« Chic, il y a de l'argot dans l'air ! Le latin de la racaille. Une langue parfois morte, qui renaît sans cesse de ses cendres. Une langue jamais amorphe, toujours polymorphe… ».

Écrivains, chanteurs, ils s'appellent Bruant ou Céline, Renaud ou Boudard, sans oublier le tonitruand Michel Audiard et d'autres moins connus, tel l'écrivain Albert Paraz. Ils ont servi la langue française en se jouant d'elle, en la réinventant, offrant au plus grand public l'éclat des mots populaires.

De François Villon à la série Kaamelott, François Сérésa présente ces « Princes de l'argot ». Il le fait à sa manière, avec un style incomparable, le verbe fleuri. En remontant le temps, il nous raconte l'histoire de cette langue réinventée. Les époques défilent, les orfèvres de l'argot sont célébrés, jusqu'à aujourd'hui.

Une invitation aux plaisirs de la langue française, où le lecteur se délectera des portraits et d'un florilège de citations « pas piquées des hannetons ».

FRANÇOIS CÉRÉSA

Les princes de l'argot

À Boudard,

à Audiard,

à Dard,

aux Romanos,

à tous ceux qui ont véhiculé l’argot,

cette langue de la vie, du peuple, de l’élite.

Introduction

Vous avez bobo ? Chic, il y a de l’argot dans l’air ! Mais attention, on vous affranchit recta, parler ce langage cryptique de malfaiteurs n’a rien de fastoche. L’argomuche, c’est du taf. Du lourd. Une connaissance du vocabulaire des métiers, de l’amour, de la pègre. Le latin de la racaille. Une langue parfois morte, qui renaît sans cesse de ses cendres. Une langue jamais amorphe, toujours polymorphe.

Mais au fait, c’est quoi, l’argot ? Avec des questions de cette nature, on se remémore le mot « ergo », du grec ergon, qui signifie « travail, force ». L’autre mot « ergot », production cornée servant d’arme offensive aux gallinacés mâles. L’hargaut, un vieux vêtement. Puis, les Argonautes, ces héros grecs, compagnons de Jason, qui, à bord de l’Argo, allèrent en Colchide conquérir la Toison d’or. Enfin, l’argot, une corporation de mendiants en 1690. Tout est possible. Même le Goth, ce gros agressif germanique qui nous bavait sur les rouleaux. Et même l’escargot, ce gastéropode tout ce qu’il y a de plus repoussant qui alimente (c’est le cas de le dire) le dégoût de nos cousins anglo-saxons.

Las ! Prenons rang parmi les dévots de Notre-Dame des Fleurs du mâle et analysons le truc à froid, sans pression, sans stress, sans sorbonicole, sans paradigme. On vous rassure, pas question de se triturer la coloquinte. Nous, au risque de fâcher les obsédés de la penseuse, on n’est pas là pour compliquer les choses. Ni pour l’étymologie, ni pour se cailler le boudin, mais pour le « fun », comme on dit en franglais. Pour l’historique séduisant. Pour s’enchanter et trinquer à la santé des mots qui rigolent. Bref, pour le fade zygomatique et la mouillette rhétoricienne. On veut du suave. De l’endophasie (langage intérieur) symphonique. Pas d’ergoteurs, mais des argoteurs ! Pas de cour royale, mais la cour des Miracles ! Pas de panaché, mais du panache ! Pas de révérence, mais de la référence ! Pas de réflexion, mais des réflexes !

Pour tout dire, cette nouveauté de « rouscailler bigorne », comme disait Victor Hugo dans Les Derniers Jours d’un condamné, s’est pointée en hypocrite, assez tocarde, dans le genre résidu de fausse couche, véhiculée par des fromages qui avaient du répondant, style malfaisant, à l’époque de François Villon. C’était le Moyen Âge. On a appelé cela l’argot, mais l’argot aujourd’hui est un langage populaire en mouvement. C’est LE langage. Il récupère la pub, l’Histoire, les modes, la politique, les langues, la délinquance, la marginalité, les sottises, le sexe, tout ce qui lui tombe sous le vocable. Peut-être que David, à l’époque de Goliath, disait déjà à propos des Philistins : « J’ai voulu être diplomate, mais c’est fini. À présent, ils vont marcher à coups de latte. Je vais les renvoyer tout droit à la maison mère. Au cimetière des prétentieux !… »

Impossible de savoir. On se contente du jargon des coquillards. Un truc pour faire frissonner le bourgeois. Pour brouiller les pistes. L’argot, comme disait Céline, est le langage de la haine. Le refus d’être compris par l’autre. L’ouvrier par son patron, le voyou par les bourgeois. C’est un monde où le marginal, incrusté dans sa différence, loin des riflards et des foies jaunes, garde le palpitant au bon rythme, le quinquet vigilant, l’asperge en alerte. Les autres, se dit-il, les gentils, les démissionnaires, les foireux, qu’ils restent dans leur bouillon ! L’argotier est un pistolero de la volonté. Il refuse l’institutionnel. Pour lui, entre la serviette et le torchon, bonnet noir, noir bonnet, il joue avec les mots et se joue parfois d’eux. Au mazout, les béchamels ! Ce qu’il désire, c’est le plumet. La grâce. La folie des glandeurs. Mais après tout, l’argot est peut-être devenu la langue de tous les jours.

L’argot, l’argot ! Ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! On nous embête avec ça. Écoutons encore Céline, l’irascible, l’inclassable, l’enragé volontaire, quand il correspondait avec Albert Paraz, l’auteur du Gala des vaches : « Ils nous font chier avec l’argot. On prend la langue qu’on peut, on la tortille comme on peut, elle jouit ou ne jouit pas. Voltaire me fait jouir, Bruant aussi. C’est le pageot qui compte, pas le dictionnaire. Tous ces rafignoleurs d’argot suent l’impuissance. Les mots ne sont rien s’ils ne sont pas notés d’une petite musique du tronc… On peut écrire à la Sévigné une lettre à la petite cousine qui fasse pâmer les débardeurs. On peut rendre des viols en Chautard, chiadés Villon, Rictus, la Maud, que tout un régiment débande. »

Il n’y a pas à tortiller, l’argot est avant tout une langue qui se parle et qui s’écoute. Un geste de chansons, un amour tout ce qu’il y a de plus courtois. La liberté de parole et la discipline de l’écrit. Un balthazar au complet. Fromage et dessert.

Ce qui nous amuse, nous, c’est la poétique de la chose. L’inventivité, l’insolite des locutions, la trouvaille des images. En somme, la défense et l’illustration des langages. Toute une harmonie qui évoque des sensations extrêmes, des frissons de grand banditisme, des images d’anthologie. Il nous en faut peu. « J’ai une patrie : la langue française », disait Albert Camus. Nous sommes au diapason. En dépit du côté scientifique de la chose, d’une langue en perpétuelle mutation, malaxée en toute hâte dans la rue, les bistrots, la taule, les lieux mal famés, demeurent la drôlerie des expressions, la séduction de l’oreille, une certaine musique. C’est un récital. La poésie Villon, la rigueur Vidocq, la goualante Bruant, la Belle Époque, la dèche Rictus, les « monte-en-l’air », les Pieds Nickelés, le grand style Simonin, l’émotion célinienne, la gouaille boudardienne, les trouvailles de San-Antonio, la sécheresse de Le Breton, les chansons de Renaud, le hip-hop de l’argot moderne. Sans compter la musique de Fallet, les inventions d’Audiard, les retours du verlan. Tout ce qui enrichit est riche. Un son intérieur qui participe du vivant, du vivace, qui enchante le panorama. Le résultat est donc là, actuel ou suranné, bien ficelé, avec des écrivains, des poètes, des chanteurs, des dialoguistes, des acteurs, des films, des livres, des personnages de bande dessinée.

Bref, compagnons, on vous le répète, carbone en prime, l’argot ne tient pas en place. Il pioche, pompe, prélève, récupère, fournit même l’Académie en vertes digressions. C’est un souteneur de première. Il maquereaute à tout va. Barbeau, brochet, dauphin, hareng, merlan, goujon, ce poisson nage entre deux eaux. Et, comme tous les poissons, il se dirige avec sa queue. Il nous rappelle que le sexe est un dictionnaire à lui seul, un panier rempli de cresson, d’abricots en folie, de poireaux à col roulé, de mille-feuilles, de babas, de mandarines, d’ananas, de flageolets, de noisettes, de rognons, de figues, d’asperges de bénouze, d’anguilles de calcif. Tout a commencé la nuit des temps, car c’est la nuit que tous les chats sont gris, et dans le temps que se mesure la formule qui croque, le mot qui escroque. À l’époque des coquillards, soldats licenciés en mal de pillage, vers 1450, quand l’argot arguait de la corporation des gueux, il y avait déjà une yoc, autrement dit une couille, dans la thermodynamique langagière. Les connards (mot de l’époque) avalanchaient. Avant les chauffeurs, on se mettait au frais. Tout ça pour dire qu’on inventait une manière polie de dire des gros mots, histoire d’éviter les coups de poing dans le nez. On habillait les choses de la vie avec un raffinement de charretier, une élégance de grammairien, afin que la famille, les autorités et les pouvoirs publics n’y voient que du feu. C’était bien. Le feu avait de la flamme.

Il n’est évidemment pas question d’être exhaustif, on en serait incapable. Il faut être conscient de ses imperfections et de ses lacunes, car toute langue populaire est constituée d’imperfections et de lacunes. Gardons les échalotes au chaud, c’est douceur. Les tontons flingueurs ont enfanté des neveux flingués, ils habillent le français, l’enchantent, l’envoûtent, le brossent, le sabrent, le trahissent, lui assurent de drôles de descendances, des turbulentes, des merveilleuses, des éternelles. Cet argot souvent infusé dans le sexe et ses atours est la maison de passe-passe du lecteur. Clandé lexicographique, on y va pour se dégraisser l’illusion. Pas n’importe laquelle, la divine. Aux oubliettes, donc, la gamberge. Armons l’argot, armorions le français. Rutebeuf, la vache ! Meung, Meung ! disait Louis XI dans la ville du même nom, dans l’attente d’accorder son pardon à Villon. Valsez jésus et saucisses, on s’adonise la rétine ! Et pour ceux qui en redemandent, nougats, fraises et pimprenelles, voilà l’ours !

François Villon

Il est un peu le deus ex machina de l’affaire. Né à Paris en 1431, l’année où Jeanne d’Arc part en fumée, il est très vite tout feu, tout flamme. François de Montcorbier (ce qui indique le lieu d’origine de son père, en l’occurrence un village du Bourbonnais, et non pas une quelconque noblesse) est adopté par maître Guillaume de Villon à la mort de son père, un homme d’église, professeur de droit religieux et personnalité respectée du Tout-Paris. François Villon aura ainsi quelques billes dans l’administration et la magistrature, ce qui le sauvera du gibet à maintes reprises. Dans son Testament, il légua d’ailleurs un « Roman de pet du diable » à maître Guillaume de Villon, plein de lucidité et de mélancolie :

Frères humains qui après nous vivez
N’ayez le cœur contre nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt que vous merci…

Au physique, François est plutôt moche et chétif. Assez bléchard pour tout dire. Au mental, le genre insaisissable. Il sait ce qu’il veut. Le droit chemin voulu par son père adoptif, ce ne sera pas le sien. Comme on le dit des turbulents, des dissipés, des ingérables, il a le vice dans le sang. Voyou métaphysique, lyrique et décalé, inventif et coloré, réaliste et chantourné, il cache son double jeu à l’aide d’un vocabulaire époustouflant. Bachelier en 1449, licencié et maître ès arts en 1452, c’est l’érudit sorbonnard par excellence, mais également le rigolo de pétaudière qui se complait dans les farces de potache. Gaulois par naissance, picaresque par essence, on subodore le coco. Avec ses fanfaronnades à répétition et ses plaisanteries aussi fines que du gros sel, certains l’estiment infréquentable. D’autant que très vite il montre son vrai visage. Il prise la chopote (la bouteille) et poursuit la marquise (terme rabouin, autrement dit romanichel, pour désigner la maîtresse d’un voleur). On l’aperçoit dans les tavernes, les bordels, les lieux mal famés. Gueulard et bravache, il se fraye un chemin dans la voyouterie de l’époque. Celle-ci, il faut le préciser, a été un peu délaissée par les autorités royales qui, pendant de longues années, ont passé leur temps à guerroyer contre nos amis anglais. Mais en 1445, la guerre de Cent Ans est terminée. Les hommes d’armes reprennent du galon. Où ? Dans la maréchaussée. Les coquillards sont en ligne de mire. Et les coquillards, ce sont les copains de Villon.

Un jour, en 1455, Villon est pris à partie par un aigrefin, un clerc nommé Sermoise, et non pas Sournoise, alors qu’il contait fleurette à une gourgandine. Ni une ni deux, il travaille le clerc à coups de lingre (couteau) et chie du poivre (fuir, s’en aller) à toute vibure. Quand l’autre calanche, François est déjà loin. Il ne glande pas longtemps. Sans maille en fouille, il déboule forcément dans le Paris des mauvais garçons. Tout le monde a besoin de mitraille. Et là, cela tombe sous le sens, pas besoin de gamberger des heures, la tune, il faut la prendre là où elle est.

Au collège de Navarre, il y a un petit coffre avec cinq cents écus d’or. Le vol est commis. François est évidemment dans le coup. Seulement c’est bien connu, bien mal acquis ne profite jamais. À la Noël, on ne fête pas le divin enfant, mais le divin confident (un chevreuil, un bordille, un donneur) qui charge François un max. Un meurtre, un vol, ça fait beaucoup. Le poète se fait la malle et visite Angers, Blois, Moulins. Pas de fleurs ni de petits oiseaux. Villon n’est pas couillon. La nature est absente du flou chantant qui dit : « Je chante, soir et matin, je chante sur mon chemin ». Mais à part ce côté ménestrel un peu cucul, le ravi s’acoquine avec les coquillards, des voleurs qui portent à leur collet une coquille comme les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, certains artisans, d’autres marginaux. Bref, un panaché de gueux, de manants, de mercenaires, de déserteurs, de gitans — vu que les Tsiganes ont traversé l’Europe dès le XVe siècle.

Avec les coquillards, c’est comme la flibuste. Les premiers anars de l’Histoire. Partage intégral des bénéfices. On s’exprime également dans la même jactance. Panaché bestial et lumineux. Peut-être même en largongi, même si ce type de jargon qui consiste par remplacer la consonne initiale ou le groupe consonantique initial d’un mot par un « l » et à rejeter à la fin du mot ladite consonne ou le groupe sous sa forme orale — par exemple lardeuss (pardessus), en loucedé (en douce), lorgnebé (borgne) — semble ne pas remonter au-delà de Vidocq. Mots inventés, décalés, rigolos, mystérieux. Boue et lumière. Latin par-ci, jargon par-là. Mais à force de tirer sur la corde, qui n’est pas encore celle de la ballade des pendus, on atterrit en cul de basse-fosse. Les geôles de l’évêque d’Orléans sont réputées pour leur profondeur humide.

Villon n’y coupe pas. Il a beau être poète des routes, il va devenir troubadour du trou. On l’alpague, on l’enchtibe, on le jette au gnouf. Comme il n’y a du flacon que pour la canaille, il en sort aussi sec, délivré par un hasard à petit chapeau : Louis XI en personne. Le roi, en effet, vient de faire son entrée solennelle à Meung. Raison pour laquelle François recouvre la liberté.

Raide comme un passe-lacet, il remonte à Paris. Inutile de dire que la maréchaussée n’a pas oublié le vol du coffre au collège de Navarre. À peine arrive-t-il dans la capitale qu’il est agrafé par une police digne de celle de Fouché. Cinq cents écus d’or, ce n’est pas de la bricole. Il faut cracher au bassinet. Mais comme on l’a déjà signalé, François bénéficie de hautes protections. Qui, exactement ? Le roi ? Un seigneur, compagnon de ribote ? Une dame de la haute, troussée comme une reine ? Mystère et boule de gomme. Le poète est libéré contre la promesse de rembourser sa part : cent vingt écus d’or ! Villon se fend la pêche. Il interroge ses compagnons : liard ou cochon ? Une soluce : se mettre sur une affure.

En attendant, Villon est d’une expédition punitive contre le notaire qui avait requis contre ses complices et lui dans l’affaire du collège de Navarre. On se remonte un peu. Il nous a fait braire ? Il va voir un peu ! On s’arrête devant l’étude, on glaviote sur les clercs. Sans compter maître Ferrebouc, le manche, celui qui fouette pour tout le monde, à deux doigts de se faire saigner comme un goret. Cette fois, c’est trop. Les bourgeois n’aiment pas ça. Et en France, en plein Paris, même si l’on a des complicités, des protections et le toutime, il faut savoir que les bourgeois ont le pouvoir. Pour la peine, la sentence tombe. François Villon est condamné à être pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive.

François interjette appel. Les arcanes du sérail sont familiers à ce fils adoptif d’un professeur de droit. Contre toute attente, l’arrêt est cassé par le Parlement. La condamnation à mort est commuée en dix piges de trique, soit dix ans d’interdiction de séjour. Soulagement pour François. Il trépigne. Mais il ne faut pas pousser le bouchon trop loin. Terminée, la rigolade. On lui enjoint l’ordre d’allonger les compas — et séance tenante ! Il faut faire chibi, François. Oui, se tailler. Tu es tricard. Nous sommes en 1463.

Après cette date, l’artiste s’évapore. En 1489, un pionnier de la nouvelle imprimerie, un certain Levet, publie Le Grand Testament Villon et le Petit, ainsi que Le Jargon et ses onze ballades, parmi lesquels se distinguent les lais, pas vraiment beaux. On a beau dire, mais l’œuvre du grand poète — et fameux gredin — est parfois inégale. Certains ont même parlé de médiocrité pour certaines ballades, attendu que cela ne valait pas le coup d’en faire tout un plat. Disons que le mystère séduit les sots, surtout quand c’est incompréhensible. Mais Villon est un précurseur. Il a pour lui le charme de la nouveauté. On découvre un personnage rhétoriqueur et raffiné, poète sensuel et pessimiste, vrai pendu d’une ballade sans fin, un mystique de la trivialité et un trivial du mysticisme.

Voilà l’héritage. Après le bannissement de Villon, plus aucune trace de lui. Allô, François ? Abonné absent. On ne le retrouvera que dans Rabelais, au chapitre XII du Quart Livre. Prière de s’y reporter.

Dans ce XVe siècle français qui ignore Antonello, Bellini, Mantegna et Piero della Francesca en Italie, où Louis XI cherche à se colleter avec le Téméraire, où des trognes telles que Caboche l’Écorcheur, Capeluche le Bourreau et le Loup sans queue font la loi dans les campagnes, où Gilles de Rais a zigouillé des centaines d’enfants après son glorieux parcours auprès de Jeanne d’Arc, on se dit qu’il vaut mieux ne pas mettre le nez dehors et se coltiner des travaux d’intérieur, style Aubusson, une Dame à la licorne en loucedoc. Et puis la poésie. C’est le truc de François Villon. Raconter des ballades équivoques, rétrogrades, léonines, à la poursuite d’un diamant vert qui pourrait être la grâce. Villon a laissé trois mille vers. Le contenu d’un coffret. On suppute l’influence biblique, Ovide, et puis Froissart, Guillaume de Machaut, Deschamps, les écrivassiers du Moyen Âge, poètes et conteurs, gros producteurs de lais. D’un château l’autre, Villon pourrait être souteneur, meurtrier, fils de ratichon (le chanoine de Saint-Benoît ?), professeur de rhétorique, tringleur de la petite Macé, jouisseur de la grosse Margot, des roses plein les vers, à moins que ce ne soit des vers plein les roses.

Mais l’amour pour Villon est secondaire. À l’instar de Rutebeuf, il se fiche de ce sentiment transcendé par Chrétien de Troyes. Il colle à la perfection avec cet âge parfois moyen qui, à partir de la fondation des ordres mendiants, considère la pauvreté comme la vertu essentielle. Pauvre, il l’est. Mais il faut bien se sustenter. Alors il pique, il choure, il fauche, il emplâtre, il étouffe, il barbote, il engourdit. Deo gratias ! Le larron est un flagellé flagellant, le tonton de Baudelaire, le cousin de Rimbaud. Vive les mistoufles ! L’envers vaut l’endroit, in saecula saeculorum. On alexandrine à l’aise dans les poulaines, la dague en pogne. La légèreté des octosyllabes villonniennes s’apparente, paraît-il, à une source d’eau claire. Même si l’on n’y pige que tchi, le langage des fées et des rues surgit telle une négligence de funambule. C’est du ballet, de la pointe, de l’entrechat. Un Jésus la Caille qui bondit entre les cottes du roi René, le lingue de Courtault la Teigne et les nénés de Denise. Ce frère de corde est ficelle. La mouise est son frichti. Voici un exemple d’une ballade (la II) en jargon :

Coquillars enarvans a Ruel
Men ys vous chante que gardés
Que n’y laissez et corps et pel,
Qu’on fist de Collin l’Escailler (Colin le porteur de coquilles)
Devant la roë (justice) babiller (parler).
Il babigna pour son salut,
Pas ne sçavoit oingnons peiler,
Dont l’amboureux (bourreau) luy rompt le suc (cou).

Changés et andossés souvent,
Et tirés vous tout droit au temple,
Et eschequés tost, en brouant,
Qu’en la jarte (robe) ne soiez emple.
Montigny y fut, par exemple,
Bien attaché au halle grup (potence),
Dont l’amboureux luy rompt le suc.

Gailleurs, fatiz en piperie,
Pour ruer les ninars au loing
A l’asault tost, sans suerie !
Que les mignons ne soient au gaing (vol)
Farciz d’ung plumbis a coing
Qui griffe au gard le duc,
Et de la dure si tres loing,
Dont l’amboureux luy rompt le suc.

Pour les ceusses qui entravent que couic, ils n’ont qu’à chanter dans le registre Vanderlove, et la musique comme le miel du Cantique des cantiques coulera, les rimes et le toutime. Le vieux françois, ça tient la route. Dans la traduction faite par le regretté Pierre Guiraud (auteur d’un épatant Dictionnaire érotique en argot[1]), qui pensait que les ballades s’adressaient exclusivement aux coquillards, aux tricheurs et aux homosexuels de la Coquille, voilà ce que ça donnait :

Coquillards qui donnez dans le meurtre
Je vous dis de prendre garde
Que vous n’y laissiez corps et peau.
C’est ainsi que Colin l’Écailleur
Fut amené à répondre à la question.
Il raconta des bobards pour se sauver.
Il ne savait pas dorer la pilule.
À la fin, le bourreau lui rompt la nuque.

Donnez le change, tournez les talons sur le champ
Et gagnez tout droit la colline.
Décampez, en vitesse, au galop,
De peur de vous retrouver la gorge pleine d’eau.
C’est ainsi que Montigny, pris,
Y fut bien attaché au chevalet,
Et Dieu sait s’il y avala le bouillon !
À la fin, le bourreau lui rompt la nuque.

Maîtres, experts en piperie
Pour allonger les coups,
Gagnez la sortie en vitesse ! Pas de sang,
De peur que les compagnons ne soient, au gosier,
Garnis d’une corde, ainsi qu’un fil à plomb
Qui saisit le niais à la gorge
Et l’envoie dans les airs, loin de la terre.
À la fin, le bourreau lui rompt la nuque.

Dans la transcription argotique du docteur Leuret, que cite l’inimitable et le regretté Jacques Cellard dans l’Anthologie de la littérature argotique[2] à propos d’un ouvrage du non moins inimitable Galtier-Boissière, cela devient :

Coquillards en ballade à Rueil,
Mézigue vous chante mieux que caille
Pour que vous n’y laissiez ni corps ni peau,
Comme le fit Colin l’Écaille.
Devant la roue à babiller,
Il en croque pour s’en tirer.
Son baratin ne faisant pas chialer,
Le bourreau lui rompt la moelle.

Changez souvent de frusques
De la tronche aux arpions,
Et faites gaffe en vous esbignant
De ne pas vous cravater au colbac.
Montigny le fut, par exemple,
Bien agrafé au gibet.
Et qu’il vous caille ou qu’il tremble,
Le bourreau lui rompt la moelle.

Beaux chevaliers de la filouterie,
Pour envoyer la rousse au bain,
Grouillez-vous, et sans les foies.
Sinon, pour les copains, c’est le gros lot :
À l’occiput, la chaîne en plomb
Qui blesse et tient le ciboulot,
Et très loin de la terre,
Le bourreau lui rompt la moelle.

À la lumière de cette ballade, on comprend que deux gonzes (mot de l’époque) ont été les mauvais génies de Villon : Colin de Cayeux, dit l’Écailler, et René de Montigny, un clerc dévoyé. Ces deux-là, pendus haut et court, étaient des coquillards. La notoriété de maître François, « le poète mauvais garçon », comme dit Cellard qui, plus près de nous, pense à Rimbaud et Genet, c’est aussi ça : des gars qui terminent aux fleurs (comme chante Jacques Brel dans « Adieu l’Émile ») ou en cabane (mot du XIIe siècle issu du provençal). Les ballades de Villon, avec leur jargon si particulier, incompréhensible pour le vulgum pecus, sont un coup de chapeau aux casseurs (les froarts), aux détrousseurs (les gailleurs), aux arnaqueurs (les spélicans), aux preneurs d’empreintes de clés (les saupicquets), aux écornifleurs (les joncheurs), aux petits voleurs (les gaudisseurs).

À l’origine, qui sont ces coquillards ? De drôles de pèlerins qui mangent la chair des huîtres et vous font goûter la coquille. Belle image. En d’autres termes, des baratineurs. Des trompeurs. Mais aussi des malfaiteurs. Et des assassins.

« La Coquille, explique Jacques Cellard, n’est pas un gang au sens moderne. Il faut se la représenter comme une association professionnelle de truands astucieux et bien organisés, dispersée et diversifiée, dont les affidés, des spécialistes de tous les domaines de la délinquance, se repassent des renseignements et des services. » Parmi eux, on trouve des merciers, des compères d’allure bourgeoise, des receleurs, des revendeurs, des rabatteurs, des policiers marron, des putains, des orfèvres vendus, des artisans achetés, des informateurs, des pépères qui espionnent. Ils sont de cinq cents à mille. On les voit dans les foires, en Bourgogne, à Dijon. L’un des chefs était barbier, l’autre tailleur de pierre du duc de Bourgogne en personne. Lors du procès de 1455, certains seront pendus, d’autres bannis.

Villon nage là-dedans comme un poison dans l’eau. Certains de ses amis l’ont dans l’os, pas lui. C’est tout le mystère de Villon le malin, de Villon l’ironique, de Villon qui parlait lui-même de rayon et de sillon.

Le sillon, c’est cet argot, ce début, cet enchantement désenchanté, ce langage remis à jour en 1842 par Jean Garnier, un archiviste de Dijon, puis par Marcel Schwob, auteur d’un sémillant François Villon[3]. Becquer voulait dire regarder, les sergents étaient des gaffres, le cheval s’appelait le galier, le jour la torture, les jambes les quilles, les cartes la taquinade, les jeux de dés la muiche, les moines des ratichons, les prêtres les rats, la marine la justice, un homme riche un godiz, le pain l’arton, la main la serre, l’oreille l’anse, un type qui ne trahit jamais ses camarades un sire ferme à la manche, etc.

Bref, un langage sans cadre grammatical venait de voir le jour. Il était sans lois de linguistique, peinard dans sa fraîcheur, travesti par excellence, mixture incroyable de tous les jus du monde, panaché d’attaque et d’autodéfense, géniale floraison d’expressions manouches et de roses aussi belles que du Ronsard, poussée sur d’inextinguibles pourritures. D’aucuns, comme Alphonse Boudard, parlaient de « bonheur auditif ». Un langage populaire qui a du corps, du bouquet, du slip. Un truc changeant, virevoltant, imprévisible. Parfois court en bouche. Mais de longue garde.

Pechon de Ruby

Péchons, mes frères, car le salut est dans le péché, et il faut avoir beaucoup péché pour mériter le paradis, comme disait Staline. Ce raisonnement sauvagement spécieux pourrait s’attribuer à un certain Pechon de Ruby qui, contrairement aux apparences, n’était pas un passionné du ballon ovale. En 1596, il publia La Vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens[4]. Un assemblage d’épisodes rigolos, égrillards, qui font plus penser à une Farce de maître Pathelin survitaminée qu’à une vie quotidienne des gueux dans la célèbre collection Hachette. Il n’en demeure pas moins que ce livre réédité plus de cinq fois est un texte littéraire qui prend pour sujet l’ordinaire des mendiants et des voleurs de cette époque. Dans la postface de l’édition Allia, Romain Weber explique que l’auteur, Pechon de Ruby, un pseudonyme qui en fait signifie « enfant éveillé » dans le jargon du XVIe siècle, était peut-être un magistrat ou un gentilhomme breton.

« La vie des gueux, écrit-il, apparaît bien idéalisée : plaisante, elle prête plus au rire qu’à l’apitoiement. Par-delà son intérêt littéraire, sa drôlerie, et les éléments qu’il apporte sur l’argot ancien, ce texte est surtout un témoignage sur l’idée qu’ont pu se faire de la vie des mendiants et des voleurs ceux qui n’en faisaient pas partie. » Dans La Vie généreuse, il y a d’ailleurs un dictionnaire argot-français où la hurette est une grosse fille, la moulue la merde, le bis le con, l’atrimeur le larron, les batoches les couillons, la crie la chair, le flambant le poignard, la morfe la nourriture, la lime la chemise, le prais le cul, les piloches les dents, les sœurs les cuisses, etc.

Pechon de Ruby nous raconte que le vol n’est pas occasionnel, mais qu’il est un métier. C’est un monde souterrain avec ses mystères, son organisation, ses règles, sa hiérarchie, son langage. Tout est décrit de façon alerte et complice. Cette alacrité ne rime que très rarement avec l’âpreté. Cela commence d’ailleurs par :

Ami et frère, parce que, depuis trois ans et plus que j’ai l’honneur de te connaître, je t’ai toujours ouï te plaindre de ta fortune, et que tu te trouvais à mal-aise dans le dénuement, encore que je te visse à une très bonne table…

Avant Pechon de Ruby, il y avait eu Guillaume de Bouchet et Marc de Papillon qui, déjà, employaient le mot fouillouse pour la poche. Avec Pechon, nous découvrons qu’il y a une pègre en marge de la société normale et que c’est un monde hiérarchisé avec son roi et ses lieutenants, ses impôts et ses lois, sa langue (jobelin, blesquin ou argot) et que le blesche, autrement dit le mercier, affure sérieux (trompe à qui mieux mieux). Il faut savoir que les milieux interlopes passionnent l’Europe des XVe et XVIe siècles. L’Allemagne et l’Espagne raffolent des romans picaresques. On parle du « Liber vagatorum » et du « Lazarillo ». En France, les publications prenant pour sujets les vagabonds se multiplient sous la forme de minces livrets. Le pauvre, contrairement à ce qui se passait au Moyen Âge, commence à perdre sa référence positive. Il est de plus en plus considéré comme un vicieux qui refuse de travailler. Si le voleur doit être châtié, le mendiant doit être rééduqué par le travail manuel (comme quoi Mao n’a rien inventé !). Le livre de Pechon de Ruby, dans l’ensemble gréco-latin et théologique qui sévit à l’époque, est une sorte d’ovni. Comme l’indique Jacques Cellard : « Les gaillardises rabelaisiennes y alternent plaisamment avec les scènes de cruauté (des pendus au gibet) et les cérémonies d’initiation (des scènes d’orgie crapuleuse qui tiennent du sabbat). »

Pour Cellard, on peut établir un rapprochement entre La Vie généreuse et Jacques le Fataliste. Il affirme même que l’on ne peut guère douter que Diderot ait lu La Vie généreuse et qu’il s’en soit largement inspiré. On trouve en effet dans le conte philosophique de Diderot une conversation à bâtons rompus à propos de l’amour, pleine de rigolade et de truculence, sans cesse interrompue par des anecdotes et des considérations sur l’inéluctable enchaînement des effets et des causes.

Quoi qu’il en soit, l’argot de La Vie généreuse est vivifiant, même si certains mots comme gousser (manger) et river le bis (faire l’amour) sont tombés dans les oubliettes de la langue verte. Dans cette action qui se passe entre l’Anjou et le Poitou, les blèches sont des bandits de grand chemin. En Normandie, le blèche est un faux-jeton. Cela vient de blette, un mot qui tient de bête et de belette, et qui vise les poires. Plus tard, blèche signifiera à la fois laid et mauvais.

Dans le texte qui suit, tiré de La harangue qui fut faite au nouveau blesche, on s’aperçoit à quel point c’est spécial et compliqué :

Coesme, blesche, coesmelotier et pechon, le pechon qui ambie o nosis qui sesis ont flanqué la morfe, il a limé en ternatique et gournitique, et son an ja passé à enterver…

Charmantes lectrices et attentionnés lecteurs, on vous laisse traduire la joyeuseté. Mieux : on vous renvoie à La Vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens, soixante pages à tout casser, avec des mots de blesche alignés en dico. Inutile de vous préciser que vous vous ferez une idée de ce vocabulaire en désuétude, un rufe (un feu) qui vous remonte les tirnoles (les bas) et vous gonfle les quiges proys (les couilles), et qui est à l’origine de certains mots de l’argot traditionnel.

Le Jargon, ou langage de l’argot réformé

Dès que sort en 1628 Le Jargon, ou langage de l’argot réformé comme il est à présent en usage parmi les bons pauvres, tirés et recueilly des plus fameux Argotiers de ce temps, c’est tout de suite le succès. Il faut imaginer Audiard à l’époque. Des enfants du bon Dieu qui désirent qu’on les prenne pour des canards sauvages, des cormorans en haut-de-chausses qui rêvent de jaboter le soir au-dessus des jonques. Il n’y a pas de radio, pas de télé, pas d’Internet, on se rue donc sur les bouquins, surtout quand ils contiennent autre chose que des chieries en grec ou en latin, à l’usage des crapauds de bénitier. Le livre sera réédité aux XVIIe, XVIIIe, puis XIXe siècles. C’est ce qu’on appelle un carton. L’auteur se nomme Olivier Chéreau, il n’est ni voleur ni assassin, mais maître sergetier à Tours. Ce maître d’atelier qui travaille la laine, en hommage à La Vie généreuse, n’hésite pas à attribuer certaines anecdotes au docteur Fourette, qu’il ne faut pas confondre avec le professeur Fourette de L’arrière-train sifflera trois fois, ni avec le père Fouras de l’inoxydable « Fort-Boyard ».

Là encore, nous évoluons dans la région chère à Mme Ségolène Royal, le Poitou, où une foultitude (non, pour une fois, ce n’est pas un néologisme de la présidente du Poitou-Charentes) de merciers professionnels, qui sont des colporteurs vendeurs de toutes sortes de marchandises, doivent supporter la concurrence d’amateurs peu scrupuleux. Maître Chéreau, véritable metteur en scène de l’argot, ce qui tient peut-être à ce nom qu’un Patrice, quelques siècles plus tard, accolera indéfectiblement à Bayreuth, se désigne comme « un pilier de boutanche qui maquille en molanche en la vergne de Tours ».

Non, chers biturins, étrangleurs de rouilles et descendeurs de mazout, il ne s’agit pas encore de la dive, de la boutanche chère à Pantagruel, mais de l’atelier. Il s’agit d’un « maître de boutique qui travaille la laine à Tours ». Nous constatons donc, une nouvelle fois, que les artisans sont de la partie, et que certains, à défaut d’être maîtres chanteurs, sont maîtres argotiers. Chéreau, artisan commerçant, sans faire l’apologie de la racaille, rapporte quand même avec jubilation ces mots qui les unissent, et qui étaient en usage à l’époque. Le lainier (laid, niais), membre de la confrérie du Sacrement, n’ignore pas ce que signifie lanscailler (pisser), qui deviendra plus tard lancequiner, ni le pivois (le vin) qui, dans certains zincs préhistoriques, désigne toujours le rouquin, la betterave, la bibine, le litron, voire le kil de rouge, si l’on a tendance à assimiler le contenu au contenant. Nouzailles, c’est nous, pas encore nozigues. La morphe est le repas (on sent les morfalous qui se pointent) et le rouart (non, pas le Jean-Marie), un prévôt de gendarmerie.

Il faut noter, comme pour les ouvrages précédents, que le texte du Jargon est accompagné d’un lexique argot-français. Beaucoup de mots annoncent ce que sera le bigorne (pas celui du gendarme), autrement dit l’argot, encore que l’argot, par définition, langage qui ne tient pas en place, n’est qu’un vocabulaire partiel, parfois partial, emboucané par la mode, l’instabilité, la lubie du moment, les extravagances d’un ou de plusieurs loustics à la langue bien pendue. La lime est la chemise, elle sera la limace et la limouze. Toujours ce dadaïsme du vocable. Ce mouvement perpétuel qui puise son inspiration dans le vent qui souffle, qui change de direction, dans la manière de briffer, de promener sa calle (sa tête) et de porter le place (le chapeau), qui sera remplacé par le bloum, le bada, le coucou, le galure, le gadin.

Olivier Chéreau, donc, expert en laine, ne se la fait pas manger sur le dos. Cet artisan est un artiste. Il fait la part belle aux merciers. « La présence des merciers parmi les coquillards est d’autant plus significative que ces marchands disposent d’une singulière organisation corporative, qui dépasse les cadres locaux — ce qui est d’ailleurs normal étant donné le caractère de leurs activités », explique Bronislaw Geremek dans Truands et Misérables dans l’Europe moderne (1350–1600)[5]. Ils jouissent d’informations très nombreuses. Ils emploient un langage spécial et cultivent quelques coutumes ésotériques. Par ailleurs, le commerce ambulant attire souvent des malfaiteurs, des vagabonds de toutes sortes, des joueurs professionnels — parmi les articles de mercerie se trouvent aussi les cartes et les dés.

Tout cela cascade, défile, avalanche à la vitesse grand V. Peut-être est-ce dans le colportage qu’il faut voir la véritable cause de l’alliance qu’établissent ces livres de l’époque entre le langage des merciers et l’argot. D’après les spécialistes, l’influence du Jargon a été si grande que tous les vocabulaires d’argot en dérivent. Et les gens de plume, bien sûr, en ont fait leur plomb doré. Alchimie rhétoricienne qui fait dire à maître Chéreau :

Les archisuppôts (gens instruits, écoliers et clercs ayant fait leurs études à l’Université) en un mot sont les sçavants, les plus habiles marpaux de toutime l’argot, qui sont des Escoliers débauchez, et quelques Ratichons de ces coureux qui enseignent le jargon à rouscailler bigorne, qui ostent, retranchent et reforment l’argot ainsi qu’ils veulent.

Notons que le mot « voleur » apparaît pour la première fois en 1516. Pour la peine, François Ier crée la peine des galères. La relation de cause à effet est immédiate. Au bagne de Marseille, puis à celui de Toulon, un nouvel argot voit le jour. Le foyer de l’argot français se déplace pour se reporter en Provence, qui devient le centre de ralliement forcé des malfaiteurs. Sans compter les Tziganes qui arrivent des Balkans, de Hongrie, de Roumanie, de Pologne, de Russie.

Tout le monde s’en pourlèche l’entendement, l’argot est une sacrée potée. Y mitonnent tous les jus, tous les parfums du monde. C’est une cargaison perpétuelle d’émigrés. Il n’y a pas de pétard, plus un groupe a besoin de se colleter et de se planquer, plus l’argot devient complexe, étendu et organisé. Dans L’Argot et la Poésie[6], Pierre Mac Orlan, auteur de La Bandera et du Quai des brumes, écrit : « La langue morte qu’est l’argot est un langage méfiant, une langue savante qui ne sera guère parlée qu’en Sorbonne où les agrégés ès jobelin ajouteront un nouveau fleuron à leur couronne. » Il veut dire par là que les intellectuels non seulement se trompent, mais récupèrent toujours tout, histoire de jouer un bon coup de la thèse, de l’antithèse, de la synthèse. Veuillez nous excuser, amis de la poésie, mais comme l’écrivait fort justement Alphonse Boudard : « C’est la tentative désespérée de Babar voulant sodomiser Mickey. »

Le Jargon tend à accréditer cette thèse. L’argot, de plus en plus compliqué pour les têtes vides et les esprits cintrés, est le contraire d’une formation spontanée. « C’est une langue artificielle, destinée à ne pas être comprise par une certaine classe de gens », affirme Pierre Guiraud dans Le Jargon de Villon[7]. Il assure également que les coquillards étaient une bande de pédérastes. « Ce qui n’a rien d’étonnant, précise-t-il, pour des gens qui passent le plus clair de leur vie en prison ou en bandes courant les grands chemins. » Le raccourci est peut-être un peu raide. Mais l’argot, on l’a compris, et en premier lieu le « jargon », est le langage des marginaux. Avec les métaphores, les néologismes, le fond, le fumet et le beurre pour monter la sauce. Il n’y a qu’à parcourir Le Jargon pour s’en persuader. La langue de l’argot est pauvre d’idées, riche de synonymes. « Les files de mots sont parallèles et procèdent d’une dérivation synonymique », fait remarquer le « villonnien » Marcel Schwob dans le Glossaire du jargon de la Coquille[8]. On ne contredira pas Marcel. En 1890, il avait beau schpile (être en situation de réaliser aisément quelque chose). On peut se régaler la rétine avec ses écrits de haute graisse.

