venir à Hambourg pour entendre ça. En France, on n’oserait pas. C’est boche, cette question. Ces mecs, leur force est dans l’inconscience.
Je le calme.
— Hildegarde, nous avons appris l’essentiel de la bouche de votre amie Isabeau. Mais le gros point d’interrogation qui me reste à élucider concerne votre personne. Ce château plein d’éclopés, ça veut dire quoi ? C’est une couverture ? Vous êtes riche et vous tapinez dans la rue aux putains, par vice ?
Elle rit triste et fort.
— Personne ne pourra me comprendre, et surtout pas un Français, dit-elle.
— C’est ça, laisse-nous traiter de crêpes, s’indigne l’Avantageux.
— Ta gueule ! lui dis-je.
Je m’assieds sur le canapé près d’Hildegarde. Chose curieuse, je n’ai plus peur d’elle. Elle est pourtant dans son fief, mais il me semble que ses maléfices sont conjurés.
— Essayez tout de même de m’expliquer, Hilde…
— Mon enfance a été un cauchemar. La chute de l’Allemagne. Mon père traqué. Les polices de toutes les nationalités tuant ma mère à coups d’interrogatoires et de brimades. Ce complexe affreux…
— Malgré ce que vous pensez, il me semble que je saisis, lui dis-je.
Cette fille est folle. Folle à sa manière. Elle charrie depuis toujours un complexe affreux en effet. Un complexe de culpabilité, le pire de tous…
— Vous avez voulu réparer les crimes de votre père ?
Elle acquiesce.
— Il a fait violer d’honnêtes jeunes filles ; alors, pour réparer, vous vous êtes prostituée. Il a torturé des hommes, alors vous essayez d’en récupérer pour les soigner ?
— Si j’ai pris cette honteuse officine, c’est pour recruter ses victimes, soupire-t-elle. Ici, ne viennent que des hommes de condition modeste. De pauvres types. Des mutilés, des infirmes, des disgraciés. Il est arrivé qu’on en amène dans des petites voitures et qu’on les coltine jusqu’à moi pour que je leur donne un instant d’oubli. Je cherche ceux qui portent tatoué sur le flanc leur numéro de détenu. Quand il s’agit de gens qui furent déportés dans le camp dirigé par mon père, je m’arrange pour leur venir en aide.
La lassitude rend sa voix plus rauque que de coutume. Curieuse histoire, mes amis, que celle d’Hildegarde.
— Pourquoi alors avoir entrepris cette équipée sanglante pour aider le prince Kelbel ?
— J’avais une dette envers lui, commissaire. Il avait aidé mon père à un moment où le malheureux avait l’univers entièrement contre lui.
Je continue de comprendre. De bien comprendre… Car tout cela est clair, tout cela est infiniment triste.
— Vous aimiez votre père, malgré ses crimes ?
— Oui, et c’est pour honorer sa mémoire que j’ai entrepris de réparer…
Quel beau monstre, cette Hildegarde ! Trop et pas assez de cœur ! Un sentimentalisme excessif, ahurissant, démentiel, et la plus extraordinaire des implacabilités. Ange et démon. Le génie du mal et celui du bien. Doctoresse Jeckyl and Mrs. Hyde !
Elle quitte le canapé et va ouvrir un placard.
— Eh ! faites gaffe, tonne le Mastar en s’interposant. Pas de blagues, ma gosse, je suis là !
Elle lui coule un froid regard.
— Imbécile, fait-elle.
Curieux, mais le Gros, n’importe qui d’autre lui aurait balancé ça, il y allait de la grande torgnole. Il se contente de fulminer :
— Soyez polie !
Elle prend un flacon dans le placard. Un petit flacon bleu avec un bouchon de verre en forme de papillon. Je crois piger. Que dis-je, j’ai déjà pigé. Je n’interviens pas. Au contraire, comme Béru tend la main pour capter l’objet, je m’entends lui dire :
— Laisse, va !
