Roshar, terre de pierres et de tempêtes. Des siècles ont passé depuis la chute des Chevaliers Radieux, mais leurs avatars, des épées et des armures mystiques qui transforment des hommes ordinaires en guerriers invincibles, sont toujours là.

Au cœur des Plaines Brisées, Kaladin lutte depuis dix ans dans une guerre insensée. Dalinar, le chef d’une des armées, est fasciné par un texte ancien, La Voie des rois. Au-delà de l'océan, la jeune Shallan apprend la magie et découvre certains secrets des Chevaliers Radieux...

Avec des romans vendus à plus de cinq millions d'exemplaires dans le monde, récompensés par de nombreux prix et comparés à ceux de G.R.R. Martin (Le Trône de fer) et de Robert Jordan (La Roue du Temps), Brandon Sanderson est un auteur phare de sa génération. La Voie des rois ouvre avec brio sa nouvelle saga-événement.

Pour Oliver Sanderson,

Qui est né au beau milieu de l’écriture de ce livre et marchait

déjà quand je l’ai terminé.

Livre II

LE LIVRE DES RADIEUX

SIX

ANS

PLUS

TÔT

Jasnah Kholin feignait de profiter de la fête sans laisser transparaître qu’elle comptait faire assassiner l’un des convives.

L’oreille aux aguets, elle traversait la salle de banquet bondée où le vin émoussait les esprits et déliait les langues. Son oncle Dalinar, sous l’emprise de l’alcool, se leva de la haute table pour crier aux Parshendis d’appeler leurs joueurs de tambour. Elhokar, le frère de Jasnah, se précipita pour faire taire son oncle dont les Aléthis ignoraient poliment les vociférations. Exception faite d’Aesudan, l’épouse d’Elhokar, qui ricanait d’un air guindé derrière son mouchoir.

Jasnah se détourna de la haute table et poursuivit son chemin. Elle avait rendez-vous avec un assassin et se réjouissait de quitter cette pièce étouffante, empuantie par le mélange de parfums trop nombreux. Un quartet féminin jouait de la flûte sur une plateforme surélevée qui faisait face à la cheminée, mais la musique était depuis longtemps devenue assommante.

Contrairement à Dalinar, Jasnah s’attirait des regards insistants. Ils la suivaient avec la constance des mouches s’accrochant à la viande pourrie, accompagnés de murmures évoquant des bruits d’ailes. S’il y avait une chose que la cour aléthie appréciait encore plus que le vin, c’étaient les commérages. Tout le monde s’attendait à ce que Dalinar succombe à l’appel de l’ivresse lors des festins – mais la fille du roi qui admettait être hérétique ? Ça, c’était nouveau.

Raison même pour laquelle Jasnah avait exprimé publiquement ses opinions.

Elle longea la grande table où s’agglutinait la délégation parshendie qui discutait dans sa langue cadencée. Bien que cette fête soit donnée en leur honneur, et en celui du traité qu’ils avaient signé avec le père de Jasnah, les Parshendis ne semblaient pas d’humeur festive, ni même joyeuse. Ils paraissaient nerveux. Mais, bien sûr, ils n’étaient pas humains et leurs réactions se révélaient parfois étranges.

Jasnah aurait voulu s’entretenir avec eux, mais son rendez-vous ne pouvait attendre. Elle l’avait volontairement programmé en plein milieu de la fête, car beaucoup de gens seraient alors distraits par l’ivresse. Jasnah se dirigea vers les portes mais s’arrêta net.

Son ombre pointait dans la mauvaise direction.

La pièce étouffante, remuante et bruyante lui sembla soudain très lointaine. Le haut-prince Sadeas traversa l’ombre de Jasnah, qui pointait distinctement vers la lampe à sphères accrochée au mur tout proche. Absorbé par la conversation avec son compagnon, Sadeas ne remarqua rien. Jasnah regarda fixement cette ombre – la peau soudain moite, l’estomac noué, comme lorsqu’elle était au bord de la nausée. Pas maintenant. Elle chercha une autre source lumineuse, une explication. Voyait-elle quoi que ce soit ? Non.

D’un mouvement léthargique, l’ombre se coula de nouveau vers elle, glissant jusqu’à ses pieds avant de s’étirer dans l’autre sens. Sa tension se dissipa. Mais d’autres avaient-ils vu ?

Fort heureusement, lorsqu’elle balaya la pièce du regard, personne ne l’observait d’un air horrifié. L’attention des gens était retenue par les joueurs de tambour parshendis, qui franchissaient la porte à grand fracas pour se mettre en place. Jasnah remarqua, songeuse, qu’ils étaient aidés par un serviteur non parshendi vêtu d’amples vêtements blancs. Un Shinove ? Voilà qui n’avait rien d’habituel.

Jasnah reprit ses esprits. Que signifiaient ces crises qui l’assaillaient parfois ? D’après des contes populaires superstitieux qu’elle avait lus, une ombre rebelle signifiait qu’on était maudit. Elle n’y voyait généralement que des sornettes, mais certaines superstitions prenaient racine dans des faits. L’expérience le lui avait prouvé. Il faudrait qu’elle effectue quelques recherches.

Ces tranquilles pensées d’érudite lui firent l’effet d’un mensonge contrastant avec la réalité de sa peau froide et moite et de la sueur qui baignait sa nuque. Mais il importait de se montrer rationnelle en toute circonstance, et pas seulement lorsqu’elle était calme. Elle se força à franchir les portes de la pièce étouffante pour rejoindre le couloir moins animé. Elle avait choisi la sortie du fond, celle qu’utilisaient généralement les serviteurs. C’était, après tout, le trajet le plus direct.

Ici, des maîtres-serviteurs en noir et blanc s’affairaient à servir leur clarissime. Elle s’y était attendue, mais s’étonna en revanche de trouver son propre père devant elle, en train de s’entretenir à mi-voix avec le clarissime Meridas Amaram. Que faisait donc le roi en ces lieux ?

Bien que Gavilar Kholin soit plus petit qu’Amaram, ce dernier se voûtait en sa présence, car Gavilar parlait avec une intensité tranquille qui donnait envie de se pencher pour mieux saisir chaque mot, chaque sous-entendu. C’était, contrairement à son frère, un homme séduisant dont la barbe soulignait la forte mâchoire au lieu de la cacher. Il possédait un magnétisme qu’aucun biographe, du point de vue de Jasnah, n’était parvenu à capturer.

Tearim, capitaine de la Garde royale, se tenait derrière eux. Il avait revêtu la Cuirasse d’Éclat de Gavilar ; le roi avait cessé de la porter lui-même ces derniers temps pour la confier plutôt à Tearim, reconnu comme l’un des plus grands duellistes au monde. Gavilar portait à la place une robe d’un style classique et majestueux.

Jasnah risqua un coup d’œil par-dessus son épaule, vers la salle du banquet. Quand son père s’était-il esquivé ? Quelle négligence, se réprimanda-t-elle. Tu aurais dû t’assurer qu’il y soit encore avant de sortir.

Elle le vit poser la main sur l’épaule d’Amaram et lever un doigt en prononçant d’une voix sévère, quoique étouffée, des mots qu’elle n’entendit pas.

— Père ? demanda-t-elle.

Il se tourna vers elle.

— Ah, Jasnah. Tu t’en vas très tôt.

— Il n’est pas si tôt, commenta-t-elle en s’approchant d’un pas fluide. (De toute évidence, Gavilar et Amaram avaient dû se réfugier ici pour s’entretenir en privé.) La partie la plus ennuyeuse de la fête commence, celle où les conversations gagnent en volume sonore mais pas en intelligence, sans parler du degré d’ivresse des convives.

— Beaucoup de gens apprécient ces choses-là.

— Beaucoup de gens, malheureusement, sont idiots.

Son père sourit.

— Est-ce terriblement difficile pour toi ? demanda-t-il d’une voix douce. De vivre avec nous autres, de subir notre intelligence modérée et nos pensées simplistes ? Te sens-tu très seule, Jasnah, d’être à ce point unique dans ton génie ?

Elle accepta la réprimande pour ce qu’elle était et se surprit à rougir. Même Navani, sa mère, ne réussissait pas à avoir cet effet sur elle.

— Si tu trouvais une agréable compagnie, poursuivit Gavilar, peut-être apprécierais-tu les fêtes.

Son regard pivota vers Amaram, qu’il avait longtemps envisagé comme prétendant pour sa fille.

C’était hors de question. Amaram croisa le regard de Jasnah, puis salua son père à mi-voix et s’éloigna précipitamment le long du couloir.

— Quelle mission lui avez-vous confiée ? demanda Jasnah. Que préparez-vous ce soir, père ?

— Le traité, bien entendu.

Le traité. Pourquoi y tenait-il à ce point ? D’autres lui avaient conseillé d’ignorer les Parshendis ou de les conquérir. Gavilar avait insisté pour parvenir à un accord.

— Je ferais mieux de rejoindre les festivités, déclara Gavilar avec un geste à l’intention de Tearim.

Tous deux remontèrent le couloir en direction des portes par lesquelles Jasnah était sortie.

— Père ? demanda Jasnah. Qu’est-ce que vous ne me dites pas ?

Il se retourna vers elle et s’attarda un instant. Il possédait des yeux vert pâle témoignant de sa haute naissance. Quand était-il devenu si perspicace ? Saintes bourrasques… Elle avait l’impression de ne presque plus le connaître. Quelle transformation saisissante en si peu de temps.

Il étudiait Jasnah comme s’il ne lui faisait presque plus confiance. Était-il au courant de son rendez-vous avec Liss ?

Il se détourna sans ajouter un mot et se mêla aux convives, suivi par son garde.

Que se passe-t-il dans ce palais ? se demanda Jasnah. Elle inspira profondément. Elle allait devoir enquêter davantage. Avec un peu de chance, il n’avait pas découvert qu’elle fréquentait des assassins – mais, dans le cas contraire, elle en tiendrait compte. Il comprendrait sans doute qu’il fallait que quelqu’un veille sur la famille alors que sa fascination pour les Parshendis l’absorbait totalement. Jasnah fit demi-tour afin de poursuivre son chemin et croisa un maître-serviteur, qui s’inclina.

Après une courte marche dans les couloirs, Jasnah remarqua que son ombre recommençait à faire des siennes. Elle soupira, contrariée, en la voyant attirée vers les trois lampes à Fulgiflamme accrochées aux murs. Fort heureusement, elle avait quitté la zone la plus peuplée ; il n’y avait ici aucun serviteur pour la voir.

— Bon, lâcha-t-elle, ça suffit.

Elle n’avait pas eu l’intention de parler tout haut. Cependant, lorsque ces mots lui échappèrent, des ombres lointaines s’animèrent, nées d’un croisement un peu plus loin. Elle eut le souffle coupé. Ces ombres s’allongèrent et s’épaissirent, puis formèrent des silhouettes qui se mirent à grandir, à s’étirer, à se lever.

Père-des-tempêtes, je deviens folle.

L’une d’entre elles prit la forme d’un homme noir comme la nuit, quoique parcouru de reflets, comme s’il était fait d’huile. Non… d’un autre liquide à la surface duquel flottait de l’huile, qui lui conférait un aspect sombre et irisé.

Il s’avança vers elle à grands pas et dégaina une épée.

Ce fut la logique, froide et inébranlable, qui guida Jasnah. Crier ne lui amènerait pas d’aide à temps, et la ténébreuse agilité de cette créature lui conférait une vitesse qu’elle ne pourrait certainement pas égaler.

Elle resta sur place et croisa le regard noir de la créature, ce qui la fit hésiter. Derrière elle, un petit groupe d’entités semblables s’était matérialisé à partir des ombres. Elle avait senti ces yeux posés sur elle au cours des derniers mois.

Le couloir tout entier s’était maintenant obscurci, comme submergé par de profondes ténèbres où il sombrait lentement. Le cœur battant la chamade, le souffle de plus en plus court, Jasnah leva la main vers le mur de granite, cherchant à toucher une surface solide. Ses doigts s’enfoncèrent très légèrement dans la pierre, comme si le mur s’était changé en boue.

Nom des foudres ! Il fallait qu’elle agisse. Mais que pouvait-elle donc faire ?

Devant elle, la silhouette lança un coup d’œil furtif vers le mur. La lampe la plus proche de Jasnah s’éteignit. Ensuite…

Le palais se désintégra.

Le bâtiment tout entier se brisa en milliers de petites sphères de verre pareilles à des perles. Jasnah hurla lorsqu’elle bascula en arrière dans un ciel obscur. Elle ne se trouvait plus dans le palais ; elle était ailleurs – un autre lieu, un autre temps, un autre… quelque chose.

Elle se retrouva seule avec la silhouette sombre et chatoyante qui flottait dans le vide devant elle, rengainant son épée d’un air satisfait.

Jasnah s’écrasa contre quelque chose – un océan de ces perles de verre. D’autres, innombrables, se mirent à pleuvoir autour d’elle, crépitant comme la grêle lorsqu’elles touchaient cet étrange océan. Elle n’avait jamais vu cet endroit ; elle ne pouvait expliquer ni ce qui s’était produit, ni ce que ça signifiait. Elle se débattit tandis qu’elle s’enfonçait dans quelque chose d’impossible. Des perles de verre de tous côtés. Elle ne voyait rien au-delà et sentait seulement qu’elle sombrait dans cette masse cliquetante, bouillonnante, étouffante.

Elle allait mourir. En laissant son travail inachevé, sa famille sans protection !

Elle ne connaîtrait jamais les réponses.

Non.

Jasnah s’agita dans le noir et tenta de nager tandis que les perles roulaient sur sa peau, se glissaient sous ses vêtements, s’infiltraient dans son nez. Ça ne servait à rien. Elle ne pouvait pas flotter dans ce chaos. Elle leva la main devant sa bouche, tenta de créer une poche d’air qui lui permettrait de respirer et parvint à prendre une petite goulée. Mais les perles roulèrent autour de sa main, s’insinuèrent entre ses doigts. Elle s’y enfonçait plus lentement à présent, comme dans un liquide visqueux.

Chaque perle, en la touchant, lui communiquait la très faible impression d’un objet. Une porte. Une table. Une chaussure.

Les perles réussirent à s’engouffrer dans sa bouche. Elles semblaient agir de leur propre chef. Elles allaient l’étouffer, la détruire. Non… non, elles semblaient simplement attirées par elle. Une impression la traversa, non pas tant une pensée distincte qu’une sensation. Elles attendaient quelque chose d’elle.

Elle s’empara de l’une des billes, qui lui transmit l’impression d’une coupe. Jasnah lui donna… quelque chose. Les autres perles les plus proches s’assemblèrent, adhérant comme des pierres scellées par du mortier. L’instant d’après, Jasnah ne s’enfonçait plus dans une masse de perles individuelles mais dans de gros amas de perles accolées pour former…

Une coupe.

Chaque perle était un modèle, un guide pour les autres.

Elle relâcha celle qu’elle tenait, et les perles qui l’entouraient se dispersèrent. Elle se débattit, cherchant désespérément l’air qui lui manquait. Il lui fallait trouver quelque chose à utiliser, quelque chose qui puisse l’aider, un moyen de survivre ! Paniquée, elle ouvrit grand les bras pour toucher le plus grand nombre de perles possible.

Un plateau d’argent.

Un manteau.

Une statue.

Une lanterne.

Puis quelque chose d’ancien.

Quelque chose de pesant, lent à réfléchir, et cependant puissant : le palais lui-même. Dans un effort désespéré, Jasnah s’empara de cette sphère et y transféra sa puissance. Les pensées de plus en plus vagues, elle insuffla dans cette perle tout ce qu’elle portait en elle, puis lui ordonna de se soulever.

Les perles remuèrent.

Un grand fracas retentit lorsqu’elles s’entrechoquèrent dans un concert de cliquetis et de crépitements. Elles évoquaient le bruit d’une vague se brisant sur des rochers. Jasnah remonta brusquement depuis les profondeurs tandis que quelque chose de solide bougeait en dessous d’elle, obéissant à ses ordres. Des perles lui cognèrent violemment la tête, les épaules, les bras, jusqu’à ce qu’elle perce enfin la surface de l’océan de verre dans une explosion, projetant une gerbe de perles dans un ciel obscur.

Elle s’agenouilla sur une plateforme de verre faite de petites perles collées les unes aux autres. Elle tendit la main sur le côté, serrant la sphère qui servait de guide aux autres. D’autres roulèrent autour d’elle et prirent la forme d’un couloir aux murs ornés de lanternes, avec un croisement devant elle. Le résultat était grossier, bien entendu – il était tout entier constitué de perles. Mais c’était une approximation correcte.

Elle n’était pas assez puissante pour reconstituer le palais entier. Elle ne créa que ce couloir, sans même le doter d’un toit – mais le sol la soutenait et l’empêchait de s’enfoncer. Elle ouvrit la bouche en geignant et des perles en tombèrent pour aller heurter le sol dans un claquement. Puis elle toussa, aspirant des goulées d’air bienvenues, et la sueur ruissela sur ses tempes et ses joues pour se rejoindre sur son menton.

Un peu plus loin devant elle, la sombre silhouette s’avança sur la plateforme. Elle dégaina de nouveau son épée.

Jasnah prit une deuxième perle, la statue qu’elle avait devinée un peu plus tôt. Elle lui insuffla du pouvoir et d’autres perles se rassemblèrent alors devant elle, adoptant la forme de l’une des statues qui longeaient l’avant de la salle de banquet – la statue de Talenelat’Elin, Héraut de la Guerre. Un homme grand et musclé portant une Lame d’Éclat.

Bien que la statue ne soit pas vivante, Jasnah l’anima et lui fit baisser son épée de perles. Elle doutait fort que la statue puisse se battre ; des perles rondes ne pouvaient pas former une lame acérée. Cependant, la menace fit hésiter la sombre silhouette.

Serrant les dents, Jasnah se releva tandis que des perles s’écoulaient de ses vêtements. Elle n’allait certainement pas s’agenouiller devant cette créature, quoi qu’elle puisse être. Elle alla se placer près de la statue de perles, remarquant pour la première fois les étranges nuages au-dessus de sa tête. Ils semblaient former un étroit ruban de route, long et droit, qui pointait vers l’horizon.

Elle croisa et soutint le regard de la silhouette aux reflets huileux. Celle-ci la fixa un moment puis leva deux doigts vers son front et s’inclina, comme en signe de respect, tandis qu’une cape se déployait amplement derrière elle. D’autres silhouettes s’étaient rassemblées ; elles se tournèrent les unes vers les autres, échangeant des murmures étouffés.

Cet endroit fait de perles s’évanouit et Jasnah se retrouva de nouveau dans le couloir du palais. Le véritable palais, bâti de pierre, bien qu’il y fasse désormais noir – la Fulgiflamme s’était éteinte dans les lampes murales. Le seul éclairage provenait d’un peu plus loin dans le couloir.

Elle s’adossa contre le mur en respirant profondément. Il faut, se dit-elle, que je consigne cette expérience par écrit.

C’était ce qu’elle ferait, puis elle l’analyserait et y réfléchirait. Plus tard. Pour l’heure, elle voulait s’éloigner de cet endroit. Elle marchait d’un pas précipité, sans se soucier de savoir où elle allait, cherchant à fuir ces yeux qu’elle sentait encore en train de l’observer.

En vain.

Elle finit par se calmer et s’éponger le visage à l’aide d’un mouchoir. Shadesmar, songea-t-elle. C’est le nom qu’on lui donne dans les contes pour enfants. Shadesmar, le royaume mythologique des sprènes. Des mythes auxquels elle n’avait jamais cru. Si elle parcourait assez attentivement les livres d’histoire, sans doute y trouverait-elle quelque chose. Pratiquement tout ce qui se produisait s’était déjà produit. C’était là la grande leçon de l’histoire, et…

Bourrasques ! Son rendez-vous.

Jurant à mi-voix, elle pressa l’allure. Cette expérience la perturbait encore, mais il fallait qu’elle honore son rendez-vous. Elle descendit donc de deux étages, s’éloignant de la cadence des tambours parshendis jusqu’à ne plus entendre que leurs coups les plus nets.

La complexité de cette musique l’avait toujours surprise, car elle suggérait que les Parshendis n’étaient pas les sauvages incultes pour lesquels beaucoup les prenaient. À cette distance, la musique présentait une similitude dérangeante avec l’entrechoquement des perles de cet autre lieu.

Elle avait volontairement choisi cette partie isolée du palais pour rencontrer Liss. Personne n’entrait jamais dans cette suite de chambres d’amis. Un homme que Jasnah ne connaissait pas se prélassait devant la porte. Elle en conçut un certain soulagement. Il devait s’agir du nouveau serviteur de Liss, ce qui signifiait que celle-ci n’était pas repartie malgré le retard de Jasnah. Elle se calma, adressa un signe de tête au garde (une brute védène à la barbe mouchetée de roux) et pénétra dans la pièce.

Liss se leva de la table située dans la petite pièce. Elle portait une robe de servante (décolletée, bien entendu) et aurait pu passer pour aléthie. Ou védène. Ou bavane. Tout dépendait de la partie de son accent qu’elle choisissait de mettre en avant. Ses longs cheveux noirs, qu’elle portait détachés, et sa séduisante silhouette charnue attiraient l’attention de la meilleure manière qui soit.

— Vous êtes en retard, clarissime, déclara Liss.

Jasnah ne répondit pas. Elle était ici l’employeuse et n’avait pas à fournir d’excuses. Elle déposa quelque chose sur la table près de Liss : une petite enveloppe, scellée à la cire de charançon.

Jasnah posa deux doigts dessus et hésita.

Non. C’était une manœuvre trop hardie. Elle ignorait si son père avait conscience de ce qu’elle était en train de faire mais, même dans le cas contraire, il se passait trop de choses dans ce palais. Elle ne voulait pas ordonner un assassinat avant d’être totalement sûre.

Fort heureusement, elle avait prévu un plan de secours. Elle tira une seconde enveloppe de la sage-bourse située à l’intérieur de sa manche et la posa sur la table à la place de la première. Elle en retira les doigts, puis contourna la table pour aller s’asseoir.

Liss se rassit et fit disparaître la lettre dans son corsage.

— Quelle nuit étrange, clarissime, déclara-t-elle, pour vous engager dans la voie de la trahison.

— Je ne vous embauche qu’en tant qu’observatrice.

— Pardonnez-moi, clarissime, mais il n’est pas très courant de louer les services d’un assassin pour observer, et pour ne faire que ça.

— Vous trouverez des instructions dans cette enveloppe, répondit Jasnah, ainsi que le premier paiement. Je vous ai choisie parce que vous êtes une experte en matière d’observations détaillées. C’est ce que j’attends de vous. Pour l’instant.

Liss sourit mais hocha la tête.

— Espionner l’épouse de l’héritier du trône ? Ça vous coûtera plus cher. Vous êtes sûre de ne pas vouloir simplement sa mort ?

Jasnah martela la table du bout des doigts, puis s’aperçut qu’elle le faisait au rythme des tambours qu’elle entendait au-dessus d’elle. Cette musique était d’une complexité inattendue – à l’image des Parshendis eux-mêmes.

Il se passe trop de choses, se dit-elle. Je dois faire preuve d’une grande prudence. D’une grande subtilité.

— J’en accepte le prix, répliqua Jasnah. Dans une semaine, je m’arrangerai pour qu’une des servantes de ma belle-sœur soit congédiée. Vous postulerez pour cette place en utilisant les fausses références que vous êtes certainement capable de produire. Vous serez engagée.

» À partir de là, observez et faites-moi votre rapport. Si j’ai besoin de vos autres services, je vous en informerai. Vous n’agirez que si je vous l’ordonne. Compris ?

— C’vous qui payez, répondit Liss, dont la voix se teinta d’un léger accent bavane.

S’il transparaissait, c’était seulement parce qu’elle le souhaitait. Liss était la tueuse la plus douée que Jasnah connaisse. Les gens l’appelaient Tire-Larmes, car elle énucléait ses victimes. Bien qu’elle n’ait pas officiellement adopté ce surnom, il lui était fort utile, car elle avait des secrets à cacher. Pour commencer, personne ne savait que Tire-Larmes était une femme.

On racontait que Tire-Larmes arrachait les yeux de ses victimes pour affirmer son indifférence quant à leur statut de sombres ou de pâles-iris. En réalité, cet acte cachait un deuxième secret : Liss ne voulait pas que quiconque sache qu’elle laissait derrière elle des cadavres aux yeux brûlés.

— Dans ce cas, déclara Liss en se levant, notre réunion est terminée.

Jasnah hocha distraitement la tête, car ses pensées revenaient à cette étrange interaction avec le sprène un peu plus tôt. Cette peau scintillante, ces couleurs qui dansaient sur une surface couleur goudron…

Elle s’obligea à en détourner son esprit. Elle devait consacrer son attention à la tâche en cours. Pour l’heure, c’était Liss.

Celle-ci hésita sur le pas de la porte.

— Savez-vous pourquoi je vous apprécie, clarissime ?

— J’imagine que c’est lié à mes poches et à leur légendaire profondeur.

Liss sourit.

— Y a de ça, je ne prétendrai pas le contraire, mais il y a aussi que vous êtes différente des autres pâles-iris. Quand les autres m’engagent, ils grimacent devant tout le processus. Ils sont toujours prompts à recourir à mes services, mais ils ricanent et se tordent les mains, comme s’ils détestaient être contraints de faire quelque chose d’aussi peu ragoûtant.

— Liss, un assassinat est réellement peu ragoûtant. Tout comme le fait de vider des pots de chambre. Je peux respecter les personnes employées à accomplir ce genre de tâche sans admirer la tâche elle-même.

Liss sourit, puis entrouvrit la porte.

— Votre nouveau serviteur, là, dehors, lui dit Jasnah. Vous ne disiez pas vouloir me le faire admirer ?

— Talak ? demanda Liss avec un coup d’œil au Védène. Ah, vous parlez de l’autre. Non, clarissime, je l’ai vendu à un marchand d’esclaves il y a quelques semaines.

Liss fit la grimace.

— Ah oui ? Je croyais que c’était le meilleur serviteur que vous ayez jamais eu.

— Un trop bon serviteur, répondit Liss. Restons-en là. Il était foudrement bizarre, ce Shinove.

Liss frissonna visiblement, puis sortit discrètement par la porte.

— Rappelez-vous notre premier accord, lui lança Jasnah.

— L’est toujours dans un coin d’mon cerveau, clarissime.

Liss ferma la porte.

Jasnah se laissa aller sur son siège et joignit les doigts devant elle. Les termes de leur « premier accord » étaient que, si quiconque venait trouver Liss pour lui proposer un contrat sur un membre de la famille de Jasnah, Liss permettrait à celle-ci de lui faire une offre équivalente en échange du nom de la personne qui l’avait contactée.

Liss le ferait. Sans doute. Tout comme la dizaine d’autres assassins avec lesquels Jasnah travaillait. Un client régulier était toujours plus précieux qu’un contrat ponctuel, et il était dans l’intérêt d’une femme comme Liss d’avoir une amie au sein du gouvernement. La famille de Jasnah était à l’abri de ces gens-là. À moins, bien sûr, que ce ne soit Jasnah elle-même qui engage les assassins.

Jasnah poussa un profond soupir puis se leva pour chasser le poids qu’elle sentait appuyer sur ses épaules.

Un instant… Liss a bien dit que son ancien serviteur était shinove ?

C’était sans doute une coïncidence. Les Shinoves n’étaient guère nombreux dans l’Est, mais l’on en croisait parfois. Malgré tout, entendre Liss mentionner un Shinove alors même que Jasnah venait d’en apercevoir un parmi les Parshendis… eh bien, il n’y avait aucun mal à vérifier, même si ça impliquait de regagner le festin. Il se passait des choses étranges cette nuit, et pas simplement à cause de son ombre et du sprène.

Jasnah quitta la petite pièce enfouie dans les entrailles du palais et sortit dans le couloir d’un pas énergique. Elle se dirigea vers l’étage. Au-dessus d’elle, les tambours se turent brusquement, comme les cordes d’un instrument soudain tranchées. La fête se terminait-elle si tôt ? Dalinar n’avait tout de même pas offensé les convives ? Celui-là, quand il commençait à boire…

Dans tous les cas, puisque les Parshendis avaient déjà ignoré ses offenses par le passé, ils le feraient sans doute à nouveau. En réalité, Jasnah se réjouissait que son père se concentre soudain sur un traité. Voilà qui lui laisserait tout loisir d’étudier les traditions et l’histoire des Parshendis.

Se pourrait-il, se demanda-t-elle, que les érudites aient fouillé les mauvaises ruines pendant toutes ces années ?

Des mots résonnèrent dans le couloir, provenant d’un peu plus loin.

— Je m’inquiète pour Ash.

— Tu t’inquiètes pour tout.

Jasnah hésita dans le couloir.

— Son état empire, poursuivit la voix. Ça n’était pas censé se passer comme ça. Et le mien ? J’ai l’impression qu’il empire.

— Tais-toi.

— Je n’aime pas ça. C’était mal, ce que nous avons fait. Cette créature porte la propre Lame de mon seigneur. Nous n’aurions pas dû la lui laisser. Il…

Les deux hommes franchirent une intersection un peu plus loin. Il s’agissait d’ambassadeurs de l’Ouest, parmi lesquels se trouvait l’Azéen qui portait une marque de naissance blanche sur la joue. À moins qu’il ne s’agisse d’une cicatrice ? Le plus petit des deux hommes, qui aurait pu être aléthi, s’interrompit en apercevant Jasnah. Il poussa un cri étouffé, puis pressa le pas.

L’Azéen vêtu de noir et d’argent, songeur, s’arrêta pour la jauger de la tête aux pieds.

— Le festin est-il déjà terminé ? demanda Jasnah à travers le couloir.

Son frère avait invité ces deux hommes au festin avec tous les autres dignitaires étrangers haut placés de Kholinar.

— Oui, répondit l’homme.

Son regard fixe la mit mal à l’aise. Elle s’avança malgré tout. Je ferais mieux de me renseigner sur ces deux-là, se dit-elle. Elle avait enquêté sur leur passé, bien entendu, sans rien découvrir de notable. Venaient-ils de parler d’une Lame d’Éclat ?

— Viens ! lança le plus petit en se retournant pour prendre le plus grand par le bras.

Ce dernier se laissa entraîner. Jasnah s’avança jusqu’à l’intersection, puis les regarda s’éloigner.

Là où des tambours résonnaient précédemment, des hurlements s’élevèrent soudain.

Oh non

Jasnah se retourna, alarmée, puis saisit sa jupe et courut aussi vite qu’elle le put.

Une dizaine de catastrophes potentielles lui traversèrent l’esprit. Que pouvait-il se produire d’autre par cette nuit brisée où les ombres se levaient et où son père la toisait d’un œil méfiant ? Les nerfs à vif, elle atteignit les marches et se mit à les gravir.

La montée lui prit bien trop longtemps. Elle entendit les cris tout du long et émergea enfin en plein chaos. Des cadavres d’un côté, un mur démoli de l’autre. Comment…

Les dégâts menaient vers les appartements de son père.

Le palais tout entier s’ébranla et un craquement résonna depuis cette direction.

Non, non, non !

Dans sa course, Jasnah longea des entailles laissées dans la pierre par des Lames d’Éclat.

Pitié

Des cadavres aux yeux brûlés jonchaient le sol comme des os abandonnés sur une table à manger.

Pas ça.

Une porte brisée. Les appartements de son père. Jasnah s’arrêta dans le couloir, le souffle court.

Maîtrise-toi, maîtrise

Elle ne pouvait pas. Pas maintenant. Paniquée, elle se précipita dans les appartements, alors même qu’un Porte-Éclat l’aurait tuée sans aucun mal. Elle n’avait pas les idées très claires. Il aurait mieux valu qu’elle aille chercher de l’aide. Dalinar ? Il serait saoul. Sadeas, dans ce cas.

La pièce paraissait dévastée par une tempête majeure. Meubles taillés en pièces, fragments éparpillés partout. Les portes du balcon étaient brisées vers l’extérieur. Un homme accourait vers elle, portant la Cuirasse d’Éclat de son père. Tearim, le garde du corps ?

Non, le casque était brisé. Ce n’était pas Tearim mais Gavilar. Quelqu’un hurla sur le balcon.

— Père ! s’écria Jasnah.

Gavilar hésita alors qu’il sortait sur le balcon, et il se retourna vers elle.

Le balcon céda en dessous de lui.

Jasnah hurla, courut vers le balcon brisé et tomba à genoux tout au bord. Le vent joua avec des mèches échappées de son chignon tandis qu’elle regardait deux hommes chuter.

Son père et le Shinove en blanc aperçu au festin.

Le Shinove dégageait une lumière blanche. Il tomba sur le mur, enchaîna par une roulade puis s’arrêta. Il se leva et parvint étrangement à rester debout sur le mur externe du palais sans tomber. Voilà qui défiait toute raison.

Il se retourna, puis se dirigea vers le père de Jasnah d’un pas décidé.

Envahie d’un grand froid, elle regarda, impuissante, l’assassin descendre vers son père et s’agenouiller au-dessus de lui.

Des larmes roulèrent sur son menton, et le vent s’en saisit. Que faisait-il là, en bas ? Elle ne parvenait pas à le distinguer.

Quand l’assassin s’éloigna, il laissa derrière lui le cadavre de son père. Empalé sur un morceau de bois. Il était mort – sa Lame d’Éclat était apparue près de lui, comme elles le faisaient toujours à la mort de leur Porteur.

— J’ai travaillé si dur…, murmura Jasnah, engourdie. Tout ce que j’ai fait pour protéger cette famille…

Comment était-ce possible ? Liss. C’était Liss la responsable !

Non. Jasnah n’avait pas les idées claires. Ce Shinove… si tel était le cas, Liss n’aurait jamais admis qu’il lui avait appartenu. Elle l’avait vendu.

— Toutes nos condoléances.

Jasnah se retourna brusquement, clignant des yeux larmoyants. Trois Parshendis, parmi lesquels se trouvait Klade, se tenaient sur le pas de la porte, vêtus de leurs habits caractéristiques : des pagnes de tissu soigneusement cousus pour les hommes comme pour les femmes, des écharpes autour de la taille, d’amples chemises sans manches. Ils ne faisaient pas de distinctions vestimentaires entre les sexes. Ils semblaient toutefois en établir entre les castes, et…

Arrête, se dit-elle. Bourrasques, tu peux bien passer une journée sans réfléchir en érudite !

— Nous nous déclarons responsables de sa mort, déclara le Parshendi qui se tenait au premier plan.

Gangnah était de sexe féminin, même si les différences entre les sexes semblaient minimes chez eux. Leurs vêtements cachaient les seins comme les hanches, qui n’étaient de toute manière guère prononcés. Fort heureusement, l’absence de barbe était un signe distinctif très net. Tous les Parshendis de sexe masculin qu’elle avait jamais vus portaient la barbe, ornée de gemmes, et…

ARRÊTE.

— Qu’avez-vous dit, Gangnah ? demanda Jasnah en s’obligeant à se relever. Pourquoi serait-ce votre faute ?

— Parce que nous avons engagé l’assassin, répondit la Parshendie de sa voix chantante à l’accent prononcé. Nous avons tué votre père, Jasnah Kholin.

— Vous…

Une émotion glaciale la traversa soudain, comme une rivière qui gèle en altitude. Le regard de Jasnah passa de Gangnah à Klade, puis à Varnali. Des anciens, tous les trois. Des membres du conseil dirigeant parshendi.

— Pourquoi ? murmura Jasnah.

— Parce qu’il fallait que ce soit fait, répliqua Gangnah.

Pourquoi ? insista Jasnah en s’avançant. Il s’est battu pour vous ! Il a tenu les prédateurs à distance ! Mon père voulait la paix, espèce de monstres ! Pourquoi le trahir justement maintenant ?

Gangnah pinça les lèvres. L’intonation de sa voix changea. Elle ressemblait à une mère expliquant quelque chose de très compliqué à un petit enfant.

— Parce que votre père s’apprêtait à faire quelque chose de très dangereux.

— Appelez le clarissime Dalinar ! s’écria une voix dans le couloir à l’extérieur des appartements. Bourrasques ! Mes ordres sont-ils parvenus jusqu’à Elhokar ? Il faut conduire le prince héritier en lieu sûr !

Le haut-prince Sadeas entra précipitamment dans la pièce en compagnie d’un groupe de soldats. Son visage rougeaud au nez bulbeux était trempé de sueur et il portait les habits de Gavilar, la robe de sa fonction royale.

— Que font ces sauvages ici ? Nom des foudres ! Protégez la princesse Jasnah. L’assassin… il faisait partie de leur escorte !

Les soldats entreprirent de cerner les Parshendis. Jasnah les ignora et retourna vers la porte brisée, main sur le mur, baissant les yeux vers son père étendu sur les pierres en contrebas avec sa Lame près de lui.

— La guerre va être déclarée, murmura-t-elle. Et je ne vais pas l’empêcher.

— Nous le comprenons bien, assura Gangnah derrière elle.

— L’assassin, poursuivit Jasnah. Il marchait sur le mur.

Gangnah ne répondit pas.

Alors que son univers volait en éclats, Jasnah s’accrocha à ce fragment. Elle avait vu quelque chose ce soir. Quelque chose qui aurait dû être impossible. Était-ce lié à ces sprènes si étranges ? À son expérience dans ce lieu au ciel noir et aux perles de verre ?

Ces questions devinrent la corde à laquelle elle s’accrochait pour garder sa stabilité. Sadeas réclama des réponses aux dirigeants parshendis ; il n’en reçut aucune. Lorsqu’il vint se placer près d’elle et vit les débris en contrebas, il s’éloigna à toutes jambes en appelant ses gardes et courut jusqu’en bas pour rejoindre le roi mort.

Quelques heures plus tard, on découvrit que l’assassinat (et la capitulation de trois dirigeants parshendis) avait masqué la fuite d’une plus grande partie des leurs. Ils avaient rapidement quitté la ville, et la cavalerie que Dalinar envoya à leur poursuite fut détruite. On perdit une centaine de chevaux, tous d’une valeur inestimable, en même temps que leurs cavaliers.

Les dirigeants parshendis ne fournirent plus d’explications, ni d’indices, même lorsqu’on les pendit aux tempêtes avant de les exécuter pour leurs crimes.

Jasnah ignora tout ça. Elle interrogea plutôt les gardes survivants sur ce qu’ils avaient vu. Elle suivit des pistes relatives à la nature du désormais célèbre assassin et soutira des informations à Liss. Elle n’obtint pratiquement rien. Il n’avait appartenu que très brièvement à Liss, qui affirmait qu’elle ignorait alors tout de ses étranges pouvoirs. Jasnah ne parvint pas à retrouver son précédent propriétaire.

Puis elle se replongea dans les livres. Une tentative obsessionnelle et désespérée visant à la distraire de ce qu’elle avait perdu.

Cette nuit-là, Jasnah avait vu l’impossible.

Elle comptait bien en découvrir le sens.

PREMIÈRE PARTIE

Embrasés

Shallan – Kaladin – Dalinar

« En toute franchise, les événements de ces deux derniers mois pèsent sur mes épaules. Mort, destruction, perte et douleur sont mon fardeau. J’aurais dû le prévoir. Et l’empêcher. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jeseses 1174.

Shallan pinça entre ses doigts le fin crayon de charbon et traça une série de lignes droites irradiant depuis une sphère à l’horizon. Cette sphère n’était pas tout à fait le soleil, pas plus qu’elle n’était l’une des lunes. Des contours de nuages esquissés au charbon semblaient flotter vers elle. Et la mer qu’ils survolaient… Aucun dessin ne pouvait transmettre l’étrangeté fondamentale de cet océan, non pas composé d’eau mais de petites perles de verre translucide.

Shallan frissonna en se rappelant cet endroit. Jasnah en savait bien plus à son sujet qu’elle ne voulait en révéler à sa pupille, et Shallan ignorait comment l’interroger. Comment exigeait-on des réponses après une trahison comme la sienne ? Il ne s’était écoulé que quelques jours, et Shallan ignorait encore de quelle manière évoluerait sa relation avec Jasnah.

Le pont tanguait tandis que le navire louvoyait, ses voiles immenses claquant au-dessus d’elle. Shallan fut contrainte, pour se stabiliser, d’agripper le bastingage avec sa sage-main couverte. Le capitaine Tozbek affirmait que la mer, jusqu’ici, ne s’était pas montrée si mauvaise pour cette partie du détroit des Longs-Sourcils. Cependant, le mouvement des vagues, s’il s’accentuait, contraindrait peut-être Shallan à descendre dans l’entrepont.

Elle soupira et s’efforça de se détendre tandis que le navire se redressait. Un vent frais soufflait et des sprènes du vent passaient devant elle, portés par d’invisibles courants d’air. Chaque fois que la mer s’agitait, Shallan se rappelait ce jour-là, cet étrange océan de perles de verre…

Elle baissa de nouveau les yeux vers son dessin. Elle n’avait fait qu’entrevoir cet endroit et son croquis n’était pas parfait. Il…

Elle fronça les sourcils. Sur sa page, un motif s’était soulevé, à la façon d’un gaufrage en relief. Qu’avait-elle fait ? Ce motif occupait presque toute la largeur de la page et représentait une séquence complexe de lignes aux angles aigus et de pointes de flèches répétées. Était-ce la conséquence d’avoir dessiné cet étrange endroit que Jasnah appelait Shadesmar ? D’un geste hésitant, Shallan avança sa libre-main pour tâter ces reliefs singuliers sur la page.

Le motif bougea, glissant sur la page comme un chiot de hachedogue sous un drap.

Shallan poussa un petit cri et bondit de son siège, laissant tomber son carnet à croquis sur le pont. Les pages volantes s’échappèrent sur les planches où le vent les éparpilla. Les marins les plus proches (des Thaylènes aux longs sourcils blancs peignés en arrière pour les ramener au-dessus de leurs oreilles) se précipitèrent pour l’aider, rattrapant les pages en l’air avant qu’elles puissent être emportées par-dessus bord.

— Tout va bien, jeune demoiselle ? demanda Tozbek, interrompant sa conversation avec l’un de ses seconds.

Petit et corpulent, Tozbek portait une large écharpe en guise de ceinture ainsi qu’un manteau or et rouge assorti à son bonnet. Ses sourcils étaient relevés et amidonnés en forme d’éventail au-dessus de ses yeux.

— Je vais bien, capitaine, assura Shallan. J’ai eu peur, c’est tout.

Yalb s’avança vers elle et lui tendit les pages.

— Vos utensiles.

Shallan haussa les sourcils.

Utensiles ?

— Eh bien oui, répondit le jeune marin avec un sourire. Je m’entraîne à prononcer des mots sophistiqués. C’est ce qui permet à un jeune homme d’obtenir une compagnie féminine acceptable. Vous savez, le genre de demoiselle qui ne sent pas trop mauvais et qui possède au moins quelques dents.

— Charmant, dit Shallan en reprenant les pages. Enfin, tout dépend de votre définition du mot « charmant ».

Elle réprima une pique additionnelle et scruta d’un air méfiant la pile de papiers qu’elle tenait en main. Sa représentation de Shadesmar, posée au-dessus, ne comportait plus ces étranges lignes en relief.

— Que s’est-il passé ? demanda Yalb. Vous avez vu surgir un crémillon en dessous de vous, ou quelque chose dans ce genre-là ?

Il portait comme toujours un gilet ouvert à l’avant ainsi qu’un ample pantalon.

— Ce n’était rien, répondit doucement Shallan en rangeant les pages dans sa sacoche.

Yalb lui adressa un petit salut (elle ignorait pourquoi il avait pris cette habitude) et retourna attacher des éléments du gréement avec les autres marins. Elle perçut bientôt des éclats de rire provenant des hommes qui l’entouraient et, lorsqu’elle se tourna vers lui, elle vit des sprènes de gloire danser autour de sa tête, puis prendre la forme de petites sphères lumineuses. Il semblait très fier de la blague qu’il venait de raconter.

Elle sourit. C’était une très bonne chose que Tozbek ait été retardé à Kharbranth. Elle appréciait cet équipage et se réjouissait que Jasnah ait choisi de voyager avec lui. Shallan se rassit sur la caisse que le capitaine Tozbek avait fait attacher près du bastingage afin qu’elle puisse contempler la mer pendant la traversée. Elle devait prendre garde aux embruns qui pouvaient endommager ses croquis mais, tant que la mer n’était pas trop agitée, la contemplation des eaux en valait la peine.

La vigie perchée tout en haut du gréement poussa un cri. Shallan regarda attentivement dans la direction qu’elle désignait. Ils se trouvaient en vue du continent et voguaient parallèlement à la côte lointaine. En réalité, ils s’étaient amarrés au port la nuit précédente pour s’abriter de la tempête majeure passée tout près. Lorsqu’on voyageait en mer, il fallait toujours se trouver près du port – il était suicidaire de s’aventurer en pleine mer lorsqu’une tempête majeure pouvait vous surprendre.

Elle distinguait une trace sombre au nord : c’étaient les Terres Gelées, une zone en grande partie déserte le long de la frontière sud de Roshar. De temps à autre, Shallan entrapercevait des falaises plus hautes au sud. Thaylenah, le grand royaume insulaire, y formait une autre barrière. Le détroit séparait les deux.

La vigie avait repéré quelque chose dans les vagues juste au nord du navire, une forme en mouvement qui ressemblait à première vue à une grande bûche. Non, c’était bien plus gros que ça, et bien plus large. Shallan se leva, plissant les yeux, pour le regarder approcher. Il s’agissait en réalité d’une carapace brun-vert en forme de dôme, de la taille approximative de trois canots fixés ensemble. Tandis qu’ils la longeaient, la carapace s’approcha du flanc du navire et parvint curieusement à suivre son allure, dépassant de l’eau sur deux mètres environ.

Un santhide ! Shallan se pencha par-dessus le bastingage et baissa les yeux tandis que les marins jacassaient avec animation ; plusieurs la rejoignirent pour tendre le cou afin d’apercevoir la créature. Les santhides étaient tellement reclus que certains de ses livres disaient l’espèce disparue et qu’aucun des documents modernes à leur sujet n’était fiable.

— C’est vrai que vous portez bonheur, mademoiselle ! lui lança Yalb, hilare, qui passait près d’elle en portant des cordes. On n’avait pas vu de santhide depuis des années.

— Vous n’en avez toujours pas vu, répondit Shallan. Seulement le dessus de sa carapace.

À sa grande déception, les eaux masquaient tout le reste – à l’exception d’ombres dans les profondeurs, qui ressemblaient à de longs bras tendus vers le bas. Les récits affirmaient que ces bêtes suivaient parfois un navire pendant des jours, patientaient dans l’eau tandis que le vaisseau entrait au port, puis recommençaient à le suivre lorsqu’il repartait.

— Vous ne verrez jamais rien de plus que leur carapace, répondit Yalb. Passions, comme c’est bon signe !

Shallan serra sa sacoche contre elle. Elle ferma les yeux pour capturer un Souvenir de la créature sous l’eau à côté du navire, fixant mentalement son image pour pouvoir la dessiner avec précision.

Mais dessiner quoi ? se demanda-t-elle. Une grosse masse dans l’eau ?

Une idée commença à se former dans sa tête. Elle l’exprima tout haut avant de pouvoir se raviser.

— Apportez-moi cette corde, dit-elle en se tournant vers Yalb.

— Oui, clarissime ? s’enquit-il en s’arrêtant net.

— Faites une boucle à une extrémité, ordonna-t-elle en posant précipitamment sa sacoche sur son siège. J’ai besoin de voir le santhide. Je n’ai jamais plongé la tête dans l’océan. Est-ce que le sel m’empêchera de voir ?

— Sous l’eau ? répéta Yalb d’une voix glapissante.

— Je ne vous vois pas en train d’attacher la corde.

— Parce que je ne suis pas stupide, saintes bourrasques ! Le capitaine voudra ma tête si…

— Allez chercher un ami, ajouta Shallan, qui l’ignora et lui prit la corde pour former une boucle à l’une des extrémités. Vous allez me faire descendre par-dessus bord, et je vais entrevoir ce qui se trouve sous la coquille. Vous rendez-vous compte que personne n’a jamais produit de dessin d’un santhide vivant ? Tous ceux qui se sont échoués sur les plages étaient méchamment décomposés. Et comme les marins considèrent que ça porte malheur de les chasser…

— C’est vrai ! répondit Yalb d’une voix qui montait de plus en plus dans les aigus. Personne n’acceptera d’en tuer un.

Shallan termina de former la boucle et se hâta vers le bord du navire, ses cheveux roux fouettant son visage tandis qu’elle se penchait par-dessus le bastingage. Le santhide se trouvait toujours là. Comment suivait-il l’allure ? Elle ne voyait pas de nageoires.

Elle se retourna vers Yalb, qui tenait la corde en souriant.

— Ah, clarissime, est-ce votre revanche pour ce que j’ai dit à Beznk sur votre postérieur ? Ce n’était qu’une plaisanterie, mais vous m’avez bien eu ! Je… (Il laissa sa phrase en suspens lorsqu’il croisa son regard.) Nom des foudres, vous êtes sérieuse.

— Je n’aurai plus jamais ce genre d’occasion. Naladan a pourchassé ces créatures la majeure partie de sa vie sans jamais en voir une de près.

— C’est de la folie !

— Non, c’est de la recherche ! J’ignore dans quelle mesure j’y verrai à travers l’eau, mais il faut que j’essaie.

Yalb soupira.

— Nous avons des masques. Ils sont faits de carapaces de tortue avec des trous munis de verre à l’avant et des vessies le long des bords pour empêcher l’eau de s’infiltrer. Ils permettent d’y voir sous l’eau quand on y plonge la tête. Nous nous en servons pour inspecter la coque quand le navire est à quai.

— Magnifique !

— Évidemment, il va falloir que j’aille demander au capitaine la permission d’en prendre un…

Elle croisa les bras.

— Comme c’est sournois de votre part. Eh bien, allez-y.

Il était de toute manière peu probable qu’elle mette son projet en œuvre à l’insu du capitaine.

Yalb sourit.

— Que vous est-il arrivé à Kharbranth ? Lors de votre première traversée avec nous, vous étiez tellement timide qu’on vous aurait crue capable de vous évanouir à la seule pensée de partir de chez vous !

Shallan hésita, puis se surprit à rougir.

— C’est un peu casse-cou, non ?

— S’accrocher à un navire en mouvement pour plonger la tête dans l’eau ? demanda Yalb. On peut dire ça.

— Croyez-vous… qu’on puisse arrêter le navire ?

Yalb éclata de rire mais s’en alla parler au capitaine, interprétant sa question comme le signe qu’elle était toujours résolue à aller au bout de son plan. Elle l’était en effet.

C’est vrai, que m’est-il arrivé ? se demanda-t-elle.

La réponse était simple : elle avait tout perdu. Elle avait volé Jasnah Kholin, l’une des femmes les plus puissantes au monde – et, ce faisant, avait non seulement perdu la chance d’étudier dont elle avait toujours rêvé, mais aussi condamné ses frères et sa maison. Elle avait pitoyablement échoué.

Et elle s’en était sortie.

Pas indemne, toutefois. Sa crédibilité auprès de Jasnah avait été sérieusement endommagée, et elle avait le sentiment d’avoir quasiment abandonné sa famille. Mais il y avait quelque chose, dans l’expérience consistant à voler le Spiricante de Jasnah (qui s’était, de toute manière, révélé factice), puis de manquer se faire tuer par un homme qu’elle avait cru amoureux d’elle…

Eh bien, elle avait une meilleure idée de la façon dont les choses pouvaient mal tourner. C’était comme si… elle avait autrefois redouté les ténèbres mais qu’elle y avait à présent pénétré. Elle avait subi certaines des atrocités qui l’y attendaient. Aussi redoutables soient-elles, au moins savait-elle désormais à quoi s’en tenir.

Tu l’as toujours su, murmura une voix au plus profond d’elle. Tu as grandi avec des atrocités, Shallan. Simplement, tu refuses de t’en souvenir.

— Que se passe-t-il ? demanda Tozbek qui approchait avec son épouse Ashlv à ses côtés.

Celle-ci était minuscule et peu loquace ; elle portait une jupe assortie d’un chemisier jaune vif, et une écharpe couvrait tous ses cheveux à l’exception des deux sourcils blancs qu’elle avait recourbés près de ses joues.

— Jeune demoiselle, déclara Tozbek, vous voulez aller nager ? Ne pouvez-vous pas attendre que nous ayons atteint le port ? Je connais des zones agréables où l’eau est beaucoup moins froide.

— Je ne veux pas nager, répondit Shallan en rougissant encore davantage. (Que porterait-elle pour nager avec des hommes aux alentours ? Les gens faisaient-ils réellement ça ?) Il faut que je voie notre compagnon de plus près.

Elle désigna la créature marine.

— Jeune demoiselle, vous savez que je ne peux rien autoriser d’aussi dangereux. Même à supposer que nous arrêtions le navire, et si la bête vous faisait du mal ?

— On les dit inoffensives.

— Puisqu’elles sont si rares, peut-on vraiment en être sûr ? Et puis il y a d’autres animaux dans cette mer qui pourraient vous faire du mal. Il y a des aigues-rouges qui chassent dans cette zone, sans aucun doute, et nous nous trouvons peut-être dans des eaux assez peu profondes pour redouter la présence de khornaks. (Tozbek secoua la tête.) Désolé, mais je ne peux pas vous y autoriser.

Shallan se mordit la lèvre et s’aperçut que son cœur la trahissait en battant à toute allure. Elle avait envie d’insister, mais l’éclat décidé qu’elle lisait dans les yeux de Tozbek l’en dissuada.

— Très bien.

Il répondit par un large sourire.

— Je vous emmènerai voir des carapaces dans le port d’Amydlatn quand nous y ferons escale, jeune demoiselle. Ils en ont une sacrée collection !

Elle ignorait où se trouvait cet endroit mais, à en juger par toutes ces consonnes accolées, il devait se situer du côté thaylène. C’était le cas de la plupart des villes, aussi loin au sud. Bien que Thaylenah soit presque aussi glacial que les Terres Gelées, les gens semblaient apprécier d’y vivre.

Mais, bien entendu, les Thaylènes étaient tous un peu étranges. Comment décrire autrement Yalb et les autres qui ne portaient pas de chemise malgré le froid mordant ?

Ce n’étaient pas eux qui envisageaient de faire trempette dans l’océan, se rappela Shallan. Elle regarda de nouveau par-dessus le bord du navire pour voir les vagues se briser contre la coquille du santhide. De quoi s’agissait-il ? D’une bête magnecoque, comme les redoutables démons des gouffres des Plaines Brisées ? Ressemblait-il davantage à un poisson ou à une tortue ? Les santhides étaient si rares (et les érudits les avaient si rarement vus en chair et en os) que toutes les théories se contredisaient.

Avec un soupir, elle ouvrit sa sacoche et entreprit de classer ses papiers, dont la plupart étaient des esquisses des marins dans différentes poses qui s’affairaient à manœuvrer les voiles massives de manière à louvoyer. Son père ne lui aurait jamais permis de passer une journée assise à regarder un groupe de sombres-iris sans chemise. Comme sa vie avait changé en si peu de temps !

Elle travaillait à un croquis de la coque du santhide quand Jasnah apparut sur le pont.

Comme Shallan, Jasnah portait la havah, une robe vorine à la coupe caractéristique. L’ourlet tombait à ses pieds et l’encolure lui remontait quasiment au menton. Certains des Thaylènes, lorsqu’ils croyaient qu’elle ne les écoutait pas, qualifiaient cette tenue de pudibonde. Shallan ne partageait pas leur avis ; la havah n’était pas pudibonde mais élégante. En effet, la soie épousait le corps, plus particulièrement au niveau du buste – et la façon dont les marins regardaient Jasnah bouche bée indiquait qu’ils ne trouvaient pas le vêtement si peu flatteur.

Jasnah était effectivement jolie. Silhouette bien pleine, peau hâlée. Sourcils immaculés, lèvres peintes d’un rouge profond, cheveux relevés en une tresse soignée. Bien qu’elle ait deux fois l’âge de Shallan, sa beauté mûre était quelque chose d’admirable, et même d’enviable. Pourquoi fallait-il que cette femme soit si parfaite ?

Jasnah ignorait le regard des marins. Ce n’était pas qu’elle ne remarque pas les hommes ; Jasnah remarquait tout et tout le monde. Simplement, elle semblait se moquer de la façon dont ils la percevaient.

Non, ce n’est pas vrai, rectifia Shallan tandis que Jasnah s’approchait d’elle. Si elle se moquait du regard des autres, elle ne prendrait pas le temps de se coiffer ni de se maquiller. Sur ce point, Jasnah était une énigme. D’un côté, elle semblait être une érudite uniquement intéressée par ses recherches. D’un autre, elle cultivait la maîtrise et la dignité d’une fille de roi – et les utilisait parfois comme un gourdin.

— Vous voici, déclara Jasnah en s’approchant de Shallan.

Un nuage de gouttelettes choisit ce moment pour jaillir par-dessus le bord du bateau et l’asperger. Elle fronça les sourcils en voyant les gouttes d’eau consteller ses habits de soie, puis se retourna vers Shallan et haussa les sourcils.

— Comme vous l’aurez peut-être remarqué, le navire possède deux très belles cabines que je nous ai louées à un prix conséquent.

— Oui, mais elles se trouvent à l’intérieur.

— Comme la plupart des chambres.

— J’ai passé la majeure partie de ma vie à l’intérieur.

— Et vous en passerez encore une grande partie, si vous souhaitez devenir érudite.

Shallan se mordit la lèvre et attendit qu’on lui ordonne de descendre. Curieusement, l’ordre ne vint pas. Jasnah fit signe au capitaine Tozbek d’approcher et il s’exécuta servilement, son bonnet en main.

— Oui, clarissime ? demanda-t-il.

— J’aimerais un autre de ces… sièges, déclara Jasnah en étudiant la caisse de Shallan.

Tozbek ordonna aussitôt à l’un de ses hommes de fixer une seconde caisse en place. Tandis qu’elle attendait qu’on lui prépare son siège, Jasnah fit signe à Shallan de lui remettre ses croquis. Jasnah inspecta le dessin du santhide, puis jeta un coup d’œil par-dessus le bord du navire.

— Je comprends mieux pourquoi les marins faisaient tout ce boucan.

— Quel coup de chance, clarissime ! s’exclama l’un des marins. C’est un bon présage pour notre traversée, vous ne trouvez pas ?

— J’accepte toute la bonne fortune qui m’est m’offerte, Nanhel Eltorv, affirma-t-elle. Merci pour le siège.

Le marin s’inclina gauchement avant de se retirer.

— Vous les considérez comme des idiots superstitieux, commenta Shallan à mi-voix en le regardant s’éloigner.

— D’après ce que j’ai observé, répliqua Jasnah, ces marins sont des hommes qui ont trouvé un but dans la vie et y prennent maintenant un plaisir simple. (Jasnah étudia le dessin suivant.) Beaucoup de gens tirent beaucoup moins de leur existence. Le capitaine Tozbek dirige un bon équipage. C’était très judicieux de votre part de m’adresser à lui.

Shallan sourit.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Vous n’en avez posé aucune, rétorqua Jasnah. Vos croquis sont excellents, Shallan, comme toujours, mais n’étiez-vous pas censée lire ?

— J’avais… du mal à me concentrer.

— Et vous êtes donc montée sur le pont, répondit Jasnah, pour dessiner de jeunes hommes qui travaillent sans chemise. Vous pensiez que ça vous aiderait à mieux vous concentrer ?

Shallan rougit tandis que Jasnah s’arrêtait sur l’une des pages de la pile. Elle resta patiemment assise (son père l’y avait bien habituée) en attendant que Jasnah retourne la page vers elle. C’était, bien entendu, le dessin de Shadesmar.

— Vous avez respecté mon ordre de ne plus vous aventurer dans ce royaume ? s’enquit Jasnah.

— Oui, clarissime. Ce dessin a été tracé d’après un souvenir de mon premier… écart.

Jasnah baissa la page. Shallan crut voir une ombre passer furtivement sur son visage. Jasnah se demandait-elle si elle pouvait la croire sur parole ?

— J’imagine que c’est ce qui vous tracasse ? s’informa Jasnah.

— Oui, clarissime.

— Dans ce cas, je ferais sans doute mieux de vous l’expliquer.

— Vraiment ? Vous feriez ça ?

— Ne prenez pas cet air surpris.

— Ça me semble être un savoir très puissant, répondit Shallan. La façon dont vous me l’avez interdit… j’ai supposé que la connaissance de cet endroit était secrète ou, du moins, qu’elle ne devait pas être confiée à quelqu’un de mon âge.

Jasnah renifla.

— J’ai découvert que refuser d’expliquer des secrets aux jeunes gens les rend encore plus enclins à se fourrer dans le pétrin. Votre expérience prouve que vous êtes déjà tombée tête la première dans tout ça – comme je l’ai fait moi-même autrefois. Je sais d’expérience douloureuse à quel point Shadesmar peut être dangereux. Si je vous laisse dans l’ignorance et que vous vous y faites tuer, ce sera ma faute.

— Alors vous m’en auriez parlé si je vous avais posé la question plus tôt au cours de notre voyage ?

— Sans doute pas, admit Jasnah. Il fallait que je voie dans quelle mesure vous étiez disposée à m’obéir. Cette fois-ci.

Découragée, Shallan résista contre l’envie de lui faire remarquer que, lorsqu’elle était une pupille studieuse et obéissante, Jasnah lui divulguait beaucoup moins de secrets qu’actuellement.

— Alors qu’est-ce que c’est ? Cet… endroit ?

— Ce n’est pas vraiment un lieu, répondit Jasnah. Pas comme nous y pensons généralement. Shadesmar se trouve ici, tout autour de nous, en ce moment même. Toutes les choses y existent sous une forme ou une autre, comme elles existent ici.

Shallan fronça les sourcils.

— Je ne…

Jasnah leva le doigt pour la faire taire.

— Toutes les choses possèdent trois composantes : l’âme, le corps et l’esprit. Cet endroit que vous avez vu, Shadesmar, est ce que nous appelons le Royaume cognitif – le lieu de l’esprit.

» Ce que vous voyez tout autour de nous, c’est le monde physique. Vous pouvez le toucher, le voir, l’entendre. C’est ainsi que votre corps physique fait l’expérience du monde. Eh bien, Shadesmar est la façon dont votre moi cognitif – votre moi inconscient – fait l’expérience du monde. Grâce à des sens cachés qui frôlent ce royaume, vous suivez une logique intuitive et vous formez des espoirs. C’est probablement grâce à ces sens supplémentaires, Shallan, que vous créez vos dessins.

De l’eau s’écrasa contre la proue du navire lorsqu’il traversa une grosse vague. Shallan essuya sur sa joue une goutte d’eau salée, s’efforçant de réfléchir à ce que Jasnah venait de lui dire.

— Mais clarissime, je ne voyais pratiquement aucune logique dans tout ça.

— J’espère bien, riposta Jasnah. J’ai passé six années à faire des recherches sur Shadesmar et je ne sais toujours pas ce que je dois en penser. Il faudra que je vous y accompagne plusieurs fois avant que vous puissiez comprendre, ne serait-ce qu’un minimum, la véritable signification de cet endroit.

Cette pensée fit grimacer Jasnah. Shallan était toujours surprise de remarquer chez elle des émotions visibles. L’émotion était quelque chose de compréhensible, d’humain – et Shallan avait de Jasnah Kholin l’image mentale de quelqu’un de quasiment divin. C’était, à la réflexion, une étrange manière de considérer une athée convaincue.

— Écoutez-moi, dit Jasnah. Mes propres mots trahissent mon ignorance. Je vous ai dit que Shadesmar n’était pas un lieu, et pourtant je le qualifie comme tel l’instant d’après. Je parle de le visiter alors même qu’il se trouve tout autour de nous. Nous ne possédons tout simplement pas de terminologie adéquate pour en parler. Laissez-moi essayer une autre tactique.

Jasnah se leva et Shallan s’empressa de la suivre. Elles longèrent le bastingage tandis que le pont tanguait sous leurs pieds. Les marins laissaient passer Jasnah avec de courtes révérences. Ils la traitaient avec la déférence qu’ils auraient réservée à un roi. Comment s’y prenait-elle ? Comment parvenait-elle à contrôler son environnement sans paraître faire quoi que ce soit ?

— Baissez les yeux vers les eaux, lui demanda Jasnah lorsqu’elles atteignirent la proue. Que voyez-vous ?

Shallan s’arrêta près de la rambarde et sonda du regard les eaux bleues qui formaient de l’écume là où le navire les fendait. Ici, à l’avant du bateau, elle distinguait une profondeur dans les vagues. Une étendue insondable qui se déployait non seulement vers l’extérieur, mais aussi vers le bas.

— Je vois l’éternité, déclara Shallan.

— Vous parlez en artiste, répliqua Jasnah. Ce navire traverse des profondeurs que nous ne pouvons connaître. En dessous de ces vagues se trouve un monde invisible et agité.

Jasnah se pencha vers l’avant, saisit la rambarde d’une main nue et de l’autre couverte par sa sage-manche. Elle regarda au loin ; ni vers les profondeurs, ni vers la terre qui pointait à l’horizon au nord et au sud, mais vers l’est. Vers les tempêtes.

— Il y a un monde entier, Shallan, reprit Jasnah, dont notre esprit ne fait que frôler la surface. Un monde de pensée profonde. Un monde créé par des pensées profondes. Quand vous voyez Shadesmar, vous pénétrez dans ces profondeurs. C’est un endroit qui nous est étranger par certains aspects mais que nous avons également façonné. Avec un peu d’aide.

— Qu’avons-nous fait au juste ?

— Que sont les sprènes ? demanda Jasnah.

La question désarçonna Shallan, mais elle était désormais habituée aux questions complexes de Jasnah. Cette fois, elle prit le temps de méditer sa réponse.

— Personne ne sait ce qu’ils sont, répondit Shallan, même si de nombreux philosophes ont différentes opinions sur…

— Non, l’interrompit Jasnah. Que sont-ils ?

— Je… (Shallan leva les yeux vers deux sprènes du vent qui tournoyaient dans les airs au-dessus d’elle. Ils ressemblaient à de minuscules rubans lumineux qui brillaient doucement et dansaient l’un autour de l’autre.) Ce sont des idées vivantes.

Jasnah se retourna brusquement vers elle.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Shallan. Je me trompe ?

— Non, confirma Jasnah, vous avez raison. (Elle étrécit les yeux.) Dans mon hypothèse, les sprènes sont des éléments du Royaume cognitif qui se sont infiltrés dans le monde physique. Ce sont des concepts qui ont acquis un fragment de conscience, peut-être à travers l’intervention humaine.

» Pensez à un homme qui se met souvent en colère. Pensez à la façon dont sa famille et ses amis pourraient commencer à désigner sa colère comme une bête, comme une créature qui le possède, comme quelque chose qui lui soit extérieur. Les humains ont tendance à personnifier. Nous parlons du vent comme s’il possédait une volonté propre.

» Les sprènes sont ces idées – les idées de l’expérience humaine collective – qui prennent vie d’une manière ou d’une autre. Shadesmar est l’endroit où ce phénomène se produit initialement, et cet endroit leur appartient. Bien que nous l’ayons créé, ce sont eux qui lui ont donné forme. Ils y vivent ; ils le gouvernent, au sein de leurs propres cités.

— Des cités ?

— Oui, répondit Jasnah en se retournant vers l’océan, l’air troublé. Les sprènes sont d’une variété stupéfiante. Certains sont aussi intelligents que les humains et créent des cités. D’autres ressemblent à des poissons et se contentent de nager dans les courants.

Shallan hocha la tête. Bien qu’elle ait, en réalité, du mal à suivre Jasnah, elle ne voulait pas qu’elle cesse de parler. C’était le genre de connaissances dont Shallan avait besoin, le genre de choses dont elle rêvait.

— Est-ce lié à ce que vous avez découvert ? Au sujet des parshes, des Néantifères ?

— Je n’ai pas encore réussi à le déterminer. Les sprènes ne se montrent pas toujours très communicatifs. Dans certains cas, ils ne savent pas. Dans d’autres, ils se méfient de moi à cause de notre ancienne trahison.

Shallan, pensive, se tourna vers son professeur.

— Quelle trahison ?

— Ce sont eux qui m’en parlent, répondit Jasnah, mais ils refusent d’en préciser la nature. Nous avons rompu un serment et, ce faisant, les avons gravement offensés. Je crois que certains d’entre eux sont peut-être morts, bien que j’ignore comment un concept peut mourir. (Jasnah se tourna vers Shallan, l’expression solennelle.) Je suis bien consciente que ça représente beaucoup d’informations à absorber d’un coup. Vous allez devoir apprendre tout ça, dans ses moindres détails, si vous voulez m’aider. Êtes-vous toujours disposée à le faire ?

— Ai-je vraiment le choix ?

Un sourire étira les coins des lèvres de Jasnah.

— J’en doute fort. Vous spiricantez seule, sans l’aide d’un fabrial. Vous êtes comme moi.

Shallan regarda fixement en direction des eaux. Comme Jasnah. Qu’est-ce que ça signifiait ? Pourquoi…

Elle s’immobilisa, clignant des paupières. L’espace d’un instant, il lui sembla voir le même motif que précédemment, celui qui avait créé un relief sur sa feuille de papier. Cette fois-ci, il se trouvait dans l’eau et s’était formé, contre toute logique, sur la surface d’une vague.

— Clarissime…, commença-t-elle, posant les doigts sur le bras de Jasnah. J’ai cru voir quelque chose dans les vagues à l’instant. Un motif de lignes très nettes, comme un labyrinthe.

— Montrez-moi où.

— C’était sur une vague, et nous l’avons dépassé. Mais je crois l’avoir vu tout à l’heure, sur une de mes pages. Est-ce que ça signifie quelque chose ?

— Très certainement. Je dois admettre, Shallan, que je trouve stupéfiante la coïncidence qui nous a fait nous rencontrer. C’en est même suspect.

— Oui, clarissime ?

— Ils étaient impliqués, répondit Jasnah. Ils vous ont amenée jusqu’à moi. Et ils vous observent toujours, semble-t-il. Donc, non, Shallan, vous n’avez pas le choix. Les phénomènes d’antan sont en train de revenir, et je n’y vois pas un signe très positif. C’est un acte relevant de l’instinct de conservation. Les sprènes perçoivent un danger imminent et ils reviennent donc vers nous. Notre attention doit à présent se tourner vers les Plaines Brisées et les reliques d’Urithiru. Il s’écoulera un très, très long moment avant que vous ne regagniez votre pays.

Shallan hocha la tête sans un mot.

— Ça vous inquiète, observa Jasnah.

— Oui, clarissime. Ma famille…

Shallan avait le sentiment de trahir ses frères, qui dépendaient d’elle sur un plan financier. Elle leur avait écrit pour expliquer, sans rentrer dans les détails, qu’elle avait dû rendre le Spiricante volé – et qu’elle était à présent tenue d’assister Jasnah dans son travail.

La réponse de Balat avait été positive, d’une certaine manière. Il s’était dit ravi qu’une d’entre eux au moins ait échappé au sort qui menaçait leur maison. Il pensait que les autres étaient condamnés – ses trois frères ainsi que sa propre fiancée.

Peut-être avait-il raison. En plus des dettes écrasantes de leur père, il y avait le problème du Spiricante cassé. Le groupe qui le lui avait donné voulait le récupérer.

Malheureusement, Shallan était persuadée que la quête de Jasnah était de la plus haute importance. Les Néantifères allaient bientôt revenir – en effet, ils n’étaient pas une menace lointaine issue des contes. Ils vivaient parmi les hommes, et ce, depuis des siècles. Les parshes dociles qui se faisaient passer pour de parfaits esclaves et serviteurs étaient en réalité des machines à tuer.

Empêcher la catastrophe que représentait le retour des Néantifères était un devoir encore plus grand que protéger ses frères. Il lui était toujours douloureux de l’admettre.

Jasnah l’étudia.

— Pour ce qui est de votre famille, Shallan, j’ai pris des mesures.

— Des mesures ? s’enquit Shallan en lui prenant le bras. Vous avez aidé mes frères ?

— D’une certaine façon, répondit Jasnah. L’argent ne résoudrait pas réellement le problème, je le crois, même si j’ai fait en sorte qu’un petit cadeau leur soit envoyé. D’après ce que vous m’avez dit, les problèmes de votre famille ont deux causes. Premièrement, les Sang-des-spectres désirent que leur Spiricante, que vous avez cassé, leur soit rendu. Deuxièmement, votre maison se retrouve sans alliés, submergée par les dettes.

Jasnah lui tendit une feuille de papier.

— Ceci, poursuivit-elle, provient d’une conversation que j’ai eue ce matin avec ma mère par échocalame.

Shallan parcourut la page et y lut une explication de Jasnah vis-à-vis du Spiricante brisé, ainsi qu’une demande d’aide.

Ça se produit plus souvent qu’on ne le croirait, avait répondu Navani. Ce dysfonctionnement est sans doute lié à l’alignement des montants des gemmes. Apporte-moi l’appareil et nous verrons bien.

— Ma mère, reprit Jasnah, est une artifabrienne de renom. Elle saura certainement réparer le vôtre. Nous pourrons l’envoyer à vos frères, qui le rendront à ses propriétaires.

— Vous me laisseriez faire ça ? demanda Shallan.

Depuis le début de leur traversée, Shallan avait prudemment tenté de lui soutirer d’autres informations sur la secte, espérant comprendre son père et ses motivations. Jasnah affirmait savoir très peu de choses à leur sujet, en dehors du fait qu’ils convoitaient ses recherches et qu’ils étaient prêts à tuer pour se les procurer.

— Je n’ai pas particulièrement envie qu’ils accèdent à un appareil aussi répliqua, répondit Jasnah. Mais je n’ai pas le temps de protéger directement votre famille en ce moment. C’est une solution viable, à supposer que vos frères parviennent à gagner encore un peu de temps. Conseillez-leur de dire la vérité, si nécessaire : que vous êtes venue me trouver, sachant que j’étais une érudite, et m’avez demandé de réparer le Spiricante. Peut-être que ça les apaisera pour l’instant.

— Merci, clarissime.

Saintes bourrasques ! Si elle était simplement venue parler à Jasnah dès le départ, après qu’elle l’avait acceptée comme pupille, dans quelle mesure les choses auraient-elles été plus faciles ? Shallan baissa les yeux vers le papier, remarquant que la conversation s’y poursuivait.

Quant à l’autre sujet, écrivait Navani, cette suggestion me plaît beaucoup. Je crois pouvoir convaincre le jeune homme d’y réfléchir au minimum, dans la mesure où sa dernière aventure s’est terminée très brutalement (comme souvent chez lui) en début de semaine.

— De quoi parle cette deuxième partie ? s’enquit Shallan en levant les yeux de la page.

— Apaiser les Sang-des-spectres ne suffira pas à sauver votre maison, répondit Jasnah. Vos dettes sont trop importantes, surtout dans la mesure où les actions de votre père lui ont aliéné tant de gens. Par conséquent, j’ai arrangé une alliance puissante pour votre maison.

— Une alliance ? Comment ça ?

Jasnah prit une profonde inspiration. Elle semblait réticente à s’expliquer.

— J’ai entrepris les premières démarches pour arranger vos fiançailles avec l’un de mes cousins, le fils de mon oncle Dalinar Kholin. Le jeune homme s’appelle Adolin. Il est séduisant et il s’y connaît en conversation courtoise.

— Des fiançailles ? répéta Shallan. Vous avez promis ma main ?

— J’ai initié le processus, précisa Jasnah avec une anxiété peu commune chez elle. Même s’il manque parfois de vision à long terme, Adolin a bon cœur – tout autant que son père, qui est peut-être le meilleur homme que j’aie jamais connu. On le considère comme le meilleur parti d’Alethkar, et ma mère veut le voir marié depuis longtemps.

— Des fiançailles, répéta Shallan.

— Oui. Est-ce que ça vous est pénible ?

— C’est formidable ! s’exclama Shallan en serrant plus fort le bras de Jasnah. Tout deviendrait si facile. Si je suis mariée à quelqu’un de si puissant… Bourrasques ! Plus personne à Jah Keved n’osera nous toucher. Ça résoudrait une grande partie de nos problèmes. Clarissime Jasnah, vous êtes géniale !

Jasnah se détendit visiblement.

— Oui, eh bien, ça semblait une solution viable. Je m’étais toutefois demandé si vous en prendriez ombrage.

— Au nom des vents, pourquoi donc ?

— À cause de la restriction de liberté qu’implique un mariage, répondit Jasnah. Et puis, par ailleurs, parce que cette offre a été faite sans même vous consulter. Je devais d’abord vérifier si cette possibilité existait. L’offre a progressé plus loin que je ne m’y attendais, car ma mère a sauté sur cette idée. Navani peut… se montrer quelque peu envahissante.

Shallan avait du mal à imaginer quiconque envahir Jasnah.

— Père-des-tempêtes ! Vous craigniez que je sois offensée ? Clarissime, j’ai passé ma vie entière enfermée dans le manoir de mon père – j’ai grandi en partant du principe qu’il choisirait mon mari.

— Mais vous êtes libérée de votre père à présent.

— Oui, et je me suis montrée d’une sagesse exemplaire dans ma propre quête de relations, répliqua Shallan. Le premier homme que j’ai choisi était non seulement un ardent, mais un assassin déguisé.

— Ça ne vous dérange absolument pas ? demanda Jasnah. L’idée d’appartenir à quelqu’un d’autre, particulièrement à un homme ?

— Ce n’était pas comme si j’étais vendue en tant qu’esclave, rétorqua Shallan en riant.

— Non, sans doute que non. (Jasnah retrouva sa maîtrise.) Dans ce cas, je vais informer Navani que vous êtes favorable à cet arrangement, et nous devrions mettre en place un casuel dans le courant de la journée.

Un casuel – des fiançailles conditionnelles, selon la terminologie vorine. Elle serait techniquement fiancée, mais n’aurait aucune position légale jusqu’à ce qu’un acte officiel de fiançailles soit signé et authentifié par les ardents.

— Le père d’Adolin a déclaré qu’il ne l’obligerait à rien, expliqua Jasnah, même si le garçon est célibataire depuis peu, car il est encore parvenu à offenser une jeune fille. Quoi qu’il en soit, Dalinar préférerait que vous vous rencontriez tous les deux avant que l’on n’officialise quoi que ce soit qui vous lie de manière plus ferme. Il y a eu des… changements dans le climat politique des Plaines Brisées. Une grande perte pour l’armée de mon oncle. Une raison de plus pour nous dépêcher de rejoindre les Plaines.

— Adolin Kholin, répondit Shallan, qui ne l’écoutait que d’une oreille. Un duelliste de très haut niveau. Et même un Porte-Éclat.

— Ah, donc vous prêtiez vraiment attention à vos leçons au sujet de mon père et de sa famille.

— En effet… mais j’avais entendu parler de votre famille avant ça. Les Aléthis sont le centre de la société ! Même les filles des maisons rurales connaissent le nom des princes aléthis. (Et ce serait mentir que de nier avoir rêvassé dans sa jeunesse qu’elle en rencontrerait un.) Mais, clarissime, êtes-vous certaine que cette alliance soit judicieuse ? Enfin, je ne suis pas vraiment la personne la plus importante au monde.

— En effet. La fille d’un autre haut-prince aurait peut-être été préférable pour Adolin. Cependant, il semblerait qu’il soit parvenu à offenser absolument toutes les jeunes filles à marier de ce rang. Ce garçon est, dirons-nous, un peu trop avide en matière de relations. Mais rien d’insurmontable, j’en suis certaine.

— Père-des-tempêtes, déclara Shallan, qui sentit ses jambes flageoler. C’est l’héritier d’une principauté ! Il fait partie des héritiers du trône d’Alethkar !

— Il est troisième dans l’ordre de la succession, répondit Jasnah, derrière le fils en bas âge de mon frère et mon oncle Dalinar.

— Clarissime, je dois vous poser une question. Pourquoi Adolin ? Pourquoi pas son jeune frère ? Je… je n’ai rien à offrir à Adolin, ni à leur maison.

— Bien au contraire, répliqua Jasnah. Si vous êtes ce que je pense, vous serez en mesure de lui offrir ce que personne d’autre ne pourra. Quelque chose de plus important que la richesse.

— Et que pensez-vous donc que je sois ? chuchota Shallan en croisant son regard, posant enfin la question qu’elle n’avait osé formuler.

— Pour l’heure, vous n’êtes encore qu’une promesse, répondit Jasnah. Une chrysalide qui renferme un potentiel de grandeur. Autrefois, quand les humains et les sprènes se sont liés, sont apparus des femmes qui dansaient dans les cieux et des hommes capables de détruire des pierres d’un seul toucher.

— Les Radieux Enfuis. Traîtres à l’humanité.

Elle ne parvenait pas à absorber tout ça. Les fiançailles, Shadesmar et les sprènes, et maintenant cette mystérieuse destinée qui était la sienne. Elle l’avait su ; mais le prononcer tout haut…

Elle se laissa glisser sur le pont, sans se soucier d’y mouiller sa robe, et s’assit dos au bastingage. Jasnah lui laissa le temps de se calmer avant de s’asseoir à son tour, ce qui surprit Shallan. Elle le fit avec nettement plus de grâce, ramenant sa robe sous ses jambes qu’elle replia sur le côté pour s’installer. Toutes deux s’attirèrent les regards des marins.

— Ils vont me tailler en pièces, reprit Shallan. La cour aléthie… C’est la plus féroce au monde.

Jasnah ricana.

— Ce ne sont que rafales qui se voudraient tempêtes, Shallan. Je vous formerai.

— Je ne serai jamais comme vous, clarissime. Vous possédez le pouvoir, l’autorité, la richesse. Regardez simplement comment les marins se comportent face à vous.

— Suis-je en train d’utiliser le pouvoir, l’autorité ou la richesse en question en ce moment même ?

— Vous avez payé ce voyage.

— N’avez-vous pas payé plusieurs traversées sur ce navire ? demanda Jasnah. Ne vous ont-ils pas traitée de la même manière que moi ?

— Non. Oh, ils m’apprécient beaucoup. Mais je ne possède pas votre poids, Jasnah.

— Je vais partir du principe que votre remarque ne concernait en rien mon tour de taille, répliqua Jasnah, esquissant un sourire. Je comprends votre argument, Shallan. Mais il est totalement faux.

Shallan se tourna vers elle. Jasnah était assise sur le pont de ce navire comme sur un trône, le dos bien droit, la tête relevée, pleine d’autorité. Shallan se tenait assise les jambes contre la poitrine, qu’elle entourait des deux bras en dessous des genoux. Même leur façon de s’asseoir différait. Elle ne ressemblait en rien à cette femme.

— Il y a un secret que vous devez apprendre, mon enfant, déclara Jasnah. Un secret encore plus important que ceux liés à Shadesmar et aux sprènes. Le pouvoir est une illusion de perception.

Shallan fronça les sourcils.

— Ne vous méprenez pas, poursuivit Jasnah. Certains types de pouvoir sont réels – celui de commander aux armées, celui de spiricanter. Ceux-là entrent bien plus rarement en jeu que vous ne pourriez le croire. Sur une base individuelle, dans la plupart des interactions, cette chose que nous appelons le pouvoir, l’autorité, n’existe que tant qu’elle est perçue.

» Vous dites que je possède la richesse. C’est vrai, mais vous avez également constaté que je ne m’en servais pas souvent. Vous dites que je possède l’autorité en tant que sœur d’un roi. C’est vrai, et cependant les hommes présents à bord de ce navire me traiteraient exactement de la même manière si j’étais une mendiante qui les avait persuadés que j’étais la sœur d’un roi. Dans ce cas, mon autorité n’a rien de tangible. Ce n’est qu’un rideau de fumée – une illusion. Je peux créer cette illusion à leur égard, et vous le pouvez aussi.

— Je n’en suis pas persuadée, clarissime.

— Je sais. Autrement, vous l’appliqueriez déjà. (Jasnah se leva et épousseta sa jupe.) Me préviendrez-vous si vous revoyez ce motif – celui qui est apparu sur les vagues ?

— Oui, clarissime, répondit distraitement Shallan.

— Dans ce cas, prenez le reste de la journée pour vous consacrer à vos dessins. Je dois réfléchir à la meilleure manière de vous enseigner ce que je sais sur Shadesmar.

Elle se retira, accueillant d’un signe de tête les révérences des marins sur son passage, et redescendit sous le pont.

Shallan se leva, puis se retourna et saisit la rambarde, une main de chaque côté du beaupré. L’océan se déployait devant elle avec ses vagues ondulantes, dégageant une odeur piquante et froide. Les vagues venaient s’écraser contre le canot avec des bruits réguliers.

Les paroles de Jasnah se livraient combat dans son esprit, comme des anguilles célestes se disputant un rat. Des sprènes possédant des cités ? Shadesmar, un royaume qui se trouvait ici mais qui était pourtant invisible ? Shallan, soudain fiancée au célibataire le plus important au monde ?

Elle quitta la proue et longea le bord du navire, laissant traîner sa libre-main sur la rambarde. Comment les marins la considéraient-ils ? Ils lui adressaient des sourires, des signes de la main. Ils l’appréciaient. Yalb, nonchalamment suspendu au gréement non loin de là, l’appela pour l’informer qu’il y avait dans le prochain port une statue qu’il faudrait qu’elle aille voir.

— Il s’agit d’un pied géant, jeune demoiselle. Rien qu’un pied ! Ils n’ont jamais fini cette rafale de statue…

Elle lui sourit et poursuivit son chemin. Avait-elle envie qu’ils la regardent comme Jasnah ? Toujours effrayés, toujours inquiets de mal faire ? Était-ce ça, le pouvoir ?

Pendant ma traversée depuis Védénar, se dit-elle en atteignant l’endroit où sa caisse était attachée, le capitaine m’encourageait constamment à rentrer chez moi. Il voyait ma mission comme inutile.

Tozbek s’était toujours comporté comme s’il lui faisait une faveur en la transportant à la poursuite de Jasnah. Aurait-elle dû, pendant tout ce temps, avoir le sentiment de profiter de lui et de son équipage en les engageant ? D’accord, il lui avait proposé une remise parce qu’il avait déjà traité avec son père – mais, malgré tout, elle l’avait employé.

La façon dont il l’avait traitée était sans doute caractéristique des marchands thaylènes. Si un capitaine parvenait à vous donner l’impression que vous l’exploitiez, vous seriez disposé à le payer davantage. Elle l’appréciait, mais leur relation laissait à désirer. Jasnah n’aurait jamais toléré qu’on la traite ainsi.

Le santhide nageait toujours à côté du navire. Il ressemblait à une minuscule île mobile au dos envahi d’algues, à la carapace hérissée de petits cristaux.

Shallan se retourna et se dirigea vers la poupe, où le capitaine Tozbek s’entretenait avec un de ses seconds, désignant une carte couverte de glyphes. Il la salua d’un signe de tête.

— Une simple mise en garde, jeune demoiselle, déclara-t-il : les ports deviendront bientôt moins accueillants. Nous allons quitter le détroit des Longs-Sourcils et contourner le rivage oriental du continent en direction de la Nouvelle-Natanatan. Il n’y a rien d’intéressant entre ici et les Cryptes Superficielles… et même là-bas il n’y aura pas grand-chose à voir. Je n’y laisserais pas débarquer mon propre frère sans gardes, pourtant il a tué dix-sept hommes à mains nues.

— Je comprends bien, capitaine, répondit Shallan. Et je vous remercie. Je suis revenue sur ma décision de tout à l’heure. J’ai besoin que vous arrêtiez le navire pour me laisser inspecter le spécimen qui nage près de nous.

Il soupira et leva la main pour passer les doigts le long de l’un de ses sourcils en pointe amidonnés – un peu comme d’autres hommes joueraient avec leur moustache.

— Je vous le déconseille, clarissime. Père-des-tempêtes ! Si je vous laissais tomber dans l’océan…

— Je me retrouverais mouillée, rétorqua Shallan. C’est un état dont j’ai déjà fait deux ou trois fois l’expérience.

— Non, je ne peux absolument pas vous y autoriser. Comme je vous le disais, nous allons vous emmener voir des carapaces à…

— Vous ne pouvez pas m’y autoriser ? l’interrompit Shallan. (Elle le toisa avec une expression qu’elle espérait perplexe, en espérant qu’il ne remarquerait pas qu’elle crispait les poings le long de ses jambes. Nom des bourrasques, qu’elle détestait le conflit.) Capitaine, j’ignorais avoir formulé une requête que vous aviez le pouvoir de m’accorder ou non. Arrêtez le navire et faites-moi descendre dans l’eau. C’est un ordre.

Elle s’efforça de prononcer ces mots avec toute l’autorité qu’y aurait insufflée Jasnah. Cette femme donnait l’impression qu’il était plus facile de résister à une tempête majeure que de lui tenir tête.

Tozbek remua un instant les lèvres en silence, comme si son corps cherchait à formuler son objection d’un peu plus tôt mais que son esprit avait un temps de retard.

— C’est mon navire…, déclara-t-il enfin.

— Il ne lui arrivera rien, l’assura Shallan. Faisons vite, capitaine. Je ne souhaite pas retarder plus que de raison notre arrivée au port ce soir.

Elle le planta là pour regagner sa caisse, les mains tremblantes, le cœur battant la chamade. Puis elle s’assit, en partie pour se calmer.

Tozbek se mit à donner des ordres d’une voix profondément agacée. On baissa les voiles, on ralentit le navire. Shallan expira et se sentit très bête.

Cependant, les conseils de Jasnah avaient porté leurs fruits. Le comportement de Shallan avait fait naître quelque chose dans les yeux de Tozbek. Une illusion ? Comme les sprènes eux-mêmes, peut-être ? Des fragments d’espérance humaine qui avaient pris vie ?

Le santhide ralentit avec eux. Nerveuse, Shallan se leva tandis que des marins approchaient, munis de cordes. À contrecœur, ils formèrent une boucle à l’extrémité de l’une d’elles, de sorte que Shallan puisse y placer le pied, puis ils lui expliquèrent qu’elle devait s’accrocher très fort à la corde lorsqu’on la ferait descendre. Ils attachèrent solidement une deuxième corde plus petite autour de sa taille – celle par laquelle ils la tireraient ensuite sur le pont, trempée et humiliée. C’était inévitable, lisait-elle dans leur regard.

Elle retira ses chaussures puis monta sur la rambarde, comme on lui en donna la consigne. Le vent était-il aussi fort l’instant d’avant ? Elle éprouva un bref vertige tandis qu’elle se tenait là, en chaussettes, sa robe flottant aux vents. Un sprène du vent s’approcha d’elle à toute allure, puis prit la forme d’un visage sur fond de nuages. Saintes bourrasques, cette créature n’avait pas intérêt à s’en mêler. Était-ce l’imagination humaine qui avait conféré aux sprènes du vent cette étincelle espiègle ?

D’un pas hésitant, elle s’avança dans la boucle de corde que les marins placèrent près de ses pieds, puis Yalb lui tendit le masque dont il avait parlé.

Jasnah remonta de sous le pont, regardant autour d’elle d’un air perplexe. Elle vit Shallan debout sur le bord du navire, puis releva un sourcil.

Shallan haussa les épaules puis, d’un signe, demanda aux hommes de la faire descendre.

Elle s’interdit de se sentir idiote tandis qu’elle approchait petit à petit des eaux et de l’animal solitaire qui nageait parmi les vagues. Les hommes l’arrêtèrent à une cinquantaine de centimètres au-dessus de l’eau et elle enfila le masque, maintenu par des lanières, qui lui couvrit la majeure partie du visage, y compris le nez.

— Plus bas ! leur cria-t-elle.

Il lui semblait percevoir leur réticence dans l’allure léthargique à laquelle la corde descendait. Son pied toucha l’eau, et un froid mordant lui remonta le long de la jambe. Père-des-tempêtes ! Mais elle ne leur demanda pas d’arrêter. Elle descendit encore plus bas jusqu’à ce que ses jambes soient plongées dans l’eau glaciale. Sa jupe se mit à gonfler d’une manière particulièrement agaçante et elle dut marcher sur l’ourlet – à l’intérieur de la boucle de corde – pour l’empêcher de se soulever jusqu’à sa taille et de flotter à la surface de l’eau lorsqu’elle s’y enfoncerait.

Elle se débattit un moment avec le tissu en se réjouissant que les hommes, à bord du navire, ne la voient pas rougir. Mais la tâche devint plus facile quand le tissu se retrouva trempé. Elle parvint enfin à s’accroupir, s’accrochant toujours fermement à la corde, et descendit dans l’eau jusqu’à la taille.

Puis elle plongea la tête.

La lumière tombait de la surface en colonnes chatoyantes. Il y avait ici de la vie, frénétique et stupéfiante. De minuscules poissons allaient et venaient à toute allure, picorant le dessous de la carapace qui abritait une créature majestueuse. Aussi noueux qu’un vieil arbre, avec la peau ridée et ondulée, le santhide possédait la forme d’une bête munie de longs filaments bleus qui pendaient comme ceux d’une méduse, en beaucoup plus épais. Ils disparaissaient dans les profondeurs, traînant derrière la créature selon un angle oblique.

La bête elle-même était une masse gris-bleu noueuse en dessous de la carapace. Sur le côté, des rides entouraient un œil immense, donnant à celui-ci un air très ancien – son jumeau devait se trouver de l’autre côté. Le santhide semblait pesant et cependant gracieux, muni de puissantes nageoires qui bougeaient comme des rames. Un groupe de sprènes étranges en forme de flèches se déplaçait dans l’eau tout autour de la bête.

Des bancs de poissons filaient à toute allure. Bien que les profondeurs semblent vides, la zone qui entourait immédiatement le santhide grouillait de vie, tout comme la zone située juste en dessous du navire. De minuscules poissons picoraient le dessous du vaisseau. Ils se déplaçaient entre le santhide et le navire, parfois seuls, parfois en bancs. Était-ce pour cette raison que la créature nageait aux côtés d’un bateau ? Une raison liée aux poissons et à leur relation avec ce navire ?

Tandis qu’elle étudiait la créature, son œil, aussi gros que la tête de Shallan, roula vers elle, se concentra et la vit. Shallan se retrouva alors incapable de sentir le froid. Incapable d’éprouver de l’embarras. Elle contemplait un univers dans lequel, à sa connaissance, aucun érudit n’avait jamais pénétré.

Elle cligna des yeux, capturant un Souvenir de la créature qui lui permettrait de la dessiner plus tard.

« Les Parshendis furent notre premier indice. De longues semaines avant qu’ils n’abandonnent leur quête des cœurs-de-gemme, leur comportement au combat se modifia. Ils s’attardaient sur les plateaux après les batailles comme s’ils attendaient quelque chose. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jeseses 1174.

Le souffle.

Le souffle d’un homme était sa vie. Exhalé petit à petit dans le monde. Kaladin respirait profondément, les yeux clos, et ce fut, l’espace d’un instant, tout ce qu’il entendit. Sa propre vie qui entrait, ressortait, suivant la cadence du tonnerre qui grondait dans sa poitrine.

Son souffle. Sa propre petite tempête.

Dehors, la pluie avait cessé. Kaladin demeura assis dans le noir. Quand les rois et les riches pâles-iris mouraient, on ne brûlait pas leur corps comme celui des gens du peuple. À la place, on les spiricantait en statues de métal ou de pierre, figés pour l’éternité.

Les cadavres des sombres-iris étaient brûlés. Ils se transformaient en fumée, qui s’élevait vers le ciel et ce qui pouvait bien les y attendre, comme une prière brûlée.

Le souffle. Le souffle d’un pâle-iris n’était pas différent de celui d’un sombre-iris. Ni plus suave, ni plus libre. Le souffle des rois se mêlait à celui des esclaves, puis d’autres hommes les inspiraient, encore et encore.

Kaladin se leva et ouvrit les yeux. Il avait passé la tempête majeure dans l’obscurité de cette petite pièce qui flanquait les nouveaux baraquements du Pont Quatre, entièrement seul. Il se dirigea vers la porte mais s’y arrêta. Il posa les doigts sur une cape qu’il savait s’y trouver suspendue à un crochet. Dans le noir, il ne parvenait pas à distinguer sa couleur d’un bleu profond, ni le glyphe des Kholin à l’arrière, qui avait la forme de l’emblème de Dalinar.

Chaque changement survenu dans sa vie semblait avoir été marqué par une tempête. Et c’en avait été une grosse. Il ouvrit la porte d’une poussée, et ce fut en homme libre qu’il sortit à la lumière.

Il ignora la cape, pour l’instant.

Les hommes du Pont Quatre saluèrent son apparition. Ils étaient sortis se baigner et se raser pendant les accalmies de la tempête, comme à leur habitude. La file touchait presque à son terme, Roc ayant rasé chacun des hommes tour à tour. Le grand Mangecorne fredonnait pour lui-même tout en passant le rasoir sur le crâne dégarni de Drehy. L’odeur humide de la pluie imprégnait l’air, et seul le feu tout proche trahissait l’existence du ragoût que le groupe avait partagé la veille au soir.

Par bien des aspects, cet endroit n’était pas si différent des dépôts de bois auxquels ses hommes avaient récemment échappé. Les longs baraquements de pierre rectangulaires étaient très similaires ; spiricantés plutôt que bâtis manuellement, ils évoquaient d’immenses bûches de pierre. Chacun possédait en revanche deux pièces plus petites sur les côtés, destinées aux sergents et munies de leur propre porte ouvrant sur l’extérieur. Elles portaient encore les symboles des pelotons qui les utilisaient précédemment ; les hommes de Kaladin allaient devoir peindre par-dessus.

— Moash ! lança-t-il. Skar, Teft !

Tous trois accoururent vers lui, pataugeant dans les flaques laissées par la tempête. Ils portaient la tenue des hommes de pont : un simple pantalon coupé aux genoux ainsi qu’un gilet de cuir sur leur torse nu. Skar était debout malgré sa blessure au pied et s’efforçait visiblement de ne pas boiter. Pour l’heure, Kaladin ne lui ordonna pas de se reposer au lit. Sa blessure n’était pas trop grave, et il avait besoin de lui.

— Je veux regarder de quoi nous disposons, déclara Kaladin en les conduisant à l’écart du baraquement.

Il accueillerait cinquante hommes ainsi qu’une demi-douzaine de sergents. D’autres baraquements le flanquaient de chaque côté. Kaladin s’en était vu attribuer un bloc entier – vingt bâtiments – pour loger son nouveau bataillon d’anciens hommes de pont.

Vingt bâtiments. Que Dalinar parvienne si facilement à trouver un bloc de vingt bâtiments pour les hommes de pont témoignait d’une terrible réalité : le coût de la trahison de Sadeas. Des milliers de morts. En effet, des scribes de sexe féminin travaillaient près de certains des baraquements, supervisant des parshes qui en sortaient des tas de vêtements et autres effets personnels. Les possessions des défunts.

Plusieurs de ces scribes avaient les yeux rouges et l’air éreinté. Sadeas venait de créer des milliers de veuves dans le camp de Dalinar, et sans doute tout autant d’orphelins. S’il fallait à Kaladin une raison supplémentaire de haïr cet homme, il la trouvait ici, dans la souffrance manifeste de celles dont les maris lui avaient fait confiance sur le champ de bataille.

Aux yeux de Kaladin, il n’existait pas de péché plus grand que de trahir ses alliés au combat. Sauf peut-être trahir ses propres hommes – les assassiner alors qu’ils venaient de risquer leur vie pour vous protéger. Kaladin éprouva une bouffée de colère immédiate en pensant à Amaram et à ses actes. Sa marque d’esclave semblait de nouveau lui brûler le front.

Amaram et Sadeas. Deux hommes dans la vie de Kaladin qui allaient, à un moment ou un autre, devoir payer pour leurs actes. Et ce paiement s’accompagnerait, dans l’idéal, d’un intérêt non négligeable.

Kaladin continua à marcher avec Teft, Moash et Skar. Ces baraquements que l’on vidait lentement d’effets personnels étaient également remplis d’hommes de pont. Ils ressemblaient beaucoup à ceux du Pont Quatre : même gilet, même pantalon au genou. Et cependant, par d’autres aspects, ils n’auraient pas pu leur ressembler moins. Ils avaient les cheveux hirsutes, des barbes qu’ils n’avaient pas taillées depuis des mois, des yeux caves qui ne semblaient pas cligner assez souvent. Des dos voûtés. Des visages sans expression.

Chacun de ces hommes semblait assis seul, même lorsqu’il était entouré de ses camarades.

— Je me rappelle cette sensation, déclara Skar tout bas. (Le petit homme maigre et nerveux avait les traits anguleux et les cheveux grisonnants aux tempes, bien qu’il n’ait qu’une trentaine d’années.) Je préférerais que ce ne soit pas le cas, mais je m’en souviens.

— Et nous sommes censés faire une armée de ces hommes-là ? demanda Moash.

— Kaladin a bien réussi avec le Pont Quatre, répondit Teft en agitant un doigt vers Moash. Il va le refaire.

— Transformer quelques dizaines d’hommes et quelques centaines, ce n’est pas la même chose, répondit Moash, écartant d’un coup de pied une branche que la tempête majeure avait fait tomber à terre.

Grand et solide, Moash avait une cicatrice au menton mais pas de marque d’esclave sur le front. Il marchait avec le dos bien droit et le menton levé. Sans ses yeux marron foncé, il aurait pu passer pour un officier.

Kaladin, à leur tête, longea un baraquement après l’autre, effectuant un rapide calcul. Il y avait près de mille hommes et, bien qu’il leur ait annoncé la veille qu’ils étaient désormais libres – et pouvaient retrouver leur ancienne vie s’ils le souhaitaient –, peu d’entre eux semblaient vouloir faire autre chose que rester assis. Bien qu’il y ait eu quarante équipes de pont au départ, beaucoup avaient été décimées au cours de la dernière attaque et d’autres étaient alors déjà en effectif restreint.

— Nous allons les répartir en vingt équipes, déclara Kaladin, d’une cinquantaine d’hommes chacune. (Syl descendit sous la forme d’un ruban lumineux et se mit à voleter autour de lui. Les hommes ne semblèrent pas remarquer sa présence ; elle devait être invisible à leurs yeux.) Nous ne pouvons pas former chacun de ces mille hommes personnellement, pas au départ. Nous allons devoir former les plus motivés d’entre eux, puis les renvoyer diriger et entraîner leurs propres équipes.

— Sans doute, répondit Teft en se grattant la barbe.

C’était le plus âgé des hommes de pont et l’un des rares à conserver la barbe. La plupart des autres avaient rasé la leur en signe de fierté, qui distinguait les hommes du Pont Quatre des esclaves ordinaires. Teft gardait la sienne bien entretenue pour la même raison. Elle était brun clair là où elle n’avait pas grisonné et il la portait courte et carrée, pratiquement comme celle des ardents.

Moash grimaça en regardant les hommes de pont.

— Vous partez du principe que certains d’entre eux seront « plus motivés », Kaladin. Mais à mes yeux, ils paraissent tous aussi découragés les uns que les autres.

— Certains auront encore l’envie de se battre, assura Kaladin. Ceux qui nous ont rejoints autour du feu hier soir, pour commencer. Teft, je vais avoir besoin que vous sélectionniez les autres. Organisez des groupes puis choisissez quarante hommes, deux de chaque équipe, pour être entraînés les premiers. C’est vous qui dirigerez cet entraînement. Ces quarante-là seront les germes dont nous aurons besoin pour aider les autres.

— Je dois pouvoir faire ça.

— Parfait. Je vais vous affecter quelques hommes pour vous aider.

— Quelques hommes ? répliqua Teft. J’aurais besoin d’un peu plus que ça…

— Vous devrez vous en contenter, répondit Kaladin, qui s’arrêta sur le chemin et se tourna vers l’ouest, vers le complexe du roi au-delà du mur du camp. (Il se dressait sur un flanc de coteau qui dominait les autres camps de guerre.) La plupart d’entre nous vont être nécessaires pour garder Dalinar Kholin en vie.

Moash et les autres s’arrêtèrent près de lui. Kaladin regarda le palais en plissant les yeux. Il ne semblait pas assez majestueux, loin s’en fallait, pour accueillir un roi – ici, tout n’était fait que de pierre à perte de vue.

— Vous êtes disposé à faire confiance à Dalinar ? demanda Moash.

— Il a renoncé à sa Lame d’Éclat pour nous, répondit Kaladin.

— Il nous le devait bien, grommela Skar. Bourrasques, on a quand même sauvé sa peau.

— Il aurait pu ne s’agir que d’une posture, répliqua Moash en croisant les bras. Des jeux politiques entre Sadeas et lui pour chercher à se manipuler l’un l’autre.

Syl atterrit sur l’épaule de Kaladin, prenant la forme d’une jeune femme vêtue d’une robe d’un blanc bleuté, légère et vaporeuse. Elle joignit les mains et regarda vers le complexe du roi, où Dalinar Kholin s’était retiré pour établir des plans.

Il avait annoncé à Kaladin qu’il allait faire quelque chose qui mettrait beaucoup de gens en colère. Je vais les priver de leurs jeux

— Nous devons garder cet homme en vie, répondit Kaladin en se tournant vers les autres. J’ignore si je lui fais confiance, mais c’est la seule personne dans ces Plaines qui ait témoigné d’un minimum de compassion pour les hommes de pont. S’il meurt, à votre avis, combien de temps il faudra à son successeur pour nous revendre à Sadeas ?

Skar eut un ricanement de dérision.

— J’aimerais bien les voir essayer, avec un Chevalier Radieux à notre tête.

— Je ne suis pas un Radieux.

— Si vous le dites, répliqua Skar. Mais quoi que vous puissiez bien être, ils auront du mal à nous reprendre à vous.

— Vous me croyez capable de tous les combattre, Skar ? demanda Kaladin en soutenant le regard du vieil homme. Des dizaines de Porte-Éclat ? Des dizaines de milliers de soldats ? Vous croyez qu’un homme seul en est capable ?

— Pas un homme seul, insista Skar : vous.

— Je ne suis pas un dieu, Skar. Je ne peux pas repousser le poids de dix armées. (Kaladin se retourna vers les deux autres.) Nous avons décidé de rester ici, dans les Plaines Brisées. Pourquoi donc ?

— À quoi bon s’enfuir ? demanda Teft en haussant les épaules. Même en tant qu’hommes libres, on se ferait enrôler par l’une ou l’autre armée dans ces collines. Ou alors on mourrait de faim.

Moash acquiesça.

— Cet endroit en vaut un autre, du moment qu’on est libres.

— Dalinar Kholin est notre meilleur espoir d’obtenir une vraie vie, reprit Kaladin, en tant que gardes du corps plutôt que main-d’œuvre enrôlée de force. En hommes libres malgré la marque sur notre front. Personne d’autre ne nous accordera ça. Si nous voulons la liberté, nous devons garder Dalinar Kholin en vie.

— Et l’Assassin en Blanc ? demanda Skar tout bas.

Ils avaient entendu raconter ce que cet homme faisait à travers le monde, massacrant rois et hauts-princes dans toutes les nations. La nouvelle faisait le tour des camps de guerre depuis que des comptes-rendus avaient commencé à arriver par échocalames. Une demi-douzaine d’autres nations se retrouvaient sans dirigeant.

— Il a déjà tué notre roi, répondit Kaladin. Le vieux Gavilar a été la première victime de l’assassin. Nous n’avons plus qu’à espérer qu’il en ait terminé ici. D’une manière comme d’une autre, nous devons protéger Dalinar. Quel qu’en soit le coût.

Ils hochèrent la tête un par un, quoique à contrecœur. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Faire confiance à des pâles-iris ne leur avait pas réussi jusque-là – même Moash, qui disait autrefois le plus grand bien de Dalinar, semblait avoir perdu son affection pour lui. Ou pour quelque pâle-iris que ce soit.

En réalité, Kaladin était lui-même un peu surpris de la confiance qu’il éprouvait. Mais après tout, nom des bourrasques, Syl appréciait Dalinar. À ses yeux, ce n’était pas rien.

— Pour l’instant, nous sommes faibles, déclara Kaladin en baissant la voix. Mais si nous jouons le jeu quelque temps et protégeons Kholin, nous serons grassement payés. Je serai en mesure de vous former – de vous former vraiment – comme soldats et comme officiers. Par ailleurs, nous serons capables d’enseigner à ces hommes.

» Nous ne nous en sortirions jamais là-dehors si nous n’étions qu’une vingtaine d’anciens hommes de pont. Mais si nous étions, à la place, une force mercenaire extrêmement bien entraînée, un millier de soldats équipés du meilleur armement des camps de guerre ? Même en envisageant le pire, à savoir qu’il faille abandonner les camps, j’aimerais que nous le fassions sous la forme d’un groupe soudé, endurci, impossible à ignorer. Qu’on me donne un an avec ces mille-là et je peux y arriver.

— Alors ça, c’est un plan qui me plaît bien, répondit Moash. Je pourrai apprendre à me servir d’une épée ?

— Nous restons des sombres-iris, Moash.

— Pas vous, lança Skar de l’autre côté. J’ai vu votre regard pendant…

— Arrêtez ! leur dit Kaladin, avant de prendre une profonde inspiration. Arrêtez. N’en parlons plus.

Skar se tut.

— Je vais vous nommer officiers, reprit-il. Vous trois, ainsi que Sigzil et Roc. Vous serez mes lieutenants.

— Des lieutenants sombres-iris ? demanda Skar.

Ce grade était fréquemment utilisé pour l’équivalent de sergents dans des compagnies uniquement constituées de pâles-iris.

— Dalinar m’a nommé capitaine, répondit Kaladin. Le grade le plus haut qu’il ait osé accorder à un sombre-iris. Eh bien, il faut que je mette en place une structure de commandement pour mille hommes, et il va nous falloir un intermédiaire entre sergent et capitaine. Ça implique de vous nommer lieutenants tous les cinq. Je crois que Dalinar m’y autorisera. Nous allons nommer des sergents-chefs s’il nous faut un autre grade.

» Roc sera intendant et responsable des repas pour les mille. Je lui affecterai Lopen comme second. Teft, vous serez chargé de l’entraînement. Sigzil sera notre clerc ; c’est le seul qui sache lire les glyphes. Moash et Skar…

Il se tourna vers les deux hommes. L’un petit, l’autre grand, ils possédaient la même démarche agile et menaçante, la lance constamment sur l’épaule ; ils ne se déplaçaient jamais sans. De tous les hommes qu’il avait formés au sein du Pont Quatre, seuls ces deux-là avaient compris instinctivement. C’étaient des tueurs.

Comme Kaladin lui-même.

— Nous trois, leur dit-il, nous allons nous concentrer sur la surveillance de Dalinar Kholin. Chaque fois que ce sera possible, je veux qu’un d’entre nous le garde personnellement. Très souvent, l’un des deux autres surveillera ses fils, mais ne vous y trompez pas : c’est l’Épine Noire que nous allons garder en vie – à tout prix. Il est notre seule garantie de liberté pour le Pont Quatre.

Les autres acquiescèrent.

— Parfait, commenta Kaladin. Allons chercher les autres hommes. Il est temps que le reste du monde vous voie comme moi.

Selon un commun accord, Hobber s’assit le premier pour se faire tatouer. L’homme au sourire édenté était l’un des tout premiers à avoir cru en Kaladin. Lequel se rappelait ce jour-là ; épuisé par une course au pont, il ne rêvait que de s’allonger et de regarder dans le vide, au lieu de quoi il avait choisi de sauver Hobber plutôt que de le laisser mourir. Kaladin s’était également sauvé lui-même ce jour-là.

Le reste du Pont Quatre se tenait debout sous la tente autour de Hobber et regardait en silence la tatoueuse s’activer sur son front, recouvrant la cicatrice de sa marque d’esclave à l’aide des glyphes fournis par Kaladin. La douleur du tatouage faisait parfois grimacer Hobber, mais il gardait le sourire.

Kaladin avait entendu dire que l’on pouvait recouvrir une cicatrice à l’aide d’un tatouage, ce qui se révéla fonctionner plutôt bien. Une fois l’encre du tatouage injectée, les glyphes attiraient l’œil, et l’on distinguait à peine que la peau était tatouée en dessous.

Une fois le processus terminé, la tatoueuse tendit un miroir à Hobber pour qu’il s’y regarde. L’homme de pont toucha son front d’un geste hésitant. La peau était rougie par les aiguilles, mais le tatouage noir couvrait parfaitement la marque d’esclave.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda tout bas Hobber, les larmes aux yeux.

— Liberté, expliqua Sigzil avant que Kaladin puisse répondre. Ce glyphe signifie liberté.

— Les plus petits, au-dessus, ajouta Kaladin, indiquent la date à laquelle vous avez été libéré et par qui. Même si vous perdez votre décret de libération, toute personne qui tentera de vous emprisonner en tant que fuyard pourra facilement obtenir la preuve du contraire. Elle pourra aller trouver les scribes de Dalinar Kholin, qui gardent une copie de votre décret.

Hobber hocha la tête.

— C’est bien, mais pas suffisant. Ajoutez-y « Pont Quatre ». Liberté, Pont Quatre.

— Pour indiquer que vous avez été libérés du Pont Quatre ?

— Pas du tout. Je n’ai pas été libéré du Pont Quatre, j’ai été libéré par lui. Je n’échangerai pour rien au monde le temps que j’y ai passé.

C’étaient là des propos insensés. Le Pont Quatre avait représenté la mort ; des dizaines d’hommes s’étaient fait tuer en portant ce pont maudit. Même après que Kaladin avait résolu de sauver ces hommes, il en avait perdu beaucoup trop. Hobber aurait été stupide de ne pas saisir l’occasion de s’échapper.

Malgré tout, il resta obstinément assis pendant que Kaladin traçait les glyphes adéquats pour la tatoueuse – une femme calme et robuste qui paraissait capable de soulever un pont à elle seule. Elle s’installa sur son tabouret et entreprit d’ajouter les deux glyphes sur le front de Hobber, juste en dessous du glyphe de liberté. Elle passa toute la durée du processus à répéter que le tatouage serait douloureux pendant plusieurs jours et à expliquer comment Hobber devrait s’en occuper.

Il accepta ces nouveaux tatouages avec un sourire aux lèvres. C’était de la bêtise pure et simple, mais les autres hochèrent la tête en signe d’approbation et lui serrèrent le bras. Lorsqu’il en eut terminé, un Skar impatient s’empressa de s’asseoir pour demander la même série de tatouages.

Kaladin recula, bras croisés, et secoua la tête. À l’extérieur de la tente, une place de marché animée vendait et achetait des marchandises. Le « camp de guerre » était en réalité une ville, bâtie à l’intérieur d’une immense formation rocheuse évoquant un cratère. La guerre prolongée dans les Plaines Brisées avait attiré toutes sortes de commerçants ainsi que des artisans, des artistes, et même des familles avec des enfants.

Moash se tenait debout non loin de là, l’expression troublée, observant le tatoueur. Il n’était pas le seul de l’équipe de pont à ne pas porter de marque d’esclave ; Teft non plus. Ils avaient été désignés comme hommes de pont sans être techniquement nommés esclaves en premier lieu. C’était chose courante dans le camp de Sadeas, où les courses au pont étaient une punition que l’on pouvait se voir infliger pour toutes sortes d’infractions.

— Si vous n’avez pas de marque d’esclave, déclara tout haut Kaladin à ses hommes, vous n’êtes pas obligés de vous faire tatouer. Vous faites toujours partie des nôtres.

— Non, répondit Roc. Je veux avoir cette chose.

Il insista pour s’asseoir après Skar et se faire tatouer au milieu du front, bien qu’il ne porte pas de marque d’esclave. En réalité, tous les hommes dépourvus de marque – Beld et Teft compris – s’assirent pour se faire tatouer sur le front.

Seul Moash s’abstint et demanda qu’on place le tatouage sur son avant-bras. C’était une bonne chose ; contrairement à la plupart d’entre eux, il n’aurait pas à se promener en affichant son statut d’ancien esclave à la vue de tous.

Quand Moash se releva du siège, un autre prit sa place. Un homme à la peau marbrée rouge et noir. Le Pont Quatre rassemblait des hommes extrêmement différents, mais Shen appartenait à une catégorie à part. C’était un parshe.

— Je ne peux pas le tatouer, déclara l’artiste. Il appartient à quelqu’un.

Kaladin ouvrit la bouche pour protester, mais les autres hommes de pont le précédèrent.

— Il a été libéré, comme nous, déclara Teft.

— Il fait partie de l’équipe, ajouta Hobber. Donnez-lui ce tatouage ou vous ne toucherez plus la moindre sphère d’aucun d’entre nous.

Il rougit après avoir prononcé ces mots et lança un coup d’œil à Kaladin – qui allait payer pour l’ensemble, grâce aux sphères accordées par Dalinar Kholin.

D’autres hommes de pont prirent la parole, et la tatoueuse céda enfin avec un soupir. Elle approcha son tabouret et se mit au travail sur le front de Shen.

— Vous n’arriverez même pas à le voir, grommela-t-elle, bien que la peau de Sigzil soit presque aussi sombre que celle de Shen et que le tatouage soit parfaitement apparent sur lui.

Enfin, Shen regarda dans le miroir, puis se leva. Il se tourna vers Kaladin et hocha la tête. Shen ne parlait pas beaucoup, et Kaladin ne savait que penser de lui. En réalité, il était assez facile de l’oublier, car il se contentait généralement de rester à l’arrière du groupe d’hommes de pont et de les suivre en silence, invisible. Les parshes étaient souvent ainsi.

Quand Shen en eut fini, ne resta que Kaladin lui-même. Il s’assit après lui et ferma les yeux. La douleur des aiguilles était nettement plus vive qu’il ne s’y attendait.

Quelques instants plus tard, la tatoueuse se mit à jurer à mi-voix.

Kaladin ouvrit les yeux tandis qu’elle lui essuyait le front à l’aide d’un chiffon.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— L’encre ne prend pas ! s’exclama-t-elle. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Quand j’essuie votre front, l’encre s’efface ! Le tatouage ne veut pas rester.

Kaladin soupira et comprit qu’il restait un peu de Fulgiflamme courant dans ses veines. Il n’avait même pas eu conscience de l’aspirer, mais il semblait devenir de plus en plus doué pour la contenir. Ces jours-ci, il en absorbait fréquemment une petite quantité quand il se promenait. Contenir la Fulgiflamme, c’était comme remplir une outre de vin : si on la remplissait à ras bord et qu’on la débouchait, elle jaillissait rapidement puis s’écoulait lentement en un filet. Même chose avec la Fulgiflamme.Il l’exhala en un petit nuage de fumée brûlante, espérant que la tatoueuse ne s’apercevrait de rien.

