Fallait bien que ça arrive un jour ! À force de cavaler côte à côte, Béru et moi, on a fini par se retrouver face à face. Et quand le Gros se met à faire du zèle au point de nous valoir une nouvelle guerre contre l’Allemagne, croyez-moi, c’est duraille d’arranger les bidons.

Aller à l’autre bout du monde pour se tirer la bourre, c’est un comble, non ?

En tout cas, j’en connais un qui nous a bien eus, tous les deux. Je vous dis pas son blaze, il est dans le bouquin !

San-Antonio

Béru contre San-Antonio

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Affalé sur son bureau, les bras en arc de cercle, le chapeau en avant, Pinaud ressemble à un Martien timoré qui n’oserait pas sortir de sa capsule.

— Qu’est-ce qui lui prend ? demandavoixbassé-je à Béru, lequel contemple son coéquipier d’un œil lourd de compassion.

— Pinuche est en train de trépigner des cellules grises, révèle le Dodu ; figure-toi que cette vieille loque fait des mots écrasés pour un concoure dont à propos duquel le premier prix est une mobylette !

Sa Majesté rafistole sa cigarette éventrée avec le contour blanc d’un carnet de timbres, et grommelle :

— Je te demande un peu, une mobylette, à son âge ! Une supposition qu’il décrochasse le prelot, c’est la pneumonie double aussi sec pour Pépère ! Déjà, quand il passe entre deux mecs qui bâillent, il est obligé de se calorifuger l’horloge à la ouate Thermogène pour éviter les complications pulmonaires ! Tu t’imagines la Vieillesse sur deux-roues, à jouer les Fend-la-Bise ? Ah ! dis donc ! le lendemain, il glaviote ses éponges, recta.

— Pourrais-je avoir un peu de silence ? interroge la voix bêlante du mot-croiseur par-dessous le large rebord de son chapeau flétri.

Je m’approche de lui.

— Tu vas vers une distorsion du cervelet, Pinuchet, prophétisé-je.

Mon organe lui fait relever la tête. Il a les yeux gothiques, notre cher Détritus ; la prunelle rendue ogivale par l’effort cérébral.

— Oh ! c’est toi, se réjouit-il (et comme on le comprend !). Tu vas pouvoir me donner un petit coup de main, San-A.

— Tu sais, moi, les mots croisés, je ne suis pas médaillé olympique !

— C’est pas des mots croisés, c’est des charades.

— V’là autre chose ! ronchonne Béru, qui n’a jamais su et ne saura jamais ce qu’est une charade !

— Alors, je suis partant, dis-je à l’Emmitouflé de fraie. Annonce la couleur qu’on s’explique.

Il rallume l’extrémité de sa langue où adhère un souvenir de mégot, et lit :

— Mon premier est une perturbation atmosphérique. Je croie que c’est orage, qu’en penses-tu ?

— Ça me paraît valable ; ensuite ?

— Ensuite, ça se complique, lamente le Chétif. Paul Claudel a écrit mon deuxième au maréchal Pétain, puis au général de Gaulle.

— Ode ! dis-je sans hésiter, car j’ai une culture tellement vaste que j’envisage de faire appel à la main-d’œuvre étrangère au moment de la récolte.

Le Débris note ma réponse, de confiance, et poursuit :

— Mon troisième est un village haut perché de la Côte d’Azur, cher à Francis Blanche.

— Eze ! du tac-au-tac’je, très à l’aise. Il y en a encore ?

— Quand il écrivit mon quatrième, on ne pouvait pas prévoir qu’il deviendrait ministre de la République.

— Espoir !

Pinaud écrit, docilement.

— Mon tout est un vers fameux de Corneille, annonce-t-il enfin.

— Orage-Ode Eze-Espoir, résumé-je. O rage ! O désespoir !…

— On se demande où que tu vas chercher tout ça, bée Béru. Note bien, en ce qui me concerne moi-même, c’est pas que j’aie pas d’instruction, c’est que je m’en rappelle plus ! En attendant, c’est la mobylette à brève déchéance pour Pinaud ; tu peux déjà y acheter des peaux de matou et une bonbonne de sirop des Vosges !

« T’auras une lourde responsabilité dans sa prochaine congection pulmonaire, mec, il prophétise vigoureusement. »

Mais, tout de go, Alexandre-Benoît cesse de promettre des culpabilités sournoises et des refroidissements irrémédiables pour s’écrier :

— Maverdave ! J’oubliais de te honnir : y a le Décrêpé qui demande après toi. Ça fait quatre fois qu’y me turlute comme quoi faut que je te rabatte chez lui dès que t’arriveras. M’est avis qu’une affaire carabinée se mijote, gars, et je te parie que dans un peu moins de pas longtemps on va jouer Troïka sur la chaude piste blanche.

Abandonnant charades et copains, je me dirige vers le bureau du Vieux, en fonctionnaire conciencieux qui tient à justifier l’enveloppe que l’État lui remet à chaque fin de mois. Voilà plusieurs jours que ça mollassonne à la Grande Taule, et l’inaction me pèse. C’est toujours pareil, mes amis. Lorsque ça chicote trop, je prends la ferme résolution de démissionner pour monter une manufacture de layette, mais dès que le calme est revenu, il me semble que la vie bat de l’aile et que j’ai une activité aussi débordante que celle d’un photographe du Monde[1].

La porte matelassée du dabe est ouverte et je constate que son bureau est vide. Je m’y risque néanmoins afin d’y attendre le Big Boss. Un délicat parfum flotte dans la pièce. J’avise une magnifique corbeille de roses. Les fleurs ont l’air autant à leur place dans ce bureau qu’une photo des Beatles sur la table de travail du professeur Sauvy. Et pourtant, des roses, ça va partout, non ! Ici, elles ont l’air de souiller quelque chose, elles portent atteinte à la gravité inévitable du lieu.

J’attends, debout prés du fauteuil ou le Big Boss va me convier à m’asseoir. Avec cette indiscrétion qui fait mon charme, je file un coup de périscope sur le sous-main du Tondu, comme pour chercher les prémices de ce qui m’attend. Précisément, une photographie de format 18 x 24 est posée bien en évidence sur le buvard vert, vierge de toute tache d’encre.

Je me contorsionne le bol pour essayer de mater le portrait ! Je ne sais pas pourquoi, il me semble que je vais reconnaître le personnage qu’il représente. Comme je suis seul, je risque deux enjambées qui m’amènent de l’autre côté du burlingue sinistre. C’est drôlement téméraire, moi je vous le dis. Y a que le Vieux et sa femme de ménage qui se soient jamais hasardés jusqu’au fauteuil directorial. Je commets un crime de lèse-majesté, mes chéries. Du moins, me permet-il de reconnaître en effet le zig de la photo, il s’agit ni plus ni moins de Martial Vosgien, le leader politique. Un de ceux qui, depuis les événements d’Algérie, ont déclaré au régime une guerre sans merci. Il a été mis hors la loi, et il vit désormais en proscrit ; mais depuis l’étranger, il continue de manœuvrer ses troupes. À cause de sa haine avouée pour les hommes en place, il fomente des complots, et organise des attentats, bref, ses guerriers de l’ombre donnent bien du tintouin aux services de sécurité. Sur le cliché, il ne se ressemble plus beaucoup, Vosgien, et il faut un sagace de flic émérite pour le reconnaître. Il n’est plus brun, mais blond pâle, il s’est laissé pousser la moustache et porte des lunettes à monture d’écaille. Y a pas de problème, mes aminches : quand un homme veut modifier ces apparences, il change sa couleur de crins, se laisse pousser les baffies (ou se les fait raser) et met des lunettes s’il n’en portait pas. Marrant, mais ça rajeunit le bonhomme, ces bricolages. Martial Vosgien, là-dessus, on lui donne quarante berges à peine, alors qu’il doit en trimbaler une dizaine de plus. Son regard est moins aigu car les verres le voilent d’un reflet adoucissant et ses traits sont moins anguleux : il a dû s’empâter en exil. Les gens qui s’ennuient bouffent plus que les autres. Il a perdu son côté Bonaparte et ressemble plus à un homme d’affaires qu’à un condottiere.

— Vous l’avez reconnu ? demande la voix du Vieux.

Je tressaille comme s’il m’avait découvert avec l’œil au trou de la serrure pendant qu’il est aux toilettes.

— Pardonnez-moi, monsieur le directeur, pour mon indiscrétion, mais cette photographie que je voyais à l’envers m’attirait.

Il ne paraît pas choqué de mon audace. Il fait même un truc qu’il n’a jamais fait, le Surglacé de la rotonde, il s’assoit dans le fauteuil du visiteur :

— L’avez-vous reconnu ? insiste-t-il.

— Voyons, patron, souris-je, Martial Vosgien pourrait se peindre en noir, se faire modifier le nez et retailler les lèvres que je le reconnaîtrais encore !

— À la bonne heure ! Asseyez-vous, San-Antonio.

Me voilà paniqué. Comprenez-moi ! il n’y a que deux sièges dans le bureau. Or, comme il s’est assis dans celui que je devrais occuper, force m’est donc de prendre place dans le sien. Pourtant, j’hésite. Dans le fond, ma témérité a des limites, vous le voyez, mes petites loutes. Le fracassant commissaire, celui qui renverse les obstacles, les jolies filles et les arguments n’ose pas poser son dargif sur le coussin de son patron ! Risible, non ?

Il voit mon effarement et s’en amuse.

— Et alors, cher ami, c’est mon fauteuil qui vous effraie ? Dites-vous bien que vous l’occuperez probablement un jour !

— Ça m’étonnerait ! m’exclamé-je en m’asseyant.

— Pourquoi ?

Je ne lui dis pas, à mon dirlo, que je m’en voudrais de finir ma carrière dans un bureau. Je fais partie à tout jamais du personnel navigant, moi. Quand j’aurai pris du carat (en admettant qu’un petit malin ne m’éteigne pas en m’allumant avant), je demanderai ma retraite peut-être, mais jamais je ne viendrai prendre des durillons au derche dans ce monumental trône de cuir.

— Parce que jamais je n’aurai vos capacités, d’une part, léché-je et parce que, surtout, malgré notre différence d’âge, il est fort probable que vous prononcerez mon éloge funèbre, avec les travaux dont vous me chargez !

— Et votre bonne étoile, qu’en faites-vous répond le Boss en se fendant d’un sourire mince comme une tranche de salami.

— Rien, dis-je, je la laisse briller ! Mais supposez qu’elle se ternisse un jour ou l’autre…

Le sourire du Vieux s’évanouit. Ce n’est pas la pénible perspective de mon destin escamoté qui lui redonne son sérieux, mais seulement le sentiment qu’il perd son temps. Il se racle la gorge et déclare en me montrant la photo :

— Cet homme est une écharde dans le pied du gouvernement !

J’approuve la beauté de l’image d’un hochement de tête et la fixité de mon regard l’incite à poursuivre.

— Martial Vosgien est un homme qui a de l’énergie, des idées, des amis et des moyens.

— Toutes les qualités requises pour faire un ennemi d’envergure, souligné-je.

— En effet. À cause de lui, en haut lieu, on ne dort pas toutes les nuits sur ses deux oreilles. Vous savez où il se trouve ?

— Au Brésil, selon la presse.

— Parfaitement : au Brésil, tout comme un autre exilé nommé Georges Bidault.

— Je ne vois pas pourquoi, s’il habite si loin, il s’est cru obligé de modifier son aspect.

— Moi, je croie comprendre, assure le Dabe, et vous allez comprendre également : Martial Vosgien a disparu !

— Du Brésil ?

— Oui.

Je cherche où est la calamité, mais ne la voie pas.

— Et alors ? insisté-je.

Le Daron fronce ses beaux sourcils qui constituent l’unique système pileux de sa tronche (j’espère pour son confort personnel, qu’il a des poils ailleurs).

— Voyons, San-Antonio, quand un homme comme Vosgien change de tête et se volatilise, c’est qu’il mijote un grand coup ; ça paraît pourtant clair !

— Comment êtes-vous sûr qu’il a disparu ? interrogé-je, histoire de passer outre à son sarcasme désobligeant.

— Vous pensez bien qu’au Brésil des agents français le surveillaient étroitement.

— Et il leur a échappé ?

— En plein Rio de Janeiro ! Ils étaient quatre qui se relayaient pour ne pas le perdre de vue. Et tout à coup : pffrout ! Il n’a plus été là.

— Il avait changé d’aspect longtemps avant de se volatiliser ?

— Huit jours plus tôt.

— Il se savait filé ?

— Les agents français prétendent que non ; mais c’est vantardise de leur part, car je suis persuadé qu’un homme aux abois ne peut pas ne pas remarquer les anges gardiens attachés à ses talons.

— Je partage votre avis, monsieur le directeur. On peut filer un type quelques heures sans éveiller son attention, mais guère plus ! Ou alors, c’est un imbécile, et, généralement, on ne file pas les imbéciles.

Il opine avec satisfaction. Je viens de refaire un pas en avant dans son estime.

— Votre opinion, poursuis-je, est que Martial Vosgien revient en France ?

— Je ne sais plus. Tout de suite je l’ai pensé, mais sa nouvelle tête a été abondamment diffusée, tous les services intéressés sont en alerte ports, aéroports, gares. Des brigades du service de sécurité sont sur les dents. Jusqu’ici, ça n’a rien donné. Nos gens du Brésil ont, de leur côté enquêté — avec la participation occulte de la police brésilienne — pour savoir si Vosgien a pris un avion ou un bateau, mais ils ont fait chou blanc. Si j’emploie le mot « disparu », c’est parce que c’est le seul qui convienne. Or le gouvernement…

Là, il bat des paupières. Le mot lui fait éclater des étincelles tricolores dans les carreaux. Quand il emploie certains termes, tels que « en haut lieu », « le gouvernement », « monsieur le ministre », le Tondu a brusquement comme un petit arc de triomphe lumineux autour de lui.

— Le gouvernement, reprend-il, veut coûte que coûte, qu’on retrouve Martial Vosgien.

Y a longtemps que le Déplumé n’a pas métaphoré, il s’en paye une de first quality :

— Lorsqu’un homme se promène avec des bombes dans sa poche, San-Antonio, on est bien obligé de savoir où il va !

Content de lui, il remonte sa Piaget d’un index nerveux, aussi blanc qu’un doigt de marbre.

— Bien que ce cas ne relève pas précisément de mes services, M. le ministre de l’Intérieur m’a mandé à son domicile…

Le Vieux en a des frémissements dans la voix, il s’humilie, s’humidifie, s’humanise, se répand ; il a la cervelle qui se prosterne, l’âme qui génuflexionne. Môssieur le ministre qui l’invite à domicile ! Qui lui offre un whisky ! Qui lui dit comme ça : « Mon cher… » Son cher ! Ah ! être le cher d’un grand de ce monde ! Un « cher », chez le ministre de l’Intérieur, n’est-ce pas un plus grand honneur qu’« une chaire » à la Sorbonne ? Et le Verbe s’est fait « cher». Pour le Vieux, le Cher n’est pas un département, c’est une profession de foi !

Or donc, M’sieur le minisse le mande à son domicile et lui déclare textuellement ceci « Mon cher, vous allez nous donner un petit coup de main pour nous aider à retrouver la trace de ce damné Vosgien. Quand un fauve s’est échappé, on mobilise tout le monde pour organiser des battues. Mettez votre meilleure équipe sur cette affaire et donnez une petite leçon à mes bonshommes ! »

Une petite leçon à ses bonshommes ! M’est avis qu’il est psychologue, le ministre. Il sait prendre le Vieux par le bon bout ! Chapeau !

— Alors, conclut le Big Dabe, je vous charge de cette mission, mon cher !

Je détourne mon regard ensorceleur pour le braquer sur la photo. Tout à fait entre nous et la porte des toilettes, moi, je le trouve plutôt sympa, Martial. J’aime bien les mecs qui ont autre chose dans la poche de leur kangourou que de l’ouate cellulosique. J’aime bien ceux qui sont pas d’accord ; ceux qui ne disent pas toujours oui-oui ; ceux qui ne bêlent pas dans le troupeau des « attendez-moi » chevrotants ; j’aime bien ceux qui disent « ah ! merde ! » au dieu de dire « amen ». Moi, je serais chef de gouvernement, ce que je soignerais surtout, c’est mon opposition. Un régime sans ennemis « acharnés » est un régime décharné. On ne peut pas adhérer d’enthousiasme à un parti qui n’a pas de détracteurs fervents. Comment être convaincu quand tout le monde est d’accord ? Un chef d’État sans farouches opposants, ça devient vite le mercier du village. Une politique sans complots ressemble au soleil de minuit, c’est pâle et morne comme la lune.

Je repousse la photo.

— Monsieur le directeur, au risque de vous décevoir, je vais refuser cette mission !

Oh ! là là ! Ma douleur ! Je crois qu’il va morfler une attaque, M. Mon-Cher. Il devient blafard, avec des cernes bleuâtres sous les gobilles. Sa lèvre supérieure se retrousse sur son jeu de dominos. Il ne ferait pas une température de serre dans son burlingue, je verrais la fumée qui lui sort des naseaux.

— Ai-je bien entendu, San-Antonio ?

— Je pense que oui, patron. Voyez-vous, pour moi, le délit d’opinion n’est pas un vrai délit, car il ne l’est que par rapport à une catégorie de gens. Je ne partage pas du tout les idées de Martial Vosgien, mais je les respecte.

— Ah ! vraiment ? grince le Tondu.

Il se lève et il a une réaction pauvrement humaine : il se dirige vers le fauteuil que j’occupe. C’est son trône ! Faut qu’il le réintègre d’urgence quand son autorité est menacée. Les révolutions chassent les monarques, mais les manifestations les font rentrer de vacances.

Je lui laisse la place et nous exécutons un mignon petit ballet autour du bureau.

— Je ne m’attendais pas à une semblable réaction de votre part, commissaire ! déclare le Vieux.

Quand il me donne mon titre, ça sent le roussi. J’en prends pour mon grade !

— Cet homme, s’emporte-t-il en brandissant la photographie, est un fauteur de troubles, vous semblez l’oublier ! Des attentats ont été commis sur son ordre exprès, et certains furent sanglants, pensez-y !

— Je ne suis pas chargé de réprimer les crimes politiques, monsieur le directeur ! Pourchasser un criminel de droit commun, détruire un réseau d’espionnage, d’accord. Mais m’occuper d’un Français parce qu’il n’est pas du même avis que nos dirigeants, excusez-moi, c’est un travail qui n’est pas de mon ressort.

Bouillonnant de rogne, de hargne et de grogne, le Vioque arrache une rose du vase et se met à la triturer comme un sauvage. Au bout d’un instant, ce qui était prévisible se produit : une goutte de son précieux sang tombe sur le buvard. Le dirlo se suce la piqûre avec un petit bruit miauleur. Le mince incident vient d’opérer une légère diversion.

— Je vous remercie ! me lance-t-il sèchement.

Humiliante, la prise de congé, hein ? Je me fais l’effet du petit gars qu’on a reçu parce que, dans l’interphone, il se prétendait mandaté par un laboratoire d’analyses et qui, une fois dans la place, sort de son cartable râpé un tube d’une nouvelle mayonnaise, alors que le type qu’il visite est hépatique au dernier degré.

Furax, je gagne la sortie sans un mot d’adieu. Je voudrais faire claquer la lourde, mais comme elle est plus matelassée qu’un picador, elle absorbe mon énervement.

Je me rapatrie, tremblant de rage, dans notre bureau. J’y retrouve Bérurier en slip à trous et à taches, en maillot de corps à grille et à crasse, en chaussettes, en fixe-chaussettes et en montre-bracelet en métal argenté flexible.

— Qu’est-ce qui te prend, invertébré ? mugis-je avec une telle force que Pinaud en glousse comme tout un troupeau de pintades effrayé par un autobus.

— Je vais essayer le nouveau costar qu’on vient de me livrer, m’explique le Dandy de la flicaille. Faut que je vous fasse un n’aveu : je suis t’amoureux d’une jeunesse. Alors, s’agit de compenser mon surplus de carat par l’élégance, ajoute-t-il en extrayant d’un carton un complet pied-de-poule de coupe british.

— J’en connais une qui a de la santé ! grincé-je. Elle a quel âge, ta dulcinée ?

— Vingt-huit ans et toutes ses chailles, mec. Une petite merveille ! Son capot avant est long comme çui d’une Jag et sa malle arrière arrondie comme celle d’une Honda.

— San-A.! bêle Pinuchet. J’ai encore besoin de ton concours. Mon premier…

Mais, à bout de nerfs, je l’interromps :

— Moi, je vais t’en poser une charade, eh, décati ! Mon premier me fait tarter, mon deuxième me casse les choses, mon troisième me pue au nez, et j’em… mon quatrième. Qu’est-ce que c’est ?

— Je suppose que c’est moi ? fait une voix depuis la porte.

Je me retourne et j’avise le Vieux, dans l’encadrement, avec sa tronche aussi surchargée de rides mécontentes qu’une traite refusée de tampons inquiétants.

— Oh ! voyons, monsieur le directeur, je…

Il n’attend pas que je me désempêtre. Il va au Gros, lequel se tient au garde-à-vous, le calcif béant sur des noirceurs broussailleuses et assoupies.

— Bérurier, dit-il, lorsque vous m’aurez fait le plaisir de passer un pantalon, faites-moi également celui de monter jusqu’à mon bureau.

Et il se retire comme la mer se retire de la grève : en laissant pas mal de trucs limoneux derrière soi.

CHAPITRE II

Comme à une plombe de l’après-midi Béru n’a toujours pas reparu et qu’il commence à faire faim, je propose au Charadeux d’aller casser une menue croûte au troquet d’en bas.

Justement, le plat du jour, c’est le petit salé aux lentilles : mon vice !

Nous nous attablons, la Vieillasse et moi, perdus en nos méditations respectives. Les miennes ont trait à Martial Vosgien, celles de Pinuche, à une mobylette dont les chromes allument sa convoitise.

— Il n’en reste plus qu’une qui me donne du fil à retordre, San-A., déclare le Débris en postillonnant des lentilles microscopiques entre son clavier ébréché.

Et de réciter, comme un type du Français récite une fable de La Fontaine à une distribution de prix :

— Mon premier fait comme les carpes ; mon deuxième est fréquemment choisi par mon premier ; mon troisième finit par s’accommoder des Américains, et mon tout se trouve dans les Pyramides d’Égypte.

Je contemple sa frime fanée où tremblote une puérile anxiété.

— Papyrus ! lui dis-je.

— Tu crois ? Comment cela ?

Il est aussi interloqué que le zig qui verrait sortir d’authentiques louis d’or d’un appareil à sous.

— Mon premier fait comme les carpes, disséqué-je ; c’est pape, parce que le pape aussi fait des bulles ! Mon deuxième est fréquemment choisi par mon premier, c’est Pie, parce que la plupart des papes ont choisi ce nom pour leur pontificat. Mon troisième s’accommode des Américains, c’est Russes, vu les bons rapports que l’Amérique et la Russie entretiennent. Pape-Pies-Russes, soit papyrus ! Document écrit sur la tige d’une plante qui servait de papelard aux Égyptiens. Faut-il vous l’envelopper, c’est pour aller loin ?

— Tu es formidable, San-A.! reconnaît loyalement le Détritus. Heureusement que tu ne fais pas le concoure, car tu gagnerais la mobylette !

Il étudie, crayon en main, ma démonstration sur la nappe en papier.

— Évidemment ! bavoche le Délabré. Il y en a eu énormément de papes qui se sont appelés Pie, hein ?

— Trois, quatorze cent seize ! laissé-je tomber sans sourciller.

— C’est bien ce qu’il me semblait, accepte Pinaud.

Je me dis qu’on est en train de faire du Pierre Dac de la bonne année lorsque Germaine, la magnifique jument brune qui nous sert, dépose devant moi une feuille de papier pliée en quatre.

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je à la moustachue.

— De la part du type qui bouffe près de la vitre, répond Germaine. Çui qu’a le costar prince-de-Galles !

Je file un coup de périscope dans la direction indiquée, et j’avise un homme d’une trentaine damnée à la chevelure brune et plate, au teint pâle et à l’air vigilant. Il m’adresse un petit sourire entendu.

Je déplie pour lors son message et je lis, avec la stupeur que vous comprendrez malgré votre intelligence si limitée :

Si vous avez envie de parler de Martial, venez donc prendre le café avec moi.

Je glisse le papier dans ma poche et adresse un nouveau regard, beaucoup plus intéressé, au convive solitaire. Il s’est repenché sur son auge et attaque une crème caramel à peine moins triste que la scène finale de La dame aux camélias.

— Puis-je savoir de quoi il retourne ? emphase Pinaud, surpris par mon silence autant que par ce petit micmac.

— Il y a dans le troquet un type qui souhaite me parler ; tu permets que j’aille l’interviewer ?

Sans attendre l’assentiment de mon Pinuche, je me lève pour gagner la table du grumeur de crème renversée.

Je prends place en face de lui et il m’adresse un petit signe de tête engageant.

— Merci, monsieur le commissaire, me dit-il. Mon nom est Machinchouette, ou Trucmuche si vous préférez…

Quand on me prend pour partenaire, dans cette sorte de petit jeu, je me montre toujours à la hauteur :

— Machinchouette me convient parfaitement, affirmé-je, d’ailleurs, ça rime avec pirouette.

— Vous prenez un café ?

— Un double, si vous permettez !

— Et du Brésil, de préférence ? murmure-t-il en me proposant son étui à cigares.

Je vois que ce monsieur est pressé d’entrer dans le vif du sujet.

— Je vous écoute, tranché-je en refusant le cigare d’un geste bref.

Il dit à Germaine de nous servir deux doubles caouas et se met à flamber l’un des cigares avec componction. Ensuite de quoi, il le tète, expulse un merveilleux nuage bleuté et pousse un soupir.

— Laissez-moi vous dire que mes amis et moi, nous avons beaucoup apprécié votre petite tirade sur le délit d’opinion. Vous êtes un véritable libéral, monsieur le commissaire ! Et un fonctionnaire courageux, qui sait faire passer sa conscience avant sa carrière ! Refuser une mission avec une telle dignité et une telle fermeté, ce n’est pas à la portée de n’importe qui. Bravo !

Oh ! dites, les gars, pincez-moi : je rêvasse, ou quoi ? Je suis peut-être dans un état second, non ? Je vadrouille en pleine hypnose, allez savoir ! C’est pas la picolanche qui me joue des tours, vu que je n’ai bu qu’un demi pression avec mon petit salé. Qu’est-ce qu’il débloque, ce gus, avec ma scène chez le Vieux ? Est-ce que le Boss l’aurait mis au courant ? Mais alors, je ne vois pas dans quel dessein. Pourtant, manière d’en avoir le cœur net, je bredouille :

— Le patron vous a parlé ?

— Oh ! non, affirme l’autre, derrière la fumaga de son havane. D’ailleurs, nous n’avons pas le même grand patron, vous et moi !

— Comment se fait-il que vous soyez au courant de… ?

— Il se fait ! murmure simplement mon interlocuteur en laissant tomber un centimètre de cendre sur son reste de crème caramel.

La moutarde commence à me picoter singulièrement le pif.

— Écoutez, monsieur Machinchouette, je préfère vous le dire tout de suite : j’aime pas !

— Que n’aimez-vous pas ?

Je lui chope son cigare de la bouche et le plonge dans sa tasse de café fumant. Ça fait « pfloufff ». Le regard du type ressemble à deux bouts de cigare allumés qu’on téterait simultanément. Et puis il redevient cendreux.

— Vous êtes un homme terriblement emporté, remarque-t-il en louchant à l’entour pour voir si mon geste humiliant a eu des témoins.

Rassuré par l’indifférence ambiante, il tend sa tasse nantie du cigare à la pouliche qui passe par là.

— Un autre double café ! dit-il, j’ai eu un accident.

Puis il allume un nouveau cigare avec les mêmes gestes minutieux que pour le précédent.

— Écoutez, mon vieux, lui fais-je, on ne prépare pas un scénario de film ; alors, les astuces, il vaut mieux les abandonner pour jouer cartes sur table. Comment êtes-vous au courant de ma conversation avec mon directeur ?

Mon ton acerbe et menaçant ne l’émeut pas.

— Nous sommes au courant de tout ce qui est susceptible de nous intéresser, sachez-le bien !

— Comment ça, nous ?

— Nous, c’est-à-dire ceux qui pensent que Martial Vosgien est un type très bien qui mérite d’être aidé.

— Oh ! bon, je vois. Vous avez, disons, vos antennes un peu partout ?

— Voilà le terme qui convient, dit l’autre en me soufflant sa fumée dans les narines. Ne vous préoccupez pas de savoir comment nous savons. Constatez seulement que nous savons !

— Les nouvelles vont vite chez vous !

— Plus vite encore que vous ne le supposez ! La conversation de tout à l’heure nous incite à croire que vous êtes l’homme dont nous avons besoin.

Cette fois, c’est sa nouvelle tasse de café que je vais lui propulser dans le portrait ! Il le sent et, prompto, me saisit le poignet.

— Du calme, commissaire, laissez-moi finir. Je ne vous propose pas de vous joindre à notre… heu… petit comité.

— Alors ?

— Ce que je vous propose relève directement de vos fonctions de policier. Simplement, je vous demande de le faire à titre officieux.

— Et c’est ?

— Attendez… Vous convenez que Martial Vosgien est citoyen français ?

— Naturellement, pourquoi ?

— Et qu’en qualité de citoyen français, poursuit l’autre en haussant le ton, il tombe, certes sous le coup des lois françaises, mais peut en revanche, en bénéficier ?

— Toujours naturellement ; où voulez-vous en venir ?

— À ceci, commissaire : Martial Vosgien a disparu ! Disparu, m’entendez-vous ? Pas seulement pour les barbouses qui le surveillaient, il a disparu aussi pour nous, ses compagnons de lutte. Alors, à vous, flic français, je demande que vous retrouviez ce citoyen français.

Il a un indéfinissable sourire.

— Amusant, que nos aspirations rejoignent celles de votre cher patron, non ? Prenez un congé. Et partez enquêter au Brésil, San-Antonio. Seulement, si vous retrouvez Martial, au lieu de le livrer aux polices parallèles, rendez-le à ses amis.

Il sort une enveloppe de sa poche.

— Vous trouverez là-dedans, un aller-retour de 1re sur Air France pour les vols Paris-Rio, Rio-Paris, dix mille francs en traveller’s chèques pour vos frais là-bas, et l’adresse d’un homme sûr qui vous dépannera en cas de besoin. J’ajoute que si, comme nous en sommes persuadés, vous réussissez, nous vous remettrons une prime de cinquante mille francs ; correct ?

Je dévisage longuement mon vis-à-vie et j’hésite entre différentes solutions. La première consiste à lui faire avaler son cigare, la seconde à l’arrêter pour corruption de fonctionnaire et la troisième à empocher l’enveloppe et à filer au Brésil, histoire de voir un peu ce qui s’y passe. La première solution est la plus tentante, la seconde la plus raisonnable, mais c’est cependant la troisième que je choisis. Pourquoi la choisis-je ? Mystère et labyrinthe de la pensée humaine.

En fait, je crois que le cas Martial Vosgien se met à m’intéresser à toute vibure. Ce type qui s’évapore en plein Rio et que ses amis se mettent à chercher avec autant d’acharnement que ses ennemis, je trouve ça passionnant, moi. J’ai la glande flicailleuse qui abondante.

— Je viens de réfléchir, mon bon Machinchouette, fais-je à mon étrange interlocuteur.

— Ah ? fait-il, prudent et confusément inquiet.

— J’accepte un cigare, si vous voulez bien m’en offrir un de nouveau.

Il a son petit sourire évasif et me propose son étui. Je prends un havane dodu comme le ventre d’un charcutier, lui fais un petit massage et l’allume.

— Vous ne m’avez pas donné de réponse, s’inquiète l’ami de Vosgien.

— Je pense que ça marchera lorsque j’aurai apporté quelques modifications à votre contrat.

— Quelles sont-elles ?

— Primo, si je retrouve Martial Vosgien, je ne le remettrai pas davantage à ses amis qu’à ses ennemis. Je me contenterai de lui rendre la liberté s’il est encore vivant pour la mettre à profit, vu ?

L’autre hausse les épaules.

— Le rendre à la liberté, c’est le rendre à ses compagnons, commissaire. Ensuite ?

— En cas de succès, je ne veux pas de prime, c’est pas le genre de ma boutique. En revanche, je souhaite un second billet aller-retour pour Rio.

— Vous l’aurez dans deux heures.

Je réfléchis.

— C’est tout.

— Alors, me dit-il, en avançant une superbe main dont l’auriculaire s’agrémente d’une chevalière, marché conclu ?

— Marché conclu, dis-je sans répondre à sa main tendue. Puis-je vous demander la raison pour laquelle vous prenez le risque de vous adresser à moi ?

— Parce que vous êtes le meilleur flic français actuel. Si le grand patron vous désignait pour cette mission, c’est qu’il le pense aussi.

— Je vous demanderais bien aussi comment vous êtes au parfum de notre conversation, mais je suppose que vous ne me répondriez pas ?

— Exact, commissaire, je ne vous répondrais pas.

J’éventre l’enveloppe d’un coup d’ongle, et je vérifie son contenu.

— Tenez ! fais-je en lui tendant le titre de transport, vous me le rendrez avec l’autre car je tiens à ce que les deux places figurent sur les mêmes vols.

Là-dessus je mets les traveller’s dans ma poche et me lève.

— Je vous dis « merde ! » pour votre mission, murmure l’homme aux cigares.

— Et moi, je vous le dis tout court, réponds-je en regagnant la table où Pinuche a recommencé de charader avec frénésie.

— Qu’est-ce qu’il te voulait, ce type ?

— Un autographe, évasifié-je ; il croit que je suis le plus grand flic de France.

— Laisse-le croire, il s’agit d’un simple malentendu, plaisante cette vieille déconfiture de pomme. Dis voir, je suis aux prises avec la toute dernière. Plus que celle-là et je dois logiquement remporter la timbale : mon premier fait concurrence aux cigognes, mon deuxième mérite d’être cassé, celui qui dirige mon troisième peut douter de son épouse et c’est quand il est vide qu’on aperçoit le mieux mon quatrième.

Pendant qu’il tartine, je mate mon étrange « employeur » occupé à lever le siège. Il ramasse sa monnaie et quitte le restaurant sans me regarder.

— Et mon tout…, marmonne Pinuchet.

Il se tait, constate que j’ai l’esprit ailleurs et proteste :

— Ah ! non ! Tu ne m’écoutes pas. Mon tout est le mets des gens pressés.

— Chou-croûte-gare-nid ! murmuré-je en regardant s’éloigner le pseudo (tout ce qu’il y a de pseudo !) Machinchouette.

— Tu croie ?

— Ben voyons : fait concurrence à la cigognes, c’est chou, à cause des bébés.

— Mais bien sûr !

— Mon deuxième mérite d’être cassé : croûte, parce que c’est agréable de casser la croûte.

— Pardine !

— Celui qui dirige mon troisième peut douter de son épouse : gare, vu que les chefs de gare sont cocue à ce qu’on chante !

— Et comment !

— Et c’est quand il est vide qu’on aperçoit le mieux mon quatrième : nid. Vu que l’hiver, les arbres sont sans feuilles et les nids sans occupants. Pour ce qui est du tout ; le mets des gens pressés, je pense que choucroute garnie correspond parfaitement à cette définition ! Maintenant laisse-moi t’affirmer, Pinuche, que si tu me poses encore une charade, je te fais bouffer ton chapeau, vu ?

— Mais puisque je te dis que c’est la dernière, San-A ! proteste faiblement le Chétif. Je ne sais pas ce qui se passe aujourd’hui, mais tu as un vrai caractère de cochon !

Peut-être parce qu’aujourd’hui tout le monde s’obstine à me faire dévier du droit chemin, non ? La probité morale est une espèce d’œuvre d’art, mes amie. Quand on a la chance de la posséder, on a horreur que les autres foutent leurs pattes sales dessus !

CHAPITRE III

— Pourrais-je vous voir un instant, monsieur le directeur, cérémonié-je au bigophone.

Il y a un bref silence. Le Dabe a grande envie de m’envoyer chez Plumeau pour me punir. Néanmoins, il accepte d’un bref : « Alors, immédiatement ! » qui foutrait des complexes à un troupeau de gorets. Je m’annonce dans son antre aussi sec. Le Vitrifié de la coiffe s’est composé une attitude de P.D.G. : bras croisée, buste droit, regard fixe, avec les sourcils en visière. Sa rosette étincelle comme le cataphore d’une bicyclette dans le faisceau des phares d’une voiture étrangère[2]. Il a fait bouffer son nœud de cravetouse et tiré sur ses manchettes dont les boutons représentent le buste de la Ve. (Autrefois, quand on parlait de la Cinquième, on pensait à Beethoven.) Ce buste représente une Marianne dont le bonnet phrygien s’orne de deux petites étoiles. C’est un cadeau d’Enhaulieu.

— Qu’avez-vous à me dire ? laisse-t-il tomber du bout des lèvres, comme crotte une chèvre.

— Rien, monsieur le directeur.

Ça lui en bouche un coin large comme une pissotière à huit places. Son œil de lapis-lazuli se délapise et se délazulise rapidos.

— Pardon ? lâche-t-il, comme un énergique employé des postes oblitère une lettre qui lui est tout particulièrement recommandée.

Un véritable coup de tampon dans la frite, ce « pardon ».

— Je voudrais vous demander la permission de fouiller votre bureau, monsieur le directeur, poursuis-je.

C’est trop fort pour sa dignité. Ça le prend au dépourvu, l’Amidonné de la raison sociale. Du coup, il ne sait plus que dire ni que faire. Ça échappe à son self-control. Il avait envisagé tous les cas d’exception, le Tondu : qu’on lui dise merde, qu’on le gifle, qu’on balance une grenade à manche dans son bureau, qu’on lui fasse pipi contre, qu’on renverse une poubelle sur sa moquette, qu’on lui fasse voir son derche, qu’on lui trempe sa rosette dans de l’encre de Chine, qu’on le chine, qu’on entre chez lui sans frapper, qu’on verse du fluide glacial sur son fauteuil, qu’on le déculotte, qu’on démissionne, qu’on lui pète au nez, qu’on lui parle sans faire concorder les temps, qu’on l’appelle Cul-d’œuf, qu’on le fasse asseoir dans de la blanquette de veau, qu’on lui crie « mort aux vaches ! », qu’on moque la République sans être président de la République, qu’on le mette à la retraite, qu’on glisse un munster dans le tiroir de son burlingue, qu’on ne s’essuie pas les pieds avant de passer sa porte, tout vous dis-je ! Il a prévu les brimades et les incongruités les plus raffinées, les impertinences les plus osées, les inconvenances les plus inconvenantes ; et il a étudié pour chacune une attitude, envisagé une sanction. Il se croyait paré, caparaçonné ; en un mot, prêt à tout. Mais il n’avait pas conçu cela, le dirlo. Qu’un de ses subordonnés lui demande la permission de fouiller son cabinet de travail, cette espèce de chapelle Sixtine, ce sanctuaire, ce mausolée, ce P.C., ce Q.G., cette passerelle, cette tour de contrôle, cette salle du Trône, cette Coupole, ce laboratoire, ce Cap Kennedy, ce phare, cette mosquée où le visiteur, grâce à un excès d’indulgence, peut entrer sans se déchausser.

Il me regarde, et ses yeux deviennent humains à force d’être stupéfaits. Il ne peut pas parler. Il voudrait : rien à faire ! À quoi bon produire des sons inarticulés qui ne feraient que saper davantage son standing ? Pour la première fois, il se sent vulnérable, le Vieux. Il se découvre faillible. Il est sujet à caution ! Il aperçoit ses limites ! L’ombre tricolore de la République, hune et indisponible, ne le protège plus. il a des trous dans le parasol ! Des zigzags dans sa parabole ! De la limaille de fer dans son hyperbole ! Il se fissure, il se craquelle comme un vieux bidet d’hôtel de passe. Il y a de la rouille dans sa dignité. Des ébréchures dans sa légende. Il n’opère plus sa jonction. Il disjonctionne. Sa fonction n’a pas créé en lui l’organe qui lui permettrait de subir ma hardiesse. Il bée, il béante, il hébète ! Bouche ouverte ! Yeux ouverts ! La stupeur est un trou, comme la curiosité. En cas d’alerte, l’homme devient une cavité dans laquelle il se terre.

— C’est l’affaire d’un instant, déclaré-Je, sans attendre cette réponse sous cul tanné qui ne viendra pas.

Je me mets à soulever les dossiers, à ouvrir les tiroirs, à décrocher les tableaux, à explorer les placards, à déclasser les classeurs, à trousser les lampadaires. Je m’arrête par moments pour étudier, pour détecter, pour déduire. Je ne m’occupe plus du Morfondu. Au bout d’un certain temps, il émet une espèce de râle, un vagissement geignard, un appel d’asthmatique :

— San-Antonio !… O o o !…

Le râle du pneu percé ! La plainte agonisante de la portière d’autobus à fermeture pneumatique. Le soupir grinçant du frein interrompant la noble, la logique fonction de la roue.

— Oui, monsieur le directeur ?

— Qu’est-ce que ça signifie ? interroge-t-il d’une voix harassée.

Je ne réponds pas tout de suite.

— Ceci ! fais-je tout à coup, en plongeant la main dans la corbeille de roses.

J’en retire un petit appareil qui serait carré s’il n’était passablement arrondi, et à peu près plat s’il était moins épais. Une des faces de l’objet est percée de trous. Je dépose l’appareil sur le bureau du Dabe.

— Je crois que le fleuriste vous a mis ça en prime, patron.

Ayant dit, je coule l’engin dans un porte-documents de cuir qui se trouve là (car s’il ne s’y trouvait pas je serais bien embêté).

— Comme j’ai l’impression que vous êtes, sans le savoir, en relation phonique avec un monsieur que je connais, il vaut mieux rendre cette oreille sourde, imagé-je, vu que le Vioque adore tout ce qui est métaphore et fait reluire.

Il reprend du poil de l’animal.

— Que se passe-t-il, San-Antonio ?

— Il se passe qu’on vous espionne très étroitement, monsieur le directeur. Vous permettez ?

Je décroche son tubophone et je demande au brigadier-accessoiriste[3] de m’apporter une lunette d’approche.

— D’où proviennent ces fleurs, monsieur le directeur ?

— Mais, heu… Cette corbeille m’a été livrée de la part de M. le vice-sous-secrétaire d’État à l’Incurie romaine, déclare le Désherbé du promontoire.

— La prochaine fois, monsieur le directeur, je pense que vous devrez examiner d’un peu plus près les délicates attentions dont vous faites objet. Si certaines gens « le disent avec des fleurs », il en est d’autres, vous voyez, qui « se le font dire » également avec des fleurs.

— Quelle aventure ! murmure le Big Boss, privé de sa superbe.

On toque à la porte, et le brigadier-accessoiriste entre, tenant à la main des jumelles de théâtre, ce qui est façon (toute faite) de parler, car où les tiendrait-il, je vous le demande !

Nanti de cet instrument d’optique, je m’approche de la fenêtre du Vieux et, bien planqué dans le pli des rideaux, je le braque sur l’immeuble d’en face. Il s’agit d’une maison grise et cossue. Je me mets à grossir chaque fenêtre, en commençant par l’étage correspondant à celui du bureau directorial. Il ne me faut pas cent secondes pour dénicher un type, armé de lunettes plus fortes que les miennes et occupé à faire comme moi, mais dans le sens contraire. Pour un peu, on pourrait s’examiner le fond de l’œil, tous les deux, se dire si on a de l’albumine.

Renseigné, je reviens près du patron.

— Je suis à vous dans dix minutes, monsieur le directeur.

— Mais…

Y a pas de mais. Ou s’il y en a, je ne veux pas les entendre. Je dévale les étages vu que l’ascenseur hydraulique est trop lent pour descensionner ma frénésie, traverse la rue au pas de charge et m’engouffre dans la maison d’en face.

