Stefan Bookitco est un tueur. Professionnel. Le genre qui peuple les cimetières.

Ce jour-là, à New York, sa mallette sous le bras, il va « exécuter » son contrat : un chef de réseau nazi. Il ignore la raison pour laquelle ses supérieurs ont décidé la mort du bonhomme. Ça n'est pas ses oignons.

Bukhauser, le chef de réseau, est liquidé proprement. Les ennuis commencent quand il faut balancer la secrétaire par la fenêtre et que ses cris alarment la population horrifiée. Toute la police de la ville se lance à sa poursuite.

Après avoir revêtu l'uniforme d'un flic, Stefan prend en otage Miss Moor, une jolie rousse. Les commanditaires du contrat savent qu'il ne faut pas laisser à Stefan la moindre chance de se faire prendre par les agents du FBI. Il en sait trop. Pour le faire taire définitivement, ils lancent à ses trousses Mallory, le plus coriace de leurs tueurs, après Stefan. Ce dernier s'éprend de la ravissante Miss Moor dont l'obstination et la fougue qu'elle déploie à aider son ravisseur ne doivent rien au hasard. Parviendra-t-il à semer la police et Mallory, le tueur fauve ?

Une folle traque qui durera jusqu'à la dernière de ces vingt-huit minutes d'angoisse…

VERNE GOODY

28 minutes d'angoisse

AVANT-PROPOS

Ce livre n’est pas fait pour les âmes sensibles, car il nous fait assister aux aventures d’un homme traqué qui met tout en œuvre pour échapper à son destin.

Nous assistons donc à des spectacles pas très jolis.

Mais, dans le métier de Stefan, chacun court sa chance, n'est-ce pas ?

PREMIÈRE PARTIE

L'immeuble de la mort

CHAPITRE I

Les passants qui, en cet après-midi de décembre, se pressaient dans la 14e Rue Ouest de New York, ne remarquaient pas Stefan. S'ils l’avaient remarqué, c’eût été pour se dire qu’il s’agissait d’un paisible employé de commerce vaquant à ses occupations, avec, sous le bras, la petite valise « en fibre travaillée » contenant son nécessaire.

Car personne n’aurait un seul instant supposé que Stefan était un tueur et que la fameuse petite valise renfermait une mitraillette.

De même que sa valise, Stefan avait l’air honnête, honnête et même un peu commun. C’était un homme de taille très moyenne, moyennement vêtu et affublé d’un signalement passe-partout. Ses yeux marron ne se singularisaient par aucun éclat suspect ; sa bouche mince était placide et la petite moustache mitée qui la surmontait lui communiquait comme une espèce de tendre veulerie populaire.

Non, personne ne remarquait Stefan, personne ne se doutait qu’il peuplait les cimetières, et que, ce jour-là, il allait, de sa démarche nonchalante, « exécuter » l’un des chefs du réseau.

Stefan ignorait la raison pour laquelle ses supérieurs avaient décidé la mort du chef en question. Ça n’était pas ses oignons. Son « job » à lui consistait à mettre du plomb dans les poitrines qu’on lui désignait ; il n’avait pas à penser. D’autres pensaient à sa place ; c’était au poil, comme travail.

Il s’arrêta devant l’immeuble qui l’intéressait et pénétra dans l’ascenseur. Il n’y avait pas de liftier, car il s’agissait d’une assez vieille construction. Il appuya sur le bouton du sixième et ouvrit sa valise. Plus exactement il l’entrouvrit juste assez pour pouvoir passer la main à l’intérieur et saisir la mitraillette à canon court.

L’appartement de sa future victime était situé au fond du couloir. Stefan sortit une pince de sa poche et coupa le fil du téléphone. C’était une bonne précaution qu’il ne manquait jamais de prendre. Puis il sonna.

Une jeune fille vint lui ouvrir. Stefan ne la connaissait pas. Elle lui demanda en anglais ce qu’il désirait, et il dit qu’il avait une communication importante pour Bukhauser. Il ponctua cette affirmation d’un gentil sourire.

Cependant, il était contrarié. La jeune fille n’était pas prévue au programme. Il n’avait reçu aucune instruction à son sujet.

Bukhauser n’était pas là, mais il allait revenir. Voulait-il l’attendre ?

Elle louchait sur sa valise et devait penser qu’il était représentant en quelque chose et qu’il usait d’un stratagème pour être reçu.

Il la rassura :

— Je ne veux rien vendre à M. Bukhauser, affirma-t-il. Je viens de la part de Katz…

Ce nom n’évoqua rien dans la mémoire de la jeune fille ; du moins parut-il dissiper ses doutes.

— Entrez, fit-elle.

Elle le conduisit dans un petit studio vieillot.

— Il n’en a pas pour longtemps, assura-t-elle. Elle prêta l’oreille : « J’entends la porte de l’ascenseur ; ça doit être lui ! »

Elle courut dans le vestibule. Un coup de sonnette vrilla le silence. C’était bien Bukhauser. Stefan le reconnut d’après la photographie qu’on lui avait montrée. Il était plus vieux que sur la photo et il avait l’air plus hargneux aussi. Par une enfilade de portes, il aperçut Stefan et chuchota quelque chose à l’oreille de la jeune fille. Sans doute devait-il lui demander qui était le visiteur. Il s’avança, tenant son chapeau à la main, comme font les personnages officiels les jours d’inauguration.

— À qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il d’une voix sèche.

Stefan regarda les yeux de l’arrivant. Ils étaient préoccupés. Bukhauser, puisqu’il était un des chefs, devait connaître Stefan qui faisait partie du fichier. L'un et l’autre des deux hommes se connaissaient par l’intermédiaire de photographies. Au fond, c’était assez cocasse.

Stefan ne dit pas son nom mais sortit la mitraillette de la valise. Pour son interlocuteur, ce fut aussi éloquent qu’une carte de visite.

— Stefan ! balbutia-t-il.

Il esquissa un mouvement de retraite, mais le tueur ne lui accorda pas plus de deux pas. La mitraillette crépita comme une crécelle de foire. Bukhauser chercha quelque chose à quoi s’agripper, ne trouva rien et s’abattit en arrière. Sa bouche remuait et ses yeux étaient grands ouverts. Stefan eut l’impression qu’ils le regardaient encore, à l’envers. Il abaissa le canon de son arme et lâcha une brève rafale. La tête de Bukhauser éclata et son sang éclaboussa toute la pièce.

Tout cela s’était déroulé rapidement. La jeune fille avait juste eu le temps d’arriver dans l’encadrement de la porte.

Debout, les bras ballants, la bouche ouverte, elle semblait ne pas comprendre ; bien plus que de la terreur, il y avait de l’incompréhension dans son regard.

Stefan pointa sa mitraillette dans la direction de la jeune fille. Il venait de décider qu’elle devait mourir aussi. Les femmes sont des témoins plus dangereux que les hommes, car elles remarquent des détails physiques qui, en général, échappent aux personnes du sexe fort.

Il pressa la détente de son arme, mais il n’y eut qu’un pitoyable déclic assez ridicule. Stefan jura en se souvenant que la mitraillette ne contenait qu’un demi chargeur lorsqu’il était entré. Il avait estimé le magasin suffisamment rempli et l’avait vidé dans la peau de Bukhauser.

Son juron tira la jeune femme de sa torpeur.

Elle réalisa tout et hurla comme une louve. Stefan courut à elle, mais elle lui échappa grâce à un brusque coup de reins.

Il serra les dents de rage. Il soufflait bruyamment et ses yeux s’amincissaient sous l’effet de la colère. Son visage se transforma et devint un visage d’assassin. Cette fois, personne ne s’y serait trompé.

La jeune fille ne disait plus rien. Elle reculait lentement jusqu’à la fenêtre, car la retraite venait de lui être coupée. Elle ne pouvait plus échapper à Stefan. Elle bondit à la fenêtre et tira sur le câble d’ouverture (aux États-Unis, les fenêtres sont à guillotine).

Un vent glacé s’engouffra dans la pièce.

Stefan comprit qu’elle allait crier, appeler à l’aide. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Il lâcha sa mitraillette inutile et bondit.

La fille n’eut pas le temps de s’écarter. Cette fois, il avait tout prévu. Il la ceintura d’une main et la bâillonna de l’autre. Il eut tort : elle entrouvrit la bouche brusquement et l’un des doigts crispés de Stefan pénétra entre les dents de la femme qui le mordit férocement.

Stefan en eut la main entière paralysée. La douleur fut à ce point aiguë qu’il relâcha son étreinte.

Son doigt était déchiré comme s’il était passé dans un engrenage.

La jeune fille avait la bouche pleine de sang — le sang de Stefan. Il coulait aux commissures de ses lèvres et achevait de lui donner l’aspect d’une bête folle.

Elle engagea son buste par l’ouverture de la croisée et lança un long cri de mort et d’épouvante qui dut être entendu jusqu’à Manhattan.

Stefan se dit qu’à cause de cette damnée fille, les choses tournaient rudement mal.

Il se baissa, la prit par les pieds et, de toutes ses forces, la poussa en avant.

Elle jaillit à l’extérieur comme la femme-obus. Son cri décrut et cessa pour être remplacé par la clameur horrifiée de la foule.

CHAPITRE II

Le tueur essuya d’un revers de manche la sueur qui dégoulinait sur son front et suça son doigt blessé.

Les événements prenaient une tournure déconcertante. Que faire ? D’ici quelques minutes, tous les flics de la ville se lanceraient à sa poursuite.

Il regarda le corps inanimé de Bukhauser. Le mort n’avait pas lâché son chapeau. Stefan s’en fit la remarque et, malgré la gravité de l’heure, ne put s’empêcher de sourire.

Il ramassa sa mitraillette. S’il avait au moins eu l’idée de se munir de chargeurs de rechange…

Tant pis ! Il allait tout de même essayer de s’en sortir. Il courut à la porte et l’ouvrit. Le couloir était noir de monde ; tous les voisins attirés par le remue-ménage étaient là, frissonnant de peur et de curiosité.

Stefan promena sa mitraillette vide de gauche à droite, puis de droite à gauche.

— Le premier qui lève un doigt, je le sucre, dit-il avec aplomb.

Les assistants se pressèrent contre le mur, l’air éperdument servile.

Le tueur comprit qu’il ne rencontrerait pas de résistance de ce côté ; les braves gens qui se pressaient dans le corridor n’appartenaient pas à la race des héros.

Il allait s’engager dans l’ascenseur, mais il pensa à temps qu’il suffirait que l’un de ces froussards ouvrît la porte pour qu’il se trouvât bloqué dans la cabine comme un renard pris au piège.

Il préféra l’escalier dans lequel il se lança à folle allure.

Il parvenait au second lorsqu’il aperçut les casquettes plates des cops.

« Je suis fait », se dit-il.

Heureusement, son subconscient travaillait pour son salut.

— Au secours ! hurla-t-il en dissimulant sa mitraillette sous son pardessus. Au secours, on se tue là-haut !

Les flics pressèrent l’allure.

Ils étaient quatre. Le sergent qui les commandait lui dit :

— Du calme ! C'est au sixième, n’est-ce pas ?

— Oui. J’ai entendu des coups de feu.

À ce moment, un concert de cris et d’imprécations tomba du sixième. C’étaient les voisins qui s’étaient enhardis et qui, penchés par-dessus la rampe, alertaient les policiers.

— Arrêtez-le, c’est lui ! Ne le laissez pas filer !

Les flics changèrent de visage et stoppèrent net. Tous les quatre portèrent la main à leur feu.

— Bougez plus ! grinça Stefan. Bougez plus, nom de Dieu, ou je vous fous en l’air tous les quatre !

Il venait de produire sa mitraillette et tenait en respect les quatre agents. Tous quatre connaissaient suffisamment la psychologie criminelle pour se rendre compte que Stefan était un individu déterminé.

— Les mains en l’air ! insista ce dernier.

Trois d’entre eux obéirent, mais le quatrième — un jeune rouquin qui devait penser à son avancement — dégaina son revolver.

Stefan fut sur lui en deux enjambées et lui abattit la crosse de sa mitraillette sur le sommet du crâne. L’homme bascula dans l’escalier en poussant un grognement de bœuf. Stefan fonça à nouveau. Maintenant, les copains du flic savaient que son arme n’était pas chargée et il allait y avoir du vilain.

En effet, les balles se mirent à bourdonner autour de Stefan comme des abeilles autour d’une ruche. Il poursuivit sa descente en prenant soin de se tenir plaqué contre le mur.

Enfin il fut dans le hall d’entrée.

Trop tard ! D’autres flics survenaient. Il devait en rappliquer de tous les côtés. Il était salement poissé.

— Comme un rat ! gronda-t-il.

Il aperçut une porte au rez-de-chaussée et s’engouffra par l’entrebâillement. Par chance, la clé de la porte était restée sur la serrure, à l’intérieur. Il donna un tour et examina les lieux.

Il se trouvait dans la montée d’escalier des communs. Un petit ascenseur réservé aux fournisseurs s’offrait à lui. Il y entra et appuya sur le bouton du dernier étage. Cela ne servirait pas à grand-chose, simplement à retarder le moment fatal où on lui passerait des bracelets d’acier (à moins, bien entendu — c’était encore la meilleure solution — qu’une balle bien ajustée ne vienne interrompre sa carrière). Mais quelques secondes de répit étaient bonnes à prendre !

Il entendait des coups de boutoir dans la porte qu’il venait de fermer à clé. L'oreille tendue, il guetta à travers le zonzonnement de l’ascenseur les gémissements du bois. Pourvu que cette porte soit assez résistante !

Elle céda à l’instant précis où il sortait de la cabine, qu’il bloqua en ne refermant pas la porte pliante.

Maintenant il s’était fait au rythme des événements. Ses sens travaillaient à toute allure, avec une acuité qu’il n’aurait jamais soupçonnée.

Il constata qu’il se trouvait à l’étage des combles. Une lucarne ouvrait sur le toit. Pour l’atteindre, il dut escalader la grille de protection de l’ascenseur et grimper sur la cabine. Un rétablissement le hissa sur le toit de zinc.

Il se repéra ; ce tour d’horizon s’avéra décevant. L’immeuble formait tout un bloc et était borné par quatre rues infranchissables.

Stefan avait l’impression de vivre un cauchemar. Chaque seconde de sa vie était hérissée de dangers. Il avait affaire à une gigantesque et monstrueuse coalition. Jusqu’au toit enneigé sur lequel il avait peine à tenir debout. Il marcha avec d’infinies précautions en direction d’une autre lucarne. Il se retournait à tous moments pour vérifier s’il était suivi, mais personne n’apparaissait. Il se trouvait seul sur le toit. Sans doute ses poursuivants fouillaient-ils les combles avant de se lancer sur ses traces.

Cela gagnait du temps.

Gagner du temps ! C’était désormais son seul objectif, sa seule pensée.

Gagner du temps…

D’un coup de talon rageur, il fit voler en éclats les vitres de la seconde lucarne et s’y introduisit sans prendre garde aux langues de verre qui lui labouraient les flancs.

Il lâcha le rebord de l’ouverture et chut dans un nouveau couloir. C’était la même tristesse grisâtre, la même suffocante odeur de poussière accumulée.

Il prêta l’oreille. Cette partie de l’immeuble paraissait paisible. Les recherches ne s’étaient pas étendues jusque-là. Il se hasarda jusqu’au palier que l’émoi n’avait pas gagné. Combien de temps cette paix allait-elle durer ?

D’une seconde à l’autre, l’alerte allait être donnée et il y aurait cette même foule jacassante et apeurée des locataires palabrant avec des gloussements sur le pas de leurs portes.

Descendre ? Toutes les issues devaient être gardées. Stefan savait que le premier soin des flics en pareil cas est de cerner tout le bloc. Il fallait trouver autre chose.

Comme une vague rumeur s’élevait en bas, il brusqua les choses et sonna à une porte sur laquelle se lisait le mot : « MOOR ».

Il y eut un bref silence, puis il se produisit un bruit furtif et l’huis s’ouvrit pour laisser apparaître une jolie fille rousse aux yeux verts.

Elle considéra Stefan assez nonchalamment.

— Vous désirez ? demanda-t-elle.

— Mr. Moor, répondit Stefan afin de se donner le temps de réfléchir.

Elle parut surprise.

— Je suis Miss Moor, il n’y a pas de Mr. Moor ; vous devez faire erreur, j’habite seule ici.

— O.K., grogna Stefan en foudroyant la belle rousse d’un crochet au menton.

CHAPITRE III

Les services de police diffusèrent par radio, à l’intention des New-Yorkais en général et des habitants de la 14e Rue Ouest en particulier, l’appel suivant :

Avis à la population, avis à la population !

Un double meurtre suivi de voies de fait sur la personne d'un fonctionnaire de police a été commis au 1344 de la 14e Rue Ouest.

L'assassin n’a pu être arrêté ; tout porte à croire qu’il se cache dans l’immeuble même où a été perpétré son forfait.

Voici son signalement : trente ans environ. Taille moyenne. Cheveux châtain. Petite moustache plus claire. Est vêtu d’un pardessus beige. Coiffé d’un chapeau en tissu imperméable gris foncé.

Attention ! Attention ! Cet homme est dangereux !

Katz tourna le bouton du poste et se retourna vers Baumann. C’était un homme long et blême aux cheveux presque blancs à force d’être blonds. Une balafre d’un rose hideux sinuait sur sa joue droite.

— L'affaire se présente mal, soupira-t-il.

Il paraissait soucieux.

Son interlocuteur lui aussi était maigre ; il se singularisait par une calvitie distinguée qui accentuait son air dur.