— Faites un nouvel essai, lui demanda-t-il tandis qu’elle sortait une nouvelle dose d’encre.

Cette fois, le tatouage prit. Kaladin resta assis jusqu’au bout, serrant les dents pour encaisser la douleur, puis leva les yeux lorsqu’elle lui tendit le miroir. L’homme qui rendit son regard à Kaladin lui sembla étranger : rasé de près, les cheveux tirés en arrière pour lui dégager le visage pendant qu’on le tatouait, les marques d’esclave recouvertes et, pour l’instant, oubliées.

Est-ce que je peux redevenir cet homme-là ? se demanda-t-il en levant la main pour toucher sa joue. Il est mort, non ?

Syl atterrit sur son épaule et vint regarder dans le miroir avec lui.

— La vie avant la mort, Kaladin, murmura-t-elle.

Il aspira inconsciemment un peu de Fulgiflamme. Juste un peu, une petite fraction du contenu de la sphère. Elle se diffusa dans ses veines comme une vague de pression, comme des vents pris au piège d’un petit espace clos.

Sur son front, le tatouage s’effaça. Son corps rejeta l’encre, qui se mit à couler le long de son visage. La tatoueuse jura de nouveau et s’empara de son chiffon.

Kaladin regarda les glyphes se dissiper. La liberté s’effaça et les cicatrices violentes de sa captivité apparurent en dessous, dominées par un glyphe marqué au fer rouge.

Shash. Dangereux.

La femme lui essuya le visage.

— Je ne sais pas pourquoi ça se produit ! Je pensais que ça tiendrait cette fois-ci. Je…

— Ne vous en faites pas, répondit Kaladin qui lui prit son chiffon en se levant pour achever de se nettoyer. (Il se tourna vers les autres, les hommes de pont désormais soldats.) Les cicatrices n’en ont pas encore fini avec moi, semble-t-il. Je réessaierai une autre fois.

Ils hochèrent la tête. Il faudrait qu’il leur explique plus tard ce qui se passait ; ils connaissaient ses pouvoirs.

— Allons-y, leur dit Kaladin, qui lança un petit sac de sphères à la tatoueuse avant de reprendre sa lance près de l’entrée de la tente.

Les autres le rejoignirent, lance sur l’épaule. Ils n’avaient pas besoin d’être armés à l’intérieur du camp, mais il voulait qu’ils s’habituent à l’idée qu’ils étaient désormais libres de porter des armes.

Le marché extérieur était bondé et animé. Les tentes, bien entendu, avaient dû être démontées et rangées pendant la tempête majeure de la nuit, mais elles avaient déjà réapparu. Parce qu’il pensait à Shen, peut-être, il remarqua les parshes. D’un coup d’œil hâtif, il en repéra une douzaine qui participaient au montage des dernières tentes, transportaient les achats des pâles-iris, aidaient les commerçants à entreposer leurs marchandises.

Que pensent-ils de cette guerre dans les Plaines Brisées ? se demanda Kaladin. Une guerre destinée à vaincre, et peut-être à assujettir, les seuls parshes libres au monde ?

Si seulement il pouvait soutirer à Shen les réponses à ce genre de questions. Il ne semblait jamais obtenir de lui que des haussements d’épaules.

Kaladin guida ses hommes à travers le marché, qui semblait bien plus accueillant que celui du camp de Sadeas. Bien que les gens regardent fixement les hommes de pont, personne ne se moqua d’eux, et le marchandage des étals tout proches, quoique énergique, ne céda pas la place à des cris. Il semblait même y avoir moins de mendiants et de gosses des rues.

C’est seulement ce que tu veux croire, songea Kaladin. Tu veux croire que Dalinar est l’homme que tout le monde prétend, le pâle-iris honorable des récits. Mais tout le monde disait la même chose d’Amaram.

En chemin, ils croisèrent quelques soldats, trop peu nombreux. Des hommes qui s’étaient trouvés de garde au camp tandis que les autres partaient pour l’attaque désastreuse au cours de laquelle Sadeas avait trahi Dalinar. Lorsqu’ils rencontrèrent un groupe qui patrouillait dans le marché, Kaladin surprit deux hommes à l’avant en train de lever les mains devant eux pour les croiser au niveau des poignets.

Comment avaient-ils appris l’ancien salut du Pont Quatre, et si vite ? Ces hommes ne firent pas un salut complet, simplement un petit geste, mais ils courbèrent la tête devant Kaladin et ses hommes sur leur passage. Soudain, il perçut différemment le calme qui régnait dans le marché. Peut-être n’était-ce pas simplement l’effet de l’ordre et de l’organisation caractéristiques de l’armée de Dalinar.

Il régnait dans le camp une atmosphère de peur étouffée. La trahison de Sadeas avait coûté des milliers de vies. Tout le monde ici avait sans doute connu quelqu’un qui était mort sur ces plateaux. Et tout le monde se demandait probablement si le conflit entre les deux hauts-princes allait s’intensifier.

— C’est agréable d’être vu comme un héros, hein ? interrogea Sigzil, qui marchait près de Kaladin, en regardant passer un autre groupe de soldats.

— Combien de temps cette bonne volonté va-t-elle durer, à votre avis ? s’enquit Moash. Combien de temps avant qu’ils ne nous en veuillent ?

— Ha ! (Roc, qui se dressait derrière Moash, abattit la main sur son épaule.) Pas se plaindre aujourd’hui ! Tu fais trop cette chose. Ne m’oblige pas à te donner des coups de pied, je n’aime pas faire ça. Ça me fait mal aux orteils.

— Me donner des coups de pied ? ricana Moash. Roc, tu refuses même de porter une lance.

— Les lances ne servent pas à donner des coups de pied à ceux qui se plaignent. Mais des grands pieds d’Unkalaki comme les miens, c’est pour ça qu’ils sont faits ! Cette chose est évidente, non ?

Kaladin mena les hommes hors du marché en direction d’un grand bâtiment rectangulaire près des baraquements. Celui-ci était fait de pierre taillée plutôt que spiricantée, ce qui permettait une bien plus grande finesse de détail. Ce type de bâtiments était de plus en plus fréquent dans les camps de guerre où les maçons arrivaient en nombre croissant.

La spiricantation était plus rapide, mais aussi plus coûteuse et moins flexible. Il ne savait pas grand-chose à ce sujet, simplement que les Spiricantes possédaient des propriétés limitées. Raison pour laquelle les baraquements étaient tous quasiment identiques.

Kaladin conduisit ses hommes à l’intérieur du haut bâtiment, vers un comptoir où un homme aux cheveux grisonnants et à la bedaine aussi large qu’une bourse bien remplie supervisait des parshes qui entassaient des rouleaux de tissu bleu. C’était Rind, l’intendant général de Kholin, auquel Kaladin avait envoyé des instructions la veille au soir. Rind était un pâle-iris, mais faisait partie de ceux qu’on appelait les « rang-dix », un statut humble à peine au-dessus de celui des sombres-iris.

— Ah ! s’exclama Rind, dont la voix haut perchée semblait mal assortie avec sa corpulence. Vous voilà enfin ! Je les ai tous sortis pour vous, capitaine. Tout ce qui me reste.

— Ce qui vous reste ? demanda Moash.

— Les uniformes de la garde Cobalt ! J’en ai commandé des nouveaux, mais c’est ce qui nous restait en réserve. (Rind ajouta un ton plus bas :) Je ne pensais pas avoir si vite besoin d’autant d’uniformes, vous comprenez.

Il jaugea Moash de la tête aux pieds, puis lui tendit un uniforme et désigna une cabine où il pourrait se changer.

Moash s’en empara.

— Nous allons porter nos gilets de cuir par-dessus ?

— Ha ! répondit Rind. Ceux auxquels vous avez attaché assez d’os pour ressembler à un porte-crâne de l’Ouest un jour de fête ? J’en ai entendu parler. Mais non, le clarissime Dalinar dit que vous devez être équipé chacun d’un plastron, d’un casque en acier, d’une nouvelle lance. Et de cottes de mailles pour le champ de bataille, si nécessaire.

— Pour l’heure, répliqua Kaladin, les uniformes suffiront.

— Je vais avoir l’air débile là-dedans, grommela Moash, mais il alla se changer.

Rind leur distribua les uniformes. Il lança un regard curieux à Shen, mais lui remit un uniforme sans protester.

Les hommes de pont se rassemblèrent dans la confusion, jacassant avec animation tout en dépliant leurs uniformes. Il y avait longtemps qu’aucun d’entre eux n’avait porté autre chose que le cuir des hommes de pont ou les pagnes des esclaves. Ils se turent quand Moash ressortit.

C’étaient là des uniformes plus neufs et d’un style plus moderne que celui que Kaladin avait porté lorsqu’il servait dans l’armée. Un pantalon bleu amidonné, des bottes noires cirées et brillantes. Une chemise blanche dont seuls les poignets et le bord du col dépassaient de la veste, qui descendait à la taille et se boutonnait sous le ceinturon.

— Alors ça, c’est un soldat ! s’exclama l’intendant. Vous trouvez toujours que vous avez l’air débile ?

Il fit signe à Moash d’inspecter son reflet dans le miroir accroché au mur.

Moash boutonna ses manchettes en rougissant. Kaladin l’avait rarement vu à ce point perturbé.

— Non, effectivement, répondit Moash.

Les autres s’empressèrent d’aller se changer. Certains le firent dans les cabines situées sur les côtés de la pièce, mais la plupart s’en moquaient. C’étaient des hommes de pont et des esclaves ; ils avaient passé la majeure partie de leur vie récente à se promener en pagne ou guère plus.

Teft revêtit le sien avant tous les autres ; il savait comment enfiler correctement les boutons.

— Ça faisait longtemps, murmura-t-il en bouclant sa ceinture. Pas sûr que je mérite de porter à nouveau ces choses-là.

— C’est ce que vous êtes, Teft, lui dit Kaladin. Ne laissez pas l’esclave en vous prendre le dessus.

Avec un grognement, Teft fixa son couteau de combat à l’emplacement réservé sur sa ceinture.

— Et vous, gamin ? Quand allez-vous avouer ce que vous êtes ?

— C’est fait.

— À nous. Mais pas à tous les autres.

— Ne recommencez pas avec ça.

— Je recommence si je veux, nom des bourrasques, aboya Teft, avant de se pencher en baissant la voix. Au moins jusqu’à ce que vous me donniez une véritable réponse. Vous êtes un Fluctomancien. Vous n’êtes pas encore un Radieux, mais vous en deviendrez un quand tout ça sera terminé. Les autres ont raison de vous bousculer. Pourquoi ne pas aller trouver ce type, ce Dalinar, aspirer un peu de Fulgiflamme et l’obliger à vous reconnaître comme un pâle-iris ?

Kaladin lança un coup d’œil vers la masse confuse des hommes de pont qui tentaient d’enfiler leur uniforme, tandis qu’un Rind exaspéré leur expliquait comment refermer les manteaux.

— Tout ce que j’ai jamais possédé, Teft, chuchota Kaladin, les pâles-iris me l’ont repris. Ma famille, mon frère, mes amis. Plus, bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Ils voient ce que je possède et ils me le reprennent. (Il leva la main et distingua faiblement des volutes brillantes qui s’échappaient de sa peau, car il savait quoi chercher.) Ils me le prendront. S’ils parviennent à découvrir ce que je fais, ils me le prendront.

— Par l’haleine de Kelek, comment feraient-ils une chose pareille ?

— Je n’en sais rien, répondit Kaladin. Je n’en sais rien, Teft, mais je ne peux pas m’empêcher de paniquer quand j’y pense. Je ne peux pas les laisser l’avoir, les laisser me le prendre – ni vous prendre tous. Gardons le silence sur mes capacités. N’en parlons plus.

Teft grommela tandis que les autres hommes finissaient de s’habiller, mais Lopen (avec son bras unique, sa manche vide retournée et rentrée pour éviter qu’elle ne pende) tâta la pièce de tissu sur son épaule.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’insigne de la garde Cobalt, déclara Kaladin. Les gardes du corps personnels de Dalinar Kholin.

— Ils sont morts, gancho, répliqua Lopen. Ce n’est pas ce que nous sommes.

— Ouais, approuva Skar. (Sous les yeux d’un Rind horrifié, il sortit son couteau pour découper l’insigne.) Nous sommes le Pont Quatre.

— Le Pont Quatre était votre prison, protesta Kaladin.

— Peu importe, répondit Skar. Nous sommes le Pont Quatre.

Les autres acquiescèrent et se mirent à découper les insignes avant de les jeter à terre.

Teft hocha la tête et fit de même.

— Nous allons protéger l’Épine Noire, mais nous n’allons pas nous contenter de remplacer ses anciens gardes. Nous sommes notre propre équipe.

Kaladin se frotta le front ; c’était là ce qu’il avait accompli en les réunissant, en les poussant à former une unité soudée.

— Je vais dessiner une paire de glyphes qui constituera notre insigne, dit-il à Rind. Vous allez devoir en commander de nouveaux.

L’homme corpulent soupira tout en ramassant les insignes tombés à terre.

— Sans doute. J’ai votre uniforme là-bas, capitaine. Un capitaine sombre-iris ! Qui aurait cru ça possible ? Vous serez le seul dans l’armée. Le seul qu’il y ait jamais eu, à ma connaissance !

L’idée ne parut pas le choquer. Kaladin avait peu d’expérience avec les pâles-iris de dahn peu élevé comme Rind, bien qu’ils soient chose courante dans les camps de guerre. Dans sa ville natale, il n’y avait que la famille du bourgmestre, d’un dahn intermédiaire, et les sombres-iris. Ce n’était qu’en rejoignant l’armée d’Amaram qu’il avait pris conscience qu’il existait tout un spectre de pâles-iris, dont beaucoup exerçaient des métiers ordinaires et peinaient à gagner leur croûte comme les gens ordinaires.

Kaladin se dirigea vers la dernière pile posée sur le comptoir. Son uniforme était différent. Il comportait un gilet bleu ainsi qu’un long manteau bleu croisé à la doublure blanche et aux boutons d’argent. Le manteau était censé rester ouvert, malgré les rangées de boutons qui longeaient les deux côtés.

Il avait souvent vu ce genre d’uniformes. Sur des pâles-iris.

— Pont Quatre, déclara-t-il en découpant l’insigne de la garde Cobalt sur son épaule pour le jeter sur le comptoir avec les autres.

« Les soldats rapportaient avoir été observés de loin par un nombre dérangeant d’éclaireurs parshendis. Ensuite, nous avons remarqué un nouveau motif dans la façon dont ils s’approchaient des camps la nuit avant de se retirer très vite. Je ne peux que présumer que nos ennemis préparaient alors déjà leur stratagème destiné à mettre fin à cette guerre. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jeseses 1174.

Mener des recherches sur la période précédant la Hiérocratie s’avère d’une difficulté frustrante, disait le livre. Lors du règne de la Hiérocratie, l’Église vorine disposait d’un contrôle quasi absolu sur la partie est de Roshar. Les mensonges qu’elle inventait puis perpétuait comme des vérités absolues finissaient par s’enraciner dans la conscience de la société. Plus dérangeant encore, des copies modifiées de textes anciens ont été fabriquées afin d’adapter l’histoire aux dogmes hiérocratiques.

Dans sa cabine, Shallan lisait à la lumière d’un gobelet de sphères, vêtue de sa chemise de nuit. Sa chambre exiguë ne possédait pas de hublot digne de ce nom, rien qu’une fenêtre en forme de fente étroite qui longeait le haut du mur extérieur. Elle n’entendait pas d’autre bruit que le clapotis de l’eau contre la coque. Cette nuit, le navire ne disposait pas de port où s’abriter.

L’Église de cette époque se méfiait des Chevaliers Radieux, poursuivait l’ouvrage. Cependant, elle reposait sur l’autorité que le vorinisme avait reçue des Hérauts. En résultait une dichotomie dans laquelle on insistait lourdement sur la Félonie et la trahison des chevaliers. Dans le même temps, on célébrait les chevaliers anciens – ceux qui avaient vécu aux côtés des Hérauts lors des Jours d’ombre.

Il est, par conséquent, particulièrement compliqué d’étudier les Radieux et cet endroit nommé Shadesmar. Quels sont les faits ? Quels documents l’Église, dans cette regrettable tentative visant à nettoyer le passé de ce qu’elle percevait comme des contradictions, a-t-elle réécrits pour mieux servir le récit qu’elle lui préférait ? Peu de documents de cette époque ont survécu sans passer par les mains vorines qui les ont recopiés dans des manuscrits modernes depuis les parchemins originaux.

Shallan leva les yeux pour regarder au-dessus de son livre. L’ouvrage faisait partie des premiers travaux publiés de Jasnah en tant qu’érudite. Ce n’était pas Jasnah qui lui avait demandé de le lire. Elle avait même semblé hésiter quand Shallan lui en avait demandé un exemplaire, et avait dû aller le dénicher au fond de l’une des nombreuses malles remplies de livres qu’elle conservait dans la cale du navire.

Pourquoi s’était-elle montrée si réticente alors que ce volume traitait précisément des sujets qu’étudiait Shallan ? N’aurait-elle pas dû le lui remettre d’emblée ? C’était…

Le motif réapparut.

Le souffle de Shallan resta coincé dans sa gorge lorsqu’elle l’aperçut sur le mur gauche de la cabine, près de sa couchette. Elle reporta prudemment son regard sur la page qu’elle tenait devant elle. C’était le même motif qu’elle avait déjà vu, la forme apparue sur son carnet de croquis.

Depuis, elle l’avait constamment entrevu du coin de l’œil ; il apparaissait dans le grain du bois, le dos de la chemise d’un marin, le miroitement de l’eau. Chaque fois qu’elle le regardait bien en face, le motif s’évanouissait. Jasnah refusait de lui en apprendre davantage, sinon pour affirmer qu’il était probablement inoffensif.

Shallan tourna la page et se força à respirer plus calmement. Elle avait déjà vécu quelque chose de semblable avec les étranges créatures à tête de symbole apparues à son insu dans ses dessins. Elle laissa ses yeux glisser au-dessus de la page pour regarder le mur – non pas droit vers le motif, mais sur le côté, comme si elle ne l’avait pas remarqué.

Oui, il était bien là. Il était en relief, comme un gaufrage, et possédait un motif complexe doté d’une obsédante symétrie. Ses lignes minuscules se tortillaient à travers toute sa masse et soulevaient étrangement la surface du bois, comme un rinceau de fer sous une nappe tendue.

C’était l’une de ces choses ; les têtes de symbole. Ce motif ressemblait à leurs têtes étranges. Elle reporta son regard sur la page, mais sans reprendre sa lecture. Le navire tangua et les sphères blanches et luisantes remuèrent en cliquetant dans leur gobelet. Elle prit une profonde inspiration.

Puis regarda le motif bien en face.

Il commença aussitôt à s’effacer et ses bords à s’abaisser. Mais avant qu’il y parvienne, elle réussit à le voir nettement et en capturer un Souvenir.

— Pas cette fois, marmonna-t-elle tandis qu’il disparaissait. Cette fois, je te tiens.

Elle rejeta son livre et s’empressa d’aller chercher son crayon de charbon et une feuille de papier. Puis elle se pelotonna près de sa lampe, ses cheveux roux cascadant autour de ses épaules.

Elle travailla furieusement, possédée par un besoin désespéré de terminer ce dessin. Ses doigts bougeaient de leur propre chef et sa sage-main nue tenait le carnet orienté vers le gobelet, qui constellait la page d’éclats lumineux.

Puis elle abandonna le crayon. Il lui fallait quelque chose de plus solide, capable de tracer des lignes plus nettes… De l’encre. Le crayon était formidable pour représenter les douces nuances de la vie, mais ce qu’elle était en train de dessiner n’était pas la vie. C’était autre chose, quelque chose d’irréel. Elle tira une plume et un encrier de ses fournitures, puis reprit son dessin et se mit à reproduire ces traits minuscules et complexes.

Elle dessinait sans réfléchir. L’art la consumait tout entière et des sprènes de création apparaissaient autour d’elle. Des dizaines de formes minuscules envahirent bientôt la petite table près de sa couchette et le sol de la cabine près de l’endroit où elle était agenouillée. Les sprènes tournoyaient et s’agitaient, guère plus gros que le creux d’une cuillère, adoptant des formes qu’ils avaient récemment rencontrées. Elle les ignora pour la plupart, bien qu’elle n’en ait jamais vu autant à la fois.

Ils se mirent à se transformer de plus en plus vite à mesure qu’elle dessinait, absorbée par son travail. Le motif semblait impossible à capturer. Ses répétitions complexes se fondaient dans l’infini. Non, une plume ne parviendrait jamais à capturer parfaitement ce motif, mais Shallan en approchait. Elle décrivit une spirale née d’un point central puis recréa chaque branche qui partait du centre, possédant chacune son propre tourbillon de traits minuscules. Il évoquait un labyrinthe destiné à rendre fou son prisonnier.

Lorsqu’elle eut tracé le dernier trait, elle s’étonna de se trouver à bout de souffle, comme si elle venait de courir sur une grande distance. Elle cligna des yeux et reprit conscience de la présence des sprènes de création autour d’elle – il y en avait des centaines. Ils s’attardaient avant de disparaître un par un. Shallan posa la plume près de son flacon d’encre, qu’elle avait collé à la table avec de la cire pour l’empêcher de glisser quand le navire tanguait. Elle prit la page, attendit que les derniers traits d’encre sèchent et eut la sensation d’avoir accompli quelque chose d’important – sans bien savoir quoi au juste.

Tandis que le dernier trait séchait, le motif se suréleva devant elle. Elle entendit un soupir très net s’échapper du papier, comme sous l’effet du soulagement.

Elle sursauta, laissa tomber la page et se précipita sur son lit. Contrairement aux fois précédentes, le relief ne s’évanouit pas, mais il quitta le papier – s’épanouissant à partir de son dessin – et se déplaça sur le sol.

Elle ne pouvait pas le décrire autrement. Le motif se déplaça curieusement du papier vers le sol. Il atteignit le pied de sa couchette et s’y enroula, puis grimpa vers le haut jusqu’à sa couverture. Il ne donnait pas l’impression que quelque chose se déplaçait sous la couverture ; ce n’était qu’une approximation grossière. Les lignes étaient bien trop précises et le tissu ne se tendait pas. Un objet se trouvant sous la couverture n’aurait formé qu’une masse indistincte, mais cette forme-ci était précise.

Il s’approcha. Il ne semblait pas dangereux, mais elle se surprit à trembler malgré tout. Ce motif-là était différent des têtes de symbole de ses dessins mais il leur était également semblable, d’une certaine façon : une version aplatie, sans torse ni membres. C’était une abstraction de l’un d’entre eux, de la même façon qu’un cercle contenant quelques traits pouvait figurer un visage humain.

Ces créatures l’avaient terrifiée, hantée, lui avaient fait redouter de devenir folle. Quand celle-ci approcha, Shallan sortit précipitamment et s’en éloigna autant que la petite cabine le lui permettait. Puis, le cœur cognant dans sa poitrine, elle ouvrit la porte pour aller rejoindre Jasnah.

Elle la trouva de l’autre côté, main tendue vers le bouton de la porte, tenant la main gauche en coupe devant elle. Une petite silhouette se tenait debout dans sa paume, faite d’une substance noire pareille à l’encre qui adoptait la forme d’un homme vêtu d’un élégant costume à la mode avec un long manteau. Il se volatilisa parmi les ombres lorsqu’il vit Shallan. Jasnah se tourna vers elle puis regarda le sol de la cabine sur lequel filait le motif.

— Habillez-vous, mon enfant, lui dit Jasnah. Il y a des choses dont nous devons parler.

— J’avais espéré au départ que nous aurions le même type de sprène, déclara Jasnah, assise sur un tabouret dans la cabine de Shallan. (Le motif restait immobile sur le sol entre elles deux ; Shallan reposait à plat ventre sur sa couchette, vêtue d’une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit et d’un mince gant blanc à la main gauche.) Mais, bien entendu, ce serait trop facile. Je soupçonne depuis Kharbranth que nous devons appartenir à différents ordres.

— Quels ordres, clarissime ? demanda Shallan, qui tâtait timidement le motif à terre du bout d’un crayon.

Il recula comme un animal qu’on taquine à l’aide d’un bâton. La façon dont il surélevait la surface du sol fascinait Shallan, bien qu’une partie d’elle souhaite n’avoir rien à faire avec lui ni avec son étrange et perturbante géométrie.

— Oui, répondit Jasnah. (Le sprène noir d’encre qui l’accompagnait un peu plus tôt n’avait pas reparu.) Chaque ordre était censé avoir accès à deux des Flux, qui se chevauchaient parfois. Nous appelons ces pouvoirs la Fluctomancie. La spiricantation était l’un d’entre eux et c’est celui que nous partageons, bien que nous appartenions à des ordres différents.

Shallan hocha la tête. La Fluctomancie. La spiricantation. C’étaient là les talents des Radieux Enfuis, les pouvoirs (supposés légendaires) qui avaient été leur bénédiction ou leur malédiction, selon les récits que vous lisiez. C’était du moins ce que lui avaient appris les livres que Jasnah lui avait donnés à lire pendant leur trajet.

— Je ne fais pas partie des Radieux, objecta Shallan.

— Bien entendu, répliqua Jasnah, et moi non plus. Les ordres de chevaliers étaient une construction, comme toute forme de société, dont les hommes se servent pour définir et expliquer les choses. Tous les hommes qui manient la lance ne sont pas des soldats, toutes les femmes qui cuisent du pain ne sont pas boulangères. Cependant, les armes, comme la fabrication du pain, deviennent la marque de certaines professions.

— Alors vous êtes en train de me dire que nos capacités…

— … définissaient autrefois ce qui faisait admettre quelqu’un au sein des Chevaliers Radieux, compléta Jasnah.

— Mais nous sommes des femmes !

— Oui, acquiesça Jasnah sur un ton badin. Les sprènes ne sont pas affligés par les mêmes préjugés que la société humaine. Rafraîchissant, ne trouvez-vous pas ?

Shallan leva les yeux du sprène qu’elle continuait à titiller.

— Il y avait des femmes parmi les Chevaliers Radieux ?

— Un nombre adéquat sur un plan statistique, répondit Jasnah. Mais ne craignez pas de vous retrouver bientôt contrainte à manier l’épée, mon enfant ; l’archétype des Radieux sur un champ de bataille est une exagération. D’après ce que j’ai lu (bien que les documents ne soient malheureusement pas très fiables), pour chaque Radieux affecté au combat, trois autres consacraient leur temps à la diplomatie, à l’érudition ou à d’autres manières d’aider la société.

— Ah.

Pourquoi cette réponse décevait-elle Shallan ?

Idiote. Un souvenir lui revint malgré elle. Une épée argentée. Un motif de lumière. Des vérités qu’elle n’était pas en mesure d’affronter. Elle les chassa et ferma très fort les yeux.

Dix battements de cœur.

— J’ai fait des recherches sur les sprènes dont vous m’avez parlé, reprit Jasnah. Les créatures à tête de symbole.

Shallan inspira profondément et ouvrit les yeux.

— Celui-ci en fait partie, déclara-t-elle en pointant son crayon vers le motif, qui s’était approché de sa malle et qui y montait puis en descendait comme un enfant qui saute sur un canapé.

Il lui semblait moins menaçant qu’innocent, et même plutôt espiègle – et pas très intelligent, par-dessus le marché. En avait-elle vraiment eu peur ?

— Oui, je soupçonne que oui, répondit Jasnah. La plupart des sprènes se manifestent différemment ici et à Shadesmar. Ce que vous dessiniez auparavant, c’était la forme qu’ils possèdent là-bas.

— Celui-ci n’est pas très impressionnant.

— En effet. Je vous avoue que je suis déçue. J’ai la sensation que quelque chose d’important nous échappe dans tout ça, Shallan, et ça me contrarie. Les Cryptiques ont une réputation redoutable, pourtant celui-ci – le premier spécimen que j’aie jamais vu – paraît…

Il grimpa le long du mur, redescendit en glissant, grimpa de nouveau et glissa une fois encore.

— Idiot ? demanda Shallan.

— Il lui faut peut-être simplement plus de temps, suggéra Jasnah. Au départ, quand je me suis liée avec Ivoire…

Elle s’interrompit brusquement.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Shallan.

— Je suis désolée. Il n’aime pas que je parle de lui. Ça l’inquiète. Les sprènes ont beaucoup souffert que les chevaliers aient rompu leur serment. De nombreux sprènes sont morts, j’en suis persuadée. Bien qu’Ivoire refuse d’en parler, je suppose que ses semblables considéraient ce qu’il a fait comme une trahison.

— Mais…

— N’en parlons plus, insista Jasnah. Je suis désolée.

— Entendu. Vous avez mentionné les Cryptiques ?

— Oui, répondit Jasnah en plongeant la main dans sa sage-manche pour en tirer un morceau de papier plié – l’un des dessins de Shallan représentant les têtes de symbole. C’est le nom qu’ils se donnent, quoique nous les appellerions sans doute « sprènes de mensonge ». Ils n’apprécient pas ce terme. Enfin bref, les Cryptiques dirigent l’une des plus grandes cités de Shadesmar. Considérez-les comme les pâles-iris du Royaume cognitif.

— Donc, cette créature, reprit Shallan en désignant le motif qui décrivait des cercles au milieu de la cabine, est une sorte de… prince, de leur côté ?

— Quelque chose dans ce genre-là. Il existe un conflit complexe qui les oppose aux sprènes d’honneur. La politique des sprènes est un sujet auquel je n’ai guère pu consacrer de temps. Ce sprène sera votre compagnon – et vous accordera la capacité de spiricanter, entre autres choses.

— Quelles autres choses ?

— Il va nous falloir attendre pour le voir, répondit Jasnah. Tout dépend de la nature du sprène. Qu’ont révélé vos recherches ?

Avec Jasnah, tout semblait être un exercice d’érudition. Shallan étouffa un soupir. C’était la raison même pour laquelle elle avait suivi Jasnah au lieu de retourner chez elle. Malgré tout, elle aurait parfois préféré qu’elle se contente de lui donner des réponses au lieu de la faire travailler si dur à les découvrir.

— D’après Alai, les sprènes sont des fragments des pouvoirs de création. Une grande partie des érudits que j’ai lus s’accordent sur ce point.

— C’est une opinion. Que signifie-t-elle ?

Shallan s’efforça de ne pas se laisser distraire par le sprène sur le sol.

— Il existe dix Flux fondamentaux, ou dix forces, sur lesquels repose le fonctionnement du monde. La gravitation, la pression, la transformation, ce genre de choses. Vous m’avez dit que les sprènes étaient des fragments du Royaume cognitif qui ont, d’une manière ou d’une autre, acquis la conscience grâce à l’attention humaine. Dans ce cas, il va sans dire qu’ils étaient autre chose auparavant. De la même manière… qu’un tableau était une toile avant qu’on lui donne vie.

— Qu’on lui donne vie ? s’étonna Jasnah.

— Bien sûr, répondit Shallan. (Les tableaux étaient vivants. Pas comme une personne ou un sprène, mais… en tout cas, c’était évident à ses yeux.) Donc, avant que les sprènes ne prennent vie, ils étaient autre chose. Du pouvoir, de l’énergie. Zen-fille-Vath a dessiné des sprènes minuscules qu’elle découvrait parfois autour d’objets pesants. Des sprènes de gravitation – des fragments du pouvoir ou de la force qui nous fait tomber vers le sol. Il va sans dire que chaque sprène était un pouvoir avant de devenir un sprène. On peut les séparer en deux catégories générales : ceux qui réagissent aux émotions et ceux qui réagissent à des forces comme le feu ou la pression du vent.

— Donc vous croyez à la théorie de Namar sur la catégorisation des sprènes ?

— Oui.

— Parfait, répondit Jasnah. Moi aussi. Je soupçonne, personnellement, que ces catégories de sprènes – ceux des émotions contre ceux de la nature – sont à l’origine de l’idée des « dieux » de l’humanité primitive. Honneur, qui est devenu le Tout-Puissant du vorinisme, a été créé par des hommes à la recherche d’une représentation des émotions humaines idéales qu’ils percevaient chez les sprènes des émotions. Culture, qu’on vénère dans l’Ouest, est une divinité féminine qui incarne la nature et ses sprènes. Les différents sprènes du Néant, avec leur seigneur invisible – dont le nom varie d’un peuple à l’autre – évoquent un ennemi ou un adversaire. Le Père-des-tempêtes, bien entendu, est une étrange émanation de tout ça, dont la nature théorique varie en fonction de l’ère du vorinisme qui s’exprime…

Elle s’interrompit. Shallan rougit lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait détourné le regard et commencé à tracer un charme glyphique sur sa couverture pour conjurer l’hérésie des paroles de Jasnah.

— C’était une digression, reprit celle-ci. Veuillez me pardonner.

— Vous êtes tellement persuadée qu’il n’existe pas, lui dit Shallan. Le Tout-Puissant.

— Je n’ai pas davantage de preuve de son existence que de celles des Passions thaylènes, de Nu Ralik du lac Limpide ni de toute autre religion.

— Et les Hérauts ? Vous ne pensez pas qu’ils aient existé ?

— Je l’ignore, répondit Jasnah. Il y a beaucoup de choses dans ce monde que je ne comprends pas. Par exemple, il existe une preuve infime que le Père-des-tempêtes et le Tout-Puissant soient des créatures réelles – simplement des sprènes puissants, comme la Veillenuit.

— Dans ce cas, il existerait bien.

— Je n’ai jamais affirmé le contraire, précisa Jasnah. J’ai simplement déclaré que je ne l’acceptais pas en tant que Dieu et que je n’avais aucune envie de le vénérer. Mais je digresse, une fois encore. (Jasnah se leva.) Je vous libère de vos autres devoirs. Au cours des prochains jours, vous n’aurez qu’un seul sujet d’étude sur lequel vous concentrer.

Elle désigna le sol.

— Ce motif ? demanda Shallan.

— Vous êtes la seule personne depuis des siècles qui ait eu la chance d’interagir avec un Cryptique, répliqua Jasnah. Étudiez-le et fournissez-moi un compte-rendu détaillé de votre expérience. Ce sera sans doute votre premier écrit d’importance, et il pourrait se révéler capital pour notre avenir.

Shallan étudia le motif, qui s’était approché pour venir se cogner contre son pied (elle n’éprouva qu’un faible choc) et revenait y buter de temps à autre.

— Génial, commenta-t-elle.

« L’indice suivant apparut sur les murs. Je n’ignorai pas ce signe-là, mais ne compris pas davantage sa pleine signification. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jeseses 1174.

— Je cours à travers l’eau, déclara Dalinar en reprenant ses esprits.

Il bougeait effectivement comme s’il chargeait droit devant lui.

La vision prit consistance autour de lui. De l’eau tiède lui éclaboussait les jambes. Il était entouré d’une dizaine d’hommes munis de lances et de marteaux qui traversaient l’eau peu profonde en courant. Ils levaient bien haut les jambes à chaque pas, les pieds en arrière, les cuisses parallèles à la surface de l’eau, comme s’ils défilaient – sauf qu’aucun défilé ne s’était jamais déroulé dans une pagaille aussi totale. De toute évidence, cette manière de courir leur permettait de se déplacer à travers le liquide. Il tenta d’imiter cette curieuse démarche.

— Je me trouve dans le lac Limpide, je crois, déclara-t-il à mi-voix. De l’eau tiède qui ne monte qu’aux genoux, et aucun signe de terre en vue. Cela dit, c’est le crépuscule et je n’y vois pas grand-chose.

» Des gens courent avec moi. J’ignore si nous cherchons refuge ou si nous fuyons quelque chose. Je ne vois rien par-dessus mon épaule. Ces gens sont manifestement des soldats, bien que leurs uniformes soient archaïques. Jupes de cuir, casques et plastrons en bronze. Jambes et bras nus. (Il baissa les yeux vers lui-même.) Je porte la même chose.

Certains clarissimes d’Alethkar et de Jah Keved portaient encore ce genre d’uniformes, ce qui l’empêchait d’identifier précisément l’époque. Toutes les utilisations modernes étaient des retours volontaires à des modes anciennes émanant de commandants traditionalistes qui espéraient qu’un style classique inspirerait leurs hommes. Cependant, on utilisait dans ces cas-là un équipement en acier moderne en plus des uniformes anciens, et il n’en voyait pas trace ici.

Dalinar ne posa pas de questions. Il avait découvert que suivre le courant de ces visions lui en apprenait plus que de s’arrêter pour exiger des réponses.

Il avait le plus grand mal à courir dans ces eaux. Bien qu’il ait commencé vers l’avant du groupe, il se retrouvait désormais à la traîne. Le groupe courait vers une sorte de grand tumulus, un peu plus loin, que le crépuscule plongeait dans la pénombre. Peut-être ne s’agissait-il pas du lac Limpide en fin de compte. Il ne possédait pas de formations rocheuses comme…

Ce n’était pas un tumulus. C’était une forteresse. Dalinar marqua une pause et leva les yeux vers l’édifice au toit en pointe, pareil à un château, qui s’élevait bien droit depuis les eaux calmes du lac. Il n’avait jamais rien vu de semblable. De la pierre noire comme jais. De l’obsidienne ? Peut-être cet endroit avait-il été spiricanté.

— Il y a une forteresse devant nous, déclara-t-il en se remettant en marche. Elle ne doit plus exister de nos jours – autrement, elle serait célèbre. Elle donne l’impression d’être entièrement faite d’obsidienne, avec des tours pareilles à des pointes de flèches, des formes évoquant des nagoires sur les côtés, qui se dressent en pointe à son sommet… Père-des-tempêtes, c’est majestueux.

» Nous approchons d’un autre groupe de soldats debout dans l’eau qui brandissent leur lance dans toutes les directions pour se protéger. Ils sont peut-être une douzaine ; je me trouve en compagnie d’une autre douzaine. Et puis… oui, il y a quelqu’un au milieu d’eux. Un Porte-Éclat. En armure brillante.

Pas simplement un Porte-Éclat, mais un Radieux. Un chevalier dont la Cuirasse luisait d’un éclat rouge profond au niveau des jointures et de certaines marques. L’armure possédait cette capacité du temps des jours obscurs. Cette vision se déroulait donc avant la Félonie.

Comme toutes les Cuirasses d’Éclat, cette armure-ci était très reconnaissable. Avec cette jupe de mailles, ces jointures souples, ces canons d’avant-bras qui s’étendaient légèrement vers l’arrière… Nom des bourrasques, voilà qui ressemblait à l’armure d’Adolin, bien que celle-ci soit plus étroite au niveau de la taille. Une femme ? Dalinar ne pouvait s’en assurer avec certitude, car la visière était baissée.

— Formez des rangs ! ordonna le chevalier tandis que le groupe de Dalinar arrivait, et il hocha la tête pour lui-même – oui, une femme.

Dalinar et les autres soldats formèrent un cercle autour de la femme chevalier, armes brandies. Non loin de là, un autre groupe de soldats traversait l’eau avec un chevalier en son milieu.

— Pourquoi nous avoir rappelés ? demanda l’un des compagnons de Dalinar.

— Caeb pense avoir vu quelque chose, répondit le chevalier. Tenez-vous sur le qui-vive. Avançons prudemment.

Le groupe se mit en marche pour s’éloigner de la forteresse dans une autre direction que celle d’où il était parti. Dalinar tenait sa lance vers l’extérieur, les tempes baignées de sueur. À ses propres yeux, il ne paraissait pas différer de son apparence habituelle. Les autres, en revanche, devaient le voir comme l’un des leurs.

Il ne savait toujours pas grand-chose au sujet de ces visions. Le Tout-Puissant les lui envoyait d’une manière ou d’une autre. Mais le Tout-Puissant était mort, de son propre aveu. Alors que fallait-il y comprendre ?

— Nous cherchons quelque chose, reprit Dalinar à voix basse. Des équipes de chevaliers et de soldats ont été envoyées dans la nuit pour trouver quelque chose qui a été repéré.

— Ça va, le petit nouveau ? demanda l’un des soldats à ses côtés.

— Très bien, répondit Dalinar. Je suis seulement inquiet. Enfin, je ne sais même pas vraiment ce qu’on cherche.

— Un sprène qui ne se comporte pas comme il devrait, lança l’autre homme. Ouvre l’œil. Quand Sja-anat touche un sprène, il commence à se comporter bizarrement. Fais-nous signe si tu remarques quoi que ce soit.

Dalinar hocha la tête puis répéta ces mots tout bas, espérant que Navani les entendrait. Il poursuivit les recherches en compagnie de soldats tandis que la femme chevalier, au milieu du groupe, s’entretenait avec… personne ? Elle donnait l’impression de converser, mais Dalinar ne voyait ni n’entendait personne auprès d’elle.

Il reporta son attention sur son environnement. Il avait toujours voulu voir le centre du lac Limpide, mais il n’avait jamais eu l’occasion d’en visiter beaucoup plus que la rive. Lors de sa dernière visite en Azir, il n’avait jamais pu trouver le temps de faire un détour dans cette direction. Les Azéens avaient toujours semblé surpris qu’il veuille visiter un tel endroit, car ils affirmaient qu’il n’y avait « rien là-bas ».

Dalinar portait des chaussures serrées, peut-être pour l’empêcher de les entailler sur ce que l’eau pouvait cacher. Il marchait en équilibre instable par endroits, prenant garde à des trous et des reliefs qu’il percevait sans les voir. Il se surprit à regarder de petits poissons filer ici et là, des ombres dans l’eau et, près d’eux, un visage.

Un visage.

Dalinar poussa un cri, recula vivement et tendit sa lance vers le bas.

— Il y avait un visage ! Dans l’eau !

— Un sprène des fleuves ? demanda le chevalier en s’approchant derrière lui.

— On aurait dit une ombre, répondit Dalinar. Avec des yeux rouges.

— Alors il est ici, affirma-t-elle. L’espion de Sja-anat. Caeb, courez jusqu’au poste de contrôle. Les autres, continuez à chercher. Il ne pourra pas aller bien loin sans moyen de transport.

Elle tira quelque chose de sa ceinture, une petite bourse.

— Là ! s’écria Dalinar, repérant un petit point rouge dans l’eau.

Le point s’éloigna de lui en nageant comme un poisson. Dalinar se précipita à sa suite, courant comme il avait appris à le faire un peu plus tôt. Cependant, à quoi bon pourchasser un sprène ? On ne pouvait pas les attraper. Il ne connaissait aucune méthode qui le permette.

Les autres chargeaient derrière lui. Les poissons se dispersaient, effrayés par la course de Dalinar.

— Je cours après un sprène, annonça Dalinar à mi-voix. C’est ce que nous pourchassions. Il ressemble un peu à un visage… un visage indistinct aux yeux rouges. Il nage dans l’eau comme un poisson. Attendez ! En voilà un autre qui le rejoint. Il est plus grand et ressemble à une silhouette, qui mesure bien dans les deux mètres. Une personne en train de nager, mais comme une ombre. Il…

— Saintes bourrasques ! s’exclama soudain la femme chevalier. Il amène une escorte !

Le sprène le plus grand se tortilla, puis s’enfonça davantage dans l’eau et disparut dans le sol rocheux. Dalinar s’arrêta, ne sachant pas trop s’il devait continuer à poursuivre le plus petit ou rester là.

Les autres firent demi-tour et se mirent à courir dans l’autre sens.

Oh oh

Dalinar s’empressa de les imiter tandis que le fond rocheux du lac se mettait à trembler. Il trébucha et tomba dans l’eau avec une gerbe d’éclaboussures. Elle était si claire qu’il voyait le sol se fissurer sous ses pieds, comme si quelque chose de gros le cognait par en dessous.

— Venez ! lui cria l’un des soldats en l’attrapant par le bras.

Dalinar se laissa relever tandis que les fissures s’élargissaient. La surface du lac, encore calme un peu plus tôt, bouillonnait et s’agitait.

Le sol fut ébranlé par une violente secousse qui faillit de nouveau renverser Dalinar. Devant lui, plusieurs soldats tombèrent bel et bien.

La femme chevalier restait immobile tandis qu’une énorme Lame d’Éclat se formait entre ses mains.

Dalinar jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, juste à temps pour voir de la pierre émerger de l’eau. Un bras immense ! Élancé, long d’environ quatre mètres et demi, il surgit de l’eau, puis s’abattit violemment comme pour trouver une prise plus ferme sur le fond du lac. Un autre bras s’éleva tout près, coude tourné vers le ciel, puis tous deux se soulevèrent comme s’ils étaient reliés à un corps en train de faire des pompes.

Un corps géant s’arracha du sol rocheux, comme si une personne enfouie dans le sable en émergeait. De l’eau ruisselait du dos de la créature, grêlé de trous et parcouru d’arêtes, couvert de fragments de schiste-écorce et de champignons sous-marins. Les sprènes avaient, d’une manière ou d’une autre, animé la pierre elle-même.

Tandis que le corps se levait et se retournait, Dalinar distingua des yeux rouges brillants, pareils à de la pierre en fusion, enfoncés profondément dans un visage de pierre malfaisant. Le corps était squelettique, avec de fins membres osseux et des doigts grêles terminés par des griffes rocheuses. Sa poitrine était une cage thoracique de pierre.

— Un foudreclaste ! hurlèrent les soldats. Marteaux ! Préparez vos marteaux !

La femme chevalier se tenait devant la créature en train de se dresser du haut de ses neuf mètres, ruisselant d’eau. Une lumière calme et blanche commença à s’en dégager, qui rappelait à Dalinar la lumière des sphères. De la Fulgiflamme. La femme chevalier leva sa Lame d’Éclat et chargea avec une aisance troublante, comme si l’eau dans laquelle elle marchait n’avait aucune prise sur elle. Peut-être était-ce la force de la Cuirasse d’Éclat.

— Ils ont été créés pour observer, déclara une voix derrière lui.

Dalinar se tourna vers le soldat qui l’avait aidé à se relever un peu plus tôt, un Selayen au visage allongé, au cuir chevelu dégarni et au nez épaté. Dalinar tendit la main pour l’aider à se lever.

Ce n’était pas ainsi que l’homme parlait tout à l’heure, mais Dalinar reconnaissait cette voix : c’était celle qu’il entendait à la fin de la plupart de ses visions. Celle du Tout-Puissant.

— Les Chevaliers Radieux, déclara le Tout-Puissant qui se levait derrière Dalinar, regardant la femme chevalier attaquer cette bête de cauchemar. Ils étaient une solution, une manière de compenser la destruction causée par les Désolations. Dix ordres de chevaliers créés dans l’objectif d’aider les hommes à se battre, puis à rebâtir.

Dalinar répéta ces propos mot pour mot, s’efforçant de n’en manquer aucun et de ne pas réfléchir à leur sens.

Le Tout-Puissant se tourna vers lui.

— J’étais surpris quand ces ordres sont apparus. Je n’ai jamais enseigné ça à mes Hérauts. C’étaient les sprènes, désireux d’imiter ce que j’avais offert aux hommes, qui l’ont rendu possible. Vous allez devoir les reformer ; c’est votre tâche. Unissez-les. Créez une forteresse capable de résister à la tempête. Contrariez Abjection, persuadez-le qu’il peut perdre, et désignez un champion. Il préférera ce risque à celui d’être de nouveau vaincu, comme il l’a si souvent été. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner.

Dalinar termina de répéter ces mots. Derrière lui, le combat commença pour de bon, dans les éclaboussures et les crissements de pierre. Des soldats approchèrent, armés de marteaux, et, contre toute attente, ils brillaient désormais eux aussi de Fulgiflamme, quoique d’un éclat bien plus faible.

— Vous avez été surpris par l’arrivée des chevaliers, dit Dalinar au Tout-Puissant. Et cette force, cet ennemi, a réussi à vous tuer. Vous n’avez jamais été Dieu, car Dieu sait tout. Dieu ne peut être tué. Dans ce cas, qui étiez-vous ?

Le Tout-Puissant ne répondit pas. Il ne le pouvait pas. Dalinar avait compris que ces visions étaient une sorte d’expérience prédéterminée, un peu comme une pièce. Les gens qui y figuraient pouvaient réagir à la présence de Dalinar, comme des acteurs capables d’improviser dans une certaine mesure, mais le Tout-Puissant lui-même ne le faisait jamais.

— Je m’y efforcerai, promit Dalinar. Je les reformerai. Je les préparerai. Vous m’avez dit bien des choses, mais il y en a une que j’ai comprise par moi-même : si vous avez pu être tué, alors cet autre qui vous ressemble – votre ennemi – peut sans doute l’être aussi.

L’obscurité engloutit de nouveau Dalinar. Les hurlements et les bruits d’éclaboussures cessèrent. Cette vision se déroulait-elle lors d’une Désolation, ou entre deux ? Ces visions ne lui en avaient jamais appris assez. Tandis que la noirceur s’évaporait, il se retrouva étendu dans une petite chambre de pierre à l’intérieur de son complexe au sein des camps de guerre.

Navani était agenouillée près de lui, tenant sa planche à écrire devant elle, sa plume en mouvement tandis qu’elle rédigeait. Bourrasques, elle était splendide. Beauté mûre, lèvres peintes de rouge, cheveux enroulés autour de sa tête en une tresse complexe qui scintillait de rubis. Robe rouge sang. Elle le regarda, nota qu’il se réveillait en clignant des yeux, et sourit.

— C’était…, commença-t-il.

— Chut, répondit-elle sans cesser d’écrire. Cette dernière partie semblait importante. (Elle écrivit un moment puis retira enfin sa plume de son carnet ; elle tenait celui-ci à travers le tissu de sa manche.) Je crois que j’ai tout. C’est difficile quand vous changez de langue.

— J’ai changé de langue ? demanda-t-il.

— Vers la fin. Auparavant, vous parliez selayen. Une forme ancienne de la langue, certainement, mais nous en avons des traces écrites. J’espère que mes traducteurs parviendront à déchiffrer ma transcription, ma maîtrise de cette langue est rouillée. Il faut vraiment que vous parliez plus lentement quand vous faites ça, mon cher.

— Ça peut être difficile, sur le moment, répondit Dalinar en se levant.

En comparaison de ce qu’il avait éprouvé dans cette vision, l’air était froid ici. La pluie cinglait les volets clos de la pièce, mais il savait d’expérience que la fin d’une de ses visions indiquait que la tempête touchait quasiment à son terme.

Épuisé, il se dirigea vers un siège près du mur et s’y assit. Seuls Navani et lui se trouvaient dans la pièce ; il préférait qu’il en soit ainsi. Renarin et Adolin attendaient la fin de la tempête non loin de là, dans une autre pièce des quartiers de Dalinar, sous le regard attentif du capitaine Kaladin et de ses gardes hommes de pont.

Peut-être fallait-il qu’il invite davantage d’érudites à observer ses visions ; elles pourraient toutes écrire ses paroles, puis se consulter pour en produire la version la plus précise possible. Mais, nom des foudres, il lui était déjà assez pénible qu’une seule personne l’observe dans un pareil état, alors qu’il délirait en se débattant par terre. Il croyait en ces visions, il en dépendait même, mais il ne fallait pas déduire pour autant qu’elles ne l’embarrassaient pas.

Navani s’assit près de lui et l’entoura de ses bras.

— Était-elle pénible ?

— Celle-ci ? Non. Pas tellement. Des gens couraient, puis d’autres se battaient. Je ne participais pas. La vision a pris fin avant que je doive les aider.

— Dans ce cas, pourquoi cette expression ?

— Il faut que je reforme les Chevaliers Radieux.

— Que vous reformiez… Mais comment ? Et qu’est-ce que ça signifie seulement ?

— Je l’ignore. Je ne sais rien, je ne dispose que d’allusions et de menaces indistinctes. Quelque chose de dangereux approche, j’ai au moins cette certitude. Et je dois l’arrêter.

Elle posa la tête sur son épaule. Il regarda fixement le foyer qui crépitait doucement, diffusant une lueur tiède dans la petite pièce. C’était là l’une des rares cheminées qui n’aient pas été équipées de ces nouveaux systèmes de chauffage fabriaux.

Il préférait le feu véritable, mais ne l’avouerait jamais à Navani. Elle déployait tant d’efforts pour leur fournir à tous de nouveaux fabriaux.

— Pourquoi vous ? demanda Navani. Pourquoi faut-il que vous fassiez ça ?

— Pourquoi un homme naît-il roi et un autre mendiant ? demanda Dalinar. Le monde fonctionne ainsi.

— Est-ce facile pour vous ?

— Facile, non, répondit Dalinar, mais il est inutile d’exiger des réponses.

— Surtout si le Tout-Puissant est mort…

Peut-être n’aurait-il pas dû partager ce point avec elle. La simple formulation de cette idée pouvait le faire qualifier d’hérétique, lui aliéner ses propres ardents, fournir à Sadeas une arme contre le trône.

Si le Tout-Puissant était mort, que vénérait donc Dalinar ? En quoi croyait-il ?

— Nous devrions consigner vos souvenirs de cette vision, déclara Navani avec un soupir en s’écartant de lui. Tant que vous les avez bien en tête.

Il acquiesça. Il était important de disposer de descriptions pour accompagner les transcriptions. Il se mit à raconter ce qu’il avait vu, parlant assez lentement pour qu’elle puisse tout noter. Il décrivit le lac, les vêtements des hommes, l’étrange forteresse au loin. Elle affirma qu’il existait des récits parlant de grands édifices sur le lac Limpide, rapportés par des gens qui vivaient là-bas. Les érudits les considéraient comme mythologiques.

Dalinar se leva pour faire les cent pas lorsqu’il atteignit la description de l’effroyable créature qui avait surgi du lac.

— Elle a laissé derrière elle un trou dans le fond, expliqua-t-il. Imaginez si vous deviez tracer le contour d’un corps par terre, puis regarder ce corps s’arracher du sol.

» Imaginez l’avantage tactique que posséderait une telle créature. Les sprènes se déplacent vite et avec aisance. L’un d’entre eux pourrait se faufiler entre les lignes de combat, puis se dresser et se mettre à attaquer au milieu des troupes. Le corps de pierre de la bête devait être difficile à briser. Nom des foudres… les Lames d’Éclat. Je commence à me demander si ce n’est pas pour combattre ces créatures-là, en réalité, qu’on a conçu ces armes.

Navani sourit tout en écrivant.

— Qu’y a-t-il ? demanda Dalinar, qui cessa de faire les cent pas.

— Vous vous exprimez en vrai soldat.

— Oui, et alors ?

— C’est touchant, répondit-elle en terminant d’écrire. Que s’est-il passé ensuite ?

— Le Tout-Puissant m’a parlé.

Il lui répéta le monologue aussi précisément qu’il put se le rappeler tout en décrivant des cercles à pas lents et tranquilles. Il faut que je dorme davantage, songea-t-il. Il n’était plus le jeune homme de vingt ans auparavant, capable de veiller toute la nuit avec Gavilar, verre de vin en main, pour écouter son frère établir des plans, puis de charger au combat le lendemain, plein de vigueur, assoiffé de défis.

Lorsqu’il eut terminé son récit, Navani se leva et rangea ses outils d’écriture. Elle allait confier son récit à ses érudites (enfin, celles de Dalinar, qu’elle s’était appropriées) et leur demander de comparer la partie aléthie de ses propos avec les transcriptions qu’elle avait rédigées. Bien sûr, elle commencerait toutefois par supprimer les lignes où il mentionnait des passages sensibles, comme la mort du Tout-Puissant.

Elle chercherait également des références historiques qui puissent correspondre à ses descriptions. Navani aimait que les choses soient claires et bien quantifiées. Elle avait préparé une chronologie de toutes les visions de Dalinar pour tenter de les assembler en une ligne narrative unique.

— Vous comptez toujours publier la proclamation cette semaine ? demanda-t-elle.

Dalinar hocha la tête. Il l’avait dévoilée aux hauts-princes la semaine précédente, en privé. Il avait eu l’intention de la dévoiler aux camps le jour même, mais Navani l’avait convaincu qu’il était plus judicieux d’attendre un peu. La nouvelle commençait à filtrer, mais cette option-ci permettrait aux hauts-princes de se préparer.

— La proclamation sera rendue publique d’ici quelques jours, répondit-il. Avant que les hauts-princes puissent exercer davantage de pression sur Elhokar pour le pousser à se rétracter.

Navani fit la moue.

— C’est nécessaire, insista Dalinar.

— Vous êtes censé les unir.

— Les hauts-princes sont des enfants gâtés, rétorqua Dalinar. Il faudra des mesures extrêmes pour les faire changer.

— Si vous divisez le royaume, nous ne pourrons jamais l’unifier.

— Nous allons faire en sorte qu’il ne soit pas divisé.

Navani le jaugea de la tête aux pieds puis sourit.

— Je dois admettre que j’apprécie beaucoup cette version de vous plus confiante. Maintenant, si je parvenais à emprunter un peu de cette confiance pour ce qui est de notre relation…

— J’ai une totale confiance en notre relation, répondit-il en l’attirant plus près.

— Ah oui ? Car ces allers-retours entre le palais du roi et votre complexe me font perdre chaque jour une grande partie de mon temps. Songez comme tout serait plus pratique si je pouvais déplacer mes affaires ici.

— Non.

— Dalinar, vous êtes persuadé qu’ils ne nous laisseront pas nous marier. Alors que pouvons-nous faire d’autre ? Est-ce une question morale ? Vous avez dit vous-même que le Tout-Puissant était mort.

— Soit quelque chose est juste, soit il ne l’est pas, s’entêta Dalinar. Le Tout-Puissant n’entre pas dans l’équation.

— Dieu, répondit Navani sur un ton neutre, n’entre pas dans l’équation quand il s’agit de décider si ses commandements sont justes ou non ?

— Eh bien, non.

— Prenez garde, répliqua Navani. Vous commencez à parler comme Jasnah. Enfin bref, si Dieu est mort…

— Ce n’est pas Dieu qui est mort. Si le Tout-Puissant est mort, alors il n’a jamais été Dieu, c’est tout.

Elle soupira, toujours proche de lui. Elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa – d’une manière fort peu modeste. Navani considérait que la pruderie était réservée aux saintes-nitouches et aux frivoles. Ce fut donc un baiser passionné, avide, qui pressait fermement contre les lèvres de Dalinar et repoussait sa tête en arrière. Lorsqu’elle s’écarta, Dalinar se retrouva essoufflé.

Elle lui sourit, se retourna pour ramasser ses affaires (il n’avait pas remarqué qu’elle les avait fait tomber lors du baiser), puis se dirigea vers la porte.

— Je ne suis pas une femme patiente, vous le comprenez bien. Je suis aussi gâtée que ces hauts-princes, et j’ai l’habitude d’obtenir ce que je veux.

Il ricana. Rien de tout ça n’était vrai. Elle savait se montrer patiente – quand ça l’arrangeait. Elle voulait simplement dire que ça ne l’arrangeait pas actuellement.

Elle ouvrit la porte et le capitaine Kaladin en personne jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce pour l’inspecter. L’homme de pont prenait sa tâche très au sérieux.

— Soldat, lui ordonna Dalinar, surveillez-la pendant son trajet de retour.

Kaladin le salua. Navani le contourna et partit sans un au revoir, fermant la porte et laissant Dalinar de nouveau seul.

Ce dernier poussa un profond soupir, puis se dirigea vers le fauteuil et s’installa près de la cheminée pour réfléchir.

Il se réveilla en sursaut un peu plus tard, alors que le feu s’était éteint. Nom des bourrasques, s’endormait-il maintenant en milieu de journée ? Si seulement il ne passait pas tout ce temps à se retourner la nuit, la tête remplie de préoccupations et de fardeaux qui n’auraient jamais dû être les siens. Qu’était-il arrivé à ces jours si simples ? Sa main sur une épée, avec la certitude que Gavilar s’occuperait des parties les plus difficiles ?

Dalinar s’étira et se leva. Il devait aller superviser les préparatifs pour la publication de la proclamation du roi, puis s’occuper des nouveaux gardes…

Il s’arrêta net. Le mur de sa chambre comportait une série d’éraflures blanches et nettes qui formaient des glyphes. Elles ne s’y trouvaient pas auparavant.

Soixante-deux jours, disaient les glyphes. Puis vient la mort.

Peu de temps après, Dalinar se tenait debout, le dos bien droit, les mains jointes derrière lui pour écouter Navani s’entretenir avec Rushu, jeune ardente aux longs cils et aux lèvres pulpeuses – l’une des érudites de la famille Kholin. Adolin, non loin de là, inspectait un morceau de pierre blanche découverte sur le sol. Elle avait apparemment été arrachée à la rangée de pierres ornementales qui bordaient la fenêtre de la pièce, puis utilisée pour inscrire les glyphes.

Dos bien droit, tête haute, se dit Dalinar, même si tu meurs d’envie de t’affaler dans ce fauteuil. Un dirigeant ne s’affalait pas. Un gouvernant restait maître de lui-même. Même lorsqu’il avait le moins l’impression de contrôler quoi que ce soit.

Surtout dans ces moments-là.

— Ah, déclara Rushu. Regardez-moi ces lignes imprécises ! Cette symétrie incorrecte ! Qui que puisse être l’auteur de ces glyphes, cette personne n’est absolument pas entraînée à en tracer. Elle a tellement mal tracé « mort » qu’on croirait lire « briser ». Sans compter que le sens est très vague. « Puis vient la mort » ? Ou bien « succéder à la mort » ? Ou faut-il comprendre « soixante-deux jours de mort et après » ? Ces glyphes manquent de précision.

— Contentez-vous de les recopier, Rushu, lui demanda Navani. Et n’en parlez à personne.

— Même pas à vous ? s’enquit distraitement Rushu tout en écrivant.

Navani soupira tout en se dirigeant vers Dalinar et Adolin.

— Elle est très douée pour ce qu’elle fait, déclara tout bas Navani, mais parfois un peu tête en l’air. Enfin bref, elle connaît l’alphabet mieux que quiconque. C’est l’un de ses nombreux centres d’intérêt.

Dalinar hocha la tête et réprima ses peurs.

— Pourquoi quiconque voudrait-il faire ça ? demanda Adolin en laissant retomber la pierre. Est-ce là une forme de menace voilée ?

— Non, répondit Dalinar.

Navani croisa son regard.

— Rushu, dit-elle, laissez-nous un instant.

L’érudite ne réagit pas tout de suite, mais se retira précipitamment à la deuxième intimation. En ouvrant la porte, elle dévoila les membres du Pont Quatre à l’extérieur, menés par le capitaine Kaladin à la sombre expression. Après avoir escorté Navani chez elle, il était revenu pour découvrir cette scène – puis il avait aussitôt envoyé des hommes rappeler Navani.

De toute évidence, il considérait ce manquement à la sécurité comme sa propre faute et pensait que quelqu’un s’était faufilé dans la chambre de Dalinar pendant son sommeil. Dalinar fit signe au capitaine d’entrer.

Kaladin le rejoignit d’un pas pressé, espérant que Dalinar ne remarquerait pas la façon dont la mâchoire d’Adolin se crispait lorsqu’il l’étudiait. Quand Kaladin et Adolin s’étaient affrontés sur le champ de bataille, Dalinar combattait le Porte-Éclat parshendi, mais il avait entendu parler de leur altercation. Son fils n’avait pas franchement apprécié d’apprendre qu’on venait de nommer cet homme de pont sombre-iris à la tête de la garde Cobalt.

— Mon général, déclara le capitaine Kaladin en s’avançant, vous me voyez embarrassé. Une semaine que j’occupe ce poste et j’ai déjà échoué.

— Vous avez obéi aux ordres, capitaine, répondit Dalinar.

— Les ordres étaient de garantir votre sécurité, mon général, insista Kaladin d’une voix où perçait la colère. J’aurais dû poster des gardes à chaque porte de l’intérieur de vos quartiers, et non pas simplement à l’extérieur.

— Nous nous montrerons plus observateurs à l’avenir, capitaine, répondit Dalinar. Votre prédécesseur postait toujours les mêmes gardes que vous, et c’était suffisant.

— Les choses étaient différentes alors, mon général, rétorqua Kaladin en balayant la pièce d’un regard perçant. (Il se concentra sur la fenêtre, trop petite pour qu’on s’y faufile.) Malgré tout, j’aimerais savoir comment ils sont entrés. Les gardes n’ont rien entendu.

Dalinar inspecta le jeune soldat à la mine sombre et au visage marqué de cicatrices. Pourquoi, songea Dalinar, ai-je tellement confiance en cet homme ? Il peinait à mettre le doigt dessus mais, au fil des ans, il avait appris à se fier à son instinct en tant que soldat et général. Quelque chose le poussait à faire confiance à Kaladin, et il acceptait ce réflexe-là.

— Ce n’est pas très grave, déclara-t-il.

Kaladin se retourna vivement vers lui.

— Ne vous tourmentez pas en vous demandant comment cette personne est entrée pour écrire sur mon mur, poursuivit Dalinar. Montrez-vous simplement plus attentif à l’avenir. Vous pouvez disposer.

Il adressa un signe de tête à Kaladin, qui se retira à contrecœur et ferma la porte.

Adolin s’avança. Le jeune homme aux cheveux en bataille était aussi grand que Dalinar. C’était parfois difficile de s’en souvenir. Il ne semblait pas s’être écoulé si longtemps depuis l’époque où Adolin était un petit garçon surexcité avec une épée en bois.

— Vous dites avoir découvert ces inscriptions en vous réveillant, commença Navani. Et vous dites n’avoir vu personne entrer, ni entendu personne tracer ces signes.

Dalinar confirma d’un signe de tête.

— Dans ce cas, poursuivit-elle, pourquoi ai-je soudain l’impression très nette que vous savez pourquoi elles se trouvent là ?

— Je ne sais pas précisément qui les a tracées, mais je sais ce qu’elles signifient.

— C’est-à-dire ? insista Navani.

— Qu’il nous reste très peu de temps, répondit Dalinar. Diffusez cette proclamation, puis allez trouver les hauts-princes pour organiser une réunion. Ils voudront me parler.

La Tempête Éternelle approche

Soixante-deux jours. Pas assez de temps.

C’était, apparemment, tout ce dont il disposait.

« Le signe sur le mur suggérait encore un danger plus grand que la date qu’il indiquait. La prédiction de l’avenir appartient aux Néantifères. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jeseses 1174.

Sur la victoire et, à plus long terme, sur la vengeance. » Bien qu’elle ait manifestement mémorisé ces mots, la crieuse portait un décret comportant les paroles du roi relié entre deux planches recouvertes de tissu. Rien de surprenant. Kaladin lui-même lui avait fait répéter trois fois la proclamation.

— Encore, ordonna-t-il, assis sur sa pierre près du feu du Pont Quatre.

Une grande partie des membres de l’équipe avaient reposé leur bol du petit déjeuner et gardaient le silence. Non loin de là, Sigzil répétait les mots pour lui-même afin de les mémoriser.

La crieuse soupira. C’était une jeune pâle-iris potelée à la chevelure noire mêlée de mèches rousses qui trahissaient des origines védènes ou mangecorne. Des dizaines de femmes comme elle allaient se déplacer dans le camp de guerre pour lire les paroles de Dalinar, ou parfois les expliquer.

Elle ouvrit de nouveau le cahier. Dans tout autre bataillon, songea distraitement Kaladin, son chef serait d’une classe sociale assez élevée pour la dépasser en rang.

— « Sous l’autorité du roi, reprit-elle, Dalinar Kholin, haut-prince de la Guerre, ordonne par la présente des changements dans le mode de collecte et de distribution des cœurs-de-gemme dans les Plaines Brisées. Dorénavant, chaque cœur-de-gemme sera collecté tour à tour par deux hauts-princes travaillant en collaboration. Le butin deviendra la propriété du roi qui déterminera, selon l’efficacité des parties impliquées et leur empressement à lui obéir, quelle part revient à chacun.

» Un roulement indiqué à l’avance détaillera quels hauts-princes et quelles armées sont responsables de la chasse aux cœurs-de-gemme, et dans quel ordre. Les équipes ne seront pas toujours les mêmes, et seront désignées en fonction de leur compatibilité stratégique. Nous attendrons, selon les codes qui nous sont chers à tous, que les hommes et femmes de ces armées accueillent ce regain d’effort en direction de la victoire et, à long terme, de la vengeance. »

La crieuse referma le livre, leva les yeux vers Kaladin et haussa un long sourcil noir qu’il devinait tracé à l’aide de maquillage.

— Merci, dit-il.

Elle lui adressa un hochement de tête, puis s’en alla trouver le bataillon suivant.

Kaladin se remit debout.

— Eh bien, voilà la tempête que nous attendions.

Les hommes hochèrent la tête. La conversation au sein du Pont Quatre avait perdu de son entrain depuis l’étrange effraction de la veille dans les quartiers de Dalinar. Kaladin se sentait très bête. Dalinar, en revanche, semblait ignorer totalement cet événement. Il en savait bien plus qu’il ne lui en dévoilait. Comment suis-je censé faire mon travail si j’ignore de quelles informations j’ai besoin ?

Moins de deux semaines qu’il occupait ce poste et voilà que la politique et les machinations des pâles-iris le désarçonnaient déjà.

— Les hauts-princes vont détester cette proclamation, déclara Leyten tout en travaillant près du feu sur les courroies du plastron de Beld, qui était arrivé de chez l’intendant avec les boucles entortillées. Ils se reposent presque entièrement sur la collecte de ces cœurs-de-gemme. Nous allons avoir une foule de mécontents aujourd’hui.

— Ha ! s’exclama Roc en versant une louche de curry à Lopen, qui revenait chercher du rab. Des mécontents ? Aujourd’hui, ça va signifier émeutes. Vous n’avez pas entendu cette référence aux codes ? Cette chose, c’est une insulte contre les autres, dont nous savons qu’ils ne respectent pas leurs serments.

Il souriait, car la colère des hauts-princes et même leurs émeutes semblaient l’amuser.

— Moash, Drehy, Eth et Mart, suivez-moi, ordonna Kaladin. Nous devons aller relever Skar et son équipe. Teft, comment se déroule votre mission ?

— Lentement, répondit Teft. Les garçons des autres équipes de pont… ils nous demandent encore beaucoup de travail. Il va nous falloir autre chose, Kaladin. Une manière ou une autre de les inspirer.

— Je m’y efforcerai, assura Kaladin. Pour l’heure, nous devrions compter sur les repas. Roc, nous n’avons que quatre officiers actuellement, vous pouvez donc disposer de cette dernière pièce à l’extérieur pour entreposer des réserves. Kholin nous a accordé un droit de réquisition auprès de l’intendant du camp. Remplissez cette pièce à ras bord.

— À ras bord ? demanda Roc, dont le visage se fendit d’un immense sourire. Dans quelle mesure ?

Jusqu’au plafond, s’écria Kaladin. Voilà des mois que nous sommes nourris de bouillon et de ragoût faits de céréales spiricantées. Au cours du mois à venir, les membres du Pont Quatre vont manger comme des rois.

— Mais pas de carapace, hein, lança Mart à Roc tandis qu’il ramassait sa lance et boutonnait sa veste d’uniforme. Ce n’est pas parce que tu es capable de cuisiner n’importe quoi qu’on va manger ce genre de cochonneries.

— Ces basses-terres et leur cervelle ramollie, commenta Roc. Vous ne voulez pas être forts ?

— Je veux garder mes dents, merci bien, répliqua Mart. Cinglé de Mangecorne.

— Je vais préparer deux choses, annonça Roc, main sur la poitrine comme pour saluer. Une pour les courageux et une pour les idiots. Tu pourras choisir entre ces deux choses.

— Vous allez préparer des festins, Roc, lui dit Kaladin. J’ai besoin que vous formiez des cuisiniers pour les autres baraquements. Même si Dalinar a des cuisiniers en trop à nous fournir maintenant qu’il a moins de soldats ordinaires à nourrir, je veux que les hommes de pont soient autosuffisants. Lopen, je vais vous confier Dabbid et Shen pour qu’ils vous aident à assister Roc. Nous devons transformer ces milliers d’hommes en soldats. Ça commence de la même manière qu’avec vous : en leur remplissant l’estomac.

— Ce sera fait, acquiesça Roc, qui abattit une main sur l’épaule de Shen tandis que le parshe s’avançait pour demander du rab. (Il commençait à peine à faire ces choses-là et semblait moins se cacher à l’arrière qu’auparavant.) Je n’y mettrai même pas de crottin !

Les autres gloussèrent. C’était une histoire de crottin versé dans la nourriture qui avait transformé Roc en homme de pont. Tandis que Kaladin se dirigeait vers le palais du roi (avec lequel Dalinar avait aujourd’hui une importante réunion), Sigzil se joignit à lui.

— Accordez-moi un moment, mon capitaine, demanda Sigzil tout bas.

— Si vous le souhaitez.

— Vous m’avez promis que j’aurais l’occasion de mesurer vos… talents particuliers.

— Promis ? s’étonna Kaladin. Je ne me rappelle rien de tel.

— Vous avez grommelé.

— J’ai… grommelé ?

— Quand j’ai parlé de prendre quelques mesures. Vous paraissiez trouver que c’était une bonne idée, et vous avez dit à Skar que nous pouvions vous aider à mieux comprendre vos pouvoirs.

— Sans doute que je l’ai fait.

— Nous avons besoin de savoir précisément ce dont vous êtes capable, mon capitaine – l’étendue de vos capacités, la durée pendant laquelle la Fulgiflamme reste en vous. Vous reconnaissez bien qu’il serait précieux de comprendre plus clairement vos limites ?

— Oui, reconnut Kaladin à contrecœur.

— Parfait. Dans ce cas…

— Donnez-moi deux ou trois jours, répondit Kaladin. Allez préparer un endroit où personne ne nous verra. Ensuite… oui, d’accord. Je vous laisserai me mesurer.

— Parfait, répéta Sigzil. J’ai réfléchi à quelques expériences.

Il s’arrêta sur le chemin, laissant Kaladin et les autres s’éloigner.

Kaladin posa sa lance sur son épaule et détendit ses doigts. Il s’apercevait souvent qu’il serrait trop fort son arme, au point que ses articulations étaient blanches. Comme si une partie de lui refusait encore de croire qu’on l’autorisait désormais à la porter en public et redoutait qu’on la lui reprenne à nouveau.

Syl descendit en voletant de sa course quotidienne autour du camp sur les vents matinaux. Elle atterrit sur son épaule et s’assit, apparemment perdue dans ses pensées.

Le camp de guerre de Dalinar était un endroit organisé. Les soldats ne s’y prélassaient jamais dans l’oisiveté. Ils s’affairaient toujours à quelque chose. Ils s’occupaient de leurs armes, allaient chercher de la nourriture, transportaient des cargaisons, patrouillaient. Les hommes patrouillaient beaucoup dans ce camp. Malgré les effectifs réduits de l’armée, Kaladin croisa trois patrouilles tandis que ses hommes se dirigeaient vers les portes. C’étaient trois de plus qu’il n’en avait jamais vu dans le camp de Sadeas.

Le vide le frappa de nouveau. Les morts n’avaient pas besoin de devenir des Néantifères pour hanter ce camp ; les baraquements déserts y suffisaient. Il passa devant une femme assise par terre, près de l’un de ces baraquements abandonnés, qui regardait fixement le ciel et serrait un tas de vêtements masculins entre ses mains. Deux petits enfants se tenaient près d’elle sur le chemin. Des enfants aussi jeunes n’auraient pas dû être à ce point silencieux.

Les baraquements formaient un cercle immense de blocs entourant une partie plus peuplée du camp – la section animée qui renfermait le complexe de Dalinar ainsi que les quartiers des différents clarissimes et généraux. Le complexe était une forteresse aux allures de tumulus, munie de bannières flottant au vent, où allaient et venaient des clercs portant des brassées de cahiers. Non loin de là, plusieurs officiers avaient installé des tentes de recrutement, et une longue file d’aspirants soldats s’était formée. Certains étaient des mercenaires venus chercher du travail dans les Plaines Brisées. D’autres, des boulangers ou autres artisans, qui répondaient à l’appel au recrutement de nouveaux soldats après la catastrophe.

— Pourquoi tu n’as pas ri ? demanda Syl en étudiant la file que Kaladin contournait pour rejoindre les portes du camp de guerre.

— Désolé, répliqua-t-il. Tu as fait quelque chose de drôle qui m’a échappé ?

— Tout à l’heure, je veux dire, répondit-elle. Roc et les autres ont ri, mais pas toi. Quand tu riais à l’époque où les choses étaient dures, je savais que tu t’y forçais. Je pensais que peut-être, une fois que la situation s’améliorerait…

— J’ai tout un bataillon d’hommes de pont à surveiller maintenant, expliqua Kaladin en regardant droit devant lui. Et un haut-prince à garder en vie. Je me trouve au milieu d’un camp rempli de veuves. Sans doute que je n’ai pas très envie de rire.

— Mais les choses s’améliorent, insista-t-elle. Pour toi et pour tes hommes. Réfléchis à ce que tu as fait, à ce que tu as accompli.

Une journée passée sur un plateau à commettre un massacre. L’union parfaite entre lui-même, son arme et les tempêtes, et il avait tué avec elle. Pour protéger un pâle-iris.

Il est différent, pensa Kaladin.

C’est ce qu’ils disaient toujours.

— Sans doute que je suis simplement en train d’attendre, reprit-il.

— D’attendre quoi ?

— Le tonnerre, répondit Kaladin tout bas. Il succède toujours aux éclairs. Parfois, il faut attendre, mais il finit toujours par venir.

— Je…

Syl vint se placer devant lui, debout dans les airs, et se mit à reculer tandis qu’il avançait. Elle ne volait pas (elle ne possédait pas d’ailes) et ne rebondissait pas dans les airs. Elle se tenait simplement debout là, prenant appui dans le vide, et se déplaçait à la même allure que lui. Elle ne semblait pas obéir aux lois ordinaires de la physique.

Elle le regarda en inclinant la tête.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire. Flûte ! Je croyais que je comprenais tout ça. Quelles tempêtes ? Quels éclairs ?

— Tu te rappelles, quand tu m’as encouragé à me battre pour sauver Dalinar, que tu souffrais malgré tout quand je tuais ?

— Oui.

— C’est la même chose, assura-t-il tout bas.

Il regarda sur le côté. Il avait recommencé à serrer trop fort sa lance.

Syl l’observait, mains sur les hanches, attendant qu’il poursuive.

— Il va se passer quelque chose de terrible, annonça-t-il. Les choses ne peuvent pas simplement continuer à bien se dérouler pour moi. La vie ne fonctionne pas comme ça. Ce sera peut-être lié à ces glyphes apparus hier sur le mur de Dalinar. Ils ressemblaient à un compte à rebours.

Elle hocha la tête.

— Tu as déjà vu quelque chose de semblable ?

— Je me rappelle… quelque chose, murmura-t-elle. Quelque chose de grave. Voir les événements à venir… ce n’est pas du domaine d’Honneur, Kaladin. C’est autre chose. Quelque chose de dangereux.

Formidable.

Comme il n’ajoutait rien, Syl soupira et fila dans les airs sous la forme d’un ruban lumineux. Elle le suivit de là-haut, se faufilant entre les rafales de vent.

Elle affirmait être une sprène d’honneur, songea Kaladin. Dans ce cas, pourquoi fait-elle toujours semblant de jouer avec les vents ?

Il faudrait qu’il lui pose la question, à supposer qu’elle lui réponde. À supposer qu’elle connaisse même la réponse.

Les doigts joints devant lui, les coudes posés sur le dessus de table finement sculpté, Torol Sadeas regardait fixement la Lame d’Éclat qu’il avait plantée au milieu de la table. Elle reflétait son visage.

Damnation ! Quand avait-il vieilli ? Il s’imaginait comme un jeune homme d’une vingtaine d’années. À présent, il avait cinquante ans. Cinquante, bourrasques ! Il serra la mâchoire en regardant cette Lame.

Justicière. C’était la Lame d’Éclat de Dalinar – recourbée comme un dos cambré, terminée par une pointe en crochet, parcourue d’une série de dentelures près de la garde. Comme des vagues en mouvement s’élevant de l’océan.

Combien de fois avait-il convoité cette arme ? Elle lui appartenait désormais, mais sa possession ne lui inspirait rien. Dalinar Kholin – rendu fou par le chagrin, brisé au point que le combat l’effrayait – s’accrochait toujours à la vie. L’ancien ami de Sadeas était comme un hachedogue favori qu’il aurait été contraint d’abattre pour le découvrir ensuite en train de geindre à la fenêtre, le poison n’ayant pas tout à fait rempli son office.

Pire encore, il ne parvenait pas à chasser l’étrange impression que Dalinar l’avait, d’une façon ou d’une autre, vaincu.

La porte de son salon s’ouvrit, et Ialai se faufila dans la pièce. Avec son cou élancé et sa large bouche, son épouse n’avait jamais été qualifiée de beauté – d’autant moins à mesure que le temps passait. Mais il s’en moquait bien. Ialai était la femme la plus dangereuse qu’il connaissait. C’était là bien plus séduisant qu’un joli visage.

— Tu as détruit ma table, je vois, déclara-t-elle en étudiant la Lame d’Éclat enfoncée en plein milieu.

Elle se laissa tomber près de lui sur le petit divan, passa un bras autour de son dos puis posa les pieds sur la table.

En compagnie d’autres personnes, elle était la parfaite femme aléthie. En privé, elle préférait se prélasser.

— Dalinar recrute en grand nombre, déclara-t-elle. J’ai profité de l’occasion pour placer encore quelques-uns de mes associés au sein du personnel de son camp de guerre.

— Des soldats ?

— Pour qui me prends-tu ? Ce serait beaucoup trop évident ; il fera surveiller attentivement tous les nouveaux. En revanche, une grande partie de son personnel est en sous-effectif depuis que les hommes répondent à l’appel à venir prendre la lance et renforcer son armée.

Sadeas hocha la tête sans quitter la Lame du regard. Son épouse dirigeait le réseau d’espions le plus impressionnant des camps de guerre. D’autant plus impressionnant qu’extrêmement peu de gens connaissaient son existence. Elle gratta le dos de Sadeas, ce qui lui fit courir un frisson sur la peau.

— Il a publié sa proclamation, commenta Ialai.

— Oui. Des réactions ?

— Comme prévu : les autres le détestent.

Sadeas hocha la tête.

— Dalinar devrait être mort mais, puisqu’il ne l’est pas, nous devrions au moins compter sur lui pour se pendre à temps. (Sadeas étrécit les yeux.) En le détruisant, je voulais empêcher l’effondrement du royaume. À présent, je me demande si cet effondrement ne vaudrait pas mieux pour nous tous.

— Pardon ?

— Je ne suis pas fait pour ces choses-là, ma chérie, chuchota Sadeas. Ce jeu stupide sur les plateaux… Il me contentait au départ, mais j’en arrive à le haïr. Je veux la guerre, Ialai. Pas des heures passées à marcher dans l’espoir de trouver une quelconque petite escarmouche !

— Ces petites escarmouches nous apportent la fortune.

Raison pour laquelle il les avait tolérées si longtemps. Il se leva.

— Il va falloir que je m’entretienne avec quelques hauts-princes. Aladar, Ruthar. Nous devons attiser les flammes chez les autres, accentuer leur indignation face aux tentatives de Dalinar.

— Et notre objectif ultime ?

— Elle sera de nouveau mienne, Ialai, répondit-il en posant les doigts sur la poignée de Justicière. La conquête.

C’était désormais la seule chose qui lui donnait encore l’impression d’être vivant. Ce Frisson splendide et merveilleux d’être sur le champ de bataille et de lutter à un contre un. De tout risquer pour le trophée. La domination. La victoire.

C’était le seul moment où il se sentait de nouveau jeune.

C’était là une vérité brutale, mais les meilleures étaient toujours très simples.

Il saisit Justicière par la poignée et l’arracha de la table.

— Dalinar veut maintenant jouer à l’homme politique, ce qui ne me surprend pas. En secret, il a toujours voulu être son frère. Heureusement pour nous, il n’est pas doué pour ces choses-là. Sa proclamation va lui aliéner beaucoup de monde. Il va bousculer les hauts-princes, qui prendront les armes contre lui en divisant le royaume. Ensuite, avec du sang à mes pieds et la propre épée de Dalinar dans ma main, je forgerai un nouvel Alethkar dans les flammes et les pleurs.

— Et s’il réussit ?

— C’est là, ma chère, que tes assassins me seront utiles. (Il renvoya la Lame d’Éclat ; elle se changea en brume et disparut.) Je vais reconquérir ce royaume, puis Jah Keved suivra. Après tout, le but de cette vie est de former des soldats. D’une certaine manière, je ne fais qu’accomplir les souhaits de Dieu en personne.

Le trajet entre les baraquements et le palais (que le roi avait commencé à appeler le Pinacle) prit environ une heure de marche, ce qui laissa largement le temps à Kaladin de réfléchir. Malheureusement, il croisa en route un groupe de chirurgiens de Dalinar dans un champ, accompagnés de serviteurs, qui recueillaient la sève de bosseline pour s’en servir d’antiseptique.

En les voyant faire, Kaladin se rappela non seulement ses propres efforts pour recueillir la sève, mais aussi son père, Lirin.

S’il était là, songea-t-il en les dépassant, il me demanderait pourquoi je ne suis pas auprès des chirurgiens. Il exigerait de savoir pourquoi, si Dalinar m’a accueilli, je n’ai pas demandé à rejoindre son corps médical.

En réalité, il aurait sans doute pu convaincre Dalinar d’employer la totalité du Pont Quatre comme assistants chirurgiens. Kaladin aurait pu les former à la médecine presque aussi facilement qu’il les avait formés à la lance. Une armée n’avait jamais assez de bons chirurgiens.

Il n’y avait même pas réfléchi. Il avait eu pour eux une ambition beaucoup plus simple : qu’ils deviennent les gardes du corps de Dalinar ou qu’ils quittent les camps de guerre. Kaladin avait décidé de placer à nouveau ses hommes sur le chemin de la tempête. Pourquoi donc ?

Ils atteignirent enfin le palais du roi, bâti sur le flanc d’une large colline de pierre où étaient creusés des tunnels. Les propres quartiers du roi se trouvaient tout au sommet, ce qui imposait à Kaladin et à ses hommes une longue ascension.

Tandis qu’ils gravissaient la route en lacets, Kaladin était toujours perdu dans ses pensées au sujet de son père et de son devoir.

— C’est un tout petit peu injuste, vous savez, déclara Moash tandis qu’ils atteignaient le sommet.

Kaladin se tourna vers les autres et se rendit compte que cette longue ascension les avait essoufflés. Lui, en revanche, avait absorbé de la Fulgiflamme à son insu. Il ne haletait même pas.

Il afficha un sourire essentiellement destiné à Syl et inspecta les immenses couloirs du Pinacle. Quelques hommes surveillaient les portes d’entrée, vêtus du bleu et de l’or de la Garde du roi, une unité distincte et séparée de la propre garde de Dalinar.

— Soldat, déclara Kaladin avec un signe de tête pour l’un d’entre eux, un pâle-iris de bas rang.

Sur un plan militaire, Kaladin dépassait en grade un homme comme celui-ci – mais pas sur un plan social. Une fois de plus, il ne savait pas précisément comment tout ça était censé fonctionner.

L’homme le jaugea de la tête aux pieds.

— J’ai entendu dire que vous aviez porté un pont, pratiquement tout seul, contre des centaines de Parshendis. Comment avez-vous fait ça ?

Il ne s’adressa pas à Kaladin en l’appelant par son grade, comme l’aurait dicté l’étiquette pour tout autre capitaine.

— Vous voulez le savoir ? aboya Moash derrière eux. On peut vous le montrer. Personnellement.

— Chut, lança Kaladin en lui décochant un regard noir, avant de se retourner vers le soldat. J’ai eu de la chance, c’est tout.

Il fixa l’homme droit dans les yeux.

— J’imagine que ça se tient, répondit le soldat.

Kaladin patienta.

— Mon capitaine, ajouta enfin le soldat.

Kaladin fit signe à ses hommes d’avancer, et ils dépassèrent les gardes pâles-iris. L’intérieur du palais était éclairé par des sphères rassemblées dans des lampes aux murs – saphirs et diamants se mêlaient pour dégager une lueur d’un blanc bleuté. Les sphères étaient l’un des détails, petits mais frappants, lui rappelant à quel point les choses avaient changé. Personne n’aurait laissé des hommes de pont approcher de sphères ainsi laissées sans surveillance.

Kaladin connaissait encore très mal le Pinacle – jusqu’à présent, il avait surtout surveillé Dalinar dans le camp de guerre. Cependant, il avait pris soin d’étudier des cartes des lieux et connaissait donc le chemin jusqu’au sommet.

— Pourquoi m’avez-vous interrompu comme ça ? protesta Moash d’une voix insistante en rattrapant Kaladin.

— Parce que vous vous trompiez, riposta Kaladin. Vous êtes un soldat maintenant, Moash. Vous allez devoir apprendre à vous comporter comme tel. Ça implique de ne pas provoquer de bagarres.

— Je ne compte pas faire de courbettes devant les pâles-iris, Kal. Plus maintenant.

— Je ne vous demande pas de faire des courbettes, mais je vous demande en revanche de tenir votre langue. Les menaces et les moqueries mesquines sont indignes du Pont Quatre.

Moash se laissa devancer, mais Kaladin voyait bien qu’il fulminait encore.

— Il a l’air vraiment en colère.

— Quand j’ai pris le commandement des hommes de pont, répondit Kaladin tout bas, c’étaient des animaux en cage que les coups avaient soumis. J’ai réveillé en eux l’envie de se battre, mais ils étaient toujours en cage. À présent, la porte de ces cages est ouverte. Il faudra du temps à Moash et aux autres pour s’y habituer.

Ils le feraient. Au cours de leurs dernières semaines passées en tant qu’hommes de pont, ils avaient appris à agir avec la précision et la discipline des soldats. Ils se tenaient au garde-à-vous tandis que leurs bourreaux traversaient les ponts, sans jamais prononcer un seul mot pour les railler. Leur discipline elle-même était devenue leur arme.

Ils apprendraient à être de véritables soldats. Non, ils l’étaient déjà. À présent, ils devaient apprendre à agir sans l’oppression de Sadeas contre laquelle se rebeller.

Moash vint se placer près de lui.

— Je suis désolé, souffla-t-il. Vous avez raison.

Kaladin sourit, sincèrement cette fois.

— Je ne vais pas faire semblant de ne pas les détester, ajouta Moash. Mais je vais rester poli. Nous avons une mission ; nous allons l’accomplir efficacement. Mieux que quiconque ne s’y attend. Nous sommes le Pont Quatre.

— Brave soldat, répondit Kaladin.

Moash serait particulièrement délicat à gérer, car Kaladin se surprenait de plus en plus à se confier à lui. La plupart des autres idolâtraient Kaladin. Mais pas Moash, qui était ce qu’il avait eu de plus proche d’un ami véritable depuis qu’on l’avait marqué au fer.

La décoration du couloir se fit étonnamment soignée à l’approche de la salle de conférences du roi. On était même en train de sculpter une série de reliefs sur les murs de pierre – les Hérauts, ornés de gemmes afin qu’ils brillent aux emplacements adéquats.

Cet endroit ressemble de plus en plus à une ville, songea Kaladin. Bientôt, ce sera peut-être un véritable palais.

Il retrouva Skar et son équipe à la porte de la salle de conférences du roi.

— Rapport ? demanda tout bas Kaladin.

— Une matinée tranquille, répliqua Skar. Et ça me va très bien.

— Dans ce cas, vous êtes relevés pour la journée, déclara Kaladin. Je vais rester ici le temps de la réunion, puis je laisserai Moash prendre le tour de garde de l’après-midi. Je reviendrai pour celui du soir. Allez dormir, ainsi que votre escouade ; vous reprendrez du service ce soir, jusqu’à demain matin.

— Entendu, mon capitaine, répondit Skar en le saluant.

Il rassembla ses hommes et s’éloigna.

Derrière les portes, la pièce était décorée d’un épais tapis et de grandes fenêtres sans volets du côté sous le vent. Kaladin n’était jamais entré dans cette salle et les cartes du palais, dans un souci de protection du roi, ne représentaient que les principaux couloirs et les itinéraires pour traverser les quartiers des serviteurs. Cette pièce comportait une autre porte, qui donnait sans doute sur le balcon, mais pas d’autre issue que celle par laquelle Kaladin entra.

Deux autres gardes vêtus d’or et de bleu se tenaient chacun d’un côté de la porte. Le roi lui-même faisait les cent pas devant le bureau de la pièce. Son nez était plus gros que ne le représentaient les tableaux.

Dalinar s’entretenait avec la clarissime Navani, une femme élégante aux cheveux grisonnants. La nouvelle de la relation scandaleuse entre l’oncle et la mère du roi avait dû faire le tour du camp, si la trahison de Sadeas ne l’avait pas éclipsée.

— Moash, ordonna Kaladin, doigt tendu, allez voir où mène cette porte. Eth et Mart, montez la garde dans le couloir, juste devant la porte. Personne d’autre qu’un haut-prince ne doit entrer sans que vous nous en demandiez l’autorisation.

Moash gratifia le roi d’un salut au lieu d’une révérence, puis inspecta la porte. Elle menait en effet au balcon que Kaladin avait aperçu d’en bas. Il faisait tout le tour de cette pièce située au sommet de l’édifice.

Dalinar étudia Kaladin et Moash tandis qu’ils s’activaient. Kaladin le salua et soutint son regard. Il ne comptait pas échouer comme la veille.

— Je ne reconnais pas ces gardes, mon oncle, déclara le roi d’un air mécontent.

— Ils sont nouveaux, lui lança Dalinar. Il n’y a pas d’autre accès à ce balcon, soldat. Il s’élève à une trentaine de mètres au-dessus du sol.

— Bon à savoir, répondit Kaladin. Drehy, rejoignez Moash sur ce balcon, fermez la porte et montez la garde.

Drehy hocha la tête et se mit brusquement en marche.

— Je viens de vous dire qu’il n’existait aucun accès à ce balcon depuis l’extérieur, reprit Dalinar.

— Dans ce cas, mon général, répondit Kaladin, si je voulais entrer, c’est par là que j’essaierais de le faire.

Dalinar sourit d’un air amusé. Le roi, en revanche, hochait la tête.

— Bien… bien.

— Y a-t-il d’autres accès à cette pièce, Majesté ? demanda Kaladin. Des entrées secrètes, des passages ?

— S’il y en avait, répliqua le roi, je ne voudrais pas que les gens en soient informés.

— Mes hommes ne peuvent pas garantir la sécurité de cette pièce si nous ignorons ce que nous devons surveiller. S’il y a des passages dont personne n’est censé connaître l’existence, ils sont immédiatement suspects. Si vous les partagez avec moi, je ne les ferai surveiller que par mes officiers.

Le roi fixa un moment Kaladin, puis se tourna vers Dalinar.

— Celui-ci me plaît bien. Pourquoi ne l’avez-vous pas nommé plus tôt à la tête de votre garde ?

— Je n’en ai pas eu l’occasion, précisa Dalinar, étudiant Kaladin avec des yeux qui possédaient une certaine profondeur – un poids.

Il s’approcha de Kaladin et lui posa la main sur l’épaule pour l’attirer à part.

— Attendez, lança le roi derrière eux, est-ce un insigne de capitaine que je vois là ? Sur un sombre-iris ? Quand ces choses-là ont-elles commencé à se produire ?

Dalinar ne répondit pas mais entraîna Kaladin vers le côté de la pièce.

— Le roi, expliqua-t-il tout bas, s’inquiète beaucoup au sujet des assassins. Il faut que vous le sachiez.

— Une saine dose de paranoïa facilite la tâche à ses gardes du corps, mon général, répondit Kaladin.

— Je n’ai pas dit qu’elle était saine, répliqua Dalinar. Vous m’avez appelé « mon général ». Le titre adéquat est « clarissime ».

— J’utiliserai ce terme si vous me l’ordonnez, déclara Kaladin en soutenant son regard. Mais « mon général » est une manière tout à fait adéquate de s’adresser à un supérieur, même s’il est pâle-iris.

— Je suis un haut-prince.

— Je vais me montrer franc, déclara Kaladin. (Il n’allait pas lui demander la permission. Cet homme lui avait confié ce rôle et Kaladin estimait donc que certains privilèges y étaient associés, jusqu’à preuve du contraire.) Tous les hommes que j’ai appelés « clarissime » m’ont trahi. Quelques hommes que j’ai appelés par leur grade ont encore ma confiance à ce jour. J’utilise l’un des deux avec davantage de révérence que l’autre, mon général.

— Vous êtes un jeune homme très curieux.

— Les hommes ordinaires sont morts dans les gouffres, mon général, dit Kaladin tout bas. Sadeas s’en est assuré.

— Eh bien, demandez donc à vos hommes, sur le balcon, de monter la garde un peu plus loin, là où ils ne pourront pas entendre à travers la fenêtre.

— Dans ce cas, je vais attendre avec ceux du couloir, répondit Kaladin, remarquant que les deux hommes de la Garde du roi avaient déjà franchi les portes.

— Je n’ai pas donné cet ordre, observa Dalinar. Surveillez les portes, mais à l’intérieur. Je veux que vous entendiez ce que nous projetons. Simplement, ne le répétez pas hors de cette pièce.

— Entendu, mon général.

— Quatre personnes de plus vont se joindre à la réunion, ajouta Dalinar. Mes deux fils, le général Khal et son épouse la clarissime Teshav. Ils sont autorisés à entrer. Toute autre personne doit se voit interdire l’accès de cette pièce jusqu’à la fin de la réunion.

Dalinar reprit une conversation avec la mère du roi. Kaladin fit mettre Moash et Drehy en place, puis expliqua le protocole de la porte à Mart et à Eth. Il faudrait qu’il les forme plus tard. Quand les pâles-iris déclaraient « Ne laissez personne d’autre entrer », ce n’était pas tout à fait ce qu’ils voulaient dire. Ça signifiait en réalité : « Si vous laissez entrer qui que ce soit d’autre, j’ai tout intérêt à estimer que c’était quelqu’un d’assez important, ou vous aurez des ennuis. »

Ensuite, Kaladin se posta près de la porte close, debout contre un mur aux boiseries sculptées faites d’un type de bois rare qu’il ne reconnaissait pas. Une seule de ces lattes doit valoir plus que je n’ai gagné de toute ma vie, songea-t-il distraitement.

Adolin et Renarin Kholin, les fils du haut-prince, arrivèrent. Kaladin avait vu le premier sur le champ de bataille, bien qu’il ait une tout autre allure sans sa Cuirasse d’Éclat. Il paraissait moins imposant et ressemblait davantage à un jeune homme riche et gâté. Oh, il portait un uniforme comme tous les autres, mais les boutons étaient gravés, quant aux bottes… c’étaient de coûteux modèles en cuir de porc sans la moindre éraflure. Flambant neuves, sans doute achetées à un prix effarant.

Cela dit, il a bel et bien sauvé cette femme au marché, songea Kaladin en se rappelant cet incident quelques semaines plus tôt. Ne l’oublie pas.

Kaladin ignorait que penser au juste de Renarin. Le jeune homme (peut-être plus âgé que Kaladin, quoiqu’il n’en donne absolument pas l’impression) portait des lunettes et marchait derrière son frère comme une ombre. Ces membres élancés, ces doigts délicats n’avaient jamais connu ni le combat, ni le travail véritable.

Syl bondissait à travers la pièce, inspectant les coins, les recoins et les vases. Elle s’arrêta devant un presse-papiers posé sur le bureau de Navani, près du fauteuil du roi, et se mit à tâter le bloc de cristal emprisonnant une étrange créature aux airs de crabe. Étaient-ce là des ailes ?

— Celui-là ne devrait-il pas attendre dehors ? demanda Adolin en désignant Kaladin.

— Ce que nous sommes en train de faire va me placer en danger immédiat, répliqua Dalinar, mains jointes derrière le dos. Je veux qu’il soit informé des détails. Ce sera peut-être important pour l’exercice de son travail.

Dalinar ne regarda ni Adolin ni Kaladin.

Adolin s’approcha de Dalinar, le prit par le bras et lui parla à voix basse, mais pas assez pour empêcher Kaladin d’entendre.

— Nous le connaissons à peine.

— Nous devons bien nous fier à quelques personnes, Adolin, répondit son père d’une voix normale. S’il y a une personne dans cette armée dont je puisse garantir qu’elle ne travaille pas pour Sadeas, c’est ce soldat.

Il se tourna vers Kaladin et l’étudia une fois de plus de ce regard insondable.

Il ne m’a pas vu avec la Fulgiflamme, se dit Kaladin avec insistance. Il était quasiment inconscient. Il n’en sait rien.

Enfin, en suis-je vraiment sûr ?

Adolin leva les bras au ciel mais traversa la pièce pour aller marmonner quelque chose à son frère. Kaladin resta sur place, en position de repos. Oui, gâté, sans aucun doute.

Le général qui arriva peu après était un homme agile à la calvitie naissante, au dos bien droit et aux yeux jaune pâle. Son épouse, Teshav, avait le visage pincé et les cheveux parsemés de mèches blondes. Elle alla se placer près du bureau, que Navani n’avait pas fait mine de vouloir occuper.

— Au rapport, demanda Dalinar depuis la fenêtre tandis que la porte se fermait avec un déclic derrière les deux nouveaux arrivants.

— J’imagine que vous savez ce que vous allez entendre, clarissime, déclara Teshav : ils sont furieux. Ils espéraient sincèrement que vous reviendriez sur cet ordre – et le fait de le rendre public leur a fait l’effet d’une provocation. Le haut-prince Hatham a été le seul à faire une annonce publique. Il compte bien – et je cite – « s’assurer que l’on détourne le roi de cette manœuvre imprudente et fort peu judicieuse ».

Le roi soupira et se laissa aller sur son siège. Renarin s’assit aussitôt, tout comme le général. Adolin mit davantage de mauvaise grâce à rejoindre son siège.

Dalinar resta debout à regarder par la fenêtre.

— Mon oncle ? s’enquit le roi. Avez-vous entendu cette réaction ? C’est une bonne chose que vous ne soyez pas allé aussi loin que vous l’aviez envisagé en proclamant qu’ils devaient se conformer aux codes ou se voir confisquer leurs biens. Nous nous retrouverions en pleine rébellion.

— Ça viendra, répondit Dalinar. Je me demande toujours si je n’aurais pas mieux fait de tout annoncer d’un coup. Lorsqu’on a une flèche plantée dans une partie du corps, mieux vaut parfois l’arracher d’un seul coup.

En réalité, pensa Kaladin, lorsqu’on avait une flèche dans le corps, la meilleure chose à faire consistait à la laisser en place jusqu’à ce que l’on trouve un chirurgien. Souvent, elle empêchait le sang de couler et vous gardait en vie. Mieux valait sans doute éviter de prendre la parole en gâchant l’effet de la métaphore.

— Saintes bourrasques, quelle image atroce, commenta le roi en s’essuyant le visage à l’aide d’un mouchoir. Êtes-vous obligé de dire ce genre de choses, mon oncle ? Je crains déjà que nous ne trouvions la mort avant la fin de la semaine.

— Votre père et moi avons survécu à bien pire, répliqua Dalinar.

— Vous aviez des alliés, à l’époque ! Trois hauts-princes pour vous, pas plus de six contre vous, et vous ne les avez jamais tous combattus en même temps.

— Si les hauts-princes s’unissent contre nous, déclara le général Khal, nous ne serons pas en mesure de résister. Nous n’aurons pas d’autre choix que d’abroger cette proclamation, ce qui affaiblira considérablement le trône.

Le roi se laissa aller en arrière, main sur le front.

— Jezerezeh, ça va être une catastrophe…

Kaladin haussa un sourcil.

— Tu n’es pas d’accord ? demanda Syl en se dirigeant vers lui sous la forme d’un amas de feuilles tourbillonnantes.

Il était déroutant d’entendre sa voix provenir de ce genre de formes. Les autres personnes présentes dans la pièce ne pouvaient, bien entendu, ni l’entendre ni la voir.

— Si, chuchota Kaladin. Cette proclamation me fait l’effet d’une vraie tempête. Simplement, je ne m’attendais pas à ce que le roi soit aussi… geignard.

— Nous devons nous assurer des alliances, déclara Adolin. Former une coalition. Sadeas va en rassembler une, et nous pourrons donc le contrecarrer avec la nôtre.

— En divisant le royaume en deux ? protesta Teshav en secouant la tête. Je ne vois pas en quoi une guerre civile servirait le trône. Surtout une guerre que nous avons si peu de chances de gagner.

— Ça pourrait signer la fin du royaume d’Alethkar, acquiesça le général.

— Il y a déjà des siècles qu’Alethkar n’existe plus en tant que royaume, déclara doucement Dalinar en regardant toujours par la fenêtre. Cette entité que nous avons créée n’est pas Alethkar. Alethkar représentait la justice. Nous sommes des enfants vêtus de la cape de notre père.

— Mais, mon oncle, protesta le roi, le royaume représente tout de même quelque chose. Plus qu’il ne l’a fait depuis des siècles ! Si nous tombons ici, et que nous nous divisons en dix principautés rivales, nous réduirons à néant tout ce pour quoi mon père a travaillé !

— Ce n’est pas pour ça que votre père a travaillé, mon garçon, rétorqua Dalinar. Ce jeu dans les Plaines Brisées, cette farce politique écœurante… Ce n’est pas ce que Gavilar imaginait. La Tempête Éternelle approche…

— Pardon ? demanda le roi.

Dalinar se détourna enfin de la fenêtre, se dirigea vers les autres et posa la main sur l’épaule de Navani.

— Nous allons trouver un moyen d’y parvenir, ou détruire le royaume en essayant. Je refuse de tolérer plus longtemps cette farce.

Kaladin, les bras croisés, se tapotait le coude d’un doigt.

— Dalinar se comporte comme si c’était lui le roi, articula-t-il assez bas pour que seule Syl puisse l’entendre. Et tous les autres vont dans ce sens.

Troublant. C’était ce qu’avait fait Amaram : s’emparer du pouvoir qu’il voyait devant lui, même s’il ne lui appartenait pas.

Navani leva les yeux vers Dalinar et posa la main sur la sienne. Elle était au courant de ses projets, quels qu’ils puissent bien être.

Le roi, non, en revanche. Il soupira faiblement.

— De toute évidence, mon oncle, vous avez un plan. Alors ? Lâchez donc le morceau. Tout ce mélodrame est épuisant.

— Ce que j’ai réellement l’intention de faire, répondit Dalinar avec franchise, c’est les assommer tous autant qu’ils sont. C’est ce que je ferais aux nouvelles recrues qui refuseraient d’obéir aux ordres.

— Je crois que vous aurez du mal à faire obéir les hauts-princes en leur distribuant des fessées, mon oncle, lâcha le roi d’une voix cassante.

Curieusement, il se frottait la poitrine d’un air absent.

— Vous devez les désarmer, s’entendit déclarer Kaladin.

Tous les regards de la pièce se tournèrent vers lui. La clarissime Teshav le toisa d’un air mauvais comme s’il n’était pas en droit de parler. C’était sans doute le cas.

Dalinar, cependant, lui répondit d’un hochement de tête.

— Soldat ? Vous avez une suggestion ?

— Veuillez me pardonner, mon général, répliqua Kaladin. Et vous aussi, Majesté. Mais si une escouade vous donne du mal, il faut commencer par séparer ses membres. Divisez-les, placez-les dans de meilleures escouades. Je ne crois pas que vous puissiez faire ça ici.

— Je ne sais pas comment nous pourrions séparer les hauts-princes, observa Dalinar. Je doute de pouvoir les empêcher de s’associer entre eux. Si cette guerre était remportée, je pourrais peut-être affecter différents hauts-princes à différentes tâches, les envoyer ailleurs, puis m’occuper d’eux individuellement. Mais, pour l’heure, nous sommes coincés ici.

— Dans ce cas, reprit Kaladin, la deuxième solution avec les fauteurs de troubles consiste à les désarmer. Ils sont plus faciles à contrôler si vous les obligez à vous remettre leur lance. C’est embarrassant, car ça leur donne l’impression de redevenir des recrues. Donc… pouvez-vous leur reprendre leurs troupes, par exemple ?

— Je crains que non, répondit Dalinar. Les soldats ont prêté serment d’allégeance à leurs pâles-iris, pas expressément à la Couronne – seuls les hauts-princes l’ont fait. Cependant, votre réflexion est tout à fait judicieuse.

Il serra l’épaule de Navani.

— Depuis deux semaines, dit-il, je réfléchis à un moyen d’aborder ce problème. Mon instinct me dicte de traiter les hauts-princes – la totalité de la population pâle-iris d’Alethkar – comme de nouvelles recrues en manque de discipline.

— Il est venu me trouver, et nous avons parlé, déclara Navani. Nous ne pouvons pas réellement dégrader les hauts-princes jusqu’à un rang plus facile à diriger, quoique Dalinar le désire vivement. À la place, nous devons les pousser à croire que nous allons réellement tout leur reprendre s’ils ne se secouent pas un peu.

— Cette proclamation va les rendre furieux, reprit Dalinar. Et je veux qu’ils le soient. Je veux qu’ils pensent à la guerre, à leur place ici, et je veux leur rappeler l’assassinat de Gavilar. Si j’arrive à les pousser à se comporter davantage en soldats, même s’ils commencent par se retourner contre moi, je parviendrai peut-être à les convaincre. Je suis capable de raisonner avec des soldats. Néanmoins, une grande partie de tout ce processus impliquera que je menace de les priver de leur autorité et de leur pouvoir s’ils ne s’en servent pas correctement. Ce qui commence, comme l’a suggéré le capitaine Kaladin, par les désarmer.

— Désarmer les hauts-princes ? demanda le roi. Quelle folie est-ce donc là ?

— Ce n’est pas une folie, répondit Dalinar en souriant. Nous ne pouvons pas leur reprendre leurs armées, mais il y a autre chose, en revanche, que nous sommes en mesure de faire. Adolin, je compte déverrouiller ton fourreau.

Son fils, songeur, médita un instant cette idée. Puis un grand sourire éclaira son visage.

— Vous voulez dire que vous me laisserez de nouveau me battre en duel ? Pour de vrai ?

— Oui, assura Dalinar en se retournant vers le roi. Voilà bien longtemps que je l’empêche de participer aux plus importants, car les codes interdisent les duels d’honneur entre officiers en guerre. Cependant, j’en arrive à comprendre que les autres ne se considèrent pas comme étant en guerre ; ils se livrent à un jeu. Il est temps d’autoriser Adolin à se battre contre les autres Porte-Éclat du camp lors de duels officiels.

— Afin qu’il puisse les humilier ? s’enquit le roi.

— Il ne s’agirait pas d’humiliation, mais de leur prendre leurs Éclats. (Dalinar alla se placer au milieu du groupe de chaises.) Les hauts-princes auraient du mal à nous combattre si nous contrôlions toutes les Lames et Cuirasses d’Éclats de l’armée. Adolin, je veux que tu défies les Porte-Éclat des autres hauts-princes au cours de duels d’honneur, dont les trophées seront les Éclats eux-mêmes.

— Ils n’accepteront jamais, répondit le général Khal. Ils refuseront ces duels.

— Nous allons devoir nous arranger pour qu’ils acceptent, rétorqua Dalinar. Trouvez un moyen de les y pousser, par la force ou l’humiliation. J’ai réfléchi que ce serait sans doute plus facile si nous parvenions à découvrir où Malice s’est enfui.

— Que se passera-t-il si le garçon perd ? demanda le général Khal. Ce plan me paraît trop imprévisible.

— Nous verrons bien, répliqua Dalinar. Ce n’est là qu’une partie de ce que nous allons faire, la plus petite partie – mais aussi la plus visible. Adolin, fais savoir que tu es très doué pour les duels et que tu m’as harcelé sans relâche pour que je lève mon interdiction. Il y a trente Porte-Éclat dans l’armée, sans compter notre Lame. Es-tu capable de battre un tel nombre d’hommes ?

— Si j’en suis capable ? se récria Adolin, un sourire aux lèvres. Je le ferai sans même transpirer, du moment que je peux commencer par Sadeas lui-même.

Effronté en plus d’être gâté, songea Kaladin.

— Non, répondit Dalinar. Sadeas n’acceptera pas de défi personnel, même si notre but, au bout du compte, est de le faire tomber. Nous allons commencer par des Porte-Éclat de moindre rang et remonter jusqu’à lui.

Les autres personnes présentes dans la pièce semblèrent préoccupées. Parmi elles, la clarissime Navani, qui regarda Adolin en pinçant les lèvres. Tout informée qu’elle soit du plan de Dalinar, elle n’appréciait guère l’idée de voir son neveu se battre en duel.

Mais elle n’en dit rien.

— Comme l’a fait remarquer Dalinar, intervint-elle, notre plan ne s’arrêtera pas là. Avec un peu de chance, les duels d’Adolin n’auront pas besoin d’aller très loin. Ils sont principalement destinés à susciter l’inquiétude et la peur, à exercer une pression sur certaines factions qui œuvrent contre nous. La plus grande partie de ce que nous devons faire impliquera un effort politique complexe et déterminé pour établir un lien avec ceux que l’on peut rallier à notre camp.

— Navani et moi allons nous efforcer de persuader les hauts-princes des avantages d’un Alethkar réellement unifié, ajouta Dalinar en hochant la tête. Pourtant, le Père-des-tempêtes sait que je suis bien moins convaincu de mon sens politique qu’Adolin ne l’est de son talent pour les duels. Si Adolin doit être le bâton, je dois devenir la plume.

— Il y aura des assassins, mon oncle, répondit Elhokar d’un air las. Je ne pense pas que Khal ait raison ; je ne crois pas qu’Alethkar soit sur le point de se briser. Les hauts-princes en sont venus à apprécier l’idée d’être un royaume. Mais ils apprécient également leur sport, leurs distractions, leurs cœurs-de-gemme. Ils enverront donc des assassins. Discrètement, au départ, et sans doute pas pour nous viser directement, vous ou moi, mais plutôt nos familles. Sadeas et les autres vont tenter de nous faire du mal, de nous pousser à reculer. Êtes-vous prêt à mettre vos fils en danger dans cette histoire ? Et ma mère ?

— Oui, vous avez raison, acquiesça Dalinar. Je n’y avais pas réfléchi, mais… oui. C’est leur manière de penser.

Kaladin crut entendre une nuance de regret dans sa voix.

— Malgré tout, vous êtes décidé à mettre ce plan en œuvre ? demanda le roi.

— Je n’ai pas le choix, murmura Dalinar en se détournant pour se diriger vers la fenêtre.

Elle donnait vers l’ouest, vers l’intérieur du continent.

— Dans ce cas, reprit Elhokar, dites-moi au moins une chose : quel est votre objectif final, mon oncle ? Qu’espérez-vous tirer de tout ça ? D’ici un an, si nous survivons à ce fiasco, que voulez-vous que nous soyons ?

Dalinar posa les mains sur l’épais rebord de fenêtre en pierre. Il regardait fixement dehors, comme s’il observait quelque chose que les autres ne voyaient pas.

— Je veux que nous redevenions ce que nous étions avant, mon garçon. Un royaume capable d’endurer les tempêtes, un royaume de lumière plutôt que de ténèbres. Je veux voir un Alethkar réellement unifié, avec des hauts-princes justes et loyaux. Je veux bien plus que ça. (Il frappa l’appui de fenêtre.) Je vais reformer les Chevaliers Radieux.

Kaladin faillit en lâcher sa lance sous l’effet du choc. Heureusement, personne ne le regardait – ils étaient en train de se lever brusquement, regard braqué sur Dalinar.

— Les Radieux ? répéta la clarissime Teshav. Vous êtes fou ? Vous allez tenter de recréer une secte de traîtres qui nous ont livrés aux Néantifères ?

— Tout ce que vous avez proposé d’autre me paraît judicieux, père, déclara Adolin en s’avançant. Je sais que vous pensez beaucoup aux Radieux, mais vous ne les voyez pas… sous le même jour que les autres. Les choses ne se passeront pas très bien si vous annoncez que vous souhaitez vous en inspirer.

Le roi se contenta d’émettre un geignement et d’enfouir son visage dans ses mains.

— Les gens se trompent à leur sujet, répondit Dalinar. Et même dans le cas contraire, l’Église vorine elle-même reconnaît la justesse et la moralité des Radieux d’origine – ceux qui avaient été fondés par les Hérauts. Il va nous falloir rappeler aux gens que les Chevaliers Radieux, en tant qu’ordre, se battaient pour des objectifs très nobles. Dans le cas contraire, ils n’auraient jamais pu « tomber » comme l’affirment les récits.

— Mais pourquoi ? demanda Elhokar. Dans quel but ?

— C’est ce que je dois faire. (Dalinar hésita.) Je ne sais pas encore pleinement pourquoi. Je sais seulement que j’en ai reçu la consigne. Pour nous protéger de ce qui approche, mais aussi pour nous y préparer. Une tempête, sous une forme que j’ignore. Peut-être est-ce quelque chose d’aussi simple qu’une rébellion des hauts-princes contre nous. J’en doute fort, mais c’est possible.

— Père, dit Adolin en posant la main sur le bras de Dalinar, tout ça est bien joli, et peut-être arriverez-vous à transformer la perception qu’ont les gens des Radieux, mais… Père, par l’âme d’Ishar ! Ils avaient des capacités que nous ne possédons pas. Il ne suffit pas de désigner quelqu’un comme un Radieux pour qu’il obtienne des pouvoirs extraordinaires, comme dans les histoires.

— Ce qui faisait l’essence des Radieux allait bien au-delà de leurs simples pouvoirs, répliqua Dalinar. C’était une question d’idéaux. Le genre d’idéaux qui nous manque ces jours-ci. Nous ne retrouverons peut-être pas la Fluctomancie d’autrefois – les pouvoirs qu’ils possédaient – mais nous pouvons nous efforcer d’imiter les Radieux par d’autres aspects. J’ai pris ma décision sur ce point. Ne cherchez pas à m’en dissuader.

Les autres ne semblèrent pas convaincus.

Kaladin étrécit les yeux. Dalinar était-il ou non au courant de ses pouvoirs ? La réunion aborda ensuite des sujets plus terre à terre, comme la façon dont on pouvait pousser les Porte-Éclat à affronter Adolin et multiplier les patrouilles dans la zone environnante. Dalinar considérait le fait d’assurer la sécurité des camps de guerre comme un prérequis pour ce qu’il s’apprêtait à tenter.