J’ai bien pris mes repères. Le mec au périscope crèche au sixième, à droite.

Toujours caracolant, je gravis quatre-vingt-douze degrés (il m’en manque huit pour être en ébullition), et j’apalière[4] à l’endroit prévu. À ce niveau de l’immeuble, les appartements sont modestes. Jadis, le pauvre créchait plus haut que le riche. On croyait le punir ; jusqu’au jour où les architectes s’aperçurent qu’il jouissait, en fait, du bon air, de la vue et du silence. Dès lors les derniers étages d’un immeuble devinrent les appartements d’apparat.

Je respire un grand coup, manière de me désuffoquer les éponges, et je tourne le loqueteau de la porte de droite, une minable lourde barbouillée en brun excrément.

On n’a pas fermé à clef, et je pousse le vantail sans la moindre difficulté. Je pénètre dans un étroit couloir aux carreaux disjoints. C’est sombre, pisseux, malodorant. Le couloir mène à une grande pièce dont la porte-vitrée est entrouverte. Je m’annonce sur la pointe des sabots et j’avise mon zig du restaurant, le fameux Machinchouette, assis à califourchon sur une chaise qui mate avec de fortes jumelles le burlingue du Vieux.

Il n’est pas seulâbre dans la turne. Une vieille femme fibromeuse repasse du linge triste sur sa table de cuisine à l’aide d’un fer à repasser que n’importe quel antiquaire lui achèterait un prix raisonnable.

En me voyant entrer elle ne marque aucune surprise. Simplement elle me coule un regard myope et curieux ; sans doute me prend-elle pour un copain du voyeur. Je suis prêt à vous parier ma dernière dent de sagesse contre votre première vérole que Machinchouette a monté un petit cinoche à cette brave mémé ; en lui refilant un bouquet, œuf corse, pour son dérangement.

Mon organisateur de voyages ne m’entend pas radiner car il est coiffé d’un casque d’écoute qu’il tapote nerveusement. Nonchalamment, je vais jusqu’à lui et, d’un formidable coup de pompe, je fais culbuter sa chaise, si bien qu’il se retrouve les quatre fers en l’air, avec son casque de traviole et ses jumelles sur la poitrine.

— Eh bien, eh bien ! glapit la repasseuse en se précipitant sur moi, en voilà des manières !

— Ah ! vous, Poupette, écrasez un peu, sinon je vais vous envoyer repasser à la prison Saint-Lazare !

— De quoi, de quoi ? ne s’émeut-elle pas.

— Recel de malfaiteur, ça peut vous coûter plusieurs mois de ballon !

Pendant ce bref dialogue, l’ami Machinchouette a réintégré la position verticale et me sourit d’un air indécis.

— Vous avez percé à jour mes petits secrets, commissaire ? s’efforce-t-il d’affabiliser.

— En un peu moins de pas longtemps, camarade, lui dis-je.

Et là-dessus, je lui célèbre une mornifle qui ferait éternuer son râtelier à un hippopotame. Sa gôgne se met à enfler et à violacer comme dans un documentaire sur la culture de l’aubergine.

— Ah ! non, ça va comme ça ! dit-il. Vous avez une drôle de façon de vous comporter avec les gens qui vous engagent.

— Moi, je t’engage à changer de ton, eh, fesse de rat ! Si tu me prends pour ton larbin, tu te mets le doigt dans l’œil tellement profond qu’il faudra un spéculum pour en faciliter la sortie. Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis à vendre contre un voyage au Brésil ?

Mes paroles attisent ma rogne. Je suis comme un incendie qui se soufflerait dessus pour mieux flamber. Voilà que je le biche par la courroie des jumelles et que je lui fais décrire un valdingue à travers l’humble cuisine de la darone. Il atterrit contre le poêle, dont il déséquilibre les tuyaux. Un nuage de suie s’abat sur lui, tandis qu’une moche fumée envahit la pièce. Poupette s’affole et crie « au feu ! ». Elle se demande si elle va pouvoir sortir de l’immeuble avant que tout crame ou si elle devra se payer un plongeon par la fenêtre. Elle s’y précipite. Mais la rue, vue de son merdeux sixième, l’impressionne et elle cherche à éviter les redoutables lois de la pesanteur.

Maintenant, Machinchouette ressemble à un petit ramoneur savoyard. Il tousse, il crache. Je lui virgule un coup de pompe dans la bouille, le voilà qui dédominote. Deux prémolaires fourbies à l’Email Diamant tombent dans la suie.

Il bave rouge. Je ne me sens plus. Ça m’excite. Les cris de la vieille se font plus aigus, la fumaga plus épaisse, la suie plus abondante. On s’enfume, on noircicote. On se trémousse dans un tunnel. Machinchouette essaie de se rebiffer, mal lui en prend. J’efface son crochet sans-éprouver la moindre douleur et j’y vais d’une danse carabinée. Coups de boule, coups de late, coups de poing. Le grand nettoyage de printemps, mes colombes. Recouvrant ses esprits et se rappelant le temps où les pompiers, ça la connaissait, Poupette cavale à l’évier pour s’emparer d’une bassine d’eau. Elle file tout sur le foyer. Un jet de vapeur explose ! Pacifie Express, les mecs ! Tchaoufff ! On recule, le mateur et moi. On se réfugie dans l’alcôve de la dadame. La rouste se poursuit contre son lit. Machinchouette essaie d’une contre-attaque en décrochant le grand cadre doré où Valentin, le défunt mari de notre hôtesse, considère nos ébats d’un œil fabuleusement con. Le partisan vosgien veut abattre ce portrait sur le mien. Je lance alors mon pied le plus haut possible et Valentin lui échappe des mains pour volplaner dans la cuistance. Il la traverse de part en part, le cher homme, pulvérise la fenêtre et quitte définitivement son foyer.

Machinchouette grimpe sur le lit, espérant contrôler la situation en la dominant. Seulement, il n’est pas dans un bon jour, car il a mis le pied sur la queue du minet qui somnolait au creux de l’édredon. Furax, l’animal lui mord la cheville. L’homme pousse un cri. Je lui recramponne les jumelles toujours suspendues à son cou. Il est puni par où il a péché et culbute. Cette fois, il est groggy.

Poupette se sauve à la poursuite de son mari. Les gonzesses, y a rien de plus tenace, de plus adhésif. Même quand ils sont morts, elles tolèrent pas que leurs bonshommes sortent sans permission.

À quatre pattes, noir et pas frais, mon chargeur de mission n’en mène plus large.

— Conclusion ? lui fais-je, en m’époussetant.

Mon adversaire halète, tousse, crache, bave, expectore, démuqueuse, expulse, sanguinole. Il louche sur ses deux dents qui brillent dans la suie et zozotte :

— Fe que f’eat bête, tout fa ! Fe que fa peut être bête !

Je ne sais pas ce qui se passe en moi, mais, brusquement, il me fait un peu de peine, Machinchouette.

— Je vous demande un brin pardon, camarade, lui dis-je, quand je vous ai trouvé là, avec vos jumelles et vos écouteurs, j’ai vu rouge. N’importe quel flic digne de ce nom aurait agi pareillement.

Il hausse les épaules, fataliste.

— Allons, debout, suivez-moi.

— Qu’est-fe que vous faites ?

— Bédame ! je vous arrête, gros malin. Vous ne pensez pas que je vais tolérer qu’un olibrius de votre espèce place des micros dans le bureau de mon supérieur et le surveille à la jumelle !

Il opine lamentablement.

— D’accord, f’est régulier, murmure-t-il, mais je vous en fupplie, commiffaire, retrouvez Marfial Vozien !

Alors, là, il me la coupe, me la sectionne, me la cisaille, me la tranche, me la décapite, me la tronçonne, me la débite (de cheval).

— O.K., arrêtez-moi, mais faites fe voyage. Vous refevrez tout à l’heure la feconde plafe que vous défiriez.

C’est pas banal ce qui m’arrive, mes lectrices-lecteurs, mais moi que vous connaissez bien, qui suis le plus réglo des poulardins, je me sens intimement autorisé par ma conscience à user d’un compromis avec cet inconnu. Un compromis qui pourrait bien me compromettre et me valoir la mise à la retraite suranticipée !

Nous nous regardons intensément. Avec nos bouilles pleines de suie, on a l’air d’avoir posé pour la publicité de Banania.

— D’accord ! lui dis-je. Je vous remets dans les mains de mon patron ; comme ça, vous pourrez le considérer de tout près, et vous expliquer avec lui. Je ne lui parle pas de votre proposition, je demande quelques jours de congé et je fonce au Brésil voir si j’y suis, ou si, à défaut, Martial Vosgien y est encore.

— Merfi ! dit-il simplement.

Et il se met à me suivre, tête basse, en se tripotant ses tabourets branlants.

* * *

— Antoine, mon grand, que t’est-il arrivé ? s’écrie Félicie en me voyant entrer, plus couvert de suie qu’un cul de chaudron.

— Une simple maladresse, m’man, j’ai voulu aider une vieille dame à ramoner sa cheminée, et puis tu vois…

— Donne-moi vite ton costume, je vais le porter chez le teinturier. Ton bon cœur te perdra !

Un peu gêné par ce compliment immérité, je grimpe à la salle de bains pour me redonner l’éclat du neuf.

La flotte mousseuse, d’un beau bleu des mers du Sud, dans laquelle je me mets à macérer ressemble vite à l’écoulement d’un égout. Je m’abandonne à l’eau tiède en chantonnant. Ça s’est bien passé avec le Vieux. M’est avis qu’il en a pris pour son grade suprême, le Tondu. Môssieur « Joyeuses-Pâques » jouait les Richelieu derrière son bureau… ministre, sans se gaffer qu’il avait un micro polisson sous son nez et qu’un dégourdi, à quelques mètres de là, comptait ses grains de beauté.

Lorsque je suis revenu, avec Machinchouette, j’ai éludé les questions du Dabe en chiquant au type durement éprouvé par une lutte ardente et noire (c’est le cas de le dire).

— Voici l’homme qui vous espionnait, patron.

— Comment avez-vous su ?

— Une discussion que j’ai surprise au café d’en face, entre lui et… un autre homme m’a mis la puce à l’oreille.

Puis, le prenant à part, je lui ai susurré :

— Verriez-vous un inconvénient à ce que je prenne quelques jours de congé ? Je ne me sens pas très en forme, ces temps-ci ?

Il m’a regardé attentivement, avec intérêt, sympathie même. Je ne sais pas si c’est mon visage barbouillé ou ma prouesse qui l’a impressionné, toujours est-il qu’il a opiné.

— Faites.

— Merci, monsieur le directeur.

Ç’a été tout.

Et maintenant, les gars, un qui chantonne dans son bain, c’est votre adorable San-Antonio. Il se dit que la vie est belle, le commissaire.

S’il savait ce qui l’attend, peut-être bien qu’au lieu de brailler du Jacques Brel il fredonnerait plutôt du Chopin. La Marche funèbre, par exemple !

* * *

Lorsque je débarque au salon, dans un beau peignoir en tissu-éponge vert amande (pour un flic, il devrait plutôt être vert amende)[5], m’man me dit :

— Pendant que tu prenais ton bain, on a apporté ça pour toi.

« Ça », c’est une pochette « Air France » et j’en sais le contenu. Effectivement, la pochette bleue contient deux billets de 1re aller-retour pour Rio de Janeiro.

Félicie qui sait à quoi s’en tenir, demande d’une voix qu’elle s’efforce de rendre indifférente :

— Tu pars en voyage ?

— Yes, m’man. Demain matin.

— Où vas-tu ?

— Au Brésil.

— Mon Dieu ! Si loin ?

— Si loin, ça ne fait que douze heures d’avion, m’man. Rien n’est loin, maintenant.

Je secoue les billets qui ont déjà l’air de vouloir s’envoler.

— D’ailleurs, je n’y vais pas tout seul, ajouté-je.

— M. Bérurier t’accompagne ?

— Non.

— M. Pinaud, alors ?

— Non plus, m’man, je peux bien te le confier, je part avec une femme.

Elle rosit un peu, sourit et fait comme ça, en détournant les yeux :

— C’est un voyage… d’agrément, mon chéri ?

— Fifty-fifty, m’man. Un boulot spécial, mais qui va me permettre de faire un beau voyage avec une femme que j’adore.

Sa roseur s’accentue, devient une vraie rougeur très intense.

— Ah ! c’est bien ! tu ne m’en avais pas parlé. Elle est intéressante, cette personne ?

— Je ne connais personne au monde qui soit plus intéressant qu’elle, m’man. Car c’est toi !

Cette fois, elle pâlit, ma Félicie. Ses beaux yeux doux se mettent à faire des vagues.

— Qu’est-ce que tu racontes, Antoine ?

— La vérité, m’man. J’ai l’occasion de t’offrir un bath voyage aux frais de la princesse, je ne vais pas la rater. Habituellement, quand on part, nous deux, c’est en Normandie ou, au mieux, sur la Côte. Pour une fois qu’on peut aller gambader par-delà les océans…

Elle est étourdie, ma brave vieille. Indécise, aussi. Vaguement épouvantée.

— Le Brésil ! dit-elle, à mon âge !

C’est pas bath comme réflexion ? Le Brésil, à son âge !

— Eh, m’man, joue pas les patriarches c’est pas dans tes emplois. Tu te figures que le Brésil et les avions sont réservés aux jeunes gens ? Chaque fois que je prend un zinc, je me trouve assis à côté d’une vieille Angliche ou d’une douairière amerloque qui pourrait être ta grand-mère, alors fais pas de complexes, je t’en supplie.

Elle hoche la tête, mal convaincue.

— Si loin, je n’ai pas l’habitude, tu comprends !

— Tu vas voir comme tu vas vite la contracter !

Alors, elle a une réaction qui me bouleverse, Félicie. Elle se met à pleurer. Pas des sanglots du genre simagrées, oh ! non. De chouettes larmes émues. Elle me saute au cou, met sa tête sur mon épaule et murmure :

— Comme Dieu est bon avec moi de m’avoir accordé un fils comme toi, Antoine !

M’man, elle est comme ça. Dieu, elle ne le met dans le coup que quand elle est contente ; lorsque tout baigne dans l’huile, elle le remercie. Mais elle se rebiffe jamais contre sa pomme quand ça merdoie dans le landerneau. Au contraire, elle l’implore. Il ne toucherait que des clients comme Félicie, Dieu, il pourrait organiser des référendums, lui aussi, il serait certain de passer à cent pour cent, sans que ses ministres (du culte) fassent la retape au coin des rues et sans être obligé de faire des apparitions lourdesques les veilles de scrutin. Il pourrait laisser croire aux fidèles qu’il est la République, Dieu, et prendre son valet de chambre comme pape de service. Tout est question de foi, comme dans la cirrhose. Le tout, pour réussir dans le mythe, c’est d’avoir un cadre. Certains, comme Jésus, se font clouer dessus, d’autres se montrent à l’intérieur. Quelle différence existe-t-il entre le gibet du Golgotha (mondain) et les tubes cathodiques, apolitiques et gallo-romains des téléviseurs, lorsqu’il s’agit d’impressionner les masses ?

— Laisse le bon Dieu tranquille, m’man, ton fils, tu te l’es tricoté toute seule. Tu sais, on n’a que les enfants qu’on s’est faits. Va préparer tes valises, et emporte du léger, car c’est l’été, là-bas.

Elle s’écarte de moi.

— L’été ?

— Mais oui. Et je vais même te dire autre chose : on va arriver juste pour le Carnaval, avoue que, quand je m’y mets, je fais bien les choses !

CHAPITRE IV

C’est la première fois qu’elle prend l’avion, m’man ; alors fatalement elle a un peu d’appréhension. Quand le car de piste nous amène devant le Boeing, elle marque un temps d’arrêt avant de marcher vers l’appareil. Elle le considère d’un œil incrédule et murmure :

— Tu es sûr que ça peut voler, un monstre pareil ?

— Comme une plume, promets-je. Tu as peur ?

— Oh ! avec toi, de quoi aurais-je peur, mon grand ?

Pourtant elle monte l’escalier métallique comme si elle gravissait les degrés d’un échafaud. Dans son manteau de lainage gris, avec son petit chapeau de feutre traversé d’une épingle à tête noire, elle fait vachement province, ma Félicie. Pas du tout madone des sleepinges ! On dirait une dame de compagnie (de bonne compagnie).

Une bath hôtesse blonde et rieuse nous réceptionne. Elle prend le manteau de ma brave femme de mère, le plie soigneusement et le loge dans le filet. Je laisse le coin hublot à m’man et lui explique comment elle doit attacher sa ceinture.

— Dire que j’ai connu les tramways à impériale ! soupire-t-elle. Seigneur ! ce que le monde va vite !

Quand la sémillante hôtesse nous passe le plateau de bonbons-prédécolleurs, Félicie la remercie chaleureusement.

— C’est très gentil à vous, mademoiselle, vraiment, je ne sais pas si je dois oser !

Je me penche sur m’man et je murmure :

— Oh ! dis, m’man, on n’est pas au thé de la sous-préfète ; c’est la compagnie Air France qui rince. Et tu vas voir, t’as pas fini de recevoir des cadeaux…

Je lui parle d’abondance afin de lui escamoter les affres du décollage. Mais le zinc dépiste sans bavure, dans une chaude ambiance musicale ; et il n’a pas atteint son altitude de croisière que, déjà, le steward se pointe avec du Dom Pérignon seigneurial.

Félicie est éblouie.

* * *

Après la première collation, bercée par le chuchotement des réacteurs ma mère s’endort, les mains jointes sur son ventre. Je me lève doucement afin d’aller faire un tour au bar. De plus en plus, les transports aériens rivalisent de vitesse et de confort, si bien qu’un jour, la première neutralisera le second. À quoi serviront les courts de tennis, la piscine, le bowling et la salle de danse du bord lorsque les zincs feront Paris-New York en dix minutes ? Mais ça ne sera qu’une étape, le jour viendra où avant de s’endormir, comme on tube au service du réveil, on filera de Paris un coup de turlu à une compagnie spécialisée en disant un truc du genre « Ici, matricule 188113 série Q, voulez-vous me réveiller à Honolulu demain matin à 8 heures, je vous prie ? »

En ce temps-là, on marchera tous à la carte perforée, les mecs. L’homme aura supprimé la distance et réalisé l’instantanéisme, c’est couru, promis, juré, souscrit ! On se déplacera par ondes courtes, sans autre effort à faire que de le vouloir.

Tous pensionnaires chez I.B.M., mes drôles. Electronifiés jusqu’au fondement, je jure. Avec des boutons partout, comme de l’acné juvénile de robot ! Ça se prépare, ça s’élabore. Ils en auront de la veine, nos mômes, quand ils seront vieux cons ! Déjà, ils ont pas à se plaindre. Voyez les parkings des lycées. Vous avez tout de suite trois cents bagnoles et douze vélos. Les bagnoles sont aux élèves et les vélos aux profs. Ça bascule, je vous dis !

Je pense à tout ça, du haut de mes dix mille mètres en m’asseyant sur un tabouret du bar. Le steward me demande ce que je veux et je lui réclame un double scotch. Le coucou trace dans un ciel d’azur. Ce n’est déjà plus l’hiver, là où nous sommes. L’hiver n’est qu’à ras terre ; très haut, c’est toujours l’été.

Je vide mon glass et m’apprête à quitter le bar lorsque quelque chose de plus que pas mal pénètre dans mon champ visuel. Une fille, mes amis, qui ferait bien de ne pas aller jusqu’au poste de pilotage, sinon le boeinge va écrire 8.888 dans le ciel en fumée majuscule. La môme que je vous cause est grande, mince, avec une poitrine qui irait à mes mains comme un gant. Elle porte un pantalon étroit, bleu ciel (ce qui est de circonstance), des bottes en cuir souple qui lui montent au-dessus des genoux et un chemisier de soie blanche. Elle est brune avec de longs cheveux. Elle a le regard clair, pas exactement vert, plutôt jaune. Ses cils ont l’air naturels malgré leur longueur. Elle tient sous son bras une sorte espèce de machin blanc qui si je lui mords la queue et qu’il aboie s’avérera un dérivé du chien. Elle s’approche du bar, hésite, s’installe sur le tabouret voisin du mien et dit au barman qu’elle aimerait un manhattan, ce, avec l’accent anglais d’une Française qui tient à faire croire qu’elle a l’accent anglais. Une petite sucrée, quoi ! Style : où t’habites, y’a un égout (rayez les lettres inutiles, merci).

Elle dépose sur le comptoir d’acajou la petite bricole blanche toute pantelante. Je ne me suis pas gouré ; il s’agit bien d’un clébar. Ça doit valoir une fortune, cette larve à poils et à côté de son pedigree, celui de la reine d’Angleterre doit ressembler à la fiche d’état civil d’un enfant trouvé.

— Ce que c’est mignon, ces petites bêtes ! me pâmé-je en avançant la main vers l’animal.

L’ordure, qui me paraissait sous le coup d’un anesthésique, me mord le doigt sans proférer un son. Une série de perles rouges me ponctue l’index. Si je m’écoutais, j’écraserais cette vermine d’un coup de poing ; mais la force de l’homme énergique consiste à se faire la sourde oreille.

— Uku n’aime pas les hommes ! dit la beauté bottée, assez sèchement.

— C’est un point que nous avons en commun, assuré-je plaisamment en étanchant mon sang avec mon mouchoir.

Elle a un sourire snobinard. C’est pas à la contrepèterie que je risque de me faire cette mémé, croyez-moi.

Ce qui m’indispose chez les Marie-Chantal, c’est leur gravité. Les bêcheuses se croiraient déshonorées de rire un bon coup. J’en connais : ah ! les horreurs ! Vous pouvez vous déballer l’artillerie de marade, vous peindre en vert les chatouiller avec une plume de paon, leur amener De Funès, leur lire mes livres, leur montrer la photo de M. Couve de Murville en barboteuse, tout ce que vous obtiendrez c’est une grimace d’hépatique.

Et dans le fond, le snobisme, ça ne proviendrait pas du foie ? Ou d’une constipation tenace, peut-être. Je serais toubib j’aurais à cœur de me pencher sur la question. Je voudrais leur explorer le colon à ces frangines malgracieuses, leur passer tous les orifices au rince-bouteille histoire de m’assurer que ça ne vient pas d’une quelconque obstruction, leur marotte de simagrer. Quand une nana a vingt berges, vous admettrez que ça n’est pas normal qu’elle se trémousse le fion d’un air austère, qu’elle exhale des soupirs à décoiffer une harde de cerfs[6], qu’elle parle à travers un cul de poule et qu’elle se croie obligée de prendre l’accent anglais, hein ? Si ce ne sont pas ses organes ventraux qui tirebouchonnent, alors c’est un dérèglement glandulaire, mes filles ! Faut qu’elles courent se faire explorer l’intime par un spéléologue de la table à béquilles. À moins, encore, que ça ne cinématographe dans leur terrine ; oui, ce serait plutôt ça : le caberlot ! Elles se racontent des trucs en vistavision mis en scène par Sa Majesté Arrondissement XVI, l’un des derniers souverains de France. Elles s’imaginent que c’est géographique, le standinge. Pauvres d’elles !

Ma compagne de voyage est fardée comme pour affronter les sunelaïtes de la téloche. Elle a une couche de fond de teint plus épaisse que celle d’Ugène Hérald quand il vient faire une petite séance de Françaises-Français chez nous, le soir, entre le feuilleton et le fromage. En plus, elle a du vert aux yeux. Un vert bien épais, bien vénéneux, bien étalé. Quand elle ferme les chasses, cocote, elle doit ressembler à Dracula : tout cela, notez bien, ne l’empêche pas de rester drôlement comestible. Je suis sûr, une bergère comme mam’zelle Chochote, avec un gant de toilette mouillé et une tarte dans le museau, on doit pouvoir la rendre appétissante.

— Il a du caractère, hein ? déclaré-je en me suçant l’index ; c’est quoi comme race ?

— Un yesmaâme bouclé royal dit-elle sèchement, comme on répond au monsieur qui vous demande son chemin au moment où vous courez derrière votre autobus.

— Magnifique ! déclaré-je, c’est le deuxième que je vois. Mon ami Frank Sinatra en a un, mais le vôtre est plus beau !

Du coup, elle me vote une grosse bouffée d’intérêt, la môme bottée.

— Vous connaissez Sinatra ? s’exclame-t-elle.

Comme quoi, dans la vie, vaut mieux être psychologue que gendarme, mes amis. D’accord, on sent moins des pieds, mais on peut tout de même se rendre intéressant.

— Ce serait malheureux ! répondis-je, évasivement.

Les réponses évasives sont celles qui portent le plus, car elles laissent entendre tout ce que vous n’oseriez pas inventer.

— C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui connaît Sinatra, reprend la ravissante, comment est-il ?

Tiens ! elle vient d’oublier son accent britiche.

— Merveilleux ! laconiqué-je derechef, car je parle couramment le seizièmarrondissement moderne, et je peux le lire dans le texte.

— C’est pas vrai ! s’exclame-t-elle, et dans le privé ?

— Inouï !

— Non ?

— Parole !

— Il est tellement sexy ! bredouille la môme.

Mettre en doute pour mieux déclencher la louange, c’est classique. Faut que je lui en donne pour son émerveillement, à cette chérie. Que je lui fasse frissonner le monde extatique.

— C’est pire ! réponds-je.

— Comment ça ?

— Il a un potentiel de sensualité terrible.

Elle salive difficilement.

— On raconte qu’il a deux piscines…

— C’est lui qui fait courir ce bruit, par modestie ; en réalité, il en a dix-huit.

— Allons donc !

Je fais mine de compter sur mes doigts en remuant les lèvres, les yeux mi-clos. Au bout d’un temps de marmottement, j’élève progressivement le ton :

— … la piscine à champagne, ça fait quatorze, celle à nénuphars, ça fait quinze. La piscine du chauffeur, seize ; celle du pasteur quand il passe ramasser son chèque de cent mille dollars pour le denier du culte, dix-sept, et la piscine du chien, dix-huit ; mais oui, c’est bien ça !

— Et vous dites qu’il a un yesmaâme, lui aussi ?

— Franky n’a que des yesmaâmes. C’est son quatrième. Le précédent est mort des oreillons ; si je vous disais que je l’ai vu pleurer pendant l’enterrement ! Je le faisais remarquer au prince Rainier qui se trouvait à côté de moi dans le cortège : « Frank, lui disais-je, a une voix d’or mais un caca de velours. »

Un peu d’humidité fait scintiller le regard de ma camarade de Boeing. Elle embrasse son clébar, lequel lui file un petit coup de langue sur le nez.

Un qui se boyaute, c’est le steward. Il n’y tient plus, le camarade Air France. Il a tout essayé : de tousser dans son mouchoir, relacer ses godasses, ranger ses bouteilles. Il finit par s’évacuer de dos pour cacher un peu sa rifouille.

— Vous êtes dans le show-bises ? demande la fille.

J’aime bien qu’une greluse me questionne ; ça prouve que je l’ai acupunctée au bon endroit !

— Non, fais-je, je suis grand reporter.

— Quel journal ?

J’ai un rire supérieur :

— J’appartiens à une chaîne américaine, la Deconning Rewriting Conspiration.

— Et vous travaillez avec les journaux français ?

Je fais la moue.

— Au lieu de vider ma corbeille à papier à la poubelle j’expédie son contenu à France-Soir ou au Figaro afin de leur assurez de temps en temps une première page convenable…

Elle me regarde maintenant avec des yeux poussée à leur maximum d’ouverture.

— Qu’est-ce que vous venez de faire comme reportage ?

Je secoue la tête.

— C’est secret, mais à vous je peux bien le dire : je me suis assuré l’exclusivité mondiale sur l’opération du pape.

— Le pape a été opéré ?

— Surtout n’en parlez pas, car la nouvelle n’a pas encore été ébruitée. Figurez-vous que le Saint-Père a changé de sexe, phénomène d’osmose. Ça lui a pris à partir du moment où il a mis une robe blanche et l’anneau pontifical. Vous voyer le tableau : un souverain pontife auquel on écrit en ces termes : « Très Saint-Père et Chère Madame »…

Elle condescend à sourire.

— Vous êtes drôle, assure-t-elle avec la voix qu’on prend pour annoncer que grand-papa ne passera pas la nuit. Vous allez jusqu’à Santiago ?

— Oh ! Non, le Chili est trop étroit et j’aime trop mes aises. Je descends à Rio.

— Moi aussi, se réjouit-elle.

M’est avis, les gars, que j’ai très vite placé nos relations sur leur orbite. Un poil de vantardise, une mesure de calembredaine, un zest d’œil glauque, et embarquez !

— Vous voyagez toute seule ? — je demande.

— Oui, mère avait la migraine.

— Pour votre agrément ? insisté-je.

Elle fait la moue.

— Pas tellement, raisons de famille. Quand le devoir commande, n’est-ce-pas ? il faut savoir y mettre du sien.

— Je parie que votre famille a des intérêts au Brésil et que vous…

Elle m’arrête d’un énergique hochement de tête.

— Pas du tout. Je suis un peu, si vous voulez, dans la situation de M. Maufrais qui explorait l’Amazonie à la recherche de son fils disparu. Moi, c’est mon père que je pars chercher.

— Votre père ? m’étonné-je, à juste titre me semble-t-il.

— Je suis la fille de Martial Vosgien, l’homme politique réfugié au Brésil.

Un qui renverse son double scotch sur son double pantalon, c’est le fortichimo San-Antonio, mes très belles ! Me bousculer cette nouvelle juste au moment où je biberonnais, c’est dingue dans son genre, non ? Je risquait d’avaler mon glaçon, ni plus ni moins. Vous me voyez, ensuite, gobant des mégots incandescents pour le faire fondre ?

— Vous êtes Mlle Vosgien !

— Oui. Carole Vosgien. Figurez-vous que père a disparu. Il nous écrivait régulièrement, et puis, tout à coup, fini : plus de nouvelles. Ses amie de Rio sont incapables de nous dire ce qui lui est arrivé : inquiétant, non ?

Elle parle de ça comme elle parlerait du jeu des sept erreurs. Pour elle, c’est un simple fait divers, le prétexte à un beau voyage.

Je lui désigne Uku, qui joue toujours les manchons oubliée sur le bar.

— Et c’est sur votre molosse que vous comptez pour retrouver la piste à papa, demandé-je.

* * *

Moi qui raffole de la cuisine au beurre, j’aime que mes enquêtes baignent dans l’huile. Quand ça s’harmonise, d’emblée, c’est bon cygne, comme disait Saint-Saëns (dont le plus développé était celui de l’ouïe). Or, dans le cas qui nous intéresse (du moins j’espère qu’il vous intéresse également), tout s’emboite magistralement comme sur une fresque à la gloire de la sodomie. Mordez le topo, mes bons caves : le Vieux me propose une mission qui dépasse le cadre de mes activités, je la refuse. Là-dessus, un partisan de Vosgien me contacte pour me demander de retrouver icelui, preuve qu’il a bien disparu. Je prends l’avion et la première personne que j’y rencontre, c’est la fille du disparu. Mince ! y a de quoi se la léguer par testament au Musée de l’homme pour continuer d’épater les femmes après son trépas, non ?

Je m’en pourlèche la matière grise, mes chéries. Il se dit, votre San-A, que lorsqu’on est vergeot, c’est pour la vie. La chance a toujours fait mon ménage au poil, et voilà que ça continue ! Pour le coup, cette bergère qui me tentait devient un objectif professionnel. Faut que je me l’horizontalise pour l’avoir dans ma marmotte aven mes outils de travail. On dit toujours qu’il ne faut jamais mêler la bagatelle et le boulot. C’est peut-être vrai dans l’import-export, la charcuterie fine ou le trapèze volant, mais chez nous, les guerriers de l’ombre (oh ! que c’est bien dit !) il en va touautrement[7], et nous sommes bien souvent obligée de bâtir nos enquêtes comme les castors bâtissent leurs H.L.M. Dans la conjoncture actuelle, la chose n’a rien d’un pensum, croyez-moi.

— Vous n’aviez donc pas accompagné votre père dans son exil ? attaqué-je.

— Non, j’achevais mes études à Bouffémont, et mère a dû rester à Paris à cause de son kinési. Elle a un gars formide. Seuls ses massages particuliers la soulagent de ses violentes migraines.

Je vois ça d’ici. Je les imagine vachement particuliers, les massages en question. Plutôt que de jouer les proscrites, elle préfère se faire embrocationner à domicile, la dame Vosgien. Elle est peinarde pour se faire triturer la cellulite, et quand on sonne à la lourde, elle est au moins certaine que ça n’est pas son vieux qui radine à l’improviste.

— Et vous dites que votre papa a disparu ?

— De façon très inquiétante, balbutie Carole, en lissant les poils d’Uku. Mère et moi, nous sommes persuadées qu’il a été enlevé par les polices parallèles !

— Ah ! oui ?

— C’est la politique qui a perdu père ; il n’y a plus de place pour un chevalier Bayard à notre époque.

— Ça s’est opéré comment, cette disparition ?

— Un matin, il est sorti de sa maison pour aller acheter des livres à la librairie française de Rio. Et il n’est pas rentré. Je suis très pessimiste.

Franchement, ça n’a pas trop l’air de l’émouvoir, le supposé kidnapping de son dabe. Cette môme, ma parole, elle bivouaquerait sur la tombe de ses parents pour peu qu’elle soit à l’ombre et qu’on y jouisse d’un beau panorama. Moi, on me sucrerait Félicie, je voudrais un peu griffer les murs ! Quelle drôle de family, ces Vosgien. Je pige très bien leur point de rupture. Lui, un exalté, un chevalier partant en guerre contre les moulins à vent. Sa bobonne qui se rabat sur les masseurs musclés. Et entre eux, leur gamine qui apprend l’indifférence, qui devient bêcheuse.

— Comment vivait-il à Rio ?

— Dans une maison de location avec sa vieille secrétaire et son lieutenant.

— Vous êtes allée le voir depuis son exil ?

— Jamais !

— Votre mère non plus ?

— Non plus. Dites, le Brésil, ça n’est pas la porte à côté.

Et pourtant, ses féaux l’ont suivi, le leader politique !

— Que disent ses familiers ?

— Ils se rongent les sangs et nous ont demandé de venir afin qu’un membre de la famille soit là pour réclamer une enquête officielle et agiter un peu les pieds dans le plat de la police brésilienne.

Alors, Carole est partie avec son cador de sofa, ses bottes de sept lieux et son accent anglais intermittent.

— On va peut-être se voir à Rio ? suggère-t-elle. Ça ne serait pas un bon sujet d’enquête, pour vous, la disparition de père ?

Eh ! dites, les gars, ça continue de pas mal grimper, mes actions, on dirait. V’là mam’zelle Auteuil-Passy qui me propose à brûle-pourpoint ce que je m’apprêtais à lui demander en catimini. Y a même plus besoin de parler pour être servi. Ah ! ils font bien les choses, sur Air France !

Je réprime ma satisfaction.

— Faut voir, fais-je en ayant l’air plus poli qu’intéressé.

Elle fronce les sourcils.

— Ça n’est pas une vedette, père, à l’étranger ?

Je me compose un sourire que je voudrais pouvoir admirer dans une glace tant je le sens mesuré ; à la fois indulgent, apitoyé, ironique, attendri et paternel.

— Écoutez, mon petit cœur, ça dépend de ce que vous appelez l’étranger. Je ne dis pas qu’à Monaco, et peut-être même dans le Genevois, on ne sache pas qui est Martial Vosgien, mais vous savez, le général de Gaulle excepté, la politique française ne passionne personne.

— Oh ! tout de même ! se rebiffe Carole qui n’apprécie chez son père que sa célébrité, mais qui y tient.

— Je vais vous donner un exemple, insisté-je, connaissez-vous le nom du président de la République brésilienne ? Non ! Moi non plus. Pourtant, le Brésil est quinze fois plus grand que la France, deux fois plus peuplé et nous sommes, vous et moi, des gens plutôt civilisés. Alors, pourquoi voudriez-vous que soit connu dans d’autres pays le nom d’un politicien français sous prétexte qu’il est l’ennemi juré du régime ? Cela dit, m’empressé-je d’enchaîner en voyant la fumée lui sortir des naseaux, je pense que, bien montée, et en soulignant son côté mystérieux, l’affaire est peut-être susceptible d’intéresser la Deconning Rewriting Corporation…

Son regard qui charbonnait retombe en cendres.

— Vous croyez ?

— J’espère. Où descendez-vous, à Rio ?

— Chez père, puisqu’il a une maison et du personnel, et vous ?

— Ben voyons : au Copacabana Palace ! dédaigné-je. Nous atterrissons à 15 heures, heure locale, voulez-vous que nous dînions ensemble ?

— Oh ! chouette ! fait-elle spontanément, moi qui me demandais comment passer la soirée ! Parce que je dois vous dire que la secrétaire de père n’est-pas une marrante.

— Voulez-vous que je passe vous ramasser sur le coup de 8 heures ?

— Banco ! dit-elle d’un ton dégagé.

— Alors, donnez-moi votre adresse.

Bien que possédant déjà celle du leader politique, je la renote, ainsi que son tubophone. Comme ça, on ne pourra pas dire que je manque d’adresse ! J’achève de griffonner lorsque la blonde hôtesse vient nous annoncer que la séance de cinéma va commencer. J’ai envie de lui répondre que pour moi, elle a déjà démarré, mais je me contente de lui dédier mon sourire enjôleur façon grande-croisière, et je vais rejoindre Félicie.

M’man sourcille un brin en me voyant surgir sur les talons de cette pin-up. Elle se dit que son Antoine perd pas de temps et je sens qu’elle en éprouve une secrète fierté maternelle. Les mères aiment bien voir caracoler leurs rejetons sur les sentiers parfumés de la petite vertu. De ce côté-là, je dois convenir que je ne l’ai jamais déçue, Félicie. Elle ne l’a jamais trouvé feignant à l’ouvrage, son grand fiston.

— Tu as fait des connaissances ? murmure-t-elle, mine de rien, pendant que le steward déroule l’écran au bout de la travée.

J’ai raconté déjà l’objet de mon voyage à ma vieille. J’avais besoin de son approbation et je l’ai obtenue. Elle a trouvé que j’avais bien agi, m’man, en refusant de rechercher Vosgien pour le compte de quelqu’un, mais en opérant au titre d’assistance à personne en danger.

— Devine qui est cette fille, m’man, lui roucoulé-je à tympan portant.

— Une vedette de cinématographe ? suppose-t-elle.

— T’as perdu ! C’est la fille de Martial Vosgien !

Elle en est abasourdie, la chérie.

— Ça, alors, pour une coïncidence !… dit-elle en regardant Carole entre nos dossiers de siège.

— C’est une foutue pimbêche qui me paraît avoir autant de cœur que le train d’atterrissage de cet avion. Je lui ai dit que j’étais un grand journaliste, et elle m’a demandé illico d’écrire des papiers sur son vieux, c’est-à-dire, en fait, sur elle. Elle se voit à la « une » des grands magazines, dans des postures canailles, avec son horrible chien.

Je me tais car le film commence. Ça raconte une belle histoire d’amour, avec beaucoup de larmes et de poils autour. Y a deux hommes qui aiment la même femme. Ils sont jaloux, l’amant finit par tuer le mari, mais la femme le fait arrêter, car elle en aimait un troisième en secret, et c’est elle qui a tout combiné pour se débarrasser de ces deux ballots.

Si vous saviez comme c’est beau, poignant et en couleurs naturelles ! Quand on visionne un truc pareil, on se rend nettement compte que les femmes sont des garces. Qu’elles nous manœuvrent, pauvres pommes que noue sommes !

Ce que le murmure soyeux des réacteurs n’avait pas pu faire, le film le réussit admirablement ; je m’endors à la quatrième bobine.

* * *

Le temps de cristofcolomber en criant « Terre ! Terre ! ». Le temps de se dire que tout là-bas, cette belle eau verte à moustache blanche, émaillée d’un archipel de pains de sucre est fatalement le Pain de Sucre, nous nous posons.

— Rio de Janeiro ! murmure Félicie comme on récite un poème.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Notre taxi fonce dans une large avenue en klaxonnant comme un pompier. Il fait un temps magnifique et pourtant la population se balade avec un pébroque sous le bras. Félicie m’en fait la remarque.

— Le carnaval est commencé ? me demande-t-elle.

— Pas encore, pourquoi ?

— Tous ces gens ont un parapluie dont ils ne se servent même pas comme ombrelle.

— Tu sais, nous sommes dans un pays tropical, il y pleut souvent !

— Oh ! tout de même ! proteste ma brave femme de mère, regarde le ciel, comme il est bleu.

On longe de somptueuses demeures cachées par des palmiers et, après un tunnel, nous débouchons dans Copacabana. Ça n’est plus vraiment Rio, mais une ville nouvelle, étincelante, avec des magasins pimpants, des trottoirs tout en mosaïque noir et blanc, des buildings modernes.

Notre chauffeur chante à tue-tête, because le transistor accroché à son rétroviseur et qui diffuse un air de samba. Il paraît heureux de vivre, d’être brésilien et de conduire l’illustre San-Antonio et sa chère maman au Copacabana Palace. Le voici qui oblique à droite sur le bord de mer. Quel coup d’œil ! La plage à perte de vue, décrivant une légère courbe ! L’océan moutonne comme une brebis en chaleur. D’énormes vagues ne cessant de s’escalader dans un magistral éclaboussement d’écume. C’est plein de gens bronzés et de petits parasols multicolores. Des gamins jouent au football dans le sable. Des marchands de cerveaux-lents[8] se succèdent sur le bord de l’avenue. Ils vendent des oiseaux de toile aux silhouettes de rapaces et les laissent grimper très haut dans le vent soufflant du large.

— Je ne voyais pas cela ainsi, déclare Félicie. Je m’imaginais que c’était planté de palmiers. Tu ne trouves pas que c’est moins beau que la Promenade des Anglais ?

Elle a raison, m’man, et je trouve aussi que ç’a fait nu, cette interminable avenue bordée d’éblouissants buildings.

Le Caruso de changement de vitesse pénètre sur un terre-plein pelouseux et stoppe devant la porte tournante du palace.

Des mecs galonnés se précipitent. L’un d’eux veut s’emparer du gros sac de Félicie, mais ma vieille refuse ses services d’un attendrissant « Oh ! ne vous dérangez pas, monsieur, ce n’est pas lourd » qui déconcerte le bagagiste. Une fois dans le hall de marbre, m’man me souffle à l’oreille :

— Crois-tu que c’est raisonnable, Antoine, de descendre ici ? Je suis sûre que, près de la gare, on doit trouver de petits hôtels propres et pas chers.

Je la rassure.

— Au Brésil, la vie est pour rien, maman. Et avec ce que les gars m’ont voté comme défraiement, je peux t’offrir du caviar à tous les repas.

Je prends une suite : deux chambres-salon-dressing-room. Les pièces sont immenses, hautes de plaftard (ou basses de plancher), avec des meubles pompeux, des rideaux lourds, une moquette épaisse comme un green de golf.

— J’ai idée que tu vas prendre des goûts de luxe, ici ? dis-je à ma mère. Tu fais un peu souveraine en voyage.

Elle a un petit sourire effarouché. En fait de souveraine, elle est plutôt désemparée, ma Félicie. Dans le fond, je me demande si j’ai eu raison de la transplanter comme ça. Je suis certain qu’en ce moment, malgré sa joie de m’accompagner, elle regrette son pavillon de Saint-Cloud, son encaustique, ses confitures, les jérémiades de notre femme de ménage et le jardin qui fait la gueule dans l’hiver… La preuve, elle soupire :

— Je sais que j’ai dégivré le frigo, mais te souviens-tu si j’ai laissé sa porte ouverte ?

— J’en suis certain, affirmé-je effrontément, car du moment qu’on n’y peut plus rien changer, autant la rassurer.

Elle pousse un cri.

— Seigneur Dieu !

— Oui ?