L’argot du Jargon, pour beaucoup, est tombé en désuétude. Mais c’est la destinée première de l’argot que de tomber en désuétude et de renaître de ses cendres tel un Sphinx taraudé par les suffixes et l’imaginaire. Le verlan d’aujourd’hui ne le remplace pas, il est le résultat d’un argot qui ânonne le rap, qui n’est plus fait par et pour les classes dangereuses, mais par des chaînes de fabrication médiatiques qui se servent de la pub, de la politique et d’un certain monde interlope, histoire d’encanailler des loquedus qui se la pètent. L’argot d’autrefois était aristocratique, celui d’aujourd’hui est démocratique. Il est l’épandage, il pue pour tout le monde. Jacter l’argot chez Lipp ou dans une émission de télé à la mords-moi-le-schpatche est du dernier cri. C’est un must. Et une certaine forme de décadence. Comme disait l’encombrant Céline : « Il faut être raffiné. » Dans le monde de l’écran et de l’Internet, on ne l’est pas. La vulgarité a gagné. Elle a pignon sur tube.

Albert Simonin, grand argotier devant l’Éternel, auteur des cultissimes Grisbi et Hotu, recense, dans Voyage au pays de l’argot, quelques mots issus du Jargon et de Pechon de Ruby qui ont poursuivi leur grand bonhomme de chemin jusqu’au XXe siècle. On retrouve affurer (tromper), blèche (laid), morfier (manger), pibouais (vin), aguiger (faire mal), cosny (mort), batouze (escroquerie), etc.

Le Jargon de l’argot réformé fit des ravages sous Richelieu. Le cardinal avait les boules. Le désordre subversif de ce livre fait écho à la subversion politique et militaire du temps. Mais Richelieu, quoique agacé par les mousquetaires, ces libertaires qui auraient pu parler l’argot pour faire échec aux gardes de Son Éminence, emporta le morceau. Avec l’institution de l’Académie française en 1634, la littérature argotique en prend un coup derrière les carreaux. L’ordre du silence va régner sur les « classes dangereuses ». Ainsi que le précise Jacques Cellard dans son Anthologie de la littérature argotique : « À défaut d’argot véritable, le XVIIIe siècle se gargarise du contraste entre le trop noble français et le français débraillé du peuple — le français poissard (les poissardes, plus tard, femmes du peuple au langage grossier, ont été assimilées aux marchandes de poissons de la Halle). » Ultime précision : un certain Boudin, auteur cochon vendu à toutes les charcuteries du pays, signe une grosse farce intitulée : Madame engueule ou les Accords poissards. Ce n’est pas du Du Bellay, ça gueule à toutes les pages. On peut faire l’impasse.

Pour égayer un peu la tristesse ambiante qui aboutira à la Révolution française, quelques bandits de grand chemin, à l’image de Mandrin et de Cartouche, font quelques misères à l’autorité royale. C’est comme les films avec Georges Rivière (Mandrin, bandit gentilhomme, de Jean-Paul Le Chanois) et Jean-Paul Belmondo (Cartouche, de Philippe de Broca), tout commence joyeusement, tout finit tragiquement. Les argousins des Louis qui se succèdent ne galèjent pas. On brodequine, on écartèle, on roue, on pend, on estrapade, on brûle, on tenaille, on arrache. Cartouche est roué vif en 1721, Mandrin subit le même sort en 1755. Mais ce qui importe, du moins littérairement, encore que pour Nicolas de Grandval, le mot « littérairement » vint comme une perruque dans la soupe, c’est la publication du Vice puni, ou Cartouche, paru en 1722, un ouvrage à faire bâiller d’ennui les bancs d’huîtres, mais qui a le mérite d’offrir en plus du poème en alexandrins et treize chants, un double dictionnaire argot-français et français-argot — ce qui, pour le deuxième dictionnaire, est une première. Obligado, comme disent les affranchis, ça sniffe le pompage à plein blair. Il y a du Jargon de l’argot réformé dans l’air ! Mais l’abbaye de monte à regret (la potence) fait son apparition, ainsi que le verbe jaspiner (parler), la mousse (la merde), le daron (le maître), la tocante (la montre), le patelin (le pays), la caruche (la prison), les écoutes (les oreilles), la baude (la vérole), gy (oui)… Pour remettre les pendules à l’air (oui, oui, pas à l’heure), quarante ans après la sortie de l’abyssale niaiserie de Grandval, une nouvelle édition du Jargon de l’argot réformé voit le jour. On frolle sur la balle (on médit un brin), on débride sa penseuse (on médite un tantinet). En d’autres termes, à grand renfort de réactualisation, ça chauffe teigneux, façon plâtre. Justement, ça tombe à point nommé, car dans le cadre des bandits de grand chemin, on ne va pas voir de quel bois on se chauffe, mais comment on chauffe les pinglots des richards ou des confortables. Bref, voilà les chauffeurs d’Orgères…

Les chauffeurs d’Orgères

Juste avant d’aborder le sujet de cette bande qui a sévi dans le Loiret et inspiré de nombreuses publications (dont un beau roman de Jean-Claude Ponçon, La Reine des grinches[9]), on ne peut pas ne pas envoyer un clin d’œil au Rat du Châtelet, un petit ouvrage de trente pages, sec, nerveux et cursif, pas du tout dans le style de l’époque. L’auteur, anonyme, emploie des mots qui font un malheur dans l’argot, et dans le langage populaire, disons même courant, puisque ces mots sont encore employés aujourd’hui, à savoir : trimballer, planquer, débiner, abouler, rouillarde de picton (une bouteille de vin), bagou, plombe, coltiner, jonc, etc.

Tout se passe entre Orléans, Pithiviers et Montargis. Mendiants et trimardeurs passent à la vitesse supérieure. Ils deviennent des grinches (voleurs). Ils sont aussi bien organisés que Robin des bois et ses compagnons dans la forêt de Sherwood : épouses, enfants, vieux, abbé, instituteur. Près de deux cents voleurs qui ne lésinent pas sur les moyens. Les mioches font leur apparition lors des expéditions. Chauffe, Marcel ! Avec Petit-teigneux, Breton le Cul Sec, Beau-François (le nom du chef qui inspirera un roman magnifique à Maurice Genevoix), le curé des pingres, Julien le Manchot, Marie la Gande Dent et Marie Beau Cul, ça déhotte dans les chaumières. Une fois qu’on a déboulé chez le péquin, on lui demande où il a dissimulé son magot. Les rétifs, les taiseux, on les travaille à la braise (mot qui signifie aussi « argent » en argot). Lorsque les marrons sont chauds, on se met à table. Les pieds comme des pralines, les victimes finissent par révéler où sont planquées les éconocroques. Il y a parfois des dérapages. On ébouse, on escagasse, on assassine.

Si la bande s’est fait alpaguer, c’est à cause d’une donneuse : Borgne-de-jouy. Procès. Condamnations. La bande est marron. Comme toujours dans ces cas-là, un illustre inconnu se hausse du col et décide de rédiger l’histoire des malandrins. Le gars s’appelle Leclair, genre fermeture, mais ce n’est pas un foudre de guerre. Il se croit du tonnerre. Ampoulé, gras du vocable, confus, on le suppute plumitif au jus de nave. Mais il faut en convenir, le dictionnaire d’argot recueilli d’après les accusés à l’instruction, pendant le procès d’Orléans, en l’an VIII de la République, vaut son détour linguistique. Ainsi que l’indique Jacques Cellard : « C’est un témoignage remarquable de l’influence ancienne du Tzigane sur l’argot. » Apparaissent des mots de vocabulaire sexuel, comme le chibre (le sexe masculin). On se chique (on se bat) entre bijoutiers du clair de lune (brigands), on mange le morceau (on dénonce) à l’image de Borgne-de-jouy. On a le riffe au fion (le feu au cul), on met flamberge en pogne pour caner un grinche (on met l’épée à la main pour tuer un voleur). On boule en carante et on jaffe du rouate et du larton savonné (on va à table et on mange du salé et du pain blanc).

Au grand étonnement de bon nombre de gens, il n’est pas de langue plus énergique, plus calorique, et en même temps plus maigre, que l’argot qui va toujours. En dépit de certains chemins de traverse, on va droit au cul, comme disait le luxuriant Géo Sandry, auteur culte de P’tit Pote[10] qui, pour décrire une fille au strabisme divergent, écrivait : « Carmencita avait un châsse qui faisait le tapin pendant que l’autre guettait les poulets. »

L’argot ne suit pas la civilisation, il la talonne. Il s’enrichit même d’expressions nouvelles à chaque invention. Disons-le sans barguigner et soyons les Lagarde et Michard de la langue verte, c’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter, mais les langues, pas plus que la Terre, ne s’arrêtent de tourner. Le jour où ce sera le cas, tout mourra dans le même élan nietzschéen, avec le désespoir étoilé de Cioran devant le vertige de l’illusion et la sombre félicité d’Héraclite au bord de l’Etna.

Dans le bouquin de Leclair, il y a donc des nouveautés, même si ce n’est pas le grand chambardement. Cela tient sans doute à la médiocrité des auteurs, autant pour Cartouche que pour l’Histoire des brigands, chauffeurs et assassins d’Orgères[11]. C’est de l’opéra-comique en filigrane. On échappe à la loi, aux lois grammaticales, à celles du langage habituel. Ce n’est pas du poissard ni du schtroumpf. La déformation des langues nous forme, nous déforme et nous reforme. On monte au créneau, on voit les anges, on y va de son voyage. Le langage travesti est en train de creuser son sillon. Pierrot devient Colombine, Thésée est le Minotaure, Tartarin se transforme en Mère Michel. Toutes les langues sont dans le jargon. C’est la patine des siècles, et même le patin, comme l’indiquait Frédéric Dard dans Remets ton slip, gondolier. De l’hébreu, de l’arabe, de l’indien, du vieux françois (oïl et oc), du latin, du grec, de l’espagnol, de l’italien, de l’allemand, de l’anglais, du romani. Si j’ai quarante berges (quarante ans), c’est à cause du romani « berch ». Claquer (mourir) vient du celtique, faire la cane (avoir peur) est dans Rabelais, le bagou est catalan, marlou a du sanscrit pour origine, bobine fleure le Midi, hosto est flamand, etc. Il faut préciser que la fameuse cour des Miracles était divisée en quatre sections : Égypte, Boëme, Argot, Galilée. « Le rapprochement de ces noms de pays orientaux suggère l’explication d’Argot par Arabie », écrit Jean La Rue dans le Dictionnaire d’argot[12], présenté par Clément Casciani. Saint-Lazare se transforme en Saint-Lago, arby (arabe) en arbicot. C’est la rumba des suffixes. « Notre langage populaire puis classique, expliquait Alphonse Boudard dans son introduction au Dictionnaire du français argotique, populaire et familier de Dontcho Dontchev[13], s’est nourri, vivifié de ses vocables, de ses métaphores. » De quoi goder en plein luisant. En attendant, voilà la nuit qui se profile, les ruelles obscures, les lames de sacagne qui luisent sous un rayon de lune. Le prochain de la liste s’appelle Vidocq. François Vidocq. C’est du brutal.

François Vidocq

Il est né en 1775. Cet homme est un paradoxe sur pattes. Il va connaître l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration, Charles X, Louis-Philippe. C’est quand même plus enrichissant que de vivre sous les règnes ennuyeux et médiocres de Giscard, Mitterrand, Chirac et Sarkozy. Les femmes et les duels le conduisent au bagne. Il en fait un peu trop, François. Malin, rusé, généreux, magnanime, fort comme un Turc, bien doté par la nature pour les choses de l’amour, ce sont les bagnes de Brest et de Toulon qui feront de lui un roussin (un policier). On devine tout de suite le panaché Valjean-Javert-Vautrin. Les écrivains romantiques s’emparent de ce personnage romanesque hors du commun, qui aurait pu être banquier, homme politique ou général, et le transforment en une sorte d’archange Gabriel titillé par Satan et ses 6666 légions démoniaques.

Chez Balzac, Vautrin est peu recommandable. Sacrilège, simulateur, sauvage, logique, brutal, assassin de l’abbé Herrera, homosexuel, il pactise avec Rastignac et nourrit à l’endroit de Rubempré un amour passionné. Après le suicide de Lucien, il se fait nommer chef de la Sûreté. C’est un Faust bidon et anarchiste, une sorte de jumeau de Lacenaire, auteur de vers de mirliton, dans le genre :

Le pante aboule
On perd la boule,
Puis de la taule on se crampe en rompant.
On vous roussine ;
Et puis la tine
Vient remoucher la butte en rigolant.

Traduction :

La victime arrive
On perd la tête,
Puis on prend la fuite à toute vitesse
On vous dénonce ;
Et puis le peuple
Vient vous voir raccourcir en riant.

Chez Hugo, Javert est un policier intègre, ancien garde-chiourme, psychorigide, mû par le grand rêve de la puissance invincible et solitaire. Contrairement à Vautrin, avatar du diable, il est l’ennemi du diable, et donc le diable lui aussi. Son acharnement à poursuivre Jean Valjean, vrai double de Vidocq (sauf qu’il ne devient pas chef de la Sûreté), herculéen, juste et magnanime, en quête de rédemption, tient de la névrose obsessionnelle. Le genre de type qu’on enverrait volontiers ad patres. Quand on imagine Vidocq, on songe à la phrase de Vautrin dans Illusions perdues : « Je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule. » On se dit que ce type est un cynique abouti, un ancien naïf qui se complaît à bafouer les lois, à fouetter la haute société, à la convaincre d’inconséquence avec elle-même.

On se trompe. Vidocq est un héros de la mythologie grecque. Innocent comme le petit truand qui vient de naître, il n’aspire qu’à vivre honnêtement d’une industrie qui ne l’est pas. Il s’absout en pensant qu’on ne peut rien contre les circonstances, et encore moins contre le hasard. Vidocq est un peu voleur, un peu assassin, un peu justicier. Il en croque, et après, pour se débarrasser des malfaisants qui veulent l’encrister et le faire chanter, il passe de l’autre côté. Ce satané Vidocq est ingérable. Le chasseur intrépide se transmue en passe muraille. C’est Jack London chez Marcel Aymé.

Nous ne sommes pas là pour raconter (seulement pour résumer) la vie d’un sacré loustic qui, après en avoir pris pour huit ans de chapeau de paille, après s’être évadé trois fois du collège (bagne), après avoir été le chef d’une brigade recrutée parmi les forçats libérés en 1809, mériterait un livre à lui seul — essentiellement pour le langage. Le langage, Vidocq, il connaît. Asticoté par des encombrants en 1827 (en fait, une basse intrigue), il est contraint de démissionner de la Sûreté criminelle qu’il avait créée et dirigeait depuis dix-huit ans. Il en profite pour écrire ses Mémoires, les publier en 1828 et récidiver dix ans plus tard avec Les Voleurs, un livre sans grand intérêt, rédigé par un gratte-papier, qui propose néanmoins quelques lettres de pégriots, dont celle-ci, où un voleur déclare sa flamme à la fille pour qui il a le béguin :

Girofle largue,

Depuis le relui où j’ai gambillé avec tézigue et remouché tes chasses et ta frime d’altèque, le dardant a coqué le rifle dans mon palpitant, qui n’aquige plus que pour tézigue ; je ne roupille que poitou ; je paumerai la sorbonne si ton palpitant ne fade pas les sentiments du mien. Le relui et la sorgue, je ne rembroque que tézigue, et si tu ne prends à la bonne, tu m’allumeras bientôt caner.

Traduction :

Aimable femme,

Depuis le jour où j’ai dansé avec toi et vu tes jolis yeux et ta mine piquante, l’amour a mis le feu dans mon cœur qui ne bat plus que pour toi ; je ne dors plus, je perdrai la tête si ton cœur ne partage pas les sentiments du mien. Le jour et la nuit, je ne vois que toi et, si tu ne m’aimes, tu me verras bientôt mourir.

Tout cela respire le laborieux. On sent que le gratte-papier a fanfaronné de la plume. Dans les Mémoires, autre son de cor. C’est du sérieux. Les expressions s’emmanchent au fond des bois. Encanaillement garanti. Du coup, énorme succès commercial. Un vrai roman policier, avec tout ce qu’il faut de picaresque pour entartiner le caveton. De Bicêtre à Toulon, on croise des effaceurs qui ont fait suer un chêne (qui ont tué un homme), qui maquillent à la sorgue (qui volent la nuit), qui écornent des boucards (qui dévalisent des boutiques), qui ont envie de buter un riflard qui a battu morasse (un bourgeois qui a crié au secours), un guinal qui refourgue des coucous et des brides d’Orient (un juif qui revend des montres et des chaînes d’or). Le pantre est le bourgeois, le canapé le rencard des invertis (il y en a un rue Saint-Fiacre !). La tronche est la figure, la tante l’homosexuel. Le taf est la peur, se faire arquepincer signifie se faire arrêter, etc. Tout l’argot moderne se profile. Le personnage de Vidocq ne manque pas d’envergure. On se souvient de Bernard Noël dans Les Aventures de Vidocq, réalisées par Marcel Bluwal, et des Nouvelles Aventures de Vidocq avec Claude Brasseur, toujours mises en scène par Marcel Bluwal. C’était de la bonne télé. L’excellent Bernard Noël, mort à quarante-cinq ans d’un cancer, avait le bagout, la carrure et l’ampleur de l’ancien bagnard. On imagine bien le moujingue d’Arras, déjà ficelle, ce qui est normal pour un fils de boulanger, commettre divers larcins, voler ses darons, s’engager dans l’armée révolutionnaire, se battre à Valmy, à Jemappes, quitter l’armée, arnaquer et escroquer de pauvres imbéciles entre Paris et le nord de la France. Il faut attendre 1796 pour le voir condamné à huit ans de travaux forcés pour « faux en écritures publiques et authentiques ». À Bicêtre, il est initié à la savate (un ersatz de karaté et de boxe française), puis incorporé dans la chaîne de Bicêtre. Côté jactance, il est vite au courant. Dans les Mémoires, ça donne :

Il était difficile que le capitaine, c’était Viez, ne s’enivrât pas un peu de ces hommages ; cependant comme il était habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, et il reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçut Desfosseux : « Ah ! ah ! dit-il, voilà un ferlanpier qui a déjà voyagé avec nous. Il m’est revenu que tu as manqué d’être fauché à Douai, mon garçon… »

On s’aperçoit que Vidocq ne néglige pas le classique. C’est presque lumineux. À l’exception de « ferlanpier » (qui signifie « vaurien »), Vidocq (ou plutôt son éditeur Tenon — il vaut mieux se procurer l’édition de Jean Savant) ne multiplie pas les effets argotiques. On dirait La Scoumoune. Vidocq écrit sa langue, comme il dit.

Après Bicêtre, Brest. Dans l’air iodé, aucun parfum de crêpe au calva ou de far au beurre. Vidocq est à la traverse. Il essaye deux fois de se faire la belle. On le repère. C’est un numéro. À propos de la belle, connaissait-on déjà la chanson citée par Albert Londres dans Adieu Cayenne  ?

Tes amants t’appellent la Belle
Tout net, tout court.
Le boiteux, l’aveugle, le sourd,
En pensant à toi mon amour
Ont des ailes !

Vidocq connaît la chanson, mais pas les chansons. Et en fait de chanter, il déchante. Le tout dans le jargon des fourchettes, des poisses, des piqueurs, des chourineurs, des psychopathes, de tous ces repris de justice qui ont la cervelle dans les saloirs. Ce qu’il projette, c’est de s’évader. Et à fond la gamelle. Puisqu’on le considère comme un caïd, il va leur montrer un peu. C’est un affranchi. Rien à voir avec le film stupide de Pitof avec Depardieu en Vidocq assailli par les effets spéciaux. Une histoire qui ne tient pas debout, truffée de sciences occultes et de magie noire, chère à l’amphigourique Jean-Christophe Grangé, roi du meurtre trashy et des guignolades façon Scream. Pour trouver un Vidocq qui tient la route vingt-quatre images par seconde, il vaut revoir la version muette de Gérard Bourgeois, Vidocq, tournée en 1911, avec l’emblématique Harry Baur, futur Jean Valjean des Misérables de Raymond Bernard (tiens, comme c’est bizarre !).

Quoi qu’il en soit, Vidocq, du haut de son mètre soixante-dix, ce qui n’est pas si mal à l’époque, cheveux châtain clair, œil gris, nez droit, solide des épaules et du bréchet, s’évade de Brest déguisé en matelot (c’est un vrai transformiste). Il est repris en 1799 et s’évade de nouveau en 1800. Au large, cognes, marloupattes et forcenés de la bagouse, c’est presque la quille !

Entre Toulon et Lyon, Vidocq ne rencontre pas d’évêque Myriel et ne vole pas de chandelier. Les durs du milieu l’ont à la bonne. C’est une réalité : on le respecte. Avec sa gueule carrée, il n’aime pas la rondeur. Ce type qui ne se bat que pour sa cause a acquis une notoriété sans égale. Quand il enquille l’honnêteté et jette aux orties sa défroque de mauvais garçon, ça frissonne dans le mitan. On perd ses bas. Que se passe-t-il ? La révolution des cultures ? Le bouleversement des équilibres ? Bref, le jour où Vidocq propose ses services d’indicateur à la police de Paris, il a trente-quatre ans, un pedigree de grand sachem, une connaissance encyclopédique de la cognade (l’ensemble de la maréchaussée), et surtout une envie métaphysique de chanstiquer. Et pour changer, il changera. C’est un arriviste, Vidocq. Rester un pousse-mégots, c’est hors de question. Il va se donner les moyens de réussir dans la renifle (la police). Et sans perdre un instant.

Aussi vite dit, aussi vite fait. Voie impériale avec Napoléon et Fouché, voie royale avec les roitelets qui suivent. Vidocq va se frotter avec tous les indélicats de la capitale, et même avec les chauffeurs du Nord, ceux qui vous raffaudent les paturons (chauffent les pieds) pour savoir où vous avez planquarès le carle (l’argent), les éconocroques, des flaculs pleins de billes (des sacs pleins de pièces). Bon nombre de chourineurs (assassins) et de boucardiers (voleurs) se font raccourcir sur la veuve rasibus (guillotine). Tout peut se lire dans les quatre volumes des Mémoires. C’est rapide comme le courant d’air du couperet.

Celui qui quitte la police officielle en 1833 pour fonder la première agence de détectives privés est le Napoléon de la volaille. Même Fouché le craint et le respecte. En général, Vidocq répugne à utiliser l’argot, « cette langue de l’abjection », comme dit Victor Hugo. Malgré tout, il n’abandonne pas tout à fait la jactance du collège (la langue du bagne). « Roupille sans taffe, François. T’iras à la chique à six plombes, ta prose est d’altèque. » Traduction : « Dors sans peur, François, tu iras à l’église à 6 heures, ta prose est remarquable. » Tellement remarquable, tellement insolite, pittoresque, luxuriante, vivante, que les écrivains de l’époque lorgnent sur l’ours. Et pas des moindres. Hugo, Balzac, Sue, Dumas et Gaboriau sont aux aguets. Et aux taquets. Les romantiques ont beau faire la fine bouche, ils s’y mettent en un tournemain. Quand on veut faire « peuple », il faut écrire « peuple ».

Des héros emblématiques, on en a cité certains, sont les charnières de certains romans : Jean Valjean (Les Misérables), Vautrin (La Comédie humaine), Rodolphe (Les Mystères de Paris), Jackal (Les Mohicans de Paris), Lecoq (L’Affaire Lerouge)… Ces succédanés, paraît-il, donneront même naissance à Sherlock Holmes (à cause du travestissement). La tambouille a pris. Presque tout le monde lit ou a lu Vidocq. Hugo, pour sa part, longtemps avant Les Misérables, utilise l’argot dans Le Dernier Jour d’un condamné. Comme l’indique Jacques Cellard dans Anthologie de la littérature argotique : « Non seulement le jeune Hugo plaide avec violence contre la peine de mort, mais il plaide aussi, indirectement, contre le vieux dictionnaire, en le coiffant du bonnet rouge des forçats. »

Pour la première fois, l’argot échappe à la loi du baragouin pour accéder à la dignité d’objet littéraire. Cela n’empêche pas Hugo, à vingt-trois ans, marié, poète officiel du sinistre Charles X, d’écrire :

L’argot est une excroissance hideuse, une sorte de verrue. Quelquefois une énergie singulière, un pittoresque effrayant : il y a du raisiné sur le trimar (du sang sur le chemin), épouser la veuve (être pendu) comme si la corde du gibet était veuve de tous les pendus. La tête d’un voleur a deux noms : la Sorbonne, quand elle médite, raisonne et conseille le crime ; la tronche, quand le bourreau la coupe (ce qui, aujourd’hui, est obsolète). Et puis la menteuse (la langue), le taule (le bourreau), la cône (la mort), la placarde (la place des exécutions)… On dirait des crapauds et des araignées. Quand on entend parler cette langue, cela fait l’effet de quelque chose de sale et de poudreux, d’une masse de haillons que l’on secouerait devant soi.

Victor Hugo tire au mortier. Quelques années plus tard, en rédigeant Les Misérables, autre son de cloche. Hugo est presque le Gabin de la littérature. Il fait rouscailler bigorne ses personnages. Assez faux-derche aux entournures, mais courageux néanmoins, employant avec Gavroche, Montparnasse ou Thénardier des mots tels que piaule, fouillouse, ménesse, icigo, bonir, cogne, limace, broque, faffe, lourde, mariole, gambiller, picter, rouillarde, etc., il fait de l’argot le titre et le thème du septième livre de la quatrième partie des Misérables. Il écrit cependant : « L’argot véritable, l’argot par excellence, n’est autre chose, nous le répétons, que la langue laide, inquiète, sournoise, traître, venimeuse, cruelle, louche, vile, profonde, fatale, de la misère. » Hugo exagère, Hugo se trompe aussi. Mais qu’importe. Ce qui est remarquable, c’est de parler argot avec autant d’enthousiasme souterrain que de dégoût affiché, autant d’admiration discrète que d’effroi convenu. L’important est d’en parler. Parlez de moi en bien ou en mal, mais parlez de moi !

C’est chose faite. L’argot, grâce aux romantiques, affleure le roman. C’est gothique. Le vert est dans le fruit. Merci, Vidocq !

Eugène Sue

La première fois que j’ai entendu parler de Rodolphe, c’était au cinéma. Il avait les traits de Jean Marais, aigle à une tête du film de cape et d’épée, tantôt d’Artagnan, tantôt chevalier de Neuville, tantôt capitaine Fracasse, tantôt Capitan. L’histoire ne tenait pas debout. C’est parfois ainsi que le cinéma fait découvrir les livres. Dany Robin incarnait une mignonne Fleur de Marie, Pierre Mondy un solide Chourineur, Jean Le Poulain un inquiétant Maître d’école. Tout cela avait un côté paquet-cadeau. Et même crado. Si je dis crado, ou pourquoi pas cracra, craspec ou cradingue, c’est qu’on évoluait dans les bas-fonds crapoteux de Paris. L’histoire rappelait étrangement Les Misérables. Rodolphe de Gerolstein, un type de la haute, déguisé en marlou, flanqué d’un nerveux du schlass, arrachait des griffes d’un couple infernal, le Maître d’école et la Chouette, une petite oie blanche qui n’était autre que sa fille. Miracle du hasard. Devenu, grâce à ses aventures, une épée, un tatoué, un dur de dur, Rodolphe regagnait ses pénates, ses poudres et ses dentelles, le cœur léger. Ce qui est niais, ou plutôt improbable chez Sue, devient tragique et sublime chez Hugo. Deux poids, deux écritures.

Eugène Sue, ancien médecin de marine, admirateur de Fenimore Cooper (Le Dernier des Mohicans), inénarrable dandy aux costards coruscants, moraliste naïf et socialo en peau de lapin, est un infatigable jongleur du bien et du mal. Il est plutôt sympathique. Tout le monde l’aime bien. Il fréquente Dumas, Hugo, Balzac, Vigny, Lamartine, Barbey d’Aurevilly. Pour l’aspect manichéen, le livre publié en 1842 sous le titre racoleur des Mystères de Paris, annonce le gros pavé de Victor Hugo sorti vingt ans plus tard, avec, en sus, des digressions sur la religion, Waterloo, la politique, les mœurs, le bagne et l’argot. Pour réussir en littérature, il ne suffit pas d’avoir du tempérament, il faut faire fonctionner ses neurones. Mieux encore : se la péter. Penser, réfléchir, moraliser, expliquer. Saint Augustin dans l’île de Pathos, c’est du dribble. Footballeur et nombrilique, Victor Hugo a pigé le coup. Génial et turgescent, sublime et grotesque, il sait qu’il faut prendre du ventre. Ou de la bouteille. Bref, plastronner, pérorer, crâner, frimer. « Un trompette-major », dira Barbey d’Aurevilly. « Un gaspilleur de mots », ajoute Claudel. « Un ventilateur », ironise Calaferte. « Ivre de sons et de couleurs, il en soûla tout le monde », plaisantera Anatole France. Il n’empêche. Les Misérables, c’est du lourd. Autre chose que Les Mystères de Paris.

Il y a pourtant dans Sue un charme inégalable. Jean-Louis Bory, prix Goncourt avec Mon village à l’heure allemande (1945), en est persuadé. Quand Hugo manie le marteau de Vulcain, Sue se sert du ciseau de Donatello. L’un se grise de paroles, l’autre d’images. Hugo est dramatique, Sue est anecdotique. L’un travaille au pudding, l’autre à la chouquette. Mais Sue connaît l’argot. Il n’essaye pas de donner des leçons. Il n’explique pas, il montre. En compagnie de cet aimable rigolboche, plus distingué que Milord l’Arsouille, on suit les affures (les affaires), on hante les bousins (les cabarets mal famés), on se chique la gueule (on se bat), on fuit les condés, on se retrouve chocolat. Pour faire fortune, il suffit de fouiller les cachemires de chifforton (les hottes de chiffonnier). C’est le genre de livre où ça flanche à la mie de pain (ça trahit), où l’on croise des potages, des bouillons, des grisettes, tout ce qu’il y a de michto (des filles jolies un peu faciles). Cela équilibre avec les voleuses de santé (les femmes ardentes) et le spécial (les homosexuels). Tout se termine au poil, après plus de mille pages surpeuplées de sorgues (voleurs), de pierreuses (prostituées) et de héros munificents au rigolo (pistolet) impitoyable.

Ainsi que le précise Jean-Louis Bory dans Eugène Sue[14] : « Les noms des personnages que Sue a créés (Monsieur Pipelet, le Chourineur) sont passés dans la langue, l’un donnant son nom au concierge, l’autre à un assassin qui tue au couteau. » Même si tout cela était déjà présent dans les Mémoires de Vidocq, « le forçat au cœur intraitable », Eugène Sue qui, selon le regretté Matthieu Galey, n’était plus qu’un nom et devint un visage grâce à l’épatante biographie de Bory, fut député en 1848, auteur de romans populaires, exilé sous le règne du consternant Napoléon III. Passant de la mer des Antilles à la bataille de Navarin, des salons aristocratiques du faubourg Saint-Germain aux tapis-francs de la Cité, il connut la gloire et la déchéance. Il aspirait à être le Balzac du trottoir, il fut le Dumas du pavé. Lautréamont et Walter Scott se confondaient en lui. Lorsque Jacques Cellard souligne dans son anthologie que « Sue a vieilli, mal vieilli », il exagère, car Sue lui-même est exagération. Avec lui, attributs et épithètes se confondent. On fréquente l’exotisme, on fraye avec la Goualeuse, on roule sur l’excentrique. Bref, on s’adonne au bizarre. Pour la peine, les copains n’ont pas la langue de vipère dans leur poche. George Sand, la grenouille devenue vache, et Sainte-Beuve, l’aigri à profondeur de noix de coco, s’y entendent pour cracher sur Sue. Barbey d’Aurevilly, dadais dégénéré aux tenues de singe savant, dit que « Sue travaille pour la littérature à quatre sous avec un badigeon grossier et voyant ». Hugo précise que le langage de Sue est un « langage de ténébreux ». Le lourdaud Balzac, parfumeur plouc de toutes les turpitudes, y va également de son couplet en hypocrite. Jalousie ? Sue a de l’ambition, du caractère, de la fougue. Il fait des envieux. Surtout qu’il est beau garçon. Dans son livre, il colorie son réalisme argotique d’un fantastique tout droit sorti des contes d’Hoffmann. Ce que les autres appellent négligence ou affectation, appelons-le outrance. Dans le genre de Brummel. L’ivresse du mirliflore. Ce romantique de la fange, assimilé en horreur par certains beaux esprits à Sade, Restif, Byron et Lautréamont, a inventé des personnages immortels. Les personnages, voilà le secret. « Le sommet de la gloire consiste à devenir un nom commun », disait Paul Valéry. La mère Pipelet, née Gallimard ( !), fait partie du casting. On aime le beau Sue (vive Lagardère !). Et finalement, là où il y a de l’Eugène, il y a du plaisir !

Entre bastringues et camélias, Eugène Sue est le Proust du Paris canaille. Chez Tortoni ou au Trou-qui-pète, il engloutit des douzaines d’huîtres arrosées de chablis. Le merveilleusement vulgaire n’est-il pas fashionable ? L’arrogance de Sue insupporte d’aucuns. Il est riche et snob, c’est très agaçant. Quand on ne le traite pas d’imbécile mâtiné d’incroyable et de muscadin, on le surnomme « Sue le Fat de quinine ». Même le supposé bon copain Balzac confie à sa chère Mme Hanska que Sue est « un jeune homme quelque peu usé, valant tout de même mieux que ses livres ». Pas très honorable ça, Honoré. Ce gros buveur de café n’en est pas à son coup d’essai. Comme hypocrite, il est champion. Et lui, Eugène, le sympa, le fidèle, il lui écrit en ces termes :

Vous êtes un grand misérable, vous à Paris, de ne m’avoir pas dit un mot, un seul mot : voulez-vous réparer votre ignominie ? Venez me demander à déjeuner, à dîner, à souper, à coucher, à courser, à bêtiser — tout ce que vous voudrez. Je reste jusqu’à lundi ou mardi de la semaine prochaine. M. Vilmont, libraire, bande pour vous jusqu’au sang. S’il avait fallu le branler pour cela je l’aurais fait, mais, fat que vous êtes, vous savez bien que l’érection vient à votre nom seul. Voyez-le donc, c’est un excellent homme. Si vous le jugez digne de lui faire gagner quelques millions de livres, faites, mais pour Dieu, venez, venez, venez. J’ai un million de choses à vous dire. Mon adresse, au château de Saint-Brice, à Saint-Brice près de Montmorency par Saint-Denis. J’admire votre prépuce et suis le vôtre.

Eugène Sue

Sue et Balzac, c’est comme Dumas et Hugo. Les illustres ne sont pas bons camarades. Surtout les cérébraux. C’est ce qu’on appelle les noirs désirs de la matière grise. Moitrinaires avant tout, ils borgnotent (ils regardent) dans l’assiette du voisin. A-t-il un plus beau morceau ? Une plus grosse part ? Jalminces, ombrageux, égotiques de la pire espèce, ces bons amis attendent la moindre occase pour tailler un costard au copain qui remporte un menu succès. C’est à l’image de ces fidèles que vous obligez et qui vous en veulent à mort : tu m’as rendu service, tu vas le payer cher. Au fond, comme dirait Cioran, c’est dans le désordre des choses.

On en veut donc à Sue. Et encore plus quand il publie Les Mystères de Paris en feuilleton. Là, c’est l’overdose. On trépigne, on s’étrangle. « Ces envieux, écrit Sue avec humour, on a l’impression que ce sont des arlequins, des ramassis de viande, de poisson et de toutes sortes de restes provenant de la desserte et de la table des grandes maisons ». Vous me cherchez noise ? Eh bien, vous allez voir ! Les bourgeois médisants, les plumitifs à la petite semaine, aussi indécents qu’obscènes, ils l’auront dans les dents.

Le dandy byronien, carabin sarcastique, tourne socialiste. Argot ou non, Rodolphe pousse ce cri : « Malheureux que la pauvreté déprave et conduit au crime ! » Dans Les Mystères de Paris, il est moins question de grands sentiments que de grandes sensations. On bouffe, on choure, on surine. Les anges n’ont pas de marquise. Gégène sent qu’il y a de l’électricité dans l’air, et il a raison. Il se fait aligner par la critique. On l’a compris : « Le riche n’est pas responsable de son égoïsme. Son péché, c’est l’arrogance. » Et Eugène d’avoir envie de dire : je vous emmerde !

Pendant ce temps, un poète maudit, séminariste défroqué, soldat déserteur, escroc, faussaire, voleur et assassin sans grandeur, fait parler de lui à Paris. Ce beau garçon pédé comme un phoque est républicain. Il le revendique haut et fort. Les intellectuels de l’époque voient en lui la victime d’une société stupide. François Lacenaire, immortalisé au cinéma par Marcel Herrand dans Les Enfants du paradis, ne valait pas tripette. Il profitait du système. Lisez ses Poèmes[15], c’est baroque :

Pègres traqueurs, qui voulez tous du fade,
Prêtez l’esgourde à mon der boniment :
Vous commencez par tirer en valade,
Puis au grand truc vous marchez en taffant…

Traduction :

Voleurs poltrons, vous qui voulez votre part du butin,
Prêtez l’oreille à mes dernières paroles :
Pour commencer, vous fouillez dans les poches,
Puis, dès qu’il faut voler, vous vous mettez à trembler…

Lorsque Lacenaire meurt en 1836, Sue n’est pas encore au faîte de sa gloire. Il faut attendre 1842 pour que le médecin de marine s’improvise le Vigny du populo. La trame des Mystères ? Pendant qu’escarpes, largues et gouapeurs se farcissent du fil-en-quatre et du sirop de crapule entre les ruelles de la Maub’ et de la Mouff’, on piste Fleur-de-Marie. Inutile de préciser que ça sniffe la daube. Nous, les amateurs, on s’en pourlèche les agates. C’est de l’imagé plein écran. Si Eugène Sue ne résiste pas à l’affreuse poésie de l’argot, on doit avouer que nous non plus. Extrait : « La birbasse (la vieille) aboule chez la Chouette, la mère Martial la bute, trimbale le refroidi dans le passe-lance tandis que Nicolas s’esbigne… » L’encyclopédie des classes dangereuses de Paris fleure bon la monarchie de Juillet. Vive l’arène, vive Eugène ! On aboule du col. Je Sue, donc je pense !

Aristide Bruant

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c’est l’âge d’or de l’argot. « Tout argot est métaphore, et toute métaphore est poésie », affirmait l’impayable Chesterton, poète anglais et polémiste redouté du Daily News, auteur halluciné du Napoléon de Notting Hill et des Histoires du Père Brown. Contemporain de la mode dorée sur tranche et essayiste pétri d’humour et de talent, Chesterton collait à son époque. Et cette époque, précisément, voit défiler Jean Richepin, auteur de La Chanson des gueux et de ces vers impérissables :

Quand j’ai sifflé litre ou cruche
Ma cervelle est en micmac
Bourdonnant comme une ruche
Mon sang fait tic-tac.

Dans la lignée de ce style velu, on ne peut guère faire l’impasse sur Macé (ancien commissaire de police), qui écrit dans Mes lundis en prison :

Moi, je connais l’amour qui vit de brutalités et d’injures, et je me contentais de remonter à coups de pied au bas du dos la pendule de ma drôlesse lorsqu’elle manquait à ses devoirs.

Nous avons aussi Jehan Rictus (qui rigolait énormément), auteur des Soliloques du pauvre, dans lesquels on retient ce passage d’un lyrisme désopilant :

Gn’en a qu’espèrent en eun justice.
D’aut’s en la Gloir’ (ça c’est un vice
Leur faut dans l’fign trois plumes de paon !)

Plus atomique qu’un champignon nucléaire, surgit aussi Nonce Casanova (le séducteur des néologismes), plein de vitalité et de drôlerie grotesque, qui, dans Le Journal à Nénesse, n’hésite pas à philosopher dans le boudoir :

Et un chaud de la pince (un sensuel), comme un riffe de forge, fallait voir ! Il aurait voulu s’appuyer toutes les chauffeuses de pieu qui radinent sur le Sébasto. Seulement voilà, il ne mettait pas souvent dans le mille.

Et puis Jouy, le bien nommé, Pouget, l’anar communard, ainsi que des figures telles que la Môme Pipi, Nini la Gigue, Bouche d’égoût, Rosa la Rose, sans compter les éplucheuses, la Mère Casse-Trogne, Jojo la Carcasse, Rodolphe Salis, le Père Peinard et les gravosses de Toulouse-Lautrec.

Cette époque, c’est la Belle Époque. Inutile de couper les poils du cul en quatre, on se laisse glisser dans l’égrillard. Ne chante-t-on pas « La Putain consciencieuse » (chanson anonyme) dans les cabarets fréquentés par les bourgeois ?