Quand la réunion se termina enfin, et alors que la plupart des participants s’en allaient transmettre des ordres, Kaladin méditait toujours ce que Dalinar avait dit au sujet des Radieux. Sans s’en rendre compte, il était tombé très juste. Les Chevaliers Radieux possédaient bel et bien des idéaux – et c’était précisément le nom qu’ils leur donnaient : les Cinq Idéaux, les Paroles Immortelles. La vie avant la mort, songea Kaladin en jouant avec une sphère tirée de sa poche, la force avant la faiblesse, le voyage avant la destination. Ces Paroles constituaient l’intégralité du Premier Idéal. Il n’avait qu’une vague idée de ce qu’elles signifiaient, mais son ignorance ne l’avait pas empêché de découvrir le Deuxième Idéal des Marchevents, le serment de protéger ceux qui ne pouvaient le faire eux-mêmes.

Syl refusait de lui révéler les trois autres. Elle affirmait qu’il les comprendrait quand il en aurait besoin. Ou alors il n’en ferait rien et ne progresserait pas.

Avait-il envie de progresser ? Pour devenir quoi donc ? Un membre des Chevaliers Radieux ? Kaladin n’avait pas exigé que les idéaux de quelqu’un d’autre dirigent sa vie ; il avait simplement voulu survivre. Mais à présent, sans bien comprendre pourquoi, il arpentait un chemin que personne n’avait emprunté depuis des siècles. Pour devenir potentiellement quelque chose que les habitants de tout Roshar allaient détester ou vénérer. Toute cette attention…

— Soldat ? demanda Dalinar en s’arrêtant près de la porte.

— Mon général.

Kaladin se redressa et le salua. C’était tellement agréable de faire de nouveau ces choses-là, de se mettre au garde-à-vous, de trouver sa place. Il ne savait pas trop si c’était l’agréable sensation de se rappeler une vie qu’il avait aimée autrefois, ou la réaction pitoyable d’un hachedogue retrouvant sa laisse.

— Mon neveu avait raison, déclara Dalinar en regardant le roi se retirer le long du couloir. Les autres vont peut-être essayer de nuire à ma famille. C’est ainsi qu’ils réfléchissent. Je vais avoir besoin qu’on affecte en permanence des gardes à Navani et à mes fils. Vos meilleurs hommes.

— J’en ai une vingtaine environ, mon général, répliqua Kaladin. Ce n’est pas suffisant pour que des gardes soient affectés à plein temps à vous protéger tous les quatre. Je devrais avoir d’autres hommes formés d’ici peu, mais placer une lance entre les mains d’un homme de pont ne fait pas de lui un soldat, et encore moins un bon garde du corps.

Dalinar hocha la tête, l’air préoccupé. Il se frotta le menton.

— Mon général ?

— Soldat, répondit Dalinar, vous n’êtes pas le seul dans ce camp à avoir des effectifs réduits. La trahison de Sadeas m’a fait perdre beaucoup d’hommes. D’excellents soldats. À présent, le temps m’est compté. Il me reste à peine plus de soixante jours…

Un frisson parcourut Kaladin. Le haut-prince prenait très au sérieux les chiffres griffonnés sur son mur.

— Capitaine, poursuivit Dalinar tout bas, j’ai besoin de tous les hommes aptes au service dont je puisse disposer. Il faut que je les forme, que je reconstruise mon armée, que je me prépare pour la tempête. J’ai besoin qu’ils attaquent des plateaux, qu’ils affrontent les Parshendis, pour leur faire acquérir l’expérience du combat.

Quel rapport avec lui ?

— Vous m’avez promis que mes hommes ne seraient pas obligés de se battre lors d’attaques de plateaux.

— Je tiendrai cette promesse, répliqua Dalinar. Mais il y a deux cent cinquante soldats dans la Garde royale. Parmi eux se trouvent quelques-uns de mes derniers officiers à même de se battre, et il va falloir que je leur confie les nouvelles recrues.

— Je ne vais pas simplement devoir surveiller votre famille, n’est-ce pas ? demanda Kaladin, qui sentit un poids nouveau s’abattre sur ses épaules. Vous êtes en train de me dire que vous voulez aussi me confier la protection du roi.

— En effet, répondit Dalinar. Quoique progressivement. J’ai besoin de ces soldats. Par ailleurs, ça me semble une erreur de conserver deux gardes distinctes. J’ai le sentiment que vos hommes, compte tenu de votre passé, sont les moins susceptibles de compter les espions de mes ennemis parmi leurs rangs. Vous devriez savoir qu’il y a eu, il y a quelque temps, une tentative d’assassinat sur la personne du roi. Je n’ai toujours pas compris qui l’avait commanditée, mais je crains que certains de ses gardes n’aient été impliqués.

Kaladin prit une profonde inspiration.

— Que s’est-il passé ?

— Elhokar et moi sommes allés chasser un démon des gouffres, expliqua Dalinar. Au cours de cette chasse, la Cuirasse du roi a failli lâcher. Nous avons découvert qu’une grande partie des gemmes qui l’alimentaient avaient dû être remplacées par des gemmes abîmées, ce qui les avait fait céder sous l’effet de la pression.

— Je ne connais pas grand-chose au sujet des Cuirasses, mon général, répondit Kaladin. Se pourrait-il qu’elles se soient brisées d’elles-mêmes, sans avoir été sabotées ?

— C’est possible, mais peu probable. Je veux que vos hommes se relaient pour surveiller Elhokar et le palais, en alternance avec des gardes du roi, afin que vous vous familiarisiez avec lui ainsi qu’avec les lieux. Ça permettra peut-être également à vos hommes d’apprendre auprès de gardes plus expérimentés. En parallèle, je vais commencer à emprunter des officiers de sa garde pour former des soldats dans mon armée.

» Au cours des semaines à venir, nous allons fusionner votre groupe et la Garde royale en une seule unité. C’est vous qui la dirigerez. Quand vous aurez suffisamment formé les hommes de pont de ces autres groupes, nous remplacerons les soldats de la Garde par vos hommes et déplacerons les soldats dans mon armée. (Il regarda Kaladin droit dans les yeux.) En êtes-vous capable, soldat ?

— Oui, mon général, affirma Kaladin, bien qu’une partie de lui soit en train de paniquer. J’en suis capable.

— Parfait.

— Une suggestion, mon général. Vous parliez d’augmenter les patrouilles à l’extérieur des camps de guerre, pour tenter de maintenir l’ordre dans les collines qui entourent les Plaines Brisées ?

— En effet. Elles sont infestées d’un nombre de bandits qui nous fait honte. Ce sont désormais des terres aléthies ; elles doivent donc se conformer à nos lois.

— J’ai un millier d’hommes à former, répondit Kaladin. Si je pouvais les envoyer patrouiller dans cette zone, ça les aiderait peut-être à se sentir comme des soldats. Je pourrais utiliser une force assez importante pour transmettre un message à ces bandits, ce qui les pousserait peut-être à se retirer – mais il ne sera pas nécessaire que mes hommes participent à beaucoup de combats.

— Parfait. Jusqu’ici, le général Khal était chargé de commander aux patrouilles, mais il est à présent mon officier le plus haut placé et j’aurai besoin de lui à d’autres fins. Formez vos hommes. Notre objectif sera, au bout du compte, de charger vos mille hommes de véritables patrouilles sur les routes entre ici, Alethkar et les ports au sud et à l’est. Il me faudra des équipes d’éclaireurs qui guetteront toutes traces de camps de bandits et chercheront si des caravanes ont été attaquées. J’ai besoin d’obtenir des chiffres sur l’activité qui règne dans ces zones et de savoir dans quelle mesure elles sont dangereuses.

— Je m’en occuperai personnellement, mon général.

Nom des foudres, comment allait-il accomplir tout ça ?

— Parfait, conclut Dalinar.

Ce dernier quitta la pièce en joignant les mains derrière lui, apparemment perdu dans ses pensées. Moash, Eth et Mart lui emboîtèrent le pas, comme Kaladin le leur avait ordonné. Il chargerait deux hommes de suivre Dalinar en permanence, trois s’il le pouvait. Il avait espéré pouvoir aller jusqu’à quatre ou cinq mais, saintes bourrasques, ça se révélerait désormais impossible avec tant de personnes à surveiller.

Qui est donc cet homme ? se demanda Kaladin en regardant s’éloigner la silhouette de Dalinar. Il dirigeait efficacement son camp. On pouvait juger quelqu’un, comme le faisait Kaladin, aux hommes qui le suivaient.

Cela dit, un tyran pouvait avoir un camp bien organisé et des soldats disciplinés. Cet homme-ci, Dalinar Kholin, avait contribué à unir Alethkar – et il l’avait fait en pataugeant dans le sang. À présent… il parlait comme un roi, même quand le roi en personne se trouvait dans la pièce.

Il veut reformer les Chevaliers Radieux, songea Kaladin. Ce n’était pas là le genre de tâche que Dalinar Kholin pouvait accomplir par la simple force de sa volonté.

À moins que d’autres ne l’y aident.

« Nous n’avons jamais envisagé que des espions parshendis puissent se cacher parmi nos esclaves. Là encore, j’aurais dû le deviner. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jesesan 1174.

Shallan était de nouveau assise sur sa caisse à même le pont du navire, mais elle portait à présent un chapeau, un manteau par-dessus sa robe et un gant à la libre-main – sa sage-main était, bien entendu, cachée sous sa manche.

Il y avait quelque chose d’irréel à se détendre ici, au beau milieu de l’océan. Le capitaine affirmait que les eaux, si loin au sud, gelaient parfois. Voilà qui semblait incroyable ; elle aimerait beaucoup voir ça. Certains hivers, il lui était arrivé de voir de la neige et de la glace à Jah Keved. Mais l’océan tout entier ? Quelle idée stupéfiante.

Elle écrivait avec les doigts gantés tout en observant le sprène qu’elle avait surnommé Motif. Il s’était surélevé sur la surface du pont, formant une boule de noirceur tourbillonnante – des lignes infinies qui se tortillaient d’une manière impossible à capturer sur la surface plane d’une page. À la place, elle inscrivit des descriptions complétées de croquis.

— Nourriture…, déclara Motif.

Le son évoquait un bourdonnement et le sprène vibrait lorsqu’il parlait.

— Oui, répondit Shallan. Nous la mangeons.

Elle choisit un petit fruit de lima dans la coupe placée près d’elle et le plaça dans sa bouche, puis le mâcha et l’avala.

— Manger, reprit Motif. Vous… prenez… dans vous.

— Oui ! Exactement.

Il s’abaissa et la noirceur s’évanouit lorsqu’il pénétra dans le pont de bois du navire. Cette fois encore, il se fondit à la matière – ce qui fit onduler le bois comme s’il s’agissait d’eau. Il glissa sur le sol, puis grimpa près d’elle le long de la caisse pour atteindre la coupe de petits fruits verts. Là, il se déplaça à travers eux, et leur peau se plissa et se souleva suivant la forme de son motif.

— Effroyable ! déclara-t-il d’une voix qui s’éleva en vibrant depuis la coupe.

— Effroyable ?

— Destruction !

— Pardon ? Non, c’est comme ça que nous survivons. Toutes les créatures vivantes doivent manger.

— Effroyable destruction de manger !

Il semblait horrifié. Il abandonna la coupe pour regagner le pont.

Motif relie des idées de plus en plus complexes, écrivit Shallan. Les abstractions lui viennent facilement. Très tôt, il m’a demandé : « Pourquoi ? Pourquoi vous ? Pourquoi être ? » J’ai compris alors qu’il me demandait mon objectif. Quand j’ai répondu « Pour découvrir la vérité », il a semblé comprendre aisément ce que je voulais dire. Cependant, certaines réalités très simples – comme la raison pour laquelle les gens ont besoin de manger – lui échappent totalement. C’est

Elle cessa d’écrire en voyant le papier se plisser et se surélever, puis Motif apparut sur la page elle-même, ses arêtes minuscules soulevant les lettres qu’elle venait de former.

— Pourquoi ceci ? demanda-t-il.

— Pour me souvenir.

— Souvenir, répéta-t-il, comme s’il découvrait ce mot.

— Ça signifie… (Père-des-tempêtes. Comment pouvait-elle expliquer la mémoire ?) Ça signifie être capable de savoir ce qu’on a fait dans le passé, à d’autres moments, qui se sont produits des jours auparavant.

— Souvenir, dit-il. Je… peux pas… souvenir.

— Quelle est la première chose dont tu te souviennes ? s’enquit Shallan. Où étais-tu au départ ?

— Au départ, répondit Motif. Avec vous.

— Sur le navire ? demanda Shallan tout en écrivant.

— Non. Vert. Nourriture. Nourriture pas mangée.

— Des plantes ? demanda Shallan.

— Oui. Beaucoup plantes.

Il se mit à vibrer, et Shallan crut y entendre le souffle du vent dans les branches. Elle inspira. Elle le voyait presque. Le pont, devant elle, commença à se changer en chemin de terre, sa caisse en banc de pierre. Une faible sensation. Pas vraiment là, mais presque. Les jardins de son père. Un motif sur le sol, tracé dans la poussière…

— Souvenir, répéta Motif d’une voix proche du murmure.

Non, se dit Shallan, horrifiée. NON !

L’image s’évanouit. Elle ne l’avait pas réellement vue, n’est-ce pas ? Elle leva sa sage-main vers sa poitrine, inspirant et expirant brusquement. Non.

— Hé, jeune demoiselle, lui lança Yalb derrière elle. Racontez donc au petit nouveau ce qui s’est passé à Kharbranth.

Shallan se retourna, le cœur cognant toujours, pour découvrir Yalb en train d’approcher avec le « petit nouveau », un colosse d’un mètre quatre-vingts, plus âgé que lui d’au moins cinq ans. Ils l’avaient recruté à Amydlatn, le dernier port. Tozbek voulait s’assurer qu’ils ne se retrouvent pas en sous-effectif dans la dernière étape qui les mènerait à la Nouvelle-Natanan.

Yalb s’accroupit près de son tabouret. Compte tenu du froid, il avait consenti à porter une chemise aux manches effilochées ainsi qu’une sorte de bandeau qui lui recouvrait les oreilles.

— Clarissime ? s’inquiéta Yalb. Tout va bien ? Vous donnez l’impression d’avoir avalé une tortue. Et pas simplement la tête.

— Je vais bien, répondit Shallan. Qu’est-ce que vous… me demandiez, déjà ?

— À Kharbranth, précisa Yalb avec un geste du pouce par-dessus son épaule. Est-ce que nous avons rencontré le roi, oui ou non ?

— Nous ? demanda Shallan. C’est moi qui l’ai rencontré.

— Et je faisais partie de votre escorte.

— Vous attendiez à l’extérieur.

— Aucune importance, rétorqua Yalb. J’étais votre valet de pied lors de cette rencontre, hein ?

Son valet ? Il l’avait conduite jusqu’au palais pour lui rendre service.

— Eh bien… j’imagine, répondit-elle. Vous aviez un très bel arc, si j’ai bonne mémoire.

— Tu vois, déclara Yalb, qui se redressa pour faire face à cet autre homme bien plus grand que lui.

Le « petit nouveau » acquiesça d’un grognement.

— Donc, va faire cette vaisselle, lui lança Yalb, qui s’attira un regard mauvais pour toute réponse. Allons, pas de ça. Je t’ai déjà dit que le capitaine surveillait de près le travail en cuisine. Si tu veux t’intégrer par ici, il te suffit de bien le faire et d’en rajouter un peu. Ça te fera bien voir du capitaine et aussi du reste de l’équipage. Je te donne là une sacrée belle occasion et j’espère que tu l’apprécies à sa juste valeur.

Ces paroles semblèrent apaiser le colosse, qui fit demi-tour et se dirigea d’un pas lourd vers le pont inférieur.

— Passions ! s’exclama Yalb. Ce gaillard est aussi terne que deux sphères faites de boue. Je m’inquiète pour lui. Il va falloir que quelqu’un l’exploite, clarissime.

— Yalb, avez-vous recommencé à vous vanter ? s’informa Shallan.

— Y a pas d’vantardise si c’est partiellement vrai !

— En réalité, c’est la définition exacte de la vantardise.

— Au fait, dit Yalb en se retournant vers elle, que faisiez-vous tout à l’heure ? Vous savez, avec les couleurs ?

— Les couleurs ? s’étonna Shallan, soudain envahie d’un grand froid.

— Ouais, j’ai bien vu le pont devenir vert ? demanda Yalb. Je vous jure que je l’ai vu. C’est lié à ce sprène bizarre, c’est ça ?

— Je… cherche à déterminer précisément de quel type de sprène il s’agit, répliqua Shallan d’une voix qu’elle parvint à maintenir égale. C’est un sujet d’études.

— C’est bien ce qu’il me semblait, déclara Yalb, quoiqu’elle ne lui ait pas fourni de réponse digne de ce nom.

Il la salua d’un geste aimable, puis s’éloigna en courant presque.

Elle redoutait de laisser voir Motif aux autres. Elle avait tenté de rester dans sa cabine pour garder son existence secrète, mais l’enfermement s’était révélé trop difficile pour elle, et il ne réagissait pas lorsqu’elle suggérait qu’il se tienne hors de la vue des autres. Ces quatre derniers jours, elle avait donc été contrainte de les laisser voir ce qu’elle faisait tandis qu’elle l’étudiait.

Bien que sa présence les mette mal à l’aise, ce qu’elle comprenait très bien, ils n’en parlaient guère. Aujourd’hui, ils préparaient le navire pour voguer toute la nuit. L’idée de voyager de nuit en pleine mer la perturbait, mais c’était le prix pour s’aventurer si loin de la civilisation. Deux jours plus tôt, ils avaient même été contraints d’essuyer une tempête dans une crique le long de la côte. Jasnah et Shallan étaient descendues à terre pour demeurer dans une forteresse affectée à cet usage – contre une somme non négligeable – tandis que les marins restaient à bord.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un véritable port, cette crique possédait au moins un mur pare-tempête qui permettait d’abriter le navire. Lors de la prochaine tempête majeure, ils n’auraient même pas ce luxe. Ils trouveraient une crique et s’efforceraient d’étaler la tempête, bien que Tozbek ait déclaré qu’il enverrait Shallan et Jasnah à terre afin qu’elles s’abritent dans une grotte.

Elle reporta son attention sur Motif, qui avait pris sa forme flottante. Il ressemblait un peu au motif de lumière diffractée projeté sur le mur par un lustre de cristal – au détail près qu’il était fait de quelque chose de noir et non pas de lumière, et qu’il possédait trois dimensions. Donc… il n’y ressemblait peut-être pas tant que ça en fin de compte.

— Mensonges, déclara Motif. Mensonges du Yalb.

— Oui, répondit Shallan en soupirant. Parfois, Yalb se montre beaucoup trop persuasif pour son propre bien.

Motif se mit à chantonner tout bas. Il semblait satisfait.

— Tu aimes les mensonges ? demanda Shallan.

— Les bons mensonges, répondit Motif. Ce mensonge-là. Bon mensonge.

— Qu’est-ce qui fait qu’un mensonge est bon ? s’enquit-elle en retranscrivant soigneusement ses mots exacts.

— Les mensonges vrais.

— Motif, ce sont deux contraires.

— Hmmmm… La lumière fait des ombres. La vérité fait des mensonges. Hmmmm.

Jasnah les appelait des « sprènes de mensonge », écrivit Shallan. Un nom qu’ils n’apprécient pas, apparemment. La première fois que j’ai spiricanté, une voix m’a réclamé une vérité. Je ne sais toujours pas ce que ça signifie, et Jasnah n’a pas voulu m’apprendre grand-chose à ce sujet. Elle non plus ne paraît pas savoir que faire de mon expérience. Je ne crois pas que cette voix appartenait à Motif, mais je ne peux pas en être sûre, car il semble avoir oublié beaucoup de choses à son propre sujet.

Elle se remit à faire quelques croquis de Motif, sous sa forme flottante comme sous sa forme aplatie. Le dessin permit à son esprit de se détendre. Lorsqu’elle en eut terminé, elle voulut retrouver plusieurs passages de ses recherches qu’elle se rappelait à moitié et voulait citer dans ses notes.

Elle descendit sous le pont, suivie par Motif qui s’attira les regards des marins. C’étaient des gens superstitieux, et certains voyaient en lui un mauvais présage.

Dans ses quartiers, Motif grimpa le long du mur à côté d’elle, la fixant de son regard sans yeux tandis qu’elle cherchait un passage sur des sprènes doués de parole qu’elle se rappelait avoir lu. Pas simplement comme les sprènes du vent ou des fleuves, qui imitaient les gens et formulaient des commentaires espiègles. Ceux-là se trouvaient un degré au-dessus des sprènes ordinaires, mais il existait encore un autre niveau de sprènes, que l’on voyait rarement. Des sprènes comme Motif, qui tenaient de véritables conversations avec les gens.

De toute évidence, la Veillenuit en fait partie, écrivait Alai, dont Shallan recopia la citation. Il existe de nombreux comptes-rendus de conversations avec elle, qui semblent tous crédibles (et elle est de sexe féminin sans doute possible, quoi que les contes populaires ruraux aléthis veuillent nous faire croire). L’érudite Shubalai elle-même, décidée à fournir un compte-rendu de première main, a rendu visite à la Veillenuit et transcrit son histoire mot pour mot

Shallan enchaîna avec une autre référence et, peu de temps après, se retrouva totalement absorbée par ses études. Quelques heures plus tard, elle referma un livre et le posa sur la table près de son lit. La lueur de ses sphères faiblissait ; elles s’éteindraient bientôt et devraient à nouveau être infusées de Fulgiflamme. Shallan laissa échapper un soupir de contentement et s’appuya en arrière contre son lit, tandis que ses notes provenant d’une dizaine de sources différentes se déployaient sur le sol de sa petite chambre.

Elle se sentait… satisfaite. Ses frères adoraient le projet consistant à réparer le Spiricante avant de le rendre, et semblaient galvanisés qu’elle ait laissé entendre que tout n’était pas perdu. Ils pensaient pouvoir tenir plus longtemps maintenant qu’un plan était établi.

La vie de Shallan commençait à trouver son sens. Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu la possibilité de rester assise à lire ? Sans s’inquiéter pour sa maison, sans réfléchir à un moyen de voler Jasnah ? Même avant l’effroyable enchaînement de circonstances qui avait conduit à la mort de son père, elle avait toujours été inquiète. Toute sa vie ressemblait alors à ça. Elle voyait le fait de devenir une véritable érudite comme un but impossible à atteindre. Père-des-tempêtes ! Elle voyait même la ville voisine comme impossible à atteindre.

Elle se leva, ramassa son carnet de croquis et parcourut ses dessins du santhide, dont plusieurs avaient été tracés à partir du souvenir de sa plongée dans l’océan. Elle sourit en se rappelant comment elle était remontée sur le pont, ruisselante et souriante. Les marins l’avaient visiblement crue folle.

À présent, elle naviguait en direction d’une ville située au bout du monde, fiancée à un puissant prince aléthi, et elle avait toute liberté de ne rien faire d’autre qu’apprendre. Elle découvrait des paysages incroyables qu’elle dessinait pendant la journée, puis passait la nuit à parcourir des piles de livres.

Elle avait obtenu par hasard la vie parfaite, et c’était tout ce qu’elle avait désiré.

Shallan plongea la main dans la poche située à l’intérieur de sa sage-manche et en tira d’autres sphères pour remplacer celles qui faiblissaient dans le gobelet. Cependant, celles qui apparurent dans sa main étaient entièrement éteintes. Il n’y avait plus le moindre soupçon de Flamme en elles.

Elle fronça les sourcils. Celles-ci avaient été rechargées au cours de la dernière tempête majeure, placées dans un panier attaché au mât du navire. Celles que contenait son gobelet dataient de deux tempêtes, raison pour laquelle elles commençaient à s’épuiser. Comment celles que contenait sa poche s’étaient-elles éteintes plus vite ? Voilà qui défiait toute raison.

— Mmmmm…, déclara Motif depuis le mur, près de sa tête. Mensonges.

Shallan replaça les sphères dans sa poche, puis ouvrit la porte donnant sur l’étroit escalier qui menait aux cabines et se dirigea vers celle de Jasnah. C’était la cabine qu’occupaient habituellement Tozbek et son épouse, mais ils l’avaient quittée pour la troisième (et plus petite) des cabines afin de fournir un meilleur logement à Jasnah. Les gens faisaient ce genre de choses pour elle, même lorsqu’elle ne leur demandait rien.

Jasnah aurait des sphères que Shallan pourrait utiliser. Sa porte était entrouverte et oscillait légèrement tandis que le navire tanguait en grinçant le long de son trajet du soir. Jasnah se trouvait à l’intérieur, assise à son bureau, et Shallan risqua un coup d’œil dans la pièce, se demandant soudain si elle souhaitait la déranger.

Elle apercevait le visage de Jasnah, la main contre sa tempe, qui regardait fixement les pages déployées devant elle. Ses yeux étaient hagards, son expression défaite.

Ce n’était pas la Jasnah que Shallan avait l’habitude de voir. Sa confiance avait été terrassée par l’épuisement, son assurance remplacée par l’inquiétude. Jasnah se mit à griffonner mais s’arrêta au bout de quelques mots. Elle posa sa plume, ferma les yeux et se massa les tempes. Quelques sprènes à l’air hébété, semblables à des jets de poussière s’élevant dans les airs, apparurent autour de sa tête ; des sprènes d’épuisement.

Shallan recula. Elle eut soudain l’impression d’avoir surpris un moment intime : Jasnah avec toutes ses défenses baissées. Elle voulut s’éloigner discrètement, mais une voix provenant du sol lança soudain :

— Vérité !

Surprise, Jasnah leva les yeux, qui trouvèrent Shallan – laquelle, bien entendu, rougit furieusement.

Jasnah baissa les yeux vers Motif sur le sol, puis retrouva son masque et se redressa pour s’asseoir dans une posture plus convenable.

— Oui, mon enfant ?

— Je… j’avais besoin de sphères…, déclara Shallan. Celles de ma bourse se sont éteintes.

— Avez-vous spiricanté ? lança Jasnah d’une voix brusque.

— Pardon ? Non, clarissime. Je vous ai promis de ne pas le faire.

— Dans ce cas, il s’agit du second pouvoir, assura Jasnah. Entrez et fermez cette porte. Il faut que je parle au capitaine Tozbek ; elle ne se verrouille pas correctement.

Shallan entra dans la pièce et repoussa la porte, dont le loquet ne s’enclencha pas. Elle s’avança, embarrassée, en joignant les mains.

— Qu’avez-vous fait ? demanda Jasnah. Ça impliquait de la Flamme, je suppose ?

— Il semblerait que j’aie fait apparaître des plantes, répondit Shallan. Enfin, simplement leur couleur. L’un des marins a vu le pont devenir vert, mais tout a disparu quand j’ai cessé de penser aux plantes.

— Oui…, répliqua Jasnah.

Elle feuilleta l’un de ses livres et s’arrêta sur une illustration. Shallan l’avait déjà vue ; elle était aussi ancienne que le vorinisme. Dix sphères reliées par des lignes dessinaient une forme évoquant un sablier renversé sur le côté. Deux des sphères centrales ressemblaient presque à des pupilles. L’Œil Double du Tout-Puissant.

— Dix Essences, déclara Jasnah tout bas en faisant courir ses doigts sur la page. Dix Flux, dix ordres. Mais que faut-il y comprendre si les sprènes ont enfin décidé de nous rendre les serments ? Et combien de temps me reste-t-il ? Pas très longtemps. Pas très longtemps…

— Clarissime ? demanda Shallan.

— Avant votre arrivée, lui répondit Jasnah, je pouvais croire être une anomalie. Je pouvais espérer que la Fluctomancie n’était pas en train de revenir à grande échelle. Je n’ai plus cet espoir désormais. Ce sont les Cryptiques qui vous ont envoyée à moi, je n’ai aucun doute sur ce point, car ils savaient que vous auriez besoin de formation. Ce qui me laisse espérer que j’aie au moins été l’une des premières.

— Je ne comprends pas.

Jasnah leva les yeux vers Shallan et soutint son regard avec intensité. Elle avait les yeux rouges de fatigue. Jusqu’à quelle heure travaillait-elle ? Chaque soir, lorsque Shallan allait se coucher, de la lumière filtrait encore sous la porte de Jasnah.

— Pour être franche, répliqua Jasnah, je ne comprends pas non plus.

— Est-ce que tout va bien ? demanda Shallan. Avant que je n’entre, vous sembliez… préoccupée.

Jasnah hésita un très bref instant.

— J’ai simplement consacré beaucoup trop de temps à mes recherches. (Elle se tourna vers l’une des malles et en tira une bourse de tissu sombre remplie de sphères.) Prenez celles-ci. Je vous conseille de conserver des sphères sur vous en permanence, afin que votre Fluctomancie puisse se manifester.

— Pouvez-vous m’y former ? demanda Shallan en prenant la bourse.

— Je n’en sais rien, répondit Jasnah. Je vais essayer. Sur ce schéma, l’un des Flux est connu sous le nom d’Illumination, la maîtrise de la lumière. Pour l’heure, je préférerais que vous vous consacriez à l’apprentissage de ce Flux plutôt qu’à la spiricantation. C’est un art dangereux, bien plus aujourd’hui qu’auparavant.

Shallan hocha la tête et se leva. Elle hésita toutefois avant de partir.

— Vous êtes sûre que tout va bien ?

— Bien entendu.

Elle avait répondu trop vite. Cette femme était pleine d’assurance et de maîtrise, mais elle était aussi manifestement épuisée. Son masque se craquelait et Shallan entrevoyait la vérité.

Elle cherche à me rassurer, comprit Shallan. À me tapoter la tête avant de me renvoyer au lit, comme un enfant réveillé par un cauchemar.

— Vous êtes inquiète, déclara Shallan en croisant son regard.

Jasnah se détourna. Elle poussa un livre par-dessus une forme qui se tortillait sur sa table – un petit sprène violet. Un sprène de peur. Un seul, certes, mais tout de même.

— Non…, murmura Shallan. Vous n’êtes pas inquiète. Vous êtes terrifiée.

Père-des-tempêtes !

— Tout va bien, Shallan, répondit Jasnah. J’ai simplement besoin de sommeil. Retournez à vos études.

Shallan s’assit sur le tabouret près du bureau de Jasnah. L’érudite la regarda, et Shallan vit son masque se fissurer encore davantage. Elle lut de la contrariété dans la façon dont Jasnah pinçait les lèvres, de la tension dans la façon dont elle tenait sa plume au creux de son poing.

— Vous m’avez dit que je pourrais prendre part à tout ça, insista Shallan. Jasnah, si quelque chose vous inquiète…

— Je m’inquiète pour les mêmes raisons que d’habitude, répliqua Jasnah en se laissant aller sur sa chaise. Arriver trop tard. Être incapable de faire quoi que ce soit de significatif pour arrêter ce qui approche – essayer d’arrêter une tempête majeure en soufflant très très fort contre elle.

— Les Néantifères, répondit Shallan. Les parshes.

— Dans le passé, déclara Jasnah, la Désolation – la venue des Néantifères – était systématiquement annoncée par le retour des Hérauts afin de préparer l’humanité. Ils formaient les Chevaliers Radieux, qui connaissaient alors un afflux de nouveaux membres.

— Mais nous avons capturé les Néantifères, commenta Shallan. Et nous les avons réduits en esclavage. (C’était là le postulat émis par Jasnah, et Shallan, pour avoir vu ses recherches, lui donnait raison.) Donc, vous pensez qu’une sorte de révolution se prépare. Que les parshes vont se retourner contre nous comme ils l’ont fait par le passé.

— Oui, acquiesça Jasnah en feuilletant rapidement ses notes. Et bientôt. Le fait que vous vous soyez révélée Fluctomancienne ne me rassure en rien, car ça rappelle beaucoup trop ce qui s’est déjà produit. Mais à l’époque, les nouveaux chevaliers avaient des professeurs pour les former, des générations de tradition. Nous n’avons rien de tout ça.

— Les Néantifères sont captifs, répondit Shallan en jetant un coup d’œil vers Motif. (Il reposait sur le sol, presque invisible, et ne disait rien.) Les parshes sont à peine capables de communiquer. Comment pourraient-ils mettre au point une révolution ?

Jasnah trouva la page qu’elle cherchait et la lui tendit. Rédigée de sa propre écriture, il s’agissait du compte-rendu, par l’épouse d’un capitaine, d’une attaque de plateau dans les Plaines Brisées.

— Les Parshendis, expliqua Jasnah, peuvent chanter sur la même cadence quelle que soit la distance qui les sépare. Ils possèdent un mode de communication qui nous échappe. Je ne peux que supposer que leurs cousins les parshes possèdent le même. Ils n’ont peut-être pas besoin d’entendre un appel à l’action pour se révolter.

Shallan lut le rapport et hocha lentement la tête.

— Jasnah, nous devons avertir les autres.

— Ne croyez-vous pas que j’aie essayé ? J’ai écrit à des érudits et à des rois du monde entier. La plupart me croient paranoïaque. Ces preuves que vous acceptez sans hésiter, d’autres les jugent trop peu solides.

» Les ardents étaient mon meilleur espoir, mais leurs yeux sont voilés par l’ingérence de la Hiérocratie. Par ailleurs, mes croyances personnelles les rendent sceptiques vis-à-vis de mon discours. Ma mère souhaite voir mes recherches, ce qui est déjà un début. Mon frère et mon oncle me croiront peut-être, et c’est pour cette raison que nous allons les trouver. (Elle hésita.) Il y a un autre motif derrière notre départ pour les Plaines Brisées. C’est un moyen de trouver des preuves susceptibles de convaincre le monde.

— Urithiru ? répondit Shallan. La cité que vous recherchez ?

Cette fois encore, Jasnah se tourna vivement vers elle. C’était pour avoir lu en secret les notes de Jasnah que Shallan avait appris l’existence de la cité ancienne.

— Vous rougissez toujours trop facilement dans les situations de conflit, observa Jasnah.

— Je suis désolée.

— Et vous vous excusez trop facilement.

— Je suis… hum, indignée ?

Jasnah sourit et reprit la représentation de l’Œil Double, qu’elle regarda fixement.

— Il y a un secret caché quelque part dans les Plaines Brisées. Un secret qui concerne Urithiru.

— Mais vous m’avez dit que la cité ne s’y trouvait pas !

— En effet. Mais le chemin qui l’y mène s’y trouve peut-être. (Elle pinça les lèvres.) Selon la légende, seul un Chevalier Radieux pouvait ouvrir la voie.

— Heureusement que nous en connaissons deux.

— Je le répète, vous n’êtes pas une Radieuse, et moi non plus. Être capable de reproduire certaines des choses dont ils étaient capables n’a peut-être aucune importance. Nous ne possédons ni leurs traditions, ni leurs connaisances.

— Nous sommes en train de parler de la fin potentielle de la civilisation elle-même, n’est-ce pas ? demanda Shallan tout bas.

Jasnah hésita.

— Les Désolations, reprit Shallan. Je sais très peu de choses, mais les légendes…

— Après chacune d’entre elles, l’humanité était brisée : de grandes cités réduites en cendres, l’industrie effondrée… Chaque fois, le savoir et la croissance sont retombés à un niveau quasi préhistorique – il a fallu des siècles de reconstruction pour restaurer la civilisation à son état précédent. (Elle hésita.) J’espère constamment me tromper.

— Urithiru, reprit Shallan. (Elle s’efforçait de ne pas faire que poser des questions, cherchant plutôt à découvrir la réponse à force de raisonnements.) D’après vous, la cité était une sorte de base ou de foyer pour les Chevaliers Radieux. Je n’en avais jamais entendu parler avant de m’entretenir avec vous, et j’en déduis que la documentation n’y fait pas souvent référence. Dans ce cas, peut-être s’agit-il de l’un de ces éléments dont la Hiérocratie a effacé la connaissance ?

— Très bien, approuva Jasnah. Je crois qu’elle avait déjà commencé à acquérir un statut légendaire avant cette époque, mais la Hiérocratie n’a sans doute pas aidé.

— Donc, si elle existait avant la Hiérocratie, et si le chemin qui y conduisait a été verrouillé lors de la chute des Radieux… peut-être renferme-t-elle des documents auxquels les érudits modernes n’ont pas eu accès. Des récits non modifiés au sujet des Néantifères et de la Fluctomancie. (Shallan frissonna.) Voilà la vraie raison de notre départ pour les Plaines Brisées.

Jasnah sourit malgré son épuisement.

— Très bien, en effet. Le temps que j’ai passé au Palanée s’est révélé très utile, mais décevant par certains aspects. Quoique j’aie vu confirmer mes soupçons au sujet des parshes, j’ai découvert qu’une grande partie des documents de la bibliothèque comportaient des signes suggérant qu’ils avaient été modifiés de la même manière que d’autres que j’ai lus. Ce « nettoyage » de l’histoire consistant à supprimer les références directes à Urithiru, ainsi qu’aux Radieux, car le vorinisme les percevait comme embarrassants… c’est exaspérant. Et les gens me demandent pourquoi je suis hostile à l’Église ! J’ai besoin de sources primaires. Et puis il y a les récits – ceux auxquels j’ose me fier – qui affirment qu’Urithiru était sacrée, protégée des Néantifères. Ce n’étaient peut-être que des rêves pris pour des réalités, mais ma nature d’érudite ne m’empêche pas pour autant d’espérer que ces choses-là puissent être vraies.

— Et les parshes ?

— Nous allons tenter de convaincre les Aléthis de s’en débarrasser.

— La tâche ne sera pas facile.

— Presque impossible, même, répondit Jasnah en se levant. (Elle se mit à ranger ses livres pour la nuit en les plaçant dans sa malle étanche.) Les parshes sont des esclaves si parfaits : dociles, obéissants. Notre société se repose désormais beaucoup trop sur eux. Les parshes n’auraient pas besoin de devenir violents pour nous faire sombrer dans le chaos – même si j’ai la certitude que c’est là ce qui se prépare : il leur suffirait de s’en aller. Il en résulterait une crise économique.

Elle referma la malle après en avoir tiré un ouvrage, puis se retourna vers Shallan.

— Il nous est impossible de convaincre le monde de ce que j’avance sans davantage de preuves. Même si mon frère m’écoute, il ne possède pas l’autorité nécessaire pour obliger les hauts-princes à se débarrasser de leurs parshes. Et, en toute franchise, je crains que mon frère ne soit pas assez courageux pour risquer l’effondrement qui en résulterait si nous chassions les parshes.

— Mais s’ils se retournent contre nous, cet effondrement se produira malgré tout.

— Oui, répondit Jasnah. Vous le savez, et moi aussi. Ma mère le croit peut-être. Mais le risque de nous tromper est tellement immense que… eh bien, nous aurons besoin de preuves – écrasantes et irréfutables. Par conséquent, nous devons trouver cette cité. Quoi qu’il nous en coûte, nous devons la trouver.

Shallan acquiesça.

— Je ne voulais pas faire reposer tout ça sur vos épaules, mon enfant, déclara Jasnah en se rasseyant. Cependant, je dois bien admettre que c’est un soulagement de parler de ces choses-là à quelqu’un qui ne me défie pas constamment.

— Nous allons y arriver, Jasnah, répondit Shallan. Nous allons voyager jusqu’aux Plaines Brisées et découvrir Urithiru. Nous obtiendrons ces preuves et convaincrons les autres de nous écouter.

— Ah, l’optimisme de la jeunesse, répliqua Jasnah. C’est agréable à entendre, de temps en temps. (Elle tendit le livre à Shallan.) Parmi les Chevaliers Radieux, il existait un ordre connu sous le nom de Tisseflamme. Je sais fort peu de chose à leur sujet mais, de toutes les sources que j’ai lues, c’est celle qui renferme le plus d’informations.

Shallan prit l’ouvrage avec empressement. Le Livre des Radieux, annonçait son titre.

— Allez-y, lui dit Jasnah. Lisez-le.

Shallan leva les yeux vers elle.

— Je vais dormir, promit Jasnah, un sourire naissant sur ses lèvres. Et arrêtez d’essayer de me materner. Je n’autorise même pas Navani à le faire.

Shallan soupira, hocha la tête et quitta les appartements de Jasnah. Motif la suivit ; il avait gardé le silence pendant toute la conversation. Alors qu’elle entrait dans sa cabine, elle s’aperçut qu’elle avait le cœur beaucoup plus lourd que lorsqu’elle l’avait quittée. Elle ne parvenait pas à oublier cette terreur lue dans le regard de Jasnah. Jasnah Kholin n’aurait dû avoir peur de rien, n’est-ce pas ?

Shallan se glissa sur sa couchette avec le livre qu’elle avait reçu et la bourse de sphères. Une partie d’elle était impatiente de commencer, mais elle était épuisée et ses paupières lui semblaient lourdes. Il se faisait vraiment tard. Si elle commençait ce livre maintenant…

Mieux valait peut-être prendre une bonne nuit de sommeil, puis se plonger dans une nouvelle journée d’études une fois reposée. Elle posa le livre sur la petite table près de son lit, se pelotonna et laissa le balancement du navire la bercer jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Elle fut réveillée par des hurlements, des cris et de la fumée.

« Je n’étais pas préparée pour la douleur que m’a causée cette perte – comme une pluie imprévue s’abattant violemment sur moi depuis un ciel dégagé. La mort de Gavilar, des années auparavant, m’avait bouleversée, mais cet événement… il a failli me terrasser. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jesesach 1174.

Toujours à moitié endormie, Shallan paniqua. Elle quitta précipitamment sa couchette et renversa par mégarde le gobelet de sphères pratiquement vides. Bien qu’elle l’ait fixé en place à l’aide de cire, elle le dégagea d’un geste involontaire et envoya des sphères s’éparpiller dans toute la cabine.

L’odeur de fumée était puissante. Shallan courut vers sa porte, échevelée, le cœur cognant à tout rompre. Au moins s’était-elle endormie tout habillée. Elle ouvrit brutalement la porte.

Trois hommes bloquaient le couloir, brandissant des torches et lui tournant le dos.

Des torches crépitantes autour desquelles dansaient des sprènes de flamme. Qui apportait du feu à découvert sur un navire ? Shallan s’arrêta, engourdie par la confusion.

Les cris provenaient du pont au-dessus d’elle, et le navire ne semblait pas en train de brûler. Mais qui étaient ces hommes ? Ils portaient des torches et se concentraient sur la cabine de Jasnah, qui était ouverte.

Des silhouettes se déplaçaient à l’intérieur. Dans un moment d’horreur figée, l’un d’eux jeta quelque chose par terre devant les autres, qui s’écartèrent pour le laisser passer.

Un corps vêtu d’une fine chemise de nuit, le regard fixe et aveugle, du sang fleurissant sur la poitrine. Jasnah.

— Vérifiez, dit l’un des hommes.

L’autre s’agenouilla et plongea un long couteau effilé en plein dans la poitrine de Jasnah. Shallan l’entendit toucher le plancher en dessous du corps.

Shallan hurla.

L’un des hommes pivota vers elle.

— Hé là !

C’était le grand gaillard au visage carré que Yalb appelait le « petit nouveau ». Elle ne reconnaissait pas les autres.

Surmontant sa terreur et son incrédulité sans bien savoir comment, Shallan claqua la porte et tira le verrou avec des doigts tremblants.

Père-des-tempêtes ! Elle recula de la porte tandis que quelque chose de lourd s’abattait de l’autre côté. Ils n’auraient pas besoin de haches. Quelques coups d’épaule déterminés contre la porte suffiraient à la défoncer.

Shallan recula en trébuchant contre sa couchette et manqua glisser sur les sphères qui roulaient çà et là au gré des mouvements du navire. L’étroite fenêtre proche du plafond, bien trop petite pour qu’elle puisse s’y faufiler, ne dévoilait que l’obscurité de la nuit au-dehors. Les cris s’élevaient toujours au-dessus d’elle, ainsi que les bruits de pas sur le bois.

Shallan tremblait, toujours engourdie. Jasnah…

— Épée, dit une voix. (Motif, suspendu au mur près d’elle.) Mmmm… L’épée…

— Non ! hurla Shallan, les mains contre les tempes, les doigts dans les cheveux.

Père-des-tempêtes ! Elle tremblait.

Un cauchemar. C’était un cauchemar ! Ça ne pouvait pas…

— Mmmm… Combattre.

Non !

Shallan s’aperçut qu’elle hyperventilait tandis que les hommes, à l’extérieur, continuaient à donner des coups d’épaule contre sa porte. Elle n’était pas préparée pour ces choses-là.

— Mmmm…, poursuivit Motif, l’air mécontent. Mensonges.

— Je ne sais pas comment utiliser les mensonges ! répliqua Shallan. Je ne me suis pas entraînée.

— Si. Si… rappelez-vous… l’autre fois…

La porte craqua. Osait-elle se rappeler ? Le pouvait-elle ? Une enfant qui jouait avec un motif de lumière miroitant…

— Que dois-je faire ? demanda-t-elle.

— Vous avez besoin de la Flamme.

Sa réponse attisa quelque chose d’enfoui profondément dans ses souvenirs, quelque chose qui était hérissé de piques qu’elle n’osait pas toucher. Elle avait besoin de Fulgiflamme pour alimenter sa Fluctomancie.

Shallan tomba à genoux près de sa couchette et, sans savoir exactement ce qu’elle faisait, inspira vivement. La Fulgiflamme quitta les sphères autour d’elle, s’engouffra dans son corps et devint une tempête qui faisait rage dans ses veines. L’obscurité envahit la cabine, aussi dense que celle d’une grotte souterraine.

Puis la Flamme commença à s’échapper de sa peau comme de la vapeur d’eau bouillonnante. Elle éclaira la cabine d’ombres changeantes.

— Et maintenant ? demanda-t-elle.

— Façonnez le mensonge.

Qu’est-ce que ça signifiait ? La porte émit un nouveau craquement et une large fissure s’ouvrit en son milieu.

Paniquée, Shallan exhala. De la Fulgiflamme s’échappa d’elle sous forme de nuage ; elle avait presque la sensation de pouvoir la toucher. Elle percevait son potentiel.

— Comment ? interrogea-t-elle.

— Façonnez la vérité.

— Ça ne veut rien dire !

Shallan hurla quand la porte s’ouvrit brusquement. Une nouvelle lumière pénétra dans la cabine, celle d’une torche – rouge et jaune, hostile.

Le nuage de Flamme jaillit hors de Shallan et une nouvelle bouffée de Fulgiflamme s’échappa de son corps pour l’accompagner. Il forma une vague silhouette debout, une forme floue et illuminée. Elle dépassa les hommes sur le pas de la porte, agitant des appendices qui auraient pu être des bras. Shallan elle-même, agenouillée près du lit, se retrouva plongée dans l’ombre.

La forme luisante attira les regards des hommes. Puis, au grand soulagement de Shallan, ils se retournèrent pour la poursuivre.

Shallan se pelotonna contre le mur en tremblant. La cabine était entièrement plongée dans l’ombre. Au-dessus d’elle, des hommes hurlaient.

— Shallan…, bourdonna Motif, quelque part dans l’obscurité.

— Va voir, lui dit-elle. Reviens me dire ce qui se passe sur le pont.

Elle ignorait s’il lui obéissait, car il se déplaçait sans aucun bruit. Après quelques profondes inspirations, Shallan se leva malgré ses jambes flageolantes.

Elle parvint, sans trop savoir comment, à rassembler ses esprits. Ce qui se passait était terrible, affreux, mais rien, rien, n’était comparable à ce qu’elle avait dû faire la nuit où son père était mort. Elle y avait survécu ; elle pouvait survivre à ce qui était en train de se passer.

Ces hommes devaient faire partie du même groupe que Kabsal – les assassins que craignait Jasnah. Ils avaient fini par l’atteindre.

Oh, Jasnah…

Jasnah était morte.

Le chagrin serait pour plus tard. Qu’allait faire Shallan contre des hommes armés prenant le contrôle du navire ? Comment réussirait-elle à s’échapper ?

Elle se faufila à tâtons dans le couloir. Il y avait là un peu de lumière, provenant de torches situées sur le pont au-dessus d’elle. Elle y entendait des hurlements de plus en plus paniqués.

— Tuer, déclara soudain une voix.

Elle sursauta, même si ce n’était que Motif.

— Pardon ? siffla Shallan.

— Des hommes noirs qui tuent, précisa Motif. Des marins attachés avec des cordes. L’un d’eux est mort, il saigne du rouge. Je… ne comprends pas…

Oh, Père-des-tempêtes… Au-dessus d’elle, les cris s’intensifièrent, mais elle n’entendit ni bruits de course sur le pont, ni cliquetis d’armes. Les marins avaient été capturés.

Dans le noir, Shallan vit des silhouettes tremblantes et remuantes s’échapper du bois autour d’elle : des sprènes de peur.

— Et les hommes qui ont pourchassé mon image ? demanda-t-elle.

— Ils regardent dans l’eau, répondit Motif.

Ils croyaient donc qu’elle avait sauté par-dessus bord. Le cœur cognant à tout rompre, Shallan progressa à l’aveuglette jusqu’à la cabine de Jasnah, s’attendant constamment à trébucher sur son cadavre par terre. Ce ne fut pas le cas. Les hommes l’avaient-ils traîné à l’étage ?

Shallan entra dans la cabine de Jasnah et ferma la porte. Faute de pouvoir la verrouiller, elle approcha une caisse pour la bloquer.

Il fallait qu’elle fasse quelque chose. Elle progressa à tâtons vers l’une des malles de Jasnah, que les hommes avaient renversée, éparpillant les vêtements qu’elle contenait. Au fond, Shallan trouva le tiroir caché et l’ouvrit. De la lumière baigna soudain la cabine. Les sphères dégageaient une lueur si vive qu’elles aveuglèrent Shallan un moment, l’obligeant à détourner le regard.

Motif vibrait près d’elle sur le sol, tremblant d’inquiétude. Shallan regarda autour d’elle. La petite cabine était sens dessus dessous, les vêtements par terre, des papiers éparpillés jonchaient le sol. La malle contenant les livres de Jasnah avait disparu. Du sang s’accumulait sur le lit, trop récent pour y avoir pénétré. Shallan détourna aussitôt le regard.

Un cri s’éleva soudain à l’étage, suivi d’un choc sourd. Les hurlements s’intensifièrent. Elle entendit Tozbek hurler aux hommes d’épargner son épouse.

Nom du Tout-Puissant… les assassins étaient en train d’exécuter les marins un par un. Shallan devait faire quelque chose. N’importe quoi.

Elle reporta son attention sur les sphères dans leur double fond tapissé de tissu noir.

— Motif, dit-elle, nous allons spiricanter le fond du navire pour le faire couler.

— Quoi ? (Sa vibration s’accrut pour produire un bourdonnement.) Les humains… les humains… mangent l’eau ?

— Nous la buvons, expliqua Shallan, mais nous ne pouvons pas la respirer.

— Mmmm… Perdu…, répondit Motif.

— Le capitaine et les autres ont été capturés et ils sont en train de les exécuter. La meilleure chance que je puisse leur donner, c’est de semer le chaos.

Shallan posa les mains contre les sphères et aspira vivement la Flamme. Elle sentit l’intérieur de son corps s’enflammer, comme si elle allait éclater. La Flamme était une créature vivante qui cherchait à s’échapper par les pores de sa peau.

— Montre-moi ! s’écria-t-elle, bien plus fort qu’elle ne l’avait voulu. (Cette Fulgiflamme la poussait à l’action.) J’ai déjà spiricanté. Je dois le refaire !

De la Flamme s’échappa de sa bouche tandis qu’elle parlait, comme l’haleine des jours d’hiver.

— Mmmmm…, fit Motif d’une voix anxieuse. Je vais intercéder. Voyez.

— Voir quoi ?

Voyez !

Shadesmar. C’est dans cet endroit qu’elle avait failli se faire tuer. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un endroit. Enfin, peut-être que si ? Était-ce important ?

Elle remonta ses souvenirs récents jusqu’à la dernière fois qu’elle avait spiricanté et transformé par accident un gobelet en sang.

— J’ai besoin d’une vérité.

— Vous en avez donné assez, répondit Motif. Maintenant, voyez.

Le navire disparut.

Tout ce qui se trouvait autour d’elle… éclata. Les murs, les meubles, tout se brisa en petits globes de verre noir. Shallan se prépara à tomber dans un océan de perles de verre, au lieu de quoi elle atteignit un sol stable.

Elle se tenait debout dans un endroit qui possédait un ciel noir et un minuscule soleil lointain. Le sol, sous ses pieds, reflétait la lumière. De l’obsidienne ? De quelque côté qu’elle se tourne, le sol était fait de cette même noirceur. Non loin de là, les sphères (pareilles à celles qui contenaient la Fulgiflamme, mais petites et sombres) rebondissaient par terre jusqu’à s’arrêter.

Des arbres s’agglutinaient ici et là, évoquant des cristaux. Leurs branches étaient de longues pointes de verre lisse dépourvues de feuilles. Non loin de là, de petites lumières flottaient dans les airs, telles des flammes sans bougies. Des gens, comprit-elle. Chacune de ces lueurs est l’esprit d’une personne, reflété ici dans le Royaume cognitif. Les plus petits s’éparpillaient autour de ses pieds, par dizaines, si minuscules qu’elle les distinguait à peine. Des esprits de poissons ?

Elle se retourna pour se retrouver face à face avec une créature qui avait un symbole en guise de tête. Surprise, elle hurla et recula vivement. Ces créatures… elles l’avaient hantée… elles…

C’était Motif. Il se tenait debout, grand et élancé mais légèrement indistinct, translucide. Le motif complexe de sa tête, avec ses lignes bien nettes et son impossible géométrie, semblait dépourvu d’yeux. Il joignait les mains derrière son dos, vêtu d’une robe qui paraissait trop raide pour être faite de tissu.

— Allez, lui dit-il. Choisissez.

— Choisir quoi ? demanda-t-elle, laissant échapper de la Fulgiflamme de ses lèvres.

— Votre vaisseau.

Bien qu’il ne possède pas d’yeux, Shallan eut l’impression de pouvoir suivre son regard fixe jusqu’à l’une des petites sphères sur le sol lisse. Elle s’en empara et, soudain, reçut l’impression d’un navire.

Le Plaisir du vent. Un navire qui avait été soigné, aimé. Propriété de Tozbek et de son père avant lui, il avait bien transporté ses passagers pendant de nombreuses années. Un vieux navire, mais pas encore trop vieux pour être fiable. Un navire fier. Il apparaissait ici sous la forme d’une sphère.

Il était donc capable de réflexion. Le navire pouvait penser. Ou bien… en tout cas, il reflétait les pensées des gens qui servaient à son bord, qui le connaissaient, qui pensaient à lui.

— J’ai besoin que tu te transformes, lui chuchota Shallan, tenant délicatement la perle entre ses mains.

Elle était trop lourde pour sa taille, comme si le poids du navire tout entier avait été comprimé dans cette perle unique.

— Non, lui répondit-on, bien que ce soit Motif qui prononce ces mots. Non, je ne peux pas. Je dois servir. Je suis heureux.

Shallan se tourna vers lui.

— Je vais intercéder, répéta Motif. Traduire… Vous n’êtes pas prête.

Shallan reporta son regard vers la perle entre ses mains.

— J’ai de la Fulgiflamme. En grande quantité. Je vais te la donner.

— Non ! (La réponse semblait furieuse.) Je sers.

Il voulait réellement rester un navire. Elle percevait la fierté qu’il en tirait, consolidée par ses années de service.

— Ils sont en train de mourir, murmura-t-elle.

— Non !

— Tu les sens mourir. Tu perçois leur sang sur ton pont. Un par un, les gens que tu sers vont être abattus.

Elle le percevait elle-même, le voyait dans le navire. On était en train de les exécuter. Non loin d’elle, l’une des flammes de bougie flottantes s’évanouit. Trois des huits prisonniers étaient morts, bien qu’elle ignore lesquels.

— Il n’existe qu’une seule chance de les sauver, déclara Shallan. Et ça consiste à te transformer.

— Transformer, murmura Motif pour le navire.

— Si tu te transformes, ils pourront peut-être échapper aux hommes mauvais qui les tuent, chuchota Shallan. Rien n’est certain, mais ils auront une chance de nager. De faire quelque chose. Tu peux leur rendre un dernier service, Plaisir du vent. Transforme-toi pour eux.

Silence.

— Je…

Une autre lumière disparut.

— Je vais me transformer.

Ça se produisit en une seconde de panique ; la Fulgiflamme fut arrachée à Shallan. Elle entendit des craquements lointains provenant du monde physique tandis qu’elle puisait dans les gemmes proches une telle quantité de Flamme qu’elles se brisèrent.

Shadesmar disparut.

Elle se retrouva de nouveau dans la cabine de Jasnah.

Le sol, les murs et le plafond se transformèrent en eau.

Shallan se retrouva plongée dans les profondeurs noires et glaciales. Elle se débattit dans l’eau, ses gestes entravés par sa robe. Tout autour d’elle, des objets sombraient, artefacts ordinaires de la vie humaine.

Affolée, elle chercha la surface. Elle avait eu au départ la vague idée de nager pour aller aider les marins à se libérer, s’ils étaient ligotés. Mais elle découvrit qu’elle avait le plus grand mal à trouver dans quel sens était le haut.

Comme si les ténèbres elles-mêmes étaient devenues vivantes, quelque chose l’enveloppa.

Puis l’attira vers les profondeurs.

« Je ne cherche pas à utiliser mon chagrin comme une excuse, mais c’est une explication possible. Les gens agissent étrangement juste après avoir subi un deuil imprévisible. Bien que Jasnah ait alors été absente depuis quelque temps, sa mort était inattendue. Comme beaucoup, je la croyais immortelle. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jesesach 1174.

Le raclement familier du bois tandis qu’un pont glissait à sa place. Les bruits de pas à l’unisson, d’abord un bruit creux sur la pierre, puis le choc sourd et sonore de bottes sur le bois. Les appels lointains d’éclaireurs annonçant qu’il n’y avait rien à signaler.

Les bruits d’une course au pont étaient familiers aux oreilles de Dalinar. Autrefois, il avait adoré ces bruits. Il s’impatientait alors entre les courses, brûlant de pouvoir à nouveau terrasser les Parshendis à l’aide de sa Lame afin de gagner fortune et reconnaissance.

Ce Dalinar-là cherchait alors à étouffer sa honte – celle d’avoir été abruti par l’ivresse pendant que son frère combattait un assassin.

Le décor des courses au pont était toujours le même : des pierres nues et déchiquetées, presque toutes de la même couleur terne que la surface sur laquelle ils étaient assis, seulement perturbée par quelques amas de boutons-de-roche clos. Même ceux-là, comme l’indiquait leur nom, pouvaient passer pour d’autres pierres. Il n’y avait rien d’autre à perte de vue depuis l’endroit où vous vous teniez jusqu’à l’horizon au loin ; et tout ce que vous apportiez avec vous, tout ce qui était humain semblait minuscule à côté de l’immensité de ces plaines infinies et brisées, de ces gouffres mortels.

Au fil des ans, cette activité était devenue routinière. Marcher sous ce soleil blanc pareil à l’acier fondu. Traverser un gouffre après l’autre. Les courses au pont avaient fini par devenir moins quelque chose qu’il attendait impatiemment qu’une obligation tenace. Pour Gavilar et pour la gloire, oui, mais surtout parce qu’ils étaient là, ainsi que l’ennemi. C’était ce qu’on faisait, tout simplement.

Les odeurs d’une attaque de plateau étaient celles d’une grande immobilité : pierre chauffée au soleil, crémon séché, vents qui venaient de loin.

Plus récemment, Dalinar s’était mis à détester ces attaques. Elles étaient une frivolité, un gaspillage de vies. Elles n’étaient pas motivées par le désir d’accomplir le Pacte de Vengeance, mais par la cupidité. De nombreux cœurs-de-gemme apparaissaient sur les plateaux voisins, faciles à atteindre. Ceux-là ne suffisaient jamais à contenter les Aléthis. Il fallait qu’ils visent plus loin, à travers des assauts au coût extrêmement lourd.

Plus loin, les hommes du haut-prince Aladar se battaient sur un plateau. Ils étaient arrivés avant l’armée de Dalinar, et ce conflit racontait une histoire familière. Des hommes contre des Parshendis, qui se battaient selon une ligne sinueuse, chaque armée cherchant à repousser l’autre. Les humains étaient capables de mettre en place beaucoup plus d’hommes que les Parshendis, mais ces derniers pouvaient atteindre les plateaux plus vite et se les approprier rapidement.

Les corps éparpillés des hommes de pont sur le plateau de rassemblement, qui menaient jusqu’au gouffre, témoignaient du danger d’attaquer un ennemi protégé par des tranchées. Dalinar remarqua les mines sombres de ses gardes du corps tandis qu’ils observaient les morts. Aladar, comme la plupart des hauts-princes, se conformait à la philosophie de Sadeas lors des courses au pont : des attaques rapides et brutales qui traitaient les effectifs comme des ressources sacrifiables. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Par le passé, les ponts étaient portés par des hommes en armure, mais le succès créait un effet d’émulation.

Les camps de guerre avaient besoin d’un afflux constant d’esclaves bon marché pour nourrir le monstre. Ce qui impliquait l’intrusion croissante de marchands d’esclaves et de bandits rôdant dans les collines Inconquises pour y faire commerce de chair. Voilà encore quelque chose qu’il faudra que je change, songea Dalinar.

Aladar lui-même ne se battait pas, mais avait établi un centre de commandement sur un plateau adjacent. Dalinar désigna la bannière qui claquait au vent, et l’un de ses grands ponts mécaniques roula jusqu’à son emplacement. Tirés par des chulls, ces ponts remplis de mécanismes, de leviers et de cames protégeaient les hommes qui les manœuvraient. Ils étaient également très lents. Dalinar attendait avec patience et maîtrise tandis que les ouvriers faisaient descendre le pont de sorte qu’il enjambe le gouffre entre ce plateau et le voisin où flottait la bannière d’Aladar.

Une fois le pont fixé en place, ses gardes du corps – menés par l’un des officiers sombres-iris de Kaladin – s’y avancèrent d’un pas rapide, lance sur l’épaule. Dalinar avait promis à Kaladin que ses hommes n’auraient pas à se battre, sauf pour le défendre. Lorsqu’ils eurent traversé, Dalinar fit traverser Vaillant pour rejoindre le plateau de commandement d’Aladar. Dalinar se sentait trop léger sur le dos de l’étalon – l’absence de Cuirasse d’Éclat. Au cours des nombreuses années écoulées depuis qu’il avait obtenu son armure, il ne s’était jamais rendu sur un champ de bataille sans elle.

Aujourd’hui, cependant, il ne partait pas au combat – pas réellement. Derrière lui flottait la propre bannière personnelle d’Adolin, et il emmenait le gros des armées de Dalinar attaquer le plateau où les hommes d’Aladar se battaient déjà. Dalinar n’envoya pas d’ordres concernant le déroulement de l’attaque. Son fils avait été bien formé, et il était prêt à prendre le commandement du champ de bataille – avec, bien sûr, le général Khal à ses côtés pour le conseiller.

Oui, à compter de ce jour, Adolin allait diriger les combats.

Dalinar allait changer le monde.

Il chevaucha en direction de la tente de commandement d’Aladar. C’était la première course au pont depuis sa proclamation demandant aux armées de collaborer entre elles. Le fait qu’Aladar soit venu en obéissant aux ordres, et pas Roion (bien que le plateau ciblé soit le plus proche du camp de guerre de ce dernier) était une victoire en soi. Un petit encouragement, mais Dalinar prenait ce qu’il pouvait.

Il trouva le haut-prince Aladar en train d’observer depuis un petit pavillon établi sur une partie surélevée et sécurisée de ce plateau qui donnait sur le champ de bataille. Un emplacement parfait pour un poste de commandement. Aladar était un Porte-Éclat, bien qu’il prête fréquemment sa Lame et sa Cuirasse à l’un de ses officiers lors des combats, car il préférait prendre des décisions tactiques derrière les lignes. Un Porte-Éclat bien entraîné pouvait commander mentalement à une Lame de ne pas disparaître quand il la lâchait mais, en cas d’urgence, Aladar était capable de la rappeler à lui, la faisant disparaître en un clin d’œil des mains de l’officier puis apparaître dans ses propres mains dix battements de cœur plus tard. Le prêt d’une Lame exigeait une grande confiance réciproque.

Dalinar mit pied à terre. Son cheval, Vaillant, jeta un regard noir au palefrenier qui voulut le prendre, et Dalinar lui tapota l’encolure.

— Il s’en sortira tout seul, jeune homme, dit-il au palefrenier.

La plupart des palefreniers ordinaires ignoraient comment se comporter avec les Ryshadium.

Suivi par ses gardes hommes de pont, Dalinar rejoignit Aladar qui se tenait au bord du plateau, surveillant le champ de bataille devant lui et juste en dessous. Svelte et totalement chauve, il avait la peau plus basanée que la plupart des Aléthis. Il joignait les mains derrière le dos et portait un uniforme traditionnel impeccable avec un takama pareil à une jupe, bien qu’il ait revêtu une veste moderne par-dessus, taillée de manière à être assortie au takama.

C’était là un style que Dalinar n’avait jamais vu. Aladar portait également une fine moustache et une touffe de poils sous la lèvre, choix peu conventionnel là encore. Aladar était assez puissant, et assez renommé, pour créer son propre style – et le faisait souvent, lançant ainsi des modes.

— Dalinar, déclara Aladar en le saluant d’un signe de tête. Je croyais que vous ne comptiez plus vous battre lors des attaques de plateaux ?

— En effet, répondit Dalinar en désignant la bannière d’Adolin.

Là, des soldats traversaient en masse les ponts de Dalinar pour rejoindre la bataille. Le plateau était assez petit pour qu’une grande partie des hommes d’Aladar soient obligés de se retirer afin de céder le passage, ce qu’ils faisaient manifestement avec beaucoup trop d’empressement.

— Vous avez connu une quasi-défaite aujourd’hui, commenta Dalinar. C’est une bonne chose que vous ayez bénéficié de renforts.

En bas, les hommes de Dalinar restauraient l’ordre sur le champ de bataille et résistaient contre les Parshendis.

— Peut-être, répliqua Aladar. Cependant, par le passé, je remportais une attaque sur trois. Si je dispose de renforts, ça signifie certainement que j’en remporte quelques-uns de plus, mais ça me coûte aussi la moitié de mes gains – à supposer même que le roi m’en attribue. Je ne suis pas persuadé d’y gagner sur le long terme.

— Mais vous perdez moins d’hommes ainsi, observa Dalinar. Et les gains totaux de l’armée entière vont augmenter. L’honneur du…

— Ne me parlez pas d’honneur, Dalinar. Je ne peux pas payer mes soldats avec de l’honneur, ni m’en servir pour empêcher les autres hauts-princes de me poignarder dans le dos. Votre plan favorise les plus faibles d’entre nous et affaiblit ceux qui réussissent.

— D’accord, aboya Dalinar, l’honneur n’a aucune valeur à vos yeux. Mais vous allez tout de même obéir, Aladar, car votre roi vous l’ordonne. C’est la seule raison dont vous ayez besoin. Vous ferez ce qu’on vous dit.

— Sinon ? lança Aladar.

— Demandez à Yenev.

Aladar sursauta comme s’il avait reçu une gifle. Dix ans plus tôt, le haut-prince Yenev avait refusé d’accepter l’unification d’Alethkar. Sur les ordres de Gavilar, Sadeas l’avait défié en duel. Et tué.

— Des menaces ? demanda Aladar.

— Oui. (Dalinar se tourna vers l’homme qu’il dominait de toute sa taille pour le regarder droit dans les yeux.) J’en ai terminé de supplier, Aladar. Terminé de demander. Quand vous désobéissez à Elhokar, vous vous moquez de mon frère et de ce pour quoi il se battait. Je veux voir un royaume unifié.

— Amusant, commenta Aladar. C’est une bonne chose que vous mentionniez Gavilar, car il n’a pas réuni ce royaume par l’honneur. Il l’a fait avec des coups de poignard dans le dos et des soldats sur le champ de bataille qui tranchaient la tête de tous ceux qui résistaient. Nous en revenons donc là ? Ces choses-là ne ressemblent guère aux belles paroles de votre précieux livre.

Dalinar serra les dents et se détourna pour regarder le champ de bataille. Son premier réflexe consistait à rappeler à Aladar qu’il était un officier sous ses ordres et à le réprimander pour le ton qu’il employait. Le traiter comme une recrue qui avait besoin qu’on la corrige.

Mais si Aladar se contentait de l’ignorer ? Allait-il l’obliger à obéir ? Dalinar n’avait pas les effectifs nécessaires pour ce faire.

Il se surprit à éprouver de la contrariété – davantage contre lui-même que contre Aladar. Il était venu à cette course au pont non pas pour se battre, mais pour parler. Pour convaincre. Navani avait raison ; il fallait bien plus à Dalinar pour sauver ce royaume que des paroles brusques et des ordres militaires. Il avait besoin de loyauté, pas de peur.

Mais, les bourrasques l’emportent, comment ? Les rares fois où il avait su se montrer persuasif au cours de sa vie, c’était avec l’épée en main et un poing contre un visage. Gavilar avait toujours été celui qui trouvait les bonnes paroles, celui qui savait faire écouter les gens.

Ce n’était pas à lui de jouer les hommes politiques.

La moitié des jeunes gens qui se trouvent sur ce champ de bataille devaient sans doute penser que ce n’était pas à eux d’être des soldats, chuchota quelque chose en lui. Tu ne peux pas te permettre d’être mauvais dans ce domaine. Ne te plains pas ; change.

— Les Parshendis exercent une pression trop forte, dit Aladar à ses généraux. Ils veulent nous repousser de ce plateau. Dites aux hommes de reculer un peu et laissez les Parshendis perdre leur avantage ; ça nous permettra de les cerner.

Les généraux hochèrent la tête et l’un d’entre eux donna des ordres.

Dalinar regarda le champ de bataille en étrécissant les yeux pour le déchiffrer.

— Non, dit-il doucement.

Le général cessa de donner des ordres. Aladar se tourna vers Dalinar.

— Les Parshendis se préparent à se retirer, déclara Dalinar.

— Ils n’en ont pas l’air.

— Ils veulent de l’espace pour respirer, répondit Dalinar en interprétant le tourbillon des combats en contrebas. Ils ont pratiquement recueilli le cœur-de-gemme. Ils vont continuer à faire pression, mais se retirer rapidement autour de la chrysalide afin de gagner du temps pour la collecte finale. C’est ce que vous devez empêcher.

Les Parshendis s’élancèrent vers l’avant.

— C’est moi qui ai joué les éclaireurs sur cette course, déclara Aladar. D’après vos propres règles, j’aurai le dernier mot quant à notre tactique.

— Je ne fais qu’observer, répliqua Dalinar. Aujourd’hui, je ne commande même pas à ma propre armée. Vous pouvez choisir votre tactique, je ne m’en mêlerai pas.

Aladar réfléchit un instant, puis jura tout bas.

— Partez du principe que Dalinar a raison. Préparez les hommes à une retraite des Parshendis. Envoyez une force d’assaut sécuriser la chrysalide, qui devrait s’être pratiquement ouverte.

Les généraux établirent une nouvelle tactique, et des messagers se précipitèrent pour transmettre leurs ordres. Aladar et Dalinar regardèrent, côte à côte, les Parshendis avancer. Leur chant s’élevait au-dessus du champ de bataille.

Puis ils se retirèrent en prenant soin, comme toujours, d’enjamber respectueusement les cadavres. Les troupes humaines, qui s’y étaient préparées, se précipitèrent à leur suite. Menée par Adolin en Cuirasse luisante, une force d’assaut de nouveaux soldats perça la ligne parshendie et atteignit la chrysalide. D’autres soldats humains s’engouffrèrent par la brèche qu’ils venaient d’ouvrir, repoussant les Parshendis vers les flancs, transformant leur retraite en véritable catastrophe sur un plan tactique.

En l’espace de quelques minutes, les Parshendis abandonnèrent le plateau et s’enfuirent en sautant par-dessus les gouffres.

— Damnation, commenta tout bas Aladar. Je déteste que vous soyez si doué.

Dalinar plissa les yeux et remarqua que quelques-uns des Parshendis en fuite s’arrêtaient sur un plateau proche du champ de bataille. Ils s’y attardèrent, bien qu’une grande partie de leurs effectifs poursuivent leur retraite.

Dalinar fit signe à l’un des serviteurs d’Aladar de lui tendre une lunette, puis il l’éleva et se concentra sur ce groupe. Une silhouette se dressait au bord du plateau, vêtue d’une armure scintillante.

Le Porte-Éclat parshendi, songea-t-il. Celui de la bataille de la Tour. Il a failli me tuer.

Dalinar ne se rappelait pas grand-chose de cet affrontement. Il était pratiquement inconscient vers la fin. Ce Porte-Éclat n’avait pas participé à la bataille aujourd’hui. Pourquoi donc ? Avec un Porte-Éclat, ils auraient certainement pu ouvrir la chrysalide plus tôt.

Dalinar sentit s’ouvrir un gouffre dérangeant à l’intérieur de lui. Ce simple détail, le Porte-Éclat en train d’observer le combat, modifiait totalement sa compréhension de la bataille. Il croyait avoir déchiffré ce qui se passait, mais il comprenait à présent que les tactiques de l’ennemi étaient plus obscures qu’il ne l’avait cru.

— Certains d’entre eux sont-ils toujours là-dehors ? demanda Aladar. En train de nous observer ?

Dalinar hocha la tête et baissa sa lunette.

— Ont-ils déjà fait ça lors d’autres batailles que vous avez livrées ?

Dalinar fit signe que non.

Aladar réfléchit un moment, puis ordonna à ses hommes présents sur le plateau de demeurer sur le qui-vive, avec des éclaireurs postés de manière à guetter un retour surprise des Parshendis.

— Merci, ajouta Aladar à contrecœur en se tournant vers Dalinar. Vos conseils se sont révélés judicieux.

— Vous m’avez fait confiance en matière de tactique, lui dit Dalinar en se tournant vers lui. Pourquoi ne pas essayer de vous fier à mon jugement de ce qui vaut le mieux pour ce royaume ?

Aladar l’étudia. Derrière, des soldats poussaient des cris victorieux et Adolin dégageait le cœur-de-gemme de la chrysalide. D’autres se déployaient pour guetter une riposte, mais aucune ne survint.

— J’aimerais pouvoir, Dalinar, déclara enfin Aladar. Mais ce n’est pas vous qui posez problème ; ce sont les autres hauts-princes. Je pourrais vous faire confiance, mais à eux, jamais. Vous me demandez de me mettre beaucoup trop en danger. Les autres me feraient ce que Sadeas vous a fait sur la Tour.

— Et si je parvenais à les faire changer d’avis ? Si j’arrivais à vous prouver qu’ils méritent votre confiance ? Si je réussissais à changer la direction de ce royaume, et de cette guerre ? Me suivrez-vous alors ?

— Non, répondit Aladar. Je suis désolé.

Il se détourna et demanda qu’on lui amène son cheval.

Le trajet du retour fut sinistre. Ils avaient remporté le combat du jour, mais Aladar gardait ses distances. Comment Dalinar pouvait-il être doué pour accomplir tant de choses, et demeurer cependant incapable de convaincre des hommes comme Aladar ? Et que fallait-il déduire du fait que les Parshendis changent de tactique sur le champ de bataille et décident de ne pas engager leur Porte-Éclat ? Avaient-ils trop peur de perdre leur Lame et leur Cuirasse ?

Lorsque Dalinar rejoignit enfin son abri fortifié dans le camp de guerre (après s’être occupé de ses hommes et avoir envoyé un rapport au roi), il trouva une lettre qu’il n’attendait pas.

Il envoya chercher Navani afin qu’elle la lui lise. Dalinar patienta dans son bureau privé, regardant fixement le mur où avaient été inscrits ces glyphes étranges. On les avait poncés pour masquer les éraflures, mais la zone plus pâle de la pierre en disait long.

Soixante-deux jours.

Soixante-deux jours pour trouver une réponse. Enfin, soixante à présent. C’était peu pour sauver un royaume, pour se préparer au pire. Les ardents qualifieraient la prophétie de farce dans le meilleur des cas, de blasphème dans le pire. Il était interdit de prédire l’avenir ; ces choses-là appartenaient aux Néantifères. Même les jeux de hasard étaient suspects, car ils incitaient les hommes à tenter de deviner ce qui allait advenir.

Il y croyait, malgré tout. Car il soupçonnait sa propre main d’avoir écrit ces mots.

Navani arriva et parcourut la lettre, puis se mit à la lire tout haut. Elle s’avéra provenir d’un vieil ami qui arriverait bientôt dans les Plaines Brisées – et qui apporterait peut-être une solution à ses problèmes.

« Je préfère croire que, si je n’avais été sous l’influence du chagrin, j’aurais compris plus tôt l’imminence du danger. Mais, en toute franchise, je ne suis pas sûre que nous aurions pu faire quoi que ce soit. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jesesach 1174.

Kaladin fut le premier à descendre au fond des gouffres, comme il en avait le droit.

Ils se servaient d’une échelle, comme ils l’avaient fait dans l’armée de Sadeas. Ces engins-là étaient traîtres avec leurs cordes effilochées et tachées de mousse, leurs planches abîmées par de trop nombreuses tempêtes. Kaladin n’avait jamais perdu un seul homme à cause de ces bourrasques d’échelles, mais il l’avait toujours redouté.

Celle-ci était flambant neuve. Il le savait avec certitude car Rind, l’intendant, s’était gratté la tête lorsqu’il avait formulé cette requête, puis l’avait fait construire selon les spécifications de Kaladin. Elle était robuste et bien conçue, comme l’armée de Dalinar elle-même.

Kaladin sauta pour atteindre le fond. Syl descendit en voltigeant et atterrit sur son épaule tandis qu’il étudiait le fond du gouffre à la lueur d’une sphère. À lui seul, ce brôme de saphir valait davantage que la totalité de son salaire d’homme de pont.

Dans l’armée de Sadeas, les gouffres avaient été une destination fréquente pour les hommes de pont. Kaladin ignorait toujours s’il s’était agi de récupérer toutes les ressources possibles des Plaines Brisées, ou plutôt de confier une tâche abrutissante aux hommes de pont pour les occuper entre deux courses, contribuant ainsi à briser leur volonté.

Ici, cependant, le fond du gouffre était intact. Il n’y avait pas de chemins taillés à travers l’enchevêtrement de résidus des tempêtes sur le sol, et il n’y avait ni messages ni instructions gravés dans les murs couverts de lichen. Comme les autres gouffres, celui-ci s’ouvrait tel un vase, plus large à sa base qu’en son sommet craquelé – conséquence de l’afflux des eaux lors des tempêtes majeures. Le sol était relativement plat, lissé par les dépôts de crémon durci.

Tandis qu’il avançait, Kaladin dut se frayer un chemin parmi toutes sortes de débris. Des branches cassées et des bûches provenant d’arbres que le vent avait apportés de partout dans les Plaines. Des coquilles de boutons-de-roche fendues. D’innombrables enchevêtrements de lianes séchées, enroulées les unes autour des autres comme de la ficelle abandonnée.

Et des cadavres, bien entendu.

Un grand nombre de corps atterrissaient dans les gouffres. Chaque fois que des hommes perdaient leur combat visant à s’emparer d’un plateau, ils devaient se retirer en laissant leurs cadavres derrière eux. Nom des bourrasques ! Sadeas en laissait souvent derrière lui lorsqu’il gagnait – sans parler des hommes de pont blessés qu’il abandonnait même lorsqu’on aurait pu les sauver.

Après une tempête majeure, les morts atterrissaient ici, dans les gouffres. Et puisque les tempêtes soufflaient vers l’ouest, vers les camps de guerre, les corps se retrouvaient charriés par ici. Kaladin avait du mal à avancer sans marcher sur des os pris dans le feuillage accumulé sur le sol du gouffre.

Il progressa aussi respectueusement qu’il le put tandis que Roc atteignait le fond derrière lui et prononçait tout bas une phrase dans sa langue natale. Kaladin ignorait s’il s’agissait d’un juron ou d’une prière. Syl quitta son épaule pour voleter dans les airs, puis décrivit un arc de cercle jusqu’au sol. Là, elle adopta ce qu’il considérait comme sa forme véritable, celle d’une jeune femme vêtue d’une robe simple qui se transformait en brume juste en dessous des genoux. Elle se percha sur une branche et regarda fixement un fémur qui saillait de la mousse.

Elle n’aimait pas la violence. Il ne savait pas trop, encore maintenant, si elle comprenait la mort. Elle en parlait comme un enfant cherchant à saisir quelque chose qui le dépassait.

— Quelle pagaille, commenta Teft tandis qu’ils atteignaient le fond. Bah ! Cet endroit n’a jamais été entretenu de quelque manière que ce soit.

— C’est un tombeau, répliqua Roc. Nous marchons dans un tombeau.

— Tous les gouffres sont des tombeaux, observa Teft dont la voix résonna dans cet espace humide et froid. Celui-ci n’est qu’une tombe en désordre.

— Difficile de trouver quoi que ce soit d’ordonné dans la mort, Teft, répondit Kaladin.

Teft grommela puis s’en alla saluer les nouvelles recrues tandis qu’elles atteignaient le fond. Moash et Skar surveillaient Dalinar et ses fils qui assistaient à un festin de pâles-iris – que Kaladin était ravi d’éviter. À la place, il avait accompagné Teft ici.

Ils furent rejoints par les quarante hommes de pont (deux provenant de chaque équipe réorganisée) que Teft formait dans l’espoir qu’ils deviennent de bons sergents pour leurs propres équipes.

— Regardez bien, jeunes gens, leur dit Teft. Voilà d’où nous venons. C’est pour cette raison que certains nous appellent « l’ordre des os ». Nous n’allons pas vous faire subir tout ce que nous avons subi nous-mêmes, et vous devriez vous en réjouir ! Nous aurions pu être emportés par une tempête majeure à tout moment. Maintenant que nous avons les fulgiciens de Kholin pour nous guider, nous allons courir un risque bien moins grand – et nous allons rester près de la sortie, au cas où…

Kaladin croisa les bras et regarda Teft donner des instructions tandis que Roc tendait aux hommes des lances d’entraînement. Teft lui-même ne portait pas de lance et, bien qu’il soit plus petit que les hommes de pont qui s’étaient rassemblés autour de lui, vêtus d’uniformes de soldats très simples, ils semblaient sincèrement intimidés.

Tu t’attendais à quoi d’autre ? songea Kaladin. Ce sont des hommes de pont. Il suffirait d’un vent un peu violent pour les faire rentrer sous terre.

Malgré tout, Teft semblait totalement maître de la situation, et parfaitement à son aise. Tout était à sa place. Quelque chose dans tout ça était… à sa place.

Une nuée de petits orbes luisants se matérialisa autour de la tête de Kaladin, des sprènes en forme de sphères dorées qui filaient de droite à gauche. Il sursauta et les étudia. Des sprènes de gloire. Saintes bourrasques, il lui semblait n’avoir rien vu de tel depuis des années.

Syl s’éleva dans les airs et les rejoignit, ricanant et tournoyant autour de la tête de Kaladin.

— Tu te sens fier de toi-même ?

— Teft, répondit Kaladin. C’est un vrai chef.

— Évidemment. Tu lui as donné ce titre, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Kaladin. Je ne le lui ai pas donné ; il se l’est lui-même attribué. Viens, marchons un peu.

Elle hocha la tête, atterrit dans les airs et se posa, les jambes croisées au niveau des genoux comme si elle s’asseyait bien sagement dans un fauteuil invisible. Elle resta suspendue là, avançant exactement au même rythme que lui.

— Tu renonces encore à faire semblant d’obéir aux lois naturelles, je vois, commenta-t-il.

— Les lois naturelles ? répéta Syl, qui sembla trouver ce concept amusant. Les lois sont faites par les hommes, Kaladin. La nature n’en possède pas !

— Si je lance quelque chose vers le haut, il retombe.

— Sauf quand il ne le fait pas.

— C’est une loi.

— Non, s’entêta Syl, regardant vers le haut. C’est plutôt comme… un accord entre amis.

Il se tourna vers elle, haussant un sourcil.

— Nous devons nous montrer cohérents, dit-elle en se penchant vers lui d’un air conspirateur. Autrement, nous allons vous faire éclater la cervelle.

Il ricana et contourna un tas d’os et de branches transpercé d’une lance rongée par la rouille. L’ensemble ressemblait à un monument.

— Oh, allez, déclara Syl en rejetant ses cheveux en arrière. Ça méritait au moins un gloussement de rire.

Kaladin continua à marcher.

— Un ricanement n’est pas un gloussement de rire, poursuivit Syl. Je le sais parce que je suis intelligente et que je m’exprime bien. Tu devrais me complimenter sur-le-champ.

— Dalinar Kholin veut reformer les Chevaliers Radieux.

— Oui, répondit-elle d’un air hautain, suspendue au coin de son champ de vision. Quelle idée brillante. Je regrette de ne pas y avoir pensé.

Elle afficha un rictus triomphant, puis se renfrogna.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en se retournant vers elle.

— Tu n’as jamais trouvé ça injuste, riposta-t-elle, que les sprènes ne soient pas capables d’attirer les sprènes ? Je devrais vraiment avoir mes propres sprènes de gloire.

— Je dois protéger Dalinar, répliqua Kaladin, ignorant ses doléances. Et non seulement lui, mais aussi sa famille, peut-être le roi lui-même. Bien que je n’aie pas réussi à empêcher que quelqu’un s’infiltre dans les appartements de Dalinar. (Il ne comprenait toujours pas comment quelqu’un y était parvenu. À moins qu’il ne se soit pas agi d’une personne.) Est-il possible qu’un sprène ait tracé ces glyphes sur le mur ?

Syl avait déjà transporté une feuille. Elle possédait une sorte de forme physique, simplement très vague.

— Je ne sais pas, dit-elle en jetant un coup d’œil sur le côté. J’ai vu…

— Quoi donc ?

— Des sprènes pareils à des éclairs rouges, répondit-elle tout bas. Des sprènes dangereux, que je n’avais encore jamais vus. Je les entrevois au loin, de temps à autre. Des sprènes de tempête ? Quelque chose de dangereux approche effectivement. Les glyphes ont raison sur ce point.

Il médita cette réponse un moment, puis s’arrêta enfin pour la regarder.

— Syl, est-ce qu’il y en a d’autres comme moi ?

Le visage de Syl devint grave.

— Ah.

— Comment ça, « ah » ?

— Ah, cette question-.

— Alors tu t’y attendais ?

— Oui. Plus ou moins.

— Donc, tu as eu largement le temps de réfléchir à une réponse appropriée, reprit Kaladin, qui croisa les bras et se laissa aller en arrière contre une portion à peu près sèche de la paroi. Ça me pousse à me demander si tu as trouvé une explication sérieuse ou un mensonge sérieux.

— Un mensonge ? répéta Syl, atterrée. Kaladin ! Pour quoi est-ce que tu me prends ? Une Cryptique ?

— Qu’est-ce que c’est qu’un Cryptique ?

Syl, toujours perchée comme sur un fauteuil, se redressa bien droit et inclina la tête.

— En réalité… je n’en sais rien. Tiens.

— Syl…

— Je suis sérieuse, Kaladin ! Je n’en sais rien. Je ne m’en souviens pas.

Elle agrippa ses propres cheveux, une touffe de blancheur translucide dans chaque main, et tira sur les côtés.

Il fronça les sourcils, puis tendit le doigt.

— Ce…

— J’ai vu une femme faire ça au marché, répondit Syl, tirant de nouveau ses cheveux vers les côtés. Ça veut dire que je suis frustrée. Je crois que c’est censé faire mal. Donc… ouille ? Enfin bref, ce n’est pas que je n’aie pas envie de te révéler ce que je sais. Si, j’en ai envie ! Simplement… je ne sais pas ce que je sais.

— Ça n’a aucun sens.

— Alors imagine à quel point c’est frustrant !

Kaladin soupira, puis se remit en marche le long du gouffre, dépassant des flaques d’eau stagnante encombrées de débris. Quelques boutons-de-roche hardis et rachitiques, dispersés ici et là, poussaient le long d’un des murs du gouffre. Ils ne devaient pas disposer de beaucoup de lumière ici.

Il inspira profondément ces parfums de vie féconde, mousse et moisissure. Ici, la plupart des cadavres n’étaient guère plus que des ossements, même s’il contourna une zone grouillant de sprènes de pourriture en forme de points rouges. Juste à côté, un groupe de freluches agitaient dans l’air leurs délicates frondes en éventail où dansaient des sprènes de vie à l’apparence de petits grains verts. Dans les gouffres, vie et mort se serraient la main.

Il explora plusieurs embranchements. Il trouvait très curieux de ne pas connaître cette zone ; il avait appris à connaître les gouffres les plus proches du camp de Sadeas mieux que le camp lui-même. Tandis qu’il marchait, le gouffre s’approfondit et la zone s’élargit. Il traça quelques marques sur le mur.

Le long d’un embranchement, il trouva une zone circulaire dégagée qui comportait très peu de débris. Il en prit note puis revint sur ses pas et marqua de nouveau le mur avant d’emprunter un autre croisement. Enfin, ils pénétrèrent dans un autre endroit où le gouffre s’élargissait pour former un espace plus vaste.

— C’était dangereux de venir ici, déclara Syl.

— Dans les gouffres ? demanda Kaladin. Il ne peut pas y avoir de démons des gouffres si près des camps.

— Non, je voulais dire pour moi, de venir dans ce royaume avant de te trouver. C’était dangereux.

— Où étais-tu, avant ça ?

— Dans un autre endroit. Avec beaucoup de sprènes. Je ne m’en souviens pas très bien… il y avait des lumières dans les airs. Des lumières vivantes.

— Comme des sprènes de vie.

— Oui. Et non. Venir ici, c’était risquer la mort. Sans toi, sans un esprit né de ce royaume-ci, je n’étais pas capable de pensée. Seule, je n’étais qu’un sprène du vent comme tant d’autres.

— Mais tu n’es pas un sprène du vent, observa Kaladin en s’agenouillant près d’une grande flaque d’eau. Tu es un sprène d’honneur.

— Oui, répondit Syl.

Kaladin referma la main sur sa sphère, plongeant cet espace immense dans une quasi-obscurité. Il faisait jour à la surface, mais cette bande de ciel lointaine, inaccessible…

Les monticules de déchets charriés par les crues furent engloutis par les ombres qui semblèrent quasiment leur donner de nouveau chair. Des tas d’os prirent l’apparence de bras flasques, de corps empilés très haut. L’espace d’un instant, Kaladin se rappela. Il se revit charger en criant vers des rangs d’archers parshendis. Il revit ses amis mourir sur des plateaux stériles et se débattre dans leur propre sang.

Le fracas des sabots sur la pierre. Les psalmodies incongrues dans une langue étrangère. Les cris des hommes, pâles-iris comme sombres-iris. Un monde qui ne se souciait guère des hommes de pont. Ils étaient des déchets. Des offrandes à jeter dans les gouffres pour que les crues purificatrices les emportent.

C’était ici leur véritable foyer, ces fissures dans la terre, ces endroits plus bas que tous les autres. Tandis que ses yeux s’habituaient à la pénombre, ces souvenirs de mort s’évanouirent, même s’il n’en serait jamais libéré. Il porterait à jamais ces cicatrices dans sa mémoire comme celles, nombreuses, qui marquaient sa chair. Comme celles qu’il portait sur le front.

La flaque située devant lui brillait d’un éclat violet intense. Il l’avait remarquée un peu plus tôt mais, à la lumière de sa sphère, ç’avait été plus difficile à distinguer. Une fois plongée dans la pénombre, la flaque pouvait révéler son éclat irréel.

Syl atterrit au bord de la flaque sous l’apparence d’une femme qui se tenait sur le rivage d’un océan. Kaladin fronça les sourcils et se pencha pour l’inspecter de plus près. Elle paraissait… différente. Son visage avait-il changé de forme ?

— Oui, chuchota Syl, il en existe d’autres comme toi. Je ne les connais pas mais je sais que d’autres sprènes essaient, à leur propre façon, de retrouver ce qui fut perdu.

Quand elle leva les yeux vers lui, son visage avait repris sa forme familière. Ce changement fugace avait été si subtil que Kaladin crut l’avoir imaginé.

— Je suis le seul sprène d’honneur qui soit venu, poursuivit-elle. Je… (Elle semblait lutter pour se rappeler.) On me l’a interdit. Je suis venue quand même. Pour te trouver.

— Tu me connaissais ?

— Non. Mais je savais que je te trouverais. (Elle sourit.) J’ai passé le temps avec mes cousins, à te chercher.

— Les sprènes du vent.

— Sans le lien, je suis presque exactement comme eux, répondit-elle, même s’ils n’ont pas la capacité de faire ce que nous faisons. Et ce que nous faisons est important. Tellement important que j’ai tout abandonné, en défiant le Père-des-tempêtes, pour venir ici. Tu l’as vu. Dans la tempête.

Les poils se dressèrent sur les bras de Kaladin. Il avait en effet distingué un être dans la tempête. Un visage aussi vaste que le ciel lui-même. Quoi qu’ait pu être cette créature – sprène, Héraut ou dieu –, elle n’avait pas tempéré ses bourrasques pour Kaladin lors de cette journée qu’il avait passée pendu aux tempêtes.

— On a besoin de nous, Kaladin, déclara Syl tout bas.

Elle lui fit signe, et il baissa la main vers le rivage du minuscule océan violet qui luisait doucement dans le gouffre. Elle grimpa sur sa main et il se redressa en la soulevant avec lui.

Elle marcha le long de ses phalanges et il ressentit un léger poids, ce qui était inhabituel. Il retourna la main, où elle s’avança jusqu’à se retrouver perchée sur un de ses doigts, mains jointes derrière le dos, et elle croisa son regard lorsqu’il leva ce doigt devant son visage.

— Toi, reprit Syl, tu vas devoir devenir ce que Dalinar Kholin recherche. Ne le laisse pas chercher en vain.

— Ils me le reprendront, Syl, chuchota Kaladin. Ils trouveront un moyen de te reprendre à moi.

— Ne dis pas ça. Tu sais que ce sont des bêtises.

— Je le sais bien, mais j’ai le sentiment que ce n’en sont pas. Ils m’ont brisé, Syl. Je ne suis pas ce que tu crois. Je ne suis pas un Radieux.

— Ce n’est pas ce que j’ai vu, répondit Syl. Sur le champ de bataille, après la trahison de Sadeas, quand les hommes étaient pris au piège, abandonnés… Ce jour-là, j’ai vu un héros.

Il la fixa droit dans les yeux. Elle possédait des pupilles, bien qu’elles ne soient constituées que de différentes nuances de blanc et de bleu, comme le reste de sa personne. Elle dégageait un éclat plus doux que la plus faible des sphères, mais il suffisait à éclairer la peau de Kaladin. Elle souriait et semblait lui porter une confiance absolue.

Il aurait aimé pouvoir en dire autant.

— Je vais essayer, chuchota Kaladin – une promesse.

— Kaladin ?

La voix était celle de Roc, avec son accent mangecorne caractéristique. Il prononçait son nom en accentuant la dernière syllabe.

Syl s’éloigna de la main de Kaladin en voletant et se transforma en ruban lumineux pour se diriger vers Roc. Ce dernier lui témoigna du respect à la manière des Mangecorne, touchant ses deux épaules d’une main avant de la lever vers son front. Syl gloussa de rire ; en quelques secondes, sa profonde gravité avait cédé la place à une joie de petite fille. Syl n’était peut-être qu’une cousine des sprènes du vent, mais elle partageait visiblement leur nature espiègle.

— Roc, dit Kaladin en le saluant d’un signe de tête, avant de plonger la main dans la flaque. (Il en tira un brôme d’améthyste qu’il éleva dans les airs. Quelque part dans les Plaines, un pâle-iris était mort avec cette sphère dans sa poche.) Ce serait une fortune si nous étions encore des hommes de pont.

— Nous le sommes toujours, répondit Roc en s’approchant, avant de lui prendre la sphère. Et c’est toujours une fortune. Ha ! Les épices qu’ils nous laissent réquisitionner sont tuma’alki ! J’ai promis de ne plus servir de crottin aux hommes, mais c’est dur, alors que les soldats sont habitués à de la nourriture qui ne vaut guère mieux. (Il leva la sphère devant ses yeux.) Je vais l’utiliser pour acheter mieux, hein ?

— Oui, acquiesça Kaladin.

Syl atterrit sur l’épaule de Roc et s’y assit sous la forme d’une jeune femme.

Roc l’étudia et tenta de faire une révérence vers sa propre épaule.

— Syl, lança Kaladin, arrête de le tourmenter.

— Mais c’est tellement marrant !

— Soyez louée pour l’aide que vous nous apportez, mafah’liki, déclara Roc à la sprène. Je tolérerai tout ce que vous souhaitez de moi. Et maintenant que je suis libre, je peux vous créer un autel adéquat.

— Un autel ? demanda Syl, qui ouvrit de grands yeux. Ooooh.

— Syl, arrête ! insista Kaladin. Roc, j’ai vu un bon endroit où entraîner les hommes. Il se trouve quelques embranchements en arrière. J’ai laissé une marque sur les murs.

— Oui, nous avons vu cette chose, répondit Roc. Teft y a conduit les hommes. C’est étrange. Cet endroit est effrayant ; c’est un endroit où personne ne vient, et cependant, les nouvelles recrues…

— Elles commencent à s’ouvrir, devina Kaladin.

— Oui. Comment avez-vous su que cette chose allait se produire ?

— Ils étaient là, affirma Kaladin. Dans le camp de guerre de Sadeas, lorsqu’on nous a affectés exclusivement à la corvée de gouffre. Ils ont vu ce dont nous étions capables, et ont entendu parler de notre entraînement dans ces gouffres. En les amenant ici, nous les invitons à nous rejoindre. C’est une sorte d’initiation.

Teft avait eu du mal à intéresser les anciens hommes de pont à l’entraînement. Le vieux soldat tempêtait constamment contre eux. Puisqu’ils avaient préféré rester avec Kaladin plutôt que d’être libres, pourquoi refusaient-ils d’apprendre ?

Il avait fallu qu’on les y invite. Et pas seulement avec des mots.

— Enfin bref, reprit Roc. C’est Sigzil qui m’envoie. Il souhaite savoir si vous êtes prêt à mettre vos pouvoirs à l’épreuve.

Kaladin prit une profonde inspiration, regarda Syl, puis hocha la tête.

— Oui. Faites-le entrer. Nous pouvons faire ça ici.

— Ha ! Enfin. Je vais le chercher.

SIX

ANS

PLUS

TÔT

Le monde avait pris fin, par la faute de Shallan.

— Fais comme si ça ne s’était jamais produit, chuchota son père. (Il essuya quelque chose sur la joue de sa fille. Son pouce y cueillit une trace rouge.) Je vais te protéger.

La pièce était-elle en train de trembler ? Non, c’était Shallan qui tremblait. Elle se sentait si petite. Elle croyait autrefois qu’on était âgé à onze ans. Mais elle n’était encore qu’une enfant. Si petite.

Elle leva les yeux vers son père et frissonna. Elle ne pouvait pas cligner des yeux ; ses paupières étaient figées en position ouverte.

Papa se mit à murmurer, retenant ses larmes.

— Au cœur des gouffres et de la nuit, dors mon enfant joli…

Une berceuse familière qu’il lui avait souvent chantée. Derrière lui, dans la pièce, des cadavres plongés dans l’obscurité s’étalaient sur le sol. Un tapis rouge qui avait été blanc.

— Dans ton berceau de froide pierre à l’abri des éclairs…

Papa la prit dans ses bras et elle sentit sa peau fourmiller. Non, cette affection-là n’était pas normale. Personne ne devrait aimer un monstre. Un monstre qui tuait, qui massacrait. Non.

Elle ne pouvait pas bouger.

— Voici venir les vents d’orage mais ne crains rien, mon enfant sage…

Papa porta Shallan par-dessus le corps d’une femme en bleu et or. Il n’y avait pas beaucoup de sang sur elle ; c’était l’homme qui saignait. Maman reposait face contre terre, de sorte que Shallan ne puisse voir ses yeux. Ces yeux abominables.

Shallan parvenait presque à se convaincre que cette berceuse mettrait fin au cauchemar. Que c’était la nuit, qu’elle s’était réveillée en hurlant et que son père chantait pour l’endormir…

— Car le vent te bercera, chassant la peur et l’effroi…

Ils passèrent devant le coffre-fort de Papa, intégré au mur. Il brillait d’un éclat vif, car de la lumière s’échappait par les interstices autour de la porte close. Le coffre renfermait un monstre.

— À la lueur bénie des cristaux, tu dormiras bientôt.

Portant Shallan dans ses bras, Papa quitta la pièce et referma la porte sur les cadavres.

« Il est, cependant, tout à fait compréhensible que nous nous soyons concentrés sur Sadeas. Sa trahison était encore récente, et j’en voyais chaque jour la marque en passant devant des baraquements vides et des veuves éplorées. Nous savions que Sadeas, dans son orgueil, ne se contenterait pas de ces massacres. Il tramait autre chose. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jesesach 1174.

Shallan se réveilla plus ou moins au sec, étendue sur une pierre irrégulière qui saillait de l’océan. Les vagues lui léchaient les orteils, bien qu’elle les sente à peine dans son engourdissement. Avec un geignement, elle leva la joue du granit humide. Il y avait de la terre non loin de là, et le ressac y déferlait avec un grondement sourd. De l’autre côté, elle ne vit que la mer se déployant à perte de vue.

Elle avait froid et sa tête était parcourue d’élancements comme si elle l’avait cognée plusieurs fois contre un mur, mais elle était en vie, sans bien comprendre comment. Elle leva la main pour frotter le sel séché qui lui démangeait le front et fut prise d’une quinte de toux épuisée. Ses cheveux collaient à sa joue et sa robe était tachée par l’eau et les algues déposées sur les rochers.

Comment… ?

Puis elle vit une grande coquille brune dans l’eau, presque invisible, qui se déplaçait vers l’horizon. Le santhide.

Elle se leva en titubant et s’accrocha à la pointe de son perchoir rocheux. Sonnée, elle regarda la créature jusqu’à ce qu’elle ait disparu.

Quelque chose bourdonnait derrière elle. Motif avait repris sa forme habituelle à la surface de la mer bouillonnante, translucide, comme s’il était lui-même une petite vague.

— Est-ce que… (Elle toussa, s’éclaircit la voix, puis s’assit sur le rocher en geignant.) Est-ce que quelqu’un d’autre s’en est sorti ?

— Sorti ? demanda Motif.

— D’autres gens. Les marins. Est-ce qu’ils se sont échappés ?

— Pas certain, répondit Motif de sa voix bourdonnante. Navire… parti. Éclaboussures. Rien vu.

— Le santhide. Il m’a secourue.

Comment la créature avait-elle su quoi faire ? Étaient-elles intelligentes ? Se pouvait-il qu’elle ait, d’une manière ou d’une autre, communiqué avec elle ? Avait-elle manqué une occasion de…

Elle faillit éclater de rire lorsqu’elle comprit la direction que prenaient ses pensées. Elle avait failli se noyer, Jasnah était morte, l’équipage du Plaisir du vent avait sans doute été massacré ou englouti par la mer ! Et au lieu de pleurer leur perte ou de s’émerveiller d’avoir survécu, Shallan se lançait dans des conjectures d’érudite ?

C’est comme ça que tu fonctionnes, l’accusa une partie d’elle profondément enfouie. Tu cherches à te distraire. Tu refuses de penser à ce qui te dérange.

Mais c’était ainsi qu’elle avait survécu.

Shallan s’entoura de ses deux bras pour se réchauffer sur son perchoir rocheux et contempla l’océan. Il fallait qu’elle regarde la vérité en face. Jasnah était morte.

Jasnah était morte.

Shallan avait envie d’éclater en sanglots. Une femme si brillante, si incroyable, avait simplement… disparu. Jasnah essayait de sauver les autres, de protéger le monde lui-même. Et on l’avait tuée pour cette raison. Hébétée par la soudaineté de ce qui venait de se produire, Shallan resta simplement assise là, frissonnante, à fixer l’océan. Son esprit lui semblait aussi engourdi que ses pieds.

Un abri. Il lui fallait un abri… n’importe lequel. Les marins, les recherches de Jasnah, étaient un sujet d’inquiétude moins immédiat. Shallan était échouée sur un rivage presque entièrement inhabité, dans une région qui gelait la nuit. La marée s’était lentement retirée, et l’interstice séparant Shallan du rivage n’était plus aussi large que précédemment. Une bonne chose, car elle ne savait pas réellement nager.

Elle s’obligea à bouger, bien qu’il lui soit aussi difficile de soulever ses membres que de déplacer des troncs d’arbres tombés à terre. Elle serra les dents et se glissa dans l’eau. Elle sentait son froid mordant. Elle n’était donc pas totalement engourdie.

— Shallan ? demanda Motif.

— On ne peut pas rester assis ici éternellement, répondit-elle en s’accrochant au rocher pour descendre jusque dans l’eau.

Quand ses pieds touchèrent de la pierre en dessous, elle osa lâcher prise et se dirigea vers la terre en nageant à moitié, soulevant des gerbes d’éclaboussures.

Il lui sembla avaler presque toute la baie tandis qu’elle luttait contre les vagues glaciales jusqu’à ce qu’elle parvienne enfin à marcher. Les cheveux et la robe ruisselants, prise d’une quinte de toux, elle s’avança en titubant sur le rivage sablonneux, puis tomba à genoux. Ici, le sol était jonché d’une douzaine de variétés d’algues qui se tortillaient sous ses pieds et se retiraient, glissantes et visqueuses. Des crémillons et des crabes plus grands filaient dans tous les sens et certains, près d’elle, émettaient des claquements dans sa direction comme pour la repousser.

Engourdie, elle mesura l’ampleur de son épuisement en s’apercevant qu’elle n’avait même pas pensé, avant de quitter le rocher, aux prédateurs marins sur lesquels elle avait lu : une dizaine d’espèces différentes de grands crustacés qui ne seraient que trop ravis d’avoir une jambe à arracher et à mâchonner. Des sprènes de peur jaillirent soudain du sable en se tortillant, pareils à des limaces violettes.

Elle se sentit très bête. C’était maintenant qu’elle avait peur ? Après avoir nagé ? Les sprènes s’évanouirent rapidement.

Shallan lança un coup d’œil en arrière à son perchoir rocheux. Le santhide n’était sans doute pas parvenu à la déposer plus près, car l’eau devenait trop peu profonde. Père-des-tempêtes, quelle chance elle avait d’être en vie.

Malgré son anxiété croissante, Shallan s’agenouilla et traça un charme glyphique dans le sable en guise de prière. Elle n’avait pas les moyens de le brûler. Pour l’heure, il lui fallait partir du principe que le Tout-Puissant l’accepterait. Elle baissa la tête et resta assise dans une posture de déférence le temps de dix battements de cœur.

Puis elle se leva et, gardant espoir malgré tout, se mit à chercher d’autres survivants. Cette partie du rivage était ponctuée de criques et de plages en grand nombre. Elle remit à plus tard sa recherche d’un abri et se contenta, pour l’heure, de suivre un long moment le littoral. La plage était composée d’un sable plus grossier qu’elle ne s’y attendait. Il ne correspondait pas du tout aux récits idylliques qu’elle avait lus et crissait de manière désagréable sous ses orteils lorsqu’elle marchait. Il se soulevait à ses côtés en une forme mouvante car Motif lui emboîtait le pas, bourdonnant d’un air inquiet.

Shallan longea des branches et même des fragments de bois qui provenaient peut-être de navires. Elle ne vit personne et ne trouva aucune empreinte de pas. Tandis que le jour s’étirait, elle renonça et s’assit sur une pierre usée par les intempéries. Ses cheveux étaient dans le désordre le plus total. Sa sage-bourse contenait quelques sphères, mais aucune n’était infusée. Elles ne lui serviraient à rien à moins qu’elle ne trouve la civilisation.

Du bois à brûler, songea-t-elle. Elle allait en rassembler et faire un feu. Dans la nuit, d’autres survivants le verraient peut-être.

À moins qu’il n’attire des pirates, des bandits ou même les assassins qui s’étaient trouvés à bord du navire, s’ils avaient survécu.

Shallan grimaça. Qu’allait-elle faire ?

D’abord un petit feu pour te tenir chaud, décida-t-elle. Protège-le, puis guette d’autres feux dans la nuit. Si tu en repères un, essaie de l’inspecter sans trop t’approcher.

Un plan très judicieux, si ce n’est qu’elle avait passé toute sa vie dans un somptueux manoir avec des serviteurs qui allumaient le feu pour elle. Elle n’en avait jamais fait naître un dans une cheminée, encore moins en pleine nature.

Nom des bourrasques… elle aurait de la chance si elle ne mourait pas de froid. Ou de faim. Que ferait-elle quand une tempête majeure éclaterait ? Quand la prochaine devait-elle avoir lieu ? Le lendemain soir ? Ou bien le surlendemain ?

— Venez ! s’exclama Motif.

Il vibrait dans le sable. Des grains se mirent à trembler tandis qu’il parlait, jaillissant dans les airs puis retombant autour de lui. J’ai déjà vu ça…, se dit Shallan, pensive. Du sable sur une plaque. Kabsal

— Venez ! répéta Motif avec plus d’insistance.

— Qu’y a-t-il ? demanda Shallan en se levant. (Nom des foudres, quelle fatigue. Elle avait le plus grand mal à bouger.) Tu as trouvé quelqu’un ?

— Oui !

Voilà qui retint aussitôt son attention. Sans poser davantage de questions, elle suivit Motif qui avançait d’un air surexcité le long de la côte. Comprendrait-il la différence entre quelqu’un de dangereux et quelqu’un d’amical ? Pour l’heure, épuisée et transie, elle s’en moquait presque.

Il s’arrêta près de quelque chose d’à moitié submergé dans l’eau et les algues au bord de l’océan. Shallan l’étudia, songeuse.

Une malle. Non pas une personne, mais une grande malle en bois. Le souffle de Shallan se coinça dans sa gorge et elle se laissa tomber à genoux pour ouvrir les fermoirs et soulever le couvercle.

À l’intérieur, tel un trésor scintillant, se trouvaient les livres et les notes de Jasnah, soigneusement emballés, protégés par leur étui étanche.

Jasnah n’avait peut-être pas survécu, mais l’œuvre de sa vie, si.

Shallan s’agenouilla près de sa fosse improvisée destinée à faire du feu. Un petit tas de pierres, rempli de brindilles ramassées dans ce petit bosquet d’arbres. La nuit était presque tombée.

Un froid intense l’accompagnait, aussi rude que les pires hivers de sa région natale. Ici, dans les Terres Gelées, ça devait être chose commune. Ses vêtements, qui, dans cette humidité, n’avaient pas séché malgré les heures de marche, lui paraissaient changés en glace.

Elle ignorait comment l’on faisait du feu, mais peut-être pouvait-elle s’y prendre autrement. Elle lutta contre sa fatigue (bourrasques, qu’elle était épuisée) et prit une sphère luisante qu’elle avait trouvée, ainsi que beaucoup d’autres, dans la malle de Jasnah.

— Bon, murmura-t-elle. Allons-y.

Shadesmar.

— Mmm…, dit Motif. (Elle apprenait à interpréter ses bourdonnements. Celui-ci semblait inquiet.) Dangereux.

— Pourquoi ?

— Ce qui est la terre ici est la mer là-bas.

Shallan hocha la tête, engourdie. Attends. Réfléchis.

Ça commençait à devenir difficile, mais elle s’obligea à repasser en revue les paroles de Motif. Lorsqu’ils naviguaient sur l’océan et qu’elle avait visité Shadesmar, elle avait découvert un sol d’obsidienne en dessous d’elle. Mais à Karbranth, elle était tombée dans un océan de sphères.

— Dans ce cas, que faisons-nous ? demanda-t-elle.

— Allez lentement.

Shallan prit une inspiration lente et froide puis hocha la tête. Elle s’y prit de la même manière que précédemment. Lentement, prudemment. C’était comme… ouvrir les yeux le matin.

La conscience d’un autre lieu la consuma. Les arbres proches éclatèrent comme des bulles, des perles se formèrent à leur place et se mirent à chuter vers un océan d’autres perles. Shallan se sentit tomber.

Elle eut le souffle coupé, puis réprima la conscience de cette chute en fermant ses yeux métaphoriques. Cet endroit se volatilisa et, en un clin d’œil, elle se retrouva de nouveau sous le bosquet.

Motif bourdonnait nerveusement.

Shallan serra la mâchoire et fit une nouvelle tentative. Plus lentement cette fois, en se glissant dans cet endroit au ciel étrange et au non-soleil. L’espace d’un instant, elle resta suspendue entre les mondes, avec Shadesmar qui recouvrait les choses autour d’elle comme une image rémanente indistincte. Il était difficile de se tenir entre les deux.

Utilisez la lumière, dit Motif. Faites-les venir.

Avec hésitation, Shallan aspira la Flamme à l’intérieur d’elle-même. En dessous d’elle, les sphères de l’océan se déplaçaient comme un banc de poissons, montant vers elle en cliquetant les unes contre les autres. Dans son état d’épuisement, Shallan avait le plus grand mal à maintenir son double état, et baisser les yeux lui donnait le vertige.

Elle tint bon sans trop savoir comment.

Motif se tenait debout près d’elle, dans celle de ses formes qui possédait des vêtements amidonnés et une tête faite de lignes impossibles, bras joints derrière le dos, comme suspendu dans les airs. Il était grand et imposant de ce côté-ci, et elle remarqua vaguement qu’il projetait une ombre dans le mauvais sens, vers ce soleil lointain et froid plutôt que l’inverse.

— Bien, dit-il d’une voix qui était ici un bourdonnement plus prononcé. Bien. (Il inclina la tête et, quoiqu’il ne possède pas d’yeux, se retourna comme s’il étudiait les lieux.) Je viens d’ici, et pourtant je me rappelle si peu de chose…

Shallan eut le sentiment qu’elle ne disposait pas de beaucoup de temps. Elle s’agenouilla, tendit la main et tâta les brindilles qu’elle avait entassées pour allumer son feu. Elle sentit les brindilles sous ses doigts – mais, tandis qu’elle scrutait cet étrange royaume, sa main trouva aussi l’une des perles de verre qui étaient remontées en dessous d’elle.

Tandis qu’elle la touchait, elle remarqua quelque chose qui fendait l’air au-dessus d’elle. Elle eut un mouvement de recul et leva les yeux pour découvrir de grandes créatures pareilles à des oiseaux qui décrivaient des cercles autour d’elle à Shadesmar. Ils étaient d’un gris plus sombre et semblaient ne posséder aucune forme précise, rien qu’une silhouette floue.

— Qu’est-ce…

— Des sprènes, lui dit Motif. Attirés par vous. Votre… fatigue ?

— Des sprènes d’épuisement ? demanda-t-elle, stupéfiée par la taille qu’ils possédaient ici.

— Oui.

Elle frissonna, puis baissa les yeux vers la sphère en dessous de sa main. Elle était dangereusement près de tomber entièrement à l’intérieur de Shadesmar et percevait à grand-peine les impressions du Royaume physique autour d’elle. Rien que ces perles. Elle avait la sensation qu’elle allait basculer dans cet océan d’un instant à l’autre.

— Je t’en supplie, dit Shallan à la sphère. J’ai besoin que tu te transformes en feu.

Motif bourdonna et parla d’une voix nouvelle, interprétant les paroles de la sphère.

— Je suis une branche, répondit-il.

Il semblait satisfait.

— Tu peux te transformer en feu, déclara Shallan.

— Je suis une branche.

La branche ne se montrait pas particulièrement éloquente. Sans doute n’aurait-elle pas dû s’en étonner.

— Pourquoi ne pas devenir du feu à la place ?

— Je suis une branche.

— Comment est-ce que je peux la faire changer ? demanda Shallan à Motif.

— Mmm… Je l’ignore. Vous devez la persuader. Offrez-lui des vérités, peut-être ? (Il parlait d’une voix agitée.) Cet endroit est dangereux pour vous. Pour nous. S’il vous plaît, faites vite.

Elle se retourna vers la branche.

— Tu as envie de brûler.

— Je suis une branche.

— Imagine comme ce serait amusant !

— Je suis une branche.

— La Fulgiflamme, poursuivit Shallan. Tu pourrais l’avoir ! Toute celle que je porte en moi.

Une pause. Enfin :

— Je suis une branche.

— Les branches ont besoin de Fulgiflamme. Pour… faire des choses…

Shallan cligna des yeux pour retenir ses larmes d’épuisement.

— Je suis…

— … une branche, compléta Shallan.

Elle saisit la sphère et sentit à la fois sa présence et celle de la branche dans le Royaume physique, s’efforçant de réfléchir à un autre argument. Pendant un bref instant, elle avait oublié sa fatigue, mais voilà qu’elle la terrassait de nouveau. Pourquoi…

Sa Fulgiflamme était en train de s’épuiser.

Elle disparut en un instant, aspirée hors d’elle, et Shallan exhala et se glissa dans Shadesmar avec un soupir, submergée et épuisée tout à la fois.

Elle tomba dans l’océan de sphères. Cette affreuse obscurité, des millions de fragments en mouvement qui la consumaient.

Elle se projeta hors de Shadesmar.

Les sphères se déployèrent vers l’extérieur, se transformèrent en branches, en pierres et en arbres, restaurant le monde qu’elle connaissait. Elle s’effondra dans son petit bosquet d’arbres, le cœur battant la chamade.

Tout redevint normal autour d’elle. Plus de soleil lointain, plus d’océan de sphères. Rien qu’un froid glacial, un ciel nocturne et un vent mordant qui soufflait entre les arbres. La sphère unique qu’elle avait vidée glissa d’entre ses doigts et tomba sur le sol de pierre avec un cliquetis. Shallan s’adossa contre la malle de Jasnah. Elle avait encore les bras endoloris de l’avoir traînée de la plage jusqu’aux arbres.

Elle se pelotonna, effrayée.

— Tu sais comment faire du feu ? demanda-t-elle à Motif.

Elle claquait des dents. Père-des-tempêtes ! Elle n’avait plus froid mais ses dents claquaient malgré tout et son haleine formait de la vapeur à la lumière des étoiles.

À sa grande surprise, elle se sentait somnolente. Peut-être valait-il mieux qu’elle dorme, puis qu’elle essaie d’affronter tout ça le lendemain matin.