— Le résultat est obtenu, somme toute, objecta-t-il. Bukhauser est mort.

Katz haussa les épaules.

— Oui, mais Stefan va être arrêté incessamment.

— Il est remplaçable, dit Baumann en lissant ses doigts effilés. On trouve toujours des hommes disposés à supprimer leurs semblables moyennant finances.

— Vous ne comprenez pas : ce n’est pas son arrestation en elle-même que je déplore, mais le fait qu’elle peut nous causer de sérieux ennuis. Les gens du F.B.I. savent vous rendre loquace. Stefan n’est au courant que de peu de choses, mais ce peu, néanmoins, nous attirerait bien des ennuis s’il était mis au service du contre-espionnage…

— Exact, admit Baumann.

Il promena sa main racée sur sa calvitie.

— Alors ?

Le regard qu’il échangea avec son interlocuteur devait être éloquent, car l’homme aux cheveux blonds-blancs fit un signe affirmatif.

— Mallory, fit-il. Lui seul peut venir à bout de la situation.

* * *

— Hello, fit Mallory en entrant.

C’était un grand type placide ; il était calme et fort comme un roc. Un regard d’enfant éclairait son visage de rouquin malmené par une drôle de vie. Il avait des gestes assurés et mâchait éternellement des cacahuètes dont il avait les poches bourrées.

Il salua les deux hommes d’un mouvement circulaire du bras, coiffa un buste d’angelot de son feutre et se laissa tomber dans un fauteuil.

— Vous avez besoin de moi ? insista-t-il, voyant que ses interlocuteurs le contemplaient sans mot dire.

— Juste, dit Katz. Avez-vous écouté la radio ?

— Ça m’est déjà arrivé au cours de ma garce d’existence.

— Ne faites pas l’enfant, trancha Baumann. Katz vous demande si vous avez connaissance de l’avertissement diffusé par la police au sujet de Stefan.

— Stefan est en danger ?

L’homme chauve le mit brièvement au courant des récents événements.

— Et alors ? fit calmement Mallory. Quel est mon rôle dans tout ça ?

— Stefan se terre quelque part dans cet immeuble.

— Celui du meurtre ?

— Oui.

— C'est votre opinion, souligna Mallory d’un ton qui voulait exprimer une certaine réserve. Il a bien pu filer.

— Non, la police a cerné le bloc.

— Oh, la police, vous savez…

Baumann se leva et emplit un petit verre de genièvre. Il le vida et le reposa sur la cheminée.

— Elle connaît son métier, la police, mon cher, déclara-t-il. En tout cas, nous devons agir comme si Stefan n’avait pu sortir de cet immeuble. S'il ne s’y trouve plus, tant mieux, il donnera signe de vie. Sinon…

— Sinon ?

— Les policiers l’auront. Ils sont patients. À l’heure présente, le F.B.I. connaît l’identité de Bukhauser ; il sait que ce dernier appartenait à notre organisation secrète. Les agents fédéraux ne sont pas des imbéciles. Pour eux, la capture de Stefan est d’une importance capitale. Ils l’auront… si nous n’intervenons pas avant eux.

— O.K., sourit Mallory. Je vois mes cartes, maintenant : vous voulez que je mette la main sur Stefan et que je le tire de ce mauvais pas ?

— Oui et non, fit Katz.

Il s’approcha du fauteuil de Mallory et, prenant appui sur les accoudoirs, se pencha sur l’homme. Ses yeux perçants fouillèrent ceux de l’Américain qui, gêné, s’arrêta de mastiquer ses cacahuètes.

— Nous voulons effectivement que vous découvriez la retraite de Stefan, Mallory. Mais il n’est pas question de risquer quoi que ce soit pour l’en faire sortir, le cas échéant.

— Vraiment ? dit Mallory avec effort.

— Vraiment ! Stefan est brûlé. Trop de gens l’ont vu, et son signalement est déjà diffusé aux quatre coins de ce pays. Désormais, il représente un danger pour notre cause. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

— Très bien, soupira l’homme roux. Je suppose qu’il faudra agir en douceur ?

— Carte blanche, fit Baumann en se versant un nouveau verre de genièvre. Carte blanche, mais du travail soigné. La chair est faible, et les fédés savent trop exploiter cette faiblesse pour que nous puissions nous payer le luxe de prendre des risques.

— Bigre, murmura Mallory, vous n’êtes pas tendre avec les malchanceux.

— Nous ne sommes tendres avec personne, fit Katz. La tendresse est une tare et notre premier devoir est de nous montrer forts. Stefan doit mourir rapidement et nous vous faisons confiance pour que les choses ne traînent pas.

Mallory écrasa une cacahuète entre le pouce et l’index. Il l’éplucha avec des grâces simiesques et l’engloutit dans son énorme bouche.

— Quelle est l’adresse ?

Katz la lui rappela. Le rouquin la répéta à mi-voix, puis reprit son chapeau sur la tête de l’angelot de marbre.

— À tout à l’heure, fit-il.

CHAPITRE IV

Stefan enjamba le corps de la fille rousse et repoussa la porte.

Il avait récupéré tout son calme ; il vit qu’il se trouvait dans un coquet appartement de femme seule. Cela sentait le parfum délicat et une douce chaleur y régnait.

Il se baissa, saisit la fille par les aisselles et la traîna jusqu’au divan où il l’étendit.

Stefan ne put s’empêcher de lui jeter un regard admiratif. Elle était très jolie et possédait un corps magnifique.

Elle battit des cils et, lentement, recouvra ses esprits. À la vue du tueur penché au-dessus d’elle, elle eut un brusque mouvement de recul et porta la main à sa bouche.

— Taisez-vous ! ordonna Stefan. Si vous la bouclez et si vous m’obéissez, ça se passera bien pour vous ; sinon, je ne réponds de rien…

— Qui êtes-vous ? balbutia la fille.

Stefan eut un pâle sourire.

— Ça n’a pas d’importance, dit-il en esquissant un geste désinvolte. Simplement un type qui a les flics au derrière et qui veut se planquer.

Il jeta de nouveau un lent regard sur l’appartement.

— J’ai idée que ce coin conviendra très bien…

Il prit la fille rousse par le menton.

— Quel est votre nom ?

— Maud, dit-elle.

Il répéta « Maud » à plusieurs reprises comme pour chercher l’intonation qui convenait.

— Ça me va, admit-il. Excusez-moi, pour tout à l’heure. Être traqué dans un immeuble n’est pas drôle, ça rend nerveux.

La jeune fille ne répondit rien. Elle n’avait plus peur ; elle considérait Stefan avec une curiosité dépourvue d’hostilité tout en caressant l’endroit où il l’avait frappée.

Stefan se sentit tranquillisé de ce côté-là. Il s’approcha de la porte d’entrée et prêta l’oreille. Un remue-ménage insolite emplissait cette partie de l’immeuble. Il y avait des heurts contre les portes, des exclamations, des ordres jetés à la hâte. La police arrivait comme une vague méthodique qui balaie tout sur son passage.

— Vous avez un pyjama ? demanda-t-il.

Elle lui désigna un meuble d’angle. Il l’inventoria rapidement et s’empara d’un pyjama bleu.

— Une chance que je ne sois pas un caïd costaud, marmonna-t-il. Ce truc doit m’aller…

Il se dévêtit devant Maud. Il n’avait pas le temps d’être pudique. Le pyjama était un peu juste, mais il rentrait dedans, c’était l’essentiel.

Il ébouriffa ses cheveux, roula un morceau de papier et se le fourra dans la bouche afin de simuler une fluxion.

Son aspect s’en trouva soudainement modifié.

— Les flics vont rappliquer d’un moment à l’autre, dit-il. C'est moi qui leur ouvrirai. Pendant que je discuterai le bout de gras avec eux, vous resterez dans la salle de bain. Je vous conseille de ne pas appeler à l’aide, car cela se passerait très mal pour votre pomme : j’ai des amis…

Il lui fit signe de le suivre dans le cabinet de toilette qu’il trouva du premier coup, sans le moindre tâtonnement, comme si les lieux lui étaient familiers.

— Je vais vous boucler là-dedans, fit-il.

Il ouvrit à fond les robinets et l’eau jaillit avec un bruit impétueux.

Pour que des appels éventuels de la fille fussent entendus du living-room, il faudrait qu’elle fermât les robinets. De la sorte, il saurait tout de suite si elle ne se montrait pas régulière.

— Laissez couler la flotte, fit-il. Je ne veux pas que vous touchiez à ces robinets, compris ?

Elle hocha du chef et s’assit sur un tabouret blanc. Il la vit s’emparer d’une brosse à cheveux. À gestes harmonieux, elle la passa dans son éblouissante chevelure.

— Well, murmura-t-il, faites-vous une beauté, chérie. C'est, pour une femme, le meilleur des passe-temps !

Il sortit de la salle de bain et tourna la minuscule clé dans la serrure.

Il pouvait considérer Maud comme neutralisée car non seulement ses cris éventuels seraient inaudibles, mais encore elle ne pourrait entendre le coup de sonnette des policiers.

Pour plus de sécurité, il mit la radio.

Il chercha parmi les stations un programme bruyant et s’arrêta sur du Wagner.

Maintenant il était paré.

À moins que l’un des flics qu’il avait croisés tout à l’heure en descendant l’escalier ne fasse partie de la patrouille de perquisition, il parviendrait sûrement à s’en tirer.

Les minutes lui parurent des heures. Il marchait de long en large dans la pièce comme un ours en cage. Enfin le coup de sonnette tant redouté vrilla son tympan.

Il jeta un regard à la glace. Sa fluxion était bien en place ; il ressemblait vraiment à un pauvre bougre de locataire gavé d’aspirine. Il éteignit l’électricité ; à contre-jour, il serait moins identifiable. Il rafla dans l’armoire un mouchoir qu’il tint appuyé sur sa joue.

L'eau continuait de couler dans la salle de bain et la radio de déverser ses torrents d’harmonies.

Il inspira profondément et, comme un toréador qui pénètre dans l’arène, il alla ouvrir.

Trois hommes se tenaient sur le palier : un civil et deux agents. D’un prompt coup d’œil, Stefan vit que, contrairement à ce qu’il redoutait tant, aucun de ceux qui l’avaient vu auparavant ne se trouvait là.

— La police ? fit-il d’un ton ahuri.

— Excusez-nous, dit le flic en civil en faisant un pas en avant.

— Que se passe-t-il ? bégaya le tueur.

— Comment ! fit l’inspecteur. On se mitraille dans votre immeuble et vous n’en savez rien ?

— On se mitraille ? fit Stefan.

— Vous n’avez rien entendu ?

— Mon Dieu non, je suis au lit avec un oreiller sur la tête, rapport à cette sacrée dent : vous voyez pas cette tirelire que ça me fait, inspecteur ?

Les deux agents rirent bruyamment et l’inspecteur dut les rappeler à l’ordre.

— Et alors, reprit Stefan, lequel jouait à merveille son rôle, vous dites comme ça qu’on se tue dans la maison ? C’est une bagarre ou quoi ?

— Vous lirez tous les détails dans les journaux de l’après-midi, dit le policier en haussant les épaules. Vous n’avez vu personne ?

— Qu’entendez-vous par personne ?

— Un type qui se planquait ?

— Et où voulez-vous que je l’aie vu, inspecteur, puisque je n’ai pas quitté mon lit depuis hier au soir. Bon Dieu, cette putain de dent ! Les cachets n’y font rien. À votre avis, je devrais voir un dentiste ou carrément un toubib ?

L’inspecteur lui jeta un regard mauvais qui le fit frémir. C’était un homme qui ne goûtait pas la plaisanterie, non plus que les niaiseries.

— Allez voir un ébéniste si ça vous chante, j’ai bien d’autres chats à fouetter. Donc vous n’avez rien vu, rien entendu ?

— Rien vu, rien entendu, répéta Stefan d’une voix geignarde.

— Vous êtes seul ici ?

Il hésita une brève seconde. Le coup des robinets ouverts risquait de se retourner contre lui, car il témoignait d’une présence dans la salle de bain.

Son trouble fut perceptible à l’inspecteur.

— Jetez un coup d’œil dans les autres pièces, les gars, ordonna celui-ci aux agents.

— La porte est fermée de l’extérieur, remarqua-t-il en fronçant les sourcils. Ça veut dire quoi ?

Sans attendre de réponse, il tourna la clé et pénétra dans la salle de bain. Stefan crut que son cœur allait s’arrêter de battre. Il passa la tête par-dessus l’épaule du policier et regarda.

Maud se tenait sagement assise sur son tabouret. Elle était occupée à se passer un vernis incarnat sur les ongles des pieds.

— Pardon, lâcha brièvement l’inspecteur, surpris.

Maud le regarda à travers le rideau flamboyant de ses cheveux répandus devant son visage.

— Qui est-ce, Charlie ? demanda-t-elle à Stefan.

Stefan l’aurait embrassée. Il se dit que c’était vraiment une souris à la hauteur.

— Oh, un inspecteur, chérie, fit-il. Il paraît qu’il y a eu du grabuge dans l’immeuble, et ces messieurs fouillent la cabane…

— Sans blague ! s’exclama-t-elle. C’est marrant, l’aventure à notre porte. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Un double meurtre, précisa le policier. Si vous trouvez ça marrant, tant mieux pour vous.

Maud pâlit et les ailes de son nez se pincèrent. Stefan sentit qu’elle hésitait. Le crime était trop grave pour qu’elle fît son jeu plus longtemps.

Ç’avait beau être une chic gosse, elle ne pourrait avaler la pilule.

— On sait qui a fait le coup ? demanda-t-il vivement afin de détourner l’attention.

— Pas encore, mais on a le signalement du meurtrier. Il n’ira pas bien loin…

À nouveau suspicieux, l’inspecteur questionna :

— Pourquoi étiez-vous enfermée dans la salle de bain, de l’extérieur ?

C'était rudement moche, comme question. Stefan regarda ardemment la jeune fille, mettant tout ce qu’il put de pouvoir de fascination dans ce regard-là.

— Encore ta damnée jalousie, Charlie, lâcha Maud.

Elle expliqua :

— Comme je suis curieuse de nature, j’ai l’habitude d’aller voir qui sonne. J’y vais quelquefois en petite tenue, ça dépend des cas. Monsieur se met en rogne. Il a eu peur que je me montre à poil, et il m’a bouclée ! Un de ces jours, mon vieux, ta jalousie te jouera un sale tour…

Comme pour se venger de la prétendue jalousie de Stefan, elle retroussa sa robe et se mit en devoir de rajuster sa jarretelle.

— Oh, ça va, éclata Stefan, pas la peine de faire ta Marlène Dietrich pour exciter l’inspecteur ! Tu parles que des guiboles de souris, il en a déjà vues des fagots, et même de mieux calibrées… Pas vrai, inspecteur ?

L’interpellé haussa les épaules. Il était gêné, car il avait vaguement conscience d’être ridicule. D’autant plus que ses subordonnés, ayant achevé leur rapide investigation, suivaient la scène en souriant et en louchant sur la jambe de Maud.

— Rien ? leur demanda-t-il.

— Rien, chef.

— Alors, continuons.

Il toucha le bord de son chapeau de feutre :

— Excusez, grommela-t-il.

CHAPITRE V

Les cars de police n’en finissaient pas de stopper devant l’immeuble de la 14e Rue Ouest et de déverser leurs provisions de flics.

C'était une opération de vaste envergure, quelque chose comme un meeting politique ou la capture de Dillinger.

La foule obstruait complètement la rue et la circulation avait été provisoirement détournée.

Mallory se dit qu’il n’allait pas être facile de pénétrer dans cet immeuble entouré d’un cordon continu de flics. Tout de même, il devait être plus aisé d’y entrer que d’en sortir, et le grand type roux, sans cesser d’éplucher et d’engloutir des cacahuètes, cherchait une combine.

Le temps passait, il fallait se hâter, car ces salauds de cops ne tarderaient pas à mettre la main sur le fugitif. Alors il serait trop tard. Mallory n’aurait plus qu’à aller rendre compte de son échec à Katz et Baumann.

Cette idée ne lui souriait guère.

Il fendit la foule des curieux et, grâce à ses coups d’épaule, parvint au premier rang.

C’est alors que la chance lui sourit. Une voiture de police fendit le flot compact des assistants. Mais sa sirène ne donnait pas des résultats assez satisfaisants et le conducteur du véhicule lançait des invectives.

Mallory se souvint alors qu’il savait imiter à la perfection les roulades des sifflets de police. Il grimpa avec autorité sur le marchepied de l’automobile et, les doigts dans la bouche, entama son récital.

L’effet fut immédiat.

Ce grand gaillard qui s’escrimait, lançant des ruades et sifflant éperdument, dut impressionner les badauds, car la voiture parcourut sans difficulté la distance qui la séparait de l’entrée de l’immeuble.

— Merci, vieux, fit le chauffeur en freinant.

— De rien, lui répondit Mallory avec désinvolture.

Il tenait à donner l’impression qu’il appartenait à la police.

Il ouvrit la portière aux deux occupants de l’automobile (des supérieurs, estima-t-il) et, les saluant brièvement, leur dit :

— Par ici…

Il avait observé le va-et-vient ; il ne lui fut donc pas trop difficile de les conduire dans la bonne direction. Des inspecteurs se précipitèrent au-devant du petit cortège. Il y eut des salutations. Chacun des deux groupes de policiers crut qu’il faisait partie de l’autre. Mallory, exploitant habilement la double confusion, serra des mains inconnues. Dès lors, il n’eut plus qu’à se faire oublier et à suivre les premiers arrivants jusqu’à l’appartement de Bukhauser.