Pour quatorze sous, la main dans la poche
Même sous l’œil du flic qui m’regarde en d’ssous,
J’astique le dard du type qui m’raccroche
La main dans la poche, pour quatorze sous
Pour un demi-louis, sans que j’m’ébouriffe,
On peut — y en a tant qui ont gâché les prix —
S’faire, dans toutes les langues, tutoyer l’pontife
Sans que j’m’ébouriffe, pour un demi-louis
Pour un louis entier, si rare est la chose,
Je sucerai un homme de la tête aux pieds,
Et je lui ferais vingt fois feuille de rose,
Si rare est la chose, pour un louis entier.

De la poésie, certes, de la rime, mais du sexe à tout crin. C’est le grand défouloir. On s’amuse. « Pas question d’y aller par quatre putains », rigolent quelques gros malins. La mode touche toutes les couches sociales. Richepin, encore lui, ancien de Normale Sup et de l’armée de Bourbaki (un général qui vainquit les Prussiens à Villersexel en 1871), beau comme un dieu, signe Le Café-concert des gougnottes. Extrait :

Mince ! L’Eldorado, c’est rien vieux !
Moi, l’établissement qui m’botte
C’est l’caf-conce des gougnottes !
Ah ! comme on rigole, nom de Gieu !
Au caf-conce des gougnottes

Sont-ils assez cons tous ces pantes !
I’trouvent que l’art est emmerdante.
Moi j’l’aime, j’en suis fier, et j’m’en vante.
J’l’aime comme un cul aime son étron.

Tout cela se chante sur la scène du Chat noir. On se tient les côtes. C’est graveleux. Lorsque Richepin écrit La Chanson des gueux, on le surnomme le Villon de la natchiche. Un peu french-concon sur les bords, le bellâtre signe des poèmes intitulés Au pays du largonji. Mais comme dira Céline, il lui manque l’émotion. C’est entendu, on se fend le moutardier, on se colle au pucier, on bouffe de la mousse, mais pour l’illusion divine, le grand tremblement nervalien, balpeau. Il faut le savoir, tous les taquins de la muse ont donné dans la mystique du mille-feuille. Rimbaud a joué des agobilles, Verlaine a titillé le barbu, Apollinaire a dénombré onze mille verges. Richepin, lui, se limite à la turlupinade. En dépit de ses calots de mec au gratin et de sa manière métaphysique de se camoufler en pélican (se déguiser en paysan), il attige (il exagère). Bref, une chouille (un peu) de tirebouchon, de bol, de pipe, de poire, pourquoi pas. Mais pour le transcendantal, on biffe.

La vie suit son cours, même avec nib dans le cabas, il y a le persil pour nourrir sa dabuche, ils y vont tous, c’est la mode, la chanson du paveton, rien à voir avec les gargouillis d’aujourd’hui, rap des villes, rap des champs, pas de ça ma gigolette, on reprend les refrains, vieux fiasses, en avant argotiers ! Eh oui culs bleus, c’est la romance, la guinche et la claque ! De 1875 à 1914, le naturalisme est servi nature. On croise Zola, Barbey d’Aurevilly, Courteline, Coppée. Les gonzes qui se délectent dans le puant, l’ignoble, le sordide, en prennent plein les mirettes. Les chtars tombent dru. Le théâtre bat son plein, les bouquins également. On parle de Méténier et de son En famille, qui n’a rien à voir, on s’en doute, avec le larmoyant Hector Malot. Il publie même des Études d’argot. Côté planches, on recense la Mère Paradis, du raisiné, des cognes, de la viande, des poteaux, des balances. Quelques lardus jouent de la plume sergent-major. Ne sont-ils pas aux premières loges de la voyouterie ? Rossignol, surnommé Cuicui, signe la chanson du marlou :

Enfin te v’là, petite salope !
Tu m’fais poireauter d’puis minuit !
Rouspète pas, va, sinon t’écopes…
Tu viens vadrouiller, sale outil !

Il est à noter que beaucoup de chansons tournent autour de la misère, du hareng de salade, des fleurs de trottoir. C’est le sujet de prédilection. On a même les « Plaintes d’un souteneur ». Un mac se lamente, parce qu’on lui a secoué sa garce, le pauvre. Moralité, il est bon pour le clou.

Loin des pleurnicheries, Jehan Rictus poétise. Il chante les monte-en-l’air, « voui, tas de truffes, t’entends coquine, emmanché, fiotte, hé, apprenti ! Hé, gâte-métier ! Dans le genre pégriot qui attend sa casserole, bon Dieu ! y a du trèpe en bas. » Dans Les Soliloques du pauvre, c’est presque du Baudelaire :

Vous savez bien, la Grande en Noir,
Qui tranch’ les tronch’s par ribambelles
Et, dans les tas les plus rebelles,
Envoye son tranchoir en coup d’aile
Pour fair’ du Silence et du Soir.

Émile Pouget enquille le chant de révolte, 1er mai et églises de tolérance, avec moult engueulades, amendes, sainte chierie de contrecoups, « oh, nom de Dieu, les maudits gardes-chiourmes ! C’est la mélodie et le tumulte, l’éclat et la taule. »

Rémy Broustaille, amateur de boustifaille, se fait une jolie place au festin des chansonniers. Sa « petite sœur a mal tourné » et c’est au guinche qu’il se fait les crocs :

E’m’dit : « J’suis chipée par ton gniasse,
Mon petit bichon
Mais faudra pas avoir la chiasse
D’un coup d’torchon… »

Dans Les Poésies de Bec de Gaz (1890), il éclaire notre lanterne :

Dans l’métier c’qu’on est malheureux
Comm’ goss si j’avais une pisseuse
Parol’ j’en f’rais un’ religieuse.

On prise également les lieux (d’aisance) tels le Sébasto, Saint-Lazare, la rue de Provence. Mais ce qui revient en priorité, c’est l’artiche, le prose, le vase. Bref, la fesse, comme dans « La Putain consciencieuse » ou « La Pierreuse » :

Je taille une plume pour un écu,
Il faut savoir jouer du cul,
Avec des marlous d’bas étage,
Je fais des noces à tout casser,
Et c’qui m’épate, c’est qu’à mon âge,
Je puisse encore les faire bander.

Dans des styles divers, il y aura aussi Moréas, Mérall, Gasta, Mac-Nab. On s’épuise en sentiments, en métaphores du pavé. Tous ces chansonniers crèvent la dalle. Drame, réalisme, julot casse-croûte, prostituée au grand cœur : c’est mitraille courante. Macbeth, Roméo, Juliette, Carmen, Don José et Escamillo sont de bonnes sources d’inspiration. Figue ou mandarine, c’est le même ressort. Et ce sens exacerbé du faubourg et de la pommade (misère), entre purée et bagouse, il faut bien en convenir, ça sourd du beau, du grand, de l’incomparable Aristide Bruant.

D’abord, l’allure. Le rouge et le noir, style Stendhal. Un célèbre tableau de Toulouse-Lautrec. On suppute la goualante, les gueulantes. Et puis, la tenue. Grand sombrero noir, cape assortie, froc pareil, écharpe rouge, gilet à revers, bottes montantes, liquette amarante, canne énorme. Une tête de chouan. Cadoudal à Montmartre. Bruant est le pape de la chanson réaliste. Un piaf à l’envergure de condor. Édith, justement, s’inspirera de lui. Il est l’homme du texte, le Céline de la chanson, le Huysmans de la langue verte. Et aussi l’inventeur de la chanson contestataire :

Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira
Nous tisserons le linceul du vieux monde
Car on entend déjà la révolte qui gronde…

Aristide Louis Armand Bruant est issu d’une famille bourgeoise qui avait du foin dans les bottes. Le petit Aristide apprend le latin au lycée impérial de Sens, collectionne les premiers prix, séduit les curés, écrit des vers et compose des chansons. Puis, patatras ! c’est le revers de fortune. L’énorme coup de bambou. Déménagement. Direction la capitale. Pour oublier son malheur, le père d’Aristide se graisse un peu trop le toboggan. Quand il n’a pas un coup derrière les carreaux, il morigène son gniard. Un jour, il le conduit chez un avoué. Au taf, rigolboche ! Voilà Aristide saute-ruisseau. C’est presque Mort à crédit. Aristide bosse chez un bijoutier, d’abord apprenti, ensuite ouvrier. Il a quinze ans. Cette fois, c’est sûr, sa famille est dans la dèche. Le père n’est-il pas traqué par les huissiers ? Si l’on boude le mastic (ne pas manger à sa faim), c’est par la force des choses. La meilleure preuve, c’est qu’on morgane au lance-pierres. Pour la peine, Aristide, en suivant ses parents, fréquente les restaus pour démunis, les rades de pue-la-sueur, de miséreux, de révoltés, de filles faciles, de mauvais garçons. Et là, c’est le déclic. Son jargon est tout trouvé. Le petit latiniste qui avait été premier prix de latin et de grec sera un cador de l’argot.

En premier lieu engagé comme franc-tireur dans la compagnie des « gars de Courtenay » en 1870, Aristide est démobilisé et travaille pendant quatre ans à la Compagnie des chemins de fer du Nord. Cela lui laisse le temps d’observer les cheminots, d’apprendre leur langage, de perfectionner son argot, de faire connaissance avec l’œuvre de Villon et ses coquillards. Attendu qu’il écrit des chansons, un copain l’encourage à se produire dans des guinguettes. Tu devrais t’y coller, Aristide. Mais Aristide hésite. J’ai de la couleur ? Du bagout ? Qu’à cela ne tienne ! Il débute au Robinson un vendredi, cela ne s’invente pas. C’est ensuite Nogent, puis Melun, dans la biffe. Il écrit : « V’la l’cent-treizième qui passe. » Une marche qui devient la marche du régiment, puis d’autres régiments de France. Bref, il se fait un nom. Et même un surnom. Tellement, qu’il passe dans les plus grands cafés-concerts : la Scala et l’Horloge. « En 1883, Jules Jouy l’emmène chez Rodolphe Salis, alors la locomotive de Montmartre, propriétaire du Chat noir », nous explique Jacques Cellard dans l’Anthologie de la littérature argotique[16]. Tout va très vite. Bruant lance le cabaret avec une chanson emblématique :

Je cherche fortune
Autour du Chat noir
Au clair de la lune,
À Montmartre le soir…

Il invente ensuite les chants de barrière : « À Batignolles », « À la Bastille », « À Montparnasse », « À Grenelle »… Exemple :

En vieillissant a gobait l’vin
Et quand j’la croyais au turbin
L’soir, a s’enfilait d’la vinasse
À Montparnasse.

Et ainsi de suite. Succès foudroyant. En plus, histoire d’aromatiser le ragoût, Bruant engueule les spectateurs. Un truc qui plaît. Les masochistes en prennent pour leur grade. Extrait :

Le Guignol est terminé !… Un nouveau Bruant est né !… Et ce Bruant-là va dire deux mots à la foule des fils à papa, des fainéants, des incapables !… Il leur criera la haine menaçante des pauvres et des révoltés… Ainsi que la douleur blottie dans les bas-fonds…

Les spectateurs trépignent. Ils s’accrochent au lustre. Quand ils aperçoivent Bruant pour la première fois, ils lancent : « Oh c’te gueule, c’te binette ! » Et lui de rétorquer du tac au tac : « Tas de cochons ! Gueules de miteux ! Tâchez de brailler en mesure, sinon fermez vos gueules ! » On se déplace d’Auteuil et de Passy pour se faire assaisonner en argot. Les bourgeoises s’entendent dire : « Va donc, eh, pimbêche ! T’es venue de Grenelle en carrosse pour te faire traiter de charogne ? Te voilà servie, vieille vache !… »

« Les victimes godent un max », confie Bruant à ses amis. Il rigole. Du velours. Pour la peine, le Chat noir devient le Mirliton, propriété de Bruant. Ses relations de chansonnier à la mode se nomment Lucien Guitry (le père de Sacha), Toulouse-Lautrec, François Coppée. Entre « Toto Laripette », « Filoche » et « Méloche », on se calfate la satisfaction avec « Bavarde » :

Ma mistonne est eun’ chouette ménesse,
Alle est gironde et bath au pieu,
C’est c’qu’on appelle eun’ riche gonzesse ;
Aussi j’l’aime ben !… mais, nom de Dieu !
Y a pas moyen qu’elle taise sa gueule :
A caus’ mêm’ quand all’est toute seule
Et v’là pourquoi qu’à m’fait tarter…

En 1895, Bruant est moussu. On veut dire par là qu’il a la baguenaude ronflante. Oui, beaucoup d’argent. Le prolo, l’anar, le ronchon, bref, le grand chansonnier de la débine s’achète une propriété à Courtenay. Un château moyenâgeux ! On a l’impression que Tournebroche tourne Téméraire. Chasse, chiens, serviteurs, gueuletons. Le mistigri est Carabas. Montmartre, pour lui, c’est de l’histoire ancienne. Et même un mauvais souvenir. « Un cloaque », confie-t-il à des proches. L’ingratitude ne l’étouffe pas. Il publie alors un livre, Sur la route (même titre que Kerouac), suite de Dans la rue. Bof. Pas de quoi grignoter les moulures. Il s’explique :

Pendant huit berges, j’ai passé mes nuits dans les bocks et la fumée. J’ai hurlé mes chansons devant un tas d’idiots qui n’y comprenaient goutte et qui venaient, par désœuvrement et par snobisme, se faire insulter au Mirliton… Je les ai traités comme on ne traite pas les voyous des rues… Ils m’ont enrichi, je les méprise : nous sommes quittes !

Pas très sympa, l’Aristide. Ses vertiges de Crésus lui engluent la penseuse. Plus tard, il tâte de la politique, tergiverse, se plante, puis rédige un Dictionnaire d’argot avec un dénommé Drouin de Bercy, lequel s’acquitte de la majeure partie du labeur. Une somme. Encore aujourd’hui, dans ce sens-là (français-argot), c’est le plus gros travail accompli. Apparaissent des expressions comme : à dache, chez Plumeau, mes burnes, peau de balle, tu peux te gratter, des tomates, tu t’en fais péter la sous-ventrière, etc.

Tout cela deviendrait fastidieux si l’argot n’était pas avant tout un contexte. Argot pour argot, on se lasse. Comme Marguerite avec la vache, on meugle. Dès que c’est systématique et sans musique, cela se transforme en procédé. Ne faut-il pas décaler, poétiser, néologiser ? Disons plutôt :

Viens par là ma championne que je te raconte Bruant, la mort de son fils en 14, ses retours éclair sur scène, viens ma cocotte, ma soupeuse, ma tendresse, viens au marbre que je t’éclaire, loto et lorette, rien que de la cascade, et la mort d’Aristide en 1925, enterré dans l’Yonne, lui le lion, à Subligny, presque sublime ma Vénus, ma p’tite dame, une absinthe à la santé de Bruant, pourquoi pas un lait de panthère…

Les Pieds Nickelés

Salut, les aminches ! Voilà les trois vilains d’abord baptisés les Pieds Sales, puis les Pieds Nickelés, créés en 1908 dans un hebdo pour la jeunesse, L’Épatant, par le non moins épatant Louis Forton (1879–1934), dandy en costard de tweed, par ailleurs auteur de Tom Hatt, de Séraphin Laricot, de Fricotard, de Casimir Baluchon et de l’inoxydable Bibi Fricotin. Pourquoi les Pieds Nickelés, et pourquoi ces anars s’exprimaient-ils en argot des barrières ?

Francis Lacassin, le spécialiste de la BD, proposait une réponse : « Les Pieds Nickelés, constituant le négatif d’une époque qu’on a dit belle, libèrent et fixent sans danger l’instinct de révolte de leurs trop sages lecteurs contre un certain conformisme de la pensée et les structures bourgeoises de la société qui en sont le produit. Mais peut-être, l’affection du public pour les Pieds Nickelés ne fait-elle que revêtir pudiquement l’hommage que souvent la vertu rend au vice… »

D’un certain point de vue, Croquignol, Ribouldingue et Filochard sont les héros prolétariens du romantisme ouvrier et libertaire. Égrillards, moches, noceurs, malins, sagouins, voleurs, cogneurs, ils font du mauvais esprit (cette qualité spécifiquement française), boivent du gros rouge qui tache, éjectent des vents, se tapent sur le ventre, rient d’un rire perpétuellement gras. Ils sont bien français. Avec abjection et ostentation. Extrait : « Bientôt les Pieds Nickelés se trouvaient attablés devant un menu à faire loucher Sardanapale. Bath ! v’là au moins un geul’ton chocknozoff ! jubilait Riboulbingue. »

À l’âge de douze ans, lorsque je tombais sur le journal des Pieds Nickelés, vendu dans les bazars, dont les dessins étaient signés Pellos, je ne trouvais aucune éducation à ces êtres tout droit sortis d’un traité de tératologie, aucun idéal. Ils se vautraient dans toutes les ornières, ils ne respectaient rien. Admirateur de Ravachol, Proudhon et Bakounine, j’attribuais, il faut en convenir, beaucoup de dandysme à l’anarchie et à la pensée libertaire. Bref, ces Pieds Nickelés me débectaient. Leur vulgarité me hérissait. Il a fallu que le temps passe, que beaucoup d’eau de langue verte coule sous les ponts, que quelques bulles éclatent à la surface du rivage de l’enfance, puis de l’adolescence, pour que je revienne aux Pieds Nickelés (« Salut, les aminches ! »), je veux dire les vrais, les préhistoriques, ceux de Forton.

À l’instar d’Alphonse Boudard, je me suis senti de plain-pied-nickelé, si j’ose dire, avec ces trois couillons en train de faire des misères aux boches en 14–18, au Kronprinz et à Guillaume-tête-de-con. Je sais à présent que ces abrutis font partie du folklore au même titre que le pot-au-feu, d’Artagnan, le beaujolais, la Madelon, le sapeur Camember, Fanfan la Tulipe et le père Ubu.

Rappelez-vous, dans les années 1900, ils vivaient à la petite semaine, de bric, de broc, d’expédients, de rapines, comme beaucoup de Français à cette époque. Il faut rappeler qu’on est à la veille de la première grande déflagration mondiale. Après 14–18, tout sera différent. Pour l’heure, il y a la misère, les bagnes, la guillotine. Et puis la bourgeoisie. Elle n’est pas aimée, celle-là. Pour les Pieds Nickelés, c’est l’ennemie. Elle défend le travail, quitte à exploiter les pauvres. Or les trois copains sont des cousins d’Alexandre le Bienheureux. « Irréductibles cossards, les Pieds Nickelés sont rebelles à tout travail de bon aloi », écrit Jacques Cellard. Avoir les pieds nickelés ne veut-il pas dire qu’on est paralysé, donc paresseux ?

La manière dont s’expriment les Pieds Nickelés préfigure les belles langues châtiées, inventives et ludiques de Simonin, d’Audiard, de San-Antonio. Ils parlent un français populaire et argotique de grande classe. Au reste, dans Les Pieds Nickelés arrivent, Forton annonce la couleur dès le début :

Sorti le matin même de Fresnes où il avait été prendre un repos bien mérité, Croquignol arpentait le pavé d’un air triste.

— C’est pas l’tout, se dit-il, fini d’être logé, nourri, éclairé et blanchi aux frais du gouvernement, va falloir s’mettre au turbin, c’est malheureux ! Je commençais à m’y faire, à ma p’tite vie de rentier.

Or le turbin auquel Croquignol faisait allusion consistait en filouteries, vols, cambriolages et autres expéditions de ce genre, dont il avait fait sa profession très peu recommandable. À errer ainsi à l’aventure, Croquignol prit soif.

— Tiens, se dit-il, v’là un bistrot, j’vas un peu m’rincer la dalle.

Quel ne fut pas son étonnement en y rencontrant deux anciens compagnons, Filochard et Ribouldingue, deux zigues à la coule, qui furent non moins surpris en voyant Croquignol.

— Ah ! mais c’est lui ! mais oui, c’vieux frangin d’Croquignol !

Bref, on vida de nombreux litres, et on causa affaires. Croquignol proposa à ses deux vieux copains de s’associer avec lui, ce qui fut conclu séance tenante. Les trois amis trinquèrent à la prospérité de la nouvelle association et, de joie, en pincèrent un rigodon des plus réussis. La bande des Pieds Nickelés était fondée. À l’unanimité, ils décidèrent de ne pas la faire publier dans les Petites Affiches, par simple modestie, n’en doutez pas.

On le constate, c’est du light, comme disent nos Lacretelle du franglais. Des mots tels que badigoinces, bourre, braise, chocknozoff (formidable), croquignol (beau), épicemar, falzard, filochard (de filocher, s’enfuir), galtouse, guinche, jaspiner, lancequiner, en loucedé, mufflée, Pantruche (Paris), purée (misère), ribouldingue (fête), rosbif (anglais), schlinguer, singe (patron), thune, trombine, veuve (guillotine), zef, zyeuter illustrent les albums. Les Pieds Nickelés sont les petits-enfants des coquillards de Villon, des traîne-lattes de Vidocq, qui, comme il est dit dans le François Villon de Marcel Schwob :

Noz lances s’y sont defferrées
Noz espées n’ont point de pointe ;
Nous pillerons les gens par tout
C’est grand pitié
Aux gens d’armes perdre soudées.

Les Pieds Nickelés fréquentent les rades les plus mal famés. À l’époque de M. Fallière, haut-de-forme et barbe en bataille, comme dans Max Linder, pendant que les bande-à-l’aise s’arsouillent chez Maxim’s, les abonnés à la panade suent sang et eau pour gagner deux ronds six sous. Les vacances n’existent que pour les richards, les prolingues se tapent la journée de douze heures. En trois jours, on fait la semaine de Mme Aubry ! Et quiconque ramène sa fraise se retrouve au gnouf. C’est ça les Pieds Nickelés. Une tentative de rigolade dans un monde qui ne rigole pas. Vivre sans en faire une rame. Comme Adam et Ève dans le jardin d’Éden.

Les Pieds Nickelés, en véritables poètes du ruisseau, préfèrent risquer d’être enchtibés (mis en prison) plutôt que de suivre le sort commun. Toujours à l’affût du pante, du cave, du gogo, ils chouravent. Puis, tout naturellement, ils s’escamotent. De vrais courants d’air. Quand ils retapissent des ouvriers, pareil. Et encore plus les bourres (les policiers). Comme disait Villon : « Il n’est trésor que de vivre à son aise. »

On l’a compris, les Pieds Nickelés sont des anars instinctifs. Tour à tour casseurs, rats d’hôtel, esbroufeurs, braqueurs, perceurs de coffres, faux argousins, faux Anglais, faux aristos, faux Chleus, faux Chmoutz (juifs), faux boxeurs, faux soldats, faux maharadjahs, ils embobinent, ils entubent, ils roulent dans la farine.

— On va s’payer une chopine de bon sang en r’luquant la sale trombine qu’ils tireront ! dit Ribouldingue.

— Nous, on turbine en plein jour, grinches de première bourre, au blair et à la barbe de la police ! se vante Croquignol.

Et Filochard de mettre les points sur les i :

— Nous, les aminches, on jaspine sans chichis avec les gniasses concernant les boulots rupins, mais la combine, la véridique, c’est là où y a bezef de pèze à gratter !

Ces argoteurs n’ignorent rien des turbins, rapines, combines, tricheries, à infliger à autrui. Ce sont de mauvais exemples. Toutes les ruses, tous les déguisements y passent. On songe forcément à Carco, Simonin, Le Breton. Ils vont aux quatre coins du monde. On les découvre rois d’une tribu nègre, amiraux dans la loge royale de Covent Garden, bédouins à l’ombre des Pyramides, voleurs de diligences, chasseurs de lions, cosaques chez les popofs, lanciers du Bengale comme Gary Cooper, Franchot Tone et Richard Cromwell, piqueurs de diams chez les rosbifs, escrocs patentés à la cour de François-Joseph d’Autriche, conseillers auprès de Guillaume II. Tous au trou ! Là, naturlich, ça plaît. Trois types qui font la nique aux fridolins honnis, c’est douceur. Succès garanti. Leur grossièreté ? Balpeau ! On commente quand même : « Ces Pieds Nickelés usent d’un langage ordurier, ma chère, mais qu’est-ce qu’ils passent aux haricots verts (Allemands) ! » C’te pinte, bon diou ! Teufel ! On se tirebouchonne, on se gondole, on se fend le bol, on se cintre, on se boyaute, on se poile !

Lorsqu’ils ont fait intrusion dans le cinéma, cela n’a pas été un succès. Le metteur en scène Aboulker adapta les aventures des célèbres héros de Forton dans Les Aventures des Pieds Nickelés, puis dans Le Trésor des Pieds Nickelés. Aujourd’hui, quand on regarde ça, on est obligé de se forcer pour esquisser un sourire. En 1947, après l’Occupation, l’épuration et les problèmes de marché noir, le film connut un grand succès. Rellys jouait Croquignol, Maurice Baquet était Ribouldingue et Robert Dhéry, l’homme des Branquignols, Filochard. Dans le genre « chatouille-moi où ça me démange », ça valait son pesant de cacatoès. Le style kolossal de Papa Schultz. Le deuxième opus (avec Paredes à la place de Dhéry) sert la même limonade. Ça pétille mais c’est trop sucré. L’inspecteur Sherlock Coco est gros comme un panier à salade, le propos aussi mince qu’un fil à couper le beurre.

Quant au troisième film (1964), mis en scène par Jean-Claude Chambon, avec Charles Denner en Filochard, Michel Galabru en Ribouldingue et Jean Rochefort en Croquignol, c’était sympa, physiquement ressemblant, surtout Rochefort, mais ça sentait la dèche. Un manque évident de moyens, comme on dit dans les dicos de cinéma. Dommage, car la distribution brillante à laquelle il fallait ajouter l’inimitable Carette et le merveilleux Francis Blanche était digne d’un grand classique. Avec un Audiard aux dialogues, même avec des personnages aussi typés, ç’aurait pu approcher la veine des Barbouzes ou de Ne nous fâchons pas.

Pour la petite histoire, il faut savoir que les Pieds Nickelés ont également inspiré plusieurs chansons, une opérette de Bruno Coquatrix (oui, l’ancien patron de l’Olympia), ainsi que l’enseigne d’un café du Père Lachaise.

Tout le monde l’admettait, en compagnie des Pieds Nickelés, l’argot était devenu la langue de tout le monde, ce qui est peut-être la véritable définition de l’argot. On se gobergeait à la musique, on se régalait à la crapulerie. Alphonse Boudard a parlé des « copains de notre enfance ». Dans le monde des mangas, des jeux où l’on tue tout le monde sur Internet, les Pieds Nickelés ont-ils encore leur place ? Tout cela semble suranné, vieillot, ringard, anachronique, au même titre que Bécassine, Tartarin, le Renard de la fable, Rocambole et le petit Chaperon rouge. Internet bouffe tout. Que restera-t-il alors ?

Avant Céline

Petit cousin des Pieds Nickelés, car il y a quelque chose d’irrésistiblement BD dans l’œuvre du cocardier et antimilitariste Céline, nous voilà au cœur même de ténèbres scintillantes, entre Barbusse et Dorgelès, avec un petit clin d’œil à Carco, Marc Stéphane, Marmouset et Galtier-Boissière. Il y a bien sûr la guerre de 14, la langue des tranchées, le choc titanesque, les millions de morts, la boucherie à grande échelle, l’infernal traumatisme, et puis la gouaille de tous ces auteurs nés entre 1873 et 1891, un peu avant Destouches, né lui en 1894, comme chacun sait. La liste est plutôt copieuse. Procédons donc par ordre chronologique.

Barbusse, sacré coco, marxiste pur et dur dès 1920, engagé volontaire et combattant de première ligne à quarante-cinq ans, fut couronné par le Goncourt en 1916. Son livre s’intitulait Le Feu, journal d’une escouade. Inutile de dire que Destouches, engagé volontaire lui aussi en 1912 au 12e cuirassier, avant de se mettre à l’ouvrage (Voyage au bout de la nuit date de 1932), et après douze métiers, treize misères, avait dû lire avec une sagace attention ce que lui-même avait enduré sur le front. Il faut bien le reconnaître, hormis le témoignage saisissant, réaliste, mais répétitif, que représente Le Feu, on finit par se coquer le poivre (s’ennuyer). C’est longuet, farci de pathos, blindé de bons sentiments, persillé d’une graisse à canon parfois à la limite de l’indigeste. Barbusse, poète sensible et pacifiste qui créa le groupe Clarté avec Romain Rolland, exalté par la Révolution russe, séjourna en URSS à plusieurs reprises. En 1935, il finit par crever son pneu (mourir) à Moscou, ce qui était le rêve de tous les petits pépères du peuple. Auparavant, il avait pondu une sorte d’ode à Staline, sans avoir vécu le pacte germano-soviétique. Enbolchevisé jusqu’au trognon, ce qui contribua à parler de « trognon soviétique », il fut enterré au Père-Lachaise, non loin du mur des fédérés, où reposent Marcel Cachin, Maurice Thorez, Jacques Duclos et Beaumarchais, qui n’a rien à voir avec Georges.

Dans Le Feu, on dévide évidemment de l’argot, du solide, aussi bien à la riflette que pendant le quotidien du poilu :

Tous ces poilus-là, ça n’emporte pas son couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur faut ses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquère de l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume, et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leurs boîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec.

Et quand la soupe tarde, obligado, ça renaude dans la troupe :

— V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas ?

On incrimine les gars de l’ordinaire :

— Ah ! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée ! Ah ! Si j’étais le maître, ce que je les ferais venir à la place de nous !

On attaque également les tire-au-flanc :

— J’t’en foutrai, moi ! Attends voir comme j’les f’rais décaniller au pajot, si seulement j’étais là. J’te les réveillerais à coups d’tartine sur la tétère !

On décrit l’insolite des situations :

Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’l’ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’ s’f’sait mijoter la tambouille ? Avec un violon qu’il avait trouvé dans la maison.

Dans la description, on a le sentiment que ça célinise. Il n’est pas inopportun de préciser que Barbusse a joué du point de suspension lui aussi, influençant Céline qui, dans sa manie obsessionnelle du mensonge, de l’infiniment apocalyptique, a raconté que ça lui venait de sa mère (la bancalo qui ne boitait pas plus qu’une autre !). Une histoire de broderie, point de croix, point d’Alençon, un point à l’envers, un point à l’endroit.

Ce nonobstant (pour employer le style pandore), on ne rayonne pas absolument de la terrine en lisant Barbusse. Il y en a trop : « Tout ça, c’est du bourre-mou. J’sais pas calculer et m’fous des boniments que tu m’balances. » Manque sans doute cette émotion qui caracole entre cornemuse, palpitant et illusion. Bref, l’étincelle. La lumière, ce truc si célinien, hors des fadaises et des sentiers rebattus. Ainsi que l’expliquait Boris Vian à propos de Céline, et qu’on pourrait appliquer ici à Barbusse : « Dire merde une fois toutes les cinquante pages, c’est très costaud. Toutes les pages, c’est emmerdant. »

Pour Dorgelès, l’argot est une épice. Disons que c’est fait pour prononcer le goût ou le dégoût. Seuls certains titis, par opposition à des appelés de la haute, s’expriment de cette façon. Dans Les Croix de bois, qui décrivaient le supplice quotidien des poilus dans les tranchées de 1916, avec pour héros un étudiant, un ouvrier, un artisan, bref, toutes les couches sociales les plus touchées par le carnage titanesque organisé par les généralissimes et des chefs de gouvernement aussi cacochymes que déliquescents, Vieuxblé parlait comme un griveton, mais aussi comme un apache des barrières. C’était l’épice Dorgelès. Extrait :

— Tais-toi, réplique Vieuxblé sans se fâcher. T’as jamais eu l’honneur d’y traîner tes grolles, à Paname, bouseux. Je la connais, ta capitale : y a que des cochons sur le boulevard.

— Quoi qu’il dit, ce feignant-là !

— Il dit que t’as jamais débarqué à Paris, plein vase, avec ton biau costume des dimanches et le canard dans le panier. D’abord, t’aurais pas pu, avec la machine à refouler les croquants. Tu la connais seulement, c’te machine ? C’est juste en face de la gare : quand un péquenot débarque, vlan ! y a un grand coup de piston, et le mec est refoutu dans son train. Ça t’en bouche un coin, Saturnin !

Il y avait du langage populaire, de l’argot et, naturellement, la langue des tranchées. À la sortie des Croix de bois, ce fut le choc, même si l’ordinaire éludait parfois l’horreur :

Ça serait pas le coup de se faire poirer, dit Sulphart l’air méfiant. Être pris à baguenauder pendant que les autres se font les pieds, ça chie…

Et, plus loin, l’ordinaire, l’instinct de survie, la vie tout court :

Vairon, sans se faire prier, puise dans le chaudron avec son quart, et en sort une sorte de pâte épaisse et violâtre dont la seule vue lève le cœur. Il goûte lentement, à petites gorgées de gourmet.

— C’est fameux, fait-il. Sans charre, c’est pépère ; seulement — et il semble chercher un moment — on dirait tout de même qu’il manque…

Mieux que Dorgelès, écrivain exotique qui termina sa pittoresque carrière comme président de l’académie Goncourt, François Carcopino, alias Francis Carco, dandy rupin et encanaillé, auteur du très emblématique Jésus la Caille (1914), est le bourgeois argotier par excellence, fasciné, littéralement envoûté, hypnotisé par la langue verte. En résumé, une sorte de Corsico qui se continentalise au contact de Bambou la Tapette et de Mina la Pute. Cette dernière, d’après la description, possède une carrosserie hors du commun : « Une taille de ronce, deux châsses (yeux) charbonneux dans une belle bouille, une jolie petite gargue (bouche), des doulos (cheveux) châtains en pagaye sur le front, et ces deux roploplos ravissants qu’il s’mit à caresser de sa large pogne. »

Il aime tellement l’argot, Carco, qu’il a la fâcheuse habitude de charger la mule jusqu’à épuisement. Entre forts et fortiches des Halles, il exagère le trait, le vocabulaire, la sémantique, charibote (exagère) jusqu’à amalgamer morphologie et phonologie, panache et panaché, graphème et phonème. Lui aussi s’imbibe à la suspension, ajoutant l’exemple à l’explication dans Le Roman de François Villon (1926), puis dans Traduit de l’argot, en 1931. « J’aime personne et c’est de ça surtout que le noir (le cafard) me vient », confessait-il sur le ton de la dérision. Il craignait que le destin lui fît des paillons, autrement dit des infidélités. Si cela ne fut pas le cas, car la vie de Carco fut comblée et pleine de succès, il n’en reste pas moins que ses livres sont plaisants, rigolos, bien documentés, parfois poivrés, rebondissants, boostés au ressort de caleçon. Mais jamais émouvants. Lorsque Carco dépeint le milieu, marqué par Utrillo, le Montmartrois qui avait la colonne en fusion (qui avait soif d’alcool), il se montre intrépidement direct, saignant, aigre-doux, comme dans ses chansons. Parigot chic, lui le natif de Nouméa, il signera même le scénario de Paris-béguin, un nanar gratiné sur le music-hall, avec apaches et saucisses, Fernandel et Gabin, coups de latte et pouské (pistolet en gitan).

En attendant, voilà comment on s’exprimait dans l’inoxydable Jésus la Caille  :

Mais va savoir d’où c’est qu’ça vient quand on est pris. Pourtant, ils n’ont poissé qu’Bambou, tu vois, rapport qu’il entôlait l’frère. Moi, je me suis barrée dans l’couloir, continua la fille, et Ménard a boni :

— La Mina, mets-les vivement et retiens ta menteuse !

— Ah, les vaches !

— Méfie-toi, la Caille ; les mecs font le jeu des bourres.

— Mais les bourres font le jeu des mecs, riposta Mina.

Elle ajouta, faisant allusion à certaines histoires qu’elle paraissait ne pas ignorer :

— Je sais ce que tu sais. Les plus marles sont souvent de la Grande Taule.

— La ferme, Mina !

Avec Marmouset, auteur de Au lion tranquille, ce qui n’a rien à voir avec les antiques muscadins ou pathétiques snobs du Café de la Paix, nous sommes plus dans le langage populaire que dans l’argot à proprement parlé. Dans Mal loti, déjà, où ça fleurait le Dickens, Marmouset décrivait ainsi une bonne mère de famille : « Elle était tranquille chez elle avec son ménage et ses moutards, et comme elle était heureuse, elle n’aspirait point à autre chose. » Avec Au lion tranquille, ça rugit un peu plus. On navigue entre Bastille et Ménilmontant. L’histoire de ces copains qui se retrouvent après la Grande Guerre, a quelque chose de piquant, d’universellement fraternel. Cela fait penser à des répliques cinématographiques. Exemple : « Y en a des plus marles que técole (toi) qui m’ont cuisiné depuis quinze jours et je leur ai dit que dalle. » Ou encore : « T’as vu, c’te bougie (tête) qu’il faisait l’mec ? dit en rigolant le même Marmouset. » Et enfin :

— Ah ! lui, je l’ai revu. Il lui est arrivé une drôle de combine. Il s’était marié et avait eu un môme. Un beau jour, sa femme les a laissés choir tous les deux. C’est pas ça qui l’embarrassait ; il ne s’est pas frappé ! il a foutu le moujingue à l’Assistance puis il est parti en province. Je crois qu’il est à Marseille avec une Italienne ou une Espagnole… J’sais pas, quoi… Et toi, mon petit Marmouset, as-tu seulement revu ta Marinette… tu te rappelles ?

— Mais oui, dit Marmouset, je l’ai rencontrée une fois. On s’est causé, naturellement… depuis le temps ! Elle m’a dit qu’elle était sérieuse et mariée avec un flic.

— C’était forcé qu’elle tourne mal, murmura Jacquot avec un sourire.

Au moyen d’un argot essentiellement parisien (mais y en a-t-il un autre ?), Marc Stéphane, auteur de Sirènes de cambrouse, Margots des bois, puis Ceux du trimard en 1928, donne la parole à ces gars qui, de village en village, vont offrir leurs services pour des besognes pas toujours reluisantes. Il s’agit essentiellement du travail de la terre. Et souvent de ce qu’il y a de plus ardu. Marc Stéphane s’inscrit ainsi dans le sillage du fier Marmouset, porte-parole de la scoumoune et des déshérités, ce qui ne l’empêchait pas de décrire de charmantes jeunes filles en ces termes :

Oui, j’avais bien vu : une vraie figure de fille, mais ingrate, chafouine, pointue, les yeux en trou de pine, bref, plutôt déplaisante et pas sympathique pour deux sous.

Pour le travail, certains mots fleurent la désuétude :

Et Batiss’ juché comme un milord sur le chargement de maïs fourrage qu’allait faire un fameux matelas pour piquer un somme durant le carroi, vu qu’on était en pleine canicule et que bourguignon tapait comme un sourd.

Eh oui, le bourguignon n’est pas ce rude campagnard couperosé et replet qui se plaint de la météo, qui boit comme un évier et répand des pesticides dans le sol de ses aïeux comme vache qui pisse, mais le soleil, mot remontant à la monarchie de Juillet, donc à François Vidocq. Pour cet astre reconnu chez les Égyptiens sous le nom de Râ, il y a encore mahomet, moulana, dardant, flamboyant, luisard. On n’arrête pas le progrès.

Le rustique Marc Stéphane, charmant et poissard, également auteur de L’Épopée camisarde et de Contes ingénus, avait du soleil dans la plume. Mais son succès (c’était chez Grasset en 1928) reste Ceux du trimard, où l’on suit les pérégrinations de Batiss’ (Baptiste), un vieux trimardeur au langage haché, parfois incompréhensible, qui nous entraîne dans sa quête de Graal clochardisante. On ne saisit pas toujours les sucs, attendu que ça renifle parfois l’antiquité, limite amphigourique. Exemple :

Mi, cuidant bonnement qu’il voulait en griller une, de li tend’ une boîte naturlich, vu que c’est des services qui se refusent point sur le trimard.

Ou encore :

Depuis que Monsieur habite un cabouin à lui, bref, depuis que Monsieur est propriétaire et son propre vautour (logement), et qu’il a pus de paille au cul, il daigne pus frayer avec ceux du trimard.

Ou encore, avec un brin de fantaisie érotique :

Mais en vérité vraie, elle allait sur le dos comme pas une, et s’y réveillait tellement chaude et tellement vicieuse qu’on était quasiment forcé d’en avoir le tricotin (être en érection).

Fondateur du Crapouillot et auteur du Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique d’argot[17] en collaboration avec Pierre Devaux, signataire bien caleçonné des Dieux verts, où l’Olympe s’exprime en argot, Galtier-Boissière est un hercule du stylographe (« Tonnerre de merdouille ! » comme dirait Héraclès). Il a signé plusieurs ouvrages, dont des essais historiques, des souvenirs (comme l’excellent et trépidant Mon journal pendant l’Occupation), des romans (La Bonne Vie, La Vie de garçon, La Belle Amour), et Tradition de la trahison chez les maréchaux, un petit bouquin teigneux qui vous déride le cinoquet en même temps que le discernement, pas vraiment aimable pour Marmont, Bernadotte, Bordessoule, Bourmont, La Fayette, Pichegru, Dumouriez, Grouchy, Moreau, Pétain…

Dans La Bonne Vie, on suit les pérégrinations de quelques femmes promises à la débauche, flanquées de harengs pas toujours aimables (Jo, Petit-Louis, Gras du Genou), évoluant des Halles aux guinguettes de Nogent, des Bat-d’Af (Joyeux, fais ton fourbi !) à la Foire du Trône, réglant les blèmes à coup de boule ou de 7.65. On cultive donc les mœurs du mitan. Et quand ça s’exprime, c’est du muscat pure araignée, fragrance échalotes. Extrait :

Une livre, gy (d’accord) ! répondit Petit-Louis, viens te mettre la viande dans les bannes, comme on dit aux abattoirs.