— Changement ? demanda Motif. Offrez-lui le changement.

— J’ai essayé.

— Je sais.

Il bourdonnait d’un air déprimé.

Shallan regarda fixement ce tas de branches et se sentit parfaitement inutile. Qu’avait dit Jasnah ? Que le contrôle était la base de tout pouvoir véritable ? Que l’autorité et la force étaient des questions de perception ? Eh bien, voilà qui le réfutait directement. Shallan pouvait s’imaginer imposante, se comporter comme une reine, ça ne changerait strictement rien en pleine nature.

Bon, se dit-elle, je ne vais pas rester geler ici. Quitte à mourir de froid, autant que ce soit en allant chercher de l’aide.

Cependant, elle ne bougea pas. Ça lui était difficile. Ici au moins, pelotonnée près de la malle, elle ressentait le vent beaucoup moins fort. Si elle restait simplement étendue ici jusqu’au matin…

Elle se roula en boule.

Non. Ça ne semblait pas la chose à faire. Elle toussa, puis réussit à se lever sans trop savoir comment. Elle s’éloigna en titubant de son non-feu, piocha une sphère dans sa sage-bourse, puis se mit en marche.

Motif se déplaçait à ses pieds. Ils étaient encore plus écorchés à présent ; elle laissait une trace rouge sur la roche. Elle ne sentait pas les coupures.

Elle marcha, marcha encore.

Et encore.

Et…

De la lumière.

Elle n’accéléra pas. Elle ne le pouvait pas. Mais elle continua en traînant les pieds, droit vers ce point lumineux dans les ténèbres. Une partie d’elle, engourdie, craignait que cette lumière soit en réalité Nomon, la lune intermédiaire. Qu’elle marche dans sa direction et tombe par-dessus le bord même de Roshar.

Elle se surprit donc elle-même lorsqu’elle déboula en titubant au milieu d’un petit groupe de personnes assises autour d’un feu de camp. Elle cligna des yeux, étudiant tour à tour chacun des visages ; puis, ignorant les bruits qu’ils émettaient, car les mots n’avaient plus de sens pour elle, elle se dirigea vers le feu de camp, s’étendit, se pelotonna et s’endormit.

— Clarissime ?

Shallan grommela et se retourna. Son visage lui faisait mal. Non, ses pieds lui faisaient mal. La douleur de son visage n’était rien en comparaison.

Si elle dormait un peu plus longtemps, peut-être la douleur s’estomperait-elle. Au moins pendant ce laps de temps…

— C-Clarissime ? répéta la voix. Vous sentez-vous bien, oui ?

C’était un accent thaylène. Arrachée du plus profond d’elle-même, une lumière remonta à la surface, apportant des souvenirs avec elle. Le navire. Des Thaylènes. Les marins ?

Shallan s’obligea à ouvrir les yeux. L’air était imprégné d’une légère odeur de fumée provenant du feu qui couvait encore. Le ciel d’un violet profond s’éclaircissait à mesure que le soleil perçait l’horizon. Elle avait dormi sur de la pierre dure et tout son corps lui faisait mal.

Elle ne reconnaissait pas la personne qui venait de parler, un Thaylène corpulent à la barbe blanche, vêtu d’un bonnet de laine et d’un vieux complet rapiécé à quelques endroits discrets. Il portait ses sourcils blancs de Thaylène relevés au-dessus des oreilles. Ce n’était pas un marin mais un marchand.

Shallan s’assit, étouffant un geignement. Puis, dans un moment de panique, elle inspecta sa sage-main. L’un de ses doigts avait glissé hors de la manche ; elle le rentra. Le regard du Thaylène s’y posa brièvement, mais il ne dit rien.

— Vous allez bien, dans ce cas ? demanda-t-il. (Il parlait en aléthi.) Nous allions tout remballer pour partir, voyez-vous. Votre arrivée la nuit dernière nous a… surpris. Nous ne souhaitions pas vous déranger, mais nous avons pensé que vous voudriez peut-être vous réveiller avant notre départ.

Shallan passa sa libre-main à travers ses cheveux, une masse chaotique de boucles rousses où des brindilles s’étaient prises. Deux autres hommes (grands, massifs et d’origine vorine) remballaient des couvertures et des tapis de couchage. Elle aurait tué pour en disposer pendant la nuit. Elle se rappelait s’être tournée et retournée dans un grand inconfort.

Après avoir soulagé un besoin naturel, elle eut la surprise de voir trois grands chariots tirés par des chulls et munis de cages à l’arrière. À l’intérieur se trouvait une poignée d’hommes sales, sans chemise. Il ne lui fallut qu’un instant pour comprendre.

Des marchands d’esclaves.

Elle repoussa un accès de panique. Le commerce d’esclaves était une profession parfaitement légale – la plupart du temps. Sauf qu’elle se trouvait dans les Terres Gelées, loin de l’autorité de tout groupe ou nation. Qui pouvait dire ce qui était légal ici ou non ?

Calme-toi, s’intima-t-elle. Ils ne t’auraient pas réveillée poliment s’ils manigançaient ce genre de choses.

Vendre une femme vorine d’un dahn élevé (ce que sa robe indiquait clairement) serait un pari risqué pour un marchand d’esclaves. La plupart des propriétaires des régions civilisées demanderaient des papiers attestant du passé de l’esclave et il était rare qu’un pâle-iris devienne esclave, en dehors des ardents. En règle générale, les gens de bonne famille se faisaient plutôt exécuter. Le commerce d’esclaves était un acte de clémence réservé aux classes inférieures.

— Clarissime ? demanda le marchand, nerveux.

Elle recommençait à réfléchir en érudite pour détourner sa propre attention. Il fallait qu’elle perde cette habitude.

— Quel est votre nom ? interrogea Shallan.

Elle n’avait pas eu l’intention de parler d’une voix si dure, mais elle était encore stupéfaite et bouleversée par ce qu’elle venait de voir.

L’homme recula en entendant son intonation.

— Je suis Tvlakv, humble marchand.

— Marchand d’esclaves, rectifia Shallan, qui se leva en écartant ses cheveux de son visage.

— Comme je vous le disais : marchand.

Ses deux gardes observaient Shallan tout en chargeant du matériel dans le chariot de tête. Elle remarqua les gourdins qu’ils portaient très visiblement à la taille. Elle avait eu une sphère dans la main lorsqu’elle marchait la veille, n’est-ce pas ?

Les souvenirs du trajet réveillèrent la douleur de ses pieds. Elle dut serrer les dents tandis que les sprènes de douleur, pareils à des mains orange faites de muscles, sortaient du sol non loin de là. Elle allait devoir nettoyer ses plaies mais, avec les pieds à ce point abîmés, elle ne risquait pas de marcher dans un futur proche. Ces chariots possédaient des sièges…

Ils m’ont probablement volé la sphère, songea-t-elle. Elle tâtonna à l’intérieur de sa sage-bourse. Les autres sphères s’y trouvaient toujours, mais la manche était déboutonnée. L’avait-elle fait elle-même ? Avaient-ils regardé discrètement ? Elle ne put s’empêcher de rougir à cette pensée.

Les deux gardes l’étudiaient d’un œil avide. Tvlakv affectait une attitude humble, mais son regard concupiscent trahissait une certaine avidité. Ces hommes étaient à deux doigts de la dévaliser.

Mais si elle les abandonnait, elle allait sans doute mourir ici, toute seule. Père-des-tempêtes ! Que pouvait-elle faire ? Elle avait envie de s’asseoir et de pleurer. Après tout ce qui s’était passé, ce n’était donc pas encore fini ?

Le contrôle est la base de tout pouvoir.

Comment Jasnah réagirait-elle à cette situation ?

La réponse était simple : elle serait Jasnah.

— Je vais vous autoriser à m’assister, déclara Shallan.

Sans bien savoir comment, elle parvint à garder une voix égale malgré la terreur et la nervosité qu’elle éprouvait intérieurement.

— … Clarissime ? demanda Tvlakv.

— Comme vous le voyez, poursuivit Shallan, j’ai été victime d’un naufrage. J’ai perdu mes serviteurs. Vous ferez l’affaire, vos hommes et vous. J’ai une malle ; nous devons aller la chercher.

Elle se sentait comme l’un des dix fantasques. Il allait forcément percer à jour cette piètre comédie. Quoi qu’ait pu en dire Jasnah, feindre l’autorité et la posséder étaient deux choses très différentes.

— Ce serait bien entendu… un privilège de vous aider, répondit Tvlakv. Clarissime… ?

— Davar, compléta Shallan, qui prit néanmoins soin d’adoucir sa voix.

Jasnah n’était jamais condescendante. Là où d’autres pâles-iris, comme le père de Shallan, se comportaient avec égoïsme et suffisance, Jasnah s’attendait simplement à ce que les gens lui obéissent. Et ils le faisaient.

Elle pouvait y arriver. Il le fallait.

— Commerçant Tvlakv, reprit Shallan, je vais avoir besoin de me rendre dans les Plaines Brisées. Connaissez-vous le chemin ?

— Les Plaines Brisées ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil à ses gardes, dont l’un s’était approché. Nous y étions il y a quelques mois, mais nous sommes en route pour prendre un bateau vers Thaylenah. Nous avons terminé nos affaires dans cette zone et n’avons pas besoin de retourner vers le nord.

— Ah, mais si, vous devez y retourner, répondit Shallan en se dirigeant vers l’un des chariots. Pour m’y emmener.

Elle regarda autour d’elle et aperçut, reconnaissante, Motif qui l’observait depuis le flanc d’un chariot. Elle se dirigea vers l’avant du véhicule, puis tendit la main à l’autre garde qui se tenait à côté.

Il regarda sa main sans un mot en se grattant la tête. Puis il se tourna vers le chariot, y grimpa et tendit la main pour l’aider à monter.

Tvlakv la rejoignit.

— Ce voyage nous coûtera cher si nous revenons sans marchandises ! Je n’ai que ces esclaves que j’ai achetés aux Cryptes Superficielles. Ce n’est pas assez pour justifier de revenir sur nos pas.

— Cher ? répéta Shallan en s’asseyant, s’efforçant d’affecter l’amusement. Je vous assure, commerçant Tvlakv, que ce coût est infime pour moi. Vous en serez grandement dédommagés. Maintenant, mettons-nous en route. Des gens importants m’attendent dans les Plaines Brisées.

— Mais clarissime, insista Tvlakv. Vous avez traversé des événements difficiles, oui, je le vois bien. Laissez-moi vous conduire aux Cryptes Superficielles ; c’est nettement plus près. Vous pourrez vous y reposer et envoyer un message à ceux qui vous attendent.

— Ai-je demandé qu’on me conduise aux Cryptes Superficielles ?

— Mais…

Il laissa sa phrase en suspens tandis qu’elle concentrait son regard fixe sur lui.

Elle adoucit son expression.

— Je sais ce que je fais, merci pour votre conseil. À présent, mettons-nous en route.

Les trois hommes échangèrent des regards confus, et le marchand d’esclaves retira son bonnet qu’il tordit entre ses mains. Non loin de là, deux parshes à la peau marbrée entraient dans le camp. Shallan faillit sursauter lorsqu’ils passèrent près d’elle d’un pas traînant, portant des coquilles séchées de boutons-de-roche qu’ils avaient apparemment ramassées pour le feu. Tvlakv les ignora.

Des parshes. Des Néantifères. Elle en eut la chair de poule, mais elle ne pouvait pas s’inquiéter d’eux pour l’instant. Elle se retourna vers le marchand d’esclaves, s’attendant à ce qu’il ignore ses ordres. Cependant, il hocha la tête. Ensuite, ses hommes et lui… se contentèrent d’obéir à Shallan. Ils attelèrent les chulls, le marchand d’esclaves reçut les instructions pour aller chercher sa malle, et ils se mirent en marche sans davantage d’objections.

Peut-être qu’ils jouent simplement le jeu pour l’instant, se dit-elle, parce qu’ils veulent savoir ce que contient la malle. Ce qu’il y aura à y voler. Mais lorsqu’ils atteignirent la malle, ils la hissèrent à bord du chariot, la fixèrent solidement en place, puis firent demi-tour et se dirigèrent vers le nord.

Vers les Plaines Brisées.

« Malheureusement, obsédés comme nous l’étions par les manigances de Sadeas, nous n’avons pas remarqué les changements de comportement de nos ennemis, les assassins de mon mari, le danger véritable. J’aimerais savoir quel vent a provoqué leur transformation soudaine et inexplicable. »

— Extrait du journal intime de Navani Kholin, jesesach 1174.

Kaladin appuya la pierre contre la paroi du gouffre, où elle resta collée.

— Très bien, déclara-t-il en reculant.

Roc sauta pour attraper la pierre puis resta suspendu au mur, jambes repliées en dessous de lui. Son rire grave et sonore résonna dans le gouffre.

— Cette fois, elle soutient mon poids !

Sigzil griffonna dans son cahier.

— Parfait. Reste accroché, Roc.

— Combien de temps ? demanda Roc.

— Jusqu’à ce que tu tombes.

— Jusqu’à ce… (Le grand Mangecorne fronça les sourcils, accroché des deux mains à la pierre.) Je n’aime plus cette expérience.

— Oh, arrêtez de vous plaindre, lui lança Kaladin, qui croisa les bras et s’appuya à la paroi près de Roc. (Des sphères éclairaient le sol du gouffre autour d’eux, avec ses lianes, ses débris et ses plantes en fleurs.) Vous ne tomberez pas de très haut.

— Ce n’est pas la chute, protesta Roc, ce sont mes bras. Je suis un homme grand, vous voyez.

— Donc c’est une bonne chose que vous ayez de grands bras pour vous accrocher.

— Ça ne marche pas comme ça, je crois, grommela Roc. Et la prise n’est pas bonne. Et puis je…

La pierre se dégagea et Roc tomba. Kaladin le saisit par le bras et l’aida à se remettre d’aplomb.

— Vingt secondes, déclara Sigzil. Ce n’est pas très long.

— Je vous l’avais bien dit, répondit Kaladin en ramassant la pierre tombée à terre. Ça dure plus longtemps quand j’utilise plus de Fulgiflamme.

— Je crois qu’il nous faut un point de comparaison, déclara Sigzil. (Il plongea la main dans sa poche et en tira une brisure de diamant luisante, la plus petite valeur de sphère.) Prenez toute la Fulgiflamme de celle-ci, insufflez-la dans la pierre, et ensuite nous allons y accrocher Roc et voir combien de temps il lui faut pour tomber.

Roc geignit.

— Mes pauvres bras…

— Hé, gancho, lança Lopen un peu plus loin dans le gouffre, dis-toi qu’au moins tu en as deux, hein ?

Le Herdazien montait la garde pour s’assurer qu’aucune des nouvelles recrues ne s’aventure ici et ne voie ce que faisait Kaladin. C’était peu probable, car ils s’entraînaient à plusieurs gouffres de là, mais Kaladin voulait que quelqu’un fasse le guet.

Ils finiront par le savoir de toute manière, se dit Kaladin en prenant la brisure à Sigzil. N’est-ce pas ce que tu viens de promettre à Syl ? De t’autoriser à devenir un Radieux ?

Kaladin absorba la Fulgiflamme de la brisure d’une brusque inspiration, puis en infusa la pierre. Il s’améliorait sur ce point ; il attira la Fulgiflamme dans sa main, puis l’utilisa comme de la peinture luminescente pour tapisser le dessous de la pierre. La Fulgiflamme pénétra dans la pierre et, lorsqu’il l’appuya contre le mur, elle y resta.

Des volutes vaporeuses et luminescentes s’élevèrent de la pierre.

— Ce n’est peut-être pas nécessaire de demander à Roc de s’y accrocher, déclara Kaladin. Si vous avez besoin d’un point de comparaison, pourquoi ne pas vous servir du temps pendant lequel la pierre reste là toute seule ?

— Ben, c’est beaucoup moins marrant, répliqua Sigzil. Mais bon, d’accord.

Il continua à inscrire des chiffres dans son cahier. Ce détail aurait mis la plupart des autres hommes de pont mal à l’aise. Un homme qui écrivait était perçu comme peu masculin, et même blasphémateur – bien que Sigzil n’utilise que des glyphes.

Aujourd’hui, fort heureusement, Kaladin avait avec lui Sigzil, Roc et Lopen – des étrangers provenant d’endroits où les règles étaient différentes. Herdaz était vorin, à proprement parler, mais possédait sa propre variante de la religion et Lopen ne semblait pas dérangé par l’idée qu’un homme écrive.

— Donc, chef béni des foudres, reprit Roc tandis qu’ils attendaient, vous avez bien dit que vous saviez faire autre chose ?

— Voler ! lança Lopen d’un peu plus loin.

— Je ne peux pas voler, répondit sèchement Kaladin.

— Marcher sur les murs !

— J’ai essayé, dit Kaladin. J’ai failli me briser le crâne en tombant.

— Ah, gancho, commenta Lopen. Ni voler, ni marcher sur les murs ? J’ai besoin d’impressionner les femmes. Je ne crois pas que faire adhérer des pierres aux murs soit suffisant.

— Je crois que n’importe qui trouverait ça impressionnant, rétorqua Sigzil. Ça défie les lois de la nature.

— Vous ne connaissez pas beaucoup de Herdaziennes, hein ? demanda Lopen en soupirant. Franchement, je crois qu’on devrait faire une nouvelle tentative de vol. Ce serait la meilleure chose à faire.

— Il y a bel et bien autre chose, reprit Kaladin. Ça ne permet pas de voler, mais c’est utile malgré tout. Je ne suis pas sûr d’être capable de le reproduire ; je ne l’ai jamais fait consciemment.

— Le bouclier, lança Roc qui se tenait près du mur, levant les yeux vers la pierre. Sur le champ de bataille, quand les Parshendis nous ont tiré dessus, les flèches ont touché votre bouclier. Toutes les flèches.

— Oui, dit Kaladin.

— On devrait faire un test, déclara Sigzil. Il va nous falloir un arc.

— Les sprènes, dit Roc en tendant le doigt. Ils attirent la pierre contre le mur.

— Quoi ? demanda Sigzil, qui s’approcha et scruta attentivement la pierre que Kaladin avait appuyée sur la paroi. Je ne les vois pas.

— Ah, répondit Roc. Dans ce cas, ils ne souhaitent pas être vus. (Il inclina la tête vers eux.) Toutes mes excuses, mafah’liki.

Sigzil fronça les sourcils et regarda de plus près, levant une sphère pour éclairer la zone. Kaladin se joignit à eux. Il parvenait à distinguer les minuscules sprènes violets s’il regardait de près.

— Dans ce cas, pourquoi je ne les vois pas ?

— C’est lié à mes dons, expliqua Kaladin en se tournant vers Syl qui était assise dans une crevasse de la pierre, non loin de là, balançant une jambe dans le vide.

— Mais Roc…

— Je suis alaii’iku, répondit Roc en levant la main vers sa poitrine.

— C’est-à-dire ? s’enquit Sigzil impatiemment.

— Que je peux voir ces sprènes, et pas toi. (Roc posa la main sur l’épaule de son camarade.) Ne t’en fais pas, l’ami. Je ne te reproche pas d’être aveugle. La plupart des basses-terres le sont. C’est l’air, tu comprends. Ça empêche votre cerveau de bien fonctionner.

Sigzil fronça les sourcils, mais prit quelques notes tout en faisant des gestes distraits avec les doigts. Comptait-il les secondes ? La pierre finit par se décoller du mur et tomba à terre en traînant dans son sillage les dernières volutes de Fulgiflamme.

— Largement plus d’une minute, annonça Sigzil. J’ai compté quatre-vingt-sept secondes.

Il se tourna vers eux.

— Nous étions censés compter ? demanda Kaladin en regardant Roc, qui haussa les épaules.

Sigzil soupira.

— Quatre-vingt-onze secondes, s’exclama Lopen. Je vous en prie.

Sigzil s’assit sur un rocher, ignorant les doigts osseux qui saillaient de la mousse près de lui, et inscrivit quelques notes dans son cahier. Il se renfrogna.

— Ha ! lui lança Roc en s’accroupissant près de lui. Tu as la tête de quelqu’un qui vient de manger des œufs pourris. Quel est le problème ?

— Je ne sais pas ce que je fais, Roc, répondit Sigzil. Mon maître m’a appris à poser des questions et à trouver des réponses précises. Mais comment est-ce que je peux être précis ? Il me faudrait une montre pour mesurer le temps, mais elles coûtent trop cher. Même si nous en avions une, je ne sais pas comment mesurer la Fulgiflamme !

— Avec des brisures, proposa Kaladin. Les gemmes sont pesées précisément avant d’être enchâssées dans le verre.

— Et elles peuvent toutes contenir la même quantité ? interrogea Sigzil. Nous savons que les gemmes non taillées contiennent moins que les taillées. Donc, est-ce qu’une gemme mieux taillée va contenir davantage ? Et puis, la Fulgiflamme d’une sphère se dissipe avec le temps. Combien de jours se sont-ils écoulés depuis que cette brisure a été infusée, et combien de Flamme a-t-elle perdue depuis ? Perdent-elles toutes la même quantité au même rythme ? Nous en savons trop peu. Je crois que je vous fais peut-être perdre votre temps, capitaine.

— Il n’est pas perdu, assura Lopen en les rejoignant. (Le Herdazien manchot bâilla et s’assit sur le rocher à côté de Sigzil, l’obligeant à reculer un peu.) Il faut simplement qu’on teste d’autres choses, hein ?

— Par exemple ? demanda Kaladin.

— Eh bien, gancho, répondit Lopen, est-ce que vous pourriez me coller au mur ?

— Je… je n’en sais rien, balbutia Kaladin.

— J’ai l’impression que ce serait une bonne chose de le savoir, non ? (Lopen se leva.) On essaie ?

Kaladin se tourna vers Sigzil, qui haussa les épaules.

Il absorba une nouvelle dose de Fulgiflamme. La tempête furieuse le remplit, comme si elle cognait contre sa peau à la manière d’un captif cherchant à fuir. Il attira la Fulgiflamme dans sa main et l’appuya contre le mur, baignant les pierres de luminescence.

Inspirant profondément, il souleva Lopen – qui était svelte et étonnamment facile à porter, d’autant plus qu’une dose de Fulgiflamme circulant encore dans les veines de Kaladin. Puis il appuya Lopen contre le mur.

Lorsque Kaladin recula, dubitatif, le Herdazien resta en place, collé à la pierre par son uniforme qui se retroussait sous ses aisselles.

Lopen sourit.

— Ça a marché !

— Cette chose pourrait être utile, déclara Roc en frottant sa barbe de Mangecorne étrangement taillée. Oui, c’est ça qu’on doit tester. Vous êtes un soldat, Kaladin. Vous pouvez vous en servir au combat ?

Kaladin hocha lentement la tête tandis qu’une dizaine de possibilités lui traversaient l’esprit. Et si ses ennemis couraient à travers une flaque de Fulgiflamme qu’il aurait placée sur le sol ? Pouvait-il empêcher un chariot de rouler ? Coller sa lance contre le bouclier d’un ennemi, puis le lui arracher des mains ?

— Quel effet ça fait, Lopen ? demanda Roc. Est-ce que cette chose fait mal ?

— Nan, répondit Lopen en se tortillant. J’ai peur que mon manteau se déchire, ou que les boutons cèdent. Ah, tiens, j’ai une question pour toi. Comment réagit un manchot herdazien quand un type le colle au mur ?

Kaladin fronça les sourcils.

— Je… je n’en sais rien.

— Il est sidéré, annonça Lopen. Les bras lui en tombent.

Il éclata de rire. Sigzil geignit, mais Roc rit à son tour. Syl avait incliné la tête et se précipitait vers Kaladin.

— C’était une blague ? murmura-t-elle.

— Oui, répondit Kaladin. Une très mauvaise.

— Ah, ne dites pas ça ! répliqua Lopen, qui gloussait toujours. C’est la meilleure que je connaisse – et croyez-moi, je suis expert en blagues sur les manchots herdaziens. Ma mère me disait toujours : « Lopen, tu dois apprendre ces choses-là avant que les autres ne le fassent. Ensuite, tu les prives de leur rire et tu le gardes pour toi tout seul. » C’était une femme très sage. Un jour, je lui ai apporté la tête d’un chull.

Kaladin cligna des yeux.

— Vous avez fait… quoi ?

— La tête d’un chull, répéta Lopen. C’est délicieux.

— Vous êtes quelqu’un de très étrange, Lopen, lui dit Kaladin.

— Non, répondit Roc. C’est vrai que c’est très bon. La tête, c’est la meilleure partie du chull.

— Je vous fais confiance sur ce point, répondit Kaladin. Plus ou moins.

Il leva la main et prit Lopen par le bras tandis que la Fulgiflamme qui le maintenait en place commençait à s’estomper. Roc le saisit par la taille et ils l’aidèrent à redescendre.

— Bon, dit Kaladin, qui regarda le ciel par réflexe pour déterminer l’heure, bien qu’il ne voie pas le soleil à travers le gouffre étroit qui s’ouvrait au-dessus de lui. Faisons une expérience.

Tandis que la tempête couvait en lui, Kaladin courait à toutes jambes au fond du gouffre. Son mouvement effraya un groupe de freluches qui se retirèrent, paniquées, comme des mains qui se referment. Des lianes tremblèrent sur les parois et se recroquevillèrent.

Kaladin pataugeait dans l’eau stagnante. Il sauta par-dessus un tas de débris, laissant derrière lui un sillage de Fulgiflamme. Il en était rempli et la sentait quasiment palpiter en lui. Ça la rendait plus facile à utiliser ; elle voulait circuler. Il en infusa sa lance.

Un peu plus loin, Lopen, Roc et Sigzil patientaient avec des lances d’entraînement. Bien que Lopen ne soit pas très doué (son bras manquant représentait un gros handicap), Roc compensait. Le grand Mangecorne refusait de combattre les Parshendis et de tuer, mais il avait accepté de s’entraîner aujourd’hui au nom de « l’expérimentation ».

Il se battait très bien, et Sigzil faisait un lancier acceptable. Ensemble, autrefois, ces trois-là auraient peut-être donné du fil à retordre à Kaladin sur le champ de bataille.

Les temps avaient changé.

Kaladin jeta sa lance à Roc sur le côté, surprenant le Mangecorne qui avait levé son arme pour parer. La Fulgiflamme fit adhérer leurs lances ensemble, formant une croix. Roc jura, tenta de retourner sa lance pour frapper mais, ce faisant, se cogna lui-même le flanc avec la lance de Kaladin.

Quand la lance de Lopen frappa, Kaladin la repoussa aisément d’une main, remplissant la pointe de Fulgiflamme. L’arme heurta le tas de détritus et resta collée au bois et aux os.

L’arme de Sigzil manqua de peu la poitrine de Kaladin lorsqu’il s’écarta. Kaladin repoussa légèrement l’arme et l’infusa à l’aide du plat de la main, l’appuyant contre celle que Lopen venait de tirer des détritus, couverte de mousse et d’os. Les deux lances restèrent collées l’une à l’autre.

Kaladin se faufila entre Roc et Sigzil, les laissant tous trois déséquilibrés, cherchant à dégager leurs armes enchevêtrées. Avec un sourire amer, Kaladin courut jusqu’à l’autre extrémité du gouffre. Il s’empara d’une lance puis se retourna, se balançant d’un pied sur l’autre. La Fulgiflamme l’encourageait à bouger. Il lui était pratiquement impossible de rester immobile alors qu’il en contenait une telle quantité.

Allez, allez, se dit-il. Les trois autres réussirent enfin à séparer leurs armes tandis que la Fulgiflamme s’épuisait. Ils se rassemblèrent pour l’affronter de nouveau.

Kaladin s’élança. Dans la pénombre du gouffre, l’éclat de la fumée qui se dégageait de lui était assez puissant pour projeter des ombres qui sautaient et tournoyaient. Il traversa des flaques en courant et sentit l’eau froide sur ses pieds nus. Il avait retiré ses bottes ; il voulait percevoir la pierre en dessous de lui.

Cette fois-ci, les trois hommes de pont posèrent l’extrémité du manche de leur lance sur le sol comme pour contrer une attaque. Kaladin sourit, puis saisit le haut de sa propre lance (c’était, comme les leurs, un modèle d’entraînement qui ne possédait pas de vraie pointe) et l’infusa de Fulgiflamme.

Il en frappa celle de Roc, cherchant à la lui arracher des mains. Roc résista et tira sur sa lance avec une force qui désarçonna Kaladin. Il faillit perdre prise.

Lopen et Sigzil s’empressèrent de l’attaquer chacun d’un côté. Joli, songea fièrement Kaladin. Il leur avait enseigné ce genre de formations, leur montrant comment collaborer sur le champ de bataille.

Tandis qu’ils approchaient, Kaladin lâcha sa lance et tendit la jambe. La Fulgiflamme s’échappa de son pied nu aussi facilement qu’elle le faisait de ses mains, et il parvint à tracer un grand arc de cercle luisant sur le sol. Sigzil le traversa et trébucha, car son pied resta collé à la Flamme. Il voulut porter un coup dans sa chute, mais ne parvint pas à y insuffler de force.

De tout son poids, Kaladin percuta Lopen dont le coup était déséquilibré. Il le projeta contre le mur puis recula, laissant le Herdazien collé contre la pierre, que Kaladin avait infusée le temps du battement de cœur qui les avait vus appuyés l’un contre l’autre.

— Ah non, ça recommence, commenta Lopen d’une voix grincheuse.

Sigzil était tombé à plat ventre dans l’eau. Kaladin eut à peine le temps de sourire avant de s’apercevoir que Roc visait la tête à l’aide d’une bûche.

Une bûche entière. Comment Roc avait-il réussi à la soulever ? Kaladin s’écarta brusquement, roula sur lui-même et s’érafla la main tandis que la bûche s’abattait sur le sol du gouffre.

Kaladin grogna, laissant échapper de la Fulgiflamme entre ses dents qui s’éleva devant lui dans les airs. Il sauta sur la bûche de Roc alors que le Mangecorne essayait à nouveau de la soulever.

En atterrissant sur le morceau de bois, Kaladin le plaqua de nouveau au sol. Il bondit vers Roc, et une partie de lui se demanda quelle mouche le piquait de s’engager dans un combat au corps à corps avec un adversaire deux fois plus lourd que lui. Il percuta le Mangecorne et ils tombèrent ensemble. Ils roulèrent dans la mousse tandis que Roc se tortillait pour tenter de plaquer les mains de Kaladin à terre. Manifestement, le Mangecorne était formé à la lutte.

Kaladin déversa de la Fulgiflamme dans le sol. Elle n’allait ni l’affecter ni l’entraver, avait-il découvert. Ainsi, tandis qu’ils roulaient, le bras puis le flanc de Roc se retrouvèrent-ils collés au sol.

Le Mangecorne se battait toujours pour tenter de saisir Kaladin dans une prise de lutte. Il y était presque arrivé quand Kaladin poussa à l’aide de ses jambes et les fit rouler de sorte que l’autre coude de Roc touche le sol, où il resta collé.

Kaladin se dégagea, haletant, essoufflé, et perdit la majeure partie de sa Fulgiflamme restante en toussant. Il s’adossa à la paroi et épongea son visage en sueur.

— Ha ! s’exclama Roc, collé au sol, immobilisé avec les bras sur les côtés. Je vous tenais presque. Vous êtes aussi fuyant qu’un cinquième fils, je vous jure !

— Roc, nom des bourrasques, répondit Kaladin. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour vous convaincre de nous accompagner sur le champ de bataille. Vous gâchez vos talents en cuisinant.

— Vous n’aimez pas la nourriture ? demanda Roc en riant. Il va falloir que j’essaie quelque chose avec plus de graisse. Cette chose vous ira bien ! Essayer de vous attraper, c’était comme vouloir garder les mains sur un poisson des lacs vivant ! Et couvert de beurre ! Ha !

Kaladin s’avança vers lui et s’accroupit.

— Vous êtes un guerrier, Roc. Je l’ai vu chez Teft, et vous aurez beau dire le contraire, je le vois chez vous aussi.

— Je ne suis pas le bon fils pour devenir soldat, répliqua Roc, buté. C’est une chose qui appartient au tuanalikina, le quatrième fils ou en dessous. On ne peut pas gâcher un troisième fils au combat.

— Ça ne vous a pas empêché de me jeter un arbre à la tête.

— C’était petit arbre, répondit Roc. Et tête très dure.

Kaladin sourit puis baissa la main pour toucher la pierre infusée de Fulgiflamme en dessous de Roc. Il n’avait encore jamais tenté de la reprendre après l’avoir utilisée ainsi. Le pouvait-il ? Il ferma les yeux, inspira, fit une tentative… oui.

Une partie de la tempête en lui se raviva. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Roc était libre. Kaladin n’était pas parvenu à la reprendre entièrement, mais il en avait recueilli une partie. Le reste s’évaporait dans l’air.

Il prit Roc par la main pour l’aider à se lever. Le colosse s’épousseta.

— Alors ça, c’était embarrassant, commenta Sigzil quand Kaladin s’approcha pour le libérer à son tour. C’est comme si nous étions des enfants. Les yeux du Premier n’ont jamais rien vu d’aussi pitoyable.

— Je possède un avantage totalement injuste, observa Kaladin en aidant Sigzil à se relever. Des années d’entraînement en tant que soldat, et une carrure plus large que la vôtre. Ah oui, et puis la capacité d’émettre de la Fulgiflamme à l’aide de mes doigts. (Il tapota l’épaule de Sigzil.) Vous vous en êtes bien sorti. Ce n’est qu’un test, comme vous le souhaitiez.

Un test plus utile que d’autres, songea Kaladin.

— C’est ça, lança Lopen derrière eux. Filez en laissant le Herdazien collé au mur. La vue est magnifique d’ici. Et puis tiens, c’est de la vase qui me coule sur la joue ? Ce sera très seyant sur Lopen, qui ne peut pas l’essuyer parce que sa main est comme qui dirai collée à la paroi.

Kaladin sourit et s’approcha de lui.

— C’est vous qui m’avez demandé de vous coller au mur, Lopen.

— Mon autre main ? s’enquit Lopen. Celle qui a été tranchée il y a longtemps, dévorée par une bête redoutable ? Elle est en train de vous adresser un geste grossier. J’ai pensé que vous aimeriez le savoir, pour pouvoir vous préparer à être insulté.

Il avait prononcé ces mots avec la même légèreté qu’il semblait appliquer à toutes choses. Il avait même rejoint l’équipe de pont avec un certain empressement insensé.

Kaladin le laissa redescendre.

— Cette chose, déclara Roc, elle a bien fonctionné.

— Oui, répondit Kaladin.

Cependant, en toute honnêteté, il aurait sans doute pu se débarrasser plus facilement des trois hommes en se servant simplement d’une lance, ainsi que de la vitesse et de la force accrues que lui prêtait la Fulgiflamme. Il ignorait si c’était parce qu’il connaissait encore mal ces nouveaux pouvoirs, mais il pensait s’être fourré dans quelques situations délicates en s’obligeant à les utiliser.

Il faut que je me familiarise avec eux, se dit-il. Que je connaisse ces pouvoirs aussi bien que je connais ma lance.

Ça impliquait de s’entraîner. Beaucoup. Malheureusement, le meilleur moyen de s’entraîner consistait à trouver quelqu’un qui vous soit équivalent ou supérieur en adresse, en force et en capacité. Compte tenu de ce dont il était désormais capable, ce ne serait pas simple.

Les trois autres allèrent chercher des outres dans leur sac et Kaladin remarqua une silhouette qui se tenait debout parmi les ombres, un peu plus loin dans le gouffre. Il se leva, inquiet, jusqu’à ce que Teft émerge à la lumière de leurs sphères.

— Je croyais que tu allais monter la garde, ronchonna Teft à l’intention de Lopen.

— Trop occupé à rester collé aux parois, répliqua Lopen en levant son outre. Je croyais que tu avais un groupe de jeunes pousses à former ?

— Drehy s’en occupe, répondit Teft en contournant des détritus pour rejoindre Kaladin près de la paroi du gouffre. Je ne sais pas si les gars vous l’ont dit, Kaladin, mais le fait d’amener cette bande-là ici a réussi à les faire sortir de leur coquille.

Kaladin acquiesça.

— Comment avez-vous appris à si bien connaître les gens ?

— Ça nécessite de beaucoup les disséquer, répondit Kaladin en baissant les yeux vers sa main, qu’il avait égratignée en combattant Roc.

L’égratignure avait disparu, la Fulgiflamme ayant guéri la peau déchirée.

Avec un grognement, Teft se retourna vers Roc et les deux autres, qui avaient sorti des rations pour les partager.

— Vous devriez charger Roc des nouvelles recrues.

— Il refuse de se battre.

— Il vient de s’entraîner avec vous, observa Teft. Alors peut-être qu’il le fera avec elles. Les gens l’aiment plus que moi. Moi, je vais tout gâcher.

— Vous vous en sortirez très bien, Teft, et je ne vous laisserai pas dire le contraire. Nous avons des ressources à présent. Plus besoin d’économiser jusqu’à la dernière sphère. Vous allez former ces garçons, et vous le ferez correctement.

Teft soupira mais n’ajouta rien.

— Vous avez vu ce que j’ai fait.

— Ouais, répondit Teft. Il va falloir qu’on amène tout le groupe de vingt si on veut vous fournir un défi digne de ce nom.

— Ou alors trouver une autre personne comme moi, suggéra Kaladin. Quelqu’un avec qui m’entraîner.

— Ouais, répéta Teft en hochant la tête, comme s’il n’y avait pas réfléchi.

— Il y avait dix ordres de chevaliers, c’est bien ça ? demanda Kaladin. Vous en savez beaucoup sur les autres ?

Teft avait été le premier à comprendre de quoi Kaladin était capable. Il l’avait su avant Kaladin lui-même.

— Pas grand-chose, répondit Teft en grimaçant. Je sais que les autres ne s’entendaient pas toujours, malgré ce qu’affirment les récits officiels. Il faudra voir si on trouve quelqu’un qui en sache plus que moi. Moi, je… me tenais à distance. Et les gens que je connaissais qui auraient pu nous en parler ne sont plus là.

Si Teft était déjà d’humeur maussade un peu plus tôt, cet échange l’avait assombri encore davantage. Il regarda le sol. Il parlait rarement de son passé mais Kaladin avait la certitude croissante que ces gens, quels qu’ils aient pu être, étaient morts à cause de quelque chose qu’avait fait Teft lui-même.

— Que penseriez-vous si vous appreniez que quelqu’un voulait reformer les Chevaliers Radieux ? lui demanda Kaladin tout bas.

Teft leva vivement la tête.

— Vous…

— Pas moi, précisa prudemment Kaladin.

Dalinar Kholin lui avait permis d’écouter la conférence et, bien que Kaladin ait confiance en Teft, un officier était censé se conformer à certaines attentes concernant son silence.

Dalinar est un pâle-iris, chuchota une partie de lui. Il n’hésiterait pas un instant à dévoiler un secret que tu aurais partagé avec lui.

— Pas moi, répéta Kaladin. Et si un roi, quelque part, décidait qu’il voulait rassembler un groupe de gens et les nommer Chevaliers Radieux ?

— Je le traiterais d’idiot, répondit Teft. Déjà, les Radieux n’étaient pas ce que racontent les gens. Ce n’étaient pas des traîtres. Pas du tout. Mais tout le monde est persuadé qu’ils nous ont trahis, et vous n’allez pas les faire changer d’avis si vite. Pas à moins d’être capable de les faire taire par Fluctomancie. (Teft toisa Kaladin de la tête aux pieds.) Est-ce que vous allez le faire, gamin ?

— Ils me détesteraient, n’est-ce pas ? demanda Kaladin. (Il ne put s’empêcher de remarquer Syl, qui marcha dans les airs jusqu’à se retrouver tout près pour l’étudier.) Pour ce que les anciens Radieux ont fait. (Il leva la main pour empêcher Teft de protester.) Ce que les gens croient qu’ils ont fait.

— Ouais, acquiesça Teft.

Syl croisa les bras et lança à Kaladin un regard qui disait : Tu as promis.

— Dans ce cas, reprit Kaladin, nous allons devoir faire attention à la façon dont nous nous y prenons. Allez rassembler les nouvelles recrues. Elles se sont assez entraînées pour la journée.

Teft hocha la tête puis s’en alla exécuter les ordres. Kaladin ramassa sa lance et les sphères dont il s’était servi pour éclairer l’entraînement, puis fit signe aux trois autres. Ils remballèrent leurs affaires et se préparèrent pour le trajet du retour.

— Alors tu vas le faire, lui dit Syl en atterrissant sur son épaule.

— Je veux d’abord m’entraîner un peu plus, répondit Kaladin.

Et m’habituer à l’idée.

— Tout se passera bien, Kaladin.

— Non. Ce sera très dur. Les gens vont me haïr et, même dans le cas contraire, je serai mis à l’écart. Isolé. Cela dit, j’ai accepté que tel était mon sort. Je m’y ferai.

Même au sein du Pont Quatre, Moash était le seul à n’avoir pas traité Kaladin comme une sorte de Héraut mythologique venu les sauver. Ainsi que Roc, peut-être.

Malgré tout, les autres hommes de pont n’avaient pas réagi avec la peur qu’il avait autrefois redoutée. Ils l’idolâtraient peut-être, mais ils ne l’aliénaient pas. C’était déjà une bonne chose.

Ils atteignirent l’échelle de corde avant Teft et les jeunes pousses, mais ils n’avaient pas de raison d’attendre. Kaladin sortit du gouffre boueux pour rejoindre le plateau juste à l’est des camps de guerre. Ça lui semblait si étrange d’être capable d’emporter sa lance et son argent hors du gouffre. En effet, les soldats qui gardaient les abords du camp de Dalinar ne l’importunèrent pas – ils le saluèrent en se tenant bien droits. C’était le salut le plus précis qu’il ait jamais reçu, aussi impeccable que celui qu’on adressait à un général.

— Ils ont l’air fiers de toi, observa Syl. Ils ne te connaissent même pas, mais ils sont fiers de toi.

— Ce sont des sombres-iris, répondit Kaladin, qui leur rendit leur salut. Sans doute des hommes qui se battaient sur la Tour quand Sadeas les a trahis.

— Béni-des-foudres, lança l’un d’entre eux, avez-vous entendu les nouvelles ?

Maudit soit celui qui leur a appris ce surnom, songea Kaladin tandis que Roc et les deux autres le rattrapaient.

— Non, cria Kaladin. Lesquelles ?

— Un héros est arrivé dans les Plaines Brisées ! cria le soldat en réponse. Il va rencontrer le clarissime Kholin, et peut-être le soutenir ! C’est bon signe. Ça aidera peut-être à calmer un peu les choses par ici.

— Que se passe-t-il ? s’exclama Roc. Qui ça ?

Le soldat prononça un nom.

Le cœur de Kaladin se glaça aussitôt.

Ses doigts engourdis faillirent lâcher la lance. Puis il se mit à courir. Il n’entendit pas Roc crier derrière lui, ne s’arrêta pas pour laisser les autres le rattraper. Il traversa le camp à toutes jambes, en direction du complexe de commandement de Dalinar qui se trouvait au centre.

Il avait refusé d’y croire quand il avait vu la bannière flotter dans les airs au-dessus d’un groupe de soldats, sans doute accompagné par un autre groupe, plus grand, à l’extérieur du camp de guerre. Kaladin les dépassa, s’attirant des cris et des regards insistants, et d’autres lui demandèrent s’il y avait un problème.

Il s’arrêta enfin en titubant au pied du petit escalier qui menait à l’intérieur du complexe fortifié de bâtiments de pierre de Dalinar. Là, devant l’entrée, l’Épine Noire serrait la main d’un homme de grande taille.

L’air digne, le visage carré, le nouvel arrivant portait un uniforme immaculé. Il éclata de rire, puis étreignit Dalinar.

— Mon vieil ami, déclara-t-il, ça fait bien trop longtemps.

— Beaucoup trop en effet, acquiesça Dalinar. Je suis ravi que vous soyez enfin arrivé ici, après l’avoir promis pendant des années. J’ai entendu dire que vous aviez même obtenu une Lame d’Éclat !

— En effet, répondit le nouveau venu, qui se dégagea et tendit la main sur le côté. Prise à un assassin qui avait osé tenter de me tuer sur le champ de bataille.

La Lame apparut. Kaladin regarda fixement l’arme argentée. Gravée sur toute sa longueur, elle était façonnée de manière à évoquer des flammes en mouvement, et Kaladin eut l’impression que l’arme était teintée de rouge. Des noms défilèrent dans son esprit : Dallet, Coreb, Reesh… une escouade d’avant cette époque, dans une autre vie. Des hommes que Kaladin avait aimés.

Il leva les yeux et s’obligea à regarder le visage du nouvel arrivant. Un homme auquel Kaladin vouait une haine à nulle autre pareille. Un homme qu’il avait autrefois vénéré.

Le clarissime Amaram. L’homme qui avait volé la Lame d’Éclat de Kaladin, lui avait marqué le front et l’avait vendu comme esclave.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

INTERMÈDES

*

* *

Eshonai – Ym – Rysn

Le Rythme de Résolution palpitait tout bas au fond du cerveau d’Eshonai lorsqu’elle atteignit le plateau situé au centre des Plaines Brisées.

Le plateau central. Narak. « Exil. »

Son foyer.

Elle arracha le casque de sa Cuirasse d’Éclat et inspira profondément l’air froid. Bien qu’elle soit merveilleusement aérée, la Cuirasse devenait étouffante après des efforts prolongés. D’autres soldats atterrirent derrière elle – elle en avait emmené dans les mille cinq cents sur cette course. Fort heureusement, ils étaient, cette fois-ci, arrivés bien avant les humains et avaient recueilli le cœur-de-gemme avec un minimum de combats. C’était Devi qui le portait ; il avait gagné ce privilège car c’était lui qui avait repéré la chrysalide de loin.

Elle regrettait presque que la course ait été si facile. Presque.

Où êtes-vous, Épine Noire ? songea-t-elle en regardant vers l’ouest. Pourquoi n’étiez-vous pas revenu m’affronter ?

Il lui semblait l’avoir aperçu lors d’une autre course, la semaine précédente, quand son fils les avait chassés de ce plateau. Eshonai n’avait pas participé à ce combat ; sa jambe blessée la faisait souffrir et le saut de plateau en plateau l’avait mise à rude épreuve malgré la Cuirasse d’Éclat. Peut-être valait-il mieux qu’elle se tienne à l’écart de ces courses.

Elle avait insisté pour être présente au cas où sa force d’assaut se retrouverait cernée et aurait besoin d’un Porte-Éclat, même blessé, pour la libérer. Sa jambe lui faisait toujours mal, mais la Cuirasse amortissait suffisamment les chocs. Bientôt, elle allait devoir rejoindre les combats. Si elle participait directement, peut-être l’Épine Noire réapparaîtrait-il.

Il fallait qu’elle lui parle. Les vents eux-mêmes semblaient lui en souffler l’importance.

Ses soldats levèrent la main en signe d’adieu tout en empruntant des chemins distincts. Beaucoup chantaient tout bas ou fredonnaient une chanson sur le Rythme de Deuil. Ces jours-ci, peu chantaient sur Exaltation, ou même Résolution. Pas à pas, tempête après tempête, la dépression s’emparait de son peuple – ceux-qui-écoutent, comme ils s’appelaient eux-mêmes. « Parshendi » était un terme humain.

D’un pas décidé, Eshonai se dirigea vers les ruines qui dominaient Narak. Il n’en restait pas grand-chose après toutes ces années. Des ruines de ruines, pourrait-on dire. Les œuvres des hommes comme celles de ceux-qui-écoutent ne duraient guère face à la puissance des tempêtes majeures.

Cette aiguille de pierre, un peu plus loin, avait dû être une tour autrefois. Au fil des siècles, de violentes tempêtes y avaient déposé une épaisse couche de crémon. Il s’était infiltré dans les fissures et avait rempli les fenêtres avant de durcir lentement. La tour évoquait à présent une immense stalagmite dont la pointe arrondie se tendait vers le ciel et dont le flanc couvert de protubérances rocheuses donnait l’impression d’avoir fondu.

L’aiguille devait posséder un cœur robuste pour avoir si longtemps survécu aux vents. D’autres exemples d’ingénierie ancienne avaient nettement moins bien tenu. Eshonai longea mottes et monticules, vestiges de bâtiments effondrés qui avaient été lentement absorbés par les Plaines Brisées. Les tempêtes étaient imprévisibles. Parfois, d’énormes sections de roche se détachaient des formations, laissant des cavités et des arêtes irrégulières. D’autres fois, des cimes se dressaient pendant des siècles et poussaient au lieu de rétrécir, car les vents les usaient et les faisaient grandir tout à la fois.

Eshonai avait découvert des ruines similaires au cours de ses explorations, comme celle sur laquelle elle se trouvait quand son peuple avait pour la première fois rencontré les humains. Ça ne remontait qu’à sept ans, mais ça semblait une éternité. Elle avait adoré ces jours-là, l’exploration d’un monde qui semblait infini. À présent…

À présent, elle passait sa vie prisonnière de ce plateau. La nature l’appelait, lui chantait qu’elle devait rassembler tout ce qu’elle pouvait porter et se mettre en route. Malheureusement, ce n’était plus là son destin.

Elle traversa l’ombre d’un imposant rocher dont elle avait toujours imaginé qu’il avait pu être la porte d’une ville. D’après le peu qu’ils avaient appris de leurs espions au fil des ans, elle savait que les Aléthis ne comprenaient pas. Ils marchaient sur la surface irrégulière des plateaux et ne voyaient que de la pierre naturelle, ignorant qu’ils traversaient les ossements d’une cité morte depuis longtemps.

Eshonai frissonna et se cala sur le Rythme des Disparus. C’était une cadence douce et cependant violente, avec des notes distinctes et bien nettes. Elle ne s’y attarda pas longtemps. S’il était important de se rappeler les morts, il l’était encore davantage d’œuvrer à protéger les vivants.

Elle se cala de nouveau sur Résolution et entra dans Narak. Ici, ceux-qui-écoutent avaient bâti le meilleur foyer possible au cours des années de guerre. Les saillies rocheuses étaient devenues des baraquements ; des carapaces de magnecoques formaient les murs et les toits. Sur le côté sous le vent de tumulus qui avaient été des bâtiments poussaient désormais des boutons-de-roche destinés à la consommation. La majeure partie des Plaines Brisées avait naguère été peuplée, mais la plus grande ville s’était trouvée ici, en leur centre. Les vestiges de son peuple habitaient les ruines d’une cité morte.

Ils l’avaient nommée Narak – exil – car c’était là qu’ils étaient venus pour se tenir à l’écart de leurs dieux.

Ceux-qui-écoutent, aussi bien fémines que masquins, levaient les mains vers elle sur son passage. Ils étaient si peu nombreux désormais. La quête de vengeance des humains était sans pitié.

Eshonai le comprenait très bien.

Elle se tourna vers la Maison des Arts, qui se trouvait tout près ; elle ne s’y était pas présentée depuis des jours. À l’intérieur, des soldats exécutaient des peintures atroces.

Eshonai marcha parmi eux, toujours vêtue de sa Cuirasse d’Éclat, son casque sous le bras. Le bâtiment allongé ne possédait pas de toit, ce qui laissait entrer une grande quantité de lumière à laquelle peindre, et les murs étaient couverts d’une épaisse couche de crémon durci depuis longtemps. Munis de pinceaux à gros poils, les soldats s’efforçaient de représenter les fleurs de boutons-de-roche disposées sur une estrade centrale. Eshonai fit le tour des artistes pour inspecter leur travail. Le papier étant précieux et la toile inexistante, ils peignaient sur des fragments de carapace.

Leurs peintures étaient épouvantables. Taches de couleurs criardes, pétales approximatifs… Eshonai s’arrêta près de Varanis, l’un de ses lieutenants. Il tenait le pinceau délicatement entre ses doigts cuirassés, formant une silhouette massive devant son chevalet. Des plaques d’armure de chitine poussaient sur ses bras, ses épaules, sa poitrine et même sa tête. Eshonai en avait de semblables sous sa Cuirasse.

— Vous vous améliorez, lui dit-elle sur le Rythme de Louange.

Il se tourna vers elle et bourdonna doucement sur Scepticisme.

Eshonai gloussa de rire et lui posa la main sur l’épaule.

— Ça ressemble vraiment à des fleurs, Varanis. Je suis sincère.

— On dirait de l’eau boueuse sur un plateau brun, répondit-il. Avec peut-être quelques feuilles brunes qui flottent à la surface. Pourquoi les couleurs deviennent-elles marron quand on les mélange ? Trois couleurs si belles qui deviennent la plus laide des couleurs une fois réunies. C’est absurde, mon général.

Général. Parfois, elle se sentait aussi mal à l’aise à ce poste que ses hommes lorsqu’ils tentaient de dessiner. Elle portait sa forme de guerre, car elle avait besoin de l’armure pour se battre, mais elle lui préférait la forme de travail. Plus souple, plus solide. Ce n’était pas qu’il lui déplaise de diriger ces hommes, mais répéter chaque jour les mêmes choses – les exercices, les attaques de plateaux – lui engourdissait l’esprit. Elle voulait de la nouveauté, découvrir de nouveaux endroits. Au lieu de quoi elle rejoignait son peuple dans une longue veillée mortuaire tandis qu’ils mouraient un par un.

Non. Nous allons trouver une solution.

L’art y contribuerait, espérait-elle. Sur ses ordres, tous les hommes et les femmes se relayaient à la Maison des Arts à l’heure qu’on leur attribuait. Et ils faisaient des efforts ; de gros efforts. Avec autant de succès, jusqu’à présent, que lorsqu’on cherche à sauter par-dessus un gouffre sans voir l’autre côté.

— Pas de sprènes ? demanda-t-elle.

— Pas un seul.

Il avait répondu sur le Rythme de Deuil. Elle l’entendait bien trop souvent ces jours-ci.

— Continuez à essayer, lui dit-elle. Nous n’allons pas perdre cette bataille faute d’efforts.

— Mais, mon général, répliqua Varanis, à quoi bon ? Avoir des artistes ne nous sauvera pas des épées des humains.

Près d’eux, d’autres soldats se tournèrent pour entendre la réponse.

— Les artistes ne nous y aideront pas, répondit-elle sur le Rythme de Paix. Mais ma sœur est persuadée d’être tout près de découvrir de nouvelles formes. Si nous découvrons comment créer des artistes, ça lui en apprendra peut-être davantage sur le processus de transformation – et ça l’aidera peut-être dans ses recherches. Ça pourrait même lui permettre de découvrir des formes plus puissantes que la forme de guerre. Les artistes ne nous sortiront pas de là, mais une autre forme le fera peut-être.

Varanis hocha la tête. C’était un bon soldat. Tous ne l’étaient pas – la forme de guerre ne rendait pas quelqu’un intrinsèquement plus discipliné. Malheureusement, elle bridait les talents artistiques.

Eshonai avait essayé de peindre. Elle ne parvenait pas à réfléchir de la manière adéquate, à saisir l’abstraction nécessaire pour créer de l’art. La forme de guerre était une excellente forme, très polyvalente. Elle n’entravait pas la pensée, comme le faisait la forme d’accouplement. À l’instar de la forme de travail, on restait soi-même quand on adoptait la forme de guerre. Toutefois, chacune possédait ses bizarreries. Un travailleur avait du mal à commettre des actes de violence – il y avait comme un blocage mental à l’œuvre. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle appréciait cette forme : elle l’obligeait à réfléchir différemment pour contourner les problèmes.

Aucune de ces formes ne permettait de créer de l’art. Enfin, de bien le faire. La forme d’accouplement était préférable, mais associée à une foule d’autres problèmes. Il était presque impossible de garder les accouplants concentrés sur quoi que ce soit de productif. Il existait deux autres formes, quoique la première – la forme morne – soit rarement utilisée. C’était une relique du passé, avant qu’ils n’aient redécouvert quelque chose de meilleur.

Ce qui ne laissait que la forme d’agilité, une forme polyvalente qui était souple et prudente. Ils s’en servaient pour éduquer les petits et effectuer le genre de travail qui nécessitait davantage de dextérité que de muscles. On ne pouvait y consacrer que peu d’individus, bien qu’elle soit plus adaptée pour l’art.

Les vieilles chansons parlaient de centaines de formes. Il n’en existait plus que cinq désormais. Enfin, six en comptant la forme d’esclave, dépourvue de sprène, d’âme et de chant ; celle à laquelle les humains étaient habitués, et à laquelle ils donnaient le nom de parshes. Ce n’était cependant pas une forme véritable, mais une absence de toute forme.

Eshonai quitta la Maison des Arts, casque sous le bras, la jambe endolorie. Elle traversa la place des eaux où des agiles avaient façonné un large bassin à partir de crémon sculpté. Il recueillait la pluie riche de nutriments lors des accalmies qui succédaient aux tempêtes. Ici, les travailleurs portaient des seaux pour aller chercher de l’eau. Leur forme était puissante, presque autant que la forme de guerre, mais dotée de doigts plus fins et dépourvue d’armure. Beaucoup la saluèrent d’un signe de tête bien qu’elle ne possède, en tant que général, aucune autorité sur eux. Elle était leur dernier Porte-Éclat.

Un groupe de trois accouplants – deux fémines, un masquin – jouait dans l’eau en s’éclaboussant mutuellement. À peine vêtus, ils s’apergeaient d’une eau que les autres allaient boire.

— Vous trois, leur lança sèchement Eshonai, vous n’avez rien d’autre à faire ?

Ils lui sourirent, avec leurs formes potelées et leur esprit émoussé.

— Venez ! lui lança l’un d’entre eux. C’est amusant !

— Dehors, ordonna Eshonai, le doigt tendu.

Tous trois marmonnèrent sur le Rythme d’Irritation en sortant de l’eau. Sur leur passage, plusieurs travailleurs secouèrent la tête, dont l’un chantait sur Louange en signe d’appréciation d’Eshonai. Les travailleurs n’aimaient pas la confrontation.

C’était un prétexte, tout comme ceux qui adoptaient la forme d’accouplement utilisaient leur forme comme prétexte à leurs activités ineptes. Lorsqu’elle était travailleuse, Eshonai s’était entraînée à se confronter aux autres en cas de nécessité. Elle avait même été accouplante à une occasion, et avait obtenu de première main la preuve que l’on pouvait effectivement se montrer productif en tant qu’accouplant, malgré les… distractions.

Bien entendu, son expérience d’accouplante avait été, sur tous les autres plans, une catastrophe absolue.

Elle s’adressa aux accouplants sur Réprimande, en termes si véhéments qu’elle attira des sprènes de colère. Elle les vit arriver de loin, appelés par son émotion, se déplaçant à une incroyable vitesse – comme des éclairs dansant vers elle en traversant la pierre lointaine. Les éclairs s’accumulèrent à ses pieds, teintant les pierres de rouge.

Son discours imprima la peur des dieux chez les accouplants, qui s’éloignèrent en courant pour leur séance à la Maison des Arts. Avec un peu de chance, ils ne s’arrêteraient pas en chemin pour s’accoupler dans une alcôve. Cette pensée lui souleva l’estomac. Elle n’avait jamais réussi à comprendre les gens qui souhaitaient conserver la forme d’accouplement. La plupart des couples, afin de procréer, adoptaient cette forme et s’y enfermaient pendant un an – puis la quittaient le plus vite possible après la naissance de l’enfant. Après tout, qui voulait sortir ainsi en public ?

Les humains le faisaient. Ce point l’avait déconcertée les premiers jours, qu’elle avait consacrés à apprendre leur langage, à commercer avec eux. Non seulement les humains ne changeaient pas de forme, mais ils étaient toujours prêts à s’accoupler, toujours distraits par des pulsions sexuelles.

Que n’aurait-elle donné pour se fondre parmi eux à leur insu, adopter leur peau monochrome pendant un an et arpenter leurs routes, voir leurs cités majestueuses. Au lieu de quoi elle avait, avec les autres, ordonné le meurtre du roi aléthi dans une tentative désespérée visant à empêcher le retour des dieux de ceux-qui-écoutent.

En tout cas, ça avait fonctionné – le roi aléthi n’avait pas pu mettre son plan en œuvre. Mais son peuple, en conséquence, se faisait lentement détruire.

Elle atteignit enfin la formation rocheuse qu’elle appelait son foyer : un petit dôme effondré. Il lui rappelait ceux qui se trouvaient au bord des Plaines Brisées – les énormes dômes que les humains nommaient « camps de guerre ». Son peuple y avait vécu avant de les abandonner pour la sécurité des Plaines Brisées, avec ses gouffres que les humains étaient incapables de franchir en sautant.

Son foyer, bien entendu, était nettement plus petit. Lors des premiers jours où ils avaient vécu ici, Venli avait fabriqué un toit en carapace de magnecoque et construit des murs afin de diviser l’espace en pièces. Elle l’avait recouvert de crémon qui avait durci avec le temps, créant quelque chose qui ressemblait réellement plus à un foyer qu’à une cabane.

Eshonai posa son casque sur une table près de l’entrée mais garda le reste de son armure. Elle se sentait bien en Cuirasse d’Éclat. Elle aimait cette sensation de force qui lui apprenait qu’il existait encore quelque chose de fiable en ce monde. Et grâce à la puissance de la Cuirasse, elle pouvait pratiquement ignorer la douleur de sa jambe.

Elle traversa précipitamment plusieurs pièces, saluant les gens qu’elle croisait. Les associés de Venli étaient des éudits, bien que personne ne connaisse la forme adéquate pour se consacrer vraiment à l’érudition. La forme d’agilité était actuellement leur substitut de fortune. Eshonai trouva sa sœur près de la fenêtre de la pièce la plus éloignée. Demid, l’ancien accouplé de Venli, était assis à côté d’elle. Venli adoptait la forme d’agilité depuis trois ans, depuis qu’ils en connaissaient l’existence, quoique Eshonai se représente toujours sa sœur en travailleuse, avec des bras plus épais et un torse plus robuste.

Mais c’était le passé. Venli était à présent une femme élancée au visage fin, dont les marbrures formaient de délicats motifs tourbillonnants rouge et blanc. Les agiles se laissaient pousser de longues mèches de cheveux, sans casque de carapace pour les en empêcher. Ceux de Venli, d’un roux profond, lui tombaient au creux des reins, où ils étaient attachés à trois emplacements. Elle portait une robe resserrée à la taille qui soulignait la forme de ses seins au niveau de la poitrine. Comme elle n’adoptait pas la forme d’accouplement, ils étaient petits.

Venli et son ancien accouplé étaient proches, bien que la période qu’ils avaient passée en tant qu’accouplés n’ait produit aucun enfant. S’ils étaient allés sur le champ de bataille, ils auraient été une paire de guerriers. Au lieu de quoi ils formaient une paire de chercheurs, ou quelque chose de ce genre. Les activités auxquelles ils consacraient leurs journées étaient très peu caractéristiques de ceux-qui-écoutent. C’était tout le but ; le peuple d’Eshonai ne pouvait plus se permettre de se conformer à ce qu’il avait été par le passé. Les journées entières à se prélasser seuls sur ces plateaux – à chanter des chansons les uns pour les autres, à ne se battre qu’occasionnellement – étaient révolues.

— Alors ? demanda Venli sur Curiosité.

— Nous avons gagné, répondit Eshonai, qui s’adossa au mur et croisa les bras dans un cliquetis de Cuirasse. Le cœur-de-gemme est à nous. Nous allons continuer à manger.

— C’est une bonne chose, renchérit Venli. Et ton humain ?

— Dalinar Kholin. Il n’est pas venu participer à ce combat.

— Il refuse de t’affronter à nouveau, déclara Venli. Tu as failli le tuer la dernière fois.

Elle avait prononcé ces mots sur le Rythme d’Amusement tout en se levant pour prendre un morceau de papier (ils le fabriquaient à partir de pulpe de bouton-de-roche séchée après les récoltes), qu’elle tendit à son ancien accouplé. Celui-ci l’étudia, hocha la tête et se mit à prendre des notes.

La fabrication de ce papier nécessitait un temps et des ressources précieux, mais Venli leur assurait que la récompense en vaudrait l’effort. Elle avait intérêt à dire vrai.

Venli étudia Eshonai. Elle possédait des yeux perçants – sombres et vitreux, comme ceux de tous ceux-qui-écoutent. Ceux de Venli semblaient posséder une profondeur supplémentaire, celle d’un savoir secret. Sous la lumière adéquate, ils se teintaient d’une nuance violette.

— Que ferais-tu, ma sœur ? demanda Venli. Si ce Kholin et toi arrêtiez d’essayer de vous entre-tuer assez longtemps pour vous parler ?

— Je solliciterais la paix.

— Nous avons assassiné son frère, répliqua Venli. Nous avons massacré le roi Gavilar une nuit où il nous avait invités sous son toit. C’est là quelque chose que les Aléthis ne vont jamais oublier, ni pardonner.

Eshonai décroisa les bras et fit jouer sa main à l’intérieur de son gantelet. Cette nuit-là… Un plan désespéré, conçu par elle-même et cinq autres. Elle y avait participé malgré son jeune âge, en raison de sa connaissance des humains. Tous avaient voté dans le même sens.

Tuer cet homme. Le tuer en courant le risque d’être détruits. Car s’il avait vécu assez longtemps pour faire ce qu’il avait annoncé cette nuit-là, tout aurait été perdu. Ceux qui avaient pris cette décision avec elle étaient morts à présent.

— J’ai découvert le secret de la forme de tempête, annonça Venli.

Quoi ? (Eshonai se redressa.) Tu devais travailler sur une forme qui nous soit utile ! Une forme pour les diplomates, ou les érudits.

— Ceux-là ne nous sauveront pas, rétorqua Venli sur Amusement. Si nous souhaitons traiter avec les humains, nous aurons besoin des pouvoirs anciens.

— Venli, répondit Eshonai en prenant sa sœur par le bras. Nos dieux !

Venli ne broncha pas.

— Les humains ont des Fluctomanciens.

— Peut-être pas. Il pouvait s’agir d’une Lame d’Honneur.

— Tu l’as combattu. Était-ce une Lame d’Honneur qui t’a frappée, qui a blessé ta jambe, qui t’a rendue boiteuse ?

— Je…

Sa jambe lui faisait mal.

— Nous ignorons lesquels des chants disent vrai, reprit Venli.

Bien qu’elle ait prononcé ces mots sur Résolution, elle parlait d’une voix lasse, attirant des sprènes d’épuisement. Ils s’engouffraient par les fenêtres et les portes comme des jets de vapeur translucide, accompagnés par un bruit rappelant le vent, avant de devenir plus forts, plus visibles et de tournoyer autour de sa tête comme des tourbillons de vapeur.

Ma pauvre sœur. Elle se donne autant de mal que les soldats.

— Si les Fluctomanciens sont revenus, poursuivit Venli, nous devons rechercher quelque chose d’important, quelque chose qui puisse garantir notre liberté. Les formes de pouvoir, Eshonai… (Elle regarda la main de sa sœur, toujours posée sur son bras.) S’il te plaît, assieds-toi pour m’écouter. Et arrête de me dominer comme une montagne.

Eshonai retira ses doigts, mais ne s’assit pas. Le poids de sa Cuirasse d’Éclat briserait une chaise. Elle se pencha plutôt pour inspecter la table jonchée de papiers.

Venli avait inventé elle-même cet alphabet. Ils avaient appris ce concept auprès des humains – mémoriser les chants était une bonne méthode, mais loin d’être parfaite, même lorsque vous aviez les rythmes pour vous guider. Les informations conservées sur des pages étaient plus pratiques, surtout pour les recherches.

Eshonai avait appris cet alphabet mais elle avait toujours beaucoup de mal à le lire. Elle n’avait guère le temps de s’entraîner.

— Donc… forme de tempête ? demanda-t-elle.

— En nombre suffisant, expliqua Venli, des individus adoptant cette forme pourraient contrôler une tempête majeure, ou même en invoquer une.

— Je me rappelle le chant qui parle de cette forme, répondit Eshonai. Elle provenait des dieux.

— La plupart des formes leur sont liées d’une manière ou d’une autre, observa Venli. Pouvons-nous réellement nous fier à l’exactitude de mots chantés il y a si longtemps ? Quand ses chants ont été mémorisés, notre peuple adoptait en majeure partie la forme morne.

C’était une forme de faible intelligence, de faible capacité. Ils s’en servaient maintenant pour épier les humains. Autrefois, son peuple ne connaissait que cette forme et celle d’accouplement.

Demid parcourut quelques pages, déplaça une pile.

— Venli a raison, Eshonai. C’est un risque que nous devons courir.

— Nous pourrions négocier avec les Aléthis, insista Eshonai.

— Dans quel but ? demanda Venli, cette fois encore sur Scepticisme, tandis que ses sprènes d’épuisement se dissipaient enfin et s’éloignaient en tourbillonnant à la recherche de sources d’émotions plus fraîches. Eshonai, tu répètes constamment que tu veux négocier. Je crois que c’est parce que les humains te fascinent. Crois-tu qu’ils te laisseront aller librement parmi eux ? Une personne qu’ils perçoivent sous la forme d’un esclave rebelle ?

— Il y a des siècles, intervint Demid, nous avons échappé aussi bien à nos dieux qu’aux humains. Nos ancêtres ont abandonné la civilisation, le pouvoir et la force afin d’assurer leur liberté. Je refuse d’y renoncer, Eshonai. La forme de tempête… Avec elle, nous pourrons détruire l’armée aléthie.

— Une fois qu’elle aura disparu, ajouta Venli, tu pourras reprendre l’exploration. Plus de responsabilités : tu pourras voyager, tracer tes cartes, découvrir des endroits que personne n’a jamais vus.

— Ce que je souhaite pour moi-même n’a aucune importance, répondit Eshonai sur Réprimande, tant que nous courons tous le risque d’être détruits.

Elle balaya du regard les petites taches qui constellaient la page, gribouillis de chants. Des chants dépourvus de musique, rédigés ainsi. Privés de leur âme.

Le salut de ceux-qui-écoutent pouvait-il vraiment résider dans quelque chose d’aussi effroyable ? Venli et son équipe avaient passé cinq ans à consigner tous les chants, apprenant les nuances auprès des anciens, les capturant sur ces pages. Par le biais de la collaboration, de la recherche et de la réflexion intensive, ils avaient découvert la forme d’agilité.

— C’est la seule solution, déclara Venli sur Paix. Nous allons montrer ceci aux Cinq, Eshonai. J’aimerais t’avoir à nos côtés.

— Je… vais y réfléchir.

Ym taillait soigneusement le bois sur le côté du petit bloc. Il l’éleva à la lueur des sphères posées près de son banc et saisit ses lunettes par la monture pour les rapprocher de ses yeux.

Quelle magnifique invention, les lunettes. Vivre, ça revenait à être un fragment du Cosmère en train de se découvrir lui-même. Comment pouvait-il découvrir correctement les choses s’il n’y voyait rien ? L’Azéen qui avait créé ces engins était mort depuis longtemps, et Ym avait soumis une proposition pour qu’on le considère comme l’un des Glorieux Défunts.

Ym baissa le morceau de bois et continua à le sculpter, taillant soigneusement le devant afin de former une courbe. Certains de ses collègues achetaient leurs formes (les pièces de bois autour desquelles un cordonnier façonnait ses chaussures) à des menuisiers, mais on lui avait appris comment fabriquer les siennes. C’était l’ancienne méthode, celle que l’on appliquait depuis des siècles. Si l’on faisait quelque chose d’une certaine manière depuis si longtemps, il y avait certainement une bonne raison.

Derrière lui, dans l’ombre, s’alignaient les casiers plongés d’une cordonnerie, d’où des dizaines de chaussures pointaient leur nez comme des anguilles. C’étaient là des chaussures d’essai destinées à estimer la taille, choisir les matériaux et décider du style afin qu’il puisse fabriquer la chaussure parfaitement adaptée au pied et au caractère d’un individu. Un essayage pouvait durer longtemps lorsqu’on s’y prenait correctement.

Quelque chose bougea dans la pénombre, sur sa droite. Ym jeta un coup d’œil dans cette direction sans changer de position. Le sprène venait plus fréquemment depuis quelque temps – sous forme de petites taches lumineuses, comme celles que dégageait un morceau de cristal traversé par un rayon de soleil. Il n’identifiait pas sa nature, car il n’en avait encore jamais vu de semblable.

Le sprène s’avança sur la surface de l’établi, se faufilant plus près. Lorsqu’il s’arrêta, de la lumière en sortit furtivement, prenant la forme de petites plantes qui poussaient ou sortaient de leur terrier. Lorsqu’il bougea de nouveau, elles se retirèrent.

Ym se remit à sculpter.

— Ce sera pour fabriquer une chaussure.

La boutique était silencieuse le soir, à l’exception du grattement de son couteau contre le bois.

— Ch-chaussure ? demanda une voix.

Elle ressemblait à celle d’une jeune femme, douce, possédant une sorte de musicalité carillonnante.

— Oui, mon ami, répondit-il. Une chaussure pour de jeunes enfants. Il m’en faut de plus en plus ces jours-ci.

— Chaussure, répéta le sprène. Pour des enf-fants. Des petites gens.

Ym fit tomber des copeaux de bois de l’établi pour les balayer plus tard, puis y posa la forme près du sprène. Ce dernier eut un mouvement de recul, pareil à un reflet dans un miroir – translucide, guère plus qu’un jeu de lumière.

Il retira la main et patienta. Le sprène s’avança doucement – hésitant, comme un crémillon qui se faufile hors de sa crevasse après une tempête. Quand il s’arrêta, la lumière s’échappa de lui sous forme de pousses minuscules. Quel étrange spectacle.

— Tu es une expérience intéressante, mon ami, déclara Ym tandis que le jeu de lumière s’avançait jusqu’à la forme elle-même. Et je suis honoré d’y participer.

— Je…, répondit le sprène. Je… (Sa silhouette trembla soudain puis s’intensifia, comme une lumière que l’on concentrait.) Il arrive.

Ym se redressa, soudain nerveux. Quelque chose bougea dehors dans la rue. Était-ce lui ? Le guetteur au manteau militaire ?

Mais non, ce n’était qu’un enfant qui passait la tête par la porte ouverte. Ym sourit, ouvrit son tiroir de sphères et laissa échapper davantage de lumière dans la pièce. L’enfant eut un mouvement de recul, comme le sprène un peu plus tôt.

Le sprène avait disparu. Il le faisait toujours quand d’autres approchaient.

— N’aie pas peur, déclara Ym en se rasseyant sur son tabouret. Viens. Laisse-moi te regarder.

Le jeune gamin des rues crasseux passa de nouveau la tête par l’ouverture. Il ne portait qu’un pantalon en lambeaux mais pas de chemise, ce qui était toutefois chose courante ici, en Iri, où les jours comme les nuits étaient généralement tièdes.

Les pieds du pauvre enfant étaient sales et éraflés.

— Eh bien, reprit Ym, on ne peut pas te laisser comme ça. Viens, jeune homme, installe-toi. Trouvons quelque chose pour habiller tes pieds.

Il tira l’un de ses tabourets les plus petits.

— Les aut’ racontent que vous donnez gratis, répondit le garçon sans bouger.

— Ils se trompent, répliqua Ym. Mais je crois que tu trouveras mon tarif tout à fait supportable.

— J’ai pas de sphères.

— Je n’ai pas besoin de sphères. C’est ton histoire qui sera mon prix. Tes expériences. J’aimerais les entendre.

— Les aut’ m’ont dit qu’vous étiez bizarre, affirma le garçon, qui entra enfin dans la boutique.

— Ils avaient raison, répondit Ym en tapotant le tabouret.

Le gamin approcha timidement, s’efforçant de masquer sa boiterie. Il était iriale, bien que la crasse assombrisse sa peau dorée et ses cheveux qui l’étaient également. La peau l’était moins – il fallait de la lumière pour la distinguer correctement – mais les cheveux, sans aucun doute. C’était la caractéristique de son peuple.

Ym fit signe à l’enfant de lever son pied valide, puis sortit un gant de toilette qu’il humidifia pour nettoyer la crasse. Il ne comptait pas faire d’essayage sur un pied aussi sale. D’un geste fort peu discret, le garçon recula son pied boiteux comme pour cacher qu’il était enveloppé d’un chiffon.

— Alors, reprit Ym, ton histoire ?

— Vous êtes vieux, rétorqua le garçon. Plus vieux que tous les gens que je connais. Vieux comme un grand-père. Vous devez déjà tout savoir sur tout. Pourquoi vous voudriez m’entendre parler ?

— C’est une de mes excentricités, répondit Ym. Allez, je t’écoute.

Le garçon soupira mais se mit à parler, brièvement. Ce n’était pas rare ; il voulait garder son histoire pour lui-même. Lentement, avec des questions prudentes, Ym lui soutira son histoire. Le garçon était le fils d’une prostituée, qui l’avait chassé dès qu’il avait été en âge de se débrouiller seul. Ça remontait à trois ans, pensait-il. Il devait en avoir huit à présent.

Tout en l’écoutant, Ym nettoya le premier pied, puis en coupa et en lima les ongles. Lorsqu’il en eut fini, il lui fit signe de tendre l’autre.

Le garçon le souleva à contrecœur. Ym dénoua le chiffon et découvrit une vilaine coupure sur la plante. Elle était déjà infectée et grouillait de sprènes de pourriture, minuscules points rouges.

Ym hésita.

— Fallait que je trouve des chaussures, déclara le gamin en regardant de l’autre côté. Je peux pas continuer sans.

L’entaille était irrégulière. Il s’est peut-être fait ça en grimpant par-dessus une clôture ? songea Ym.

Le garçon l’étudia, feignant la nonchalance. Une plaie comme celle-ci devait ralentir terriblement un gosse des rues, ce qui pouvait facilement provoquer sa mort. Ym ne le savait que trop bien.

Il leva les yeux vers le garçon et nota l’inquiétude qui assombrissait ses petits yeux. L’infection était remontée le long de la jambe.

— Mon ami, chuchota Ym, je crois que je vais avoir besoin de ton aide.

— Quoi ? demanda le gamin.

— Rien, répondit Ym, plongeant la main dans le tiroir de sa table.

La lumière qui s’en échappait provenait simplement de cinq brisures de diamant. Tous les gamins des rues venus le trouver les avaient vues. Jusqu’à présent, Ym ne s’était fait voler que deux fois.

Il plongea la main plus profondément et ouvrit un compartiment caché du tiroir pour en tirer une sphère plus puissante – un brôme –, puis s’empressa d’en cacher la lumière d’une main tandis que de l’autre il cherchait de l’antiseptique.

Le médicament n’allait pas suffire alors que le garçon ne pouvait pas éviter d’utiliser son pied. Rester allongé des semaines pour guérir, en appliquant constamment des médicaments coûteux ? Impossible pour un gamin qui se battait chaque jour pour trouver à manger.

Ym retira les mains, dont l’une abritait une sphère. Pauvre petit. Il devait avoir atrocement mal. Le garçon, fiévreux, aurait sans doute dû rester au lit, mais tous les gamins des rues savaient comment mâcher de l’écorce de schiste pour demeurer alertes et éveillés plus longtemps qu’ils ne l’auraient dû.

Non loin de là, le sprène de lumière étincelante sortit de sous une pile de carrés de cuir. Ym appliqua le médicament, puis le reposa et souleva le pied du garçon en fredonnant tout bas.

La lumière disparut dans son autre main.

Les sprènes de pourriture s’enfuirent de la blessure.

Quand Ym retira la main, l’entaille s’était recouverte d’une croûte et retrouvait sa couleur normale, tout signe d’infection ayant disparu. Jusqu’à présent, Ym n’avait utilisé qu’une poignée de fois ce don, en le faisant toujours passer pour l’effet d’un médicament. Ça ne ressemblait à rien dont il ait entendu parler. Peut-être était-ce pour cette raison qu’il l’avait reçu – afin que le Cosmère puisse en faire l’expérience.

— Tiens, déclara le garçon, je me sens nettement mieux.

— J’en suis ravi, répondit Ym, qui rangea la sphère et le médicament dans son tiroir. (Le sprène s’était retiré.) Voyons si j’ai quelque chose qui t’aille.

Il entreprit de lui faire essayer des chaussures. En temps ordinaire, il renvoyait le client après l’essayage et fabriquait une paire de chaussures parfaite. Malheureusement, pour cet enfant-ci, il allait devoir se servir de chaussures déjà prêtes. Il avait vu trop de gamins des rues ne jamais revenir chercher leur paire, le laissant s’inquiéter et s’interroger. Leur était-il arrivé quelque chose ? Avaient-ils simplement oublié ? Ou leur méfiance naturelle avait-elle pris le dessus ?

Par chance, il disposait de plusieurs paires bien solides qui conviendraient peut-être à ce garçon. Il me faut plus de cuir de porc traité, songea-t-il en griffonnant une note. Les enfants ne soignaient pas correctement leurs chaussures. Il avait besoin de cuir qui vieillissait bien même quand on ne s’en occupait pas.

— Vous allez vraiment me donner une paire de chaussures, reprit le gamin. Pour rien ?

— Rien d’autre que ton histoire, répondit Ym en glissant une autre chaussure d’essai au pied du garçon.

Il avait renoncé à apprendre aux gosses des rues à porter des chaussettes.

— Pourquoi ça ?

— Parce que, rétorqua Ym, toi et moi ne faisons qu’Un.

— Un quoi ?

— Un seul être, expliqua Ym, qui reposa cette chaussure et en prit une autre. Il y a bien longtemps, il n’existait que l’Unique. L’Unique savait tout, mais n’avait rien vécu. Si bien qu’il devint une multitude – nous, les gens. L’Unique, qui est à la fois masculin et féminin, l’a fait afin de vivre toute chose.

— L’Unique… Vous voulez dire Dieu ?

— Si tu souhaites le formuler ainsi, répondit Ym. Mais ce n’est pas entièrement vrai. Je n’accepte aucun dieu. Tu devrais n’en accepter aucun non plus. Nous sommes iriales et faisons partie du Long Chemin, dont ce pays est la Quatrième Contrée.

— Vous parlez comme un prêtre.

— N’accepte pas de prêtre non plus, riposta Ym. Ils viennent d’autres terres pour nous évangéliser. Les Iriales n’ont pas besoin de sermons, seulement d’expérience. Puisque chaque expérience est différente, elle apporte la complétude. Au bout du compte, quand la Septième Contrée sera atteinte, tout sera réintégré – et nous redeviendrons Unique.

— Alors vous et moi…, s’étonna le gamin, on est pareils ?

— Oui. Deux esprits d’un seul être qui vit différentes vies.

— C’est stupide.

— Simple question de perspective, s’étonna Ym, qui recouvrit de poudre les pieds du garçon avant d’y glisser une paire de chaussures d’essai. S’il te plaît, marche un moment avec celles-ci.

Le garçon le regarda bizarrement mais obéit et fit quelques pas. Il ne boitait plus.

— Perspective, répéta Ym, qui leva la main et remua les doigts. De tout près, les doigts d’une main peuvent sembler individuels et isolés. En effet, le pouce croit peut-être qu’il a très peu en commun avec le petit doigt. Mais avec la perspective adéquate, on comprend que les doigts font partie de quelque chose de bien plus grand. Qu’ils sont Un, en réalité.

Le gamin parut songeur. Une partie de tout ça le dépassait sans doute. Il faut que je parle de manière plus simple, et

— Pourquoi c’est vous qu’avez le droit d’être le doigt avec la bague très chère, répondit le garçon en marchant dans l’autre sens, alors que j’suis le p’tit doigt avec un ongle cassé ?

Ym sourit.

— Je sais que ça paraît injuste, mais il ne peut pas y avoir d’injustice, car nous sommes tous identiques au bout du compte. Et puis je n’ai pas toujours possédé cette boutique.

— Ah bon ?

— Non. Je crois que tu serais surpris d’apprendre d’où je viens. Rassieds-toi, s’il te plaît.

Le garçon se réinstalla.

— Il marche super bien ce médicament. Mais alors super bien.

Ym lui retira les chaussures et se fonda sur la poudre, qui s’était effacée par endroits, pour estimer dans quelle mesure la chaussure était bien ajustée. Il prit une paire de chaussures préfabriquées puis y travailla un moment en les pliant entre ses mains. Il allait falloir en garnir une d’une semelle pour le pied blessé, mais un modèle qui se détacherait au bout de quelques semaines, quand la plaie serait guérie.

— Tout ce que vous me racontez, reprit le garçon, je trouve ça débile. Enfin, si on est tous la même personne, on ne devrait pas déjà tous le savoir ?

— En tant qu’Unique, nous connaissons la vérité, répondit Ym, mais en tant que multitude, nous avons besoin d’ignorance. Si nous existons dans une si grande variété, c’est pour faire l’expérience de toutes sortes de pensées. Par conséquent, certains d’entre nous doivent savoir et d’autres non – de la même manière que certains doivent être riches et d’autres pauvres. (Il travailla encore un peu sur la chaussure.) Davantage de personnes savaient tout ça, à une époque. On n’en parle pas autant qu’il le faudrait. Tiens, voyons si celles-ci te vont.

Il tendit les chaussures au garçon, qui les enfila et noua les lacets.

— Ta vie est peut-être désagréable…, commença Ym.

— Désagréable ?

— D’accord, totalement atroce. Mais elle s’améliorera, jeune homme. Je te le promets.

— Je croyais, objecta le garçon en tapant son pied valide par terre pour tester les chaussures, que vous alliez me dire que ma vie est atroce, mais que c’est pas grave au bout du compte passqu’on va tous finir au même endroit.

— C’est exact, acquiesça Ym, mais ce n’est pas très réconfortant pour l’instant, n’est-ce pas ?

— Nan.

Ym revint à sa table de travail.

— Essaie de ne pas trop marcher sur ton pied blessé, si tu peux l’éviter.

Le gosse des rues se dirigea vers la porte avec un empressement soudain, comme s’il était impatient de filer avant qu’Ym ne change d’avis et ne lui reprenne les chaussures. Mais il s’arrêta sur le pas de la porte.

— Si on est tous la même personne qui essaie différentes vies, lança le garçon, vous n’avez pas besoin de donner des chaussures gratis. Vu que ça n’a pas d’importance.

— Tu ne te frapperais pas toi-même au visage, n’est-ce pas ? Si j’améliore ta vie, j’améliore la mienne par la même occasion.

— C’est complètement débile, répondit le garçon. Moi, je crois que vous êtes simplement quelqu’un de gentil.

Il se faufila dehors sans ajouter un mot.

Ym sourit et secoua la tête. Enfin, il se remit au travail sur sa forme. Le sprène réapparut.

— Merci, lui dit Ym. Pour ton aide.

Il ignorait pourquoi il était capable de faire ces choses-là, mais il savait que le sprène était impliqué.

— Il est toujours là, chuchota le sprène.

Ym leva les yeux vers le pas de la porte qui donnait sur la rue plongée dans la nuit. Le gamin était-il là ?

Un bruissement s’éleva derrière lui.

Il sursauta et se retourna vivement. La salle de travail était un endroit rempli de recoins sombres et de casiers. Avait-il entendu un rat, peut-être ?

Pourquoi la porte de la salle du fond, où Ym dormait, était-elle ouverte ? Il la laissait généralement fermée.

Une ombre y bougea dans le noir.

— Si vous venez pour les sphères, lança-t-il, tremblant, je n’ai que cinq brisures ici.

Nouveau bruissement. L’ombre se détacha de l’obscurité et se précisa pour devenir un homme à la peau sombre de Makabaki – à l’exception d’un croissant pâle sur la joue. Il portait un uniforme noir et argent qui n’appartenait à aucune armée qu’Ym reconnaisse. Des gants épais, prolongés par des crispins.

— J’ai dû regarder très attentivement, déclara l’homme, pour découvrir votre indiscrétion.

— Je…, balbutia Ym. Rien que… cinq brisures…

— Vous avez mené une vie irréprochable, depuis votre jeunesse dissolue, répondit l’homme d’une voix égale. Un jeune homme fortuné qui buvait et faisait la fête en dépensant tout ce que ses parents lui avaient laissé. Ce n’est pas illégal. Le meurtre si, en revanche.

Ym s’affaissa sur son tabouret.

— Je ne savais pas. Je ne savais pas que ça la tuerait.

— Du poison, répliqua l’homme en entrant dans la pièce, administré sous la forme d’une bouteille de vin.

— Ils m’avaient dit que le millésime lui-même était un signe ! répondit Ym. Qu’elle comprendrait que le message venait d’eux et qu’il signifiait qu’elle devait payer ! J’avais tellement besoin d’argent. Pour manger, vous comprenez. Les gens des rues n’ont aucune clémence…

— Vous avez été complice d’un meurtre, assena l’homme en enfonçant davantage ses gants, d’abord une main, puis l’autre.

Il s’exprimait avec la même absence d’émotion que s’il parlait du temps.

— Je ne savais pas…, insista Ym, suppliant.

— Vous êtes coupable malgré tout.

L’homme tendit la main sur le côté ; une arme s’y matérialisa à partir de la brume, puis tomba dans sa paume.

Une Lame d’Éclat ? Quel genre d’agent de police était-ce là ? Ym regarda fixement cette fabuleuse Lame argentée.

Puis il se mit à courir.

Il semblait avoir conservé des réflexes utiles de l’époque passée dans les rues. Il parvint à jeter une pile de morceaux de cuir vers l’homme et esquiva la Lame lorsqu’elle le visa. Ym sortit précipitamment dans la rue obscure et s’enfuit à toutes jambes en criant. Peut-être quelqu’un l’entendrait-il. Peut-être quelqu’un lui viendrait-il en aide.

Personne ne l’entendit.

Personne ne vint l’aider.

Ym était un vieil homme à présent. Le temps qu’il atteigne la première intersection, il était à bout de souffle. Il s’arrêta près de la vieille boutique du barbier, verrouillée, plongée dans le noir. Le petit sprène se déplaçait à ses côtés, jeu de lumière miroitant qui se déployait vers l’extérieur en formant un cercle. Magnifique.

— J’imagine, dit Ym, haletant, que mon… heure est venue. Puisse l’Unique… trouver ce souvenir… agréable.

Des pas claquèrent dans la rue derrière lui, de plus en plus proches.

— Non, chuchota le sprène. Flamme !

Ym plongea la main dans sa poche et en sortit une sphère. Pouvait-il, d’une manière ou d’une autre, s’en servir pour…

L’épaule de l’agent de police plaqua Ym contre le mur du barbier. Ym geignit et lâcha la sphère.

L’homme vêtu d’argent le retourna. Il ressemblait à une ombre dans la nuit, une silhouette se détachant sur le ciel noir.

— C’était il y a quarante ans, murmura Ym.

— La justice ne connaît pas de terme.

L’homme lui plongea la Lame d’Éclat dans la poitrine.

L’expérience prit fin.

Rysn aimait faire comme si son pot d’herbe shinove n’était pas stupide, simplement méditatif. Assise près de la proue de son catamaran, elle tenait le pot sur son giron. La surface de la mer de Reshi, calme par ailleurs, ondulait sous l’effet des coups de pagaie du guide assis derrière elle. L’air humide et chaud faisait perler la sueur sur le front et le cou de Rysn.

Il allait sans doute recommencer à pleuvoir. Ici, en pleine mer, les précipitations étaient de la pire espèce : non pas puissantes ou impressionnantes comme une tempête majeure, ni même insistantes comme une averse ordinaire. Ici, ce n’était qu’un voile de brume, davantage qu’un brouillard mais moins qu’un crachin. Assez pour abîmer votre coiffure, votre maquillage et vos habits – tous les efforts que faisait une jeune femme prudente pour présenter un visage convenable lors d’échanges commerciaux.

Rysn déplaça le pot sur son giron. Elle avait baptisé l’herbe Tyvnk – « maussade ». Son babsk avait éclaté de rire en apprenant son nom. Il comprenait. En nommant l’herbe, elle admettait qu’il avait raison et qu’elle avait eu tort ; ses affaires avec les Shinoves l’an dernier s’étaient révélées exceptionnellement lucratives.

Rysn avait choisi de ne pas garder rancune qu’on lui ait montré ses torts. Elle laissait donc sa plante être maussade à sa place.

Ils traversaient ces eaux depuis deux jours maintenant, après avoir attendu des semaines au port un intervalle entre deux tempêtes majeures pour s’aventurer dans la mer presque enclavée. Les eaux étaient aujourd’hui d’un calme stupéfiant. Presque aussi sereines que celles du lac Limpide.

Vstim lui-même voyageait deux bateaux plus loin dans leur flottille irrégulière. Manœuvrés par deux nouveaux parshes, les seize catamarans élancés étaient chargés de marchandises achetées grâce aux gains de leur dernière expédition. Vstim se reposait toujours à l’arrière de l’embarcation. Il ressemblait à une pile d’étoffe qui se distinguait à peine des sacs de marchandises.

Il allait s’en tirer. Les gens tombaient malades. Ça arrivait, mais il allait guérir.

Et le sang que tu as vu sur son mouchoir ?

Elle réprima cette pensée et se retourna sur son siège, déplaçant Tyvnk dans le creux de son bras gauche. Elle gardait le pot extrêmement propre. Ce terreau dont l’herbe avait besoin pour pousser était encore pire que le crémon et présentait une certaine inclination à salir les vêtements.

Gu, le guide de la flottille, naviguait dans son propre bateau, juste derrière elle. Il ressemblait beaucoup à un Limpidien avec ses membres allongés, sa peau tannée et ses cheveux sombres. Cependant, tous les Limpidiens qu’elle avait rencontrés se souciaient beaucoup de leurs dieux. Elle doutait que Gu se soit jamais soucié de quoi que ce soit.

Pas même de les conduire à destination dans les temps.

— Vous avez dit que nous approchions, lui lança-t-elle.

— Ah, mais c’est le cas, répondit-il en levant sa rame avant de l’abaisser de nouveau dans l’eau. C’est pour bientôt.

Il parlait plutôt bien le thaylène, raison pour laquelle on l’avait engagé. Ce n’était certainement pas pour sa ponctualité.

— Définissez « bientôt », lança Rysn.

— Définissez…

— Que voulez-vous dire par « bientôt » ?

— Bientôt. Peut-être aujourd’hui.

« Peut-être. » Formidable.

Gu pagayait toujours, d’un seul côté du bateau, parvenant étonnamment à empêcher que l’embarcation ne décrive des cercles. À l’arrière, Kylrm, le chef de leurs gardes, jouait avec l’ombrelle de Rysn qu’il ouvrait et refermait. Il semblait la considérer comme une incroyable invention, bien que ces choses-là soient populaires à Thaylenah depuis une éternité.

Voilà qui démontre à quel point les employés de Vstim regagnent rarement la civilisation. Encore une pensée réjouissante. Eh bien, elle avait rejoint Vstim comme apprentie parce qu’elle voulait voyager dans des lieux exotiques, et celui-ci l’était sans aucun doute. D’accord, elle avait cru qu’exotique et cosmopolite allaient de pair. Si elle avait eu un tant soit peu de jugeote (et elle n’était pas sûre d’en avoir beaucoup ces temps-ci), elle aurait compris que les commerçants qui connaissaient vraiment le succès n’étaient pas ceux qui allaient là où tout le monde voulait se rendre.

— C’est dur, répondit Gu, qui pagayait toujours à son allure léthargique. Les schémas sont décalés, ces jours-ci. Les dieux ne marchent pas où ils devraient toujours le faire. Nous allons la trouver. Oui, nous allons y arriver.

Rysn étouffa un soupir et se retourna vers l’avant. Avec Vstim de nouveau immobilisé, elle se retrouvait chargée de diriger la flottille. Elle aurait aimé savoir où elle la menait – ou même savoir comment trouver leur destination.

C’était tout le problème avec les îles mobiles.

Les bateaux longèrent en glissant un groupe de branches qui perçaient la surface de la mer. Encouragées par le vent, des vagues modérées clapotaient contre les branches raides qui saillaient des eaux comme des doigts d’hommes en train de se noyer. La mer était plus profonde que le lac Limpide, dont les eaux l’étaient si peu que c’en était déroutant. Ces arbres devaient faire une bonne dizaine de mètres au minimum, avec une écorce dure comme la pierre. Gu les qualifiait de i-nah, ce qui signifiait apparemment « mauvais ». Ils étaient capables de déchirer la coque d’un bateau.

Parfois, ils dépassaient des branches qui se cachaient juste en dessous de la surface lisse, presque invisibles. Elle ignorait comment Gu parvenait à les éviter. Sur ce point, comme sur tant d’autres, ils devaient simplement lui faire confiance. Que feraient-ils s’il les conduisait vers une embuscade sur ces eaux silencieuses ? Elle se réjouit soudain que Vstim ait ordonné à leurs gardes de surveiller son fabrial indiquant si des gens se trouvaient à proximité. Il…

La terre.

Rysn se leva dans le catamaran, qu’elle fit tanguer dangereusement. Il y avait effectivement quelque chose un peu plus loin, une ligne sombre et distante.

— Ah, déclara Gu. Vous voyez ? Bientôt.

Rysn resta debout et demanda d’un signe qu’on lui apporte son ombrelle quand une petite pluie fine se mit à tomber. L’ombrelle ne se révéla pas très utile, bien qu’elle ait été cirée afin de servir également de parapluie. Toute à son excitation, Rysn y réfléchit à peine, guère plus qu’à ses cheveux de plus en plus crépus. Enfin.

L’île était beaucoup plus grande qu’elle ne s’y attendait. Elle l’avait imaginée comme un immense bateau, pas comme cette haute formation rocheuse saillant des eaux à la manière d’un rocher émergeant d’un champ. Elle était différente de toutes les îles qu’elle avait déjà pu voir ; elle ne semblait pas comporter de plage, et elle n’était pas basse et plate mais montagneuse. Les flancs et le sommet, depuis tout ce temps, n’auraient-ils pas dû être usés par l’érosion ?

— Ce qu’elle est verte, commenta Rysn tandis qu’ils approchaient.

— Les Tai-na sont un bon endroit où grandir, répondit Gu. Un bon endroit où vivre. Sauf quand ils sont en guerre.

— Quand deux îles se rapprochent trop, précisa Rysn.

Elle avait lu à ce sujet lors de sa préparation, bien que peu d’érudits s’intéressent assez aux Reshis pour écrire sur eux. Des dizaines, peut-être des centaines de ces îles mouvantes flottaient dans la mer. Leurs habitants menaient des vies simples, interprétant les mouvements des îles comme une volonté divine.

— Pas toujours, répliqua Gu en gloussant de rire. Parfois, avoir des Tai-na proches est une bonne chose. Et parfois mauvaise.

— Qu’est-ce qui le détermine ? demanda Rysn.

— Eh bien, le Tai-na lui-même.

— C’est l’île qui décide, conclut Rysn d’une voix blanche pour se moquer de lui. (Quels primitifs. Qu’espérait donc gagner son babsk en faisant commerce ici ?) Comment une île peut-elle…

Puis l’île bougea devant eux.

Mais pas en dérivant comme Rysn l’avait imaginé ; la forme même de l’île changea, les pierres se mirent à se tordre et à onduler, une grande section rocheuse se souleva en un mouvement qui semblait léthargique jusqu’à ce qu’on prenne en compte sa grande échelle.

Rysn s’assit lourdement, les yeux écarquillés. La pierre – la patte – se souleva dans un ruissellement évoquant la pluie. Elle se projeta en avant, puis retomba dans la mer avec une force incroyable.

Les Tai-na, les dieux des îles de Reshi, étaient des magnecoques.

C’était la bête la plus grande qu’elle ait jamais vue, ou dont elle ait même entendu parler. Assez massive pour faire passer les monstres mythologiques, comme les démons des gouffres de la lointaine Natanatan, pour de simples cailloux en comparaison !

— Pourquoi est-ce que personne ne me l’a dit ? demanda-t-elle en se retournant vers les deux autres occupants du bateau.

Kylrm, ne serait-ce que lui, aurait tout de même pu l’en informer.

— Il vaut mieux voir par soi-même, répondit Gu, pagayant avec sa posture détendue habituelle.

Son sourire narquois ne plut guère à Rysn.

— Et vous priver de ce moment de découverte ? interrogea Kylrm. Je me rappelle la première fois que j’en ai vu un bouger. Ça mérite qu’on ne gâche pas l’instant. On n’en parle jamais aux nouveaux gardes, à leur arrivée.

Rysn réprima son agacement et se retourna vers « l’île ». Maudits soient les récits imprécis qu’elle avait lus. Trop de ouï-dire, pas assez d’expérience. Elle avait du mal à croire que personne n’ait jamais mis la vérité par écrit. Sans doute ne disposait-elle tout simplement pas des bonnes sources.

Une légère bruine drapait l’énorme bête de mystère et de brume. Que mangeait une si grande créature ? Remarquait-elle les gens qui vivaient sur son dos ? S’en souciait-elle seulement ? Kelek… À quoi ressemblait l’accouplement pour ces monstres ?

Elle devait être très ancienne. Quand le bateau pénétra dans son ombre, Rysn vit la verdure qui poussait sur sa peau rocheuse. Des monticules de schiste-écorce formaient de larges champs de couleurs vives. La mousse recouvrait presque tout. Des lianes et des boutons-de-roche s’enroulaient autour du tronc de petits arbres qui avaient trouvé prise dans des fissures entre les plaques de la carapace.

Gu leur fit contourner la patte arrière (en gardant une distance largement respectueuse, au grand soulagement de Rysn), puis se rapprocha de la créature au niveau du flanc. Ici, la carapace plongeait dans l’eau, créant une plateforme. Rysn entendit les gens avant de les voir, car leurs rires s’élevaient parmi les éclaboussures. Comme la pluie cessait, Rysn baissa son parapluie et le secoua au-dessus de l’eau. Elle aperçut enfin les gens, un groupe de jeunes hommes et femmes qui montaient sur une saillie de la carapace pour sauter dans la mer.

Il n’y avait rien là de surprenant. L’eau de la mer de Reshi, comme celle du lac Limpide, était remarquablement tiède. À une occasion, Rysn s’était aventurée dans l’eau près de son pays natal. Ç’avait été une expérience glaciale, du genre que personne n’entreprenait quand il avait toute sa tête. Lorsqu’on se baignait dans l’océan, il y avait très souvent de l’alcool et de la bravade en jeu.

Elle devinait cependant que les nageurs devaient être chose commune ici. Elle ne s’était pas attendue à les voir dévêtus.

Rysn rougit violemment lorsqu’un groupe la dépassa en courant sur un affleurement de la carapace qui évoquait un quai, aussi nus qu’au premier jour. De jeunes hommes et femmes tout à la fois, qui se moquaient bien de savoir qui les voyait. Elle n’avait rien d’une prude Aléthie, mais… Kelek ! N’auraient-ils pas dû porter quelque chose ?

Des sprènes de honte tombèrent tout autour d’elle, sous forme de pétales de fleurs rouges et blancs qui dérivaient au vent. Derrière elle, Gu gloussa de rire.

Kylrm l’imita.

— Ça non plus, c’est un point auquel on ne prépare pas les nouveaux arrivants.

Quels primitifs, songea Rysn. Elle n’aurait pas dû rougir ainsi ; elle était adulte. Enfin, presque.

La flottille poursuivit en direction d’une section de carapace qui formait une sorte de quai – une plateforme basse, en majeure partie suspendue au-dessus de l’eau. Ils s’installèrent pour attendre, sans qu’elle sache quoi au juste.

Au bout de quelques instants, la plateforme eut un mouvement brusque, ruisselant d’eau, quand la bête fit un nouveau pas léthargique. Des vagues se mirent à clapoter contre les bateaux. Quand tout s’immobilisa, Gu guida l’embarcation vers le quai.

— Montez, dit-il.

— Est-ce qu’on amarre les bateaux quelque part ? demanda Rysn.

— Non. Ce serait dangereux, avec le mouvement. Nous allons reculer.

— Et la nuit ? Comment amarrez-vous les bateaux ?

— Quand nous dormons, nous déplaçons les bateaux, attachés ensemble. Nous dormons là. Et nous retrouvons l’île au matin.

— Ah, répondit Rysn, qui inspira pour se calmer et s’assura que son pot d’herbe était soigneusement rangé au fond du catamaran.

Elle se leva. Voilà qui n’allait pas épargner ses chaussures, qui lui avaient coûté très cher. Elle avait l’intuition que les Reshis s’en moqueraient bien. Elle pouvait sans doute rencontrer leur roi pieds nus. Passions ! D’après ce qu’elle avait vu, elle devait même pouvoir le rencontrer torse nu.

Elle monta prudemment et se réjouit de constater que la carapace n’était pas glissante, bien qu’elle soit enfoncée dans l’eau sur un ou deux centimètres environ. Kylrm monta avec Rysn et elle lui tendit l’ombrelle repliée, puis recula et attendit que Gu ait fini de manœuvrer son bateau. Un autre rameur amena son embarcation à la place, un catamaran plus long où des parshes l’aidaient à ramer.

Le babsk de Rysn était pelotonné à l’intérieur, enveloppé dans sa couverture malgré la chaleur, la tête appuyée contre l’arrière du bateau. Sa peau blême avait une teinte cireuse.

— Babsk…, lui dit Rysn, le cœur serré. Nous aurions dû faire demi-tour.

— Ne dis pas de bêtises, répliqua-t-il d’une voix frêle, souriant malgré tout. J’ai déjà enduré pire. L’échange doit avoir lieu. Nous avons déjà trop fait pression.

— Je vais aller trouver le roi et les commerçants de cette île, répondit Rysn. Et je leur demanderai de venir ici pour qu’ils puissent négocier avec vous sur les quais.

Vstim toussa dans sa main.

— Non. Ces gens-là ne sont pas comme les Shinoves. Ma faiblesse gâchera le marchandage. L’audace… Il faut se montrer audacieux avec les Reshis.

— Audacieux ? répéta Rysn en se tournant vers le guide du bateau, qui se prélassait avec les doigts dans l’eau. Babsk… les Reshis sont un peuple détendu. Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose qui leur importe.

— Alors tu seras surprise, répondit Vstim. (Il suivit son regard en direction des nageurs tout proches, qui riaient tout en sautant dans les eaux.) La vie peut être simple ici, en effet. Elle attire ces gens-là comme la guerre attire les sprènes de douleur.

Attirer… L’une des femmes passa près d’eux en gambadant et Rysn remarqua, stupéfaite, qu’elle avait des sourcils thaylènes. Comme sa peau était brunie par le soleil, la différence de teint ne lui était pas apparue immédiatement. Passant les nageurs en revue, Rysn en vit d’autres. Deux qui étaient sans doute herdaziens, et même… un Aléthi ? Impossible.

— Les gens viennent ici volontairement, expliqua Vstim. Ils aiment la vie des Reshis. Ici, ils peuvent se contenter de suivre l’île. Se battre quand elle veut en affronter une autre, se détendre le reste du temps. Il y a des gens comme ceux-là dans toutes les cultures, car chaque société se compose d’individus. Tu dois apprendre cette leçon. Ne laisse pas tes suppositions sur une culture entraver ta capacité à percevoir les individus, sinon tu échoueras.

Elle hocha la tête. Bien qu’il semble très frêle, ses paroles étaient fermes. Elle s’efforça d’ignorer les nageurs. Le fait qu’au moins l’un d’entre eux soit un de ses compatriotes l’embarrassait encore davantage.

— Si vous n’êtes pas capable de marchander avec eux…, commença Rysn.

— Alors c’est toi qui dois le faire.

Rysn eut soudain très froid malgré la chaleur. C’était ce pour quoi elle avait rejoint Vstim, n’est-ce pas ? Combien de fois avait-elle souhaité qu’il la laisse prendre les devants ? Pourquoi se sentir si timorée à présent ?

Elle lança un coup d’œil vers son propre bateau qui s’éloignait, emportant son pot d’herbe. Puis elle se retourna vers son babsk.

— Dites-moi ce que je dois faire.

— Ils en savent beaucoup sur les étrangers, répondit Vstim. Bien plus que nous n’en savons sur eux. C’est parce que nous sommes très nombreux à venir vivre parmi eux. Beaucoup de Reshis sont aussi insouciants que tu le vois, mais beaucoup d’autres ne le sont pas. Ceux-là préfèrent se battre. Et un marchandage… est comme un combat à leurs yeux.

— Aux miens aussi, précisa Rysn.

— Je connais ces gens, poursuivit Vstim. Nous devons prier les Passions que Talik ne soit pas là. Il est le meilleur d’entre eux et part souvent faire commerce avec les autres îles. Quel que soit celui ou celle que tu rencontreras pour marchander, il ou elle te jugera comme tu jugerais un rival au combat. Et pour eux, la bataille est une question de posture.

» Un jour, j’ai connu la malchance de me trouver sur une île pendant la guerre. (Il s’interrompit pour tousser, mais refusa la boisson que lui proposa Kylrm.) Tandis que les deux îles s’affrontaient, les gens descendaient dans des bateaux pour échanger des insultes et des fanfaronnades. Chacun des camps commençait par son élément le plus faible, qui criait des fanfaronnades, puis progressait jusqu’au meilleur en une sorte de duel verbal. Ensuite venaient les flèches et les lances, les corps-à-corps sur les bateaux et dans l’eau. Heureusement, il y avait davantage de cris que de véritables blessures.

Rysn hocha la tête, la gorge serrée.

— Tu n’es pas prête pour ça, mon enfant, lui dit Vstim.

— Je sais.

— Parfait. Enfin, tu le comprends. Vas-y, maintenant. Ils ne nous toléreront pas longtemps sur cette île à moins que nous acceptions d’y rester de façon permanente.

— Ce qui impliquerait… ? questionna Rysn.

— Eh bien, pour commencer, de donner tout ce que tu possèdes à leur roi.

— Charmant, répondit Rysn en se levant. Je me demande à quoi il ressemblerait avec mes chaussures. (Elle inspira profondément.) Vous ne m’avez toujours pas dit quel est l’objet du marchandage.

— Ils le savent, l’assura son babsk, pris d’une nouvelle quinte de toux. Votre conversation ne sera pas une négociation. Les termes ont été fixés il y a des années.

Elle se tourna vers lui, pensive.

— Pardon ?

— La question n’est pas ici de savoir ce que tu peux obtenir, répondit Vstim, mais s’ils estiment que tu le mérites. Tu dois les en convaincre. (Il hésita.) Puissent les Passions te guider, mon enfant. Fais de ton mieux.

Ces derniers mots sonnaient comme une supplication. Si leur flottille se faisait chasser… Le coût de cette négociation ne résidait pas dans les biens (bois, étoffes, fournitures simples achetées à bas prix) mais dans l’armement d’un convoi. Dans le fait de voyager si loin, de payer des guides, de perdre du temps à attendre une pause entre deux tempêtes, puis encore du temps à chercher la bonne île. Si on la rejetait, ils pourraient encore vendre ce qu’ils avaient – mais au prix d’une perte désastreuse, compte tenu de l’ampleur des frais engagés dans ce voyage.

Deux des gardes, Kylrm et Nlent, la rejoignirent lorsqu’elle quitta Vstim pour marcher le long de la saillie de la carapace qui ressemblait à un quai. À présent qu’ils se trouvaient tout près, elle avait du mal à y voir une créature plutôt qu’une île. À proximité, la patine de lichen rendait la carapace quasiment impossible à distinguer de la pierre. Des arbres s’agglutinaient ici, racines plongées dans l’eau, branches tendues très haut formant une forêt.

D’un geste hésitant, elle s’avança sur le seul chemin qui montait depuis les eaux. Ici, le « sol » formait des marches qui semblaient bien trop carrées et régulières pour être naturelles.

— Ils ont taillé dans sa carapace ? demanda Rysn tout en grimpant.

Kylrm émit un grognement.

— Les chulls n’ont aucune sensation dans la carapace. Sans doute que ce monstre non plus.

Tandis qu’ils marchaient, il gardait la main sur son gtet, sorte d’épée traditionnelle thaylène. Elle possédait une large lame triangulaire avec une poignée placée directement à la base ; on la tenait en serrant le poing, et la longue lame descendait au-delà des jointures, avec des parties de la poignée reposant au bout de l’avant-bras pour s’y soutenir. Pour l’heure, il la portait à son côté dans un fourreau, ainsi qu’un arc dans son dos.

Pourquoi s’inquiétait-il à ce point ? Les Reshis n’étaient pas censés être dangereux. Peut-être, lorsqu’on était un garde rémunéré, valait-il mieux partir du principe que tout le monde était dangereux.

Le chemin montait en décrivant des lacets à travers une jungle épaisse. Ici, les arbres étaient plus souples et plus robustes, et leurs branches en mouvement quasi constant. Quand la bête marchait, tout tremblait.

Les lianes se tortillaient sur le chemin ou pendaient des branches ; et elles se retiraient à l’approche de Rysn mais reprenaient rapidement leur place après son passage. Bientôt, elle ne vit plus la mer, ne sentit même plus l’odeur d’iode. La jungle enveloppait tout. Ses verts et ses bruns épais étaient parfois interrompus par des monticules roses et jaunes de schiste-écorce qui semblaient pousser là depuis des générations.

Si l’humidité lui avait semblé oppressante jusque-là, elle devenait ici écrasante. Rysn avait la sensation de nager et même sa jupe, son chemisier et son gilet de lin, tous très fins, lui semblaient aussi épais que les vêtements d’hiver des montagnes thaylènes.

Après une ascension interminable, elle entendit des voix. Sur sa droite, la forêt s’ouvrait sur une vue de l’océan. Rysn retint son souffle. Des eaux bleues à perte de vue, des nuages qui lâchaient un voile de pluie sur des zones qui semblaient nettement distinctes. Et au loin…

— Encore un ? demanda-t-elle en désignant une ombre à l’horizon.

— Ouais, répondit Kylrm. Avec un peu de chance, elle va dans l’autre sens. Je préférerais ne pas être là quand elles décideront de se faire la guerre.

Il resserra sa prise sur la poignée de son épée.

Les voix provenaient d’un peu plus haut, si bien que Rysn se résigna à grimper encore un peu. Ses jambes étaient endolories par l’effort.

Bien que la jungle demeure impénétrable sur sa gauche, elle restait ouverte sur sa droite, où le flanc massif du magnecoque formait des corniches et des saillies. Elle entrevit des gens assis autour de tentes, alanguis, qui regardaient la mer. Ils n’accordèrent à Rysn et à ses gardes qu’à peine plus d’un coup d’œil. Un peu plus haut, elle trouva d’autres Reshis.

Ceux-là étaient occupés à sauter.

Des hommes comme des femmes, à différents stades de nudité, sautaient tour à tour des affleurements de la carapace pour se laisser tomber dans les eaux, loin en dessous d’eux, avec des cris et des vivats. Rysn avait mal au cœur rien qu’à les voir. Mais à quelle hauteur se trouvaient-ils donc ?

— Ils font ça pour vous choquer. Ils sautent toujours de beaucoup plus haut quand un étranger est présent.

Rysn hocha la tête puis s’aperçut soudain, stupéfaite, que le commentaire n’émanait pas d’un de ses gardes. Elle se retourna et découvrit que, sur sa gauche, la forêt avait reculé autour d’un grand affleurement de carapace évoquant un monticule rocheux.

Là, suspendu tête en bas, attaché par les pieds à un point situé au sommet de la carapace, se trouvait un homme dégingandé dont la peau d’un blanc pâle tirait sur le bleu. Il ne portait qu’un pagne et des centaines de petits tatouages complexes recouvraient sa peau.

Rysn s’avança d’un pas vers lui, mais Kylrm la saisit par l’épaule et la tira en arrière.

— Un Aimien, siffla-t-il. Gardez vos distances.

Les ongles bleus et les yeux d’un bleu profond auraient dû la renseigner. Rysn recula, bien qu’elle ne distingue pas l’ombre de Néantifère de cet homme.

— Gardez vos distances, oui, lança-t-il. Toujours une idée judicieuse.

Son accent ne ressemblait à aucun qu’elle ait jamais entendu, bien qu’il parle couramment thaylène. Il resta suspendu là avec un sourire agréable, comme s’il ignorait totalement qu’il se trouvait tête en bas.

— Est-ce que… vous allez bien ? s’enquit Rysn.

— Hmmm ? fit-il. Ah, entre deux évanouissements, oui. Très bien. Je crois que je ne ressens plus la douleur de mes chevilles, ce qui est formidable.

Rysn leva les mains vers sa poitrine, n’osant pas approcher davantage. Un Aimien. Voilà qui portait malheur. Elle n’était pas particulièrement superstitieuse – au point qu’elle se montrait parfois sceptique au sujet des Passions – mais tout de même… c’était un Aimien.

— Quelles malédictions cruelles avez-vous apportées à ce peuple, espèce d’animal ? demanda Kylrm d’une voix insistante.

— Des jeux de mots indécents, répliqua l’homme d’une voix indolente. Et la puanteur d’un repas très mal digéré. Êtes-vous donc en route pour vous entretenir avec le roi ?

— Je…, répondit Rysn. (Derrière elle, un autre Reshi sauta de la corniche avec un cri de joie.) Oui.

— Eh bien, reprit la créature, ne l’interrogez pas sur l’âme de leur dieu. Ils n’aiment pas en parler, figurez-vous. Elle doit être spectaculaire pour permettre à ces bêtes de devenir si grandes. Elle doit même dépasser en taille les sprènes qui habitent le corps des magnecoques ordinaires. Hmmm…

Quelque chose semblait grandement le satisfaire.

— Ne le prenez pas en pitié, maîtresse-commerçante, dit tout bas Kylrm à Rysn en l’éloignant du prisonnier suspendu. Il pourrait s’échapper s’il le souhaitait.

Nlent, l’autre garde, hocha la tête.

— Ils sont capables de retirer leurs membres. Leur peau aussi. Ils n’ont pas de vrai corps. Ce ne sont que des créatures mauvaises qui prennent forme humaine.

Le garde trapu portait un charme au poignet, une amulette de courage qu’il retira et serra dans une main. L’amulette elle-même, bien entendu, ne possédait pas de propriétés. Ce n’était qu’un aide-mémoire. Courage. Passion. Souhaite ce dont tu as besoin, assume-le, désire-le et amène-le à toi.

Eh bien, ce dont elle avait besoin, c’était de la présence de son babsk à ses côtés. Elle orienta de nouveau ses pas vers le haut, troublée par la confrontation avec cet Aimien. Sur sa droite, la plupart des gens couraient et sautaient du haut des corniches. Quelle folie !