Le corps reposait toujours dans la position où l’avaient jeté les balles de Stefan. Il y avait beaucoup de sang sur le parquet. Des photographes de l’Identité judiciaire s’activaient dans la pièce, prenant des clichés du cadavre sous tous les angles possibles.

— Et la femme ? questionna l’une des huiles qui venaient d’arriver.

— Le meurtrier l’a jetée par la fenêtre. Elle s’est écrasée sur un balcon, quatre étages plus bas. Son corps vient d’être enlevé par l’institut médico-légal.

— L’assassin ?

— Son signalement a été communiqué partout. Le service des fichiers fait des recherches.

L'homme qui répondait aux questions du chef était un agent du Bureau fédéral. Brun, élégant et athlétique, il ressemblait à un artiste de cinéma et s’exprimait avec aisance. Mallory l’observa et lui trouva l’air intelligent.

— L’assassin s’est enfui par le toit, poursuivit le fédé. Nous avons retrouvé sa trace. Il a traversé l’immeuble en diagonale mais celui-ci donnant sur quatre rues, il s’est de nouveau introduit à l’intérieur par un second vasistas.

— C’est donc cette seconde partie du bloc qu’il convient de fouiller, objecta l’un des chefs.

— On s’en occupe activement.

— L’homme a-t-il eu la possibilité matérielle de quitter l’immeuble, Adam ?

— Non, répondit ledit Adam. J’ai moi-même chronométré. L'alerte a été donnée alors qu’il se trouvait encore dans cette pièce. Il est parvenu à échapper aux types de Police-secours, mais déjà la Brigade criminelle survenait avant qu’il ait eu le temps de franchir le hall d’entrée, lui coupant ainsi la retraite. Il a filé par l’ascenseur des communs… J’ai calculé que le dispositif de blocage de l’immeuble était déjà en place au moment où il atteignait le toit.

— Bref, il se trouve toujours ici, dans l’immeuble ?

— Toujours, chef.

— Personne n’en est sorti ?

— Personne, pas un homme, pas une femme. J’ai donné des ordres très stricts. Lorsque j’ai su le nom de la victime, j’ai aussitôt compris qu’il s’agissait d’une affaire particulière.

— Particulière, en effet, admit le chef. Bukhauser appartient à un réseau d’espionnage. Nos services venaient de le repérer et nous espérions, grâce à cette découverte, remonter à toute la bande, mais ces gens-là sont forts, très forts, ils se sont aperçus de quelque chose et, par mesure de sécurité, ont fait abattre leur homme. Il faut coûte que coûte que nous mettions la main sur l’assassin. Cet homme est dangereux, mais j’interdis qu’on lui tire dessus. Il me le faut vivant ! Je compte sur vous, Adam.

Adam fit un signe affirmatif.

— Nous ferons l’impossible, chef.

Mallory estima qu’il avait assez musardé comme ça en compagnie des policiers. Maintenant, il possédait suffisamment d’éléments pour se lancer sur les traces de Stefan. Seulement, il ne pouvait circuler seul sans risquer d’attirer l’attention d’un de ces fonctionnaires qui pouvaient compromettre ses chances en lui demandant sa plaque de police.

Il regarda l’agent fédéral Adam s’éloigner en direction de l’ascenseur et il lui courut après.

— Vous permettez que je vous accompagne ? demanda-t-il. Ordre du chef : il entend demeurer en étroit contact avec vous et me charge d’établir la liaison.

Adam n’eut pas l’air enthousiasmé, néanmoins il accepta d’un haussement d’épaules la compagnie de Mallory.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes parvenaient sous le second vasistas, celui par lequel, selon toute vraisemblance, Stefan s’était réintroduit dans l’immeuble.

Ils y trouvèrent la patrouille de perquisition.

— Rien découvert, lieutenant, dit à Adam l’inspecteur qui la dirigeait.

— Vous avez fouillé partout ?

— Pas une seule pièce de ce bloc ne nous a échappé. Tout était normal.

Adam se gratta la tête, le regard perdu dans le vague.

— De deux choses l’une, décréta-t-il : ou bien ce type a réussi à s’enfuir par une issue que nous ignorons, ou bien il est plus fort que nous ne le supposons.

Il réfléchit et demanda :

— Où sont les quatre agents de Police-secours qu’il a bousculés en sortant de chez la victime ?

— Il y en a un à l’hôpital, les autres sont partis aux Archives pour voir s’ils n’y trouveraient pas trace du meurtrier.

— Un seul aurait suffi pour cela, riposta Adam. Lorsqu’un bandit vous tient en respect au bout d’une mitraillette, on n’a pas besoin de se mettre à trois pour tâcher de le reconnaître en photo. Téléphonez à ces gens de rappliquer dare-dare. J’entends qu’ils passent en revue tous les locataires de cette maison, depuis le portier jusqu’à la vieille dame du sixième.

— Entendu, lieutenant.

Adam s’éloigna.

Mallory lui laissa prendre de l’avance. Puis il revint au vasistas et l’examina avec minutie. Il y avait des gouttelettes rouges sur les pointes de verre brisé. Stefan s’était certainement tailladé en passant par l’étroite ouverture. Le grand homme roux se fourra une poignée de cacahuètes dans la bouche et se mit à quatre pattes. On eût dit un énorme molosse.

— Perdu quelque chose ? lui demanda narquoisement l’inspecteur qui avait commandé les perquisitions.

Il ne répondit rien, ce qui était le meilleur moyen d’éviter une conversation embarrassante.

Écœuré, l’autre haussa les épaules et le laissa à ses recherches.

Mallory avançait lentement, le nez presque à ras de terre, examinant le sol méthodiquement. Il savait reconnaître les taches de sang, même noircies, parmi toutes les autres taches. Çà et là, il en découvrit de nouvelles, presque effacées par les allées et venues.

Soudain, il en aperçut plusieurs. Elles étaient de la grosseur d’une tête d’épingle et se trouvaient groupées devant une porte.

Un faible sourire se dessina sur les lèvres du géant roux.

S'étant relevé, il lut le nom qui brillait sur la plaque : « MOOR ».

Mallory tira de son inépuisable poche une nouvelle pincée de cacahuètes et, après avoir sonné, se mit en devoir de les éplucher.

CHAPITRE VI

Stefan avait regardé la porte se refermer sur les flics, puis avait recraché sa fausse fluxion de papier et s’était retourné vers Maud.

La jeune fille attendait ce regard. Un léger sourire — un peu crispé — lui déformait les lèvres.

— Merci, dit Stefan.

Il aurait voulu trouver des mots plus appropriés, mais aucun ne lui venait à l’esprit.

— Merci, répéta-t-il.

Puis il ajouta :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas donné ?

Maud jeta son pinceau à vernis sur une tablette de verre et haussa les épaules.

— Pas mon genre, fit-elle.

Stefan remarqua le voile de tristesse tombé sur le visage de sa compagne.

— C'est rudement chic à vous, frangine… Et moi qui avais pris un tas de précautions idiotes pour vous neutraliser…

— Laissez tomber, fit-elle avec lassitude. J’ai un frère qui a mal tourné. Une bêtise : il avait passé la main dans le tiroir-caisse d’un épicier ; le type s’en est aperçu, il a ameuté tout New York, mon frère a voulu le faire taire, un flic s’est ramené pendant qu’il serrait le cou à l’épicier, il lui a fendu le crâne d’un coup de bâton pour lui faire lâcher prise. Le petit gars est mort. Peut-être que c’était un coup malheureux, mais, depuis ce temps-là, j’aime pas les flics.

— Sûr, approuva Stefan.

Il se disait que le hasard l’avait bien servi en le faisant sonner à la porte de cette fille.

Maud demanda :

— Vous avez buté quelqu’un ?

— Oui…

Elle frissonna :

— Pour de bon ?

— Il n’y a pas plusieurs façons d’être mort, sourit Stefan. J’ai mis en l’air un homme et sa poule.

— Pourquoi ? Cambriolage ?

Le tueur haussa les épaules.

— Pas mon genre, fit-il du même ton qu’avait pris la fille rousse pour prononcer quelques secondes auparavant la même phrase. Question… politique.

— Ah bon, murmura-t-elle.

Elle n’avait pas encore rabattu sa jupe et les yeux du tueur se perdirent dans ses dessous vaporeux. Il rougit légèrement sous le flux du désir qui, brusquement, le submergeait.

— Tu es belle, dit-il.

Sa voix s’était faite rauque.

— Vous croyez que c’est vraiment le moment de débiter des compliments ? questionna-t-elle.

— C'est toujours le moment, affirma-t-il en s’approchant d’elle.

Maud le regarda gravement. Un léger hérissement de ses pores traduisait son appréhension.

Stefan comprit qu’elle avait peur de lui. Or le tueur aimait les femmes qui avaient peur de lui. Il les trouvait plus désirables que les autres. Il passa le bout de sa langue avec gourmandise sur ses lèvres.

— Que… que… voulez-vous ? balbutia la fille rousse.

Un rictus mauvais marquait la bouche de Stefan.

— Toi, dit-il, rien que toi…

Il avança les mains et saisit ses épaules nues.

Ce contact lui procura une telle émotion qu’il fut obligé de retirer ses doigts et de les enfouir dans les poches du pyjama afin de dissimuler leur contraction.

— Tu es une fille formidable, dit-il.

Ces paroles, prononcées d’un ton tendre, vainquirent les hésitations de la jeune fille. Elle tourna vers son compagnon un visage illuminé.

— Tu me plais, ajouta-t-il encore.

Maud tendit ses lèvres et il la prit dans ses bras ; leurs bouches se joignirent.

Ils s’embrassèrent longuement.

Emporté par sa fièvre, Stefan en oublia la gravité de sa position. Il prit Maud dans ses bras et la porta jusqu’à la chambre à coucher.

— Maud ! Maud ! bégayait-il comme un enfant.

* * *

Un peu plus tard, il avait recouvré tout son sang-froid. Il regarda sa partenaire allongée sur la couche de volupté. Il se dit qu’il avait un sacré courage, de s’occuper d’une souris dans un pareil moment.

Il revêtit son costume et s’approcha de la porte d’entrée en tendant l’oreille. Un murmure de conversation lui parvenait du couloir. Il colla son oreille contre le trou de serrure, essayant de comprendre les paroles qui s’échangeaient. C’est ainsi qu’il parvint à entendre les ordres donnés par le lieutenant Adam au sujet des policiers qui l’avaient vu, en prévision d’une confrontation générale avec les locataires.

Il ne disposait que d’un très bref sursis. Il fallait aviser. Et dire qu’il venait de perdre un temps précieux en compagnie de Maud, dans la chambre à coucher !

Elle l’avait rejoint dans le vestibule.

— Que se passe-t-il ?

Il haussa les épaules :

— Tu le demandes ! Les recherches se poursuivent. Pas moyen de quitter l’immeuble. Ils vont procéder à une confrontation détaillée de tous les occupants de l’immeuble avec les flics auxquels j’ai échappé. Bon Dieu, ce que ça va mal !

Il lui demanda, haineux :

— Tu n’as pas peur ?

— Non, pourquoi ?

— Si on me trouve ici, il va t’arriver les pires ennuis. Les flics ne te pardonneront pas ton bluff de tout à l’heure. « Recel de malfaiteur » : c’est un truc à t’envoyer au ballon pour des années. Merde, ça ne te tracasse pas, la perspective de fabriquer des tonnes de chaussons ?

— Ne dis pas de bêtises. On ne te prendra pas.

— Comment ça ?

— Tu vas trouver un système pour filer.

Tant de tranquille assurance dopa le tueur. Elle avait un cran terrible, cette souris. Un tas de soi-disant durs auraient pu en prendre de la graine.

À ce moment, on sonna.

Stefan et Maud s’entre-regardèrent.

— Va dans la salle de bain, chuchota-t-elle.

Lorsqu’il eut disparu, elle ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec un grand gaillard roux qui mangeait des cacahuètes.

— Vous désirez ? fit-elle.

— Police, mentit Mallory.

— Encore ! Vos copains ont déjà passé la cabane au peigne fin.

— Je sais, dit Mallory. Vous êtes seule ?

— Si vous saviez tant de choses que ça, vous n’ignoreriez pas que je suis avec mon mari. Il est en train de prendre son bain. Faut-il que je l’appelle ?

Son assurance dérouta Mallory. Il hésita une seconde sur la conduite à tenir. Maud mit son incertitude à profit.

— Vous commencez par me courir, avec votre tueur, éclata-t-elle. Pas la peine de mobiliser tous les flics du pays pour ne pas être fichu de mettre la patte sur un buteur à la noix.

Elle criait presque. Mallory eut peur que ses éclats de voix attirassent l’attention de ses pseudo collègues. Il marmonna quelque chose et se retira.

Il n’alla pas loin. Une porte voisine s’ouvrit et une vieille dame ridée comme une morille montra son nez pointu.

— Toujours rien ? demanda-t-elle.

— Non, fit laconiquement Mallory.

— C’est affreux de penser qu’un dangereux bandit se cache peut-être sous votre toit. Si on ne l’a pas attrapé d’ici ce soir, je demanderai à Miss Moor de coucher chez moi…

Mallory tiqua.

— Miss Moor ? dit-il.

— Ma voisine.

— Tiens, c’est une demoiselle ? Je la croyais mariée.

— Oh non ! dit la vieille dame. Elle vit toute seule ici.

— Ah ! murmura Mallory en se pinçant le nez. Toute seule…

CHAPITRE VII

Stefan aperçut un policeman en faction de l’autre côté de la rue. Décidément, les flics lui faisaient le grand jeu.

Ce représentant de l’ordre lui donna une idée.

— Dis donc ? murmura-t-il.

Maud, qui achevait de se vêtir, tourna la tête de son côté.

— Oui ?

— Si tu étais une fille à la hauteur, tu te débrouillerais pour attirer ici un flic en uniforme.

Elle ouvrit de grands yeux.

— Sans blague !

— Tu crois que j’ai le cœur à blaguer ?

— En uniforme ?

— Oui. Imagine-toi que ça n’est pas le flic qui m’intéresse, mais son costume…

— Compris.

— Tu saisis : c’est la seule façon pour moi de sortir d’ici.

Elle esquissa un vague signe d’acquiescement et sortit de l’appartement.

— Surtout, lui lança Stefan, débrouille-toi pour qu’il soit seul : un uniforme suffira. Et puis, veille aussi à ce que le gars soit à peu près de ma taille.

— Je peux aussi prendre ses mesures ? sourit-elle.

Il regarda la porte se refermer. Une sourde angoisse lui comprimait la poitrine. Pourvu que Maud soit O.K. jusqu’au bout… Pourvu qu’elle sache manœuvrer…

Il fureta dans la cuisine à la recherche d’une arme quelconque, mais Maud n’avait que d’honnêtes couteaux de table à la lame arrondie. Il choisit un poids d’une livre qui se trouvait sur une étagère, près des plateaux d’une balance, et le glissa dans sa poche. À la rigueur cet objet pourrait remplacer un coup de poing américain.

Comme il revenait dans le studio, la porte d’entrée s’ouvrit et Maud réapparut, précédant un agent.

— C'est par là, dit-elle en entraînant l’homme en direction de la salle de bain. Mon mari assure que la fenêtre était fermée, tout à l’heure. Je ne pense pas qu’un individu puisse entrer par là, mais il ne faut rien négliger, pas vrai ?

Le policier était jeune et timide. On voyait tout de suite que le charme de Maud agissait sur lui. Il ne devait guère prendre au sérieux son verbiage de petite froussarde, mais, pour lui, c’était une aubaine.

— Salut, dit-il à Stefan.

La vue du tueur le rendit maussade. Il aurait préféré examiner cette fameuse fenêtre seul avec la fille rousse.

— On vous dérange, sergent, lui dit aimablement Stefan.

Ce grade que lui octroyait généreusement l’assassin compensa la déception du policier. Il était sensible aux louanges comme aux sourires des personnes du sexe opposé.

— Voyons voir, fit-il avec importance.

Stefan assura le poids dans sa main.

— Regardez en l’air, invita-t-il en souriant.

Sans la moindre défiance, l’autre leva docilement la tête et le tueur lui porta un coup terrible derrière la nuque.

Maud poussa un petit cri effrayé et se cacha le visage dans ses mains.

Quant au flic, il ne dit rien, ne laissa pas même échapper un soupir ; il s’écroula d’une seule masse et sa pauvre tête heurta le rebord de la baignoire.

— C’est affreux, gémit Maud.

— Entendu, ricana Stefan. Affreux… Seulement, je n’ai plus le temps de chicaner sur les moyens, il n’y a que le résultat qui compte…

— Il est… il est…

— Qu’est-ce que ça peut faire qu’il le soit ou non ?

Tout en parlant, il s’était agenouillé au côté de sa victime et avait entrepris de lui ôter son uniforme.

— Voilà du travail propre, fit-il observer : pas une tache de sang, pas un grain de poussière ; on jurerait que ces fringues sortent du pressing.

Il ne mit pas deux minutes pour les passer.

Maud avait eu le coup d’œil précis, car elles étaient tout à fait à sa taille.

— Je suis bath, fit-il en se regardant complaisamment dans la glace du lavabo. J’aurais un succès fou chez les bonniches, si j’avais le temps de leur conter fleurette. Bon, reprit-il, son examen terminé, je pense pouvoir risquer le paquet.

Il tendit les bras à Maud.

— Au revoir, petite, tu auras été de première ; si je m’en tire, je te jure bien qu’on se reverra. Merci pour… pour tout !

Elle se campa devant lui.

— Et moi ? fit-elle.

— Quoi, toi ?

— Non, sans rire, tu vas m’abandonner dans cet immeuble ?