Et quand Gras du Genou parle des femmes, c’est du Ronsard, du Pontus de Thiard, du Rémi Belleau :

Voyons, tu sais bien que la frangine à Louis, la Nénette, est chipée pour ta pomme. C’est une femme un peu dingo, soit, mais travailleuse, un bon bifteck. Elle est au « 38 », comme ma femme, je suis bien placé pour en causer. La Nénette, c’est un placement de père de famille, j’te dis ! Avec elle, t’as la croûte et la dorme !

Dans La Vie de garçon, dédiée à Jean Cocteau, il est question de « nazi ». Il ne s’agit évidemment pas du parti de « tonton Adolf », comme disait ADG, mais d’un truc nazebroque, style chtouille, indiscutablement pourrave. Le narrateur flirte avec une dame de petite vertu qui, sans jeu de mot, s’ouvre à lui. Elle se confesse sur l’oreiller et évoque Tatave de Saint-Denis, alias « Crâne de limace », ce qui nous rappelle que le langage argotique s’accompagne très souvent de surnoms, de diminutifs et de sobriquets :

Au Tatave, sa botte de Nevers, c’est le « plectusse solaire », comme il disait. Il a éteint sa bougie quarante-huit heures plus tard, une méningite spirale qui y avait travaillé les sangs. Il se croyait ratichon, c’est marrant : il disait la messe dans son lit.

Il ne faut pas l’oublier, l’époque est au merlan et à la péripatéticienne. La langue des faubourgs est reine. Quand Maurice Chevalier demande : « Et puis quoi ? », cela devient : « Et pis quoi ? » Jean Gabin sera l’incarnation de ce romantique prolo. Sur le tard, bourré de tics et d’agacements, il interprètera avec talent et naturel les patriarches argotiers et populos, affranchis pur sucre, qui « jactera de cette façon » (déjà dans Quai des brumes), un peu comme Marc Stéphane : « Hé ben, t’en fais pas, qu’y fait : y en aura pas. Et pis t’as raison : buter le bestiau sur les grands chemins, ça la fout mal. » En somme, un panaché d’argot, de familiarités et de langage populaire. Mistinguett, de 1920 à 1925, ne chante-t-elle pas avec son inimitable accent parigot et sa voix pincharde :

Je l’ai tellement dans la peau
Qu’j’en d’viens marteau.
Dès qu’il approche, c’est fini
Je suis à lui… ?

Le très sérieux Édouard Bourdet, homme de théâtre malin et auteur dramatique qui, après quelques grands succès populaires, finira par être administrateur général de la Comédie-Française avec le concours de Jacques Copeau, Charles Dullin et Louis Jouvet, a écrit, épaulé par Fernand Trignol, un malfrat authentique, auteur de Pantruche, ou les mémoires d’un truand, l’énigmatique Fric-Frac. On sent là toute la fascination qu’exerce le monde des mauvais garçons et de leur langage sur le bourgeois bohème, un tantinet caveton, ancêtre du bobo, aussi bien par ses choix, ses mœurs, que par son style de vie tenant du fantasque et de l’anticonformisme. « Je rêve de frayer avec les durs, les tatoués, les fleurs de trottoir, c’est le grand frisson, mais je suis bien joice de rentrer chez papa et maman, ou chez moi, dans mon trois pièces choucard, donnant sur un petit jardinet tout ce qu’il y a de plus reposant », écrivait un certain Jacques Dyssord, né Édouard Jacques Moreau de Bellaing, fin de race et frelaté, mais joyeusement iconoclaste, auteur de Fin de Babylone et L’amour tel qu’on le parle, deux joyaux lexicographiques blackboulés dans les limbes de l’oubli collectif. C’était aussi le fantasme de M. Bill, un nabot, un avorton, un garçon de bonne famille qui avait trop lu de polars et qui, à la suite de meurtres odieux, finira sur l’échafaud…

Quoi qu’il en soit, tout le monde se rappelle le film de Maurice Lehmann et de Claude Autant-Lara, où l’intrigue, aussi épaisse qu’un papier Job, sublimait l’impérissable prestation d’un trio unique : Arletty-Michel Simon-Fernandel. C’était assez niais, mais sur fond de Vel’ d’Hiv et de démangés du dérailleur, on montait en danseuse avec Loulou, une jolie fille à l’accent faubourien, et Jo, un copain de son homme, qui se refaisait la cerise à la Santé. Certains dialogues pétaradaient, surtout en évoquant Marcel, le béguin de Loulou. Extrait :

Jo : Que tu pouvais être mordue pour un gonze com’ çui là ! J’peux pas en dire du mal mais vrai, entre nous, il est pas fortiche ! Comme moule à gaufre, il se pose un peu là !… Ah ! quelle fleur de nave, mes amis !

Loulou : T’as fini ?

Jo : Si encore il était beau mec, j’comprendrais. Mais pour c’qui est d’la frime, il est plutôt tarte !

Loulou : T’as fini, j’te demande ?

Jo : Et puis c’est pas un homme ! T’as entendu ce qu’il a boni au flic, l’aut’ dimanche à la porte Maillot ? « Excusez-moi, monsieur l’agent, je n’avais pas vu le signal. » Va donc, eh dégarni !…

Louis-Ferdinand Céline

Voilà ce que disait Céline à propos de l’argot : « Ils nous font chier avec l’argot. On prend la langue qu’on peut, on la tortille comme on peut, elle jouit ou ne jouit pas. Voltaire me fait jouir. Bruant aussi. C’est le pageot qui compte, c’est pas le dictionnaire. Tous ces rafignoleurs d’argot suent l’impuissance. Les mots ne sont rien s’ils ne sont pas notés d’une musique au tronc… »

Céline, excessif ? Bien sûr. Céline, injuste ? Naturellement. Céline ingrat, lui qui a introduit du « vrai » argot dans Mort à crédit, grâce à ses relations montmartroises, notamment le peintre Gen Paul ? Sans aucun doute. Mais un écrivain n’est pas grand à cause de l’argot ou d’une succession de gros mots. Céline est avant tout Céline. Un génie. Une énigme. La victime d’une époque monstrueuse. Un condensateur, comme dit Philippe Sollers.

Tout et son contraire, voilà la technique célinienne. Il faut imaginer le fâcheux qui répond noir quand on lui dit blanc et qui répond blanc quand on lui dit noir. L’emmerdeur absolu. Un gars au bar, clope au bec, blanc limé à portée de main, désabusé, moqueur, le regard dans le vide. Sauf que Céline ne boit pas, ne fume pas, n’a rien de désabusé, se sent plutôt contempteur, n’a pas le regard dans le vide. Il ne cause pas non plus, il écrit. C’est Don Quichotte au pupitre. Extrait de Mort à crédit :

Tu me raconteras des saloperies… Moi je te ferai part d’une belle légende… Si tu veux, on signera ensemble ?…

Céline n’est pas ordinaire, c’est le casse-couilles planétaire, le paradoxe sur pattes, le contraire articulé, le chauffeur de taxi qui râle, renâcle, fulmine, qui s’exprime dans un patois haineusement existentialiste, surréaliste, dadaïste, tricoté d’argot (quand même !), de citations coiffées comme des aisselles, pour que tout soit ensuite passé à la moulinette du style. Extrait de Guignol’s band :

Dans qui je me fous ? Là, dis-moi ? La chance entre mille ? Dans Picpus et Berthe sa femme !… celle de Douai !… Je la connais celle-là tu penses ! c’est un lard ! Cadeau ! J’en veux pas !

Une alchimie propre à Céline, une impasse, un mollard d’émeraude, un diamant plus gros que le Ritz, un rubis dans la mare aux connards, un Cagliostro qui change le plomb des mots en or d’émotion. Et lui ? Un bourreau, une victime. Un Marivaux de bistrot dont la langue incarne jusque dans la syntaxe le naufrage de la raison humaine. Un Saint-Simon de zinc dont la langue ciselée à la dynamite a accouché de l’abjection et du génie. Extrait de D’un château l’autre :

Le temps qu’on avertisse les flics, qu’ils viennent qu’ils voient le mort… qu’ils aillent chercher une civière… le maccabé était envolé !… pas tout seul, bien sûr… ils arrêtent tout le monde !… le tôlier, les témoins, la bonne, tout ! une heure après, les flics rallègent ! micmac ! le cadavre était là, revenu !… bien le même ! trois couteaux dans le dos !… ça va plus !

« Un poète de l’abjection », a dit Jean d’Ormesson. L’argot, au fond, trouve ses racines avec Céline, Rabelais mâtiné de Bibi Fricotin, haine fondamentale au fondement de l’homme. « Cette frénésie de l’invention verbale, disait Malraux, je ne l’ai rencontrée qu’une fois, éblouissante et acoquinée à une gouaille de chauffeur parisien : chez Louis-Ferdinand Céline. » Cela revient à dire ce que pensait Trotski : « Céline écrit comme s’il était le premier à se colleter avec le langage. » Ce langage, c’est celui de Gnafron et de Marie de France. Des lais ni bouillis, ni homogénéisés, ni pasteurisés. Le style à l’estramaçon. Bref, une veine médiévale. « Une manière de manier le langage populaire avec une science consommée », écrivait Drieu la Rochelle. Le compliment tient debout. Céline, affreux jojo, vilain au sens moyenâgeux, sicaire et ménestrel, appartient à la famille de Breughel, du Greco, de Goya. Il est l’abominable homme des songes. Un yéti qui se met perpétuellement en scène, attribuant à l’autre ce qu’il ressent ou pense lui-même. « La race, écrit-il dans Voyage au bout de la nuit, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus des quatre coins du monde. » Et, emporté par son cyclone, son acrimonie, son émotion cuite et recuite dans le ragoût des néologismes, entretenue dans un purin d’injures, de mots d’argot branlés à hue et à dia, il peut s’écrier, comme dans la préface de Guignol’s band :

Émouvez-vous ! Émouvez-vous bon Dieu ! Ratata ! Sautez ! Vibrochez ! Éclatez dans vos carapaces ! fouillez-vous crabes ! Éventrez !…

Toujours en quête d’une balnéo de brenne ou d’une thalasso de fumier, car Céline voit le mal, la bassesse et la crasse partout, il ne peut pas aligner deux mots sans vitupérer. Il est trivial, obscène, ordurier. Il n’utilise pas l’argot, il est l’argot. « Ne pensez pas que mes goûts m’attirent vers le “parler vert”, dit-il. Je suis au contraire un grand admirateur de l’abbé Brémond et de Tallement des Réaux. J’ai acquis le “parler direct” surtout dans une pratique médicale de trente ans. Je suis médecin avant tout. »

L’homme a du corps — et même du corps de garde. Lorsqu’il se sert de l’argot, c’est parce qu’il a été séduit par cet idiome, par les intonations, par la drôlerie, par l’aspect caché, par le côté ludique, et aussi parce que « l’argot, c’est le langage de la haine ». Une langue de damné, d’ouvrier, de laissé pour compte, qui permet de ne pas être compris par son chef, vu que la vie est un chantier jamais achevé où pullulent les supérieurs, les patrons, les empêcheurs de s’émouvoir en rond. Pour Céline, c’est une expérimentation. Dans Voyage au bout de la nuit, on avait affaire à un argot de circonstance, dans Mort à crédit, c’est un argot de constance. Extrait de Mort à crédit :

À peine qu’il avait dit deux mots, l’autre lui branlait un tel coup de boule en plein buffet qu’il allait se répandre sur le treuil…

Au-delà du jeu avec les mots, on veut dire que l’information y est allée de ses indics, que la langue s’est enrichie « scientifiquement » au contact de « quelques arcandiers bien affranchis ».

Dans Voyage au bout de la nuit, road-movie entre la guerre, l’Afrique, l’Amérique et l’imaginaire, on trouve l’argot de tout un chacun. Malraux le précise d’ailleurs : « Céline se sert d’un argot familier, celui que nous avons entendu dans notre enfance. » C’est l’argot des gros mots et du langage populaire, un argot qui n’en est pas un, car il n’utilise pas les mots chers à Villon, Vidocq ou Bruant. Tout cela pourquoi ? Parce que Céline est un raffiné.

De son propre aveu, il s’estime au-dessus de l’ordinaire. C’est une revendication récurrente. Il brouille les pistes, saucissonne les contingences, montre sans expliquer. Voici ce qu’il écrit au début de Bagatelles pour un massacre, histoire de moquer les faux raffinés, comme Jacques Laurent, plus tard, moquera les commissaires politiques du dictionnaire :

Un raffiné valable, raffiné de droit, de coutume, officiel, d’habitude doit écrire au moins comme M. Gide, M. Vauderem, M. Benda, M. Duhamel, Mme Colette, Mme Femina, M. Valéry, les « théâtres français »… pâmer sur la nuance… Mallarmé, Bergson, Alain… troufignoliser l’adjectif… goncourtiser… merde ! enculagailler la moumouche, frénétiser l’insignifiance, babiller ténu dans la pompe, plastroniser, cocoriquer dans les micros…

Un truc à retenir pour bien comprendre Céline : au panthéon des écrivains, Céline est le plus grand (c’est lui qui le dit). Il est le plus beau, le plus raffiné, le plus martyrisé, le plus chieur, le plus parano, le plus haï (normal, car il faut haïr son prochain comme soi-même), le plus à cheval sur la ponctuation (comme Cioran, il mourrait pour une virgule !), le plus vétilleux, le plus encyclopédique, le plus grammairien, le plus vétilleux sur la distinction, le dandysme, l’anarchie (c’est toujours lui qui le dit). Le plus, c’est lui. Monsieur « Plus » qui prend son pied avec les « Moins ». Un cation qui carambole les anions. Un écrivain thermonucléaire.

Sorti tout pantelant de son milieu petit-bourgeois qui se piquait le nez à l’antisémitisme de Drumont, puis infusé dans la lecture de Zola, de Barbusse, de Bruant et des grands classiques, il a joué sur l’émotion, puis s’est mis à engueuler tout le monde, tel un poissard sur le marché. Il a fourgué son fiel, sa camelote et son remugle de chinchard avarié, sûr que « la seule vérité dans ce monde, c’est la mort », farci de la duplicité vertigineuse et survitaminée d’un titi au café de tous les commerces. À l’époque, d’aucuns l’ont eu saumâtre. Cette grossièreté, cet argot, cette perpétuelle animosité de Brummell attifé en Thénardier, il faut en convenir, ça vrille les nerfs. Les patiences. Les consciences. En d’autres termes, l’imprécateur gênait.

Et là, forcément, ça cascade. Pour Simone de Beauvoir, cet homme « est menteur, mythomane, fou, et affiche un certain mépris haineux des petites gens qui est une attitude préfasciste ». « Il nous casse les pieds avec son argot », disent d’autres. Car l’argot, c’est comme les blagues, il ne faut pas se creuser pour le comprendre, sinon c’est foutu. Avoir besoin d’un dictionnaire, c’est assommant. Céline n’en a cure. Il pense qu’on doit avoir un peu de délire en soi et beaucoup de musique pour accéder au crépuscule des dieux. Mais cela ne va pas de soi. Le crépuscule sent la nuit noire, d’autres râlent, groument, rouspètent au grand jour.

« Comme tout paranoïaque, Céline reste très imprécis dans ses récits et donne l’impression qu’autour de lui grouille dangereusement une vie abjecte », écrit Elias Canetti. Pour Élie Faure, Céline « piétine dans la merde ». L’auteur du Voyage, ce « roman de gueux », commente Paul Nizan, « asphyxiant », tranche François Mauriac, se fout de la gueule des gens, des spectateurs, et parfois des lecteurs, tout comme le faisait Bruant, ce qui incline Malraux à dire : « Céline a quelque chose du chanteur anarchiste de café-concert. » D’autres, à l’instar d’Henri de Régnier, académicien docte et barbichu, écrit : « Le narrateur est un sombre bavard et un raseur impitoyable dont il nous faut écouter l’intarissable monologue. Pour le suivre, il faut mettre des bottes d’égoutier et se boucher le nez. »

Le summum est atteint par un certain André Bilieux (le bien nommé) qui, en 1932, écrit dans une feuille de chou : « Dans vingt ans, on ne parlera plus de Céline alors qu’on lira éternellement Duhamel. » M. Bilieux se trompait. Ainsi que l’incomparable Paul Léautaud, tout confit de misanthropie et de pisse de chat, qui déclarait à un ami : « J’ai voulu démontrer que Céline n’est qu’un Jehan Rictus en prose, que la grossièreté, que la vulgarité sont faciles, que le ton populacier (à vomir) n’est pas le talent, qu’il y a chez Céline du dément (trépané), qu’il écrit pour ne rien dire, qu’il est victime d’un illusion dont il reviendra. Peine perdue, il en est féru jusqu’à l’absolu. »

Tous oublient une chose : l’incandescente liberté des mots. C’est dangereux, certes, mais comme le fait observer Hélène Carrère d’Encausse : « Les mots, c’est la liberté de l’individu. » Ce qui ne veut pas dire non plus, ainsi que le suggèrent certains, qu’il suffit d’écrire en argot pour susciter l’émotion.

Le langage parlé de Céline, tel qu’il apparaît dans Voyage au bout de la nuit, est surtout constitué par le génie d’un grand écrivain. « Le français-métro, écrit Pol Vandromme dans Céline[18], le français véhiculaire des marchandes des Halles ou des manœuvres de la Régie Renault, n’a pas le talent de celui de Céline. Pourquoi ? Parce que c’est un français enregistré, et qui n’a pas été réécrit. Faire d’une langue parlée une langue écrite, c’est tout le problème, et on ne le résout pas facilement. Il ne suffit pas d’écrire en argot pour susciter de l’émotion. »

Dans Entretiens avec le professeur Y, Céline s’explique : « L’émotion ne se retrouve, et avec énormément de peine, que dans le “parlé”… l’émotion ne se laisse capter que dans le “parlé”… et reproduire à travers l’écrit, qu’aux prix de peines, de mille patiences. »

Au regard de ces contradictions ambulantes, peut-être Destouches avait-il un compte à régler avec Céline ? D’après de nombreux cliniciens, Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, né à Courbevoie en 1894 et mort à Meudon en 1961, est un authentique schizophrène atteint par le délire de persécution. Il multiplie les tares. C’est l’obsessionnel par excellence. Le maniaco-dépressif qui se la mord. Il est fort possible que le médecin hygiéniste auteur du remarquable Semelweiss n’ait jamais pardonné à l’auteur du Voyage au bout de la nuit de l’avoir à ce point coiffé au poteau, effacé, réduit à l’état de double, d’homoncule bègue et baratineur. Dr Destouches et Mr Céline. Destouches est une évidence, Céline une exigence. « Tout bien réfléchi, il n’est même pas sûr que Céline ait jamais existé en chair et en os », a écrit André Brincourt. Il n’a pas tout à fait tort. L’ectoplasme Destouches, l’incube Céline. Un démon en chair et en os. Selon Jean-Louis Bory, « ce fantôme n’arrêtera jamais de tirer les pieds des dormeurs ». Et même, pourrait-on ajouter, de les faire roustir sur la braise, comme les chauffeurs d’Orgères.

Dans le langage heurté, saccadé, hystérique de Céline, on perçoit l’immense chagrin de l’enfant devenu adulte, une jeunesse aussi inguérissable qu’une vieille blessure : « Ma mère a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu. » Gigantesque duplicité : le tragédien qui joue avec la vie, le pitre qui se moque de la mort. Conclusion : l’écrivain qui a mis si violemment l’homme en tête à tête avec lui-même est cupide. L’homme solitaire jeté à la dérive parmi les désordres d’un monde qui va au désastre et dont il s’acharne à découvrir les dessous vient de ce monde-là. Cet homme révolté est un Camus bouffé aux mythes, un existentialiste qui connaît l’existence. Si chez Sartre, l’enfer, c’est les autres, chez Céline, c’est l’enfer du décor. La méchanceté de l’homme le répugne et le fascine car il y retrouve sa propre méchanceté. À l’opposé de Rimbaud, autre révolté, il ne croit pas à la vraie vie. C’est bien son problème. Le dandy libertaire qui affirme ne croire en rien ne voit que la bêtise, la bassesse, l’hypocrisie, les petites destinées faites de grands mensonges. Et il se laisse emporter par ce torrent (de boue) pour en devenir le courant. Être un damné, pour lui, est un destin. La récompense suprême.

Contestataire, extrémiste, colérique, désespéré, avare, cruel, magnanime, malveillant, voyeur, plein de compassion : tout lui va comme un gant (de boxe). Pourtant son dégoût est si profond qu’il se contente d’assister, résigné, à la lamentable décomposition de la société dans laquelle il évolue, se servant des mots, des formules argotiques, des insanités, comme d’une masse de démolisseur. Relisez donc le Voyage. Peu d’argot, beaucoup de langage populaire. Une forme plutôt classique, des subjonctifs tirés au cordeau, quelques points de suspension d’asthmatique. Extrait :

Le juteux du ravitaillement, gardien des haines du régiment, pour l’instant maître du monde. Celui qui parle de l’avenir est un coquin, c’est l’actuel qui compte. Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots. Dans la nuit du village de guerre, l’adjudant gardait les animaux humains pour les grands abattoirs qui venaient d’ouvrir. Il est le roi l’adjudant ! Le roi de la mort ! Parfaitement ! On ne fait pas plus puissant. Il n’y a d’aussi puissant que lui qu’un adjudant des autres, en face.

C’est le grand style oratoire dont parlait Roger Nimier. Ensuite, après un détour à Montmartre, le commerce d’argotiers du coin, tel le peintre Gen Paul, d’autres zozos dans la dèche, Céline se lâche, se débride, jongle avec l’argot, la sexualité, la scatologie, les locutions interjectives, les métaphores aux ellipses agressives. Il phagocyte ce langage qui lui sied à merveille. Comme en informatique, il y a enrichissement. Extrait :

Toute la crasse, l’envie, la rogne d’un canton s’était exercé sur sa pomme. La hargne fielleuse des plumitifs de sa propre turne il l’avait sentie passer.

L’originalité du style de Céline, contrairement à ce que l’on a dit et redit, se situe moins dans l’argot que dans l’articulation très personnelle de la phrase. Autre extrait de Mort à crédit :

J’en pouvais plus !… Je renâclais… Elle me sifflait dans la musette… J’en avais plein le blaze, en même temps que ses liches… de l’ail… du roquefort… Ils avaient bouffé de la saucisse… Je me dis au flanc… « Bagarre Mimile… » J’avais beau être dans les pommes… le temps d’un éclair… Je m’arrache…

Les spécificités langagières de Mort à crédit sont encore plus probantes dans Bagatelles pour un massacre  :

Et puis il lui tâte les burnes… comme ça… tout doucement… le gland… et puis alors il l’astique… le clebs il est tout heureux, il se rend, il se donne… il tire la langue… Au moment juste qu’il va reluire… qu’il est crispé sur la poigne… Alors, tu sais ce qu’il lui fait ?… Il arrache d’un coup le paquet, comme ça !… Wrack !… d’un grand coup sec !… Eh bien toi ! tiens ! dis donc ravage ! tu me fais exactement pareil avec tes charades… Tu me fais rentrer ma jouissance… Tu m’arraches les couilles…

Cela transpire à travers certains écrits, le fanatisme de réaction de Céline laisse place à un fanatisme de décomposition. Il veut convaincre, il se croit dépositaire d’une prophétie dont la révélation importe au salut de l’humanité. Il est le grand inquisiteur de la langue. Et en même temps le pauvre malheureux à qui l’on inflige la question. Ce qu’il fait, avec sa langue torturée, ses hardiesses, ses vérités estrapadées, ses rébellions de style, ses imprévus et son intempérance, c’est de parier contre la mort. Et puis quoi encore ? On s’en rend compte, le pamphlétaire est un naïf. Rien de pire qu’un naïf qui se fait blouser, il devient impitoyable. Céline se figure que les livres exercent une fonction réformatrice et que l’on peut sauver le monde en l’engueulant, non pas en invitant à la rescousse les distinguos de l’analyse, mais en mobilisant les rancœurs et les cris des suppliciés. Forcément il y a de quoi tourner amer, ordurier, argotique, plein d’une alacrité massacreuse digne de Rabelais, de Villon et de Léon Bloy, imprécateur dévoré par le fanatisme, médecin qui réagit en malade, faux modeste entrant en fanfare dans la littérature, cassant la baraque et roulant tout le monde dans la fange.

Bon nombre de détracteurs de Céline se frottent les mains. Commémoré ou non, le monstre est un névrosé, un maniaque, un salaud méchant comme un cent de clous, un psychopathe bon pour la camisole. Il n’y a pas à revenir là-dessus. On ne transige pas avec les racistes. Les Beaux Draps, L’École des cadavres, Bagatelles pour un massacre, avec leur antisémitisme, leur argot séminal, leur haine du genre humain, sont infâmes. « Un insupportable et méprisable charabia », écrit Jacques Guyaux. Pour Jean Renoir, « Céline était surtout ennuyeux comme la pluie ». Céline, lui, était aux anges. Plus on le haïssait, plus il jouissait. Mais bon, comme on dit maintenant, il faut lire Céline. Tout. Les mots giclent, l’argot se transcende, et le marionnettiste prend son fade, lové autour de son ouragan, blasphémateur illuminé, contempteur de l’universel mécaniste, à bout de souffle, confit de parodie, décrit par Marcel Aymé comme « le champion de la vie spirituelle » ( !).

Si le parano nous tape parfois sur le système, c’est que l’argot, la noirceur, l’adjectif décalé, le mot mille fois paluché, nous submergent. On étouffe. On suffoque. C’est à se taper le cul par terre. L’histrion, lui, triomphe au sommet de son cyclone. Ah ! Ah ! Ah ! Le rire de Don Juan dans les flammes ? On en prend plein les yeux. L’autre débagoule de plus belle, déboule à fond les manettes. On se dit que le génie est une impasse. Qu’il cherche encore à nous rompre, à nous corrompre. Qu’il se fend la pêche au fond de sa caverne. Qu’il gagne son pari, l’infect. Que se dit-on encore ? Que le maudit s’acagnarde ? Se goberge ? À force de manier l’ironie, l’ironie s’est retournée contre lui. Restent les textes. Ses livres. Sa correspondance. Un truc comme ça, extrait de Normance :

Ah, saligots !… brrroum ! et vrang ! coup sur coup !… l’immeuble reprend un penchant !… une des persiennes arrache des briques !… Y a pas que le plancher ! les murs ! le plafond ! tout gode !… Jules est pas seul à naviguer !… Il peut avoir soif… nous on a pas soif peut-être ? Et les ennemis de l’emmerdeur de s’écrier :

— Tu veux pas mourir, cochon ?…

Après Céline

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’argot est à toutes les sauces. La Bible, l’Antiquité, La Fontaine : tout y passe. Il y a en plus la mode des romans policiers made in USA. Carter Brown, Peter Cheyney (« À toi de faire, mignonne » immortalisé au cinéma par le consternant Eddie Constantine dans le rôle de Lemmy Caution), James Hadley Chase sont les grands gagnants de la tombola « Série Noire ». La langue évolue en douce, inexorablement. Comme la viande, elle se rassit et se bonifie. L’enrichissement est une constante de l’argot. Une spécificité qui offre de la tonicité, de la couleur, de la nouveauté. Le temps ne suspend pas son vol. Avec ou sans Lamartine, il y a toujours quelqu’un, quelque chose, un phénomène ou une mode qui fait que l’exercice de stagnation se métamorphose en jonglerie kaléidoscopique. Les mots fusent, les significations également. Le problème, avec l’argot, c’est qu’il ne vous donne pas la permission de prétendre à l’exhaustivité. L’amusette philologique est toujours dépassée par l’ampleur des courants, des mouvements. Difficile de cerner l’origine, la fin, les vocables, les métaphores d’une lumière qui joue aux quatre coins. Tel synonyme peut s’avérer obsolète, tel néologisme grossit une signification, puis une autre. Cette cuisine se déglace à l’inventivité. Tournures, expressions et nuances s’accommodent des sauces les plus élaborées, des jus les plus fulgurants. Cette diversité est un manège qui enivre, un alcool aux goûts multiples, un champ de fleurs aux essences entêtantes, surprenantes, inclassables, insolites.

Après Céline, chacun s’est essayé à la bricole. Illustre figure du Canard enchaîné, Alexandre Breffort a pondu Les Contes du grand-père Zig, Les Harengs terribles et Irma la Douce qui, comme chacun sait, devient un film en 1963, de Billy Wilder, avec l’agaçante Shirley MacLaine et le cabotin Jack Lemmon. Au demeurant, un navet de haut feuillage, où l’on ne croit pas une seconde à cette histoire de prostituée amoureuse d’un flic au chômage, qui se travestit en lord anglais. Mais Breffort connut la célébrité et doubla la mise avec Mon taxi et moi. Une sorte de voyage au bout de la nuit du diesel. L’histoire : un candidat à la G7 vit des expériences nocturnes d’un exotisme tant foudroyant que désopilant, et se prend d’amitié pour Louis, chauffeur lui aussi. Extrait :

Le Louis, ça doit être un sadique. Je l’ai emmené dans un petit bar de lopes où j’étais entré au flan, un jour, au 17 de la rue de Maubeuge. Il y revient souvent sans moi. Et il a les ailes de son grand blair qui battent à coups précipités. Ça ne m’étonnerait pas qu’il soit client pour le borgne.

Fernand Trignol, dont le nom prédestiné nous rappelle un zigue des Pieds Nickelés, était un malfrat abonné à la langue verte. Juste après la guerre, il publie Pantruche ou les mémoires d’un truand, puis Vaisselle de fouille. On retrouve un peu le style d’Albert Simonin, en moins suave, en moins coloré, sans cette musique à la fois entêtante et rousseauiste que Jean Wiener, compositeur inspiré, a su si bien transcrire dans Touchez pas au grisbi. Ce n’est pas du bien équarri, c’est de l’insidieux. La vape, naturlich, concerne la gent féminine. Les images ne manquent pas de piquant. Extrait :

Arrivés chez le Frisé, elle était là, Jacqueline, montée sur des talons aiguilles, drôlement provocante avec ses bas brodés sur ses fumerons, sa jupe serrée et enflée au bon endroit, sa taille de fleur et ses nichons en pointe.

Je peux me vanter de posséder l’édition de 1946 des Dieux verts, dans laquelle l’auteur, Pierre Devaux, qui collabora avec Galtier-Boissière pour le Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique d’argot, auteur anecdotique d’une Bible en langue verte (Le Livre des darons sacrés), montre qu’il est avant tout un traducteur, un transcripteur, voire un scribe scrupuleux en peau de nouille, adroit et malin, mais assez casse-bonbon avec la langue. On veut dire par là que toute systématisation, surtout en argot, est bigrement lassante. Trop d’argot nuit à l’argot. Qu’on se le dise, l’exercice pour khâgneux qui prépare un mémoire en se régalant les nougats, repris en chaire de linguistique, n’a rien de ludique. Pierre Devaux est amusant, mais sa marotte reste un aimable clin d’œil olympien à Homère, Eschyle, Jupiter et sa clique. Et pour nous, amateurs bien pourvus, Les Dieux verts sont une pâtisserie égrillarde à l’usage d’universitaires en manque de contrepets. Extrait :

Le séjour dans le bled olympien n’était pas toujours marrant pour Jupiter. Sa ménesse, la terrible Junon, qui avait perpétuellement la praline (le clitoris) en délire, était jalmince comme une tigresse et y faisait sans cesse des scènes. Ils se cassaient des nuages dans la bouille et ce bacchanal épouvantable s’esgourdait jusque dans les enfers. Sans prendre les crosses de la Junon, faut reconnaître qu’elle avait tout à fait tort, car Jupiter la doublait de l’aube des déesses au crépuscule des dieux, et pour une souris royale qui avait le soissonnet (clitoris) aussi tapageur, y avait de quoi aller au charron (appeler au secours).

De la même façon qu’Henri Béraud disait de l’auteur de L’Immoraliste « la nature a horreur du Gide », on pourrait dire de l’auteur de Notre-Dame des fleurs et du Journal du voleur qu’il n’a jamais été « Genet aux entournures ». Superbe champion de l’abjection, vibrant apologiste de la trahison, grand manitou du troufignon, cet intrépide prosateur au « crâne en peau de fesse », « spécialiste du prose », comme disait Alphonse Boudard, était considéré par François Mauriac comme un « auteur excrémentiel ». Dans Pompes funèbres, il écrit : « Une deuxième fois ma main pressa le nœud dont la grosseur me parut monstrueuse : “Si im’met tout le morceau dans l’derch’ i va m’défoncer.” » Sartre, qui le portait au pinacle et qui lui a consacré un essai, Saint Genet, comédien et martyr, le voyait comme un moraliste dans le monde délicat de la réprobation. Jean Genet prônait l’inversion des valeurs. Pas vraiment argotier, au sens rabelaisien du terme, l’ex-taulard, dans Querelle de Brest, écrivait cependant : « Laisse flotter les rubans (soumettre à la prostitution)… J’suis sur les boulets (être sur les noirs)… Magne-toi le mou… Dis-donc, poupée, je marque midi (être en érection)… »

On peut dire que Genet était un classique, un tricheur et un menteur, comme beaucoup de grands écrivains, ce qui ne l’empêchait pas, dans bon nombre de ses écrits, de faire appel à un argot des rues, sinon de prison. C’est parfois salé. Et même poivré. Semblable à certains polars déjantés. Extrait du Journal du voleur :

Je peux descendre un type. Si tu veux je le bute, je le saccage ton mec. T’as qu’à me le dire. Jeannot, tu veux que je le descende ?

Ou encore :

On s’arrangera peut-être heureux si on part à la relègue (relégation). La nuit, s’il fait sombre, il pose culotte, devant la porte cochère généralement, ou au bas de l’escalier, dans la cour. Cette familiarité le rassure. Il sait qu’en argot un étron, c’est une sentinelle.

Et enfin, cet autre passage de Pompes funèbres :

Dans l’œil de Gabès ! Et toc ! Il n’est pas indifférent que parte mon livre, peuplé de soldats les plus vrais, sur l’expression la plus rare qui marque le soldat puni, l’être le plus travaillé confondant le guerrier avec le voleur, la guerre et le vol. Les joyeux appellent encore œil de bronze ce que l’on nomme aussi la pastille, la rondelle, l’oignon, le derche, le derjeau, la lune, le panier à crottes. Plus tard, rentrés dans leur pays, ils gardent secrètement le sacrement des Bat’ d’Af’, comme les princes du pape de l’Empereur ou du Roi s’enorgueillissait d’avoir été, il y a mille ans, simples brigands d’une bande héroïque. Le bataillonnaire pense tendrement à sa jeunesse, au soleil, au coups des gâfes, aux girons, aux figuiers de Barbarie dont la feuille s’appelle aussi la femme du joyeux ; il pense au sable, aux marches dans le désert, au palmier flexible dont l’élégance et la vigueur sont celles mêmes de sa queue et de son môme ; il pense au tombeau, au poteau d’exécution, à l’œil.

Petite œillade à Raymond Queneau, l’homme qui revendiquait la liberté pour le langage, qui n’a jamais montré son zizi dans le métro, qui s’appuyait sur la combinaison magique des mots, la mécanique des transcriptions phonétiques, la rhétorique classique, la langue parlée et, bien sûr, l’argomuche. Ses recherches burlesques dans Exercices de style sont réjouissantes, édifiantes, terriblement comiques. Il joue avec le largonji, le louchebem et le javanais, les trois étant sérieusement imbriqués et se pygmalionisant astucieusement. En javanais, on intercale systématiquement un « va », un « av » ou un « v » entre deux syllabes d’un mot qui s’y prête. C’est ainsi que grosse devient gravosse et pute, pavute. Pas sorcier. En largonji, on remplace méthodiquement une consonne par un « l » et l’on rejette à la fin du mot sa première lettre, ce qui fait que jargon se transforme en largonji et paquet en laquepé. Il y a en plus des nuances, des petits trucs qui compliquent à souhait, qui affinent, déstructurent, comme cave qui devient lavedu. C’est au gré de la fantaisie de chacun. Inutile de dire que l’auteur de Zazie dans le métro ne s’en prive pas. Quand on sait qu’en largonji on peut aussi ajouter un « ème » derrière la consonne rejetée à la fin, pour que boucher se transforme en loucherbème, cela complique encore le rubicube. Le louchébem, d’après les argotologues (à ne pas confondre avec les proctologues), était un argot pratiqué jadis par les bouchers de Paris et de Lyon, et qui consistait à substituer un « l » à la première lettre de chaque mot, et à reporter la lettre remplacée à la fin du mot devant un suffixe qui peut être « ème », « ji », « oc », « muche », ce qui donnait labatem pour tabac, lerchem pour cher, lonbem pour bon, loucedoc pour douce, trucmuche pour truc, etc. Extrait de Exercices de style  :

Plus tard je le gaffe devant la laregam Laintsoin Lazarelouille avec un lypetogue dans son leuregome qui lui donnait des lonseilscons à propos d’un loutonbé.

Traduction : « Plus tard je le remarque devant la gare Saint-Lazare avec un type dans son genre qui lui donnait des conseils à propos d’un bouton. »

Le nom fait très corse, règlement de compte à Bonifacio, loi du milieu et Méditerranée, aux mille calibres enchantés. Erreur. La saccagne (couteau) et le riboustin (pistolet) n’étaient pas forcément les hochets et les tututes du petit Victor-Marie Lepage, bientôt préfet sous le régime de Vichy, homme de bonne famille, à l’aise dans ses brodequins sur mesure, parlant un langage très châtié, digne de la comtesse de Ségur. Interné illico à la Libération pour quelques années, Victor-Marie (qui a déjà pris le pseudonyme de Maurice Raphaël pour écrire des fadaises politiques et classiques), fréquente en prison des marlous, des gestapistes, toute la fine fleur des pois (pas toujours chiches) de la malfaisance. C’est quand même l’époque de Pierre Loutrel (Pierrot le Fou), Jo Attia, Georges Boucheseiche, Le Mamouth, Bonny et Lafont (les chefs de la Carlingue), bref, de toute une voyouterie sans foi ni loi, qui tuerait père et mère pour deux ronds six sous. Le préfet vichyssois (sacrée soupe !) choisit le nom d’Ange Bastiani. En 1954, il écrit même un roman policier, dont le titre coloré (Arrête ton char, Ben-Hur !) sera la réplique fatale des moujingues dans les cours de récréation.

Bastiani, qui n’a rien d’un ange, se démène tel un démon. Dans L’Overdose, pour féliciter une partenaire de sa bonne aptitude au coït anal, il fait dire à son héros : « Dis pas que ça t’a pas plu, je t’ai sentie et on t’a entendue. T’es encore meilleure du petit que du crac. » Il évoque aussi les voitures : « Tu en verras souvent des chiottes comme elles. Souple, stable, silencieuse, avec des accélérations impeccables, un freinage comme ça… » Dans Chauffe ! Charlie ! Chauffe !, il est question de musique : « En attendant, remonte travailler ton biniou, Charlie, la musique en conserve (disque) m’ennuie les rotules. »

Bastiani bâtit des histoires, des vraies, des marrantes, et joue à pigeon vole avec le langage argotique. Il a été envoûté par ces mots et ces expressions entendus en prison. Tellement envoûté, à l’instar de Pierre Devaux, qu’il fait un peu trop étalage de son nouveau savoir. Il se complaît dans l’appellation des métiers, des parties de l’anatomie, des boissons : rouille de brut (champagne), sirop de parapluie (eau), mazout (vin), rince-cochon (vin blanc et limonade), fond de culotte (suze-cassis), antigel (alcool), camphre (eau-de-vie), marie salope (vodka tomate), cognebi (cognac), etc. Ce petit défaut effacé, il n’en reste pas moins que Bastiani va quand même signer Le Pain des jules[19], dix-sept ans avant sa mort. Il s’agit d’un roman policier à la française, calibré au poil près, une « Série Noire » qui se déroule dans le milieu toulonnais, avec un caïd, une fille de joie un peu triste, un certain Pascal l’Élégant (comme dans Simonin), une petite frappe, des tueurs légèrement chtarbés, et la maison Bourreman (la police). C’est bien ficelé, ça va vite, et l’argot de Bastiani, pas du tout obsolète, a la précision d’un.38. Dans le toutime et la mèche (tout ce qu’on peut imaginer), et dans la continuité de ce Pain des jules, il y aura Caltez volaille, Madame Lucifer vous fait un bras d’honneur, Polka dans un champ de tir, En chair et en os. Rien que des titres destinés aux étudiants de troisième année de psychologie ! Entre la gripette (sexe féminin) et le cigare à moustaches (sexe masculin), ça fuse : « Vous étiez plates comme des limandes, et vous vous êtes retrouvées avec des pamplemousses comaco en devanture. »

Il faut bien le dire, dans cet argot du XXe siècle, le sexe, une fois de plus, tient une place prépondérante. Tout se règle à la description, à grand renfort d’images, de comparaisons oiseuses et de métaphores osées. C’est à celui qui en fera le plus. Une façon de retrouver le Moyen Âge, les jacqueries et les bonheurs impies, la paillardise des seigneurs et des moines de jadis.