Maîtresse-commerçante, songea-t-elle. Kylrm vient de m’appeler « maîtresse-commerçante ». Elle ne l’était pas encore. Elle était la propriété de Vstim ; pour l’heure, une simple apprentie qui faisait parfois le travail des esclaves.

Elle ne méritait pas ce titre, mais il lui prêta force. Elle ouvrit la marche pour monter l’escalier, qui progressait en faisant le tour de la carapace de la bête. Ils longèrent un endroit où le sol se fendait et où la carapace dévoilait de la peau, loin en dessous. La crevasse était pareille à un gouffre ; Rysn n’aurait pas pu sauter d’un côté à l’autre sans tomber.

Les Reshis qu’elle croisa sur le chemin refusèrent de répondre à ses questions. Fort heureusement, Kylrm connaissait la route et, quand le sentier se divisa en deux, il désigna l’embranchement de droite. Par endroits, le chemin redevenait plat sur des distances importantes, mais il y avait toujours d’autres marches à gravir ensuite.

Les jambes endolories, les habits trempés de sueur, elle atteignit le haut de cette volée de marches et, enfin, n’en vit plus d’autres. Ici, la jungle disparaissait totalement, bien que des boutons-de-roche s’accrochent à la carapace au niveau de cette clairière – au-delà de laquelle il n’y avait plus que le ciel bleu.

La tête, songea Rysn. Nous avons grimpé jusqu’à la tête de l’animal.

Des soldats étaient postés tout le long du sentier, armés de lances aux glands colorés. Leurs plastrons et leurs canons étaient faits de carapace taillée avec des pointes menaçantes et, bien qu’ils ne soient vêtus que de pagnes, ils se tenaient aussi droits que n’importe quel soldat aléthi, avec les expressions sévères adéquates. Son babsk avait donc dit vrai : tous les Reshis n’étaient pas du genre à se prélasser et à nager.

L’audace, songea-t-elle en se rappelant les paroles de Vstim. Elle ne pouvait pas montrer à ces gens un visage timoré. Le roi se tenait au bout du sentier de gardes et de boutons-de-roche, silhouette minuscule au bord d’une corniche de carapace, tournée vers le soleil.

Rysn s’avança d’un pas énergique, traversant une double rangée de lances. Elle s’était attendue à voir le roi vêtu du même genre d’habits que les autres, au lieu de quoi il portait une robe volumineuse d’un vert et d’un jaune éclatants. Elle semblait lui tenir affreusement chaud.

Tandis qu’elle approchait, Rysn prit conscience de la hauteur à laquelle elle avait grimpé. En bas, les eaux miroitaient à la lumière du soleil, si loin qu’elle aurait pu lancer une pierre sans l’entendre pénétrer la surface. Assez loin pour avoir l’estomac noué et les jambes flageolantes en regardant par-dessus bord.

Pour approcher du roi, il allait falloir descendre sur la corniche qu’il occupait. Elle se retrouverait ainsi à un souffle de faire une chute de plusieurs centaines de mètres.

Du calme, se dit-elle. Elle allait montrer à son babsk qu’elle en était capable. Elle n’était plus la petite ignorante qui avait mal jugé les Shinoves ou offensé les Iriales. Elle avait appris.

Malgré tout, peut-être aurait-elle dû demander à Nlent de lui prêter son charme de courage.

Elle descendit sur la corniche. Le roi paraissait jeune, du moins vu par-derrière. Bâti comme un jeune homme, ou…

Non, songea Rysn, stupéfaite, quand le roi se retourna. C’était une femme, assez âgée pour que ses cheveux grisonnent, mais pas assez pour être voûtée par les ans.

Quelqu’un descendit sur la corniche derrière Rysn. Il était plus jeune et portait le pagne traditionnel muni de glands. Ses cheveux étaient tressés en deux nattes qui tombaient sur des épaules nues et hâlées. Il parlait d’une voix totalement dénuée d’accent.

— Le roi désire savoir pourquoi son vieux partenaire de commerce, Vstim, n’est pas venu en personne et envoie une enfant à sa place.

— Êtes-vous le roi ? demanda Rysn au nouvel arrivant.

Celui-ci éclata de rire.

— Vous vous tenez devant lui et me posez la question malgré tout ?

Rysn se tourna vers la silhouette. Sa robe était attachée de manière à laisser l’avant suffisamment ouvert pour montrer que le « roi », sans le moindre doute possible, possédait des seins.

— Nous sommes gouvernés par un roi, déclara le nouvel arrivant. La question de son sexe n’a aucune importance.

Rysn estimait au contraire que son sexe faisait partie de la définition, mais ça ne méritait pas qu’ils se disputent à ce sujet.

— Mon maître est indisposé, répondit-elle en s’adressant au nouveau venu, qui devait être le maître-commerçant de l’île. Je suis autorisée à parler en son nom et à procéder à l’échange.

Le nouvel arrivant ricana et s’assit au bord de la corniche, jambes pendues dans le vide. L’estomac de Rysn fit la culbute.

— Il aurait dû avoir un peu plus de bon sens. Dans ce cas, l’échange est annulé.

— Vous êtes Talik, je suppose ? répliqua Rysn en croisant les bras.

L’homme ne lui faisait plus face. Cet affront semblait volontaire.

— Oui.

— Mon maître m’a mise en garde à votre sujet.

— Dans cas, répondit Talik, il n’est pas totalement idiot. Seulement un peu.

Sa prononciation était stupéfiante. Elle se surprit à regarder s’il n’avait pas des sourcils de Thaylène, mais il était manifestement reshi.

Rysn serra les dents, puis s’obligea à s’asseoir au bord à côté de lui. Elle s’efforça d’adopter la même nonchalance, mais s’en trouva incapable. À la place, elle s’assit (ce qui n’était pas facile avec une jupe à la mode) et se laissa glisser latéralement jusqu’à lui.

Oh, Passions ! Je vais tomber et mourir. Ne regarde pas vers le bas ! Surtout pas !

Elle ne put s’en empêcher. Elle lança un coup d’œil vers le bas et eut aussitôt le vertige. Elle distingua le côté de la tête, la ligne massive d’une mâchoire. Non loin de là, sur la droite de Rysn, debout sur une corniche au-dessus de l’œil, des gens poussaient de grands paquets de fruits par-dessus bord. Attachés par des cordes faites de lianes, les paquets descendaient près de la gueule en oscillant.

Des mandibules s’activaient lentement, attiraient les fruits jusqu’à elles en tendant les cordes. Les Reshis les tiraient de nouveau vers eux pour y fixer d’autres fruits, le tout sous les yeux du roi, qui surveillait le nourrissage depuis la pointe du nez sur la gauche de Rysn.

— Une friandise, expliqua Talik en suivant la direction de son regard. Une offrande. Ces petits paquets de fruits, bien entendu, ne suffisent pas à nourrir notre dieu.

— Alors qu’est-ce qui le fait ?

Il sourit.

— Pourquoi êtes-vous toujours là, fillette ? Ne vous ai-je pas renvoyée ?

— L’échange ne doit pas nécessairement être annulé, affirma Rysn. Mon maître m’a dit que les termes avaient déjà été fixés. Nous avons apporté tout ce que vous demandiez pour le paiement. (Mais en échange de quoi, je l’ignore.) Il ne servirait à rien de me renvoyer.

Le roi, remarqua-t-elle, s’était approché pour écouter.

— Ça servirait le même but que toutes choses dans la vie, répondit Talik : contenter Relu-na.

Ça devait être le nom de leur dieu, le magnecoque.

— Et votre île approuverait un tel gâchis ? Inviter des commerçants à faire un si long trajet, pour les renvoyer ensuite les mains vides ?

— Relu-na approuve l’audace, déclara Talik. Et, plus important, le respect. Si nous ne respectons pas celui avec qui nous commerçons, alors nous ne devons pas le faire.

Quelle logique ridicule. Si un commerçant suivait ce raisonnement, il ne parviendrait jamais à faire affaire. Sauf que… lors des mois qu’elle avait passés avec Vstim, il lui avait semblé qu’il allait souvent trouver des gens qui aimaient négocier avec lui. Des gens qu’il respectait. Ces gens-là étaient sans doute moins susceptibles de chercher à vous duper.

Peut-être cette logique n’était-elle pas mauvaise… simplement incomplète.

Réfléchis comme l’autre commerçant, se rappela-t-elle. C’était l’une des leçons de Vstim – si différentes de celles qu’elle apprenait chez elle. Que veut-il ? Et pourquoi ? En quoi es-tu la personne la mieux placée pour le lui fournir ?

— Ça doit être difficile de vivre ici, dans les eaux, déclara Rysn. Votre dieu est impressionnant, mais vous ne pouvez pas fabriquer vous-mêmes tout ce dont vous avez besoin.

— Nos ancêtres s’en sortaient très bien.

— Sans médicaments, répondit Rysn, qui auraient pu sauver des vies. Sans étoffes fabriquées à partir de fibres qui ne poussent que sur le continent. Vos ancêtres survivaient sans ces choses-là parce qu’ils y étaient obligés. Mais pas vous.

Le maître-commerçant se pencha vers l’avant.

Ne faites pas ça ! Vous allez tomber !

Rysn fronça les sourcils. Pourquoi…

— Je suis vraiment fatigué de devoir expliquer ça, poursuivit l’homme. Nous vivons simplement. Ça ne nous rend pas stupides pour autant. Voilà des années que les étrangers viennent ici et tentent de nous exploiter à cause de notre ignorance. Nous en sommes lassés, voilà tout. Tout ce que vous dites est vrai. Pas seulement vrai – évident. Et cependant, vous le présentez comme si nous n’avions jamais pris le temps d’y réfléchir. Ah ! Des médicaments ! Bien sûr que nous avons besoin de médicaments ! Merci de nous l’avoir fait remarquer. Moi qui allais simplement rester assis ici et me laisser mourir.

Rysn rougit.

— Ce n’était pas…

— Mais si, c’était ce que vous vouliez dire, rétorqua Talik. La condescendance vous coulait des lèvres, jeune femme. Nous en avons assez que l’on tente de profiter de nous. Nous en avons assez des étrangers qui tentent de nous vendre de la pacotille pour une fortune. Puisque nous n’avons pas connaissance de la situation économique actuelle sur le continent, nous ne pouvons pas savoir avec certitude si l’on est en train de nous duper ou non. Par conséquent, nous ne faisons commerce qu’avec des gens que nous connaissons et en qui nous avons confiance. Un point c’est tout.

La situation économique actuelle… sur le continent ? songea Rysn.

— Vous avez été formé à Thaylenah, devina-t-elle.

— Évidemment, répondit Talik. Il faut connaître les ruses d’un prédateur pour espérer l’attraper. (Il se pencha de nouveau vers l’arrière, et Rysn se détendit un peu.) Mes parents m’ont envoyé m’y éduquer quand j’étais enfant. J’ai eu un de vos babsks. Je suis devenu moi-même maître-commerçant avant de revenir ici.

— Vos parents étaient le roi et la reine ? devina-t-elle là encore.

Il la mesura du regard.

— Le roi et son consort.

— Vous pourriez simplement l’appeler la reine.

— Cet échange ne va pas avoir lieu, déclara Talik en se levant. Allez dire à votre maître que nous sommes désolés qu’il soit malade et espérons qu’il guérira. Si c’est le cas, nous l’autoriserons à revenir l’année prochaine pendant la saison des négociations et nous le rencontrerons.

— Vous sous-entendez que vous le respectez, déclara Rysn, qui se releva tant bien que mal – et s’éloigna du vide.

— Il est mal en point, répondit Talik sans la regarder. Ça ne lui rendrait pas justice ; nous profiterions de lui.

Profiter de… Passions, que ces gens étaient étranges. Il lui semblait encore plus curieux d’entendre ces choses-là de la bouche d’un homme qui parlait un thaylène aussi parfait.

— Vous feriez commerce avec moi si vous me respectiez, reprit Rysn. Si vous pensiez que je le méritais.

— Ça prendra des années, répliqua Talik, qui rejoignit sa mère à l’avant de la corniche. Allez-vous-en, et…

Il s’interrompit quand le roi lui parla tout bas en reshi.

Talik pinça les lèvres.

— Qu’y a-t-il ? demanda Rysn en s’avançant.

Talik se tourna vers elle.

— Il semblerait que vous ayez impressionné le roi. Vous argumentez avec acharnement. Bien que vous nous preniez pour des primitifs, vous valez mieux que d’autres. (Il serra un moment les dents.) Le roi va écouter vos arguments pour le marchandage.

Rysn cligna des yeux et les regarda tour à tour. Ne venait-elle pas justement de présenter ses arguments alors que le roi l’écoutait ?

La femme étudiait Rysn avec des yeux sombres et une expression tranquille. J’ai remporté le premier combat, comprit Rysn, comme les guerriers sur le champ de bataille. Je me suis livrée à un duel et j’ai été jugée digne de m’entraîner avec celui qui possède la plus grande autorité.

Le roi prit la parole, et Talik lui servit d’interprète.

— Le roi affirme que vous êtes douée mais que l’échange ne peut, bien entendu, se poursuivre. Vous devriez revenir avec votre babsk à son retour. Dans une dizaine d’années, peut-être accepterons-nous de faire affaire avec vous.

Rysn chercha un argument.

— Est-ce ainsi que Vstim a gagné votre respect, Majesté ? (Elle n’allait pas échouer sur ce point. Elle ne le pouvait pas !) Au fil des ans, avec son propre babsk ?

— Oui, acquiesça Talik.

— Vous n’avez pas traduit cette question, observa Rysn.

— Je…

Talik soupira, puis se mit à traduire.

Le roi sourit avec une affection manifeste. Elle prononça quelques mots dans leur langue et Talik se tourna vers sa mère, l’air stupéfait.

— Je… Ça alors.

— Qu’y a-t-il ? demanda Rysn.

— Votre babsk a tué un coracot avec plusieurs de nos chasseurs, dit Talik. Tout seul ? Un étranger ? Je n’avais jamais entendu une chose pareille.

Vstim, tuer une créature ? Avec des chasseurs ? Impossible.

Bien qu’il n’ait, de toute évidence, pas toujours été ce vieux rat de bibliothèque ratatiné, elle avait toujours cru qu’il avait été un jeune rat de bibliothèque ratatiné.

Le roi reprit la parole.

— Je vous imagine mal tuer des bêtes, fillette, traduisit Talik. Partez. Votre babsk va guérir. Il est sage.

Non, il est mourant, songea Rysn. L’idée la traversa malgré elle, mais sa vérité la terrifia. Plus que la hauteur, plus que tout ce qu’elle avait jamais connu. Vstim était en train de mourir. C’était peut-être bien son dernier échange commercial.

Et elle était en train de tout gâcher.

— Mon babsk me fait confiance, reprit-elle en s’approchant du roi, marchant le long du nez du magnecoque. Et vous dites lui faire confiance. Ne pouvez-vous pas vous fier à la valeur qu’il me prête ?

— Rien ne remplace l’expérience personnelle, traduisit Talik.

La bête fit un pas, le sol trembla, et Rysn serra les dents en les imaginant tous basculer dans le vide. Fort heureusement, à cette hauteur, le mouvement n’était guère qu’un doux balancement. Les arbres se mirent à bruire et l’estomac de Rysn se retourna, mais ce n’était pas plus dangereux qu’un navire soulevé par une vague.

Rysn s’approcha de l’emplacement où se tenait le roi, près du nez de la bête.

— Vous êtes le roi – vous savez qu’il est essentiel de se fier à ceux qui nous sont inférieurs. Parfois, il faut accepter le jugement de ceux que l’on connaît. Mon babsk fait partie de ces gens-là.

— Vous avez raison sur ce point, traduisit Talik, l’air surpris. Mais ce que vous ne comprenez pas, c’est que j’ai déjà témoigné cette marque de respect à votre babsk. C’est pourquoi j’ai accepté de vous parler moi-même. Je ne l’aurais pas fait pour un autre.

— Mais…

— Retournez en bas, lui dit le roi à travers Talik, d’une voix soudain plus dure. (Elle semblait estimer l’échange terminé.) Dites à votre babsk que vous êtes allée jusqu’à vous entretenir avec moi personnellement. C’est certainement bien plus qu’il n’attendait. Vous êtes autorisés à quitter l’île et à revenir quand il se portera mieux.

— Je…

Rysn eut la sensation qu’un poing lui broyait la gorge et l’empêchait de parler. Elle ne pouvait pas le laisser tomber, pas maintenant.

— Transmettez-lui tous mes vœux de guérison, déclara le roi en se détournant.

Talik sourit d’un air satisfait. Rysn lança un coup d’œil à ses deux gardes, qui affichaient des mines renfrognées.

Rysn s’éloigna. Elle se sentait engourdie. Rejetée, comme un enfant qui réclame des friandises. Elle sentit un rougissement furieux la consumer tandis qu’elle dépassait les hommes et les femmes qui préparaient de nouveaux paquets de fruits.

Rysn s’arrêta soudain. Elle regarda sur sa gauche, en direction de l’étendue infinie de bleu. Puis elle se retourna vers le roi.

— Je crois, déclara-t-elle d’une voix forte, que je dois m’entretenir avec quelqu’un qui possède une plus haute autorité.

Talik se tourna vers elle.

— Vous avez parlé au roi. Il n’existe personne qui en ait davantage.

— Veuillez me pardonner, répliqua Rysn, mais je crois que si.

L’une des cordes trembla lorsque son offrande de fruits fut consommée. C’est complètement stupide, complètement stupide

Ne réfléchis pas.

Rysn se précipita vers la corde, ce qui fit crier ses gardes. Elle agrippa le morceau de corde, se laissa tomber par-dessus le rebord et descendit jusqu’au niveau de la tête du magnecoque. La tête du dieu.

Passions ! Comme c’était difficile avec une jupe. La corde s’enfonçait dans la peau de ses bras et vibrait quand la créature, en bas, croquait les fruits accrochés à l’extrémité.

La tête de Talik apparut au-dessus d’elle.

— Au nom de Kelek, que faites-vous, espèce d’idiote ? hurla-t-il.

Elle trouva très drôle qu’il ait appris leurs jurons lorsqu’il étudiait chez eux.

Rysn s’accrocha à la corde, le cœur battant à une allure folle. Qu’était-elle en train de faire ?

— Relu-na, cria-t-elle à Talik en retour, approuve l’audace !

— Il y a une différence entre l’audace et la bêtise !

Rysn continua à descendre. À se laisser glisser, plutôt. Oh, Convoitise, Passion du besoin

— Remontez-la ! ordonna Talik. Soldats, aidez-les !

Il donna d’autres ordres en reshi.

Rysn leva les yeux tandis que les ouvriers saisissaient la corde pour la tirer vers le haut. Un nouveau visage apparut cependant au-dessus d’elle, regard baissé vers elle ; celui du roi. Elle leva une main pour les arrêter tout en étudiant Rysn.

Celle-ci continuait à descendre. Elle n’alla pas très loin, peut-être une quinzaine de mètres. Même pas jusqu’au niveau de l’œil de la créature. Elle s’arrêta au prix d’un grand effort, les doigts brûlants.

— Ô, grand Relu-na, lança Rysn d’une voix forte, votre peuple refuse de commercer avec moi, et je viens donc vous présenter une supplication. Votre peuple a besoin de ce que j’apporte, mais j’ai encore plus besoin de cet échange. Je ne peux pas me permettre de faire demi-tour.

La créature, bien entendu, ne répondit pas. Rysn resta suspendue près de sa carapace, qui était couverte d’une croûte de lichen et de petits boutons-de-roche.

— Je vous en supplie, insista Rysn. Je vous en supplie.

Qu’est-ce que j’espère qu’il se produise ? songea-t-elle. Elle ne s’attendait pas à ce que la créature lui fournisse une quelconque réponse. Mais peut-être parviendrait-elle à persuader les gens d’en haut qu’elle était assez audacieuse pour avoir de la valeur. Au minimum, ça ne pouvait pas faire de mal.

La corde frémit entre ses doigts, et elle commit l’erreur de baisser les yeux.

En réalité, ce qu’elle venait d’entreprendre pouvait faire du mal. Beaucoup, même.

— Le roi, lui dit Talik au-dessus d’elle, ordonne s’enquit Rysn en levant les yeux.

Le roi affichait une expression inquiète.

— Ce n’est pas important, répondit Talik. Vous avez reçu un ordre.

Rysn serra les dents et s’accrocha à la corde, regardant les plaques de chitine devant elle.

— Et vous, que pensez-vous ? demanda-t-elle tout bas.

En bas, la créature mâchait toujours et la corde, soudain extrêmement tendue, envoya Rysn heurter le côté de l’énorme tête. Au-dessus d’elle, les ouvriers poussèrent des cris. Le roi leur aboya des ordres.

Oh non

La corde se tendit encore davantage.

Puis céda.

En haut les cris redoublèrent d’intensité, mais Rysn les remarqua à peine car la panique s’emparait d’elle. Elle ne tomba pas avec grâce mais dans un tourbillon hurlant d’étoffe et de jambes, la jupe claquant au vent, l’estomac soulevé. Qu’avait-elle fait ? Elle…

Elle vit un œil. Celui du dieu. Elle l’entrevit à peine dans sa chute ; il était aussi grand qu’une maison, noir et lisse, et il reflétait sa silhouette en train de chuter.

Elle sembla rester suspendue devant lui une fraction de seconde, et son hurlement mourut dans sa gorge.

Il disparut en un instant. Suivirent le sifflement du vent à ses oreilles, un nouveau hurlement et une chute dans un océan aussi dur que la pierre.

Puis les ténèbres.

Rysn se surprit à flotter lorsqu’elle se réveilla. Elle n’ouvrit pas les yeux, mais sentit qu’elle flottait. Qu’elle dérivait, se soulevait…

— C’est une idiote.

Elle connaissait cette voix : Talik, avec qui elle avait fait affaire.

— Dans ce cas, elle m’est bien assortie, répondit Vstim. (Il toussa.) Je dois dire, mon vieil ami, que vous étiez censé m’aider à la former, pas la laisser tomber d’une falaise.

Elle flottait… dérivait…

Un instant.

Rysn s’obligea à ouvrir les yeux. Elle se trouvait dans un lit à l’intérieur d’une hutte. Il faisait chaud. La tête lui tournait, et elle flottait… flottait parce qu’elle avait l’esprit embrumé. Que lui avait-on donné ? Elle tenta de s’asseoir. Ses jambes refusèrent de bouger. Ses jambes refusèrent de bouger.

Elle eut le souffle coupé, puis se mit à respirer très vite.

Le visage de Vstim apparut au-dessus d’elle, suivi par une femme reshie inquiète avec des rubans dans les cheveux. Ce n’était pas la reine… le roi… enfin bref. Cette femme parlait très vite dans la langue rude des Reshis.

— Du calme, maintenant, dit Vstim à Rysn en s’agenouillant près d’elle. Du calme… Ils vont te donner quelque chose à boire, mon enfant.

— J’ai survécu, dit Rysn.

Sa voix était râpeuse.

— De justesse, répliqua Vstim, mais d’une voix affectueuse. Les sprènes ont amorti ta chute. De cette hauteur… Mon enfant, qu’est-ce qui t’a pris de passer ainsi par-dessus bord ?

— Il fallait que je fasse quelque chose, répondit Rysn. Pour prouver mon courage. J’ai pensé… qu’il fallait que je fasse preuve d’audace.

— Oh, mon enfant. C’est ma faute.

— Vous étiez son babsk, reprit Rysn. Talik, leur négociateur ? Vous avez mis tout ça au point avec lui pour que je puisse avoir l’occasion de faire affaire par moi-même, mais dans un environnement contrôlé. L’échange n’a jamais été menacé, et vous n’êtes pas aussi malade que vous le laissiez croire.

Les mots sortirent en un torrent, cascadant les uns par-dessus les autres comme une centaine d’hommes cherchant à sortir par la même porte en même temps.

— Quand l’as-tu compris ? interrogea Vstim avant de se mettre à tousser.

— Je… (Elle l’ignorait. Simplement, tout venait de se mettre en place.) À l’instant.

— Eh bien, tu dois savoir que je me sens très bête, répondit Vstim. Je croyais que ce serait une occasion parfaite pour toi, un entraînement avec des enjeux véritables. Et ensuite… tu es tombée de la tête de l’île !

Rysn ferma très fort les yeux tandis que la femme reshie approchait, munie d’une coupe contenant un liquide.

— Est-ce que je vais marcher à nouveau ? demanda Rysn tout bas.

— Tiens, bois ça, lui dit Vstim.

— Est-ce que je vais marcher à nouveau ?

Elle ne prit pas le verre mais garda les yeux clos.

— Je l’ignore, avoua Vstim. Mais tu feras de nouveau affaire. Passions ! Oser outrepasser l’autorité du roi ? Se faire sauver par l’âme de l’île elle-même ? (Il gloussa d’un rire qui semblait forcé.) Les autres îles vont réclamer de faire commerce avec nous.

— Dans ce cas, j’aurai au moins accompli quelque chose, déclara-t-elle en se sentant parfaitement stupide.

— Oh, tu as accompli quelque chose, aucun doute là-dessus, répondit Vstim.

Elle ressentit une pression assortie d’un fourmillement sur son bras et ouvrit brusquement les yeux. Quelque chose y rampait, à peu près aussi grand que la paume de sa main – une créature qui ressemblait à un crémillon, mais avec des ailes qui se repliaient le long du dos.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Rysn.

— La raison de notre venue ici, répondit Vstim. La créature que nous cherchions à acheter, un trésor dont très peu de gens savent qu’il existe toujours. Ils étaient censés être morts avec Aimia, vois-tu. Je suis venu ici avec toutes ces marchandises parce que Talik m’envoyait dire qu’ils avaient le cadavre de l’un d’entre eux à vendre. Les rois paient des fortunes pour ces créatures-là.

Il se pencha.

— Je n’en avais encore jamais vu un vivant. J’ai reçu le cadavre que je souhaitais acheter. Celui-ci t’a été offert.

— Par les Reshis ? questionna Rysn, les pensées toujours confuses.

Elle ignorait que penser de tout ça.

— Les Reshis ne seraient pas capables de commander aux larquins, conclut Vstim en se levant. Celui-ci t’a été donné par l’île en personne. Maintenant, prends ton médicament et dors. Tu t’es brisé les deux jambes. Nous resterons sur cette île un long moment pendant que tu guériras et que je chercherai à me faire pardonner de m’être montré si stupide.

Elle accepta la boisson. Tandis qu’elle buvait, la petite créature s’envola sous le toit de la hutte et s’y percha, baissant vers elle des yeux d’argent uniforme.

— Donc, de quel type de sprène s’agit-il ? demanda Thude sur le Rythme lent de Curiosité.

Il leva la gemme pour regarder la créature vaporeuse qui remuait à l’intérieur.

— Un sprène de tempête, répondit Eshonai en s’adossant au mur, bras croisés.

Les fragments de gemmes brutes nouées dans les mèches de la barbe de Thude tremblèrent et scintillèrent lorsqu’il se frotta le menton. Il tendit la grande gemme taillée à Bila, qui s’en empara et la tapota à l’aide de son doigt.

Ils étaient une paire de guerriers de la division personnelle d’Eshonai. Ils portaient des vêtements simples conçus pour entourer les plaques d’armure chitineuse sur leurs bras, leurs jambes et leur poitrine. Thude portait également un long manteau, mais il ne l’emmenait pas au combat.

Eshonai, par contraste, portait son uniforme, dont le tissu rouge se tendait par-dessus son armure naturelle, ainsi qu’un casque sur sa plaque crânienne. Elle ne parlait jamais de la façon dont cet uniforme l’emprisonnait en lui donnant l’impression d’être immobilisée par des menottes.

— Un sprène de tempête, répéta Bila sur le Rythme de Scepticisme tout en retournant la pierre entre ses doigts. Est-ce qu’il va m’aider à tuer les humains ? Autrement, je ne vois pas pourquoi je devrais m’y intéresser.

— Ça pourrait changer le monde, Bila, répondit Eshonai. Si Venli a raison et qu’elle parvient à se lier avec ce sprène et à en tirer une autre forme que la morne… eh bien, dans le pire des cas, nous disposerons déjà d’une forme toute nouvelle à choisir. Et dans le meilleur, nous aurons le pouvoir de contrôler les tempêtes et d’exploiter leur énergie.

— Donc, elle va faire cette tentative personnellement ? demanda Thude sur le Rythme des Vents, qu’ils utilisaient pour estimer quand une tempête majeure approchait.

— Si les Cinq lui accordent leur permission.

Ils devaient en débattre et prendre leur décision aujourd’hui même.

— C’est formidable, lança Bila, mais est-ce que ça m’aidera à tuer les humains ?

Eshonai se cala sur Deuil.

— Si la forme de tempête est réellement l’un des pouvoirs anciens, Bila, alors oui, elle t’aidera à tuer les humains. En grand nombre.

— Alors ça me va, déclara Bila. Pourquoi es-tu si inquiète ?

— On dit que les anciens pouvoirs provenaient de nos dieux.

— Et alors ? Si les dieux voulaient bien nous aider à tuer ces armées, je leur prêterais allégeance sur-le-champ.

— Ne dis pas ça, Bila, répondit Eshonai sur Réprimande. Ne dis jamais rien de tel.

La guerrière se tut et jeta la pierre sur la table. Elle fredonnait tout bas sur Scepticisme. Voilà qui confinait à l’insubordination. Eshonai croisa le regard de Bila et se surprit à fredonner tout bas sur Résolution.

Le regard de Thude passa de Bila à Eshonai.

— Manger ? demanda-t-il.

— Est-ce ta réponse à tous les désaccords ? interrogea Eshonai, interrompant son chant.

— C’est difficile de se disputer la bouche pleine, répondit Thude.

— Je crois bien t’avoir déjà vu faire, objecta Bila. Et souvent.

— Mais ces disputes-là se terminent bien, conclut Thude. Parce que tout le monde est rassasié. Donc… manger ?

— D’accord, acquiesça Bila en se tournant vers Eshonai.

Ils se retirèrent. Eshonai s’assit à table, épuisée. Quand avait-elle commencé à s’inquiéter de l’insubordination de ses amis ? C’était cet uniforme hideux.

Elle ramassa la gemme et scruta ses profondeurs. Elle était grande, environ un tiers de la taille de son poing, même si les gemmes n’avaient pas besoin d’être grandes pour emprisonner un sprène.

Elle détestait les capturer. La bonne manière consistait à se rendre au cœur de la tempête majeure avec la bonne attitude, à chanter le chant adéquat pour attirer le bon sprène. On se liait avec lui dans la fureur de la tempête et l’on renaissait avec un nouveau corps. Les gens faisaient ça depuis l’arrivée des premiers vents.

Ceux-qui-écoutent avaient appris auprès des humains que la capture des sprènes était possible, puis avaient compris le processus par eux-mêmes. Un sprène captif rendait la transformation nettement plus fiable. Auparavant, il y avait toujours eu un élément de chance. On pouvait se rendre au cœur de la tempête en désirant devenir soldat et ressortir accouplant à la place.

C’est ça, le progrès, songea Eshonai en étudiant le petit sprène vaporeux à l’intérieur de la pierre. C’est apprendre à contrôler le monde. Ériger des murs pour arrêter les tempêtes, choisir quand devenir accouplant. Le progrès, c’était prendre la nature et placer une boîte tout autour d’elle.

Eshonai empocha la gemme et consulta l’heure. Son rendez-vous avec les autres membres des Cinq n’était pas prévu avant le troisième mouvement du Rythme de Paix, et il lui restait une bonne moitié de ce mouvement d’ici là.

Il était temps de parler avec sa mère.

Eshonai sortit dans Narak et marcha le long du chemin, adressant un signe de tête à ceux qui la saluaient. Elle croisa essentiellement des soldats. La forme de guerre était portée par une si grande partie de leur population ces jours-ci. Leur population réduite. Autrefois, ceux-qui-écoutent avaient été des centaines de milliers, éparpillés à travers ces plaines. Il n’en restait désormais qu’une fraction.

Même alors, ç’avait été un peuple uni. Oh, il y avait bien des divisions, des conflits, et même des guerres parmi leurs factions. Mais ils avaient été un peuple unique – ceux qui avaient rejeté leurs dieux et cherchaient la liberté dans l’obscurité.

Bila ne se souciait plus de leurs origines. Il devait y en avoir d’autres comme elle, qui ignoraient la menace des dieux et ne se concentraient que sur le combat contre les humains.

Eshonai longea des habitations – des baraques délabrées bâties à partir de crémon durci par-dessus des charpentes de carapace, blotties dans l’ombre sous le vent de masses rocheuses. La plupart étaient vides à présent. La guerre leur avait pris des milliers de gens au fil des ans.

Il faut que nous fassions quelque chose, songea-t-elle en se calant sur le Rythme de Paix dans un coin de son esprit. Elle chercha réconfort dans sa cadence calme et apaisante, douce et harmonieuse. Comme une caresse.

Puis elle vit les mornes.

Ils ressemblaient beaucoup à ce que les humains baptisaient « parshes », même s’ils étaient un peu plus grands et beaucoup moins stupides. Malgré tout, la forme morne était une forme restrictive, dépourvue des capacités et des avantages des formes plus nouvelles. Il n’aurait pas dû y en avoir ici. Ces gens-là s’étaient-ils liés avec les mauvais sprènes par erreur ? Ça se produisait parfois.

Eshonai se dirigea vers le groupe de trois, deux fémines et un masquin. Ils traînaient des boutons-de-roche cueillis sur l’un des plateaux tout proches, des plantes qu’on avait encouragées à grandir rapidement grâce à des gemmes infusées de Fulgiflamme.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Eshonai. Avez-vous choisi cette forme par erreur ? Ou êtes-vous de nouveaux espions ?

Ils la regardèrent avec des yeux inexpressifs. Eshonai se cala sur Anxiété. Un jour, elle avait essayé la forme morne – elle avait voulu savoir ce que leurs espions devraient endurer. Tenter d’obliger son cerveau à intégrer des concepts lui avait fait le même effet qu’essayer de réfléchir de manière rationnelle dans un rêve.

— Quelqu’un vous a-t-il demandé d’adopter cette forme ? interrogea Eshonai d’une voix lente et claire.

— Personne ne nous l’a demandé, répondit le masquin sans adopter le moindre rythme. (Il parlait d’une voix morte.) Nous l’avons fait.

— Pourquoi ? s’enquit Eshonai. Pourquoi faire une chose pareille ?

— Les humains ne nous tueront pas quand ils viendront, répliqua le masquin, qui reprit son bouton-de-roche et poursuivit son chemin.

Les autres l’imitèrent sans un mot.

Eshonai les regarda bouche bée tandis que le Rythme d’Anxiété résonnait d’une cadence forte dans sa tête. Quelques sprènes de peur sortirent de la roche sous forme de longs vers violets et s’agglutinèrent autour d’elle.

Les formes ne pouvaient être imposées ; chacun était libre de choisir pour lui-même. L’on pouvait demander et suggérer des transformations, mais pas les ordonner. Leurs dieux n’avaient pas autorisé cette liberté, et ceux-qui-écoutent la désiraient donc, quoi qu’il arrive. Ces gens pouvaient choisir la forme morne s’ils le souhaitaient ; Eshonai ne pouvait rien y faire. Pas directement.

Elle pressa le pas. Sa blessure à la jambe lui faisait encore mal mais guérissait vite. C’était l’un des avantages de la forme de guerre : à ce stade, elle pouvait pratiquement ignorer la plaie.

Dans une cité remplie de bâtiments vides, il avait fallu que la mère d’Eshonai choisisse une baraque tout au bord de la ville, presque entièrement exposée aux tempêtes. Mère travaillait sur ses rangées de schiste-écorce à l’extérieur, fredonnant pour elle-même sur le Rythme de Paix. Elle arborait la forme de travail ; sa préférée depuis toujours. Même après la découverte de la forme d’agilité, Mère n’avait pas changé. Elle affirmait qu’elle ne voulait pas encourager les gens à voir une forme comme plus précieuse qu’une autre, que ce genre de catégorisation pouvait les détruire.

Des paroles d’une grande sagesse, comme Eshonai ne l’avait pas entendue en prononcer depuis des années.

— Ma fille ! s’exclama Mère tandis qu’Eshonai approchait.

Encore robuste malgré son âge, Mère possédait un visage rond et soigné et portait les cheveux rassemblés en une tresse nouée à l’aide d’un ruban. Eshonai lui avait rapporté ce ruban d’une réunion avec les Aléthis, des années auparavant.

— Ma fille, as-tu vu ta sœur ? C’est le jour de sa première transformation ! Nous devons la préparer.

— On s’en occupe, Mère, répondit Eshonai sur le Rythme de Paix en s’agenouillant près d’elle. Comment se passe l’élagage ?

— Je devrais bientôt en avoir fini, assura Mère. Je dois partir avant le retour des gens qui possèdent cette maison.

— Elle t’appartient, Mère.

— Non, non. Elle appartient à deux autres. Ils sont entrés dans la maison la nuit dernière et m’ont dit que je devais partir. Je vais simplement en finir avec ce schiste-écorce avant d’y aller.

Elle sortit sa lime pour lisser un côté de l’arête, puis le couvrit d’une couche de sève afin de l’encourager à pousser dans cette direction.

Eshonai s’assit, se cala sur Deuil, et Paix la quitta. Peut-être aurait-elle dû choisir plutôt le Rythme des Disparus. Il s’invita dans son esprit.

Elle s’obligea à changer de nouveau. Non. Non, sa mère n’était pas morte.

Elle n’était pas pleinement vivante, non plus.

— Tiens, prends ça, lui dit Mère sur Paix en lui tendant une lime. (Au moins la reconnaissait-elle aujourd’hui.) Travaille sur cet affleurement, là-bas. Je ne veux pas qu’il continue à pousser vers le bas. Nous devons l’orienter vers le haut, vers la lumière.

— Les tempêtes sont trop fortes de ce côté de la ville.

— Les tempêtes ? Ne dis pas de bêtises. Il n’y en a pas ici. (Mère marqua un temps d’arrêt.) Je me demande nous allons emmener ta sœur. Il va lui falloir une tempête pour sa transformation.

— Ne t’inquiète pas pour ça, Mère, lui dit Eshonai en s’obligeant à parler sur Paix. Je vais m’en occuper.

— Tu es si gentille, Venli, répondit Mère. Si serviable. Tu restes à la maison au lieu de courir partout comme ta sœur. Cette fille… elle n’est jamais où elle devrait être.

— Elle l’est en ce moment, murmura Eshonai. Elle essaie en tout cas.

Mère fredonna pour elle-même tout en continuant à travailler. Autrefois, elle avait l’une des meilleures mémoires de toute la ville. C’était toujours le cas, d’une certaine façon.

— Mère, dit Eshonai, j’ai besoin d’aide. Je crois qu’il va se produire quelque chose d’affreux. Je n’arrive pas à décider si c’est moins affreux que ce qui se passe déjà.

Mère lima une section de schiste-écorce, puis souffla pour chasser la poussière.

— Notre peuple décline, poursuivit Eshonai. Nous sommes en train de succomber à l’érosion. Nous nous sommes installés sur Narak et avons choisi une guerre d’usure. Il en a résulté six années de pertes régulières. Les gens sont en train de renoncer.

— Ce n’est pas une bonne chose, répondit Mère.

— Mais l’alternative ? Elle revient à toucher à des choses dont nous ne devrions pas nous mêler, des choses qui risquent d’attirer sur nous le regard des Incréés.

— Tu ne travailles pas, déclara Mère en la montrant du doigt. Ne deviens pas comme ta sœur.

Eshonai posa les mains sur son giron. Ça ne servait à rien. Voir sa mère comme ça…

— Mère, dit Eshonai sur Supplication, pourquoi sommes-nous partis du sombre foyer ?

— Ah, c’est là une vieille chanson, Eshonai, expliqua Mère. Une chanson très noire, pas pour une enfant comme toi. Tu n’as même pas encore atteint le jour de ta première transformation.

— Je suis assez âgée, Mère. S’il te plaît ?

Mère souffla sur son schiste-écorce. Avait-elle fini par oublier la partie la plus récente de ce qu’elle avait été ? Le cœur d’Eshonai se serra.

— Bien des jours ont défilé depuis notre départ du sombre foyer, chantonna doucement Mère sur l’un des Rythmes de Mémoire. La Dernière Légion, tel était alors notre nom. Des guerriers partis se battre dans les plaines les plus lointaines, dans ce lieu qui avait été nation mais n’était plus que décombres. Notre liberté n’était plus qu’un souvenir. Des formes inconnues nous étaient imposées. Des formes de pouvoir, mais aussi d’obéissance. Les dieux commandaient et toujours, toujours, nous leur obéissions.

— À l’exception de ce jour-là, récita Eshonai en même temps que sa mère, en cadence.

— Le jour de la tempête où la Dernière Légion s’enfuit, poursuivit Mère en chantonnant. Qu’il fut difficile, le chemin choisi alors. Guerriers touchés par les dieux, nous n’avions plus d’autre choix que d’adopter l’esprit morne. Une mutilation qui nous libéra.

Le chant calme et sonore de Mère dansait avec le vent. Aussi frêle qu’elle paraisse à certains moments, elle semblait redevenir elle-même lorsqu’elle chantait les ancients chants. Une parente qui se disputait parfois avec Eshonai, mais qu’elle avait toujours respectée.

— Qu’il fut audacieux, le défi engagé, chantonna Mère, quand ceux de la Dernière Légion abandonnèrent pouvoir et réflexion contre la liberté. Ils coururent le risque de tout oublier. Ainsi composèrent-ils des chants, une centaine d’histoires à transmettre, à se remémorer. Je te les narre comme tu les narreras à tes enfants, jusqu’à ce que les formes soient redécouvertes.

Mère entonna alors l’un des premiers chants, qui racontait comment le peuple s’installait dans les ruines d’un royaume abandonné. Comment il se dispersait, se morcelait en tribus et en réfugiés. Ils comptaient rester cachés ou, du moins, ignorés.

Les chants omettaient tant de choses. La Dernière Légion ignorait à l’époque comment adopter d’autres formes que morne ou accouplant, du moins sans l’aide des dieux. Comment avaient-ils su que d’autres formes étaient possibles ? Ces faits avaient-ils d’abord été consignés dans les chants, puis perdus au fil des ans à mesure que les paroles changeaient ici et là ?

Bien que la voix de sa mère l’aide à se caler de nouveau sur Paix, Eshonai se sentit profondément troublée. Elle était venue chercher des réponses. Autrefois, ça aurait fonctionné.

Mais plus maintenant.

Eshonai se leva pour laisser chanter sa mère.

— J’ai trouvé certaines de tes affaires en faisant du rangement, lui dit Mère, interrompant son chant. Tu devrais les prendre. Elles encombrent la maison et je vais bientôt déménager.

Eshonai fredonna Deuil pour elle-même, mais alla voir ce que sa mère avait « découvert ». Encore un tas de pierres où elle croyait voir des jouets d’enfant ? Des bandes de tissu qu’elle prenait pour des vêtements ?

Eshonai trouva un petit sac devant le bâtiment. Elle l’ouvrit pour y découvrir du papier.

Du papier fabriqué à partir de plantes locales, pas du papier humain. Du papier grossier de couleurs variées, fabriqué selon l’ancienne méthode de ceux-qui-écoutent. Épais et granuleux plutôt qu’impeccable et stérile. L’encre commençait à s’y effacer, mais Eshonai reconnut les dessins.

Mes cartes, songea-t-elle. Datant de ces jours-là.

Sans en avoir eu l’intention, elle se cala sur Mémoire. Des jours passés à arpenter les étendues sauvages que les humains nommaient Natanatan, à traverser des jungles et des forêts, à tracer ses propres cartes et à développer le monde. Elle avait commencé seule, mais ses découvertes avaient enflammé un peuple entier. Bientôt, quoiqu’elle ne soit encore qu’adolescente, on lui avait confié des expéditions entières afin de découvrir de nouveaux fleuves, de nouvelles ruines, de nouveaux sprènes, de nouvelles plantes.

Et les humains. D’une certaine façon, tout était de sa faute à elle.

Sa mère se remit à chanter.

Parcourant ses anciennes cartes, Eshonai découvrit en elle-même une puissante nostalgie. À une époque, elle percevait le monde comme quelque chose d’exaltant et d’inédit. Quelque chose de nouveau, comme une forêt en fleurs après une tempête. Elle était en train de mourir lentement, aussi sûrement que son peuple.

Elle remballa les cartes et quitta la maison de sa mère pour rejoindre le cœur de la ville. Le chant de sa mère, toujours splendide, résonnait derrière elle. Eshonai se cala sur Paix. Ce qui lui apprit qu’elle était presque en retard pour le rendez-vous avec les autres membres des Cinq.

Elle n’accéléra pas. Elle se laissa porter par la cadence ample et régulière du Rythme de Paix. À moins de se concentrer pour se caler sur un certain rythme, votre corps choisissait naturellement celui qui correspondait à votre humeur. Par conséquent, c’était toujours une décision consciente d’écouter un rythme qui ne s’accordait pas à vos émotions. Elle était en train de le faire avec Paix.

Ceux-qui-écoutent avaient pris une décision, des siècles auparavant, qui les renvoyait à un niveau primitif. Le choix d’assassiner Gavilar Kholin avait été un acte d’affirmation de cette décision prise par leurs ancêtres. Eshonai n’avait pas fait partie de leurs dirigeants, mais ils avaient écouté ses conseils et lui avaient accordé le droit de voter parmi eux.

Ce choix, aussi atroce puisse-t-il sembler, avait été un acte de courage. Ils avaient espéré qu’une longue guerre lasserait les Aléthis.

Eshonai et les autres avaient sous-estimé la cupidité aléthie. Les cœurs-de-gemme avaient tout changé.

Au centre de la ville, près du bassin, se trouvait une haute tour qui demeurait fièrement dressée au mépris de siècles de tempêtes. Il y avait eu autrefois des marches à l’intérieur, mais le crémon qui s’infiltrait par les fenêtres avait rempli le bâtiment de pierre. Les travailleurs avaient donc taillé des marches qui en faisaient le tour à l’extérieur.

Eshonai entreprit de les gravir, s’accrochant à la chaîne par souci de sécurité. C’était une ascension longue mais familière. Malgré la douleur de sa jambe, la forme de guerre lui conférait une grande endurance – même si elle nécessitait, pour maintenir sa force, davantage de nourriture que toute autre forme. Elle atteignit le sommet sans aucun mal.

Elle trouva les autres membres des Cinq en train de l’attendre, chacun d’eux portant une des formes connues. Eshonai pour la forme de guerre, Davim pour la forme de travail, Abronai pour l’accouplement, Chivi pour l’agilité, et la discrète Zuln pour la forme morne. Venli attendait elle aussi en compagnie de son ancien accouplé, bien qu’il soit encore tout rouge après cette pénible ascension. La forme d’agilité, quoique adaptée pour de nombreuses activités délicates, ne bénéficiait pas d’une grande endurance.

Eshonai s’avança sur le sommet plat de l’ancienne tour, où le vent soufflait sur elle depuis l’est. Il n’y avait pas de sièges ici, et les Cinq étaient assis à même la pierre nue.

Davim fredonnait sur Contrariété. Avec les rythmes en tête, il était difficile d’arriver en retard par accident. Ils soupçonnaient Eshonai, à juste titre, d’avoir lambiné.

Elle s’assit sur la pierre et tira de sa poche la gemme contenant le sprène, qu’elle posa par terre devant elle. La pierre violette brillait de Fulgiflamme.

— Ce test m’inquiète, déclara Eshonai. Je crois qu’on ne devrait pas autoriser sa mise en œuvre.

— Pardon ? demanda Venli sur Anxiété. Ne dis pas de bêtises, ma sœur. Notre peuple en a besoin.

Davim se pencha vers l’avant, les bras sur les genoux. Il était large de visage, et la peau marbrée de sa forme de travail se composait essentiellement de noir avec de minuscules volutes rouges ici et là.

— Si ça fonctionne, ce sera une avancée considérable. Nour aurons redécouvert la première des formes de pouvoir ancien.

— Ces formes sont liées aux dieux, répondit Eshonai. Et si, en choisissant cette forme, nous les invitions à revenir ?

Venli fredonna sur Irritation.

— Dans l’ancien temps, elles provenaient toutes des dieux. Nous avons découvert que la forme d’agilité ne nous faisait pas de mal. Pourquoi la forme de tempête le ferait-elle ?

— C’est différent, répliqua Eshonai. Entonnez ce chant ; fredonnez-le pour vous-mêmes. « Car elle rendra leur nuit aux dieux. » Les pouvoirs anciens sont dangereux.

— Les hommes les possèdent, observa Abronai.

Il portait la forme d’accouplement, sensuelle et dodue, même s’il contrôlait ses passions. Eshonai ne lui avait jamais envié cette position ; elle savait, d’après des conversations privées, qu’il aurait préféré en adopter une autre. Malheureusement, les autres individus qui arboraient la forme d’accouplement le faisaient de manière transitoire – ou alors ne possédaient pas la solennité nécessaire pour rejoindre les Cinq.

— Tu nous as toi-même fait ce rapport, Eshonai, poursuivit Abronai. Tu as vu un guerrier parmi les Aléthis qui utilisait les pouvoirs anciens, et beaucoup d’autres nous l’ont confirmé. La Fluctomancie est revenue aux hommes. Les sprènes nous trahissent à nouveau.

— Si la Fluctomancie est de retour, dit Davim sur Réflexion, ça indique peut-être que les dieux sont en train de revenir malgré tout. Si c’est le cas, nous ferions mieux d’être préparés à les affronter. Les formes de pouvoir nous y aideront.

— Nous n’avons aucune certitude quant à leur venue, répondit Eshonai sur Résolution. Nous ne savons rien de tout ça. Qui sait si les hommes disposent même de la Fluctomancie ? Il pourrait s’agir de l’une des Lames d’Honneur. Nous en avons laissé une en Alethkar cette nuit-là.

Chivi fredonna sur Scepticisme. Sa forme d’agilité possédait des traits allongés, et ses cheveux tirés en arrière formaient une longue queue.

— Notre peuple est en train de décliner. J’en ai croisé aujourd’hui qui adoptaient la forme morne, et pas pour se rappeler notre passé. Ils l’ont fait parce qu’ils redoutaient que les hommes les tuent dans le cas contraire ! Ils se préparent à devenir des esclaves !

— Moi aussi, je les ai vus, renchérit Davim sur Résolution. Nous devons faire quelque chose, Eshonai. Tes soldats sont en train de perdre cette guerre, mesure après mesure.

— La prochaine tempête, déclara Venli, utilisant le Rythme d’Imploration. Je peux procéder à l’essai lors de la prochaine tempête.

Eshonai ferma les yeux. Imploration… C’était un rythme sur lequel on se calait rarement. Il était difficile de refuser cette requête à sa sœur.

— Nous devons être unis dans cette décision, déclara Davim. Je n’accepterai rien d’autre. Eshonai, persistes-tu dans tes objections ? Allons-nous devoir passer des heures ici pour trancher ?

Elle inspira profondément et prit une décision qui avait mûri au fond de son esprit. Une résolution d’exploratrice. Elle lança un coup d’œil au sac de cartes qu’elle avait posé sur le sol près d’elle.

— Je vais accepter qu’on procède à cette expérience, répondit-elle.

Près d’elle, Venli fredonna sur Approbation.

— Cependant, poursuivit Eshonai sur Résolution, il faut que ce soit moi qui essaie cette nouvelle forme la première.

Tous les fredonnements se turent. Les autres membres des Cinq la fixèrent bouche bée.

— Pardon ? demanda Venli. Non, ma sœur ! C’est mon droit.

— Tu es trop précieuse, riposta Eshonai. Tu sais trop de choses sur les formes, et une grande partie de tes recherches n’existent que dans ta tête. Je ne suis qu’un simple soldat. Si les choses tournent mal, je ne suis pas irremplaçable.

— Tu es un Porte-Éclat, protesta Davim. Notre dernière.

— Thude s’est entraîné avec ma Lame et ma Cuirasse, objecta Eshonai. Je vais lui laisser les deux, au cas où.

Les autres fredonnèrent sur Réflexion.

— C’est une bonne suggestion, acquiesça Abronai. Eshonai possède à la fois la force et l’expérience.

— C’était ma découverte ! répliqua Venli sur Irritation.

— Et nous t’en sommes reconnaissants, répondit Davim. Mais Eshonai a raison ; tes érudits et toi êtes trop importants pour l’avenir.

— Et il n’y a pas que ça, ajouta Abronai. Tu es trop proche du projet, Venli. Ta façon de parler l’indique clairement. Si Eshonai entre dans la tempête et découvre que quelque chose pose problème dans cette forme, elle pourra interrompre l’expérience et revenir vers nous.

— C’est un bon compromis, approuva Chivi, hochant la tête. Sommes-nous d’accord ?

— Je crois que oui, répondit Abronai en se retournant vers Zuln.

La représentante des mornes parlait rarement. Elle portait une blouse de parshe et avait fait savoir qu’elle estimait de son devoir de les représenter – ceux qui n’avaient pas de chants – ainsi que tous les mornes parmi eux.

Son sacrifice était aussi noble que celui d’Abronai conservant la forme d’accouplement, et même davantage. La morne était une forme difficile à endurer, et que seuls quelques individus gardaient plus que le temps d’une éclaircie.

— Je suis d’accord, déclara Zuln.

Les autres fredonnèrent sur Approbation. Seule Venli ne se joignit pas à leur chant. Si cette forme de tempête se révélait réelle, ajouteraient-ils un membre de plus aux Cinq ? Au départ, les Cinq avaient tous été mornes, puis tous travailleurs. Ce n’était qu’à la découverte de la forme d’agilité qu’ils avaient décidé que chacun posséderait l’une des formes.

Cette question-là serait pour plus tard. Les autres membres des Cinq se levèrent, puis entreprirent de descendre la longue volée de marches qui décrivait une spirale autour de la tour. Le vent soufflait depuis l’est, et Eshonai se tourna dans sa direction afin de regarder au-delà des Plaines détruites, vers l’Origine des Tempêtes.

À l’approche d’une tempête majeure, elle s’avancerait parmi les vents et deviendrait quelque chose de nouveau. Quelque chose de puissant. Quelque chose qui changerait la destinée de ceux-qui-écoutent, et peut-être celle des humains, à jamais.

— J’ai failli avoir des raisons de te haïr, ma sœur, lui dit Venli sur Réprimande, s’attardant près de l’endroit où Eshonai était assise.

— Je n’ai pas interdit cette expérience, rétorqua Eshonai.

— Mais à la place, tu t’en attribues toute la gloire.

— S’il y a la moindre gloire à acquérir, répondit Eshonai sur Réprimande, elle sera tienne pour avoir découvert cette forme. La question ne devrait même pas se poser. Seul notre avenir devrait importer.

Venli fredonna sur Irritation.

— Ils t’ont qualifiée de sage, d’expérimentée. À se demander s’ils ont oublié qui tu es – l’imprudence avec laquelle tu t’es aventurée dans les territoires inconnus, en ignorant ton peuple, pendant que je restais chez nous à mémoriser les chants. Quand tout le monde s’est-il mis à croire que c’était toi la plus responsable ?

C’est cette saleté d’uniforme, songea Eshonai en se levant.

— Pourquoi ne pas nous avoir révélé sur quoi portaient tes recherches ? Tu m’as laissée croire que tes études consistaient à découvrir la forme d’art ou de médiation. Au lieu de quoi tu cherchais l’une des formes de pouvoir ancien.

— Quelle différence ?

— Une très grande, Venli. Je t’aime, mais ton ambition m’effraie.

— Tu n’as pas confiance en moi, murmura Venli sur Trahison.

C’était un chant rarement chanté. Il blessa suffisamment Eshonai pour la faire grimacer.

— Nous verrons bien quel effet possède cette forme, répondit Eshonai en rassemblant ses cartes et la gemme qui contenait le sprène. Ensuite, nous en reparlerons. Je veux simplement qu’on se montre prudents.

— Tu veux le faire toi-même, répliqua Venli sur Irritation. Tu veux toujours passer la première. Mais ça suffit. Ce qui est fait est fait. Suis-moi ; il va falloir que je t’apprenne la structure mentale adéquate pour permettre à la forme de fonctionner. Ensuite, nous choisirons une tempête majeure pour la métamorphose.

Eshonai hocha la tête. Elle allait suivre cet entraînement. Dans l’intervalle, elle réfléchirait. Peut-être existait-il une autre solution. Si elle parvenait à convaincre les Aléthis de l’écouter, d’aller trouver Dalinar Kholin, de solliciter la paix…

Dans ce cas, peut-être cette expérience ne serait-elle pas nécessaire.

DEUXIÈME PARTIE

Les vents approchent

Shallan – Kaladin – Adolin – Sadeas

Forme de guerre pour combattre et régner,

Forme des dieux, offerte pour occire.

Invisible, inconnue, vitale à conquérir,

Offerte à qui détient la volonté.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 15e couplet.

Le chariot roulait sur la pierre en cahotant, avec Shallan perchée sur le banc à côté de Bluth, l’un des mercenaires au visage impassible que Tvlakv employait. Peu loquace, il guidait le chull qui tirait le chariot mais, lorsqu’il croyait qu’elle ne le regardait pas, il l’inspectait avec ses yeux pareils à des perles de verre sombre.

Il faisait froid. Elle aurait aimé que le temps change et que le printemps – ou même l’été – s’installe quelque temps. C’était peu probable dans un endroit connu pour son froid permanent. Ayant improvisé une couverture à l’aide de la doublure de la malle de Jasnah, Shallan s’en enveloppa des pieds aux genoux, tout autant pour masquer l’état de sa jupe en lambeaux que pour se protéger du froid.

Elle tenta de se distraire en étudiant son environnement ; la flore du sud des Terres Gelées lui était totalement inconnue. S’il y avait de l’herbe, elle poussait par zones irrégulières le long du côté sous le vent des pierres, en brins courts et hérissés plutôt que long et ondulants. Les boutons-de-roche ne devenaient jamais plus gros que le poing et ils ne s’ouvraient pas entièrement, même lorsqu’elle avait tenté de verser de l’eau sur l’un d’entre eux. Leurs lianes étaient lentes et paresseuses, comme engourdies par le froid. Il y avait aussi de petits arbustes grêles qui poussaient dans des fissures et sur des flancs de coteaux. Leurs branches fragiles raclaient le flanc du chariot et leurs minuscules feuilles vertes, de la taille de gouttes de pluie, se repliaient et se retiraient dans leurs tiges.

Les arbustes poussaient en abondance, se déployant partout où ils trouvaient prise. Quand le chariot dépassa un massif particulièrement haut, Shallan tendit la main pour casser une branche. Elle était tubulaire avec un centre creux, et rêche comme le sable.

— Ils sont trop fragiles pour les tempêtes majeures, déclara Shallan en l’élevant vers ses yeux. Comment cette plante survit-elle ?

Bluth répondit par un grognement.

— Il est de coutume, Bluth, reprit-elle, d’engager son compagnon de voyage dans un dialogue qui nous divertisse tous deux.

— Je le ferais, rétorqua-t-il d’un ton sinistre, si je comprenais la moitié de ce que vous baragouinez.

Shallan sursauta. Elle ne s’était pas attendue à la moindre réaction.

— Dans ce cas, nous sommes quittes, riposta-t-elle, car vous utilisez plein de mots que je ne comprends pas non plus. D’accord, la plupart sont des jurons…

Elle avait voulu prononcer ces mots sur un ton badin, mais ne réussit qu’à le faire se renfrogner davantage.

— Vous croyez que je suis aussi débile que ce bâton.

Arrêtez d’insulter mon bâton. Les mots lui vinrent à l’esprit et faillirent lui monter aux lèvres malgré elle. Compte tenu de son éducation, elle aurait dû être plus douée pour tenir sa langue. Mais la liberté – sans craindre que son père se trouve derrière chaque porte – avait sérieusement entamé sa maîtrise d’elle-même.

Cette fois, elle se retint de le railler.

— La stupidité est fonction de notre entourage, déclara-t-elle plutôt.

— Vous dites que je suis débile parce que j’ai été élevé comme ça ?

— Non. Je dis que tout le monde est stupide dans certaines situations. Après le naufrage de mon navire, je me suis retrouvée sur la terre ferme mais incapable de faire un feu pour me réchauffer. Diriez-vous que je suis stupide ?

Il darda un coup d’œil sur elle, mais ne répondit pas. Peut-être, pour un sombre-iris, cette question ressemblait-elle à un piège.

— Eh bien, je le suis, reprit Shallan. Dans bien des domaines, je suis stupide. Peut-être êtes-vous stupide en matière de grands mots. C’est pour cette raison que nous avons besoin à la fois d’érudits et de caravaniers, garde Bluth. Nos stupidités respectives se complètent.

— Je comprends pourquoi on a besoin de types qui sachent faire du feu, répliqua Bluth. Mais je ne comprends pas pourquoi on a besoin de gens qui utilisent des mots compliqués.

— Chhhht, répondit Shallan. Ne le dites pas si fort. Si les pâles-iris vous entendent, ils risquent d’arrêter de perdre leur temps à inventer de nouveaux mots et commencer à se mêler des affaires des honnêtes gens.

Il lui lança un nouveau coup d’œil. Il n’y avait pas le moindre soupçon d’humour dans ces yeux surmontés par ces sourcils épais. Shallan soupira, mais reporta son attention sur les plantes. Comment survivaient-elles aux tempêtes majeures ? Il fallait qu’elle sorte son carnet de croquis et qu’elle…

Non.

Elle s’obligea à lâcher prise. Peu de temps après, Tvlakv annonça la pause de milieu de journée. Le chariot de Shallan ralentit et l’un des autres s’arrêta à côté.

C’était Tag qui conduisait celui-là, avec les deux parshes assis dans la cage derrière eux, qui s’affairaient en silence à tisser des chapeaux à partir de roseaux cueillis le matin même. Les gens confiaient souvent ce genre de tâches mécaniques aux parshes pour s’assurer que tout leur temps soit consacré à faire gagner de l’argent à leurs propriétaires. Tvlakv vendrait les chapeaux contre quelques brisures une fois arrivé à destination.

Ils poursuivirent leur œuvre quand le chariot s’arrêta. Il faudrait leur ordonner de faire autre chose, et les former spécifiquement pour chaque tâche qu’ils effectuaient. Mais une fois formés, ils travailleraient sans se plaindre.

Shallan avait du mal à ne pas percevoir leur obéissance comme quelque chose de pernicieux. Elle secoua la tête puis tendit la main à Bluth, qui l’aida à descendre du chariot sans qu’elle ait à le lui demander. Une fois à terre, elle posa la main sur le flanc du véhicule et inspira vivement à travers ses dents. Père-des-tempêtes, qu’avait-elle donc fait à ses pieds ? Des sprènes de douleur sortirent du mur près d’elle en se tortillant, petits fragments de muscle orange – pareils à des mains dont on aurait retiré la chair.

— Clarissime ? demanda Tvlakv qui s’approcha d’elle en se dandinant. Je crains que nous n’ayons pas grand-chose à vous offrir en guise de repas. Nous sommes pauvres pour des commerçants, voyez-vous, et ne pouvons pas nous permettre d’acheter de mets délicats.

— Ce que vous avez fera l’affaire, répondit Shallan, s’efforçant d’empêcher que sa douleur se lise sur son visage, bien que les sprènes l’aient déjà trahie. S’il vous plaît, demandez à l’un de vos hommes de descendre ma malle.

Tvlakv s’exécuta sans rechigner, même s’il afficha une expression avide en regardant Bluth descendre la malle à terre. Ça semblait une très mauvaise idée de lui laisser entrevoir son contenu ; moins d’informations il possédait, mieux elle s’en porterait.

— Ces cages…, reprit Shallan en se tournant vers l’arrière du chariot. Ces fermoirs sur le dessus semblent indiquer que les parois en bois peuvent être fixées au-dessus des barreaux.

— Oui, clarissime, répondit Tvlakv. Pour les tempêtes majeures, vous comprenez.

— Vous avez tout juste assez d’esclaves pour remplir un seul des trois chariots, poursuivit-elle. Et les parshes voyagent dans un autre. Celui-ci est vide et fera un excellent chariot de voyage pour moi. Fixez les parois.

— Clarissime ? se récria-t-il, surpris. Vous voulez qu’on vous mette dans une cage ?

— Pourquoi pas ? demanda Shallan en croisant son regard. Je suis certainement en sécurité sous votre garde, commerçant Tvlakv.

— Heu… oui…

— Vos hommes et vous devez être habitués à voyager à la dure, ajouta calmement Shallan, mais pas moi. Rester assise toute la journée au soleil sur un banc inconfortable ne me conviendra pas. Une voiture digne de ce nom, en revanche, serait une amélioration bienvenue pour ce voyage dans les étendues sauvages.

— Une voiture ? s’étonna Tvlakv. C’est un chariot à esclaves !

— Ce ne sont que des mots, commerçant Tvlakv, répliqua Shallan. S’il vous plaît ?

Il soupira mais donna l’ordre à ses hommes, qui retirèrent les parois de dessous le chariot et les accrochèrent à l’extérieur. Ils omirent celui de l’arrière, où se trouvait la porte de la cage. Le résultat ne semblait pas particulièrement confortable, mais au moins lui offrirait-il un peu d’intimité. Shallan demanda à Bluth de charger sa malle à l’intérieur, au grand désarroi de Tvlakv. Ensuite, elle y monta et ferma la porte de la cage. Elle tendit la main vers Tvlakv à travers les barreaux.

— Oui, clarissime ?

— La clé, dit-elle.

— Ah.

Il la tira de sa poche et l’étudia un instant – trop long – avant de la lui tendre.

— Merci, répondit-elle. Vous pouvez envoyer Bluth me porter mon repas quand il sera prêt, mais je vais vous demander un seau d’eau dans l’immédiat. Vous vous êtes montré extrêmement obligeant. Je ne l’oublierai pas.

— Heu… merci.

Ce mot sonnait presque comme une question, et il s’éloigna d’un air perplexe. Parfait.

Elle attendit que Bluth lui apporte l’eau, puis traversa le chariot clos en rampant afin de ne pas utiliser ses pieds. Il empestait la poussière et la sueur, et son cœur se souleva lorsqu’elle pensa aux esclaves qui y avaient été détenus. Elle demanderait plus tard à Bluth de le faire nettoyer par les parshes.

Elle s’arrêta devant la malle de Jasnah, puis s’agenouilla et souleva précautionneusement le couvercle. De la lumière s’en échappa, provenant des sphères infusées contenues à l’intérieur. Motif y attendait lui aussi (elle lui avait donné la consigne de ne pas se laisser voir), sa silhouette se détachant en relief sur la couverture d’un livre.

Shallan avait survécu, jusqu’à présent. Elle n’était pas en sécurité, loin s’en fallait, mais au moins n’allait-elle pas mourir de froid ou de faim dans l’immédiat. Par conséquent, elle devait enfin affronter des questions et des problèmes plus grands. Elle posa la main sur les livres, ignorant un moment l’élancement de ses pieds.

— Il va falloir qu’ils atteignent les Plaines Brisées.

Motif vibra avec un bruit perplexe – un son aigu interrogateur qui sous-entendait la curiosité.

— Quelqu’un doit poursuivre les travaux de Jasnah, précisa Shallan. Il faut retrouver Urithiru et convaincre les Aléthis que le retour des Néantifères est imminent.

Elle frissonna en pensant aux parshes au visage marbré qui travaillaient deux chariots plus loin.

— Vous… mmm… continuez ? demanda Motif.

— Oui. (Elle avait pris cette décision à l’instant où elle avait insisté pour que Tvlakv se dirige vers les Plaines Brisées.) Ce soir-là, avant le naufrage, quand j’ai vu Jasnah avec sa garde baissée… Je sais ce que je dois faire.

Motif bourdonna, l’air à nouveau perplexe.

— C’est difficile à expliquer, lui dit Shallan. C’est quelque chose d’humain.

— Parfait, répondit Motif avec enthousiasme.

Elle le regarda en haussant un sourcil. Il avait beaucoup progressé, et très vite, depuis les heures passées à tournoyer au milieu d’une pièce ou à grimper aux murs.

Shallan sortit des sphères pour mieux s’éclairer, puis retira l’un des morceaux de tissu dont Jasnah avait enveloppé ses livres. Il était d’une propreté immaculée. Shallan plongea le tissu dans le seau d’eau et entreprit de nettoyer ses pieds.

— Avant de voir l’expression de Jasnah cette nuit-là, expliqua-t-elle, avant de m’apercevoir à quel point elle était inquiète et épuisée, j’étais tombée dans un piège. Un piège d’érudite. Malgré mon horreur initiale face à ce qu’elle m’avait expliqué sur les parshes, j’en étais venue à considérer tout ça comme une énigme intellectuelle. Jasnah affichait un tel calme extérieur que j’avais cru qu’elle aussi.

Shallan grimaça en retirant un fragment de roche d’une crevasse dans son pied. De nouveaux sprènes de douleur sortirent du sol du chariot en se tortillant. Elle ne pourrait pas marcher sur de grandes distances dans un futur proche, mais au moins ne voyait-elle pas de sprènes de pourriture pour l’instant. Elle avait tout intérêt à trouver de l’antiseptique.

— Le danger que nous courons n’est pas que théorique, Motif. Il est réel et redoutable.

— Oui, répondit Motif d’une voix grave.

Elle leva les yeux de ses pieds. Il était monté jusqu’à l’intérieur du couvercle du coffre, éclairé par la lumière des sphères de couleurs différentes.

— Tu sais quelque chose au sujet de ce danger ? Les parshes, les Néantifères ?

Peut-être lisait-elle trop de sous-entendus dans ses intonations. Il n’était pas humain et parlait souvent avec d’étranges inflections.

— Mon retour…, déclara Motif. À cause de ça.

— Quoi ? Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Dire… parler… réfléchir… Tout ça difficile. M’améliore.

— Tu es venu à moi à cause des Néantifères, dit Shallan en s’approchant de la malle, oubliant le tissu ensanglanté qu’elle tenait en main.

— Oui. Les motifs… nous… on… Inquiets. On a envoyé un. Moi.

— Pourquoi à moi ?

— À cause des mensonges.

Elle secoua la tête.

— Je ne comprends pas.

Il émit un bourdonnement mécontent.

— Vous. Votre famille.

— Tu m’as observée avec ma famille ? Il y a si longtemps ?

— Shallan. Rappelez-vous…

De nouveau, ces souvenirs. Cette fois, pas un banc dans un jardin mais une pièce blanche et stérile. La berceuse de son père. Le sang par terre.

Non.

Elle se détourna et se remit à nettoyer ses pieds.

— Je sais… peu sur les humains, poursuivit Motif. Ils se brisent. Leur esprit se brise. Vous ne vous êtes pas brisée. Seulement fendillée.

Elle continua son nettoyage.

— Ce sont les mensonges qui vous sauvent, ajouta Motif. Les mensonges qui m’ont attiré.

Elle plongea le bout de tissu dans l’eau.

— Est-ce que tu as un nom ? Je t’ai appelé Motif, mais c’est plutôt une description.

— Mon nom est nombres, répondit Motif. Beaucoup de nombres. Difficile à dire. Motif… Motif me va très bien.

— Du moment que tu ne commences pas à m’appeler Fantasque par contraste, commenta Shallan.

— Mmmmmm…

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda-t-elle.

— Je réfléchis, répliqua Motif. Je médite sur le mensonge.

— La plaisanterie ?

— Oui.

— S’il te plaît, n’y réfléchis pas trop, lui dit Shallan. Ce n’était pas une très bonne plaisanterie. Si tu en veux une bonne à méditer, pense au fait qu’empêcher le retour des Néantifères dépend peut-être de moi, rends-toi compte.

— Mmmmm…

Elle termina de soigner ses pieds de son mieux, puis les enveloppa à l’aide de plusieurs autres morceaux de tissu pris dans la malle. Elle n’avait ni pantoufles ni chaussures. Peut-être pourrait-elle acheter une paire de bottes supplémentaires à l’un des marchands d’esclaves ? Cette simple idée lui soulevait l’estomac, mais elle n’avait pas le choix.

Ensuite, elle passa en revue le contenu de la malle. Ce n’était là qu’une seule des malles de Jasnah, mais Shallan la reconnaissait comme celle qu’elle conservait dans sa cabine – celle que les assassins avaient prise. Elle renfermait les notes de Jasnah : des livres entiers. La malle contenait peu de sources primaires, mais ça n’avait aucune importance, car Jasnah avait retranscrit méticuleusement tous les passages importants.

Quand Shallan reposa le dernier livre, elle remarqua quelque chose au fond de la malle. Une feuille volante ? Elle s’en empara, curieuse – puis faillit la lâcher sous l’effet de la surprise.

C’était un portrait de Jasnah, dessiné par Shallan elle-même. Shallan le lui avait donné après qu’elle l’avait acceptée comme pupille. Elle avait supposé que Jasnah l’avait jeté – cette femme n’appréciait guère les arts visuels, qu’elle considérait comme frivoles.

Au lieu de quoi elle l’avait conservé ici avec ses affaires les plus précieuses. Non. Shallan ne voulait pas y réfléchir, ne voulait pas l’affronter.

— Mmm…, déclara Motif. Vous ne pouvez pas garder tous les mensonges. Seulement les plus importants.

Shallan leva la main et découvrit qu’elle avait les larmes aux yeux. Pour Jasnah. Elle avait évité son chagrin, l’avait rangé dans une petite boîte où elle l’avait gardé enfermé.

Dès qu’elle laissa ce chagrin monter en elle, une autre douleur s’y ajouta. Une douleur qui semblait frivole en comparaison de la mort de Jasnah, mais qui menaçait d’anéantir Shallan tout autant, sinon plus.

— Mes carnets de croquis…, murmura-t-elle. Tous disparus.

— Oui, répondit Motif d’une voix triste.

— Tous les dessins que j’ai jamais gardés. Mes frères, mon père, Maman…

Tous avaient sombré dans les profondeurs, en compagnie de ses croquis de créatures et de ses réflexions quant à leur nature, leurs caractéristiques biologiques, et aux liens qui les unissaient. Disparus. Entièrement disparus.

Le monde ne dépendait pas des stupides petits dessins d’anguilles célestes de Shallan. Malgré tout, elle avait le sentiment que tout était brisé.

— Vous en dessinerez d’autres, chuchota Motif.

— Je n’en ai pas envie.

Elle cligna des yeux pour libérer d’autres larmes.

— Je ne vais pas cesser de vibrer. Le vent ne va pas cesser de souffler. Vous n’allez pas cesser de dessiner.

Shallan passa les doigts sur le portrait de Jasnah. Les yeux de l’érudite pétillaient, presque comme si elle était de nouveau vivante – c’était le premier dessin que Shallan ait fait d’elle, le jour de leur rencontre.

— Le Spiricante cassé se trouvait avec mes affaires. Désormais, il a disparu au fond de l’océan. Je ne pourrai pas le réparer et l’envoyer à mes frères.

Motif bourdonna sur une intonation qu’elle interpréta comme morose.

— Qui sont-ils ? demanda Shallan. Ceux qui ont fait ça, qui l’ont tuée et m’ont pris mes dessins ? Pourquoi font-ils des choses aussi affreuses ?

— Je ne sais pas.

— Mais tu es persuadé que Jasnah avait raison ? insista-t-elle. Les Néantifères vont revenir ?

— Oui. Les sprènes… les sprènes de lui. Ils arrivent.

— Ces gens, reprit Shallan, ils ont tué Jasnah. Ils appartenaient sans doute au même groupe que Kabsal, et… que mon père. Pourquoi tuer la personne qui était le plus près de comprendre comment, et pourquoi, les Néantifères sont en train de revenir ?

— Je…

Il hésita.

— Je n’aurais pas dû poser cette question. Je connais déjà la réponse, et elle est très humaine : ces gens cherchent à contrôler le savoir afin de l’exploiter. Afin de profiter de l’apocalypse elle-même. Nous allons nous assurer que ça ne se produise pas.

Elle reposa le dessin de Jasnah et le plaça entre les pages d’un livre pour le garder à l’abri.

Forme d’accouplement, douceur d’aimer,

Cadeau de vie, partage du plaisir.

Pour l’adopter, il faut savoir s’ouvrir

Et d’une réelle empathie témoigner.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 5e couplet.

— Ça faisait longtemps, déclara Adolin, qui s’agenouilla en tenant sa Lame d’Éclat devant lui, la pointe enfoncée de quelques centimètres dans le sol de pierre.

Il était seul. Il n’y avait que lui et son épée dans l’une des nouvelles salles de préparation, bâtie à côté de l’arène de duel.

— Je me rappelle quand je t’ai remportée, chuchota Adolin, regardant son reflet dans la lame. À cette époque non plus, personne ne me prenait au sérieux – le dandy bien habillé. Tinalar pensait se battre en duel avec moi uniquement pour embarrasser mon père. Au lieu de quoi j’ai gagné sa Lame.

S’il avait perdu, il aurait dû lui céder sa Cuirasse, qu’il avait héritée du côté maternel de sa famille.

Adolin n’avait jamais nommé sa Lame d’Éclat. Certains le faisaient, d’autres non. Il n’avait jamais trouvé ça approprié – non pas qu’il estime que sa Lame ne méritait pas de nom, mais il ne pensait pas en connaître d’approprié. Cette arme avait appartenu à l’un des Chevaliers Radieux, longtemps auparavant. Cet homme avait certainement dû baptiser cette arme. Lui donner un autre nom semblait présomptueux. Adolin avait eu ce sentiment avant même de commencer à envisager les Radieux sous un jour favorable, comme le faisait son père.

Cette Lame subsisterait bien après la mort d’Adolin. Il ne la possédait pas ; il ne faisait que l’emprunter pour un temps.

Sa surface était austère et lisse, longue, sinueuse comme une anguille, avec des reliefs le long du dos qui évoquaient des formations de cristaux. Elle possédait la forme d’une épée longue ordinaire en plus grande, et ressemblait un peu aux énormes épées larges à deux mains qu’il avait vu manier par les Mangecorne.

— Un véritable duel, chuchota Adolin à la Lame. Avec de vrais enjeux. Enfin. Plus d’hésitations, plus de restrictions.

La Lame d’Éclat ne répondit pas, mais Adolin imaginait qu’elle l’écoutait. On ne pouvait pas utiliser une arme comme celle-ci, une arme qui ressemblait à une extension de l’âme elle-même, sans éprouver parfois la sensation qu’elle était vivante.

— Je parle à tous les autres avec une telle confiance, poursuivit Adolin, car je sais qu’ils se reposent sur moi. Mais si je perds aujourd’hui, c’est fini. Il n’y aura plus de duels, et le grand projet de mon père s’en trouvera sérieusement compromis.

Il entendait des gens à l’extérieur. Des pas lourds, une rumeur de bavardages. Des raclements sur la pierre. Ils étaient venus. Pour voir Adolin gagner ou se faire humilier.

— Ce sera peut-être notre dernier combat ensemble, dit-il tout bas. J’apprécie ce que tu as fait pour moi. Je sais que tu le ferais pour toute personne qui te manie, mais je t’en suis reconnaissant malgré tout. Je… je veux que tu saches une chose : je crois en mon père. Je crois qu’il a raison, que ce qu’il voit existe. Que le monde a besoin d’un Alethkar unifié. Des combats comme celui-ci sont ma façon de faire en sorte que ça se concrétise.

Adolin et son père n’étaient pas des hommes politiques ; c’étaient des soldats – Dalinar par choix, Adolin davantage par concours de circonstances. Ils ne pourraient pas provoquer l’unification d’un royaume simplement par la parole. Ils allaient devoir y arriver en se battant.

Adolin se leva, tapota sa poche, puis renvoya sa Lame et traversa la petite pièce. Les murs de pierre de l’étroit couloir dans lequel il entra comportaient des reliefs gravés à l’eau-forte qui représentaient les dix postures de base du combat à l’épée. Ils avaient été gravés ailleurs, puis transportés ici lorsqu’on avait bâti cette pièce – un ajout récent destiné à remplacer les tentes dans lesquelles se déroulait autrefois la préparation des duels.

Posture du Vent, Posture de Pierre, Posture de Flamme… Il y avait un relief pour chacune des Dix Essences, représentant la posture associée. Adolin les compta pour lui-même sur son passage. Ce petit tunnel avait été taillé à même la pierre de l’arène et se terminait par une petite pièce construite de la même manière. Le soleil vif du terrain de duel entourait d’un éclat aveuglant le contour des deux dernières portes le séparant de son adversaire.

Avec une salle de préparation adéquate où méditer, puis ce vestiaire où enfiler son armure ou se retirer entre deux combats, l’arène de duel des camps de guerre devenait aussi complète que celles d’Alethkar. Un ajout bienvenu.

Adolin pénétra dans le vestiaire où l’attendaient son frère et sa tante. Père-des-tempêtes, comme ses mains étaient moites de sueur ! Il ne s’était jamais senti aussi nerveux lorsqu’il partait au combat, où sa vie était réellement menacée.

Tante Navani venait de terminer un charme glyphique. Elle descendit de l’estrade, posa son pinceau et lui tendit le glyphe. Il était peint en rouge vif sur du tissu blanc.

— Victoire ? devina Adolin.

Navani baissa le glyphe et regarda son neveu d’un air réprobateur.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il tandis que ses armuriers entraient, portant les parties de sa Cuirasse d’Éclat.

— Il dit « sécurité et gloire », répondit Navani. Ça ne te tuerait pas d’apprendre quelques glyphes, Adolin.

Il haussa les épaules.

— Ça ne m’a jamais semblé si important.

— Oui, eh bien, répondit Navani, qui replia la prière d’un air déférent et la posa dans le brasero pour la brûler, avec un peu de chance, tu auras un jour une femme qui le fera pour toi. Aussi bien lire les glyphes que les créer.

Adolin inclina la tête, comme l’exigeait la coutume, tandis que la prière brûlait. Pailiah savait que ce n’était pas le moment d’offenser le Tout-Puissant. Cependant, quand ce fut terminé, il se tourna vers Navani.

— A-t-on eu des nouvelles du navire ?

Ils s’étaient attendus à recevoir un message de Jasnah lorsqu’elle atteindrait les Cryptes Superficielles, mais il n’y avait toujours rien. Navani avait consulté le bureau du maître du port de cette ville lointaine. Ils affirmaient que le Plaisir du vent n’était pas encore arrivé, ce qui représentait une semaine de retard.

Navani agita la main d’un geste dédaigneux.

— Jasnah se trouvait à bord de ce navire.

— Je le sais, ma tante, répliqua Adolin, mal à l’aise.

Que s’était-il produit ? Le navire avait-il été pris dans une tempête majeure ? Et qu’en était-il de cette femme qu’Adolin épouserait peut-être si on laissait Jasnah en faire à son idée ?

— Si le navire a du retard, c’est parce que Jasnah mijote quelque chose, affirma Navani. Vous verrez bien. Nous aurons de ses nouvelles dans quelques semaines, quand elle nous réclamera un service ou une information. Je vais devoir lui soutirer les raisons de sa disparition. Puisse Battar insuffler un peu de bon sens à cette fille en plus de son intelligence.

Adolin n’insista pas. Navani connaissait Jasnah mieux que quiconque. Cependant… il s’inquiétait pour Jasnah et craignit soudain de ne pas pouvoir rencontrer la jeune fille, Shallan, à la date prévue. Bien entendu, ces fiançailles casuelles risquaient fort de ne pas se concrétiser – mais une partie de lui souhaitait que si. Laisser quelqu’un d’autre choisir pour lui possédait un étrange attrait, compte tenu de l’insistance avec laquelle Danlan l’avait maudit lorsqu’il avait mis fin à leur relation.

Puisque Danlan faisait toujours partie des scribes de son père, il la croisait à l’occasion – en s’attirant ses regards noirs. Mais saintes bourrasques, ce n’était pas sa faute à lui. Elle avait dit de ces choses à ses amis…

Un armurier lui présenta ses bottes ; Adolin les enfila et les sentit se mettre en place avec un déclic. Les armuriers s’empressèrent de fixer les jambières, puis progressèrent vers le haut, le couvrant de métal trop léger. Bientôt, il ne resta que le casque et les gantelets. Il s’agenouilla, enfila les gantelets à ses côtés, les doigts dans les emplacements qui leur revenaient. Obéissant à l’étrange fonctionnement des Cuirasses d’Éclat, l’armure se resserra d’elle-même, comme une anguille céleste s’enroulant autour d’un rat, jusqu’à acquérir une agréable étroitesse autour de ses poignets.

Il se retourna pour prendre son casque au dernier armurier. C’était Renarin.

— Tu as mangé du poulet ? demanda-t-il à Adolin quand celui-ci lui prit le casque.

— Au petit déjeuner.

— Tu as parlé à ton épée ?

— J’ai eu toute une conversation.

— Tu as la chaîne de Mère dans ta poche ?

— J’ai vérifié trois fois.

Navani croisa les bras.

— Tu t’accroches toujours à ces superstitions idiotes ?

Les deux frères se retournèrent vivement vers elle.

« Ce ne sont pas des superstitions », déclara Adolin en même temps que Renarin affirmait : « C’est seulement pour se porter chance, ma tante. »

Elle leva les yeux au ciel.

— Voilà longtemps que je ne me suis pas livré à un duel en bonne et due forme, précisa Adolin en enfilant le casque, visière ouverte. Je ne veux pas que quoi que ce soit aille de travers.

— Quelles idioties, répéta Navani. Fie-toi au Tout-Puissant et aux Hérauts, pas au fait d’avoir mangé ce qu’il fallait avant le duel. Nom des bourrasques ! Encore un peu et vous allez croire aux Passions.

Adolin échangea un coup d’œil avec Renarin. Ses petites traditions ne l’aidaient sans doute pas à gagner, mais pourquoi courir le risque ? Chaque duelliste possédait ses propres manies. Les siennes ne l’avaient encore jamais trahi.

— Nos gardes ne sont pas enchantés, affirma Renarin tout bas. Ils n’arrêtent pas de dire que ce sera dur de te protéger quand quelqu’un d’autre te menacera avec une Lame d’Éclat.

Adolin baissa brutalement sa visière. Elle s’embruma sur les côtés, se verrouilla en place, puis devint translucide et lui permit de voir pleinement la pièce. Adolin sourit, sachant très bien que Renarin ne verrait pas son expression.

— Je suis tellement triste de leur refuser l’occasion de me materner.

— Pourquoi prends-tu plaisir à les tourmenter ?

— Je n’aime pas avoir de gardiens.

— Tu as déjà eu des gardes.

— Sur le champ de bataille, répondit Adolin.

Ça ne lui faisait pas tout à fait le même effet d’être suivi à la trace partout où il allait.

— Il n’y a pas que ça. Ne me mens pas, grand frère. Je te connais trop bien.

Adolin étudia Renarin, au regard si franc derrière ses lunettes. Ce garçon se montrait trop sérieux en permanence.

— Je n’aime pas leur capitaine, admit Adolin.

— Pourquoi ça ? Il a sauvé la vie de Père.

— Il m’énerve, c’est tout. (Adolin haussa les épaules.) Il y a quelque chose de bizarre chez lui, Renarin. Ça me rend méfiant.

— Je crois que tu n’apprécies pas qu’il t’ait donné des ordres sur le champ de bataille.

— Je m’en souviens à peine, affirma Adolin sur un ton badin en s’avançant vers la porte de sortie.

— Bon, d’accord. File. Hé, grand frère ?

— Oui ?

— Essaie de ne pas perdre.

Adolin ouvrit les portes et s’avança sur le sable. Il s’était déjà trouvé dans cette arène, employant l’argument selon lequel, bien que les codes de guerre aléthis proscrivent les duels entre officiers, il devait malgré tout entretenir ses talents.

Afin de contenter son père, Adolin s’était tenu à l’écart des duels les plus importants – ceux destinés à remporter des championnats ou des Éclats. Il n’avait pas osé risquer sa Lame ni sa Cuirasse. À présent, tout était différent.

L’air était toujours imprégné du froid de l’hiver, mais le soleil brillait d’un éclat vif. Le souffle d’Adolin résonnait contre la visière de son casque et ses pieds faisaient crisser le sable. Il s’assura que son père le regardait ; c’était le cas. Le roi aussi.

Sadeas n’était pas venu. Tant mieux. Sa présence aurait risqué de distraire Adolin en lui rappelant les dernières fois que Sadeas et Dalinar avaient été en bons termes, assis ensemble sur l’une de ces marches de pierre, à le regarder se battre en duel. Sadeas projetait-il alors déjà sa trahison, tandis qu’il riait avec son père et bavardait comme un vieil ami ?

Concentre-toi. Son adversaire aujourd’hui n’était pas Sadeas, même si, un jour… un jour proche, il ferait descendre cet homme dans l’arène. C’était la finalité de tout ce qu’il accomplissait ici.

Pour l’heure, il devrait se contenter de Salinor, l’un des Porte-Éclat de Thanadal. Celui-ci ne possédait que la Lame, même s’il était parvenu à emprunter l’une des Cuirasses du roi pour combattre un Porte-Éclat dans les règles de l’art.

Salinor se tenait debout de l’autre côté de l’arène, portant cette Cuirasse gris ardoise dépourvue d’ornements et attendant que la haute-juge – la clarissime Istow – donne le signal de départ du duel. Ce combat, d’une certaine manière, insultait Adolin. Afin de pousser Salinor à l’accepter, il avait dû parier à la fois sa Cuirasse et sa Lame contre la seule Lame de Salinor. Comme si Adolin n’avait aucune valeur et devait offrir un butin potentiel plus grand pour justifier que Salinor se dérange.

Comme il s’y attendait, l’arène débordait de pâles-iris. Même si l’on spéculait qu’Adolin avait perdu son mordant d’autrefois, les duels pour gagner des Éclats étaient extrêmement rares. Ce serait le premier depuis plus d’un an.

— Invoquez vos Lames ! ordonna Istow.

Adolin tendit la main sur le côté. Dix battements de cœur plus tard, la Lame tomba dans sa main prête à l’accueillir – un instant avant que celle de son adversaire n’apparaisse. Le cœur d’Adolin battait plus vite que celui de Salinor – ce qui pouvait signifier que son adversaire n’avait pas peur et le sous-estimait.

Adolin adopta la Posture du Vent, tourné sur le côté, les coudes pliés, l’épée pointant vers le haut et l’arrière. Son adversaire choisit la Posture de Flamme, les pieds bien à plat, tenant son épée d’une main et touchant la lame de l’autre. Les postures étaient davantage une philosophie qu’un jeu de mouvements prédéfinis. Posture du Vent : ample, fluide, majestueuse. Posture de Flamme : rapide et flexible, préférable pour les Lames d’Éclat plus courtes.

Adolin connaissait bien la Posture du Vent. Elle lui avait été très utile au cours de sa carrière.

Mais elle ne lui semblait pas adaptée aujourd’hui.

Nous sommes en guerre, songea-t-il tandis que Salinor s’avançait tout doucement, cherchant à le tester. Et tous les pâles-iris de cette armée sont des recrues sans expérience.

L’heure n’était pas à se donner en spectacle.

L’heure était à terrasser son adversaire.

Tandis que Salinor s’approchait pour frapper un coup prudent destiné à jauger Adolin, celui-ci se retourna et adopta la Posture de Fer, tenant son épée à deux mains à côté de sa tête. Il repoussa le premier coup de Salinor, puis s’avança pour abattre sa Lame contre son casque. Une fois, deux fois, trois fois. Salinor voulut parer, mais l’attaque d’Adolin l’avait manifestement surpris et deux des coups portèrent.

Des fissures apparurent sur le casque de Salinor. Adolin entendit des grognements accompagnés de jurons quand Salinor voulut reculer son arme pour frapper. Ce n’était pas censé se passer ainsi. Où étaient les coups prudents pour jauger l’adversaire, l’art, la danse ?

Adolin gronda et sentit le vieux Frisson du combat le gagner lorsqu’il repoussa l’attaque de Salinor – ignorant l’impact sur son flanc –, puis abaissa sa Lame à deux mains et l’abattit violemment contre le plastron de son adversaire, comme s’il coupait du bois. Salinor émit un nouveau grognement et Adolin leva la jambe pour le renverser en arrière d’un coup de pied brutal qui le projeta à terre.

Salinor lâcha sa Lame (une faiblesse de la Posture de Flamme qui n’utilisait qu’une main), et elle se volatilisa. Adolin s’avança au-dessus de lui et renvoya sa propre Lame, puis abattit son pied botté contre le casque de Salinor. La pièce de Cuirasse éclata en fragments fondus, dévoilant un visage hébété et paniqué.

Il abattit ensuite son talon contre le plastron. Alors même que Salinor tentait d’attraper son pied, Adolin enchaîna les coups de pied sans relâche jusqu’à ce que le plastron se brise à son tour.

— Arrêtez ! Arrêtez !

Adolin s’interrompit, baissa le pied près de la tête de Salinor et leva les yeux vers la haute-juge. Celle-ci se tenait debout dans sa loge, le visage rouge, la voix furieuse.

— Adolin Kholin ! s’écria-t-elle. C’est un duel, pas une épreuve de lutte !

— Ai-je enfreint des règles ? cria-t-il en réponse.

Silence. Il s’aperçut soudain, malgré le bruit du sang à ses oreilles, que la foule entière s’était tue. Il l’entendait respirer.

— Ai-je enfreint des règles ? insista Adolin.

— Ce n’est pas ainsi qu’un duel…

— Donc, j’ai gagné, répondit Adolin.

La juge bredouilla :

— L’enjeu de ce duel était fixé à trois pièces de Cuirasse brisées. Vous n’en avez brisé que deux.

Adolin baissa les yeux vers un Salinor hébété. Puis il tendit la main, lui arracha une de ses spalières et l’écrasa entre ses poings.

— Voilà.

Silence stupéfait. Adolin s’agenouilla près de son adversaire.

— Votre Lame.

Salinor tenta de se lever, mais ça lui était plus difficile sans son plastron. Son armure ne fonctionnerait pas correctement, et il lui faudrait rouler sur le côté pour se redresser péniblement. C’était faisable mais, de toute évidence, il n’avait pas assez d’expérience avec la Cuirasse pour accomplir cette manœuvre. Adolin le renversa brusquement en arrière sur le sable, près de son épaule.

— Vous avez perdu, gronda-t-il.

— Vous avez triché ! bredouilla Salinor.

— Comment ?

— Je n’en sais rien ! Simplement… Ce n’est pas censé…

Il laissa sa phrase en suspens tandis qu’Adolin posait prudemment une main gantée contre son cou. Salinor ouvrit de grands yeux.

— Vous ne feriez pas ça.

Des sprènes de peur jaillirent du sable autour de lui.

— Mon trophée, dit Adolin, soudain épuisé.

Le Frisson l’avait déserté. Nom des foudres, il n’avait jamais éprouvé ça lors d’un duel.

La Lame de Salinor apparut dans sa main.

— Le jugement, déclara la haute-juge d’une voix réticente, est en faveur d’Adolin Kholin, le vainqueur. Salinor Eved renonce à son Éclat.

Salinor laissa la Lame glisser de ses doigts. Adolin la lui prit et s’agenouilla près de lui, tenant l’arme avec le pommeau tourné vers son adversaire.

— Rompez le lien.

Salinor hésita, puis toucha le rubis placé sur le pommeau de l’arme. La gemme se mit à clignoter ; le lien avait été rompu.

Adolin se leva, arracha le rubis puis l’écrasa dans sa main gantée. Ce n’était pas nécessaire, mais c’était un symbole marquant. Un bruit s’éleva enfin de la foule, des bavardages surexcités. Ils étaient venus assister à un spectacle, au lieu de quoi on leur avait offert une démonstration de brutalité. Eh bien, cela se passait souvent ainsi en temps de guerre. C’était sans doute une bonne chose qu’ils l’aient vu, même s’il n’était plus très sûr de lui-même lorsqu’il regagna la salle d’attente. Renvoyer sa Lame ? Se placer dans une position où l’ennemi aurait pu atteindre ses pieds ?

Adolin pénétra dans le vestiaire, où Renarin le regarda en ouvrant de grands yeux.

— Ce duel, lui dit son jeune frère, était extraordinaire. Sans doute le duel à l’Éclat le plus court qui ait jamais eu lieu ! Tu as été incroyable, Adolin !

— Je… merci. (Il tendit la Lame d’Éclat de Salinor à Renarin.) Un cadeau.

— Adolin, tu es sûr ? Enfin, je ne suis déjà pas très doué avec ma Cuirasse.

— Autant que tu aies le jeu complet, lui dit Adolin. Prends-la.

Renarin sembla hésiter.

— Prends-la, insista Adolin.

Renarin s’exécuta à contrecœur, en grimaçant. Adolin secoua la tête et s’assit sur l’un des bancs renforcés destinés à recevoir les Porte-Éclat. Navani, descendue des gradins, les rejoignit dans la pièce.

— Ce que tu as fait, commenta-t-elle, n’aurait pas fonctionné sur un adversaire plus doué.

— Je sais, répondit Adolin.

— Dans ce cas, c’était judicieux, reprit Navani. Tu caches ta véritable adresse. Les gens pourront supposer que tu as remporté ce duel par la ruse, en livrant un combat brutal au lieu de te conformer aux usages. Ils continueront peut-être à te sous-estimer. Je peux jouer là-dessus pour t’obtenir d’autres duels.

Adolin hocha la tête, comme si c’était pour cette raison qu’il avait agi ainsi.

Forme de travail qui s’affaire et qui veille.

Les sprènes murmurent à vos oreilles.

Cherchez d’abord à dompter ses mystères ;

C’est de la peur qu’elle vous libère.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 19e couplet.

— Commerçant Tvlakv, déclara Shallan, il me semble que vous ne portez pas la même paire de chaussures que lors de notre premier jour de voyage.

Tvlakv s’arrêta tandis qu’il se dirigeait vers le feu du soir, mais réagit sans se laisser démonter le moins du monde. Il se tourna vers elle en souriant et secoua la tête.

— Je crois que vous vous trompez, clarissime ! Juste après notre départ en voyage, j’ai perdu l’une de mes malles de vêtements dans une tempête. Je ne possède plus que cette seule paire.

C’était un mensonge éhonté. Cependant, après six jours de voyage ensemble, elle avait découvert que Tvlakv se moquait bien qu’on le surprenne à mentir.

Shallan se percha sur le banc de son chariot sous la faible lumière, les pieds bandés, et jaugea Tvlakv de la tête aux pieds. Elle avait passé la majeure partie de la journée à presser des tiges de bosseline pour en prélever la sève, dont elle s’enduisait ensuite les pieds pour tenir les sprènes de pourriture à distance. Elle était très contente d’avoir remarqué ces plantes – ça lui prouvait que, malgré ses lacunes en matière de connaissances pratiques, une partie de ses études pouvait lui être utile dans la nature.

Allait-elle lui faire remarquer qu’il mentait ? Qu’y gagnerait-elle ? Il ne semblait pas être embarrassé par ces choses-là. Il la regarda dans le noir, avec ses yeux de fouine plongés dans l’ombre.

— Eh bien, lui dit Shallan, c’est regrettable. Peut-être, au cours de nos voyages, rencontrerons-nous un autre groupe de commerçants auquel je pourrai acheter des chaussures dignes de ce nom.

— Je prendrai soin de guetter une telle occasion, clarissime.

Tvlakv la gratifia d’une révérence assortie d’un sourire factice, puis poursuivit sa route en direction du feu de cuisine du soir, qui brûlait par intermittence – ils étaient à court de bois et les parshes étaient sortis en chercher.

— Mensonges, déclara Motif, dont la silhouette était presque invisible près d’elle sur le banc.

— Il sait que je dépends encore plus de lui si je ne peux pas marcher.

Tvlakv s’assit près du feu vacillant. Non loin de là, les chulls, dételés de leurs chariots, allaient et venaient à pas lourds, écrasant des boutons-de-roche sous leurs pattes gigantesques. Ils n’allaient jamais très loin.

Tvlakv se mit à échanger tout bas avec Tag, le mercenaire. Il affichait un sourire permanent, mais elle ne se fiait pas à ses yeux sombres qui pétillaient à la lueur du feu.

— Va voir ce qu’il dit, demanda Shallan à Motif.

— Voir… ?

— Écoute ses paroles, puis reviens me les répéter. Ne t’approche pas trop de la lumière.

Motif descendit le long du côté du chariot. Shallan se laissa aller en arrière contre le banc, puis tira de sa sage-bourse un petit miroir trouvé dans la malle de Jasnah, ainsi qu’une unique sphère de saphir pour s’éclairer. Rien qu’une marque, rien de trop lumineux, et en train de faiblir par ailleurs. Quand la prochaine tempête majeure est-elle prévue ? Demain ?

On approchait du début d’une nouvelle année – ce qui signifiait que la saison des pleurs approchait, même s’il fallait attendre quelques semaines. C’était une Année des Lumières, n’est-ce pas ? Eh bien, elle pouvait attendre ici la fin des tempêtes majeures. Elle avait déjà été contrainte de subir cet outrage à une occasion, enfermée dans son chariot.

Son miroir lui montrait qu’elle avait une mine affreuse. Les yeux rouges soulignés de lourdes poches, les cheveux en bataille, la robe effilochée, souillée. Elle ressemblait à une mendiante qui aurait trouvé une robe autrefois jolie dans un tas d’ordures.

Ça ne la dérangeait pas outre mesure. Se souciait-elle d’être jolie pour des marchands d’esclaves ? Pas vraiment. Cependant, Jasnah, qui ne s’était jamais inquiétée de ce que les gens pensaient d’elle, conservait toujours une apparence impeccable. Non pas qu’elle ait eu un comportement séducteur – pas un instant. En réalité, elle décriait en termes très francs ce genre d’attitude. Quand on profite d’un visage attrayant pour pousser les hommes à agir selon vos souhaits, c’est pratiquement la même chose qu’un homme qui utilise ses muscles pour contraindre une femme à agir comme il le souhaite, avait-elle déclaré. L’un comme l’autre sont indignes, et voués à devenir impossibles avec l’âge.

Non, Jasnah n’approuvait pas la séduction comme outil. Cependant, les gens réagissaient différemment face à quelqu’un qui semblait se maîtriser.

Mais que puis-je faire ? se demanda Shallan. Je n’ai pas de maquillage ; pas même de chaussures à porter.

— … pourrait être quelqu’un d’important, dit brusquement la voix de Tvlakv tout près.

Shallan sursauta puis regarda sur le côté, où Motif reposait sur le banc à côté d’elle. La voix provenait de lui.

— Elle va nous attirer des ennuis, répondit Tag. (Les vibrations de Motif en produisirent une parfaite imitation.) Je persiste à penser que nous devrions la laisser ici et filer.

— C’est une chance pour nous, répondit la voix de Tvlakv, que cette décision ne vous appartienne pas. Même la préparation du dîner vous inquiète. C’est moi qui m’inquiéterai de notre petite compagne pâle-iris. Quelqu’un doit la chercher, quelqu’un de riche. Si nous réussissons à la lui revendre, Tag, ça nous sortira peut-être enfin d’affaire.

Motif imita brièvement les bruits d’un feu crépitant, puis se tut.

Cette reproduction précise de la conversation était extraordinaire. Alors ça, se dit Shallan, ça pourrait se révéler très utile.

Malheureusement, il fallait faire quelque chose au sujet de Tvlakv. Elle ne pouvait pas le laisser la considérer comme un bien qu’il fallait revendre à ceux qui la cherchaient – c’était dérangeant, car ça revenait presque à la voir comme une esclave. Si elle le laissait poursuivre avec cet état d’esprit, elle passerait le voyage entier à s’inquiéter de lui et de ses brutes.

Que ferait donc Jasnah, dans cette situation ?

Serrant les dents, Shallan se laissa glisser au bas du chariot, marchant précautionneusement sur ses pieds blessés. Elle y parvenait de justesse. Elle attendit que les sprènes de douleur se retirent, puis, masquant sa souffrance, elle alla s’asseoir près du feu chétif.

— Tag, vous pouvez disposer.

Il se tourna vers Tvlakv, qui hocha la tête. Tag se retira pour aller inspecter les parshes. Bluth était allé jouer les éclaireurs, comme souvent le soir, guettant des signes du passage d’autres voyageurs.

— Il est temps de parler de votre paiement, déclara Shallan.

— Servir quelqu’un de si célèbre est un paiement en soi, bien entendu.

— Bien entendu, répondit-elle en soutenant son regard. (Ne te défile pas. Tu peux y arriver.) Mais un commerçant doit bien gagner sa vie. Je ne suis pas aveugle, Tvlakv. Vos hommes n’approuvent pas votre décision de m’aider. Ils estiment que c’est du gâchis.

Tvlakv lança un coup d’œil vers Tag, l’air perturbé. Avec un peu de chance, il devait se demander ce qu’elle avait deviné d’autre.

— À notre arrivée dans les Plaines Brisées, continua Shallan, je vais acquérir une grande fortune. Je ne la possède pas encore.

— C’est… regrettable.

— Pas le moins du monde, répliqua Shallan. C’est une occasion, commerçant Tvlakv. Je vais acquérir cette fortune à travers des fiançailles. Si j’arrive saine et sauve, ceux qui m’auront secourue – qui m’auront sauvée des pirates et conduite à ma nouvelle famille au prix de grands sacrifices – seront certainement fort bien récompensés.

— Je ne suis qu’un humble serviteur, répondit Tvlakv avec un large sourire factice. Les récompenses sont le cadet de mes soucis.

Il croit que je mens au sujet de cette fortune. Shallan serra les dents de frustration tandis que la colère commençait à brûler en elle. C’était exactement ce qu’avait fait Kabsal ! Il l’avait traitée comme un jouet, un moyen d’obtenir ce qu’il voulait, plutôt que comme une personne véritable.

Elle se pencha vers Tvlakv à la lueur du feu.

— Ne jouez pas avec moi, marchand d’esclaves.

— Je n’oserais jamais…

— Vous n’avez pas la moindre idée de la tempête dans laquelle vous vous êtes aventuré, siffla-t-elle en soutenant son regard. Ni des enjeux qui dépendent de mon arrivée. Vos manigances pitoyables, fourrez-les donc dans une crevasse. Faites ce que je vous dis, et je m’assurerai que vos dettes soient annulées. Vous redeviendrez un homme libre.

— Quoi ? Comment… comment avez-vous… ?

Shallan se leva sans le laisser poursuivre. Elle se sentait curieusement plus forte qu’auparavant, plus déterminée. Ses craintes papillonnaient au creux de son ventre, mais elle ne leur prêta aucune attention.

Tvlakv ignorait qu’elle était timorée, qu’elle avait grandi isolée en pleine campagne. À ses yeux, elle était une femme de la cour, douée pour débattre et habituée à se faire obéir.

Lorsqu’elle se dressa devant lui et ses machinations sordides, rayonnante à la lueur des flammes, elle comprit. Dans les interactions avec les gens, les attentes ne fonctionnaient pas qu’à sens unique.

Elles étaient liées à ce que vous attendiez de vous-même.

Tvlakv s’écarta d’elle comme un homme placé face à un bûcher furieux. Il recula, bras levé, yeux écarquillés. Shallan s’aperçut qu’elle dégageait effectivement un faible éclat grâce aux sphères. Sa robe ne comportait plus les mêmes taches et déchirures que précédemment ; elle était majestueuse.

Par réflexe, elle laissa l’éclat de sa peau se dissiper, espérant que Tvlakv y verrait un jeu de lumière. Elle se retourna vivement et le laissa trembler près du feu tandis qu’elle regagnait le chariot. L’obscurité était tombée sur eux, et la première lune n’était pas encore levée. Tandis qu’elle marchait, ses pieds lui faisaient beaucoup moins mal qu’auparavant. La sève de bosseline était-elle donc si efficace ?

Elle atteignit le chariot et voulut remonter sur le banc, mais Bluth choisit cet instant pour débouler dans le camp.

— Éteignez le feu ! cria-t-il.

Tvlakv le regarda d’un air abasourdi.

Bluth se précipita, dépassa Shallan et atteignit le feu, où il s’empara de la marmite de bouillon fumant. Il la renversa sur les flammes, faisant jaillir cendres et vapeur dans un sifflement, éparpillant les sprènes de flamme qui disparurent alors.

Tvlakv se releva d’un bond et baissa les yeux tandis que le bouillon infect, faiblement éclairé par les braises mourantes, s’écoulait devant ses pieds. Serrant les dents pour chasser la douleur, Shallan descendit du chariot et s’approcha. Tag accourut depuis l’autre direction.

— … semble y en avoir plusieurs dizaines, déclarait Bluth à voix basse. Ils sont bien armés, mais n’ont pas de chevaux ni de chulls, donc ils ne sont peut-être pas riches.

— Que se passe-t-il ? demanda Shallan d’une voix autoritaire.

— Des bandits, répondit Bluth. Ou des mercenaires. Quel que soit le nom que vous voulez leur donner.

— Personne ne maintient l’ordre dans cette zone, clarissime, expliqua Tvlakv. (Il se tourna vers elle mais détourna rapidement le regard, visiblement toujours secoué.) C’est une région réellement sauvage, voyez-vous. En raison de la présence des Aléthis dans les Plaines Brisées, beaucoup aiment aller et venir : des caravanes de commerce comme la nôtre, des artisans en quête de travail, des mercenaires pâles-iris de basse extraction qui aimeraient s’engager… Ces deux conditions réunies – l’absence de lois et une grande quantité de voyageurs – attirent un certain type de voyous.

— C’est dangereux, acquiesça Tag. Ces gens-là prennent ce qu’ils veulent et ne laissent que des cadavres.

— Est-ce qu’ils ont vu notre feu ? demanda Tvlakv, tordant son bonnet entre ses mains.

— J’en sais rien, répondit Bluth avec un coup d’œil par-dessus son épaule. (Shallan distinguait à peine son expression dans le noir.) Je n’ai pas voulu m’approcher. Je me suis faufilé pour les compter, et puis je suis vite revenu ici en courant.

— Comment pouvez-vous être sûr que ce soient des bandits ? s’enquit Shallan. Il pourrait simplement s’agir de soldats en route pour les Plaines Brisées, comme l’a dit Tvlakv.

— Ils n’ont pas de bannières et n’affichent aucun emblème, répliqua Bluth. Mais ils ont du matériel de qualité et montent attentivement la garde. Ce sont des déserteurs, j’en mettrais les chulls à parier.

— Bah, déclara Tvlakv. Vous parieriez mes chulls même si vous aviez une main contenant une tour, Bluth. Cela dit, clarissime, malgré son effroyable absence d’instinct en matière de paris, je crois que ce crétin a raison. Nous devons atteler les chulls et partir immédiatement. L’obscurité de la nuit est notre alliée, et nous devons l’exploiter au maximum.

Elle acquiesça. Les hommes agirent rapidement, même le corpulent Tvlakv, pour lever le camp et atteler les chulls. Les esclaves grommelèrent parce qu’on ne les nourrissait pas pour la nuit. Shallan s’arrêta près de leur cage, honteuse. Sa famille avait possédé des esclaves – pas seulement des parshes et des ardents, mais des esclaves ordinaires. Dans la plupart des cas, ils n’étaient au pire que des sombres-iris privés du droit de voyager.

Ces pauvres âmes, cependant, étaient malades et à demi affamées.

Tu n’es qu’à deux doigts de finir toi-même dans l’un de ces enclos, Shallan, se dit-elle en frissonnant tandis que Tvlakv passait, en sifflant des jurons aux captifs. Non ; il n’oserait pas te placer là-dedans. Il se contenterait de te tuer.

Il fallut de nouveau rappeler à Bluth de l’aider à monter dans le chariot. Tag fit entrer les parshes dans le leur, les maudissant d’avancer si lentement, puis grimpa sur son banc et se plaça à la queue du cortège.

La première lune commença à se lever, fournissant davantage de lumière que Shallan ne l’aurait souhaité. Les pas des chulls lui semblaient aussi bruyants que le tonnerre des tempêtes majeures. Ils frôlaient les plantes qu’elle avait baptisées crisse-branches, avec leurs rameaux pareils à des cylindres de grès. Elles se secouaient en émettant des craquements.

Ils ne progressaient pas très vite – c’était toujours le cas avec les chulls. Tandis qu’ils avançaient, elle aperçut des lumières sur un flanc de coteau, à une effrayante proximité ; des feux de camp à moins de dix minutes de marche. Une saute de vent charria des voix distantes, des bruits de métal contre le métal, peut-être des hommes en train de s’entraîner au duel.

Tvlakv orienta les chariots vers l’est. Shallan fronça les sourcils dans la nuit.

— Pourquoi par là ? chuchota-t-elle.

— Vous vous rappelez cette ravine que nous avons vue ? répondit Bluth tout bas. On va la placer entre eux et nous, au cas où ils entendraient et viendraient voir.

Shallan hocha la tête.

— Que pourrons-nous faire s’ils nous capturent ?

— Ça ne se passera pas très bien pour nous.

— Ne pourrions-nous pas nous en sortir en les soudoyant ?

— Les déserteurs, c’est pas comme les bandits ordinaires, répliqua Bluth. Ces types, ils ont renoncé à tout : serments, famille. Quand on déserte, ça vous brise. Ça vous rend prêt à tout, parce que vous avez déjà cédé tout ce que vous auriez pu vous soucier de perdre.

— Ça alors, répondit Shallan, regardant par-dessus son épaule.

— Je… Ouais, une décision comme celle-là vous poursuit toute votre vie. Vous regrettez qu’il ne vous reste plus d’honneur, mais vous savez que vous y avez déjà renoncé.

Il se tut et Shallan, trop nerveuse, n’osa pas lui en soutirer davantage. Elle continua à regarder ces lumières sur le flanc de colline tandis que les chariots, à son grand soulagement, s’enfonçaient de plus en plus dans la nuit pour s’échapper enfin dans les ténèbres.

Forme d’agilité, délicate au toucher.

Plus d’un la reçut des dieux,

Pour être, une fois défié, par les dieux terrassé.

Le don de cette forme est précieux.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 27e couplet.

—Vous savez, déclara Moash à côté de Kaladin, j’ai toujours cru que cet endroit serait…

— Plus grand ? suggéra Drehy de sa voix teintée d’un léger accent.

— Plus luxueux, répondit Moash, balayant du regard le terrain d’entraînement. On dirait l’endroit où les soldats sombres-iris s’exercent.

Ces terrains d’entraînement étaient réservés aux pâles-iris de Dalinar. Au centre, la grande cour ouverte était remplie d’une épaisse couche de sable. Une passerelle en bois surélevée contournait la zone, séparant le sable de l’étroit bâtiment qui l’entourait, large d’une pièce à peine. Il décrivait le tour de la cour entière excepté sur l’avant, qui possédait un mur percé d’une entrée voûtée, ainsi qu’un large toit saillant vers l’extérieur qui plongeait dans l’ombre la passerelle en bois. Des officiers pâles-iris bavardaient à l’ombre ou regardaient des hommes s’entraîner au duel dans la cour ensoleillée, et des ardents allaient et venaient pour apporter des armes ou des boissons.

C’était une disposition courante pour des terrains d’entraînement. Kaladin s’était trouvé plusieurs fois dans des bâtiments comme celui-ci, principalement à l’époque où il s’entraînait dans l’armée d’Amaram.

Serrant la mâchoire, il posa les doigts contre l’entrée voûtée qui menait au terrain. Il s’était écoulé plusieurs jours depuis l’arrivée d’Amaram dans les camps de guerre. Plusieurs jours passés à s’habituer à l’idée qu’Amaram et Dalinar soient amis.

Il avait décidé de se réjouir de cette arrivée. Après tout, elle lui fournirait enfin l’occasion d’embrocher cet homme au bout d’une lance.

Non, se dit-il en pénétrant sur le terrain d’entraînement, pas une lance ; un couteau. Je veux être tout près de lui, face à face, pour le regarder paniquer lorsqu’il mourra. Je veux sentir ce couteau pénétrer.

Kaladin fit signe à ses hommes et franchit la voûte, s’obligeant à se concentrer sur son environnement plutôt que sur Amaram. Cette voûte était faite d’une pierre de qualité, extraite dans une carrière toute proche, intégrée à un édifice renforcé à l’est selon la tradition. À en juger par les modestes dépôts de crémon, ces murs n’étaient pas ici depuis très longtemps. Encore un signe indiquant que Dalinar commençait à considérer les camps de guerre comme permanents ; il faisait démonter des bâtiments simples et temporaires pour les remplacer par des édifices solides.

— Je ne sais pas à quoi tu t’attendais, dit Drehy à Moash tandis qu’il inspectait le terrain. Comment voudrais-tu rendre un terrain d’entraînement différent pour les pâles-iris ? En utilisant de la poussière de diamant à la place du sable ?

— Ouille, répondit Kaladin.

— Comment, je n’en sais rien, répliqua Moash. C’est juste qu’on en fait tout un foin. Pas de sombres-iris sur les terrains d’entraînement « spéciaux »… Je ne vois pas ce qu’ils ont de spécial.

— C’est parce que vous ne réfléchissez pas comme les pâles-iris, rétorqua Kaladin. Cet endroit est spécial pour une raison très simple.

— Laquelle ? demanda Moash.

— C’est parce que nous n’y sommes pas, nous, répondit Kaladin en ouvrant la marche pour entrer. Pas en temps ordinaire, en tout cas.

L’accompagnaient Drehy et Moash ainsi que cinq autres hommes, un mélange de membres du Pont Quatre et de quelques survivants de l’ancienne garde Cobalt. C’était Dalinar qui les avait affectés à Kaladin, et, à la grande surprise et au grand plaisir de ce dernier, ils l’avaient accepté comme chef sans protester. Ils l’avaient tous impressionné, sans exception. L’ancienne garde méritait sa réputation.

Quelques-uns, tous sombres-iris, avaient commencé à manger avec le Pont Quatre. Ils avaient demandé des insignes du Pont Quatre et Kaladin leur en avait obtenu quelques-uns – mais leur avait ordonné de placer celui de la garde Cobalt sur l’autre épaule et de continuer à le porter en signe de fierté.

Lance en main, Kaladin mena son équipe vers un groupe d’ardents qui s’approchaient d’eux d’un air affairé. Les ardents portaient la tenue religieuse vorine : pantalon ample, tunique nouée à la taille par une simple corde. Des vêtements de pauvres. Ils étaient des esclaves sans l’être vraiment. Kaladin n’avait jamais beaucoup pensé à eux. Sa mère se plaindrait sans doute du peu d’intérêt de son fils pour les observances religieuses. De son point de vue à lui, le Tout-Puissant ne semblait guère se soucier de lui, alors pourquoi le ferait-il en retour ?