— Que veux-tu que je fasse ?

— Alors, je me fais ta complice, je risque Sing-Sing[1] pour toi, et tout ce que tu trouves à me dire, c’est « Au revoir » ! Tu me laisses au milieu des flics, avec un type out dans ma salle de bain ? Rien que pour ça, ils m’enverraient dans un pénitencier jusqu’à ce qu’il me pousse des champignons sur les pieds.

Stefan était bien contrarié par cette explosion à laquelle il s’attendait du reste bien un peu.

— Voyons, fit-il, réalise un peu : je ne suis pas encore dehors. Je ne parviendrai peut-être pas à quitter cette bon Dieu de boîte, et tu parles de partir avec moi… ?

Elle vit passer une étrange lueur dans le regard de son partenaire.

— Non, dit-elle vivement, ne me cogne pas. Sois réglo, que diable ! Sans moi, tu serais déjà dans un bureau d’inspecteur-chef, à poil, avec un projecteur dans les yeux.

Le poing que Stefan avait déjà serré se rouvrit. Il prit Maud par les épaules.

— Non, fit-il, j’suis pas un salaud, petite, pas un salaud… Entendu, tu viens, et tant pis si ça casse.

Il chargea sur ses épaules le corps inanimé du flic.

— Que vas-tu faire ? demanda Maud.

— Va voir s’il y a du monde sur le palier.

— Je veux savoir ce que…

— Va voir s’il y a quelqu’un sur le palier et boucle-la ! répéta-t-il.

CHAPITRE VIII

Le palier était désert. Tout le remue-ménage s’était concentré aux étages inférieurs où les contre-perquisitions venaient de commencer.

Ployant sous le poids de son étrange colis, Stefan évalua la distance séparant la cage d’escalier de l’ascenseur. Il l’estima à une vingtaine de mètres.

— Va à l’ascenseur ! ordonna-t-il à sa compagne. Entre dans la cabine et garde la porte ouverte jusqu’à ce que je revienne, compris ?

Elle commençait à devenir docile jusqu’à la servitude. Sans mot dire, elle pénétra dans la cage grillagée.

Stefan s’approcha de la volée de marches et posa son fardeau en équilibre sur la rampe. En se penchant, il pouvait apercevoir le fourmillement des forces de police au rez-de-chaussée. D’ici quelques secondes, les flics auraient une surprise de taille. Une surprise qu’il devrait mettre à profit pour…

Le policier auquel il avait ravi son uniforme poussa un léger soupir. Il reprenait conscience. Pas pour longtemps !

D’une secousse, Stefan le fit basculer par-dessus la rampe.

Il ne perdit pas de temps à suivre sa trajectoire et se rua dans l’ascenseur.

Maud, qui de loin avait suivi des yeux la scène, était livide. Stefan la repoussa au fond de la cage dont il referma la porte avant d’appuyer sur le bouton du rez-de-chaussée.

La descente fut rapide, mais pas autant qu’il aurait voulu. Même s’il était descendu en chute libre, il eût encore trouvé le temps long. Car tout était calculé à des fractions de seconde près dans son plan machiavélique.

Enfin ce fut le rez-de-chaussée. Il fit signe à Maud de le suivre et se dirigea calmement vers la foule de flics — tant civils qu’en uniforme — qui entourait le cadavre du policier.

— Dispersez-vous ! hurlait un chef. Chacun à son poste ! Bouclez les issues des étages : escalier et ascenseur. Cette fois, nous le tenons !

Sans en écouter davantage, Stefan dépassa les flics et atteignit le perron. D’autres policiers survenaient.

— Que se passe-t-il ? questionnèrent-ils.

— Ce salaud est là, dit Stefan. Il vient de buter un nouveau mec en le balançant dans la cage d’escalier, mais il ne nous échappera pas !

Il se tourna vers Maud et dit d’une voix hargneuse :

— Qu’est-ce que vous fichez là, vous ? Vous ne savez donc pas qu’il est interdit d’entrer dans l’immeuble ? Qui vous a laissé franchir le cordon ? Hein ?

— Un de vos collègues, dit Maud qui avait compris l’astuce.

— Ouais. Eh bien, ça n’est pas le moment de faire du charme ! Montrez-moi un peu le cornichon que vous venez de vamper en plein service.

Les flics présents furent amusés par cette scène. Ils suivirent des yeux le couple et le virent tourner le coin de l’immeuble.

Comme ils s’apprêtaient à pénétrer dans le hall, un grand gaillard roux qui mastiquait des cacahuètes en sortit en trombe.

— Hé ! fit l’un des cops.

Mallory poussa un juron. Depuis l’encoignure où il se cachait, il avait assisté à l’assassinat du flic dévêtu. La scène s’était déroulée avec une rapidité telle qu’il n’avait pu intervenir. Impuissant, il voyait à présent s’enfuir Stefan. Ça tournait vraiment mal.

— Quoi ? demanda-t-il aux policiers.

— Qui êtes-vous ? Vos papiers !

Il regrettait l’impulsion qui l’avait lancé sur les traces du fugitif. Maintenant, il était coincé.

— Inspecteur Mallory ! dit-il d’un air furibard.

— Vos papiers ?

Il porta la main à sa poche afin de gagner du temps. C’est à cet instant qu’un second groupe de policiers surgit de l’immeuble, commandé par le lieutenant Adam.

Adam reconnut Mallory et lui demanda :

— N’avez-vous pas aperçu un homme en uniforme de flic qu’accompagnait une fille rousse ?

Cette heureuse diversion détourna l’attention portée à Mallory.

— Nous venons de les voir ! crièrent en chœur les agents présents. Ils sont partis par là.

— Damned ! C’était notre homme ! Il a tué l’agent Jasper pour s’emparer de son uniforme.

Ce fut une ruée.

Mallory parvint à distancer la meute lancée aux trousses de Stefan. Parvenu devant le cordon de police, il dit :

— Un flic et une souris viennent de passer ?

— Oui, notre collègue l’emmenait chez le pharmacien.

— De quel côté ont-ils filé ?

L’interlocuteur haussa les épaules :

— Je ne sais pas ; ils se sont perdus dans la foule…

Le lieutenant Adam, qui débouchait à son tour, entendit les dernières paroles de l’agent.

Il laissa échapper un gémissement. Avec impuissance il considéra les quelque huit cents personnes obstruant la rue.

— Il nous a eus, dit-il à Mallory. Cet homme est un démon.

— Qu’allez-vous faire ? questionna Mallory.

Cette question ramena l’officier de police aux réalités de sa charge.

— Diffusez un message, ordonna-t-il à ses subordonnés. Que toutes les patrouilles motorisées de service se mettent en chasse. Communiquez le signalement de la fille par-dessus le marché ; pour l’avoir, interrogez les hommes qui se tenaient devant la sortie et qui l’ont vue… Urgent ! Avertissez aussi la population. Renforcez la surveillance des gares, des hôtels, des clubs… Nous devons mettre la main sur lui coûte que coûte, et n’oubliez pas : il nous le faut vivant !

Il se tourna vers Mallory ; mais ce dernier avait disparu à son tour dans la foule.

Jouant des épaules, il bousculait les gens et leur demandait :

— Le flic et la fille rousse ?

Et les gens, terrifiés par son regard impitoyable, balbutiaient :

— Par là…

Il atteignit une station de taxis. Sa brève question recueillit la meilleure des réponses :

— Cette voiture, là-bas ! fit un chauffeur.

Mallory ouvrit la portière.

— Suivez-la, et que Dieu ait pitié de vous si jamais vous la perdez !

DEUXIÈME PARTIE

La poursuite

CHAPITRE IX

— Tu as un coin où nous planquer ? questionna Maud.

Stefan se renversa sur la banquette du taxi.

— Tu parles ! dit-il. Maintenant, nous sommes à peu près peinards. Tu as vu comment j’ai joué cette partie ?

— C'était du beau boulot, reconnut la fille rousse. Les flics vont être mauvais lorsqu’ils s’apercevront que tu les as eus.

Stefan ne répondit pas.

Il fouillait les poches de son uniforme.

— Ce type s’appelait Jasper, dit-il en examinant les papiers. Il s’appelait Jasper, mais il n’était pas riche, le mec : 3 dollars 5, c’est pas lerche… Heureusement que nous savons où aller.

Il se retourna et regarda par la vitre arrière.

— Pas de moto, pas de sirène, tout me paraît normal… Le diable si je pensais m’en sortir aussi facilement.

Maud observait également le mouvement de la circulation.

— Tu n’as pas remarqué ? fit-elle. Depuis notre départ de la station, il y a un taxi qui nous suit…

Stefan fronça le sourcil.

— Hum, tu es sûre ?

— Regarde !

Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre à l’évidence. Stefan avait trop l’expérience de ces sortes de choses pour ne pas comprendre que Maud disait vrai.

— Bizarre, fit-il. Les flics ont d’autres moyens de poursuite qu’un taxi pour me courir après. Du reste, cette bagnole ne nous poursuit pas : elle nous suit ! À l’allure où nous roulons, elle n’aurait aucune difficulté à nous rejoindre et même à nous dépasser…

Leur taxi s’arrêta devant un feu rouge. L’autre dut stopper net à sa suite.

— Sapristi ! fit Maud. Je reconnais le type qui est à l’intérieur, il est venu sonner tout à l’heure ; tu sais, c’est le gars qui n’a pas insisté lorsque j’ai élevé la voix. J’avais comme l’impression que ça n’était pas un vrai flic.

Stefan n’osa pas regarder.

— Comment est-il ?

— Grand, costaud, rouquin… Une gueule à part. Rien qu’à le voir manger ses cacahuètes, on prend peur.

Stefan sursauta.

— Tu dis qu’il mange des cacahuètes ?

— Oui…

Il glissa un regard de biais par la vitre.

— Pas de doute, murmura-t-il, c’est bien Mallory.

— Qui ?

— Mallory… Un type de chez nous !

Il resta un instant perplexe. Pourquoi Mallory s’était-il introduit dans l’immeuble de la mort ? Afin de le tirer de ce mauvais pas ? Ça n’était pas le genre de la maison. Dans l’organisation, chacun se débrouillait et n’avait pas de secours à attendre de ses compagnons.

— Qu’est-ce qu’il fait chez vous ? s’enquit la jeune fille.

La question ouvrit brusquement les yeux de Stefan.

— Il… Il… Oh, bon Dieu, ça n’est pas possible !

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ?

Il posa sa main sur le genou de sa compagne. Elle fut surprise du changement d’expression qui s’était opéré sur le visage de Stefan.

— Chez nous, fit-il dans un souffle, chez nous, Maud, il fait comme moi : il travaille de la gâchette. Nos chefs ne veulent pas que je tombe vivant entre les mains de la police, c’est pourquoi ils m’ont envoyé Mallory. Maintenant que je suis brûlé, je suis tout juste bon pour faire un mort !

— C'est pour… pour ça qu’il te suit ?

— Sans aucun doute. Autrement, il se serait manifesté. Mallory a reçu l’ordre de m’allonger, et il va le faire.

Ils se laissèrent véhiculer sans rien dire, puis Maud demanda :

— Alors, ta planque est brûlée ?

Stefan n’avait pas encore eu le temps d’envisager ce côté-là du problème.

La fille disait juste : désormais, il était traqué non seulement par la police, mais encore par ses propres compagnons.

Il se sentit complètement au ban de la société. Il était l’homme traqué, la bête nuisible contre laquelle se coalisaient les battues.

Un curieux rugissement ronfla dans sa gorge. Maud s’aperçut qu’il avait du sang dans les yeux.

— Tous, grogna-t-il. Tous contre moi ! Bon, j’accepte, je vais me bagarrer contre eux tous : les flics et les copains, sans arme, sans argent, sans rien…

— Tu m’as, moi, objecta la fille à voix basse.

Il crispa davantage les mâchoires.

— Oui, je t’ai. Et ça n’arrange pas les choses, car à deux on se fait plus facilement remarquer. Je t’ai et j’ai aussi cet uniforme pour tout vêtement. Je serais à poil et peint de rayures jaunes et rouges que j’aurais moins de chances de me faire repérer. Mais ça va…

Il serra si fort les poings que ses phalanges devinrent toutes blanches.

— Ça va, répéta-t-il, ça va…

Il mettait dans ces deux mots une sombre opiniâtreté.

Il semblait si décidé, si exaspéré que Maud n’osa proférer le moindre mot.

Soudain, Stefan parut revenir à lui. Il frappa à la vitre qui le séparait du conducteur.

— Nous avons changé d’idée, lui dit-il. Pouvez-vous nous mener à la campagne ?

— Où ça ? demanda l’homme.

— Peu importe, un petit coin peinard. Je vais vous le dire, à vous, ajouta-t-il : le mari de madame est un sacré jaloux… Il nous suit, vous voyez, le taxi vert dans votre rétro ?

— Oui, patron.

— Bon, deux dollars pour votre pomme si vous parvenez à le semer, deux autres si vous nous trouvez un coin de campagne discret, plus le montant normal de la course, ça vous va ? Vous comprenez, je ne peux pas me permettre d’avoir des histoires alors que je suis en uniforme…

Le chauffeur eut un clin d’œil complice.

Il se mit à appuyer sérieusement sur le champignon.

CHAPITRE X

Maud et Stefan observaient le comportement du taxi vert. Celui-ci ne « décramponnait pas ». C'était une sorte d’ange gardien implacable.

— Magnez-vous ! lançait Stefan au chauffeur. Il faut absolument que vous le lâchiez.

Le brave type s’y évertuait, mettant en œuvre toutes les ressources de son véhicule et de ses réflexes de conducteur.

— Bon Dieu ! glapit le tueur d’un ton exacerbé. Vous inquiétez plus des feux rouges puisque vous ne parvenez pas à le semer ! Foncez dans le brouillard, vieux, et vous tracassez pas pour les contredanses, je vous couvrirai !

— O.K., fit le chauffeur.

Il fit ce que lui conseillait son passager et les deux occupants du taxi eurent la satisfaction de voir la distance augmenter rapidement entre eux et leur poursuivant. Sans doute Mallory n’était-il pas parvenu à convaincre son chauffeur de jongler avec les règlements.

Bientôt l’automobile verte fut hors de vue.

— Ça colle, garçon, approuva Stefan. Maintenant que le cocu est semé, vous pouvez prendre votre temps pour nous dénicher un coin tranquille.

Il soupira d’aise et saisit tendrement Maud aux épaules.

— Ouf, ça va un peu mieux, dit-il en s’acagnardant dans l’angle du véhicule. Je sens que ma matière grise se remet à fonctionner convenablement.

Elle hocha la tête.

— Tu as une puissance de récupération formidable, remarqua Maud.

— Il faut bien.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Stefan esquissa un geste imprécis.

— Fumer une cigarette pour commencer, décida-t-il. Cet idiot de flic n’avait pas un brin de tabac dans ses poches, quelle poisse !

S’adressant au chauffeur, il lui demanda s’il avait de quoi fumer. Sans mot dire, l’homme lui passa un paquet de Camel.

— C'est rudement fameux, apprécia le tueur en tirant quelques bouffées. Je pensais bien ne plus jamais refumer de ma vie.

— Tu ne t’en fais pas…

— Pourquoi veux-tu que je m’en fasse, après tout ? Je devrais être mort ou emprisonné, et me voici vivant et libre. Ça ne va peut-être pas durer, d’accord, mais justement, j’en profite. Oh, dis, c’est bon de faire du rabiot, non ?

— Sans doute, convint la fille rousse.

Elle redemanda, obsédée par son idée fixe :

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— La campagne, ça ne te sourit pas ? Je sais bien que ça n’est pas la saison idéale pour s’y baguenauder, mais toutes les saisons ont leur charme…

Il s’entoura d’un nuage de fumée bleue fleurant le miel et fit d’un ton nostalgique :

— La campagne… Je me souviens des hivers allemands… la Forêt Noire, tu ne peux pas comprendre…

— Tu es Allemand ? demanda Maud.

— Mon père était Hongrois et ma mère Américaine, mais j’ai été élevé en Allemagne. À moi seul je suis tout un échantillonnage de races.

— Et tu fais dans l’espionnage ?

Stefan réfléchit.

— Non, dit-il enfin.

— Pourtant…

— Je travaille certes pour des nazis, mais je ne fais pas d’espionnage. Mon job consiste à… nettoyer. Je nettoie dans de bonnes conditions. Enfin… jusqu’à présent.

Ils avaient franchi les faubourgs et roulaient maintenant dans une banlieue coquette aux routes bordées de luxueuses propriétés.

— Ce coin me rappelle la Californie, dit Maud.

— Je ne connais pas…

— Il y a du soleil, des fruits, des fleurs, de l’eau bleue… C'est très beau.

Le chauffeur tira la vitre coulissante.

— Qu’est-ce que vous diriez d’un petit bled sur les bords de l’East-River ?

— Pas mal, approuva Stefan.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient parvenus en rase campagne. Ils quittèrent la route nationale pour emprunter un petit chemin bordé de buissons et d’arbres dénudés. Un silence épais et figé faisait mal aux oreilles.

Nulle part on ne voyait d’habitations. Pas un être vivant. L'univers semblait morne et vide.

Stefan tira la vitre à son tour.

— Arrêtez !

— Ici ? demanda le chauffeur en freinant.

— Oui, je n’en aurai que pour une minute.

Le conducteur obéit.

La voiture s’immobilisa en bordure du chemin.

— Parfait, dit encore Stefan.

Il passa prestement ses mains sous le menton du malheureux avant que ce dernier ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, puis lui renversa la tête en arrière et, lorsque le cou de l’homme reposa sur le dossier du siège, il exerça une brusque pesée.