Hildegarde boit, d’un coup. A la Erich von Stroheim. C’est raide, c’est déterminé. Elle lâche le flacon bleu qui n’en finit pas de rouler sur le plancher. Elle reste un moment droite, dodeline la tête et s’abat doucement sur le canapé.
Son beau et démoniaque visage est enfoui dans un coussin de velours jaune sur lequel est brodé un innocent petit chat.
Bérurier s’incline sur Hildegarde et lui tâte le dos à l’emplacement du cœur. Au bout d’un moment il se redresse.
— Toi, me dit-il, toi, je te comprendrai jamais !
JUSTE POUR DIRE D’ÉPILOGUER
Quelques jours plus tard, nous sommes tous réunis chez les Bérurier, afin d’« arroser ça ». Se trouvent rassemblés pour le galimafrage géant : M. et Mme Béru, cousine Laurentine avec la tronche enturbannée, Odile, moi et Mongénéral.
Le coq est encore drôlement patraque, mais il reprend lentement de la plume de la bête. Il a la crête sur l’oreille, toujours à la chasseur alpin, et celle-ci, quoique blafarde, conserve quelque chose de crâne.
On ne le met plus dans sa cage. Il demeure en liberté dans le logement du Gros. Sa Majesté le couve d’un œil jaloux et veille personnellement à ce que ses remèdes reconstituants lui soient administrés. Laurentine, Berthy et le Mastar ne parlent plus que du claque de la rue Legendre. Ils ont décidé de l’exploiter en commun. Berthe et Laurentine superviseront Mme Froufrou puisqu’en sa qualité de flic, mon ami ne saurait déployer une activité quelconque dans une maison de tolérance ; les bénéfices seront équitablement partagés.
On écluse quelques bouteilles de beaujolais avant de mettre le gigot à griller devant la cheminée. Berthe est sur la sellette, à cause de son bonhomme qui ne se lasse pas de lui faire raconter ses prouesses chez le prince. Non seulement il en a pris son parti, mais maintenant il se sent confusément flatté que son épouse ait été la favorite d’un authentique monarque.
— Berthe, assure le Gros complaisamment, je l’avais toujours dit que c’était un morceau de roi.
Son passage dans les alcôves princières du Seigneurial Palace, c’est comme qui dirait les Mille et Une Nuits béruriennes.
— Raconte ce qu’y te faisait faire, après la planche savonnée et le chalumeau en zigzag, chérie.
Alors, bonne pâte, elle raconte. Elle explique le martinet gaucho, le bicorne à jugulaire, la moule à lorgnons, la dune déboisée, le carnaval very nice, l’olifant de chichoune, la figue cramoisie, le bâtonnet à vaseline et le fromager à glissière.
Il est le seul à ne pas rougir, Béru. Il s’exclame :
— Ces gens du très grand monde, c’est négriers et compagnie, mais pour l’amour, y craignent personne !
Laurentine que la vie — fût-elle strictement hospitalière — de Paris rend tolérante, s’abstient de s’indigner et branle déjà le chef d’un air entendu. Quand on s’apprête à devenir sous-maîtresse, on ne peut se formaliser pour des broutilles ! Par contre, mon Odile a les larmes aux yeux. Ce que je suis bien avec elle depuis que j’ai cessé de l’aimer d’amour ! Le cœur, c’est la pire des contraintes, la plus dure des servitudes. L’amour, sans lui, c’est vraiment un plaisir…
— Bon, c’est pas le tout, tranche Sa Majesté, faudrait songer à se perfuser des calories, mes bons amis.
Berthe porte tout à coup la main à sa bouche.
— Mon Dieu ! s’exclame-t-elle, j’ai oublié d’acheter du bois pour la cheminée !
— Casse la tienne, rigole Béru, je vais t’en fabriquer, du bois d’allumage, ma poule.
Et le voilà qui s’empare de la cage de Mongénéral.
— C’te volaille, dit-il, riche comme Rote-Childe, on peut pas toujours l’embastiller.
La compagnie répond qu’en effet, un coq multimillionnaire ne saurait jouer le Masque de fer. Fort de cet assentiment général, Béru se met à défoncer la cage à coups de talon. Ça ne traîne pas avec cécoinsse : cric, crac, boum ! la caisse est en morceaux.