Je me suis accoudé au balcon pour me gaver de soleil. La rumeur de la plage et l’âcre senteur de la mer montent jusqu’à moi, chavirantes.

— Antoine, ça y est, je viens de penser à une chose : j’ai oublié les fruits dans le compotier de la salle à manger. Ils vont pourrir et la pièce empestera.

— C’est quoi comme fruits ?

— Des oranges et des bananes.

— T’inquiète pas, mieux vaut que ça soit ça que des melons ! Les oranges ont la vie dure, quant aux bananes, plus elles sont faisandées, plus je les aime. Et puis quoi ! Nous ne sommes ici que pour quelques jours…

— Je t’ennuie avec mes bêtises, hein, mon grand ?

— Pas du tout, mais laisse-toi vivre et oublie un peu la maison, tu n’en éprouveras que plus de joie à la retrouver. Tu es au Brésil, m’man, au Copacabana Palace. Des milliers de gens, de par le monde, rêvent d’être à ta place en ce moment, et toi tu cafardes à cause de quelques oranges !

— Tu dois me trouver ridicule, hein ?

Je la prends dans mes bras pour la bercer.

— Oh ! non, m’man, jamais je ne te trouverai ridicule. Tu es si rassurante, au contraire !

On se fait miauler deux ou trois bises, puis je réagis.

— Bon, c’est pas le tout, je suis ici pour travailler ; pendant que tu défais les valises, je vais aller changer un peu de fric et prendre mes premiers contacts. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande-le par téléphone.

— Mais je ne parle pas la langue.

— Dans un palace, tu trouveras toujours des employés qui parleront la tienne. À tout à l’heure.

Je l’abandonne à regret car il s’agit bien d’un abandon. Elle est complètement perdue dans cette immense boutique, la chère femme. Elle ressemble à une dame de la campagne en consultation chez un spécialiste dont le décor la terrifierait.

* * *

À l’instant même où je m’engage dans le couloir en direction des ascenseurs, je perçois les échos d’un terrible ramdam dans l’autre aile de l’étage. Ça vocifère, ça gronde, ça grogne, ça rogne, ça cogne avec fureur. Il y a des exclamations, des interjections, des supplications. Des coups sourds. Des coups pas sourds. Le personnel pasdecharge en direction de la clameur, du séisme. Il jaillit par toutes les portes de service. Des femmes de chambre noires, des femmes de chambre café au lait, des valets en livrée, des hommes de peine, des liftiers, des bagagistes, des réceptionnistes, des cuisiniers. Les clients itou radinent, se demandant, en anglais, portugais, espagnol, allemand, italien, français, néerlandais, suisse, russe, hongrois, monégasque, arabe, hindoustani, chinois, japonais, congolais, guyanais, finnois et en aparté, ce qui se passe. Ile supposent une révolution, redoutent un tremblement de terre, craignent un début d’incendie, espèrent un assassinat.

Je suis le flot, me laisse porter, emporter, transporter. Je veux savoir aussi. Je veux voir. Je veux assister. Nous fonctionnons vers la source du fracas. Je joue des coudes, parviens au premier rang, là où un barrage de maîtres d’hôtel interdit d’aller plus loin, délimite le terrain d’action du sinistre, le localise. Alors je vois. Et, ayant vu, m’étant assuré que je ne suis pas l’objet d’un mirage et que mes sens fonctionnent, je décide que je suis à bout de stupeur. Ce que je découvre fait un pied de nez à ma raison, la désempare, la désarme, la met en cale sèche, la stratifie, la désamorce, la flétrit, la déshydrate, l’immobilise.

La tornade, le raz de marée, le typhon, la révolution, l’incendie, c’est Bérurier, mes bons amis. Vous m’avez bien lu ? Bé-ru-rier en personne, en chair, en os, à poil ! Car, hormis ses chaussettes trouées, il est nu, Béru. Nu comme un goret à l’étal, il n’a, pour masquer sa pudeur, que ses poils personnels. Certes, ces derniers sont longs ; certes, ils sont bouclés, mais ils ne suffisent pas pourtant à camoufler les robustes accessoires dont la nature l’a doté ! Et ceux-ci ballottent au rythme de sa fureur ! Cloches de tocsin, ils sonnent à toute volée ; fouettent leur heureux propriétaire, le flagellent.

— Ouvre, nom de Dieu de merde ! clame le Mastar, affolé par l’afflux de population. Mais qu’est-ce qu’elle fabrique, cette carne ?

Il martèle la porte du poing et du pied. Lui donne des coups de fesses. Aboie dans la serrure dont la poignée lui est restée dans la main, maigre trophée qui ne saurait ternir l’éclat des siens.

— Tu vas ouvrir, dis, vache humaine ?

Il est violet à force de rage, de confusion, d’essoufflement. Mais la porte, malgré ses exhortations et ses imprécations, reste fermée.

Il lui part de la sueur de toute la périphérie. Ses multiples cicatrices bourrelètent.

— Si c’est une farce, tu vas piger ta douleur, eh, morue ! Je suis t’à poil, bon Dieu, et y a tout le populo qui radine.

À la fin, renonçant au verbe et jugeant ses gestes trop timorés, Béru prend un maximum de recul. L’épaule droite boutée, la hanche en bélier, il charge la porte et, dans un hurlement de kamikaze, la percute et la disloque.

Un frisson parcourt la foule. Ce qui suit est hors champ. Seule, notre ouïe nous renseigne sur la suite de l’impact et sur ses probables conséquences.

Le panneau de bois s’est collé à la cloison et Bérurier a continué sa trajectoire, à peine freiné par la résistance de la serrure.

On perçoit un bruit de brie de vaisselle, un éclatement de bois, une pulvérisation de vitres, des hurlements de femme. Je me précipite et point-d’interrogationne à tout berzingue. Une enfilade de portes ouvertes, avec, tout au fond, une porte-fenêtre démantelée et puis un balcon à la balustrade duquel est penchée une dame en culotte noire ; voilà ce que je découvre. C’est la dame qui glapit. Je me précipite. Dans la chambre, une table roulante naguère chargée de victuailles est agenouillée comme un dromadaire en train de se faire bâter. Des plats vides, des flaques de sauce, des arêtes de poisson, des os de mouton, des épluchures de fruits décorent maintenant la moquette tabac.

J’enjambe ces reliefs, je débouche sur le balcon. La dame, verte d’émotion, les seins opulents en bataille, me désigne le gouffre. Elle pleure, elle suffoque. Le cœur fané, j’approche de la balustrade, m’attendant au pire. Il est clair qu’emporté par sa furia, Béru a traversé l’antichambre, la chambre et le balcon et qu’il a culbuté dans le vide. Mentalement, j’essais de me rappeler à quel étage noue nous trouvons. Qu’importe ! Un seul suffit à tuer un homme qui choit sur la tête, cette tête fut-elle bérurienne.

Ma Grosse Patate doit gésir sur le macadam, désarticulée, éclatée, affreux conglomérat de viande et de boustifaille. Je m’oblige à ne pas fermer les yeux, à subir l’atroce réalité. Et que vois-je ? O grâce du ciel ! O clémence suprême ! Mon Béru, de plus en plus nu (il a perdu une chaussette), agrippé à l’énorme hampe d’un des drapeaux indiquant la nationalité des clients du Copacabana Palace ! Et ce drapeau est allemand… Vous m’entendez ? Allemand ! Merci à la vaillante voisine, ex-ennemie, de prêter cette espèce de bras secourable à ce plus-lourd-que-l’air ! Il gigote comme un gros thon harponné, Béru. La hampe s’arque, fait ressort, imprimant des secousses de plus en plus inquiétantes.

En bas, la foule se coagule. Les gens de la plage quittent le sable pour visionner de plus près le spectacle. Des visages s’encadrent sur les fenêtres du palace. Une vieille Anglaise a déjà branché ses jumelle. Un cerf-volant dirigé par une brise friponne, vient chatouiller le gros.

— Tiens bon la hampe ! lui crié-je.

Mon organe lui fait lever les yeux. Il m’aperçoit et, de stupeur, manque lâcher prise.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? me lance-t-il.

C’est tout Béru, ça, vous ne trouvez pas ? Tout nu (et être nu, vu par-dessus, c’est en somme l’être deux fois) ; tout nu, dis-je, cramponné à un drapeau dans Copacabana, sous des centaines de regards, il trouve le moyen d’engager la converse, Sac-à-Plâtre ! Bientôt, il va me demander des nouvelles de maman et qui a gagné France-Ecosse…

Fort heureusement, les pompiers radinent en moins de cinq minutes. Ils braquent leur grande échelle et le Gros peut être délivré de sa situation précaire. Lorsqu’il a prie pied sur les échelons, il arrache l’étoffe du drapeau, d’un geste sec et s’en confectionne un pagne, puis, avec la noblesse d’une Cécile Sorel, le Monumental descend les degrés de l’échelle.

À peine a-t-il mis le pied sur la valeureuse terre ferme, qu’un gros type à monocle cerclé d’or se précipite sur lui et le gifle à toute volée. Il vocifère mochement, l’offenseur. Il se présente : Otto Heckol, attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne à Rio ; ex-colonel de panzers. Il ne tolère pas qu’un olibrius prenne le drapeau allemand pour s’en faire un slip. Et ce, devant la population de Rio de Janeiro rassemblée, sous le crépitement des caméras qui pour être touristiques n’en sont pas moins indiscrètes.

La mornifle ranime Bibendum. Il se dégage des mains pompières qui le soutiennent, chope herr Otto Heckol par son nœud papillon et lui place un coup de boule dans la margoulette. V’là que les dominos de sa clapoire postiche déjantent, à l’attaché. Ils jonchent le trottoir comme de menues dragées. Il lui en branlote dans la bouche. Il en avale. Il s’étouffe, il crache, il tousse, il apoplexique. On lui tape dans le dos, on lui fait boire de la bière munichoise pour le réconforter, on lui dévisse le monocle afin qu’il ait ses aises, on lui dégrafe sa chemise, on lui déboutonne la partie supérieure de sa braguette. Du coup, son ballon de rugby devient ballon de football.

Toujours drapé dans l’étendard d’Outre-Rhin, Béru pénètre dans l’hôtel.

C’est alors seulement que je me tourne vers la dame qui occupe l’appartement. Il s’agit d’une robuste luronne d’une trentaine d’années, brune, copieuse, à l’air pas farouche. Elle me regarde en se massant les seins dont les enjoliveurs pointent agressivement dans ma direction. Soulagée, elle me sourit.

— Vous êtes français ? dit-elle.

— Au point que le dictionnaire Larousse a l’air d’un annuaire chinois à côté de moi, mon petit, rétorqué-je. Ainsi, vous êtes l’amie de Béru ?

— Vous le connaissez donc ?

— Comme si je l’avais loupé, réponds-je (car entre nous, on n’a pas fait Béru, on l’a loupé !).

— J’y suis ! Vous êtes le commissaire San-Antonio ! Alexandre m’a tellement parlé de vous !

Sur la réplique, l’incriminé débarque, escorté par le personnel de l’hôtel. Il congédie son monde d’un geste de monarque et, tant bien que mal, remet la porte démantelée dans la position qu’on a prévue pour elle quand on la souhaite fermée.

— Tu m’as pas répondu, fulmine-t-il, qu’est-ce que tu fous ici ?

— On m’avait annoncé qu’à l’occasion du carnaval tu allais te produire dans un numéro de haute voltige unique au monde, Gros ; j’ai pas voulu rater ça !

La nana de l’Énorme éclate d’un rire que Sa Majesté interrompt d’une mandale.

— Sale brute ! gémit la fille.

— Ça t’apprendra, riposte le Gros. Tu pouvais pas m’ouvrir quand t’est-ce que je tabassais à la porte, non ? J’avais bonne mine, en costume d’Adam dans le couloir.

— Je ne savais même pas que tu étais sorti, pleurniche la brune aux nichons en forme de cloches à fromage. Je prenais un bain de soleil sur le balcon, en écoutant la radio, je te croyais aux vouatères !

Lâchant son drapeau, Béru se dégermanise et se laisse tomber dans un fauteuil.

— Celle-là, on me la copyright ! assure-t-il.

Et de s’expliquer.

— Si t’as remarqué, notre piaule fait z’un coude. Je voulais aller aux cagoinsses, j’ouvre une porte à la volée, vu qu’y avait urgence, et je me trouve dans le couloir. À peine que je réalisasse, le courant d’air me claque la lourde aux noix. C’te vérolerie de portes d’hôtel, une fois que t’es dehors sans la clé, c’est cache-cache-jambonneau pour les ouvrir. Au début j’ai essayé d’appeler Fernande, mais mam’zelle sourdingue entendait pas…

— Entre la radio et le bruit de la plage, qu’est-ce que tu voulais que j’entende ? proteste l’opulente.

Bérurier se lève et vient à sa conquête. Il lui pousse une seconde torgnole en clamant :

— Non, mais dis donc, Fernande, où te crois-tu ? Déambuler avec la laiterie à l’air devant du monde, tu juges que saucisson des manières ?

— Je m’excuse ! bredouille Fernande en plaquant ses deux mains contre sa poitrine dénuée, dans l’émotion je n’y pensais plus…

Elle s’évacue dans la salle de bains en trémoussant du postère.

— Elle est pas mal, ta sourie, admets-je, mais que diantre fichez-vous à Rio ?

Béru se relaxe. Il s’empare d’une bouteille de vin brésilien posée sur sa table de chevet, en arrache le bouchon d’un coup de dent et boit à la régalade.

— Hier, si tu te rappelles, le Vieux m’a convoqué…

— En effet.

— Il m’a chargé d’une mission…

— Retrouver Martial Vosgien ?

— Exaquete, fait le Dodu, sans marquer d’admiration pour ma perspicacité ; je sais que t’avais refusé, le Vieux était assez remonté contre ta pomme !

— Alors ?

— Pour moi, un ordre, c’est un ordre ! Je suis pas un cérébral, j’ai pas des crises de conscience façon gonzesse…

Je me caresse doucement les phalanges en me disant que si Gras-du-Bide continue sur ce ton, il va très vite déguster une châtaigne de first quality.

— Si bien que tu as accepté ?

— Exaquete.

— Et il t’a offert une place pour Fernande, le Dabe ? Dis, ça devient un rêve, la grande volière, si on se met à envoyer les matuches à l’autre bout du monde avec leurs brancards de secours !

Une expression roublarde de vieux maquignon qui vient de vendre un cheval de bois en faisant croire qu’il s’agit d’un jeune percheron illumine sa trogne.

— J’ai monté un petit turbin au dirlo, avoue-t-il.

— J’écoute…

— J’y ai dit que cette mission délicate, il serait mieux qu’on soye deux et que je m’enjoigne Pinaud. Il a marché. Je m’ai ensuite entendu avec la Vieillasse — pour qu’il me laisse quimper avec Fernande. Il était tout joyce de ces vacances apprivoisées, Pinuche. Il va pouvoir se mettre la charade à jour, au coin du feu, tu penses !

— Belle mentalité, Gros !

— Ben quoi ! proteste l’Enflure, où qu’est le pernicieux là-dedans vu que je m’envoie seul tout le travail ?

— Le travail et Fernande ! Elle sort d’où, ta nymphette ?

— De Saint-Locdu, mon pays natal. C’est la fille au garde champêtre de chez nous. Elle est venue à Paris pour chercher un emploi et son père lui a remis un mot de recommandation pour que je m’occupasse d’elle en tant que pays.

— Et tu t’en occupes étroitement, dis, goret !

— Je crois que c’est l’air natal qui m’a chaviré, convient loyalement le Gros. Cette gamine, ç’a été récit-propre le coup de foudre. Faut dire qu’à Saint-Locdu, je suis une personnalité. Toute petite, elle entendait causer de moi comme si je serais le Grand Condé. Brèfle, le temps de se dire bonjour, elle avait déjà enlevé sa culotte ! On est accrochés, quoi ! C’est le sensoriel qui trépigne. Qu’y peut-on ?

Le téléphone vrombit. Comme il est à ma portée, le Mastar me fait signe de décrocher. À la réception on m’annonce que deux messieurs de l’ambassade d’Allemagne veulent rencontrer M. Bérurier à propos du regrettable incident. Je transmets à l’intéressé qui me dit de faire monter.

— Ils viennent me présenter des tombereaux d’excuses, déclare mon preux copain en réintégrant un slip et un pantalon, c’est normal. T’as vu ce crâne carré qui jouait aux Kaiser biscotte je me drapais dans les plis de sa guenille ? Il devrait se montrer fier, au contraire, qu’un type comme moi, Béru, j’acceptasse de me cloquer sa bannière sur le prose. Heureux si j’attrape pas des furoncles ! Mais enfin, du moment qu’il est revenu de son erreur, je veux bien passer l’éponge.

Très disert, il enfile une veste de pyjama trouée aux deux coudes, se recoiffe avec ses doigts écartés et murmure :

— Mais, dis-moi, t’as toujours pas re-répondu à ma question, mec. Comment se fait-il que tu soyes ici ?

— Je voyage à titre privé.

— Tu voudrais me faire croire ça, à moi ?

— Disons que je travaille pour le compte de la famille du disparu.

— Belle mentalité ! parodie-t-il. Môssieur va bientôt se mettre à son compte, je parie ! San-Antonio dans la filature de femme adulée[9], je mords d’ici le topo ; et je voie tes gonflantes cartes de visite avec le gibus et le loup de velours, comme sur les livres d’Arsène Lutin !

Je m’apprête à l’apostropher de première, lorsqu’on toque fort civilement à la porte :

— Entrez ! tonne le Tonifiant.

Un fracas répond à son invite. Nous nous ruons en direction de l’antichambre pour y découvrir deux messieurs bien mis, allongés de tout leur long sur le panneau de la porte. Souvenez-vous, bonnes gens, que cette dernière, depuis l’exploit alexandrin, ne tenait plus sur ses gonds, mais qu’elle était simplement replacée dans le cadre de ses ci-devant montants. En la poussant pour l’ouvrir, les visiteurs l’ont fait choir, et eux avec.

Si vous mordiez le tableau, mes amis, vous seriez obligés de porter un corset de fonte, manière de ne pas vous fêler les côtelettes ! Il y a là un vieux kroumir à cheveux blancs qui gesticule comme un crabe dans la bourriche d’un marchand de poisson et un grand garçon maigre à lunettes lequel vient de se faire éclater le blair qu’il devait avoir long et blême.

Le spectacle est tellement poilant qu’on part d’un formidable éclat de rire, Béru et moi. Et la môme Fernande idem se déguise en biscuit Gondolo en sortant de sa salle de bains dans un étourdissant peignoir jaune cocu orné d’un gigantesque soleil pourpre. Faut dire que ça vous fait chanter la glande de la rigolade, ces deux bonshommes aplatventrés sur une porte posée à terre. Y a de quoi s’y faire faire une housse en plastique et se la mettre en évidence, les gars !

Dominant mon hilarité, je m’approche des deux comiques et leur tends une main secourable qu’ils négligent, ulcérés qu’ils sont jusqu’à cet endroit où la moelle épinière ressemble à du petit lait !

— Si c’est une plaisanterie, fait le vieux avec un accent tellement germanique qu’il semble tomber des serres d’une aigle à deux têtes[10], elle n’est pas drôle !

— Oh ! dites, rouscaillez pas, pépère ! fulmine le Gros. C’est pas de ma faute si vous enfoncez les portes ouvertes !

Puis, me prenant à témoin :

— Oh ! dis, ils redeviennent drôlement teigneux, les cousins germains ! Ils voudraient se repayer une rouste que ça m’étonnerait pas.

Il laisse s’éponger et s’épousseter les deux culbuteurs, puis, magnanime, il demande :

— Bon, déballez d’abord vos excuses et ensuite je commanderai un petit gorgeon pour vous remettre de vos émotions. Ici, le rouquin s’élève pas vers les sublimes, mais il a tout de même plus le gout de vin que de pisse d’âne. Alors, nous disions ?

Le vieux se casse en deux :

— Von Hograff ! se présente-t-il.

Son jeune compagnon fait un pas en avant et claque des talons :

— Jess Hommeil ! dit-il de la même voix rauque et rogue.

Le vioque reprend la parole.

— Nous sommes les amis du colonel Otto Heckol. Se jugeant gravement offensé par vous, monsieur Bérurîre, le colonel vous demande réparation et nous a chargée d’être ses témoins.

Le Gros qui a omis de boutonner sa braguette se tisonne la broussaille, sourcils froncés, ce qui, vous ne l’ignorez pas, est chez cet être d’élite, l’indice d’une puissante méditation.

— Réparation pour son râtelier démoli, je suppose ? finit-il par demander.

— Ja wohl, fait l’Allemand avec d’autant plus de force qu’il le dit en allemand.

— Écoutez, murmure l’Appliqué. Si j’y ai filé un coup de boule dans la pipe, à votre monoculé de fraie, c’est biscotte il m’avait giflé, non ?

— N’importe quel Allemand digne de ce nom aurait agi de même, herr Bérurîre, en voyant ce que vous faisiez de son drapeau !

Ce disant, il se baisse, ramasse le pavillon jeté en boule sur la descente de lit et le plaque sur son cœur en un geste outragé qui ferait très bien sur une assiette ancienne à la gloire de la Prusse.

Cette déclaration asticote le Dodu.

— Écoutez, pépère, articule mon ami en mettant de l’huile de vidange entre chaque syllabe, votre drapeau, vaut mieux s’en faire un slip qu’un mouchoir, comme ça on n’est pas obligé de le respirer. Mais île-nain-porte ! J’excuse la réaction de votre pote et je suis prêt à lui accorder les réparations qu’il réclame pour son casse-noix. Il a qu’à le porter au dentiste et m’envoyer la facture, je peux pas vous dire mieux !

— Was ? coasse le Jess Hommeil à son compagnon.

Ces messieurs serrent les poings et relèvent le menton.

— Si c’est un malentendu, vous êtes un imbécile, herr Bérurîre, jette le plus âgé. Et si c’est une impertinence, vous m’en rendrez compte !

— Mais, nom de fichtre ! qu’est-ce qu’il débloque, ce vieux chnock ! Y se prend pour le grand chandelier du Rèche, ou quoi ? m’interroge Bérurier, à bout de comprenette.

— Tu n’y es pas, Béru. En fait, ce colonel Heckol te provoque en duel et il t’envoie ses témoins !

Sa Graisseur se cure les chicots par auto-succion, puis un large sourire fend sa bouille comme un coup de hache fend une citrouille.

— Un duel ! rêvasse-t-il. Ce serait-ce possible ? Comme dans les Trois Moustiquaires ! Un duel, moi !

Il s’excite, se pourlèche, jubile, transite[11], s’échauffe, s’humecte.

— En somme, ça consisterait en quoi ? demande-t-il.

— Le colonel vous laisse le chois des armes, fait d’un ton écœuré le vioque. Il propose la plage de Castagnetta comme lieu de la rencontre, et suggère qu’elle se déroule à 6 heures, demain matin.

Sa Majesté se renfrogne.

— Six plombes, il charibote, votre copain. Je suis t’ici en compagnie galante d’une personne que voilà, déclare-t-il en désignant Fernande, et dont à laquelle j’ai l’habitude de rendre des hommages tardifs, tante et scie bien qu’à six plombes, pour peu que j’aie pas ma dose de caoua, car ici ils sont lambins, je l’ai déjà remarqué, je risque fort de m’annoncer avec des yeux en portefeuille et des genoux qui feront bravo.

— Alors 7 heures ! consent von Hograff, quelle arme choisissez-vous ?

Il me semble, mes amis, que l’instant est venu pour moi d’intervenir.

— Voyons, messieurs, dis-je. Ne trouvez-vous pas que ces méthodes sont périmées et que, surtout, le jeu n’en vaut pas la chandelle ?

— De quoi me mêle-je ! proteste Béru, puisant ainsi dans Feydeau les répliques chargées de maintenir sa dignité d’homme.

Mais je lui impose silence.

— Considérez que M. Bérurier, victime d’un accident, a dû se cramponner à ce qui lui tombait sous la main, en l’occurrence, ç’a été la hampe de votre glorieux drapeau…

— T’en rajoutes, bougonne le Mastar.

— La ferme ! mec, t’es pas ici pour jouer à d’Artagnan, non ?

Il se contient, mais très à regret, et je poursuis :

— Considérez également que M. Bérurier, étant nu, se devait de soustraire son intimité aux regards de la populace. S’il s’est servi de votre drapeau, c’est parce qu’il n’avait pas autre chose à se mettre sous la main.

— Ou plutôt sur le c…! renchérit l’Ignoble.

— Il n’a pas usé de votre drapeau en tant que drapeau, mais en tant qu’étoffe providentielle. Il aurait agi de même si le pavillon eût été français, brésilien ou anglais, j’espère que vous en êtes convaincus ?

Les deux bonshommes discutaillent à voix basse.

— Il n’empêche, reprend von Hograff, que ce monsieur a brutalisé le colonel Otto Heckol et compromit sa dignité.

— Il n’empêche ! dis-je plus haut, que le colonel a giflé un homme à peine sorti d’une situation critique !

— Il jugeait l’honneur allemand profané.

— Mon ami ignorait même que le drapeau dont il s’était ceint fût allemand ! Comment convenez-vous que des ressortissants de nos deux grands pays, en plein rapprochement, se battent en duel sur une terre étrangère pour un simple malentendu ? Quel regrettable exemple cet incident constituerait pour certains gens jaloux de notre prospérité recouvrée et de cette amitié nouvelle dont les conséquences ne peuvent être que bénéfiques !

— À t’entendre, on dirait le Vieux ! affirme Sa Majesté, sans préciser de quel vieux il s’agit.

Ma diatribe parait avoir impressionné les deux Allemands, lesquels chuchotent à l’écart. Fernande profite du temps mort pour se rapprocher de son héros.

— Alors, tu vas pas te battre en duel ? déplore-t-elle.

Elle voguait déjà en pleines Veillées des chaumières, l’égérie bérurienne. Elle voyait son preux chevalier pourfendre des guerriers en armure. Elle ne doutait pas de sa victoire. C’est beau, la foi !

Les deux Allemands interrompent leur conférence exprès et se tournent vers notre groupe.

— Voilà, déclare le plus jeune avec un accent tellement prononcé qu’on distingue mal ce qu’il dit. Que herr Bérurîre fasse des excuses écrites au colonel, et nous considérerons cette affaire comme réglée.

J’adresse une mimique conciliante au Gravos pour lui enjoindre d’accepter malgré son amour-propre. Il n’est pas venu au Brésil pour se battre en duel avec de bons Allemands trop susceptibles.

L’Enflure me répond par un clignement d’œil. Il achève de boutonner posément son pantalon et déclare :

— Écoutez, messieurs, je vais vous causer d’homme à hommes, du fond du cœur…

Il reprend souffle, ce qui revient à s’introduire dix mètres cubes d’oxygène dans les soutes, et hurle à en faire trembler les sous-verres de la chambre :

— Vous me faites tarter, vous, votre colonel de mes deux et votre guenillerie de drapeau, que si j’avais le pareil comment-blême j’aurais honte d’être français ! Allez dire à votre monoculé que je l’attendrai demain matin sur la plage, à 6 heures puisque ça lui fait plaisir, et qu’il peut apporter les armes qu’il voudra, je suis preneur dans toutes les disciplines !

« Et puis aut’ chose encore, bande de pignouffes : quand j’y aurai fait sa joie de vivre, à Nonœil, je m’occuperai aussi de vos plumes à tous les deux, vu que vos frites pas fraîches me flanquent des cauchemars.

Il fait sonner une mandale fracassante sur la joue du jeune témoin.

— V’là un acompte, gamin ! Je te livrerai le solde demain. Quant à pépère, c’est un coup de pompe dans les noix que je lui vote, histoire de le faire décamper rapidos malgré son arthrite. Allez ! du vent, la choucroute ! Autrement sinon, je vous refais le coup de Stalingrad sans plus attendre.

Un ouragan ! Il les refoule brutalement jusqu’au couloir, relève la porte et revient, rouge, haletant, superbe. Il n’a que le temps d’ouvrir les bras pour recevoir Fernande qui se jette sur lui.

— O Alexandre ! roucoule-t-elle, un homme comme toi, tu sais, un homme comme toi !…

— Un homme comme moi…, dit Bérurier, qui ne rechigne jamais pour faire son autoéloge, un homme comme moi, Poulette, vaut mieux lui caresser les joyeuses que les lui casser !

CHAPITRE II

Je ne sais pas pourquoi, mais cet incident me sape d’un seul coup l’optimisme. Tout carburait bien, et puis voilà que la fantaisie bérurière nous fait du contre-carre.

— Tu es content de toi, dis, Aramis ? grommelé-je après que la lascive Fernande eut interrompu ses effusions.

— Parfaitement, affirme le Colérique. Et si tu eusses t’été à ma place t’aurais agi mêmement, gars. Non, mais sans blague, ces tronches qui viennent faire toutes ces giries pour leur bout de chiffon.

— Tu es ici en mission. Alors, non seulement tu arnaques ton chef suprême en amenant ta maîtresse à la place d’un coéquipier, mais de plus, tu te mets trois duels sur les bras avant que d’entreprendre quoi que ce soit ! Quand je dis que tu joues à d’Artagnan je cerne la vérité de très près, mon bon seigneur.

Il se gratte l’oreille.

— Écoute, San-A. Ça ne regarde que moi si je me détorchonne à six plombes du matin, non ?

— Ça me regarde idem, car il te faut des témoins. Moi, ça ne fait qu’un, ou prendras-tu le second ?

— Ne t’occupe, j’en ramasserai bien n’un dans le courant de la soirée.

— Et si tu restes sur la plage, Grosse Gonfle, avec une praline ou bien vingt centimètres de rapière dans le lard ?

Ce qu’il y a de superbe et de presque pathétique chez Béru, c’est sa totale confiance en soi.

— Tu m’as considéré, mec ? Moi, Béru, me laisser allonger par ses maniaques chleus, alors là, j’aimerai bien voir !

— Ton enquête se porte bien ?

— Tu permets, se rembrunit-il, secret professionnel !

Mes tympans s’en flétrissent.

— Pardon ?

— Ici, riposte l’Immonde, t’es plus mon supérieur rachitique, San-A., je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi. L’enquêteur professionnel, c’est mécolle ; toi, tu joues les amateurs et je n’ai pas à te communiquer les résultats de mes investissements. Tu m’as toujours dit qu’il fallait pas mélanger le turbin et l’amitié. Nous resterons amis en dehors de cette affaire ; tiens-le-moi, et je te le tiendrai pour dit, vu ?

Furax, je me dirige vers la porte démantelée. Mais, avant de partir, je me retourne pour fustiger :

— Tu n’es qu’un pauvre juteux, Béru ! Un atrophhié du bulbe ! Un grotesque ! Un pourceau pestilentiel ! Néanmoins, je serai à cinq heures et demie demain matin dans le hall parce que je ne veux pas rater l’occasion de te voir prendre un coup de sabre dans le bide.

Et je m’évacue, riant mentalement de son expression penaude.

* * *

La sonnerie grésille un bon moment avant qu’on décroche. Enfin, un déclic se produit, le grelottement cesse, mais aucune voix ne se manifeste. Pourtant, je perçois le faible bruit d’une respiration.

— Allô ? dis-je.

Il y a une hésitation, puis une voix féminine lance en portugais quelques mots que je ne pige pas.

— Je voudrais parler à Mlle Vosgien, dis-je.

Mon interlocutrice abandonne aussitôt le portugais pour me dire en français que Mlle Vosgien est sortie. Je déclare alors que je suis un ami à elle et que nous sommes convenue de dîner ensemble, en vertu de quoi je vais passer la chercher. La femme me répond « très bien » avec autant d’enthousiasme que si on lui annonçait qu’elle va devoir se faire retirer un calcul de six cents grammes des rognons.

M’est avis qu’il s’agit de la vieille secrétaire fidèle dont m’a parlé Carole.

Je raccroche et fais une bibise à Félicie.

— Voilà de l’argent, m’màn, balade-toi et va dîner dans un coin chic. Il y a une churrascria dans la rue derrière l’hôtel où l’on peut manger, paraît-il, toutes sortes de viandes grillées.

Elle me dit de ne pas m’inquiéter pour elle et me demande combien vaut un « escudeo ». Je lui réponds que cela s’appelle un cruzeiro et qu’on en a environ quatre pour un franc.

En bonne patriote, Félicie est flattée de savoir sa monnaie nationale plus forte que la monnaie brésilienne.

Là-dessus, ma montre annonçant sept plombes passées, je la quitte pour aller chercher la bagnole que l’hôtel vient de me louer à un office spécialisé. C’est une simple Volkswagen décapotable de couleur claire dont le moteur trop loué n’est plus digne d’éloges[12]. Le portier m’explique où se trouve San Conrado, la banlieue où demeure Martial Vosgien.

On suit pratiquement le bord de mer tout le long du parcours. Après Copacabana, la ville s’achève par des quartiers bizarres, très hybrides, où des constructions modernes s’élèvent parmi les bidonvilles. Et puis c’est la campagne verte, avec plein d’arbres exotiques. Et la montagne rocailleuse où s’agrippent de véritables cités miséreuses, composées de cabanes au toit de tôle et aux murs de terre, qu’ici on appelle des favelles. D’étroits boyaux desservent ces villages où nul Blanc ne pénètre. Quelques-unes de ces favelles possèdent l’électricité, et l’on voit fourmiller des antennes de télévision sur les huttes. Les compteurs électriques sont groupés à l’extérieur de l’agglomération, et rien n’est plus ahurissant que cette forêt de poteaux supportant chacun une demi-douzaine de boîtes à compteur.

Le soir tombe et la lumière devient violette. Les bidonvilles forment des grappes de lucioles suspendues dans l’air capiteux. Au bout d’un quart d’heure de route, j’atteins San Conrado. C’est à peine un village, plutôt un carrefour où l’on trouve quelques churrascarias en plein air et un poste d’essence. Sur le flanc de la montagne, une immense favelle étage ses lumières papillotantes, tandis qu’en bas de riches propriétés de style colonial, avec des pelouses bien ratissées, des haies épineuses, des palmiers, des tennis, des clubs hippiques, un golf, donnent à la campagne un air d’Angleterre bien léchée. Le Brésil est un patelin de véritable démocratie, les gars. Riches et pauvres voisinent le plus naturellement du monde. Les guenilleux lisent leur journal sur les marches des palaces.

Ici, la seule forme de racisme est imposée par les habitants des bidonvilles qui s’isolent délibérément dans leurs retraites puantes et inviolées.

C’est, en réalité, une ségrégation de mœurs. Eux veulent vivre en marge des lois et n’accepter de la civilisation que ce qui leur convient. À cause des favelles, le Brésil n’est pas recensable. Il ne deviendra une grande nation que lorsqu’il aura exterminé ces termitières, mais le pittoresque y perdra, comme toujours quand s’avancent les bulldozers du progrès.

Eh ! dites donc, les mecs, ne venez pas dire que je vous documente au chiqué ! Je joue si tellement bien les cicérones que j’en reste bleu ! Michelin ligote cette page, d’autor il m’engage pour que je lui ponde un guide à grand spectacle, avec planches en couleur !

La crèche de Vosgien se nomme « Doce de Jaca », ce qui est, paraît-il, le nom du fruit du jaquier, arbre commun au Brésil. Il ressemble à une énorme éponge jaune, grosse comme un ballon de basket et pousse contre le tronc de son arbre. C’est une espèce de vilaine tumeur qu’on prend pour quelque champignon monstrueux au début, ou pour un formidable nid de guêpes. C’est mou et douceâtre, un peu gluant aussi.

Je m’arrête à la station d’essence et je demande au pompiste dans un portugais de manuel de conversation usuelle où se trouve « Doce de Jaca ». Le gus me désigne un chemin sur la droite et m’annonce que c’est la deuxième propriété à droite. Je lui dis obregado, merci, cloque un billet rose praline dans sa main noir anthracite et m’engage sur la voie privée avec un très léger pincement au cœur. Ça me trouble un peu de songer qu’un type aussi éminemment parisien que Vosgien a passé des années d’exil dans ce coin perdu.

En tout cas, sa maison est très agréable. C’est une construction blanche, précédée d’une large véranda à colonnettes et entourée d’un grand jardin aux essences rares. J’actionne la cloche, mais déjà le bruit de l’auto a alerté les occupants, et un gros type en chemise blanche à manches courtes s’avance vers le portail, un gros chien-loup sur les talons. Au premier coup d’œil on s’aperçoit que ce digne homme est de la race des mercenaires. De ceux qui sont prêts à se battre n’importe où et pour n’importe qui pourvu qu’on leur paie le voyage. Il a le front large et bas, couronné de cheveux crépus, les oreilles collées, le nez barré d’une cicatrice, la lèvre épaisse, du muscle partout, un peu de brioche due aux fortes rations de gnole et cet air systématiquement hostile des gens dont le métier consiste à faire mal aux autres.

Son regard faussement assoupi (parce que bouffi) me pourlèche de la tête aux pieds.

— Salut ! dis-je avec un maximum d’entrain dans le ton, je suis attendu par Mlle Vosgien.

Il opine et m’ouvre sans proférer un mot. Un doute me prend concernant sa nationalité. Ce cosaque du bedon est-il français ? Il me semble que, morphologiquement oui, mais encore ?

Il relourde à clé derrière moi et m’entraîne en direction de la maison. Seulement, lorsque nous parvenons à la hauteur du perron, au lieu de le gravir, il poursuit son chemin. Je me dis que mamz’elle Pimbêche doit cueillir des ananas dans le potager pour la soupe du soir, et je continue de lui filer le train. Nous contournons la maison et je découvre un petit pavillon annexe derrière les communs. Qu’est-ce qu’elle peut bien fiche dans ce cagibi, Chochote ?

Le gros ouvre la porte de la petite construction et s’efface pour me laisser entrer. Je coule un œil par-dessus son épaule et je constate deux choses : la première, c’est que le local en question est une buanderie, la seconde, c’est qu’il est vide.

— Eh bien, quoi ? je demande.

— Entrez ! ordonne sèchement, mais en français, le gorille.

Je me pince le nez entre le pouce et l’index.

— Dites donc, vieux, murmuré-je, je crois qu’il y a maldonne ; je suis un ami de Carole Vosgien, pas son blanchisseur !

J’ai pas le temps de piger qu’il a un colt dans la pogne. Il en tourne obligeamment la gueule noire vers moi.

— Vite ! ajoute-t-il.

Je commence à la trouver plus que saumâtre. Je ne m’attendais vraiment pas à un accueil si somptueux. Comprenant que je n’ai pas intérêt (pour le moment, du moins) à faire de l’obstruction, je pénètre dans la buanderie. Des odeurs de savon et de linge mouillé flottent dans la pièce carrelée.

Le gorille m’a suivi. Il relourde posément, donne un tour de clé et file la clé dans la poche de son pantalon.

— Simple vérification par mesure de précaution, annonce le cher homme.

Je rigole carrément.

— Dis donc, mon pote, tu ne crois pas qu’il aurait mieux valu les exercer avant la disparition de Vosgien, tes vérifications ? Je suppose que tu es son garde du corps, non ? Si oui, je ne te fais pas mon compliment ; je me demande si tu serais seulement capable de surveiller du lait sur le feu !

Toute sa bouille frémit. En pâlissant, son nez découvre un tas de petites veines bleues pas jolies du tout.

— Vos papiers ! ordonne-t-il en me tendant sa main libre.

— Sans rire, t’es pas du service des douanes, que je sache !

Car, mes amis, tout à fait entre nous et l’abbé de Rio, je ne tiens pas à lui faire connaître ma véritable identité. Je suppose qu’il le prendrait très mal de me savoir français. Et je resuppose encore, n’étant pas à une supposition près, qu’il s’en gaffe déjà.

Sa voix devient aussi suave que celle d’un marchand de poisson auquel une ménagère rapporte des merlans avariés.

— Si tu m’aboules pas tes papiers, je vais les prendre moi-même, vu ?

— Te fais pas péter les ficelles, camarade, le calmé-je, encrassées comme je les imagine, faut les ménager. Je suis un ami de Carole, conduis-moi près d’elle et elle te le confirmera.

— Un ami rencontré dans l’avion ce matin, eh ? ricane l’affreux. Un ami dont elle ne connaît pas même le nom. Écoute, petit gars, s’emporte le garde du corps en chômage, depuis qu’on habite ici, y a plein de poulets parallèles qui draguent. Ce matin encore, un gros pied plat a essayé de s’introduire dans le jardin et Percéphone l’a coursé.

Il me désigne le chien-loup, lequel, son nom l’indiquant, est en réalité une chienne-louve.

Mon petit doigt me raconte que le gros lourd en question pourrait fort bien être Bérurier. Voilà pourquoi Sa Majesté était si peu loquace en ce qui concerne son début d’enquête.

— Perséphone, c’est une bête dressée au doigt et à l’œil, ajoute le gorille privé.

— Tu sais qui était Perséphone, Loulou ? lui demandé-je en allumant un cigarillo brésiloche, la déesse des Enfers. Note-le, ça pourra te servir si tu passes un jour à un jeu télévisé.

— Ta gueule ! s’emporte mon vis-à-vis. Tes fafs ou tu dérouilles, vu ?

Moi, vous me connaissez ? C’est un point commun que j’ai avec Béru : les dégourdis qui m’interpellent sur ce ton n’ont pas besoin de s’acheter un masque pour le carnaval, je leur en fabrique un sur mesure en deux coups de cul hier à Pau. Quand j’aurai entrepris ce vilain, il poussera une frime longue, d’une auge (comme dit Béru).

Je le manœuvre dans le classique. Un rapide coup, de pompe dans sa main qui me braque, manière de lui faire larguer sa seringue, puis un crochet très sec au menton. Les deux opérations sont exécutées en un temps que je ne saurais vous préciser, mon chrono ne marquant pas les centièmes de seconde. L’Affreux titube. Je le remanœuvre en lui filant un une-deux dans le parking à marrons. Il plie les cannes et tombe à genoux en glaviotant des bulles d’air et un début de bile.

— Attaque ! crie-t-il.

Moi, je me gaffais plus du clébar, insouciant comme vous me savez. Voilà-t-il pas que la garce de chienne me bondit sur le paletot et me chope la nuque de ses larges mâchoires ? Si elle serre, mon compte est soldé, les gars. Je vous fais une grosse bibise générale et je cours décrocher mon auréole au vestiaire des archanges. Heureusement que cette vilaine bête est bien dressée, car elle procède en deux temps, et patiente pour de nouvelles instructions.

Le gorille se redresse en crachotant et en se massant les régions sinistrées. Il ne se presse pas. Il va relever son flingue, le plante dans sa ceinture et enfin se tourne vers moi.

— Tu sais que si je dis un mot à la chienne, tes vertèbres cervicales ressembleront à du caramel mou ? me dit-il.

Il s’approche et me fouille sans que j’esquisse le moindre geste, trop préoccupé que je suis par les crocs qui me paralysent.

L’homme au chien s’empare de mon feu et de mon porte-cartes. Il met le premier près du sien, afin de se commencer, je pense, une collection d’armes à feu, puis il explore le second. Un sifflement fuse de ses lèvres fendues par mes phalanges.

— Commissaire San-Antonio ! Dis donc, mais t’es une célébrité dans ta partie, je crois bien ? Donc, j’avais vu juste ! Tu parles d’un reporter ! Heureusement que j’ai tiqué quand la môme m’a raconté ça. Espèce d’enviandé de poulet gouvernemental, va ! Je sais pas ce qui me retient de te vider ces deux seringues dans le baquet ou de dire à Perséphone qu’elle te déguste le cervelet ! Alors, il vous suffit pas d’avoir enlevé le patron, faut que vous continuiez à venir explorer sa baraque ?

Il peut discutailler comme ça des heures, je ne risque pas de lui répondre. On n’a pas la parole facile lorsqu’on est dans un étau de mandibules bergerallemandes.

À la fin, il se tait et s’empare d’une corde qui pourrait servir à remorquer le « France » si d’aventure il tombait en panne de mazout.