Il se produisit un craquement affreux. Les vertèbres cervicales cédèrent. L’homme exhala une longue plainte déchirante qui glaça d’épouvante Maud. Sa tête devint molle et balla, inerte, sur le dossier du siège avant.

— Pourquoi ? gémit la jeune fille. Pourquoi as-tu fait cela ?

— Il nous aurait donnés, expliqua calmement Stefan. Du reste, je n’avais pas de quoi régler la course.

Il était descendu de l’auto et, l’ayant contournée, s’occupait activement à fouiller les vêtements de sa dernière victime.

Il trouva une vingtaine de dollars dans le portefeuille.

— C'est toujours ça de récupéré, dit-il en les enfouissant prestement dans ses poches.

— Dommage que ce type soit si gros, j’aurais bien pris ses fringues, car ma tenue de flic va me faire repérer.

Il tira le corps hors du véhicule et le traîna par les pieds jusque dans le fossé. Avec un peu de chance, il ne serait pas découvert tout de suite.

Stefan revint, s’essuya les mains avec un chiffon trouvé sous le siège du conducteur, et se mit au volant.

— Où allons-nous ?

Il examina Maud dans le rétroviseur et constata non sans satisfaction qu’elle récupérait promptement.

— Je ne sais pas, murmura-t-il en réponse à la question qu’elle lui avait posé. Que veux-tu que je te dise ? Nous allons plus loin, ailleurs, n’importe où… Je ne peux plus décider : ce sont les circonstances qui décident toutes seules.

Elle n’insista pas.

— Ça te fait de l’effet, hein ? grommela-t-il avec un sale sourire.

— Quoi ?

— Cette histoire… mon histoire. Tu faisais quoi ?

— Je travaillais dans un speakeasy.

— Et ça t’amusait ?

— Tu as déjà vu des filles que ça amuse, toi ?

— Non, mais…

— Alors ?

Il revint à la route nationale qu’ils avaient quittée peu de temps auparavant.

Stefan roulait à une allure modérée. Ils parcoururent une dizaine de kilomètres quand soudain le moteur renâcla comme un cheval épuisé.

Le tueur lança un regard à la jauge d’essence. — Panne sèche, dit-il. C’est bien notre chance. Heureusement, j’aperçois une station-service, là-bas.

CHAPITRE XI

L'homme de la station était un jeune gars rigolard.

— Trente litres ! lui jeta Stefan.

— Tout de suite, chef.

Le tueur se rembrunit. Le regard éveillé du pompiste l’inquiétait. Le jeune homme se souviendrait de ce singulier taxi conduit par un policier. Ça ne se voyait pas tous les jours…

Déjà il devait faire travailler sa matière grise à toute allure ; au moindre appel radio, il pigerait tout au quart de tour et téléphonerait aux matuches.

Le mieux serait de le neutraliser.

Maud devait suivre le cheminement de sa pensée, car elle dit brusquement avec une sorte d’âpre ferveur :

— Laisse-le, Stef. Ça n’arrangerait rien… Le premier automobiliste venu le découvrirait et…

— Bon, ça va ! la rembarra le tueur.

Néanmoins, il abandonna son sinistre projet et tendit quelques banknotes au garçon.

— Merci, m’sieur.

Ils repartirent à toute allure.

— Vivement la nuit, soupira Stefan. Ce taxi est trop voyant, mon uniforme aussi. Si tout va bien, on poussera jusqu’à la frontière canadienne.

Ils se laissèrent bercer par le ronron du moteur et le doux feulement des pneus sur l’asphalte.

Tout se passait bien. D’ici une heure il ferait nuit, et Stefan pourrait alors foncer dans le brouillard.

Brusquement ils sursautèrent. Un bruit sinistre leur parvenait, d’abord lointain mais qui s’amplifiait rapidement : une sirène de police.

— Ça y est, grinça Stefan. Voilà la corrida qui recommence. J’aurais dû buter ce salaud de pompiste, c’est lui qui a rancardé les flics.

Il fixa le rétroviseur dans lequel la voiture des policiers se développait.

— Appuie ! appuie ! cria Maud.

Ce conseil était superflu. Stefan écrasait déjà le champignon sur le plancher du taxi. Mains crispées sur le volant, visage tendu, il ressemblait une fois de plus à un loup.

— Plus vite ! trépignait Maud. Ils nous rattrapent !

— On est cuits, fit sourdement Stefan. Ils vont nous posséder, je parie qu’ils ont déjà alerté leurs petits copains. D’ici un quart d’heure, il va en déboucher de tous les côtés et les routes seront barrées.

— Fonce, fonce ! l’encouragea Maud.

La jeune fille semblait hors d’elle-même. Ses yeux brillaient étrangement, ses cheveux décoiffés retombaient sur son visage. Elle ne pensait même plus à les rajuster.

L’espace d’un instant, poursuivants et poursuivis demeurèrent à égale distance. On eût dit que les vitesses respectives des deux véhicules s’étaient mises au diapason. Puis, lentement, mais avec une déprimante régularité, les flics reprirent l’avantage et grignotèrent l’écart.

— Ils se rapprochent ! hurla Maud.

— Je suis à fond, gémit Stefan. On se tape le cent trente ; je peux pas demander plus à un taxi…

Ils doublaient des voitures dont les conducteurs restaient médusés par cette poursuite insensée.

Stefan aurait voulu avoir une bombe pour la jeter derrière lui sur la bagnole des cops.

Les bornes kilométriques défilaient rapidement. Il y eut un coup de feu, puis d’autres crépitèrent.

— Ils tirent ! dit Maud.

Stefan serra les dents. Il aperçut un chemin sur sa droite et y vira brusquement. Si brusquement, même, que les policiers n’eurent pas le temps de l’imiter et qu’emportés par leur élan, ils dépassèrent l’étroite voie. Ils manœuvrèrent pour reprendre leur poursuite, mais ce contretemps suffit à Stefan pour reprendre une avance appréciable.

Il était fébrile, se demandant où ce petit chemin peu carrossable allait les conduire. Le taxi tanguait dangereusement dans les ornières. Des ronces griffaient sa carrosserie.

Stefan devait se cramponner ferme au volant.

— Tu les vois ? demanda-t-il.

— Non…

Cela le stimula. Il mit toute la sauce, sans souci des embûches que lui réservait le sol.

Le chemin décrivit une brusque courbe.

Stefan aperçut un cours d’eau de moyenne importance mais que la fonte des neiges grossissait exagérément. Un frêle pont de bois le traversait.

En un éclair il prit sa décision.

Un coup de freins terrible arrêta la voiture sur deux mètres.

— Saute et planque-toi ! dit-il à Maud.

Elle obéit comme dans un rêve, sans même réaliser.

Elle ouvrit la portière et sauta tandis que le taxi bondissait en avant. La sirène des flics approchait.

Quatre secondes !

Stefan avait, estimait-il, quatre secondes pour réussir son coup.

Il lança le taxi sur le pont, ouvrit sa propre portière, donna un ultime coup de volant et se laissa choir de côté.

Il y eut un craquement, un choc, un plouf !

Défonçant le faible garde-fou de bois, l’automobile venait de plonger dans l’eau bouillonnante.

Tout s’était passé à une allure vertigineuse, les événements allaient bien plus vite que la pensée.

Stefan regarda en direction du sentier. La voiture des flics arrivait, mais elle n’avait pas encore tourné.

Le tueur fit un bond de léopard et se rua dans un buisson bordant la berge. Les épines lui labourèrent le visage ; il n’en eut cure. On aurait pu lui couper un bras sans qu’il s’en aperçût.

Il se tapit, retenant sa respiration.

Il vit comme un éclair rouge et comprit que l’auto des flics venait de le dépasser. Ses freins hurlèrent à leur tour. Les flics venaient de découvrir l’« accident ».

Ils descendirent rapidement et se portèrent sur le pont.

Ils étaient deux. Stefan entendit leur conversation :

— Bon Dieu, dit l’un, m’est avis que notre homme a fait le plongeon. Un coup de volant malheureux et il a défoncé le garde-fou.

— Ouais, fit son compagnon. Ça a dû se passer comme tu dis. Attrape la mitraillette et surveille la rivière au cas où il aurait pu s’extraire de la bagnole.

— Sortir de la bagnole ? Avec ce courant… Il est out, et sa poule aussi, je te dis. Dommage, les chefs le voulaient vivant.

— Préviens-les !

L'un des deux hommes revint à la voiture et décrocha son émetteur.

— Allô ! énonça-t-il d’une voix grave et impersonnelle de standardiste. Ici voiture 601, ici voiture 601… J’appelle Bureau fédéral, j’appelle Bureau fédéral…

Il y eut des crachotements et une voix creuse lui répondit.

Aussitôt, il enchaîna :

— La voiture que nous poursuivions vient de défoncer le parapet d’un pont et de couler dans la rivière avec ses deux occupants. Aucune trace de vie… Comment ? O.K.

Il donna la position exacte de l’endroit et raccrocha.

— Nous devons attendre ici, dit-il à son copain. Le lieutenant Adam va nous rejoindre avec une équipe de la brigade fluviale. M’est avis que ça va être coton pour la repêcher de nuit, la guimbarde.

— Ma foi, dit l’autre, qu’ils se débrouillent, c’est pas notre job.

Les deux policiers allumèrent une cigarette et se mirent à faire les cent pas.

CHAPITRE XII

Stefan attendit un instant, la poitrine haletante par suite de l’effort qu’il venait de produire. Son sang bouillonnait comme lave en fusion.

« Je les ai eus, pensait-il allègrement. Ils nous croient noyés… »

Puis il se demanda ce qu’il était advenu de Maud. Elle ne devait pas être loin. Cinq mètres à peine les séparaient l’un de l’autre ; pourtant ils ne pouvaient bouger sans risquer de révéler leur présence.

Stefan était encore libre, mais combien précaire était cette liberté. Il se trouvait à la merci d’un éternuement.

Et puis un tas de flics allaient rappliquer ; on repêcherait la voiture, on s’apercevrait qu’elle était vide. Les fédés feraient une battue. Qui sait ? Peut-être amèneraient-ils des chiens…

— J’aperçois la bagnole ! s’exclama soudain l’un des deux hommes.

Il s’était dressé et désignait à son camarade un point noir en aval.

— Tu crois que c’est la voiture ? fit le second policier.

— Tu parles que c’est elle ! Le courant l’entraîne. Zieute : elle dérive doucement.

— C'est ma foi vrai ! On la suit ?

— O.K.

Ils jetèrent leurs cigarettes et se mirent à suivre la berge.

— Bon Dieu ! fit encore l’un d’eux. Il est violent, ce courant, Jim. Comment qu’il la tarabuste, cette auto, elle plonge, remonte, tourne…

Stefan ne put entendre la suite, car les deux flics étaient déjà hors de portée.

Il héla à mi-voix :

— Maud !

— Oui, souffla la jeune fille.

— Ah bon, tu es là…

Il ressentit un grand soulagement. La présence de la jeune femme lui manquait ; maintenant, il ne pouvait plus se passer d’elle.

— Ils se sont éloignés, dit-il. Faudrait en profiter pour mettre les bouts avant que les autres se radinent.

En rampant il se dirigea vers le point d’où partait la voix de Maud.

Elle était à plat ventre sur un humide tapis de feuilles mortes.

— Ne te relève surtout pas, chuchota le tueur.

Il expliqua :

— Les buissons sont bas et clairs en cette saison ; de loin ils pourraient nous voir.

À quatre pattes ils s’éloignèrent de la rivière.

Stefan avançait le premier. Lorsqu’ils eurent parcouru de la sorte une centaine de mètres et mis un grand nombre de buissons entre eux et la voiture des cops, il se releva et tendit la main à sa compagne.

— Allez ! fit-il. Il s’agit de tricoter avant qu’ils ne se soient aperçus de notre ruse. Ils vont faire un drôle de cirque quand ils découvriront que la bagnole est vide.

Pliés en deux, ils foncèrent à travers champs. Heureusement pour eux, la nuit tombait rapidement, épaisse et brumeuse.

Le rêve serait que l’on ne repêchât pas la voiture avant le lendemain. Ce sursis devrait être suffisant pour leur permettre de s’en tirer.

Il se fit bientôt un grand remue-ménage sur les lieux de l’accident.

— Il était temps, exulta Stefan.

Essoufflée par leur galopade, Maud ne put répondre que par un hochement de tête.

* * *

La nuit était complètement tombée lorsqu'ils parvinrent devant une masure abandonnée.

C’était une vieille bicoque qui avait dû servir de rendez-vous de chasse. Elle ne se composait que de deux pièces aux murs lézardés. Le toit éventré béait. Stefan l’avait aperçue alors qu’ils venaient de contourner un village.

Tous deux étaient épuisés.

— On va se reposer un moment dans cette crèche, décida-t-il.

Ils entrèrent et se laissèrent tomber sur des branchages morts.

Ni l’un ni l’autre ne pouvait plus parler. La fatigue et l’émotion leur avaient fait perdre l’usage de leurs jambes et les laissaient sans voix.

Maud ôta ses chaussures. Elle frissonnait. Lorsqu’ils avaient quitté l’immeuble, elle n’avait pas pensé à prendre un manteau.

— Froid ? demanda Stefan.

Elle ne répondit pas, détourna la tête et se mit à pleurer.

— Tiens, fit-il en déboutonnant sa vareuse.

Il la lui mit de force sur les épaules.

— Chiale pas, on s’en est tiré, non ?

— Pour le moment…, dit-elle, désabusée.

Il éclata :

— Sûr, pour le moment ! Dans la vie, il n’y a que ça qui compte : le moment.

— Qu’allons-nous faire ?

— La frontière !

— Elle est loin… Tu comptes y aller à pied ?

— Dieu merci, il y a encore des bagnoles sur les routes.

— Les routes sont surveillées, en ce moment. Tu ne crois pas que tu devrais suspendre un peu tes coups de main ?

— Alors ?

— Nous avons découvert une retraite, restons-y planqués…

— Longtemps ?

— Le temps qu’on y voie clair, que le vent tourne. Il faut attendre que l’actualité nous lâche.

Il se dit qu’elle avait raison.

— Et manger ? objecta-t-il. Je commence à avoir faim, moi. Pas toi ?

— Si. Mais puisque tu as de l’argent, je vais aller au village chercher des provisions.

— On te remarquera.

— On cherche un homme accompagné d’une femme, on ne recherche pas une femme seule. Il me suffit de modifier un peu ma coiffure. Je me ferai passer pour une automobiliste tombée en panne un peu plus loin. J’achèterai de quoi voir venir.

— Tu prendras du whisky, lui dit-il.

— Alors, on reste ici ?

— On reste.

CHAPITRE XIII

Katz passa le journal à Baumann. Celui-ci lut l’article et le fit lire à Mallory.

Un bon quart d’heure s’écoula de la sorte sans qu’aucun des trois hommes ne proférât une parole.

— On dirait que c’est liquidé, dit Mallory lorsqu’il eut achevé sa lecture.

— A priori, fit Katz.

Le géant roux leva un sourcil.

— Je comprends pas ce que vous voulez dire : le journal est catégorique, la bagnole a été prise en chasse par les bourres, et à un moment donné Stefan a eu un coup de volant malheureux. Le taxi a défoncé le garde-fou d’un pont, il est tombé dans la sauce… La rivière était en crue… Bon Dieu, ce pauvre Stefan qui avait horreur de l’eau !

— On n’a pas retrouvé son corps, objecta Baumann.

— Dame, il a réussi à ouvrir la portière, seulement le courant l’a arraché de son siège…

— Ça pourrait s’être passé ainsi, reconnut Katz, c’est du reste la version de la police. Mais la fille qui l’accompagnait a disparu, elle aussi. Je trouve étrange qu’on n’ait retrouvé le corps d’aucun des deux.

— On les retrouvera, assura Mallory qui tenait à ce qu’on change de sujet.

Katz et Baumann échangèrent un regard entendu.

— Rien n’est moins sûr, Mallory.

— Ah ?

— Vous savez fort bien que Stefan était un chauffeur hors pair ?

Mallory haussa les épaules.

— Lorsqu’ils ont la police au panier, les chauffeurs hors pair deviennent nerveux et il leur arrive des pépins, comme à tous les conducteurs nerveux.

Mais il sentait ses chefs solidement retranchés dans leur point de vue. Il sortit une cacahuète de sa poche et l’écrasa du bout des doigts.

— Oh, ça va, jeta-t-il enfin. Vous voulez que je m’occupe de la question, hé ? Bon, qu’est-ce que je dois faire ?

— Ce que nous vous avions ordonné de faire hier.

— Vous êtes bons ! protesta Mallory.

Un regard appuyé de Katz lui fit rentrer ses objections.

— Allez faire un tour du côté de ce fameux pont, conseilla Baumann. Peut-être serez-vous plus adroit que les policiers. Nous persistons à croire que Stefan est vivant. Tant que nous ne verrons pas la photographie de son cadavre, nous le considérerons comme tel.

Mallory se leva.

— Autre chose, lui dit Katz. Si par hasard vous retrouviez notre compagnon, ne négligez pas la fille qui l’accompagne.

— D’accord, fit Mallory, je ne la négligerai pas.

Il sortit, l’air maussade.

Les deux hommes firent la moue.

— Il ne paraît guère enthousiaste, remarqua Baumann.

— C'est un sentimental, dit Katz. Lui non plus ne doute pas que Stefan soit vivant ; seulement, ça l’ennuie de… s’occuper d’un camarade. Ces gros hommes sont sensibles comme des fillettes.

Il ajouta :

— Stefan, lui, n’avait pas de ces faiblesses. Dommage qu’il soit devenu dangereux, c’était un bon élément.