— C’est le terrain d’entraînement des pâles-iris, ici, déclara l’ardente en chef d’une voix sévère.

C’était une femme élancée, quoiqu’on ne soit pas censé penser aux ardents comme étant masculins ou féminins. Elle avait le crâne rasé, comme tous les ardents. Ses compagnons de sexe masculin portaient des barbes carrées avec la lèvre supérieure rasée.

— Capitaine Kaladin, Pont Quatre, répondit-il en balayant le terrain d’entraînement du regard et en posant sa lance sur son épaule. (Les accidents devaient très facilement arriver ici, au cours de l’entraînement. Il allait devoir y prendre garde.) Je viens surveiller les fils Kholin au cours de leur entraînement du jour.

Capitaine ? se moqua l’un des ardents. Vous…

Un autre ardent le fit taire en chuchotant quelque chose. Les nouvelles concernant Kaladin avaient rapidement fait le tour du camp, mais les ardents se tenaient parfois à l’écart.

— Drehy, lui dit Kaladin, doigt tendu. Tu vois ces boutons-de-roche qui poussent là-bas, en haut du mur ?

— Ouais.

— Quelqu’un les a fait pousser. Ça nous apprend qu’il existe un moyen de monter.

— Évidemment, lança l’ardente en chef. L’escalier se trouve dans le coin nord-ouest. J’ai la clé.

— Parfait, dans ce cas vous pouvez le faire entrer, lui dit Kaladin. Drehy, surveillez le terrain de là-haut.

— J’y vais, acquiesça Drehy, qui se dirigea vers l’escalier d’un pas dynamique.

— Et quel genre de risques pensez-vous qu’ils puissent courir ici ? interrogea l’ardente en croisant les bras.

— Je vois beaucoup d’armes, répondit Kaladin, beaucoup de gens qui entrent et sortent, et… tiens, ce sont des Lames d’Éclat, là-bas ? Je me demande bien ce qui pourrait aller de travers.

Il lui lança un regard appuyé. Elle soupira, puis tendit la clé à un assistant qui s’empressa de rattraper Drehy.

Kaladin désigna à ses autres hommes les positions à partir desquelles ils monteraient la garde. Ils s’éloignèrent en le laissant seul avec Moash. L’homme maigre s’était immédiatement retourné en entendant parler de Lames d’Éclat et les observait à présent d’un air avide. Les deux pâles-iris qui les portaient étaient allés se placer au milieu de la zone sablée. L’une des Lames était longue et fine, avec une large garde, tandis que l’autre était immense et large, hérissée de pointes menaçantes évoquant vaguement des flammes, qui saillaient des deux côtés le long du tiers inférieur. Les deux armes étaient munies de bandes protectrices le long des bords qui formaient un fourreau partiel.

— Chut, lança Moash. Je ne reconnais aucun de ces deux hommes. Je croyais connaître tous les Porte-Éclat du camp.

— Ce ne sont pas des Porte-Éclat, déclara l’ardente. Ils utilisent les Lames du roi.

— Elhokar laisse les gens utiliser sa Lame d’Éclat ? demanda Kaladin.

— C’est une grande tradition, répondit l’ardente, qui semblait contrariée de devoir s’expliquer. Les hauts-princes le faisaient dans leurs principautés avant la réunification, et ce sont désormais une obligation et un honneur qui reviennent au roi. Les hommes sont autorisés à utiliser la Lame et la Cuirasse du roi pour s’entraîner. Les pâles-iris de nos armées doivent être formés à utiliser les Éclats, pour le bien de tous. La Lame et la Cuirasse sont difficiles à maîtriser et, si un Porte-Éclat tombe au combat, il est important que d’autres puissent les utiliser immédiatement.

Il y avait là une certaine logique, même si Kaladin imaginait mal des pâles-iris laisser quiconque toucher leur Lame.

— Le roi possède deux Lames d’Éclat ?

— L’une des deux est celle de son père, qu’il conserve pour former les Porte-Éclat selon la tradition. (L’ardente regarda les hommes qui s’entraînaient à combattre.) Alethkar a toujours possédé les meilleurs Porte-Éclat du monde. C’est en partie grâce à cette tradition. Le roi a laissé entendre qu’il accorderait peut-être un jour la Lame de son père à un guerrier digne de ce nom.

Kaladin accueillit cette réponse d’un hochement de tête.

— Pas bête, approuva-t-il. Je parie que beaucoup d’hommes viennent s’entraîner avec elle et que chacun espère prouver qu’il est le plus doué et le plus méritant. Un bon moyen pour Elhokar de duper ses hommes en les poussant à s’entraîner.

L’ardente s’éloigna avec un soupir excédé. Kaladin regarda les Lames d’Éclat fendre l’air. Les hommes qui les maniaient savaient à peine ce qu’ils faisaient. Les véritables Porte-Éclat qu’il avait vus, ceux qu’il avait combattus, ne se précipitaient pas dans tous les sens en agitant ces épées géantes comme des armes d’hast. Même le duel d’Adolin l’autre jour était…

— Kaladin, nom des bourrasques, lança Moash en regardant l’ardente s’éloigner d’un pas furieux. Et c’est vous qui me demandiez de leur témoigner du respect ?

— Hmm ?

— Vous n’avez pas utilisé de titre honorifique pour désigner le roi, expliqua Moash. Et ensuite, vous avez sous-entendu que les pâles-iris qui venaient s’entraîner étaient paresseux et qu’il fallait recourir à la ruse pour les attirer ici. Je croyais qu’on devait éviter de nous mettre les pâles-iris à dos ?

Kaladin détourna le regard des Porte-Éclat. Tout à sa distraction, il avait parlé sans réfléchir.

— Vous avez raison, dit-il. Merci de me l’avoir rappelé.

Moash hocha la tête.

— Je veux que vous alliez vous placer près de la porte, reprit Kaladin, doigt tendu. (Un groupe de parshes entra, portant des caisses qui devaient contenir des denrées alimentaires. Ceux-là ne devaient pas être dangereux. Du moins l’espérait-il.) Faites particulièrement attention aux serviteurs, aux messagers ou à toute autre personne qui approche des fils du haut-prince Dalinar. Il n’y aurait pas de méthode d’assassinat plus efficace qu’un coup de couteau dans le flanc donné par l’un de ceux-là.

— Entendu. Mais dites-moi une chose, Kal : qui est ce type, cet Amaram ?

Kaladin se retourna vivement vers Moash.

— J’ai bien vu la façon dont vous le regardiez, reprit Moash. Et la tête que vous faites quand les autres hommes de pont parlent de lui. Que vous a-t-il fait ?

— J’ai appartenu à son armée, répliqua Kaladin. Le dernier endroit où je me sois battu, avant…

Moash désigna le front de Kaladin.

— Alors ça, c’est son œuvre ?

— Ouais.

— Donc, il n’est pas le héros pour lequel tout le monde le prend, répondit Moash.

Cette idée semblait le satisfaire.

— C’est l’une des âmes les plus noires que j’aie connues.

Moash prit Kaladin par le bras.

— On finira bien par se venger d’eux. Sadeas, Amaram, tous ceux qui nous ont fait ces choses-là.

Des sprènes de colère apparurent autour de lui dans le sable, pareils à des flaques de sang.

Kaladin croisa son regard, puis hocha la tête.

— Ça me va, déclara Moash, qui posa sa lance sur son épaule avant de rejoindre l’emplacement indiqué par Kaladin tandis que les sprènes se dissipaient.

— En voilà encore un qui devrait apprendre à sourire un peu plus, chuchota Syl.

Kaladin n’avait pas remarqué qu’elle voletait tout près ; elle vint se poser sur son épaule.

Kaladin se retourna pour faire le tour du terrain d’entraînement, notant où se trouvait chaque entrée. Peut-être faisait-il preuve d’une prudence excessive. Simplement, il aimait le travail bien fait, et il y avait une éternité qu’il n’avait pas eu d’autre mission que de sauver le Pont Quatre.

Cependant, sa tâche lui semblait parfois impossible à accomplir correctement. Lors de la tempête majeure de la semaine précédente, quelqu’un s’était de nouveau infiltré dans les appartements de Dalinar pour griffonner un autre chiffre sur le mur. Il semblait marquer un compte à rebours indiquant la même date, un peu plus d’un mois plus tard.

Le haut-prince ne semblait pas inquiet et voulait garder l’incident secret. Nom des bourrasques…, écrivait-il ces glyphes lui-même lorsqu’il avait des crises ? Ou s’agissait-il d’une sorte de sprène ? Kaladin était persuadé que personne n’avait pu entrer à son insu cette fois-là.

— Tu veux parler de ce qui te tracasse ? lui lança Syl depuis son perchoir.

— Je m’inquiète de ce qui arrive à Dalinar pendant les tempêtes majeures, répondit Kalinar. Ces chiffres… quelque chose ne tourne pas rond. Tu vois toujours ces sprènes qui se baladent ?

— Les éclairs rouges ? demanda-t-elle. Je crois, oui. Ils sont difficiles à repérer. Tu ne les as pas vus ?

Kaladin secoua la tête, leva sa lance et se dirigea sur la passerelle qui faisait le tour de l’arène. Là, il jeta un coup d’œil dans une réserve. Des épées d’entraînement en bois, dont certaines faisaient la taille de Lames d’Éclat, et des armures de cuir s’alignaient le long du mur.

— C’est tout ce qui te tracasse ? demanda Syl.

— Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

— Amaram et Dalinar.

— Il n’y a rien là de très grave. Dalinar Kholin est l’ami d’un des pires meurtriers que j’aie jamais rencontrés. Et alors ? Dalinar est un pâle-iris. Il doit être ami avec beaucoup de meurtriers.

— Kaladin…, répondit Syl.

— Amaram est pire que Sadeas, tu sais, reprit Kaladin en faisant le tour de la réserve à la recherche de portes. Tout le monde sait que Sadeas est un rat ; il se montre très franc sur ce point. Il m’a dit : « Vous êtes un homme de pont et je vous exploiterai jusqu’à votre mort. » Amaram, en revanche… Il promettait d’être bien plus que ça, un clarissime comme ceux des histoires. Il m’avait dit qu’il protégerait Tien. Il se faisait passer pour honorable. C’est bien pire que tout ce que Sadeas pourrait commettre.

— Dalinar n’est pas comme Amaram, objecta Syl. Tu le sais très bien.

— Les gens parlent de lui exactement comme ils parlaient d’Amaram. Comme ils parlent toujours d’Amaram.

Kaladin sortit à la lumière du soleil et poursuivit son tour du terrain, passant devant des pâles-iris en nage qui se battaient en duel, soulevant du sable avec des grognements et faisant s’entrechoquer leurs épées en bois.

Chacun des duos était accompagné par une demi-douzaine de serviteurs sombres-iris munis de serviettes et de bidons – et beaucoup avaient un ou deux parshes pour leur apporter des sièges où s’asseoir lorsqu’ils se reposaient. Père-des-tempêtes ! Même dans des occasions aussi ordinaires, les pâles-iris devaient être dorlotés.

Syl voleta devant Kaladin et descendit comme une tempête – littéralement. Elle s’arrêta juste en face de lui, avec un nuage qui jaillissait de sous ses pieds en dégageant des éclairs.

— Peux-tu affirmer en toute franchise, demanda-t-elle d’une voix insistante, que tu crois réellement que Dalinar Kholin fait semblant d’être honorable ?

— Je…

— Ne me mens pas, Kaladin, dit-elle en s’avançant, le doigt tendu. (Toute minuscule qu’elle soit, elle semblait aussi immense qu’une tempête majeure.) Pas de mensonges. Jamais.

Il prit une profonde inspiration.

— Non, répondit-il enfin. Non, Dalinar a renoncé à sa Lame pour nous. C’est quelqu’un de bien. Je l’accepte. Amaram le mène en bateau. Mais il l’a fait pour moi aussi, alors j’imagine que je ne peux pas trop en vouloir à Dalinar.

Syl hocha brusquement la tête et le nuage se dissipa.

— Tu devrais lui parler d’Amaram, dit-elle, marchant dans les airs près de la tête de Kaladin tandis qu’il poursuivait sa reconnaissance de l’édifice.

Syl faisait de petits pas et aurait dû se laisser distancer, mais il n’en fut rien.

— Et que veux-tu que je lui dise ? demanda Kaladin. Que j’aille le voir pour accuser un pâle-iris du troisième dahn d’avoir assassiné ses propres soldats ? De m’avoir volé ma Lame d’Éclat ? Je passerai pour un idiot ou pour un fou.

— Mais…

— Il ne m’écoutera pas, Syl, l’interrompit Kaladin. Dalinar Kholin est peut-être quelqu’un de bien, mais il ne me laissera pas dire de mal d’un pâle-iris puissant. C’est comme ça que les choses fonctionnent. Et c’est la vérité.

Il continua son inspection, désireux de savoir ce qui se trouvait dans les pièces d’où les gens pouvaient regarder les autres s’entraîner. Certaines étaient destinées à l’entreposage, d’autres au bain et au repos. Plusieurs de celles-là étaient verrouillées, car des pâles-iris s’y trouvaient pour récupérer de leur entraînement du jour. Les pâles-iris aimaient les bains.

Le côté arrière de l’édifice, à l’opposé de la porte d’entrée, accueillait les logements des ardents. Kaladin n’avait jamais vu autant de crânes rasés et de corps vêtus de robes aller et venir précipitamment. Lorsqu’il habitait à Pierre-d’Âtre, le bourgmestre ne conservait qu’une poignée de vieux ardents ratatinés pour instruire son fils. Ils descendaient parfois en ville pour brûler des prières et élever les Vocations des sombres-iris.

Ces ardents-ci semblaient très différents. Ils étaient bâtis comme des guerriers et intervenaient souvent pour s’entraîner avec des pâles-iris en quête de partenaires. Certains des ardents avaient les yeux sombres mais utilisaient l’épée malgré tout – ils n’étaient pas considérés comme des pâles-iris ni des sombres-iris, simplement comme des ardents.

Et qu’est-ce que je ferai si l’un d’entre eux décide d’essayer de tuer les prinçaillons ? Bourrasques, comme il détestait certains aspects de la corvée de garde du corps. Si rien ne se produisait, on ne savait jamais avec certitude si c’était parce que tout allait bien ou parce qu’on avait découragé des assassins potentiels.

Adolin et son frère arrivèrent enfin, casque sous le bras, vêtus de leur Cuirasse d’Éclat. Skar et une poignée d’anciens membres de la garde Cobalt les accompagnaient. Ces derniers saluèrent Kaladin tandis qu’il approchait et leur faisait signe qu’ils pouvaient disposer, car c’était l’heure officielle du changement d’équipe. Skar s’en irait rejoindre Teft et le groupe qui protégeait Dalinar et Navani.

— La zone est aussi sûre que je puisse le garantir sans perturber l’entraînement, clarissime, déclara Kaladin en se dirigeant vers Adolin. Mes hommes et moi allons ouvrir l’œil pendant votre entraînement, mais n’hésitez pas à crier si quelque chose vous paraît louche.

Adolin répondit par un grognement tout en étudiant les lieux, lui prêtant à peine attention. C’était un homme de haute taille, dont les quelques cheveux noirs d’Aléthi se perdaient au milieu d’une masse blond doré. Il se distinguait de son père sur ce point. Peut-être la mère d’Adolin était-elle originaire de Rira, dans ce cas ?

Kaladin se détourna pour se diriger vers le côté nord de la cour, qui lui offrirait une vue différente de celle de Moash.

— Vous, l’homme de pont, lui lança Adolin. Avez-vous décidé d’employer les titres adéquats pour désigner les gens ? N’avez-vous pas appelé mon père « mon général » ?

— C’est mon supérieur hiérarchique, expliqua Kaladin en se retournant.

Cette réponse simple semblait la meilleure.

— Et pas moi ? s’enquit Adolin, pensif.

— Non.

— Et si je vous donne un ordre ?

— J’obéirai à toute demande raisonnable, clarissime. Mais si vous souhaitez que quelqu’un vous apporte du thé entre deux combats, il vous faudra envoyer quelqu’un d’autre. Il doit y avoir beaucoup de gens ici qui sont prêts à vous lécher les bottes.

Adolin s’avança vers lui. Bien que la Cuirasse d’Éclat d’un bleu profond ne le grandisse que de quelques centimètres, elle le rendait imposant. Peut-être cette réplique sur les gens qui lui léchaient les bottes était-elle impertinente.

Cependant, Adolin représentait quelque chose : le privilège des pâles-iris. Il n’était pas comme Amaram ou Sadeas, qui suscitaient la haine de Kaladin. Les gens comme Adolin le contrariaient simplement, lui rappelant qu’il y avait, dans ce bas monde, des gens qui buvaient du vin et portaient des habits élégants tandis que d’autres étaient désignés comme esclaves sur un simple caprice.

— Je vous dois la vie, gronda Adolin, comme s’il lui coûtait de prononcer ces mots. C’est la seule raison pour laquelle je ne vous ai pas encore jeté par une fenêtre. (Il tendit un doigt ganté pour lui tapoter la poitrine.) Mais ma patience envers vous n’ira pas aussi loin que celle de mon père, petit homme de pont. Quelque chose ne tourne pas rond chez vous, quelque chose que je n’arrive pas à définir. Je vous ai à l’œil. N’oubliez pas votre place.

Formidable.

— Je vais vous garder en vie, clarissime, répondit Kaladin en écartant son doigt. C’est ça, ma place.

— Je suis capable de me garder en vie tout seul, répliqua Adolin en se détournant pour traverser le sable à pas lourds dans un cliquetis de Cuirasse. Votre devoir consiste à surveiller mon frère.

Kaladin ne fut que trop ravi de le laisser partir.

— Enfant gâté, marmonna-t-il.

Adolin devait être son aîné de quelques années. Tout récemment, Kaladin avait pris conscience d’avoir passé son vingtième anniversaire alors qu’il était homme de pont, sans s’en être rendu compte. Adolin avait une vingtaine d’années. Mais le fait d’être un enfant avait peu à voir avec l’âge.

Renarin se tenait près de la porte de devant, mal à l’aise, vêtu de l’ancienne Cuirasse d’Éclat de Dalinar et portant la Lame qu’il venait tout juste d’obtenir. Le bref duel qu’Adolin avait livré la veille était sur toutes les lèvres dans les camps de guerre, et il faudrait cinq jours à Renarin pour se lier pleinement avec sa Lame avant de pouvoir la renvoyer.

La Cuirasse du jeune homme était couleur d’acier sombre, sans peinture. Dalinar la préférait ainsi. En cédant sa Cuirasse, Dalinar suggérait qu’il voulait remporter ses prochaines victoires en tant qu’homme politique. C’était une manœuvre louable ; on ne pouvait pas éternellement gouverner des hommes au simple motif qu’ils craignaient que vous puissiez les battre – ou même parce que vous étiez meilleur soldat qu’eux. Il fallait plus que ça, bien plus, pour être un véritable dirigeant.

Cependant, Kaladin aurait préféré que Dalinar conserve la Cuirasse. Tout ce qui pouvait aider cet homme à rester en vie aurait été une bénédiction pour le Pont Quatre.

Kaladin s’adossa à une colonne, bras croisés, la lance au creux du bras, surveillant les lieux pour guetter toute perturbation et inspecter toute personne qui s’approcherait trop des prinçaillons. Adolin rejoignit son frère pour le saisir par l’épaule et l’entraîner à travers la cour. Diverses personnes qui s’y entraînaient s’arrêtèrent et firent la révérence (s’ils n’étaient pas en uniforme) ou saluèrent les prinçaillons sur leur passage. Un groupe d’ardents aux vêtements gris s’était rassemblé au fond de la cour, et la femme rencontrée un peu plus tôt s’avança pour bavarder avec les deux frères. Adolin et Renarin s’inclinèrent solennellement devant elle.

Il s’était écoulé trois semaines depuis que Renarin avait reçu sa Cuirasse. Pourquoi Adolin avait-il tant tardé à l’amener ici pour s’entraîner ? Avait-il attendu le duel afin de pouvoir gagner une Lame en plus pour le garçon ?

Syl se posa sur l’épaule de Kaladin.

— Adolin et Renarin s’inclinent devant elle, observa-t-elle.

— Ouais, répondit Kaladin.

— Mais l’ardente n’est-elle pas une esclave ? L’une de celles de son père ?

Kaladin hocha la tête.

— Les humains n’ont aucune logique.

— Si tu t’en aperçois seulement maintenant, répondit-il, tu n’étais pas très attentive.

Syl rejeta ses cheveux en arrière ; leur mouvement était très réaliste et le geste lui-même très humain. Peut-être avait-elle été attentive, finalement.

— Je ne les aime pas, avoua-t-elle avec désinvolture. Adolin et Renarin. Ni l’un ni l’autre.

— Tu n’aimes personne qui porte des Éclats.

— Exactement.

— Je t’ai déjà entendue qualifier les Lames d’abominations, observa Kaladin. Mais les Radieux en portaient. Dans ce cas, les Radieux avaient-ils tort de le faire ?

— Bien sûr que non, répliqua-t-elle avec l’air de considérer sa question comme totalement stupide. Les Éclats n’étaient pas des abominations à l’époque.

— Qu’est-ce qui a changé ?

— Les chevaliers, répondit Syl tout bas. Les chevaliers ont changé.

— Donc, ce n’étaient pas les armes, spécifiquement, qui étaient des abominations, conclut Kaladin. Elles étaient simplement entre les mains de mauvaises personnes.

— Il n’y a plus de bonnes personnes, chuchota Syl. Peut-être qu’il n’y en a jamais eu…

— Et d’où venaient-elles à l’origine ? demanda-t-il. Les Lames, les Cuirasses ? Même les fabriaux modernes sont loin d’être aussi bons. Donc, où les anciens se sont-ils procuré ces armes incroyables ?

Syl garda le silence. Elle avait cette habitude frustrante quand il posait des questions trop précises.

— Alors ? insista-t-il.

— J’aimerais pouvoir te le dire.

— Vas-y, dans ce cas.

— J’aimerais bien que ça marche comme ça, mais non.

Kaladin soupira et reporta son attention sur Adolin et Renarin, comme il était censé le faire. L’ardente en chef les avait conduits tout au fond de la cour, où un autre groupe de personnes était assis par terre. Eux aussi étaient des ardents, mais il y avait quelque chose de différent chez eux. Des enseignants, peut-être ?

Tandis qu’Adolin leur parlait, Kaladin balaya rapidement la cour du regard, puis fronça les sourcils.

— Kaladin ? demanda Syl.

— Il y a des hommes parmi les ombres, là-bas, dit-il en désignant de sa lance un emplacement sous les avant-toits. (Un homme s’y tenait, bras croisés, appuyé contre une rambarde de bois à hauteur de sa taille.) Il observe les prinçaillons.

— Hum, tous les autres le font aussi.

— Il est différent, répondit Kaladin. Viens.

Kaladin s’approcha d’un pas nonchalant, inoffensif. L’homme n’était sans doute qu’un serviteur. Il avait les cheveux longs, avec une barbe noire courte mais hirsute, et portait d’amples vêtements brun clair noués à l’aide de cordes. Il ne semblait pas à sa place dans la cour d’entraînement, ce qui le disqualifiait sans doute comme assassin ; les meilleurs ne se distinguaient jamais.

Malgré tout, cet homme possédait une solide carrure et une cicatrice sur la joue. Donc, il était déjà allé au combat. Mieux valait se renseigner sur lui. L’homme observait Renarin et Adolin d’un air concentré et, sous cet angle, Kaladin ne parvenait pas à distinguer si ses yeux étaient clairs ou sombres.

Tandis que Kaladin approchait, son pied fit crisser bruyamment le sable. L’homme se retourna aussitôt, et Kaladin leva sa lance par réflexe. Il distinguait à présent ses pupilles, qui étaient marron, mais ne réussit pas à lui donner d’âge. Ces yeux paraissaient âgés, mais la peau de l’homme ne semblait pas assez ridée pour confirmer cette impression. Il pouvait avoir dans les trente-cinq ans. Ou dans les soixante-dix.

Trop jeune, songea Kaladin, sans bien savoir pourquoi.

Il baissa sa lance.

— Désolé, je suis un peu nerveux. Ce sont mes premières semaines à ce poste.

Il s’efforça de prononcer ces mots sur un ton désarmant.

Peine perdue. L’homme le jaugea de la tête aux pieds, dégageant toujours la même impression de menace contenue qu’un guerrier qui décide s’il doit frapper ou non. Enfin, il se détendit et se détourna de Kaladin pour regarder Adolin et Renarin.

— Qui êtes-vous ? demanda Kaladin en allant se placer près de lui. Je suis nouveau, comme je vous le disais. J’essaie d’apprendre tous les noms.

— Vous êtes l’homme de pont. Celui qui a sauvé le haut-prince.

— En effet, répondit Kaladin.

— Vous n’avez pas besoin de continuer à fouiner, rétorqua l’homme. Je ne vais pas faire de mal à votre bourrasque de prince.

Il parlait d’une voix basse et grinçante, éraillée. Son accent aussi était étrange.

— Ce n’est pas mon prince, précisa Kaladin. Simplement ma responsabilité.

Il étudia de nouveau l’homme et remarqua quelque chose. Ses vêtements légers, attachés par une corde, étaient très semblables à ceux que portaient une partie des ardents. C’était sa chevelure fournie qui avait désorienté Kaladin.

— Vous êtes un soldat, devina celui-ci. Un ancien soldat, je veux dire.

— Ouais, fit l’homme. On m’appelle Zahel.

Kaladin hocha la tête, et toutes les bizarreries s’assemblèrent avec un déclic. De temps à autre, un soldat se retirait pour entrer dans l’ardence, s’il n’avait aucune autre vie à laquelle retourner. Kaladin aurait cru qu’on lui ordonnerait au moins de se raser le crâne.

Je me demande si Hav se trouve dans l’un de ces monastères. Que penserait-il de moi maintenant ? Sans doute serait-il fier. Il avait toujours considéré le devoir de garde comme la tâche la plus respectable qu’on puisse confier à un soldat.

— Que font-ils ? demanda Kaladin à Zahel en désignant Renarin et Adolin – qui, malgré leur Cuirasse encombrante, s’étaient assis sur le sol devant les aînés des ardents.

Zahel émit un grognement.

— Le plus jeune des Kholin doit être choisi par un maître, pour l’entraînement.

— Ne peuvent-ils pas simplement choisir celui qu’ils veulent ?

— Ça ne marche pas comme ça. Mais c’est une situation assez gênante. Le prince Renarin ne s’est jamais beaucoup entraîné à l’épée. (Zahel marqua un temps.) Être choisi par un maître, c’est une étape que la plupart des garçons du rang approprié connaissent avant leurs dix ans.

Kaladin fronça les sourcils.

— Pourquoi n’a-t-il jamais été formé ?

— Problèmes de santé, paraît-il.

— Et ils le refuseraient vraiment ? demanda Kaladin. Le propre fils du haut-prince ?

— Ils pourraient, mais ne le feront sans doute pas. Pas assez courageux. (L’homme regarda, pensif, Adolin se lever en décrivant un geste.) Damnation ! Je savais que c’était suspect qu’il ait attendu mon retour pour faire ça.

— Maître bretteur Zahel ! s’écria Adolin. Vous n’êtes pas assis avec les autres !

Zahel soupira, puis lança un coup d’œil résigné à Kaladin.

— Moi non plus, je ne suis sans doute pas assez courageux. Je vais essayer de ne pas lui faire trop mal.

Il contourna la rambarde et les rejoignit d’un pas rapide. Adolin serra la main de Zahel avec empressement, puis désigna Renarin. Zahel semblait terriblement peu à sa place parmi les autres ardents avec leur crâne chauve, leur barbe soigneusement taillée et leurs habits plus propres.

— Tiens, commenta Kaladin. Tu l’as trouvé étrange ?

— Vous me paraissez tous étranges, répondit Syl sur un ton badin. Sauf Roc, qui est un parfait gentilhomme.

— Il te prend pour un dieu. Tu ne devrais pas l’encourager.

— Pourquoi pas ? Je suis un dieu.

Il tourna la tête et lui lança un regard noir tandis qu’elle s’asseyait sur son épaule.

— Syl…

— Ben quoi ? C’est vrai ! (Elle sourit et leva les doigts comme pour pincer quelque chose de minuscule.) Un petit fragment de dieu. Vraiment tout petit. Maintenant, tu as la permission de t’incliner devant moi.

— Difficile à faire quand tu es assise sur mon épaule, marmonna-t-il. (Il aperçut Lopen et Shen qui atteignaient la porte, sans doute venus livrer les rapports quotidiens de Teft.) Viens. Allons voir si Teft a besoin de quoi que ce soit de ma part, et ensuite nous ferons une ronde pour aller regarder comment s’en sortent Moash et Drehy.

À forme morne, esprit absent,

Forme sans joie ni réflexion.

Son prix même est écrasant.

Son adoption n’est que condamnation.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, couplet final.

Tandis qu’elle voyageait à bord de son chariot, Shallan s’absorbait dans ses recherches pour oublier sa nervosité. Il était impossible de déterminer si les déserteurs avaient repéré les pistes de boutons-de-roche écrasés que laissait la caravane. Ils les suivaient peut-être. Ou peut-être pas.

Inutile de s’attarder là-dessus, se dit-elle. Elle trouva donc une distraction.

— Les feuilles sont capables de faire naître leurs propres pousses, déclara-t-elle en soulevant l’une des petites feuilles rondes au bout de son doigt.

Elle l’orienta vers la lumière du soleil.

Bluth était assis à côté d’elle, massif comme un rocher. Il portait aujourd’hui un chapeau beaucoup trop élégant pour lui – d’un blanc poussiéreux avec, sur les côtés, un bord qui se repliait vers le haut. De temps à autre, il donnait de petits coups à l’aide de sa baguette (qui était au moins aussi longue que Shallan était grande) sur la carapace du chull devant lui.

Shallan avait dressé à l’arrière de son carnet une courte liste des cadences qu’il employait. Bluth frappa deux fois, marqua un temps d’arrêt, puis frappa à nouveau. L’animal ralentit tandis que le chariot qui les précédait, conduit par Tvlakv, commençait à gravir un flanc de colline couvert de minuscules boutons-de-roche.

— Vous voyez ? demanda Shallan en lui montrant la feuille. C’est pour ça que les branches de la plante sont si fragiles. Quand la tempête arrivera, elle va les briser et dégager les feuilles. Elles vont être emportées par le vent et donner naissance à de nouvelles pousses pour bâtir leur propre carapace. Elles grandissent tellement vite ! Plus que je ne m’y serais attendue ici, dans ces terres stériles.

Blunt répondit par un grognement.

Shallan soupira, baissa le doigt et replaça la plante minuscule dans la coupe où elle la laissait pousser. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Aucune trace de poursuivants. Il fallait vraiment qu’elle cesse de s’inquiéter.

Elle revint à son nouveau carnet (l’un de ceux de Jasnah, dont peu de pages étaient remplies), puis se lança dans un croquis rapide de la petite feuille. Elle ne disposait pas de très bons matériaux, rien que d’un seul crayon de charbon, de quelques plumes et d’un peu d’encre, mais Motif avait dit vrai : elle ne pouvait pas s’arrêter.

Elle avait commencé par un croquis de remplacement du santhide, tel qu’elle se le rappelait du jour où elle avait plongé dans la mer. Le dessin n’était pas aussi bon que celui qu’elle avait tracé juste après l’événement, mais le fait d’en disposer à nouveau, sous quelque forme que ce soit, avait commencé à guérir ses plaies internes.

Elle termina la feuille, puis tourna la page et entreprit un croquis de Bluth. Elle n’avait pas particulièrement envie de reconstituer sa collection de portraits en commençant par lui, mais elle n’avait pas tellement le choix. Malheureusement, son chapeau était vraiment ridicule, trop petit pour sa tête. Cette image de lui, voûté vers l’avant comme un crabe, dos au ciel, chapeau sur la tête… eh bien ça formerait une composition intéressante.

— Où avez-vous trouvé ce chapeau ? lui demanda-t-elle tout en dessinant.

— Je l’ai acheté, marmonna Bluth sans la regarder.

— Il vous a coûté beaucoup ?

Il haussa les épaules. Shallan avait elle-même perdu ses chapeaux dans le naufrage, mais avait convaincu Tvlakv de lui donner l’un de ceux tissés par les parshes. Il n’était pas particulièrement joli, mais il protégeait son visage du soleil.

Malgré les cahots du chariot, Shallan réussit à terminer son croquis de Bluth. Elle l’inspecta, mécontente. C’était effectivement une piètre façon de commencer sa collection, surtout dans la mesure où elle avait le sentiment de l’avoir caricaturé. Elle fit la moue. À quoi ressemblerait Bluth s’il ne lui lançait pas constamment ces regards mauvais ? Si ses vêtements étaient plus propres, s’il portait une arme digne de ce nom plutôt qu’un vieux gourdin ?

Elle tourna la page et recommença. Une composition différente – idéalisée, peut-être, mais juste, d’une certaine façon. En réalité, il pouvait avoir fière allure, une fois qu’on l’habillait correctement. Un uniforme ; une lance fermement plantée à son côté ; le regard tourné vers l’horizon. Lorsqu’elle en eut fini, elle se sentit beaucoup plus satisfaite de sa matinée. Elle sourit devant le résultat, puis le tendit à Bluth tandis que Tvlakv annonçait la pause de midi.

Bluth inspecta l’image mais ne dit rien. Il donna quelques coups au chull pour l’arrêter à côté de celui qui tirait le chariot de Tvlakv. Tag approcha le sien – qui transportait les esclaves, cette fois-ci.

— Bosseline ! s’exclama Shallan, qui baissa son dessin et désigna un carré de minces roseaux poussant derrière un rocher.

Bluth émit un gémissement.

— Encore ces plantes-là ?

— Oui. Vous auriez la gentillesse d’aller me les chercher ?

— Les parshes ne peuvent pas s’en occuper ? Je suis censé nourrir les chulls…

— Qui préférez-vous faire attendre, garde Bluth ? Les chulls ou la pâle-iris ?

Bluth se gratta la tête sous son chapeau, puis descendit soudain du véhicule et se dirigea vers les roseaux. Près de là, Tvlakv se tenait debout dans son propre chariot et regardait l’horizon au sud.

Une fine traînée de fumée s’élevait dans cette direction.

Un frisson traversa aussitôt Shallan. Elle descendit tant bien que mal du chariot et se précipita vers Tvlakv.

— Nom des bourrasques ! s’écria-t-elle. Ce sont les déserteurs ? Ils nous suivent vraiment ?

— Oui. On dirait qu’ils se sont arrêtés pour leur repas du midi, répondit Tvlakv, perché sur son chariot. Ils se moquent bien qu’on aperçoive leur feu. (Il eut un rire forcé.) C’est bon signe. Ils doivent savoir que nous ne sommes que trois chariots et ne méritons pas qu’ils nous pourchassent. Donc, tant que nous restons en mouvement et ne nous arrêtons pas souvent, ils vont renoncer à nous suivre. Oui, j’en suis persuadé.

Il bondit au bas de son chariot, puis s’empressa d’aller donner à boire aux esclaves. Il le fit lui-même au lieu de demander aux parshes de s’en charger. Ce détail, plus que tout autre, témoignait de sa nervosité ; il voulait repartir très vite.

Les parshes continuèrent donc à tisser dans leur cage, derrière le chariot de Tvlakv. Nerveuse, Shallan les regarda faire. Les déserteurs avaient repéré la piste de boutons-de-roche brisés laissée par les chariots.

Elle s’aperçut qu’elle était en nage, mais que pouvait-elle donc faire ? Elle ne pouvait pas presser la caravane. Il ne lui restait qu’à espérer, comme l’avait dit Tvlakv, qu’ils conserveraient une avance sur leurs poursuivants.

Ça semblait peu probable. Les chariots à chulls ne pouvaient pas aller plus vite que des hommes à pied.

Change-toi les idées, s’ordonna Shallan comme elle commençait à paniquer. Trouve quelque chose pour te distraire des poursuivants.

Et les parshes de Tvlakv ? Shallan les étudia. Peut-être un ou deux dessins d’eux dans leur cage ?

Non. Elle était trop nerveuse pour dessiner, mais peut-être pouvait-elle découvrir quelque chose. Elle s’approcha des parshes. Ses pieds protestèrent, mais la douleur était supportable. En réalité, comparé à la façon dont elle l’avait masquée les jours précédents, elle exagérait à présent ses grimaces. Mieux valait laisser croire à Tvlakv qu’elle était plus mal en point qu’elle ne l’était vraiment.

Elle s’arrêta près des barreaux de la cage. L’arrière était déverrouillé – les parshes ne fuyaient jamais. L’achat de ces deux-là avait dû représenter pour Tvlakv un investissement conséquent. Les parshes étaient coûteux, et un grand nombre de monarques et de pâles-iris puissants se les réservaient.

L’un des deux lança un coup d’œil à Shallan, puis il se remit au travail. Il ou elle ? Difficile de distinguer s’ils étaient de sexe masculin ou féminin sans les dévêtir. Ces deux-là avaient la peau marbrée de rouge sur blanc. Ils possédaient un corps trapu, mesuraient autour d’un mètre cinquante, et ils étaient chauves.

Il était si difficile de voir ces deux humbles travailleurs comme une menace.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.

L’un d’eux leva les yeux. L’autre continua à travailler.

— Votre nom, insista Shallan.

— Un, répondit le parshe, avant de désigner son compagnon. Deux.

Il baissa la tête et se remit au travail.

— Êtes-vous satisfaits de votre existence ? interrogea Shallan. Préféreriez-vous être libres, si vous le pouviez ?

Le parshe leva les yeux vers elle et fronça les sourcils. Il plissa le front, répéta ses mots en silence, puis secoua la tête. Il ne comprenait pas.

— Liberté ? insista Shallan.

Il se recroquevilla sur son travail.

Il semble vraiment mal à l’aise, songea-t-elle. Gêné de ne pas comprendre. Sa posture semblait dire : « S’il vous plaît, arrêtez de me questionner. » Shallan cala son carnet de croquis sous son bras et captura un Souvenir des deux parshes au travail.

Ce sont des monstres malveillants, se rappela-t-elle avec fermeté, des créatures légendaires qui entreprendront bientôt de tout détruire autour d’elles. Mais elle avait du mal à y croire quand elle les observait, bien qu’elle en ait accepté les preuves.

Saintes bourrasques, Jasnah avait raison. Convaincre les pâles-iris de se débarrasser de leurs parshes se révélerait quasiment impossible. Il lui faudrait des preuves extrêmement solides. Perturbée, elle regagna son chariot et se hissa sur le siège en prenant soin de grimacer. Bluth lui avait laissé un fagot de bosseline et s’occupait à présent des chulls. Tvlakv était parti dénicher de la nourriture pour un déjeuner rapide qu’ils mangeraient certainement en route.

Elle apaisa ses nerfs et s’obligea à tracer quelques croquis des plantes environnantes. Elle enchaîna bientôt avec un croquis de l’horizon et des formations rocheuses proches. L’air ne lui semblait plus aussi froid que lors des premiers jours passés auprès des marchands d’esclaves, même si son haleine formait encore une vapeur blanche devant elle le matin.

Quand Tvlakv arriva près d’elle, il lui lança un coup d’œil embarrassé. Il la traitait différemment depuis leur confrontation de la veille au soir près du feu.

Shallan continua à dessiner. Le terrain était nettement plus plat ici que chez elle. Et il y avait beaucoup moins de plantes, bien qu’elles soient plus robustes. Et puis…

Était-ce là une autre colonne de fumée qu’elle voyait devant eux ? Elle se leva et se protégea les yeux d’une main. Oui, encore de la fumée. Elle regarda vers le sud, vers les mercenaires qui les poursuivaient.

Non loin de là, Tag s’arrêta, remarquant la même chose qu’elle. Il se précipita vers Tvlakv, et ils se mirent à chuchoter avec animation.

— Commerçant Tvlakv… (Shallan refusait de l’appeler « maître-commerçant », le titre qui lui revenait en tant que négociant en bonne et due forme.) J’aimerais entendre votre discussion.

— Bien sûr, clarissime, bien sûr. (Il s’approcha d’elle en se dandinant et en se tordant les mains.) Vous avez vu la fumée, là-bas. Nous sommes entrés dans un couloir qui sépare les Plaines Brisées des Cryptes Superficielles et de leurs villages frères. Il y a davantage de circulation ici que dans d’autres parties des Terres Gelées, vous comprenez. Donc, il n’y a rien d’étonnant à ce que nous rencontrions d’autres voyageurs…

— Et ceux-là, là-bas ?

— Une autre caravane, si nous avons de la chance.

Et dans le cas contraire… Elle n’avait pas besoin de poser la question. Il s’agirait d’autres déserteurs ou bandits.

— Nous pouvons les éviter, ajouta Tvlakv. Seul un grand groupe oserait faire de la fumée pour les repas de midi, car c’est une invitation – ou une mise en garde. Les petites caravanes comme la nôtre ne courent pas ce risque.

— Si c’est une grande caravane, intervint Tag, se frottant le front à l’aide d’un doigt épais, ils auront des gardes. Ils seront bien protégés.

Il regarda vers le sud.

— Oui, répondit Tvlakv. Mais nous pourrions aussi être en train de nous placer entre deux ennemis. Nous serions alors cernés par le danger.

— Ceux qui nous suivent nous rattraperont sans aucun doute, Tvlakv, observa Shallan.

— Je…

— S’il ne trouve pas de telme, un homme qui chasse du gibier reviendra avec un vison, poursuivit-elle. Ces déserteurs doivent tuer pour survivre ici. Ne disiez-vous pas qu’il y aurait sans doute une tempête majeure ce soir ?

— Oui, admit Tvlakv à contrecœur. Deux heures après le coucher du soleil, si la liste que j’ai achetée est fiable.

— J’ignore comment les bandits attendent la fin des tempêtes en temps ordinaire, répliqua Shallan, mais de toute évidence, ils ont décidé de nous donner la chasse. Je parie qu’ils comptent utiliser les chariots comme abris après nous avoir tués. Ils ne nous laisseront pas partir.

— Peut-être, concéda Tvlakv. Oui, peut-être. Mais, clarissime, si nous voyons cette seconde colonne de fumée devant nous, peut-être que les déserteurs aussi…

— Ouais, approuva Tag, hochant la tête comme s’il venait tout juste de le comprendre. On coupe par l’est. Les tueurs partiront peut-être plutôt à la poursuite du groupe de devant.

— Alors nous les laissons attaquer quelqu’un d’autre à notre place ? demanda Shallan en croisant les bras.

— Que voulez-vous que nous fassions d’autre, clarissime ? s’exclama Tvlakv, exaspéré. Nous sommes de petits crémillons, voyez-vous. Notre seul choix consiste à nous tenir à distance des créatures plus grandes en espérant qu’elles se pourchasseront entre elles.

Shallan étrécit les yeux, inspectant la petite colonne de fumée devant eux. Était-ce une impression ou la voyait-elle s’épaissir ? Elle regarda derrière. En réalité, les colonnes semblaient à peu près de la même taille.

Ils ne pourchasseront pas des proies de leur propre taille, se dit-elle. Ils ont quitté l’armée, ils se sont enfuis. Ce sont des lâches.

Non loin de là, elle vit Bluth regarder lui aussi vers l’arrière, observant cette fumée avec une expression indéchiffrable. Du dégoût ? De l’envie ? De la peur ? Il n’y avait pas de sprènes pour la renseigner.

Des lâches, songea-t-elle à nouveau, ou simplement des hommes qui ont perdu leurs illusions ? Des pierres qui dévalaient une colline mais se sont mises à descendre si vite qu’elles ne savent plus comment s’arrêter ?

Aucune importance. Ces pierres allaient broyer Shallan et les autres si l’occasion se présentait. Couper vers l’est ne servirait à rien. Les déserteurs choisiraient la proie facile à tuer (les chariots à l’allure si lente) plutôt que celle qui se trouvait droit devant eux et leur donnerait potentiellement plus de mal.

— Dirigeons-nous vers la seconde colonne de fumée, déclara Shallan en s’asseyant.

Tvlakv se tourna vers elle.

— Ce n’est pas à vous de…

Il s’interrompit en croisant son regard.

— Vous…, reprit Tvlakv en s’humectant les lèvres. Clarissime, voyez-vous, vous n’atteindrez pas… aussi vite les Plaines Brisées si nous nous retrouvons liés à une caravane plus grande. Ça pourrait être dangereux.

— Je m’en occuperai si le problème se présente, commerçant Tvlakv.

— Ceux qui nous précèdent vont continuer à avancer, prévint Tvlakv. Il se peut que nous atteignions ce camp pour découvrir qu’ils sont partis.

— Auquel cas, répondit Shallan, soit ils se dirigeront vers les Plaines Brisées, soit ils viendront par ici en empruntant le couloir en direction des villes portuaires. Nous finirons bien par les croiser d’une manière ou d’une autre.

Tvlakv soupira, puis hocha la tête et ordonna à Tag de se dépêcher.

Shallan s’assit avec un frisson. Bluth revint s’installer sur son siège, puis poussa vers elle quelques racines flétries ; le déjeuner, apparemment. Peu après, les chariots se remirent en route vers le nord, et celui de Shallan se retrouva cette fois en troisième position.

Shallan s’installa sur son siège pour le voyage – ils étaient à plusieurs heures de ce second groupe, même s’ils parvenaient à le rattraper. Pour éviter de se ronger les sangs, elle termina ses croquis des paysages. Elle se mit ensuite à dessiner distraitement en laissant son crayon se balader à sa guise.

Elle dessina des anguilles célestes qui dansaient dans les airs. Puis les quais de Kharbranth. Elle fit un dessin de Yalb, bien que le visage lui semble approximatif, sans réussir à capturer tout à fait l’étincelle espiègle de son regard. Peut-être à cause de la tristesse qu’elle éprouvait lorsqu’elle pensait à ce qui avait dû lui arriver.

Elle tourna la page et commença un croquis aléatoire, la première chose qui lui traversa l’esprit. Ses traits de crayon formèrent la représentation d’une femme élégante vêtue d’une robe majestueuse. Ample mais fluide en dessous de la taille, ajustée au niveau de la poitrine et du ventre. Longues manches ouvertes, l’une cachant la sage-main, l’autre coupée au niveau du coude, dévoilant l’avant-bras pour retomber sur le dessous.

Une femme audacieuse et posée. Maîtresse d’elle-même. Dessinant toujours inconsciemment, Shallan dota cette femme élégante de son propre visage.

Elle hésita, crayon suspendu au-dessus du dessin. Ce n’était pas elle. Enfin, peut-être que si ? Était-ce possible ?

Elle regarda fixement ce dessin tandis que le chariot roulait en cahotant sur des pierres et des plantes. Elle tourna la page et commença un nouveau dessin. Une robe de bal, une femme de la cour, entourée par l’élite d’Alethkar telle qu’elle l’imaginait. Grande et forte. La femme était à sa place parmi eux.

Shallan ajouta son visage à la silhouette.

Elle tourna la page et en dessina une autre. Puis une autre.

Le dernier croquis la représentait debout au bord des Plaines Brisées telles qu’elle les imaginait. Tournée vers l’est, vers les secrets que Jasnah avait cherché à percer.

Shallan changea de page et continua à dessiner. Un croquis de Jasnah sur le navire, assise à son bureau, ses livres et ses papiers éparpillés autour d’elle. Ce n’était pas le décor qui importait mais le visage. Ce visage inquiet, terrifié. Épuisé, poussé dans ses derniers retranchements.

Ce dessin-là était juste. Le premier dessin depuis la catastrophe qui capture parfaitement ce qu’elle avait vu : le fardeau de Jasnah.

— Arrêtez le chariot, ordonna-t-elle sans lever les yeux.

Bluth se tourna vers elle. Elle résista à la tentation de répéter ces mots. Malheureusement, il n’obéit pas tout de suite.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

Shallan leva les yeux. La colonne de fumée était toujours lointaine, mais elle avait eu raison : elle s’épaississait. Le groupe qui les précédait s’était arrêté pour faire un feu de bonne taille pour le déjeuner. À en juger par cette fumée, c’était un groupe nettement plus grand que celui qui les suivait.

— Je vais passer à l’arrière, expliqua Shallan. Je dois effectuer quelques recherches. Vous pourrez continuer quand je serai installée mais, je vous en prie, arrêtez-vous et appelez-moi quand nous approcherons du groupe de devant.

Il soupira, mais arrêta le chull à l’aide de quelques coups sur la carapace. Shallan descendit, puis prit la bosseline et le carnet et passa à l’arrière du chariot. Lorsqu’elle fut installée, Bluth se remit aussitôt en route, criant une réponse à Tvlakv qui s’enquérait de la raison de son retard.

Avec les parois remontées, le chariot lui fournissait de l’ombre et de l’intimité, surtout dans la mesure où il était le dernier de la file et où personne ne pouvait l’observer par la porte de derrière. Malheureusement, voyager à l’arrière était beaucoup moins confortable qu’à l’avant. Ces minuscules boutons-de-roche suscitaient une étonnante quantité de cahots.

La malle de Jasnah était attachée en place près du mur de devant. Elle ouvrit le couvercle, laissant les sphères qu’elle contenait fournir un faible éclairage, puis se rassit sur son coussin improvisé, un tas de chiffons dont Jasnah se servait pour envelopper ses livres. La couverture qu’elle utilisait la nuit (puisque Tvlakv n’avait pas pu lui en fournir une) était la doublure en velours qu’elle avait arrachée de la malle.

Elle se rassit et ôta les pansements de ses pieds pour appliquer de la sève de bosseline fraîche. Ils étaient couverts de croûtes et en bien meilleur état que la veille.

— Motif ?

Il vibra quelque part, tout près. Elle lui avait demandé de rester à l’arrière afin de ne pas alarmer Tvlakv et les gardes.

— Mes pieds guérissent, lui dit-elle. C’est toi qui as fait ça ?

— Mmmm… Je ne sais presque rien sur ce qui brise les gens. Et encore moins sur ce qui les débrise.

— Tes semblables ne sont jamais blessés ? interrogea-t-elle en cassant une tige de bosseline qu’elle pressa pour faire tomber quelques gouttes sur son pied gauche.

— Nous nous brisons. Simplement nous le faisons… différemment des hommes. Et nous ne nous débrisons pas sans aide. Je ne sais pas pourquoi vous vous débrisez. Pourquoi ?

— C’est une fonction naturelle de notre corps, expliqua-t-elle. Les créatures vivantes se réparent automatiquement.

Elle approcha l’une de ses sphères, guettant des traces de minuscules sprènes de pourriture rouge. Lorsqu’elle en trouva quelques-uns le long d’une entaille, elle s’empressa d’appliquer de la sève pour les chasser.

— J’aimerais savoir pourquoi les choses fonctionnent, déclara Motif.

— Comme beaucoup d’entre nous, répondit Shallan, penchée vers l’avant. (Elle grimaça quand le chariot roula sur une très grosse pierre.) Hier soir, près du feu, avec Tvlakv, j’ai brillé.

— Oui.

— Tu sais pourquoi ?

— Mensonges.

— Ma robe a changé, reprit Shallan. J’aurais juré que les déchirures et les marques d’usure avaient disparu hier soir. Mais elles sont revenues.

— Mmm. Oui.

— Je dois être en mesure de contrôler ce don. Jasnah appelait ça tisser la Flamme. Elle laissait entendre que c’était bien moins dangereux à pratiquer que la spiricantation.

— Le livre ?

Shallan fronça les sourcils et se rassit contre les barreaux du côté du chariot. Près d’elle, elle aperçut une longue rangée d’éraflures sur le sol qui semblait laissée par des ongles. Comme si l’un des esclaves avait tenté, dans un accès de folie, de griffer le sol pour se libérer.

Le livre que Jasnah lui avait confié, Le Livre des Radieux, avait été englouti par l’océan. Ça semblait une perte plus importante que l’autre livre qu’elle lui avait remis, Le Livre des pages infinies, qui était curieusement vide. Elle n’en comprenait pas encore pleinement la signification.

— Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de lire ce livre, déclara Shallan. Il faudra voir si nous en trouvons un autre exemplaire quand nous atteindrons les Plaines Brisées.

Cependant, dans la mesure où leur destination était un camp de guerre, elle doutait qu’on y vende beaucoup de livres.

Shallan tint l’une de ses sphères devant elle. Sa lumière faiblissait et il fallait la réinfuser. Que se produirait-il si la tempête majeure survenait et qu’ils n’avaient pas encore rattrapé le groupe devant eux ? Les déserteurs traversaient-ils la tempête elle-même pour les atteindre, ainsi que la sécurité potentielle de leurs chariots ?

Nom des bourrasques, quelle pagaille. Il lui fallait un avantage.

— Les Chevaliers Radieux formaient un lien avec les sprènes, dit Shallan, davantage pour elle-même que pour Motif. C’était une relation symbiotique, comme lorsqu’un petit crémillon vit à l’intérieur du schiste-écorce. Le crémillon nettoie le lichen et se nourrit ainsi, mais il garantit aussi la propreté du schiste-écorce.

Motif vibra d’un air confus.

— Est-ce que je suis… le schiste-écorce ou le crémillon ?

— L’un ou l’autre, répondit Shallan, retournant la sphère de diamant entre ses doigts – la gemme minuscule prisonnière à l’intérieur dégageait une lueur vigilante, suspendue dans le verre. Les Flux – les forces qui gouvernent le monde – sont sensibles à l’influence des sprènes. Ou alors… puisque les sprènes sont des fragments de ces Flux, peut-être les sprènes sont-ils plus doués pour s’influencer mutuellement. Notre lien me confère la capacité de manipuler l’un des Flux. Dans le cas présent, la lumière, le pouvoir d’Illumination.

— Mensonges, chuchota Motif. Et vérités.

Shallan serra la sphère dans son poing, et la lumière qui brillait à travers sa peau fit luire sa main d’un éclat rouge. Elle se concentra pour forcer la Flamme à entrer en elle, mais rien ne se produisit.

— Donc, comment je la fais fonctionner ?

— En la mangeant, peut-être ? suggéra Motif, qui vint se placer sur le mur près de sa tête.

— La manger ? demanda Shallan, sceptique. Jusqu’ici, je n’ai pas eu besoin de la manger pour obtenir la Fulgiflamme.

— Mais ça pourrait marcher. Essaie ?

— Je doute de pouvoir avaler une sphère entière, répondit Shallan. Même si je le voulais, et ce n’est vraiment pas le cas.

— Mmmm, dit Motif, dont les vibrations firent trembler le bois. Ceci… n’est pas une des choses que les humains aiment manger, alors ?

— Certainement pas. Tu n’y as pas fait attention ?

— Si, se défendit-il avec une vibration contrariée. Mais c’est difficile à déterminer ! Vous consommez certaines choses et vous les transformez en d’autres choses… Des choses très curieuses que vous cachez. Elles ont de la valeur ? Mais vous les abandonnez. Pourquoi ?

— Cette conversation est terminée, répliqua Shallan, qui ouvrit le poing et leva de nouveau la sphère devant elle.

Cependant, ce qu’il avait dit lui semblait juste. Elle n’avait jamais mangé de sphère, mais elle avait, d’une certaine manière… consommé la Flamme. Comme si elle l’avait bue.

Elle l’avait aspirée, c’était bien ça ? Elle étudia un moment la sphère, puis prit une vive inspiration.

Ça fonctionna. La Flamme quitta la sphère, aussi rapide qu’un battement de cœur, sous la forme d’une ligne brillante qui circulait vers sa poitrine. À partir de là, elle se diffusa et la remplit. Cette sensation inhabituelle la rendit nerveuse et la mit sur le qui-vive. Elle éprouvait une curieuse impatience. Ses muscles se crispèrent.

— Ça a marché, déclara-t-elle.

Mais lorsqu’elle parla, de la Fulgiflamme s’échappa devant elle, brillant d’un faible éclat. Elle se dégageait également de sa peau. Shallan devait s’entraîner avant qu’elle disparaisse entièrement. Tisser la Flamme… Elle devait créer quelque chose. Elle décida de s’en tenir à ce qu’elle avait déjà fait en améliorant l’apparence de sa robe.

Cette fois encore, rien ne se produisit. Elle ignorait quoi faire, quels muscles utiliser, ou même si les muscles avaient une importance. Frustrée, elle chercha un moyen de faire fonctionner la Fulgiflamme et se sentit très bête lorsqu’elle la vit s’échapper à travers sa peau.

Il lui fallut plusieurs minutes pour se dissiper entièrement.

— Alors ça, c’était ce que j’appelle une tentative minable, déclara-t-elle en s’emparant de nouvelles tiges de bosseline. Je devrais peut-être plutôt m’entraîner à spiricanter.

Motif vibra.

— Dangereux.

— C’est ce que m’a dit Jasnah, répondit Shallan. Mais elle n’est plus là pour m’instruire et, pour autant que je le sache, elle était la seule à pouvoir le faire. Soit je m’entraîne seule, soit je n’apprendrai jamais à utiliser ce don.

Elle fit jaillir quelques gouttes supplémentaires de sève de bosseline et s’apprêta à la faire pénétrer dans l’une des entailles de ses pieds, mais s’arrêta net. La plaie était nettement plus petite qu’un peu plus tôt.

— La Fulgiflamme me guérit, déclara-t-elle.

— Elle te fait débriser ?

— Oui. Père-des-tempêtes ! Je fais les choses presque par accident.

— Quelque chose peut être « presque » par accident ? demanda Motif avec une curiosité sincère. Cette expression, j’ignore ce qu’elle veut dire.

— Je… Eh bien, c’est plus ou moins une façon de parler. (Puis elle poursuivit avant qu’il pose d’autres questions :) C’est-à-dire quelque chose que nous disons pour exprimer une idée ou une sensation, mais pas un fait littéral.

Motif se mit à vibrer.

— Et ça, qu’est-ce que ça veut dire ? questionna Shallan en faisant malgré tout pénétrer la sève dans la plaie. Quand tu vibres comme ça. Qu’est-ce que tu ressens ?

— Hmmm… Excitation. Oui. Il y a si longtemps que personne n’a essayé d’apprendre auprès de toi et de tes semblables.

Shallan versa encore un peu de sève sur ses orteils.

— Tu es venu apprendre ? Attends… tu es un érudit ?

— Bien sûr. Hmmm. Pour quelle autre raison serais-je venu ? Je vais apprendre tant de choses avant…

Il s’interrompit brusquement.

— Motif ? s’enquit-elle. Avant quoi ?

— Une façon de parler.

Il avait prononcé ces mots d’un ton parfaitement neutre, sans la moindre intonation. Il était de plus en plus doué pour parler comme une personne, et, de temps à autre, il le faisait presque. Mais toute couleur avait à présent quitté sa voix.

— Tu mens, l’accusa-t-elle en jetant un coup d’œil à son motif sur le mur.

Il avait rétréci pour devenir aussi petit qu’un poing, la moitié de sa taille habituelle.

— Oui, répondit-il à contrecœur.

— Tu mens affreusement mal, lui dit-elle, surprise de s’en rendre compte.

— Oui.

— Mais tu adores les mensonges !

— Tellement fascinants, répondit-il. Vous êtes tous tellement fascinants.

— Répète-moi ce que tu t’apprêtais à dire, ordonna Shallan. Avant de t’interrompre. Si tu mens, je le saurai.

— Hmmmm. Tu parles comme elle. De plus en plus comme elle.

— Dis-le-moi.

Il émit une vibration contrariée, rapide et aiguë.

— Je vais apprendre tout ce que je pourrai de toi avant que tu ne me tues.

— Tu crois… tu crois que je vais te tuer ?

— C’est arrivé aux autres, dit Motif d’une voix plus douce. Ça m’arrivera aussi. C’est un… motif.

— C’est lié aux Chevaliers Radieux, déclara Shallan, qui leva les mains pour commencer à se tresser les cheveux.

Ça vaudrait mieux que de les laisser en bataille – cependant, sans brosse ni peigne, elle avait même du mal à les tresser. Saintes bourrasques, se dit-elle, j’ai besoin d’un bain. Et de savon. Et d’une dizaine d’autres choses.

— Oui, renchérit Motif. Les chevaliers tuaient leurs sprènes.

— Comment ? Pourquoi ?

— Leur serment, expliqua Motif. C’est tout ce que je sais. Avec mes semblables, ceux qui n’étaient pas liés, nous nous sommes retirés, et beaucoup d’entre nous ont conservé leur esprit. Malgré tout, il est difficile de penser indépendamment de mon espèce, à moins que…

— À moins que ?

— À moins que nous n’ayons une personne.

— Alors voilà ce que tu en retires, comprit Shallan tout en dénouant ses cheveux à l’aide de ses doigts. Une symbiose. J’accède à ta Fluctomancie, tu acquiers la pensée.

— La sagesse, répliqua Motif. La pensée. La vie. Ces choses-là appartiennent aux humains. Nous sommes des idées. Des idées qui souhaitent vivre.

Shallan continua à se coiffer.

— Je ne vais pas te tuer, déclara-t-elle fermement. Je te le promets.

— Je suppose que les autres non plus n’en avaient pas l’intention, répondit-il. Mais ça n’a aucune importance.

— Mais si, ça en a une très grande, protesta Shallan. Je ne le ferai pas. Je ne suis pas l’un des Chevaliers Radieux. Jasnah s’est montrée extrêmement claire sur ce point. Un homme capable de se servir d’une épée n’est pas nécessairement un soldat. Ce n’est pas parce que je suis capable de faire ces choses-là que je suis l’une d’entre eux.

— Tu as prononcé des serments.

Shallan s’immobilisa.

La vie avant la mort… Ces mots émergèrent des ombres de son passé. Un passé auquel elle refusait de penser.

— Tu vis des mensonges, poursuivit Motif. Ça te donne de la force. Mais la vérité… Sans prononcer de vérités, tu ne pourras pas grandir, Shallan. Je le sais sans savoir comment.

Elle termina de se coiffer et entreprit de panser à nouveau ses pieds. Motif s’était déplacé vers l’autre côté de l’espace cahotant du chariot et installé sur le mur, à peine visible dans la pénombre. Il restait à Shallan une poignée de sphères infusées. Ça ne représentait pas beaucoup de Fulgiflamme, à en juger par la vitesse avec laquelle elle l’avait désertée plus tôt. Fallait-il qu’elle utilise celle qu’elle possédait pour guérir davantage ses pieds ? Pouvait-elle même le faire intentionnellement, ou ce don lui échapperait-il comme le fait de tisser la Flamme ?

Elle rangea les sphères dans sa sage-bourse. Elle allait les économiser, au cas où. Pour l’heure, ces sphères et leur Flamme étaient peut-être bien la seule arme dont elle disposait.

Ses pansements refaits, elle se leva dans le chariot cahotant et découvrit que la douleur de ses pieds avait quasiment disparu. Elle parvenait presque à marcher normalement, mais elle n’irait malgré tout pas très loin sans chaussures. Satisfaite, elle cogna contre le bois, sur la partie la plus proche de Bluth.

— Arrêtez le chariot !

Cette fois, elle n’eut pas à le répéter. Elle fit le tour du véhicule et, s’installant à côté de Bluth, remarqua aussitôt la colonne de fumée devant eux. Elle était devenue plus sombre, plus large, et tourbillonnait furieusement.

— Ce n’est pas un feu de cuisine, commenta Shallan.

— En effet, répondit Bluth, la mine sombre. Quelque chose de gros est en train de brûler. Sans doute des chariots. (Il se tourna vers elle.) Quelles que soient les personnes qui se trouvent là-bas, on dirait que ça a mal tourné pour elles.

Sous forme d’érudit, réflexion et patience,

Mais toute ambition a ses torts.

Bien qu’étude et zèle en soient la récompense,

Perte d’innocence est son triste sort.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 69e couplet.

Les nouveaux arrivent, gancho, annonça Lopen en mordant dans son repas enveloppé dans du papier. Ils portent leur uniforme et ils parlent comme de vrais hommes. C’est drôle, ça ne leur a pris que quelques jours. Il nous avait fallu des semaines.

— Aux autres hommes, mais pas à vous, Lopen, observa Kaladin, qui s’abritait les yeux du soleil en s’appuyant sur sa lance. (Il se trouvait toujours sur le terrain d’entraînement des pâles-iris, à surveiller Adolin et Renarin – ce dernier recevait ses premières leçons de Zahel, le maître bretteur.) Vous vous êtes montré communicatif dès le jour où nous vous avons rencontré.

— Ben, vous savez, c’était une vie agréable.

— Agréable ? On venait de vous désigner pour porter des ponts de siège jusqu’à mourir sur les plateaux.

— Ben ouais, répondit Lopen en prenant une bouchée. (Son repas ressemblait à un épais morceau de pain sans levain enveloppant quelque chose de gluant. Lopen se lécha les lèvres, puis le tendit à Kaladin pour libérer sa seule main afin de pouvoir fouiller un moment dans sa poche.) Y a de mauvais jours comme y en a de bons. Ça finit toujours par s’équilibrer.

— Vous êtes un type étrange, Lopen, commenta Kaladin en inspectant le « repas » qu’il dégustait l’instant d’avant. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une chouta.

— Une quoi ?

Chou-ta. Une spécialité herdazienne, gon. C’est délicieux. Vous pouvez prendre une bouchée si ça vous chante.

Il semblait s’agir de morceaux d’une viande indéfinissable baignant dans un liquide foncé, le tout enveloppé d’un pain trop épais.

— C’est répugnant, commenta Kaladin en le rendant à Lopen qui lui tendait un morceau de carapace tiré de sa poche, sur lequel des glyphes étaient inscrits des deux côtés.

— Vous ne savez pas ce que vous perdez, répondit Lopen en prenant une nouvelle bouchée.

— Vous ne devriez pas vous balader en mangeant comme ça, commenta Kaladin. C’est impoli.

— Nan, c’est pratique. Vous voyez, c’est bien enveloppé. On peut se promener, faire des trucs et manger en même temps…

— Et négligé, en plus, ajouta Kaladin en inspectant le coquillage.

Il détaillait le recensement établi par Sigzil du nombre d’hommes dont ils disposaient, de la quantité de nourriture dont Roc pensait avoir besoin, ainsi que l’estimation par Teft du nombre d’anciens hommes de pont en mesure d’être formés.

Ce dernier chiffre était assez élevé. Si les hommes de pont survivaient, ils développaient leur force à porter des ponts. Comme Kaladin l’avait prouvé de première main, ils faisaient par conséquent d’excellents soldats, à condition qu’on parvienne à les motiver.

De l’autre côté de la carapace, Sigzil avait dessiné un trajet que Kaladin pouvait emprunter pour patrouiller à l’extérieur des camps de guerre. Il aurait bientôt assez de jeunes pousses prêtes à commencer les patrouilles dans la zone extérieure aux camps de guerre, comme il avait promis à Dalinar de le faire. Teft pensait que ce serait une bonne chose que Kaladin y aille lui-même, car ça permettrait aux nouveaux de passer du temps avec lui.

— Tempête majeure ce soir, observa Lopen. D’après Sig, elle surviendra deux heures après le coucher du soleil. Il pensait que vous voudriez vous y préparer.

Kaladin hocha la tête. Une nouvelle occasion de voir apparaître ces chiffres mystérieux – les deux fois précédentes, ça s’était produit lors de tempêtes majeures. Il allait s’assurer tout particulièrement que Dalinar et sa famille soient surveillés.

— Merci pour le rapport, dit Kaladin en rangeant le coquillage dans sa poche. Dites à Sigzil que l’itinéraire qu’il suggère m’éloigne trop des camps. Demandez-lui d’en tracer un autre. Et puis dites à Teft que j’ai besoin que plusieurs autres hommes viennent ici aujourd’hui pour relever Moash et Drehy. Ils ont fait trop d’heures récemment. Je surveillerai moi-même Dalinar ce soir – suggérez au haut-prince qu’il serait pratique que toute sa famille soit rassemblée pendant la tempête.

— Si les vents le veulent, gon, répondit Lopen en prenant sa dernière bouchée de chouta. (Puis il se mit à siffler en regardant le terrain d’entraînement.) Alors ça, c’est quelque chose, non ?

Kaladin suivit son regard. Adolin, qui avait laissé son frère avec Zahel, exécutait à présent une séquence d’entraînement à l’aide de sa Lame d’Éclat. Il tournoyait gracieusement sur le sable en agitant son épée à gestes amples et fluides.

Sur un Porte-Éclat entraîné, la Cuirasse ne semblait jamais disgracieuse. Imposante, resplendissante, elle s’adaptait à la silhouette du porteur. Adolin reflétait la lumière du soleil comme un miroir tandis qu’il agitait son épée, enchaînant les postures. Kaladin savait qu’il ne s’agissait que d’une séquence d’échauffement, plus impressionnante que fonctionnelle. On ne faisait jamais ces choses-là sur le champ de bataille, même si un grand nombre de postures et de coups individuels représentaient des mouvements pratiques.

Malgré tout, Kaladin dut réprimer sa stupeur. Les Porte-Éclat en Cuirasse paraissaient inhumains lorsqu’ils se battaient, plus proches des Hérauts que des hommes.

Il surprit Syl assise au bord du toit en surplomb près d’Adolin, en train d’observer le jeune homme. Elle était trop loin pour que Kaladin distingue son expression.

Adolin termina son échauffement par un mouvement au cours duquel il tomba sur un genou et plongea sa Lame d’Éclat dans le sol. Elle s’enfonça jusqu’à mi-lame, puis disparut lorsqu’il la relâcha.

— Je l’ai déjà vu invoquer cette arme, commenta Kaladin.

— Ouais, gancho, sur le champ de bataille, quand on a sauvé la maudite carcasse de Sadeas.

— Non, avant ça, répondit Kaladin, se rappelant un incident avec une prostituée dans le camp de Sadeas. Il a sauvé quelqu’un qui se faisait brutaliser.

— Tiens, commenta Lopen. Alors il ne doit pas être si mauvais ?

— Sans doute. Enfin bref, filez. Assurez-vous d’envoyer cette équipe de remplacement.

Lopen le salua puis récupéra Shen, qui inspectait des épées d’entraînement le long du côté de la cour. Ensemble, ils s’éloignèrent d’un pas rapide pour aller exécuter les ordres.

Kaladin fit sa tournée pour aller voir Moash et les autres avant de se diriger là où Renarin était assis sur le sol, toujours en armure, devant son nouveau maître.

Zahel, l’ardent au regard ancien, était assis avec une posture solennelle qui contredisait sa barbe irrégulière.

— Vous allez devoir réapprendre à vous battre en portant cette Cuirasse. Elle modifie la façon dont un homme marche, bouge, tient son arme.

— Je… (Renarin baissa les yeux. C’était très curieux de voir un homme chaussé de lunettes dans cette magnifique armure.) Je ne vais pas devoir réapprendre à me battre, maître ; je n’ai jamais appris.

Zahel répondit par un grognement.

— C’est une bonne chose. Ça veut dire que je n’aurai pas de mauvaises habitudes à vous faire perdre.

— Oui, maître.

— Dans ce cas, poursuivit Zahel, nous allons commencer en douceur. Il y a des marches dans le coin, là-bas. Montez sur le toit du terrain de duel, puis sautez.

Renarin leva vivement les yeux.

— Sauter ?

— Je suis vieux, mon garçon, répondit Zahel. Si vous m’obligez à me répéter, ça me fait manger des fleurs amères.

Kaladin fronça les sourcils, et Renarin inclina la tête, puis le regarda d’un air interrogateur. Kaladin haussa les épaules.

— Manger… quoi ? demanda Renarin.

— Ça veut dire que je me mets en colère, aboya Zahel. Vous autres, vous ne connaissez jamais les bonnes expressions. Allez-y !

Renarin se leva d’un bond, soulevant un nuage de sable, et s’éloigna précipitamment.

— Votre casque, mon garçon ! lui cria Zahel.

Renarin s’arrêta puis revint sur ses pas, ramassa son casque par terre et faillit trébucher ce faisant. Il se retourna, déséquilibré, et courut maladroitement vers l’escalier. Il faillit percuter une colonne.

Kaladin ricana tout bas.

— Tiens, le garde, lui lança Zahel, vous imaginez que vous feriez mieux la première fois que vous porteriez une Cuirasse d’Éclat ?

— Je ne crois pas que j’oublierais mon casque, affirma Kaladin, qui posa sa lance sur son épaule et s’étira. Si Dalinar Kholin compte obliger les autres hauts-princes à se tenir à carreau, je crois qu’il aura besoin de meilleurs Porte-Éclat que celui-ci. Il aurait dû attribuer cette Cuirasse à quelqu’un d’autre.

— Vous, par exemple ?

— Jamais de la vie, répondit Kaladin un peu trop brusquement. Je suis un soldat, Zahel. Je ne veux rien avoir à faire avec les Éclats. Ce garçon est sympathique mais je ne confierais jamais des hommes à son commandement, sans parler d’une armure qui pourrait garder en vie un bien meilleur soldat sur le champ de bataille – voilà tout.

— Il va vous surprendre, déclara Zahel. Je lui ai servi tout le discours comme quoi « Je suis votre maître et vous allez faire ce que je dis », et il m’a vraiment écouté.

— Tous les soldats entendent ces mots lors de leur premier jour, rétorqua Kaladin. Parfois, ils écoutent. Que ce garçon l’ait fait n’a rien de remarquable en soi.

— Si vous saviez combien de pâles-iris de dix ans trop gâtés j’ai vu passer ici, commenta Zahel, vous penseriez que si. Je croyais qu’un jeune homme de dix-neuf ans comme lui serait insupportable. Et ne le traitez pas de garçon, jeune homme. Il ne doit pas être très loin de votre âge, et c’est le fils de l’humain le plus puissant de ce…

Il s’interrompit lorsqu’un raclement au-dessus du bâtiment annonça le moment où Renarin Kholin chargeait pour se jeter dans les airs, martelant de ses bottes les pierres de couronnement du toit. Il survola la cour sur trois mètres environ (les Porte-Éclat entraînés étaient capables de faire bien mieux) avant de se mettre à gigoter comme une anguille céleste agonisante et de retomber lourdement sur le sable.

Zahel se tourna vers Kaladin, haussant un sourcil.

— Qu’y a-t-il ? demanda Kaladin.

— Enthousiasme, obéissance, aucune peur du ridicule, énonça Zahel. Je peux lui apprendre à se battre, mais ces qualités-là sont innées. Ce garçon s’en sortira très bien.

— À supposer qu’il n’atterrisse sur personne, répondit Kaladin.

Renarin se remit sur pied. Il baissa les yeux, comme surpris de ne rien s’être cassé.

— Remontez et recommencez ! lui lança Zahel. Cette fois, tombez tête la première !

Renarin hocha la tête, puis se retourna et s’éloigna en courant vers l’escalier.

— Vous voulez qu’il prenne conscience que la Cuirasse le protège, dit Kaladin.

— Une partie de l’utilisation de la Cuirasse consiste à connaître ses limites, répondit Zahel en se retournant vers lui. Et puis, je veux simplement qu’il bouge en la portant. Quoi qu’il en soit, il écoute, et c’est une bonne chose. Ce sera un véritable plaisir de l’instruire. Vous, en revanche, c’est une autre histoire.

Kaladin leva la main.

— Merci, mais non.

— Vous refuseriez l’occasion de vous entraîner auprès d’un maître d’armes qualifié ? demanda Zahel. Je peux compter sur les doigts de la main le nombre de sombres-iris à qui j’ai vu offrir cette chance.

— Oui, eh bien, je suis déjà passé par la case « nouvelle recrue ». Je me suis fait crier dessus par des sergents, j’ai été exploité jusqu’à l’os, j’ai marché pendant des heures d’affilée. Vraiment, je n’en ai pas besoin.

— Ce n’est pas du tout la même chose, s’exclama Zahel en faisant signe à l’un des ardents qui passaient là.

L’homme portait une Lame d’Éclat avec des protections métalliques par-dessus les bords tranchants, l’une de celles que le roi fournissait pour l’entraînement.

Zahel lui prit la Lame et la brandit. Kaladin la désigna du menton.

— Qu’est-ce que c’est que ça, sur la Lame ?

— Personne ne sait précisément, répliqua Zahel en décrivant un ample mouvement avec l’arme. Quand on les place sur les bords de la Lame, ils s’adaptent à sa forme et la rendent assez émoussée pour qu’elle ne représente aucun danger. Une fois séparés des armes, ils se brisent avec une étonnante facilité. Tout seuls, ils sont inutiles au combat. Mais parfaits pour l’entraînement.

Kaladin émit un grognement. Une invention ancienne, employée pour l’entraînement ? Zahel inspecta un moment la Lame d’Éclat, puis la pointa directement vers Kaladin.

Bien qu’elle soit ainsi neutralisée, bien qu’il sache que cet homme ne l’attaquerait pas vraiment, Kaladin éprouva un instant de panique. Une Lame d’Éclat. Celle-ci possédait une forme élancée avec une large garde, et les dix glyphes fondamentaux gravés sur les côtés plats de la lame. Bien qu’elle soit large d’une paume et longue d’au moins un mètre quatre-vingts, Zahel la tenait d’une main sans paraître déséquilibré.

— Niter, lui dit Zahel.

— Pardon ? demanda Kaladin, fronçant les sourcils.

— C’était le chef de la garde Cobalt avant vous, expliqua Zahel. C’était quelqu’un de bien, ainsi qu’un ami. Il est mort en protégeant les hommes de la Maison Kholin. Maintenant, c’est vous qui avez écopé de ce boulot de toutes les Damnations, et vous aurez le plus grand mal à vous montrer à moitié aussi bon que lui.

— Je ne vois pas le rapport avec la Lame que vous agitez devant moi.

— Toute personne qui envoie des assassins s’en prendre à Dalinar ou à ses fils sera forcément puissante, répondit Zahel. Elle aura accès à des Porte-Éclat. C’est à ça que vous allez vous frotter, mon garçon. Vous aurez besoin d’un entraînement bien plus grand que celui d’un lancier sur le champ de bataille. Avez-vous déjà combattu un homme qui tienne l’une de ces armes ?

— Une ou deux fois, répliqua Kaladin en s’appuyant contre la colonne la plus proche.

— Ne me mentez pas.

— C’est la vérité, l’assura Kaladin en soutenant son regard. Demandez à Adolin de quoi j’ai tiré son père il y a quelques semaines.

Zahel baissa l’épée. Derrière lui, Renarin plongea du toit tête la première et heurta lourdement le sol. Il geignit à l’intérieur de sa Cuirasse et se retourna. De la Flamme s’échappait de son casque, mais il semblait indemne par ailleurs.

— Beau travail, prince Renarin, lui lança Zahel sans regarder. Maintenant, faites encore quelques sauts et voyez si vous arrivez à atterrir sur vos pieds.

Renarin se releva et s’éloigna en cliquetant.

— Bon, très bien, reprit Zahel, agitant la Lame d’Éclat dans les airs. Voyons de quoi vous êtes capable, gamin. Persuadez-moi de vous laisser tranquille.

Pour toute réaction, Kaladin leva sa lance et adopta une posture défensive, un pied en arrière, l’autre en avant. Il tenait son arme avec l’extrémité du manche vers l’avant plutôt que la pointe. Près de là, Adolin s’entraînait avec l’un des maîtres, qui portait la seconde Lame du roi ainsi qu’une Cuirasse.

Comment allaient-ils s’y prendre ? Si Zahel touchait la lance de Kaladin, feraient-ils comme s’il l’avait traversée ?

L’ardent lui fonça dessus à toutes jambes, brandissant la Lame à deux mains. Le calme et la concentration familiers du combat enveloppèrent Kaladin. Il n’aspira pas de Fulgiflamme. Il devait s’assurer de ne pas trop se reposer sur elle.

Attention à cette Lame d’Éclat, se dit-il en s’avançant, s’efforçant de se retrouver trop près de l’arme pour qu’elle le touche. Lorsqu’on affrontait un Porte-Éclat, tout tournait autour de cette Lame. Cette Lame que rien ne pouvait arrêter, qui ne se contentait pas de tuer le corps mais tranchait l’âme elle-même. Cette Lame…

Zahel la laissa tomber.

Elle toucha terre tandis que Zahel se retrouvait à portée de Kaladin. Celui-ci s’était trop concentré sur l’arme et, alors même qu’il tentait de mettre sa lance en position pour frapper, Zahel fit volte-face et lui enfonça son poing dans l’estomac. Le coup de poing suivant, qui visait le visage, envoya valser Kaladin sur le sol du terrain d’entraînement.

Il roula aussitôt, ignorant les sprènes de douleur qui se tortillaient dans le sable. Il se releva alors que la tête lui tournait. Il sourit.

— Alors ça, c’est un joli coup.

Zahel se dirigeait déjà vers Kaladin, ayant récupéré sa Lame. Kaladin recula précipitamment sur le sable, lance toujours orientée vers l’avant, et se tint à distance. Zahel savait s’y prendre avec une Lame. Il ne se battait pas comme Adolin ; moins de coups amples, davantage de coups par en dessus, rapides et furieux. Il força Kaladin à faire le tour du terrain à reculons.

Il va se fatiguer de la tenir en l’air, dictait l’instinct de Kaladin. Garde-le en mouvement.

Après avoir presque entièrement fait le tour, Zahel ralentit ses attaques et se retourna plus franchement sur Kaladin, guettant une ouverture.

— Si j’avais une Cuirasse, vous seriez en fâcheuse posture, commenta Zahel. Je serais plus rapide et je ne me fatiguerais pas.

— Mais vous n’en avez pas.

— Et si quelqu’un qui en porte une vient s’en prendre au roi ?

— Je changerai de tactique.

Zahel émit un grognement tandis que Renarin tombait lourdement à terre non loin d’eux. Le prince garda presque son équilibre, mais trébucha et bascula sur le côté, glissant dans le sable.

— Eh bien, répondit Zahel, si c’était une vraie tentative d’assassinat, je changerais de tactique, moi aussi.

Il se précipita vers Renarin.

Kaladin jura et courut derrière lui.

Aussitôt, Zahel fit volte-face, s’arrêta en dérapant dans le sable et tournoya pour porter un coup puissant à deux mains. Il toucha la lance de Kaladin avec un craquement qui résonna dans tout le terrain d’entraînement. Si la Lame n’avait pas été munie d’une protection, elle aurait fendu la lance en deux et peut-être éraflé la poitrine de Kaladin.

Un ardent qui observait le spectacle jeta une moitié de lance à celui-ci. Ils avaient attendu que sa lance soit « tranchée » et voulaient, dans la mesure du possible, reproduire un combat véritable. Non loin de là, Moash venait d’arriver, l’air inquiet, mais plusieurs ardents l’interceptèrent pour lui expliquer la situation.

Kaladin se retourna vers Zahel.

— Lors d’un véritable combat, déclara ce dernier, j’aurais peut-être déjà atteint le prince.

— Lors d’un véritable combat, répondit Kaladin, je vous aurais peut-être transpercé avec ma demi-lance quand vous me pensiez désarmé.

— Je n’aurais pas commis cette erreur.

— Alors nous devons estimer que je n’aurais pas commis l’erreur de vous laisser atteindre Renarin.

Un rictus étira les lèvres de Zahel. Ça semblait une expression dangereuse sur son visage. Le voyant avancer, Kaladin comprit : il ne serait pas question cette fois de reculer et d’esquiver. S’il protégeait un membre de la famille de Dalinar, Kaladin n’aurait pas cette possibilité. À la place, il devait faire semblant de le tuer.

Ce qui signifiait l’attaquer.

Un combat prolongé au corps à corps favoriserait Zahel, car Kaladin ne pouvait pas bloquer une Lame d’Éclat. La meilleure tactique consistait à frapper vite en espérant réussir à le toucher très tôt. Kaladin se précipita vers l’avant, puis se jeta à genoux et glissa sur le sable en dessous de la lame de Zahel. Ça lui permettrait de se retrouver tout près et…

D’un coup de pied, Zahel frappa Kaladin au visage.

La vision brouillée, Kaladin planta sa lance factice dans la jambe de Zahel. La Lame du maître s’abattit une seconde plus tard et s’arrêta à la jonction du cou et de l’épaule de Kaladin.

— Vous êtes mort, mon garçon, annonça Zahel.

— Vous avez une lance à travers la jambe, répondit Kaladin, à bout de souffle. Vous n’allez pas pourchasser Renarin comme ça. J’ai gagné.

— Mais vous êtes mort quand même, répliqua Zahel.

— Mon travail consiste à vous empêcher de tuer Renarin. Avec ce que je viens de faire, il s’échappe. Peu importe que le garde du corps soit mort.

— Et si l’assassin a un ami ? demanda une autre voix derrière Kaladin.

Il se retourna pour voir Adolin en Cuirasse, avec la pointe de sa Lame plantée devant lui dans le sol. Il avait retiré son casque et le tenait d’une main, l’autre reposant sur la garde de la Lame.

— S’ils étaient deux, porte-pont ? ajouta Adolin avec un rictus narquois. Seriez-vous capable d’affronter deux Porte-Éclat à la fois ? Si je voulais tuer mon père ou le roi, je n’en enverrais jamais un seul.

Kaladin se leva et fit rouler son épaule. Il croisa et soutint le regard d’Adolin. Si condescendant, si sûr de lui. Sale petit arrogant.

— Bon, intervint Zahel. Je suis sûr qu’il comprend où vous voulez en venir, Adolin. Pas la peine…

Kaladin se rua vers le prinçaillon, et il lui sembla entendre Adolin glousser de rire tandis qu’il enfilait son casque.

Quelque chose bouillonna en Kaladin.

Le Porte-Éclat sans nom qui avait tué ses amis en si grand nombre.

Sadeas, assis dans son armure rouge, la posture royale.

Amaram, tenant dans ses mains une épée tachée de sang.

Kaladin hurla tandis que la Lame non protégée d’Adolin le visait selon l’un de ces coups amples qu’Adolin pratiquait à l’entraînement. Kaladin s’arrêta net, leva sa demi-lance et laissa la Lame le frôler de près. Puis il cogna violemment le revers de la Lame d’Éclat à l’aide de sa lance, déviant le poignet d’Adolin sur le côté et l’empêchant ainsi d’enchaîner comme il l’avait prévu.

Kaladin se précipita vers l’avant et jeta son épaule contre le prince. C’était pratiquement comme foncer dans un mur. Une vive douleur s’enflamma dans son épaule mais son élan, combiné à l’effet de surprise, déséquilibra Adolin. Kaladin l’obligea à reculer, et le Porte-Éclat bascula lourdement à terre avec un grognement surpris.

Renarin émit un bruit similaire lorsqu’il tomba sur le sol près de là. Kaladin leva sa demi-lance comme un poignard pour en frapper la visière d’Adolin. Malheureusement, ce dernier avait renvoyé sa Lame au cours de leur chute. Le prinçaillon réussit à placer sa main gantée en dessous de Kaladin.

Celui-ci abattit son arme vers le bas.

Adolin se souleva d’une main.

Le coup manqua sa cible ; à la place, Kaladin se retrouva projeté dans les airs par la force accrue d’un Porte-Éclat. Il se débattit dans le vide avant de retomber deux mètres plus loin, raclant le sable de tout son flanc, réveillant la douleur de l’épaule qui avait heurté Adolin. Kaladin eut le souffle coupé.

— Imbécile ! hurla Zahel.

Kaladin geignit et roula sur le dos. La tête lui tournait.

— Vous auriez pu tuer ce garçon !

Il s’adressait à Adolin, quelque part, loin de là.

— Il m’a attaqué ! répondit la voix d’Adolin, étouffée par le casque.

— Vous l’avez défié, jeune crétin.

La voix de Zahel était plus proche.

— Dans ce cas, il l’a cherché, rétorqua le prince.

La douleur. Quelqu’un à côté de Kaladin. Zahel ?

— Vous portez une Cuirasse, Adolin. (Oui, c’était Zahel qui s’agenouillait au-dessus de Kaladin, dont les yeux refusaient d’accommoder.) On ne jette pas un partenaire d’entraînement sans armure comme un fagot de bois. Votre père vous a mieux éduqué que ça !

Kaladin inspira vivement et s’obligea à ouvrir les yeux. La Fulgiflamme contenue dans la bourse à sa ceinture pénétra en lui. Pas trop. Ne les laisse pas voir. Ne les laisse pas te le reprendre !

La douleur s’évanouit. Son épaule se ressouda – il ignorait s’il l’avait brisée ou simplement déboîtée. Zahel poussa un cri de surprise en voyant Kaladin se relever et se ruer vers Adolin.

Le prince recula en titubant, la main sur le côté pour invoquer sa Lame. Dans un nuage de sable, Kaladin souleva d’un coup de pied sa lance tombée à terre, puis la saisit en plein air alors qu’il approchait de son adversaire.

Soudain, toute sa force le déserta. La tempête qui faisait rage en lui disparut sans prévenir et il tituba, le souffle coupé par la douleur qui transperçait à nouveau son épaule.

D’un poing ganté, Adolin l’attrapa par le bras. La Lame d’Éclat du prince se forma dans son autre main mais, au même moment, une deuxième Lame s’arrêta contre le cou de Kaladin.

— Vous êtes mort, annonça Zahel, derrière lui. Une fois de plus.

Kaladin se laissa tomber au milieu du terrain d’entraînement et lâcha sa demi-lance. Il se sentait totalement épuisé. Que s’était-il passé ?

— Allez aider votre frère à apprendre à sauter, ordonna Zahel à Adolin.

Pourquoi avait-il le droit de donner des ordres aux princes ?

Adolin reparti, Zahel s’agenouilla près de Kaladin.

— Vous ne bronchez pas quand quelqu’un vous vise à l’aide d’une Lame. Vous avez déjà combattu des Porte-Éclat, c’est ça ?

— Ouais.

— Dans ce cas, vous avez de la chance d’être en vie, répondit Zahel en tâtant l’épaule de Kaladin. Vous avez de la ténacité. À un degré qui confine à la bêtise. Vous êtes en bonne condition, et vous réfléchissez bien lors d’un combat. Mais vous savez à peine ce que vous faites contre les Porte-Éclat.

— Je…

Que pouvait-il répondre ? Zahel avait raison. Prétendre le contraire relèverait de l’arrogance. Deux combats – trois, s’il comptait celui d’aujourd’hui – ne faisaient pas de lui un expert. Il grimaça quand Zahel tâta un tendon douloureux. De nouveaux sprènes de douleur apparurent sur le sol. Il leur donnait du travail, aujourd’hui.

— Rien de cassé ici, déclara Zahel avec un grognement. Comment vont vos côtes ?

— Très bien, répondit Kaladin en se rallongeant sur le sol, regardant fixement le ciel.

— En tout cas, je ne vais pas vous obliger à apprendre, ajouta Zahel en se levant. Je ne crois même pas que je serais capable de vous y obliger.

Kaladin ferma très fort les yeux. Il se sentait humilié, mais pourquoi donc ? Il avait déjà perdu des duels d’entraînement. Ce n’était pas la première fois.

— Vous me faites beaucoup penser à lui, déclara Zahel. Adolin non plus ne voulait pas me laisser l’instruire. Au départ, en tout cas.

Kaladin ouvrit les yeux.

— Je ne lui ressemble pas du tout.

Zahel éclata d’un rire sonore en entendant ces mots, puis se leva et s’éloigna en gloussant, comme si c’était la meilleure blague au monde. Kaladin resta étendu sur le sable à fixer le ciel d’un bleu profond, à écouter les hommes s’entraîner. Enfin, Syl voleta vers lui et atterrit sur sa poitrine.

— Que s’est-il passé ? demanda Kaladin. La Fulgiflamme m’a déserté. Je l’ai sentie partir.

— Qui protégeais-tu ? s’enquit Syl.

— Je… je m’entraînais à me battre, comme je le faisais avec Skar et Roc dans les gouffres.

— C’est vraiment ce que tu faisais ? insista Syl.

Il l’ignorait lui-même. Il demeura étendu là, à fixer le ciel, jusqu’à ce qu’il retrouve son souffle et s’oblige à se lever en geignant. Il s’épousseta, puis s’en alla voir ce que faisaient Moash et les autres gardes. En chemin, il aspira un peu de Fulgiflamme, qui guérit lentement son épaule et apaisa ses ecchymoses.

Celles qui étaient physiques, en tout cas.

CINQ

ANS

ET

DEMI

PLUS

TÔT

La nouvelle robe de Shallan était faite de la soie la plus douce qu’elle ait jamais possédée. Elle frôlait sa peau comme une brise réconfortante. Le poignet gauche se refermait par-dessus la main ; elle était désormais assez âgée pour couvrir sa sage-main. Elle avait autrefois rêvé de porter une robe de femme. Sa mère et elle…

Sa mère…

Le silence se fit dans l’esprit de Shallan. Comme une bougie soudain éteinte, elle cessa de réfléchir. Elle se laissa aller dans son fauteuil, les jambes ramenées en dessous d’elle, les mains sur son giron. La morne salle à manger en pierre grouillait d’activité tandis que le manoir Davar se préparait pour ses invités. Shallan ignorait lesquels ; elle savait simplement que son père voulait que les lieux soient impeccables.

Elle ne pouvait cependant y contribuer en rien.

Deux servantes passèrent d’un air affairé.

— Elle a vu, chuchota l’une des deux à l’autre, qui était nouvelle. La pauvre était dans la pièce quand ça s’est produit. Elle n’a pas prononcé un mot depuis cinq mois. Le maître a tué sa propre épouse et son amant, mais ne laisse pas…

Elles continuèrent à parler, mais Shallan ne les entendait plus.

Elle garda les mains sur son giron. Le bleu éclatant de sa robe était la seule couleur véritable dans la pièce. Elle était assise sur l’estrade, près de la haute table. Une demi-douzaine de servantes en tenue marron, la sage-main gantée, récuraient le sol et astiquaient les meubles. Des parshes apportèrent quelques tables supplémentaires. Une servante ouvrit les fenêtres pour laisser s’engouffrer l’air humide et frais que la dernière tempête majeure avait laissé dans son sillage.

Shallan entendit à nouveau citer son nom. Les servantes pensaient apparemment, parce qu’elle ne parlait pas, qu’elle n’entendait pas non plus. Elle se demandait parfois si elle était invisible. Peut-être n’existait-elle pas vraiment. Ce serait agréable…

La porte du vestibule s’ouvrit brusquement et Nan Helaran entra. Grand, musclé, menton carré. Son frère aîné était un homme. Quant aux autres… c’étaient des enfants. Même Tet Balat, qui avait atteint l’âge adulte. Helaran balaya la pièce du regard, cherchant peut-être leur père. Puis il s’approcha de Shallan, un petit paquet sous le bras. Les servantes s’empressèrent de lui céder le passage.

— Bonjour, Shallan, dit Helaran en s’accroupissant près de la table. Tu supervises la réception ?

C’était un endroit comme un autre où se trouver. Papa n’aimait pas qu’elle soit là où l’on ne pouvait pas la surveiller. Il s’inquiétait.

— Je t’ai apporté quelque chose, reprit Helaran en ouvrant son paquet. Je l’ai commandé pour toi à Norpoigne, et le marchand vient tout juste de passer.

Il sortit une sacoche en cuir.

Shallan le prit d’un geste hésitant. Helaran affichait un sourire si large qu’il brillait pratiquement. Difficile d’être maussade dans une pièce où il souriait. Quand il était dans les parages, elle pouvait presque faire comme si… comme si…

Un grand blanc se fit dans son esprit.

— Shallan ? demanda-t-il en la poussant doucement.

Elle ouvrit la sacoche. À l’intérieur se trouvait une liasse de papier à dessins, d’une variété épaisse (et chère) ainsi qu’un jeu de crayons de charbon. Elle porta sa sage-main couverte à ses lèvres.

— Tes dessins me manquaient, lui dit Helaran. Je crois que tu pourrais être très douée, Shallan. Tu devrais t’entraîner davantage.

Elle fit courir les doigts de sa main droite sur le papier, puis prit un crayon. Elle se mit à dessiner. Ça faisait trop longtemps.

— J’ai besoin que tu reviennes, Shallan, lui dit Helaran tout bas.

Elle se voûta tandis que le crayon grattait le papier.

— Shallan ?

Pas de mots. Rien que le dessin.

— Je vais souvent être absent au cours des prochaines années, reprit son frère. J’ai besoin que tu veilles sur les autres pour moi. Je m’inquiète pour Balat. Je lui ai donné un chiot de hachedogue, et il… n’a pas été gentil avec lui. Tu dois être forte, Shallan. Pour eux.

Les servantes s’étaient tues depuis l’arrivée d’Helaran. Des lianes léthargiques s’enroulaient devant la fenêtre toute proche. Le crayon de Shallan continuait à bouger, comme si ce n’était pas elle qui dessinait ; comme si le dessin sortait de la page, que le charbon suintait de sa texture. Pareil à du sang.

Helaran soupira et se releva. Puis il vit ce qu’elle dessinait. Des corps, face contre terre, sur le sol avec…

Il s’empara de la page et la froissa. Shallan sursauta puis eut un mouvement de recul et serra le crayon de ses doigts tremblants.

— Dessine des plantes, lui dit Helaran, et des animaux. Des choses inoffensives, Shallan. Ne t’attarde pas sur ce qui s’est passé.

Des larmes coulèrent le long des joues de Shallan.

— Nous ne pouvons pas encore nous venger, chuchota Helaran. Balat ne peut pas diriger la maison, et je dois partir. Mais bientôt.

La porte s’ouvrit à toute volée. Papa était un homme corpulent, qui portait la barbe au défi de toute mode. Ses habits védènes ignoraient les coupes modernes. Il avait à la place un vêtement de soie pareil à une jupe, que l’on appelait un ulatu, ainsi qu’une chemise ajustée avec une robe par-dessus. Pas de fourrure de vison comme auraient pu en porter ses grands-pères mais, pour le reste, une tenue extrêmement traditionnelle.

Il dépassait Helaran en taille, ainsi que tous les autres occupants du domaine. D’autres parshes entrèrent après lui, chargés de colis de denrées pour les cuisines. Tous trois avaient la peau marbrée, rouge sur noir pour deux d’entre eux, rouge sur blanc pour le troisième. Papa aimait les parshes. Ils ne protestaient jamais.

— Helaran, beugla leur père, j’ai entendu dire que tu avais demandé à l’écurie de préparer l’une de mes voitures ! Pas question que tu repartes te balader !

— Il y a des choses plus importantes dans ce monde, répondit Helaran. Plus importantes encore que toi et tes crimes !

— Ne me parle pas comme ça, répliqua Papa en s’avançant vers lui d’un pas furieux, doigt tendu. Je suis ton père.

Des servantes se réfugiaient près des murs pour éviter de se trouver sur son chemin. Shallan serra la sacoche contre sa poitrine et s’efforça de se cacher dans son fauteuil.

— Tu es un meurtrier, déclara calmement Helaran.

Papa s’arrêta net, le visage soudain rouge sous sa barbe. Puis il se remit en marche.

— Comment oses-tu ! Tu crois que je ne peux pas te faire emprisonner ? Parce que tu es mon héritier, tu crois que je…

Quelque chose apparut dans la main d’Helaran, un trait de brume qui se solidifia en acier argenté. Une Lame d’environ un mètre quatre-vingts de long, épaisse et recourbée, dont le côté qui n’était pas tranchant prenait une forme qui rappelait des flammes ou peut-être des vagues. Une gemme était incrustée au niveau du pommeau et, quand la lumière se reflétait sur le métal, les bords semblaient onduler.

Helaran était un Porte-Éclat. Père-des-tempêtes ! Depuis quand ? Et comment ?

Papa s’interrompit et s’immobilisa. Helaran sauta au bas de la petite estrade, puis leva la Lame d’Éclat au niveau de son père. La pointe toucha sa poitrine.

Papa leva les mains sur les côtés, paumes vers l’avant.

— Tu représentes une corruption ignoble qui pèse sur cette maison, déclara Helaran. Je devrais te planter cette arme en pleine poitrine. Ce serait un acte de clémence.

— Helaran… (Toute colère semblait avoir quitté Papa comme la couleur avait déserté son visage, devenu soudain très blanc.) Tu ne sais pas ce que tu crois savoir. Ta mère…

— Je refuse d’écouter tes mensonges, répliqua Helaran en décrivant une rotation du poignet pour faire pivoter la pointe de l’épée contre la poitrine de son père. Ce serait si facile.

— Non, murmura Shallan.

Helaran inclina la tête, puis se retourna sans bouger l’épée.

— Non, répéta Shallan, s’il te plaît.

— C’est maintenant que tu parles ? s’étonna Helaran. Pour le défendre, lui ?

Il éclata d’un rire féroce, sonore. Il arracha l’épée de la poitrine de son père.

Celui-ci s’assit sur une chaise à dîner, le visage encore blême.

— Une Lame d’Éclat ? Comment l’as-tu trouvée ? Et où ? (Il leva soudain les yeux vers le haut.) Mais non. C’est différent. Tes nouveaux amis ? Ils te confient une fortune pareille ?

— Nous avons une tâche importante à accomplir, répondit Helaran, qui se retourna pour s’approcher de Shallan. (Il posa une main affectueuse sur son épaule et poursuivit un ton plus bas.) Je t’en parlerai un jour, petite sœur. C’est bon d’entendre à nouveau ta voix avant de partir.

— Ne t’en va pas, chuchota-t-elle.

Elle eut l’impression d’avoir de la gaze dans la bouche. Elle n’avait pas parlé depuis des mois.

— Il le faut. S’il te plaît, fais-moi quelques dessins pendant mon absence. Des choses pleines d’imagination. Des jours plus heureux. Tu peux faire ça ?

Elle hocha la tête.

— Adieu, Papa, dit Helaran, qui se retourna et quitta la pièce. Essaie de ne pas tout gâcher en mon absence. Je reviendrai périodiquement m’en assurer.

Sa voix résonna dans le couloir tandis qu’il s’éloignait.

Le clarissime Davar se leva en hurlant. Les quelques domestiques qui restaient dans la pièce s’enfuirent vers les jardins par la porte latérale. Shallan eut un mouvement de recul, horrifiée, quand son père souleva sa chaise et l’abattit contre le mur. D’un coup de pied, il renversa une petite table à manger, puis prit les chaises une par une et les fracassa contre le mur à coups brutaux et répétés.

Inspirant profondément, il tourna les yeux vers elle.

Shallan geignit face à la fureur, à l’absence d’humanité qu’elle lut dans ses yeux. Lorsqu’ils se concentrèrent sur elle, la vie les habita de nouveau. Papa laissa tomber une chaise brisée et tourna le dos à Shallan, comme sous l’effet de la honte, avant de s’enfuir de la pièce.

Forme d’art appliquée pour la beauté des tons.

Les chansons qu’elle crée sont le délice des cœurs.

De l’artiste même incomprises, murmure-t-on.

Mais les sprènes y veillent à leurs heures.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 90e couplet.

Le soleil formait une braise ardente à l’horizon, descendant vers l’oubli, tandis que Shallan et sa petite caravane approchaient de la source de la fumée. Bien que la colonne ait décru, ils voyaient à présent qu’elle provenait de trois sources différentes qui s’élevaient dans les airs pour se fondre en une seule.

Shallan se mit debout dans le chariot cahotant tandis qu’ils gravissaient une dernière colline puis s’arrêtaient sur son flanc, quelques mètres trop tôt pour qu’elle puisse distinguer ce qui se trouvait là-bas. Évidemment ; ce serait une très mauvaise idée si ces bandits attendaient en aval.

Bluth descendit de son chariot et s’avança au pas de course. Il n’était pas d’une agilité renversante, mais c’était le meilleur éclaireur dont ils disposaient. Il s’accroupit, retira son chapeau trop élégant, puis progressa vers le haut de la colline pour jeter un coup d’œil. L’instant d’après, il se redressa sans plus chercher la discrétion.

Shallan bondit au bas de son siège et s’approcha précipitamment, accrochant ses jupes sur les branches tordues des crisse-branches ici et là. Elle atteignit le sommet de la colline juste avant Tvlakv.

Trois chariots de caravane se consumaient doucement, et les vestiges d’un combat jonchaient le sol. Des flèches à terre, un groupe de cadavres entassés. Le cœur de Shallan bondit lorsqu’elle aperçut des survivants parmi les morts. Quelques silhouettes fatiguées ratissaient les décombres ou déplaçaient les corps. Ils n’étaient pas vêtus comme des bandits mais comme d’honnêtes membres d’une caravane. Cinq chariots supplémentaires se rassemblaient à l’autre extrémité du camp. Certains étaient noircis, mais tous paraissaient en état de marche, toujours chargés de marchandises.

Des hommes et femmes armés soignaient leurs blessures – des gardes. Un groupe de parshes effrayés s’occupait des chulls. Ces gens avaient été attaqués, mais ils avaient survécu.

— Par l’haleine de Kelek…, s’exclama Tvlakv. (Il se retourna et fit signe à Bluth et à Shallan de revenir en arrière.) Reculez, avant qu’ils ne nous voient.

— Pardon ? demanda Bluth, qui obéit néanmoins. Mais c’est une autre caravane, comme on l’espérait.

— Oui, et ils n’ont pas besoin de savoir que nous sommes là. Ils voudront peut-être nous parler, et ça pourrait nous ralentir. Regardez !

Il tendit le doigt derrière eux.

Sous la lumière déclinante, Shallan distinguait une ombre au sommet d’une colline, non loin derrière eux – les déserteurs. Elle fit signe à Tvlakv de lui donner sa lunette, ce qu’il fit à contrecœur. La lentille était fendillée, mais Shallan parvint malgré tout à distinguer correctement le groupe. Cette trentaine d’hommes se composait en effet de soldats et, bien qu’ils ne marchent pas en formation ni ne portent d’uniforme, ils semblaient bien équipés.

— Nous devons descendre pour demander de l’aide à l’autre caravane, déclara Shallan.

— Non ! répondit Tvlakv en lui arrachant la lunette des mains. Nous devons nous enfuir ! Les bandits vont voir ce groupe plus riche mais affaibli et s’attaqueront à lui plutôt qu’à nous !

— Et vous croyez qu’ils ne nous poursuivront pas ensuite ? demanda Shallan. Alors que nos traces seront si visibles ? Vous croyez qu’ils ne vont pas nous rattraper dans les jours qui viennent ?

— Il devrait y avoir une tempête majeure ce soir, objecta Tvlakv. Elle va peut-être couvrir notre piste, emporter les carapaces des plantes que nous écrasons.

— C’est peu probable, répliqua Shallan. Si nous nous allions à cette petite caravane, nous pouvons ajouter nos effectifs réduits aux leurs. Nous pouvons résister. C’est…

Bluth leva soudain une main et se retourna.

— Un bruit.

Il fit volte-face et s’empara de son gourdin.

Une silhouette se tenait non loin de là, masquée par les ombres. Apparemment, la caravane d’en bas possédait son propre éclaireur.

— Vous les avez conduits droit vers nous, n’est-ce pas ? demanda une voix féminine. Que sont-ils ? Des bandits ?

Tvlakv leva sa sphère, dévoilant l’éclaireur comme une femme pâle-iris de taille moyenne à la carrure maigre et nerveuse. Elle portait un pantalon et un long manteau qui ressemblait presque à une robe, fermé par une boucle à la taille. Elle arborait un gant brun clair à la sage-main et parlait aléthi sans accent.

— Je…, bredouilla Tvlakv. Je ne suis qu’un humble marchand, et…

— Ceux qui nous pourchassent sont certainement des bandits, l’interrompit Shallan. Ils nous ont poursuivis toute la journée.

La femme jura et leva sa propre lunette.

— Bien équipés, marmonna-t-elle. Des déserteurs, je dirais. Comme si la situation n’était pas déjà assez grave. Yix !

Une deuxième silhouette se leva près de là, vêtue d’habits ternes, couleur de pierre. Shallan sursauta. Comment avait-elle pu ne pas le voir ? Il était si près ! Il portait une épée à la taille. Un pâle-iris ? Non, un étranger, à en juger par ses cheveux dorés. Elle ne savait jamais très bien ce que la couleur de leurs yeux révélait sur leur statut social. Il n’y avait pas d’individus aux yeux clairs dans la région makabakie, mais ils possédaient des rois, et quasiment tous les habitants d’Iri avaient les yeux jaune clair.

Il s’approcha en courant, mains sur son arme, surveillant Bluth et Tag avec une franche hostilité. La femme lui adressa quelques mots dans une langue que Shallan ne connaissait pas ; il hocha la tête puis se dirigea d’un pas pressé vers la caravane en contrebas. L’éclaireuse le suivit.

— Attendez, lui lança Shallan.

— Je n’ai pas le temps de discuter, aboya-t-elle. Nous avons deux groupes de bandits à combattre.

— Deux ? s’étonna Shallan. Vous n’avez pas vaincu celui qui vous a attaqués un peu plus tôt ?

— Nous les avons repoussés, mais ils vont bientôt revenir. (La femme hésita sur le flanc de la colline.) Le feu était accidentel, je crois. Ils se servaient de tisons allumés pour nous effrayer. Ils se sont retirés pour nous laisser combattre le feu, comme ils ne voulaient pas perdre davantage de biens.

Deux groupes, dans ce cas. Des bandits devant et derrière eux. Shallan se surprit à transpirer dans l’air froid tandis que le soleil disparaissait enfin en dessous de l’horizon à l’ouest.

La femme regardait vers le nord, où son groupe de bandits avait dû se retirer.

— Ouais, ils vont revenir, affirma-t-elle. Ils voudront en finir avec nous avant l’arrivée de la tempête de ce soir.

— Je vous offre ma protection, s’entendit répondre Shallan.

— Votre protection ? répéta l’éclaireuse en se retournant vers Shallan, l’air incrédule.

— Vous pouvez nous accepter dans votre campement, mes hommes et moi, poursuivit Shallan. Je m’assurerai de votre sécurité ce soir. Ensuite, j’aurai besoin de vos services pour me conduire jusqu’aux Plaines Brisées.

La femme éclata de rire.

— Qui que vous puissiez bien être, vous avez du cran. Vous pouvez vous joindre à notre camp, mais vous allez mourir ici avec nous autres !

Des cris s’élevèrent depuis la caravane. L’instant d’après, une volée de flèches transperça la nuit depuis cette direction pour cribler les chariots et les caravaniers.

Hurlements.

Des bandits suivirent, émergeant de l’obscurité. Ils étaient beaucoup moins bien équipés que les déserteurs, mais n’avaient pas besoin de l’être mieux. Il restait moins d’une douzaine de gardes à la caravane. La femme jura et dévala la colline en courant.

Shallan frémit, regardant ce massacre brutal avec des yeux écarquillés. Puis elle se retourna et se dirigea vers les chariots de Tvlakv. Ce frisson soudain lui était familier. Le grand froid associé aux moments de révélation. Elle savait ce qu’elle devait faire. Elle ignorait si ça fonctionnerait, mais elle voyait clairement la solution – comme les traits d’un dessin s’assemblant pour transformer des gribouillis aléatoires en une image complète.

— Tvlakv, dit-elle, emmenez Tag en bas et essayez d’aider ces gens à se battre.

— Quoi ? s’exclama-t-il. Non. Non, je ne vais pas risquer ma vie pour vos bêtises.

Elle soutint son regard dans la pénombre, et il s’arrêta net. Elle savait qu’elle dégageait une faible lueur ; elle sentait la tempête se déchaîner en elle.

— Faites-le. (Elle le planta là pour regagner son chariot.) Bluth, orientez ce chariot dans l’autre sens.

Il se tenait près du chariot avec une sphère, baissant les yeux vers quelque chose qu’il tenait à la main. Une feuille de papier ? Bluth ne pouvait tout de même pas connaître les glyphes ?

— Bluth ! aboya Shallan en montant dans le chariot. Il faut qu’on bouge. Tout de suite !

Il se secoua, puis rangea le papier et monta précipitamment sur le banc à côté d’elle. Il fouetta le chull pour le faire tourner.

— Qu’est-ce qu’on est en train de faire ? demanda-t-il.

— On se dirige vers le sud.

— Vers les bandits ?

— Oui.

Pour une fois, il lui obéit sans se plaindre et cravacha le chull pour le faire accélérer – comme s’il était impatient d’en finir avec tout ça. Le chariot s’ébranla et trembla tandis qu’ils descendaient une colline pour en gravir une autre.

Une fois parvenus au sommet, ils regardèrent le groupe qui montait vers eux. Les hommes portaient des torches et des lanternes à sphères, ce qui permit à Shallan de distinguer leur visage. De sombres expressions sur des hommes sinistres à l’arme dégainée. Leurs plastrons ou leurs gilets en cuir avaient peut-être autrefois comporté des symboles d’allégeance, mais elle voyait l’emplacement où ils avaient été découpés ou arrachés.

Les déserteurs la regardaient avec une stupéfaction manifeste. Ils ne s’étaient pas attendus à ce que leur proie vienne à eux. Son arrivée les laissa un moment hébétés. Un moment important.

Il doit y avoir un officier, songea Shallan, qui se leva sur son siège. Ce sont des soldats ou, en tout cas, ils l’ont été. Ils doivent obéir à une structure de commandement.

Elle prit une profonde inspiration. Bluth leva sa sphère, se tourna vers elle et poussa un grognement surpris.

— Le Père-des-tempêtes soit béni pour votre présence ! cria Shallan au groupe. J’ai désespérément besoin de votre aide.

Les déserteurs se contentèrent de la regarder fixement.

— Des bandits, poursuivit-elle. Ils attaquent nos amis dans la caravane, à deux collines d’ici. C’est un massacre ! J’ai dit que j’avais vu des soldats ici, qui se dirigeaient vers les Plaines Brisées ; personne ne m’a crue. Je vous en supplie, vous devez nous aider !

Cette fois encore, ils se contentèrent de la regarder fixement. Un peu comme le vison qui s’aventure dans le repaire du pâle-échine et qui demande l’heure du repas…, songea-t-elle. Enfin, les déserteurs remuèrent, mal à l’aise, et se tournèrent vers un individu au centre du groupe. Grand et barbu, il paraissait avoir les bras trop longs pour son corps.

— Des bandits, vous dites, répliqua-t-il d’une voix dépourvue de toute émotion.

Shallan sauta au bas du chariot et se dirigea vers lui, laissant Bluth assis en une masse silencieuse. Les déserteurs s’écartèrent d’elle, vêtus d’habits sales et déchirés, avec leurs cheveux grisonnants en désordre et leur visage qui n’avait pas vu de rasoir – ni de gant de toilette – depuis une éternité. Cependant, à la lumière de la torche, leurs armes luisaient sans la moindre trace de rouille et leur plastron était astiqué au point de refléter leur visage.

La femme qu’elle entrevit dans l’un de ces plastrons avait l’air trop grande, trop majestueuse, pour qu’il s’agisse d’elle-même. Au lieu de cheveux emmêlés, elle possédait des boucles rousses soyeuses. Au lieu de haillons de réfugiée, elle arborait une robe tissée de broderies dorées. Elle portait un collier qui n’était pas là l’instant d’avant et, lorsqu’elle leva la main vers le chef du groupe, ses ongles rongés paraissaient parfaitement manucurés.

— Clarissime, lui dit l’homme lorsqu’elle s’approcha de lui, nous ne sommes pas ce que vous croyez.

— Non, répliqua Shallan. C’est vous qui n’êtes pas ce que vous croyez.

Ceux qui l’entouraient à la lueur des flammes étudièrent Shallan d’un œil avide, et elle sentit un frisson lui hérisser tous les poils du corps. Droit dans l’antre du prédateur, en effet. Et cependant, la tempête en elle la poussait à l’action et lui conférait une plus grande confiance.

Le chef ouvrit la bouche comme pour donner un ordre. Shallan l’interrompit.

— Quel est votre nom ?

— On m’appelle Vathath, répondit-il en se tournant vers ses alliés. (C’était un nom vorin, comme celui de Shallan.) Et je déciderai de ce que je ferai de vous plus tard. Gaz, prends celle-ci et…

— Qu’êtes-vous prêt à faire, Vathath, demanda Shallan d’une voix forte, pour effacer le passé ?

Il se retourna vers elle, le visage à moitié éclairé par la torche principale.

— Si vous aviez le choix, préféreriez-vous protéger plutôt que tuer ? poursuivit-elle. Secourir au lieu de voler, si vous pouviez tout recommencer ? De braves gens sont en train de mourir tandis que nous parlons ici. Vous pouvez empêcher ça.

Les yeux sombres de cet homme semblaient morts.

— Nous ne pouvons pas changer le passé.

— Mais je peux changer votre avenir.

— Nous sommes des hommes recherchés.

— Oui, je suis venue ici à votre recherche. En espérant trouver des hommes. Une chance vous est offerte de redevenir soldats. Suivez-moi ; je m’assurerai que vous ayez une nouvelle vie. Elle commence par sauver au lieu de tuer.

Vathath eut un ricanement de dérision. Son visage paraissait incomplet dans le noir, à peine esquissé, comme un croquis.

— Des clarissimes nous ont trahis par le passé.

— Écoutez, lui dit Shallan. Écoutez ces hurlements.

Des bruits pitoyables s’échappèrent de derrière Shallan pour venir les atteindre. Des appels à l’aide. Des membres de la caravane, hommes et femmes. En train de mourir. Des bruits obsédants. Bien qu’elle les ait elle-même désignés, Shallan était surprise de découvrir à quel point les bruits portaient. À quel point ils ressemblaient à des appels à l’aide.

— Accordez-vous une autre chance, ajouta-t-elle tout bas. Si vous revenez avec moi, je m’assurerai que vos crimes soient effacés. Je vous le promets, au nom de tout ce que je possède, au nom du Tout-Puissant lui-même. Vous pouvez tout recommencer. En tant que héros.

Vathath soutint son regard. Cet homme était de pierre. Elle vit, avec un découragement croissant, qu’il ne changeait pas d’avis. La tempête qui faisait rage en elle commença à se dissiper, et ses peurs à reprendre le dessus. Qu’était-elle en train de faire ? C’était de la folie !

Vathath détourna de nouveau le regard, et elle comprit qu’elle l’avait perdu. Il cria aux autres de la capturer.

Personne ne bougea. Shallan s’était concentrée uniquement sur lui, pas sur la vingtaine d’hommes qui s’étaient approchés, levant bien haut leurs torches. Ils la regardaient avec un visage franc où elle ne lisait quasiment plus trace de l’avidité d’un peu plus tôt. Elle vit à la place des yeux écarquillés, brillant de nostalgie, qui réagissaient aux hurlements lointains. Des hommes tâtaient leurs uniformes là où s’étaient trouvés leurs insignes. D’autres baissaient les yeux vers leurs lances et leurs haches, les armes de leur service peut-être pas si lointain.