René Fallet, né en 1927, c’est le copain d’abord. Proche de Brassens, anarchiste de comptoir, dingue de cyclisme et admirateur de Kléber Haedens, il fait une entrée remarquable et remarquée en littérature avec Banlieue Sud-Est. Prolo chic à voix de rogomme, il s’inscrit dans la veine célinienne. Le populiste (qui a obtenu le prix du même nom) a deux veines : une beaujolais, une autre whisky. On s’en souvient, l’éloge du gros rouge et du perniflard avait son bouchon à dire dans Le beaujolais nouveau est arrivé. Côté whisky, amour et mouquère, ce fut le très charnel et touchant Comment fais-tu l’amour Cerise ?.

René Fallet est un affectif. Il lui faut l’amitié des copains, la jeune fille pure et une multitude de boutanches au zinc. Aussi biturin que Blondin (qui disait de lui : « Il a la discrétion du cor de chasse »), il a parfois versé dans le populacier et le mauvais goût comme La Soupe aux choux, gros navet pétaradant et farci de flatulences qui devint même un nanar stupide avec Louis de Funès et Jacques Villeret.

Dans Banlieue Sud-Est comme dans Souris et Pigalle, on pratique un argot à l’aise dans les tartines (chaussures). C’est direct, séduisant, luxuriant. Avant le franglais, Fallet parsème un peu d’anglais. Extrait :

Il y avait des ptites Suze à se rouler par terre. Et c’est là que le drame commence. Je vois passer dehors une wonderful souris blonde. Bandante ! que je me dis. Je douille et bolide dans la rue. Je retrouve la fille et prends sa roue. Elle était roulée comme pas deux et respirait le paradis par tous les pores. Je me dis : « Merde, mon petit Jo, il faut t’envoyer cette entrecôte impériale. » Je me mets à sa hauteur et commence à la baratiner sur la pluie et le beau temps.

Inutile de faire la fine bouche, c’est cuit à point, croustillant, pas encore inondé par les apéros et les kils de rouquin. Fallet est le Céline du casse-pattes. Il s’abreuve d’argot, non le contraire. Avec lui, voix mêlé-cass et clope au saladier (bouche), on glougloute du cassis de lutteur, un communard, un lait de panthère, du sirop de bois tordu, un mickey ou du vitriol, comme disaient les « Tontons flingueurs ».

L’oncle René est mort d’un cancer en 1983, il avait cinquante-six ans. Son neveu Gérard Pussey en parle mieux que quiconque. Fallet aimait la vie, les gens, l’amitié. Peut-être un peu trop. Dans le passage qui suit, extrait de Banlieue Sud-Est, on retrouve tout Fallet. Fallet, Fallet pas, that is the question :

Heureusement qui y a deux fils qui travaillent, sans ça, ça s’rait la mouise complète. Tiens, lui, il l’a aimé le rouge et y crachait pas sur le blanc non plus. On en a vidé des chopines ensemble quand on grattait la nuit… Tiens, l’autre jour, on parlait toi, et y disait : « Puisqu’y travaille sur les voies, y a peut-être une planque pour moi, demande-lui donc… » T’as qu’à voir ça, hein ? Bon, j’ai à faire au jardin, j’te laisse. Patron ! Ben, mon colon, dix balles un coup de blanc, j’peux pas m’y habituer, quand j’pense qu’en 25–26, pour cinq sous, t’avais deux litres de château-d’oléron. Quelle époque… Allez, salut à ta bourgeoise…

Albert Simonin

Ils écrivaient tous les deux, mais Simonin était fait pour le livre, Audiard pour le cinéma. Les deux ont tellement bourlingué vingt-quatre images par seconde (Les Tontons fligueurs, Les Barbouzes, Le cave se rebiffe), qu’on avait tendance à les amalgamer. « Je suis né à crédit », commençait Simonin dans Confessions d’un enfant de La Chapelle[20]. Un magnifique récit de souvenirs d’enfance. Entre Dickens, Julien Blanc et Charles-Louis Philippe. Ainsi que le souligne Louis Nucéra dans Mes ports d’attache[21], les parents d’Albert Simonin « payèrent petit à petit la sage-femme qui l’avait mis au monde ». Georges Brassens admirait Simonin sans condition. Il récitait le soir à ses amis des pages de Touchez pas au grisbi. Mac Orlan disait que Simonin était un précurseur dans l’art du roman policier. Frédéric Dard, dans la préface du Hotu, faisait remarquer que Simonin « mettait à profit les heures vénéneuses pour raconter la vie ».

Les heures vénéneuses, pour Simonin, c’est le cinoche avec Audiard. Audiard avait le don de l’ellipse, Simonin celui de l’éclipse. Ces deux légers étaient profonds. De concert, dans Le cave se rebiffe, ça donnait, dit par Bernard Blier :

Parce que j’aime autant vous dire que pour moi, monsieur Éric, avec ses costards tissés en Écosse à Roubaix, ses boutons de manchette en simili et ses pompes à l’italienne fabriquées à Grenoble, eh ben c’est rien qu’un demi-sel. Et là je parle juste question présentation, parce que si je voulais me lancer dans la psychanalyse, j’ajouterais que c’est le roi des cons. Et encore, les rois ils arrivent à l’heure.

On évolue évidemment dans le sensuel, un sensuel qui fracasse, qui provoque le fou rire et la bonne humeur. Tout doit être compris par le spectateur. Le condiment est un ingrédient, l’argot est utilisé tel un jet de sel. La fleur de sel de l’île de Ré rehausse l’entrecôte du Salers. Voilà pour le cinéma. Un livre, c’est différent. Comme l’écrivait encore Louis Nucéra dans Mes ports d’attache : « Albert Simonin était le prince de l’argot. Ancien taxi, il avait trimbalé dans sa voiture des coureurs de nuit, des demi-sel, des vicelards aux navrantes dissipations, des vagabonds insatiables, des égarés, des durs, des candides ou des gens simplement pressés. De ses virées dans les rues de Paris, Simonin, longtemps, conservera le goût des nuits et des bistrots, des confidences, des solitudes radoteuses, des pauvres mensonges, des apothéoses secrètes. »

Lorsque Simonin écrit qu’il est né à crédit, c’est un clin d’œil à Céline. Céline, le voisin de Courbevoie. Lui, Albert (un prénom tombé en désuétude au même titre que Joseph ou Marcel, car on leur préfère désormais Steevie, Jonathan ou Kevin), c’était à La Chapelle. Paris XVIIIe, en 1905. On naît où l’on peut. En tout cas, il ne faut pas se leurrer, c’est réglé comme du papier hygiénique, les mistoufles veillent, tapies dans l’ombre, bien grasses, bien vicieuses, pour vous sauter sur le rab et vous assaisonner spécial. C’est comme ça que tout commence et tout se poursuit. Douze métiers, treize misères. « La vie ne fait pas de cadeau », chantait Jacques Brel. On est au cœur du problème. Si chacun cherche sa religion, l’enfant de La Chapelle, lui, cherchait sa cathédrale.

Il s’appelait Simonin, à ne pas confondre avec Simenon. On a tous nos démons. L’un stylisait, l’autre racontait. Pour styliser, Albert apprit le bourgeon des mots au contact de son père, fabricant de fleurs artificielles, métier qui connaissait quelques mortes saisons, d’autant qu’il s’adonnait au plaisir des courtines (champs de course). Albert devint arpète en électricité, courtier en perles et diamants, apprenti en boucherie et en bretelles. Lorsque son père passa l’arme à gauche, et la mère dans la foulée, Albert se retrouva orphelin à seize ans. Triste tropisme. L’ado glande au jour le jour. Il apprend la vie noctambule, ses sortilèges, ses codes, son langage, ses alcools, sa poésie, ceux de la tierce et du mitan. C’est ainsi que le chien sans collier est en passe de s’improviser cador de la syntaxe. Cet argot qu’il glane sur les traces d’Eugène Sue, et surtout dans les bistrots interlopes de la Mouffe, de la Quincampe, du Sébasto, de Ménilmuche ou de la Popinque, il le restitue à l’instar d’un grand manitou du vocable. Avec lui, les vingt-six lettres de l’alphabet sont astiquées de main de maître. Le fakir de la langue verte fait son lit sur les clous de la rhétorique. Certains ont affirmé, dont Alphonse Boudard, que c’était « du nanan sur Seine, du jonc en barre, dans la droite ligne de Villon, Rabelais, Rictus, Forton, Trignol et Queneau ». Rien n’est exagéré.

Avec l’écriture de Simonin, où l’académisme prend un sérieux coup de flacon (coup de vieux), où l’on se met au pli, où l’on enquille les chemins de la malhonnêteté, où les héros ont la poule aux miches (être filé), où l’on a la gueule encore bitumée par la gobette de la veille (avoir la gueule de bois), où l’on se fiche joyeusement des tranchouillards (des niais), où le surblaze (surnom) est un nom de guerre, c’est la littérature qui prime. Dans les côtes, les lacets ou les grimpettes, Simonin est un champion styliste.

La rencontre de Simonin et d’Audiard fut une rencontre du deuxième type. Simonin était lisible, Audiard était visible. La musique participait d’Apollinaire, l’argot ressortissait à du Verlaine. Ce même Verlaine qui, dans ses Poèmes érotiques, versifiait façon poulbot :

Dans la pinette et la minette,
Tu tords ton cul d’une façon
Qui n’est pas d’une femme honnête ;
Et nom de Dieu, t’as bien raison !

Pour ceux qui ont les esgourdes en chaise longue ou des boules de gomme dans les zozores (qui entendent mal), et l’on ne cite pas les mal embouchés qui ont les vitraux bordés de jambon ou qui sont dans le noir anthracite (qui voient mal), les œuvres de Simonin appartiennent aux sons les plus mozartiens, voire les plus schubertiens, à savoir la mandoline en musique de chambre, la clarinette baveuse en solo, la grosse caisse en roulis de hanches, le violoncelle et la flûte pour des lieds en portefeuille.

Obligado (évidemment, obligatoirement), le premier livre de Simonin est un triomphe. « Un coup de tonnerre », insiste Frédéric Dard. Nous sommes alors en 1953, une année médiocre pour les bordeaux, charpentée pour les bourgognes. C’est Touchez pas au grisbi chez Gallimard, dans la « Série Noire ». Revanche sur les rosbifs. Chase et Cheyney ont moins le vent en poupe. Voilà ce qu’écrit Jean Chalmont à propos du film mis en scène par Jacques Becker, scénarisé et dialogué par Albert Simonin, dans le Guide des films de Jean Tulard[22] : « À l’inverse du film noir américain, Becker refuse la chronique sociale qui brasse malfrats et honnêtes gens pour se contenter des portraits de quelques truands dans un ghetto du milieu, où les seuls bourgeois sont soit des véreux, soit des éléments muets du décor. Ses truands à lui, qui sont ceux de Simonin, apparaissent comme des petits commerçants d’un business qui possède ses propres lois, ses codes et son cadre. Ni juge ni flic pour déranger l’ordonnancement apparent des choses : les soubresauts proviennent du milieu lui-même. »

Dans le livre de Simonin, le français non conventionnel cher à Jacques Cellard va et vole sur des partitions où les répliques s’arrondissent en bourre-pif ou en clés de sol. Pas de bémol. Au cinéma, c’est l’immense Gabin, alors en délicatesse avec son statut de star depuis la fin de la guerre, qui tient le rôle de Max le Menteur. C’est savoureux, digne du Petit Simonin illustré[23]. Il y a des harengs qui disent : « J’ai deux moulins qui tournent. Seulement en c’moment, ça dérouille moins bien. Alors j’suis obligé d’m’en occuper ou alors il faudrait que je prenne un triplard. » Il y a des dames à qui l’on attribue des réflexions bien ciblées : « Voyant où ça la menait, ce genre de gamberge, directement, elle s’était impérieusement priée de ne pas se berlurer (se faire des illusions) davantage. » Il y a des dragueurs qui réfléchissent : « Seulement, ces bagatelles protocolaires mises à part, question greluches, y avait que tchi, pas la queue d’une. » Il y a des marlous qui songent par des nuits d’été :

Les frangines peuvent aller se faire bourrer tous azimuts, t’en as rien à foutre du moment qu’elles ramènent la comptée régulièrement. Parce qu’avec elles, tu sais que si c’était pas toi qui emplâtrait cette oseille, ça en serait un autre ; que c’est leur petit bonheur, à ces mômes, de faire passer l’osier des caves dans la poche des hommes.

Le film de Becker fut une réussite. La Nouvelle Vague pouvait aller se faire engodardiser. La musique était de Jean Wiener (on l’entend parfois sur Fip), les dialogues crépitaient. Dans le livre, on avait déjà eu un aperçu de la flamboyance :

Côté plastique, faut avouer que Lucette était un peu armée : nénés ogives indéformables, cuisses fuseau grand sport ; avec la noix rondouillarde façon bébé Raynal, et une cambrure de hanche dégradé moelleux tout ce qui se fait de confortable…

Au cœur de ce savant mélange d’argot et d’adjectifs dosés, de décalage et de précision, de lyrisme et de sécheresse, on n’est évidemment pas dans l’intersubjectivité de Fichte ni dans la métaphysique de la dialectique plébiscitée par Merleau-Ponty. Simonin jongle avec les imprévus. Il ne se prend pas au sérieux. Pas de noumènes (la chose en soi) ni de prolégomènes (principes préliminaires à l’étude d’une question). On baigne dans le frichti. Dans la vérité qui est une illusion et dans l’illusion qui est une vérité, comme l’indiquait Fénelon. La preuve : le chic et le vulgaire, le voyou et le mélancolique arborent les mêmes nippes. Et Simonin, lui, reste modeste. Son œuvre est pourtant la version argotique, moderne et dessalée des Mémoires d’outre-tombe.

Pour en revenir à Simonin-Audiard, on le sait, ça marchait comme sur des roulettes, l’un écrivait l’histoire, l’autre les dialogues. Audiard, pour tout dire, défrichait, débroussaillait, virait les scories argotiques. Ce qui passe à l’écrit ne passe pas toujours à l’oral. Il fallait donc faire simple. Mettre en scène un argot que n’importe quel riflard, péquin ou galure pouvait piger. Écrire est un métier. Encore plus pour le cinéma. On doit parler de professionnalisme, mais aussi de grâce. N’importe quel couillon qui a du blé, de l’entregent et des relations n’est pas forcément capable d’écrire un scénario. Le cinéma appartient aux écrivains, pas aux producteurs qui ne rêvent de bâtir un film qu’autour d’un acteur. Truffaut ne disait-il pas que cinéma et littérature ont partie liée ?

Grisbi or not grisbi se métamorphosa au cinéma en Les Tontons flingueurs. Le cave se rebiffe, même titre à l’écran, montrait Blier, incrédule, demander à Gabin, expert en fausse monnaie : « Entre nous Dab, une supposition, en admettant que j’ai un graveur, du papier, que j’imprime pour un million de biftons, et qu’on soye cinq sur l’affaire, ça rapporterait net combien à chacun ? » Et Gabin de répliquer : « Vingt ans de placard. Les bénéfices ça se divise, la réclusion ça s’additionne. »

Réplique culte. On se gondole. Il faut avouer que c’est taillé sur mesure. La part de l’un, celle de l’autre ? Peu importe. Simonin a été un maître pour Audiard, Audiard est devenu un maître tout court. Le métier, toujours. Cent fois sur l’établi… Plus tard, en 1968, pendant qu’on glane la mer sous les pavés, Simonin publie l’extraordinaire trilogie des Hotu. On vous signale qu’un hotu est un être insignifiant pour le professeur Jean-Paul Colin et Christian Leclère du CNRS (auteurs du Dictionnaire de l’argot français et de ses origines[24]), un médiocre pour François Caradec (auteur de l’inusable Dictionnaire du français argotique et populaire[25], et une métaphore à propos du poisson à chair molle et insipide qu’on pêche en eau douce. Voilà ce qu’écrit Simonin : « Il se sentait des démangeaisons de lui tarter le beignet et une petite rancune lui venait contre Pépère d’avoir amené ce hotu. »

Bref, Le Hotu, c’est l’histoire de Johnny Belle-Gueule, un grand sabreur devant l’Éternel, toujours prêt à faire reluire une polka ou à éponger un lavedu. Mais c’est en 1977 qu’Albert Simonin publie son grand livre : Confessions d’un enfant de La Chapelle. Il ne s’agit plus des autres, mais de lui. En parcourant les pages, on sent que l’émotion lui serre le porte-plume. Extrait :

La Chapelle de mes premières années était encore un village, et à l’instar des bourgades de province, le passage d’une automobile dans ses rues y déclenchait une intense émotion, proche de la panique. Toute traction était alors animale, et le cheval, le « gail » en langage populaire, tenait la vedette dans le bestiaire parisien : lourds percherons attelés à deux aux flèches des fardiers, demi-sang dévolus aux livraisons rapides, trotteurs fringants, steppant dans les brancards des charrettes légères de la laiterie Gervais, fougueux bourdons à la robe noire tirant à quatre la grande échelle rouge des sapeurs-pompiers, gails de réforme terminant prosaïquement une carrière de monture promise à l’héroïsme, comme cheval de fiacre ou encore d’omnibus. De tout format, de toute robe, les chevaux étaient pour les tout-petits un passionnant sujet d’observation. Vite, nous apprenions à prendre un prudent recul lorsque quelque charmant bourrin, arrêté au trottoir, venait, en cataracte, à soulager sa vessie. Plus intrigante demeurait la mise en érection, sous l’effet de quelque rêverie ou du fumet d’une jument de passage, du membre des chevaux entiers, nombreux à être attelés. Fort éloignés de la puberté, et n’ayant pu sur eux-mêmes constater le phénomène, les bambins en étaient réduits aux hypothèses. Les mamans, traînant par la main une fillette, et surprises par l’impudique exhibition, pressaient alors le pas, par crainte de s’entendre poser d’embarrassantes questions. Les chiens, dits familièrement « clebs » ou « clébards », autre engeance scandaleuse, se chevauchaient gaillardement en pleine rue, au hasard des rencontres, mais paraissaient ne devoir être un objet de gêne pour les adultes qu’en raison d’un accolement par trop prolongé. Invectives et casseroles d’eau froide pleuvaient alors vite sur les clébards, victimes de leur trop grande ardeur.

C’est une autobiographie aussi célinesque que proustienne, une recherche du temps perdu qui n’achève pas sa nuit, un livre enchanté et enchantant, dont le premier tome, Le Faubourg, ne donna malheureusement pas suite au deuxième, L’évasion, pour cause de décès. Le prince de l’argot avait dévissé son billard. Dans Mes ports d’attache, Louis Nucéra écrivait : « Je me souviens d’Albert sur son lit d’hôpital, avec son visage gras et plombé, ses yeux d’où toute expression s’en était allée. Jusqu’à la fin, malgré ses souffrances et son cancer, il fit le geste de fumer. Il n’y avait plus rien entre ses doigts. » L’enfant de La Chapelle avait trouvé sa cathédrale.

Alphonse Boudard

Continuateur d’une œuvre autobiographique picaresque digne de Céline (une vie en suspension et des points de suspension !), Alphonse Boudard a connu la solitude, la dèche, la guerre, la prison, les malfrats. Une édification édifiante. « Comment ne pas rapprocher la musique de Céline de celle de Boudard ? », se demande Jacques Cellard dans l’Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours[26]. Boudard, avec humour, malice, érudition, propose quelque chose de cru et de spontané pour relater ses mauvaises fréquentations. Paris, le XIIIe arrondissement, la communale, l’hôpital, le cinéma, la riflette, les bistrots, les truands, les phénomènes, les « figures » (comme le mage du Banquet des léopards) existent essentiellement par la forme, « ce fond qui refait surface », comme disait Victor Hugo. Voilà ce qu’écrivait Frédéric Dard dans sa préface aux Vacances de la vie[27] à propos de Boudard :

Comme Céline, Boudard écrit en vers ; mais la chose ne se remarque que lorsqu’on pose son bouquin pour attaquer celui d’un autre. Musique voyouse et tendre. La pudeur ! Il en déborde jusqu’en ses plus impudiques déballages, le grand Alphonse. Il enveloppe ses violettes dans du papier de boucher. Cheval de Troie du sirop d’âme. Et les miasmes des temps lointains, il les camoufle en rigolades.

Quand on jette un coup d’œil aux livres de Boudard, son écriture ne sent pas l’effort. C’est fluide, rigolo, très français. Boudard ne décortique pas l’argot pour trouver le mot ou la locution qu’on ne trouve pas ailleurs, il argue simplement d’un langage qui chaloupe. S’il argotise parfois de manière désuète, ce qui est un coup de chapeau à Villon et ses coquillards, Vidocq et ses malandrins, c’est pour en donner immédiatement l’explication par une habile pirouette. S’il emploie le mot « cadènes », c’est pour s’empresser de vous dire que le mot date du XIXe siècle, et qu’il désigne les menottes. Avec Boudard, rien n’est dû au hasard. Ses gauloiseries d’Alphonse (souteneur en argot) ont été forgées par la lecture d’autrui. Personne ne connaissait mieux que lui l’abbé Prévost, Saint-Simon et La Bruyère, et ce n’était pas une coquetterie snobinarde de mythomane. En taule, on a le temps de lire. Certains magouillent, trafiquent, s’évadent, s’étranglent l’artiste ; d’autres bouquinent. Alphonse Boudard était de ceux-là. Sa culture de la liberté, il la doit à Fresnes et à la Santé.

Là où Céline se bat avec les mots, Boudard se bat avec des histoires. Pas d’écran de fumée : de la braise. La forme de Boudard est célinienne, le fond de Boudard est boudardien. À l’origine, il faut préciser une chose : Albert Parraz, le copain de Céline, auteur fantasque de Valsez saucisses et du Gala des vaches, fut un peu le guide d’Alphonse, son lecteur ami, son conseiller, son compagnon de tubardise, son Pygmalion. Maintenant, si l’on doit emprunter à Boudard son langage, voilà ce que ça donne :

Phonphonse, il connaît la musique, la symphonie des baigneurs, le concerto des bécas (bacilles de Koch), l’opéra du service trois pièces… Il défrise la chicorée, se met en chantier, manie le flingot, crache ses bacilles, croque la vie… les gonzes, les nénettes… À l’heure du café du pauvre, faut zoomer le citrac, jouer de la baveuse, dépeindre l’hosto… les flatulences, la douleur, le désespoir… Notre auteur ne néglige jamais les petits détails, ces trucs qui font les grandes existences. Il se méfie des cloportes, revient bessif à ses manies, sa berlue, l’essence même de l’argomuche… le fiongada, la gisquette… Le comment, le pourquoi… histoire de dérouiller Totor, mirliton et samba, le père Frappart et ses deux adjoints… Pour aboutir à quoi ? Aux saillies d’anthologie, au coup de sabre salvateur… Sans compter la plastique des poules, le cocorico des poulets… Ce qui s’ensuit, le cigare à moustache, l’andouille rabelaisienne, tout ce que ça comprend… L’allusion littéraire, la nostalgie tocarde, le portrait brossé pile poil, l’étalage du bazar… En somme, la lumineuse étendue des connaissances, du docteur Pétrus au professeur Goudron, intraveineuse de tutu, jus de coquine… La vie, ses torts, ses travers, les maraudes, les grands sentiments, les petits… vus à travers le gros bout de la roupette…

Alphonse Boudard, même si cela ne veut rien dire, quand on sait que l’on donne le Goncourt à Mazeline ou le Renaudot à Despentes, a obtenu les plus belles récompenses : la croix de guerre et la médaille militaire en 1944, le prix Renaudot en 1977, le grand prix de l’Académie française en 1995. Si l’on mélange une chouille (un peu) ces hochets, c’est qu’Alphonse lui-même les mélangeait, uniquement par pudeur, car il ne se prévalait jamais de ses titres, de ses prix ou de ses médailles. Cet esprit libre était plus sensible à l’honneur qu’aux honneurs. Sa fierté consistait surtout à être fidèle à une idée, qui n’était autre que celle de la liberté, et à l’amitié, qui est souvent le corollaire de cette liberté. Alphonse aimait tant la liberté qu’il a purgé dix ans de prison. Il n’a jamais appartenu à une école ni à un cénacle. Le seul intérêt qui le guidait était celui de l’affection, de la fidélité. Vous allez me dire : que viennent faire toutes ces considérations personnelles dans ce livre sur l’argot ? D’abord, Alphonse était un intime ; ensuite, la vie est un tout. Alphonse l’athée était un mystique, Alphonse le matérialiste était mythique. La preuve : il correspondait exactement à ce qu’il écrivait. C’est assez rare pour le signaler, car un écrivain, gros cochon vendu à toutes les charcuteries du monde, dès qu’on le fréquente, est un boudin de déception. Égocentrique, puant, paranoïaque, nombrilique, conformiste, égoïste, prétentieux, maniaque, ramenard, pervers, radin, on en passe et des plus abominables. Se fréquenter soi-même n’est pas une sinécure, quoi qu’en disent Schopenhauer, Max Stirner, Nietszche et Cioran.

Ce n’était pas le cas d’Alphonse. Le terrien était solaire. Rien cependant ne fut facile pour ce délicat qui connaissait les gros mots, pour ce raffiné qui jactait l’argot, pour ce solitaire qui aimait les autres, pour ce Casanova qui aimait sa femme. Si j’écris tout cela, c’est que j’ai bien connu Alphonse. C’était un ami. Un bon ami. Dans l’édition, il m’a mis le pied à l’étrier. J’ai appris l’argot avec mon père, ramoneur dès l’âge de treize ans, très vite au parfum des argots de métier, j’ai parfait mes connaissances avec Alphonse. Il m’a fait rencontrer des escarpes, des vrais de vrais, des tatoués, des flingueurs (comme Casanova qui a dessoudé trois types dans un bistrot), des voleurs (comme René la Canne qui se faisait la belle et séduisait les plus belles filles du monde en raison d’une virilité hors du commun), des durs (comme Jo Attia qui a été déporté à Mauthausen, qui a fait partie du gang des tractions de Pierrot le Fou et qui est mort au lit, d’un cancer, après avoir tenu un bistrot, le Gavroche, au bas de Montmartre), des méchants qui avaient le sens de l’honneur, des gentils qui avaient celui du déshonneur. Inutile de citer des noms. Les gentils, au XXIe siècle, il n’y a que ça.

Pour comprendre l’argot, il faut connaître les parcours. Ce n’est pas à l’Ena ni à Normale Sup qu’on se fait un pedigree Bat’ d’Af, style Loutrel ou Attia. Tout le monde vous le dira, il ne faut pas confondre les artificiers et les artificiels. Né à Paris le 17 décembre 1925, élevé jusqu’à l’âge de sept ans chez des paysans du Loiret, le petit Michel (il ne se prénomme pas encore Alphonse), enfant naturel, rejoint sa grand-mère dans le XIIIe arrondissement. Tout va vite. Rigolade, horions, apprentissage sur le tas. Et puis c’est la guerre. Après un emploi de typo, Alphonse s’engage dans la Résistance. Il rejoint l’armée de Pierre de Lattre de Tassigny, où il s’illustre au combat dans les Commandos de France. À ce propos, il faut signaler que le très picaresque roman intitulé Les Combattants du petit bonheur[28], récompensé par le prix Renaudot, est le miroir de cette époque. Alphonse était bidasse, il ne joue pas les rodomonts, il prend une balle dans le cul, il raconte les rigolades, les surprises, les chapardages. Extrait :

Là, ce n’était encore qu’une embrouille ce vol de vélo au-dessus d’un nid de Fridolins… pas l’irrémédiable acte qui vous scelle à la mort. On pouvait encore s’échapper du piège… s’assumer voleur plutôt que héros. C’eût été plus raisonnable… attendre quatre ans pour se réveiller les sentiments patriotiques… en même temps que tout le monde, Paul Claudel et ma concierge… le 25 août 1944… au moment où le képi du Libérateur sera bien visible, qu’il dépassera toutes les têtes sur les Champs-Élysées, à Notre-Dame… qu’il y aura plus de gourance possible.

Autre extrait, dans le même livre, qui met le doigt, si j’ose écrire, sur l’autre face de Mister Boudard, le côté hédoniste, sensuel, tringleur, amoureux de la femme et du coït, d’ailleurs bien transcrit par l’inimitable et regretté Pol Vandromme dans Journal de lectures[29] :

Au brochage il y avait Jeanne… une forte fille roulée au moule… les pare-chocs… les hanches ! Future mamelue aucun doute… sans les restrictions elle aurait peut-être déjà un cul à couver quatorze canards ! N’empêche, elle passait… elle lançait des plaisanteries… son rire qui soulevait sa poitrine, ça me laissait, moi, la gorge sèche. Je pensais à ses cuisses. Elle ne devait pas avoir de porte-jarretelles puisqu’elle se peignait les jambes… C’était devenu la mode pour remplacer les bas… l’ersatz de bronzage. Je me demandais jusqu’où elle se les peignait ses guibolles. Le mystère ? La remontée, le pèlerinage aux sources ! Elle se teignait aussi les tifs, Jeanne, elle était un peu rouquemoute… henné… on reniflait les effluves surtout pendant les grosses chaleurs. L’ensemble, ça donnait le feu au diable, le feu au cul, aux poutres, aux couilles ! Elle nous revenait dans nos pogneries encore plus que Viviane Romance, Danielle Darrieux, Ginette Leclerc ! Je parle des jeunots… et nous étions nombreux à l’imprimerie. Pour pallier l’absence des hommes presque tous en Germanie, on embauchait femmes, enfants, vieillards… invalides ! ça la rendait rayonnante, la môme, elle se gourait de toutes ces bites au garde-à-vous… tous ces désirs qui la cernaient… ces ruts sauvages… ces éjaculations solitaires ! Elle n’était pas seule à nous aguicher… mais c’est elle qui me reste accrochée dans la mémoire… un bout de jupon… un rire… la naissance de ses roberts dans le corsage. Bonne salope elle se penchait, déhanchait, elle houlait des noix, roulait le popotin… tournait presque le prosinard sous un nez aux narines palpitantes… Elle avait le faubourg magnétique.

Tout cela est gaillard, bien monté, rabelaisien, dans une tradition française qui élude la bouche en cul de poule et transcende le cul et la bouche des poules. Nous traversons ainsi les noires années de la Seconde Guerre mondiale en compagnie d’une bande de joyeux lurons qui se frottent aux extravagances du marché noir, qui rêvent de parties de jambes en l’air, qui sillonnent les choucrouteux chemins de la Germanie, qui achèvent leurs grandes vacances dans le maquis et à la Libération de Paris dans le Quartier latin. C’est rapide, solide, drolatique, touchant, farci de mortadelle, persillé de jésus.

Après la Libération, qui libère également ses penchants par trop libertaires, Alphonse commet quelques larcins par effraction. Condamné à cinq ans de prison, gracié par Vincent Auriol, il récidive et reprend sept ans. En prime, il contracte la tuberculose, ce qui lui permettra de fréquenter les hôpitaux et les sanatoriums, mais pas dans le style de La Montagne magique de Thomas Mann, on s’en doute. Durant ces longues années d’incarcération, il lit beaucoup. J’allais dire la famille, autrement dit Villon, Rabelais, Carco, Céline. Mais aussi les classiques, les sérieux, à l’image de Bossuet, de Voltaire, de Saint-Simon, de Balzac, de Dickens, de Stendhal.

En 1962, Alphonse donne un manuscrit chez Plon, avec une fiche de lecture favorable signée Michel Tournier : La Métamorphose des cloportes. Sur les conseils de Paraz, il avait coupé la moitié de son texte ! Dès lors, pour Alphonse Boudard, débute une notoriété qui ne faiblira jamais, y compris dans le cinéma, puisque son nom figurera en tant que scénariste ou dialoguiste au générique du Soleil des voyous, du Rififi à Paname ou du Solitaire. Extrait de La Métamorphose des cloportes, quand Alphonse recherche le Rouquemoute, un gars qui l’a doublé sur un casse, salingue hors catégorie, très vite balancé par Sauveur, qui n’a pas volé son prénom, puisque c’est un proxénète corse qui rêve de s’installer en Bretagne :

Sauveur, on se connaît depuis une paye, on s’est jamais voulu de mal. Lui, c’est les gonzesses sa défense. J’entends dire partout des horreurs sur les harengs, qu’ils indiquent, tueraient père et mère, mettraient sainte Geneviève au tapin. Pourtant, Sauveur, je le trouve blanc-bleu, régule sur toute la ligne, net comme un coup de parabellum. S’il m’ouvre les bras !

— Pauvre, il me dit… les enculés !

Ça s’adresse, ça, à tous ceux qui m’ont fait souffrir. Il sait aussi, connaît nos castels en province. Les plus belles années de sa vie à Fontrevault ! (prison centrale dans le Maine-et-Loire). Seulement depuis pour le faire marron, faut qu’ils se lèvent tôt les poulets ! Il leur ouvre lui-même, en robe de chambre. Le temps de se fringuer, il les suit. Ne reste jamais plus de deux ou trois mois au séchoir. Non-lieu, non-lieu, non-lieu… la collection des non-lieux ! Pour meurtre, proxénétisme, cinéma cochon, trafic de ceci, contrebande, mineurs en débauche chez le ministre !

— Je devrais avoir la légion d’honneur à titre d’innocent… Ils me font rire, veux-tu que je te dise… rire.

Au cinéma, le film réalisé par Pierre Granier-Deferre a la saveur des alcools macérés dans des chênes d’exception. Il y a Simonin au scénario, Audiard aux dialogues, Lino Ventura, Pierre Brasseur, Charles Aznavour, Maurice Biraud, Georges Géret et l’incandescente Irina Demick (superbe cochonne dans Le Clan des Siciliens) au générique. On ne rêve pas mieux. Bien sûr, apparaissent quelques taches de rouille sur la carlingue, mais ça reste équipé SP Sport pour tous les dérapages savamment contrôlés. Une tenue de route impeccable.

Alphonse était un tempérament. Aujourd’hui il n’y a plus que des températures. Des succédanés de fièvre qui, pour écrire, s’appuient sur des reportages, des documents, des faits-divers, du « people », de la médiatisation. Les derrières montent au thermomètre, les devants baissent au baromètre. Sale temps pour les guépards, grand beau pour les chacals. On perd la fesse, on patauge dans le politiquement abject. Tout cela ne veut rien dire, et pourtant ! Alphonse Boudard est mort à soixante-quinze ans. On l’avait opéré d’un pneumothorax, il ne lui restait plus que trois-quarts d’un poumon, jamais il ne se plaignait. « L’éponge, c’est l’air, l’oxygène, la respiration… » Cet enfant du siècle avait la confession hardie, l’interjection impitoyable, la galanterie audacieuse. Il en avait trop bavé pour dire aux autres ce qu’il fallait faire. Il avait inventé son langage, sa nostalgie, sa petite musique de chambre. Sa profondeur passait par une certaine légèreté. Il était le moins argotique des plus argoteux. Il caracolait dans la littérature avec une préciosité un peu coquette, qui légitime souvent le genre, et toujours avec une épatante érudition, qui faisait de lui un grand écrivain. Sous la tutelle des souvenirs, il alternait l’éclat de voix et l’éclat de rire, l’éclat de soleil et l’éclat en sanglots. Il était le dernier romantique de la langue verte. Dans Mourir d’enfance[30], le beau livre sur sa mère, il souhaitait être enterré dans « un jardin de son cœur ». Extrait :

Je suis né comme un chien dans un jeu de quilles… Quand je serai mort, qu’on me creuse un trou comme le fit Auguste dans le fond d’un jardin pour mon chien Marquis… un jardin où les petites filles du village viendront chanter le jour des prix… « Vendre les roses de mon rosier dans un joli panier d’osier »… Un jardin de mon cœur d’où je pourrai voir la route… Une torpédo s’arrêtera… en descendra un jeune, une très jeune femme, en robe courte, coiffée à la garçonne… Un léger fantôme… rien que pour moi au royaume des ombres…

J’ai connu Alphonse pendant vingt ans. Il m’avait aidé pour mon premier livre. Je le croyais immortel. En 2000, pour le réveillon, je les avais invités Gisèle et lui. Il avait appelé au dernier moment pour annuler. Alphonse Boudard n’était pas homme à annuler. Quatorze jours plus tard, Louis Nucéra m’avertissait qu’Alphonse nous avait faussé compagnie sans prévenir. Il était homme à ne pas prévenir. Il restera toujours dans le « jardin de nos cœurs ».

Frédéric Dard

« Le néologisme est la langue qui fait ses besoins », disait Frédéric Dard. Frédéric Dard a beaucoup néologisé. Dans le style « Devine qui vient s’indigner ce soir », il n’hésitait pas à jouer les potaches — à la crème ou de grosses légumes. Un homme qui dit : « Mon Dieu, que votre volonté soit fête ! » ne peut pas être complètement mauvais. « Kadhafi ? s’interrogeait-il à propos du dictateur déchu. Tripoli pour être honnête. » Frédéric Dard jonglait avec l’argot, les images et les calembours. « Le calembour représente l’unique point de jonction entre un imbécile et un génie », disait-il encore. Pour le paraphraser, il fallait en prendre et en lécher. Il écrivait six livres par an, dans la droite ligne de Balzac et de Dumas, sans jamais faire montre d’impuissance. L’impuissance, chez lui, avec San-Antonio ou Bérurier, se traduisait par : être affligé du rez-de-chaussée, être endeuillé du slip, avoir le périscope magnétique branché sur ses godasses, avoir les pruneaux au chômage, avoir un faire-part de deuil à la place du scoubidou verseur, être constipé des amygdales du bas, désamidonné du bigorneau, invertébré du membre… Et ainsi de suite. Frédéric avait le Dard triomphant.

Son nom signifiait l’épée, la vitesse, le pénis. Né en 1921 à Bourgoin-Jallieu sous le signe du Cancer, ce fils naturel de Rabelais et petit cousin d’Audiard avait tout du tricéphale. L’homme était une épée, ça dégageait côté génital, et il allait à la vitesse d’un météore. Dans Des clientes pour la morgue (1953), il écrivait : « M’est avis que si je ne me catapulte pas à cette adresse, je suis la plus belle crème de gland qui se soit jamais promenée dans une paire de godasses pointure 43 ! » Et de préciser dans Descendez-le à la prochaine (1953) : « Plus que jamais, je tiens à prévenir le populo que les mecs qui croiraient se reconnaître dans mes bouquins seraient des tocassons vaniteux. »

Leste, rigolard, franchouillard, inventif, le Saint-John Perse du langage populaire se servait de l’argot comme d’une mallette de représentant de commerce. Il déballait, bonimentait, remballait. Ludion moqueur, tendre zébulon, dans sa production phénoménale, il multiplia les piques, désorienta les tirs, dépassa la vibure du son. Dans Rue des macchabées (1954), il confiait : « Les amours ancillaires, c’est ma partie. Je préfère calcer plutôt une servante qu’une marquise, on est aussi bien servi et ça revient moins cher ! »

Issu d’un milieu modeste et venu au monde avec un bras atrophié, Frédéric Dard est d’abord stagiaire, secrétaire de rédaction, puis courtier en publicité au journal Le Mois à Lyon. C’est son oncle, mécano dans un garage, et proche du patron du canard, qui l’a pistonné. Mais tout cela est bien maigre. Dans le pays du tablier de sapeur, il ne se fait pas de gras-double. Il la saute, comme on dit en langage populaire. Seulement le jeune homme est optimiste. Bouffer de la vache enragée, ça permet de se forger un moral de taureau en acier. Olé ! Toréador de la syntaxe, Frédéric Dard écrit vite. C’est sa passion. Son premier vrai roman, Monsieur Joos, est récompensé par le prix Lugdunum en 1941. Autant dire des clopinettes. Mais c’est un premier pas. D’autant que le régional de l’étape se plonge dans la lecture de Faulkner, de Steinbeck, de Peter Cheyney (ah, Lemmy Caution !), de Simenon et de Céline.

Huit ans après ses débuts, et à la suite d’une mésentente avec le patron du journal lyonnais, il part et va s’installer aux Mureaux, dans la région parisienne. Bizarrement, ce qui va lui réussir, c’est le théâtre. Il adapte un roman de Simenon, La neige était sale, une pièce montée par Raymond Rouleau. Mine de rien, Dard le romantique est matérialiste. L’argot, pour lui, c’est l’ail dans le gigot. Un goût incomparable. Il a des idées bien arrêtées. Il veut mettre dans le même moule créations verbales, discours parodiques, ironie, allusions, pastiches, pessimisme sur l’humanité, critiques des modes et du monde moderne, et, bien sûr, une grosse pincée de langage populaire. Dans J’ai bien l’honneur de vous buter (1955), il avoue : « Moi, je suis un mec dans le genre de Musset (Alfred pour les gerces) : je prétends qu’une lourde doit être ouverte ou fermée. Lorsqu’elle n’est que poussée, c’est mauvais signe. »

La porte s’ouvre en 1949 lorsqu’il publie Réglez-lui son compte, roman policier signé San-Antonio, qui est une ville du Texas, et accessoirement le titre d’un western de David Butler, avec Errol Flynn et Victor Francen. Ce n’est pas de la daube, mais ça fait long feu. Échec. L’important, c’est d’être aux éditions du Fleuve Noir, où traficotent d’autres scribouillards aux dents longues et au style incisif : Jean Bruce et Michel Audiard. Les dés en sont jetés. San-Antonio va trinquer avec OS 117 et le titi de Montparno.