— Tends tes deux bras en avant ! m’ordonne-t-il.

Je dois être un peu violacé sur les bords, car la pression de l’animal s’est renforcée. On sent qu’elle aimerait bien terminer son boulot, Perséphone. Une vilaine sournoise, cette bestiole : elle attend pas qu’on lui enjoigne de me déconnecter la tige ; en douce, elle m’enfonce ses crochets dans la chair.

Je tends mes bras. Le zig les saucissonne devant moi, me figeant dans le geste du plongeur de haute voltige.

— Lâche, Perséphone ! dit-il alors.

La chienne grogne et n’obéit pas.

— Lâche ! hurle-t-il en levant la main.

Du coup, l’animal se résigne. Ouf ! il n’était que temps. Je sens couler du chaud le long de mon cou. Je fais des efforts pour respirer. Elle m’a coincé le tube, l’horrible chienne ! Enfin, un peu d’oxygène me dégouline dans les soufflets, tant bien que mal, car mes bras, solidement entravée perpendiculairement à mon buste, compriment ma poitrine.

Le gorille m’empoigne par la cravate, m’obligeant à reculer. J’éprouve le dur contact d’un obstacle contre mes fesses. Mon tortionnaire donne une secousse et je culbute dans le lavoir de ciment de la buanderie. Mes flûtes battent l’air. Le garde du corps les attache aussi solidement qu’il a attaché mes bras. Lorsque c’est terminé, il s’empare d’une troisième corde, la passe dans une boucle scellée au plafond et lie chacune de ses extrémités à mes pieds et à mes mains, de telle sorte que les uns et les autres sont maintenus à une distance constante. Ma position dans le bac de ciment est celle de la banane dans le compotier. Je me trouve en arc de cercle, proprement neutralisé.

— Et alors, poulet ! grince le méchant. T’as bonne mine maintenant, hein ?

— C’est ridicule, fais-je. Car vous vous méprenez sur mon compte, vieux. D’accord, je suis flic, mais je n’ai aucune mauvaise intention, je vous le jure. Je suis au Brésil pour retrouver Martial, à la demande de vos partisans.

Le gorille se met à rire.

— C’est ça, mon pote, exactement ce que je me doutais ! Bon, on reprendra la discussion plus tard.

Là-dessus, il sort avec sa louve-chienne (en provenance d’un chenil de Louveciennes) et j’entends tourner la clé dans la serrure.

* * *

Je veux pas me vanter, mes petites commères, mais, franchement, je ne suis pas un zig comme les autres, moi ! Toute personne normale, se trouvant dans ma situation, commencerait par se faire un sang d’encre de Chine et se démantèlerait le cervelet pour trouver le moyen d’en sortir, non ? Eh bien, pas bibi !

Le gars moi-même, oubliant qu’il est saucissonné, qu’il a le dargif dans la fraîcheur limoneuse d’un lavoir, que le sang dégouline de sa nuque meurtrie et qu’il se trouve à l’autre bout du monde, dans des mains hostiles, se met à penser à autrui. Et l’autrui en question a pour blaze Martial Vosgien. Je trouvais déjà son cas pas ordinaire ; maintenant que je suis dans sa propriété et sous la coupe de ses gens, il m’apparaît comme tout à fait extraordinaire ! Enfin quoi ! cet homme était bien gardé. Entre son gorille et sa chienne dressée, il risquait pas grand chose. Et pourtant il a disparu. Or ses amis et ses ennemis le recherchent. Conclusion : il a été kidnappé par un troisième groupe. Pas duraille à conclure, mais difficile à admettre. Un troisième groupe de quel bord ? Ne perdons pas de vue que tout cela reste une affaire typiquement française. Quelle police étrangère s’intéresserait à Vosgien ? Les Brésiliens ? Il ne les gênait pas. Et ils lui avaient accordé le droit d’asile…

Il me semble entrevoir une petite lueur, à force de phosphorer. Supposons qu’il se soit produit des divisions dans les rangs de Vosgien. Dans un parti, il existe toujours des tendances diverses, des Girondins et des Montagnards ! Peut-être Vosgien avait-il décidé une action qui a causé une scission parmi ses partisans. Il a provoqué une rébellion chez les modérée ou chez les ultras. Ces factieux ont tramé un complot au sein du complot et ont fait disparaître le chef afin de l’empêcher d’exécuter son programme. Tout cela est subtil, mes filles ! C’est un sacré écheveau à démêler. Pour y parvenir, il faudrait au moins pouvoir saisir une extrémité du peloton et tirer dessus. Seulement, en fait de peloton, j’en ai un bath autour des membres. L’échine commence à me faire drôlement souffrir. Combien de temps va-t-on me laisser moisir dans ce lavoir qui renifle le savon ? J’ai hâte de voir radiner un interlocuteur moins hermétique que le gorille ; quelqu’un de posé à qui je démontrerais la noblesse de mes intentions.

J’en suis là (et j’en suis las) de mes réflexions, lorsqu’un étrange trio fait son apparition dans la buanderie. Outre mon tortionnaire de tout à l’heure, je vois déboucher une femme d’une cinquantaine d’années, anguleuse, à lunettes, à regard pointu et à mise d’institutrice libre. Ses cheveux noirs et lisses sont séparés par une raie médiane, elle a le teint pâle des gens qui considèrent le soleil comme un ennemi personnel, et on devine que rien d’aimable n’est jamais sorti de ses lèvres minces. Le troisième personnage est âgé d’une trentaine d’années. Lui aussi porte des lunettes. Il est bronzé et ne serait pas vilain garçon s’il avait l’air moins préoccupé. Il a l’aspect d’un agrégé de philosophie qui passe à côté de la vie à force de se demander si elle existe. Quand ce copain-là tente de faire reluire une pépée, il la rate parce qu’il descend en marche avant l’arrêt complet du véhicule, histoire de contrôler si l’incidence de son moi second sur son débordement sensoriel saura l’amener à une confrontation probante de sa projection immatérielle avec son scoubidou à moustache.

La dame et le garçon s’avancent jusqu’à mon sarcophage et s’accoudent à la margelle du lavoir.

— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? fait le gars à lunettes.

— Sans qu’il y paraisse, oui, déclaré-je. Je suppose que vous êtes le lieutenant de Vosgien, et que la ravissante personne qui vous accompagne est sa secrétaire.

— En effet, vous êtes bien renseigné.

— C’est Carole qui m’a parlé de vous dans l’avion.

Il hoche la tête.

— Vous l’avez suivie ?

— Absolument pas, il s’agit d’une rencontre tout ce qu’il y a de fortuit.

— À d’autres ! grince la momie à bésicles.

— Écoutez, mes bons amis, fais-je, on ne va pas continuer à gambader dans le coup fourré, ça fatigue et ça ne mène à rien.

Et alors, très calmement, avec un maximum de brièveté et un minimum de mots, je leur raconte exactement ce qui a motivé ma venue au Brésil. Je leur parle de la mission refusée, de l’intervention du sieur Machinchouette et de ma décision de retrouver Vosgien pour son compte à lui !

Les trois personnages m’écoutent attentivement. Seul, le gorille se permet de ricaner pour bien montrer son incrédulité. La secrétaire et le lieutenant restent impassibles.

Lorsque j’ai terminé, la vioque murmure :

— Cette fable est destinée aux enfants et aux imbéciles, monsieur le commissaire !

— Madame, je peux le prouver…

— Ah ! oui ? fait le lieutenant. Ça m’intéresse.

Le vilain pas beau lui touche le bras.

— Oh ! dites, m’sieur Valéry, vous ne trouvez pas que ce salaud de flic nous a suffisamment chambrés comme ça ? Si vous permettez je lui colle une dragée, je le refous dans sa tire et je vais l’abandonner dans un coin désert. Comme les nuits ne sont pas sûres dans le secteur avec toutes ces favelles, les bourdilles du patelin concluront qu’il s’est fait détrousser par un malandro.

— Laissez, Albert, intime la vieille.

— Oh ! oui, laisse, renchéris-je, sans te vexer, tu ne te montres pas accueillant pour tes compatriotes, Bébert !

Une beigne fracassante me fait éternuer la dernière syllabe de son nom.

Valéry s’assoit sur le bord du lavoir.

— Vous disiez que vous pouviez le prouver ?

— Puisque vous m’avez pris mon portefeuille, fouillez-le, sous mon permis de conduire, vous trouverez l’adresse d’un de vos partisans de Rio. C’est lui que je dois contacter et à qui je peux demander, paraît-il, aide et assistance. J’ai l’impression que le moment est venu de le faire, non ?

Sans sourciller, Valéry sort mon larfouillet de sa vague et l’explore. Il déniche à l’endroit par moi indiqué, la carte portant les coordonnées du bonhomme en question. À mi-voix, il lit :

— Hilaro Freitas, 144, avenida Presidente-Vargas, Rio.

Il examine le carton un instant, puis le passe à sa compagne.

— Ça vous dit quelque chose, mademoiselle Staube ?

— Absolument rien, assure Pépette, en remuant son nez en bec de rapace pour faire glisser ses lunettes.

J’ai tout à coup la désagréable impression que la peau de mon ventre se colle à mon épine dorsale, comme l’étoffe d’un drapeau mouillé à sa hampe. Dans quel piège à comte me suis-je fourvoyé ? Pourquoi le sieur Machinchouette m’a-t-il cloqué une adresse bidon ? Dois-je conclure qu’il ne faisait pas partie de la conjuration et qu’il travaillait pour ce fameux troisième groupe que je subodore ? Je suis bien aise de le savoir au trou ; si je me tire de ce guêpier, de retour à Paris, j’irai lui parler de Rio, à ce loustic.

— Vous voyez bien que j’ai raison, m’sieur Valéry, et que ce sale poulet nous chambre à tout va. Vous me laissez m’occuper de lui, dites ?

J’ai idée que la détente de son ami Tu-Tues lui démange l’index. L’inaction et l’exil finissent par déphaser un bonhomme. C’est un primaire, Albert. Il a besoin de s’affirmer un peu, de temps en temps, par des actes irréparable.

— Auparavant, déclare Mlle Staube, il faut qu’il nous dise ce qu’est devenu le patron.

Allons bon ! V’là autre chose ! Mais qu’est-ce qu’ils s’imaginent, ces mannequins ?

— Et comment qu’il va nous le dire ! affirme Bébert. Hein, mon pote, que tu vas nous le dire ?

— Mande pardon, m’sieurs-dame, soupiré-je, je vous explique depuis un moment que je me trouve à Rio de Janeiro précisément pour retrouver Vosgien !

Le gorille regarde le garçon à lunettes. Ce dernier louche sur la secrétaire. C’est un conseil de guerre silencieux. Je crois bien que, mine de rien, je viens de passer en jugement à la muette, les gars. On va me causer du Brésil d’ici pas longtemps.

Effectivement, Albert se penche sur le lavoir et tourne un robinet de cuivre. Une sorte de gros plouf retentit et un cumulus électrique se met à ronronner dans le fond de la buanderie. Un jet d’eau froide me cingle la tête.

Albert passe la main dessous.

— Espère un peu, me dit-il, faut le temps au ballon de se dégourdir ; d’ici quèques instants, ça va pisser chaud !

Une rogne épouvantable m’empare[13].

— Mais vous êtes donc bouchés à la reine, les gars ! Si la police française avait kidnappé ou liquidé Vosgien, est-ce qu’elle dépêcherait des poulets ici pour le retrouver ?

— C’est vous qui prétendez ça. En réalité, le patron n’a pas parlé et vous vous introduisez ici pour dénicher les renseignements qui vous manquent à propos de ce que vous savez ! affirme Valéry.

— Les renseignements qui nous manquent à propos de ce que nous savons ! Alors, là, je donne ma langue au chat (et croyez-moi, mesdames, ça ne sera pas la première fois !).

Je pige de moins en moins, sauf toutefois une chose : c’est que ces gens sont persuadés que je leur veux du mal et que, forts de cette certitude, ils vont m’en faire beaucoup ! Déjà la flotte coule tiède. Dans trente secondes je vais leur chanter le grand air de « Chaud les marrons ».

— Un instant ! lancé-je en m’efforçant à la dignité, ce qui n’est pas pratique lorsqu’on est ligoté en arc de cercle et qu’un gros robinet de cuivre vous crache de l’eau quasi bouillante sur la frimousse. Un instant ! Voyons, nous sommes entre gens intelligents. Nous sommes français. Et être français à l’étranger c’est l’être deux fois ! déclamé-je en songeant combien le Vieux bicherait s’il m’entendait.

Je poursuis, un brin pathétique :

— Vous êtes trois, avec des armes et un chien savant. Moi, je suis seul et ligoté. Vous me torturez et vous projetez de m’abattre pour apprendre quelque chose que j’ignore et pour me punir d’un enlèvement que je n’ai pas commis ! Soyez objectifs, sacrebleu ! Si le gouvernement français tenait à avoir les renseignements auxquels vous faites allusion, il aurait envoyé une escouade de poulets pour retourner cette baraque et vous passer les doigts de pied à la moulinette !

— Oh ! je vous en prie, arrêtez ces simagrées ! grince la girouette à lunettes. Qui d’autre que la police française pouvait faire disparaître Martial Vosgien ?

— C’est justement ce que je voudrais découvrir ! bramé-je.

Et je crie vraiment de bon cœur vu que, maintenant, la flotte est pas loin de 100 degrés. J’ai beau me pencher en avant pour soustraire ma tête au jet brûlant, l’eau me coule dans le dos, traverse mes fringues et m’ébouillante.

— Arrêtez !

— Pas avant que vous parliez !

— Mais je ne sais rien ! JE NE SAIS RIEN ! RIIIIEN !

— Puisqu’il vous dit qu’il sait rien, stoppez le robico, les mecs ! tonne une voix familière.

Et, là-dessus, Béru fait son entrée, armé d’une magnifique pétoire que son silencieux déguise en lampe à souder.

Albert a un geste prompt pour dégainer, mais Béru, impavide, lui défouraille une giclée de prunes dans les nougats et l’autre regarde ses panards percés, d’un œil incrédule et morose.

— Arrêtez illico le robinet, mémé ! lance Bérurier à Mlle Staube, autrement sinon je vous praline le chignon !

Épouvantée, la vieille fille ferme l’admission d’eau. Le cumulus cesse de ronronner et moi d’être déguisé en truite au bleu.

Béru soulage Bébert des deux feux passés dans sa ceinture.

— Ça te facilitera le déplacement quand t’iras à l’hosto te faire mercurochromer les pinceaux, mec, déclare-t-il en enfouillant la quincaille.

Il porte le beau costar pied-de-poule essayé naguère dans notre bureau sous l’œil critique du Vieux. Le vêtement est déjà plein de taches et ses poches plaquées ont l’air de deux sacs.

— Pendant que j’y pense, ajoute le Disert, plus la peine de siffler votre Médor, il a voulu me refaire le coup de ce matin, alors j’y ai pété la tronche. Pleurez pas trop c’te bête, un jour ou l’autre vous eussiez eu des ennuis, vu qu’y a rien de plus traître qu’un chien-loup.

Tout en devisant, Sa Majesté tranche mes liens à l’aide de son couteau suisse à dix-huit lames du type officier supérieur.

— Dites donc, môssieur le commissaire, ricane-t-il, je crois que mon arrivée a été au porteur, non ?

— Exact, Alexandre, conviens-je. Comme quoi on a souvent besoin d’un plus gros que soit.

— En arrivant à Rio, ce matin, m’explique-t-il, j’étais venu patouiller un brin dans le secteur, mais c’te carne de chien a voulu déguster mon mollet princier. Je m’ai calté en me promettant de revenir à la noye pourvu du matériel hot dog[14]. À peine j’eusse sauté la barrière et assaisonné Toutou, que j’entends une beuglante. Immédiatelet j’ai repéré tes infections. La voix de son maître, c’est sacré.

Je m’ébroue et saute du bac en ciment. Un coup d’œil au trio me satisfait. La dadame est terrorisée. Bébert sanguinole des palmes en poussant des gémissements et le dénommé Valéry, très pâle, essuie ses lunettes avec sa cravate pour se donner une contenance.

— Si nous allions discuter de tout cela à la maison ? lâché-je en récupérant mon feu dans la poche du Gros. Je trouve que pour laver notre linge sale, nous ne sommes pas à l’aise dans cette buanderie.

Personne ne se marre de ma boutade : les Vosgien’s partners parce qu’ils n’ont pas le cœur à rire, et Béru parce qu’il ne l’a pas comprise.

— Je peux plus marcher ! râle Bébert.

— Eh ben, reste ici, dédaigne Bérurier. T’as de l’eau chaude pour te nettoyer les blessures.

Il abandonne le garde du corps et referme la porte à clé.

CHAPITRE III

Nous pénétrons dans un grand salon aux meubles de rotin. Un poste de télé fonctionne. Une belle spiquerine souriante raconte à toute allure, et en portugais, que le yéyé brésilien qu’on va auditionner maintenant appartenait à la chorale de la basilique Saint-Zano-Bianco avant de se lancer dans le tour de champ’.

Lovée sur un canapé, Carole regarde l’écran en caressant Uku. Le roquet vocalise. Ce qui nous vaut l’attention de la jeune fille. En m’apercevant, son visage radieuse.

— Oh ! ça s’est arrangé, à ce que je vois, s’exclame mam’zelle Chochote.

— Complètement, mon chou, la rassuré-je.

— Il s’agissait d’un malentendu ?

— Pur et simple.

Elle ne prend pas garde à Béru, toujours nanti de son composteur, et enchaîne :

— Quand Mlle Staube a su que j’attendais un garçon rencontré dans l’avion, elle a fait toute une histoire. Vous voyez bien que je ne m’étais pas engagée étourdiment, mademoiselle !

La vioque a un mince sourire. J’ai idée que si une vipère rigolait ça donnerait à peu près ça.

— Et eux qui prétendaient, il y a un moment encore, que vous étiez un flic et que…

Elle se tait, biscotte Béru est entré dans le champ avec son artillerie de campagne.

— N’ayez pas peur, ma petite Carole, lui dis-je. C’est un homme à moi. Pour l’instant, nous ne voyageons pas pour la même maison, mais dans les cas graves notre amitié refait surface.

En termes concis (au point que je songe à me faire circoncire une fois pour toutes), je lui résume les chapitres précédents.

— Et maintenant, mes bons amis, déclaré-je, on va jouer cartes sur table. Le moment est venu de me croire.

C’est tout particulièrement au lieutenant et à l’acerbe secrétaire que je m’adresse. Ils poussent des mines plutôt déplaisantes, ses chers camarades.

— Je vous fais observer que nous avons la situation bien en main, poursuis-je, et qu’il nous serait possible de parer haut ; mais maintenant encore, je vous répète que le gouvernement français n’est pour rien dans la disparition de Vosgien. Inutile de prendre ces mines entendues, c’est la vraie vérité du bon Dieu comme on l’écrit dans les romans américains. L’inspecteur Bérurier, ici présent, recherche le père de Carole pour le compte de la police française, moi pour le compte de Vosgien qui, s’il vit encore, me paraît en fâcheuse posture. Il est donc indispensable que vous et moi coopérions loyalement. Seulement, comme je ne travaille pas avec Bérurier, mais, dans un certain sens, contre lui, je vais vous interroger hors de sa présence.

— Pardon ? s’étrangle l’Incriminé.

— Eh oui, Gros, essayé-je de l’apaiser, je ne puis collaborer à une enquête que j’ai officiellement refusée, admets-le ! Or, si tu entendais mes questions et les réponses qui leur seront faites, fatalement tu bénéficierais de ma technique policière.

Le pauvre Béru lance un cri prolongé qui évoque : le cri de l’automobiliste s’engageant sur un passage à niveau qui aurait dû être fermé, le miaulement du vent dans une cheminée médiévale, le brusque freinage d’un tramway dans une descente, la corne de brume d’un steamer et l’appel de l’alpiniste tombé dans une crevasse sans son pot de glycérine.

— Qu’ouïs-je ! bavoche l’Infâme. Après que je vinsse de te tirer de la mouscaille, c’est tout le remerciement ! je trouve môssieur saucissonné, échaudé, bricolé de partout, j’y sauve la mise comme toujours, et il vient me parler de quoi t’est-ce ? De sa technique policière dont au sujet de laquelle y aurait plutôt de quoi se frapper sur les jambons ! Ah ! elle est bath, ta technique policière, eh, fesse de rat ! Une technique qui t’amène le c… dans un lavoir avec les pattes en l’air, moi je la trouve meûmeû ! Ah ! la vache ! il craint pas les coups de pompe dans les chevilles ! Quand je vais leur raconter ça, aux aminches de la maison Pouleman, ils en prendront la colique de rire. San-A. avec son gentil robinet d’eau chaude, je regrette de ne point avoir eu de polard-ovide pour te tirer un instant tanné. Heureusement que la vanité n’est pas un poisson volant, je veux dire un poison violent, autrement sinon tu tomberais raide comme dans les pièces de Chat-qu’expire.

Époumoné, il se tait. Je lui frappe sur l’épaule.

— Très bien parlé, Gros. Cela dit, tu vas nous excuser un moment et tenir compagnie à Mlle Carole pendant que je bavarderai avec nos amis.

Mon calme souriant le finit. Il s’abat dans un fauteuil et, désignant une bouteille de xérès sur une table basse, il murmure à l’adresse de la fille Vosgien :

— Si vous permettriez, je me mouillerais un peu la meule, car des coups pareils, ça vous met moral en torche.

Valéry et miss Staube me conduisent dans un bureau contigu au grand salon. Au mur, il y a des vues en couleur de Paris, plus une photographie représentant, grandeur nature, les généraux Jailair, Dunsal, Conju, Rératet dans leur beau costume des dimanches. Ces nobles figures constituent le fer de lance de la doctrine vosgienne. C’est l’imagerie épinalesque sur laquelle s’appuie l’action des comploteurs. La fresque des martyrs sans lesquels aucune cause n’est prise au sérieux bien longtemps.

Je m’assoie derrière le bureau, dans le fauteuil que devait occuper Vosgien. Mes interlocuteurs restent debout devant moi. Je leur souris.

— Vous êtes un peu déconnectés par votre existence de proscrits, leur dis-je doucement. Se placer en marge de sa société originelle n’est exaltant qu’un moment ; on fait figure de héros, mais pas longtemps. Tout le monde se fout de tout le monde. L’intérêt ne dure que le temps d’un article dans France-Soir. Si je vous disais qu’en France, Vosgien est pratiquement oublié, sauf par les services de sécurité ? Vous avez été fidèles l’un et l’autre à un homme ou à sa doctrine, peut-être aux deux, seulement, vous sentez que, dans le fond l’idéal n’est pas dans la politique, mais dans la vie quotidienne…

Je leur montre une photo représentant les quais de la Seine à la auteur du Pont-Neuf. Chromo classique qui, depuis un demi-siècle illustre la plupart des guides sur Paname.

— Avouez que vous aimeriez vous trouver à Paris en ce moment ? Et pas seulement en triomphateurs.

Je ne sais pas au juste pourquoi je leur parle ainsi. Ça m’est venu spontanément, parce qu’ils me font un peu pitié. La vieille fille fronce les narines, mais son regard reste hostile. Je ne la touche pas, je l’irrite. Valéry, au contraire a un peu rosi et je distingue une légère buée derrière ses lunettes.

Avisant un électrophone je m’en approche pour lire le titre du disque engagé sur le plateau. C’est un vieux succès d’Yves Montand, paroles et musique de Francis Lemarque, et ça s’intitule À Paris. Je suis content de voir que j’ai visé juste et mis le doigt à l’endroit où ils ont mal. Ils doivent écouter ça comme un hymne de leur passé et chialer à l’intérieur… Je lance un clin d’œil à Valéry. Cette musique de mon copain Francis est propre à désamorcer des bombes.

C’est drôle, un homme…

Les morsures de la sale chienne, me cuisent horriblement. J’espère que ça ne va pas s’envenimer sous les tropiques !

— Une dernière fois, je vous donne ma parole d’honneur que ce n’est pas la police française qui a enlevé Vosgien. Ce que je vous ai dit à propos de l’homme qui m’a engagé est vrai. Je conçois que ça vous paraisse bizarroïde, à vous aussi, et pourtant c’est rigoureusement authentique.

Je leur fais une minutieuse description de Machinchouette, mais ils ne voient pas qui c’est.

— Enfin, sapristi ! m’écrié-je, on m’a refilé des billets d’avion et une brique d’anciens francs pour venir ici. Il y a bien une raison, non ?

Valéry hoche la tête.

— Nous ne connaissons pas tous nos sympathisants de France, dit-il. Il se peut qu’un groupe de Paris ait pris cette initiative à notre insu.

Je pourrais câbler au Vieux, notez, lui réclamer des précisions sur le sieur Machinchouette ; seulement, le Boss apprendrait par la même occasion que je me trouve au Brésil, et il n’apprécierait pas du tout que son cheval de bataille number one dispute le grand prix sous d’autres couleurs que les siennes. Heureusement que je tiens le Gros avec l’histoire de sa souris qu’il a amenée en lieu et place de Pinuche, sinon Sa Majesté me causerait de graves déboires professionnels au retour.

— Comment Vosgien vivait-il, ici ? demandé-je en examinant le bureau d’un regard circulaire.

— Il travaillait beaucoup ! assure la mère Staube.

— À quoi ?

— À son courrier et à un livre très important.

Je réprime un sourire. Les livres sont toujours « très importants » au moment où on les écrit. Une fois publiés, ils se perdent dans le flot de papier qui ruisselle quotidiennement sur le monde.

— Un livre de caractère doctrinal ?

— Un livre, quand il est à l’état de manuscrit, ne regarde que son auteur ! coupe Pépette, avec hargne.

— Il est ici, ce manuscrit ?

— Oui, dans le coffre ! annonce la dame d’un ton bravache, mais ne comptez pas que nous vous le communiquions.

— Vous demandé-je rien de semblable, mademoiselle ?

— Je connais les méthodes policières…

Un haussement d’épaules me paraît une appréciation suffisante et j’enchaîne :

— Son courrier était abondant ?

Ils se taisent farouchement. Je n’obtiendrai pas grand-chose d’eux. Ils sont trop sur le qui-vive et depuis trop longtemps. Tout leur individu se trouve en position de défense.

— Comprenez-moi bien, insisté-je, je ne veux rien savoir des activités politiques de Vosgien. Ce qui m’intéresse, c’est son comportement d’homme dans la vie quotidienne. Je le considère comme un simple citoyen qui a disparu et que j’ai entrepris de retrouver.

« Il sortait beaucoup ? enchaîné-je.

— Il faisait une promenade le matin, en compagnie d’Albert et de la chienne. Quelquefois je les escortais, dit Valéry.

— Où allait-il ?

— Dans la forêt voisine. Il aimait marcher à travers cette flore tropicale. Il cueillait des bananes ou attrapait des papillons.

Il y en a de merveilleux, dans une boîte de verre posée sur le bureau. De bleus, immenses, aux reflets d’argent. De jaune et noir. De rouge éclaboussé d’or.

— Sa chasse ? demandé-je.

— Oui. Martial s’était acheté un filet et il courait comme un gamin, en sautant les lianes.

J’évoque le leader proscrit dans son numéro de sous-préfet-aux-champs. Ce renverseur de régime, ce comploteur, ce condottiere qui, dans le matin fou du Brésil coursait des lépidoptères c’est une riche image, non ?

— Et, excepté sa balade du matin ?

— Il allait en ville, l’après-midi.

— Seul ?

— Non, jamais, nous le savions surveillé et nous craignions qu’il ne se fît enlever. Nous allions toujours à Rio avec Albert. Albert conduisait la Mercedes, moi, j’escortais le patron partout.

— Il faisait des visites ?

— Non, les visites, il les recevait, il ne les rendait pas. Elles avaient toujours lieu ici, et les visiteurs devaient montrer patte blanche avant d’être introduits.

— Qu’allait-il faire à Rio ?

— Des courses. De même qu’il aimait les promenades dans la forêt, il adorait faire du shopping. Il s’achetait des cravates, des chemises, des ceintures, des parfums… Il était coquet.

— Il le faisait seul, ce lèche-vitrines ?

— Jamais ! Je ne le quittais pas d’une semelle et Albert demeurait toujours à portée de voix, au volant de la voiture.

Curieux, on parle de Vosgien à l’imparfait, comme d’un disparu à jamais disparu.

— Comment s’est opéré son kidnapping ?

Valéry essuie ses lunettes avec sa cravate. C’est un geste qui lui est familier. Sans ses verres, il a le regard qui bredouille.

— Nous sommes allés à la librairie française. Albert, comme d’habitude, est demeuré dans la voiture. Moi, je suis entré avec le patron. Nous nous sommes mis à feuilleter des bouquins. Vous savez comment se passe ce genre de chose quand on aime les livres. On est sollicité par un ouvrage, puis par un autre, on les examine, on en lit des bribes…

Il avale mal sa salive. Toute sa physionomie reflète un désespoir rétrospectif.

— Au bout d’un moment, j’ai relevé la tête et ne l’ai plus vu. Je me suis mis à le chercher entre les rayons, mais Martial ne se trouvait plus dans le magasin. Je suis alors sorti, pensant qu’il avait regagné l’auto. Albert ne l’avait pas aperçu non plus, bien qu’il fût demeuré en permanence devant la porte. Complètement affolé, je suis retourné dans la librairie. Celle-ci comporte une seconde entrée qui donne sur une petite rue. J’ai demandé à la vendeuse si la personne qui m’accompagnait était sortie par là ; mais la vendeuse est une vieille personne myope qui ne nous avait pas même remarquée. J’ai dragué dans le quartier, au pas de course : rien. Martial Vosgien avait disparu ! Nous avons attendu plusieurs heures à la voiture, espérant que le patron reviendrait. En vain…

Il fourbit de nouveau ses bésicles.

— Votre version sur cette disparition ? fais-je.

Valéry remet ses verres en se collant une branche dans l’œil.

— Je suppose que celui ou ceux qui l’ont enlevé se trouvaient dans la librairie. Ils ont dû encadrer Martial lorsqu’il a été masqué par un rayon, lui coller un revolver dans les côtes et le faire sortir par la seconde issue.

— Moi, je trouve ça étrange, déclare la Staube, le patron n’était pas le genre d’homme qu’on pouvait intimider dans un magasin avec un revolver.

— Vous pensez donc que, pour une raison qui reste à déterminer, il serait sorti seul de la librairie, mademoiselle ?

— Plutôt, oui, dit-elle. Supposons qu’il ait aperçu dehors une personne de connaissance qui lui ait fait signe de la rejoindre…

— Il l’aurait rejointe, et on l’aurait embarqué de force ?

— Ça ne tient pas non plus, assure Valéry, car la ruelle en question est très populeuse.

— C’est au milieu de la foule qu’on kidnappe le plus facilement quelqu’un, le contré-je. Je suppose que vous avez demandé à droite et à gauche si on avait aperçu Vosgien ?

— Vous pensez ! Zéro ! À croire qu’il s’est évaporé.

— Avez-vous songé que, peut-être, il n’avait pas quitté le magasin ?

Je les vois sursauter. Non, ils n’avaient pas pensé à ça, parce qu’ils ne sont pas flics et qu’ils n’envisagent que ce qui est facilement envisageable.

J’allume un cigarillo puisé dans le coffret ouvert, devant moi, près des papillons :

— Il allait fréquemment à cette librairie ?

— Plusieurs fois par semaine, le patron lisait énormément, la nuit surtout, car il dormait peu, révèle la secrétaire.

— Donc, on pouvait organiser un guet-apens à cet endroit ?

— En effet.

— Voyez-vous, continué-je, je vais vous confier une chose : les services secrets français surveillaient étroitement Vosgien.

— Si vous croyez que nous ne le savions pas, grommelle Valéry.

— Ce que vous ignorez peut-être, c’est qu’au moment de sa disparition, deux hommes lui collaient aux talons, deux spécialistes qui étaient sur le qui-vive et n’ont sûrement pas manqué de garder les deux issues de la librairie. Ces deux hommes ont déclaré que Vosgien s’était proprement volatilisé.

Cette fois, je sens que les familiers du disparu commencent à me croire.

— Intéressant, fait Valéry.

— De là, je conclus que si personne ne l’a vu ressortir, c’est qu’il n’est pas ressorti !

— Je n’avais pas pensé à cette éventualité, reconnaît le lieutenant, tant elle paraît improbable. Cette librairie est tenue par une vieille dame que rien ne désigne pour participer à un kidnapping.

— Le propre des flics professionnels, mon cher ami, c’est qu’ils se méfient des apparences.

— En admettant que la libraire eût été complice, qui donc aurait enlevé le patron ? insiste la secrétaire, ses minces sourcils froncés.

— À nous tous de le découvrir, mademoiselle Staube. J’ai comme l’impression qu’il y a eu des dissensions dans votre groupement, non ?

Elle s’insurge.

— Absolument pas ! Nous sommes tous unis très étroitement, et jamais on ne discutait les décisions du patron.

— Vous ne trouvez pas surprenant le comportement de cet homme qui surveillait nos service et m’a demandé de retrouver Vosgien ? Vous ne savez rien de lui, non plus que de ce correspondant qu’il me conseillait de contacter…

— En effet, c’est troublant, dit Pépette, très soucieuse, du moins en appas rances.

— Vous sentez bien que quelque chose ne tourne pas rond dans votre petite affaire, mes amis. Les révolutions sont plus violentes en France qu’au Brésil, mais moins faciles à réaliser.

Valéry lève un doigt, comme l’écolier qui prétexte de sa vessie pour aller écouter les petits oiseaux pendant le cours de maths.

— Oui ? lui dis-je.

— Tout à l’heure, fait le lieutenant, vous nous avez parlé des types du S.R. français en déclarant qu’ils étaient sur le qui-vive. J’aimerais savoir pourquoi ces hommes étaient sur le qui-vive.

Je le regarde droit dans les yeux.

— Parce que, depuis quelques jours Martial Vosgien avait modifié son aspect, mon cher Valéry, et qu’on s’attendait justement qu’il disparaisse !

Un petit silence, pas du tout frivole, nous désunit un instant. Pour la troisième fois, Valéry essuie ses verres qui, de convexes, ne vont surement pas tarder à devenir concaves.

Et c’est pendant ce silence qu’il me vient une idée. Je m’interpelle à brûle-pourpoint et me lance au visage la supposition suivante : « Et si tout cela n’était qu’un gros coup de bluff, San-Antonio ? Si Vosgien avait disparu volontairement, selon un plan longuement mûri ? L’astuce sublime pour couvrir sa fugue : que ses partisans fassent croire qu’on l’a enlevé. Hein ? Voilà qui serait drôlement futé, mon pote ! Le type de Paris, le cher Machinchouette, ne t’a pas contacté pour que tu retrouves Vosgien, mais pour que tu fasses admettre en haut lieu qu’il a réellement disparu. Disparu pour tout le monde, y compris pour son réseau clandestin. Du coup, tout s’éclaire tout devient limpide. Leur suprême habileté, c’est d’accuser le gouvernement français de l’avoir fait enlever, alors qu’il s’est escamoté tout seul ! En ce moment, tandis qu’on s’affaire ici, lui, il est en Europe, bien en place pour risquer le gros paquet ! Plus je gamberge, plus ça me semble évident.

— Pourquoi Vosgien s’était-il déguisé en blondinet ? je demande en admirant un papillon à écailles quasi tricolores (issu sans doute du croisement d’une chenille avec une cocarde de conscrit).

Mes deux compatriotes restent muets. Je lève la tête et surprend le regard qu’ils échangent. Un regard qui en dit long comme un traité sur la sexualité chez les eunuques.

— Vous ne voulez pas me répondre ?

— Nous préférons pas, d’ailleurs cela n’a rien à voir avec l’affaire, déclare mémère.

Parfait, mon siège est fait, comme disait une sage-femme après un accouchement laborieux. Je pourrais exploser, leur cracher que je ne suis pas dupe et casser la cabane, mais je préfère me cantonner dans mon rôle de pigeon. Pour un poulet, ça n’est pas une promotion sociale, notez bien, mais Félicie dit souvent qu’il faut faire l’âne pour avoir du son et Félicie a toujours raison.

— Très bien, ça sera tout pour le moment, assuré-je brusquement.

Et je m’efforce de ne pas trop appuyer sur « le pour le moment » afin de ne pas les inquiéter.

* * *

Je retrouve Bérurier aux prises avec un sandwich long comme le bras. À tout autre consommateur moins musclé que mon compère, il faudrait, pour le tenir perpendiculairement à sa bouche, un trépied de fusil mitrailleur.

— Mon révérend père a fini ses confessions, ouais ? demande-t-il, la bouche plus pleine qu’un train de banlieue un soir de grève tournante de la S.N.C.F.

Il crache un bout de nerf sur la moquette et soupire en s’arrachant de son fauteuil constellé de miettes.

— Alors, après vous s’il en reste, c’est à mézigue d’usiner.

Puis, s’adressant au couple Staube-Valéry.

— On retourne au parloir, mes petits. Biscotte moi z’aussi je suis cachottier de ma technique.

— Ah ! non, ça suffit ! grince la Girouette. Ne comptez pas tirer un mot de nous !

— Un mot, ça non, dit tranquillement le Gros en s’emparant de la bouteille de xérès, c’t’ une vraie conférence qu’y va falloir me déballer, ma toute belle. Et je vous déconseille d’objecter si vous voudriez pas que les tartes dans la gueule se missent à pleuvoir.

— Goujat ! glapit Pépette.

Béru s’approche d’elle et lui postillonne des immondices avec une telle virulence que les lunettes de la secrétaire se mettent à ressembler à un pare-brise d’auto une nuit d’été.

— Ménage tes expressions, eh, roulure ! tonitrue le Gargantua de la police française, je m’ai pas amené dans les Amériques — et du Sud encore, qui pis à lait — pour m’entendre invectiver par une punaise à moustache. Môssieur le commissaire de mes deux vous a peut-être opérés dans la mondanité, mais moi, c’est pas mon genre, et je mets pas de nappe empesée pour faire passer les gens à table !

Ayant dit, il refoule le tandem dans le bureau.

Qu’il est beau, Béru, dans ses courroux ! Faut le voir, avec son immense sandwich, sa délicate boutanche de xérès et son revolver, pousser son gibier vers les mâchoires du piège. Comme il est confiant, sûr de lui, certain d’obtenir des résultats positifs !

La porte se referme. Carole, qui a assisté à la scène, éclate de rire.

— Il est drôle votre copain ! pouffe-t-elle. La façon dont il traite la mère Staube, je vous jure, ça vaut le voyage.

Elle n’a pas l’air de tellement penser à son papa, la mignonne. S’agit-il d’une grande sécheresse de cœur, ou bien saurait-elle qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter ?

— Je vous inviterais bien à dîner, me dit-elle après avoir retrouvé son sérieux, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas grand-chose au frigo et, depuis quelques jours, ils sont sans domestiques ici. En période de carnaval, toutes les bonnes disparaissent.

— Vous semblez oublier, chère Carole, que j’étais venu vous chercher pour dîner. Ces déplorables incidents nous ont retardés, mais notre appétit n’en sera que plus grand.

Sur cette phrase admirablement tournée, je lui tends une main déjà possessive pour l’aider à s’arracher du canapé.

CHAPITRE IV

Je sais pas si vous l’avez remarqué, mais dans des tas de bouquins, principalement dans les récits ou les études, l’auteur écrit : « Plus loin, je traiterai de ceci ou de cela », ou bien : « Nous verrons par la suite le problème démographique, pour l’instant nous nous cantonnerons dans l’aspect purement glomifugé du muchepountz. » Toujours des promesses, quoi ! comme disait le petit oiseau en entendant péter le cheval. Et des promesses sentencieuses, redondantes. Il promet, l’auteur, comme n’importe quel député. On continue de lire et, quand on arrive au problème annoncé, on s’aperçoit qu’il l’a tellement annoncé qu’en fait il n’a plus rien à nous apprendre, ou bien qu’on s’en tamponne à mort. Le même phénomène se produit souvent avec les nanas. Quand j’ai rembour avec une donzelle bien réussie par sa maman, j’échafaude des tas de machins bien vicelards. Je me dis que je vais l’entreprendre de telle ou telle façon, lui faire tel ou tel truc, et ça me fait saliver la pensarde. Seulement, le moment venu, ma frénésie déraille. Pourquoi ? Parce que, quand je m’étais tourné mon petit court métrage préparatoire, je jouais les deux rôles. Une fois que la souris est réellement présente, elle ne dit plus les répliques que je lui avais préparées, n’a plus les réactions que j’avais décidées ; elle vit sa vie, quoi ! Joue son rôle à sa guise, avec son dialogue et son tempérament à elle. Ainsi, mam’zelle Bêcheuse, je me l’étais mise au point en venant ici. Je savais ce que j’allais lui dire, ce qu’elle allait me répondre et comment on goupillerait le toutim pour que ça fasse une belle séance frénétique. Son côté Marie-Chantal, je l’avais accommodé à la sauce San-A., les gars. Ça devenait un atout dans mes projets. Un truc gonflant à exploiter. Je le déguisais en encaustique à me faire reluire. Et puis v’là que je me retrouve seul avec la môme dans l’intimité de ma bagnole. Quoi de plus tendre et de plus confidentiel qu’une auto, la nuit, hein ? L’heure enchanteresse ! Nuit d’échines, nuit câline ! Le premier baiser, le premier geste fourvoyeur. Le reste, enfin, quand les dossiers sont horizontables, et même (on est souple ou on ne l’est pas) quand ils ne le sont pas ! Bon, je me retrouve à la période du tête-à-tête souhaité, me disant que la gosse est snob, mais qu’une fois son slip sur le plancher ça n’a plus grande importance. Je profite de la nuit chaude, avec ses lucioles authentiques, ses étoiles pas pareilles que chez nous, ses senteurs d’eucalyptus (je ne sais pas si l’eucalyptus pousse ici, mais les senteurs d’eucalyptus, ça fait toujours très bien dans un bouquin). J’attaque par une phrase banale, juste pour essayer ma voix, me donner le la. Je lui dis que, depuis ma descente d’avion, je n’ai pensé qu’à elle. Que le destin est marrant tout de même : venir de si loin pour se rencontrer et que, etc., etc.

Je me tirebouchonne les cordes vocales pour trouver des inflexions suaves, bien en rapport avec l’instant. J’arrive à exécuter un vrai solo de guitare, mes petites mères. Vous m’entendriez roucouler à la radio que vous vous pâmeriez à qui mieux-mieuses[15]. Je m’attends qu’elle s’abatte sur moi, comme la mouette blessée sur le pont du navire. Au lieu de ça, vous savez sa réaction, à la môme Carole ? Elle bâille ! Vous m’entendez bien ? Elle bâille plus fort que le lion dans les Histoires naturelles de Jules Renard.

Et elle m’annonce commak :

— Oh ! non, ne soyez pas flirt maintenant, mon petit vieux, j’ai trop faim !

Hein ? Qu’en dites-vous ?

Je n’écouterais que mes impulsions, Mlle Chochote, aussi sec, je la virerais par la portière sans ralentir. Ou bien non, je stopperais ma caisse, je l’en descendrais d’une bourrade et je lui mettrais une bonne volée à l’ombre des bananiers en fleur.

Certes, il m’est arrivé de me faire rebuffer (de l’italien rebuffo) par des sœurs mal lunées ou qui prenaient leur berlingot-dorloté pour le saint sacrement ; mais dans ces cas-là, les rétives agissaient autrement ; elles chiquaient les indignées, style : « Pour qui me prenez-vous ? », ou bien les implorantes, genre : « N’abusez pas de ma faiblesse, j’aime mon mari ! » Mais une pimbêche qui vous crache une phrase comme celle mentionnée plus haut en caractères d’imprimerie (merci à Gutenberg), elle vous porte dare-dare la vanité à l’incandescence, moi je vous le dis. Mes mains se crispent sur le volant. À tête reposée, et en aparté, ce qui n’est pas incompatible mais nécessite toutefois une certaine souplesse cérébrale, je me mets à la traiter de noms qui, je le jure, figurent tous dans le Petit Larousse illustré, mais qui ne sont en aucun cas synonymes de jeune-fille-de-la-bonne-société. Cet épanchement mental, cette hémorragie interne me soulagent quelque peu.