— Bande de crétins, vous y réfléchissez vraiment ? leur lança Vathath.

Un homme, un individu de petite taille au visage marqué de cicatrices avec un bandeau sur l’œil, hocha la tête.

— Je ne serais pas contre un nouveau départ, marmonna-t-il. Bourrasques, ce que ce serait agréable.

— Un jour, j’ai sauvé la vie d’une femme, dit un autre, un homme grand au crâne dégarni qui devait avoir une bonne quarantaine. Je me suis senti comme un héros pendant des semaines. On buvait à ma santé dans les tavernes. Damnation ! On est en train de mourir ici.

— Nous sommes partis pour échapper à leur oppression ! hurla Vathath.

— Et qu’avons-nous fait de notre liberté, Vathath ? demanda un homme à l’arrière du groupe.

Dans le silence qui suivit, Shallan n’entendit plus que les appels à l’aide.

— Par les foudres, moi j’y vais, s’exclama l’homme au bandeau, qui remonta la colline au petit trot.

D’autres s’éloignèrent pour le suivre. Shallan se retourna, joignant les mains devant elle, tandis que le groupe presque entier s’éloignait au pas de course. Bluth se mit debout dans son chariot, son visage stupéfait éclairé par la lumière des torches de passage. Puis il poussa un cri de victoire, sauta à terre et leva bien haut son gourdin pour rejoindre les déserteurs qui chargeaient au combat.

Shallan se retrouva seule avec Vathath et deux autres hommes. Ils semblaient sidérés par ce qui venait de se passer. Vathath croisa les bras et soupira bruyamment.

— Bande d’idiots, tous autant qu’ils sont.

— Il n’y a rien d’idiot à vouloir devenir de meilleures personnes, répondit Shallan.

Il ricana et la toisa de la tête aux pieds. Elle éprouva aussitôt une bouffée d’effroi. Quelques instants plus tôt, cet homme était prêt à la dévaliser et sans doute pire encore. Il ne fit pas mine de s’avancer vers elle, bien que son visage paraisse encore plus menaçant à présent que la plupart des torches avaient disparu.

— Qui êtes-vous ? lança-t-il.

— Shallan Davar.

— Eh bien, clarissime Davar, reprit-il, j’espère pour vous que vous saurez tenir parole. Venez, les gars. Allons voir si nous arrivons à garder ces crétins en vie.

Il s’éloigna avec les autres hommes restés en arrière pour gravir la colline en direction des combats.

Shallan resta seule dans la nuit, exhalant doucement. Aucune Flamme ne s’échappa ; elle l’avait entièrement utilisée. Ses pieds lui faisaient moins mal qu’avant mais elle se sentait épuisée, vidée comme une outre percée. Elle se dirigea vers le chariot et s’y affala, puis s’assit enfin par terre. La tête renversée en arrière, elle regarda le ciel. Quelques sprènes d’épuisement apparurent autour d’elle, petits tourbillons de poussière dans l’air.

Salas, la première lune, dessinait un disque violet au cœur d’un amas d’étoiles blanches et vives. Les cris et hurlements des combats se poursuivaient. Les déserteurs allaient-ils suffire ? Elle ignorait combien il y avait de bandits.

Elle serait inutile là-bas et ne parviendrait qu’à les gêner. Elle ferma très fort les yeux, puis monta sur le banc et sortit son carnet de croquis. Avec les bruits de lutte et d’agonie parvenant à ses oreilles, elle traça les glyphes d’une prière d’espoir.

— Ils ont écouté, déclara Motif derrière elle. Tu les as changés.

— Je n’arrive pas à croire que ça ait marché, dit-elle.

— Ah… Tu es douée pour les mensonges.

— Non, enfin, c’était une façon de parler. Ça me paraît inconcevable qu’ils m’aient bel et bien écoutée. Des criminels endurcis comme eux…

— Tu es mensonges et vérité, déclara Motif tout bas. Ils transforment.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

C’était difficile de dessiner à la seule lueur de Salas, mais elle faisait de son mieux.

— Tu as parlé d’un Flux, tout à l’heure, répondit Motif. Le pouvoir de la lumière, qui permet de tisser la Flamme. Mais tu possèdes autre chose ; le pouvoir de transformation.

— La spiricantation ? demanda Shallan. Je n’ai spiricanté personne.

— Mmmm. Et pourtant, tu les as transformés. Et pourtant. Mmmm.

Shalan termina sa prière puis la tendit devant elle et remarqua alors qu’une page précédente avait été arrachée du carnet. Qui avait donc fait ça ?

Elle ne pouvait pas brûler la prière, mais elle ne pensait pas que le Tout-Puissant y verrait d’objection. Elle l’appuya contre sa poitrine et ferma les yeux, attendant que les cris se taisent en contrebas.

La forme de médiation aspirait à la paix,

Forme d’enseignement et de consolation.

Entre les mains des dieux, elle se vit transformée

En forme de mensonge et de désolation.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 33e couplet.

Shallan ferma les yeux de Bluth sans regarder le trou béant qui perçait son torse, ni ses entrailles sanglantes. Autour d’elle, les gens de la caravane récupéraient tout ce qu’ils pouvaient dans le camp. Des geignements s’élevaient, interrompus chaque fois que Vathath exécutait l’un des bandits.

Shallan ne l’en empêcha pas. Il s’acquitta de cette tâche d’un air sombre puis s’éloigna sans lui accorder un regard. Il se dit que ces bandits auraient facilement pu être ses hommes et lui, songea-t-elle en se retournant vers Bluth, dont le feu éclairait le visage mort. Qu’est-ce qui sépare les héros des malfaiteurs ? Un discours dans la nuit ?

Bluth n’était pas la seule victime de l’attaque ; Vathath avait perdu sept soldats. Ils avaient tué plus de deux fois le même nombre de bandits. Épuisée, Shallan se leva, mais hésita lorsqu’elle vit quelque chose dépasser de la veste de Bluth. Elle se pencha pour l’ouvrir.

Là, fourré dans sa poche, se trouvait le portrait qu’elle avait fait de lui. Celui qui le représentait non pas comme il était, mais comme elle imaginait qu’il aurait pu être. Un soldat dans une armée, vêtu d’un uniforme impeccable, qui regardait devant lui au lieu de baisser constamment les yeux. Un héros.

Quand l’avait-il pris dans son carnet ? Elle le dégagea et l’ouvrit, aplatissant les plis.

— J’avais tort, murmura-t-elle. Vous étiez une très belle manière de recommencer ma collection, Bluth. Battez-vous bien pour le Tout-Puissant dans votre sommeil, courageux homme.

Elle se leva et étudia le camp. Plusieurs des parshes de la caravane traînaient des cadavres vers les feux pour les brûler. L’intervention de Shallan avait sauvé les marchands, mais au prix de lourdes pertes. Elle n’avait pas compté, mais le chiffre paraissait élevé. Des dizaines de morts, parmi lesquels la plupart des gardes de la caravane – y compris l’Iriale rencontré plus tôt ce soir-là.

Sous l’effet de la fatigue, Shallan avait envie de ramper dans son chariot et de s’y rouler en boule pour dormir. Au lieu de quoi elle partit à la recherche des chefs de la caravane.

L’éclaireuse, hagarde et couverte de sang, se tenait debout près d’une table pliante où elle s’entretenait avec un homme barbu plus âgé, coiffé d’un bonnet de feutre. Il avait les yeux bleus et passait les doigts dans sa barbe tout en parcourant la liste qu’elle lui apportait.

Ils levèrent les yeux à l’approche de Shallan. La femme posa la main sur son épée ; l’homme continua à se caresser la barbe. Non loin de là, les membres de la caravane examinaient le contenu d’un chariot qui avait basculé, déversant des rouleaux d’étoffe.

— Et voici notre sauveuse, déclara l’homme. Clarissime, les vents eux-mêmes ne peuvent exprimer votre majesté ni le miracle que représente votre arrivée à point nommé.

Shallan ne se sentait pas majestueuse ; simplement fatiguée, endolorie et affamée. Ses pieds nus, masqués par le bas de ses jupes, recommençaient à lui faire mal, et sa capacité à tisser la Flamme était épuisée. Sa robe avait presque aussi piètre allure que celle d’une mendiante, et ses cheveux, quoique tressés, étaient dans un désordre absolu.

— Vous êtes le propriétaire de la caravane ? demanda Shallan.

— Macob, c’est mon nom, répondit-il. (Elle ne parvenait pas à identifier son accent. Ni thaylène ni aléthi.) Vous avez déjà rencontré Tyn, mon associée. (Il désigna la femme d’un signe de tête.) C’est le chef de nos gardes. Ses soldats comme mes marchandises ont… été réduits en nombre après la rencontre de ce soir.

Tyn croisa les bras. Elle portait toujours son manteau brun clair et, à la lueur des sphères de Macob, Shallan voyait qu’il était fait d’un cuir de qualité. Que penser d’une femme qui s’habillait comme un soldat et portait une épée à la ceinture ?

— J’ai parlé de votre offre à Macob, déclara Tyn. Celle que vous m’avez faite tout à l’heure, sur la colline.

Macob gloussa de rire, un bruit incongru dans cet environnement.

— Une offre, dit-elle. Mon associé pense qu’il s’agissait plutôt d’une menace ! Ces mercenaires travaillent manifestement pour vous. Nous nous interrogeons sur vos intentions vis-à-vis de cette caravane.

— Les mercenaires ne travaillent pour moi que depuis peu, répliqua Shallan, mais ils le font à présent. Il m’a fallu faire preuve d’un peu de persuasion.

Tyn haussa les sourcils.

— Une sacrée persuasion, tout de même, clarissime…

— Shallan Davar. Je n’attends de vous que ce dont j’ai parlé à Tyn un peu plus tôt : accompagnez-moi aux Plaines Brisées.

— Vos soldats doivent pouvoir le faire, répondit Macob. Vous n’avez pas besoin de notre assistance.

Je veux que vous soyez là pour rappeler aux « soldats » ce qu’ils ont fait, se dit Shallan. Son instinct lui dictait que, plus les éléments rappelant la civilisation aux déserteurs seraient nombreux, mieux elle s’en porterait.

— Ce sont des soldats, expliqua Shallan. Ils ignorent totalement comment fournir un confort adéquat à une femme pâle-iris. Vous, en revanche, vous avez de beaux chariots et des marchandises en abondance. Si mon humble apparence ne vous l’apprend pas déjà, j’ai terriblement besoin d’un peu de luxe. Je préférais ne pas arriver aux Plaines Brisées sous l’apparence d’une vagabonde.

— Nous pourrions effectivement avoir besoin de ses soldats, déclara Tyn. Mon propre groupe se voit réduit à une poignée.

Elle inspecta de nouveau Shallan, cette fois avec curiosité. Ce n’était pas un regard hostile.

— Dans ce cas, procédons à un accord, proposa Macob, qui tendit la main vers Shallan par-dessus la table avec un grand sourire. Dans ma reconnaissance d’avoir survécu, je vais m’assurer qu’on vous fournisse des vêtements neufs et des denrées de choix pendant toute la durée de notre voyage. Avec vos hommes, vous garantirez notre sécurité pendant le reste du trajet, puis nous nous séparerons sans rien devoir de plus les uns aux autres.

— Entendu, répondit Shallan en prenant sa main. Je vais vous autoriser à vous joindre à moi, et votre caravane à rejoindre la mienne.

Il hésita.

— Votre caravane.

— Oui.

— Et votre autorité, dans ce cas, je suppose ?

— Vous attendiez autre chose ?

Il soupira, mais lui serra la main pour sceller leur accord.

— Non, sans doute pas. Sans doute pas.

Il relâcha sa main, puis désigna deux personnes qui se trouvaient sur le côté du chariot – Tvlakv et Tag.

— Et ces deux-là ?

— Ils sont à moi, répondit Shallan. Je vais m’occuper d’eux.

— Assurez-vous simplement de les garder à l’arrière de la caravane, si vous le voulez bien, demanda Macob en plissant le nez. C’est un sale métier. Je préférerais éviter que notre caravane empeste à cause de ces marchandises-là. Quoi qu’il en soit, vous feriez mieux de rassembler vos gens. Il va bientôt y avoir une tempête majeure. Avec les chariots que nous avons perdus, nous n’avons pas d’abri supplémentaire à offrir.

Shallan les quitta pour s’avancer dans la vallée, s’efforçant d’ignorer la puanteur mêlée de sang et de brûlé. Une forme se détacha des ténèbres pour s’approcher d’elle. Vathath ne semblait pas moins intimidant sous cette lumière plus nette.

— Alors ? lui demanda Shallan.

— Certains de mes hommes sont morts, répondit-il d’une voix monocorde.

— En accomplissant de belles choses, ajouta Shallan, et les familles des survivants les béniront pour leur sacrifice.

Vathath la prit par le bras pour la faire arrêter. Sa poigne était ferme, et même douloureuse.

— Vous n’avez pas la même apparence que tout à l’heure, lui dit-il. (Elle ne s’était pas rendu compte qu’il la dépassait à ce point en taille.) Mes yeux m’ont-ils trompé ? Dans le noir, j’ai vu une reine ; à présent, je ne vois qu’une enfant.

— Peut-être avez-vous vu ce que votre conscience voulait vous faire voir, rétorqua Shallan tout en tirant sur son bras, en pure perte.

Elle rougit.

Vathath se pencha vers elle. Son haleine n’était pas des plus agréables.

— Mes hommes ont commis des actes bien pires que ceux-là, chuchota-t-il en désignant de sa main libre les morts en train de brûler. Dans ces étendues sauvages, nous avons volé. Nous avons tué. Croyez-vous qu’une seule nuit va nous absoudre ? Qu’une seule nuit arrêtera les cauchemars ?

— Ma parole…

— Elle ne signifie rien, sacrée bonne femme ! cria-t-il en resserrant sa poigne.

— Vous devriez la lâcher, déclara calmement Motif derrière lui.

Vathath regarda tout autour de lui, mais ils ne se trouvaient près de personne en particulier. Quand Vathath se détourna, Shallan aperçut Motif sur le dos de son uniforme.

— Qui a dit ça ? demanda Vathath d’une voix insistante.

— Je n’ai rien entendu, affirma Shallan d’une voix qu’elle parvint, sans bien savoir comment, à garder calme.

— Vous devriez la lâcher, répéta Motif.

Vathath regarda de nouveau autour de lui, puis se retourna vers Shallan, qui soutint tranquillement son regard. Elle s’obligea même à sourire.

Il la lâcha, essuya sa main sur son pantalon, puis se retira. Motif glissa jusqu’à terre le long de son dos et de sa jambe, puis fila vers Shallan.

— Celui-là va nous donner du mal, déclara-t-elle en frottant l’emplacement où il l’avait serrée.

— Est-ce une façon de parler ? demanda Motif.

— Non. Je pensais vraiment ce que j’ai dit.

— Curieux, répondit Motif en regardant Vathath s’éloigner, car je crois qu’il te donne déjà du mal.

— C’est vrai.

Elle continua à avancer vers Tvlakv, qui était assis sur le banc de son chariot et joignait les mains devant lui. Il lui sourit en la voyant approcher, mais son expression paraissait particulièrement forcée aujourd’hui.

— Donc, conclut-il sur le ton de la conversation, vous étiez au courant depuis le début ?

— Au courant de quoi ? demanda-t-elle d’une voix lasse, faisant signe à Tag de s’éloigner afin qu’elle puisse s’entretenir avec Tvlakv en privé.

— Du plan de Bluth.

— Dites-m’en plus, je vous prie.

— De toute évidence, expliqua Tvlakv, il était de mèche avec les déserteurs. Cette première nuit, lorsqu’il est revenu au camp en courant, il les avait rencontrés et leur avait promis de les laisser nous emmener s’il pouvait partager le butin. C’est pour cette raison qu’ils ne vous ont pas tués immédiatement, tous les deux, quand vous êtes allés leur parler.

— Ah bon ? lança Shallan. Et si c’était le cas, pourquoi Bluth est-il revenu nous mettre en garde cette nuit-là ? Pourquoi s’est-il enfui avec nous au lieu de laisser simplement ses « amis » nous tuer à ce moment-là ?

— Peut-être n’a-t-il rencontré que quelques-uns d’entre eux, répondit Tvlakv. C’est vrai, ils ont allumé des feux sur ce flanc de colline pour nous faire croire qu’ils étaient plus nombreux, et ensuite ses amis sont allés chercher plus de monde… Et… (Il parut se dégonfler.) Bourrasques, ça ne tient pas la route. Mais comment, pourquoi ? Nous devrions être morts.

— Le Tout-Puissant nous a préservés, constata Shallan.

— Votre Tout-Puissant est une farce.

— Vous avez tout intérêt à l’espérer, répliqua Shallan en se dirigeant vers l’arrière du chariot tout proche de Tag. Car, autrement, c’est la Damnation elle-même qui attend les gens comme vous.

Elle inspecta la cage. Cinq esclaves aux habits crasseux se pelotonnaient à l’intérieur, chacun paraissant totalement seul alors même qu’ils s’entassaient ainsi.

— Ils sont à moi maintenant, déclara Shallan à Tvlakv.

— Quoi ? (Il se redressa sur son banc.) Vous…

— Je vous ai sauvé la vie, espèce de petit homme mielleux, lui lança-t-elle. Vous allez me donner ces esclaves en guise de paiement. En récompense de la protection que mes soldats vous ont accordée ainsi qu’à votre vie minable.

— C’est du vol.

— Ce n’est que justice. Si ça vous dérange, présentez une doléance au roi quand nous atteindrons les Plaines Brisées.

— Je n’irai pas dans les Plaines Brisées, cracha Tvlakv. Vous avez quelqu’un d’autre pour vous y conduire à présent, clarissime. Je me dirige vers le sud, comme j’en avais l’intention au départ.

— Dans ce cas, vous le ferez sans eux, rétorqua Shallan en utilisant leur clé (celle qu’il lui avait donnée pour monter dans son chariot) afin d’ouvrir la cage. Vous allez me donner leur décret d’esclavage. Et le Père-des-tempêtes vous garde si tout n’est pas en ordre, Tvlakv. Je suis très douée pour déceler la contrefaçon.

Elle n’avait jamais vu de décret d’esclavage et ne saurait jamais reconnaître un faux, mais elle s’en moquait bien. Elle était fatiguée, frustrée, impatiente d’en finir avec cette nuit.

Un par un, cinq esclaves hésitants descendirent du chariot, torse nu, la barbe hirsute. Le voyage de Shallan auprès de Tvlakv n’avait pas été agréable, mais il avait été luxueux comparé à ce que ces hommes avaient subi. Plusieurs jetèrent des coups d’œil vers les ténèbres toutes proches, comme impatients.

— Vous pouvez vous enfuir si vous le souhaitez, déclara-t-elle d’une voix plus douce. Je ne vous pourchasserai pas. J’ai cependant besoin de serviteurs, et je vous paierai bien. Six marques-feu la semaine si vous acceptez que j’en retienne cinq pour rembourser votre dette d’esclave. Une dans le cas contraire.

L’un des hommes inclina la tête.

— Donc… nous obtenons la même somme dans les deux cas ? Quelle est la logique là-dedans ?

— La meilleure logique qui soit, répondit Shallan en se tournant vers Tvlakv, en train de fulminer assis sur le côté de son banc. Vous avez trois chariots mais seulement deux cochers. Accepteriez-vous de me vendre le troisième chariot ?

Elle n’aurait pas besoin du chull – Macob en aurait un à lui donner, puisque plusieurs de ses chariots avaient brûlé.

— Vous vendre le chariot ? Bah ! Pourquoi ne pas simplement me le voler ?

— Arrêtez de faire l’enfant, Tvlakv. Voulez-vous mon argent, oui ou non ?

— Cinq brômes de saphir, aboya-t-il. Et c’est du vol, à ce prix-là ; ne prétendez pas le contraire.

Elle ignorait si c’en était ou non, mais elle pouvait se le permettre, avec les sphères dont elle disposait, quoique la plupart soient éteintes.

— Vous ne pouvez pas prendre mes parshes, lâcha Tvlakv d’une voix cassante.

— Vous pouvez les conserver, affirma Shallan.

Elle allait devoir parler au maître de la caravane pour obtenir des chaussures et des vêtements destinés à ses serviteurs.

Tandis qu’elle s’éloignait pour aller demander à Macob si elle pouvait emprunter un de ses chulls en trop, elle passa devant un groupe de membres de la caravane qui attendait sur le côté de l’un des feux. Les déserteurs jetèrent le dernier corps dans les flammes – celui d’un de leurs hommes –, puis reculèrent en s’épongeant le front.

L’une des femmes sombres-iris de la caravane s’avança pour tendre une feuille de papier à l’un des anciens déserteurs, qui la prit en se grattant la barbe. C’était le petit homme borgne auquel elle s’était adressée pendant son discours. Il tendit la feuille aux autres. Il s’agissait d’une prière composée de runes familières, mais pas une prière de deuil, comme Shallan s’y serait attendue. C’était une prière de remerciements.

Les anciens déserteurs se rassemblèrent devant les flammes et étudièrent la prière. Puis ils se retournèrent vers l’extérieur et virent, comme pour la première fois, la vingtaine de personnes qui les observait en silence dans la nuit. Certaines avaient les joues striées de larmes ; certaines tenaient des enfants par la main. Shallan n’avait pas remarqué les enfants jusque-là, mais ne s’étonna pas de les découvrir. Les caravaniers devaient passer leur vie à voyager, et leur famille avec eux.

Shallan s’arrêta juste au-delà des caravaniers, en partie cachée par les ombres. Les déserteurs ne semblaient pas savoir comment réagir, entourés par cette constellation de regards reconnaissants et de gratitude émue. Enfin, ils brûlèrent la prière. Shallan inclina la tête ce faisant, tout comme la plupart des observateurs.

Lorsqu’elle les quitta, ils se tenaient plus droits et regardaient les cendres de cette prière s’élever vers le Tout-Puissant.

La forme de tempête éveille, dit-on,

L’ire et le courroux des cieux.

Craignez sa puissance et ses dons,

Car elle rendra leur nuit aux dieux.

Couleur du sang, rouge est son sprène.

Craignez qu’elle touche à son terme.

— Extrait du Chant des Vents de ceux-qui-écoutent, 4e couplet.

Kaladin observait les volets des fenêtres. Le mouvement survenait par à-coups.

D’abord le calme. Oui, il entendit un hurlement lointain, celui du vent traversant une cavité, mais rien à proximité.

Un frémissement. Puis le bois qui s’ébranlait violemment dans son châssis. Un tremblement furieux, et l’eau qui s’infiltrait par les jointures. Il y avait quelque chose là-dehors, dans le sombre chaos de la tempête majeure. Quelque chose qui s’agitait et cognait contre la fenêtre pour chercher à entrer.

Des lueurs clignotaient, scintillant à travers les gouttes d’eau. Un nouvel éclair.

Puis la lumière s’attarda, juste à l’extérieur. Régulière comme la lueur des sphères, et d’un faible éclat rouge. Pour une raison qui lui échappait, Kaladin eut l’impression de voir des yeux.

Cloué sur place, il leva la main vers le loquet afin de l’ouvrir pour mieux regarder.

— Il faudrait vraiment que quelqu’un répare ce volet mal fixé, commenta le roi Elhokar, contrarié.

La lueur s’estompa. Le cliquetis cessa. Kaladin cligna des yeux et baissa la main.

— Il faudra qu’on me rappelle de demander à Nakal de s’en occuper, poursuivit Elhokar, qui faisait les cent pas derrière son canapé. Le volet ne devrait pas avoir de fuites. C’est mon palais, pas la taverne d’un village !

— Nous allons nous assurer que ce soit fait, répondit Adolin.

Assis dans un fauteuil près de la cheminée, il parcourait un livre rempli de croquis. Son frère occupait le fauteuil voisin, joignant les mains sur son giron. S’il était endolori par son entraînement, il n’en montrait rien. Il avait tiré une petite boîte de sa poche et passait son temps à l’ouvrir, à la retourner dans sa main, à en frotter un côté, puis à la refermer avec un déclic. Encore et encore et encore.

Ce faisant, il regardait dans le vide. Il semblait le faire souvent.

Elhokar continuait à décrire des cercles. Idrin, chef de la Garde royale, se tenait à côté du roi, le dos raide, ses yeux verts braqués droit devant lui. Il avait la peau sombre pour un Aléthi (peut-être possédait-il un peu de sang azéen) et portait une barbe fournie.

Sur une suggestion de Dalinar, les hommes du Pont Quatre s’étaient relayés pour monter la garde avec ses hommes. Kaladin avait été, jusqu’à présent, impressionné par cet homme et par l’équipe qu’il dirigeait. Cependant, lorsque sonnaient les cors annonçant une course au plateau, Idrin se tournait vers eux et son expression se faisait nostalgique. Il voulait être là-dehors et se battre. La trahison de Sadeas avait rendu une grande partie des soldats du camp tout aussi impatients – comme s’ils rêvaient d’une occasion de prouver la puissance de l’armée de Dalinar.

Les grondements de la tempête leur parvinrent de nouveau. C’était étrange de ne pas avoir froid lors d’une tempête majeure – le baraquement était toujours frisquet. Cette pièce-ci était bien chauffée, quoique pas par un feu. La cheminée comportait un rubis gros comme le poing de Kaladin, qui aurait pu payer de quoi nourrir sa ville natale pendant des semaines.

Kaladin quitta la fenêtre et se dirigea nonchalamment vers le foyer, sous prétexte d’inspecter la gemme. En réalité, il voulait jeter un coup d’œil à ce que parcourait Adolin. Beaucoup d’hommes refusaient même de regarder des livres, qu’ils considéraient comme trop peu masculins, mais ça ne semblait pas déranger Adolin. Curieux.

Tandis qu’il approchait de la cheminée, Kaladin passa devant la porte d’une pièce latérale où Dalinar et Navani s’étaient retirés à l’arrivée de la tempête. Kaladin avait voulu poster un garde à l’intérieur ; ils avaient refusé.

De toute manière, c’est le seul accès à cette pièce, songea-t-il. Il n’y a même pas de fenêtre. Cette fois, si des mots apparaissaient sur le mur, il saurait avec certitude que personne ne s’était infiltré dans la pièce.

Kaladin se pencha pour inspecter le rubis de la cheminée, maintenu en place par un montant de fils de fer. Il dégageait une chaleur puissante qui fit perler la sueur sur le visage de Kaladin ; bourrasques, ce rubis était tellement gros que la Flamme qui l’infusait aurait dû l’aveugler. Au lieu de quoi il pouvait scruter ses profondeurs et voir la Flamme danser à l’intérieur.

Les gens croyaient que l’éclairage provenant des gemmes était calme et régulier, mais ce n’était que par contraste avec la lueur vacillante des flammes de bougie. Si l’on regardait au plus profond de l’une d’entre elles, on voyait la Flamme bouger selon le schéma chaotique d’une tempête. Il n’y avait rien de calme là-dedans. Ni d’une brise, ni d’un murmure.

— Vous n’aviez encore jamais vu de fabriaux de chauffage, j’imagine ? demanda Renarin.

Kaladin lança un coup d’œil vers le prince chaussé de lunettes. Il porait un uniforme de clarissime aléthi, comme celui d’Adolin. En réalité, Kaladin ne les avait jamais vus porter autre chose – à part la Cuirasse d’Éclat, bien sûr.

— Non, en effet, répondit Kaladin.

— C’est une nouvelle technologie, expliqua Renarin, qui jouait toujours avec sa petite boîte métallique. Ma tante a fabriqué celui-ci elle-même. Chaque fois que je me retourne, j’ai l’impression que le monde a changé.

Kaladin émit un grognement. Je connais cette impression. Une partie de lui brûlait d’aspirer la Flamme de cette gemme. Un acte de bêtise pure ; il devait y en avoir assez là-dedans pour le faire briller comme un feu de joie. Il baissa les mains et longea le fauteuil d’Adolin.

Les croquis du carnet d’Adolin représentaient des hommes vêtus d’habits élégants. Les dessins étaient excellents, détaillant leurs visages aussi finement que leurs tenues.

— Un ouvrage de mode ? interrogea Kaladin. (Il n’avait pas eu l’intention de parler, mais les mots étaient sortis tout seuls.) Vous passez la tempête majeure à chercher de nouveaux habits ?

Adolin referma le livre d’un coup sec.

— Mais vous ne portez que des uniformes, ajouta Kaladin, perplexe.

— Est-il vraiment nécessaire que vous soyez là, porte-pont ? demanda Adolin d’une voix insistante. Il semble peu probable, tout de même, que quiconque s’en prenne à nous pendant une tempête majeure.

— Le simple fait que vous formuliez cette supposition, riposta Kaladin, justifie ma présence. Quel meilleur moment y aurait-il pour une tentative d’assassinat ? Les vents devraient couvrir les cris, et les renforts tarderaient à arriver puisque tout le monde se serait abrité pour attendre la fin de la tempête. Il me semble que c’est l’un des moments où Sa Majesté a le plus besoin de gardes.

Le roi s’arrêta de faire les cent pas et tendit le doigt vers lui.

— Ça me paraît logique. Pourquoi personne ne m’a-t-il jamais expliqué ça ?

Il se tourna vers Idrin, qui demeura stoïque. Adolin soupira.

— Vous pourriez au moins nous laisser en dehors de tout ça, Renarin et moi, dit-il tout bas à Kaladin.

— Il est plus facile de vous protéger quand vous êtes tous ensemble, clarissime, répondit Kaladin en s’éloignant. Et puis vous êtes capables de vous défendre l’un l’autre.

Dalinar avait de toute manière eu l’intention de rester avec Navani pendant la tempête. Kaladin s’approcha de nouveau de la fenêtre pour écouter passer l’orage à l’extérieur. Avait-il vraiment vu ce qu’il avait cru voir lors de la tempête où il était attaché dehors ? Un visage aussi grand que le ciel ? Le Père-des-tempêtes en personne ?

Je suis un dieu, avait dit Syl. Un petit fragment de dieu.

La tempête finit par passer, et Kaladin ouvrit la fenêtre sur un ciel noir, où quelques nuages fantomatiques reflétaient la lumière de Nomon. La tempête avait commencé quelques heures après la tombée de la nuit, mais personne ne pouvait dormir en pareil cas. Il détestait quand une tempête majeure survenait si tard ; il se sentait souvent épuisé le lendemain.

La porte de la pièce latérale s’ouvrit et Dalinar en sortit, suivi par Navani, toujours aussi imposante, qui portait un grand cahier. Kaladin avait entendu parler, bien entendu, des crises qui s’emparaient du haut-prince lors des tempêtes. Ses hommes étaient divisés sur le sujet. Certains pensaient que Dalinar avait peur des tempêtes majeures et que sa terreur déclenchait des convulsions. D’autres murmuraient que l’Épine Noire, à son âge, perdait l’esprit.

Kaladin mourait d’envie de savoir ce qu’il en était réellement. Son sort, ainsi que celui de ses hommes, était lié à la santé de cet homme.

— Des chiffres, mon général ? demanda Kaladin en passant la tête dans la pièce pour regarder les murs.

— Non, répondit Dalinar.

— Parfois, ils apparaissent juste après la tempête, déclara Kaladin. J’ai des hommes dans le couloir, à l’extérieur. Je préférerais que tout le monde reste ici un petit moment.

Dalinar hocha la tête.

— Comme vous le souhaitez, soldat.

Kaladin se dirigea vers la sortie. Au-delà, des hommes du Pont Quatre et de la Garde royale faisaient le guet. Kaladin salua Leyten, puis leur ordonna de surveiller le balcon. Il comptait bien attraper le spectre qui gravait ces chiffres. À supposer toutefois qu’il existe.

Derrière lui, Renarin et Adolin approchèrent de leur père.

— Du nouveau ? questionna Renarin tout bas.

— Non, répondit Dalinar. La vision était une répétition d’une ancienne. Mais elles ne surviennent pas dans le même ordre que la dernière fois, et certaines sont nouvelles ; peut-être y a-t-il quelque chose à apprendre que nous n’avons pas encore découvert… (Remarquant Kaladin, il s’interrompit, puis changea de sujet.) En tout cas, tant que nous attendons ici, peut-être pouvez-vous me donner les dernières nouvelles. Adolin, quand pouvons-nous attendre de nouveaux duels ?

— J’essaie, répondit Adolin en grimaçant. Je croyais que ma victoire contre Salinor en pousserait d’autres à vouloir me défier, mais ils atermoient.

— C’est un problème, commenta Navani. Ne passais-tu pas ton temps à répéter que tout le monde voulait se battre contre toi ?

— C’était le cas ! protesta Adolin. En tout cas, quand je ne pouvais pas livrer de duels. Maintenant, chaque fois que je fais une offre, les gens traînent les pieds et détournent le regard.

— As-tu essayé les gens du camp de Sadeas ? s’informa le roi avec impatience.

— Non, répondit Adolin. Mais il n’a qu’un seul autre Porte-Éclat en dehors de lui-même : Amaram.

Kaladin frissonna.

Lui, tu ne risques pas de l’affronter en duel, ironisa Dalinar avec un petit rire. (Il s’assit sur le divan et la clarissime Navani s’installa près de lui, une main affectueuse sur son genou.) Nous pourrions le rallier à notre camp. Je me suis entretenu avec le clarissime Amaram…

— Vous croyez pouvoir le pousser à faire sécession ? demanda le roi.

— Est-ce possible ? demanda Kaladin, surpris.

Le pâle-iris se tourna vers lui. Navani cligna des yeux comme si elle venait seulement de remarquer sa présence.

— Oui, bien sûr, répondit Dalinar. La majeure partie du territoire qu’Amaram surveille resterait à Sadeas, mais il pourrait ajouter ses propres terres à ma principauté – ainsi que ses Éclats. En règle générale, ça nécessite un échange de territoires avec une principauté qui borde celle qu’un clarissime souhaite rejoindre.

— Ça ne s’est pas produit depuis plus d’une décennie, objecta Adolin en secouant la tête.

— J’y travaille, l’assura Dalinar. Mais Amaram… il cherche plutôt à nous réunir, Sadeas et moi. Il croit que nous pourrions de nouveau nous entendre.

Adolin ricana.

— Cette possibilité a volé en éclats le jour où Sadeas nous a trahis.

— Voire bien avant, rectifia Dalinar, même si je n’en étais pas conscient. Peux-tu défier qui que ce soit d’autre, Adolin ?

— Je vais tenter Talanor, dit Adolin, et ensuite Kalishor.

— Aucun des deux n’est un Porte-Éclat en bonne et due forme, déclara Navani, pensive. Le premier n’a que la Lame, le second la Cuirasse.

— Tous les vrais Porte-Éclat ont refusé, répliqua Adolin, haussant les épaules. Ces deux-là sont impatients et avides de notoriété. L’un d’entre eux acceptera peut-être.

Kaladin croisa les bras et se radossa au mur.

— Et si vous les battez, ça ne risque pas de dissuader les autres de vous affronter ?

Quand je les battrai, répondit Adolin avec un regard réprobateur vis-à-vis de la posture détendue de Kaladin, Père manœuvrera pour que d’autres acceptent les duels.

— Mais il faudra bien que ça s’arrête à un moment ou un autre ? demanda Kaladin. Les autres hauts-princes finiront bien par comprendre ce qui se passe. Ils refuseront de se laisser pousser à livrer de nouveaux duels. C’est peut-être déjà en train de se produire. C’est pour cette raison qu’ils n’acceptent pas.

— Quelqu’un le fera bien, insista Adolin en se redressant. Quand je commencerai à gagner, d’autres me verront enfin comme un véritable défi. Ils voudront se mettre eux-mêmes à l’épreuve.

Voilà qui semblait très optimiste à Kaladin.

— Le capitaine Kaladin a raison, dit Dalinar.

Adolin se retourna vers son père.

— Il n’est pas nécessaire de combattre tous les Porte-Éclat du camp, ajouta Dalinar. Nous devons mieux cibler nos efforts et te choisir des duels qui nous approcheront de notre objectif ultime.

— À savoir ? lança Adolin.

— Saper l’influence de Sadeas, répondit Dalinar d’une voix presque contrite. Le tuer au cours d’un duel, s’il faut en arriver là. Tout le monde, dans le camp, sait quels sont les deux camps dans cette lutte de pouvoir. Ça ne fonctionnera pas si nous punissons tout le monde de la même manière. Nous devons montrer à ceux qui se trouvent entre les deux, ceux qui cherchent à décider qui suivre, les avantages de la confiance. La coopération lors des attaques de plateaux, l’aide que les Porte-Éclat des uns peuvent apporter aux autres. Nous devons leur montrer ce que c’est de faire partie d’un véritable royaume.

Les autres gardèrent le silence. Le roi se détourna en secouant la tête. Il ne croyait pas, en tout cas pas pleinement, à ce que Dalinar souhaitait accomplir.

Kaladin se surprit à être contrarié. Pourquoi donc ? Dalinar lui avait donné raison. Il fulmina un moment, et comprit qu’il était sans doute encore perturbé qu’on ait mentionné Amaram.

Le simple fait d’entendre son nom le mettait dans tous ses états. Il ne cessait de penser que quelque chose devait se produire, devait changer, à présent qu’un meurtrier se trouvait dans le camp. Pourtant, tout continuait à l’identique. C’était frustrant. Ça lui donnait des envies de cogner.

Il fallait qu’il y remédie.

— Je suppose que nous avons attendu assez longtemps ? demanda Adolin à son père. Je peux partir ?

Dalinar soupira et hocha la tête. Adolin ouvrit la porte et s’éloigna à grands pas ; Renarin le suivit à un rythme plus lent, traînant la Lame d’Éclat avec laquelle il était encore en train de se lier, enveloppée de ses bandes protectrices. Lorsqu’ils passèrent devant le groupe de gardes que Kaladin avait postés dehors, Skar et trois autres en émergèrent pour les suivre.

Kaladin les accompagna jusqu’à la porte et compta rapidement combien restaient – quatre hommes en tout.

— Moash, demanda-t-il en le voyant bâiller, depuis combien de temps êtes-vous de garde aujourd’hui ?

Moash haussa les épaules.

— Un tour de garde pour surveiller la clarissime Navani. Un autre avec la Garde royale.

Je les fais travailler trop dur, songea Kaladin. Père-des-tempêtes. Même avec les surplus de la garde Cobalt que Dalinar m’envoie.

— Rentrez dormir un peu, lui dit Kaladin. Vous aussi, Bisig. Je vous ai vu de service ce matin.

— Et vous ? demanda Moash à Kaladin.

— Je vais bien.

La Fulgiflamme lui permettait de rester alerte. D’accord, ce genre d’utilisation pouvait se révéler dangereux – ça le poussait à agir, à se montrer plus impulsif. Il ignorait au juste s’il appréciait l’effet qu’elle lui faisait quand il l’utilisait en dehors du combat.

Moash haussa un sourcil.

— Vous devez être au moins aussi fatigué que moi, Kal.

— Je rentrerai dans un moment, assura Kaladin. Moash, vous devez vous reposer un peu. Autrement, vous deviendrez négligent.

— Il faut que j’enchaîne deux tours de garde, répondit Moash en haussant les sourcils. Du moins, si vous voulez que je m’entraîne avec la Garde royale en plus de mon service de garde ordinaire.

Kaladin pinça les lèvres. C’était effectivement important. Moash devait apprendre à réfléchir comme un garde du corps, et la meilleure méthode consistait à le faire servir dans une équipe déjà constituée.

— Mon tour de garde ici auprès de la Garde royale est presque terminé, commenta Moash. Je rentrerai après.

— Très bien, répondit Kaladin. Gardez Leyten avec vous. Natam, Mart et vous allez protéger la clarissime Navani. Je vais raccompagner Dalinar au camp et poster des gardes à sa porte.

— Dans ce cas, vous allez dormir ? demanda Moash.

Les autres regardèrent Kaladin. Eux aussi s’inquiétaient.

— Très bien, d’accord.

Kaladin retourna dans la pièce, où Dalinar aidait Navani à se lever. Il allait la reconduire à sa porte, comme presque tous les soirs.

Kaladin hésita un moment, puis s’avança vers le haut-prince.

— Mon général, il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler.

— Est-ce que ça peut attendre que j’en aie fini ici ? demanda Dalinar.

— Oui, mon général, répondit Kaladin. Je vais patienter aux portes devant le palais, puis je vous escorterai jusqu’au camp.

Dalinar emmena Navani, rejoint par deux gardes hommes de pont. Kaladin s’éloigna lui-même le long du couloir, plongé dans ses réflexions. Des serviteurs étaient déjà venus ouvrir les fenêtres du couloir, et Syl entra par l’une d’entre elles sous la forme d’un tourbillon de brume. Avec un petit rire, elle tournoya plusieurs fois autour de lui avant de ressortir par une autre fenêtre. Elle se comportait toujours un peu plus comme une sprène lors des tempêtes majeures.

L’air possédait une odeur humide et fraîche. Le monde entier semblait propre après une tempête majeure, comme récuré par la force abrasive de la nature.

Il atteignit l’avant du palais où deux membres de la Garde royale étaient postés. Kaladin les gratifia d’un signe de tête et obtint des saluts impeccables en retour, puis il alla chercher une lanterne au poste de garde et la remplit de ses propres sphères.

Depuis l’avant du palais, Kaladin pouvait embrasser l’ensemble des dix camps de guerre. Comme après chaque tempête, la Flamme des sphères renouvelées scintillait partout, et leurs gemmes resplendissaient de fragments capturés lors de son passage.

Kaladin réfléchit à ce qu’il devait expliquer à Dalinar. Il répéta plusieurs fois son discours en silence, mais il n’était toujours pas prêt quand le haut-prince franchit enfin les portes du palais. Natam le salua depuis l’intérieur, puis retourna au petit trot rejoindre Mart devant la porte de la clarissime Navani.

Le haut-prince commença à descendre la route latérale en lacets qui menait du Pinacle aux écuries. Kaladin vint se placer à côté de lui. Quelque chose semblait profondément perturber Dalinar.

Il n’a jamais fait la moindre annonce au sujet de ses crises pendant les tempêtes majeures, songea Kaladin. Ne devrait-il pas en parler ?

Ils avaient mentionné les visions, un peu plus tôt. Que voyait Dalinar au juste, ou croyait-il voir ?

— Donc, soldat, commença le haut-prince tandis qu’ils se mettaient en marche. De quoi vouliez-vous me parler ?

Kaladin prit une profonde inspiration.

— Il y a un an, j’étais soldat dans l’armée d’Amaram.

— C’est donc là que vous avez appris, répondit Dalinar. J’aurais dû m’en douter. Amaram est le seul général de la principauté de Sadeas qui possède de véritables dons pour le commandement.

— Mon général, lui dit Kaladin en s’arrêtant sur les marches, il m’a trahi ainsi que mes hommes.

Dalinar s’immobilisa à son tour pour le regarder.

— Une mauvaise décision au combat, j’imagine ? Personne n’est parfait, soldat. S’il a envoyé vos hommes dans un guet-apens, je doute qu’il en ait eu l’intention.

Dis-le-lui franchement, songea Kaladin, qui aperçut Syl assise sur une arête de schiste-écorce sur sa droite. Elle lui adressa un signe de tête. Il faut qu’il sache. Simplement…

Il n’en avait jamais parlé, pas en détail en tout cas. Pas même à Roc, à Teft ou aux autres.

— Ce n’était pas ça, mon général, reprit Kaladin en soutenant le regard de Dalinar à la lueur des sphères. Je sais où Amaram a obtenu sa Lame d’Éclat ; j’étais là. J’ai tué le Porte-Éclat à qui elle appartenait.

— C’est impossible, répliqua lentement Dalinar. Car si c’était le cas, vous détiendriez sa Lame et sa Cuirasse.

— Amaram les a prises pour lui-même, puis il a massacré toutes les personnes qui connaissaient la vérité, affirma Kaladin. Tout le monde sauf un soldat isolé qu’Amaram, par culpabilité, a vendu comme esclave au lieu de le tuer.

Dalinar resta immobile et silencieux. Depuis cet angle de vue, le flanc de colline était entièrement noir derrière lui, seulement éclairé par les étoiles. Quelques sphères brillaient dans la poche de Dalinar, et leur éclat traversait le tissu de son uniforme.

— Amaram est l’un des meilleurs hommes que je connaisse, répondit Dalinar. Son honneur est sans faille. Je ne l’ai même jamais vu prendre excessivement avantage sur un adversaire lors d’un duel, y compris dans les cas où ç’eût été acceptable.

Kaladin ne réagit pas. Lui aussi l’avait cru à une époque.

— Avez-vous la moindre preuve ? reprit Dalinar. Vous comprenez bien que je ne peux pas croire un homme seul sur parole pour une accusation de cette nature.

— Croire un sombre-iris sur parole, vous voulez dire, rétorqua Kaladin en serrant les dents.

— Ce n’est pas la couleur de vos yeux qui pose problème, précisa Dalinar, mais la gravité de votre accusation. Vos paroles sont dangereuses. Avez-vous la moindre preuve, soldat ?

— D’autres étaient présents lorsqu’il a pris les Éclats. Ce sont des hommes de sa garde personnelle qui ont exécuté les meurtres sur ses ordres. Et un fulgicien était également présent. D’âge moyen, avec le visage pointu. Il portait une barbe comme celle des ardents. (Il marqua un temps d’arrêt.) Ils ont tous été complices de ses actes, mais peut-être…

Dalinar soupira doucement dans la nuit.

— Avez-vous parlé de cette accusation à qui que ce soit d’autre ?

— Non, répondit Kaladin.

— Continuez à tenir votre langue. Je vais m’entretenir avec Amaram. Merci de m’en avoir parlé.

— Mon général, dit Kaladin en avançant d’un pas vers Dalinar. Si vous croyez vraiment à la justice, vous…

— Restons-en là pour l’instant, mon garçon, l’interrompit Dalinar, d’une voix calme mais glaciale. Vous avez eu votre mot à dire, à moins que vous ne puissiez m’offrir une preuve quelconque.

Kaladin se força à ravaler un accès de colère immédiat. Non sans mal.

— J’ai apprécié votre intervention, tout à l’heure, quand nous parlions des duels de mes fils, reprit Dalinar. C’est la deuxième fois que vous apportez une contribution importante à l’une de nos conférences, je crois.

— Merci, mon général.

— Mais, soldat, ajouta Dalinar, vous marchez en équilibre instable entre l’obligeance et l’insubordination dans votre façon de nous traiter, moi et les miens. Vous êtes aigri à un degré impressionnant. Si je choisis de l’ignorer, c’est parce que je sais ce que vous avez subi et que je vois le soldat en dessous. C’est l’homme que j’ai engagé pour cette tâche.

Kaladin serra les dents et hocha la tête.

— Oui, mon général.

— Parfait. Maintenant, filez.

— Mon général, je dois vous escorter…

— Je crois que je vais regagner le palais, répliqua Dalinar. Puisque je ne pense pas dormir beaucoup cette nuit, autant aller ennuyer la douairière en lui faisant part de mes pensées. Ses gardes pourront me surveiller. J’en emprunterai un pour regagner le camp.

Kaladin poussa une longue expiration. Puis salua. Très bien, se dit-il en continuant le long du chemin sombre et humide. Quand il arriva en bas, Dalinar se tenait toujours debout au-dessus de lui, à peine plus visible qu’une ombre. Il semblait perdu dans ses pensées.

Kaladin fit volte-face et se remit en marche vers le camp de guerre de Dalinar. Syl vint se poser sur son épaule.

— Tu vois, dit-elle. Il t’a écouté.

— Non, pas du tout, Syl.

— Qu’y a-t-il ? Il t’a répondu et il a dit…

— Je lui ai dit quelque chose qu’il ne voulait pas entendre, expliqua Kaladin. Même s’il enquête sur le sujet, il trouvera bien assez de raisons de ne pas en tenir compte. Au final, ce sera ma parole contre celle d’Amaram. Père-des-tempêtes ! Je n’aurais rien dû lui dire.

— Dans ce cas, tu lâcherais prise ?

— Ça, jamais, répondit Kaladin. Je trouverais un moyen de me rendre justice moi-même.

— Ah…

Ils marchèrent un long moment et finirent par approcher du camp de guerre.

— Tu n’es pas un Cliveciel, Kaladin, déclara enfin Syl. Tu n’es pas censé être comme ça.

— Un quoi ? demanda-t-il en enjambant des crémillons qui allaient et venaient dans le noir. (Ils sortaient en grand nombre après les tempêtes, lorsque les plantes se dépliaient pour absorber l’eau.) C’était l’un des ordres, c’est ça ?

Il en savait un peu à leur sujet. Comme tout le monde, grâce aux légendes.

— Oui, répondit Syl d’une voix douce. Je m’inquiète pour toi, Kaladin. Je pensais que les choses iraient mieux une fois que tu serais libéré des ponts.

— Les choses vont déjà mieux, assura-t-il. Aucun de mes hommes n’a été tué depuis notre libération.

— Mais tu… (Elle ne semblait pas savoir quoi dire d’autre.) Je croyais que tu redeviendrais la même personne qu’avant. Je me rappelle un homme sur un champ de bataille… Un homme qui se battait…

— Cet homme-là est mort, Syl, murmura Kaladin en saluant les gardes d’un geste tandis qu’il entrait dans le camp de guerre.

Il se retrouva une fois de plus entouré de lumière et de mouvement, entre les gens qui faisaient des courses rapides et les parshes qui réparaient les bâtiments abîmés par la tempête.

— Pendant tout le temps où j’étais homme de pont, tout ce dont j’avais à me soucier, c’étaient mes hommes. Maintenant, les choses sont différentes. Il faut que je devienne quelqu’un. Simplement, je ne sais pas encore qui.

Lorsqu’il atteignit le baraquement du Pont Quatre, Roc était en train de distribuer le ragoût du soir. Beaucoup plus tard que d’habitude, mais certains des hommes avaient des horaires décalés. Les hommes n’étaient plus limités au ragoût, mais ils insistaient malgré tout pour s’en faire servir au repas du soir. Kaladin prit un bol avec gratitude et adressa un signe de tête à Bisig, qui se détendait en compagnie de plusieurs autres, s’accordant à dire que porter le pont leur manquait en réalité. Kaladin leur avait inculqué un vrai respect pour ce pont, pareil à celui qu’un soldat éprouve pour sa lance.

Le ragoût, les ponts… Ils parlaient avec une telle nostalgie des anciens emblèmes de leur captivité. Kaladin prit une bouchée puis s’interrompit en remarquant un nouvel arrivant qui s’appuyait contre une pierre près du feu.

— Je vous connais ? questionna-t-il en désignant l’homme chauve et musclé.

Il avait la peau brun clair, comme un Aléthi, mais la forme du visage ne semblait pas correspondre. Herdazien ?

— Oh, ne faites pas attention à Punio, lui lança Lopen. C’est mon cousin.

— Vous aviez un cousin dans les équipes de pont ? demanda Kaladin.

— Nan, lança Lopen. Il a simplement appris par ma mère qu’on avait besoin de nouveaux gardes, alors il est venu nous aider. Je lui ai obtenu un uniforme et tout.

Le nouveau venu, Punio, sourit et leva sa cuillère.

— Pont Quatre, dit-il avec un accent herdazien prononcé.

— Êtes-vous un soldat ? lui demanda Kaladin.

— Oui, répondit l’homme, de l’armée du clarissime Roion. Pas vous inquiéter. Maintenant, j’ai prêté serment à Kholin à la place. Pour mon cousin.

Il sourit d’un air affable.

— Punio, dit Kaladin en se frottant le front, vous ne pouvez pas quitter votre armée comme ça. On appelle ça déserter.

— Pas chez nous, lança Lopen. Nous sommes herdaziens – personne ne sait nous reconnaître entre nous, de toute manière.

— Oui, acquiesça Punio. Je repars dans mon pays une fois par an. Quand je reviens, personne ne se souvient de moi. (Il haussa les épaules.) Cette fois, je viens ici.

Kaladin soupira, mais l’homme semblait savoir se servir d’une lance, et Kaladin avait effectivement besoin de davantage d’hommes.

— Très bien. Comportez-vous comme si vous faisiez partie des hommes de pont depuis le début, d’accord ?

— Pont Quatre ! s’exclama l’homme avec enthousiasme.

Kaladin regagna son emplacement habituel près du feu pour se détendre et réfléchir. Il n’en eut cependant pas l’occasion, car quelqu’un vint s’accroupir juste devant lui. Un homme à la peau marbrée et à l’uniforme du Pont Quatre.

— Shen ? demanda Kaladin.

— Mon capitaine.

Shen continua à le regarder fixement.

— Vous vouliez quelque chose ? poursuivit Kaladin.

— Est-ce que je fais vraiment partie du Pont Quatre ? interrogea Shen.

— Bien entendu.

— Où est ma lance ?

Kaladin regarda Shen droit dans les yeux.

— Qu’en dites-vous ?

— J’en dis que je ne fais pas partie du Pont Quatre, répliqua Shen, qui prit le temps de réfléchir à chaque mot. Je suis son esclave.

Kaladin reçut ces mots comme un coup de poing à l’estomac. Il n’avait pas entendu cet homme prononcer dix mots depuis qu’ils étaient ensemble, et voilà ce qu’il lui disait maintenant ?

Ces mots le blessèrent, dans tous les cas. Voilà un homme qui, contrairement aux autres, n’avait pas tout loisir de partir où bon lui semblait. Dalinar avait libéré le reste du Pont Quatre, mais un parshe… il serait esclave quoi qu’il fasse et où qu’il aille.

Que pouvait dire Kaladin ? Saintes bourrasques…

— J’ai apprécié votre aide quand nous étions partis faire de la récupération. Je sais que c’était parfois difficile pour vous de voir ce que nous faisions là-bas, dans les gouffres.

Shen attendit, toujours accroupi, l’oreille tendue. Il scrutait Kaladin avec ses yeux impénétrables de parshe, d’un noir uniforme.

— Je ne peux pas commencer à armer des parshes, Shen, poursuivit Kaladin. Les pâles-iris nous acceptent déjà à peine en l’état. Si je vous donnais une lance, imaginez la tempête que ça susciterait.

Shen hocha la tête, totalement inexpressif. Il se redressa.

— Alors je suis bien un esclave.

Il se retira.

Kaladin cogna sa tête en arrière contre la pierre, regard levé vers le ciel. Qu’il aille donc aux foudres. Il avait une bonne vie, pour un parshe. Certainement plus de liberté que tout autre individu de son espèce.

Et toi, tu en étais satisfait ? demanda une voix dans sa tête. Tu étais content d’être un esclave bien traité ? Tu n’as pas essayé de t’enfuir, de regagner ta liberté ?

Quelle pagaille. Il retourna ces pensées dans sa tête en attaquant son ragoût. Il réussit à en prendre deux bouchées avant que Natam, l’un des hommes qui gardaient le palais, ne déboule dans le camp en titubant, affolé, en nage, les joues rouges d’avoir couru.

— Le roi ! s’écria Natam, à bout de souffle. Un assassin !

Forme de nuit prédit les choses futures.

Qu’elle sait voir loin, cette forme obscure !

Au départ des dieux, forme de nuit chuchota :

Une tempête nouvelle viendra,

Une tempête nouvelle pour recréer le monde,

Une tempête, une nouvelle voie.

Forme de nuit écoute et voit.

— Extrait du Chant des Secrets de ceux-qui-écoutent, 17e couplet.

Le roi se portait très bien.

Kaladin s’appuyait d’une main au chambranle de la porte, essoufflé d’avoir couru jusqu’au palais. Elhokar, Dalinar, Navani et les deux fils de Dalinar bavardaient à l’intérieur. Personne n’était mort. Personne n’était mort.

Père-des-tempêtes, se dit-il en entrant dans la pièce. L’espace d’un instant, je me suis cru revenu sur les plateaux, en train de regarder mes hommes charger vers les Parshendis. Il connaissait à peine ces gens, mais il était responsable d’eux. Il n’avait pas pensé que son attitude protectrice puisse s’appliquer aux pâles-iris.

— Bon, en tout cas, il est arrivé jusqu’ici en courant, déclara le roi, repoussant les attentions d’une femme qui tentait de panser une entaille sur son front. Vous voyez, Idrin. Voilà à quoi ressemble un bon garde du corps. Je parie qu’il n’aurait pas laissé ça se produire.

Le capitaine de la Garde royale se tenait près de la porte, le visage rouge. Il détourna le regard puis regagna le couloir d’un pas furieux. Kaladin leva la main vers sa tête, perplexe. Ce genre de commentaires de la part du roi n’aiderait vraiment pas ses hommes à s’entendre avec les soldats de Dalinar.

À l’intérieur de la pièce, une masse confuse de gardes, de serviteurs et de membres du Pont Quatre restait plantée là, l’air perdu ou embarrassé. Leyten était présent – il avait été de service avec la Garde royale – ainsi que Moash.

— Moash, lui lança Kaladin, vous étiez censé retourner dormir au camp.

— Vous aussi, rétorqua le soldat.

Avec un grognement, Kaladin le rejoignit au petit trot et lui parla plus bas.

— Vous étiez là quand ça s’est produit ?

— Je venais de partir, répondit Moash. Je terminais mon service auprès de la Garde royale. J’ai entendu des cris et je suis revenu le plus vite possible. (Il désigna la porte ouverte du balcon.) Venez jeter un œil.

Ils sortirent sur le balcon, qui était un chemin de pierre circulaire qui faisait le tour des mansardes du palais – une terrasse taillée dans la pierre elle-même. Depuis cette hauteur, le balcon offrait une vue sans pareille dominant les camps de guerre et les Plaines au-delà. Quelques membres de la Garde royale s’y tenaient, inspectant la rambarde à l’aide de lampes à sphères. Une section de la structure en acier s’était tordue vers l’extérieur et pendait en équilibre instable au-dessus du vide.

— D’après ce que nous avons compris, déclara Moash en tendant le doigt, le roi est venu réfléchir ici, comme il aime le faire.

Kaladin hocha la tête et le suivit. Le sol de pierre était toujours humide des pluies de la tempête majeure. Ils atteignirent l’endroit où le garde-corps était arraché, et plusieurs gardes leur cédèrent le passage. Kaladin regarda par-dessus le bord. Une bonne trentaine de mètres les séparaient des rochers en contrebas. Syl y flottait dans les airs, décrivant de lents cercles paresseux.

— Damnation, Kaladin ! s’exclama Moash en lui prenant le bras. Vous cherchez à me faire paniquer ?

Je me demande si je survivrais à cette chute… Il était déjà tombé de la moitié de cette hauteur et avait atterri sans aucun mal. Il recula pour rassurer Moash, même s’il était, depuis bien avant d’acquérir ses pouvoirs particuliers, fasciné par les hauteurs. Il jugeait libérateur de se trouver si haut. D’être seul avec l’air.

Il s’agenouilla et baissa les yeux vers les endroits où les montants du garde-corps en fer avaient été fixés au mortier à l’intérieur de trous creusés dans la pierre.

— Le garde-corps s’est dégagé de ses montants ? demanda-t-il en enfonçant le doigt dans l’un des trous avant de le retirer, couvert de poussière de mortier.

— Ouais, répondit Moash, et plusieurs membres de la Garde royale hochèrent la tête.

— Il pourrait s’agir d’un défaut de conception, suggéra Kaladin.

— Mon capitaine, dit l’un des gardes, j’étais ici quand ça s’est produit, je le surveillais sur le balcon. Il est tombé net, quasiment sans un bruit. Je me tenais ici, à réfléchir en contemplant les Plaines, et d’un seul coup, Sa Majesté était suspendue là, à jurer comme un caravanier en s’accrochant de toutes ses forces. (Le garde rougit.) Mon capitaine.

Kaladin se leva pour inspecter l’ouvrage de ferronnerie. Donc, le roi s’était appuyé contre cette partie du garde-corps, qui s’était repliée vers l’avant – les montants du bas avaient cédé. Elle s’était presque entièrement dégagée mais, par chance, un barreau avait tenu bon. Le roi s’y était accroché assez longtemps pour être secouru.

Ça n’aurait jamais dû être possible. La structure donnait l’impression d’avoir d’abord été construite à l’aide de corde et de bois, puis spiricantée en fer. Il secoua une autre section, il la trouva incroyablement solide. Même quelques montants brisés n’auraient pas dû permettre de faire tomber l’ensemble – les parties métalliques auraient dû se détacher.

Il se déplaça vers la droite pour inspecter les barreaux qui s’étaient arrachés. Les deux morceaux de métal avaient été tranchés au niveau d’une jointure, bien nettement.

La porte de la chambre du roi s’assombrit quand Dalinar Kholin sortit sur le balcon.

— Entrez, dit-il à Moash et à l’autre garde. Fermez la porte. J’aimerais m’entretenir avec le capitaine Kaladin.

Ils obéirent, même si Moash le fit à contrecœur. Dalinar s’approcha de Kaladin tandis que les fenêtres se fermaient pour leur accorder un peu d’intimité. Malgré son âge, la silhouette du haut-prince était intimidante : large d’épaules, bâti comme un mur de brique.

— Mon général, commença Kaladin, j’aurais dû…

— Ce n’était pas votre faute, le coupa Dalinar. Le roi n’était pas sous votre protection. Et même dans le cas contraire, je ne vous réprimanderais pas – pas davantage que je ne réprimanderai Idrin. Je ne demande pas à des gardes du corps d’inspecter l’architecture.

— Entendu, répondit Kaladin.

Dalinar s’agenouilla pour vérifier les montants.

— Vous aimez endosser la responsabilité des choses, n’est-ce pas ? Une qualité louable chez un officier. (Dalinar se leva et regarda l’emplacement où le garde-corps avait été tranché.) Quelle est votre estimation ?

— Quelqu’un a ébréché le mortier, sans doute possible, affirma Kaladin, et saboté le garde-corps.

Dalinar hocha la tête.

— Je suis d’accord. C’était un attentat délibéré contre le roi.

— Cependant… mon général…

— Oui ?

— Je ne sais pas qui a fait ça, mais c’est un idiot.

Dalinar le regarda en haussant les sourcils à la lumière de la lanterne.

— Comment pouvait-il savoir où le roi allait s’appuyer ? demanda Kaladin. Ou même s’il allait le faire ? Ce piège aurait facilement pu atteindre quelqu’un d’autre, et alors les aspirants assassins se seraient dévoilés pour rien. En réalité, c’est exactement ce qui s’est produit. Le roi a survécu, et maintenant nous sommes au courant de leur tentative.

— Nous nous attendions à des assassins, expliqua Dalinar. Et pas simplement à cause de l’incident avec l’armure du roi. La moitié des hommes puissants dans ce camp sont sans doute en train d’envisager l’une ou l’autre forme de tentative d’assassinat ; un attentat contre Elhokar ne nous en apprend donc pas autant que vous ne le pensez. Quant à savoir comment ils savaient qu’ils le surprendraient ici, il y a un emplacement où il aime se tenir et s’appuyer contre le garde-corps pour contempler les Plaines Brisées. Toute personne qui observe ses habitudes aurait su où mettre en œuvre ce sabotage.

— Mais, mon général, insista Kaladin, c’est tellement alambiqué. Quitte à avoir accès aux appartements privés du roi, pourquoi ne pas cacher un assassin à l’intérieur ? Ou utiliser du poison ?

— Le poison aurait eu tout aussi peu de chances de fonctionner, répondit Dalinar en désignant le garde-corps. La nourriture et la boisson du roi passent par des goûteurs. Quant à un assassin caché, il risquerait de tomber sur des gardes. (Il se leva.) Mais je reconnais que ces méthodes auraient sans doute eu une plus grande chance de succès. Le fait qu’ils n’aient pas procédé ainsi nous apprend quelque chose. À supposer qu’il s’agisse des mêmes individus qui ont placé ces gemmes abîmées dans l’armure du roi, ils préfèrent les méthodes indirectes. Ce n’est pas qu’ils soient idiots, mais…

— Ils sont lâches, comprit Kaladin. Ils veulent que l’assassinat ressemble à un accident. Ils sont timorés. S’ils ont attendu si longtemps, c’est peut-être pour que les soupçons se dissipent.

— Oui, approuva Dalinar, l’air perturbé.

— Mais cette fois, ils ont commis une grosse erreur.

— Laquelle ?

Kaladin s’approcha de la section qu’il avait inspectée un peu plus tôt et s’agenouilla pour frotter la partie lisse.

— Qu’est-ce qui peut trancher le fer aussi nettement ?

Dalinar se pencha sur la coupure, puis sortit une sphère pour s’éclairer un peu mieux. Il émit un grognement.

— C’est censé faire croire que la jointure a lâché, j’imagine.

— Est-ce le cas ? demanda Kaladin.

— Non. C’était une Lame d’Éclat.

— Ce qui réduit quelque peu le nombre de suspects, je dirais.

Dalinar hocha la tête.

— N’en parlez à personne. Nous allons faire comme si nous n’avions pas remarqué ce détail, ça nous donnera peut-être un avantage. Il est trop tard pour faire croire que nous pensons à un accident, mais nous ne sommes pas obligés de tout révéler.

— Entendu, mon général.

— Le roi insiste pour que je vous charge de le protéger, ajouta Dalinar. Nous allons peut-être devoir mettre ça en œuvre plus tôt que prévu.

— Je ne suis pas prêt, déclara Kaladin. Mes hommes sont débordés avec les tâches qu’on leur a déjà confiées.

— Je sais, dit Dalinar tout bas. (Il semblait hésiter.) Vous comprenez bien que ce n’est pas l’œuvre d’une personne extérieure.

Un grand froid envahit Kaladin.

— Les propres appartements du roi ? Ça désigne un serviteur. Ou l’un de ses gardes. Les hommes de la Garde royale aussi ont pu avoir accès à son armure. (Dalinar se tourna vers Kaladin, le visage éclairé par la sphère qu’il tenait dans sa main. Un visage puissant dont le nez avait autrefois été cassé. Brut. Authentique.) Je ne sais plus à qui me fier ces jours-ci. Puis-je me fier à vous, Kaladin Béni-des-foudres ?

— Oui. Vous avez ma parole.

Dalinar hocha la tête.

— Je vais relever Idrin de son poste et lui assigner une place de commandement dans mon armée. Voilà qui contentera le roi, mais je m’assurerai qu’Idrin sache que ce n’est pas une punition. Je soupçonne de toute manière qu’il appréciera davantage ce nouveau poste.

— Oui, mon général.

— Je vais réquisitionner ses meilleurs éléments, répondit Dalinar, et ils seront provisoirement sous votre commandement. Utilisez-les le moins possible. Au bout du compte, je veux que le roi ne soit gardé que par des membres des équipes de pont – des hommes en qui vous avez confiance, et qui ne jouent aucun rôle dans la politique des camps de guerre. Choisissez soigneusement. Je ne veux pas remplacer des traîtres potentiels par d’anciens bandits que l’on peut facilement acheter.

— Oui, mon général, répondit Kaladin, qui sentit un grand poids s’abattre sur ses épaules.

Dalinar se leva.

— Je ne sais pas quoi faire d’autre. Un homme doit pouvoir se fier à ses propres gardes.

Il se dirigea vers la porte qui donnait sur la pièce. Son intonation le disait profondément perturbé.

— Mon général ? demanda Kaladin. Ce n’était pas la tentative d’assassinat que vous attendiez, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Dalinar, main sur la poignée de la porte. Je suis d’accord avec votre estimation. Ce n’était pas là l’œuvre de quelqu’un qui sait ce qu’il fait. Cette méthode est tellement alambiquée que je suis même surpris qu’elle soit passée si près de fonctionner. (Il regarda Kaladin bien en face.) Si Sadeas – ou, pire encore, l’assassin qui a pris la vie de mon frère – décide de frapper, les choses se passeront mal pour nous. La tempête est encore à venir.

Il ouvrit la porte, laissant échapper les protestations du roi qu’elle étouffait jusqu’à présent. Elhokar tempêtait que personne ne prenait sa sécurité au sérieux, que personne ne l’écoutait, qu’ils feraient mieux de chercher les choses qu’il voyait dans le miroir par-dessus son épaule, quoi que ça puisse signifier. Sa diatribe ressemblait aux pleurnicheries d’un enfant gâté.

Kaladin regarda le garde-corps tordu et imagina le roi accroché là. Il avait de bonnes raisons d’être dans tous ses états. Mais, d’un autre côté, un roi n’était-il pas censé être au-dessus de tout ça ? Sa Vocation ne nécessitait-elle pas qu’il soit capable de garder son sang-froid sous la pression ? Kaladin avait du mal à imaginer Dalinar réagir par ce genre de vociférations, quelles que soient les circonstances.

Ton métier ne consiste pas à juger, se rappela-t-il en faisant signe à Syl avant de s’éloigner du balcon, mais à protéger ces gens.

D’une manière ou d’une autre.

Forme de décomposition au goût amer,

Forme divine à tenir au loin.

Ne l’écoutez pas, ne la cherchez point.

Que vous parcouriez collines ou rivières,

Prenez garde où vous portent vos pas.

Chérissez vos peurs, défiez-la.

— Extrait du Chant des Secrets de ceux-qui-écoutent, 27e couplet.

Eh bien, vous voyez, déclara Gaz tout en ponçant le bois du chariot de Shallan. (Elle était assise près de lui et l’écoutait tout en travaillant.) La plupart d’entre nous ont rejoint les combats des Plaines Brisées pour la vengeance, vous comprenez ? Ces faces marbrées ont tué le roi. C’était censé être un truc grandiose et tout. Un combat pour la vengeance, une manière de montrer au monde que les Aléthis ne tolèrent pas la trahison.

— Ouais, acquiesça Red.

Le soldat barbu et dégingandé dégagea l’un des barreaux du chariot de Shallan. Une fois celui-là retiré, il n’en restait que trois de chaque côté pour soutenir le toit. Il le laissa tomber d’un air satisfait, puis épousseta ses gants de travail. Voilà qui contribuerait à transformer le chariot, d’une simple cage roulante, en véhicule plus approprié pour une dame pâle-iris.

— Je m’en souviens, poursuivit Red en s’asseyant dans le fond, les jambes pendues dans le vide. L’appel aux armes nous est venu du haut-prince Vamah en personne, et il s’est répandu à travers toute Longuerive comme une odeur pestilentielle. La moitié des hommes en âge de se battre ont rejoint la cause. Quand vous alliez boire un verre sans porter votre insigne de recrue, les gens se demandaient si vous étiez un lâche. Je me suis engagé avec cinq copains. Ils sont tous morts maintenant, ils pourrissent dans ces gouffres maudits des foudres.

— Alors… vous en avez simplement… eu assez de vous battre ? demanda Shallan.

Elle disposait désormais d’un bureau. Enfin, d’une table – un petit meuble de travail facile à démonter. Ils l’avaient sortie du chariot et elle s’en servait pour parcourir quelques-unes des notes de Jasnah.

La caravane s’installait tandis que le jour déclinait ; ils avaient bien voyagé aujourd’hui, mais Shallan ne les forçait pas trop, après ce qu’ils avaient tous subi. Quatre jours après avoir débuté leur voyage, ils approchaient de la section du couloir où les attaques de bandits étaient beaucoup moins probables. Ils n’étaient plus très éloignés des Plaines Brisées et de la sécurité qu’elles offraient.

— Assez de nous battre ? répéta Gaz en gloussant de rire tandis qu’il s’emparait d’une charnière et commençait à la clouer en place. (De temps à autre, il lançait un coup d’œil sur le côté, une sorte de tic nerveux.) Certainement pas. Ce n’était pas nous, c’étaient ces rafales de pâles-iris ! Sans vouloir vous offenser, clarissime. Mais qu’ils aillent aux foudres et qu’ils n’en reviennent jamais !

— Ils ont arrêté de se battre pour gagner, ajouta Red tout bas. Et ils se sont mis à se battre pour les sphères.

— Chaque jour, répondit Gaz. Chaque jour, saintes bourrasques, on se levait pour se battre sur ces plateaux, sans jamais progresser. Qui s’en souciait, qu’on progresse ? Les hauts-princes n’en avaient qu’après les cœurs-de-gemme. Et nous, on était là, quasi réduits en esclavage par nos serments militaires. Pas le droit de voyager comme les bons citoyens devraient y être autorisés, puisqu’on s’était engagés. On mourait, on saignait, on souffrait pour qu’ils puissent s’enrichir ! C’était tout. Alors on est partis. On était une poignée à boire ensemble, même si on servait différents hauts-princes. On les a laissés derrière nous ainsi que leur guerre.

— Attends, Gaz, le reprit Red, ce n’est pas tout. Sois honnête avec la dame. Tu n’avais pas aussi quelques dettes en attente ? Qu’est-ce que tu nous avais dit sur le fait d’être à deux doigts de nous voir transformés en hommes de pont…

— Hé là, répondit Gaz. C’est mon ancienne vie. Et y a rien dans cette ancienne vie qu’ait encore de l’importance. (Il termina avec le marteau.) Et puis la clarissime Shallan a dit qu’on s’occuperait de nos dettes.

— Tout sera pardonné, confirma Shallan.

— Tu vois ?

— À part votre haleine, ajouta-t-elle.

Gaz leva les yeux, le rouge montant sur son visage couvert de cicatrices, mais Red se contenta d’éclater de rire. Au bout d’un moment, Gaz céda au rire à son tour. Il y avait quelque chose de désespérément affable chez ces soldats. Ils avaient saisi l’occasion de retrouver une vie normale et comptaient bien s’y accrocher. Ils n’avaient pas posé le moindre problème de discipline lors des jours qu’ils avaient passés ensemble, et ils lui rendaient service avec un réel empressement.

Elle en eut la preuve lorsque Gaz releva l’un des côtés de son chariot – puis souleva un loquet et baissa une petite fenêtre pour laisser entrer la lumière. Il désigna sa nouvelle fenêtre en souriant.

— Peut-être pas assez luxueuse pour convenir à une dame pâle-iris mais, au moins, vous pourrez voir à l’extérieur.

— Pas mal, commenta Red, qui applaudit lentement. Pourquoi tu ne nous avais pas dit que tu avais une formation de menuisier ?

— Je n’ai pas été formé, répondit Gaz, dont l’expression s’assombrit soudain. J’ai passé un peu de temps dans un dépôt de bois, c’est tout. On apprend quelques trucs.

— C’est très joli, Gaz, lui dit Shallan. Je vous en suis très reconnaissante.

— Ce n’est rien du tout. Vous devriez avoir une charnière de l’autre côté aussi. Je vais voir si je peux en récupérer une auprès des commerçants.

— On lèche déjà les bottes de notre nouvelle maîtresse, Gaz ? demanda Vathath en rejoignant le groupe.

Shallan ne l’avait pas entendu approcher.

Le chef des anciens déserteurs tenait un petit bol de curry fumant provenant du chaudron du dîner. Shallan percevait l’odeur épicée des piments. Voilà qui l’aurait agréablement changée du ragoût qu’elle mangeait avec les marchands d’esclaves, mais la caravane disposait de nourriture adaptée aux femmes, qu’elle était donc obligée de manger. Peut-être parviendrait-elle à voler discrètement une bouchée de curry quand personne ne la verrait.

— Gaz, vous ne m’avez jamais proposé de me fabriquer ce genre de choses, observa Vathath, qui plongea son pain dans la sauce et en arracha un morceau à l’aide de ses dents. (Il continua à parler tout en mâchant.) Vous paraissez heureux d’être redevenu l’esclave des pâles-iris. C’est un miracle que vous n’ayez pas déchiré votre chemise à force de ramper comme vous venez de le faire.

Gaz rougit de nouveau.

— Pour autant que je le sache, Vathath, lui dit Shallan, vous n’aviez pas de chariots. Donc, où auriez-vous voulu que Gaz vous fabrique une fenêtre ? Dans votre tête, peut-être ? Je suis sûre qu’on peut arranger ça.

Vathath sourit tout en mangeant, quoique ce ne soit pas un sourire particulièrement aimable.

— Vous a-t-il parlé de l’argent qu’il possède ?

— Nous nous occuperons de ce problème-là le moment venu.

— Cette bande-là va vous poser plus de problèmes que vous ne le pensez, petite pâle-iris, rétorqua Vathath, qui secoua la tête et replongea son pain dans la sauce. Ils vont retourner tout droit à ce qu’ils étaient.

— Cette fois, ils seront des héros pour m’avoir secourue.

Il ricana.

— Ces gars-là ne seront jamais des héros. Ils ne sont que du crémon, clarissime. Rien de plus.

Près de lui, Gaz baissa les yeux et Red détourna le regard, mais aucun des deux ne le contredit.

— Vous faites de gros efforts pour les décourager, Vathath, fit observer Shallan en se levant. Avez-vous tellement peur de vous tromper ? On pourrait croire que vous y seriez habitué désormais.

— Faites attention, fillette, gronda-t-il. Vous feriez mieux de ne pas insulter un homme par accident.

— La dernière chose au monde dont j’aie envie, c’est de vous insulter par accident, Vathath, répliqua Shallan. Comme si j’étais incapable de le faire volontairement !

Il la regarda, puis rougit et prit un moment pour méditer une réplique. Avant qu’il puisse le faire, elle reprit :

— Et puis je ne suis pas surprise que vous ne trouviez pas vos mots, car ça aussi, vous devez y être habitué. Vous devez ressentir ça chaque fois que quelqu’un vous pose une question compliquée – comme la couleur de votre chemise.

— Joli, répondit-il. Mais vos paroles ne vont pas transformer ces hommes ni le pétrin dans lequel ils se sont fourrés.

— Bien au contraire, répliqua Shallan en soutenant son regard. Dans mon expérience, c’est par la parole que s’amorcent la plupart des changements. Je leur ai promis une seconde chance, et je compte bien respecter cette promesse.

Vathath émit un grognement mais s’éloigna sans plus de commentaires. Shallan soupira, s’assit et se remit au travail.

— Celui-là, il a toujours la mine de quelqu’un dont un démon des gouffres a dévoré la mère, commenta-t-elle avec une grimace. À moins que ce démon des gouffres ne soit sa mère.

Red éclata de rire.

— Si je puis me permettre, clarissime, vous avez la langue bien pendue !

— Tant qu’elle ne le reste pas en permanence, ironisa Shallan, qui tourna une page sans lever les yeux. J’imagine que ce serait extrêmement pénible.

— En même temps, j’y vois bien une utilité possible, répondit Gaz.

Tous deux se tournèrent vers lui. Il haussa les épaules.

— Je disais ça comme ça. C’est pas…

Red éclata de rire et lui asséna une tape sur l’épaule.

— Je vais chercher à manger. Je vous aiderai à trouver cette charnière après.

Gaz hocha la tête, mais jeta de nouveau un coup d’œil sur le côté (toujours ce tic nerveux) et ne rejoignit pas Red quand ce dernier se dirigea vers le chaudron du dîner. À la place, il s’assit pour poncer le sol du chariot de Shallan là où le bois commençait à se fendre.

Elle reposa le carnet dans lequel elle avait tenté de concevoir des solutions pour aider ses frères. C’est-à-dire à peu près toutes les options entre essayer d’acheter l’un des Spiricantes du roi aléthi pour localiser les Sang-des-spectres et détourner leur attention d’une manière ou d’une autre. Elle ne pouvait cependant rien faire avant d’atteindre les Plaines Brisées – et alors, la plupart de ses plans nécessiteraient qu’elle ait de puissants alliés.

Shallan devait faire en sorte que les fiançailles avec Adolin Kholin soient menées à terme. Pas simplement pour sa propre famille, mais pour le bien du monde. Shallan aurait besoin des alliés et des ressources que cette union lui assurerait. Mais si elle n’y parvenait pas ? Si elle ne réussissait pas à rallier la clarissime Navani à ses côtés ? Elle aurait peut-être besoin de poursuivre sa quête d’Urithiru et de se préparer pour les Néantifères toute seule. Cette idée la terrifiait, mais elle voulait être prête.

Elle sortit un autre livre – l’un des rares de la pile de Jasnah qui ne décrivaient pas les Néantifères ni la légendaire Urithiru. Il passait plutôt en revue les hauts-princes aléthis actuels et décrivait leurs manœuvres politiques et leurs objectifs.

Shallan devait être informée. Elle devait connaître le paysage politique de la cour aléthie. Elle ne pouvait pas se permettre de rester dans l’ignorance. Elle devait savoir qui, parmi ces gens, pouvait devenir un allié potentiel si tout le reste échouait.

Et ce Sadeas ? se demanda-t-elle en tournant une page du carnet. Jasnah l’y décrivait comme manipulateur et dangereux, mais lui reconnaissait ainsi qu’à son épouse une grande vivacité d’esprit. Peut-être un homme intelligent écouterait-il et comprendrait-il les arguments de Shallan.

Aladar était cité comme un autre haut-prince que Jasnah respectait. Puissant, connu pour ses manœuvres politiques brillantes. Il appréciait également les jeux de hasard. Peut-être oserait-il tenter une expédition pour trouver Urithiru, si Shallan mettait en avant les richesses potentielles à y découvrir.

Hatham était cité comme un homme à la politique délicate et aux planifications soigneuses. Encore un allié potentiel. Jasnah n’avait pas une très haute estime de Thanadal, Bethab ou Sebarial. Elle qualifiait le premier de mielleux, le second d’aussi stupide qu’une sphère éteinte et le troisième d’outrageusement grossier.

Elle les étudia un moment, ainsi que leurs motivations. Enfin, Gaz se leva et épousseta son pantalon. Il la salua d’un signe de tête respectueux et s’en alla chercher à manger.

— Un instant, maître Gaz, lui dit-elle.

— Ne m’appelez pas maître, clarissime, répondit-il en se dirigeant vers elle. Je ne suis que du sixième nahn. Jamais pu m’acheter mieux que ça.

— Quelle est l’étendue exacte de vos dettes ? demanda-t-elle en piochant des sphères dans sa sage-bourse pour les placer dans le gobelet sur son bureau.

— Ben, l’un des gars à qui je devais de l’argent a été exécuté, expliqua-t-il en se frottant le menton. Mais y en a d’autres. (Il hésita.) Quatre-vingts brômes de rubis, clarissime. Cela dit, ils ne les accepteraient peut-être pas. C’est à ma tête qu’ils en veulent, ces jours-ci.

— Une dette conséquente pour un homme comme vous. Êtes-vous un joueur, dans ce cas ?

— Ça fait aucune différence, répliqua-t-il. On va dire ça.

— Et vous mentez, lança-t-elle en inclinant la tête sur le côté. Je suis capable de voir quand vous le faites, Gaz.

— Livrez-moi à eux de toute manière, répondit-il en se détournant pour se diriger vers la soupe. Aucune importance. Je préférerais encore ça que d’être ici à me demander quand ils vont me retrouver.

Shallan le regarda s’éloigner, puis secoua la tête et revint à ses recherches. Elle affirme qu’Urithiru ne se trouve pas dans les Plaines Brisées, songea Shallan en tournant quelques pages. Mais en est-elle sûre ? Les Plaines n’ont jamais été entièrement explorées, à cause des gouffres. Qui sait ce qui s’y trouve ?

Fort heureusement, Jasnah avait laissé des notes très complètes. La plupart des documents anciens semblaient situer Urithiru dans les montagnes. Les Plaines Brisées se trouvaient dans une cuvette.

Nohadon pouvait s’y rendre à pied, se dit Shallan en lisant une citation de La Voie des rois. Jasnah remettait en question la validité de cette affirmation, mais Jasnah contestait à peu près tout. Au bout d’une heure de recherches, alors que le soleil descendait dans le ciel, Shallan se retrouva en train de se masser les tempes.

— Tout va bien ? demanda Motif tout bas.

Il aimait sortir lorsqu’il faisait plus sombre, et elle ne le lui interdisait pas. Elle le localisa sur la table, formation complexe de reliefs sur le bois.

— Les historiennes, déclara Shallan, sont une bande de menteuses.

— Mmmmm, répondit Motif d’un air satisfait.

— Ce n’était pas un compliment.

— Ah.

Shallan referma d’un coup sec le livre qu’elle était en train de parcourir.

— Ces femmes étaient censées être des érudites ! Au lieu de consigner les faits, elles rédigeaient des opinions et les présentaient comme des vérités. Elles semblent se donner beaucoup de mal pour se contredire entre elles et contournent des sujets d’importance comme les sprènes contournent le feu ; elles ne fournissent jamais de chaleur elles-mêmes, mais elles en font étalage.

Motif bourdonna.

— La vérité est individuelle.

— Pardon ? Pas du tout. La vérité est… c’est la Vérité. La réalité.

— Ta vérité est ce que tu vois, répondit Motif, l’air perdu. Que pourrait-elle être d’autre ? C’est là la vérité dont tu m’as parlé, celle qui apporte le pouvoir.

Elle se tourna vers lui, regarda ses reliefs qui projetaient des ombres à la lumière des sphères. Elle les avait renouvelées lors de la tempête majeure de la veille, alors qu’elle était enfermée dans la boîte qui lui servait de chariot. Motif s’était mis à vibrer au milieu de la tempête – un bruit étrange, furieux. Après quoi il avait commencé à monologuer furieusement dans une langue qu’elle ne comprenait pas, à la grande panique de Gaz et des autres soldats qu’elle avait invités dans son abri. Fort heureusement, ils tenaient pour acquis qu’il se passait des choses effroyables pendant les tempêtes majeures, et aucun d’entre eux n’en avait reparlé depuis.

Idiote, se dit-elle en tournant une page vide. Commence à te comporter en érudite. Jasnah serait déçue. Elle inscrivit ce que Motif venait de lui dire.

— Motif, lança-t-elle en tapotant son crayon – qu’elle s’était procuré auprès des commerçants, ainsi que du papier. Cette table a quatre pieds. Ne dirais-tu pas que c’est une vérité, indépendamment de ma perspective ?

Motif vibra d’un air hésitant.

— Qu’est-ce qu’un pied ? Seulement ce que vous avez défini. Sans perspective, il n’existe rien de tel qu’un pied ou une table. Rien que du bois.

— Tu m’as dit que la table se percevait elle-même de cette manière.

— Parce que des gens l’ont considérée assez longtemps comme étant une table, précisa Motif. Ça devient la vérité de cette table à travers celle que les gens créent pour elle.

Intéressant, nota Shallan tout en griffonnant dans son carnet. Elle n’était, pour l’heure, pas tant concentrée sur la nature de la vérité que sur la perception qu’en avait Motif. Est-ce parce qu’il provient du Royaume cognitif ? Les livres décrivent le Royaume spirituel comme un endroit de vérité pure, tandis que le Cognitif serait plus fluide.

— Les sprènes, reprit-elle. Si les gens n’étaient pas là, les sprènes seraient-ils doués de pensée ?

— Pas ici, dans ce royaume, répondit-il. Je ne sais pas ce qu’il en est de l’autre royaume.

— Tu n’as pas l’air inquiet, observa-t-elle. Ton existence tout entière dépend peut-être des gens.

— En effet, acquiesça-t-il, tout aussi calmement. Mais les enfants dépendent de leurs parents. (Il hésita.) Et puis, il y en a d’autres qui pensent.

— Les Néantifères, déclara Shallan, soudain traversée d’un grand froid.

— Oui. Je ne crois pas que mes semblables vivraient dans un monde qu’ils seraient les seuls à peupler. Ils ont leurs propres sprènes.

Shallan se redressa brusquement.

— Leurs propres sprènes ?

Motif rétrécit sur sa table, se replia sur lui-même, et ses reliefs se firent moins nets lorsqu’ils s’écrasèrent sur eux-mêmes.

— Alors ? insista Shallan.

— Nous n’en parlons pas.

— Tu devrais peut-être commencer, lui dit Shallan. C’est important.

Motif bourdonna. Elle crut qu’il allait s’obstiner dans le silence mais, au bout d’un moment, il poursuivit d’une toute petite voix :

— Les sprènes sont… le pouvoir… le pouvoir brisé en éclats. Le pouvoir auquel les perceptions des hommes ont accordé la pensée. Honneur, Culture et… un autre. Des fragments détachés.

— Un autre ? insista Shallan.

Le bourdonnement de Motif se changea en une plainte stridente, si aiguë qu’elle ne l’entendait presque plus.

— Abjection.

Il prononça ce mot comme s’il avait besoin de l’expulser.

Shallan écrivit furieusement. Abjection – infamie. Un type de sprène ? Peut-être un spécimen unique et très grand, comme Cusicesh d’Iri ou la Veillenuit. Un sprène d’infamie ? Elle n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille.

Tandis qu’elle écrivait, l’un de ses esclaves approcha dans la nuit naissante. Timoré, il portait une tunique très simple ainsi qu’un pantalon, l’un des ensembles que les commerçants avaient donnés à Shallan. Ce présent était le bienvenu, car les dernières sphères de Shallan se trouvaient dans le gobelet devant elle et ne suffiraient pas à acheter un repas auprès des meilleurs restaurants de Kharbranth.

— Clarissime ?

— Oui, Suna ?

— Je… hum… (Il tendit le doigt.) L’autre dame, elle m’a demandé de vous dire…

Il désignait la tente utilisée par Tyn, la femme de haute taille qui commandait aux quelques gardes restants de la caravane.

— Elle veut que j’aille la voir ? demanda Shallan.

— Oui, acquiesça Suna. Pour la nourriture, j’imagine ?

— Merci, Suna, répondit Shallan, qui l’autorisa à retourner auprès du feu où il aidait à la cuisine en compagnie des autres esclaves tandis que les parshes rassemblaient du bois.

Les esclaves de Shallan étaient un groupe silencieux. Ils arboraient des tatouages sur le front au lieu de marques au fer rouge. C’était une méthode plus clémente qui désignait généralement une personne entrée en esclavage de son propre gré, plutôt que contrainte en guise de châtiment pour un crime affreux ou violent. Il s’agissait là d’hommes endettés ou d’enfants d’esclaves qui portaient toujours la dette de leurs parents.

Ils étaient habitués à travailler dur et semblaient effrayés par l’idée du salaire qu’elle leur versait. Aussi dérisoire que soit cette somme, elle permettrait à la plupart d’être libres d’ici moins de deux ans. Cette idée les perturbait visiblement.

Shallan secoua la tête et rangea ses affaires. Alors qu’elle se dirigeait vers la tente de Tyn, elle s’arrêta près du feu pour demander à Red de rapporter sa table dans le chariot et de l’y fixer.

Elle s’inquiétait toujours pour ses affaires mais elle ne conservait plus de sphères à l’intérieur du chariot, et l’avait laissé ouvert de sorte que Red et Gaz puissent jeter un coup d’œil à l’intérieur et n’y voir que des livres. Avec un peu de chance, personne ne serait tenté de les fouiller.

Toi aussi, tu contournes la vérité, se dit-elle en s’éloignant du feu. Exactement comme ces historiennes contre lesquelles tu fulminais. Elle traitait ces hommes comme s’ils étaient des héros, mais ne se faisait aucune illusion quant à la vitesse à laquelle ils retourneraient leur veste dans les mauvaises circonstances.

La tente de Tyn était grande et bien éclairée. Cette femme ne voyageait pas comme un simple garde. De bien des manières, elle était la personne la plus intrigante présente parmi eux. L’une des rares pâles-iris en dehors des commerçants eux-mêmes. Une femme qui portait l’épée.

Shallan passa la tête par les pans ouverts et trouva plusieurs parshes en train de disposer un repas sur une table basse de voyage, destinée à permettre aux gens de manger assis par terre. Les parshes sortirent précipitamment et Shallan les toisa d’un œil méfiant.

Tyn elle-même se tenait près d’une fenêtre découpée dans le tissu. Elle avait revêtu son long manteau brun clair, presque fermé, serré par une boucle à la ceinture. Sa forme évoquait celle d’une robe, bien qu’il soit nettement plus raide que toutes celles que Shallan ait jamais connues, et elle portait en dessous un pantalon amidonné.

— J’ai interrogé vos hommes, déclara Tyn sans se retourner, et ils m’ont dit que vous n’aviez pas encore dîné. J’ai ordonné aux parshes d’en apporter assez pour deux.

— Merci, répondit Shallan, qui entra en s’efforçant de chasser toute hésitation de sa voix.

Parmi ces gens, elle n’était pas une jeune fille timorée mais une femme puissante. En théorie.

— J’ai ordonné à mes hommes de rester à distance, ajouta Tyn. Nous pouvons parler librement.

— C’est une bonne chose, dit Shallan.

— Ça signifie, poursuivit Tyn en se retournant, que vous pouvez m’apprendre qui vous êtes réellement.

Père-des-tempêtes ! D’où venait cette question ?

— Je suis Shallan Davar, comme je vous l’ai dit.

— Oui, convint Tyn, qui s’approcha de la table pour s’y asseoir. Je vous en prie, ajouta-t-elle avec un geste.

Shallan s’assit prudemment en affectant une posture distinguée, jambes repliées sur le côté.

Tyn s’assit en tailleur après avoir rejeté son manteau derrière elle. Elle attaqua son repas et trempa du pain sans levain dans un curry qui paraissait trop foncé (et dégageait une odeur trop pimentée) pour être féminin.

— De la nourriture d’homme ? demanda Shallan.

— J’ai toujours détesté ces définitions, répondit Tyn. J’ai été élevée à Tu Bayla par des parents qui travaillaient comme interprètes. Je n’avais pas conscience que certains aliments étaient censés être réservés aux hommes ou aux femmes, jusqu’à ce que je visite pour la première fois la terre natale de mes parents. Je continue à trouver ça idiot. Je mange ce dont j’ai envie, merci bien.

Le propre repas de Shallan était plus conforme à la bienséance et dégageait une odeur plus sucrée que salée. Elle l’entama et s’aperçut alors seulement qu’elle était affamée.

— J’ai un échocalame, commença Tyn.

Shallan leva les yeux tandis qu’elle trempait l’extrémité de son morceau de pain dans son bol.

— Il est relié à un autre calame qui se trouve à Tashikk, poursuivit Tyn, dans l’un de leurs nouveaux relais d’informations. On y engage un intermédiaire qui peut vous rendre certains services. Faire des recherches, se renseigner – et même transmettre vos messages par échocalame vers n’importe quelle grande ville du monde. Très impressionnant.

— Ça paraît utile, approuva prudemment Shallan.

— En effet. Vous y trouverez toutes sortes de choses. Par exemple, j’ai demandé à mon contact de découvrir tout ce qu’il pourrait sur la Maison Davar. Il s’agit apparemment d’une petite maison isolée avec des dettes conséquentes et un chef de famille imprévisible dont on ne sait pas très bien s’il est encore en vie. Il a une fille, Shallan, que personne ne semble avoir rencontrée.

— Je suis cette fille, répliqua Shallan. Par conséquent, ce « personne » me semble un peu exagéré.

— Et pourquoi donc, reprit Tyn, une descendante inconnue d’une famille védène mineure voyagerait-elle dans les Terres Gelées avec un groupe de marchands d’esclaves ? Tout en affirmant qu’on l’attend dans les Plaines Brisées et que ceux qui l’auront secourue se verront récompensés ? Qu’elle a des relations assez puissantes pour rémunérer tout un groupe de mercenaires ?

— Parfois, la vérité est plus surprenante qu’un mensonge.

Tyn sourit, puis se pencha vers l’avant.

— Ne vous en faites pas, vous n’avez pas besoin de maintenir cette comédie devant moi. En réalité, vous avez fait un bon travail ici. J’ai renoncé à l’agacement que vous m’inspiriez pour décider de me laisser plutôt impressionner. Vous êtes nouvelle dans ce domaine, mais douée.

— Quel domaine ? demanda Shallan.

— L’art de l’escroquerie, bien sûr, répondit Tyn. Le jeu consistant à vous faire passer pour quelqu’un que vous n’êtes pas, puis à vous enfuir avec les marchandises. J’aime beaucoup ce que vous avez accompli avec ces déserteurs. C’était un pari risqué, mais qui s’est révélé gagnant.

» Seulement, vous vous retrouvez maintenant dans une situation dangereuse. Vous vous faites passer pour quelqu’un qui se trouve bien au-dessus de votre rang, et vous promettez une grande récompense. J’ai déjà mis cette arnaque en œuvre, et la partie la plus délicate est la fin. Si vous ne vous y prenez pas avec finesse, ces “héros” que vous avez recrutés n’auront aucun scrupule à vous pendre aux tempêtes. J’ai remarqué que vous traîniez les pieds pour ce qui est de nous conduire vers les Plaines. Vous hésitez, n’est-ce pas ? Vous êtes dépassée ?

— Sans aucun doute, murmura Shallan.

— Eh bien, reprit Tyn en attaquant sa nourriture, je suis là pour vous aider.

— À quel coût ?

Cette femme aimait parler, aucun doute là-dessus. Shallan était tentée de la laisser poursuivre.

— Je veux prendre part à ce que vous préparez, quoi que ça puisse être, répondit Tyn, qui enfonça son bout de pain dans son bol comme on embroche un magnecoque au bout d’une épée. Vous êtes venue jusqu’aux Terres Gelées pour une raison. Votre combine est certainement de taille, mais je ne peux m’empêcher de supposer que vous n’avez pas l’expérience nécessaire pour la mettre en œuvre.

Shallan tapota la table du doigt. Qui allait-elle être pour cette femme ? Qui devait-elle être ?

Elle semble être une virtuose de l’arnaque, songea Shallan, en nage. Je ne peux pas duper quelqu’un comme elle.

Sauf qu’elle l’avait déjà fait. Par accident.

— Comment vous êtes-vous retrouvée ici ? demanda Shallan. À diriger les gardes d’une caravane ? Est-ce que ça fait partie d’une arnaque ?

Tyn éclata de rire.

— Ça ? Non, ça n’en vaudrait pas la peine. J’ai peut-être exagéré mon expérience quand je parlais aux chefs de la caravane, mais je devais me rendre dans les Plaines Brisées et je n’avais pas les ressources pour le faire seule. Pas sans me mettre en danger.

— Mais comment une femme comme vous se retrouve-t-elle sans ressources ? interrogea Shallan en fronçant les sourcils. On pourrait s’attendre à ce que vous n’en manquiez jamais.

— Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas sans ressources, répondit Tyn avec un grand geste. Si vous voulez rejoindre la profession, vous allez devoir vous habituer à tout reconstruire. Les choses vont et viennent. Je me suis retrouvée coincée dans le Sud sans la moindre sphère, et je me débrouille pour rejoindre des territoires plus civilisés.

— Les Plaines Brisées, compléta Shallan. Vous avez aussi un travail à accomplir là-bas ? Une… arnaque que vous comptez mettre en œuvre ?

Tyn sourit.

— Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, jeune fille. C’est de vous, et de ce que je peux faire pour vous. Je connais des gens dans les camps de guerre. C’est pratiquement la nouvelle capitale d’Alethkar ; tout ce qui se passe d’intéressant dans le pays se déroule là-bas. L’argent y coule comme un fleuve après la tempête, mais tout le monde considère cette zone comme une frontière, si bien que les lois sont très relâchées. Une femme peut s’y faire une bonne place si elle connaît les bonnes personnes.

Tyn se pencha vers l’avant, et son expression s’assombrit.

— Mais dans le cas contraire, elle peut très vite se faire des ennemis. Croyez-moi, vous aurez besoin de connaître les gens que je connais, et de travailler avec eux. Sans leur approbation, rien de conséquent ne peut se produire là-bas. Donc, je répète ma question : qu’espérez-vous y accomplir ?

— Je… sais quelque chose sur Dalinar Kholin.

— Cette vieille Épine Noire en personne ? demanda Tyn, surprise. Il mène une vie ennuyeuse ces temps-ci, avec ses airs supérieurs comme s’il se prenait pour un héros de légende.

— Oui, eh bien, ce que je sais sera très important pour lui. Très important.

— Alors, quel est ce secret ?

Shallan ne répondit pas.

— Pas encore disposée à tout dévoiler, commenta Tyn. Eh bien, c’est compréhensible. Ce chantage-là est délicat. Vous ne regretterez pas de m’y avoir impliquée. Vous êtes bien en train de le faire, dites-moi ?

— Oui, admit Shallan. Je crois que vous auriez quelques petites choses à m’apprendre.

Sous forme de fumée, parmi les hommes se faufiler.

Semblable en son pouvoir à la Fluctomancie humaine,

Qu’elle revienne, qu’elle revienne !

Quoique de conception divine,

Elle fut l’œuvre des Incréés,

Et ne laisse d’autre rôle qu’adversaire ou allié.

— Extrait du Chant des Événements de ceux-qui-écoutent, 127e couplet.

Il en fallait beaucoup pour placer Kaladin dans une situation nouvelle pour lui. Il avait été esclave et chirurgien, avait servi sur un champ de bataille et dans la salle à manger d’un pâle-iris. Il avait vu beaucoup de choses pour ses vingt ans. Trop, lui semblait-il parfois. Il possédait beaucoup de souvenirs dont il aurait préféré se passer.

Mais il ne s’était pas attendu à ce que ce jour-là lui offre quelque chose d’aussi totalement, étrangement inconnu.

— Pardon, mon général ? demanda-t-il en reculant d’un pas. Vous voulez que je fasse quoi ?

— Que vous enfourchiez ce cheval, répondit Dalinar Kholin, désignant un animal en train de paître tout près.

L’animal se tenait parfaitement immobile pour attendre que les brins d’herbe sortent de leurs trous. Ensuite, il bondissait pour prendre une bouchée rapide qui poussait l’herbe à se réfugier de nouveau à l’abri. Il réussissait chaque fois à prélever une bouchée, en arrachant souvent l’herbe par les racines.

De nombreux animaux comme lui flânaient et caracolaient dans la zone. Kaladin était encore constamment stupéfié par l’étendue de la richesse des gens comme Dalinar ; chacun de ces chevaux valait une fortune en sphères. Et Dalinar voulait qu’il grimpe sur l’un d’entre eux.

— Soldat, insista Dalinar, vous devez apprendre à monter. Le moment viendra peut-être où vous aurez besoin de protéger mes fils sur le champ de bataille. Et puis combien de temps vous a-t-il fallu pour atteindre le palais l’autre soir, quand vous avez appris l’accident du roi ?

— Près de trois quarts d’heure, reconnut Kaladin.

Il s’était écoulé quatre jours depuis, et Kaladin se retrouvait souvent à cran.

— J’ai une écurie près des baraquements, reprit Dalinar. Vous auriez parcouru ce trajet beaucoup plus vite si vous saviez monter à cheval. Vous passerez peut-être peu de temps en selle, mais c’est une compétence qui peut vous être utile, ainsi qu’à vos hommes.

Kaladin se retourna vers les autres membres du Pont Quatre. Haussements d’épaules tout autour de lui (dont quelques-uns mal assurés) à l’exception de Moash, qui hocha vigoureusement la tête.

— Sans doute, reprit Kaladin en regardant de nouveau Dalinar. Si vous estimez que c’est important, mon général, nous allons faire une tentative.

— Brave soldat, approuva Dalinar. Je vais vous envoyer Jenet, qui dirige les écuries.

— Nous l’attendrons impatiemment, mon général, répondit Kaladin, s’efforçant de donner l’impression d’y croire.

Deux des hommes de Kaladin escortèrent Dalinar jusqu’à l’écurie, un ensemble de grands bâtiments de pierre robustes. Quand les chevaux ne se trouvaient pas à l’intérieur, on les autorisait apparemment à se promener en liberté dans cette zone ouverte à l’ouest du camp de guerre. Un muret de pierre bas l’entourait, mais les chevaux devaient pouvoir le franchir d’un bond si l’envie leur en prenait.

Ils n’en faisaient rien. Les bêtes allaient et venaient, traquaient l’herbe ou s’allongeaient, hennissaient et s’ébrouaient. L’endroit tout entier dégageait une odeur étrange pour Kaladin. Pas de crottin, mais… de cheval. Kaladin en étudia un qui mangeait tout près, de l’autre côté du mur. Il s’en méfiait ; il y avait chez les chevaux quelque chose de trop malin. Les bêtes de somme dignes de ce nom comme les chulls étaient lentes et dociles. Un chull, il le monterait sans problème. Mais une créature comme celles-ci… qui savait à quoi elles pensaient ?

Moash s’approcha derrière lui et regarda s’éloigner Dalinar.

— Tu l’aimes bien, hein ? demanda-t-il tout bas.

— C’est un bon commandant, répondit Kaladin, tout en cherchant par réflexe Adolin et Renarin qui montaient leurs chevaux non loin de là.

Apparemment, ces bêtes devaient être entraînées périodiquement pour continuer à fonctionner correctement. Créatures diaboliques.

— Ne vous rapprochez pas trop de lui, Kal, dit Moash, qui observait toujours Dalinar. Et ne lui faites pas trop confiance. C’est un pâle-iris, rappelez-vous.

— Je ne risque pas de l’oublier, rétorqua sèchement Kaladin. Et puis, c’est vous qui étiez à deux doigts de vous évanouir de joie quand il a proposé de nous laisser chevaucher ces monstres.

— Vous avez déjà fait face à un pâle-iris qui montait une de ces bêtes ? demanda Moash. Sur le champ de bataille, je veux dire ?

Kaladin se rappela les fracas de sabots, un homme en armure argentée. Des amis massacrés.

— Oui.

— Alors vous connaissez les avantages qu’elle offre, reprit Moash. J’accepte bien volontiers la proposition de Dalinar.

Le maître des écuries se révéla être une femme. Kaladin haussa les sourcils quand la jeune et jolie pâle-iris les rejoignit avec deux palefreniers dans son sillage. Elle portait une robe traditionnelle vorine, non pas faite de soie mais d’une matière plus grossière, qui était fendue devant et derrière, de la cuisse à la cheville, par-dessus un pantalon féminin.

Elle rassemblait ses cheveux noirs en une queue, sans ornements, et il lut sur son visage une tension qu’il n’attendait pas chez une pâle-iris.

— Le haut-prince me demande de laisser votre bande de brutes toucher à mes chevaux, déclara Jenet en croisant les bras. Je ne peux pas dire que j’en sois ravie.

— Heureusement, répondit Kaladin, nous non plus.

Elle le jaugea de la tête aux pieds.

— Vous êtes celui-là, c’est ça ? Celui dont tout le monde parle ?

— Peut-être.

Elle renifla.

— Vous avez besoin d’une coupe de cheveux. Bon, écoutez-moi bien, mes petits soldats ! Nous allons faire ça en bonne et due forme. Je refuse que vous fassiez du mal à mes chevaux, d’accord ? Alors écoutez-moi, et plutôt deux fois qu’une.

S’ensuivit l’un des cours les plus longs et les plus ennuyeux que Kaladin ait subis de toute sa vie. La femme parla sans s’arrêter de posture (le dos bien droit, mais pas trop tendu), de la méthode pour faire avancer les chevaux (petits coups de talon sans trop de brusquerie), de la façon dont il fallait monter, respecter l’animal, tenir correctement les rênes et de la bonne position pour être en équilibre. Tout ça avant même d’être autorisé à toucher l’une de ces créatures.

Enfin, l’ennui fut interrompu par l’arrivée d’un homme à cheval. Il s’agissait malheureusement d’Adolin Kholin, perché sur sa monstrueuse bête blanche, qui dépassait de plusieurs mains celle que leur montrait Jenet. Le cheval d’Adolin ressemblait presque à une espèce totalement différente avec ces sabots massifs, cette robe blanche luisante et ces yeux insondables.

Adolin jaugea l’homme de pont avec un sourire narquois, puis croisa le regard de la maîtresse d’écurie et lui sourit d’une manière moins condescendante.

— Jenet, dit-il, vous êtes ravissante aujourd’hui, comme toujours. Est-ce là une nouvelle robe de monte ?

Elle se baissa sans le regarder – elle était en train de parler de la méthode pour guider les chevaux – et choisit une pierre sur le sol. Puis elle se retourna et la lança vers Adolin.

Le prinçaillon tressaillit et leva un bras pour se protéger le visage, bien que Jenet ait visé à côté.

— Oh, allons, reprit Adolin. Vous ne m’en voulez quand même pas encore pour…

Nouvelle pierre. Celle-ci lui effleura le bras.

— Très bien, d’accord, reprit Adolin qui fit s’éloigner son cheval au petit trot, se tenant voûté afin d’offrir la plus petite cible possible aux pierres.

Enfin, après leur avoir montré comment seller et harnacher son cheval, Jenet termina le cours et les estima enfin dignes de toucher les animaux. Un troupeau de palefreniers, hommes et femmes confondus, se précipita dans la pâture afin de sélectionner des montures adaptées pour les six hommes de pont.

— Beaucoup de femmes dans votre équipe, lança Kaladin à Jenet tandis que les palefreniers s’activaient.

— L’équitation n’est pas mentionnée dans Arts et Majesté, répliqua-t-elle. Les chevaux n’étaient pas très bien connus à l’époque. Les Radieux avaient les Ryshadium, mais même les rois n’avaient pas souvent accès aux chevaux ordinaires.

Elle portait sa sage-main dans une manche, contrairement à la plupart des palefrenières sombres-iris, vêtues de gants.

— Et c’est important parce que… ? demanda Kaladin.

Perplexe, elle le regarda en fronçant les sourcils.

Arts et Majesté…, insista-t-elle. Le fondement des arts masculins et féminins… Ah, c’est vrai. Je passe mon temps à regarder ces nœuds de capitaine sur vos épaules, mais…

— Mais je ne suis qu’un sombre-iris ignorant ?

— D’accord, si c’est comme ça que vous voulez présenter les choses. Écoutez, je ne vais pas vous donner un cours sur les arts – j’en ai déjà assez de parler à toute votre bande. Disons simplement que toute personne qui le souhaite peut devenir palefrenier, d’accord ?

Elle ne possédait rien de ce raffinement poli que Kaladin en était venu à attendre des femmes pâles-iris, ce qu’il trouvait rafraîchissant. Mieux valait une femme ouvertement condescendante. Les palefreniers firent sortir les chevaux de leur enclos en direction d’un terrain d’équitation circulaire. Un groupe de parshes aux yeux baissés apportait les selles, les tapis de selle et les brides – du matériel que Kaladin savait désormais nommer grâce au cours de Jenet.

Il choisit une bête qui ne lui semblait pas trop malveillante, un cheval plus petit à la crinière hirsute et à la robe marron. Il le sella avec l’aide d’un valet. Non loin de là, Moash en termina avec le sien et se jeta en selle. Une fois que le valet lâcha prise, le cheval de Moash s’éloigna sans qu’il le lui ait demandé.

— Hé là ! s’écria Moash. Arrête ! Holà ! Comment je fais pour qu’il s’arrête ?

— Vous avez lâché les rênes, lui lança Jenet. Crétin des foudres ! Est-ce que vous m’avez seulement écoutée ?

— Les rênes, répéta Moash, qui les reprit précipitamment. Je ne peux pas simplement lui taper sur la tête avec un roseau, comme pour les chulls ?

Jenet se frotta le front.

Kaladin regarda droit dans les yeux de la bête qu’il avait choisie.

— Écoute, lui dit-il tout bas, tu n’as pas envie de faire ça, et moi non plus. Alors essayons d’être aimables l’un avec l’autre et d’en finir le plus vite possible.

Le cheval s’ébroua doucement. Kaladin inspira profondément, puis saisit la selle comme on le lui avait enseigné et leva un pied pour le placer dans l’étrier. Après plusieurs balancements, il se jeta sur le dos de l’animal. Il attrapa le pommeau en une prise désespérée et s’accrocha fermement, prêt à se faire désarçonner quand la bête chargerait au galop.

Son cheval baissa la tête et se mit à lécher les pierres.

— Hé là, lui dit Kaladin en levant les rênes. Allez ! On bouge !

Le cheval l’ignora.

Kaladin tenta de serrer les mollets contre les flancs de la créature, comme on le lui avait appris. Elle ne bougea pas.

— Tu es censé être une sorte de chariot sur quatre jambes, lui dit Kaladin. Tu vaux plus qu’un village, alors prouve-le-moi ! En marche ! Avance ! En route !

Le cheval léchait toujours les pierres.

Qu’est-ce qu’elle trafique, cette bête ? se demanda Kaladin en se penchant sur le côté. À sa grande surprise, il remarqua de l’herbe en train de sortir de ses trous. En léchant le sol, il trompe l’herbe en lui faisant croire que la pluie est là. Souvent, après une tempête, les plantes se dépliaient pour se gorger d’eau même si des insectes décidaient de les grignoter. Maligne, cette bête. Paresseuse, mais maligne.

— Vous devez lui montrer que c’est vous qui commandez, déclara Jenet en passant à côté de lui. Serrez les doigts sur les rênes, redressez-vous, faites-lui lever la tête et ne le laissez pas manger. Il vous en fera voir de toutes les couleurs si vous ne montrez pas un peu de fermeté.

Kaladin tenta d’obéir et parvint – enfin – à détourner le cheval de son en-cas. La bête dégageait une odeur curieuse, mais pas réellement désagréable. Il la fit marcher et, à partir de là, n’eut finalement pas tant de mal à la diriger. C’était étrange, cependant, qu’une autre créature contrôle sa destination. D’accord, c’était lui qui tenait les rênes, mais, d’un instant à l’autre, ce cheval pouvait décider de filer au galop et il serait incapable de l’en empêcher. La moitié des consignes de Jenet portaient sur les manières de ne pas effrayer un cheval – rester immobile s’il se mettait à galoper, et ne jamais en surprendre un par-derrière.

Du haut de la selle, il se sentait plus loin du sol qu’il n’aurait cru. Une grande distance l’en séparait. Il dirigea le cheval et, peu après, parvint à s’arrêter intentionnellement à côté de Natam. L’homme de pont au visage allongé tenait ses rênes comme s’il s’agissait de gemmes précieuses, redoutant de tirer dessus ou de diriger son cheval.

— J’ai du mal à croire que des gens montent volontairement ces rafales de bestioles, déclara Natam. (Il possédait un accent aléthi rural qui hachait ses mots comme s’il les tranchait à coups de dents avant d’avoir fini de les prononcer.) Enfin, c’est pas comme si on avançait plus vite qu’à pied, hein ?

Cette fois encore, Kaladin se rappela l’image de ce Porte-Éclat en train de charger à cheval, longtemps auparavant. Oui, il comprenait l’intérêt de ces bêtes-là. Depuis une position surélevée, il était plus facile de frapper avec force, et la taille du cheval, sa masse et son élan, effrayaient les fantassins et les éparpillaient.

— Je crois que la plupart vont plus vite que ceux-là, déclara Kaladin. Je parie qu’ils nous ont donné leurs vieilles bêtes pour s’entraîner.

— Ouais, sans doute, répondit Natam. Il est chaud. Je ne m’y attendais pas. J’ai déjà monté des chulls. Cette bestiole ne devrait pas être si… chaude. C’est difficile d’avoir l’impression qu’elle vaut autant qu’elle vaut. C’est comme si je me baladais sur un tas de brômes d’émeraude. (Il hésita et lança un coup d’œil derrière lui.) Sauf que les brômes n’ont pas le derrière aussi actif…

— Natam, lui demanda Kaladin, vous rappelez-vous beaucoup de choses sur le jour où quelqu’un a essayé de tuer le roi ?

— Ah ça oui, lança Natam. J’étais avec les gars qui ont accouru et qui l’ont trouvé en train de gigoter au vent comme les oreilles du Père-des-tempêtes.

Kaladin sourit. À une époque, cet homme alignait à peine deux phrases et se contentait de fixer le sol d’un air morne, abattu par le temps qu’il avait passé comme homme de pont. Ces dernières semaines avaient eu un effet bénéfique sur Natam. Sur eux tous.

— Avant la tempête de cette nuit-là, reprit Kaladin, y avait-il qui que ce soit sur le balcon ? Des serviteurs que vous ne reconnaissiez pas ? Des soldats qui n’appartenaient pas à la Garde royale ?

— Pas de serviteurs pour autant que je me rappelle, répliqua Natam, étrécissant les yeux. (L’ancien fermier affichait une expression pensive.) J’ai surveillé le roi toute la journée, mon capitaine, avec la Garde royale. Y a rien qui m’ait frappé. Je… holà !

Son cheval avait soudain accéléré, dépassant celui de Kaladin.

— Réfléchissez-y ! lui lança Kaladin. Voyez ce que vous arriverez à vous rappeler !

Natam hocha la tête, tenant toujours ses rênes comme s’ils étaient en verre, refusant de les serrer trop fort ou de diriger le cheval. Kaladin secoua la tête.

Un petit cheval fait de lumière le dépassa en galopant dans les airs. Syl gloussa de rire, changea de forme et se mit à tournoyer autour de Kaladin sous la forme d’un ruban lumineux avant de se poser sur l’encolure de sa monture.

Elle s’y prélassa, souriante, puis se renfrogna en voyant son expression.

— Tu ne t’amuses pas, lui dit-elle.

— Tu commences à ressembler à ma mère.

— Parce que je suis captivante ? interrogea Syl. Incroyable, spirituelle et profonde ?

— Parce que tu te répètes.

— Parce que je suis captivante ? Incroyable, spirituelle et profonde ?

— Très drôle.

— Dit-il en oubliant de rire, répliqua-t-elle en croisant les bras. D’accord, qu’est-ce qui te mornifie comme ça ?

— Mornifier ? demanda Kaladin, pensif. Ça existe, ça ?

— Tu ne connaissais pas ?

Il secoua la tête.

— Oui, répondit Syl d’une voix grave. Oui, ça existe, absolument.

— Quelque chose me dérange, reprit-il. Dans la conversation que je viens d’avoir avec Natam.

Il tira sur les rênes, empêchant le cheval de se pencher de nouveau pour grignoter l’herbe. Cette bestiole était sacrément obstinée.

— De quoi avez-vous parlé ?

— De la tentative d’assassinat, dit Kaladin, étrécissant les yeux. Et du fait qu’il ait vu ou non quelqu’un avant la… (Il marqua un temps d’arrêt.) Avant la tempête majeure.

Il baissa les yeux et croisa le regard de Syl.

— La tempête elle-même aurait emporté le garde-corps, déclara Kaladin.

— En la faisant plier ! s’exclama Syl, qui se releva en souriant. Ooohhh…

— Mais la coupure était bien nette et le mortier en dessous était abîmé par éclats, poursuivit-il. Je parie que la force des vents était facilement égale au poids que le roi a placé dessus.

— Donc le sabotage a dû avoir lieu après la tempête, commenta Syl.

Un créneau beaucoup plus restreint. Kaladin fit tourner son cheval vers l’emplacement où montait Natam. Malheureusement, il ne fut guère aisé de le rattraper. Natam avançait au trot, à sa consternation manifeste, et Kaladin ne parvint pas à faire accélérer sa monture.