Grâce au deuxième San-Antonio, Frédéric Dard a beau schpile (avoir beau jeu). La saga est lancée, le style s’affirme. On est dans l’argot, certes, mais dans le compréhensible. Pas question d’enfumer le lecteur. Il faut préciser, à cet égard, que tous les écrivains argotiques se sont servis de l’argot, mais que l’argot ne s’est pas servi d’eux. Je veux dire par là que l’argot, pour reprendre la comparaison avec le gigot, est de l’ail troussé en juste quantité, mais surtout pas le gigot lui-même. Frédéric Dard, au même titre que Céline, Simonin, Boudard ou Michel Audiard, a bien compris cela. Dans Mes hommages à la donzelle (1952), la forme corrobore le tréfonds. Extrait :

Vous êtes bath, je lui fais. Vous allez me dire qu’il faut être une suprême crème de gland (expression souvent utilisée par l’auteur), pour balancer un compliment de cette nature à une souris, fût-elle bouchée comme un autoclave, mais je vous réponds illico que moins on se casse les bonbons avec le beau sexe, mieux ça joue.

Idem dans Laissez tomber la fille (1950) :

Les vioques vont voir si ce putain de roi de pique va ramener sa couronne dans les treize premières brèmes. Les pondeuses pensent brusquement à leurs moujingues qui sont en train de se l’accrocher.

Les jeux de mots ont les derniers maux. Dard est un bon vivant, il aime faire vivre les lettres. Dans Valsez, pouffiasses (1993), tout est « zob secret ». Dard accepte son image de gentil macho. Inutile de jouer du violoncelle, tout passe par la flûte à un seul trou. La sérénade, c’est pour les princes charmants. Dans Réglez-lui son compte, Frédéric Dard, dont les titres ressemblent parfois à des titres de westerns spaghetti, écrit : « Les événements ont toujours prouvé que si les Ritals sont fortiches pour la mandoline, il vaut mieux, dans les cas graves, compter sur un vieux soutien-gorge que sur eux pour vous soutenir. » C’est de la grosse farce. On se goberge dans la tradition de Pim, Pam, Poum, du Corniaud, des films de Steno avec Toto et Francis Blanche. Mais San-Antonio est un phénomène culturel. Les aventures du commissaire s’inscrivent dans l’imaginaire collectif des Français à l’instar des Trois Mousquetaires et d’Astérix le Gaulois. Le physique de Dard s’apparente d’ailleurs à celui de Goscinny, du valet de Porthos (Mousqueton), d’un rêveur rondouillard et madré, qui aurait plusieurs trous à son mirliton. La plupart des Français se retrouvent dans cet argotier au regard bleu piscine et aux songes de brasse papillon. On vous rappelle que Dard est cancer comme Cocteau et Francis Blanche. Tantôt solaire, tantôt lunaire, il s’inscrit dans la lignée de Céline et de Queneau. Les aventures grand-guignolesques de ses héros participent de l’inépuisable, de l’invention, de la truculence. L’aristo, le bourgeois, le prolo : tout le monde s’esclaffe. C’est le jambon beurre de premier choix.

Frédéric Dard culbute, saute et transfigure le vocabulaire. Difficile de reprendre son souffle. On se trompe ? « Je peux me gourer, mais y a que le pape qui ne se met jamais le doigt dans l’œil », écrit Frédéric Dard dans Des dragées sans baptême (1953). L’homme est chaleureux, l’écrivain est acide. Il fait dire à ses personnages ce qu’il ressent. Entre les lignes d’expressions argotiques, on se fait un shoot de doux-amer. Le polar est à la dérive, l’universel sur la rive. Les citations de Kant, de Hegel et de Spinoza restent au vestiaire. Le demeurant est demeuré, le signifiant n’est jamais signifié. Dans Deuil express (1954), on rencontre une fille qui n’a pas grand-chose dans le ciboulot, ce qui est récurrent dans les aventures de San-Antonio :

M’est avis qu’elle est en dehors du coup, la cocotte. Je le crois d’autant plus volontiers qu’elle ne semble pas avoir inventé le Coca-Cola, elle a un circuit d’eau chaude à la place du cervelet.

C’est du même tonneau que les antiques saillies de Jean Yanne, amateur d’argot à l’accent parigot et à la distinction rare, lorsqu’il lançait sur les ondes : « Celle-là, dans sa calebasse, ça fait un bruit d’évier ! »

Rappelez-vous ces années qui n’étaient pas noires, mais où le noir (comme chez le peintre Soulages) l’emportait sur les autres couleurs, car le polar avait fait de cette couleur sa couleur de faire-part, mais également de faire-valoir. Rappelez-vous les couvertures du Fleuve Noir. On en voyait des piles chez les bouquinistes. Les auteurs produisaient à la vitesse d’une mitraillette à camembert, les dessins étaient signés Gourdon. On rêvait de créatures pulpeuses, de règlements de compte impitoyables. Rappelez-vous ces titres : Tango chinetoque, Fais gaffe à tes os, Du poulet au menu, Entre la vie et la morgue, San-Antonio chez les macs. Entre La Grande Friture et Un cinzano pour l’ange noir, il y avait un air de série Z, de rayon RATP façon Bourg-la-Reine, Ici-les-Moulinés, Groslay et Bon-Pied-Bonneuil.

Plus tard, le ton s’affina. Les titres également. Nous étions en présence d’un Frédéric Dard taquin, facétieux, faussement désinvolte, amateur de friponneries, de calembours, de farces doublées de quelques attrapes. Il y eut Salut mon pope, La Vie privée de Walter Klozett, Certains l’aiment chauve, Remets ton slip, gondolier, Vol au-dessus d’un nid de cocu, Mon culte sur la commode, Baise-ball à La Baule, La Pute enchantée, Le Casse de l’oncle Tom, Ma cavale au Canada. Sans compter les titres dignes d’Ouvrard : Le pétomane ne répond plus ou De l’antigel dans le calbute. Au paradis des argoteurs, on imagine le tableau, Dard doit se bidonner en chanfrein. Avec les importants, les éminences ou les grosses têtes, il n’a jamais pu s’en empêcher : il roulait en gaudriole. C’était un Gaulois. Quand il dit que la différence entre une chaude lance (blennorragie) et une hirondelle, c’est qu’on ne peut pas attraper une hirondelle, il est dans le registre « le grand n’importe quoi », mâtiné de « la main de ma sœur dans la culotte du zouave ». Faute de grive, il peut être grivois. Et même égrillard lorsqu’il écrit : « Les seins abondants me font venir l’eau à la bite. » On est dans le paillard, synonyme de plaisanterie franchouillarde, parfois lourdingue, ce qui autorise l’odieux persifleur à renchérir : « Les dragueurs mènent une existence périlleuse : ils jouent avec leur vît. » Pour Frédéric Dard, bander est l’un des plus jolis mots de la langue de Voltaire. Cela ne l’empêche pas d’accommoder le rôti à sa sauce, de déflorer la locution et d’écrire lorsqu’un monsieur est en érection : avoir la sentinelle sur le qui-vive, faire bravo de la marionnette, hisser le grand foc, avoir le chauve à col roulé qui bombe le torse. Valsez, saucisses !

L’ami de Robert Hossein, du R. P. Brückberger et d’Albert Cohen, Suisse d’adoption, puisqu’il était installé à Gstaad dans le monde des rupins, n’avait pas des sugus dans les oreilles. On veut dire qu’il était à l’écoute. C’était un généreux. Si l’on jette un coup d’œil aux alentours dans notre monde littéraire, à part Vautrin et quelques rares nostalgiques d’Audiard, de Boudard, de Le Breton, les artificiers de la langue se comptent sur les cinq doigts du pied, pour la simple et bonne raison qu’ils écrivent comme cette partie inférieure articulées à l’extrémité de la jambe. Tenez-vous bien, le commissaire San-Antonio a connu cent soixante-quinze aventures sous l’étendard du Fleuve Noir. Dard était un fidèle, un Balzac poilu et poilant, somme toute sceptique qui, entre la Loire et l’ouvrage, déclarait : « Toutes les princesses de rêve finissent avec la bouille de madame pipi. » Dans sa comédie inhumaine, on dénombre deux cent quatre-vingt-huit romans, vingt pièces de théâtres et des œuvrettes écrites sous les pseudonymes de Max Beeting, de Frédéric Charles, de Kill Him, de Kaput, de Cornel Milk. Une telle manne tient autant de la corne que de l’abondance. Rien de commun avec nos écrivaillons ectoplasmiques contemporains, secs comme des coups de trique, couilles au corps, aussi voluptueux que des lombrics sur le point d’enfiler des porte-jarretelles. Goujon rubicond et coruscant, l’homme qui s’inscrivait dans une grande tradition de la chanson de tous les gestes frétillait dans les cours d’eau du polar. Ce Simenon de la langue multicolore avait du chou et de la fleur. L’argotier n’ergotait pas. Il suffit de l’écouter. « La ruée vers l’or ? Une partie de touche-pépites. » « Le mariage est soit une corne d’abondance, soit une abondance de cornes. » Ou encore : « J’enfile des pages et des pages avec la frénésie d’Henri III. »

Dard avait du brio, du panache. Tout ce qui manque à notre civilisation aussi chlorotique que chaotique. Dans la lignée de Raymond Queneau, il dynamisait la prose en filochant la syntaxe et en réinventant la ribouldingue, ce qui fait une moyenne avec ces « ramollots qui font Kafka dans leur culotte ». San-Antonio ne disait pas « faire d’une pièce deux coups », mais « fier d’une paire de couilles ». Vous allez me dire que c’est sérieusement orienté, mais aux jeunes générations qui s’abrutissent au mail de pays et au SMS, on conseille la lecture de San-Antonio. Pas les films, car au cinéma, que ce soit avec Gérard Barray ou Gérard Lanvin dans le rôle de San-Antonio, et Jean Richard ou Gérard Depardieu dans celui de Béru, ç’a toujours été un flop. Saucisson à l’ail et morves aux pieds. Calamiteux. Mais loin des petits marquis germanopratins qui accouchent de crottes de nez en croyant avoir le Freud sacré, on recommande Fleur de nave vinaigrette (1962) ou Tarte aux poils sur commande (1989). Ami lecteur, renifle un peu ce zef, c’est salvateur !

Michel Audiard

Le titi et l’argot, c’est comme Roux et Combaluzier, Lagarde et Michard, Alka et Seltzer, c’est inséparable. Michel Audiard était un titi. Le petit mec râleur, gueulard, insolent, grossier, accent parigot, coiffé d’une bâche, qui a connu tous les métiers, toutes les misères, saute-ruisseau ou traîne-savate, ingérable ou mal géré, tantôt coco, tantôt facho, toujours affreux jojo. Donc, réac. Disons plutôt réactionnaire au sens étymologique du mot. C’est-à-dire le type normalement constitué qui réagit lorsqu’on lui flanque un coup de pied au coup. En chimie, c’est le cas dès qu’on met deux corps étrangers en présence. On se met alors à calculer l’ordre ou le désordre. C’est soit l’enthalpie, soit l’entropie. Quoi qu’il en soit, cela n’a rien à voir avec ces foies jaunes qui restent scotchés à leur terrine, étrangers à toute réaction, de peur de choquer ou de se mettre à dos le PC. Audiard n’aimait pas le PC. On parle évidemment du Politiquement Correct, de tout ce qui ne sort jamais des ornières, de la horde gélatineuse et bien pensante qui ne sait pas dire non et qui se tire plus vite que son ombre dès que le pavillon noir se met à flotter sur la marmite.

Si « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche », on ignore toutefois où est passé Michel Audiard. Aux dernières nouvelles, il aurait pris un taxi pour Tobrouk, tout ça pour cent mille dollars au soleil, dégauchissant la bonne gâche dont il rêvait depuis une paye. Audiard ? La gouaille, bien sûr. Un dialoguiste hors pair. Mais aussi un écrivain. On vous rappelle quelques titres : Priez pour elle (Fleuve Noir), Méfiez-vous des blondes (Fleuve Noir), Massacre en dentelles (Fleuve Noir), Ne nous fâchons pas (Plon), Le Terminus des prétentieux (Plon), Mon petit livre rouge (Presses Pocket), Vive la France (Julliard), Le Petit Cheval de retour (Julliard), Répète un peu ce que tu viens de dire (Julliard), et un livre incandescent : La nuit, le jour et toutes les autres nuits (Denoël).

Comme l’indique Dominique Chabrol dans une biographie simplement intitulée Audiard[31], le râleur cynique et caustique de la pellicule, argoteur pur caouas, roi du box office, était certes « un fouteur de verbe régnant sur le petit monde du cinéma français, mais également un fou de littérature qui avait lu Proust, Céline, Aragon, Rimbaud, Marcel Aymé ». Cela fait une moyenne avec les décérébrés d’aujourd’hui qui ne jurent que par le Net, le virtuel, Cauet, le Macdo et les épisodes de Louis la Brocante. Audiard était à lui seul une langue vivante. Une méthode Assimil assimilable, le zinc et le radis beurre, tout le populo. « Un phrasé lumineusement populaire, rappelle encore Dominique Chabrol, une syntaxe patiemment refondue, un mélange de dérision, d’impertinence et de cette philosophie de comptoir qu’il débusquait dans les bistrots de quartier. Il était l’aîné de la trinité Audiard-Boudard-Dard, l’ABC de la langue verte, qui avec des noms pareils firent dare-dare de l’argot un art. »

Mais le titi avait des ennemis. L’enfant du bon Dieu un peu canard sauvage qui faisait dire à l’irremplaçable Bernard Blier à propos de Françoise Rosay : « Messieurs, si je vous ai arraché à vos pokers et à vos télés, c’est qu’on est au bord de l’abîme. La maladie revient sur les poules. Et si j’étais pas sûr de renverser la vapeur, je vous dirai de sauter dans vos autos et de filer comme en 40. Le tocsin va sonner dans Montmartre, il y a le choléra qui est de retour, la peste qui revient sur le monde, Carabosse a quitté ses zoziaux, bref, Léontine se repointe… », eh bien, cet enfant du bon Dieu fut diabolisé pendant une longue période de son activité. Dialoguiste des Tontons flingueurs, du Cave se rebiffe, d’Un singe en hiver, de La Métamorphose des cloportes, du Professionnel, du Marginal, des Morfalous (quand Marie Laforêt voit son mari se faire électrocuter en urinant sur des câbles, elle dit à Jean-Paul Belmondo : « C’est la première fois qu’il fait des étincelles avec sa bite ! »), il fut aussi celui de Garce à vue et de On ne meurt que deux fois. Il avait plusieurs arcs dans ses cordes. Si l’homme de la proximité n’aimait guère la promiscuité, sa verve et son argot avaient grandi sur le macadam. Faiseur de bons mots, pistolero sarcastique aux répliques multispires, réalisateur de sept films qui n’ont rien d’impérissable, il déclenchait la ire de certains intellos de gauche, de la presse de gauche, de la bourgeoisie de gauche. En fin de parcours, il a eu beau collaborer au Matin de Paris, journal de gauche, Audiard était trop gauche pour être malhonnête.

Trente-cinq ans de cinéma et cent sept films au compteur. Qui dit mieux ? Il est évident que ça excitait les convoitises, attisait les jalousies, fourbissait les aigreurs. D’autant qu’à cette époque, loin des ventres mous de la bien-pensance et de la repentance à tout propos, Audiard ne donnait pas toujours dans la dentelle. Un jour, Gabriel Macé écrivit dans Le Canard enchaîné :

M. Audiard n’écrit pas : il glaviote sur les écolos, la gauche en général, et volontiers dans la soupe : l’anticonformiste est chevalier de la Légion d’honneur. M. Audiard a choisi de glavioter sur la liberté de la presse qui « envahit les journaux au point de s’y croire chez elle ». Une diatribe particulièrement dégueu, et qui campe bien le personnage : M. Audiard s’en prend aux journaux qui osent dénoncer les scandales politiques et bien entendu, il évoque l’affaire Salengro.

Du brutal, comme disent les tontons attablés autour d’un antigel de derrière les fagots, en train de tartiner des canapés, pendant que la nièce de Fernand (Lino Ventura) fait sa boum avec les copains de son âge. En guise de réponse, Audiard compare aussitôt Gringoire (journal collabo) et Le Canard enchaîné. Macé réplique en l’accusant d’antisémitisme : « D’accord, Lazareff était juif. Comme Céline, M. Audiard ne les aime pas : qui n’a pas en mémoire cette réplique de L’Entourloupe, film de Gérard Pirès, dialogué par cézig, et visant le pif d’un démarcheur en bouquin israélite : “Vise un peu : quel trottoir à mouches !” On rit. » Et ainsi de suite.

« Audiard canonnait au gros calibre », rappelle Philippe Durant dans Michel Audiard, la vie d’un expert[32]. On trouve les mêmes appréciations dans Audiard par Audiard[33] et Michel Audiard, les grandes étapes du p’tit cycliste, de Jean-François Doisne[34]. Ne faisait-il pas dire à l’un de ses héros : « Si t’as pas de grand-père banquier, veux-tu m’dire à quoi ça sert d’être juif ! » À propos d’Audiard, Gérard Depardieu déclarait : « Michel fait partie de ces gens qui avaient un verbe, une poésie d’une beauté extraordinaire. Il ne représentait pas seulement une époque, mais aussi une sensibilité dont j’ai hérité. C’est avec elle que je continue de faire ce métier. » Et Jean-Paul Belmondo d’ajouter : « Avec lui, le métier de dialoguiste a un peu disparu et c’est regrettable. Le public va au cinéma pour admirer les auteurs, certes, mais aussi pour les écouter ; et il préfère entendre des répliques foudroyantes, que des fac-similés de banalités quotidiennes. »

Quitte à choquer, tant pis. C’est dans l’excès qu’on se révèle, pas dans le feutré. Monsieur de Talleyrand, belle fripouille fardée, pensait que « tout ce qui est excessif est insignifiant ». Eh bien non, le diable boiteux boitait encore plus, car c’est bien connu, tout ce qui est insignifiant est excessif. Au cinéma, comme dans la littérature, quand tout paraît naturel, c’est que c’est travaillé. On dit que ça coule de source. « C’est simplement chiadé », disait Audiard. Une belle langue argotique n’est pas la vérité, elle est le reflet de cette vérité. C’est ce petit rien immense qui fait qu’un tableau, un film, un livre, peut devenir une œuvre d’art. On le sait, Audiard maniait l’argot avec allégresse. Il lui tordait le cou, se l’appropriait, lui faisait un enfant dans le dos. C’est ainsi qu’il repartait au charbon. Si on lui reprochait d’utiliser la langue verte à outrance, il répondait qu’il se servait d’une langue inventée qui pouvait sonner comme de l’argot, mais qui, dans une certaine démesure, et non pas dans une certaine mesure, était transcendée. Pour se faire une idée, voici quelques répliques célèbres, où l’argot est le piment qui alimente le feu, une sorte d’adjuvant qui renforce la médication textuelle.

Dans Le Guignolo, Jean-Paul Belmondo parle de son irrépressible aptitude à charmer les dames : « Je ne séduis pas, j’envoûte ! »

Dans Les Tontons flingueurs, excédé par la présence d’Antoine (Claude Rich), Fernand Naudin (Lino Ventura) annonce à sa nièce, dans une rage contenue : « Patricia, mon petit, je ne voudrais pas te paraître vieux jeu et encore moins grossier — l’homme de la pampa, parfois rude, reste toujours courtois —, mais la vérité m’oblige à te le dire : ton Antoine commence à me les briser menu ! » Et là, Antoine, face à l’inculture de Fernand, suggère poliment : « Monsieur Naudin, vous faites sans doute autorité en matière de bulldozers, tracteurs et caterpillars, mais vos opinions sur la musique moderne et sur l’art en général, je vous conseille de ne les utiliser qu’en suppositoires. »

Il n’y a pas de mots d’argot, mais c’est la forme générale qui est argotique. Et donc comique.

Au sujet des Tontons flingueurs, on pourrait citer tous les dialogues du film, tant c’est drôle et savoureux, tant ça virevolte, vibrionne et papillonne. En ce qui concerne l’argot chez Audiard, il faut noter la pertinence des remarques de Jean-Luc Denat et de Pierre Guingamp dans Les Tontons flingueurs et Les Barbouzes[35] : « La langue des gens du mitan n’est pas à la portée du profane. Il faut donc l’adopter pour la rendre compréhensible du plus grand nombre. Si l’on compare le vocabulaire du film à celui du roman dont il est tiré, Grisbi or not grisbi d’Albert Simonin, on a une idée de l’édulcoration opérée. Rares sont, en effet, les mots d’argot ou à consonance argotique, qui sont passés du livre au film. On découvre décambuter, flambe, cave, charre, perdreau, tapin. En revanche, les laissés pour compte sont tellement nombreux qu’il serait fastidieux d’en faire la liste. Citons tout de même, à titre d’exemple, sirop pour tripot, rif, vanne, enquiller, pante, traczir, fion, ébouser (assassiner), gluk (chance), duce (signe de connivence), trèpe, goder, etc. Cette épuration était nécessaire. Car même si certains mots sont passés dans le langage courant (le plus souvent en se déformant), la plupart des termes d’argot demeurent hermétiques. »

Cela étant, on ne peut pas dire que Les Tontons flingueurs flirtent avec une langue digne de Mme de La Fayette ou du prince de Ligne. Mais le cocasse n’empêche pas la préciosité. Une langue précieuse est une langue tonique. C’est le soda de la rhétorique. Une langue verte ensoleillée par des aubes linguistiques. L’aphorisme pullule, l’euphémisme fleurit, la métaphore bouillonne. Lorsque Raoul Volfoni (Bernard Blier) peste contre Fernand Naudin (Lino Ventura), s’apprêtant à déposer une bombe à retardement chez lui, il dit à son frère (Jean Lefebvre) : « Alors ? Y dort le gros con ? Bah y dormira mieux quand il aura pris ça dans la gueule ! Il entendra chanter les anges, le gugusse de Montauban. Je vais le renvoyer tout droit à la maison mère, au terminus des prétentieux ! », on ne peut qu’éclater de rire. La situation, les mots, le phrasé, le physique de Blier, tout concourt à une partition magistrale, digne de Molière ou de la Commedia dell’arte. Et Raoul Volfoni, déjà, lors d’une scène précédente, après avoir pris un coup de poing dans la figure de Lino Ventura, lequel chantonnait « Happy birthday to you », disait à Jean Lefebvre :

— Non mais, t’as déjà vu ça ? En pleine paix ? Il chante, et pis crac ! un bourre-pif. Non mais, il est complètement fou ce mec ! Mais moi, les dingues, je les soigne ! J’m’en vais lui faire une ordonnance, et une sévère ! J’vais lui montrer qui c’est Raoul ! Aux quatre coins d’Paris qu’on va l’retrouver éparpillé par petits bouts façon puzzle ! Moi, quand on m’en fait trop, j’correctionne plus, j’dynamite ! J’disperse ! J’ventile !

Nouvelle rigolade. Auparavant, Jean Lefebvre, avec sa tête de faux-jeton, avait prévenu Lino Ventura :

— Écoute, on t’connaît pas, mais laisse nous t’dire que tu t’prépares des nuits blanches, des migraines, des nervous breakdown, comme on dit de nos jours.

Vu son format, et vu celui de Ventura, on se dit qu’il n’a pas tenu compte de l’histoire racontée par Jean-Paul Belmondo à l’héroïne de 100 000 dollars au soleil, en camion, à propos d’un cocufieur musclé et d’un cocu maigrichon :

— Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent.

Ce même Jean Lefebvre, dans Ne nous fâchons pas, parfait emmerdeur, chaperonné par Lino Ventura et Michel Constantin, deux anciens du mitan, provoquait des paroles vengeresses du style : « Le flinguer, comme ça, de sang-froid, sans être tout à fait de l’assassinat, y aurait quand même un cousinage. » Cela nous fait penser qu’Audiard détestait les cons et qu’il le clamait bien fort, même si, pour paraphraser Sartre, on est toujours le con de quelqu’un. Dans Les Tontons flingueurs, la réplique célèbre : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. » Dans Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages : « Un pigeon, c’est plus con qu’un dauphin, d’accord, mais ça vole ». Dans Le Pacha : « Quand on mettra les cons sur orbite, t’as pas fini de tourner. » Dans Le Guignolo : « Vous savez quelle différence il y a entre un con et un voleur ? Un voleur, de temps en temps, ça se repose. » Ou encore : « Si la connerie n’est pas remboursée par les assurances sociales, vous finirez sur la paille. » On pourrait dévider l’écheveau à loisir, agrémenter le florilège à l’infini. Les scènes d’anthologie se succèdent. C’est le label Audiard.

La scène de la cuisine dans Les Tontons flingueurs reste gravée dans tous les esprits, même dans ceux des ayatollahs du cinéma d’art et d’essai. Tandis que les tontons beurrent les toasts en cherchant un terrain d’entente, et alors que la nièce de Lino Ventura a organisé une surprise-party, une jeune fille déboule dans la cuisine, réclame du whisky et, apercevant une sacoche pleine de billets, tente de mettre la main dessus. Francis Blanche s’écrie : « Touche pas au grisbi, salope ! » Quelques minutes plus tard, puisqu’il est question de boisson, Francis Blanche propose : « Le tout-venant a été piraté par les mômes. Qu’est-ce qu’on fait ? On se risque sur le bizarre ? » Il sort un gros flacon d’un placard. Robert Dalban, le serviteur, dit : « Vous avez sorti le vitriol ? » On sert, on s’étudie. Puis on goûte. Silence. « Faut reconnaître, c’est du brutal », dit Bernard Blier. « J’ai connu une Polonaise qui en prenait au petit-déjeuner », observe Lino Ventura. Puis, deux secondes après : « Faut quand même admettre, c’est une boisson d’homme… » Jean Lefebvre fait remarquer, les larmes aux yeux : « J’y trouve un goût de pomme. » Réponse de Francis Blanche : « Y en a. »

Et ainsi de suite. Des mots de pur argot, mais une mélodie qui n’est pas en sous-sol. De l’universel. Du langage de tous les jours, saisi et déglacé au poil près. On pourrait citer aussi Les Barbouzes, Ne nous fâchons pas, Le cave se rebiffe, tout ce qui est un peu policier, un peu aventureux, un peu grotesque. Mais le script doctor Audiard, ami de Claude Sautet, avait également participé à des films comme Le fauve est lâché, Ma femme est formidable, Caroline chérie, Destinées, Sale temps pour les mouches, etc. Il était même aidé par des nègres tels qu’Albert Simonin, Jean Herman (Jean Vautrin), Dominique Roulet, Jean-Marie Poiré, etc. Audiard était le Dumas du populo, le Jacques Laurent de la pellicule.

Né le 15 mai 1920 à Paris, au 2 de la rue Brézin, dans le XIVe arrondissement, il fut tour à tour cycliste, soudeur à l’arc, opticien, vendeur de journaux. Et même journaliste lorsqu’il tint une chronique régulière au Matin de Paris. Lui qui se drapait dans la dignité des petites gens, il ricanait pour mieux se cacher. N’était-il pas voué aux gémonies d’une vulgarité structurelle et racoleuse ? On le devinait. Sous l’enveloppe de Sganarelle perçait Pierrot. Audiard aimait la vie et la vie ne l’aimait pas toujours. « Je me contente de participer à l’amusement général », disait-il. Et il y participait bigrement lorsqu’il écrivait les dialogues de Rue des prairies, de Mélodie en sous-sol, de Pile ou Face, de Canicule, d’après Jean Vautrin, de Week-end à Zuydcoote, d’après Robert Merle, de Flic ou Voyou, d’après Michel Grisolia, de La Table-aux-crevés, d’après Marcel Aymé. Bien sûr, certains disaient qu’Audiard était parfois répétitif dans les plus de cent films qu’il a défendus et illustrés à la manière d’un Clément Marot de la langue populaire, usant de ficelles dont les nœuds n’étaient pas toujours très coulants. Certains disaient aussi qu’il était trop libertaire, trop célinien, trop cynique, qu’un dialoguiste aux ambitions d’auteur est une chose qui participe à la fois du monstrueux, du naïf, de l’absurde, de la facétie. Certains disaient tout simplement que c’est injuste, qu’Audiard aurait dû entrer à l’Académie française. Mais Audiard ne cirait pas assez les grandes pompes. Comme il est rappelé dans Pile ou Face : « La justice, c’est comme la Sainte Vierge. Si on ne la voit pas de temps en temps, le doute s’installe. »

Le doute s’installa dans l’esprit d’Audiard lorsque son fils François fut tué dans un accident de voiture. Plus que le doute, la douleur. Cela peut donner l’envie d’être monstrueux, naïf, absurde, facétieux, distant, injuste, sarcastique, tout à la fois. Cela donna aussi un livre superbe : Le jour, la nuit et toutes les autres nuits[36]. Un livre d’argot, d’émotion, de souvenirs qui palpitaient comme un nid de tourterelles, le récit angoissant d’un voyage au bout du désespoir, où l’on retrouvait l’influence des deux écrivains qui ont le plus compté pour Audiard : Artaud et Céline. Extrait (début du livre) :

Déjà la Seine charrie des poissons morts. Il n’y a plus qu’à s’asseoir sur un banc et attendre. La fin du monde est pour dimanche. Le plus tôt sera le mieux. Ils ont tondu Quenotte le dernier jour d’août 44. C’est déjà loin, mais je me souviens. Je me souviens de tout. On l’appelait Quenotte à cause de ses incisives qui lui donnaient une drôlerie d’écureuil. C’était une gentille et fidèle amie. Ses parents tenaient un « Charbons, Vins, Liqueurs » rue Saint-Jacques, tout près du Val-de-Grâce. Il y avait des margotins et de l’anthracite dans la petite vitrine et une porte verte.

La bombe, l’énorme, la Super H, pétera un de ces matins ! C’est sûr, c’est écrit. Et pas dans les tarots ! Écrit dans le Grand Livre où tout est consigné : la pomme, Eurêka, la marmite, la roue, la dynamite, e = mc2. Il en ressort très net, du Grand Livre, que, depuis la brouette, l’homme n’a jamais rien inventé pour rien.

En attendant la mise à feu — alors que le compte à rebours déjà virule dans les encéphalites intégrées —, il paraît indispensable d’énoncer les règles de ce qui, sinon pourrait avoir l’apparence d’un jeu… car je n’ai pu du tout l’esprit à jouer… un certain temps déjà que je ne joue plus… à rien… depuis qu’une auto jaune a percuté une pile de pont sur l’autoroute du Sud et qu’un petit garçon est mort. C’était par une matinée de grand vent. Voilà. Oui, voilà. J’essaierai de ne plus en parler, mais, et c’est pour cela qu’il est nécessaire de se bien comprendre, quoi que je dise, vrai ou faux, ce sera toujours du petit garçon qu’il s’agira…

En 1981, lorsque sortit au cinéma Garde à vue de Claude Miller, étonnant huis clos où s’affrontaient Serrault et Ventura, sans argot ni sarcasmes, avec pudeur et subtilité, on cessa d’attaquer Audiard. Il fallait beaucoup de tact pour traiter cette histoire d’assassin d’enfant. Et du tact, Michel Audiard en avait. Des bistrotiers ne l’appelaient-ils pas « l’aristocrate des petites gens » ? Pour la peine, on considéra l’auteur populacier de Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas… mais elle cause d’une autre manière. C’était trop tard. Amputé de sa jeunesse et de cette postérité qui, selon Céline, se résume à un discours aux asticots, Audiard n’en eut cure. Quatre ans plus tard, la mort l’attendait au détour d’une brune sans filtre. Le canard sauvage avait pris son envol. C’était un enfant du bon Dieu.

Auguste Le Breton

Il est breton et s’appelle Montfort. On aurait pu le surnommer Montfort le Marlou, mais pour simplifier, comme le Rital, le Corsico ou le Tatoué, c’est devenu Le Breton. Auguste Le Breton. Un vrai de vrai, qui a d’ailleurs écrit des dictionnaires d’argot : L’argot chez les vrais de vrai[37], Argotez, argotez[38], et qui, ainsi que l’a écrit un de ses admirateurs, a eu une « enfance pourrave ». Un père clown, un auguste (d’où le prénom du fiston), tué en 1915, une mère qui l’abandonne. Né en 1913 à Lesneven, un chef-lieu de canton du Finistère, Auguste Le Breton n’a pas eu de foin dans les bottes. Le foin, il s’en occupait avec les vaches qu’il gardait dans une ferme. À huit ans, il est adopté par les Pupilles de la nation. On le conduit dans un orphelinat de guerre. La cerise, comme disait Boudard. La scoumoune, comme disait José Giovanni. Ou encore la guigne, la mouise, la poisse, la dégoulinante, le chrome, la mouscaille, la merdouille. Les malheureux comme le petit Auguste, ce sont des rebuts à qui l’on ne demande pas leur avis. Des gens qui n’ont pas été élevés à Saint-Jean de Passy, dans les beaux quartiers où l’on joue à se prolétariser, à s’envoyouter, à se donner un genre. Il était tranquille dans sa ferme, le petit Auguste. Pourquoi l’a-t-on enlevé à sa quiétude pour le dresser, l’embrigader, et lui donner une malchance de tourner délinquant ? À la ville, la zone fut son quotidien. Mais il fallait s’en sortir. Seul, comme le pistolero de la rivière rouge.

Auguste Le Breton a écrit un beau livre sur son enfance : Les Hauts Murs[39], adapté à l’écran en 2008. On ne parle bien que de ce que l’on connaît. Après une fugue de l’orphelinat, on le flanque dans un centre d’éducation surveillée. En d’autres termes, une maison de redressement. Terminée, la rigolade. Un peu plus, et il tournait mal, a-t-on allégué. Mais la rétorsion, parfois, n’obtient pas forcément de bons résultats. Plus on vous contraint, plus vous vous révoltez. Face à l’implacable, Auguste se veut impeccable. Il dérape quand même. C’est le sujet de La Loi des rues[40].

Ado, Auguste Le Breton ne fréquente pas les beaux établissements. Son éducation, c’est le pavé. Il est couvreur, terrassier, bookmaker. Il apprend l’argot au contact de la pègre de Saint-Ouen. Débrouillard, il possède des parts dans des tripots. Il est « Le Breton ». Comme il refuse d’en croquer avec les collabos de la Carlingue (la pègre au service de la Gestapo), il fait la guerre du bon côté. On lui attribue la Croix de guerre. Il se marie, fait une fille à sa femme et écrit son premier livre en 1947, ce fameux Les Hauts Murs, récit d’une expérience qui l’a traumatisé à vie.

La carrière de Le Breton est lancée. Mais le vrai big-bang, le déclic financier, c’est Du rififi chez les hommes. Publié en « Série Noire » chez Gallimard, comme plus tard Razzia sur la chnou et Le rouge est mis. Le Breton est immédiatement consacré vedette du polar à la française. On est en 1953. J’ai du bol, je suis né cette année-là, quand la série Rififi a été lancée. Elle devient l’un des fers de lance des Presses de la Cité. Rififi est une marque déposée. C’est la propriété de son auteur.

Comme Le Trou de José Giovanni[41] mis en scène par Becker, Du rififi chez les hommes devient un film. Réalisé par Jules Dassin, avec Jean Servais (qui faisait le méchant dans L’Homme de Rio) et Magali Noël (l’égérie pulpeuse des films de Fellini). Succès fulgurant. La patte de Dassin, ce n’est pas de l’anodin. Et là, on est dans le sérieux. On se familiarise avec l’argot des hommes, du Milieu. Pas d’humour. Auguste Le Breton ne sera jamais un rigolo. Dans son livre, c’est direct. Il ne s’embarrasse pas de circonlocutions. Exemple :

Ida ne s’attardait pas sur le clille. Elle encaissait l’oseille, épongeait le branque, et hop ! fonçait remettre le couvert avec un autre.

Il y a pourtant des passages où l’on sourit, plus à cause de l’argot lui-même que de l’action, ce qui prouve que l’argot appartient aussi au domaine du rire, involontaire ou non. Exemple :

Au comptoir, perchées sur des tabourets, deux nanas se laissent pincer les noix par des corniauds en goguette.

Les mots « noix » et « corniauds », associés dans ce contexte, forcent le sourire. L’argot faisant partie du domaine de l’interdit, on ressent une sorte de défoulement jubilatoire lorsque les mots ou les expressions giclent. Auguste Le Breton, qui prétendait avoir inventé le verlan (l’envers), signe des passages dans ce langage aujourd’hui revendiqué par les zarbis de banlieue. Suite du précédent extrait :

L’une d’elles jeta un coup de sabord sur une équipe de mirontons qui venaient de soulever la tenture bleue de l’entrée et murmura à sa pote :

— Te détronche pas, Lily, la Mondaine…

Pour que les caves qui les serraient de trop près n’entravent pas, elle ajouta en verlan :

— Qu’est-ce qu’ils viennent tréfou les draupers à cette heure-ci ? Pourvu qu’ils fassent pas une flera. Ça serait le quetbou : j’ai pas encore gnéga une thune.

Les temps changent. De nos jours, n’importe quel Raymond pige le verlan. C’est chic, mode, snob. Les bobos se gargarisent tous les matins au verlan. C’est le Synthol de leur rhétorique. L’argot, par contre, c’est coton. Celui qui rouscaille bigorne façon Vidocq, Bruant ou Le Breton fait flanelle. C’est un bouffon. Un cassos, comme on dit maintenant. Les grands argotiers, à l’instar des grands argentiers, ont saisi la manipe. C’est presque une histoire de recyclage. On a beau être piqué, il faut vivre avec son taon !

Dès qu’on a un filon, on ne le lâche plus. Après Du rififi chez les hommes, il y a Du rififi chez les femmes, Du rififi à Tokyo, Du rififi à Paname. Les trois sont adaptés au cinéma. Le dernier est tourné par Denys de La Patellière, avec Alphonse Boudard aux dialogues, Jean Gabin, Mireille Darc et George Raft au générique (eh oui, le gangster mythique de Scarface et de Certains l’aiment chaud !). Hélas, nobody is perfect. Ces suites vieillottes et sans relief n’ont aucun intérêt. On peut dire que c’est aussi le lot de l’argot. Le trop est l’ennemi du bien. Tout un livre en argot tient plus de la curiosité archéologique que du joyau littéraire. On s’ébaubit à la lecture de certaines ballades de Villon, mais de vous à moi, c’est parfois abstrus, souvent lassant. C’est la visite au musée. On consulte certains textes argotiques comme on va voir le trésor de Toutankhamon. Si le côté hiéroglyphe fascine toujours, le côté grand disparu également. On ressent une espèce de sympathie polie et compatissante, pour ne pas dire condescendante, à l’égard d’un genre dinosaurien qui, comme on le disait autrefois, appartient au « cinéma de papa ».

Certains joyaux prennent du carat (de l’âge), d’autres restent intemporels. Auguste Le Breton, malgré Le rouge est mis, mis en scène par Gilles Grangier, avec Jean Gabin et Lino Ventura, Razzia sur la chnouf, un vrai bon polar adapté par Henri Decoin, avec encore Gabin et Ventura, puis l’inaltérable Clan des Siciliens, adapté par Henri Verneuil et José Giovanni, avec Gabin, Ventura, Delon et la musique d’Ennio Morricone, n’est plus en vogue. La vie littéraire est ainsi faite. Certains chefs-d’œuvre ne passent pas à l’écran, certains livres passables deviennent des chefs-d’œuvre. C’est injuste. On se souvient des films — moins des livres.

Le Breton était parfois désuet. Un jour, José Giovanni m’a raconté qu’ils avaient à « causer ». Il était question de cinéma. Giovanni était avec sa femme, Le Breton avec la sienne. À un moment, Le Breton s’est tourné vers les épouses et a dit : « Laissez-nous, on doit parler entre hommes… »

L’écrivain se prenait parfois pour le dur qu’il n’avait jamais été : un côté vieillot, démodé, suranné. L’œuvre de Le Breton pâtit de ce constat : ce n’est pas curieux, ce n’est plus qu’une curiosité. L’argot, qui n’est pas un long fleuve tranquille, doit être une langue vivante, pas une langue morte. L’humour adjacent, le clin d’œil, le jeu de mots, le langage populaire, la pirouette, tout ce qui fait qu’on « pine à la fortune du pot », même si le milieu décrit est la pègre, doivent exister et nourrir le mariage de la carte et du tapin ! Extrait de Razzia sur la chnouf :

C’matin, mon doublard est resté pointé à la barbote (visite médicale des prostituées). Une de ses potes m’affranchit. On l’a gardée. Pour des boutons qu’le toubib a dit. À la chagatte ! Tu parles… Comme si ça empêchait la môme d’éponger des michetons.