Je remonte le chemin en direction de la grand-route. Nous atteignons le carrefour aux churrascarias et aux postes à essence. Sans un mot, j’arrête la tire devant un petit restau en plein air qui chlingue la fritaille à en faire dégobiller une équipe d’égoutiers. Des Brésiliens dans les tons foncés font la popote sur des barbecues en plein air dont la fumaga fouette agressivement les narines. Des tables de fer bancales, des sièges encore plus bancaux[16] que les tables (je devrais écrire que l’étable), des réclames pour Coca-Cola, des fagots entassés, des plats où s’amoncellent des viandes et des poissons noirs de mouches ; le tout éclairé par une guirlande d’ampoules multicolores et crasseuses, v’là le palace où j’emmène ma conquête. Les clients galimafrent sur le terre-plein prolongeant le carrefour. Ce sont tous des autochtones. En bras de chemise, le poil aussi luisant que les lèvres, ils bouffent à la main des brochettes de viande ou de gambas qu’ils arrosent de sauce pimentée. Je dois reconnaître que je réussis mon petit effet sur Carole.

— Que faites-vous ? me demande miss Seizième d’une petite voix frileuse.

— Il se fait tard et vous avez très faim, dis-je, inutile d’aller plus loin.

Là-dessus je la pousse vers une table où un énorme bonze café au lait becte un plat composé de haricots rouges pilés avec de l’oignon et agrémenté de lardons frits, ce qui est excellent pour la ligne et pour l’haleine. Le gentleman lève sur nous une bouille qui ressemblerait aux fesses du défunt roi Farouk si le postère du regretté monarque (regretté par les radasses de la Côte d’Azur) avait comporté deux yeux.

— Vous permettez, senhor ? je lui fais aimablement.

L’interpellé a un regard pareil à ceux du bouillon gras non encore écumé. Il libère un rot pachydermique qui fait penser à une course de mobylettes dans une cathédrale, crache une peau d’oignon à six millimètres de Carole et opine (d’éléphant).

J’avance un siège à Carole.

— Prenez place, mon petit cœur !

Toujours abasourdie, la gosse pose son délicat valseur sur une chaise qui en a subi d’horribles, et se met à considérer le boulimique avec incrédulité.

Je m’assieds au bout de la table. M’est avis que nous constituons un aimable tableau allégorique, les gars. Miss Deb découvrant l’estomac du peuple !

Un jeune garçon, dont la veste originairement blanche est aussi appétissante que la serpillière d’un ferry-boat par gros temps, vient s’enquérir carte en main, de nos appétits gloutons.

Je lui commande deux brouettes de gambas et deux brochettes de mouton accompagnées de cette farine de manioc mêlée d’œufs durs pilés dont les Brésiliens font leur toile de fond culinaire.

— Et comme boisson ? demande le jeune serveur en se cueillant une crotte de nez qu’il roule sur le mica protecteur du menu.

— Deux noix de coco ! décidé-je.

Carole remonte un peu à la surface. Elle s’arrache progressivement aux algues de la stupeur et me sourit.

— C’est une idée formide que vous avez eue là, dit-elle ; il y a dans tout ça un côté pas vrai absolument inouï.

— N’est-ce pas ?

— J’adore le pittoresque ! assure-t-elle en évitant de justesse une quinte de toux de son vis-à-vis, lequel pulvérise, ce faisant, une estimable portion de haricots rouges.

— Alors, servez-vous ! gouaillé-je.

Mais in petto je l’admire. La force des snobinards, c’est qu’ils retombent toujours sur leurs pattes.

Le loufiat radine avec deux énormes noix de coco dans leur coque verte. Il est armé d’une machette et sectionne la base du fruit pour lui donner de l’assise. Ensuite, il le décapsule comme un œuf coque (d’où le nom de noix de « coco »), plonge un chalumeau dans l’orifice et présente le tout à Carole. Elle se met à téter sa paille avec délectation.

— Fabuleux ! s’écrie-t-elle, et d’une fraîcheur ! C’est toute l’euphorie végétale qu’on absorbe.

— Exactement ce que je pense, renchéris-je en tirant une ponction de lait de ma noix de coco et en évoquant le Château Pétrus que je sors de ma cave pour les grandes occasions.

Elle a bien pris son parti de l’aventure, Carole. Elle pense déjà en quels termes elle va raconter ça à ses amies de Passy et d’Auteuil. Elle n’a plus de haut-le-cœur lorsque le Bérurier brésilien se cure les dents avec un bâtonnet effilé et distribue sa provende en crachotis circulaires.

— Vous avez trouvé du nouveau, pour papa ? demande-t-elle.

— Pas grand-chose, fais-je, le mystère reste entier.

— J’aime beaucoup sa propriété, dit Carole. Il devait être rudement bien, ici.

— Un vrai paradis, admets-je. Il y a longtemps qu’il a auprès de lui Staube et Valéry ?

Elle esquisse une moue.

— La Staube, ça fait plus de quinze ans qu’elle est sa secrétaire. Je suppose qu’elle doit être amoureuse de lui et qu’elle cache sa photographie sous son oreiller. Ces femmes-là, sexuellement, ne tournent pas rond.

— Pas marrant ! m’apitoyé-je.

— Et surtout peu hygiénique ! assure Chochote.

— Et Valéry ?

— Lui, c’est le fils d’une grosse galette d’Afrique du Nord. Un idéaliste qui s’est passionné pour la politique de père.

Je me dis que moi, si j’étais fils de grosse galette, j’en ferais peut-être autant. La politique ça m’a toujours paru être une inoccupation de cossard. Je ne la conçois pas à l’état endémique. C’est pas une profession, mais une profession de foi qui doit se manifester quand vous pénétrez dans un isoloir, ou bien lorsque le moment est venu de décrocher son flingue et de descendre dans la rue histoire de se faire tuer pour 40 sous ! Y a que comme ça que je veux bien me faire effacer : pour 40 ronds ou à l’œil et sur un tas de pavés. Le jour qu’il faudra, je suis preneur pour chiquer les héros, à condition que j’en aie vraiment marre, que mon indignation dépasse les bornes et me pousse à me guymoller sur l’hôtel[17] de la patrie.

En attendant, je laisse quimper, avec tous les cons-j’ai-payés de mon pays, avec tous les azurés-sociaux, les chers tels-expectateurs, l’épique-niqueurs du dimanche. Je me conserve intact, les gars, fraise et dix pots pour un éventuel grand jour qui sera peut-être mon dernier (donc le plus beau). Je ne me pomme-pie-douze pas, je ne prends pas le Paris-Miterrané, je ne veux pas savoir ou le canut est (comme on dit à Lyon), ni qui va-le-décrocher[18]. Vierge, je vous dis. Le cœur à gauche, la tête droite. Infiniment disponible. Possédant un capital d’influence auprès de mes chers étudiants ; mais pas à vendre, oh ! non ! Prêchant seulement l’amour des autres, invitant les cons à être moins cons et les malins moins fumiers ; essayant de dénoncer : la bêtise, les abus de pouvoir, les vols de conscience, les usuriers de la vertu, les tendards sanglants trop vite levés ; troussant les filles et la grammaire ; accomplissant ma tâche en regrettant qu’elle ne soit pas meilleure.

— Vous ne dites plus rien ? déplore la pimbêche.

— C’est bon signe, lui réponds-je, ça prouve au moins que je suis capable de réfléchir la bouche pleine.

Le gros lard brésilien qui a achevé de se vidanger les chicots allume un cigare pareil à un sarment de vigne et souffle un noir nuage sur l’assiette de Carole. La jeune fille, un instant perdue dans le brouillard, finit par retrouver sa pitance. Elle déguste avec les doigts, la Carole ! Y a du progrès, non ? On s’humanise.

— Et Albert ? fais-je, à quelle espèce appartient-il ?

— Oh ! lui, c’est le chien fidèle. Père était avocat jadis et il a défendu Albert qui avait commis une petite indélicatesse. Je ne sais comment il s’est débrouillé pour le faire acquitter et lui trouver un emploi, mais depuis lors, Albert ne jure que par lui.

Tout cela est très clair maintenant. Je commence à piger la psychologie du disparu. Vosgien se dégage de son entourage, de sa famille, de sa maison… J’ignore pourquoi il me devient si sympa. Est-ce à cause du fanatisme de ses familiers ou à cause des papillons ? À cause des photographies de Paris placardées dans son bureau d’ici ? C’est un type qui a besoin de se donner. Il a tout largué pour se consacrer à une cause, parce qu’à travers cette cause, c’est des hommes qu’il croit aider. Il n’a pu supporter l’exil très longtemps. Alors, il a mijoté cette grande mise en scène afin de rentrer peinardement en France…

— Vous avez contacté les autorités brésiliennes ?

— J’ai rendez-vous demain matin avec le chef de la police.

Tout en dégustant mes gambas croustillantes, je me dis que mon voyage ici est inutile. Que je me suis prêté à une grande mascarade et ça m’humilie un peu, cette vague sensation d’avoir été pris pour une pomme.

— Et maintenant, où m’emmenez-vous ? demande la beauté.

— Écoutez, décidé-je, Rio la nuit, je suis pas assez documenté, c’est la première fois que je me pointe ici. Mais, si vous le voulez, on peut faire un brin d’enquête ensemble, non ?

— Fantastique ! exulte la chère petite. Vous êtes sûr qu’il n’est pas trop tard ?

Je file un coup de périscope sur mon horloge de ville. Elle raconte dix heures trente. Au Brésil, c’est pas tard.

— Ma chère femme de mère m’a toujours affirmé qu’il n’y avait pas d’heure pour les braves, riposté-je.

— Qu’allons-nous faire ?

— Rendre visite à un monsieur qui m’intrigue au point que je commence à douter de son existence, ma chérie, m’enhardis-je.

Ayant déposé des cruzeiros plus mous et plus maculés que du papier hygiénique utilisé sur l’assiette du loufiat, j’entraîne ma future conquête (du moins recommencé-je à l’espérer) vers le parking. Elle est aux anges, Carole. Ça la change de son club d’équitation, de ses copains de surboums et de son affreux roquet qu’elle habille chez Siganer, le fourreur de l’élite.

La nuit est de plus en plus suave. Il ferait la même à Paris en ce moment, on refuserait du monde !

— Qui est le monsieur mystérieux dont vous parlez, dear ?

Dear ! V’là qu’à nouveau l’envie de lui péter le museau me reprend ; elle avait redoré son standinge à mes yeux en bouffant avec ses doigts et en supportant le gros Fatty dégueulasse à sa table ; mais il suffit d’un dear prononcé d’une voix précieuse et ridicule, oui, surtout ridicule, pour tout remettre en question. J’ignore combien de temps je vais passer, en compagnie de cette poularde demi-deuil, mais ça m’étonnerait que nos relations s’achèvent autrement que par une sévère fessée au battoir à linge.

Comme je plonge sans parachute dans un silence renfrogné, elle s’inquiète :

— Vous ne voulez pas me répondre, baby ?

C’en est trop. Je file un coup de patin et me range sur le bas-côté de la route. L’endroit est aussi désert que l’intellect d’un contractuel.

— Écoutez, Carole, murmuré-je, si vous tenez vraiment à ce qu’une tornade blanche continue de souffler sur nos relations, vous allez stopper vos mièvreries de désœuvrée. Votre vocabulaire frelaté pour surprise-parties me court sur la prostate. Appelez-moi Ducon si vous tenez vraiment à me donner un surnom, mais ni dear ni baby, ça me fait mal, ça me fait honte, vu ?

Elle en reste le bec ouvert, Poupette.

— Eh bien, vous, alors ! balbutie-t-elle.

Du pas-gentil afflue à ses yeux. Elle va me dégoiser une kyrielle de machins moins snobs et plus véhéments, lorsqu’un bruit bizarre retentit à l’arrière de la voiture. En un éclair, je réalise qu’un passager clandestin est tapi derrière la banquette. Pendant qu’on croquait, un zig s’est planqué dans ma chignole, les gars. Rien de bien nouveau, ça se fait dans tous les films d’action série B et ça m’est déjà arrivé si souvent que je serais incapable d’en dresser la liste. Je vais pour dégainer mon feu, histoire de respecter la tradition, lorsqu’une main noire, armée d’un poignard plus effilé qu’un bifteck écossais, jaillit l’ombre et contourne la tête de Carole. La lame du ya s’appuie sur sa jolie glotte.

Un type noir comme l’enterrement de votre grand-père se dresse alors. Il est jeune, luisant, et a des yeux clairs aussi brillants que la vitrine de chez Cartier.

Il gueule quelque chose en portugais. Seulement, moi je ne me fais comprendre que des Espagnols, et encore à condition qu’ils parlent anglais. D’où il s’ensuit que nos relations s’en trouvent freinées. Carole pousse un cri. La lame se fait plus pressante sur sa gorge. Je stoppe mon geste en me disant qu’une carotide est difficile à rafistoler et que, si on lui greffait un brise-jet, son cou n’aurait plus la même grâce. Vous vous demandez peut-être qui est cet homme et quelles sont ses intentions, parce que vous êtes un peu pâteux de la matière grise ; alors, pour vous éviter une hypertrophie de la glande curiositale (la plus perfide), je vais vous affranchir. M. La-lame-à-l’œil est un malandro que la nuit a fait sortir de sa favelle et qui détrousse le touriste pour alimenter son compte en banque. D’ailleurs, Bébert m’a prévenu tout à l’heure, si vous voulez bien stimuler votre mémoire engourdie. Dans les campagnes cernant les grands centres, c’est plein de bandits de grand et de petit chemin. On m’avait raconté, antérieurement, qu’au Brésil la vie d’un homme importe si peu que des zigs en surinent d’autres, sans les connaître, pendant le carnaval, histoire de se défouler. À l’abri de leurs masques, ils libèrent leurs instincts sauvages. Lorsque la foule est dense, qu’elle danse, quelle vocifère, les tourmentés du cure-dent se paient des gus aussi anonymes qu’eux. C’est ça le crime parfait, le geste gratuit.

Une fois le défilé passé, on voit un domino ou un pierrot sur la chaussée. On se dit : « Tiens ! en voilà un qui a eu des vapeurs. » On s’approche pour le ramasser, lui faire respirer des sels, et on s’aperçoit que le beau masque a quinze centimètres de ferraille entre les côtelettes. Ces récits véridiques ne sont pas propres à me rendre optimiste.

— Que voulez-vous ? demandé-je à mon passager, en français d’abord, en anglais ensuite, puis en italo-hispano-portugo-petit nègre pour finir.

Je m’attends qu’il réponde : « Votre fric » dans sa langue maternelle, mais pas du tout, et ce qu’il me dégoise a un gros retentissement sur l’estime que je me porte car cela met en question mon esprit de déduction.

— Senhor Vosgien ! dit le couteleur.

Un soupir pneumatique. C’est Carole qui tourne de l’œil, comme si elle se trouvait chez son gynécologue du seizième et que ce dernier vienne de lui annoncer qu’elle a chopé la grande chetouille des faubourgs. Elle part en arrière, la gorge plus offerte encore à la lame homicide du zig.

— Quoi, le senhor Vosgien ? m’exclamé-je. Ça n’est pas moi !

Mon excitation est telle que j’en parle portugais ! Il y a des moments dans la vie où les barrières linguistiques tombent. Quand on a envie de sauter une frangine, par exemple, ou bien quand on est en danger de mort. Au cours de ces instants culminants, on se débabélise presto, faites confiance. On découvre qu’on cause couramment le sanscrit, le braille, ou l’iranien moderne.

— Je veux savoir où il est ! déclaré en substance le type sans retirer d’un pouce son couteau du cou de Carole.

— Et moi donc ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer.

Il n’est pas sensible à la répartie.

— Je veux le senhor Vosgien ! s’obstine ce méchant buté.

Il me désigne la ravissante glotte de Carole :

— Si pas dire, je coupe !

Je mate le gars attentivement et je décide que c’est un individu bestial, sans la moindre intelligence. Beau et con ! Y a pas à ergoter avec un zoiseau de cette sorte. J’aurai beau lui dire que j’ignore où se trouve Vosgien, il fera comme si je le savais et rien qu’à la manière dont il tient son lingue, je devine qu’en matière de scalpel, le professeur Hamburger est un petit rigolo à côté de lui. Avant que j’aie dégainé l’ami Tu-Tues il aura sectionné le cigarillo de ma camarade, et avant que j’aie propagé mes pralines, il aura tranché mon corona.

— Pourquoi voulez-vous voir le senhor Vosgien ? biaisé-je, car on ne biaise jamais assez.

— Je veux ! déclare-t-il.

Son regard est rouge à force de flamboyer. Inutile de chambrer ce loustic, il est déjà au bord du meurtre, et ça le démange de se payer Carole. Non, mais quel pastis, mes enfants ! En France, tout le monde me supplie d’aller au Brésil rechercher Vosgien, et à peine arrivé, tout le monde me saute sur le poil en me demandant où il est ! Ça vous paraît pas un peu louftingue à vous autres, une branquignolade pareille ? Comme disait si justement mon ami Vendôme : « Y a de quoi se taper sur la colonne ! »

Heureusement, la seule différence existant entre San-Antonio et Machiavel, c’est que Machiavel est mort en 1527.

— Très bien, je vais vous mener vers lui, dis-je.

Il me pose sa main libre sur l’épaule.

— Si ce n’est pas vrai, je tue ! avertit ce délicat compagnon de voyage.

J’embraye sans mot dire, mais en me demandant pourtant qui aura celui de la fin. Sans vouloir pleurer dans votre gilet, laissez-moi vous avouer que ça me ferait tartes si ma chère Félicie rentrait en France avec la dépouille de son grand garçon dans la soute à bagages.

Je conduis au pif, en ignorant où il convient d’aller. Je piloterais bien mon petit copain jusqu’au poste de police le plus proche, mais je sens qu’il n’aimera pas ça et qu’il immunisera d’un geste Carole contre les angines à venir.

L’agresseur ne se départ pas de sa prudence. C’est un tigre qui a posé la patte, toutes griffes sorties, sur sa proie, prêt à l’achever si elle bronche[19]. Je parcours une demi-douzaine de kilomètres sur une route inconnue, en essayant d’avoir l’air de savoir où je me rends. Je ne vais pas parcourir tout le Brésil, non ? Faut en finir. T’as une dignité ou non, San-A. ? Et ta légende, mon pote, tu lui dois des comptes !

Les maisons deviennent de plus en plus rares. Je sens qu’avant peu ça va être les grandes solitudes. Alors il sera trop tard. Je pourrais provoquer un accident, remarquez. Mais nous risquerions, miss Chochote et moi, d’en être les premières victimes, vu que Césarin occupe la bonne planque à l’arrière. Alors ?

À la lumière des phares, je découvre une hacienda, au loin. Un plan d’urgence s’échafaude dans ma petite tronche bouillonnante. Je vais déclarer au zig que c’est ici que se cache Vosgien. Il exigera que je l’accompagne jusqu’à la porte. J’obéirai. Nous frapperons. Le temps que le pèlerin habitant cette demeure parlemente, je trouverai sûrement l’occasion de désarmer le bandit.

— C’est là ! fais-je en levant le pied.

Je me range devant un balcon de bois. Tout est éteint.

— Levez les bras ! fait notre agresseur.

J’obtempère en voyant sourdre un menu filet de sang au cou de Carole. Le malin avance un bras fulgurant dans l’ouverture de ma veste et me cueille le flingue avant que j’aie eu le temps de comprendre. Il a de la technique, du brio, une forte expérience.

— Allez chercher senhor Vosgien, et si ramenez pas, je tue ! Et si vous prenez un autre pistolet, je tue aussi ! Et si plusieurs hommes sortent, je tue.

— Tu tues turlu tu tues, quoi ! grommelé-je.

Un nouveau soupir de notre Carole nationale me rend compte de son retour à la lucidité. Elle a un nouveau cri de détresse en découvrant que la situation, non seulement est inchangée, mais qu’elle porte une petite estafilade au cou.

— Restez calme, Carole, et tout ira bien, promets-je en sortant de l’auto.

Moi, vous me connaissez. Mes actions d’éclat, je les ai toujours accomplies sans y penser, mû par l’instinct. J’agis automatiquement, comme si un ordinateur électronique me prenait brusquement en charge.

En sortant de la guinde, j’empoigne l’antenne de radio, laquelle est développée au maximum, et je culbute en poussant un cri. Me voici accroupi contre la roue avant gauche. À ce moment seulement, le traczir m’empare[20]. Je me dis que de deux choses l’une : ou bien le nettoyeur de trachée (artère) va égorger Carole et sortir de l’auto, ou bien il va sortir sans l’égorger. En culbutant, j’ai simulé — admirablement, m’a-t-il semblé — l’embardée d’un gars qui vient de se prendre les pinceaux dans un fil de fer. Pour parfaire l’illuse, je me mets à geindre. M’étonnerait que le zigoto soit dupe d’une ruse aussi grossière. Enfin, attendons (d’Achille).

Un instant se passe. Et puis le visage du mec passe par la portière.

— Je me suis tordu la jambe ! gémis-je. Aidez-moi !

Pas folle, la guêpe. Il sort mon feu et me braque.

— Debout ! dit-il dans cette langue que je ne parle pas mais que je me suis mis à si bien comprendre.

— Je ne peux pas, lui réponds-je dans le même idiome.

Il se penche un peu plus, sans pour autant sortir de l’auto.

— Debout ! réédite l’obstiné.

Alors je lâche l’antenne en souhaitant très vivement que la flexion que je lui imprime ne l’ait pas cassée. La tige de métal m’échappe des doigts en sifflant et fouette à toute volée la frime du surineur. Il pousse un cri de chacal auquel on marche sur la queue. Ça donne quelque chose comme « vrrrouha ». Il a lâché le pétard pour porter la main à son visage. San-A., plus souple, plus félin, plus puissant que le chacal en question s’est relevé d’une détente et a sauté sur la tronche du mec. Il y a un choc très très moche. Un claquement très très sinistre. La tête du type pend hors de la portière, inerte. Dans ma fougue, j’ai pesé trop fort et ses vertèbres cervicales ont déjanté sur le bord de la vitre pas entièrement baissée.

Anxieux, je me penche et je vois le regard horrifié de Carole. Dieu soit loué (au mois ou à la petite semaine), il ne l’a pas tuée avant de se pencher par la portière. J’ouvre cette dernière, non sans mal, et je fais basculer le dossier de mon siège pour extirper notre agresseur de la voiture.

Lorsqu’il gît sur le chemin, je me dis que le duc de Guise ne devait pas faire plus d’effet. Il mesure au moins un mètre quatre-vingt-dix, cézigue. Ce ne serait pas Philippe Clay qui nous aurait fait une farce, des fois ? En tout cas, si l’on peut trouver plus grand que lui, on ne peut pas trouver plus mort. L’individu porte un bluejean et une chemise noire. Je le fouille. Dans sa poche revolver je déniche un portefeuille en croco (au Brésil le croco revient moins cher que le plastique). À l’intérieur se trouvent quelques cruzeiros, un permis de conduire plié en quatre, un paquet de cigarillos Ernesto Babas à bout de bambou et une médaille pieuse représentant sainte Isabelle en train de se faire cuire un œuf. Le permis de conduire est établi au nom de Stefano Correira.

Carole est sortie en flageolant de l’auto. Elle vient à moi et éclate en sanglots. Elle ne songe plus à m’appeler dear ou baby. La peur en a refait une petite fille toute simple. Je la berce contre ma poitrine.

— Allons, allons, bout de chou, lui gazouillé-je, du nerf ; ce sont des choses qui arrivent quand on fait une enquête dans un pays pas fini.

Elle trépigne sur mes nougats.

— Ne soyez pas crétin en m’appelant bout de chou ! s’écrie la douce enfant.

Elle est peut-être émotive, mais je trouve qu’elle récupère vite. Pas vous ?

CHAPITRE V

— À quoi pensez-vous ? balbutie-t-elle d’une petite voix angoissée, en s’efforçant de détourner les yeux du cadavre gisant à nos pieds.

Rien n’est plus difficile à ne pas regarder qu’un cadavre. Je ne sais pas quelle louche extase nous pousse à contempler ceux qui nous précèdent au royaume des ombres.

— Y a quelque chose qui me turlupine, dis-je.

— Votre crime ? demande-t-elle ingénument, comme elle dirait : votre vésicule biliaire.

— Mon crime ? m’indigné-je. Non, mais dites, camarade, déménagez vos expressions ! Il ne faut pas confondre assassinat et légitime défense. Vous avez au cou un petit collier de perles rouges qui témoigne en ma faveur, me semble-t-il.

— Excusez moi, le terme m’a échappé…

— Comme disait une concierge qui avait laissé tomber son enveloppe de fric sur le trottoir, complété-je à ma seule intention.

Car, croyez-moi, mes amis, plus l’instant est grave, plus il convient de sauvegarder et d’entretenir sa mobilité d’esprit.

— Je ne trouve pas drôle, bougonne la Pimbêche.

— Quoi donc ?

— Que vous essayiez d’être drôle, ça n’est pas le moment.

— Au contraire, mon petit ; il y a un peu moins de deux minutes, nous étions, vous et moi, en danger de mort à cause de ce dingue sanguinaire. Mais grâce à l’esprit d’initiative et au courage d’un dénommé San-Antonio, nous respirons la brise du soir devant la dépouille de notre ex-futur-assassin. Dans un pays sous-développé, ça s’appelle un miracle, ce genre d’exploit et on élève un monastère pour commémorer l’événement.

Elle soupire :

— Oui, c’est vrai. Vous avez été sensationnel. Qu’est-ce qu’on va en faire ?

— Le laisser sur place, mon cœur. Au Brésil comme en France, on n’a pas le droit de déplacer le cadavre de quelqu’un décédé de mort violente.

— Vous allez prévenir la police ?

— À quoi bon ? Je n’ai pas l’esprit paperassier.

— Mais si personne ne le trouve, qu’est-ce qu’il va devenir ?

— Un beau squelette en os, ma mignonne. Allons-nous-en. Ce garçon, nous ne sommes pas allés le chercher, nous ne lui avons rien demandé, son destin, il se l’est tricoté tout seul, ça nous permet de jouer les Ponce Pilate sans arrière-pensée.

Je la refoule vers la bagnole où nous prenons place comme si de rien n’était. Avouez que ce nouvel incident a de quoi vous faire friser la moustache sous les bras ! Bon Dieu ! ça ne fait pas huit heures que j’ai débarqué à Rio et il s’en est passé des trucs, des choses et des bidules ! Si des lavedus écrivent à mon éditeur comme quoi l’action languit dans mes chefs-d’œuvre, je pourrai les assigner en diffamation, avec résumé du bouquin à l’appui. Tenez, sans être bégueule, j’ai des confrères (pas si fraternels que ça, d’ailleurs), avec le contenu de ce livre ils bâtiraient toute leur haute z’œuvre rien qu’en délayant, en piochant l’atmosphère ! J’en sais des ruisselants de la description, qui vous auraient déjà raconté tout le Brésil : sa flore, sa faune, son hydrographie, son régime politique, ses richesses minières, sa population, son passé et son devenir. Vous auriez déjà eu droit à Brasilia, à la vie du président Vargas, au réseau routier, aux Indiens de l’Amazone, à tout, au reste ! Admirez ma conscience professionnelle. San-A. ? Un forcené de la discrétion, un maniaque de la probité. Vous m’achetez pour l’action ? Topez là et emmenez-moi de confiance. Je vous ferai pas tarter en vous racontant l’île de Pâquetta, le musée lapidaire du Minas Gerais, le Pain de Sucre ou la plage de Copacabana. Pourtant, je pourrais : j’ai des dons. Ça ferait des pages de solide remplissage. Et, mine de rien, je vous instruirais un chouïa, vous qui en avez tellement besoin étant donné votre analphabétisme chronique.

Seulement, mon honnêteté, aussi foncière que le Crédit du même nom, me retient au bord de la tentation. Aucune fantaisie. Je suis pas le Guide Bleu. Vous me payez pas pour vous donner un cours de géographie, mais pour vous emmener promener au royaume de la fantaisie et de la castagne. Le jour que l’ambition ultra-littéraire me prendra, je vous préviendrai par bande fluorescente. Je vous crierai : « Achtung ! y a de la prose à l’intérieur. Si pas envie de se faire chier s’abstenir. » Et le livre que je vous pondrai alors ne comprendra qu’une seule ligne de texte. Au bout de la ligne, livre un renvoi au bas de la page, et tout le livre sera constitué par le renvoi dans lequel j’expliquerai ce que signifie ma première ligne. Non seulement je sodomiserai les mouches, je couperai les cheveux en mille, j’analyserai jusqu’à l’encre de mon stylo, mais surtout, je pénétrerai dans vos cervelles en forme de cervelas pour y déclencher un mécanisme perpétuel de questions provoquant des questions. Vous ne vous demanderez pas seulement ce que j’ai voulu dire, mais ce que vous voulez y comprendre. Et vous deviendrez tous dingues, vous grifferez vos crânes mous, vous vous les cognerez contre les murs, vous appellerez au secours et on finira par vous étouffer entre deux matelas comme autrefois les pégreleux atteints de la rage. Tout ça à cause de ma littérature qui cessera d’être graphique pour devenir effervescente. Y a que comme ça que je la conçois, moi, la littérature. Ça ne doit pas être un truc à plat comme un sommier, mais quelque chose qui bondit de ses pages tel un morpion de ses poils et qui vous saute dessus, et qui vous bouffe ou vous inocule. Attendez que je m’y mette, dans le gambergeage insondable, mes drôles. Et, aussi sec, je vous inocule tous. En couronne !

* * *

Je véhicule un moment, en silence. Et c’est miss Chochote qui le rompt.

— Tout à l’heure vous disiez que quelque chose vous turlupinait ? interroge la douce enfant.

Comme je vadrouille en pleine déduction, elle m’importune.

— Qu’est-ce qui vous préoccupe ? insiste cette mouche à miel.

— La question des presse-citron, rogné-je.

— C’est-à-dire ?

— Carole, n’avez-vous donc pas remarqué qu’on presse infiniment plus d’oranges que de citrons à travers le monde ?

— Mais…, bêle-t-elle.

— Alors, coupé-je, je me demande pourquoi on continue d’appeler presse-citron un appareil qui sert surtout à presser des oranges. Il y a des moments où ce mystère me hante littéralement, j’en perds l’appétit et le sommeil.

Elle se blottit farouchement contre la portière. Elle boude. Et puis, quelques minutes plus tard, elle éclate d’un beau rire jeune et joyeux et s’abat contre mon épaule. C’est la grosse marrade. Elle hoquette, elle pouffe, elle pleure.

— Ce que vous êtes drôle ! s’écrie-t-elle à travers sa crise. Ce que vous êtes drôle, tout de même !

Enfin ! Elle est donc réellement vivante ?

Je décris une légère embardée pour grimper sur le bas-côté de la route. Je coupe le moteur, j’éteins les phares et je cramponne la péronnelle d’un geste puissant auquel elle ne résiste pas. Mais comme mes lèvres cherchent les siennes (ainsi s’exprime-t-on dans les romans convenables), elle a une brusque dérobade.

— Ah ! non ! crie-t-elle, pas vous !

Vous parlez d’une ligne brisée, cette môme. Tellement brisée qu’elle me les brise par contagion.

— Comment, pas moi ? s’insurge mon orgueil de mâle.

— Le baiser en voiture, et ensuite le tripotage, l’étreinte mesquine et inconfortable, comme à un retour de surprise-party ; vous me décevez, dear !

Alors dear se fout en pétard, vu que dear commence d’avoir des trépidations dans le système glandulaire.

— Laisse-moi te décevoir, ma gosse, lui dis-je, je te promets que tu ne seras pas déçue.

Ebranlée, elle se laisse défaire, puis elle se laisse faire. Qu’est-ce que je voulais vous dire encore ? Mince ! je l’avais sur la langue y a un instant… Attendez, je lui fais, grâce au siège renversable, le coup du plongeon compensé, mais ce n’est pas ça… Elle a également droit à la troisième figure de « Pendant ce temps-là, regarde par la lunette arrière s’il vient quelqu’un », extrait du manuel intitulé Votre automobile peut aussi devenir immobile, pourtant je tenais à vous raconter autre chose. Est-ce que je ferais de l’amnésie ? J’en avais plein la bouche y a pas deux minutes ! Enfin, passons, ça me reviendra.

Toujours est-il que lorsque j’en ai terminé avec elle, Carole a complètement changé d’attitude. Ses yeux soulignés de reconnaissance se posent sur moi avec une rare soumission. Même les capricieuses du Seizième prennent une mentalité de fermière quand on les réussit bien.

Je ne pousse pas la fatuité jusqu’à lui dire « Si la séance t’a plu, parles-en autour de toi », pourtant un brin de compliment me ferait plaisir. C’est le drame des hommes, ce besoin de s’entendre dire qu’ils sont de grands calbarhéros. Même ceux qui ont Coquette à peine plus grosse qu’une cacahuète espèrent les coups de sifflet admiratifs. Faut leur applaudir le coït, sinon ils restent insatisfaits. Les bergères, reconnaissons-le, sont beaucoup plus pudiques malgré leurs impudeurs excessives. J’en ai rencontré des rapides, des expansives, des frénétiques, des inventives, des pas-dégoûtables, des qui-ne-reculaient-devant-rien, des qui-se-baissaient-pour-en-reprendre, des infatigables, des trousseuses, des détrousseuses, des retrousseuses, des redresseuses de tors, des qui-ne-s’occupaient-pas-de-l’heure, des qui-ne-remarquaient-pas-que-le-plafond-avait-besoin-d’être-repeint, des qui-n’allaient-pas-voir-ailleurs-si-j’y-étais, des qui-ressuscitaient-les-Maures, des qui-suscitaient-des-évacuations-sacerdotales, des inoubliables, des formidables, des qui-mouillaient-dans-chaque-pore, des ravageuses de sommier, des arracheuses de boutons, des qui-faisaient-trépied-et-des-mains, des gyroscopeuses, des sensationforteuses, des distilleuses et des alambiquées. Aucune, jamais, après une séance extradry n’a sollicité mes compliments, attendu mes applaudissements ni ne les a même souhaités. Toutes avaient la modestie de la chair. Pas une seule qui m’ait murmuré avec un éclat orgueilleux dans l’œil : « Et ça, c’est du poulet ! » L’homme, non. Il lui faut la claque, il a la tête à ça. Il veut que ça trépigne dans les tribunes. Il a besoin de rappels. Il a pas le don anonyme.

Carole, sur ce plan, est très satisfaisante. La voilà qui lyrisme à toute bourre, comme quoi je lui ai anéanti la périphérie, extrapolé le mental, placé sur orbite le sensuel. Elle veut tout connaître de moi : mon apprentissage, mes antécédents, mon adresse. Elle dit que ses expériences, avant moi, ont été à l’amour ce qu’une boîte de sardines est à la carte de la « Tour d’Argent ». Je m’attendais pas à tant d’enthousiasme de sa part. Dans le fond, ces petites pédantes, elles sont facilement éblouissables. Elles constituent une clientèle de choix. En fait, ce sont les petites mains, les secrétaires, les arpètes qui se montrent exigeantes. Le gars qui bouffe des nouilles collantes chez lui est intraitable au restaurant. Il appelle le gérant s’il y a un chouïa d’échalotes en trop dans son entrecôte bordelaise et il fait un scandale féroce si on lui sert pas sa viande dans des assiettes chaudes, lui qui bouffe la plupart du temps dans des gamelles insalubres.

Les gonzesses, c’est du kif. Vous calcez une maniérée de la haute et, aussi sec, elle se croit à Fatima. Par contre, si vous embarquez une timide bonniche pêchée dans une cour de Saint-Lago, après un grand déferlement de prouesses, elle s’étonne que vous rallumiez déjà l’électricité.

Tout en recueillant l’agréable gazouillis de la petite Vosgien, j’ai atteint Rio de Janeiro. Les premières plages commencent. On voit briller des lumières au bord de la mer. Paraît que ce sont des gus en train de se faire une macumba vite faite en famille, autrement dit la messe noire en famille. Ils font brûler des bougies et apportent de la nourriture à des saints ou à des déesses. Ici, le catholicisme et le paganisme nègre font bon ménage.

Dans les endroits retirés, sur les murs des cimetières et sur les porches des églises baroques, c’est plein de chandelles consumées et de traces de nourriture (providence des clebs errants).

Un sourd grondement retentit. Surpris, je lève les yeux, et j’aperçois de vilaines boursouflures noires à la place des étoiles. M’est avis qu’un de ces fameux orages tropicaux annoncés sur les guides se mijotent dans la marmite du ciel. Une moche clarté bleutée se dégage curieusement des nuages, répandant sur les façades neuves du bord de mer des zébrures de soudure à l’arc. Je champignonne un peu et, un quart d’heure plus tard, je débouche sur l’avenida Presidente-Vargas, cœur de Rio. On a dressé des estrades pour le carnaval qui est tout proche. Cette architecture volante, en tubes d’acier, transforme la vaste artère en dessin de Carzou.

Depuis un moment, Carole a cessé de parler. Les grondements du tonnerre, de plus en plus rapprochés, l’impressionnent. Faut dire qu’une atmosphère de cataclysme imminent pèse sur la ville.

— À quoi penses-tu, petit amour ? demandé-je en lui caressant la jambe d’un geste encore moite d’estime.

— À ce qui s’est passé tout à l’heure, dit-elle.

— Oui, fais-je d’un petit ton suffisant, c’était pas mal réussi.

— Je parle du Noir que tu…

— Oh !

Je réitère ma caresse.

— Chasse cette vilaine image de ta jolie tête, Carole.

— Je me demande pourquoi cet homme tenait tellement à retrouver mon père !

— Je me le demande aussi.

— Il lui voulait du mal, hein ?

— J’en ai le sentiment.

— Qu’est-ce qu’il a à voir avec papa ?

— Ce point d’interrogation est une chose de plus que nous avons en commun, réponds-je avec simplicité. Sans doute ce type était-il payé par des ennemis de ton dabe pour le liquider. Il a pris la disparition de M. Vosgien pour une mesure de prudence et s’est mis à surveiller la maison. En voyant arriver à « Doce de Jaca » des gens nouveaux, nous en l’occurrence, il a pensé qu’il s’agissait des personnes hébergeant ton père depuis sa fuite et voilà pourquoi il nous a demandé de le conduire jusqu’à lui. Je ne vois pas d’autre explication valable…

Carole pousse un soupir.

— Mon Dieu ! dit-elle, mon pauvre père a donc tellement d’ennemis !

— De ce côté-là, je crois, en effet, qu’il est parvenu à faire le plein !

Je pose ma pompe à la hauteur du 144. J’ai hâte de discuter le bout de gras avec le dénommé Hilario Freitas. Je compte beaucoup sur ce particulier pour me baliser un peu la piste. Il se peut qu’il n’existe pas, remarquez, et que Machinchouette m’ait donné une adresse bidon à seule fin de me mettre en confiance. Mais il se peut aussi qu’il existe et qu’il sache des choses.

Or j’ai un urgent besoin de parler à quelqu’un qui sache des choses.

* * *

L’immeuble n’est pas de la première jeunesse et sent fortement la banane avariée car il abrite en son rez-de-chaussée la boutique d’un marchand de primeurs (lequel ne doit pas avoir la primeur des bananes). Des cageots vides s’accumulent au fond de l’entrée. Je cherche en vain une minuterie et me décide à gratter des allumettes pour dénicher le nom de mon « correspondant ». Je le découvre sans difficulté. Hilario Freitas. Ça brille en lettres dorées dans du marbre noir. 3e étage, y est-il précisé en caractères plus modestes et en portugais.

— Je peux venir avec toi ? chuchote Carole.

Où est-elle sa superbe, à miss Chochote ! Qu’en a-t-elle fait, de ses allures dégagées et de ses expressions franglaises ? L’attentat du Noir, notre séance amoureuse et l’orage ont neutralisé Poupette, l’ont rendue plus docile qu’un toutou.

— Ben alors, naturellement ! On ne va pas se quitter comme ça, ma gosse, fais-je en lui fauchant la taille d’un mouvement tellement gracieux que Maurice Béjart, en le voyant, me signerait un contrat de toute urgence.

— Et si ton bonhomme est au lit ? dit-elle dans l’escalier.

— Il se lèvera ! J’adore faire la causette avec un type qu’on sort de son premier sommeil.

Il n’empêche qu’à minuit, une visite, fût-ce au Brésil, reste une entreprise assez peu protocolaire. Si cet Hilario Freitas est du genre teigneux, ça promet du sort.

Au troisième, il y a deux portes. L’une, vitrée qui donne sur une cour intérieure, l’autre, en bois vernis qui ouvre sur l’appartement du monsieur. Une nouvelle plaque annonce le blaze du gars, avec, en sus des précisions sur sa raison sociale. Elle est classique et évasive : IMPORT-EXPORT. Un heurtoir de bronze représentant un lion en train de bâiller, décore la lourde. Je le soulève pour frapper les trois coups, mais, dans le mouvement, la porte, qui n’était pas fermée à clé, s’écarte doucement. Les heurts s’achèvent donc à l’intérieur de l’appartement, ce qui est plutôt illogique.

La lumière brille a giorno, nous découvrant une petite entrée tendue de raphia, un porte-manteau où pend un parapluie et une console surmontée d’une glace au cadre fromagesque la meuble.

— Y a quelqu’un ? interrogé-je fort civilement.

Et comme rien ne se produit, je répète en m’avançant dans les intérieurs de la taule :

— Ho ! Ho ! Quelqu’un ?

De l’entrée, on pénètre dans un studio assez vaste pour avoir l’air grand, mais trop petit pour être immense. Il est garni de meubles en acajou massif de style IIIe République. C’est pas très propre, un peu triste et passablement moche ! Sur les murs, des décorations de bazar. Le genre de stupidités fanfrelucheuses qu’on achète dans les hauts lieux touristiques et qui, toutes, semblent provenir de la même fabrique, qu’il s’agisse d’espagnolades, de suisseries, de franconneries, d’africations, de russitrucs ou d’allemanies. Une ombrelle japonouille renversée sert de lustre. Le studio, comme tous les studios du world, comporte un coin salle-à-briffer et un coin salon. Ce dernier est détectable grâce à son canapé devant lequel un, brasero espagnol en cuivre repoussé sert de table basse.

Au sol, un tapis plus percé que persan étale ses arabesques bleues et pourpres. Et sur le tapis dont au sujet duquel je vous cause, se trouve un monsieur d’une quarantaine d’années qui n’atteindra jamais la cinquantaine à cause de l’entaille très profonde pratiquée à l’aide d’un instrument tranchant juste au-dessus de son col de chemise. Pour employer le style percutant des grands comédiens, l’homme en question baigne dans une mare de sang.

Un bruit zéphyresque, tel qu’en produirait la brise du soir dans des branches de gloutoniers nains retentit, suivi d’un choc. C’est Carole qui vient tour à tour de s’évanouir et de chuter sur le plancher, le second acte étant la conséquence du premier.

Je m’assure qu’elle ne s’est pas blessée en tombant et je me dis qu’il vaut mieux qu’elle reste out pendant que je procéderai aux premières constatations et aux dernières contestations.

Je m’agenouille à proximité du mort, en évitant la flaque de sang pour ménager mes effets et j’examine le défunt. Il est en veste d’intérieur, sans cravate. Ses pieds sont chaussés de mules vernies. Il a les mains attachées dans son dos. Il porte de laides traces rouges et brunes aux joues. Je suis prêt à vous parier tout ce que vous voudrez contre tout ce que je n’ai pas qu’on a sérieusement molesté ce pauvre mec avant de lui aérer les amygdales. Les plaies en question sont rondes et on les a pratiquées à l’aide d’une cigarette incandescente. Face au canapé, un poste de télé est allumé, qui ne diffuse plus rien vu que les programmes sont terminés. Sa clarté laiteuse tremblote sur le tube cathodique, des frissons lumineux l’animent d’une étrange vie. Cela a l’air de fermenter.