Son interlocuteur approuva d’un mouvement de tête.

— Vous croyez que la police est sincère lorsqu’elle expose à la presse cette version de l’accident ?

— La police est comme nous, dit Katz. Elle est sincère lorsqu’elle a intérêt à l’être. Dans le cas présent, je pense qu’elle bluffe, et c’est précisément ce qui m’inquiète.

* * *

Mallory arrêta son cabriolet dans le chemin creux menant à la « passerelle tragique ». Il descendit et s’avança lentement sur les lieux de l’accident. Le sol boueux était labouré par de multiples empreintes de pneus. On eût dit qu’un gymkhana automobile y avait été organisé récemment.

Le rouquin observa que les traces de l’accident avaient été effacées et qu’il ne pouvait, dans ce bourbier, espérer trouver un indice quelconque.

Il s’approcha du garde-fou brisé et l’examina, mais la barrière rompue ne lui apprit rien. Pourtant, à la réflexion, il se dit qu’elle était défoncée comme d’un coup de boutoir, c’est-à-dire « de face », alors qu’une automobile dérapant l’eût plutôt brisée de biais. Cela ressemblait davantage à un coup de volant volontaire qu’à un écart de direction.

Alors ? Encore une astuce de Stefan ?

Peut-être bien.

Mais si son camarade avait précipité l’automobile dans la flotte, c’est qu’il avait eu le temps de quitter le véhicule, de même que sa passagère.

Oui, mais comme les flics les talonnaient, le couple n’avait pu aller bien loin. Stefan et sa complice s’étaient cachés.

Où ça ?

Il fit un rapide tour d’horizon et se dirigea vers les fourrés proches. C'était le seul endroit susceptible de servir de planque.

Mallory s’agenouilla dans l’herbe au pied des buissons et se mit en devoir de les explorer.

Un léger sifflement s’échappa de ses lèvres. Les ronces formaient le réceptacle d’indices très positifs. Il y avait des lambeaux d’étoffe, des cheveux, voire même des perles de sang coagulé au bout des épines.

Des cheveux châtain et puis des cheveux roux : ceux de la fille chez qui il avait sonné la veille ; les cheveux de cette Miss Moor qui avait si bien su le rouler dans la farine, de même que les fédés pour… Pour quoi, au fond ? Pour les beaux yeux de Stefan ?

Il avala une poignée de cacahuètes.

Stefan n’avait jamais été un homme à femmes.

Comment se faisait-il qu’il en eût envoûté une en l’espace de quelques minutes ?

Intimidation ?

Non, la fille rousse n’avait pas le moins du monde l’air terrorisée. Au contraire, elle était pleine d’assurance.

Mallory abandonna ses réflexions et remonta dans sa voiture. Il se précipita jusqu’au plus proche garage et demanda à téléphoner.

Katz devait attendre son coup de fil, car il n’eut pas besoin de se nommer ni même de faire entendre le son de sa voix pour être identifié.

— Mallory ?

— Oui.

Le drame, avec Katz, c’est qu’il possédait une sorte de sixième sens, à l’instar de certaines femmes : il devinait tout.

— Alors ?

— Je crois que vous aviez raison, M. Katz. Stefan les a feintés.

Il livra un bref résumé de ses investigations sur les lieux de l’accident.

— Fort bien, dit l’Allemand, continuez.

— Vous voulez que je parte à sa recherche ?

— Bien entendu.

— Ça me paraît rudement coton… Et s’il a « réquisitionné » une autre voiture ?

— S’il avait tenté quelque chose de ce côté-là, les journaux l’auraient mentionné. D’autre part, il ne doit pas disposer de beaucoup d’argent… Cherchez, il ne peut pas être loin.

Mallory garda un bon moment l’écouteur à la main après que son interlocuteur eut raccroché. Puis il soupira et le reposa doucement sur sa fourche.

CHAPITRE XIV

Lorsque Stefan s’éveilla, il faisait grand jour et un pâle soleil entrait comme chez lui par le toit crevé de la masure.

Il se mit sur son séant et entreprit de se débarrasser des brindilles et des feuilles sèches qui s’étaient introduites sous sa chemise.

Il se sentait engourdi car il avait eu froid. Des fagots font une bien médiocre couverture en plein décembre.

Il contempla le spectacle désolé qui s’offrait à ses yeux. Puis, tout naturellement, son regard se posa sur Maud allongée à ses côtés, et il fut saisi à la gorge par un âcre sentiment de bonheur. Elle était vraiment belle, enfouie ainsi sous les branchages, ses longs cheveux dénoués formant un oreiller roux sur lequel se détachait la blancheur marmoréenne de sa peau.

Le bruit qu’il fit en remuant réveilla la jeune fille.

— Bonjour, fit-elle.

Un fragile sourire pinça le coin de sa bouche.

Stefan se pencha et posa ses lèvres sur celles de sa compagne.

— Bonjour. Pas eu trop froid ?

— Couci-couça…

Il lui tendit la main pour l’aider à se relever.

Tous deux firent quelques mouvements gymniques afin de chasser l’ankylose de leurs membres.

— Il nous faudrait avaler quelque chose de chaud, dit Stefan. Je ferais bien du feu dans ce qu’il reste de la cheminée, mais ça pourrait donner l’éveil.

Elle approuva d’un hochement de tête.

Il prit une boîte de lait condensé dans le tas de provisions qu’elle avait rapportées la veille du village, et la perça en deux endroits.

— Petit déjeuner, proposa-t-il. Tiens, bois !

Elle avala le liquide sucré. Puis elle repassa la boîte à Stefan qui but à son tour.

— Un coup de rye pour faire glisser ça ! décida le tueur en entonnant la bouteille de whisky.

Il rangea les provisions sur une pierre en saillie et s’accroupit.

— Voilà, le travail de la journée est terminé, nous n’avons plus rien d’autre à faire…

Il semblait farouchement hargneux.

— Hein ! grommela-t-il, voyant qu’elle ne réagissait pas. La vie de château… ou de cachot ! Sans feu, sans couverture, rien d’autre à faire que de regarder pousser ma barbe.

Il se frotta le menton d’un revers de main.

— Je vais ressembler à King-Kong, d’ici demain. Ce programme-là te séduit, toi ?

— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Nous n’avons presque pas d’argent…

— De l’argent on en trouve…

— Et on trouve aussi des flics…

Elle se fit véhémente :

— Tu n’en as pas marre, des flics ? Sapristi, nous avons eu assez chaud, hier ! Tu voudrais que ça recommence ? L’aventure ! L'aventure ! C’est bien joli, mais il ne faut pas trop tirer sur la chance, car elle finit par casser. C’est même incroyable qu’elle ait tenu le coup si longtemps…

Stefan se prit la tête à deux mains.

— Je sais bien que tu as raison, dit-il, mais quoi, nous ne pouvons pas rester des semaines ici ! Je préférerais crever.

— Je vois une autre solution.

Il sursauta :

— Vraiment ?

Elle s’approcha et lui caressa les cheveux.

— Seul, tu n’as pas une chance sur mille de t’en tirer.

— Tu crois ça ?

— Oui. Il te faut de l’aide, tout au moins de l’argent, beaucoup d’argent.

— Et où en trouver ?

— Tes amis…

Il eut un ricanement plein d’amertume.

— Mes amis ! Ils cherchent à me descendre et tu voudrais que j’aille leur demander du secours ? Ils m’en donneraient, en effet, du secours, à grand renfort de neuf millimètres…

— Qui te parle d’y aller ?

— Je vois : un coup de téléphone ? Pour qu’ils me dépêchent un messager ? Oh, ils enverraient quelqu’un, sois-en persuadée. Et ce quelqu’un s’appellerait Mallory, tu sais, ce grand type qui se nourrit exclusivement de cacahuètes… Il arriverait devant la porte et dirait : « Hello, Stef ! » très cordialement. Cordial, Mallory, toujours… Il sortirait son pétard de sa gaine et me regarderait avec des yeux humides, puis il me viderait tout son magasin dans le crâne pour être certain que je ne souffre pas. Et moi, comme un connard, je n’aurais eu qu’un bâton pour me défendre…

Maud, agacée, lui fit signe de se taire.

— Laisse-moi finir ! s’impatienta la jeune fille. Je ne pensais pas non plus au téléphone…

— Une lettre ?

— Si tu ne la boucles pas illico, je m’en vais faire un tour ! Non, voilà mon idée : tu me donnes les indications nécessaires et je vais trouver tes chefs. Je leur dis que tu es planqué, que tu as besoin d’un passeport en blanc… et de fric.

— Ils te feront suivre ! Tu ne peux espérer leur échapper, ils ont des gars fortiches. Par toi ils remonteront jusqu’à moi, et alors…

— Tu m’as déjà fait la description de la scène. Oui, cela se passerait ainsi si je ne prenais pas mes précautions. Mais suppose qu’avant de me rendre chez eux, je passe chez un huissier et lui remette sous pli cacheté tous les tuyaux dont tu disposes sur l’organisation. Hein ? Bon, en arrivant chez tes types, je leur raconte l’histoire et, pour leur prouver que je ne mens pas, je téléphone devant eux à l’avoué pour lui dire que si, dans les trois jours qui suivent, il n’a pas reçu une lettre de moi et de toi, il devra envoyer le document à la Police fédérale.

Stefan la regarda avec admiration :

— Compliment, fit-il, tu as toutes les qualités d’un chef de gang. J’avoue que c’est magistralement combiné.

— Alors n’hésitons pas, Stef. Là est le salut ! Ce n’est pas en attaquant un type pour lui faucher son fric ou sa bagnole que nous nous sauverons. Au contraire, si tu as un passeport et du pognon, tous les espoirs sont permis. Je te rapporterai du linge neuf, nous achèterons une auto d’occasion, et ce sera un jeu pour toi que de passer au Canada.

— Tu viendras ?

— Ben, voyons !

Grâce à Maud, ingénieuse au possible, l’avenir commençait à prendre un aspect convenable.

Stefan tendit les bras à sa complice et elle se laissa glisser à ses côtés. Il la saisit par la taille et la renversa. Son autre main s’affolait dans les dessous de la jeune fille.

— Non, non, supplia-t-elle, pas maintenant, Stef, pas maintenant, sois raisonnable !

Mais il n’écoutait plus. Les yeux égarés, la bouche humide, il n’était plus qu’un mâle ardent obnubilé par son désir.

— Je t'aime, haleta le tueur.

— Moi aussi, Stef.

— Tu ne me laisseras pas, dis ?

— Non, Stef, jamais.

* * *

Maud fit un brin de toilette avec les ressources de l’endroit, à savoir un mouchoir et de l’eau. Stefan trouva un peigne dans sa vareuse et elle se coiffa.

— Bien sûr, il me faudrait du rouge à lèvres, fit-elle. Je dois avoir l’air malade, non ?

— Tu es très belle.

— Heureusement que le temps s’est quelque peu radouci, car je me ferais remarquer, sans manteau.

Il lui tendit l’argent dont il disposait.

— Que comptes-tu faire : prendre le train ? C’est dangereux. Je ne suis pas partisan des transports en commun.

— T’inquiète pas, dit-elle, je ferai du stop.

— Tu crois que c’est prudent ?

— Je « ferai » les hommes seuls. Ils n’attendent pas un kilomètre pour vous poser la main sur le genou, les vieux surtout. Je les laisserai faire. Un type qui se permet de ces privautés ne cherche pas à savoir si la dame a ou non sa photo dans les journaux…

— Tu penses en avoir pour longtemps ?

— La journée. Si tout va bien et si j’ai le fric, j’achèterai la bagnole pour rentrer. Tu la veux de quelle couleur ? demanda-t-elle en riant.

— Tu parais bien confiante…

— Je le suis. À propos, il faut que tu m’écrives ton petit laïus sur l’organisation…

Le tueur se gratta le crâne.

— Je n’aime pas beaucoup ça, déclara-t-il.

Maud parut stupéfaite.

— Sans blague ! Tu as des scrupules ? Je crois qu’eux n’en ont guère avec toi…

— Tu ne peux pas comprendre : eux travaillent pour une cause, un idéal, ils veulent me foutre en l’air parce qu’ils me croient nuisible, maintenant que mon coup a à moitié foiré. Ils buteraient leur propre mère, s’il le fallait. Et moi, pour sauver ma garce de peau…

— Tu n’as pas le choix, coupa-t-elle durement. Ou plutôt si, tu l’as : être régulier et mort, ou bien ne pas l’être et vivant. J’avais un copain qui disait qu’il préférait les lâches vivants aux héros morts. Je ne sais pas ce qu’il faut penser de tout ça ; les temps ont changé…

Il y eut un silence.

Elle murmura presque humblement, avec une moue qui aurait fait se damner un saint :

— C'est pas bath, la vie, dis, Stefan ?

Il tira le carnet de rapport de feu le flic Jasper et, avec le stylo à bille l’accompagnant, écrivit les noms et adresses de Katz, de Baumann et de tous les autres membres de l’organisation qu’il connaissait.

— Voilà, dit-il en tendant la feuille à Maud. À partir de maintenant, je me considère comme un pur salaud.

La fille rousse saisit le papier, le plia soigneusement et le glissa dans son soutien-gorge.

— Embrasse-moi ! supplia Stefan. Embrasse-moi très fort.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle.

Il baissa la tête.

— Peur, dit-il. Peur, oui, pour la première fois.

CHAPITRE XV

Mallory suivait à pas lents la berge de la rivière. Tel un Indien, il examinait le sol, tâchant de faire parler l’herbe, la terre argileuse, les ronces.

Le gros rouquin avait un œil de faucon. Rien ne lui échappait, ni les empreintes de pied dans la boue, ni les fils arrachés aux vêtements par les épines.

Il convient de dire que les traces du couple étaient assez aisées à suivre, car on distinguait nettement les menus trous, régulièrement espacés, laissés par les chaussures à talons de Maud.

Mallory avança longtemps, avec une obstination de fox-terrier. De temps à autre, il relevait la tête et humait le vent comme fait un chien. Ses petits yeux porcins se promenaient sur la campagne, observant tout.

Puis il reprenait sa marche avec précaution.

Dans l’herbe et la boue, se voyaient les trous aux formes caractéristiques que les deux fugitifs avaient laissés derrière eux.

Mallory se dit que les femmes sont toujours cause de bien des déboires.

Quelle idée avait eu Stefan, Stefan le misogyne, de s’encombrer d’une personne du beau sexe en un moment pareil !

Avait-il perdu toute raison pour ne pas s’apercevoir que la fille rousse ne lui laisserait pas une seule chance de s’en tirer ?

Tout en réfléchissant, il était parvenu en vue d’un village. Les traces s’en écartaient brusquement. Stefan n’avait pas osé aborder les régions habitées. S'il se terrait en rase campagne, il ne devait pas être bien loin.

C’est sitôt après avoir procédé à cette déduction que Mallory aperçut la masure au fond d’une dépression du terrain. Elle semblait inhabitée mais les traces de pas s’y dirigeaient cependant en droite ligne.

Le géant roux se mit à plat ventre et, bien dissimulé par un tronc d’arbre, observa longuement la bicoque.

Un triste sourire s’épanouit sur son visage. Il venait de discerner un léger mouvement à l’intérieur de la construction en ruines.

Quelqu’un s’y trouvait. Et ce quelqu’un ne pouvait être que Stefan.

Mallory attendit un bon moment encore ; il ne voulait rien tenter avant de s’être fait une parfaite idée des lieux.

Plus rien ne bougeait. Alors il contourna à distance le vieux pavillon de chasse de manière à se placer face au pan de mur dépourvu d’ouverture.

Il dégaina son colt et le conserva à la main.

Ployé en deux, il avança en veillant à ne marcher que sur l’herbe afin de ne pas signaler sa présence.

Il ignorait si Stefan était armé ou pas.

Prudence !

Mallory était sur le qui-vive, car Stefan était un homme terrible avec lequel on ne pouvait prendre de risques. La fille qu’il avait découverte ne devait pas non plus avoir froid aux yeux.

Enfin il atteignit la bicoque et se plaqua contre le mur.

Il écouta, tout son être tendu.

Pas le moindre chuchotement, mais seulement, par instants, un vague bruit de brindilles brisées.

Le rouquin tourna l’angle de la masure et s’approcha de la fenêtre sans vitres. Son regard plongea brusquement à l’intérieur des ruines. Il découvrit Stefan seul, allongé sur un tas de fagots, les mains jointes derrière la nuque.

Mallory ajusta son revolver dans sa main droite, puis, braquant le canon de l’arme sur la poitrine de l’homme étendu, il appela doucement :

— Hello, Stef !

Le tueur fit un bond. Il s’agenouilla et regarda Mallory.

— Ah, dit-il, c’est toi, Mal…

Il eut un petit ricanement mauvais.

— Tu m’as retrouvé… T’es plus fortiche que les fédés…

— Les fédés te croient mort… noyé.

— Non ?

— T’as pas lu les journaux ?

Stefan eut un bref sourire.

— Tu sais, on n’est guère au courant de l’actualité, dans le coin…

Ses yeux devenaient minces et glacés. Sa bouche se pinçait.

— Et vous ? fit-il. Vous n’y avez pas cru, à ma mort ?

Mallory secoua la tête.

— Pour ma part, je ne demandais qu’à y croire. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que les boss pensent comme moi. Mais tu les connais. Ils t’ont en trop haute estime pour admettre que tu aies pu te ficher à l’eau comme le dernier des chauffards.

— Oui, fit Stefan, je les connais…

— Alors ils m’ont dit…

Mallory mit son colt en évidence.