Extrait de Le rouge est mis :

Lisette n’avait plus son berlingue. Elle l’avait perdu dans les bras d’un jeune gigolpince à moustaches cirées. Ils n’avaient pas tort les barbeaux qui renaudaient contre ces petites connasses ! Elles grillaient les femmes de métier. Après leur turbin, pas rare qu’elles écrèment un micheton pour que dalle.

Cette mode du polar des années 1950-60 a fait florès. Surtout dans le registre sérieux. Quand on parlait l’argot, c’était pour ne pas être compris du patron et des non-affranchis. Quand on écrit trop en argot, on prend le risque de ne pas être compris par le lecteur. L’argot doit faire rire, au même titre que le langage populaire. Le français n’est pas du franglais, il doit conserver des expressions populaires telles que : « Il travaille du chapeau », « J’ai l’os du foie qui me fait mal », « Il a l’air d’un accident de chemin de fer », « Les yeux qui croisent les bras », « Les pieds en bouquet de violettes », « Les yeux bordés d’anchois », « C’est pas le frère à dégueulasse », « Chaque pot a son couvercle », « Il mange avec les chevaux de bois », etc. En matière d’argot, il faut faire comme Boudard et Simonin. Sous couvert de drôlerie ou de digressions appropriées, tantôt ils donnent la signification du mot bizarre, tantôt, du fait même de l’action, ils rendent le mot lumineusement compréhensible. Cela existe même chez Le Breton. Exemple dans Le rouge est mis :

Les petits boulots avaient des roupanes à trois thunes sur le cul, mais ça faisait rien. Girondes qu’elles étaient, dans leurs robes imprimées. Elles frappaient le trottoir de leurs hauts talons et bagotaient vers leurs rencards.

On comprend qu’il s’agit de filles qui vont vers leurs rendez-vous, non ?

Auguste Le Breton est de l’époque Casque d’or. Il dit lui-même à propos du Rififi chez les hommes :

J’offre ce livre à mes involontaires professeurs d’argot, à tous ceux avec qui j’ai vécu : aux élèves de l’Orphelinat de guerre où j’ai poussé, aux pupilles du Centre de Redressement où j’ai grandi, aux arsouilles des rues avec qui mes dix-huit ans ont souffert, ri, haï, aimé, volé… Puis aux ouvriers couvreurs, plombiers, briqueteurs, dépanneurs d’ascenseurs qui, tout en m’instruisant à leur façon, ont tendu vers mon adolescence sans espoir leurs amicales mains rudes.

Le Breton résume parfaitement la situation. Tout est une question d’air du temps. Hier, les clients réclamaient de l’argot ; aujourd’hui, du franglais et du verlan ; demain, du chinois et du bambara. La roue tourne. Messieurs dames, on vous offre ce que vous voulez ! L’argot, ou plutôt le langage familier et populaire, n’échappe pas à la règle. Et l’on se fiche éperdument que quelques binoclards frustrés tartinent des pages et des pages sous le double patronage de l’université et de l’universalité. Quand Le Breton écrivait Fortif’s[42], sur les fortifications de Paris, c’était du doc, du reportage, le témoignage d’une époque révolue. Le Breton, un peu à la manière de Richard Bohringer, d’un bateleur et d’un bonimenteur, prévient du reste son lecteur :

Je dédie ce livre à mes jeunes frères cadets les loubards. À ceux et à celles des grandes villes inhumaines, aux Sans Rien. À ceux et à celles des banlieues sinistres pourvoyeuses en tribunaux. À ceux et à celles des cités bétons telle Sarcelles où le regard se heurte au ciment gris qui préfigure celui des centrales de force et de correction. À toutes et à tous les éternels réprouvés avec ma fraternelle amitié.

On ne nous enlèvera pas de l’esprit qu’il y a un côté antique là-dedans. L’argot bouge à toute vitesse, il est insaisissable. Dès qu’il se fixe quelque part, il rouille. Comme on dit en langage pro, c’est une affaire de brocassou, de chiftire, d’entomologiste de la biffe et de la chine. Même quand il y a du sentiment, ça date. Et encore plus quand ça tourne lyrique aux entournures, adjectifs en prime. Extrait de Fortif’s :

Dieu qu’elle était gironde avec ses yeux immenses, d’un mauve violet dans son pâle visage ! Qu’elle était belle avec ses cheveux courts, luisants, bien peignés, qui sentaient la jeune sève. Avec ses seins menus et hauts que la respiration saccadée soulevait sous le chemisier d’une teinte qui rappelait ses prunelles. Et ses jambes ! Ses belles cannes longues, merveilleusement galbées, tant mises en valeur par la soie noire des bas ! Et sa taille à serrer entre deux mains qui ensuite pouvaient s’évaser, glisser pour suivre la splendide courbe des hanches. Et sa chute de reins dévoilée par la jupe bleu foncé en satinette. Pas mal d’arsouilles s’en pourléchaient les babines. Mais pas touche. Terrain défendu. Les mecs avaient pas envie d’affronter le grand canaque. Ils n’étaient pas bonnards pour se faire rectifier le portrait. Ce qui ne les empêchait pas… hypocritement… en cachette de Poincaré… de la déloquer… de lui faire ouvrir les cuisses… de la forcer… de la… Oh ! comme ce serait choucard de pouvoir se la mettre sur le panais !

L’extrait nous montre que, malgré l’influence célinienne, Auguste Le Breton n’est pas forcément un styliste. Au contraire des mémorialistes Audiard et Boudard, il raconte une histoire qu’il s’approprie parfois, mais dont il s’exclue souvent. Idem pour Simonin. Il faut s’impliquer. Ou posséder un sacré tour de main.

L’important, dans cet extrait, c’est la connotation sexuelle. L’immortalité de l’argot passe par cette figure obligée. Bon nombre de dictionnaires ont abordé cet inépuisable sujet, dont le fabuleux Dictionnaire érotique de Pierre Guiraud[43] et l’anecdotique L’Argot d’Éros de Robert Giraud[44]. Même le chanteur Pierre Perret y est allé de son couplet. Images et métaphores des horizons et des disciplines les plus inattendus sont dignes de la génération spontanée. On ne sait plus quoi en faire. Le sexe passionne, il motorise le langage argotique, amuse le péquin, fait fantasmer le coquin. Dans ce domaine aussi concis que circoncis, la pérennité de l’argot est assurée. On dénombre des dizaines de mots pour désigner les parties sexuelles de l’homme et de la femme, ainsi que les gymnastiques diverses et variées auxquelles ils se livrent. Des auteurs tels qu’André Hardellet, Jean Meckert, André Vers, Louis Calaferte, Vincent Ravalec et d’autres ont exploité le filon. La voie sans issue s’est transformée en zone érogène. C’est tentant. Il s’agit de jongler avec des mots et de « néologiser », comme disaient Céline et Frédéric Dard. Certains parlent chez l’homme de service trois pièces, de cigare à moustaches, de onzième doigt, de chauve à col roulé, de fifre à pédale, de vipère broussailleuse, de bâton de jeunesse, de père frappart et de ses deux adjoints, etc. Chez la femme, on parle de mille-feuille pour le sexe, de boîte à ouvrage, de tarte aux poils, de salle des fêtes, de bonnet à poils, de tablier de sapeur ; puis, pour le derrière (tout compris), d’as de pique, de dé à coudre, d’œil de bronze, de cadran solaire, d’abat-jour, de panier à crottes, d’arrière-boutique ; puis, pour la poitrine, d’avant-scène, de signes extérieurs de richesse, de monde au balcon, de boîtes à lait, de pare-chocs, de fruits confits sur l’étagère, de pamplemousses en devanture, etc.

Il y aurait de quoi remplir une bibliothèque. L’imagination dans ce domaine est sans limites. N’importe quelle expression, dans n’importe quelle activité (mettre le rôti au four, relever le compteur, purger le radiateur, désosser le gigot, repeindre la devanture…) peut prendre une signification spéciale, pour ne pas dire spécieuse. L’argot — mais doit-on parler d’argot ? — n’obéit plus à aucune nomenclature. C’est le langage en mouvement. Un électron libre qui s’amuse dans un champ tout ce qu’il y a de plus magnétique.

Il est important de souligner que l’argot, qu’il soit classique ou moderne, est en perpétuelle mutation pour ce qui concerne l’érotisme. Un écrivain comme Auguste Le Breton, contrairement à Frédéric Dard, s’est souvent limité à un argot sans imagination. On veut dire par là tellement littéral qu’il semblait manquer de littoral. La nana a une motte, une chagatte, un tafanard, des nichons. Le mec a des burnes, des roupettes, un chibre, un braquemart, une quique. Le Breton était exclusivement un auteur de polar. Cependant, il a prouvé, avec d’autres livres, qu’il était également un auteur. L’homme qui a mis le verlan au goût du jour a écrit plus de quatre-vingts livres. Pour le paraphraser, on ne s’en pourlèche pas forcément les babines. Mais l’on retient quand même ses deux livres de jeunesse, quelques polars, Du vent… et autres poèmes[45], un recueil de poésie, et Monsieur Crabe[46], un témoignage de sa lutte contre le cancer. Ce n’est déjà pas si mal.

Lors des vingt dernières années de sa vie, Le Breton a créé les séries « Les Antigangs » et « Brigade antigangs ». Le petit gars des anciennes fortifications a fini par être terrassé par le cancer. Une enfance, c’est le passeport de la vie. Il y a toujours un guichet où l’on vous demande des comptes. On est admis, on ne l’est pas. Il y a du rififi dans les destins. Auguste Le Breton est mort à quatre-vingt-six ans en 1999.

L’argot moderne

Dans le sabir branchouille contemporain, il faut avouer qu’entre bolos (nazes) et cassos (bouffons) c’est hyper hardos. Il y a ou bien, ou pas, des kems qui surkiffent, des meufs qui hallucinent, la vigilance orange à tous les carrefours. Tout est magnifique, rabâchent des têtes vides à court de vocabulaire. Bref, quelque chose d’énorme, d’ébouriffant, de mégadépendant, compte tenu que le twitte, qui rime avec bite, tient du gazouillis et du message bref, et que la tchate, qui rime avec chatte, tient du dialogue immédiat. Si t’es pas follower, t’es largué, nom d’un cul. C’est donc dans les tuyaux, malgré tout ce qu’on a voulu savoir sur le sexe et qu’on ne saura jamais. Le français n’est plus ce qu’il était, ma bonne dame. Au moment où ces lignes paraîtront, l’amphigourique aura peut-être remporté le pompon, plébiscité par le chelou et le relou, au-delà de tout, anyway ! Magnifique, non ?

L’argomuche de pépé a du plomb dans la gousse d’ail. Encore que quelques mots moyenâgeux qui tirent leur épingle du jeu, style maille (pièces de monnaie), relativement cornichons, s’incrustent. Le daron et la daronne, eux aussi, rejetons d’un argot de Vidocq, se la pètent dans le milieu des jeunes nantis. Le verlan a beau subsister vaille que vaille, il a perdu son pouvoir de séduction, et la banlieue, très en vogue dans les années 1990, a nettement moins le droit de cité. Les nazes se sont faits la paire, au même titre que les fonbous. Franchement, c’est dar. Expression quasi san-antoniesque (sans le savoir), postatomique et un tantinet phallique, qui signifie bêtement qu’on admire une chose ou une personne. C’est quoi ce délire ? Vous l’avez compris, il n’est jamais trop dar pour s’y prendre plus tôt. C’est like that. Si tu captes mal le scénar, coco, c’est que t’es pas compatible dépendant. Faut être fashionista. Il suffit de brancharès le haut-parleur.

Il y a ceux qui veulent faire du genre et ceux dont c’est le genre. L’argot, qui ne veut plus dire grand-chose de nos jours, remonte, pour les nigth-clubbers d’aujourd’hui, à l’ère du Crétacé. Il a une peau de bête autour du vocable et un os dans le nez. Pour nous, il est comparable à certains mots rares. Prenez par exemple « s’acagnarder ». Il faut s’en servir avec parcimonie. C’est comme faire ses besoins, une fois par jour suffit, car à chaque jour suffit sa peine. Il n’y a rien de pire que d’être dans le besoin. Le vrai français est le français populaire, celui qui change de chaussettes tous les jours, et le français littéraire une sorte d’argot, celui qui arbore de belles chaussures lustrées toute l’année. Quand on se bat pour la francophonie, on se bat pour l’argophonie. L’argot est l’orgasme des mots. Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas voir et entendre ce chef-d’œuvre alimentaire, pour ne pas dire élémentaire, qui a de la branche. L’argot, qu’on dénomme ainsi, mais qui recouvre tout ce qui embellit, transforme et armorie le français, fait la nique à l’honnêteté, flatte les secrets de fabrication, maçonne le dérisoire, shampouine la dissimulation, turlute l’invention, bourrique l’ironie, trombine la cocasserie, prend du rond dans tout ce qui est carré, rectangulaire, pyramidal, hexagonal. Hier ou demain, le vert vire au verdâtre, le gros rouge au petit jaune. La langue française a beau avoir de la couleur, elle abdique en faveur de la grisaille anglo-saxonne. Dès que la syntaxe charade et contrepète, le pastiche 51 nous flatte l’anis. Tout cela est simple comme bonjour. La langue française, au même titre que l’Histoire de France, est un instrument de plaisir qui déflore la syntaxe, une bonne thèse au royaume du jargon. Plus personne n’a une gueule d’atmosphère. Chacun de nous, avec son site, son blog, son adresse mail, est atmosphère. C’est déprimant.

L’argot d’aujourd’hui ? Une ragougnasse sur le coin du feu. Froid, chaud ou bouillant, le frichti est au dégoût du jour. Comme l’indique Pierre Merle dans Le Blues de l’argot[47], « les intellos causent comme des zonards, les lycéens comme des camés new-yorkais, les putes comme des assistantes sociales, les ministres comme Coluche, et les fripiers comme des intellos ».

La boucle est bouclée. Les calembours chers au marquis de Bièvre et à Aurélien Scholl sont dans le pétrin. Il ne faut pas avoir un poil de cul plus haut que l’autre, sous peine d’alopécie. Seulement attention, ne pas être dans les normes signifie être réac. L’argot d’antan bénéficie de ce label passe-partout mis en place par les terroristes de la pensée unique : c’est réac. Avec ça, tout est dit. On n’a plus qu’à la fermer. Pour que ce soit lisse et correct, il faut que tout le monde jacte et pense comme tout le monde. C’est d’ailleurs le cas. Big Brother a gagné son pari. On est dans une société fast-foodée qui ne prise guère les aspérités. On vote les yeux fermés pour la laideur, pour le nivellement des intelligences, pour la vulgarité, pour la religion de la nouveauté, pour la spiritualité de contrebande, pour l’indignation à la gomme, pour le jeunisme à tout crin, pour l’hédonisme avachi, pour le politiquement stupide, pour le stupidement politique, pour la négation du bon sens, pour les mauvaises raisons, pour le culte du cul. Besoin de repasser le film ? Le collectif est unique : quand il pète, tout le monde pue pour lui. Bref, on est ce que l’on mange et l’on est mangé par ce que l’on est. Cette uniformité aristotélicienne est pimentée de franglais-rock. C’est super cool. Faut bien que ce soit fun, non ?

Le Paris popu des apaches n’est plus sur le sentier de la guerre, il a rejoint le Grand Esprit. Ugh ! Les jargons n’existent plus, le visage pâle a gagné la guerre, le yankee a scalpé Jésus la Caille. La vague des tags est prise en flag, Max le Menteur flippe un max, Riton la Mouise a les pastèques. Ce qu’il faut espérer, c’est qu’un créateur génialoïde du melting-pot d’aujourd’hui puisse enluminer la langue comme les Boudard et Audiard d’hier. Seul hic : Boudard et Audiard défendaient et illustraient la langue française à travers une manière française ; à présent, il est surtout question d’une manière anglo-saxonne, essentiellement ricaine qui, pour nous les réacs, nous en effleure une sans ébranler l’autre. À l’intention des blécas (oui, je sais, c’est ringue), on a un côté mon cucul sur la commode. On n’y peut rien, on capte mal. C’est un choix de satiété. L’angliche, ras le moutardier ! Nous voilà obligé de nous fader hard, soft, speed, cab’s, dealers, trash, bab’s (on anglicise le français, puisqu’il s’agit des babas, tout comme souci, qui se prononce souçaille !), look, destroy, freestyle, feeling, flasher, fresh, mix, must, etc.

Comme l’écrit encore Pierre Merle, « la langue des nouvelles terreurs des rues reste du “novlangue contemporain” qui tend à répandre du Macdo du coin aux cours des lycées en passant par la pub, la presse branchée, la BD, le Top 50, etc. Et il aurait fait tout ce chemin, depuis le langage des coquillards au XVe siècle pour en arriver là, à cette sécheresse, à ce manque total d’invention et de diversité, l’argot ? » Force est de constater (comme disent les journalistes qui, à défaut de formules à faire, aiment les formules toutes faites) que le « cant » (l’argot des voleurs en anglais) et le « slang » (l’argot du peuple en anglais) parasitent nos gamelles. Et des bidons, et des bidons, et des bidons, don-don !

L’argot moderne est un condensé de tous les hits de ces dix dernières années. Attendu qu’il vaut mieux aller de l’avant que de l’arrière, il se distingue de l’argot classique par un engouement immodéré pour le verlan (exemple : mon reup, il est trop vénère : mon père, il est énervé) et pour les mots étrangers : muy bien, chiquita, t’es une go (« fille » en bambara) un peu misquina (« pauvre » en arabe), moi j’suis un karacho (« super » en russe), donc Charles le Chauve, tu vas le shampouiner d’enfer, bloody hell ! On force la note, il faut bien. Quelques scrogneugneus trouvent cela pathétique. S’il est crétin de dire que l’argot actuel ne vaut pas celui d’avant, les djeunz de today, calibrés par l’exclusion et l’illettrisme, ont après tout bien le droit de composer leur argot. Ils se le réinventent, se le mitonnent, se le concoctent à donf les manettes. Il n’y a finalement aucune différence entre l’âge de pierre et l’âge du Web. Sinon la querelle des anciens et des modernes. Sinon que les viocs comme nous, et encore plus les viocs des temps immémoriaux, du perlot, du pastague et de l’élixir de jouvence de l’abbé Souris, détenteurs d’une pseudo connaissance argotique, inhérente à leur époque, pédalent dans la croutchou. Quand ils entendent prononcer les mots break, cheap, creepers, escape, hip-hop, glamour, loser, punchy, killer, warrior, flasher, down, following, ils ont les douillons qui se dressent sur le garci. Waterloo is coming back ? On a le sentiment que notre français se fait crucifier sur le Golgotha du rockabilly. C’est deb ? Yes ! Vais ma ! Et l’Académie française, là-dedans ? Elle s’en bat les youcs, damned !

L’expression linguistique d’une fracture sociale fait son show. Il n’y a plus qu’à subir pleins feux. Kesta, ta ? Nada. Nib. Niente. Nothing. Si t’es pas raccord avec ça, Mickey, t’es grave Raymond ou Raoul. Inutile de chougner sur l’insoutenable légèreté du non-être, faut que tu te mettes dans le sorbet cassis que le petit Jésus était un petit diable comme les autres qui faisait pipi au lit. La charia a enfanté le charabia, les pourris les ripoux (le film de Claude Zidi avec Philippe Noiret et Thierry Lhermitte a presque trente ans !), et Voltaire doit se retourner dans son Dictionnaire philosophique, lui qui écrivait : « N’employez jamais un mot nouveau, à moins qu’il n’ait ces trois qualités : d’être nécessaire, intelligible et sonore. » T’as tilté, nazedinemouque ? Hier la pognette, demain la giclette. Prout !

Positivons, coco. Le psychobilieux qui se mangent les oreilles en ignorant volontairement la zicmu, ça déchire too much. Dieu merci, pour monter au fouet la mayo modern style, il y a les apocopes, cette façon de dire télé pour télévision ou troud’ pour trou du cul. Les abréviations, mine de rien, nous rongent les bignes. Les copains et les copines font des yeux de verlan frit. Par la grâce de saint Villon, un peu de langage popu agrémente notre milk-shake quotidien. Ce n’est pas de l’argot, mais ça y ressemble : quelqu’un nous tape dans l’œil, on a les crocs, on en chie des ronds de chapeau, il pleut des hallebardes, on a de l’estomac, on s’y prend comme feu sous cul… L’héritage des expressions de nos grands-mères fait de la résistance. Mais il faut en convenir, ce qui était un code avec l’argot de pépé est devenu une facilité avec l’argot de kéké. On va au plus simple. Le javanais ou le louchebem, c’est de la préhistoire. Nous sommes les fagots de l’inconscience, les fayots de l’impatience. Tout doit aller à la vitesse d’un coup de zob sur le Net. Et pourtant, à côté de ça, à l’endroit des minorités, cet argot qui jadis salait les interjections, poivre à présent ses injonctions. Les minorités en question (homos, lesbiennes, Arabes, Noirs, juifs…), autrefois véritable réserve naturelle pour argotiers en quête de quolibets, ne reconnaissent dorénavant qu’aux membres de ces minorités le droit de les traiter de fiotte, de gousse, de bicot, de bamboula ou de youpin. Essayez un peu de proférer ces mots à connotation xénophobe, et vous serez toisé méchamment, peut-être ratatiné, passible d’une amende, à deux doigts du lynchage, sans compter qu’avec la bénédiction de la Halde, vous provoquerez une manif de SOS Racisme place de la Bourse ! Pierre Merle, assez marle dans son dictionnaire, avait raison : l’argot a le blues. Question : mais ce blues est-il seulement circonscrit à l’argot ?

Renaud

Celui qui est en colère renaude. Être en renaud, c’est l’avoir mauvaise. Et celui qui fait ou qui cherche du renaud, c’est celui qui cherche querelle. Bref, un emmerdeur. Si le mot « renaud » remonte au XVIIe siècle (c’est Esnault qui le dit, auteur du Dictionnaire historique des argots français — Larousse), le Renaud, lui, remonte à 1952. Avec ses vingt-trois albums totalisant pratiquement vingt millions d’exemplaires, Renaud Séchan, dit « le chanteur énervant », comme il se définit lui-même, fils d’un prof et d’une femme au foyer, a réussi à être un chanteur énervé. Comme l’écrivait Aragon chanté par Ferrat : « Je ne chante pas pour passer le temps. » Renaud a chanté pour passer le temps de l’engagement politique, de l’indignation, de la rébellion, de l’ironie, de la rigolade, et même de l’argot. Et il est toujours retombé les pieds sur le passé. Un passé jamais simple, souvent décomposé. Renaud s’est brûlé les « l » avec les seize voyelles françaises, ces sons qu’on émet par la voix sans bruit d’air, comme s’ils venaient de la douleur. Mais c’est comme ça aussi qu’on se forge un accent parigot. Celui de Carette, de Maurice Chevalier, d’Arletty. Bref, du titi de base.

En 1968, Renaud a participé à la création du groupe Gavroche. Cela tombe à pic, car ce maigriot chlorotique, plutôt michto (beau garçon), fait pour la baston comme un chauve pour Petrol Hahn, antimilitariste et antinucléaire, est l’incarnation même du héros de Victor Hugo. Il en remet une couche côté accent des faubourgs. C’est ce qui plaît. Voilà un prolo qui n’en est pas un, mais qui parle comme eux, un minot de Vavin qui en pince pour la Bastoche et la Popinque, qui traîne ses lattes un peu partout, qui a lu Vian, Prévert, Bruant, Céline, qui écoute Brassens, Trénet, François Béranger (le génial chanteur libertaire de « Tranche de vie » et du « Tango de l’ennui »), qui se lie d’amitié avec des marlous, et qui interprète Hugues Aufray. Hissez haut !

Mettez un type quelque part avec une guitare, et toutes les filles rappliquent. Surtout quand on a une mignarde chetron. Renaud en profite pour distraire les copains et draguer les filles. Il écrit sa première chanson, « Crève salope », sachant que la salope, c’est la société. Cela donne à peu près ça :

Je v’nais de manifester au Quartier
J’arrive chez moi, fatigué, épuisé,
Mon père me dit : bonsoir fiston, comment ça va ?
J’lui réponds : ta gueule, sale con, ça t’regarde pas[48] !

Celle-là, il ne l’a pas volée. Quand on n’est pas aimable et qu’on manque de respect à son père, on en prend une. Il faut dire que du côté du lycée Montaigne, où beaucoup de petit-bourgeois se prenaient pour des gauchos de choc à l’ombre du jardin du Luxembourg, et de jeunes filles pas vraiment en fleurs, et où Renaud poursuivait des études, on la ramenait beaucoup. Je le sais, je traînais dans le coin à cause de mon copain Lagache, qui était dans la même classe que Renaud. Le dimanche après-midi, on allait en boîte au Quartier latin, on fumait des celtiques et l’on portait des petites lunettes rondes à la Trotski pour faire les malins. On protestait contre la guerre au Viêtnam, on mangeait le couscous rue Boutebrie et l’on ne jurait que par Artaud et Bob Dylan. On ruait dans les brancards. Le drapeau noir flottait sur tous nos mythes.

Renaud avait écrit une autre chanson : « Ravachol ». Ravachol, pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de ce nom, est un anarchiste français du XIXe siècle qui a commis quelques attentats avant de périr sur la bascule à charlot en 1892. Quand on flirtait avec la Fédération anarchiste, on criait à tout va : Ravachol ! Ravachol ! Cela voulait tout dire et rien à la fois. Aujourd’hui, avec la Seine, et quelques mises en scène, beaucoup d’anarchisme a coulé sous les ponts. Entre les potes maos et les autres fachos, tous libertaires en fin de compte, il ne reste plus que la nostalgie de ce refus de toute autorité, de toute règle, se traduisant par une conception politique qui tend à éliminer tout pouvoir disposant d’un droit de contrainte sur l’individu. Quand tout a disparu, il ne reste plus que ça, la nostalgie. Ainsi que quelques noms familiers, Bakounine, Max Stirner, Proudhon… Tout cela pour rentrer dans le rang, devenir Ducon ou bobo, le corps au chaud et l’âme au frais.

Renaud, c’est un peu cela. Des multitudes de souvenirs (chanteur des rues), d’expériences (le Café de la Gare avec Coluche), de dandysme (le plaisir de déplaire), de populisme (dans le bon sens du terme). Le camarade bourgeois ne l’a pas toujours dans l’os. C’est l’accordéon qui sauve tout. L’accordéon d’Aimable et d’André Verchuren, du Paris populo de jadis, des guinguettes et de la goguette, d’une langue qui génère et se régénère, à travers la tradition du caf’ conc’, petit loulou ou non, dans la lignée du grand Bruant. En somme, une évocation qui réveille la gouaille et les belles au bois dormant.

Le premier 33 tours de Renaud est intitulé Amoureux de Paname. On est en plein dedans. Je veux dire la gouaille. C’est inégal, parfois couillon, un peu butte sur les bords, genre gapette, veste de chaudronnier, foulard rouge et cheveux longs. Le look fait tout, camarade bourgeois. Pour embarquer les greluches et les moujingues avec « Écoutez-moi les gavroches », on chante Paris, celui de Rictus, de Pouget (le Père Peinard), des communards. On s’engage politiquement, plutôt à gauche (normal, c’est le monopole du cœur), et ça donne :

Moi j’suis amoureux de Paname
Du béton et du macadam[49]

Dans le même album, on retient « Gueules d’aminches », nettement plus argotique, car Renaud ne s’en cache pas, l’argot, c’est le moteur du vieux Paris. Or lui, le têtard des rues, il joue à fond cette carte. Pour la peine, sans l’aspect invectives, encore que Renaud aime bien engueuler son auditoire, tout comme le faisait Bruant au Chat noir, on flirte avec les chansons d’autrefois, la mythologie des gouapes, des gueux, les aventures des Pieds Nickelés, et puis la mélancolie, ce « bonheur d’être triste », comme l’écrivait Victor Hugo.

C’est l’histoire d’un drôle de grinche
Tronche d’amour, gueule de voyou[50]

Le dernier vers inverse adroitement les associations, car « Gueule d’amour », et non pas « Gueule de voyou », fait penser inévitablement à Gabin dans le film de Jean Grémillon, beau bidasse vampé par Mireille Balin, jeune premier prolo en spahi, autrefois bibi de Ménilmuche et de la Quicampe, bientôt bête humaine ravagée par la jalousie. Les clins d’œil de Renaud à ce passé romantique incluant 14 Juillet, Sous les toits de Paris ou Les Enfants du paradis ne manquent pas. Le passé romantique et ouvrier d’un Paris révolu fera toujours de Renaud un révolutionnaire en peau de lapin, car ce qui importe avant tout chez lui, c’est la nostalgie, ce dernier recours de la connaissance, cette volonté de « vanter le temps jadis », comme disait déjà Horace dans l’Art poétique. Ce qui est passé et qui ne reviendra plus est le moteur des vrais poètes, car il n’est pas question d’idéologie, mais de ce grand drame de la vie qu’est précisément la fin de la vie. Ce qu’on apprécie chez Renaud, ce n’est pas le Renard qui vient déblatérer avec son air sombre de décavé dans les émissions débiles des attardés mentaux de la télévision, mais l’auteur secret, populaire et blessé de « Mistral gagnant », de « Ma gonzesse », de « Morgane de toi » ou de « Manhattan-Kaboul ». On le sait, il est plus facile de réussir en étant de gauche qu’en étant de droite. Les faux rebelles sont légion. L’optimisme est à gauche, le pessimisme à droite. À dire vrai, on s’en tamponne le bulletin de vote. Le talent n’a pas de parti, sinon celui du talent.

L’engagement de Renaud, semblable à celui de beaucoup d’artistes donneurs de leçons qui ont le Cac 40 à droite et le palpitant à gauche, est parfois un peu niais. Mais notre arcandier ne cache pas son intérêt pour René Fallet et Drieu la Rochelle, des écrivains pas vraiment réputés de gauche. C’est ce paradoxe qui fait aimer Renaud. Ce libertaire communard passionné par les textes de Maupassant et les chansons de Brassens ne laisse de se référer au passé, oubliant parfois le passif, ce champignon immortel, réputé pour ses vertus hallucinogènes.

Après les bals des rues et Amoureux de Paname, le premier succès arrive avec « Laisse béton ». C’est le triomphe du verlan. Le titi s’est métamorphosé en loubard. La chanson fait un malheur en 1978, alors que Pinochet se la coule douce, que Barre se goberge en Chine avec Deng Xiaoping, que Cloclo meurt électrocuté dans sa baignoire. Douche écossaise. Avec Renaud, on est dans le bain. Au même titre que les nouveaux philosophes, les nouveaux marlous délivrent leur message. Il y a du craignos dans l’air. Extrait de « Laisse béton », sur un air de square danse :

Y m’a filé une beigne
J’lui ai filé une torgnole
Y m’a filé une châtaigne
’lui ai filé mes grolles[51]

Le côté zone séduit une jeunesse frileuse qui se reconnaît dans ce langage qui claque, et encore plus l’humour au second degré qui fait si souvent défaut à la chanson engagée et aux militants de tout poil. Renaud est un manant, qui plus est marrant, il faut que cela se sache. Pour ne rien gâter, l’amour est omniprésent :

Ma gonzesse, celle que j’suis avec,
Ma princesse, celle que j’suis son mec[52]

Mais aussi le côté cracra, comme dans « Chanson dégueulasse » :

Comme un gars qu’aurait bouffé du vautour
Roulé des galoches à un troupeau d’hyènes[53]

Renaud n’est pas seulement qu’un loube qui jacte l’argot, il est avant tout intello, un bourge Frégoli travesti en boulevard du crime. Certains le trouvent bidon. Il passe à Bobino, chante les vieilles rengaines du siècle précédent, s’accompagne de l’accordéoniste Joss Baselli. Quoi qu’il en soit, bidon ou non, il signe « Morgane de toi », « P’tite conne », « Fatigue » (parce qu’il en a marre des cocos), « Mistral gagnant ». Les vieux ados nés entre les années 1950 et 1960 (dont je suis) se remémorent l’antique bazar du quartier, les Coco Boer, les roudoudous, les malabars et toutes ces saloperies qui, comme chante Renaud, nous « niquaient les dents ». C’est sûr, le stylisé Renaud tourne styliste. Extrait :

Te raconter un peu comme j’étais minot
Les bonbecs fabuleux qu’on piquait chez l’marchand[54]

Comme la plupart des écrivains évoqués dans ce livre, Renaud utilise l’argot à dose homéopathique. Ses textes ont beau avoir l’air de têtes de loups, ils sont écrits. Tout est dans le dosage. L’argot supporte mal la surenchère. « Un gros mot, c’est bien, trop de gros mots, ça nuit à l’ensemble », disait Jean Renoir. C’est la grande illusion du style. Par peur de ne pas être compris, on charge la machine. Renaud, tout en évitant de renier sa veine populo, soigne les mots. C’est le cas de « Marche à l’ombre ». Extrait :

Quand l’baba cool cradoque
Est sorti d’son bus Volkswagen
Qu’il avait garé comme une loque
Devant mon rad’[55]

Marche à l’ombre, dans la foulée, devient un film de Michel Blanc avec M. B. et Gérard Lanvin, beau-frère de Renaud, où les mots ont leur argot à dire, dans un ensemble hypocondriaque et urbain tout ce qu’il y a de plus transpoil. Good shot !

Chanteur énervé ou chanteur énervant, Renaud continue d’argoter dans ses chansons, même quand il opte pour la ballade irlandaise, la chanson politique (« Tonton », « Kosovo », etc.) ou la chanson tendre. Le résultat est un sacré boucan d’enfer. Renaud ne renie ni le langage populaire ni les calembours. C’est son pain presque quotidien. La preuve, dans « Docteur Renaud et Mister Renard », une chanson où le cynisme, le fatalisme et l’alcoolisme se tiennent par les « ismes ». Extrait :

Quand Renaud rejoint son plumard
Renard s’écroule dans l’caniveau[56]

Aujourd’hui, la source semble tarie. La voix de Renaud ne suit plus le citron. On songe à « Gérard Lambert » ou à « La Pépette ». Que reste-t-il de mes amours, que reste-t-il de ces beaux jours, qu’une photo, vieille photo, de ma jeunesse ? Le grand admirateur de Ferré, Brel, Bobby Lapointe, Vian, Trenet et Brassens affirme, un peu populo : « J’ai la vie qui me pique les yeux. » Lors de ces vingt dernières années, il a été le chanteur lacrymogène qui n’a pas cessé de rendre hommage au langage populaire en lui offrant des dizaines de chansons parfois sémillantes, parfois lourdingues. Il y a toujours des cadavres dans le placard. Certains jeunes chanteurs ont subi son influence, notamment les rappeurs comme MC Jean Gab’1 et Disiz la Peste. Comme il a le sens de l’autodérision, ce qui est rarement le cas du militant de base, il a évité d’être baba devant les bobos. Les écolos de Raspail, les socialos du Pétrus à la paille, ce n’est pas sa tasse de Ricard. Il en a marre des faux-semblants. Il en a marre de tout. L’ingérable gère mal ses émotions. Extrait des « Bobos » :

Dans les chansons d’Vincent Delerm
On les retrouve à chaque rime[57]

À la fin de la chanson, il n’omet pas de préciser qu’il fait peut-être parti de cette tribu… Non, camarades, l’argot n’a pas dit son dernier mot. Il ne fait qu’évoluer. Et nous, on l’évalue.

L’argot au grand et au petit écran

Le langage populaire, bien en place avant-guerre au cinéma avec Fric-Frac, Hôtel du Nord ou Pépé le Moko, était encore en activité après-guerre avec Quai des Orfèvres, Les Portes de la nuit ou Casque d’or. Des réalisateurs tels que Duvivier, Becker, Melville, Decoin, Allégret, faisaient appel à ce parler vrai qui sonnait parfois faux. La langue des rues faisait la roue. À la télé, on marchait sur des œufs. Il fallait y aller piano. Nous avons évoqué le cinéma d’Audiard, car il a été celui d’une génération, et il a accouché de quelques pépites, qualifiées aujourd’hui de « cultissimes ». « Attention ! j’ai le glaive vengeur et le bras séculier ! » disait Bernard Blier dans Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages.

L’argot, accommodé à diverses sauces, n’a pas avalé son bulletin. Il fait quelques apparitions dans le cinéma d’aujourd’hui (les polars), en guest star, avec Olivier Marchal ou Frank Henry, car il rehausse en même temps qu’il rabaisse. Souvent sans foi ni loi, il rend toujours la monnaie de la fesse au langage courant. Le langage courant est un langage qui marche pour toutes les bourses, alors que le langage marchant est un langage qui a cours à la Bourse. On s’amuse comme on peut. L’argot, très terre-à-terre, vient d’un bon terreau. Il a sans cesse besoin d’être renouvelé, ensemencé, engraissé, dégraissé. Dès qu’on sépare le bon grain de l’engrais, on obtient une langue qui se fiche des « on dit ». C’est une langue piquante, gastronomique, astronomique, digne de Rabelais, de Diderot, de Valéry, de Perret (Jacques), de Camus. Quand nous sommes colonisés par la langue des technocrates, des énarques, des banquiers, de la spéculation internationale, cette langue se réfugie au cinéma ou à la télé. Elle évite d’être ordinaire — ou plutôt vulgaire — ce qui occasionne des résultats divers, et parfois d’été, car la vulgarité, ce gros Jésus en culotte de velours qui roule les mécaniques, guette à chaque coin de faubourg. La grossièreté, elle, qui n’est pas la vulgarité, transcende l’insolite.

Le cinéma, donc, a été colonisé par l’argot. Quand le second alimentait le premier, le premier affamait le second. L’exemple le plus frappant est ce film considéré comme un chef-d’œuvre par certains, comme un navet par d’autres, réalisé par Stanley Kubrick, inspiré d’Anthony Burgess, intitulé Orange mécanique. On l’a déjà dit, l’argot raffole du décalage. Musique classique et violence, pouvoir et liberté, décor et langage. Dans Orange mécanique, le langage, tant dans sa préciosité que dans sa luxuriance, est de l’argot. Ce n’est pas une invention de Kubrick, une lubie de Malcolm MacDowell (l’acteur principal, qui interprète Alex, un violent à qui l’on fait subir une thérapie de choc, et qui retombe ensuite dans la violence), ou une fantaisie d’Anthony Burgess. C’est délibéré. Cela paraît tellement exagéré, artificiel, second degré, qu’on songe à une bouffonnerie. Il s’agit pourtant du « nadsat », un argot composé de russe, de romani et d’anglais. En français, c’est croquignolet. Alex qui s’adresse à sa bande de dégénérés a l’air d’un clown qui joue les potaches, et cela donne :

Ce rictus chevalin qui te déforme les badigoinces, mon frère, c’est parce que tu te sens spoogy ? Voilà qui est karacho, mes droogies. Si d’aventure vous n’avez rien dans le rassoudock, on pourra tolchoquer une de ces damnés collocols. La vie est ainsi faite, il faut éviter les rosses et sortir nos tashtook, histoire de rire de toutes nos dents, mes droogies.

Lexique. Spoogy : terrifié, d’après le russe. Karacho : super, d’après le russe. Droogie : ami, d’après le russe. Rassoudock : crâne, d’après le russe. Tolchoquer : tabasser, d’après le russe. Collocol : clochard, d’après le russe. Rosse : policier en cockney londonien. Tashtook : mouchoir en gitan.

Le nadsat n’est pas le Nasdaq, il n’influe pas sur la baisse ou la hausse des marchés. D’après le camarade Goebbels, affreux nabot détenteur d’un doctorat de philosophie et théoricien du nazisme avec Rosenberg, qui sortait son pistolet lorsqu’on lui parlait de culture, « les mots façonnent la structure de la pensée bien plus que l’inverse ». Bon. Il y a de quoi être spoogy, mes droogies. Nonobstant, Orange mécanique, film névrotique et cérébrospinal qui condamne la violence en l’acquittant en douce, daté de 1971 et daté tout court, qui se veut encore corrosif et qui est surtout poussif, se sert de l’argot pour parvenir à ses fins. Si nous avons choisi cet exemple, c’est pour changer des nanars habituels, mitonnés à la sauce populo, griffés « argot de papa », consternants et pas regardables. D’accodac ?

Le cinéma argotique d’aujourd’hui, qui n’est pas argotique mais didactique, puisqu’il vise autant à instruire qu’à détruire, est essentiellement policier. Son argot est une fin qui justifie plein de moyens. Le langage de certains polars est celui d’une société qui chavire, d’un univers en pleine déliquescence. C’est la chanson du fossoyeur. De Jacques Audiard à Olivier Marchal, la santé (verte) s’est transmuée en Santé (grise). On ne rit plus avec l’argot, on terrorise. On ne craque plus, on braque. Un mélange de français, d’arabe, d’anglais, de russe. L’argot cassoulet-couscous-hamburger-pirojki. Un mafieux n’y retrouverait pas ses pépites.