J’imagine la scène. Freitas est chez lui. Il regarde la télé en attendant une visite. Celle-ci se pointe. L’entretien tourne mal. L’arrivant, sous la menace, contraint son hôte à se laisser attacher les poignets. Puis il le moleste pour le faire parler. Freitas parle ou ne parle pas. Toujours est-il que son visiteur du soir lui sectionne le gosier avant de prendre congé. Dites, mes amis, vous ne croyez pas que je ferais bien d’acheter un portemanteau pour y suspendre tous les points d’interrogation que je récolte sur ma route ? Je leur mettrais des étiquettes manière de les répertorier et je me constituerais une bath collection. Je dirais, par exemple, à mes visiteurs : « Ça, c’est le point d’interrogation Machinchouette ! Ça, le point d’interrogation Vosgien dans la librairie. Ça, celui du Noir dans l’auto. Et puis voici celui de l’assassinat d’Hilario Freitas, lequel Freitas était lui-même un autre point d’interrogation. Ah ! je vous jure qu’une panoplie pareille, ça vaudra de la fraiche en l’an 2000 ! L’an deux mille ! Ça va être marrant, ce 1er janvier-là, quand les gus de cette époque, vous autres, mes petits potes, arracheront la première feuille du calendrier. Ils sortiront de 1999, un nombre impair à ne plus en pouvoir pour déboucher dans ce nombre ultra-pair. Vous aurez l’impression de changer de planète, mes amis. Vous larguerez un peu l’Histoire de France en changeant de millénaire. Vous aborderez une fameuse page blanche. Un cahier neuf. Vous vous goinfrerez de zéros bien propres. Le christianisme aura fait ses deux mille premières années. Il sera rodé !

Mais qu’est-ce que je vasouille là ! C’est pas le moment de disserter. Avec toutes ces énigmes sur le dos, j’ai bonne mine…

Je fouinasse autour du cadavre et je découvre, de l’autre côté du canapé, un cigarillo fortement consumé. Je le ramasse et le hume. À l’odeur de tabac froid s’ajoutent des relents de cochon grillé. Pas d’erreur, voilà l’instrument des sévices. Le cigarillo a encore sa bague, c’est un Ernesto Babas. Le grand San-Antonio laisse fonctionner ses cellules à plein régime et, en un temps record, conclut que c’est peut-être bien Correira, le Noir de l’auto, qui a liquidé Freitas. Ce gentil égorgeur fumait des Ernesto Babas, souvenez-vous !

Je palpe le cadavre. Pas entièrement froid. La mort remonte à deux ou trois heures tout au plus. Donc, le dénommé Stefano Correira a eu le temps de bricoler Freitas et d’aller à San Conrado. J’essaie de rassembler tout ce bigots pour en faire quelque chose de cohérent. Vous m’objecterez sans doute qu’un cigarillo est un indice bien fragile et qui peut partir en fumée, pourtant il y a aussi l’égorgement. La marotte qui consiste à cisailler le corgnolon de ses contemporains n’est pas tellement fréquente, Dieu merci. Nous venons d’abandonner un bonhomme qui voulait sectionner le joli cou de Carole et nous trouvons un autre bonhomme au cou sectionné. Y a de la concomitance, non ? Ça analogise bougrement, mes frères ! J’examine le tracé en légers pointillés sur la gorge de ma petite camarade, puis la moche plaie que porte feu Hilario et je constate que les deux ont bien été pratiqués par une lame légèrement recourbée. Dans Hilario il y a hilare, et en effet il se mare, le cher Freitas, mais au-dessous du menton !

Nouveau soupir de Carole. Elle part dans les pommes entre parenthèses, la môme Poupette. Je rabat le tapis par-dessus le cadavre afin de le dérober à la vue de la pauvre gosse. Je crois qu’elle se rappellera longtemps le Brésil, miss Gâcheuse.

— Quel cauchemar ! balbutie-t-elle, quel cauchemar !… O chéri, j’ai peur !

Je lui caresse les joues, lui donne un petit baiser réconfortant.

— Il s’agit de serrer les dents et de tenir le choc, Carole. D’accord, notre affaire baigne plus dans le sang que dans l’huile, mais on va finir par y voir clair, je vous le garantis.

Elle a une réflexion abasourdissante.

— C’est le nègre de tout à l’heure qui a fait ça, n’est-ce pas ?

— Pourquoi ? croassé-je.

— Je ne sais pas, mais en voyant ce malheureux égorgé, il m’a semblé que ce ne pouvait être que ce sale type, l’assassin.

Allons, les petits et les grands esprits se rencontrent. Ce que le crack de la police française a établi par déduction, la môme Frivole l’a trouvé d’instinct.

Comme quoi il faut douze mâles avec des cervelles de trois kilos pour compenser une gamine dont l’encéphale n’est pas plus gros qu’un grain de caviar.

— Cela se pourrait, admets-je. Attendez-moi un moment dans l’entrée, chérie, je vais inspecter les lieux.

— Et prévenir la police ?

— C’est une idée fixe chez vous ! Je vous ai déjà dit que je n’étais pas venu ici pour remplir les feuillets de rapport de mes confrères brésiliens.

Je commence à fureter dans l’appartement. J’y déniche un poste-émetteur de radio, astucieusement camouflé dans un ensemble stéréo. Mon petit doigt me chope pour une conférence exprès et m’affirme que, tout à l’heure, Valéry et la mère Staube m’ont chambré en prétendant ne pas connaître Hilario Freitas. Je suis disposé à vous parier une maladie vénérienne contre une première communion que l’égorgé servait de bureau de poste au groupe Vosgien. Martial avait dû le bombarder ministre des Télécommunications de son gouvernement fantôme.

— Dites, soupire Carole, vous pensez que père est encore en vie ?

Tiens ! elle a enfin une pensée filiale ! La question me flétrit un coin de l’âme. Franchement, je n’oserais pas affirmer que Vosgien vit encore. Je crois qu’il s’est plongé dans un bain de merdouille qui n’est pas parfumé à l’O Bao, le ténor de la suropposition ! Il serait resté dans son cabinet d’avocat, à faire divorcer les cocus, il mènerait une vie pépère. Il chasserait le faisan en Beauce, passerait ses vacances aux Baléares et collectionnerait des machins ou des choses. Alors que, selon toute vraisemblance, parti sur cette route bayardesque, il est actuellement soit mort, soit bien parti pour y parvenir d’une manière rapide et violente.

— Bien sûr qu’il est encore en vie, ma mignonne. S’il était mort, tous ces sanglants incidents n’auraient aucune raison d’être.

Tiens ! mais, au fait, c’est vrai ce que je bonnis. En voulant la rassurer, par charité, je me convaincs moi-même.

— On s’en va ? supplie-t-elle.

— Yes, mon cœur, tout de suite.

Comme je dis, la sonnerie du bigophone retentit. Elle nous file un drôle de cou d’épingle à chapeau dans la nervouse. En pleine nuit, dans cet appartement inconnu dont le locataire est égorgé, un carillon de turlu vous met l’estom’ en portefeuille.

— Partons vite ! crie Carole, comme si le timbre grêle constituait une menace pressante.

Il n’en faut pas plus pour redonner au célèbre San-A. tout son self-control.

— Momento ! dis-je.

Et, délibérément je vais décrocher.

— Allô ! dis-je en prenant l’accent portugais, ce qui n’est pas à la portée de n’importe qui lorsqu’on dispose de deux minuscules syllabes.

Un organe grasseyant retentit. Français, ô combien !

— ’scusez-moi si je vous demande pardon de téléphoner à une heure aussi méduse, mais y a urgence !

Beru ! Le timbre gras comme une bassine à friture du Dodu.

— Qué cé qué cé ? dis-je d’une voix aussi perchée qu’un berger landais[21].

— Je voudrais causer à M…, bougez pas, M… (Je sens que le Mastar doit lire le blaze sur un papelard.)… M. Hilario Freitas…

— Qué cé moi ! fais-je impudemment, en louchant sur la flaque de sang qui a traversé le tapis.

C’est un peu culotté de se prévaloir de l’identité d’un homme qui gît devant vous, extrêmement mort de la tête aux pieds. Mais ce coup de grelot nocturne du Mastar m’indique que, de son côté, le bon gros toutou a levé une piste et, mine de rien, il m’intéresse de savoir laquelle.

L’organe oléagineux d’Alexandre-Benoît, reprend :

— Je voudrais pas vous importunasser, m’sieur Freitas, mais il serait résurgent que je vous visse. Si vous pourriez m’accordasser un rancart de quèques minutes, Jean serait treize au noré.

— Ma qué cé à quel souzet ? réponds-je.

Bibendum baisse le thon.

— Au sujet du dénommé Martial Vosgien ; ça vous dit quèque chose, je sue pose ?

— Absoloumenté rien !

Un bref silence, relatif, notez bien, car je perçois des craquements dans la cervelle du Gros. Je devine que ma Grosse Pomme s’efforce de conserver son calme, et qu’il a du mal à y parvenir.

— Écoutez, m’sieur Freitas, enchaîne Pépère, ça rime aryen de biaiser dans les coins, vu que je suis au courant de pas mal de trucs et c’est ce dont à propos de ceux-ci que je veux vous causer.

— Ma qui cé qué vous z’êtes ! lancé-je, manière de voir la réaction de Béru.

— Je suis un poulet de la rousse française, déclame Sa Majesté avec emphase. L’inspecteur principal Bérurier, pour vous servir ; vous voyez que vous pouvez me recevoir. C’est d’accord, je me pointe ?

— D’accord, zé vous attends, accepté-je.

Je raccroche et je me taille en pensant que mon poisson d’avril destiné au Gros sera un peu en avance cette année. Je laisse la porte ouverte pour lui faciliter l’accès à la surprise. J’aimerais bien connaître ce qu’a découvert le Dodu. Je me propose de lui tirer les vers du nez à l’hôtel, un peu plus tard.

— Qui était-ce ? s’inquiète Carole.

— Mon collègue, le gros type que vous avez nourri d’un sandwich tout à l’heure. Je ne sais pas comment il a eu l’adresse de Freitas, mais j’ai l’impression que l’enquête a progressé de son côté !

— Et maintenant, où allons-nous ? demande-t-elle.

La pauvrette est pâle comme un laitier défunt et de grands cernes gris creusent son beau regard.

— Nous coucher, décidé-je, après toutes ces émotions, vous avez besoin d’un bon sommeil réparateur. Seulement, la maison de votre père ne me paraissant pas très sûre, je vais vous prendre une chambre au Copacabana.

Elle ne proteste pas. Au contraire, cette proposition paraît la soulager.

Reprenant à notre compte l’exclamation de Damiens, nous pouvons dire que la journée a été rude.

CHAPITRE VI

Une fois Carole bien installée au même étage que moi, bien bordée et pourvue d’un double scotch à titre de somnifère, je me dirige vers la chambre de maman. De la lumière filtre sous sa porte. Je gratouille le panneau comme il m’arrive de le faire chez nous à Saint-Cloud, lorsque je rentre tard, et Félicie m’ouvre presque immédiatement, ce qui me fait dire qu’elle devait m’attendre.

À la voir, on se croirait franchement dans notre pavillon de meulière, les gars. Elle a emporté son peignoir de pilou mauve, ses pantoufles doublées feutre et son tricot en cours. D’après son avancement, je peux estimer que ça sera un pull blanc pour moi. M’man, sa qualité principale c’est de savoir rester immuable, en toute circonstance et en tout lieu.

— Je commençais à m’inquiéter un peu, dit-elle, tu as du nouveau, Antoine ?

Ma parole ! ça l’intéresse, l’histoire Vosgien.

— Des tas d’incidents techniques, m’man, lui dis-je, mais rien de très nouveau concernant l’objet de mon enquête. Et toi, qu’as-tu fait ?

— Je me suis fait monter des œufs au plat et une bouteille d’eau. Les serveurs sont très gentils, très distingués.

— Comment ! Tu n’es pas sortie ?

— Oh ! toute seule, tu sais… Et puis aller où ?

— Mais voyons, m’man, tu es au Brésil, à Rio, ça mérite le coup d’œil, sapristi !

— Je vois très bien de ma chambre, mon grand. Je suis restée plus d’une heure sur le balcon.

Elle montre le ciel où continuent de fulgurer des éclairs livides.

— On dirait qu’un gros orage se prépare, hein ?

— On dirait, oui.

Je me sens las. C’est bon de retrouver sa vieille après une soirée aussi mouvementée. Je la prends contre moi, je pose ma joue contre la sienne. Ainsi font les chevaux, parfois, dans les enclos. Je regarde le papier clair de la tapisserie, les meubles couleur d’ambre… Grâce à Félicie, cette chambre anonyme de palace a une personnalité. Il suffit de son tricot, de la petite photo de papa sur la table de chevet, de son flacon d’eau de fleur d’oranger qui jette des reflets bleutés sous la lampe, pour que la pièce devienne une espèce de chez nous.

— Raconte-moi un peu, invite-t-elle.

C’est magique. Je me laisse tomber dans le grand fauteuil à oreilles. J’ôte mes godasses, j’allonge mes jambes et je lui raconte…

L’accueil des gens de Vosgien. L’attentat de Stefano Correira. La mort de Freitas… Je lui bonnis mes conclusions à m’man, tout comme si je dressais à mon chef le rapport de mes activités. Elle écoute, les mains croisées sur ses genoux. Quand j’ai fini elle demande :

— Tu veux un peu d’eau de fleur d’oranger sucrée ?

Mon régal, ma récompense quand j’étais mouflet. C’était avant le temps du whisky, le bon temps, quoi ! Chaque fois que j’en rebois, maintenant, j’ai l’impression d’avaler un peu de ma petite enfance. Il me semble que je sens la blouse d’écolier.

— Volontiers, m’man.

Elle est contente et se hâte de me préparer son breuvage de prédilection.

— Ça te fera du bien, ça calme les nerfs. Quel drôle de métier tu fais là, tout de même !… Toujours côtoyer la mort. C’est une espèce de guerre incessante.

Je bois. C’est douceâtre. Le sortilège se produit. Je réintègre ma prime jeunesse.

— En somme, fait ma brave femme de mère, ta conclusion c’est que la disparition de M. Vosgien fait partie d’un plan ourdi par lui et auquel son entourage a participé ?

— En gros, oui. Je parierais n’importe quoi que Vosgien se trouve à Paris actuellement.

— Mais ce vilain Noir qui a égorgé l’autre monsieur ?

— Justement, là est le mystère, m’man. Je subodore une troisième force qui s’efforce de brouiller les cartes.

— Et si tu téléphonais à ton chef pour qu’il interroge l’homme arrêté à Paris ?

— Je ne peux pas me le permettre ; tu sais dans quelles circonstances je suis venu ici après avoir refusé la mission du Boss !

— Mais M. Bérurier peut téléphoner, lui. Prétendre qu’il est sur une piste, et…

Je fais claquer mes doigts.

— Bravo ! Tu as raison, m’man, Béru va servir de trait d’union.

— Cette troisième force, ça serait quoi, selon toi ?

— Des dissidents du parti de Vosgien.

— Pourquoi des dissidents, ils sont donc tellement nombreux dans ses rangs pour que puissent éclater des désaccords ?

— Oh ! tu sais, à partir de trois personnes les hommes cessent de s’entendre. Et quelquefois à partir de deux…

Elle reprend son tricot, et ses grosses aiguilles se mettent à décrire des passes de bretteurs.

— Si, selon toi, M. Vosgien est à Paris, tu n’as plus rien à faire ici, même si des ennemis le recherchent encore.

— J’ai une chose importante à faire, m’man : m’assurer que je ne me trompe pas. Il faut que j’obtienne la confirmation de mes doutes.

Je me lève, je rentre dans mes souliers et vais déposer une bise sur le front de Félicie.

— Allez, dors, demain nous irons au Pain de Sucre !

Je la quitte. Dans le couloir, des paires de godasses vides montent la garde devant les portes. Des chaussures d’hommes et de femmes, des targettes d’enfants… Je les passe en revue, m’amusant à imaginer les clients de chaque appartement. Il y a d’immenses ribouis de vieux Amerlocks, des pompes à fort talon d’Anglaises, des escarpins légers de Françaises ou d’Italiennes, des faunes communes d’autochtones…

Pourquoi ne rentré-je pas dans ma chambre, dites ? Pourquoi déambulé-je dans le couloir au lieu d’aller me zoner ? J’ai pas sommeil. C’est l’orage en suspens qui m’énerve ? Ou bien le mystère Vosgien ? Est-ce la présence de sa fifille dans l’hôtel ? Je pourrais aller remettre le couvert ; j’ai bien failli tout à l’heure, mais j’ai eu pitié de sa fatigue. Je regarde l’heure, il est une plombe passée. Peut-être que le bar est encore ouvert ? Oh ! oui, sûrement. Les Brésilioches ne sont pas des couche-tôt. Je m’apprête à appeler le liftier, mais je me ravise.

Je viens de comprendre ce qui me manque, mes amis : Bérurier ! Je commence à trouver stupide cette façon de faire bande à part, nous deux. Au début, ça m’amusait. Ça ressemblait à un canular. Mais maintenant, j’en ai classe. Depuis toujours on a mis nos œufs dans le même panier, lui et moi. La main dans la main, tout le temps. Fraternels. Je me rappelle le jour où il est arrivé dans mon service, le gros Béru. Il avait un peu moins de brioche et de brio, il était plus rose, plus propre, ou, pour être juste, moins cradingue. Ça faisait pas longtemps qu’il avait quitté l’uniforme. On m’avait prévenu : « C’est un plouc, mais un merveilleux chien de chasse. Il est moins con qu’il n’en a l’air, vous verrez. Il peut vous être très utile. » Et comment ! Ah ! cher Gros, que d’aventures, déjà, nous avons vécues en commun. Que de gnons, de balles et de verres de gnole nous avons déjà effacés ! Que de larmes nous avons versées ! Que de rires nous avons gorgedéployée !

D’un pas décidé, je fonce vers sa chambre. On a réparé sa lourde défoncée. Je tambourine à phalanges que veux-tu. Un certain laps de temps s’écoule, et puis la porte s’ouvre sur une demoiselle Fernande presque aussi nue que la Vénus de Milo (un peu plus, même, car si la Vénus de Milo n’a pas de poils, elle n’a pas de bras non plus). Mais sa dévêture n’affole pas la luronne, qui me fixe d’un œil cordial encore que papillotant.

— Oh ? c’est vous, je croyais que c’était Alexandre.

— Il n’est pas encore rentré ?

— Non, quelle heure est-ce ?

— Une heure du matin.

Elle se gratte les fesses à pleine main. Il sera dit que je connaîtrai parfaitement l’académie de la donzelle.

— Ben, entrez, ça fait courant d’air, invite Fernande en retournant à son lit.

J’entre et repousse la porte. La môme s’est assise en tailleur contre son oreiller, ce qui m’offre une vue captivants sur son mont de Vénus, lequel n’a aucun rapport, croyez-le, avec le mont Chauve, bien qu’il y fasse nuit également. Complètement réveillée, elle darde sur moi un regard à la fois con, cul, et pissant.

— Vous ne l’avez pas vu ? demande-t-elle.

— Si, mais je l’ai quitté voilà déjà plusieurs heures.

— Il était seul, au moins ?

— Absolument seul. Vous êtes jalouse ?

— Et comment ! C’est un drôle de déluré, Alexandre. Il faut le surveiller, car il aurait vite fait de courir après le premier cotillon venu.

— Bast ! dis-je assez sèchement, vous n’êtes pas sa femme, après tout.

— Pas encore ! répond la payse du Gros.

Je m’en étrangle.

— Comment ça, pas encore ?

— Je pense qu’Alexandre va divorcer incessamment pour me marier, confie Fernande.

J’évoque la Baleine du Mastar, Berthe, la formidable mégère. Et, in petto, je me dis que l’égérie de Saint-Locdu se fait des berlues si elle compte que B.B. va se laisser répudier par son jules. Ils s’encornent solidement, les Béru, ils s’invectivent, se battent aussi à l’occasion, mais justement ils constituent, à cause de cela, un couple indissoluble.

— Il vous a dit qu’il divorcerait ?

— Quand je lui ai demandé, il m’a répondu qu’il allait réfléchir.

— Et vous avez confiance ?

Elle a un rire à la fois niais et rusé, le même rire qui fleurit sur les lèvres du Terrible.

— J’ai eu travaillé dans une boulangerie, révèle-t-elle, et je sais donner le coup de pouce à une balance au bon moment !

Sur cette affirmation sibylline, elle adopte une posture plus lubrique encore que précédemment.

— Je parie que vous ne vous habillez pas en confection ? demande-t-elle.

— Non, pourquoi ?

— Vous êtes élégant.

— Merci pour mon tailleur, fais-je en dédiant une pensée à Jack Taylor, l’homme qui a l’honneur de faire mes housses.

— Et pas seulement élégant, ajoute Fernande en corsant sa pose libertine, beau gosse !

— Merci pour ma maman, plaisanté-je.

Et je me dis que si je ne mets pas le holà très vite, la chair étant ce qu’elle est et la Fernande roulée comme une pouliche, je risque de faire du contrecare à Béru. Ce qui m’arrête, ça n’est pas tant l’idée de l’encorner que celle de me cogner ses restes.

— Bon ! je vais me filer dans les torchons, coupé-je. Dites-lui de venir me parler dès qu’il rentrera, j’habite la chambre 241 ; qu’il frappe doucement pour ne pas réveiller… les voisins !

— Ne partez pas tout de suite ! miaulasse cette chatte en chaleur.

Elle se mouille les lèvres, les entrouvre, exécute un effet de nombril et ajoute :

— Je peux vous faire une petite place pour que vous l’attendiez ici…

— Sans façon, Fernande, je fais pas mon nid dans l’édredon des copains !

— Je disais ça sans malice ! proteste-t-elle.

Je rigole doucement. Il a la main heureuse, Béru, quand il se tombe une nana. Il ramasse toujours un petit prix de vertu. Je sais pas ce qu’elle maquillait à Saint-Locdu, Fernande, mais ça m’étonnerait qu’on l’ait couronnée rosière !

— Allez, bonne nuit, trésor ; quand le Gros rentrera offrez-lui une magnifique partie de cuisseaux, c’est un homme qui a besoin d’exercice.

Je me taille enfin et je regagne ma chambre.

Mais la vue de mon lit me désoblige. Il est pourtant engageant, ce beau plumard. La femme de chambre a bien cassé le drap en couperet de guillotine et a déposé sur l’oreiller gonflé mon pyjama blanc à raies gris perle. Ça devrait être tentant, mais ça ne l’est pas. Je suis de plus en plus branché sur la force. L’idée de m’abandonner dans une ronflette bourgeoise me déprime. Quelque chose me chuchote dans le tuyau qu’il faut battre le frère pendant qu’il est chauve, comme disait un père supérieur.

Ma breloque dit une heure vingt. Ici, les boîtes à samba sont en pleine hystérie. Je pourrais peut-être aller faire un viron dans le centre de la ville, non ? Ou alors quoi ? Rejoindre Carole ? Elle doit déjà en écraser à perte de vue, la mignonne. Je prends un moyen terme : je décroche le bignou pour réclamer le bar. Je leur exige une bouteille de gin et une de tonic. C’est rare que je boive du gin. Je ne le fais que dans les cas de spleen très avancés.

Au moment où un vieux pingouin amidonné s’annonce avec le plateau, il est bousculé par une Fernande survoltée, vêtue d’un polo, sur lequel elle tire en espérant qu’il voudra bien masquer au serveur ses hémisphères boréaux et ses hémisphères austraux. Mais le polo a beau se montrer extensible et compréhensif, il ne peut suffire à tout, si bien qu’il découvre tantôt un bouton de rose, tantôt un rectangle noir, ce qui, à la télé, justifierait pleinement le carré blanc.

— Qu’est-ce qui vous arrive, mon petit baigneur en cellulo ? je questionne, tandis que le larbin en fait basculer sur la moquette son seau de glaçons.

— La police ! bégaye la pin-up rurale en se blottissant frénétiquement contre moi, au risque de me fêler une côte avec ses seins qui sont durs comme des butoirs de chemin de fer.

— Quoi, la police ?

— Le concierge vient de téléphoner qu’un policier demandait à me voir immédiatement. Je ne sais pas ce qui se passe, j’ai peur qu’il soit arrivé un accident à Alexandre-Benoît !

Cette visite aussi nocturne qu’intempestive ne me dit rien qui vaille la peine de vous le répéter. Nous enjambons le loufiat occupé à ramasser les glaçons à terre en matant anxieusement par-dessous le polo de la belle Saint-Locduéienne. Le digne octogénaire semble oublier qu’il a droit à l’arthrite des vieux et déguste le paysage avec l’air de se dire que la France est belle et qu’il aurait p’t’ être dû demander sa naturalisation par con-tumace.

On se rabat au pas de charge dans la piaule bérurienne à la fraction de seconde précise où un poulaga en uniforme verdâtre débouche du couloir, escorté par un chasseur. C’est un gus brun et pâle, aux joues grêlées et aux sourcils éternellement furax. Par chance, il parle anglais.

— Que désirez-vous ? demandé-je.

Il me dévisage, me toise, me pontoise, et je sens que son regard maussade opère un zoom arrière pour se détacher de moi, me reléguer dans les lointains de son indifférence.

— Je viens chercher les papiers d’un certain Bérurier, prétend-il, il habite cet hôtel avec cette fille !

— Qu’est-ce qu’il raconte ? pleurniche Fernande. Pourquoi est-ce qu’on cause pas français dans ce pays ?

— Parce qu’on est au Brésil, m’emporté-je.

Puis, au poulardin :

— Il est arrivé quelque chose à Bérurier ?

Les matuches sont pareils sous toutes les latitudes, j’ai toute latitude pour m’en apercevoir. Au lieu de me répondre, il me questionne.

— Qui êtes-vous ?

— Un ami de Mr Bérurier, sir.

— Ah ! oui ?

Ses prunelles charbonneuses exécutent un zoom avant pour me resituer au centre de ses préoccupations. Il paraît hésiter à prendre une décision, puis il lâche, d’un ton profondément dégoûté :

— Munissez-vous de son passeport, du vôtre, et suivez-moi !

Je me file en renaud.

— Non, mais dites donc, aboyé-je, qui vous permet de me parler sur ce ton ? Savez-vous à qui vous avez affaire ?

— À l’ami d’un homme accusé de meurtre, laisse-t-il tomber, plus flegmatique qu’un policeman anglais.

J’ai brusquement l’impression que le somptueux couloir du palace est la coursive d’un navire, qu’il plonge et remonte sur une lame. Bérurier accusé de meurtre ! Dans quel foutu pétrin ce gros ballot s’est-il fichu ?

— Je suppose qu’il s’agit d’un énorme malantendu, fais-je en m’efforçant de sourire. Mon ami Bérurier est le contraire d’un criminel, sir.

— Il a été pris en flagrant délit, tranche l’autre. Faites ce que je vous demande !

La môme Fernande n’y tient plus. Elle en a lâché les bords de son polo qui, trop longtemps, tiraillés ressemblent au juponnage d’un abat-jour. Le chasseur se rince l’œil. C’est un petit chasseur d’images vicieuses ça, madame. L’œil le plus vrilleur du Copacabana Palace. Il ne mate pas à la sournoise, comme le père Ladorure de tout à l’heure, mais goulûment, en gars de vingt piges dont le nerf optique est encore relié au mortier de poche.

— Mais enfin, dites-moi ce qu’il y a ! s’égosille-t-elle. Alexandre est mort, n’est-ce pas ? Il a eu un accident d’auto ?

— Pas du tout, il s’est battu avec un gardien de la paix brésilien, dis-je, et on l’a arrêté.

— Arrêté ! Lui ! Un policier !

— À l’étranger, un policier français est un quidam comme les autres, mon lapin. Allez me chercher son passeport, je vais essayer d’arranger les bidons, mais à en juger par la bouille de ce type, ça risque de ne pas être fantoche.

Elle se précipite dans la chambre et s’affaire. Je me tourne vers le poultock.

— De quel genre de meurtre mon ami est-il accusé ?

— Mes supérieurs vous le diront peut-être.

C’est pas un commode, le verdâtre à casquette plate. Sa jugulaire lui borde le maxillaire étroitement. On dirait un de ses muscles. Fernande réapparaît dans une robe qu’elle n’a pas encore agrafée, chaussée de souliers dépareillés.

— Je vous accompagne ! décide-t-elle.

— Vaut mieux pas, ça ne ferait qu’embrouiller les choses !

— Et merde ! me postillonne-t-elle, c’est mon homme, non ?

C’est beau, l’instinct femelle, vous ne trouvez pas ? Je comprends à son air déterminé qu’il est inutile de vouloir la dissuader. Et après tout, si le Gros est dans la grosse mouscaille, il faudra bien qu’elle l’apprenne à un moment ou à un autre.

— On prend ma voiture ou la vôtre ? demandé-je au poulardin, une fois dehors.

— Je n’ai pas de voiture, je suis venu en taxi.

Il s’installe à l’arrière de ma Volkswagen et s’acagnarde dans un angle du véhicule tandis que la maîtresse du Gravos prend place à mon côté.

— Première rue à gauche ! jette le flic. Ensuite, vous tournez à droite dans l’avenue.

* * *

Le poste de police est situé dans un grand building neuf. Le poulet m’ordonne de laisser ma tire dans le parking jouxtant le bâtiment. Il semble plus hostile encore qu’à l’hôtel, si c’est possible, et je remarque qu’en sortant de la voiture il tient quelque chose à la main. Quelque chose enveloppé dans son mouchoir. Que ce peut-ce être ? se demanderait Bérurier.

— Cette automobile est à vous ou à votre ami ? questionne-t-il avant de pénétrer dans les locaux de sa crémerie modèle.

— Ni à l’un ni à l’autre, je l’ai louée…

— Donc elle est réservée à votre usage ?

— Il m’arrive d’en faire profiter les copains, la preuve ! rétorqué-je en le désignant.

Il crispe les mâchoires comme pour tendre davantage sa jugulaire et nous gravissons les trois marches et demie qui sont censées constituer un perron.

Deux poulmen tête nue boivent du café dans le poste. Ils disent je ne sais quoi à notre guide, lequel leur répond autre chose dans la même langue. Ce qu’il bonnit n’est pas gentil pour nous car, larguant illico leurs tasses de caoua, les deux vilains s’approchent de nous et nous désignent un banc placé là spécialement pour permettre aux gens de s’asseoir.

— Et Alexandre ? gémit Fernande, tout en arrangeant ses tifs un peu emmêlés.

— On va avoir de ses nouvelles, bougez pas, promets-je.

Je me demande de plus en plus ce que tient le flic à la jugulaire depuis sa descente de bagnole. Il se dirige vers une porte peinte en vert et frappe d’un index déférent. Un monsieur que je ne vois pas aboie derrière la lourde et notre mentor (un mentor n’est jamais cru) disparaît dans des intérieurs inconnus.

Son absence est de courte durée. Il revient presque illico, flanqué d’un type au front bombé et dégarni, au regard de singe, aux joues bleuies par la barbe nocturne. L’homme est le chef de la cabane puisqu’il se permet de rester en bras de chemise. Il porte des bretelles de cuir rouge à boucle d’argent et il a au cou une médaille pieuse représentant saint Luc en train de soigner les hémorroïdes d’un lépreux.

Notre mentor lui a remis mes fafs et le bonhomme dont je fais état tient mon passeport à la main. Il me compare à la photo du document et me demande dans un français qui lui vaudrait le premier prix de portugais dans une école maternelle de l’Angola :

— Vous êtes fonctionnaire de quoi ?

Car, sur mon passeport, à la rubrique profession, il est seulement et prudemment mentionné que je suis fonctionnaire.

— De police, dis-je.

Il sourcille, ce qui confirme sa ressemblance avec le merveilleux gorille qui fait l’orgueil de mon ami Jean Richard.

— Ah oui ?

Alors il lance un ordre. Les ci-devant buveurs de café me sautent sur le poil et me fouillent sans ménagement. ils brandissent triomphalement mon revolver en un geste de pêcheur de perles émergeant d’une plongée fructueuse.

— Vous n’avez pas de port d’arme ? fait le chef.

— Je vous dis que je suis policier. Commissaire San-Antonio. Regardez dans les documents que vous venez de…

Je me tais, car il est en train de mater, effectivement, et ce qu’il voit c’est le permis de conduire du défunt Stefano Correira. Mille milliards de bouses de vache ! Ça risque de me compliquer singulièrement la vie, ce machin-là !

Sans un mot il passe le permis de conduire au poulet venu nous ramasser, et ce dernier s’autorise un petit sifflement d’une rare éloquence.

Le chef lance un ordre et on me fait entrer dans son bureau. Abandonnée dans le poste, Fernande rouscaille comme une perdue, mais ses cris n’affectent pas ces messieurs et l’un d’eux doit soudain la menacer de je ne sais quoi, car elle cesse de protester comme par enchantement.

Le bureau de l’inspecteur-chef est agréable, moderne et propre.

— Assis ! me dit-il, comme lorsqu’on dresse un toutou.

J’obéis.

— Je vous entends ! invite-t-il.

Elle est un peu raide, celle-là, comme disait une péripatéticienne de mes relations à un curé des siennes. Ces guignols viennent nous quérir en pleine nuit et, en guise d’explications, ils m’ordonnent de parler ! Pour leur dire quoi, mort de mes os ? Ça me donne de l’incisif dans la dialectique, du percutant dans l’intonation.

— Mande pardon, dis-je, c’est plutôt moi qui vous écoute !

Il n’apprécie pas la renversée, l’ami King-Kong. Il dit quelque chose à son sbire jugulé qui vient à moi et me balance une mandale à toute volée. Ce zig, croyez-moi, doit travailler ses deltoïdes chaque matin, car j’en vois trente-six chandelles. Je me redresse, prêt à lui filer un échantillon de mon sirop de biceps, mais il a saisi une matraque en caoutchouc à un portemanteau et mouline à quelques centimètres de mon visage. Vouloir passer mon poing à travers ce ventilateur, c’est essayer de caresser le museau d’un avion de tourisme pendant que l’hélice tourne.

Je me rassieds en maugréant.

— Vous entendrez parler de moi, mon cher collègue ! affirmé-je au chef de sévices. Je ne pense pas que mon ambassadeur appréciera la façon dont vous traitez un ressortissant français qui, en toute immodestie, est une gloire de son pays.

Il a un rire frelaté qui ressemble à une petite colique de constipé.

— Je ne pense pas que l’ambassadeur de France se soucie de protéger des criminels.

— Avant d’affirmer des choses aussi graves, vous feriez bien de chercher des preuves susceptibles de les étayer.

— C’est fait, merci ! déclare le vilain pas beau en écartant le mouchoir du jugulé de frais.

Je tique en découvrant que le morceau d’étoffe enveloppe le poignard de Correira. Quand j’ai assaisonné ce loustic, il a laissé quimper sa lame à l’arrière de ma bagnole et le policier l’a trouvée. Oh ! mes frères, ça se gâte de plus en plus !

— L’arme du crime ! dit simplement le gorille.

— De quel crime ? glapis-je.

— Un certain Hilario Freitas a été égorgé à son domicile. On a arrêté votre complice sur les lieux du meurtre, tout à l’heure !

Comme quoi, mes amis, il ne faut jamais faire de vacherie à ses potes ! Si je n’avais pas fait croire au Gros que Freitas vivait et qu’il l’attendait, le Mastar ne se serait pas fait cueillir sottement dans l’appartement de l’égorgé. Nous sommes tous dans une sacrée mouise capitonnée de gadoue.

Le flic en bras de chemise ajoute :

— Et l’arme du crime se trouvait dans votre voiture.

— Qu’est-ce qui vous laisse à penser que ce couteau a servi à trucider quelqu’un ?

— Il correspond à l’arme dont s’est servi l’assassin et, voyez, il y a des traces de sang sur la lame et dans la rainure du manche.

Pas d’erreur, il connaît son boulot.

Sur sa lancée, le front-bombé continue :

— Vous appartenez à une association d’espionnage.

— Quelle idée !

— Freitas était un agent au service de l’étranger, on a retrouvé un poste émetteur de radio chez lui !

Franchement, quand je pense que c’est bibi qui a déniché le poste, je me téléphonerais quinze mille coups de pompe dans les noix ! Les dames du monde appellent ça chercher des verges pour se faire fouetter (elles adorent la flagellation).

— De plus, vous êtes en contact avec l’ennemi public n° 1 brésilien ! déclare-t-il en me brandissant le permis de conduire de Correira, puisque ce permis de conduire est en votre possession.

— Correira ! béé-je.

— Il se nomme en réalité Apucara, la-dessus figure une fausse identité, mais la photographie est la sienne. Tous les services de police le recherchent. Sa tête est mise à prix cinq cent mille cruzeiros !

Je souris.

— Mort ou vif ?

— Parfaitement !

— Alors vous venez de gagner l’argent de vos vacances, cher collègue, car je vais vous indiquer l’endroit où gît la carcasse de ce gentleman.

Ça lui coupe le sifflet.

Tous les Brésiliens sont sensibles au pognon. La preuve en est que, lorsqu’un agent vous stoppe et vous demande vos fafs, il suffit que vous lui présentiez un billet de banque pour qu’il vous laisse continuer votre route. La perspective de palper cinq cent mille tickets le rend tout songeur. Il jette un regard à son subordonné, s’assure que le jugulé ne parle pas français et s’en félicite. Il n’aura pas besoin de partager si, d’aventure, je ne le berlure pas.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demande-t-il.

Je pense que le plus simple c’est de plonger et de lui vider le sac, ensuite il triera.

Je lui bonnis toute l’affaire dans ses grandes lignes et il m’écoute attentivement.

— Voyons, conclus-je, si j’étais l’allié de ce bandit, pourquoi me promènerais-je avec son permis de conduire ? Et si j’avais trempé dans l’assassinat de Freitas, pourquoi conserverais-je l’arme du crime dans ma bagnole et, par surcroît, pourquoi proposerais-je à un policier de s’asseoir sur la banquette où elle se trouve ? Vous sentez bien que ça ne tient pas debout ! Je suis ici avec l’inspecteur Bérurier en mission officieuse afin de retrouver Martial Vosgien.

— La police brésilienne s’occupe de l’affaire. C’est son travail ! grommelle le singe.

— En ébruitant la chose vous risquez de créer un incident diplomatique entre nos deux pays, insisté-je, et vos supérieurs n’apprécieront peut-être pas votre zèle. Je suppose qu’il en va chez vous comme chez nous : un policier doit agir avec prudence et il vaut souvent mieux, pour l’avancement, en faire pas assez que trop. De plus, j’ai un témoin ; en l’occurrence la fille de Martial Vosgien elle-même qui pourra confirmer mes dires de point en point…

Le zig ne me répond pas tout de suite. Il mordille sa médaille à petits coups de dent énervés. Son adjoint attend, indécis, des explications.

— Où est le cadavre ? demande enfin le chef.

— Allez à San Conrado. À la sortie de la localité, la route fait une fourche. Prenez à droite. Roulez sur six kilomètres environ. Vous apercevrez une grande hacienda à droite. Vous stopperez près de l’entrée et chercherez sur le talus. Il est là.

Le mec opine. Puis il allume une cigarette.

— Très bien, je vais aller vérifier. En attendant vous resterez à notre disposition !

Il donne des instructions à son subordonné.

— Arrivez, me fait le jugulé.

Il m’entraîne hors du bureau. On retraverse le poste de police. Fernande est toujours là. Les flics lui ont offert du café et elle boit à petites gorgées.

— Alors ? me demande-t-elle, et Alexandre ?

— Ça s’arrange ! Vous devriez rentrer à l’hôtel.

Je demande à mon gardien si la môme peut se tailler et il répond qu’il va aviser avec son chef. Nous franchissons une autre porte, suivons un couloir morose et atteignons une pièce sans fenêtre pourvue d’une grille, comme dans les petites prisons nord-américaines. Ça ressemble à une cage à lions. Le jugulé ouvre la porte et me propulse dans le cachot. J’aperçois une grosse chose pied-de-poule vautrée sur le bat-flanc. C’est émouvant dans sa simplicité.

Béru endormi !

La grille claque. La clé fourgonne dans la serrure.

* * *

Je demeure un instant en contemplation devant le Mastar. Tableau allégorique : l’ange de l’esprit ému par la brute endormie. Je verrais bien ça, peint par Michel-Ange.

Je m’approche du Dodu et lui file une claque sur le fessier. Il renaude depuis son sommeil.

— Ah ! non, Fernande, tu vas finir par me vider les accus, ma gosse !

Une seconde beigne achève de lui anéantir la dorme. L’Énorme vagit, bâille, s’écarquille et se redresse en geignant.

Il me défrime d’un long regard gluant, empli de suspicion.

— C’ que t’ fous là ! demande-t-il en réprimant une bâillerie.

— J’essaie de changer tes draps, Gros Peigne, vu que les tiens ne sont pas ragoûtants. Dans quelle marmite à vermifuge t’es-tu encore fourré ?

Il s’astique les châsses, s’arrime le râtelier, file un coup de gratouille dans son calcif et murmure :

— Un vrai ronéo, mec ! Le patacaisse brésilien dans toute son esplendeur !

— Raconte, y’ a longtemps que je ne me suis pas marré.

Il se renfrogne et, sans vergogne, sa trogne patinée au bourgogne foiredempoigne[22].

— Tu permets, dit-il, c’est mon enquête !

— O.K., sinistre pomme ! Et c’est aussi ton cachot ! Demain, ce sera ton inculpation ; ensuite, ton procès et, pour finir, ton exécution !

Ayant dit, je m’allonge sur le second bat-flanc (il y en a cinq en tout pour les surprise-parties) et je noue mes jolies mains de pianiste derrière ma nuque de penseur.

Une bonne demi-heure s’écoule. Enfin, le Gros se racle la tuyauterie, puis murmure d’un ton inquiet :

— C’est quoi t’est-ce, le mode d’exécution capitaliste, ici ?

— Horrible : on ébouillante les condamnés !

— Merde ! À l’eau chaude ? balbutie l’Avantageux.

— Non, à l’eau froide pour que ça dure plus longtemps.

Il imagine un bout de temps. Puis, réaliste :

— Je vois pas pourquoi ils me condamneraient, vu que je suis t’innocent comme l’agneau qui vient de paître !

— Tu leur expliqueras ça, peut-être qu’ils te croiront !

Ma perfide réflexion fait prendre de la gîte à son moral.

— C’est des drôles de teigneux, les matuches de par ici, grommelle Gradue. J’ai eu beau essayer de m’espliquer, d’allonger mon titre de Royco, ils m’ont savaté le prose comme si ç’aurait été un ballon de foot !

— Que veux-tu, c’est une race de shooteurs ! Ils se prennent tous pour Pelé.

Il s’ébroue un grand coup et explose :

— Ça se voyait pourtant comme le néné au milieu de la poitrine que j’avais pas sectionné ce mec ! Il était déjà froid comme un sorbet quand j’ai arrivé.

Ça le démange de se raconter. Alors, bon prince, je le mets sur la voie des confidences.

— Tu sais, Pomme à l’huile, je pense que le moment de faire cause commune, toi et moi est arrivé. Ça nous réussit pas, la séparation de corps.

La remarque l’attendrit. Je vois ses yeux s’humidifier. Il les torche d’un revers de manche.

— C’est marrant ! Dans mon sommeil, je rêvais qu’on se retrouvait, moi et toi, San-A. Qu’on reprenait le charbon, tous les deux.

— Alors reprenons-le, Béru, conclus-je en lui présentant ma main à baiser.

Plus démocratiquement, il la serre.