— Ils regrettent, Stefan. Tu étais un fameux collaborateur, mais leur principe, tu le connais aussi bien que moi : ne rien risquer inutilement. Moi aussi je regrette, on avait passé de bons moments ensemble, toi et moi. Vraiment, je regrette, vieux, sorry !

Il allait tirer.

Il allait incessamment tirer : plus qu’à ses gestes, cela se voyait à ses yeux.

Les yeux d’un tueur ne trompent pas un autre tueur.

— Non, cria Stefan. Attends ! Une minute, vieux…

— T’as les jetons ? questionna l’autre avec un rien de pitié et de mépris dans la voix.

— C'est pas ça, Mallory.

— C’est quoi, alors ?

— Si tu me butes, tout est flambé pour l’organisation.

Mallory ouvrit de grands yeux.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— La vérité. L'organisation ne tient qu’à ma peau. Si tu étais arrivé une heure plus tôt, tu pouvais me descendre en paix et rentrer. Maintenant, si tu fais ça, il y aura du pet pour vous tous.

Mallory enjamba l’appui de la fenêtre et s’approcha de Stefan.

— Tu bluffes pas ? demanda-t-il.

— Est-ce que j’ai la réputation et la gueule d’un type qui bluffe ?

Mallory le dévisagea et, in petto, convint que non.

— Lorsque je t’ai vu à mes trousses, hier, j’ai aussitôt compris que l’organisation avait décidé de me liquider par mesure de sécurité. Alors j’ai décidé que la vie était bonne à vivre et que c’était idiot de sacrifier la mienne à l’idéal de quelques bonshommes.

— On voit qu’une fille est passée par là, dit sarcastiquement Mallory.

Stefan fit la moue.

— Possible. Quelle que soit la cause qui a entraîné cette révision de mon jugement, elle existe. Alors j’ai pris mes précautions. J’ai inversé les facteurs : au lieu que ma mort représente une sécurité pour eux, je me suis débrouillé pour qu’elle devienne pour eux le pire danger.

Il lui exposa par le menu le plan que Maud avait ourdi.

— Bien conçu, apprécia Mallory.

— Alors ? demanda Stefan. Tu me butes toujours ?

— C'est maintenant que tu le mériterais, fit Mallory.

— Tu sais, les valeurs morales, rien de plus fragile. Sait-on où est la vérité ? Tandis que la vie, tandis que la liberté…

— Bon Dieu, Stef, ce que tu as changé en vingt-quatre heures !

— Disons que j’ai évolué…

— C'est ça : t'as évolué. C'est comme si t’'vais changé de couleur de peau… Ça me déroute.

— Laisse tomber, dit Stefan. Alors, tu me descends ou non ?

— Je te descends.

Le tueur réprima un sursaut.

— Malgré le grabuge ?

— J’ai des ordres, fit Mallory, obstiné.

— Mais, crétin, tes ordres seraient annulés si Katz pouvait te joindre ! À l’heure qu’il est, il fait peut-être une prière pour que tu ne me trouves pas.

— Je ne dis pas non. Mais j’ai ordre de te liquider et je vais le faire, Stef. Chez nous on obéit, on ne décide pas. J’ai pas à tenir compte de tes raisons…

Il n’y avait plus rien à espérer de Mallory. Stefan sentit que sa salive, devenue filandreuse, ne passait plus.

— Tu risques de tout compromettre, insista-t-il. Les chefs ne te pardonneront pas d’avoir tout foutu en l’air.

— J’ai pas besoin de leur parler de tes confidences. Écoute, vieux, je leur dirai que je t’ai tiré dessus sans prévenir.

Stefan baissa la tête ; son compagnon crut que c’était sous l’effet de l’accablement ; en réalité, il regardait le colt de Mallory et calculait la distance qui l’en séparait.

CHAPITRE XVI

Maud posa le verre de whisky que lui avait offert Katz et se renversa dans son fauteuil.

— Vous connaissez maintenant la situation telle qu’elle se présente, dit-elle.

— En effet, reconnut Katz.

— Quelles sont, en ce cas, vos intentions ?

— Il faut que nous réfléchissions, répondit le chef.

— Croyez-vous que ce soit nécessaire ?

— Oh, certainement. Personnellement, j’ai horreur du chantage. Vous aussi, Baumann ?

Son interlocuteur esquissa un signe affirmatif tout en lissant ses belles mains blanches.

Maud sentit l’inquiétude la gagner.

— Vous n’avez pas le choix ! décida-t-elle.

— Peut-être que si…

Elle fit bonne contenance :

— Allez-y, je vous écoute.

— Eh bien, murmura Katz, vous pourriez par exemple écrire à votre huissier de remettre cette fameuse lettre au messager que vous enverriez. Il n’est pas question pour nous…

— Que voulez-vous dire ?

— Vous allez écrire la lettre que je m’en vais vous dicter…

Elle pâlit.

— Je refuse, grinça-t-elle.

— Pour l’instant, sans doute. Au début, on refuse toujours, parce qu’on ne peut accepter délibérément une chose de ce genre. Et puis, « après », on devient plus raisonnable.

— Vous avez l’air bien sûr de vous.

— Je le suis, en effet.

— Vous pensez pouvoir me contraindre ?

— Oui.

Elle secoua la tête d’un air rageur.

— Non.

Katz réprima un léger bâillement. Il paraissait ennuyé par ce qu’il considérait comme un bavardage puéril.

Il sortit d’un tiroir une feuille de papier et un stylo et posa le tout sur une table, près du fauteuil de la jeune fille.

— Écoutez, dit-il. Vous savez bien que nous n’hésitons jamais à employer les moyens qui s’imposent. Si vous n’écrivez pas de bon gré, vous écrirez de force et le résultat sera le même pour nous… Mais pas pour vous !

— Si, fit-elle, pour moi aussi, car vous me tuerez.

Les deux hommes ne bronchèrent pas.

— Je n’ai aucune clémence à attendre de vous ! reprit-elle avec une violence mal contenue. Vous êtes des monstres !

Puis, changeant de ton :

— Et en admettant que j’écrive, cela ne suffirait pas. Je vous l’ai dit, mes dispositions ont été prises de telle sorte que, pour avoir ce fameux papier, la signature de Stefan est également nécessaire.

— Nous aurons Stefan.

— Vraiment ?

— L'enfance de l’art. Nous exigeons de nos membres qu’ils signent des feuilles blanches que nous gardons en réserve, cela nous est parfois utile lorsque nous tenons à faire croire à la présence de l’intéressé ailleurs que là où il se trouve en réalité.

Maud sentit le cercle se resserrer. Elle avait été bien téméraire en venant jusque-là. Elle avait toujours été téméraire. C’était une fille qui allait jusqu’au bout.

— Je n’écrirai pas, décida-t-elle.

Katz s’approcha d’elle et s’assit sur l’accoudoir de son fauteuil.

— Petite entêtée ! fit-il en souriant.

Il la gifla à toute volée, sans cesser de sourire. La marque de ses doigts se dessina en rouge sur la joue de Maud.

Elle avança la main pour lui labourer le visage de ses ongles, mais Katz asséna prestement un coup de poing sur son poignet, ce qui laissa le bras de la fille rousse paralysé jusqu’à l’épaule.

— Allons, allons, fit Baumann, ne vous chamaillez pas. Je suis certain que mademoiselle va se montrer raisonnable et qu’elle va écrire…

— Non ! hurla-t-elle.

— Mais si, voyons. Vous devez bien comprendre que vous n’êtes pas de force à lutter. En vous obstinant, vous ne feriez que subir les conséquences de… de notre mauvaise humeur.

— Je vous méprise.

— C’est possible, mais cela ne change rien à la situation.

Katz passa derrière le fauteuil de la fille et lui saisit les cheveux à pleines mains.

— Écrivez !

— Non !

Il tira un coup sec et Maud poussa un gémissement. Une poignée de cheveux venait de rester dans la main de l’espion.

— C'est dommage, commenta Baumann, de beaux cheveux comme ça ! Franchement, vous feriez mieux d’écrire.

— Jamais !

— Oh, que voilà un bien vilain mot…

— Elle est coriace, fit Katz.

Il alluma une cigarette et lorsque l’extrémité de celle-ci fut incandescente, il en secoua la cendre et l’approcha de la poitrine de Maud.

— Essayons autre chose…

Une odeur d’étoffe brûlée, âcre et écœurante, se répandit dans la pièce. La cigarette fouaillait les vêtements de la jeune fille et s’y frayait un chemin comme un rongeur à travers du bois. Brusquement elle atteignit la chair.

Maud poussa un cri de douleur. L'odeur se chargea d’un fumet plus riche : celui de viande brûlée.

Maud se débattit, d’une ruée elle échappa à son tortionnaire et courut à l’autre extrémité de la pièce.

— Tout ceci n’est guère raisonnable, mademoiselle, dit paisiblement Baumann. À quoi bon endurer ces supplices puisque, fatalement, vous finirez par céder ? La résistance humaine a des limites.

Elle ne parut même pas l’entendre. Elle semblait comme folle.

— Écrivez ! tonna brusquement Katz. Écrivez tout de suite !

Maud pensait désespérément : « Tiens bon ! Tiens bon ! Si tu écris, tu es morte. Tant qu’ils attendent quelque chose de toi, tu n’as pas à craindre de recevoir une balle dans la nuque ; si tu cèdes, ce sera fini. »

— Jamais !

Les deux chefs se consultèrent du regard. Les paupières de Baumann battirent ; Katz sortit un instant et réapparut en tenant un fouet au manche court.

Il le fit claquer allègrement comme fait un dompteur avant de pénétrer dans la cage, histoire de créer l’ambiance.

— Je ne connais pas beaucoup de femmes qui résistent à cet argument, déclara-t-il.

Une joie bestiale l’animait.

— Cela fait horriblement mal, je vous préviens, émit Baumann qui, avec un rare sadisme, jouait le rôle du commentateur paternel. Il faut que je vous signale que la lanière de ce fouet est conservée dans une boîte pleine de piment moulu. Vous saisissez l’importance de cette préparation ? Chaque coup n’est pas seulement objet de souffrance, mais il marque aussi le commencement d’une autre… Il ouvre une plaie et la relève…

Il rit.

— C’est une invention de Katz. Vous ne pouvez croire comme notre ami possède une imagination débordante. C'est un raffiné. Alors, vraiment, vous refusez toujours d’écrire ?

— Oui, dit Maud.

— Laissez-la goûter à ce serpent de cuir, coupa Katz.

Il s’avança, leva le fouet et l’abattit à toute volée sur la jeune fille. La lanière cingla les jambes de Maud, arrachant ses bas et lui mordant cruellement les mollets.

Ivre de douleur, la malheureuse se rua vers Baumann et se blottit contre son fauteuil. Dans cette position, Katz ne pouvait utiliser son fouet sans risquer d’atteindre aussi son complice.

— Vous trichez, dit Baumann. Sortez de là, fillette.

Ce disant, il la prit par le buste. Ses mains rencontrèrent les seins de la jeune fille. Ils étaient fermes et lui procurèrent des sensations tactiles inédites.

D’un geste brusque il ouvrit la robe, en arracha le haut, dénudant Maud jusqu’à la taille. Le trou de la cigarette se voyait dans le soutien-gorge. Il arracha également celui-ci et sourit d’aise en découvrant les seins pâles et drus, couronnés d’une mince fleur rose. Ses mains avides parcoururent fébrilement cette jeune chair tiède.

— Magnifique ! balbutia-t-il. Magnifique ! Katz, regardez, mon cher, cette poitrine, cette couleur de peau, cet arrondi des épaules.

Il se leva en titubant comme l’aurait fait un homme ivre et, allant à son compagnon, lui prit le fouet des mains.

— C'est beau, répétait-il. Admirable, divin !

Il leva le fouet et l’abattit, puis le releva encore et se mit à fouetter Maud jusqu’à ce qu’il en éprouvât une douleur dans le bras.

Le buste de la jeune fille se couvrait de longues estafilades ensanglantées qui tournaient, très vite, au violet.

Elle se roulait par terre en hurlant.

— Bravo, applaudit Katz, voilà qui va la rendre loquace, j’en suis persuadé.

— Elle vient de perdre connaissance, remarqua Baumann qui haletait à cause de l’effort qu’il venait de fournir.

— Elle est émotive…

Katz alla chercher le flacon de whisky et fourra le goulot entre les lèvres de Maud. Le breuvage rendit un peu de couleur à la face exsangue de la jeune fille.

Lentement elle revint à elle. En même temps que sa lucidité elle recouvra son horrible souffrance.

— Brutes ! balbutia-t-elle, gémissante. Vous serez arrêtés, on vous passera à la friture, salauds !

— Elle délire, gouailla Katz.

Il la secoua :

— Avez-vous la force d’écrire ?

— Non !

— Vous ne l’avez pas, ou bien vous refusez ?

— Je refuse.

Les deux espions ne purent se défendre d’un sentiment d’admiration devant un pareil courage.

— Elle est superbe, déclara Baumann.

— On va essayer autre chose, dit Katz. Il suffit d’être patient. Il existe toujours un moyen de décider les gens, le tout est de le trouver. Question de psychologie.

À cet instant, ils sursautèrent.

— Je crois qu’on a sonné, fit Baumann.

CHAPITRE XVII

Lorsque Mallory comprit les intentions de Stefan, il était trop tard : le tueur venait de plonger sur le revolver. Le rouquin fit un brusque écart, mais ce mouvement de recul n’empêcha pas Stefan d’empoigner le bras qui tenait l’arme. Mallory était de loin le plus fort et se mit à donner de violentes secousses pour se dégager. On eût dit un buffle aux prises avec un léopard.

Tout ce que pouvait faire Stefan, c’était se cramponner à ce bras musculeux afin de le paralyser. Le géant roux grognait de rage. De son poing gauche, il se mit à porter des coups à la face de son adversaire. Seulement Stefan se plaquait contre lui et ses crochets manquaient d’efficacité.

— Lâche-moi, ordonna Mallory. Lâche-moi tout de suite !

Stefan ne répondait rien, mais serrait désespérément le bras du rouquin.

Mallory se déplaça alors en direction du mur, charriant avec lui le tueur, haletant sous l’effort. Lorsqu’ils eurent atteint le fond de la masure, Mallory se détourna légèrement de manière à ce que Stefan se trouvât coincé entre le mur et lui, et il se mit à pousser ferme.

Bientôt Stefan commença à se sentir écrasé par cette montagne de chairs. L'épaule de Mallory lui défonçait lentement la cage thoracique. Il se dit que sa fin approchait et que, s’il voulait encore essayer quelque chose, il lui fallait agir vite.

Au lieu de se contracter pour résister à la formidable pression de l’autre, il se débanda brusquement. Considérant ce relâchement comme un signe de faiblesse, Mallory suspendit un bref instant son effort afin de respirer. D’une sèche détente, Stefan lui échappa.

C'est alors que le hasard le servit une nouvelle fois.

En s’écartant du rouquin, il donna sans le vouloir un coup de genou dans la main de Mallory qui, surpris, lâcha son colt. Prompt comme la foudre, Stefan se baissa et s’en saisit avant même que son adversaire, gêné par le mur, se fût retourné. Il fit un bond en avant afin de se soustraire à toute contre-attaque.

— Hello, Mal ! fit-il en souriant. Je crois que la chance vient de tourner, c’est moi qui ai les brêmes, maintenant.

Mallory épongea sa face ruisselante.

— Salaud, fit-il, tu m’as eu !

— Et comment ! Non, n’avance pas !

— Qu’est-ce qui va se passer ? questionna l’homme roux.

— Que veux-tu qui se passe ? Tu le sais mieux que moi… Malheur aux vaincus !

— Tu ne vas pas faire ça, Stef ?

— Tu n’allais peut-être pas le faire, toi ?

— C'était pas pareil, balbutia Mallory.

— Non, admit Stefan, ça n’était pas pareil. Je devais être le mort, ce qui n’avait aucune espèce d’importance pour toi. Dis donc, Mal, tu ne trouves pas que les choses changent d’aspect selon qu’on se trouve d’un côté ou de l’autre du revolver ?

Une sorte de louche appétit se lisait dans ses yeux.

— Je vais te liquider, Mal…

— Je t’en supplie…

— Je vais te liquider ! Pas sur commande, mais pour moi, pour ma satisfaction personnelle. Je vais m’offrir ta garce de peau, Mal… Tu vas prendre du plomb brûlant dans les tripes. Dans les tripes, nom de Dieu ! Et tu vas te tortiller pendant au moins une heure comme un ver coupé en deux.

Il abaissa de quelques centimètres le canon du colt.

— Tu y es, Mal ?

Le rouquin se liquéfiait littéralement.

— Non, bégaya-t-il, non ! Fais pas ça, Stef. On est des potes, toi et moi… Les boss t’auront si tu fais ça, ils te feront liquider, où que tu sois…

Ces paroles attisèrent la rage de Stefan.

— Les boss, c’est fini, je les aurai avant qu’ils ne m’aient. Tu m’as dit que la police me croyait noyé, hein ? Alors je peux circuler sans trop de risques. Je vais t’assaisonner, Mal, puis je filerai dans ta bagnole qui ne doit pas être bien loin d’ici — sûrement vers le pont d’où partaient nos traces, hein ? J’irai trouver Katz et Baumann et je les torcherai aussi comme des lopes… Avec ton feu, encore !

— Torche-les si tu veux, pleurnicha Mallory, mais laisse-moi vivre, Stef. Si tu veux, on ira les bousiller ensemble !

— Et ton idéal ? plaisanta le tueur. Sans blague, tu n’y penses plus ?

— Stefan !

Ce fut le dernier mot de Mallory. Son camarade venait de presser la détente.