L’argot d’antan, cela va de soi, n’échappe pas au burlesque. On dirait un guignolet kirsch sur le zinc de l’hôtel du Nord. L’enflure est enflée, les gonfleurs sont gonflés : il faut donc jouer sur les contrastes, les décalages, les paradoxes. Une bonne surprise : ce qui marchait hier chez Audiard marche encore aujourd’hui. La preuve, la série Kaamelott. Ce petit format sauce poulaine calendo fait un malheur. Une série qui cartonne. Ce concept a surgi de M6 tel le champignon de L’Ile mystérieuse. Tintin, ici, s’appelle Alexandre Astier. Il était inconnu au bataillon de l’audiovisuel d’alors. Avec papa, maman, fiston (ils jouent tous dans la série), Alexandre Astier a toujours eu le pressentiment qu’on pouvait remettre au désordre du jour des expressions typiquement françaises et populaires du genre : « Il y a plus d’un âne qui s’appelle Martin », « Il est bouché à l’émeri », « Il s’en tamponne le coquillard », « Ça ne vaut pas un pet de lapin », « La rate au court-bouillon », « On n’est pas aux pièces », « Il nage comme un fer à repasser », « Il fait suer le burnous », etc. Pour que le courant passe, comme on dit chez les musulmans, il ne faut pas superposer les couches. L’audiovisuel n’a qu’une hantise : devenir odieux visuel. C’est tout à fait justifié.

L’argot a une géologie sismique. Avec la lave des mots en fusion, on doit y aller en douceur. Jean-Yves Robin, complice d’Astier, est également de la partie. La série voit le jour en 2005. Succès immédiat. Et mérité. Il fallait pourtant faire oublier Caméra café, autre série branchée populo de M6, volcanique et franchouillarde avec des médiocres qui se lâchent devant un distributeur de café dans une entreprise, argot et jeux de mots à la clé. Objectif atteint.

Ce n’est pas l’histoire d’Arthur et des chevaliers de la Table Ronde qui forge l’intrépide triomphe de Kaamelott, mais les répliques drôlissimes qui sortent de la bouche de chacun des personnages. Tout le monde se vouvoie et tout le monde envoie des vannes dignes des Barbouzes. Les mots sélectionnés, triés sur le volet lexicologique, emballés et pesés maison, font de l’œil à l’argot. On parle de bricheton, de burne, de picrate, de pécore, de ripaton, de tronche, de connard, de baraque… La drôlerie ne vient pas des mots eux-mêmes, mais du contexte dans lequel ils sont employés. C’est le secret d’une langue ciselée. Le style. Dans le chaudron de Kaamelott, on trouve de l’heroic fantasy, du Monty Python, Astérix et Obélix, Audiard. Kaamelott, si c’est le nom du château, n’a rien d’une camelote. La qualité des dialogues l’emporte sur le reste. Nous ne sommes pas dans un exposé médiéval de Georges Duby ou de professeurs aux Hautes Études. Tous ces chevaliers idiots, goinfres, pusillanimes, vantards et pathétiques, sont des concons fringueurs. Par ce jeu de mot un peu facile, on veut dire par là que dans le désert audiovisuel actuel, ils habillent le cathodique en l’exultant et dénoncent la bêtise en l’exaltant.

Toujours sur le qui-vive, le roi Arthur doit supporter une bande de crétins incompétents et fainéants qui font tantôt assaut d’obséquiosité, tantôt d’impertinence. Nous sommes à la Cour. On imagine tout pouvoir, quel qu’il soit, envahi par des cafards aux songes larvaires, nombriliques, incultes, ingrats, méchants, opportunistes et mégalos. Bêtes et méchants comme Hara-Kiri. Ils sont tordants.

Comme les gosiers sont mis à contribution, on dit : « Ce rouquin, il tabasse. » Comme on est cerné par les cupides, le roi Arthur dit : « Lancelot, c’est le seul chevalier qui tienne encore debout dans cette baraque. » Comme on a tendance à négliger sa culture, le père Blaise dit : « Faudrait voir à ne pas oublier que, sans les Romains, on saurait jamais qu’une bande de pécores qui pataugent dans la boue. » Comme la nourriture est mauvaise, le roi Arthur dit : « C’est incroyable, j’ai l’impression de bouffer de la terre avec de la bouse et des graviers, mais c’est du céleri et des oignons. » Comme le chevalier Perceval est un imbécile granitique qui ne comprend jamais rien à ce qu’on lui explique, il dit : « C’est pas faux. » Comme Guenièvre est une grosse loche qui parle en traînant la voix et qui n’est jamais honorée par son monarque de mari, elle dit : « À votre avis, le fait que vous ne me touchiez jamais, ça a une influence sur la fécondité ? » Comme le chevalier Karadok est un porc qui ne pense qu’à s’en mettre plein la lampe, il dit : « Si la jeunesse se met à croire à ces conneries, on se dirige tout droit vers une génération de dépressifs. Le gras, c’est la vie ! » Comme le chevalier Bohort est un couard efféminé qui ne tente jamais rien, il dit : « J’irai me coucher quand vous m’aurez juré qu’il n’y a pas dans cette forêt d’animal plus dangereux que le lapin adulte ! »

Dans Kaamelott version courte (3’ 30”) ou longue (7’), le phrasé importe beaucoup. Il faut ar-ti-cu-ler ! On s’aperçoit que la théâtralisation de l’argot ou de la langue populaire revêt une importance fondamentale. C’était déjà le cas chez Audiard, car du Audiard dit par Paul Meurisse, Pierre Brasseur, Jean Gabin, Bernard Blier ou Jean-Paul Belmondo, c’était aussi beau que Cyrano de Bergerac à la Comédie-Française. Astier ne s’y est pas trompé, c’est aussi le cas dans sa série. Les péripéties d’Arthur et de ses chevaliers en quête du Graal n’ont aucune incidence sur notre phénoménologie visuelle, en revanche, énormément sur notre sensibilité auditive. La musique en argot est ce qui permet d’échapper à l’ordinaire pour atteindre l’extraordinaire. Musique de chambre ou musique symphonique, même combat. Céline l’avait compris, la langue doit être mélodieuse. « Le chant est inné, la parole est apprise », écrivait-il. Mais quand la parole est un chant, c’est la facilité qui devient félicité. Il n’est pas certain que Kaamelott en long métrage séduise le grand public. Le tournage est prévu pour 2014, en trois parties. On le sait, le passage de la télévision au cinéma est difficile. En plus, la fulgurance fait souvent le lit du genre. Certains optent pour la distance, d’autres pour l’effet. L’effet sur quelques minutes, c’est bien ; sur une heure trente, c’est aléatoire.

L’argot, la langue populaire ou la langue courante sont tributaires de l’effet. La mise en valeur d’un mot, d’une image ou d’une répartie provoque la jouissance. Certaines règles appellent donc des catégories. Il n’y a rien de drôle ni d’émouvant à écouter un type qui utilise un langage ordurier et qui jure comme un charretier. Cet aspect de la langue populaire n’est justement pas populaire. L’émotion, le rire, la séduction s’égayent forcément dans une cour de récréation où l’on rencontre des caractères qui pourraient être ceux de La Bruyère. Il y a donc des catégories. Dans Kaamelott, Arthur est cynique, le père Blaise est réaliste, Merlin est imposteur, Bohort est peureux, Guenièvre est bête, Gauvain est sibyllin, Perceval est idiot, Léodagan est brutal, le maître d’armes est vulgaire, Séli est méchante, Karadok est vorace, Lancelot est naïf. Toutes les qualités de l’espèce sont réunies. Pour les sentences, cela tient du concours. « Je ne pense pas que deux trous du cul soient plus efficaces qu’un seul », dit Léodagan. Merlin n’est pas en reste : « Provoquer une meute de loups ? Moi je veux bien, mais je vous préviens : s’ils se retournent contre nous pour nous bouffer les miches, vous viendrez pas pleurer ! » Pour Seli, personne ne trouve grâce à ses yeux : « Des bons à rien, j’en ai vus, mais le coup de la Table Ronde, alors là… C’est le rendez-vous des mains dans les poches. Une fois, j’ai craché sur les pompes de l’empereur Justinien, alors j’vais pas me gratter pour des sous-fifres ! » Certains mots sonnent tel un refrain. Ils ponctuent et concluent. Avec Lino Ventura, chez Audiard, en fin de phrase, c’était souvent : « Là ! » Perceval et Karadok, eux, disent : « Sire, on en a gros. »

Kaamelott est une série comique. L’argot y est pour beaucoup. Le Moyen Âge avec l’argot d’aujourd’hui, c’est le secret de fabrication et le secret de la réussite. Quelqu’un qui a toujours l’air exaspéré est drôle. C’est l’excès qui est marquant, car ce qui marque est déterminant. Les personnages de Kaamelott, à l’image de Bernard Blier dans Audiard ou même dans Buffet froid, sont exaspérés, exaspérants et excessifs. Les mots arpion, arsouiller, bectance, blaze, cigare, derche, lourde, miche, paluche, pif, piaule, poquer, thune, sont des faire-valoir qui les mettent en valeur. Des janissaires coquins et malins. Le déterminisme a besoin de gardien. Arthur s’énerve, car il n’est pas écouté : « J’gueulerais dans le cul d’un poney que ça s’rait pareil. » Guenièvre, qui ne comprend rien, se révolte contre lui : « C’est quand même gros qu’ce soit moi qui m’tape la ceinture (de chasteté) alors que j’dois être la seule fille de Bretagne de moins de trente ans que vous touchez pas. »

Le ressort du genre, renforcé en mensonge, veulerie et fatuité, est la menace. Les faibles qui se croient forts menacent. Dans la vie, c’est dangereux, à l’écran, c’est risible. Le père Blaise, janséniste en robe de bure et barbe de Torquemada, lance à la cantonade : « C’est marre, le prochain que je chope en train de siffler un intervalle païen, je fais un rapport au pape ! » Et les autres de rétorquer : « Qu’est-ce qu’on en a à carrer ! »

Kaamelott est une série qui fait du mauvais esprit. Ce genre très français, inscrit dans les humeurs depuis la nuit des temps, mais également dans la raison et le raisonnement, ne peut que séduire des spectateurs qui, au fond d’eux-mêmes, sont les acteurs de leurs propres turpitudes. Ne sont-ils pas râleurs, ronchonneurs, rouspéteurs, moqueurs, jamais contents, comme si cette marque de fabrique était exclusivement française ? Les héros de cette série (« tarés », dit le roi Arthur) sont des simples d’esprit qui n’auront pas le Royaume des Cieux. On n’en a cure. Affreux, sales et méchants, ils sont jubilatoires. Avec des facéties diaboliquement françaises, que certains « bons » esprits pourraient qualifier de poujadistes (le terme existe-t-il encore ?) et de réactionnaires. L’argot, là-dedans, fait encore figure de figurant. Mais il est essentiel. Pour ne pas dire déterminant.

Les argots

L’avenir littéraire de l’argot n’a pas beaucoup d’avenir. S’il n’a pas beaucoup d’avenir, c’est parce qu’il est daté. Qu’il soit secret, comique, réaliste ou lyrique, comme l’indique le professeur Jean-Paul Colin dans le Dictionnaire de l’argot et du français populaire[58], « l’étude de l’argot est la rencontre entre l’énorme matériau verbal des marginalités individuelles et collectives et leur observation minutieusement clinique, c’est-à-dire linguistique ». L’argot est sans cesse pris entre le marteau du vieilli, de l’obsolète, du désuet, et l’enclume de la nouveauté. Avec Céline, Boudard ou Audiard, l’argot « ancien » est acceptable parce qu’il est création, et même récréation de la création. Le propre de l’œuvre d’art est d’imiter la nature, mais de ne pas lui ressembler. Idem pour le style. Personne ne parle comme dans les livres de Céline, de Boudard, ou comme dans les films d’Audiard. La création est inimitable. Voie à la fois céleste et sans issue. La preuve : si vous écrivez comme Céline ou Boudard, on vous reprochera d’écrire comme eux, si vous écrivez des dialogues comme Audiard, on vous reprochera de le copier. L’argot, a-t-on répété à maintes reprises, n’est qu’un ingrédient. Dans la vie comme dans les livres, au cinéma comme à la télévision, il conviendrait mieux de parler de langage populaire, courant, parlé. La meilleure preuve est que l’argot se recrée, se recycle, se retransforme sans cesse et sans relâche. C’est une définition de Lavoisier qui n’en finit pas. Paradoxal, transformiste, insaisissable, c’est le caméléon de la langue.

Aujourd’hui, avec la banlieue et l’influence des pays slaves, l’argot ne manque pas d’émules parmi les écrivains modernes qui affichent leurs attaches avec le peuple ou la pègre. Mais « son extension à la langue parlée de toutes les classes, explique Jean-Paul Colin, a bien perdu de sa force de choc ». Pas question, naturellement de dire que l’argot est mort. Ce serait faux et injuste, et encore plus faux qu’injuste. L’argot, par sa force socialisante, est précisément un phénomène sociétal. On le pratique par coquetterie, pour ne pas dire par snobisme. Il fait partie intégrante de la langue. Dès qu’un nouveau mot « canaille » apparaît, les étudiants et la bourgeoisie à la page s’en emparent. L’argot n’est pas la langue du rejet, mais du jet. On se lance ainsi. Il n’en demeure pas moins que certains mots de ce langage familier appartiennent à l’histoire de la langue. Il est amusant de répertorier ces « argots » spécifiques à une région ou à une corporation qui ont mis leur grain de celte dans notre civilisation judéo-chrétienne — ou indoeuropéenne, c’est selon.

LE BELLAND est l’argot des peigneurs de chanvre du Jura au XIXe siècle.

LE CANUT est l’argot des ouvriers lyonnais des soieries, appelés eux-mêmes canuts.

LE FARIA, qui est presque l’abbé du Comte de Monte Cristo, est l’argot des ramoneurs itinérants de Savoie à la fin du XIXe siècle, ce qui prouve une fois de plus que l’argot doit beaucoup aux nomades, notamment aux Tsiganes, et cela depuis le Moyen Âge.

LE FAYAU, qui n’a rien de commun avec ce fameux haricot chanté par Romi dans son Histoire anecdotique du pet, ni avec les petits technocrates farcis de zèle qui lèchent les bottes du pouvoir, est l’argot des maçons du Puy-de-Dôme au XIXe siècle.

LE JARGON est un mode de parler artificiel et secret employé par les coquillards et François Villon au XVe siècle. C’est finalement le premier argot de l’histoire de l’argot en France. Beaucoup d’écrivains, de chanteurs, de poètes, par une sorte de mode bien en vue, et bien vue, n’hésitent pas à affirmer qu’ils s’inspirent directement de François Villon et du « jargon de la Coquille ».

LE JAVANAIS, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, ne vient pas de Java, cette « île de l’orge » où l’on fait la fête sous la férule de la gigantesque et sismique Indonésie. C’est un jargon qui consiste à introduire la syllabe « av », « va » ou « ag » à la suite de chaque consonne ou groupe de consonnes prononcée(s) dans un mot. Exemples : chagatte (chatte), baveau (beau), gravosse (grosse).

LE JOBELIN est l’argot des gueux et des maquignons au XVe siècle parfois utilisé par François Villon dans ses ballades.

LE LARGONJI est un argot du XIVe siècle qui consiste à remplacer la consonne initiale (ou le groupe consonantique initial) d’un mot par un « l » et à rejeter à la fin du mot ladite consonne ou ledit groupe sous sa forme orale. Exemples : lardeuss (pardessus), loupaque (pou), lamedé (épouse). On trouve le largonji dans Vidocq. Le largonji, forme de jargon, est transformable à loisir. Pour s’amuser, on peut remplacer le « l » par « iche » ou « uche », dans le genre trucmuche.

LE LOUCHÉBEM (ou loucherbem) est l’argot des bouchers de Paris et de Lyon au XIXe siècle. C’est une variance du largonji. On substitue un « l » à la première lettre de chaque mot et l’on reporte la lettre remplacée à la fin du mot devant un suffixe qui, selon l’humeur, peut être « ème », « ji », « oc », « muche », etc. Exemples : lerchem (cher), labatem (tabac), lonboc (bon), lerchji (cher), latrequemuche (quatre). Cet étripage du jargon qui subsistait un peu à la Villette est désormais fini. Le louchébem jacte comme Bernard-Henri Lévy devant sa bavette existentielle. Habillé au dernier cri, c’est un merlan du bifteck.

LE MORMÉ est l’argot des fondeurs de cloche au XVIIe siècle. Pour se faire sonner les cloches, il suffit de jeter un coup d’œil à certains dialectes picards et lorrains à l’époque de Louis XIV.

LE POISSARD, qui signifiait « voleur » au XVIe siècle, doit beaucoup à ces femmes au langage grossier (un peu comme les tricoteuses) qui ont été assimilées — à tort — aux marchandes de poissons des halles. Le poissard est un argot incantatoire qui doit plus au style qu’au langage lui-même, car il puise énormément dans l’argot. Extrait d’un texte de Pierre Boudin qui date de 1754 :

Eh ben quoi ! Qu’est-ce que vous bavez, vous ? Ne faut-il pas que je nous laissions saccager, voyons ? Car v’là comme c’est venu, tenez : j’étions dévalé à ce chou… y-là… sous les pilliers, où je tapions simplement d’mi sequier de six yards à l’avenant du contoi. Oh !

LE ROMANI est la langue parlée par les Tziganes. Utilisé comme un dialecte parfois mystérieux et ésotérique, il a influencé énormément les argots (italien, espagnol, anglais, allemand). Le germania espagnol, le calao portugais, le cant anglais et le rotwelsch allemand doivent beaucoup au romani.

LE TERRACHU est l’argot des maçons itinérants de Savoie et du Canton de Vaud en Suisse au XIXe siècle. Les terrassiers parlaient le terrachu. Une très mauvaise blague raconte que l’on prenait les bébés des maçons pour les jeter contre un mur. S’ils restaient collés au mur, on prétendait qu’ils seraient plâtriers ; s’ils tombaient par terre, ils seraient carreleurs.

LE VERLAN est un argot simple qui consiste à inverser l’ordre des syllabes. Auguste Le Breton, auteur du Rififi chez les hommes, disait être l’inventeur du verlan. Renaud s’illustra avec une chanson qui avait mis le képa (paquet) et qui n’avait finalement rien de zarbi (bizarre) : « Laisse béton » (laisse tomber) ; mais la métathèse (hou là là !), qui signifie l’interversion des lettres ou de sens, de l’envers peut aussi jouer au second degré. Exemples : beur vient de rebeu qui vient lui-même d’arabe (arabeu). Bon nombre de mots de verlan sont clairs comme de l’eau de roche et ne font pas preuve de beaucoup d’imagination : zicmu, ripou, zarpoute, chelou, vénère, teuf, stonrous, meuf…

Précision amusante : attendu que les universitaires s’emparent de tout, même de ce qui s’empare d’eux, ils ont jugé utile d’ajouter certains termes de rhétorique et de linguistique qui commentent, décrivent et définissent l’argot et les argots. Quand on parle argot, on peut ainsi parler abrègement, allitération, antiphrase, antonomase, aphérèse, apocope, apostrophe, calembour, dénominal, diverbal, diérèse, étymon, euphémisme, fonction poétique, homéotéleute, hyperbole, hypocoristique, litote, métaphore, métathèse, métonymie, mot-valise, onomatopée, polysémique, resuffixation, synecdoque, trancation… ouf ! Pour l’explication de ces mots, prière de se reporter à son Grevisse ou à son dictionnaire de langue française !

Expressions argotiques glanées chez les écrivains

L’insolite sémantique de l’argot cultive à fond les calembours, la synecdoque, figure de rhétorique qui consiste à prendre le plus pour le moins, la matière pour l’objet, l’espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel. Exemples : les charmeuses pour la moustache, le bavard pour le pistolet, la tournante pour la clé. L’argot cultive la métonymie, ce procédé de langage par lequel on exprime un concept au moyen d’un terme désignant un autre concept, la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose. Exemples : descendre un godet, manger le morceau, avoir les chocottes. Il cultive encore l’antiphrase, cette manière d’employer un mot, une locution dans un sens contraire au sens véritable. Exemples : c’est du propre, villa pour prison, couvent pour maison centrale. Il cultive aussi l’euphémisme, cette manière d’atténuer une notion dont l’expression directe pourrait avoir quelque chose de choquant. Exemples : handicapé pour infirme, valda pour balle, butte pour échafaud. Il cultive également l’analogie synonymique. Exemples : manger le morceau a donné naissance à casser le morceau, se noircir a entraîné être dans le cirage, être gris est devenu être goudronné.

Sans se cailler le boudin à jouer les universitaires, on peut comprendre que l’argot a un V12 sous le capot de l’illusion, un moteur aux mille possibilités, et aussi un aspect artificiel qui dépend de la situation. L’argot n’est pas qu’une manière polie de dire des gros mots et de filer des claques. C’est une écriture. L’argot secret (Villon, Lacenaire) côtoie l’argot comique (Vidocq, les pastiches) au milieu de l’argot réaliste (Zola, Dabit) et de l’argot lyrique (Richepin, Rictus). Nous sommes tentés de dire que tous les écrivains ont tâté de l’argot, parfois involontairement, car l’argot s’est glissé volontairement dans la langue de tous les jours. D’Albert Parraz à Frédéric Fajardie en passant par José Giovanni, Vincent Ravalec, ADG, Bertrand Blier, Bernard Clavel, Robert Desnos, Alain Demouzon, Philippe Djian, Tony Duvert, Daniel Pennac, Yvan Audouard, Léo Malet, Maupassant, Boris Vian, Jean-Bernard Pouy, Victor Margueritte, etc., ils en ont tous croqué.

Par ordre alphabétique d’auteurs, voici quelques phrases glanées de-ci de-là, farcies ou non des spécificités précédemment citées. (Les auteurs à qui l’on a consacré un chapitre comme Villon, Céline, Boudard ou Le Breton ne figurent évidemment pas dans cette liste.)

« Thérèse est une chienne et elle le sera pour quiconque déboutonnera sa braguette comme s’il défouraillait. »

(ADG, Notre père qui êtes odieux)

« Mony s’était introduit en levrette dans le con de Mariette qui, commençant à jouir, agitait son gros postérieur et le faisait claquer sous le ventre de Mony. »

(Guillaume APOLLINAIRE, Les Onze mille verges)

« Le vieux singe est comme toujours. Un danger public. Ce matin, il s’aboule en se frottant les mains. »

(Louis ARAGON, Les Beaux Quartiers)

« En tenant de la main droite une assiette avec une tranche de barbaque à couper au couteau sans couteau… »

(Jacques AUDIBERTI, L’Effet Glapion)

« Des fois, quand je suis sur les nerfs, je lui en veux, je l’assaisonne à grands coups de bottine. »

(Marcel AYMÉ, Le Passe-muraille)

« Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. »

(Honoré de BALZAC, Splendeurs et Misères des courtisanes)

« Non, dit Sézenac. Le journalisme, ça ne me botte pas. »

(Simone de BEAUVOIR, Les Mandarins)

« Après avoir cruisé en gang, on décâlisse sans avoir pogné de blonde pour le fun. On a pris une de ces brosses [cuite] ! »

(Frédéric BEIGBEDER, article dans VSD)

« C’est Gérard. Il est plein comme une vache. »

(Jacky BERROYER, Je vieillis bien)

« Les expressions que l’on applique à un homme dans les vapeurs éthyliques ont généralement une connotation de mouvement : il a mis ses pompes à bascule ou il a pris son lit en marche. »

(Antoine BLONDIN, Alcools de nuit)

« Petit Vert-Flore se serait bien gardé de dire foutre ou jutance ou la jute comme disaient aussi les petits paysans. Pour lui, c’était la liqueur spermatique. »

(Jean-Louis BORY, Le Pied)

« En voyant ces braves pandores
Être à deux doigts de succomber
Moi, j’bichais, car je les adore
Sous la forme de macchabées. »

(Georges BRASSENS, Le Gorille)

« Tu nous rhabilles deux fillettes de gros plant, Fonfonse ? »

(Claire BRÉTÉCHER, Le Destin de Monique)

« De retour dans ma piaule, je repenserai peut-être à vos nichons cavaliers si hardiment bandés sous le tissu. »

(Louis CALAFERTE, Septentrion)

« Il eût fallu quelqu’un qui eût payé plus que moi de sa personne. Je ne suis pas très bordelier, on ne se refait pas. »

(Henri CALET, Poussières de la route)

« L’église symbolise ce qui l’embarrasse. Adam et Ève, flopée d’enfants, famille tuyau de poêle. »

(Jean CARRIÈRE, Les Années sauvages)

« On les trouve répandus dans l’herbe parmi les litrons vides, bourrés à mort, la vieille les quilles grandes ouvertes comme une porte de grange, elle a pas de culotte, tu vois le bazar jusqu’au fond, noir, dégueulasse, t’as peur. »

(François CAVANNA, Les Ritals)

« Ben dis donc, celles-là, on peut pas dire que ce sont des casseuses de bites ! »

(François CARADEC, La Compagnie des zincs)

« Je n’ignore pas qu’elle est pourrie jusqu’au cœur et qu’un de ces quatre les Parisiens pourraient bien la recevoir sur le blair. »

(Blaise CENDRARS, Bourlinguer)

« Seule ombre à ce tableau préfigurant une peinarde retraite, Ravier souffrait des pinceaux. L’excès de saké et de boukha lui avait refilé des crises de goutte. Pour la peine, on chuchotait qu’il se graissait le toboggan chez lui, en solitaire, douloureux et contrit, ruminant sa hargne et son amertume, relisant les œuvres complètes de Lartéguy et de Paul Chack, portant de gros chaussons afin de s’épargner les panards. »

(François CÉRÉSA, Des naves dans le potage)

« La première fois que j’ai niqué pour du fric, c’est pour remplacer une copine qui s’était brûlé le zizi en y collant une double couche d’onguent gris. »

(Muriel CERF, Les Rois et les Voleurs)

« Ta quique, sale menteur, ta quique ! D’abord t’as une quique de fille. »

(Gabriel CHEVALLIER, Sainte-Colline)

« Un fourbisseur de harnais
Ramona sa cheminée
Mais sans chanter hyménée… »

(Florent CHRESTIEN, XVIe siècle)

« Eh bien ! pelote, pelote-le mon derche ! Tu pourras dire à tes potes qu’t’as vu le plus beau pétard de la rue Saint-Denis. »

(Maurice CIANTAR, Jacques Vorageolles)

« Lui crève pas les balloches !

— Ce ne serait pas un grand malheur, des mecs comme ça, vaut mieux que ça ne repeuple pas. »

(Bernard CLAVEL, La Maison des autres)

« Pour l’exemple, voilà ce que filait la nymphe dans ses édredons : carabine-moi un brin, mon trognon. Oh ! mon cavalcadour ! Ramone. Oui, ramone ! Enchose-moi ! Encoche-moi ! Mets-moi à l’envers si tu veux, je ne refuserai rien ! Escrime ! Éperonne ! Estoque ! Enganymède-moi ! Farfouille ! Flèche ! Fourgonne ! Frétille-moi ! Je n’en veux pas plus, je me rends mon couillard ! Mon mistigouri. Fous, fous-moi mon nichon, oh, je décharge ! »

(Pierre COMBESCOT, Les Funérailles de la sardine)

« L’mois suivant, j’ai chopé l’nase (syphilis). Une vraie déveine. J’ai bien pensé perdre mon homme, parce que, dans c’temps-là mesdames, avec le nase, vous passiez pas une nuit à Saint-Lazare, c’était à Falguière jusqu’à être blanchie. »

(Jeanne CORDELIER, La Dérobade)

« Nous cherchons le machin, le chose, quoi ! Le fourbi, le truc, si vous préférez ! »

(Georges COURTELINE, Le Train de 8 h 47)

« C’est de ce tendre sobriquet que les garçons de mon village nomment leur jeune verge : la fève. »

(Joseph DELTEIL, La Cuisine paléolithique)

« Mon cher Richard, vous vous foutez de moi et vous avez raison. »

(Denis DIDEROT, Jacques le fataliste et son maître)

« Elle commençait à le trouver un peu couille molle, lui, avec sa façon austère de ne pas hurler d’indignation médicale. »

(Claude DUNETON, Le Diable sans porte)

« Dans le jargon des garçons, le branlage s’appelle madame Cinq. Le mot est plus complaisant que la veuve Poignet de l’argot français. Pablos raconte qu’on fait cela sous les tables de l’école, et parle d’un camarade plus grand qui a joui dans l’encrier puis, son ragoût découvert, l’a accusé, lui, Pablos qui ne jute pas. »

(Tony DUVERT, Le Journal d’un innocent)

« Déjà du lapinage (masturbation). Pas réglementaire ce truc-là. Seuls les grands ont droit aux lapins (ceux qui masturbent les copains). »

(René ÉTIEMBLE, L’Enfant de chœur)

« Le comte et la comtesse de Lussay, nouvellement mariés, viennent de se baiser ; après la baisade on cause de l’âme. »

(Gustave FLAUBERT, Correspondance)

« Je n’en continuai pas moins à besogner Marfa de travers mais avec entrain. »

(Jean FREUSTIÉ, Loin du paradis)

« Je bois à trop forte dose
Je vois des éléphants roses
Des araignées sur le plastron
De mon smoking… »

(Serge GAINSBOURG, Intoxicated man)

« À Rome, l’on paufichonne l’as de trèfle aux petits abbés. »

(Théophile GAUTIER, Lettres à la présidente)

« Les femmes, elles, ne sont pas atteintes de cette rage d’humilier ce qu’elles aiment : pour elles, un homme ne se réduit pas à son phallus, à son zob, à sa trique, à son truc… »

(Benoîte GROULT, Ainsi soit-elle)

« Toutes ses nuits, il finissait par les passer à l’écoute ou à l’observatoire. Ensuite, il s’achevait à la manivelle (se masturber). »

(Raymond GUÉRIN, La main passe)

« Elle s’est redressée à moitié, les seins en oreille d’épagneul. »

(José GIOVANNI, Le Tueur du dimanche)

« Allons ! Je vois que tu es coiffée (amoureuse). Je ne te souhaite pas de mal, Mado, mais j’ai peur que tu ne sois déçue. »

(Louis GUILLOUX, Le Pain des rêves)

« Icaille est le théâtre
Du petit dardant
Fonçons à ce mion folâtre
Notre palpitant,
Pitanchons pivois chenastre
Jusques au luisant. »

Ici est le théâtre
Du petit amour
Donnons à ce petit enfant folâtre
Notre cœur,
Buvons du bon vin
Jusqu’au jour.

(Nicolas de GRANDVAL, Le Vice puni, ou Cartouche, 1726)

« Son protecteur n’était qu’un barbiquet agressif (maquereau). Il lui avait donné des coups de couteau. »

(Kléber HAEDENS, Adios)

« Assise dans son pieu, Eljie écoute le doux chant de l’Alka Seltzer. Elle se paye une bonne casquette. »

(Evane HANSKA, La Femme coupée en deux)

« Allons, dégosille ton couplet, je t’apprendrai, à mesure que tu le goualeras, les nuances à observer. »

(Joris Karl HUYSMANS, Marthe)

« Mon cher Pascal, tu ne sais rien, tu ne sauras jamais rien faire, tu es bon à lape. En conséquence, il faut que tu apprennes à devenir maquereau. »

(Pascal JARDIN, La Guerre à neuf ans)

« Tapette, c’est dur à avaler venant de la part de cette gâcheuse parfumée, mais ce genre d’insultes, Paulo avait appris à les encaisser. »

(André LACAZE, Le Tunnel)

« D’un vît, d’un con, et de deux sœurs
Naît un accord plein de douceur.
Amaryllis, pensez-y bien :
Aimer sans foutre est peu de chose.
Foutre sans aimer, ce n’est rien.
Que les dévots blâment sans cause. »

(Jean de La Fontaine, Épigramme)

« La grosse a un gros cul, d’autres ont le pont arrière triste ! »

(Armand LANOUX, La Classe du matin)

« Comme elle était trop chaude, elle se faisait mamourer non seulement avec la quéquette, mais elle se faisait aussi faire le pompier. Lui, le mari, il appelait ça descendre à la cave. »

(Jacques LANZMANN, Rue des Mamours)

« Pendant ce temps, la Fernande continuait son affaire sur le trottoir, du moins pouvait-on le croire car au vrai, pintée à mort, elle ne parvenait pas à se relever. »

(Clément LÉPIDIS, Monsieur Jo)

« Cet oncle était très avare et très juponnard (coureur) bien qu’il fût déjà un vieillard. »

(Paul LÉAUTAUD, Journal littéraire)

« Une échassière, c’est une fille perchée sur un tabouret. Une entraîneuse à boire. Payée au bouchon et au micheton. Avec obligation d’écluser deux ou trois bouteilles de mauvais champ’ à neuf cents francs. »

(Maud MARIN, Tristes Plaisirs)

« Je ne t’ai pas attendu pour être affranchi, beau du prose ! »

(Pierre Mac ORLAN, Bob bataillonnaire)

« J’amènerai d’la gnôle et on s’prendra une bonne muflée ! »

(Frank MARGERIN, Lulu s’maque)

« M. Lamy, le maître clerc, a bien voulu que je remplace le frotteur qui cirait l’étude, le matin, avant l’arrivée des clercs. Un vieux branquignol, qui ne frottait que les lendemains de boue, et encore, où ça se voyait, devant les fenêtres. »

(Roger Martin du GARD, Les Thibault)

« Hé ! elle était encore mettable, cette grosse Marguerite ! Et tant qu’à chercher un palliatif, mieux valait ça que de se prendre par la main (se masturber) ! »

(Jean MECKERT, La Ville de plomb)

« C’était pas le gars à se la laisser introduire. C’était pas un gars à se laisser avoir par un avion chleuh ou un nœud dans une planche. Minute. On le possédait pas comme ça, le gars Pinot. »

(Robert MERLE, Week-end à Zuydcoote)

« Alexandra a commencé à m’astiquer dans la voiture, si bien que j’ai eu une queue grosse comme mon poing et des couilles aussi dures que des balles de ping-pong. »

(Henry MILLER, Opus Pistorum)

« Je ne tardai pas à m’en apercevoir à la liberté que mon aide de camp (pénis) avait d’aller et venir dans ce temple du plaisir. »

(MIRABEAU, Degré des âges du plaisir)

« Veux-tu que je me déguise en Anne d’Autriche, mon ange ? Blanche de Castille ? Marie Leczinska ? Ou bien préfères-tu troulacher Adélaïde de Savoie ? Embouchonner Marguerite de Provence ? Limer Catherine de Médicis ? Culeter Jeanne d’Albret ? Choisis, beau page ! Je me travestirai de mille et mille façons ! Ce soir, toutes les reines de France sont tes putes ! »

(Patrick MODIANO, La Place de l’Étoile)

« Sganarelle. — Je n’ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. »

(MOLIÈRE, Dom Juan)

« Il est vrai que, rien que d’juger par sa gueule, ta vioque, elle doit guère être baisable. »

(Roger NIMIER, Le Hussard bleu)

« Une pompeuse, sa Lola-la-dingue, une mangeuse de santé. Voilà ce qu’elle était. Comme toutes les bonnes femmes. Une mante pétasse, va ! »

(Alain Page, Tchao Pantin)

« Voulez-vous me foutre le camp, allez, barrez-vous, fissa, fissa ! Il y en a un qui essaye quand même : “Vas-tu te tirer !” et je prépare un bruyant glaviot à son intention. »

(Albert PARAZ, Le Gala des vaches)

« C’est pas pour dire, tu sais, mais elle te gobe (avoir à la bonne) not’ Marie. »

(Louis PERGAUD, La Guerre des boutons)

« Il avait laissé une femme en pleurs à qui il avait promis le mariage un soir où il était beurré comme un plat de moules au gratin. »

(Pierre PERRET, Les Grandes Pointures de l’Histoire)

« Aujourd’hui, ils seraient plusieurs à se disputer le patronage de ce mot brutal (pissotière). L’argot plus délicat parle de tasse et de théière. Les orientalistes disent une pagode. Les homosexuels de tendance mystique emploient le terme de chapelle. »

(Roger PEYREFITTE, Des Français)

« Vous n’allez pas me dire que c’était pas un chaud de la pince ? s’exclama Mouilleminche. »

(Raymond QUENEAU, Pierrot mon ami)

« Vous avez donné l’adresse d’une avorteuse à Marie que vous aviez gonflée (mettre enceinte)… hein ? »

(Henry POULAILLE, Les Damnés de la terre)

« Quant au tsar des Bulgares, c’est une pure coquine, une vraie affiche (homosexuel qui affiche son homosexualité avec ostentation), mais très intelligent, un homme remarquable. »

(Marcel PROUST, Le Temps retrouvé)

« Écoute, s’égosillait Milou, demain Berthou vient chez moi, c’est un vrai cageot, mais tant pis. Je suis pas sûr qu’on peut lui voir les poils à Berthou. »

(Yann QUEFFÉLEC, Les Noces barbares)

« À seize ans, Juliette c’était un canon. Et déjà une belle garce. »

(Vincent RAVALEC, Un pur moment de rock’n’roll)

« Je me faisais bien décrotter (sodomiser)
Et nul ne m’entendait péter… »

(Mathurin RÉGNIER, Poésies libres)

« V’là que je me retourne et que j’lui fais baiser mon gros visage… ce qui fait dire aux mauvaises langues qu’il avait vu mon borgne (anus). »

(Nicolas Edme RESTIF DE LA BRETONNE, Le Paysan et la Paysanne pervertis)

« En attendant, il avait beau accomplir le devoir conjugal sans imperméable (préservatif), le ventre de l’épouse restait plat. »

(Catherine RIHOIT, La Favorite)

« J’ai fait comme les autres petites filles, je me suis tripotée consciencieusement, vous vous doutez bien. »

(Jules ROMAINS, Le Drapeau noir)

« Les culs plus que les cons sont maintenant ouverts
Les mignons de la cour y mettent leurs lancettes… »

(Pierre de RONSARD, Gaietés et Épigrammes)

« Elle disait bonjour, mais ce bonjour-là, il vous arrivait comme une flèche humide et on avait la bosse. »

(Robert SABATIER, Boulevard)

« Le vieil avocat y côtoyait le rentier, le truqueur — garçon aimant les femmes, mais acceptant l’argent des hommes — et la tapette. »

(Maurice SACHS, La Chasse à courre)

D’abord Daladier, c’est pas Daladier : c’est les deux cents familles. Et elles s’en barbouillent (être indifférent), les deux cents familles, de la Tchécoslovaquie. »

(Jean-Paul SARTRE, Le Sursis)

« Elle était bonniche chez des commerçants du boulevard Beaumarchais et ses jours de sortie elle faisait la retape à la porte d’un musette près du Sébastopol. »

(Georges SIMENON, Antoine et Julie)

« Depuis deux mois bientôt, Fédora interdisait à son jules de la toucher. Rien n’était toléré. Pas même la plus innocente agacerie intraslip de collégien. »

(Pierre SINIAC, Les Congelés)

« Un de ses amants lui disait qu’elle était charmante dans le plaisir et avait un si beau cul qu’il avait été mille fois tenté de l’en… »

(STENDHAL, Journal intime)

« Tiouche-moi le zizi, les rou-diou-dious et le prosinard ! Pro-si-nard ? C’est comme ça qu’on dit ? »

(Jean VAUTRIN, Groom)

« Mais si tu ne me permets pas de caleçonner, c’est bien qu’il y a anguille. »

(Jean VAUTRIN, Canicule)

« Couilles de mon amant, sœurs fières
À la riche peau de chagrin
D’un brun rose et purpurin
Couilles farceuses et guerrières… »

(Paul VERLAINE, Poèmes érotiques)

« T’as pas encore compris que les gonzesses c’est juste bon à filer des chaudes lances et causer des emmerdements. »

(André VERS, Misère du matin)

« Le noir, la blanche et la neige
Mènent le guinche au bal des camés
Voilà les mordus qui rallègent
Balancez la douille on n’est pas paumés… »

(Boris VIAN, Textes et Chansons)

« Déjà trois fois la défunte pucelle
Avait senti dans son brûlant manoir (sexe féminin)
Jaillir les eaux du céleste arrosoir (sexe masculin)… »

(VOLTAIRE, cité par Marcel Béalu, La Poésie érotique)

« Des nichons lui étaient venus, une paire de nichons de satin blanc tout neufs. »

(Émile ZOLA, L’Assommoir)

Le corbac et le goupil

Un corbac sur un feuillu planté
Tenait dans son claque-merde un coulant baraqué
Maître Goupil par le fumet alléché
Se radina en loucedoc pour le baratiner :
« Hé, salut, Duchenoque le corbac
Je n’avais pas gaffé que t’étais si leaubé
Si en majesté et si comac
Et si tu pousses, sans charre, le madrigal aussi bien
Que t’es attifé
T’es le daron des gonzes de ce patelin. »
Le corbac, à ces mots, vraiment pas mariole
Lui lâcha le fromtom’ sur la fiole.
Le goupil aussi sec l’alpagua, et dit : « Mon bon corbac
Sache que si un mecton comme moi
Colle au fion comme un morbac
D’un lascar aussi con que toi
C’est pour bonir d’une voix de rogomme
Des bobards à la gomme. »
Le corbac nazebroque et confus
Se jura, un peu tard, qu’il ne l’aurait plus jamais dans le cul.

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« Docteur Renaud Mister Renard », © Ceci-Cela, 2002.
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