— Je vais te dire une chose, San-A. Tu la foutais mal de marner dans le private. C’est pas ta longueur d’onde, la police du bidet…

— Où en es-tu de tes investigations, m’impatienté-je.

Mais il secoue la tête. Une expression maquignonne lisse sur sa figure.

— Toi d’abord, fait-il.

— Qu’est-ce que ça signifie, ce langage ?

— Je précautionne, mon pote, simplement. C’est toi qui décides qu’on retravaille en commun. Alors prouve-moi, en commençant, que tes intentions ont la blancheur Persil !

Je sens qu’il ne cédera pas. À quoi bon chicaner pour une question de préséance. D’autant plus que vous attendez pour connaître la version du Gros. Si j’ergotais, vous perdriez patience, mal lunés comme je vous sais ! Avec vous, c’est tout de suite ou jamais. Vous ligotez un bouquin comme un père lapin brosse sa lapine. Tac-tac-tac, c’est fini ! Y en a même, parmi vous, qui lisent la fin avant le commencement. Un de ces jours, si le « Fleuve Noir » est d’accord, faudra que je leur fasse une bonne blague. Les gars impatients, qu’est-ce qu’ils trouveront à la dernière page ? La photo du derche à Béru ou le portrait du général Franco ! Ça les apprendra ! Pour les autres, les bien sages, les patients, en cours de texte je les affranchirai en douce pour leur éviter la secousse. « Faites gaffe, je les préviendrai, au final j’ai filé un truc obscène, mais c’est pas pour vous… »

Je narre mes avatars au Mastar, en passant sous silence toutefois ce coup de fil qui lui a valu de chuter dans le guêpier.

— À toi, maintenant !

Mais tout ce qu’il a retenu de mon récit c’est l’attitude de la vaillante Fernande. Il en larmoie, le Groslard Malœil.

— Cette gosse, bredouille-t-il, venir à la police d’un pays inconnu pour réclamer son mâle, c’est confondant, tu ne trouves pas ?

— Depuis Jeanne d’Arc, on n’avait rien vu de pareil, admets-je.

— Tu sais ce dont à quoi je pense San-A. ?

— Comment veux-tu que je le sache, puisque je ne savais même pas que tu pouvais penser !

Il ne relève pas l’outrage, trop ému qu’il est, trop attendri.

— Cette petite, je vais l’épouser, décide-t-il.

Je lève un sourcil réprobateur.

— Alors, tu larguerais Berthy, Gros ?

Il hausse ses épaules de déménageur.

— T’es louftingue ! Berthe, c’est ma femme !

— Tu envisagerais donc de devenir bigame ?

— Pas exactement ; figure-toi que, dans l’avion, j’ai voyagé z’avec un Nu-rugoyen. Paraît qu’en Nu-Rugueux, qu’est samba et à droite quand tu quittes le Brésil, on peut se marier sans être divorcé au pré à l’able. Tu te pointes à la mairie avec ta carte d’identité et pouf-pif-paf c’est dans la pocket. Œuf corse, en France c’est pas valable, mais j’aurai au moins fait un geste pour Fernande. On sera mari et femme dans un pays du monde.

— Tu crois qu’elle acceptera de n’être ta légitime que dans la minuscule République urugayenne, Gros ? D’après ce qu’elle m’a dit, elle a plus d’ambition, la mâtine !

— Ce sera l’U-Rugueux ou rien, tranche le Gros.

— Bravo pour cette fermeté, et maintenant, si tu me bonnissais ton enquête ?

Sa Majesté écarte Fernande de sa pensée et s’humecte les babines. Un petit éclat égrillard égrille dans ses yeux de griffon-perdu-sans-collier.

— Tu vois, préalable-t-il, ce soir, chez Vosgien, j’ai mesuré le rendement de deux méthodes policières différentes, mec.

— C’est-à-dire ?

— Les tiennes et la mienne, voilà ce que c’est-à-dire ! Toi, comme je le faisais observer pour que tu le remarques, tu joues les galantins, les cérémonieux. Les inculpés ou les témoins, tu leur causes comme tu baratinerais la duchesse de Trépignon du Prose. Tu leur fais ça avec beaucoup de « parfaitement ». Tandis que moi, j’investigue plus comme un taureau que comme un toréador. Je pars du principe que le bon Dieu a donné des yeux pour voir à un témoin, et qu’il m’a donné à moi des mains pour le faire causer de ce qu’il a vu.

— Je connais tes façons courtoises, Gros. Ainsi donc, tu les as employées avec les amis de Vosgien ?

Il me place sous le nez une main droite dont chaque jointure est fleurie d’une écorchure.

— La séance style jour J-Day, résume le Capitaine Fracasseur. J’y ai montré à ces gars qu’on m’avait pas payé le voyage au Brésil pour que je leur distribue des bouquets de violettes comme des certains que je connais.

— Quelle horreur, soupiré-je. Tu ne vas pas me dire tout de même que tu as porté la main sur la secrétaire ?

Un grand rire ventral lui fait sauter un bouton de braguette.

— Pour elle, expecté deux ou trois mornifles à la papa, ç’a été la fessée, mon pote ! Rien qu’ébranle autant le moral d’une râleuse ! M’étonnerait que cette marchande de cierges puisse s’asseoir avant le mois prochain, et encore, ce sera sur une pile d’oreillers. Elle a le dargeot jaune comme çui d’un canard de Bresse !

— Et le résultat de ton massacre ?

— J’ai appris des trucs de la plus haute importation, mystérieuse mon compagnon.

— Lesquelles ?

Il ne répond pas tout de suite.

— C’est tellement grave, que je me demande si je peux me permettre, dit-il.

— Oh ! dis, on ne joue pas Forfaiture, le houspillé-je. Ça vient, oui ?

— Je sais pourquoi Martial Vosgien s’est bricolé l’aspect…

— Il projetait de rentrer en France ?

— T’es au courant ? consterne Béru.

— Non, mais je penchais pour cette hypothèse !

— Alors tu penchais juste. À Pantruche ils ont préparé un attentat contre le président, San-A. Vosgien rentrait pour lancer une résurrection dans la capitale après l’assassinat projeté.

— Tu ne voudrais pas dire une insurrection ?

— C’est bonnet-blanc, blanc bonnet, balaye le Majestueux.

J’ai tout à coup un mauvais goût dans la bouche. Je comprends que j’ai eu tort de me laisser aller à mon humanisme. Le Vieux, lui, se gaffait que ça pouvait avoir de redoutables conséquences, la fuite de Vosgien.

— Tu as des détails sur cet attentat ?

— Ça devrait se passer après-demain, pendant que le Grand visitera les nouvelles usines anatomiques de Barbu-le-Vicomte.

— Après-demain ! m’égosillé-je.

— Selon la vieille guenon, oui. Tout serait prêt pour…

— Et Vosgien ?

Béru se gratte la nuque.

— C’est là qu’il y a comme un défaut, murmure-t-il, selon t’eux, il aurait disparu la veille du jour où qu’il allait s’embarquer à la sauvette. J’ai eu beau me permettre d’insister, ajoute-t-il en se massant la main, ils n’ont pas voulu en démordre. L’ami Martial devait aller, dans un bled résidentiel des environs de Rio qui s’appelle Petropolis. Il prenait une chambre au palace du patelin, s’y enfermait et dans la nuit, sortait par une porte de service. Là, une camionnette de livraison l’emmenait sur un point de la côte, où qu’un cargo espago le chargeait pour le conduire à Las Palmas, d’où un avion particulier le chopait et allait le déposer dans la région parisienne.

— Et pourquoi avait-il changé de physionomie puisqu’il se savait surveillé ? C’était une précaution superflue !

Le Gros rigole.

— Ça aussi, mon pote, je m’ai fait espliquer. Paraît-il qu’un copain du groupe occupait dejà l’hôtel de Petropolis. Il devait prendre la place de Vosgien pour qu’on s’aperçusse pas de sa disparition tout de suite. Paraîtrait qu’une fois teint en blond et avec quelques bricolages, Vosgien ressemblait assez à cet ami pour que les anges gardiens, de loin, puissent s’y tromper. Ce qu’ils voulaient, tous, c’était qu’en France on ne susse pas sa disparition immédiatelet, afin que nos services paniquent pas.

« Tu comprends, Vosgien s’est bricolé plusieurs jours avant, justement pour que les agents français repèrent bien sa nouvelle frite. Pas mal combiné, hein ?

Je réfléchis passionnément. Dans le fond, il a raison, Bibendum. La brutalité est payante. La garce de Staube et le salopard de Valéry se seraient bien gardés de m’affranchir, et pour cause !

— Tu penses qu’ils étaient sincères quand, ils t’ont dit que Vosgien avait réellement disparu ?

— Oui, fait Bérurier avec conviction. Je les avais rendus très sincères, crois-moi.

— Alors, si tout cela était si dûment préparé, qu’est-ce qu’il est devenu, Vosgien ?

— Ils l’ignorent. Ils croyaient que les barbouses françaises étaient au parfum de l’attentat et l’avaient enlevé ; mais depuis notre intervention, ils donnent leur langue au greffier.

— Et l’attentat, il a été annulé ?

— Paraîtrait que non, car tout est prêt, manque pas un bouton de guêtre à leurs bombes !

— Bonté divine ! Il faut alerter le Vieux d’urgence !

— C’était bien mon intention, affirme le Gravos, mais j’aperçois pas d’appareil téléphonique dans ce cachot !

— On ne va pas y moisir longtemps, j’ai fait le nécessaire. À propos, qu’est-c’est que tu maquillais chez Freitas ? Et comment avais-tu eu son adresse ?

Comme Béru s’apprête à me répondre, on entend claquer une porte et le flic au front bombé s’avance dans le couloir d’un pas rageur. Il a pas traîné pour aller récupérer le cadavre. Il se plante devant la grille, les jambes écartées, les mains aux hanches, dans l’attitude du conquistador vainqueur.

— Vous vous êtes moqué de moi ! me crie-t-il. Mais ça ne se passera pas comme ça !

Je trémole :

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je viens de l’endroit indiqué. J’ai bien vu l’hacienda, mais il n’y avait aucun cadavre aux environs !

— Vous avez dû vous tromper de route, protestai-je.

— Taisez-vous ! J’ai trouvé des traces de voiture, un mouchoir dans l’herbe. Mais pas de cadavre, vous m’entendez ? Pas de cadavre !

Il pointe un doigt vengeur dans ma direction.

— Ça va vous coûter cher, très cher ! Pour commencer, je vous inculpe de meurtre, d’espionnage, de… de…

Il s’étouffe.

— Je vous donne ma parole d’honneur que je vous ai dit la vérité ! m’égosillé-je. Allez au Copacabana Palace, demandez après Mlle Vosgien, elle vous confirmera mes dires ! Et vous pourrez voir à son cou les traces que votre ennemi public y a pratiquées avec l’arme du crime, précisément !

— Silence ! éructe le primate. Silence ! Vous êtes tous des espions en cheville avec cette bande Vosgien que mon gouvernement a eu la faiblesse d’héberger ! Après-demain, je passerai l’affaire à nos services de contre-espionnage qui vous mettront sur le gril ! Ils sauront vous faire parler, eux !

— Après-demain ! gémis-je…

— Oui, car demain, le carnaval débute, ça vous donnera du temps pour réfléchir.

J’échange avec le Mahousse un regard déprimé. L’un et l’autre nous avons la même pensée : l’attentat qui s’élabore en France.

— Écoutez, chef, soupiré-je d’une voix pathétique, il faut absolument que vous joignez l’ambassade de France. Je dois parler d’urgence avec quelqu’un de notre corps diplomatique, sinon il se passera des choses graves, dont la portée est incalculable !

Pour toute réponse il éclate de rire. Il n’a pas digéré son faux espoir de prime, King-Kong. Il se voyait déjà enfouillant les cinq cent raides ; il avait déjà changé sa bagnole et son poste de téloche par la pensée. La déception le rend dingue.

— Eh bien, on lira ça dans les journaux, espèce de crapules ! Faux policiers ! Espions ! Assassins ! Menteurs !…

Il tousse, s’ébroue et disparaît dans une quinte de toux en tapant des talons.

— Qu’est-ce qu’elle est devenue, la carcasse d’Apucara, hein ?

— Tu disais bien que t’avais fait le nécessaire pour arranger les bidons, non ? demande doucement le Dodu.

CHAPITRE VII

J’ai connu un gars tellement rapide qu’il arrivait à jouer au ping-pong tout seul. M’est avis que je le bats, cérébralement du moins en ce moment.

Une volonté sauvage de filer de là m’anime. Je dois coûte que coute (et il va en coûter) prévenir le Vieux de ce qui se trame ! On ne va pas recommencer le coup de Dallas quand même ! Le monde porte encore en son flanc les séquelles de cet attentat. Si on bousille les chefs d’État, y a plus d’avenir possible !

Béru a retrouvé sa gravité. Il sent que l’heure est critique.

— Bon, soupire-t-il enfin, il va falloir les mettre par le doyen du bord[23]. Quelle heure t’as-je ?

— Trois plombes, Gros !

— Si on joue la belle, faut que ça soye cette nuit, car, au jour, le poste va grouiller de mathons.

C’est également mon avis.

— Ils n’ont pas l’air nombreux en ce moment, assuré-je, on sent que le Carnaval les travaille.

— Comment s’y prenons-nous ? demande Sa Majesté, qui reconnaît la suprématie de mon esprit inventif sur le sien.

— Bouge pas, Pépère, je suis en plein phosphore.

— T’en deviens lumineux comme un ver luisant, gouaille l’Hénorme. La combustion se fait bien, oui ?

Je mate une longue traînée de jaune d’œuf sur la cravetouse du Gros. J’sais pas comment il se débrouille, Béru, pour avoir en permanence du jaune d’œuf sur ses fringues !

Ça remue quelque chose dans les méandres de mes cellules grises. Je me dis qu’au Brésil ça n’est pas comme en France. On ne retire pas leur cravate, leur ceinture et leurs lacets aux gars incarcérés. Et, une constatation amenant une suggestion, une suggestion me branchant sur un plan, je finis par construire du neuf et du déraisonnable.

— Écoute, Gros, quand un prisonnier veut jouer la belle, il ne dispose que de deux procédés : ou bien il scie ses barreaux, ou bien il estourbit son gardien. Comme ici les barreaux de la grille sont gros comme mon bras et que nous ne disposons d’aucun outil, on doit se rabattre sur la seconde solution.

Il m’écoute en branlant le chef.

— Le hic, dit-il, c’est de faire entrer les gardiens ! On pourrait gueuler au secours ; dire que je m’ai empoisonné avec des champignons ténébreux ou autre, mais je doute que ça prisse !

— J’ai une bien meilleure idée, coupé-je.

— J’ouïs.

— On va se suicider, mon pote ! Ils nous ont laissé nos cravates. On va faire semblant de s’être étranglés. On s’attache par le corniolon à un barreau et, quand ils rentreront, on prendra des postures de macchabes. On ne bouge plus, les yeux révulsés, la bouche grande ouverte. Ils finiront bien par rentrer pour voir ce qu’il en est. Une fois la lourde débouclée, on joue son va-tout.

Béru réfléchit consciencieusement.

— Ça me paraît valable, dit-il. Seulement, suppose qu’ils ne reviennent plus nous voir avant demain ? Faudrait, mine de rien, pouvoir attirer leur intention.

— Essayons de râler, ils entendront peut-être…

Nous passons à l’exécution — si je puis dire — de ce spectacle de variétés.

— Montre un peu ! demandé-je au Gros lorsqu’il s’est accroché à son barreau.

Il se compose un faciès d’étranglé qui ferait rire un parterre d’académiciens. Ses yeux globuleux lui jaillissent de la boule en louchant. Sa langue violet et blanc pend comme un scoubidou d’âne.

— Tu l’as attachée comment, ta cravate ? fais-je en vérifiant le nœud.

— Ben, comme on doit attacher quèque chose dont avec quoi on se pend ! bougonne le Fulminant.

— Espèce de cloche ! Alors il faudra que tu dénoues ça avant de faire une prise au gardien ! Il aura mille fois le temps de se barrer et d’ameuter la garde !

Je défais sa ligature et je recompose le nœud de manière à ce qu’une simple traction suffise à le dégager du barreau. Après quoi je me mets en scène moi-même. J’essaie de prendre du recul par la pensée, de nous imaginer, vus de l’extérieur, affaissés sur nous-même, la tête tordue.

— O.K. Vagis, Béru !

Ses râles, mes amis, une splendeur. Vous assisteriez à une agonie pareille dans la vie que vous alerteriez les mecs de Cinq Colonnes à la une pour qu’ils le camérassent. C’est bruyant, sinistre, dramatique. L’éléphante en accouchant dans de mauvaises conditions, le pétrolier enroché perdant son mazout, la sourde-muette qu’on viole, le phonographe à pavillon qu’on tente de refaire marcher, oui, seuls ces gens, ces animaux et ces choses produisent des sons semblables à ceux qu’émet mon cher camarade d’infortune.

Ah ! mes fils, l’effet ne se fait point t’attendre. Au bout de trois minutes, j’entends la porte qui s’entrouvre à l’autre extrémité du couloir. Il y a des chuchotements. Puis un pas s’avance. Puis deux. Et puis les pas s’éloignent précipitamment. Et puis il y a des exclamations. Et puis ça radine en force et ça interjectionne.

Je voudrais pas anticiper sur la victoire finale, comme dirait un journaliste sportif, mais il me semble que notre spectacle fait recette. On va peut-être jouer à burlingue fermaga. Ça discutaille ferme. Je me dis que nous avons une chance d’être crus, car le chef nous prend pour des espions ; or il est fréquent (dans les romans, en tout cas) que des espions arrêtés se donnent la mort pour couper aux interrogatoires. En tout cas, si nous ne sommes pas crus, nous sommes cuits. Je sais bien que je vais rater le fauteuil de Mauriac avec des calembours aussi piètres, mais tant pis ! j’aime mieux me marrer de mes pauvretés que de me faire bicorner par des messieurs que je connais pas et dont j’ai même pas entendu causer de la plupart.

Les gus s’amènent jusqu’à la grille et nous examinent. Moi, je fais le type déjà clamsé. Béru continue ses vagissements en ayant la bonne idée de les affaiblir. Je coule un regard aussi mince qu’une lame Gillette à travers mes stores. Ils sont trois. Le chef et les deux mecs qui éclusaient du café lors de notre arrivée. Méfiant, le chef a dégainé son feu et reste dehors tandis que les deux gardes pénètrent dans la geôle. Ils ont la fameuse idée, ces crêpes, de se diviser et de venir contempler chacun de nous, ce qui nous facilite le turbin. Le numéro de haute voltige risque d’échouer du fait que le chef est dehors et qu’il lui suffit de tirer la porte et de nous tirer dessus ensuite pour contrôler (définitivement) la situation. J’espère que Graduprose a réalisé le danger ? C’est lui qui se trouve du côté de l’ouverture de la lourde. Je vois, entre la frange de mes longs cils ensorceleurs (c’est une dame qui m’a dit ça un jour) le visage métissé d’un des gardes. Mon immobilité le met en confiance. Il se penche. Malheur de sa vie ! je lui balance un coup de tatane si faramineux dans les joyaux que ce monsieur sera inapte à procréer pendant un laps de temps illimité. Il va pouvoir se placer Coquette sous scellée afin que personne n’y touche ! Il bascule en hurlant et en vomissant, ce qui est du plus pathétique effet. De son côté, Béru n’a pas perdu de temps puisqu’il ceinture son propre client, tout en mettant un panard dans la porte que le singe au front bombé a le réflexe de vouloir fermer. Le chef tire à deux mains, ce qui neutralise son revolver. Je libère le Gros de son antagoniste en plaçant à ce dernier une manchette sur la nuque. Après quoi, j’arrache la porte, amenant à l’intérieur du cachot l’homme qui s’y cramponnait. Ce connard veut alors se servir de sa rapière, mais Béru lui porte une clé au bras et les balles de l’automatique vont écailler le plaftard. D’un coup de boule dans le pif, je le mets groggy. Le tout n’a pas duré vingt secondes.

— Allez, Gros, le chant du départ ! enjoins-je.

— J’arrive ! dit-il.

Mais avant de franchir la porte du cachot, il pique les armes des trois hommes.

— Ça peut servir, m’explique-t-il en refermant la porte de la cellule et en empochant la clé.

Comme nous débouchons dans le poste, nous nous heurtons à deux policiers en uniforme que la pétarade a alertés. Béru leur montre son paquet de revolvers avec bonhomie.

— Quelques dragées, messieurs, à l’occasion de mes fiançailles ? leur demande-t-il.

Les arrivants lèvent les bras au ciel comme pour dire que c’est trop de bonté de sa part. Je les déleste de leurs lance-fumée et leur fais signe de passer dans le bureau du patron, où je les boucle hermétiquement.

— Tu te rends compte d’un arsenal ! me dit le gros. On a en tout cinq composteurs, on va pouvoir en offrir, s’est un cadeau utile.

Il est à la porte, mais, brusquement, ma frénésie s’enlise. Je me sens étrangement calme.

— Eh ben, tu t’annonces ou tu passes le véquende ici ! s’exclame Bérurier.

Ce qui me fascine de la sorte c’est le téléphone. Je me dis que je n’ai pas le droit de différer d’un instant mes révélations au Vieux. Tant pis pour ce qu’il adviendra. Le plus urgent c’est le travail.

— Surveille notre ménagerie Gros. Mais surtout ne défouraille pas sur nos braves amis brésiliens.

— Qu’est-ce que tu vas maquiller !

Je chope le téléphone, sans plus attendre, et je compose le numéro du Copacabana. Le concierge de nuit répond presque aussitôt et je lui demande la chambre de maman. Il se met à carillonner ma brave Félicie.

— Qu’entends-je ! s’exclame Béru, maâme ta mère est ici !

— Tout le monde ne vient pas au Brésil avec une poufiasse, riposté-je, cruellement.

Le Mastar violit.

— Écoute, San-A., je permettrai pas des instinuations pareilles ! Fernande…

Je le stoppe d’un geste, car la tendre voix ensommeillée de ma brave femme de mère balbutie des «  Allô ! j’écoute » apeurés.

— C’est moi, m’man, la rassuré-je. Pardonne-moi de te réveiller en sursaut, mais ça urge.

— Tu n’es donc pas dans ta chambre ! reproche la pauvre chère vieille.

— Non, il y a eu du nouveau, je te raconterai.

— Mais où es-tu ?

— Écoute, m’man, je te jure que j’ai pas le temps de t’expliquer. Dès que j’aurai raccroché, tu demanderas la communication avec la France et tu appelleras mon directeur ; tu connais son numéro privé ?

— Par cœur, Antoine.

— Bon. Tu lui diras que nous nous trouvons à Rio, où j’ai découvert qu’un attentat était prévu contre notre président après-demain, pendant qu’il inaugurera la nouvelle centrale atomique de Barbu-le-Vicomte.

Exclamations angoissées de Félicie.

— Seigneur Jésus ! Est-ce possible ?

— Tu te rappelleras bien tout, m’man ?

— Tu penses que oui, mon grand ! Après-demain, un attentat contre le président à la centrale de Barbu-le-Vicomte. Mais dis-moi, Antoine, tu es en danger en ce moment puisque tu ne l’appelles pas toi-même ?

— Je n’ai pas le temps d’attendre la communication, m’man. En tout cas, rassure-toi, c’est avec la police d’ici que j’ai quelques démêlés. Si ça ne s’arrangeait pas tout de suite, rentre en France. Les billets de retour sont dans le tiroir de ma table de nuit.

La « police d’ici » commence à réagir bruyamment. Elle vocifère comme tout un marché au poisson.

— T’inquiète pas, va ! lancé-je à Félicie. C’est un simple contretemps. Fais ce que je dis. Si le Vieux te pose des questions à propos de notre venue au Brésil, dis-lui que tu n’es au courant de rien. Je t’embrasse !

Je raccroche et nous fonçons au moment où les premiers coups d’épaule commencent d’ébranler la porte du bureau.

* * *

Les rues sont peu encombrées ; pourtant la vie continue. On sent un frémissement dans l’air toujours orageux. Les prémices du carnaval empêchent les gens de pioncer. Çà et là, sur les trottoirs, de vieilles femmes de couleur, accroupies dans des oripeaux, vendent de louches denrées alimentaires à la lumière d’une bougie chancelante : des grappes de maïs grillé, des saucisses noires de mouches, des fruits gâtés. C’est pitoyable, mais je n’ai pas le temps de m’apitoyer !

Galoper n’empêche pas de raisonner. Je me dis que mes poches sont vides et que je n’ai pas un fifrelin sur moi. À quoi rime cette galopade, dans la nuit brésilienne ? Où aller ? Le coup de fil à m’man passé, on aurait dû ouvrir à nos victimes et nous constituer prisonniers. Seulement, elles auraient peut-être mal réagi après la séance que nous leur avions fait subir. On a le sang chaud, dans ce pays, la détente facile. Le gorille était chiche de nous allonger et de se retrancher ensuite derrière le délit de fuite.

On cavale de la sorte pendant cinq minutes jusqu’à ce qu’époumonés, nous nous adossions à la grille d’un magasin.

Un filet de bave dégouline des babines du Molosse.

— Et maintenant, docteur, quel est le traitement à suivre ? halète mon bon Béru.

Malgré notre situation critique, je me sens réconforté de l’avoir auprès de moi.

— T’as de la fraîche sur toi ? lui demandé-je.

— Penses-tu, ces tantes m’ont ratissé de con t’en fomble ! Note qu’avec toute cette artillerie de campagne on pourrait demander poliment son larfouillet à un passant, mais c’est pas dans mes principes.

Il renifle une stalactite argentée et soupire :

— Nature riche[24], il est pas question de s’annoncer à la cabane Copa ?

— Au Copacabana Palace ? Oh ! non, pas question du tout. Tu penses que c’est là-bas qu’ils vont aller en premier.

— Du temps que tu y étais, t’aurais pu dire à maâme ta mère de nous faire apporter un peu d’artiche par Fernande.

— Pour que ta gosse d’amour, qu’ils connaissent maintenant, se fasse filer ? Dis-toi bien qu’ils y sont déjà, au Copacabana. J’espère qu’ils n’embêteront pas trop maman et qu’elle pourra tuber au Vieux !

Nous en sommes là de nos digressions lorsqu’une Jeep bourrée de matuches débouche du carrefour et fonce silencieusement dans notre direction.

— Mince ! Les archers ! gronde Bérurier, ah ! dis donc, ils perdent pas de temps pour ramoner le quartier !

Je sens que les occupants de la Jeep nous ont repérés. La manière dont l’auto a braqué sec vers nous en est la preuve.

— Taillons-nous ! dis-je.

Je me mets à galoper dans le sens opposé à la Jeep. Une balle siffle au-dessus de ma tête. Ça rameute la rue. Des cris se bousculent aux fenêtres et les rares passants décident de vérifier si la position de la tortue n’est pas enviable dans certaines circonstances.

J’avise une galerie marchande, je m’y jette littéralement. Là, au moins, la Jeep ne pourra pas passer ! La galopade du Gros constitue l’écho à la mienne. Ça défouraille encore, des vitres se déguisent en flaques.

Par chance, une galerie plus petite prend dans la galerie principale. Les coups de feu cessent dès que nous nous y sommes engagés.

— T’es pas blessé, Gros ?

Il fait non de la hure, n’ayant plus la force d’articuler une broque.

Je continue de courir, de trotter plutôt, car je commence à morfler un point de côté très méchant. On m’enfoncerait un tisonnier rougi entre les cerceaux que ça me ferait le même effet.

Je songe que nos poursuivants vont cerner le pâté de maisons… Je débouche sur une ruelle éclairée encore avec des becs de gaz. Quelques pédés tapineurs me font « mfft mfft » du bout des lèvres. Je leur détale sous le nez pour un nouveau sprint. Je prends une ruelle à droite, plus sombre encore. Une autre à gauche… La galopade de Béru se fait moins présente. M’est avis qu’il commence à traîner des cannes, Béru. On va pas marathoner de la sorte toute la nuit. Faut trouver autre chose… Je ralentis, il s’annonce, lourdement, pareil à un gros percheron exténué.

La rue où nous nous trouvons paraît absolument déserte. Je constate alors qu’elle borde des entrepôts. Nous sommes près du quai. D’immenses poubelles métalliques sont alignées le long du trottoir. Ça chlingue le poisson vilain dans le secteur. Ces entrepôts doivent être des poissonneries en gros.

— Oh ! merde ! agonise Béru en stoppant, je déclare forfait, mec, et je rends mon dossard.

On perçoit une rumeur assez lointaine. Notre démarrage fulgurant et nos zigzags dans les venelles nous ont permis de distancer provisoirement l’adversaire qui a pour lui le nombre et la connaissance de la ville. Je culbute deux poubelles pour que leur répugnant contenu se répande sur le trottoir où il débordait déjà.

— Planquons-nous dans les poubelles, Gros, et ne bronchons plus.

— Je vais jamais tenir ! lamente-t-il.

— Tasse-toi ! C’est pas le moment de penser à ton confort !

L’odeur qu’exhalent ces récipients est infecte, mais, dans ces cas-là, le sens olfactif devient un sens mineur. Je regarde le Gros se lover dans sa poubelle ! Enfin tel qu’en lui-même, Béru ! Il regagne son gîte originel. Il retrouve sa housse, son écrin !

— Tasse-toi encore ! le sommet de ta bouille dépasse !

Il fait un effort, devient absent, alors je plonge entièrement dans mon tas de sanie et j’attends.

Ne pas broncher ! Oublier l’odeur !… J’évoque le quai aux Fleurs, au printemps, avec les pots de jacinthes alignés, les jonquilles et les narcisses, tout ça odorant à qui mieux mieux…

Je pense à des coins alpestres, purs et bleus. Je respire des parfums de femme…

Un grondement de moteur ! Une auto déferle dans la rue. Au bruit, je sais qu’il s’agit de la Jeep.

Une galopade, des cris, des appels ! Des silhouettes passent sur le trottoir, près de nous, au-dessus de nous, sans nous voir. Des poubelles, ça leur vient pas à l’idée. Ça leur paraît trop petit à première vue, trop malodorant. Ils passent. Ils s’éloignent. La rumeur louvoie à travers le quartier, s’y faufile. Elle s’anéantit progressivement.

Par mesure de sécurité, je laisse passer du temps. Puis je siffle entre mes dents. Mais Béru ne répond pas.

Je me dégage de ma poubelle, j’exécute quelques mouvements décontractants et m’approche de la couche nuptiale du Gros.

Il dort !…

CHAPITRE VIII

Dès qu’il s’arrête, il pionce, le Gros. Et c’est cela qui fait sa force, lui assure son équilibre. Je renverse à nouveau la poubelle pour faciliter son éviction. Il tombe dans le tas d’ordures, paresse quelques instants et murmure :

— C’est en ordre, mec ?

— Pour l’instant, oui. Filons !

Mais toujours la même question, pertinente en diable :

— Où aller ?

— Je ne vois qu’une solution, lui dis-je, l’ambassade de France.

Ça le pousse au ricanement, Bébé-Lune.

— On risque pas d’être reçus dans le grand salon d’apparat, mon pote, de la façon qu’on malodore les deux ! Vise, j’ai des écailles de poissecaille plein mes tifs ! Ils vont appeler police-secours si on carillonnerait maintenant !

— On parle français, Gros.

— C’est vrai qu’avec la menteuse on se tire toujours d’embarras, comme dit un de mes aminches qu’a le bec verseur fané, murmure le Gros. Tu sais où qu’elle perche, toi, l’ambassade de France ?

— À Brasilia, me souviens-je.

— C’est loin ?

— Mille kilomètres environ, mais il doit bien rester des annexes à Rio !

— Et tu espères te rencarder auprès d’un monsieur l’agent ?

Au lieu de répondre je me mets à marcher vers le centre. Nous déambulons sans encombre jusqu’à une large artère plantée de palmiers.

Tout mon être est tendu, mon regard fouille l’obscurité. Bref, j’ai les caractéristiques d’un type aux abois. Je détecte, dans le lointain, un cordon de poulets, ou de soldats, qui barre la rue et interpelle les passants.

— Pas par la, ça chlingue le roussi, dis-je au Gros.

— Eh bien, dis donc, murmure l’Écaillé, tout ce dépliant de forces pour nous, c’est bien de l’honneur !

Il a déjà opéré sa volte-face, mais je ne le suis plus. Mes yeux se sont posés sur un grand magasin, de l’autre côté de l’avenue, et je n’arrive plus à les en détacher.

— Tu t’annonces, oui ? bougonne Bérurier.

Je suis en train de lire : « Librairie Française ». Je me sens hypnotisé, fasciné, camé, grisé et tout ce qu’on voudra. C’est déjà beau, en soi, une librairie. Mais française ! Alors là, ça dépasse tout.

— Qu’est-ce que tu mates ? chuchote mon ami, troublé par mon attitude.

— Regarde !

Je lui désigne l’enseigne qu’un lampadaire proximitif éclaire abondamment.

— Et alors, tu veux pas aller t’acheter les Mémoires de guerre du général à c’t’heure, mon pote ; d’ailleurs, t’es raide comme un passe !

— C’est ici que Martial Vosgien a disparu, Gros !

— Oh ! oui, c’est juste ici…

Son silence rejoint le mien dans une communion poulardienne. Nous ne sommes plus deux fugitifs traqués, mais à nouveau deux chiens de chasse. On frétille de la matière grise, mon Béru et moi. C’est plus fort que nous.

— Arrive ! décidé-je en traversant la rue.

Il ne me demande pas mes intentions. Sa soumission vient de ce qu’il éprouve des sentiments rigoureusement identiques aux miens.

La librairie est située à l’angle de l’Avenida et de la rue Cabandelmas. Ainsi que me l’a précisé le sieur Valéry, elle comporte deux entrées : une grande et une petite. Je regarde à travers la vitre le magasin désert, avec ses rayons géométriques. Il a été facile à Vosgien de s’esbigner car le local, à cause précisément des rayonnages placés en épis, constitue une espèce de petit labyrinthe.

— T’as l’intention d’entrer ? s’informe le Gros.

— Le désir seulement, car les flics m’ont piqué mon sésame avec le reste.

— Et alors, s’emporte le Magistral, tu te figures qu’y a que ta bricole des arts ménagers qui peuve délourder ?

Ce disant, il sort un des revolvers de sa fouille.

— Oh ! dis, Buffalo Bill, tu ne vas pas défourailler dans la serrure ? m’affolé-je. Avec tous les boy-scouts qui draguent !

Il hausse les épaules.

— Tu me prendrais pour une patate certaines fois, que j’en serais pas surpris, dit-il.

Il extrait un chargeur de l’arme, lui fait cracher ses prunes dans le creux de sa pogne, puis écrase l’armature métallique dudit chargeur sous son talon. Ensuite, ses gros doigts sauvages malaxent ce crachat de ferraille, l’organisent, le tortillent, l’effilent, l’affûtent (enchanté), en font un outil biscornu, mais un outil pourtant, que mon Béru utilise pour violenter la serrure du magasin. Il n’arrive cependant pas à forcer la lourde. Il jure, il sacre pire qu’à Reims, il s’accroupit, il s’accroche ! Œuvre, mon Béru, insiste, prodigue-toi, homme sublime.

De larges gouttes tièdes commencent à vaser. Elles s’écrasent sur le trottoir comme des fientes de pigeon. M’est avis que ça va hallebarder avant longtemps. Tant mieux ! La flotte calmera les ardeurs policières et peut-être deviendra-t-elle notre alliée.

— Je la sens qui mollasse, avertit le Gros.

Je fais le vingt-deux. Heureusement, les poulagas cernant le quartier nous permettent de forcer peinardement la porte du magasin en canalisant les noctambules.

— Et v’là le boulot ! s’exclame Sa Majesté en poussant la porte.

Nous pénétrons furtivement dans la librairie. Une bonne odeur de livres domine les remugles écœurants de poisson collés à nos fringues.

Je relourde silencieusement, puis je me dirige vers le fond de la boutique ou s’ouvre une porte matelassée qui n’est pas fermée à clé heureusement. Je la pousse et me trouve dans une espèce de no man’s land commercial où s’élèvent les rayons des « réassorts » et où s’empilent des caisses vides. Au fond de ce réduit, une nouvelle porte, fermée par un verrou, celle-là. Je la désigne au Mastar.

— On est bourrus, mec, y a un verrou de l’autre côté !

Béru appuie sa main aux doigts écartés contre le panneau et exerce une lente mais puissante pesée.

— Tout juste un petit verrou de bonniche, mon pote, diagnostique-t-il. Tu vas te cramponner au loquet pendant que je vais forcer de l’épaule, de manière à retenir la lourde quand j’y aurai fait cracher son arête. On va y aller en souplesse et ça fera pas plus de chahut qu’un pet de mouche, je te promets !

Je suis docilement ses astucieuses directives. Et voilà le cher homme arc-bouté, les veines du cou plus saillantes que les côtes d’un pantalon de charpentier. On entend gémir la targette sur l’autre rive. Malgré son effort, Béru trouve le moyen de m’adresser un clin d’œil prévictorieux. Enfin, le craquement devient de plus en plus geignard et je sens que la lourde va céder. Si, effectivement, je ne la retenais pas, Zozo serait parti dans les azimuts, entraîné par sa pesée.

Maintenant, nous voici dans un petit hall garni de bois mouluré qui sent le fané, l’encaustique et la cage à oiseaux. En fait, par la lumière de l’impasse, j’avise des perruches (tout étonnées de notre visite), dans un château de Chambord en fil de fer, avec galerie des Glaces (on a mélangé les styles), jardin d’hiver et Luna-Park incorporés. Au fond du hall un escalier. Nous nous y dirigeons. Les marches de bois, recouvertes d’une moquette tellement élimée qu’elle est quasiment éliminée, craquent comme une goélette sodomisée par un récif (de la Bretonne). Aussi, à peine avons-nous atteint le palier qu’un rai de lumière filtre sous une porte. Une voix de femme, tremblotante, morte d’anxiété, balbutie :

— C’est vous, Isabel ?

Bérurier, qui a plus de réflexes qu’une prise électrique et autant d’esprit d’initiative qu’un cosmonaute dont la communication avec le sol est interrompue, bondit en avant, deux pétards pointés, et ouvre la porte de la chambre d’un coup de pied bien ajusté sur la poignée.

Nous découvrons une pièce balzacienne, pleine de tentures, de tapis, de coussins, de vieux meubles, de vases d’albâtre, de lampes en opaline et de tableautins bucoliques.

Dans un lit capitonné de tissu mauve, une dame âgée, aux cheveux de neige, une liseuse de laine sur les épaules, tâtonne sur sa table de chevet à la recherche de ses lunettes.

— C’est vous, Isabel ? redemande-t-elle, bien que le Gravos se trouve au pied de son lit.

La pauvre personne déniche enfin des bésicles aux verres plus épais que ceux d’une lunette astronomique, en chausse son nez et pousse un glapissement d’horreur en découvrant deux types armés, pas rasés et puant le poisson dans sa chambre.

Un bref instant, je crains qu’elle ne s’évanouisse, mais non, elle domine son effroi pour balbutier :

— Ne me faites pas de mal, je vous donnerai tout. L’argent est dans un coffre mural, derrière ce tableau qui représente une jeune fille sur une balançoire.

Je souris à la personne.

— N’ayez aucune inquiétude, madame, nous n’en voulons ni à votre vie ni à vos biens.

— Vous… vous êtes français, bégaie-t-elle, vaguement soulagée.

— Complètement, et de père en fils, madame. Vous aussi, à ce que j’entends ?

— Oui. De Rouen…

— Vive Corneille ! m’exclamé-je, ce qui achève de la réconforter. Il y a longtemps que vous habitez Rio ?

— Vingt-deux ans. Mon époux faisait partie du corps consulaire. Il est mort ici et j’ai décidé de demeurer dans ce pays où j’avais été heureuse en sa compagnie.

Pas plus duraille, mes drôles ! V’là qu’en deux phrases et de belles intonations j’ai rassuré mémère et l’ai amené à nous raconter sa vie.

Pour ponctuer l’honnêteté de nos sentiments, nous enfouillons nos revolvers.

— Je suis confus de faire irruption chez vous à cette heure et en cet appareil, phrasé-je, confus surtout de pénétrer d’autorité dans votre chambre, madame, mais la nécessité commande. Je m’appelle San-Antonio, et voici mon adjoint, l’inspecteur Bérurier.

Elle nous vote un petit sourire.

— Nous sommes venue au Brésil à la demande du gouvernement français pour y mener une enquête officieuse sur Martial Vosgien, et il se trouve que nous avons des démêlés avec nos confrères d’ici.

Elle a sourcillé lorsque j’ai parlé de Vosgien, très nettement.

— Madame, poursuivis-je, toujours d’un ton d’extrême cérémonie, je voudrais, avant de vous poser certaines questions, vous dire que nous n’avons aucune mauvaise intention concernant Vosgien. Simplement, nous tenons à savoir où il est et ce qu’il fait. Sa disparition a provoqué certains épisodes dramatiques, et il est bon que tout rentre dans l’ordre.

Silence. La brave dame rajuste ses lunettes. (Décidément, tout le monde en porte dans cette affaire, faudra que je passe un contrat de publicité avec Lissac.)

J’attends également. Béru, pour se donner une contenance se broie les phalanges, ce qui produit un bruit d’arbre mort abattu par le vent.

La libraire regarde Béru, puis me regarde. Je lui souris presque tendrement. Sa chambre renifle la province française. C’est un coin de chez nous. Tout a été apporté de là-bas. Ça lui suffit, à mémère, ces quinze mètres carrés de patrie pour terminer ses jours. Sa librairie, ses souvenirs, ses perruches, elle en demande pas plus…

— Eh bien ? finit-elle par murmurer, incommodée par ce silence trop prolongé.

— C’est moi, madame, qui me permets de vous dire « Eh bien ? ».

— Qu’attendez-vous donc ?

— Que vous me parliez de Vosgien !

— Je le connais si peu ! C’était un client, on bavardait de temps à autre, mais jamais de politique. Nous parlions surtout littérature…

— Je sais, madame, que c’était un de vos clients, et je sais de plus une chose que beaucoup de gens ignorent encore !

— Vraiment ? fait-elle avec une aimable prudence.

— Vosgien a disparu dans votre magasin, madame !

Elle ramène sa liseuse sur sa poitrine, comme si un pernicieux courant d’air soufflait soudain dans la pièce. Dehors, l’orage se déchaîne. Ça ne tonne pas beaucoup, mais pardon ! pour vaser, il vase !

— Il a disparu de mon magasin, reprend-elle en appuyant si fort sur le de que je demande au typo de bien vouloir l’écrire dans un corps différent (merci).

Je secoue doucement mon admirable tête d’intellectuel surmené.

— Pas du tout, du tout, du tout, madame ! affirmé-je d’un air tellement entendu qu’un sourd percevrait mes paraboles. Martial Vosgien n’est pas sorti de votre librairie le jour de sa disparition. Il s’est caché ici ! Tout était combiné à l’avance. Il voulait partir pour la France discrètement, et…

Elle secoue la tête.

— Vous vous trompez, mon garçon !

— Où est-il ?

— Je l’ignore !

— Madame, dis-je avec déjà moins de gentillesse, il est indispensable que j’apprenne tout sur cette affaire. Je sais que vous vous êtes prêtée à certaines complaisances vis-à-vis de Vosgien ; si vous refusez de parler, les choses iront plus loin ; deux meurtres ont déjà été commis aujourd’hui à cause de Vosgien, et ça n’est pas fini, le scandale va éclater, il sera international, créera des incidents diplomatiques et ruinera votre quiétude. Ce que vous refusez de m’apprendre, vous serez fatalement amenée à le dire à d’autres dont les méthodes seront moins souples que les siennes.

— Deux meurtres ! s’étonne-t-elle.

Je m’assieds au bord de son lit. Son édredon va puer le poisson, mais tant pis !

— Vous devez parler, madame !

— Je n’ai rien à dire, allez-vous-en !