La balle claqua, sèche, dans la bicoque.

Le rouquin porta la main à son ventre et resta debout un bon moment. Il semblait pensif. Puis il se courba et la douleur contracta ses traits. Sa figure tachetée de son prit une vilaine teinte grise. Une mousse blanchâtre parut à la commissure de ses lèvres.

— Tu jouis, hein, mon gros ? fit Stefan.

Mallory s’abattit sur les fagots, ses talons raclèrent le sol et un peu de sang dégoutta sous son pardessus.

— Ah, tu voulais me buter, poursuivit le tueur. Tu voulais me buter !

Il s’excitait lui-même en paroles.

— Tiens ! hurla-t-il en frappant à coups de pied la face décomposée de Mallory. Tiens, tiens !

Il ne s’interrompit que lorsque son ancien compagnon fut mort.

* * *

C'est Baumann qui répondit à son coup de sonnette.

À la vue de Stefan, la calvitie du chef devint brusquement rouge-sang.

Il ne dit pas un mot. Simplement, son regard se posa sur le colt que le tueur tenait braqué à hauteur de sa hanche.

Il s’effaça pour le laisser passer.

Stefan entra et, sans se retourner, ferma la porte avec son pied.

— Marchez devant, souffla Stefan.

Baumann obéit.

L'un suivant l’autre, ils pénétrèrent dans la pièce où Katz « travaillait » Maud.

— Nous avons de la visite, fit Baumann en s’effaçant.

Maud poussa une exclamation de soulagement.

— Stefan ! s’exclama-t-elle.

Le tueur embrassa la scène d’un rapide coup d’œil.

— Ta petite idée me paraît assez foireuse, observa-t-il. Tu ne connaissais pas ces messieurs, c’est vrai.

Il s’approcha de Katz. La cicatrice rose qui lui barrait la joue devint blanche.

— Cessez de faire l’imbécile, dit-il, et posez cette arme, Stefan.

— Non, répondit l’interpellé. Elle m’est trop utile. C'est un héritage et j’y tiens. Mallory me l’a légué avant de crever.

— Vous l’avez tué ?

— Oui. C’était lui ou moi.

Katz se tourna vers Baumann.

— Je vous l’avais bien dit, que Mallory était un incapable. Ces gros hommes sont trop sensibles, je ne le répéterai jamais assez. Je parie que vous l’avez eu au sentiment ?

— Non, fit Stefan, je l'ai eu à la surprise. Mais ne parlons pas de lui, il appartient au passé. Et le passé ne vous intéresse pas, n’est-ce pas, Herr Katz ?

Il balayait la pièce du canon de son arme, prêt à faire feu au moindre geste suspect.

— Chérie, dit-il à Maud, ils t’ont fait souffrir, n’est-ce pas ? Cela va corser la note.

Il regarda ses chefs.

— Je pense que j'ai droit à une indemnité, énonça-t-il. Je viens de vivre, à cause de vous, des instants exceptionnels. Je pense qu’on pourrait fixer les dommages moraux et physiques à cinquante mille dollars ?

— C'est cher payé, dit Katz.

— Mais non, on voit bien que vous avez passé ces deux derniers jours bien au chaud à siroter du genièvre. Ne vous faites pas tirer l’oreille, Herr Katz. Je sais que le coffre se trouve derrière cette peinture. Je sais aussi qu’il est abondamment garni.

— Si je refusais ?

— Je vous abattrais comme un chien.

— Vous avez bien changé.

— C'est ce que Mallory m'a fait observer avant de mourir.

— Je crois que vous devriez vous exécuter, conseilla Baumann à son collaborateur.

Katz hocha affirmativement la tête et alla décrocher le tableau qui masquait la porte du coffre mural.

Il manipula la combinaison du coffre et l’ouvrit.

Sa main s’engouffra dans l’ouverture. Lorsqu’il la retira, elle tenait un revolver de fort calibre.

Katz fit une brusque volte-face.

— Lâchez votre revolver ! ordonna-t-il.

Mais Stefan réagit avec une incroyable soudaineté. Son colt aboya à deux reprises et Katz s’effondra face contre terre.

— Toujours des réflexes et du coup d’œil, vous voyez, dit Stefan à Baumann. Je me doutais bien d’un truc de ce genre. Levez les bras !

L’homme chauve obéit.

Stefan alla ramasser le revolver de Katz et jeta le sien sur les genoux de Maud.

— Surveille ce monsieur pendant que j’explore le coffre, ordonna-t-il.

Il en retira divers papiers qu’il ne se donna même pas la peine de lire, puis une imposante liasse de billets de banque.

Il évalua la somme d’un œil averti.

— Au moins cent mille balles ; nous avons de quoi voir venir…

Il déposa l’argent sur une table.

— Je vais essayer de trouver des fringues civiles dans la chambre de monsieur, fit-il. Ensuite nous nous ferons la malle. La bagnole de Mallory est une excellente affaire…

Stefan se dévêtit et passa dans la pièce voisine.

Il inventoria l’armoire de feu Herr Katz et décrocha un complet de couleur neutre qu’il déposa sur le lit.

Apercevant un rasoir électrique, il le brancha.

— Une seconde, cria-t-il à la cantonade. Je me fais une beauté.

— Ça va, dit Maud, prends ton temps.

Stefan se rasa consciencieusement tout en sifflotant.

Il se sentait résolument optimiste.

Ensuite il fit un brin de toilette, puis passa les vêtements de Katz.

Un regard à la glace lui confirma qu’il était très présentable.

Allons, tout se passait à merveille.

Il revint au salon et poussa une exclamation de surprise : celui-ci était vide.

TROISIÈME PARTIE

Vingt-huit minutes d’angoisse

CHAPITRE XVIII

Stefan n’en crut pas ses yeux. Il examina la pièce d’un air hébété et se mit en devoir de fouiller l’appartement, mais ni Maud ni Baumann n’étaient visibles. Ils semblaient s’être littéralement volatilisés.

Le tueur bondit dans le vestibule et courut jusqu’à la porte d’entrée. Elle était fermée. Il l’ouvrit, regarda dans le couloir. Rien.

Que s'était-il passé ? L'Allemand avait-il repris le dessus et arraché à la jeune fille l’arme dont elle le menaçait ? L’avait-il contraint à sortir avec lui ?

Stefan se rallia à cette hypothèse.

Oui, c’est bien ainsi que les choses avaient dû se produire : la porte de communication entre les deux pièces étant fermée, le zonzonnement du rasoir électrique l’avait empêché de rien entendre.

Il revint au salon et chercha les dollars. Eux aussi avaient disparu.

Une rage folle s’empara du tueur.

Il regretta éperdument de ne pas avoir sur-le-champ réglé son compte à Baumann.

Qu’allait-il faire maintenant ?

Où son chef avait-il conduit Maud ?

Les ennuis recommençaient !

Il se sentit brusquement vide et las, jusqu’à l’écœurement.

Il passa une vieille gabardine accrochée à une patère et quitta l’appartement à grandes enjambées.

Il lui fallait retrouver Maud. Il ne pouvait plus rien faire sans la jeune femme. Elle lui était aussi nécessaire que l’oxygène qu’il respirait.

Dehors la neige s’était mise à tomber. Des flocons incertains tourbillonnaient dans le ciel gris. En arrivant au sol, ils s’évanouissaient.

Stefan grimpa dans la voiture de Mallory et mit le contact. Comme il actionnait le démarreur, il aperçut un éclat métallique dans le renfoncement d’une porte. Il sursauta, car il venait d’identifier le canon d’une mitraillette.

Il regarda de l’autre côté de la rue : chaque porche abritait un flic en arme. Une haie de mitraillettes l’entourait.

Cela ressemblait à un monstrueux cauchemar.

Serrant les dents, il mit la voiture en marche. C'est alors qu’il constata qu’une automobile barrait la rue un peu plus loin. Il s’aperçut aussi d’autre chose : on ne voyait pas un passant dans cette voie retirée.

Au début, il n’y avait pas pris garde, tant était grande sa préoccupation. Maintenant il réalisait combien ce faux silence, cette fausse paix étaient sinistres.

Une angoisse abominable lui nouait la gorge. Un afflux de questions le harcelait : pourquoi Baumann et Maud avaient-ils disparu ? Pourquoi cette rue était-elle vide ? Pourquoi des flics en armes se cachaient-ils dans les coins, pourquoi n’intervenaient-ils pas ?

Et cette bagnole qui barrait le chemin ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Ce mot grossissait démesurément, jusqu’à lui faire enfler la tête.

Il suait à grosses gouttes.

La voiture de Mallory fit quelques mètres, toussa et s’arrêta. Stefan poussa un juron : il n’y avait plus d’essence, maintenant, alors que tout à l’heure le réservoir était plus qu’à moitié plein. Quelqu’un l’avait vidé !

Stefan grelottait tant son angoisse était grande. Celle-ci venait de ce qu’il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas pourquoi la police le traquait sans essayer de l’appréhender. On cherchait à lui barrer le passage et à l’immobiliser, mais sans intervenir directement. Qu’attendait l’un de ces flics pour lui lâcher une rafale ?

Il demeura plusieurs minutes derrière son volant. Il ne parvenait pas à réfléchir. Il se sentait faiblir et, pour la première fois de son aventureuse existence, il comprenait qu’on puisse se laisser aller à s’évanouir…

Que faire ?

Il tira l’arme de Katz de sa poche et, la tenant serrée contre sa hanche, dans une attitude qui lui était familière, il descendit de voiture avec d’infinies précautions.

À ce moment précis, une voix éclata dans la rue : la voix d’un flic, amplifiée par un haut-parleur.

— Stefan Bookitco, au nom de la loi, rendez-vous ! Vous ne pouvez pas nous échapper ! Si vous vous rendez sans opposer de résistance, nous sommes en mesure de vous promettre la vie sauve !

Stefan éclata de rire.

La vie sauve ! Avec le nombre de meurtres homologués par les services de police qu’il avait à son actif ! Les fédés se foutaient de lui !

— Venez me chercher ! hurla-t-il. Allez-y, les gars ! Montrez-vous ! Je vous préviens : le premier qui fera voir le bout de son nez ira au Paradis avant moi !

Un court silence suivit ; rien ne bougeait dans la rue.

— Ne tirez pas ! reprit la voix.

Était-ce une illusion ou bien un effet acoustique dû au haut parleur ? Elle paraissait angoissée.

Sans blague, les flics auraient peur de lui ?

— Ne tirez pas ! répéta la voix. Il ne vous sera fait aucun mal. Je suis en mesure de vous promettre la vie sauve au nom du gouvernement des États-Unis.

Stefan ne comprenait toujours pas.

Il secoua la tête et se dirigea à reculons vers l’entrée d’une bâtisse qui servait d’entrepôt. Il était à découvert, et cent balles auraient déjà pu aisément le cueillir.

Pourquoi ne lui tirait-on pas dessus ?

D’accord, les fédés le voulaient vivant, sans doute pour le faire bavarder. Mais qui les empêchait de lui farcir les pattes ? Ils ne manquaient pas de tireurs d’élite, lesquels auraient été capables de lui enlever, à la demande, le talon de son soulier ou son nœud de cravate !

À force de reculer, il pénétra dans l’entrepôt.

Personne ne lui barra le passage. Il se détourna et, revolver au poing, fonça entre des piles de caisses.

La voix du haut parleur le poursuivait toujours :

— Ne tirez pas, Stefan Bookitco, il ne vous sera fait aucun mal ! Nos hommes ont l’ordre formel de ne pas vous abattre. De ne rien tenter contre vous ! Si vous en apercevez un, épargnez-le et vous aurez la vie sauve !

— Ils sont devenus dingues, marmonna Stefan.

L'entrepôt était immense et désert.

Le tueur chercha une issue, il n’en trouva pas. Il n’en existait pas d’autre que celle par où il venait d’entrer.

Si, pourtant !

Levant la tête, il découvrit une large ouverture située à trois mètres du sol. Cette ouverture devait servir au délestage des gros camions.

Pour l’atteindre, il grimpa sur une pile de caisses.

De son perchoir, il découvrit une impasse vide. Il se jucha sur l’encadrement de l’ouverture et il allait sauter lorsque la voix de Maud retentit :

— Stefan !

Il sursauta et se retourna.

La jeune fille venait de pénétrer dans l’entrepôt.

Elle était hors d’haleine.

— D’où viens-tu ? questionna Stefan.

— Oh, mon chéri, c’est tout une histoire… Pendant que tu étais dans la salle de bain, il…

— Baumann ?

— Oui. Il m’a jeté un verre de whisky dans les yeux, a pris mon revolver et m’a contrainte à sortir… Dehors il y avait plein de flics…

— Ils t’ont laissée venir là ? questionna le tueur en fronçant les sourcils.

— Oui, c’est eux qui m’envoient. Ils ne veulent pas que tu tires.

— Ma réputation de tireur est bien établie, à ce que je vois.

— Sans doute, dit-elle.

Il haussa les épaules, incrédule.

— Doit y avoir autre chose…

— Que veux-tu qu’il y ait ?

— Je ne sais pas.

— Il faut te rendre, Stef.

— Jamais !

— Si tu te rends, ils t’accorderont la vie sauve.

— Du flan ! Ils veulent arrêter la casse parce qu’ils savent que je n’hésite devant rien. Mais leurs boniments à la graisse d’oie me font rigoler.

— Il le faut, répéta-t-elle.

Il descendit à ses côtés.

— C’est toi qui me dis ça ? Tu sais pourtant ce que je risque. Allez, viens, gosse, on va encore jouer notre va-tout ! Barrons-nous par là !

Elle secoua la tête.

— Nous sommes cuits, Stef.

Il s’emporta.

— Viens !

— Non, Stef.

— Ah, fit-il en claquant les doigts. Tu t’es laissée avoir par leurs salades ? Écoute, ce qu’ils ont pu te dire, je m’en balance. Je veux que tu viennes, et tu viendras. On sera peut-être foutus en l’air, mais on aura risqué le pacson.

Elle vit qu’il n’hésiterait pas à l’abattre s’il n’obtenait pas satisfaction.

— Puisque tu le veux, soupira-t-elle.

Il la prit dans ses bras afin de la hisser sur la pile de caisses permettant d’accéder à l’ouverture.

Elle mollit.

— Un instant, Stef.

— Quoi donc ?

— Embrasse-moi, dis.

— C'est bien le moment !

— Tu disais hier que c’était toujours le moment.

Stefan posa son revolver. Elle s’en empara et recula.

— C’est sûrement le dernier, dit-elle farouchement.

— Quoi ?

Il ne comprenait pas.

— T'es scié, Stefan. Ta brillante carrière d’assassin s’achève ici.

Elle reculait toujours.

— Arrivez ! hurla-t-elle à pleins poumons. J’ai l’arme.

Il se produisit aussitôt un grand martèlement et des flics surgirent de tous côtés.

— J'ai l’arme, répéta-t-elle, triomphante.

Stefan restait les bras ballants.

— Quoi ? quoi ? faisait-il.

— Je t’ai eu, dit Maud. Jusqu’à la gauche. Depuis le début. Hier, ton coup fait, tu t’es réfugié chez moi, quelle ironie du sort ! J’appartiens aux services de contre-espionnage, mon pauvre vieux, et justement j’étais chargée de surveiller les agissements de l’homme que tu étais venu abattre : Bukhauser. Nous voulions remonter jusqu’à la bande et tu étais la seule filière possible. Il ne fallait pas que tu meures avant d’avoir parlé. Je t’ai drôlement manipulé, hein ? Tu m’as livré les adresses de tes chefs. J’ai bien failli laisser mes os chez eux. Seulement, nous ne pouvions entreprendre d’opérations de grande envergure, car ils possédaient l’invention qu’ils avaient volée le mois passé : le pistolet atomique, celui-ci — ponctua-t-elle en brandissant l’arme qu’elle venait de ravir à Stefan. Il fallait agir en douceur. Comprends-tu maintenant pourquoi on te suppliait de ne pas tirer ? En pressant cette gâchette, tu risquais de faire sauter la moitié de New York !

Stefan était tout pâle, mais souriant.

— Par une gonzesse…, murmura-t-il.

Il regarda le pistolet.

— Dire que j’avais ça entre les mains et que je n’en savais rien. J’aurais pu me faire élire Président des États-Unis, avec un truc pareil !

— Heureusement que j’en avais la description exacte, car le pire aurait pu arriver, reprit Maud. Lorsque Katz l’a sorti du coffre, je l’ai reconnu d’emblée. Pendant que tu te rasais, j’ai embarqué Baumann qui me gênait. La police cernait l’immeuble. J’ai attendu en bas avec le lieutenant. Je craignais de ne pas avoir le temps de remonter avant que tu te sois rendu compte de ma fuite. Tu aurais pu avoir un mouvement d’humeur et me tirer dessus.

Le lieutenant Adam s’avança avec les menottes.

— Jamais je n’ai connu une pareille angoisse, avoua-t-il. Vingt-huit minutes exactement. J’ai chronométré !

Au moment où il s’apprêtait à passer les bracelets à Stefan, celui-ci lui décocha une bourrade et sauta de côté.

— Arrêtez ! ordonna le lieutenant. Cette fois, nous tirerons.

Mais, sans répondre, Stefan entreprit d’escalader les caisses.

— Feu ! cria Adam.

Une brève salve déchira le silence.

Stefan lâcha son point d’appui et tomba au bas de la montagne de ballots.

— Il a son compte, conclut un policier.

Le tueur fit un mouvement, comme s’il essayait de se remettre sur son séant.

— Par… une… gonzesse… ! fit-il faiblement.

Puis il retomba. Mort.

Fameuse