— Sapristi ! qu’est-ce que c’est que ça ? clame B.B. en désignant une sorte de bille de verre sur le plancher.
Le Gros se penche, tout le monde l’imite. L’émotion me râpe le gosier. La bille en question n’est autre qu’un diamant bourré de carats. Et ce solitaire n’est pas seul. Il y en a une dizaine d’autres de même taille dans les débris de la cage.
Le Mastar se met à baver, à pâlir, à secouer sa bonne hure, à stalactiter du naze, à se désagrafer le râtelier à force d’ouvrir grand son bec devenu insonore.
Je ramasse les pierres étincelantes. J’en ai lourd dans ma pogne. Une vraie fortune ! Les plus baths cailloux que j’ai jamais soupesés. Des tas de millions de nouveaux francs se bousculent à l’intérieur de cette quincaille.
— Ce sont des diamants ! affirme Odile.
— Dans la caisse du coq ! bée Berthe.
— Le magot de notre oncle Prosper ! gicle Laurentine.
Pour lors, Alexandre-Benoît Bérurier éclate en sanglots.
— Alors, c’était donc vrai, gémit la chère grande âme, c’était donc vrai, l’oncle Prosper, un receleur ! Un ténor du mitan ! Le Laurenzi n’était que son homme à tout faire !
— Qu’est-ce que tu racontes ? glapit la cousine au turban sanglant. Insulter encore la mémoire de nos défunts… C’est une manie chez toi, espèce de mécréant !
Le Gros paraît en état second. Je le vois se dresser, mécaniquement, avec des grâces de robot. Il s’approche du coq, le saisit à deux mains. Mongénéral, croyant à une caresse, se pavane autant que sa convalescence le lui permet. Il essaie même un petit cocorico dérisoire qui ressemble aux roues d’un tramway dans un virage.
De sa large, de sa puissante, et noble, et velue, et terrible main droite, Bérurier empoigne le cou du coq et, floc, d’une simple torsion, il met le volatile hors vie. L’animal foudroyé pend dans sa main gauche, le bec ouvert sur un dernier spasme, les yeux déjà fixes, bien ronds, reflétant les diamants éblouissants…
— Alexandre-Benoît ! s’écrie Berthe.
— Gredin ! hurle Laurentine !
— Malheureux ! soupire Odile.
Y a que San-A. qui dit rien, vu qu’il a pigé le geste et sa beauté.
Bérurier s’avance vers sa cousine qui amorce un geste de parade, le croyant devenu fou.
— Laurentine, dit lentement le Gros, Laurentine, t’es une pauvre pécore, ton vieux était un sacré grigou qui déplaçait les bornes des prés et ta mère une charogne qui brouillait les ménages, mais pourtant, tous les trois, vous êtes des gens honnêtes. J’ai le regret de te le dire : notre oncle Prosper c’était un gangster, on va tout t’expliquer. Il est pas question que nous touchassions un sou de son héritage. Maintenant, sa fortune ira à la commune, et j’espère qu’avec tout cet argent mal gagné, elle construira des hôpitals, des routes, des stades, des hospices et des pissotières ; brèfle, tout ce qui peut embellir la vie du pauvre monde ou la soulager. Faut lui réhabiliter la mémoire, à ce salaud de Prosper, et réhabiliter aussi le nom des Bérurier.
Béru pleure abondamment, mais sa voix reste forte et noble.
— En ce moment, me dit-il, je comprends un peu ce qu’a pu se passer dans la tête d’Hildegarde à propos de l’honneur de son vieux, San-A. Oui, je comprends…
Il baisse son front honteux, puis jette Mongénéral encore tiède sur les genoux de sa femme.
— Plume-le et fais-le cuire au chambertin, Berthe !
Bérurier se redresse, comme le jonc après la foulure d’un pied.
— Et veille que ça soye bien de l’appellation contrôlée, recommande-t-il.
Il ajoute en caressant du bout des doigts le plumage de Mongénéral :
— Il le mérite !