— C’est quand même tout de même terrible, articule le Bouffi, avec une dame comme voilà, qu’a l’air d’être ta mère, je peux pourtant pas jouer Fort Apache et casser la bibeloterie !

… « Qui a l’air d’être ta mère ! »

— Où se trouve le téléphone, madame, je vous prie ?

— Dans le salon à côté.

D’un regard j’ordonne au gros de surveiller la vieille dame et je passe dans la pièce voisine. C’est une pièce plutôt triste. Un salon, certes, mais qui sert de bureau aussi car dans le fond, une grande table Louis XV est surchargée de paperasses, factures, borderaux, tampons, etc. Un appareil téléphonique m’y tend ses cornes. Je résonne le Copacabana. Je redemande m’man et, cette fois-ci, ça va beaucoup plus vite car elle ne s’est pas rendormie.

— Alors, que se passe-t-il, Antoine ?

— Les choses ont l’air de s’arranger, m’man. T’as eu le Boss ?

— Il y a deux minutes, mon petit.

— Tu lui as dit ?

— Mot pour mot, il m’a bien remerciée, il semblait enthousiasmé.

— Ça ne l’a pas surpris de nous savoir au Brésil ?

— Absolument pas, il avait même l’air d’être au courant.

Par Machinchouette, qui se sera mis à table, je suppose ? Je me berlurais suavement quand je croyais pouvoir lui cacher mon escapade.

— La police ne t’a pas réveillée ?

— Elle est venue fouiller ta chambre, mais personne ne m’a rien demandé. Comme tu m’avais prévenue que ça allait mal, je ne suis pas intervenue.

— Tu as bien fait. Je voudrais te mettre encore à contribution, ma poule.

— Mais naturellement, mon petit…

— Prends un taxi et viens me rejoindre à la Librairie Française, qui se trouve avenida Santa Verola. Apporte-moi de l’argent et fais en sorte de ne pas être suivie !

Ce qu’elle est heureuse à la perspective de me revoir, Félicie !

— J’arrive, mon chéri, j’arrive…

* * *

Je la guette depuis la librairie obscure. Il pleut des cordes, l’avenue est transformée en torrent. Les égouts, insuffisants, ont des résurgences dantesques et leurs plaques de fonte flottent comme des disques de liège. Enfin un bahut rouge stoppe à la hauteur du magasin. La tendre silhouette de Félicie en descend. Elle retrousse ses jupes et court sous le porche du magasin. Je lui fais signe de passer par la petite rue. Elle est trempée, la pauvre mère.

— Que fais-tu ici, mon grand ? s’étonne-t-elle.

Je lui explique, en long, en large et en français moderne (ultra-moderne). Lorsque j’ai terminé, je lui dis ce que j’attends d’elle. Elle opine et nous rejoignons la vieille libraire et le Gravos. Ils sont en grande converse. La dame demande à Béru s’il a lu Pascal, et il répond qu’il ne s’intéresse pas aux bandes dessinées, vu qu’elles sont trop difficiles à suivre. Astérix, il veut bien, à petites doses, juste pour dire de se tenir au courant et ne pas sembler ignare.

Notre arrivée suspend ce passionnant débat littéraire.

— Madame, dis-je, permettez-moi de vous présenter maman. Je lui ai demandé de venir ici m’apporter de l’argent, mais l’orage fait rage, si je puis me permettre ces rimes (à cause de leur richesse). Mère est complètement trempée et si vous pouviez lui prêter quelques effets, elle vous les rapporterait demain matin, ou plutôt tout à l’heure, puisque nous sommes demain depuis plusieurs heures déjà.

La libraire paraît ravie de cette visite. Elle répond que bien volontiers, et assure qu’elle n’a pas parlé à une compatriote de sa génération depuis bien longtemps.

Nous laissons discrètement les deux « conscrites » ; je parie qu’avant deux minutes elles auront des larmes en commun.

— Je te vois venir, sourit le Gros lorsque nous nous retrouvons au salon. C’est pas bête.

— N’est-ce pas ?

— Madame ta maman va tirer les vers du nez à la libraire, hein ?

— Qui sait ?

— Tu t’es dit qu’entre personnes d’un certain âge, la confiance réciproquerait, et réciproquement ?

— On ne peut rien te cacher, Béru, c’est déprimant.

— Tu crois qu’elle a vraiment trempé dans le coup, la bouquiniste ?

— D’une certaine façon… Mais ça ne doit pas être aussi simple…

— Comment cela ?

Je réfléchis un peu, affalé sur un fauteuil crapaud, les jambes allongées pour gommer un peu la fatigue qui les plombe.

— Cette femme, dis-je, plus pour moi que pour le Ventru, est un être inoffensif et aimable qui n’aurait jamais prêté la main à une combine politique…

— T’as vu cette môme si elle est roulée façon madone bougnoule ? murmure mon compagnon en me désignant la photo d’une magnifique jeune fille noire sur la cheminée.

Je visionne la môme en question et je me dis qu’elle est drôlement pourléchante, en effet. Un peu de sang blanc a corrigé son nez, ses lèvres et ses cheveux. C’est une espèce de Blanche noire, si vous voulez bien comprendre. Elle a la morphologie d’une Blanche aux traits harmonieux et la couleur d’une Noire. Il y a plusieurs photos d’amateur dans ce cadre décoré d’ailes de papillon. Un petit pêle-mêle intime. Toutes ces photos entourent le portrait de la jeune Noire et la représentent dans des décors et avec des gens différents. On la trouve avec la libraire, sur fond de bananiers ; à la plage, en compagnie de jeunes filles blanches (car au Brésil, si le racisme se manifeste parfois, il n’empêche pas Blancs et Noirs de vivre en bonne intelligence) ; je la vois en short sur un vieux vélo, et puis avec…

— Nom de Zeus ? m’écrié-je en grec.

— C’est à propos de quoi donc ? s’intéresse le Majestueux.

Je lui désigne la plus petite des photos. On y voit la fille noire en compagnie d’une très vieille Noire. Un homme, également noir est au milieu, qui tient les deux femmes par le cou.

— Ce type !… balbutié-je.

— Eh ben ?

— C’est Stefano Correira, ou plus exactement Apucara, l’ennemi public, celui qui nous a attaqués, que j’ai lessivé cette noye, et dont le cadavre a disparu !

— Oh ! dis, mais ça se corse, comme disait Napoléon à Tino Rossi !

— En effet, Gros. J’ai l’impression que le serpent commence tout doucement à se mordre la queue.

Quelques minutes plus tard, les deux femmes sortent de la chambre. Elles sont habillées comme pour aller se promener et paraissent au mieux.

— Pardon, madame, dis-je à la vieille libraire, pouvez-vous me dire qui est cette ravissante personne ?

Elle jette un coup d’œil à la photo, hoche la tête et murmure à l’intention de m’man :

— Isabel Apucara, la petite dont je vous parlais…

— La femme de l’ennemi public ! m’écrié-je.

— Sa sœur, rectifie notre hôtesse.

— Vous permettez ? murmure Félicie à sa conscrite.

Je pige qu’elle sollicite la permission de me mettre au parfum. Un battement de cil, la lui accorde, alors m’man déballe son histoire toute fraîche :

— Antoine, vois-tu, nous venons de bavarder, Mme Buisson (la libraire s’appelle Mme Buisson) et moi, et je l’ai persuadée que, dans l’intérêt de tout le monde, il vaut mieux qu’elle dise ce qu’elle sait.

Félicie se racle discrètement la gorge en se masquant la bouche de sa main en cornet. Nous sommes suspendus à ses lèvres, la Frite et moi. C’est tout de même peu banal que la vérité nous vienne de m’man, non ? M’man et ses confitures, ses blanquettes de veau, son jardin, sa femme de ménage malheureuse… M’man qui débrouille l’écheveau, comme elle donnerait la recette du lapin à la moutarde. Et à quatre heures du matin, à Rio, sous un orage majuscule !

— Mme Buisson, continue-t-elle, a, depuis des années, comme vendeuse et secrétaire cette jeune Isabel qui est, paraît-il, une demoiselle très bien, très cultivée, dont le drame est justement d’avoir un frère voyou. M. Vosgien bavardait surtout avec Isabel quand il venait ici. Ils avaient de longues conversations et, quand il repartait, M. Vosgien paraissait tout ragaillardi.

— De quoi parlaient-ils ?

M’man fronce un peu le nez.

— Mme Buisson est discrète et ça ne regarde personne, Antoine !

Bing ! V’là Félicie qui me remet en place.

— Alors ?

— Quelques jours avant la disparition de M. Vosgien, Isabel a demandé à Mme Buisson la permission d’aider celui-ci à disparaître discrètement. Il s’agissait, un jour qu’il viendrait au magasin, de le faire passer dans les appartements jusqu’à ce qu’il pût sortir de la librairie sans être vu.

— Son secrétaire était au courant ?

— Non ; précisément, c’était à son insu que M. Vosgien tenait à disparaître, Antoine.

— Pour faire quoi ? Pour aller où ?

— Cela, Mme Buisson l’ignore absolument.

— Je vous en donne ma parole ! confirme la dame Buisson.

Elles sont drôles, ces deux chères dames !

— Et qu’en a dit Isabel ?

— Elle a disparu, elle aussi, avec Martial Vosgien, en me laissant juste un mot pour me dire de ne pas m’inquiéter à son sujet. Ce soir, en entendant du bruit, j’ai cru que c’était elle qui rentrait.

— Personne n’est venu la demander ?

— Si, son frère ! Il est arrivé ce matin… enfin, hier matin, se reprend-elle, réalisant qu’il va bientôt faire jour. Comme il est recherché, il s’était affublé d’un chapeau de paille, de grosses lunettes et avait rasé sa moustache.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il voulait savoir où était sa sœur. Il m’a menacée, je n’ai rien dit et, à mon tour, l’ai menacé d’appeler la police s’il ne fichait pas le camp ! Mais il ne s’est pas troublé et m’a répondu que si la police apprenait des choses à propos de Vosgien, je risquais d’avoir des ennuis.

— Et ensuite ?

— Je crois l’avoir persuadé que je ne savais rien au sujet d’Isabel, il a fini par s’en aller.

— Car vous ne savez rien à propos d’Isabel, madame Buisson ?

Elle pose sur moi un regard candide à travers ses verres bombés comme le front du chef-flic de tout à l’heure.

— Non, et précisément, je regrette infiniment de l’avoir laissée s’engager dans cette affaire.

— Vous ne voyez pas où l’on peut obtenir de ses nouvelles ?

M’man, qui en sait long comme l’achèvement du Redoutable sur la question, intervient :

— J’ai expliqué à Mme Buisson qu’il fallait absolument retrouver cette petite ; alors elle pense qu’en allant interroger Rosita, la meilleure amie d’Isabel on risque peut-être d’avoir un indice…

— Où demeure-t-elle, cette Rosita, madame Buisson ?

— Dans la favelle au bord du lac.

— Vous pouvez me préciser son adresse, je vais aller lui parler.

— Tout seul, vous ne feriez pas dix mètres à l’intérieur d’une favelle, mon pauvre garçon !

— C’est pourquoi, complète ma chère femme de brave mère, cette bonne Mme Buisson se propose de venir avec nous, car, grâce à Isabel, elle a été admise dans ce milieu dangereux.

Nous tubons à un bahut et partons à travers l’orage. Tous les quatre : m’man, Mme Buisson, Béru et moi. Vous mordez l’équipage ? Deux gus cradingues comme des peignes en compagnie de deux vieilles dames emmitouflées dans des casaques de veuve ; ça paye, non ?

CHAPITRE IX

Un bidonville tragique, cerné de palissades inquiétantes.

Ce qui surprend, dès qu’on s’engage dans un des boyaux d’accès, c’est son étroitesse, la manière dont les minables constructions de planches et de fer-blanc sont entassées, pressées comme les bêtes d’un troupeau frileux. Il est difficile d’avancer dans les rues-terriers desservant la honteuse cité. On marche dans la fange. Une monstrueuse odeur, en comparaison de laquelle celle de nos poubelles est parfum d’Arabie, nous prend, non seulement au nez, mais aussi à la gorge. Elle colle à nous, malfaisante et vorace. On est happé par cette infecte senteur épidémique et on a l’impression qu’on ne s’en débarrassera plus jamais.

Des sacs de toile servent de porte. Des cartons, de carreaux aux fenêtres. Par les rideaux soulevés, on découvre une population sombre et haineuse à l’intérieur de ces casemates. Des femmes obèses, des gosses à peu près nus, blottis autour d’un lumignon tandis qu’un poste à transistors vocifère des sambas.

Mme Buisson marche en tête. Parfois, des silhouettes inquiétantes s’interposent, mais elle les renvoie à l’ombre puante de quelques mots énergiques.

Au fur et à mesure que nous avançons dans ce cauchemar, nous nous apercevons qu’il est organisé, qu’il a ses commerces, ses bars, ses chapelles. Il s’agit bel et bien d’une agglomération.

— Mon Dieu, quelle odeur ! balbutie Félicie, qui tient son mouchoir en boule sous son nez.

— Tu n’aurais pas dû venir, m’man.

— Je ne le regrette pas, on ne peut pas savoir que ça existe si on ne l’a pas sous les yeux… Ces pauvres enfants couverts de croûtes et encore debout à cinq heures du matin !…

Elle pleure…

Notre guide s’est arrêté devant une cabane où des vieilles chantonnent des psaumes.

La libraire parlemente. Elle remercie.

— Eh bien ? demandé-je.

— Rosita est à une macumba.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête ? s’inquiète Berurier.

— Une messe noire, lui dévoile Mme Buisson. Ça procède de la religion catholique, mais avec l’intervention, en cours d’office, de rites païens importés d’Afrique. Venez voir…

— Une macumba à cette heure ! m’étonné-je.

— Mon cher garçon, ça dure toute la nuit ! Ils doivent être exténuée, maintenant.

En connaisseuse, elle se dirige vers un petit hangar cerné de grillage. La porte en est ouverte et un grand diable de Noir, revêtu d’une chasuble, en garde l’entrée. Contre l’édifice de planches, des caisses grillagées renferment des volailles.

— Pour les sacrifices, nous explique Mme Buisson.

La vieille dame discute âprement avec le Noir. Ce dernier nous défrime sans aménité.

— Je dis que vous voulez vous convertir à leur religion ; certains Blancs en font maintenant partie, des Nord-Américains, surtout.

À l’intérieur ça hurle, ça cantique, ça bat des mains, ça tam-tame…

— Bon, il est d’accord, fait Mme Buisson, seulement il faudra verser quelque chose pour leurs oeuvres.

Comme dans toutes les Églises, en somme !

Nous entrons dans une chapelle incroyable.

Au fond se dresse un autel échevelé, sorte de grotte baroque, bourrée de statues de saints, d’icônes, d’images, de cierges, de lampes à huile, de reliques en châsse, de fleurs et de guirlandes.

Le public est parqué de chaque côté du hangar dans deux galeries légèrement surélevées. Le centre du local est occupé par les officiants, parmi lesquels vingt jeunes négresses en robe blanche, trois joueurs de tam-tam, quatre choristes et un grand prêtre coiffé de plumes multicolores comme un chef indien d’Hollywood et au torse nu agrémenté de graffiti peints blancs et rouges.

Une énorme négresse suifeuse, drapée dans une robe en voile bleu, encense le grand prêtre au milieu d’un tohu-bohu général. C’est l’hystérie collective. Les vingt vierges se roulent par terre. Le grand prêtre ramasse une bouteille d’eau, la brandit devant l’autel et sort en poussant des hurlements.

— C’est l’esprit du diable qu’il emporte dans cette bouteille ! nous explique la brave libraire, laquelle me semble être une parfaite catholique, apostolique, macumbienne.

— Et pourquoi t’est-ce que les autres poussent ces cris désarticulés ? interviewe le Révérend.

— Ils chantent le Notre Père.

— C’est quand même plus rigolo qu’à Saint-Sulpice, convient le Valeureux en louchant sur les vingt beautés qui se pâment sur le plancher. Y en a des pas mal roulées parmi ces enfantes de chœur !

— Rosita se trouve ici ? demandé-je.

— Oui, c’est la troisième, à gauche de l’autel, renseigne notre cicéronne, mais je ne peux évidemment pas lui parler tant que la cérémonie ne sera pas achevée. Ça ne vous fait rien d’attendre ?

— Au contraire, je trouve ce spectacle passionnant.

Au bout d’un moment, je me désintéresse de la kermesse frénétique qui se déroule sur la « scène » pour contempler le public. Il est recueilli, le public, fervent à outrance. Il psalmodie et frappe dans ses mains, la tête penchée. Je n’aperçois pratiquement que des Noirs au visage luisant de sueur. Quelques rares Blancs, plutôt café au lait à vrai dire, excepté un…

— Où que tu vas ? grogne Béru, en me voyant fendre la foule. T’engager comme enfant de chœur ?

Je ne réponds pas. Je bouscule les fidèles, lesquels me roulent des lotos absolument blancs. Au fond de la travée, prie une superbe fille noire. Et cette fille, mes amis, bien que vous soyez bêtes à bouffer des betteraves sans les faire cuire, vous avez déjà deviné que c’est Isabel.

Belle Isabelle, belle Isabelle, ô belle Isabelle ! dit la chanson.

Pour être belle, elle l’est, Isabel ! Quel panorama, ma doué ! Je me place juste derrière elle, presque contre elle. Elle porte une robe jaune clair qui la moule (de Bouzigues) admirablement. J’aurais envie de lui exprimer mon admiration, tant celle-ci est vive, mais c’est cependant au type qui se tient à son côté que je m’adresse.

— Eh bien, monsieur Vosgien, on se convertit au macumbisme, à c’t’heure ?

L’homme a un tressaillement. Il rentre sa tête dans ses épaules comme s’il redoutait une décharge, mais comme rien ne vient, lentement il coule un œil par-dessus son bras gauche. Nos regards se prennent, se pénètrent, se jugent. Il s’agit bien de Martial Vosgien.

— Alors, le Brésil a été plus fort que la politique ? chuchoté-je.

Isabel lui a pris la main, comme si elle voulait le protéger. Poignant, ces deux mains aux doigts emmêlés ! C’est beau, ça vous picote les yeux. Je pige tout. Dix doigts qui se malaxent me racontent l’affaire de A jusqu’à Z mieux que n’importe quel rapport « circonstancié ».

— Rassurez-vous, m’empressé-je d’ajouter, je ne vous veux aucun mal, Vosgien. Personne ne saura que je vous ai retrouvé. Je ne suis ni une barbouse ni un de vos partisans, et pas davantage un maître chanteur. Seulement un homme qui voulait savoir la vérité.

Il me regarde franchement, cette fois. Je lui trouve un air à la fois heureux et fatigué ; il a l’expression d’un homme qui, après une course harassante, a fini par trouver un havre de grâce.

— C’est beau le Brésil, n’est-ce pas, Vosgien ? Bien plus beau que la politique et les attentats. Les femmes et les papillons sont plus merveilleux ici que partout ailleurs. Je parie que c’est en chassant les papillons que vous avez changé de mentalité. Progressivement, votre action vous a semblé inutile, puérile même. Vous avez compris que vous n’aviez encore jamais vécu pour vous, mais pour une cause ou pour les autres. Votre femme ne vous aime pas. Votre fille vous ignore pratiquement. Votre secrétaire est une espèce de geôlier acerbe ; et tous vos pieds nickelés ressemblent plus à des gardiens qu’à des gardes du corps ! Alors vous avez enfin décidé de vivre pour vous. C’est l’amour d’Isabel qui a tout déclenché et, aussi, l’imminence de l’attentat contre qui vous savez. Vous vous êtes dégonflé. Et dégonflé au point de ne pas même avoir le courage de vous dégonfler officiellement. L’unique solution ? Disparaître pour tout le monde ! Alors, avec l’innocente complicité de Mme Buisson, vous avez laissé agir Isabel. Je vais vous dire une chose, Vosgien : je vous comprends et vous approuve. Vous venez de choisir le seul vrai chemin qu’il vous restait à prendre : celui de l’amour. Je sais pourquoi vous assistez à cette cérémonie et pourquoi vous vivez — je le suppose — dans la puanteur de cette favelle : afin de devenir absolument, totalement quelqu’un d’autre. Bravo, Vosgien ! Votre équipe de dynamiteurs va se disperser peu à peu, rentrer en France et dans le rang. On vous oubliera, soyez tranquille. On conclura que vous avez été assassiné quelque part dans l’immense et angoissant Brésil. Un jour, un dégourdi en mal de copie écrira des bouquins sur votre aventure, et vous y serez sublime car elle n’aura pas de fin. La plus belle chose qui puisse arriver à un héros, c’est de disparaître tout à fait. Ça le branche directement sur sa légende. Soyez sans crainte, je ne parlerai jamais. Moi aussi je reste anonyme, c’est un cadeau que je vous fais. Je vais m’en aller en espérant que vous serez enfin heureux, Martial Vosgien. Vous avez tout ce qu’il faut maintenant pour l’être.

Il me fait face. Il voudrait parler, mais il ne peut pas, car il chiale ; et moi aussi. Sa main lâche celle d’Isabel et se tend vers moi. Je la presse.

— Merci de me croire, dis-je, et à jamais, vieux Bayard fatigué !

* * *

— Mais où que t’étais été ? demande Béru.

— Aux cagoinsses, mon pote !

— En pleine cérémonie ?

— La nature, comme l’Église, a ses commandements, plaidé-je. Allez, zou ! barrons-nous, j’en ai classe.

Il me croit devenu frapadingue.

— Dis, San-A., t’aurais pas chopé une crise de palladium[25] dans cette ménagerie ? T’as des vapeurs, mon gamin ! Juste comme on va p’t’être avoir de l’information, v’là que tu veux plier la tente !

— Je crois que je viens d’être touché par la grâce, Gros. Je me suis dit exactement ceci : nous n’avons pas retrouvé Vosgien, mais nous avons — grâce à ton zèle — prévenu un terrible attentat. Ce faisant, nous nous sommes drôlement fourrés dans la pestouille. Essayons de nous en sortir au lieu de continuer un rodéo ridicule dans ce pays déroutant. Mate un peu ces guignols en transes et dis-moi si on peut logiquement enquêter dans un tel bouzin ! Si tu veux mon avis : Martial Vosgien en a eu sa claque de sa guérilla et il a dit bye-bye à tout le monde. Alors, faisons comme lui, camarade !

— Écoute, proteste Béru, on pourrait tout de même, vu qu’on est là…

— Ballepeau ! On rentre, c’est un ordre !

— T’en as de suaves, rentrer z’où ? On a toute la flicaille de Rio au panier !

— On va retourner à l’hôtel !

Il s’effare, sincèrement alarmé pour ma raison.

— Mais t’as le cervelet qui saigne du nez, mon pote ! Ils ont inverti l’hôtel, les roycos, tu t’en gaffes bien !

— Nos chambres ont été fouillées. C’est le seul endroit où ils ne viendront pas nous chercher.

— Et dans l’hall de l’hôtel, ils ont pas placé des poulagas derrière chaque pot de fleurs, non ? Et le personnel de la Cabane Kopa Palace, il nous connaît pas, p’t’être ?

— J’ai trouvé le moyen d’entrer peinardement, et même de dire bonjour aux flics en faction sans le moindre risque, mon petit chou.

Ça le méduse, comme eût dit Géricaut.

— Toi ? fait-il, en plein office, alors que le prêtre est précisément en train d’égorger un poulet à l’intention de San-Antonio de Padova, mon patron.

— Moi, réponds-je. Ça te la sectionne, hein, mon vieux Casanova de bal musette ! Fais ce que je te dis, et tu vas la retrouver, ta Fernande, avec la manière de t’en servir.

Ça finit par le décider.

Le temps de murmurer à Mme Buisson que « merci beaucoup de votre obligeance, mais il se fait tard et je crains que madame ma mère ne supporte pas très bien cette ambiance », et on dehote sans que je virgule un seul regard en direction de Vosgien.

Une fois dehors, sous la pluie qui commence d’intermitter, Félicie, accrochée à mon bras, me murmure entre deux bourrasques :

— J’espère que cet homme trouvera la paix du cœur, mon grand.

Je la dévisage. Elle a pas les yeux dans son aumônière, m’man.

— Il m’a l’air de la chercher, en tout cas, dans la bonne direction, je lui réponds.

CHAPITRE X

Huit plombes ! Le soleil est revenu et le Pain de Sucre étincelle au soleil.

Nous venons de quitter le magasin de l’amusante, de l’hospitalière Mme Buisson après y avoir éclusé moult cafés (du Brésil) pendant que m’man allait effectuer certaines emplettes dont je vous causerai plus loin.

Notre taxi se fraye difficilement un chemin dans les rues envahies par les travestis. Car c’est le carnaval qui démarre, qui explose, qui affole ! On voit déferler des groupes de gars vêtus d’extraordinaires costumes et qui se trémoussent déjà au rythme des trompettes, des sonnailles et des tam-tams. Les mecs de Rio économisent toute l’année pour se payer les beaux atours de leur carnaval, ils ne vivent que pour lui, voilà pourquoi le carnaval de Rio est unique au monde. Il est mystique. Il est religieux. C’est un acte d’amour.

— J’ai vu bien des carnavaux, déclare Béru, mais je dois admettre que çui-ci n’est pas dégueulasse, chère maâme.

— C’est beau, oui ! approuve Félicie, qui a de tout petits yeux à cause de sa nuit presque blanche.

— Tu crois qu’on passera inaperçus avec nos déguisements ? me demande le Gros.

L’imbécile ! V’là qu’il vient de vous manger le morceau. Moi qui ne voulait vous affranchir qu’au dernier moment pour vous emménager la surprise… Enfin peu importe, ce sont en effet des travestis que Félicie est allée nous empletter à l’ouverture des boutiques. Elle a acheté un bath costume de gladiateur au Gravos, avec cuirasse en carton argenté véritable, heaume à changement de vitesse, poignets de force, jupette de mailles et tout. Pour moi, un domino avec une tête de pierrot blême. Elle sait que je joue sobre. D’ailleurs, dans le tandem, c’est toujours Béru qui fait l’Auguste et moi le Pierrot discret, vous remarquerez…

On se fait délester un peu plus loin que l’entrée principale du palace. Une porte donne sur la piscine. De là, par le service, on peut appeler les ascenseurs. C’est prévu pour les clients qui descendent se baquer en maillot, ainsi, ils n’ont pas besoin de traverser le hall. Par mesure de sécurité, nous entrons sans Félicie et nous demandons au liftier de nous cracher un étage au-dessus du nôtre.

Nous v’là peinardement dans la place.

— Rabattons-nous dans la turne de Félicie, décidé-je, j’ai certains coups de grelot à donner et je ne peux décemment pas appeler de ma chambre.

On se pointe donc au Félicie’s office. Je dégoupille le combiné et je demande le numéro de la propriété de Vosgien. C’est Valéry qui répond. Il est angoissé à cause de l’absence de Carole. Je le rassure et lui apprends qu’elle a dormi au Copacabana. Il explose alors en me traitant de suborneur, de menteur, d’arnaqueur. Il m’accuse de les avoir laissé molester par Béru, et d’un tas de choses plus coriaces encore. Je le laisse se vider, et puis je parle. Et ce que je lui dis lui glace le raisin dans les pipe-lines, faites-moi confiance. Je lui raconte que Martial Vosgien est mort et leur attentat désamorcé. Que son futur, à lui, Valéry, ressemble à un mur de cabinet d’aisances public, et que s’il ne se tient pas extrêmement à carreau, il risque, non seulement de ne jamais revoir la France, mais de ne plus très bien voir le Brésil non plus, pour la bonne raison que si on raconte dans la presse la manière dont ils ont vendu la mèche de l’attentat, ses potes se cotiseront pour leur offrir un tueur à gages diplômé avec tous ses accessoires, à Staube et à lui.

Pétrifié, il n’en décoince plus une syllabe à l’autre bout. Ce que n’entendant plus, je lui dis que s’il continue de se montrer coopératif, tout se passera bien et qu’il pourra aller se refaire une situation en Argentine ou dans la périphérie vu que l’agriculture y manque de bras, et les bœufs de bouviers. En fin de blabla, je lui place la question qui me turlupafe.

— Qu’est-ce que vous avez donc manigancé encore avec le dénommé Apucara ?

Sa surprise m’est perceptible. Sans le secours d’un compteur Geiger.

— Po… pour… pourquoi ? parvient-il à expectorer.

— Je vous pose la question ! reprends-je sèchement.

— Eh bien, ce malfaiteur dangereux… très dangereux…

— Je sais.

— … Voulait savoir où était parti Martial…

— Je sais toujours.

— Je…

Il s’arrête. Le réputé San-Antonio (des prouesses parisiennes) prend le relais :

— Et vous l’avez adressé à ce bon Hilario Freitas que vous juriez ne pas connaître !

— Eh bien, c’est-à-dire…

— Vous saviez qui était Hilario Freitas ?

— Heu… oui.

— Pourquoi alors lui avoir expédié Apucara dans les pattes ?

— Je connaissais les activités de Freitas et comme je croyais que c’étaient les barbouses qui avaient liquidé le patron, il me semblait naturel de…

Ça me prend à toute flèche. Je raccroche sans même lui recommander d’aller se faire dilater l’orifice chez les Grecs. Je me tourne vers Béru et j’aboie :

— Bon Dieu de merde, Gros, on a été interrompus dans la cellule au moment où t’allais me dire ce que tu manigançais chez Hilario Freitas et, depuis, on n’a pas eu l’occasion de reprendre l’entretien !

— Ben, c’est pas marle, mec. J’allais le parfumer au sujet de l’attentat.

— Comment ça ?

— Ben, c’était le chef des agents français au Brésil !

— Hein ?

— Nature ! Le Vieux m’avait filé ses coordinations comme quoi en cas de tabac quelconque fallait que je m’adressasse à cécolle. Voilà que j’arrive chez lui, la porte était ouverte. J’entre et je le trouve naze. Pour le coup je carillonne les voisins, et…

Je saute sur place. Je trépigne. Je désordonne. Je gesticule ! Je rage. J’enrage. J’orage. Et je rigole idem malgré tout, parce qu’un grand, un beau, un immense canular, même si l’on en est victime, ça demeure une sorte d’œuvre d’art, mes fils, n’oubliez jamais ça.

Machinchouette, le voyage payé, tout le bigntz : une combine du Vieux pour me faire partir. Une machiavélerie de ce salaud de Tondu. Le micro dans le bouquet ! Le poste de guet chez la vioque, de l’autre côté de la rue : du cinéma à grand spectacle ! Le Dabe voulait coûte que coûte que je retrouve Vosgien. Alors, il a employé les grands moyens ! Et Machinchouette me filait l’adresse d’Hilario pour que je coure porter à ce dernier les marrons que je retirerais du feu ! Sacré Machinchouette, va ! Où est-il allé pêcher cet excellent comédien, le dirlo ? L’idée de la raclée que j’ai servie au gars me plonge dans des transes de plus en plus hilarantes. J’y ai salement ébréché le clavier, à ce dégourdoche ! Il glaviotait ses dominos dans la suie de la mère Tapedur ! Oh ! ce que c’est drôle ! Oh ! comme j’aurais voulu assister à l’entrevue avec le Vioque, ensuite ! Être mouche et skatinguer sur le crâne au Surglacé pendant la séance ! Cette explication, madame !

— Mais t’arrêtes, oui, autrement sinon j’appelle un toubib ! s’égosille le Mastar.

Je me calme.

— Pourquoi tu ris de la sorte, San-A., fait l’Alarmé. J’ai idée que tu yoyotes des cellules depuis qu’on a z’été à cette grand-messe dansée ! Ils jetteraient pas des harengs-saurs, des fois, pendant leur fiesta bougnoule.

— Penses-tu, c’est l’atmosphère du carnaval qui me porte à la rate !

— Alors, tu devrais en écraser, conseille-t-il, moi je trotte retrouver Fernande. L’insomnie, ça me porte toujours au bulbe, gars, et je vais lui servir une platée de délices et orgues pour deux personnes avant d’en écraser.

Sur cette engageante promesse il sort, tandis que Félicie fait une entrée furtive et que j’appelle l’ambassade de France.

* * *

— Alors, tu crois que ça va s’arranger ? s’inquiète m’man après que j’eus raccroché.

— Je l’espère, l’attaché d’ambassade que j’ai eu me connaît de réputation et il a tout intérêt à coopérer, s’il ne veut pas que ça cacate, puisque Freitas était un agent français.

« On est en plein accord commercial avec le Brésil, et…

Le bruit d’une émeute me clôt le bec. Un moment je crois que c’est le carnaval qui passe, mais à la seconde audition, je me rends compte que ça se déroule dans l’hôtel.

Un pressentiment me poignant, je bombe vers la chambre du Gros.

Une fois de plus, la porte pend sur ses gonds et y a ramdam à l’intérieur.

Je m’y hasarde. Fernande est à poil dans la pièce en compagnie du flic qui vint nous appréhender (vous savez : le jugulé). Celui-ci est nu également et il a du mal à amortir les beignes qu’un gladiateur courroucé lui balance à tout va.

— Enviandé ! Poulet de mes choses ! Voleur de femme ! Violeur de jeune fille ! Détourneur de mineure, s’étrangle Béru. Dans ma propre chambre ! Une jeune fille de bonne famille, que son père, garde-champêtre, qui plus est, m’avait confiée !

M’est avis que notre quiétude palaceuse aura été de courte durée.

Le flic proteste. Mais les gnons pleuvent trop dru, trop fort, trop rapidos sur son nez déjà en compote.

Fernande pleure. Les loufiats radinent. Un fin gourmé de la direction itou. Il en a marre de la clientèle bérurière. Il en a assez de faire remplacer la porte du 269 toutes les huit heures ! Il peut plus supporter un tel esclandre ! Il va prévenir la police ! Faire amener le pavillon français ! Prendre des mesures, quoi ! Coucher Béru et sa donzelle sur la liste noire, les rendre tricards de palace à jamais.

Tout ce que Béru entend des menaces, c’est le mot police.

— La police ! se décordevocalise-t-il, la police, dis, chien-panzé, la v’là ! C’est elle justement qui me double ! Avec une petite jeune fille tout ce qu’il y a d’innocente que je ni apprêtais précise aimant d’aller épouser à Montez-Vite-Et-Haut en Nu-Rugueux, avant de rentrer chez moi !

— Qu’est-ce que j’entends ? hurle une voix bien connue de mes trompes.

Alors là, mes enfants, c’est du Feydeau ! Quelqu’un paraît, bousculant tout. Quelqu’un d’énorme et de violacé. Quelqu’un qui porte un chapeau de paille agrémenté d’un massif de glaïeuls ! Une robe noire imprimée où s’écrasent des pivoines. Quelqu’un qui a des perchoirs à perroquets en guise de boucles d’oreilles et une sorte de réveille-matin en sautoir. Quelqu’un qui moulinette avec un mignon parapluie dont le manche représente un bûcheron et une bûcheronne en train de préparer le Petit Poucet.

— Berthe ! lance Béru, toute colère anéantie, comme il crierait merde ! en se pinçant le doigt dans la porte.

Puis, se souvenant qu’il a joué des pièces au patronage de Saint-Locdu-le-Vieux, jadis, il enchaîne :

— Je rêve ?

— Non, tu rêves pas ! Goret ! Goujat purulent ! Cocufieur ! Misérable ! Bigame ! Trigame peut-être ! Pis, et puis et Colégramme, s’enroue la rouée.

Elle agonise littéralement.

— Ainsi c’était donc vrai ! Toi au Brésil, avec une traînée qui sent encore le fumier ! Une dévergondée que la rage du cul rend aveugle et qui est capable de tout pour séparer un ménage uni !

Elle pleure, ouvre son sac et, tout en y cueillant un mouchoir, y prend aussi une lettre.

— Cette gueuse qui m’écrit pour me narguer, comme quoi mon homme l’emmenait au Brésil et qu’il allait divorcer en sa faveur !

Je comprends maintenant ce que la rouée Fernande entendait par « donner un coup de pouce » au destin ! Avant de partir elle a prévenu Berthe afin de créer l’irréparable.

Mais Berthe, c’est une guerrière ! Une Jeanne Hachette ! Elle est allée aussi sec retirer ses économies de la Caisse nationale d’épargne et hop ! Voyez Air France ! Elle supporte pas qu’on attente à son foyer, qu’on touche à son jules, qu’on lui démantèle le ménage !

Pour commencer, elle met une paire de claques à l’époux polisson. Ensuite elle file une peignée pure laine à Fernande, sous les regards qui s’exorbitent et se multiplient. C’est une séance historique, mes chefs ! Quand les bras lui en tombent d’avoir cogné, Berthe désigne la lourde à la Fernande tuméfiée, à la Fernande humiliée, ensanglantée, corrigée.

— Dehors, roulure ! Et que je te revoye jamais plus. Et si t’as le malheur de revenir seulement en France, je t’ouvre le ventre, tu m’entends, dis, pétasse ! Radasse !

Fernande défaille :

— Mais qu’est-ce que je vais devenir, au Brésil toute seule ? s’épouvante la payse du Gros.

Alors, le policier sans jugulaire, ni uniforme, ni slip intervient.

— Je vous épouserai, si vous le voulez bien, dit-il.

Béru s’enhardit à sourciller.

— Un flic brésilien ! Je vois d’ici les émonuments ! Excusez du peu, mais — s’cuse moi, Berthe — son père me l’a confiée et je peux pas la larguer au rabais.

— J’ai des économies, plaide l’autre. J’ai gagné cinq cent mille cruzeiros en allant récupérer cette nuit avant mon chef le cadavre de l’ennemi public n° 1.

Nous nous dévisageons, Béru et moi. Et je réagis. C’est vrai qu’il parle français, ce petit fufute ; il m’avait caché ça pour mieux m’arnaquer, et, en définitive, c’est le front-bombé qu’il a possédé. Il agit et conduit beaucoup plus vite que le singe. Conclusion : il prendra sa place avant pas longtemps !

— Je crois, dis-je à Béru, que tu peux donner ton accord, car j’ai l’impression que ce garçon fera une belle carrière.

Le féroce regard de Berthe aidant, Béru se résigne. Superbe dans sa tenue de gladiateur, il s’approche de Fernande et l’apostrophe.

— Tu as très mal agi, Fernande, d’abord en me soustractionnant par tes charmes à un foyer dont auquel non seulement j’ai l’habitude et de surcroît en plus auquel je tiens…

Il se débat au mitan de son emphase et pour finir :

— … mais surtout en écrivant cette méchante bafouille à ma Berthe. C’est un acte que je veux pas qualifier par respect pour ton père qui a été un des meilleurs gardes champêtres de Saint-Locdu-le-Vieux, un des plus intégrés, en tout cas. Epouse donc ce type puisqu’il a l’air de t’être sympathique et à la mesure et cherche plus jamais à m’adresser la parole. Y a qu’une femme qui compte dans ma vie, fillette : c’est ma Berthe ici présente. Et pour bien lui prouver combien à quel point je tiens à elle et la remercier de son voyage ici, avant de rentrer j’irai la marier en Nu-Rugueux, afin qu’il n’existasse plus un seul pays au monde où que j’eusse la tentation de le faire si le démon me reprenait de calcer une jouvencelle !

Ouf ! Il a bien mérité l’oxygène dont il s’approvisionne.

Berthe se jette sur lui en pleurant. Happy end. Tout le monde a la larmouille au carreau. Même le pingouin mécontent. Il trouve que c’est curieux les Français, quand on les regarde exister entre eux, d’un peu près.

Le cortège se disperse, Fernande la Brésilienne en queue. Je m’apprête à laisser les Bérurier à une félicité retrouvée lorsqu’un chasseur se pointe.

— Il y a dans le hall trois messieurs allemands qui attendent M. Bérurier et ses témoins depuis plus de deux heures, dit-il.

— Tes témoins pour ton mariage ? rechiale B.B., anéantie.

— Mais non, bécasse, fait le Gros, pour mon duel. Excuse-moi si je remets à un peu plus tard notre frénésie sexuelle, mais faut que j’aille revolvériser ou épécer un gros teigneux de Boche à qui t’est-ce j’avais fait l’honneur de me cacher le dargif dans les plis de son drapeau.

Toujours en gladiateur, il se dirige vers la lourde et me sollicite :

— Tu viens témoigner pour moi, au duel, San-A. ?

On trouvera bien à la plonge un zig à qui on cloquera la pièce pour faire le deuxième…

Comme je m’apprête à le suivre, Berthe s’interpose. Elle a ramassé son pébroque, recoiffé son bada. Elle dit qu’elle est pas venue récupérer son Alexandre au Brésil pour qu’il aille se faire perforer la boyasse. Elle va aller causer à ces Allemands, elle ! Leur dire sa façon de concevoir le duel, en plein vingtième siècle. Et s’ils insistent, c’est avec son mignon parapluie qu’elle les remettra à la raison !

Vaincu et fatigué, le Dodu la laisse partir.

— Quelle grande bonne femme ! me dit-il, la voix suintante d’émotion. Tu te rends compte ! Toutes nos éconocroques pour venir me repêcher aux abords de la connerie. Alors qu’elle eût pu s’offrir du bon temps avec ! Tu veux que je te dise, San-A. ? C’est ça, l’amour !

Il a raison, c’est pourquoi je cours réveiller Carole.

CON

CLU

SION

Huit jours plus tard, toute la brigade est réunie au café d’en face pour célébrer la grande victoire de l’un des siens. En l’occurrence celle de Pinaud, qui a triomphé de tous les concurrents et gagné la mobylette au concours des charades.

On saucissonne un brin pour marquer le coup. Le beaujolpif coule à flots. Le Vieux a accepté de venir. Il est accompagné de l’inspecteur Machouette, de la brigade des Calamistreurs. Machouette, c’est le marrant qui a joué le rôle de Machinchouette, il avait pas eu à forcer pour se trouver un pseudonyme. En attendant que son dentiste lui répare la ganache, il bouffe de la purée fluide. Mais il n’est pas rancuneux, Machouette. Le travail, c’est le travail. Et puis, mieux vaut avoir les ratiches dispersées par San-A que la bedaine aérée par un malfrat rageur, non ?

Le Dabe se lève au moment du toast apothéosique :

— Cher Pinaud, dit-il, nous sommes heureux de saluer votre retour du Brésil…

Il prend un temps, retient un sourire et jouit de la pâleur de la Vieillasse ainsi que de la violaceur de Béru, avant de continuer :

— De saluer, disais-je votre retour du Brésil où vous avez aidé notre cher Bérurier à découvrir un complot dont je n’ose imaginer les conséquences s’il avait réussi.

« Ce retour triomphal s’accompagne d’une victoire de l’esprit. La charade est un art délicat dans lequel vous excellez, mon bon Pinaud, et, puisque par votre sagacité vous avez réussi à gagner la merveilleuse mobylette, enjeu de ce concours, permettez-moi de vous offrir, au nom de tous, cet antivol perfectionné qui la préservera des convoitises.

On applaudit. Pinaud écrase des pleurs et bêle des remerciements, il bavoche son émotion, sa joie, sa fierté…

Mais le taulier l’interrompt précipitamment.

— Dites, m’sieur Pinaud ! appelle-t-il depuis le pas de sa porte, elle était bien à vous, la mobylette neuve qui se trouvait au bord du trottoir ?

FIN

Ra
Faut le trouver, hein ? La voiture étrangère, à cause des
Grade créé
Du verbe
Pas la
Une harde de cerfs, c’est
em
C’est
Béru veut dire « adultère ».
Quelle
Dans la grammaire san-antoniaise, le verbe
Vous voyez : moi, c’est des
Laissez, je
Il est
Ça aussi je l’ai écrit de cette façon ex
Le français étant ma langue autant que la vôtre, j’ai le droit d’en dis
J’aime
Faut le trouver, non ?
On dirait
Voir
« Quelle originalité dans la méta
Absolument inutile dans un texte de cette qualité, mais je su
Il veut dire les « moyens du bord ».
Pour
Nous nous