— On a du mal, porte-pont ? demanda Adolin en le rattrapant au trot.

Kaladin lança un coup d’œil au prinçaillon. Père-des-tempêtes, qu’il avait du mal à ne pas se sentir minuscule à côté du monstre d’Adolin. Kaladin tenta de faire accélérer son cheval d’un coup de pied. La bête continua à avancer à la seule allure qu’elle connaissait, en faisant le tour du cercle qui était une sorte de piste de course pour chevaux.

— Bruine était peut-être rapide dans sa jeunesse, commenta Adolin en désignant la monture de Kaladin, mais ça remonte à quinze ans. Franchement, je suis étonné qu’il soit encore là, mais il semble parfaitement adapté pour entraîner les enfants. Et les hommes de pont.

Kaladin l’ignora, regardant droit devant lui, s’efforçant toujours de faire accélérer sa monture pour rattraper Natam.

— Maintenant, si vous voulez une bête qui ait un peu plus de nerf, poursuivit Adolin en tendant le doigt sur le côté, Rêve des Vents, là-bas, sera peut-être plus à votre goût.

Il désignait un animal plus grand et plus svelte dans son propre enclos, sellé et attaché à un piquet solidement fixé dans un trou à l’aide de mortier. La longue corde lui permettait de courir par petites accélérations, mais uniquement en cercle. Il rejeta la tête en arrière en s’ébrouant.

D’un coup de talon, Adolin fit avancer sa propre monture pour dépasser Natam.

Rêve des Vents, hein ? se dit Kaladin en inspectant la créature. Elle semblait effectivement plus énergique que Bruine. Elle semblait également vouloir ne faire qu’une bouchée de toute personne qui approcherait un peu trop.

Kaladin orienta Bruine dans cette direction. Une fois arrivé tout près, il ralentit (Bruine n’en fut que trop ravi) et mit pied à terre. Ça se révéla plus difficile qu’il ne s’y était attendu, mais il parvint à éviter de trébucher et de tomber tête la première.

Une fois descendu, il posa les mains sur ses hanches et inspecta le cheval en train de courir dans son enclos.

— Ce n’était pas toi qui ronchonnais, commenta Syl, s’avançant jusque sur la tête de Bruine, en disant que tu préférerais marcher plutôt que de laisser un cheval te trimballer ?

— Ouais, confirma Kaladin.

Il en prenait seulement conscience, mais il avait un peu de Fulgiflamme en lui. Juste un tout petit peu. Elle s’échappa lorsqu’il parla, presque invisible à moins qu’il ne regarde attentivement pour détecter une légère déformation de l’air.

— Alors qu’est-ce qui te prend d’envisager de monter cette bête- ?

— Ce cheval, répondit-il en désignant Bruine, ne sert qu’à marcher. Ça, je peux très bien le faire seul. Celui-là, en revanche, c’est un animal taillé pour la guerre.

Moash avait raison. Puisque les chevaux présentaient un avantage sur le champ de bataille, autant que Kaladin se familiarise avec eux.

C’est le même argument que Zahel m’a présenté pour ce qui était de se battre contre une Lame d’Éclat, songea Kaladin, mal à l’aise. Et je l’ai rejeté.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Jenet qui s’approchait de lui à cheval.

— Je vais monter cette bête-là, annonça Kaladin en désignant Rêve des Vents.

Jenet ricana.

— Il va vous désarçonner en un battement de cœur et vous allez vous y casser le cou, homme de pont. Il n’aime pas les cavaliers.

— Il porte une selle.

— Pour s’y habituer.

Le cheval termina son cercle au petit galop et ralentit.

— Je n’aime pas cet éclat dans votre regard, lui dit Jenet en tournant sa monture vers le côté.

Son cheval se mit à piaffer, comme impatient de recommencer à courir.

— Je vais faire un essai, répondit Kaladin en s’avançant.

— Vous n’arriverez même pas à monter sur son dos, répliqua Jenet.

Elle l’observait attentivement, comme si elle était curieuse de voir ce qu’il allait faire – quoiqu’elle paraisse s’inquiéter davantage pour la sécurité du cheval que pour la sienne.

Syl se posa sur l’épaule de Kaladin tandis qu’il marchait.

— Ça va se passer comme sur le terrain d’entraînement des pâles-iris, c’est ça ? demanda Kaladin. Je vais me retrouver les quatre fers en l’air comme un crétin.

— Probablement, répliqua Syl. Alors pourquoi tu fais ça ? À cause d’Adolin ?

— Non, protesta Kaladin. Le prinçaillon peut bien aller aux foudres.

— Alors pourquoi ?

— Parce que j’ai peur de ces bêtes.

Syl le regarda, l’air perplexe, mais Kaladin paraissait trouver ça parfaitement logique. Devant lui, Rêve des Vents, qui haletait vigoureusement d’avoir couru, le regardait. Il croisa son regard.

— Nom des bourrasques ! lança la voix d’Adolin derrière lui. Porte-pont, vous n’allez quand même pas faire ça ! Vous êtes fou ?

Kaladin s’approcha du cheval. La bête recula de quelques pas sautillants mais le laissa toucher la selle. Il aspira un peu plus de Fulgiflamme et se jeta sur la selle.

— Damnation ! Qu’est-ce qui…, cria Adolin.

Ce fut tout ce qu’entendit Kaladin. Ce saut nourri de Fulgiflamme lui permit de s’élever plus haut qu’un homme ordinaire n’aurait dû en être capable, mais il avait mal visé. Il saisit le pommeau et jeta une jambe par-dessus la selle, mais le cheval se mit à ruer.

La bête possédait une force incroyable, qui contrastait nettement et violemment avec Bruine. Kaladin se fit pratiquement jeter à terre à la première ruade.

D’un ample geste de la main, Kaladin insuffla de la Fulgiflamme dans la selle afin d’y adhérer. Si bien que, au lieu de se faire jeter à terre comme un tas de chiffons, il se fit agiter d’avant en arrière comme un tas de chiffons. Sans savoir comment, il parvint à agripper la crinière du cheval et, en serrant les dents, s’efforça éviter de se faire assommer.

Le sol de l’écurie était flou. Il n’entendait plus que les battements de son cœur et le fracas des sabots. Ce Néantifère d’animal bougeait comme une tempête, mais Kaladin était collé à la selle aussi solidement que si on l’y avait cloué. Après ce qui sembla une éternité, le cheval s’immobilisa, soufflant de grandes expirations écumantes.

La vision brouillée de Kaladin s’éclaircit pour dévoiler un groupe d’hommes de pont qui l’encourageaient, gardant cependant leurs distances. Adolin et Jenet, tous deux en selle, le fixaient avec un mélange d’horreur et de crainte respectueuse. Kaladin sourit.

Puis, d’un dernier mouvement puissant, Rêve des Vents rua en le projetant à terre.

Kaladin ne s’était pas rendu compte que la Fulgiflamme contenue dans la selle s’était épuisée. Confirmant sa prédiction d’un peu plus tôt, il se retrouva sonné, les quatre fers en l’air, sans bien se rappeler les dernières secondes de sa vie. Des sprènes de douleur sortaient du sol en se tortillant autour de lui, sous forme de petites mains orange qui l’attrapaient ici et là.

Une tête chevaline aux yeux noirs insondables se pencha au-dessus de Kaladin. Le cheval s’ébroua, dégageant une odeur d’herbe humide.

— Espèce de monstre, lui lança Kaladin. Tu as attendu que je me sois détendu, et c’est que tu m’as désarçonné.

Le cheval s’ébroua de nouveau, et Kaladin se surprit à éclater de rire. Bourrasques, comme ç’avait été agréable ! Il n’aurait su expliquer pourquoi, mais s’accrocher de toutes ses forces à l’animal en train de ruer s’était révélé totalement grisant.

Tandis que Kaladin se relevait et s’époussetait, Dalinar en personne fendit la foule, plissant le front. Kaladin ignorait que le haut-prince était dans les parages. Son regard passa de Rêve des Vents à Kaladin, puis il haussa les sourcils.

— Ce n’est pas sur une monture placide qu’on pourchasse les assassins, mon général, déclara Kaladin en le saluant.

— Je vous l’accorde, soldat, répondit Dalinar, mais en règle générale, on commence par entraîner les hommes avec des armes sans bord tranchant. Tout va bien ?

— Très bien, mon général, l’assura Kaladin.

— En tout cas, il semble que l’entraînement soit bénéfique à vos hommes, reprit Dalinar. Je vais vous accorder un droit de réquisition. Pendant les cinq prochaines semaines, vous viendrez chaque jour ici avec cinq hommes afin de vous entraîner sur le terrain.

— Entendu, mon général.

Il trouverait le temps. D’une manière ou d’une autre.

— Parfait, lança Dalinar. J’ai reçu votre proposition concernant des patrouilles à l’extérieur des camps de guerre, et je l’ai trouvée convaincante. Vous pourriez commencer dans deux semaines, et amener quelques chevaux afin de vous entraîner sur le terrain.

Jenet émit un bruit étranglé.

— À l’extérieur de la ville, clarissime ? Mais… les bandits…

— Les chevaux sont ici pour qu’on s’en serve, Jenet, répliqua Dalinar. Capitaine, assurez-vous d’amener assez d’hommes pour protéger les chevaux, entendu ?

— Oui, mon général, répondit Kaladin.

— Parfait. Mais celui-ci, n’y touchez pas, précisa Dalinar en désignant Rêve des Vents.

— Heu, entendu, mon général.

Dalinar hocha la tête, puis s’éloigna et leva la main vers quelqu’un que Kaladin ne distinguait pas. Il se frotta le coude, qu’il s’était cogné. La Fulgiflamme restante dans son corps avait guéri sa tête en premier lieu, puis s’était épuisée avant d’atteindre son bras.

Les membres du Pont Quatre se dirigèrent vers leurs chevaux quand Jenet leur cria de remonter en selle pour commencer la deuxième phase de l’entraînement. Kaladin se retrouva debout près d’Adolin, qui restait en selle.

— Merci, lui lança ce dernier à contrecœur.

— Pour ? demanda Kaladin en rejoignant Bruine, qui continuait à mâchonner l’herbe sans se soucier de tout ce raffut.

— Pour ne pas avoir rapporté à mon père que c’était moi qui vous avais donné cette idée.

— Je ne suis pas idiot, répondit Kaladin en se hissant sur la selle. Je voyais bien dans quoi je m’embarquais.

Il détourna son cheval de son repas, non sans mal, et l’un des palefreniers lui prodigua de nouveaux conseils.

Enfin, Kaladin rejoignit Natam au trot. La démarche du cheval le faisait rebondir sur la selle, mais il réussit à peu près à comprendre comment accompagner les mouvements de sa monture (on appelait ça le trot enlevé) pour éviter de se faire secouer.

Natam le regarda tandis qu’il approchait.

— Ce n’est pas juste, mon capitaine.

— Ce que j’ai fait avec Rêve des Vents ?

— Non. La façon dont vous montez. Ça paraît si naturel pour vous.

Ça ne lui donnait pas cette impression.

— Je voudrais reparler encore un peu de cette nuit-là.

— Oui, mon capitaine ? demanda l’homme au visage allongé. Je n’y ai pas trop repensé. J’étais un peu distrait.

— J’ai une autre question, répondit Kaladin en allant placer son cheval juste à côté du sien. Je vous ai interrogé sur votre service pendant la journée, mais que s’est-il passé juste après mon départ ? D’autres personnes que le roi se sont-elles rendues sur le balcon ?

— Seulement des gardes, mon capitaine, répondit Natam.

— Dites-moi lesquels, insista Kaladin. Peut-être ont-ils vu quelque chose.

Natam haussa les épaules.

— J’ai essentiellement surveillé la porte. Le roi est resté un moment dans le salon. J’imagine que Moash est sorti.

— Moash, répéta Kaladin, songeur. Son service n’était-il pas censé se terminer peu de temps après ?

— Ouais, confirma Natam. Il est resté un peu plus longtemps ; il a dit qu’il voulait attendre que le roi soit installé. Pendant qu’il attendait, Moash est sorti observer le balcon. En règle générale, vous voulez qu’un de nous y soit présent.

— Merci. Je lui poserai la question.

Kaladin trouva Moash en train d’écouter avec la plus grande attention les explications de Jenet. Il semblait avoir très vite compris comment monter – il semblait tout comprendre rapidement. Il s’était montré, d’assez loin, le meilleur élève parmi les hommes de pont quand il s’était agi de se battre.

Kaladin l’observa quelques instants, songeur. Puis l’idée le traversa brutalement. Qu’es-tu donc en train de penser ? Que Moash peut être lié à cette tentative d’assassinat ? Ne sois pas stupide. C’était ridicule. Et puis Moash ne possédait pas de Lame d’Éclat.

Kaladin détourna son cheval. Mais, alors qu’il le faisait, il vit la personne que Dalinar était allé rencontrer ; le clarissime Amaram. Tous deux se trouvaient trop loin pour que Kaladin les entende, mais il lisait l’amusement sur le visage de Dalinar. Adolin et Renarin les rejoignirent à cheval, affichant un grand sourire lorsque Amaram leur fit signe.

La colère qui monta en Kaladin – soudaine, véhémente, d’une puissance presque étouffante – lui fit serrer les poings. Il expira en sifflant. Sa propre réaction le surprit. Il avait cru la haine enfouie plus profondément.

Il détourna son cheval dans l’autre direction, soudain impatient de sortir patrouiller avec les nouvelles recrues.

S’éloigner des camps de guerre lui semblait une perspective très agréable.

On accuse notre clan

D’avoir perdu ces terres.

La cité qui les couvrait naguère

Se déployait jusqu’à l’Orient.

Le pouvoir révélé par nos pages est précieux.

Ceux qui brisèrent ces terres,

Ce n’étaient pas nos dieux.

— Extrait du Chant des Guerres de ceux-qui-écoutent, 55e couplet.

Adolin percuta violemment la ligne parshendie, ignorant les armes, jetant son épaule contre l’ennemi en première ligne. Le Parshendi émit un grognement et son chant faiblit tandis qu’Adolin tournoyait sur lui-même et décrivait un grand geste de sa Lame d’Éclat. Il sentait la Lame accrocher légèrement la chair avant de la traverser.

Adolin cessa de tournoyer, ignorant la lueur de la Fulgiflamme qui s’échappait d’une fissure au niveau de son épaule. Autour de lui, des corps tombaient, les yeux brûlant à l’intérieur de leur crâne. L’haleine d’Adolin, chaude et humide, remplissait son casque tandis qu’il inspirait et expirait.

, se dit-il en levant sa Lame avant de charger, tandis que ses hommes venaient se placer autour de lui. Des vrais soldats. Il avait laissé les hommes de pont sur le plateau de l’attaque. Il ne voulait pas être entouré d’hommes qui n’avaient pas envie de combattre les Parshendis.

Adolin et ses troupes traversèrent les rangs des Parshendis et rejoignirent un groupe exalté de soldats en uniforme vert aux accents dorés, menés par un Porte-Éclat aux couleurs assorties. L’homme se battait avec un grand marteau de Porte-Éclat – il n’avait pas de Lame à lui.

Adolin se fraya un chemin jusqu’à lui.

— Jakamav ? lui demanda-t-il. Tout va bien ?

— Bien ? répéta Jakamav, la voix étouffée par son casque. (Il releva brusquement sa visière, dévoilant un rictus.) Je suis sur un nuage.

Il éclata de rire, et le Frisson du combat alluma une flamme dans ses yeux vert pâle. Adolin reconnaissait bien cette sensation.

— Vous étiez pratiquement cerné ! lui dit Adolin, qui se retourna pour faire face à un groupe de Parshendis courant par paires.

Adolin les respectait d’affronter des Porte-Éclat plutôt que de s’enfuir. Ça les condamnait à une mort presque certaine mais, si l’on gagnait, on pouvait renverser entièrement le cours d’une bataille.

Jakamav éclata de rire, l’air aussi ravi que lorsqu’il écoutait des chansons dans une auberge, et ce rire était contagieux. Adolin se surprit à sourire tout en attaquant les Parshendis, qu’il terrassait coup après coup. Il n’avait jamais apprécié la guerre autant qu’un bon duel mais, pour l’heure, malgré sa grossièreté, il trouvait du défi et du plaisir dans ce combat.

Un peu plus tard, avec les morts étendus à ses pieds, il se retourna pour chercher autour de lui un autre défi. Ce plateau possédait une forme très étrange ; ç’avait été une grande colline avant que les Plaines soient brisées, mais une de ses moitiés s’était retrouvée sur le plateau adjacent. Il n’imaginait pas quel genre de puissance avait pu fendre la colline en son milieu plutôt que de la casser à la base.

En tout cas, ce n’était pas une colline de forme ordinaire, ce qui résultait peut-être de cette cassure. Elle possédait davantage la forme d’une grande pyramide plate seulement dotée de trois marches. Une large base, un second plateau au-dessus qui mesurait dans les trente mètres de diamètre, puis un plus petit étage en pointe au-dessus des deux autres, placé juste au centre. Presque comme un gâteau à trois étages qu’on aurait tranché en son milieu avec un grand couteau.

Adolin et Jakamav se battaient sur le deuxième étage du champ de bataille. Techniquement, Adolin n’était pas obligé de participer à cette course. Ce n’était pas le tour de son armée dans le roulement. Cependant, l’heure était venue de mettre en œuvre une autre partie du plan de Dalinar. Adolin n’était arrivé qu’avec une petite force d’assaut, mais c’était une bonne chose qu’il l’ait fait. Jakamav s’était retrouvé cerné ici, sur le deuxième étage, et l’armée ordinaire n’était pas parvenue à percer.

À présent, les Parshendis avaient été repoussés vers les côtés de cet étage. Ils détenaient toujours entièrement l’étage supérieur ; c’était là que la chrysalide était apparue. Ce qui les plaçait en mauvaise position. D’accord, ils bénéficiaient de la position la plus élevée, mais ils devaient également conserver les pentes entre les étages pour sécuriser leur retraite. De toute évidence, ils avaient espéré procéder à la récolte avant l’arrivée des humains.

D’un coup de pied, Adolin fit basculer un soldat parshendi par-dessus le bord, l’envoya cascader à une dizaine de mètres sur ceux qui se battaient sur l’étage du dessous, puis regarda sur sa droite. La pente montante se trouvait là, mais les Parshendis bloquaient l’approche. Il aurait vraiment aimé atteindre le sommet…

Il observa la paroi abrupte séparant son étage de celui du dessus.

— Jakamav, lança-t-il, doigt tendu.

Ce dernier suivit le geste d’Adolin et regarda vers le haut. Puis il s’éloigna des combats en reculant.

— C’est insensé ! commenta Jakamav tandis qu’Adolin le rattrapait en courant.

— Ah ça oui.

— Alors allons-y !

Il tendit son marteau à Adolin, qui le glissa dans le fourreau que son ami portait dans le dos. Puis tous deux coururent vers la paroi rocheuse et se mirent à grimper.

Les doigts d’Adolin, à l’intérieur de la Cuirasse, grinçaient contre la pierre tandis qu’il se hissait. En bas, les soldats les encourageaient. Il y avait des prises en grande quantité, mais il n’aurait jamais voulu faire ça sans la Cuirasse pour propulser sa montée et le protéger en cas de chute.

Malgré tout, ça restait insensé ; ils allaient se retrouver cernés. Cependant, deux Porte-Éclat étaient capables d’accomplir des choses incroyables lorsqu’ils se soutenaient mutuellement. Et puis, s’ils se retrouvaient dépassés, ils pourraient toujours sauter au bas de l’à-pic, à supposer que leur Cuirasse soit assez intacte pour survivre à la chute.

C’était le genre de manœuvre risquée qu’Adolin n’oserait jamais tenter quand son père se trouvait sur le champ de bataille.

Il marqua une pause à mi-hauteur. Des Parshendis se rassemblèrent au bord de l’étage supérieur, se préparant à les recevoir.

— Vous avez un plan une fois arrivé là-haut ? demanda Jakamav, s’accrochant aux pierres près d’Adolin.

Ce dernier hocha la tête.

— Tenez-vous simplement prêt à me soutenir.

— Sans problème. (Jakamav balaya les hauteurs du regard, le visage caché derrière sa visière.) Que faites-vous ici, d’ailleurs ?

— Je me suis dit qu’aucune armée ne repousserait des Porte-Éclat venus l’aider.

— Des Porte-Éclat ? Au pluriel ?

— Renarin se trouve en bas.

— Pas en train de se battre, j’espère.

— Il est entouré par une grande escouade de soldats qui ont reçu la consigne prudente de ne pas le laisser approcher des combats. Mais Père voulait qu’il en voie quelques-uns.

— Je sais ce que Dalinar est en train de faire, répondit Jakamav. Il s’efforce de témoigner d’un esprit de coopération, de pousser les hauts-princes à ne plus être rivaux. Alors il envoie des Porte-Éclat pour donner un coup de main, même quand la course au pont ne lui appartient pas.

— Êtes-vous en train de vous plaindre ?

— Pas du tout. Allez, faites-nous donc une ouverture là-haut. Il va me falloir un moment pour sortir le marteau.

Adolin sourit à l’intérieur de son casque, puis continua à grimper. Jakamav était un propriétaire terrien ainsi qu’un Porte-Éclat sous les ordres du haut-prince Roion, ainsi qu’un bon ami. Il était important que des pâles-iris comme Jakamav voient Dalinar et Adolin travailler activement à un nouvel Alethkar. Peut-être quelques épisodes comme celui-ci montreraient-ils la valeur d’une alliance digne de confiance, plutôt que la coalition temporaire et traîtresse que représentait Sadeas.

Adolin grimpa encore plus haut, avec Jakamav qui le suivait de près, jusqu’à ce qu’il se retrouve à environ trois mètres du sommet. Les Parshendis s’y agglutinaient, marteaux et gourdins en main – des armes destinées à combattre un homme en Cuirasse d’Éclat. Quelques autres, un peu plus loin, lançaient des flèches qui rebondissaient, inutiles, sur la Cuirasse.

Bon, se dit Adolin en tendant la main sur le côté – tout en s’accrochant aux pierres de l’autre – pour invoquer sa Lame. Il la plongea directement dans la paroi rocheuse avec le plat de la lame tournée vers le haut. Il grimpa près de l’épée.

Puis il monta sur le plat de la lame.

Comme les Lames d’Éclat étaient incassables – elles pouvaient à peine se plier –, elle le soutint. Il s’y retrouva soudain en équilibre suffisant pour prendre son élan, si bien que la Cuirasse, lorsqu’il s’accroupit et bondit, le projeta vers le haut. Lorsqu’il dépassa le bord de l’étage supérieur, il y agrippa la pierre, juste en dessous des pieds des Parshendis, et tira dessus pour se projeter parmi les ennemis qui l’attendaient.

Ils interrompirent leur chant lorsqu’il les percuta avec la puissance d’un rocher. Il ramena ses pieds en dessous de lui, invoqua mentalement sa Lame, puis percuta l’un des groupes à l’aide de son épaule. Il se mit à distribuer des coups de poing autour de lui, fracassant la poitrine d’un Parshendi, puis la tête d’un autre. L’armure de carapace des soldats se fendait avec des bruits écœurants, et les coups de poing les projetaient en arrière et en faisaient basculer certains dans le vide.

Adolin reçut quelques coups sur les avant-bras avant que sa Lame se reforme enfin dans ses mains. Il pivota, tellement concentré à résister qu’il ne remarqua pas Jakamav avant que le Porte-Éclat en vert ne se retrouve à ses côtés, en train de broyer les Parshendis à coups de marteau.

— Merci de m’avoir jeté tout un peloton de Parshendis sur la tête, lui lança Jakamav tout en frappant. C’était une surprise formidable.

Adolin sourit et tendit le doigt.

— Chrysalide.

L’étage supérieur n’était pas très peuplé – bien que d’autres Parshendis soient en train d’envahir la pente. Jakamav et lui disposaient d’un chemin direct vers la chrysalide, un rocher massif et allongé, marron et vert pâle. Il était collé aux rochers par la matière même qui constituait sa carapace.

Adolin enjamba d’un bond un Parshendi aux jambes mortes en train de convulser et chargea vers la chrysalide, suivi par Jakamav qui courait dans un cliquetis métallique. Il était difficile d’atteindre un cœur-de-gemme (la peau des chrysalides était dure comme la pierre) mais ça pouvait se révéler facile avec une Lame d’Éclat. Il leur suffisait de tuer la créature, puis de découper un trou afin de pouvoir arracher le cœur et…

La chrysalide était déjà ouverte.

— Non ! s’exclama Adolin en se précipitant vers elle, agrippant les côtés du trou pour scruter son intérieur violet et visqueux.

Des fragments de carapace flottaient à l’intérieur de la substance visqueuse, et un trou apparaissait nettement là où le cœur-de-gemme était normalement relié aux veines et aux muscles.

Adolin se retourna vivement pour balayer le sommet du plateau du regard. Jakamav le rejoignit en cliquetant et jura.

— Comment sont-ils arrivés ici aussi vite ?

Là. Non loin d’eux, des soldats parshendis s’éparpillaient, hurlant dans leur langue incompréhensible et cadencée. Une grande silhouette en Cuirasse d’Éclat argentée se tenait derrière eux, vêtue d’une cape rouge flottant au vent. L’armure possédait des jointures en pointe, des reliefs évoquant les pointes de la carapace d’un crabe. La silhouette mesurait bien dans les deux mètres et l’armure lui donnait l’air massif, peut-être parce qu’elle couvrait un Parshendi sur la peau duquel poussait cette carapace d’armure.

— C’est lui ! s’écria Adolin en se précipitant.

C’était celui que son père avait combattu sur la Tour, le seul Porte-Éclat qu’ils aient vu parmi les Parshendis depuis des semaines, peut-être des mois.

Peut-être le dernier qu’il leur restait.

Le Porte-Éclat se tourna vers Adolin, serrant dans sa main une grande gemme non taillée. Elle dégoulinait d’ichor et de plasma.

— Affrontez-moi ! lui lança Adolin.

Un groupe de soldats parshendis dépassa le Porte-Éclat en chargeant, courant vers la longue pente à l’arrière de la formation, là où la colline était fendue en son milieu. Le Porte-Éclat tendit sa gemme à l’un de ces hommes en train de charger, puis se retourna pour les regarder sauter.

Ils s’élevèrent au-dessus de la brèche et atterrirent sur le sommet de l’autre moitié de la colline, celle qui se trouvait sur le plateau adjacent. Adolin était toujours stupéfait que ces soldats parshendis puissent sauter par-dessus les gouffres. Il se sentit très bête lorsqu’il comprit que ces hauteurs ne représentaient pas un piège pour eux comme pour les humains. À leurs yeux, une montagne fendue en deux n’était qu’un gouffre comme les autres à franchir.

Des Parshendis de plus en plus nombreux sautaient, s’éloignant des humains en contrebas pour se retrouver à l’abri. Adolin en aperçut un qui trébucha en sautant. Le pauvre tomba dans le gouffre en hurlant. C’était dangereux pour eux, mais visiblement moins que tenter de repousser les humains.

Le Porte-Éclat resta. Adolin ignora les Parshendis en train de fuir (il ignora même Jakamav, qui lui criait de reculer) et se précipita vers ce Porte-Éclat, agitant sa Lame de toutes ses forces. Le Parshendi leva la sienne et repoussa le coup.

— Vous êtes le fils, Adolin Kholin, déclara le Parshendi. Votre père ? Où est-il ?

Adolin se figea net. Ces mots avaient été prononcés en aléthi – avec un fort accent, certes, mais compréhensible.

Le Porte-Éclat releva brusquement sa visière. À la stupéfaction d’Adolin, ce visage-là était imberbe. S’agissait-il donc d’une femme ? Il avait du mal à faire la différence chez les Parshendis. Le timbre de la voix était grave et rude, mais il pouvait sans doute être féminin.

— Je dois parler à Dalinar, poursuivit la femme en s’avançant. Je l’ai rencontré une fois, il y a longtemps.

— Vous avez refusé tous nos messagers, répliqua Adolin en reculant, l’épée brandie. Et maintenant vous voulez nous parler ?

— C’était il y a longtemps. Les temps changent.

Père-des-tempêtes ! Quelque chose à l’intérieur d’Adolin lui dictait de frapper, de terrasser ce Porte-Éclat pour lui soutirer des réponses, de remporter des Éclats. Se battre ! Il était ici pour se battre !

Mais la voix de son père, dans un coin de son cerveau, le retenait. Dalinar souhaiterait cette occasion. Elle pouvait modifier le cours de la guerre tout entière.

— Il voudra vous contacter, affirma Adolin en inspirant profondément, repoussant le Frisson du combat. Comment ?

— Nous enverrons un messager, répondit le Porte-Éclat. Ne tuez pas celui qui viendra.

Elle leva sa Lame vers lui pour le saluer, puis la laissa tomber et se dématérialiser. Elle se retourna pour charger en direction du gouffre et se précipita de l’autre côté en un saut prodigieux.

Adolin retira son casque tandis qu’il traversait le plateau d’un pas énergique. Des chirurgiens s’occupaient des blessés pendant que les soldats indemnes étaient assis par groupes, en train de boire de l’eau et de ronchonner sur leur échec.

Une humeur rare planait sur les armées de Roion et de Ruthar ce jour-là. En règle générale, quand les Aléthis perdaient une course au pont, c’était parce que les Parshendis les avaient repoussés en une retraite paniquée à travers les ponts. Il était rare qu’une course se termine alors que les Aléthis contrôlaient le plateau, mais sans cœur-de-gemme à montrer pour en témoigner.

Il libéra l’un de ses gantelets, dont les lanières se défirent automatiquement sur son ordre, puis l’accrocha à sa taille. D’une main moite, il repoussa des cheveux encore davantage trempés de sueur. Où était donc passé Renarin ?

Là, sur le plateau de rassemblement, assis sur un rocher et entouré de gardes. Adolin traversa lourdement l’un des ponts, saluant Jakamav qui retirait sa Cuirasse non loin de là. Il avait voulu être à son aise pour le trajet retour.

Au petit trot, Adolin rejoignit son frère assis sans casque sur un rocher, en train de regarder fixement le sol devant lui.

— Alors, lui lança Adolin, prêt à rentrer ?

Renarin hocha la tête.

— Que s’est-il passé ? demanda Adolin.

Renarin continua à fixer le sol. Enfin, l’un des gardes hommes de pont, un homme trapu aux cheveux semés d’argent, fit un signe de tête sur le côté. Adolin l’accompagna un peu plus loin.

— Un groupe de têtes de coque a voulu s’emparer d’un des ponts, clarissime, expliqua l’homme de pont tout bas. Le clarissime Renarin a insisté pour aller l’aider. Nous avons tenté de l’en dissuader. Ensuite, quand il est arrivé tout près et a invoqué sa Lame, il est… resté planté là. Nous l’avons éloigné, clarissime, mais il est resté assis sur ce rocher depuis.

L’une des crises de Renarin.

— Merci, soldat, répondit Adolin. (Il revint sur ses pas pour aller poser sa main nue sur l’épaule de son frère.) Ne t’en fais pas, Renarin. Ça arrive.

Son frère haussa de nouveau les épaules. En tout cas, s’il traversait l’une de ses sautes d’humeur, il n’y avait rien d’autre à faire que de le laisser broyer du noir. Il en parlerait quand il serait prêt.

Adolin organisa ses deux cents hommes, puis présenta ses respects aux deux hauts-princes. Aucun des deux ne sembla très reconnaissant. En réalité, Ruthar semblait persuadé que les cascades d’Adolin avaient chassé les Parshendis avec le cœur-de-gemme. Comme s’il était probable qu’ils ne se soient pas retirés de toute manière dès l’instant où ils avaient mis la main dessus. Quel idiot.

Adolin lui adressa néanmoins un sourire affable. Avec un peu de chance, son père avait raison et la main étendue de la communauté leur viendrait en aide. Personnellement, Adolin ne souhaitait qu’une occasion d’affronter chacun d’entre eux dans l’arène de duel, où il pourrait leur enseigner un peu de respect.

Alors qu’il rejoignait son armée, il chercha Jakamav, qui était assis en dessous d’un petit pavillon, en train de siroter une coupe de vin tout en regardant le reste de son armée traverser péniblement les ponts pour rentrer. Il y avait là beaucoup d’épaules affaissées et de tristes mines.

Jakamav fit signe à son intendant d’apporter une coupe de vin jaune mousseux. Adolin la prit de sa main nue, mais il ne but pas.

— C’était tout à fait incroyable, déclara Jakamav en regardant le plateau de la bataille.

Depuis ce point de vue plus bas, il paraissait réellement imposant, avec ces trois étages.

Il semble pratiquement créé par la main de l’homme, songea distraitement Adolin en étudiant sa forme.

— En effet, approuva Adolin. Imaginez-vous à quoi ressemblerait une attaque si nous avions vingt ou trente Porte-Éclat en même temps sur le champ de bataille ? Quelle chance auraient les Parshendis ?

Jakamav émit un grognement.

— Votre père et le roi sont vraiment décidés à mener les choses ainsi, n’est-ce pas ?

— Moi aussi.

— Je vois bien ce que vous faites ici, avec votre père, Adolin. Mais si vous continuez à livrer des duels, vous allez perdre vos Éclats. Même vous, vous ne pouvez pas gagner constamment. Un jour viendra où vous ne serez pas en forme. Et là, vous perdrez tout.

— Il se peut que je perde à un moment ou à un autre, acquiesça Adolin. Évidemment, d’ici là, j’aurai remporté la moitié des Éclats du royaume, et je devrais donc être en mesure de procéder à un remplacement.

Jakamav but une gorgée de vin en souriant.

— Vous ne manquez pas d’effronterie, je dois bien le reconnaître.

Adolin sourit, puis s’accroupit près du fauteuil de Jakamav (il ne pouvait pas s’asseoir dans un des autres alors qu’il portait sa Cuirasse) afin de pouvoir croiser le regard de son ami.

— La vérité, Jakamav, c’est que je ne m’inquiète pas vraiment de perdre mes Éclats – je m’inquiète beaucoup plus de trouver des duels (pour commencer). J’ai le plus grand mal à trouver des Porte-Éclat qui acceptent un combat, en tout cas avec des Éclats en jeu.

— Il y a eu quelques… encouragements qui ont circulé, avoua Jakamav. Des promesses faites à des Porte-Éclat s’ils refusaient votre offre.

— Sadeas.

Jakamav étudia son vin.

— Eranniv, plutôt. Il se vante d’être meilleur qu’on ne veut bien le croire. Le connaissant, il va s’assurer que tous les autres refusent, et il y verra l’occasion de faire quelque chose de spectaculaire. Cela dit, il est très bon.

— Moi aussi, répliqua Adolin. Merci, Jak. J’ai une dette envers vous.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fiançailles dont j’ai entendu parler ?

Nom des bourrasques ! Comment la nouvelle avait-elle circulé ?

— Ce n’est qu’un casuel, répondit Adolin. Et ça n’ira peut-être même pas jusque-là. Le navire de cette femme semble avoir été sérieusement retardé.

Déjà deux semaines sans la moindre nouvelle. Même tante Navani commençait à s’inquiéter. Jasnah aurait dû leur envoyer un message.

— Je n’aurais jamais cru que vous soyez du genre à vous laisser piéger dans un mariage arrangé, Adolin, reprit Jakamav. Les vents où butiner ne manquent pas, vous savez ?

— Comme je vous le disais, répondit Adolin, c’est loin d’être officiel.

Il ignorait toujours ce que lui inspirait toute cette histoire. Une partie de lui avait envie de refuser simplement pour résister aux manipulations de Jasnah. D’un autre côté, ses exploits récents n’avaient rien de très admirable. Après ce qui s’était produit avec Danlan… Ce n’était pas sa faute, n’est-ce pas, s’il était un homme affectueux ? Pourquoi fallait-il toujours que les femmes soient jalouses ?

L’idée de laisser quelqu’un d’autre s’occuper de tout ça pour lui était plus tentante qu’il ne l’avouerait jamais publiquement.

— Je peux vous donner les détails, reprit Adolin. Peut-être à la taverne ce soir ? Venez avec Inkima ? Vous pourrez me dire à quel point je suis stupide, me faire remarquer ma bêtise et m’offrir un autre point de vue.

Jakamav regarda fixement son vin.

— Qu’y a-t-il ? demanda Adolin.

— Ces jours-ci, Adolin, expliqua Jakamav, ce n’est pas très bon pour notre réputation d’être vus avec vous. Votre père et le roi ne sont pas particulièrement populaires.

— Tout ça va se calmer.

— Je n’en doute pas, répliqua Jakamav. Alors… attendons jusque-là, d’accord ?

Adolin cligna des yeux ; ces mots l’avaient atteint plus rudement que n’importe quel coup sur un champ de bataille.

— D’accord, s’entendit-il répondre.

— C’est la bonne réaction.

Jakamav eut même l’audace de lui sourire en levant sa coupe de vin.

Adolin reposa sa propre coupe intacte et s’éloigna d’un pas raide.

Lorsqu’il rejoignit ses hommes, il trouva Sang-Hardi déjà prêt. Adolin voulut se hisser en selle, fulminant toujours, mais le Ryshadium blanc lui donna un petit coup de tête. Adolin soupira et gratta les oreilles du cheval.

— Désolé, dit-il. Je n’ai pas beaucoup fait attention à toi ces derniers temps, hein ?

Il gratta vigoureusement le cheval et se sentit étrangement mieux une fois en selle. Adolin tapota l’encolure de Sang-Hardi, et le cheval se mit à caracoler. Il le faisait souvent quand Adolin se sentait contrarié, comme s’il tentait d’améliorer l’humeur de son maître.

Les quatre gardes d’Adolin pour la journée le suivaient. Ils avaient eu l’obligeance d’apporter leur ancien pont de l’armée de Sadeas pour permettre à l’équipe d’Adolin d’atteindre son objectif. Ils semblaient trouver très amusant qu’Adolin ait demandé à ses soldats de se relayer pour le porter.

Qu’il aille aux foudres, ce Jakamav. Tu aurais dû t’y attendre, s’avoua Adolin. Plus tu défendras ton père, plus ils prendront leurs distances. Ils étaient comme des enfants. Père avait vraiment raison.

Adolin possédait-il un seul véritable ami ? Quelqu’un qui resterait à ses côtés quand les choses se compliqueraient ? Il connaissait pratiquement tous les gens éminents dans les camps de guerre. Tout le monde savait qui il était.

Parmi ces gens-là, combien se souciaient-ils réellement de lui ?

— Je n’ai pas eu de crise, murmura Renarin.

Adolin s’arracha à ses ruminations. Ils chevauchaient côte à côte, bien que la monture d’Adolin soit plus grande de plusieurs empans. À côté d’Adolin montant un Ryshadium, Renarin ressemblait à un enfant sur un poney, même vêtu de sa Cuirasse.

Des nuages avaient voilé le soleil, apaisant quelque peu sa lumière aveuglante, bien que l’air ait rafraîchi récemment, donnant l’impression que l’hiver s’était installé pour une saison. Les plateaux vides s’étiraient devant eux, nus et brisés.

— Je suis simplement resté planté là, poursuivit Renarin. Je n’étais pas figé à cause de ma… maladie. Je ne suis qu’un lâche.

— Tu n’es pas un lâche, répondit Adolin. Je t’ai vu agir aussi courageusement que n’importe qui. Tu te rappelles la chasse au démon des gouffres ?

Renarin haussa les épaules.

— Tu ne sais pas te battre, Renarin, reprit Adolin. C’est une bonne chose que tu te sois immobilisé. Tu es trop novice pour aller au combat actuellement.

— Je ne devrais pas. Tu as commencé à t’entraîner à l’âge de six ans.

— C’est différent.

— Tu veux dire que toi, tu es différent, chuchota Renarin, regardant fixement devant lui.

Il ne portait pas ses lunettes. Pourquoi donc ? N’en avait-il pas besoin ?

Il essaie de faire comme s’il pouvait s’en passer, songea Adolin. Renarin avait une telle envie de se rendre utile sur un champ de bataille. Il avait rejeté tous les conseils qui lui avaient été donnés de devenir ardent et de se lancer dans l’érudition, ce qui lui aurait mieux convenu.

— Tu as simplement besoin de t’entraîner plus, lui dit Adolin. Zahel va te remettre en forme. Sois simplement patient. Tu verras.

— Il faut que je sois prêt, répondit Renarin. Quelque chose se prépare.

La façon dont il prononça ces mots fit frissonner Adolin.

— Tu parles des chiffres sur les murs.

Renarin hocha la tête. Ils en avaient trouvé de nouveaux après la récente tempête majeure, à l’extérieur de la chambre de leur père. Quarante-neuf jours. Une nouvelle tempête se prépare.

D’après les gardes, personne n’était entré ni sorti – ce n’étaient pas les mêmes hommes que la fois précédente, et il était donc peu probable qu’il s’agisse de l’un d’entre eux. Nom des bourrasques ! Ces chiffres avaient été gravés sur le mur alors qu’Adolin dormait dans la pièce voisine. Gravés par qui, ou par quoi ?

— Il faut que je sois prêt, répéta Renarin. Pour la tempête qui approche. Il reste si peu de temps…

CINQ

ANS

PLUS

TÔT

Shallan mourait d’envie de rester à l’extérieur. Ici, dans les jardins, les gens ne se hurlaient pas dessus. Ici régnait la paix.

Malheureusement, c’était une paix factice – une paix de schiste-écorce soigneusement planté et de lianes cultivées. Une invention destinée à amuser et à distraire. Elle rêvait de plus en plus de s’échapper pour aller visiter des endroits où les plantes n’étaient pas taillées en formes soigneuses, où les gens ne marchaient pas d’un pas léger comme s’ils redoutaient de provoquer un éboulement. Un endroit éloigné des cris.

Une brise fraîche descendue des montagnes traversa les jardins et fit reculer les lianes. Elle s’assit à l’écart des parterres de fleurs qui la feraient éternuer, pour étudier plutôt une section de schiste-écorce robuste. Le crémillon qu’elle dessinait se tourna vers le vent, agitant ses énormes antennes avant de se pencher pour mâchonner le schiste-écorce. Il existait tant de sortes de crémillons. Quelqu’un avait-il jamais tenté de tous les compter ?

Fort heureusement, le père de Shallan possédait un livre de dessins – l’un des ouvrages de Dandos le Consacré – qu’elle avait utilisé pour s’instruire, le laissant posé ouvert devant elle.

Un cri résonna depuis l’intérieur du manoir tout proche. La main de Shallan se crispa, laissant par accident une trace sur son croquis. Elle inspira profondément et tenta de se remettre à dessiner, mais une autre série de cris lui mit les nerfs en pelote. Elle reposa son crayon.

Elle était presque arrivée à bout de la dernière pile de pages que son frère lui avait apportées. Il revenait à intervalles imprévisibles mais jamais très longtemps et, lorsqu’il venait, Papa et lui s’évitaient.

Personne, dans le manoir, ne savait où se rendait Helaran lors de ses absences.

Elle perdit toute notion du temps, regardant fixement une page vide. Ça lui arrivait parfois. Lorsqu’elle leva les yeux, le ciel s’assombrissait. Il était presque l’heure du festin de Papa. Il en donnait régulièrement, désormais.

Shallan rangea ses affaires dans la sacoche, puis retira son chapeau de soleil et se dirigea vers le manoir. Grand et imposant, il incarnait un exemple de l’idéal védène : haut, puissant, solitaire. Un édifice de blocs carrés et de petites fenêtres, tacheté de lichen sombre. Certains livres appelaient ce genre de manoirs « l’âme de Jah Keved » : des propriétés isolées que chaque clarissime dirigeait en toute indépendance. Shallan avait l’impression que ces écrivains romançaient la vie rurale. Avaient-ils jamais réellement visité l’un de ces manoirs, vécu en personne l’ennui véritable de la vie campagnarde, ou la fantasmaient-ils seulement depuis le confort de leurs cités cosmopolites ?

À l’intérieur de la maison, Shallan emprunta l’escalier en direction de sa chambre. Papa voudrait qu’elle soit élégante pour le festin. Il y aurait une nouvelle robe pour elle, qu’elle porterait tandis qu’elle resterait assise en silence, sans interrompre la discussion. Papa ne le lui avait jamais dit, mais elle le soupçonnait de regretter qu’elle se soit remise à parler.

Peut-être ne souhaitait-il pas qu’elle puisse parler de ce qu’elle avait vu. Elle s’arrêta dans le couloir, l’esprit soudainement vide.

— Shallan ?

Elle se secoua pour découvrir Van Jushu, son quatrième frère, derrière elle sur les marches. Depuis combien de temps était-elle plantée là à regarder le mur ? Le festin allait bientôt commencer !

La veste de Jushu, déboutonnée, pendait de travers, ses cheveux étaient en désordre, ses joues rougies par le vin. Pas de boutons de manchette ni de ceinture ; ç’avaient été des articles coûteux, ornés chacun d’une gemme luisante. Il avait dû les perdre au jeu.

— Pourquoi est-ce que Papa criait tout à l’heure ? demanda-t-elle. Tu étais là ?

— Non, répondit Jushu en se passant la main dans les cheveux. Mais j’ai entendu. Balat a recommencé à allumer des feux. Il a failli faire brûler le bâtiment des serviteurs.

Jushu la dépassa, puis tituba et agrippa la rampe pour éviter de tomber.

Papa n’apprécierait pas que Jushu assiste à la fête dans cet état. Il y aurait encore des cris.

— Crétin des foudres, commenta Jushu tandis que Shallan l’aidait à se redresser. Balat devient complètement cinglé. Je suis le seul dans cette famille qui ait encore un tant soit peu la tête sur les épaules. Tu étais encore en train de fixer le mur, c’est bien ça ?

Elle ne répondit pas.

— Il aura une robe neuve pour toi, déclara Jushu tandis qu’elle l’aidait à regagner sa chambre. Et rien d’autre que des jurons pour moi. L’ordure. Il adorait Helaran, et puisque nous ne sommes pas lui, nous n’avons aucune importance. Helaran n’est jamais là ! Il a trahi Papa, il a failli le tuer. Et malgré tout, il n’y a que lui qui compte…

Ils passèrent devant les appartements de leur père. La lourde porte en leste-souche était entrouverte tandis qu’une servante nettoyait la chambre, ce qui permit à Shallan d’entrevoir le mur du fond.

Et le coffre-fort brillant.

Il était caché derrière un tableau représentant une tempête en mer qui n’atténuait en rien ce puissant éclat blanc. À travers la toile, elle vit les contours du coffre-fort qui flambaient comme un feu. Elle s’arrêta en trébuchant.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Jushu sur un ton insistant, accroché à la rampe.

— La lumière.

— Quelle lumière ?

— Derrière le tableau.

Il plissa les yeux et se pencha vers l’avant.

— Nom de la Cité, fillette, qu’est-ce que tu racontes ? Ça t’a vraiment bousillé la cervelle, hein ? De le regarder tuer Maman ? (Jushu s’écarta d’elle en jurant tout bas.) Je suis le seul dans cette famille qui ne soit pas devenu dingue. Le seul, bourrasques…

Shallan regarda fixement cette lumière. Il s’y cachait un monstre.

Il s’y cachait l’âme de Maman.

Ici nous conduisit la trahison des sprènes

Qui accordèrent leurs Flux aux héritiers humains

Plutôt qu’à ceux qu’ils connaissaient si bien.

Quoi d’étonnant alors

Si notre clan leur préféra les dieux,

Pour qui nous n’étions qu’argile à façonner,

À transformer.

— Extrait du Chant des Secrets de ceux-qui-écoutent, 40e couplet.

— C’t’information-là, alle vous coûtera douze brômes, déclara Shallan. Et d’rubis, hein ? J’les vérifierai un par un.

Tyn éclata de rire en rejetant la tête en arrière, et ses cheveux noir de jais retombèrent sur ses épaules. Elle était assise sur le banc du cocher. Là où Bluth s’installait auparavant.

— Vous appelez ça un accent bavane ? demanda-t-elle.

— Je n’en ai entendu que trois ou quatre fois.

— On aurait dit que vous aviez des cailloux plein la bouche !

— C’est comme ça qu’ils parlent.

— Ce sont plutôt des graviers dans leur cas. Mais ils s’expriment très lentement, en accentuant les syllabes à l’excès. Comme ça. « J’ai r’gardé les tableaux que v’m’avez donnés, et ils sont vrêêêment jolis. Vrêêêment. J’n’ai jamais rien eu d’aussi beau pou’ m’torcher.

— Ça, vous l’exagérez ! s’exclama Shallan, qui ne put cependant s’empêcher de rire.

— Un tout petit peu, reconnut Tyn, agitant sa longue badine devant elle comme une Lame d’Éclat.

— Je ne comprends pas en quoi il peut m’être utile de connaître l’accent bavane, répondit Shallan. Ce n’est pas un peuple très important.

— Jeune fille, c’est justement pour ça qu’ils sont importants.

— Ils sont importants parce qu’ils ne le sont pas, rétorqua Shallan. Je sais que je ne suis pas toujours très douée pour la logique, mais quelque chose m’échappe dans ce raisonnement.

Tyn sourit. Elle était tellement détendue, tellement… libre. Pas du tout ce à quoi Shallan s’était attendue après leur première rencontre.

D’un autre côté, cette femme jouait alors un rôle, celui de chef de la garde. La femme avec laquelle Shallan discutait semblait authentique.

— Écoutez, déclara Tyn, si vous comptez arnaquer les gens, vous allez devoir apprendre à faire semblant d’être en dessous d’eux, tout autant qu’au-dessus. Vous savez bien vous y prendre pour jouer le rôle d’une pâle-iris influente. J’imagine que vous avez eu de bons modèles.

— On peut dire ça, convint Shallan en pensant à Jasnah.

— Seulement, dans beaucoup de situations, être un pâle-iris influent ne sert à rien.

— Il est important d’être insignifiant. Et inutile d’être important. Compris.

Tyn la mesura du regard tout en mâchonnant de la viande séchée. Son ceinturon, pendu à une patère sur le côté du siège, oscillait au rythme de la démarche du chull.

— Vous savez, jeune fille, vous devenez quelque peu impudente quand vous abandonnez votre masque.

Shallan rougit.

— Ça me plaît bien. Je préfère les gens capables de rire de la vie.

— Je peux deviner ce que vous essayez de m’enseigner, répondit Shallan. Vous êtes en train de me dire que quelqu’un qui a un accent bavane, quelqu’un qui paraît humble et simple, peut se rendre à des endroits auxquels les pâles-iris n’accéderaient jamais.

— Et entendre ou faire des choses dont un pâle-iris ne serait jamais capable. L’accent est important. Si vous vous exprimez avec distinction, ça aura souvent très peu d’importance, que vous n’ayez pas beaucoup d’argent. Si vous vous essuyez le nez sur votre manche et parlez comme une Bavane, il arrivera que les gens ne vous jettent même pas un coup d’œil pour vérifier si vous portez une épée.

— Mais j’ai les yeux bleu clair, répliqua Shallan. Je ne passerai jamais pour une personne humble, quel que soit mon accent !

Tyn plongea la main dans la poche de son pantalon. Elle avait jeté son manteau sur une autre patère et ne portait donc que le pantalon brun clair (ajusté, avec des bottes hautes) et une chemise. Presque une chemise d’ouvrier, quoique faite d’un tissu de meilleure qualité.

— Tenez, lui dit Tyn en lui lançant quelque chose.

Shallan le rattrapa de justesse. Elle rougit de sa propre maladresse, puis le leva au soleil : un petit flacon renfermant un liquide sombre.

— Des gouttes pour vos yeux, expliqua Tyn. Elles les assombriront pour quelques heures.

Sérieusement ?

— Ce n’est pas difficile à trouver quand on a les bons contacts. C’est très utile.

Shallan baissa le flacon, soudain prise d’un frisson.

— Est-ce qu’il existe…

— L’inverse ? l’interrompit Tyn. Quelque chose qui puisse transformer un sombre-iris en pâle-iris ? Pas que je sache. À moins que vous ne croyiez les histoires sur les Lames d’Éclat.

— Logique, répondit Shallan, plus détendue. On peut assombrir le verre en le peignant, mais je ne crois pas qu’on puisse l’éclaircir sans le faire fondre entièrement.

— Enfin bref, reprit Tyn, il va vous falloir un ou deux bons accents de bouseux. Herdazien, bavane, ce genre-là.

— Je dois déjà avoir un accent rural védène, avoua Shallan.

— Ça ne marchera pas ici. Jah Keved est un pays cultivé, et vos accents internes se ressemblent trop pour que des étrangers les reconnaissent. Les Aléthis n’entendront pas un accent rural chez vous, pas comme le ferait un autre Védène. Ils n’entendront qu’un accent exotique.

— Vous avez visité beaucoup d’endroits, n’est-ce pas ? demanda Shallan.

— Je vais là où les vents me portent. C’est une vie agréable, tant qu’on ne s’attache pas aux possessions.

— Aux possessions ? s’étonna Shallan. Mais vous êtes – pardonnez-moi –, vous êtes une voleuse. L’idée, c’est justement d’obtenir plus de possessions !

— Je prends ce que je peux, mais ça prouve simplement à quel point les possessions sont éphémères. On en emporte certaines, mais on les perd ensuite. Exactement comme la mission que j’ai obtenue dans le Sud. Mon équipe n’en est jamais revenue ; je suis à moitié persuadée qu’ils se sont enfuis sans prendre la peine de me payer. (Elle haussa les épaules.) Ça arrive. Pas la peine de s’emballer.

— De quel genre de mission s’agissait-il ? interrogea Shallan, qui cligna des yeux afin de capturer un Souvenir de Tyn telle qu’elle se tenait là, en train d’agiter son roseau comme si elle dirigeait des musiciens, sans le moindre souci au monde.

Elles avaient failli mourir deux semaines plus tôt, mais Tyn ne se laissait pas démonter.

— C’était une grosse mission, répondit Tyn. Importante, pour le genre de personnes qui font bouger le monde. Je n’ai toujours pas de nouvelles de nos employeurs. Peut-être que mes hommes ne se sont pas enfuis ; peut-être ont-ils simplement échoué. Je ne peux pas le savoir avec certitude.

Shallan perçut alors une tension sur le visage de Tyn. Une contraction de la peau autour des yeux, une distance dans son regard. Elle s’inquiétait de ce que ses employeurs risquaient de lui faire. Puis l’expression disparut, effacée d’un coup.

— Regardez, lui dit Tyn en désignant un point devant elle.

Shallan suivit son geste et remarqua des silhouettes en mouvement quelques collines plus loin. Le paysage s’était lentement transformé à mesure qu’elles approchaient des Plaines. Les collines se faisaient plus abruptes mais l’air un peu plus chaud, et la flore était plus abondante. Des bosquets d’arbres s’agglutinaient dans certaines des vallées, là où les eaux devaient s’écouler après les tempêtes majeures. Les arbres étaient trapus, différents de l’élégante majesté de ceux qu’elle avait connus à Jah Keved, mais c’était agréable, malgré tout, de voir autre chose que des broussailles.

Ici, l’herbe était plus fournie. Elle avait la présence d’esprit de s’écarter des chariots en plongeant dans ses terriers. Les boutons-de-roche étaient gros et le schiste-écorce poussait par carrés, souvent entouré de sprènes de vie qui bondissaient partout comme de minuscules grains verts. Au cours des jours qu’ils avaient passés à voyager, ils avaient croisé d’autres caravanes, plus nombreuses à présent qu’ils approchaient des Plaines Brisées. Shallan ne s’étonna donc pas de voir quelqu’un un peu plus loin. Les silhouettes, cependant, montaient des chevaux. Qui avait les moyens de s’acheter ces bêtes-là ? Et pourquoi n’avaient-ils pas d’escorte ? Ils ne semblaient être que quatre.

La caravane s’arrêta tandis que Macob hurlait un ordre depuis le premier chariot. Shallan avait appris, à ses dépens, à quel point toute rencontre pouvait se révéler dangereuse ici. Les maîtres des caravanes n’en prenaient aucune à la légère. Bien qu’elle possède l’autorité ici, elle permettait à ceux qui avaient plus d’expérience d’ordonner les arrêts et de choisir leur trajet.

— Venez, lui dit Tyn, qui arrêta le chull d’un coup de sa baguette puis sauta à terre et prit son manteau et son épée sur leurs patères.

Shallan descendit précipitamment et reprit son visage de Jasnah. Avec Tyn, elle s’autorisait à être elle-même. Avec les autres, elle devait être un chef. Rigide, sévère, mais, espérait-elle, capable de susciter l’inspiration. À cette fin, elle était satisfaite de la robe bleue que Macob lui avait donnée. Brodée d’argent, faite d’une soie d’excellente qualité, elle représentait une amélioration réellement bienvenue par rapport à sa robe en lambeaux.

Ils dépassèrent l’endroit où Vathath et ses hommes marchaient derrière le chariot de tête. Le chef des déserteurs lança un regard noir à Tyn. L’antipathie qu’il éprouvait pour cette femme était une raison supplémentaire de la respecter, malgré ses penchants criminels.

— La clarissime Davar et moi allons nous en occuper, lança Tyn à Macob sur son passage.

— Clarissime ? demanda Macob, qui se leva et se tourna vers Shallan. Et si ce sont des bandits ?

— Ils ne sont que quatre, maître Macob, objecta Shallan sur un ton badin. Le jour où je ne serai pas capable d’affronter quatre bandits à moi seule, je mériterai de me faire dévaliser.

Elles dépassèrent le chariot tandis que Tyn attachait son ceinturon.

— Et si ce sont vraiment des bandits ? siffla Shallan une fois loin des oreilles indiscrètes.

— Je croyais que vous étiez capable d’en affronter quatre.

— Je m’alignais simplement sur votre attitude !

— Ça, jeune fille, c’est dangereux, répondit Tyn avec un sourire. Écoutez, des bandits ne nous laisseraient pas les voir, et ils ne resteraient certainement pas plantés là.

Le groupe de quatre hommes attendait au sommet de la colline. Tandis qu’elles approchaient, Shallan vit qu’ils portaient des uniformes bleus impeccables qui semblaient tout à fait authentiques. Au fond du ravin séparant les collines, Shallan se cogna l’orteil contre un bouton-de-roche. Elle grimaça – Macob lui avait donné des chaussures de pâle-iris pour aller avec sa robe. Elles étaient luxueuses et valaient sans doute une fortune, mais ce n’étaient guère plus que des pantoufles.

— Nous allons attendre ici, déclara Shallan. Ils peuvent venir vers nous.

— Ça me semble une bonne idée, approuva Tyn.

En effet, au-dessus d’elles, les hommes se mirent à descendre la colline lorsqu’ils virent que Shallan et Tyn les attendaient. Deux autres apparurent et les suivirent à pied, des hommes qui ne portaient pas d’uniforme mais des vêtemens d’ouvriers. Des palefreniers ?

— Qui allez-vous être ? demanda Tyn tout bas.

— … moi-même ? répliqua Shallan.

— Qu’y aurait-il d’amusant là-dedans ? s’étonna Tyn. Vous maîtrisez le mangecorne ?

— Le mangecorne ? Je…

— Trop tard, répondit Tyn tandis que les hommes les rejoignaient.

Shallan trouvait les chevaux intimidants. Ces grosses bêtes brutales n’étaient pas dociles comme les chulls. Les chevaux passaient leur temps à piaffer, à s’ébrouer.

Le cavalier de tête serra la bride à sa monture avec une évidente contrariété. Il ne semblait pas totalement maîtriser cette bête.

— Clarissime, déclara-t-il en la saluant lorsqu’il vit la couleur de ses yeux.

À sa grande stupéfaction, Shallan remarqua que c’était un sombre-iris, un homme de haute taille aux cheveux noirs d’Aléthi qu’il portait jusqu’aux épaules. Il jaugea Tyn de la tête aux pieds, nota son épée et son uniforme de soldat, mais ne laissa transparaître aucune réaction.

— Son Altesse, annonça Tyn d’une voix forte en désignant Shallan, la princesse Unulukuak’kina’autu’atai ! Sombres-iris, vous vous trouvez en présence d’un membre de la famille royale !

— Une Mangecorne ? demanda l’homme en se penchant pour inspecter les cheveux roux de Shallan. Et qui porte une robe vorine ? Roc en ferait une attaque.

Tyn se tourna vers Shallan et haussa les sourcils.

Vous, je vais vous étrangler, songea Shallan avant de prendre une profonde inspiration.

— Cette chose, déclara-t-elle en désignant sa robe. Elle n’est pas ce que vous faites porter à princesses ? Elle est bonne pour moi. Vous allez respecter !

Fort heureusement, son visage rouge pouvait convenir à une Mangecorne. C’était un peuple passionné.

Tyn lui adressa un signe de tête approbateur.

— Je suis désolé, répondit l’homme, bien qu’il ne paraisse pas réellement contrit.

Que faisait un sombre-iris sur le dos d’un animal de cette valeur ? L’un des compagnons de l’homme inspectait la caravane à travers une lunette. Lui aussi était sombre-iris, mais semblait plus à l’aise sur le dos de sa monture.

— Sept chariots, Kal, déclara-t-il. Bien gardés.

L’homme, Kal, hocha la tête.

— On m’a envoyé guetter la présence de bandits, expliqua-t-il à Tyn. Tout s’est-il bien passé pour votre caravane ?

— Nous sommes tombés sur des bandits il y a trois semaines, précisa Tyn avec un geste du pouce par-dessus son épaule. En quoi est-ce que ça vous intéresse ?

— Nous représentons le roi, répliqua l’homme. Et nous faisons partie de la garde personnelle de Dalinar Kholin.

Oh, bourrasques. Voilà qui allait se révéler gênant.

— Le clarissime Kholin, poursuivit Kal, se renseigne sur la possibilité d’un contrôle étendu autour des Plaines Brisées. Si vous avez réellement été attaquées, j’aimerais connaître les détails.

Si nous avons été attaquées ? demanda Shallan. Vous mettez notre parole en doute ?

— Non…

— Je suis en offense ! déclara Shallan en croisant les bras.

— Vous feriez mieux de faire attention à vous, lança Tyn aux hommes. Son Altesse n’aime pas être offensée.

— Comme c’est étonnant, répondit Kal. Où l’attaque a-t-elle eu lieu ? L’avez-vous repoussée ? Combien y avait-il de bandits ?

Tyn lui répondit en détail, ce qui permit à Shallan de réfléchir. Dalinar Kholin était son futur beau-père, si le casuel débouchait sur un mariage. Avec un peu de chance, elle ne retomberait plus sur ces soldats-ci.

Tyn, je vous jure que je vais vous étrangler

Leur chef écouta les détails de leur attaque avec une expression stoïque. Il ne lui faisait pas l’effet d’un homme très aimable.

— Je suis désolé d’apprendre que vous avez perdu des gens, assura Kal. Mais vous n’êtes plus qu’à un jour et demi des Plaines Brisées par caravane. Vous devriez être en sécurité pour le restant du trajet.

— Je suis curiosité, lui dit Shallan. Ces animaux, ce sont chevaux ? Pourtant vous êtes sombre-iris. Ce… Kholin vous fait confiance.

— Je fais mon devoir, répondit Kal en l’étudiant. Où est le reste de votre escorte ? Cette caravane donne l’impression d’être entièrement vorine. Et puis vous me paraissez un peu fluette pour une Mangecorne.

— Venez-vous d’insulter le poids de la princesse ? demanda Tyn, atterrée.

Saintes bourrasques, qu’elle était douée ! Elle avait même réussi à produire des sprènes de colère pour accompagner sa remarque.

De toute manière, il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer à jouer le jeu.

— Je suis en offense ! hurla Shallan.

— Vous avez de nouveau offensé Son Altesse !

Très offense !

— Vous feriez mieux de lui présenter des excuses.

— Pas d’excuse ! déclara Shallan. Bottes !

Kal les regarda tour à tour, cherchant à démêler ses propos.

— Bottes ? s’étonna-t-il.

— Oui, répondit Shallan. J’apprécier vos bottes. Vous allez vous excuser avec bottes.

— Vous… voulez mes bottes ?

— N’avez-vous pas entendu Votre Altesse ? insista Tyn, bras croisés. Les soldats de l’armée de ce Dalinar Kholin manquent-ils donc à ce point de respect ?

— Ce n’est pas que je manque de respect, répondit Kal. Mais pas question que je lui donne mes bottes.

— Vous insultez ! déclara Shallan, qui s’avança en le montrant du doigt. (Père-des-tempêtes, ces chevaux étaient énormes !) Je le dirai à tous ceux qui écouteront ! Quand j’arriverai, je dirai « Kholin est voleur de bottes et de la vertu des femmes ».

— De leur vertu ? s’étrangla Kal.

— Oui, répondit Shallan, avant de lancer un coup d’œil vers Tyn. Vertu ? Non, pas le bon mot. Verte… Non… Veste ? Vesture ! Voleur de la vesture des femmes ! C’est le mot que je cherchais.

Le soldat lança un coup d’œil à ses compagnons, l’air perplexe. Flûte alors, songea Shallan. Les hommes de peu de vocabulaire ne comprennent rien aux bons jeux de mots.

— Peu importance, reprit Shallan en levant la main. Tous sauront le tort que vous m’avez fait. Vous m’avez dénudée, ici, dans la nature. Dévalisée ! C’est insulte à ma maison et à mon clan. Tous sauront que Kholin…

— Oh, arrêtez, l’interrompit Kal, qui se pencha pour retirer maladroitement l’une de ses bottes sans descendre de selle. (Sa chaussette était trouée.) Foudre de bonne femme, marmonna-t-il.

Il lui lança la première botte, puis retira l’autre.

— Vos excuses sont acceptées, déclara Tyn en allant les chercher.

— Par la Damnation, j’espère bien, répliqua Kal. Je transmettrai votre récit. Peut-être arriverons-nous à obtenir que des patrouilles surveillent cet endroit. Venez, messieurs.

Il se détourna et les laissa sans un mot de plus, redoutant peut-être une autre diatribe mangecorne.

Une fois qu’ils furent trop loin pour entendre, Shallan regarda les bottes, puis éclata d’un rire incontrôlable. Des sprènes de joie jaillirent autour d’elle, sous forme de feuilles bleues qui apparurent à ses pieds puis s’élevèrent en tourbillonnant avant de s’envoler au-dessus de sa tête, comme portées par un souffle de vent. Shallan les regarda avec un grand sourire. Ceux-là étaient très rares.

— Ah, lui dit Tyn, qui souriait elle-même. Je ne vais pas prétendre le contraire : c’était amusant.

— Je vais quand même vous étrangler, protesta Shallan. Il savait qu’on jouait avec lui. Ça doit être la pire imitation de Mangecorne que quiconque ait jamais faite.

— Elle était plutôt bonne, en réalité, répondit Tyn. Vous en avez un peu trop fait côté vocabulaire, mais l’accent lui-même était très juste. Cela dit, l’essentiel n’était pas là.

Elle lui tendit les bottes.

— C’était quoi, l’essentiel ? questionna Shallan tandis qu’elles regagnaient la caravane. Me ridiculiser ?

— En partie, répondit Tyn.

— C’était du sarcasme.

— Si vous voulez apprendre à faire ça, expliqua Tyn, vous devez vous sentir à l’aise dans ce genre de situations. Vous ne pouvez pas être embarrassée quand vous vous faites passer pour quelqu’un d’autre. Plus la tentative est extravagante, plus vous devez la jouer réaliste. Le seul moyen de s’améliorer, c’est de s’entraîner – et face à des gens qui risquent fort de vous percer à jour.

— Sans doute, admit Shallan.

— Ces bottes sont trop grandes pour vous, commenta Tyn. Cela dit, j’ai adoré son expression quand vous les lui avez demandées. « Pas d’excuses. Bottes ! »

— J’ai vraiment besoin de bottes, insista Shallan. J’en ai assez de marcher sur les pierres en pantoufles ou pieds nus. Avec un peu de rembourrage, elles m’iront très bien. (Elle les leva pour les inspecter. Effectivement, elles étaient grandes.) Hum, peut-être. (Elle regarda derrière elle.) J’espère qu’il s’en sortira sans elles. Et s’il doit combattre des bandits sur le chemin du retour ?

Tyn leva les yeux au ciel.

— Un jour, jeune fille, il faudra qu’on parle de cette gentillesse qui vous afflige.

— Ce n’est pas une mauvaise chose d’être gentil.

— Vous vous entraînez à devenir arnaqueuse, répliqua Tyn. Pour l’instant, regagnons la caravane. Je veux vous expliquer les subtilités de l’accent mangecorne. Avec vos cheveux roux, vous aurez sans doute plus d’occasions de l’utiliser que beaucoup d’autres gens.

Forme d’art pour saisir des couleurs nouvelles ;

Nous rêvons de ses chants d’exception.

De la création, attirons les sprènes.

Jusqu’à l’apprentissage, ces chants nous suffiront.

— Extrait du Chant des Révisions de ceux-qui-écoutent, 279e couplet.

Torol Sadeas ferma les yeux et reposa Justicière sur son épaule, inspirant l’odeur douceâtre de moisi que dégageait le sang parshendi. Le Frisson du combat montait en lui, une puissance sublime et bienvenue.

Son propre sang cognait si fort à ses oreilles qu’il n’entendait presque plus les cris du champ de bataille ni les geignements de douleur. L’espace d’un instant, il savoura l’éclat délicieux du Frisson, l’euphorie grisante d’avoir passé une heure concentré sur la seule chose qui lui apportait désormais de la joie : lutter pour sa vie et prendre celle d’ennemis qui lui étaient inférieurs.

Puis le Frisson se dissipa. Comme toujours, il le désertait une fois que le combat lui-même prenait fin. Le Frisson lui était devenu de moins en moins doux lors de ces attaques contre les Parshendis, sans doute parce qu’il savait, au plus profond de lui-même, que tout ce défi ne rimait à rien. Il ne l’élevait pas, ne le rapprochait pas de ses objectifs de conquête. Massacrer des sauvages couverts de crémon dans un territoire paumé avait réellement perdu de sa saveur.

Il soupira, baissa sa Lame et ouvrit les yeux. Amaram approcha en traversant le champ de bataille, enjambant des cadavres d’hommes et de Parshendis. Sa Cuirasse d’Éclat était couverte jusqu’aux coudes d’un sang violet et il tenait un cœur-de-gemme étincelant dans sa main gantée. D’un coup de pied, il écarta le corps d’un parshendi et rejoignit Sadeas tandis que sa propre garde d’honneur se déployait pour rejoindre celle du haut-prince. Sadeas éprouva un pincement d’agacement en voyant avec quelle efficacité ils se déplaçaient, surtout comparé à ses propres hommes.

Amaram retira son casque et soupesa le cœur-de-gemme, puis le jeta en l’air et le rattrapa.

— La manœuvre que vous venez de tenter a échoué, vous en êtes bien conscient ?

— Échoué ? répéta Sadeas en levant sa visière. (Non loin d’eux, ses soldats massacraient une niche de cinquante Parshendis qui n’avaient pas réussi à quitter le plateau quand les autres s’étaient retirés.) Je trouve que ça s’est très bien passé.

Amaram tendit le doigt. Une tache était apparue sur les plateaux à l’ouest, dans la direction des camps de guerre. Les bannières indiquaient que Hatham et Roion, les deux hauts-princes censés avoir participé à cette course au pont, étaient arrivés ensemble – ils utilisaient des ponts pareils à ceux de Dalinar, de lourds engins très lents qu’il avait été facile de dépasser. L’un des avantages des équipes de pont telles que les aimait Sadeas était qu’elles avaient besoin de très peu d’entraînement pour fonctionner. Si Dalinar avait cru le ralentir avec sa ruse consistant à lui racheter ses hommes de pont en échange de Justicière, cet idiot venait d’être détrompé.

— Il fallait que nous arrivions ici, reprit Amaram, que nous nous emparions du cœur-de-gemme, puis que nous revenions avant le retour des autres. Alors, vous auriez pu prétendre ne pas vous être rendu compte que ce n’était pas votre tour aujourd’hui. L’arrivée des deux autres armées vous a retiré toute possibilité de le démentir.

— Vous vous trompez sur mes intentions, répliqua Sadeas. Vous partez du principe que je me soucie toujours de pouvoir démentir les choses.

Le dernier Parshendi était mort avec des hurlements de rage ; Sadeas en était fier. D’autres affirmaient que les guerriers parshendis ne se rendaient jamais, mais il les avait vus essayer à une occasion, longtemps auparavant, lors de la première année de la guerre ; ils avaient déposé leurs armes. Il les avait tous massacrés personnellement, avec Cuirasse et Marteau d’Éclat, sous les yeux de leurs compagnons en train de se retirer, qui les observaient depuis un plateau tout proche.

Plus jamais un seul Parshendi ne leur avait refusé, à ses hommes et à lui, le droit de finir une bataille comme il se devait. Sadeas fit signe à l’avant-garde de se rassembler et de l’escorter jusqu’aux camps de guerre tandis que le reste de l’armée pansait ses plaies. Amaram le rejoignit, traversant un pont et longeant des hommes de pont qui dormaient étendus sur le sol tandis que des hommes meilleurs mouraient.

— Le devoir m’oblige à vous rejoindre sur le champ de bataille, Votre Altesse, dit Amaram tandis qu’ils marchaient, mais je veux que vous sachiez que je n’approuve pas les actions que nous menons ici. Nous devrions chercher à combler le fossé qui nous sépare du roi et de Dalinar au lieu d’essayer de le creuser encore davantage.

Sadeas ricana.

— Ne me servez pas ce discours bien noble. Il fonctionne très bien sur d’autres, mais je sais quel salopard impitoyable vous êtes en réalité.

Amaram serra la mâchoire, le regard braqué devant lui. Quand ils atteignirent leurs chevaux, il posa la main sur le bras de Sadeas.

— Torol, dit-il d’une voix douce, il y a des choses tellement plus importantes au monde que vos chamailleries. Vous avez raison à mon sujet, bien entendu. Entendez dans cet aveu la certitude qu’avec vous, plus que tout autre, je peux dire la vérité. Alethkar doit être fort pour ce qui se prépare.

Sadeas grimpa sur le marchepied que le valet avait installé. Monter sur un cheval en portant une Cuirasse pouvait se révéler dangereux pour l’animal si on ne s’y prenait pas correctement. Par ailleurs, il lui était un jour arrivé qu’un étrier cède alors qu’il y prenait appui pour se hisser en selle. Il avait atterri sur les fesses.

— C’est vrai, Alethkar doit être fort, acquiesça Sadeas en tendant sa main gantée. Alors je l’y obligerai par la force du poing et le règne du sang.

À contrecœur, Amaram y plaça le cœur-de-gemme et Sadeas le serra dans sa main, tenant ses rênes de l’autre.

— Vous arrive-t-il de vous inquiéter ? demanda Amaram. Au sujet de ce que vous faites ? De ce que vous devez faire ?

Il désigna un groupe de chirurgiens qui transportaient des blessés à travers les ponts.

— M’inquiéter ? se récria Sadeas. Pourquoi le devrais-je ? Ça donne à ces misérables une chance de mourir au combat pour quelque chose qui en vaille la peine.

— Vous dites beaucoup ce genre de choses ces jours-ci, ai-je remarqué, commenta Amaram. Vous n’étiez pas comme ça avant.

— J’ai appris à accepter le monde tel qu’il est, Amaram, répliqua Sadeas en faisant tourner son cheval. C’est quelque chose que très peu de gens sont disposés à faire. Ils avancent à tâtons, ils espèrent, ils rêvent, ils font semblant, mais ça ne change strictement rien à leurs foudres d’existences. Il faut regarder le monde droit dans les yeux, dans toute sa brutalité sale. Il faut accepter ses perversions, vivre avec elles. C’est le seul moyen d’accomplir quoi que ce soit de significatif.

D’une pression des mollets, Sadeas mit son cheval en marche, laissant pour l’instant Amaram derrière lui.

Il resterait loyal. Sadeas et Amaram avaient un accord. Même le fait qu’Amaram soit désormais un Porte-Éclat n’y changerait rien.

Tandis que Sadeas et son avant-garde approchaient de l’armée de Hatham, il remarqua un groupe de Parshendis sur un plateau voisin, en train de les observer. Leurs éclaireurs devenaient téméraires. Il envoya une équipe d’archers les disperser, puis se dirigea vers une silhouette vêtue d’une Cuirasse resplendissante à l’avant de l’armée de Hatham : le haut-prince en personne, montant un Ryshadium. Damnation. Ces animaux étaient nettement supérieurs à tous les autres chevaux. Comment en obtenir un ?

— Sadeas ? lui lança Hatham. Mais qu’avez-vous donc fait ?

Après une brève hésitation, Sadeas leva le bras et projeta le cœur-de-gemme à travers le plateau qui les séparait. La gemme atteignit la pierre près de Hatham, ricocha et se mit à rouler en brillant faiblement.

— Je m’ennuyais, cria Sadeas en réponse. Je pensais vous épargner des soucis.

Puis, coupant court à toute autre question, Sadeas poursuivit son chemin. Il avait décidé de ne pas manquer le duel qu’Adolin Kholin livrerait aujourd’hui, au cas où le jeune homme se ridiculiserait à nouveau.

Quelques heures plus tard, Sadeas prenait place dans l’arène de duel, tirant sur la cravate foulard qu’il portait autour du cou. Insupportables, ces engins-là – très à la mode, mais insupportables. Il n’avouerait jamais à personne, pas même à Ialai, qu’il regrettait secrètement de ne pas pouvoir porter un uniforme aussi simple que celui de Dalinar.

Mais, bien entendu, il ne pourrait jamais faire ça. Pas simplement parce qu’il refusait d’être vu en train de se plier aux codes et à l’autorité du roi, mais parce qu’un uniforme militaire était en réalité le pire type d’uniforme pour cette époque-ci. Les combats qu’ils livraient pour Alethkar en ce moment même n’étaient pas des combats à l’épée et au bouclier.

Quand on avait un rôle à jouer, il était nécessaire de porter les vêtements adéquats. Les tenues militaires de Dalinar prouvaient qu’il était perdu, qu’il ne comprenait pas à quel jeu il se livrait.

Sadeas se détendit sur son siège pour patienter tandis que des murmures remplissaient l’arène comme de l’eau s’accumulant dans un bol. L’assistance était nombreuse aujourd’hui. Les exploits d’Adolin lors de son précédent duel avaient attiré l’attention, et tout ce qui était nouveau intéressait la cour. Le siège de Sadeas était entouré d’un espace vide pour lui fournir davantage d’intimité, bien qu’il ne s’agisse que d’un simple fauteuil construit sur les gradins de pierre de l’arène.

Il détestait la sensation de son corps en dehors de la Cuirasse, et plus encore son apparence. À une époque, les têtes se retournaient sur son passage. Lorsqu’il se trouvait dans une pièce, son pouvoir l’emplissait tout entière ; tout le monde le regardait, et beaucoup éprouvaient alors du désir pour son pouvoir, pour ce qu’il était.

Il était en train de perdre tout ça. Oh, il était toujours puissant – peut-être même encore davantage. Mais leur expression avait changé. Et toute réaction à la perte de sa jeunesse le contrariait.

Il était en train de mourir, une étape à la fois. Comme tous les hommes, oui, mais il sentait cette mort approcher. Avec un peu de chance, ce ne serait pas avant plusieurs décennies, mais son ombre portait très loin. Le seul chemin vers l’immortalité passait par la conquête.

Un bruissement de tissu annonça Ialai, qui se glissa sur le siège voisin. Sadeas tendit la main d’un geste absent pour la poser au creux de ses reins et la gratter à l’endroit qu’elle appréciait. Son nom était symétrique. Un infime soupçon de blasphème de la part de ses parents – certaines personnes aimaient suggérer un caractère sacré chez leurs enfants. Sadeas appréciait ces gens-là. Ce nom était, de fait, la première chose qui l’avait intrigué chez elle.

— Mmmm, déclara sa femme avec un soupir. Très agréable. Je vois que le duel n’a pas encore commencé.

— Dans quelques instants, je crois.

— Parfait. Je ne supporte pas d’attendre. J’ai entendu dire que tu avais donné le cœur-de-gemme que tu venais de capturer.

— Je l’ai jeté aux pieds de Hatham et je suis parti, comme si je m’en moquais totalement.

— Malin. J’aurais dû envisager cette option. Tu contredis Dalinar lorsqu’il affirme que nous ne lui résistons qu’à cause de notre cupidité.

En dessous d’eux, Adolin entra enfin sur le terrain, vêtu de sa Cuirasse d’Éclat bleue. Certains des pâles-iris applaudirent poliment. De l’autre côté de l’arène, Eranniv quitta sa propre salle de préparation, vêtu de sa Cuirasse astiquée qui était d’une couleur naturelle excepté au niveau du plastron, peint d’un noir profond.

Sadeas étrécit les yeux sans cesser de gratter le dos d’Ialai.

— Ce duel ne devrait même pas avoir lieu, déclara-t-il. Tout le monde était censé avoir trop peur, ou le mépriser trop, pour accepter ses défis.

— Quels idiots, commenta Ialai tout bas. Ils savent ce qu’ils sont censés faire, Torol : j’ai lâché les allusions et les promesses adéquates. Et cependant, chacun d’entre eux désire secrètement être le vainqueur d’Adolin. Les duellistes ne sont pas des gens particulièrement fiables. Ils sont effrontés, impétueux et se soucient beaucoup trop de se donner en spectacle et de gagner en renommée.

— Nous ne pouvons pas permettre que le plan de son père fonctionne, déclara Sadeas.

— Ce ne sera pas le cas.

Sadeas lança un coup d’œil vers l’endroit où Dalinar s’était installé. La propre place de Sadeas n’était pas très éloignée – assez près pour qu’il l’entende crier. Dalinar ne le regardait pas.

— J’ai bâti ce royaume, ajouta Sadeas tout bas. Je sais à quel point il est fragile, Ialai. Il ne devrait pas être difficile de le renverser entièrement.

Ce serait le seul moyen adéquat de le reconstruire de fond en comble, comme lorsqu’on reforgeait une arme : on faisait fondre les vestiges de l’ancienne avant de créer sa remplaçante.

Le duel commença en contrebas, avec Adolin qui traversait le sable d’un pas énergique en direction d’Eranniv, lequel maniait l’ancienne Lame de Gavilar, à l’aspect inquiétant. Adolin engagea le combat trop vite. Le garçon était-il à ce point impatient ?

Dans la foule, les pâles-iris se turent et les sombres-iris se mirent à crier, désireux d’assister à un spectacle identique à celui de la dernière fois. Cependant, ce combat ne tourna pas à la même lutte brutale. Les deux combattants échangeaient des coups hésitants et Adolin recula après avoir été frappé à l’épaule.

Quel manque de rigueur, se dit Sadeas.

— J’ai enfin découvert la nature de cette perturbation dans les appartements du roi il y a deux semaines, commenta Ialai.

Sadeas sourit sans quitter le duel du regard.

— Je n’en doute pas.

— Tentative d’assassinat, précisa-t-elle. Quelqu’un a grossièrement saboté le balcon du roi pour essayer de le faire tomber d’une trentaine de mètres sur les rochers. D’après ce que j’ai entendu dire, ça a failli marcher.

— Pas si grossièrement, si ça l’a presque tué.

— Pardonne-moi, Torol, mais presque fait une grande différence en matière d’assassinats.

En effet.

Sadeas chercha en lui-même un quelconque signe d’émotion en apprenant qu’Elhokar avait failli mourir. Il n’en trouva aucun en dehors d’un vague sentiment de pitié. Il appréciait beaucoup ce garçon mais, pour reconstruire Alethkar, il faudrait supprimer tous les vestiges de l’ancien gouvernement. Elhokar allait devoir mourir. De préférence d’une manière discrète, après qu’on se serait occupé de Dalinar. Sadeas s’attendait à devoir lui-même trancher la gorge du garçon, par respect pour ce vieux Gavilar.

— À votre avis, qui a engagé les assassins ? demanda Sadeas, assez bas pour qu’il n’ait pas à s’inquiéter d’être entendu, protégé par le bouclier que formaient ses gardes autour de leurs sièges.

— Difficile à dire, répliqua Ialai, qui se précipita sur le côté et se tourna pour qu’il lui gratte une autre partie du dos. Ça ne doit pas être Ruthar ni Aladar.

Tous deux lui obéissaient au doigt et à l’œil ; Aladar avec une certaine résignation, Ruthar avec empressement. Roion était trop lâche, d’autres trop prudents. Qui donc aurait pu le faire ?

— Thanadal, devina Sadeas.

— C’est l’option la plus probable. Mais je verrai ce que je peux découvrir.

— Ce seront peut-être les mêmes qui avaient saboté l’armure du roi, répondit Sadeas. Peut-être pourrons-nous en découvrir davantage si j’exerce mon autorité.

Sadeas était haut-prince de l’Information – l’un des anciens titres des siècles précédents, qui partageaient les tâches entre les hauts-princes. Il donnait techniquement à Sadeas toute autorité sur les enquêtes et le maintien de l’ordre.

— Peut-être, répondit Ialai d’un ton hésitant.

— Mais ?

Elle secoua la tête et observa un autre échange des duellistes en contrebas. De la Fulgiflamme s’échappait d’un des gantelets d’Adolin, sous les huées de quelques sombres-iris. Pourquoi ces gens étaient-ils même autorisés à entrer ? Certains pâles-iris ne pouvaient pas être présents parce que Elhokar réservait les sièges pour des inférieurs.

— Dalinar, reprit Ialai, a réagi à notre stratagème visant à te nommer haut-prince de l’Information. Il l’a utilisé comme précédent pour s’autoproclamer haut-prince de la Guerre. Et maintenant, chaque manœuvre invoquant tes droits en tant que haut-prince de l’Information renforce son autorité à lui dans ce conflit.

Sadeas hocha la tête.

— Dans ce cas, tu as un plan ?

— Pas encore tout à fait, répondit Ialai. Mais je suis en train d’en mettre un au point. As-tu remarqué la façon dont il a créé ces patrouilles à l’extérieur des camps ? Et dans le Marché Extérieur ? Est-ce que ça ne devrait pas relever de tes fonctions ?

— Non, c’est le devoir d’un haut-prince du Commerce, que le roi n’a pas nommé. Cependant, je devrais bel et bien avoir l’autorité sur le maintien de l’ordre dans l’ensemble des dix camps, et la nomination des juges et des magistrats. Il aurait dû m’impliquer dès l’instant où l’on a attenté à la vie du roi. Mais il ne l’a pas fait.

Sadeas y réfléchit un moment et retira sa main du dos d’Ialai, la laissant se redresser.

— Il y a ici une faiblesse que nous pouvons exploiter, ajouta Sadeas. Dalinar a toujours eu du mal à renoncer à l’autorité. Il ne se fie jamais réellement aux gens pour faire leur travail. Il n’est pas venu me trouver lorsqu’il l’aurait dû, ce qui affaiblit son discours selon lequel toutes les parties du royaume devraient collaborer. C’est une fissure dans son armure. Peux-tu y planter une dague ?

Ialai hocha la tête. Elle utiliserait ses informateurs pour faire naître des questions à la cour : si Dalinar tentait de construire un Alethkar meilleur, pourquoi répugnait-il à céder la moindre parcelle de pouvoir ? Pourquoi n’avait-il pas impliqué Sadeas dans la protection du roi ? Pourquoi avait-il refusé d’ouvrir ses portes aux juges de Sadeas ?

Quelle autorité le trône possédait-il, en réalité, s’il distribuait des titres comme celui qu’il avait accordé à Sadeas, pour se comporter ensuite comme s’ils n’avaient jamais existé ?

— Tu devrais renoncer à ton titre de haut-prince de l’Information en signe de protestation, déclara Ialai.

— Non. Pas encore. Attendons que les rumeurs aient nui à ce vieux Dalinar, jusqu’à ce qu’il décide qu’il doit me laisser faire mon travail. Ensuite, lorsqu’il tentera de m’impliquer, je renoncerai.

Voilà qui élargirait les failles existant à la fois chez Dalinar et dans le royaume lui-même.

Le duel d’Adolin se poursuivait en bas. Il ne donnait pas vraiment l’impression d’y mettre tout son cœur. Il restait constamment à découvert et encaissait les coups. Était-ce là le jeune homme qui s’était si souvent vanté de son adresse ? Il était doué, bien entendu, mais pas tant que ça. Pas autant que Sadeas l’avait vu quand le garçon s’était trouvé sur le champ de bataille à combattre le…

Il faisait semblant.

Sadeas se surprit à sourire.

— Alors ça, c’est presque intelligent, commenta-t-il tout bas.

— Quoi donc ? demanda Ialai.

— Adolin se bat en dessous de ses capacités, expliqua-t-il tandis que le jeune homme portait un coup – de justesse – sur le casque d’Eranniv. Il hésite à montrer sa véritable adresse car il craint que les autres renoncent à l’affronter en duel. S’il semble à peine assez doué pour remporter ce combat, d’autres décideront peut-être de sauter sur l’occasion.

Ialai étrécit les yeux tout en observant l’assaut.

— Tu en es sûr ? Ne pourrait-il pas simplement s’agir d’un mauvais jour ?

— J’en suis certain, répondit Sadeas.

À présent qu’il savait que chercher, il le lisait facilement dans les mouvements spécifiques d’Adolin, dans la façon dont il tourmentait Eranniv pour le pousser à l’attaque, puis parait à peine les coups. Adolin Kholin était plus intelligent que Sadeas n’avait voulu le croire.

Et meilleur pour se battre en duel, par ailleurs. Il fallait de l’adresse pour remporter un combat – mais il fallait une véritable maîtrise pour gagner en donnant, tout du long, l’impression d’être dépassé. La foule se laissait absorber par la progression du duel, et Adolin faisait en sorte qu’il soit serré. Sadeas doutait que beaucoup d’autres soient conscients de ce qu’il faisait.

Lorsque Adolin, qui bougeait avec des gestes léthargiques et perdait de la Flamme par une douzaine d’entailles (toutes subies de son plein gré sur des parties de la Cuirasse soigneusement choisies, afin qu’aucune ne se brise en l’exposant à un réel danger), réussit à vaincre Eranniv grâce à « coup de chance » vers la fin, la foule poussa de grands cris appréciateurs. Même les pâles-iris semblaient se prendre au jeu.

Eranniv s’éloigna en trombe en criant qu’Adolin avait eu de la chance, mais Sadeas se surprit à être impressionné. Ce garçon a peut-être un avenir, songea-t-il. Plus que son père, en tout cas.

— Encore un Éclat remporté, déclara Ialai, mécontente, tandis qu’Adolin levait la main et quittait le terrain. Je vais redoubler d’efforts pour m’assurer que ça ne se reproduise pas.

Sadeas tapota du doigt le côté de son siège.

— Que disais-tu sur les duellistes ? Qu’ils étaient effrontés ? Impétueux ?

— Oui. Et alors ?

— Adolin est les deux et bien plus encore, répondit Sadeas à mi-voix, songeur. On peut le titiller, le bousculer, le mettre en colère. Il est aussi passionné que son père, mais il se contrôle moins bien.

Serait-il possible de l’acculer jusqu’au bord du précipice, se demanda Sadeas, puis de l’y pousser ?

— Arrête de décourager les gens de l’affronter, dit Sadeas. Mais ne les encourage pas non plus à le combattre. Contente-toi de reculer ; je veux voir comment cette situation évolue.

— Voilà qui me semble dangereux, répliqua Ialai. Ce garçon est une arme, Torol.

— C’est exact, acquiesça Sadeas en se levant, mais on se fait rarement blesser par une arme qu’on manie soi-même. (Il aida son épouse à se lever.) Je veux aussi que tu informes la femme de Ruthar qu’il peut m’accompagner la prochaine fois que je déciderai de partir seul remporter un cœur-de-gemme. Ruthar est impatient ; il pourra nous être utile.

Elle hocha la tête et se dirigea vers la sortie. Sadeas la suivit mais jeta un coup d’œil hésitant vers Dalinar. Comment se dérouleraient les choses si cet homme n’était pas prisonnier du passé ? S’il acceptait de voir le monde réel au lieu de l’imaginer ?

Tu finirais sans doute par le tuer quand même, s’avoua Sadeas. N’essaie pas de prétendre le contraire.

Mieux valait, au minimum, être honnête avec soi-même.

Qu’il faisait doux en ces terres d’antan

Où les Néantifères pénétrèrent dans nos chants.

Notre clan les accueillit dans nos foyers

Puis les laissa se les approprier.

Ainsi en fut-il, petit à petit,

Et l’on chantera longtemps qu’il devait en être ainsi.

— Extrait du Chant des Événements de ceux-qui-écoutent, 12e couplet.

Shallan resta bouche bée devant cette soudaine explosion de couleurs.

Elle perturbait le paysage comme des éclairs fendant un ciel dégagé par ailleurs. Shallan reposa ses sphères (Tyn l’entraînait à les empalmer) et se leva à l’intérieur du chariot, se stabilisant à l’aide de sa libre-main sur le dossier du siège. Oui, c’était très net. Du rouge et du jaune vifs sur une toile autrement constituée de brun et de vert mornes.

— Tyn, déclara Shallan, de quoi s’agit-il ?

L’autre femme se prélassait avec les pieds hors du chariot, un chapeau blanc à large bord baissé sur ses yeux, bien qu’elle soit censée conduire. Shallan portait le chapeau récupéré parmi les affaires de Bluth afin de se protéger du soleil.

Tyn se retourna sur le côté et souleva son chapeau.

— Hum ?

— Là-bas ! insista Shallan. La couleur.

Tyn étrécit les yeux.

— Je ne vois rien.

Comment pouvait-elle ne pas distinguer ces tons si vifs se détachant sur les collines onduleuses couvertes de boutons-de-roche, de roseaux et de carrés d’herbe ? Shallan prit la lunette de Tyn et la leva pour regarder de plus près.

— Des plantes, déclara-t-elle. Il y a un surplomb rocheux là-bas, qui les abrite depuis l’est.

— Ah bon, c’est tout ? (Tyn reprit sa position allongée et ferma les yeux.) Je pensais que ce serait une caravane, quelque chose comme ça.

— Tyn, ce sont des plantes.

— Et alors ?

— Une flore divergente dans un écosystème uniforme par ailleurs ! s’exclama Shallan. Il faut qu’on aille voir ça ! Je vais dire à Macob de diriger la caravane par là.

— Jeune fille, vous êtes un peu étrange, lui lança Tyn tandis que Shallan criait aux autres chariots de s’arrêter.

Macob sembla rechigner à accepter ce détour mais, par chance, il accepta son autorité. La caravane se trouvait à environ un jour de trajet des Plaines Brisées. Ils avaient avancé lentement. Shallan contenait à grand-peine son excitation. Tant de choses étaient d’une uniformité maussade, ici, dans les Plaines Brisées ; avoir quelque chose de nouveau à dessiner lui semblait plus exaltant que de raison.

Ils approchèrent du faîte, où une haute corniche rocheuse s’était constituée selon un angle idéal pour former un brise-vent. Les versions plus larges de ces formations s’appelaient des lèthes : des vallées abritées où une ville pouvait prospérer. Celle-ci n’était pas aussi grande, loin s’en fallait, mais la vie l’avait trouvée malgré tout. Un bosquet de petits arbres d’un blanc d’os poussait ici. Ils possédaient des feuilles rouge vif. Des lianes de nombreuses variétés différentes recouvraient la paroi rocheuse elle-même, et le sol grouillait de boutons-de-roche, une espèce qui restait ouverte même en l’absence de pluie, avec des bourgeons chargés de lourds pétales, ainsi que des vrilles pareilles à des langues qui bougeaient comme des vers, en quête d’eau.

Un petit étang reflétait le ciel bleu et nourrissait les boutons-de-roche et les arbres. L’ombre des feuillages, à son tour, abritait une mousse d’un vert vif. Ce spectacle magnifique évoquait des veines de rubis et d’émeraude au cœur d’une pierre terne.

Shallan sauta à terre dès l’instant où les chariots s’arrêtèrent. Elle effraya une créature dans les broussailles, et quelques hachedogues minuscules et sauvages s’enfuirent. Elle n’était pas très sûre de connaître leur race – en toute franchise, elle ne savait même pas avec certitude s’il s’agissait de hachedogues, tellement ils filaient vite.

En tout cas, songea-t-elle en s’aventurant dans le lèthe minuscule, ça signifie sans doute que je ne dois rien craindre de plus gros. Un pâle-échine ou tout autre prédateur du même acabit aurait fait fuir les bêtes plus petites.

Shallan s’avança avec un sourire. C’était presque comme un jardin, bien que les plantes soient manifestement sauvages plutôt que cultivées. Elles s’empressèrent de rentrer leurs bourgeons, leurs antennes et leurs feuilles pour dégager une zone autour d’elle. Shallan réprima un éternuement et s’y enfonça pour découvrir un petit étang vert.

Là, elle posa une couverture sur un rocher et s’installa pour dessiner. D’autres membres de la caravane s’en allèrent explorer le lèthe et le sommet de la paroi rocheuse.

Shallan inspira la merveilleuse humidité tandis que les plantes se détendaient. Des pétales de boutons-de-roche se dressaient, des feuilles timides se dépliaient. La couleur se déployait autour d’elle comme si la nature rougissait. Père-des-tempêtes ! Elle ne s’était pas rendu compte que ces plantes magnifiques existaient en un si grand nombre de variétés. Elle ouvrit son carnet de croquis et traça rapidement une prière au nom de Shalash, Héraut de la Beauté, à qui elle devait son nom.

Les plantes se retirèrent à nouveau lorsque quelqu’un les traversa. Gaz dépassa un groupe de boutons-de-roche en titubant et jura en essayant de ne pas marcher sur leurs lianes. Il s’approcha d’elle puis hésita, baissant les yeux vers l’étang.

— Bourrasques ! s’exclama-t-il. Ce sont des poissons ?

— Des anguilles, devina Shallan en voyant quelque chose onduler sous la surface verte de l’étang. Orange vif, apparemment. Nous en avions des semblables dans le jardin d’agrément de mon père.

Gaz se baissa et s’efforça d’y regarder de plus près jusqu’à ce que l’une des anguilles perce la surface d’un coup de queue, l’aspergeant d’eau. Shallan éclata de rire et captura un Souvenir de l’homme borgne en train de scruter ces profondeurs verdoyantes en s’essuyant le front, une moue aux lèvres.

— Que voulez-vous, Gaz ?

— Eh bien, dit-il en se balançant d’un pied sur l’autre, je me demandais…

Il jeta un coup d’œil au carnet de croquis. Shallan tourna une nouvelle page.

— Évidemment. Comme celui que j’ai fait pour Glurv, j’imagine ?

Gaz toussa dans sa main.

— Ouais. Il était chouette, celui-là.

Shallan sourit, puis se mit à dessiner.

— Vous avez besoin que je pose, ou quelque chose comme ça ? demanda Gaz.

— Je veux bien, répondit-elle, essentiellement pour le garder occupé tandis qu’elle dessinait.

Elle remit de l’ordre dans l’uniforme de Gaz, réduisit sa bedaine, prit quelques libertés avec son menton. Cependant, la majeure partie de la différence tenait à son expression. Il levait les yeux pour regarder au loin. Avec la bonne expression, ce bandeau sur l’œil devenait noble, ce visage couvert de cicatrices devenait sage, cet uniforme devenait une marque d’orgueil. Elle compléta par quelques détails en arrière-plan qui rappelaient cette nuit-là, auprès des feux, où les gens de la caravane avaient remercié Gaz et les autres de les avoir secourus.

Elle arracha la page du carnet puis la tourna vers lui. Gaz la prit d’un air déférent et passa la main dans ses cheveux.

— Nom des bourrasques, murmura-t-il. Je ressemble vraiment à ça ?

— Oui, répondit Shallan.

Elle sentit Motif vibrer tout bas près d’elle. Un mensonge… mais aussi une vérité. Les gens que Gaz avait sauvés l’avaient certainement perçu ainsi.

— Merci, clarissime, déclara Gaz. Je… Merci.

Par les yeux d’Ash ! Il semblait au bord des larmes.

— Gardez-le en sécurité, lui dit Shallan, et ne le repliez pas avant ce soir. Je vais le recouvrir de laque pour éviter que les traits ne s’étalent.

Il hocha la tête et s’éloigna, effrayant de nouveau les plantes sur son passage. C’était le sixième des hommes à venir lui demander son portrait. Elle encourageait leurs requêtes. Tout ce qui leur rappelait ce qu’ils pouvaient être, et devaient être, était bon à prendre.

Et toi, Shallan ? se demanda-t-elle. Tout le monde semble vouloir que tu sois quelque chose. Jasnah, Tyn, ton père… Mais toi, que veux-tu être ?

Elle parcourut de nouveau son carnet et trouva les pages où elle s’était représentée dans une demi-douzaine de situations différentes. Une érudite, une femme de la cour, une artiste. Laquelle voulait-elle être ?

Pouvait-elle être toutes à la fois ?

Motif se mit à vibrer. Shallan regarda sur le côté et remarqua Vathath tapi parmi les arbres tout proches. Le chef des mercenaires n’avait rien dit au sujet des croquis, mais elle avait vu son air méprisant.

— Arrêtez d’effrayer mes plantes, Vathath, lui lança Shallan.

— D’après Macob, on s’installe pour la nuit, répliqua Vathath avant de s’éloigner.

— Ennuis…, bourdonna Motif. Oui, des ennuis.

— Je sais, répondit Shallan, qui attendit que le feuillage réapparaisse avant de le dessiner.

Malheureusement, bien qu’elle soit parvenue à se procurer du charbon et de la laque auprès des commerçants, elle ne disposait pas de craies de couleur ; autrement, elle aurait tenté quelque chose de plus ambitieux. Malgré tout, ce serait une série d’études plutôt réussie. Un gros changement par rapport au reste de ce carnet.

Elle évita résolument de penser à ce qu’elle avait perdu.

Elle dessina sans s’arrêter, savourant la paix toute simple de ce petit fourré. Des sprènes de vie se joignirent à elle, sous forme de petites particules vertes qui flottaient entre les feuilles et les bourgeons. Motif s’aventura sur l’eau et, au grand amusement de Shallan, se mit à compter tout bas les feuilles d’un arbre proche. Shallan obtint une bonne demi-douzaine de dessins des arbres et de l’étang, espérant parvenir à les identifier plus tard à l’aide d’un livre. Elle s’assura de représenter des gros plans montrant les feuilles en détail, puis entreprit de dessiner tout ce qui la frappait.

C’était tellement agréable de ne pas se trouver ballottée dans un chariot tandis qu’elle crayonnait. Ici, l’environnement était parfait – lumière suffisante pour travailler, calme et sérénité, de la vie tout autour d’elle…

Elle marqua un temps d’arrêt lorsqu’elle vit ce qu’elle avait tracé : un rivage rocheux près de l’océan, derrière lequel se dressaient des falaises nettement reconnaissables. La perspective était distante ; sur le rivage rocheux, plusieurs silhouettes indistinctes s’aidaient mutuellement à sortir de l’eau. Elle aurait juré que l’une d’entre elles était Yalb.

Une chimère née de l’espoir. Elle aurait tellement aimé qu’ils soient en vie. Elle n’en saurait sans doute jamais rien.

Elle tourna la page et dessina ce qui lui traversa l’esprit : un croquis représentant une femme agenouillée par-dessus un corps, qui levait un marteau et un ciseau comme pour les abattre sur son visage. Le corps du dessous était raide, immobile… peut-être même fait de pierre ?

Shallan secoua la tête, leva son crayon et étudia son croquis. Pourquoi l’avait-elle dessiné ? Le premier avait un sens : elle s’inquiétait pour Yalb et les autres marins. Mais qu’est-ce que le fait d’avoir dessiné cette scène étrange lui apprenait sur son propre inconscient ?

Elle leva les yeux et s’aperçut que les ombres s’étaient allongées, que le soleil descendait peu à peu pour se reposer à l’horizon. Shallan lui sourit, puis sursauta lorsqu’elle aperçut quelqu’un qui se tenait à moins de dix pas d’elle.

— Tyn ! s’exclama-t-elle, levant sa sage-main vers sa poitrine. Père-des-tempêtes ! Vous m’avez fait une de ces peurs !

Tyn se fraya un chemin à travers les feuillages, qui s’écartèrent sur son passage.

— Ces dessins sont bien jolis, mais je crois que vous devriez plutôt vous entraîner à imiter les signatures. Vous avez un talent naturel pour ça, et c’est le genre de travail que vous pourriez faire sans craindre de vous attirer des ennuis.

— Mais je m’y entraîne, protesta Shallan. Simplement, j’ai besoin de pratiquer aussi mon art.

— Ces dessins vous absorbent vraiment, hein ?

— Ce n’est pas moi qu’ils absorbent, répondit Shallan, c’est moi qui y absorbe les autres.

Tyn sourit en rejoignant la pierre où Shallan était assise.

— Toujours la repartie facile. Ça me plaît bien. Quand nous atteindrons les Plaines Brisées, il faudra que je vous présente à des amis à moi. Ils vous pervertiront en un rien de temps.

— Dit comme ça, ça paraît inquiétant.

— Ne dites pas de bêtises, rétorqua Tyn, qui sauta sur la partie sèche d’un autre rocher. Vous seriez toujours vous-même. Simplement, vos plaisanteries seraient un peu plus corsées.

— Charmant, murmura Shallan en rougissant.

Elle crut que Tyn allait se moquer d’elle, au lieu de quoi elle prit une expression songeuse.

— Il va vraiment falloir qu’on trouve un moyen de vous donner le goût du réalisme, Shallan.

— Ah bon ? On en trouve sous forme de tonique ces jours-ci ?

— Non, répondit Tyn, sous forme de coup de poing en pleine figure. Ça fait pleurer les jolies filles, à supposer qu’elles aient la chance de survivre.

— Figurez-vous, répliqua Shallan, que ma vie n’a pas été un défilé incessant de fleurs et de gâteaux.

— Je ne doute pas que vous le pensiez, répondit Tyn. Tout le monde le pense. Shallan, je vous apprécie, vraiment. Je crois que vous avez un potentiel énorme. Mais ce pour quoi vous vous entraînez… ça vous demandera de faire des choses difficiles. Des choses qui torturent l’âme, qui la déchirent. Vous allez vous retrouver dans des situations que vous n’avez encore jamais vécues.

— Vous me connaissez à peine, se récria Shallan. Comment pouvez-vous être si sûre que je n’aie jamais rien fait de tel ?

— Parce que vous n’êtes pas brisée, rétorqua Tyn, l’expression lointaine.

— Peut-être que je fais semblant.

— Jeune fille, reprit Tyn, vous dessinez des criminels pour les transformer en héros. Vous vous baladez dans des carrés de fleurs avec un carnet de croquis, vous rougissez à la moindre allusion à des choses un peu lestes. Vous croyez peut-être avoir eu la vie dure, mais tenez-vous bien : ça ne fera qu’empirer. Et en toute franchise, je ne suis pas sûre que vous soyez capable d’y faire face.

— Pourquoi me dites-vous ça ? demanda Shallan.

— Parce que, dans un peu plus d’une journée, nous allons atteindre les Plaines Brisées. C’est votre dernière chance de faire demi-tour.

— Je…

Qu’allait-elle donc faire au sujet de Tyn une fois arrivée ? Avouer que, si elle ne l’avait pas détrompée quant à ses suppositions, c’était uniquement afin d’apprendre auprès d’elle ? Elle connaît des gens dans les camps de guerre, se dit Shallan. Des gens qu’il pourrait m’être très utile de rencontrer.

Fallait-il que Shallan prolonge le subterfuge ? Elle en avait envie, tout en sachant bien que c’était parce qu’elle appréciait Tyn et ne voulait pas lui donner une raison de cesser de lui enseigner.

— Je suis décidée, s’entendit répondre Shallan. Je veux mettre mon plan en œuvre.

Un mensonge.

Tyn soupira, puis hocha la tête.

— Très bien. Êtes-vous prête à m’apprendre ce qu’est cette grande escroquerie ?

— Dalinar Kholin, annonça Shallan. Son fils est fiancé à une femme de Jah Keved.

Tyn haussa les sourcils.

— Alors ça, c’est curieux. Et cette femme ne va pas arriver ?

— Pas lorsqu’il l’attend, dit Shallan.

— Et vous lui ressemblez ?

— On peut dire ça.

Tyn sourit.

— Joli. Vous m’avez fait croire qu’il s’agirait de chantage, ce qui est très dur. Ça, en revanche, c’est une arnaque que vous réussirez peut-être réellement à mener à bien. Je suis impressionnée. C’est audacieux, mais réalisable.

— Merci.

— Donc, quel est votre plan ? demanda Tyn.

— Eh bien, je vais me présenter à Kholin, lui dire que je suis la femme que son fils doit épouser, et je le laisserai m’installer sous son toit.

— Mauvaise idée.

— Ah bon ?

Tyn secoua vivement la tête.

— Vous vous retrouveriez avec une dette trop grande vis-à-vis de Kholin. Ça donnera l’impression que vous êtes dans le besoin en nuisant à votre capacité à vous faire respecter. Ce que vous faites ici s’appelle une arnaque à la jolie figure, une tentative visant à délester un homme riche de ses sphères. Ce type de mission repose entièrement sur des questions d’image et de présentation. Vous feriez mieux de vous installer dans une auberge, dans un autre camp de guerre, et de vous comporter comme si vous étiez totalement autonome. Affichez un air mystérieux. Ne vous montrez pas trop facile à capturer pour le fils. Duquel s’agit-il, d’ailleurs ? L’aîné ou le plus jeune ?

— Adolin, répondit Shallan.

— Hmmm… Je ne sais pas trop si ça vaut mieux que Renarin ou non. Adolin Kholin a la réputation d’un séducteur, et je comprends bien pourquoi son père veut le voir marié. Mais ce sera difficile de garder son attention.

— Vraiment ? demanda Shallan avec une pointe d’inquiétude authentique.

— Ouais. Il a été quasiment fiancé une dizaine de fois. Je crois même qu’il l’a déjà été concrètement. C’est une bonne chose que vous m’ayez rencontrée. Je vais devoir y réfléchir un moment pour déterminer la bonne approche, mais il est hors de question que vous acceptiez l’hospitalité des Kholin. Adolin ne vous témoignera jamais d’intérêt si vous n’êtes pas inaccessible d’une manière ou d’une autre.

— Difficile d’être inaccessible lorsqu’on fait déjà l’objet d’un casuel.

— Ça reste important, malgré tout, répondit Tyn en levant un doigt. Vous êtes celle qui veut mener à bien une arnaque amoureuse. Elles sont délicates, mais relativement sans danger. Nous allons trouver une solution.

Shallan hocha la tête, mais son inquiétude s’accrut intérieurement. Que se passerait-il au sujet des fiançailles ? Jasnah n’était plus là pour faire pression. Elle avait voulu que Shallan soit liée à sa famille, sans doute à cause du potentiel de Fluctomancie. Shallan doutait que le reste de la maison Kholin soit si déterminé à voir une jeune Védène sans importance rejoindre la famille.

Tandis que Tyn se levait, Shallan réprima sa nervosité. Si les fiançailles devaient tomber à l’eau, qu’il en soit ainsi. Elle avait des préoccupations bien plus graves liées à Urithiru et aux Néantifères. Il lui faudrait cependant dénicher un moyen de détourner l’attention de Tyn – un moyen qui n’impliquerait pas d’arnaquer réellement la famille Kholin. Rien qu’un élément de plus avec lequel jongler.

Étrangement, elle se retrouva surexcitée par cette perspective et décida de faire un dessin de plus avant d’aller chercher de quoi manger.

Forme de fumée pour se cacher parmi les hommes.

Par les ombres formées, elle dit la mort prochaine.

Une forme de pouvoir, pareille aux Flux des sprènes.

Oserons-nous la reprendre, cette forme espionne ?

Cette forme redoutable, par les dieux façonnée,

Qui porte la sombre marque des Incréés ?

— Extrait du Chant des Secrets de ceux-qui-écoutent, 51e couplet.

Kaladin mena sa troupe endolorie et fatiguée jusqu’au baraquement du Pont Quatre et, comme il l’avait demandé à leur insu, ses hommes reçurent une salve de vivats et de cris de bienvenue. On était en début de soirée, et l’odeur familière du ragoût était l’un des meilleurs accueils que Kaladin puisse imaginer.

Il s’écarta pour laisser les quarante hommes le dépasser d’un pas pesant. Ce n’étaient pas des membres du Pont Quatre mais, pour ce soir, ils seraient considérés comme tels. Ils se tenaient un peu plus droits, et un sourire naquit sur leurs lèvres quand les hommes leur tendirent des bols de ragoût. Roc demanda à l’un d’entre eux comment s’était déroulée la patrouille et, si Kaladin ne distingua pas la réponse du soldat, il entendit en revanche le rire tonitruant qu’elle soutira à Roc.

Kaladin sourit, s’adossa au mur du baraquement, croisa les bras. Puis il se surprit à inspecter le ciel qui s’assombrissait. Le soleil ne s’était pas encore tout à fait couché mais des étoiles commençaient à apparaître autour de la Cicatrice de Taln. La Larme était suspendue juste au-dessus de l’horizon, une étoile beaucoup plus brillante que les autres, nommée d’après la larme unique que Reya était censée avoir versée. Certaines des étoiles bougeaient (des sprènes des étoiles, rien là d’étonnant) mais la soirée avait quelque chose d’étrange. Il inspira profondément. L’air avait-il un goût rance ?

— Mon capitaine ?

Kaladin se retourna. L’un des hommes de pont, un homme franc aux courts cheveux noirs et aux traits forts, n’avait pas rejoint les autres auprès du chaudron de ragoût. Kaladin chercha son nom…

— Pitt, c’est bien ça ? demanda-t-il.

— Oui, mon capitaine, répondit l’homme. Pont Dix-sept.

— De quoi aviez-vous besoin ?

— C’est seulement…

L’homme lança un coup d’œil vers le feu accueillant où les membres du Pont Quatre riaient et bavardaient avec le groupe de patrouilleurs. Près d’eux, quelqu’un avait accroché plusieurs armures nettement reconnaissables sur les murs du baraquement. C’étaient des casques et des plastrons de carapace, attachés aux armures en cuir des hommes de pont ordinaires. Ils avaient été désormais remplacés par des casques et des plastrons en acier solide. Kaladin se demanda qui avait exposé là les anciennes armures. Il ignorait même que certains des hommes étaient allés les rechercher ; c’étaient les armures excédentaires que Leyten avait fabriquées pour leurs hommes et entreposées dans les gouffres avant qu’ils ne soient libérés.

— Mon capitaine, reprit Pitt, je voulais simplement vous dire que je suis désolé.

— Pour quoi donc ?

— Quand nous étions hommes de pont. (Pitt leva la main vers sa tête.) Bourrasques, on croirait que c’était dans une autre vie. Je n’avais pas les idées très claires à cette époque. Tout ça est un peu flou. Mais je me rappelle avoir été content qu’on ait envoyé votre équipe plutôt que la mienne. Je me rappelle avoir espéré votre échec, parce que vous aviez osé marcher la tête bien droite… Je…

— Ne vous en faites pas, Pitt, répondit Kaladin. Vous n’êtes pas responsable. C’est à Sadeas qu’en revient la faute.

— Sans doute. (Pitt prit soudain une expression lointaine.) Il nous a sacrément bien démolis, hein, mon capitaine ?

— En effet.

— Mais il s’avère qu’on peut reforger les hommes. Je n’aurais pas cru. (Pitt regarda par-dessus son épaule.) Il va falloir que je fasse ça pour les autres gars du Pont Dix-sept, hein ?

— Avec l’aide de Teft, oui, mais c’est tout ce qu’on espère, répondit Kaladin. Pensez-vous en être capable ?

— Je vais simplement devoir faire comme si j’étais vous, mon capitaine, assura Pitt.

Il sourit, puis s’éloigna pour aller prendre un bol de ragoût et rejoindre les autres.

Ces quarante-là seraient bientôt prêts à devenir sergents de leur propre équipe d’hommes de pont. La transformation s’était produite plus vite que Kaladin ne l’avait espéré. Teft, espèce de prodige, songea-t-il, vous avez réussi.

Où était Teft, d’ailleurs ? Il était parti en patrouille avec eux, et il avait à présent disparu. Kaladin jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, sans le trouver nulle part ; peut-être était-il allé voir les autres équipes de pont. En revanche, il surprit Roc à chasser un homme dégingandé vêtu de la robe des ardents.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Kaladin en attrapant le Mangecorne sur son passage.

— Celui-là, répondit Roc, il passe son temps à traîner ici avec carnet de croquis. Il veut dessiner hommes de pont. Ha ! Parce qu’on est célèbres, vous voyez.

Kaladin fronça les sourcils. Un comportement étrange de la part d’un ardent – d’un autre côté, ils étaient tous étranges, dans une certaine mesure. Il laissa Roc retourner à son ragoût et s’éloigna du feu, savourant la paix.

Tout était si calme dans ce camp. Comme si tout retenait son souffle.

— La patrouille semble avoir été efficace, déclara Sigzil en rejoignant Kaladin. Ces hommes ont changé.

— C’est curieux, l’effet que deux ou trois jours de marche en tant qu’unité peuvent avoir sur des soldats, commenta Kaladin. Vous avez vu Teft ?

— Non, mon capitaine, répondit Sigzil. (Il se retourna vers le feu.) Il faudrait que vous preniez du ragoût. Nous n’aurons pas beaucoup le temps de bavarder ce soir.

— Tempête majeure, comprit Kaladin.

Il paraissait s’être écoulé trop peu de temps depuis la précédente, mais elles n’étaient pas toujours régulières – pas comme il l’avait cru. Les fulgiciens devaient effectuer des calculs mathématiques complexes pour les prédire ; le père de Kaladin en avait fait son passe-temps.

Peut-être était-ce là ce qu’il remarquait. Prédisait-il soudain les tempêtes majeures parce que la nuit semblait trop… il ne savait pas quoi au juste.

Tu te fais des idées, se dit-il. Chassant l’épuisement suscité par la chevauchée et la marche prolongées, il s’en alla chercher du ragoût. Il allait devoir marcher vite – il fallait qu’il rejoigne les hommes qui protégeaient Dalinar et le roi pendant la tempête.

Les hommes de la patrouille l’acclamèrent tandis qu’il remplissait son bol.

Assise dans le chariot bringuebalant, Shallan passait la main par-dessus la sphère posée près d’elle sur le siège, l’empalmait puis en laissait tomber une autre.

Tyn haussa un sourcil.

— J’ai entendu la deuxième toucher le bois.

— Filets sans prises ! s’exclama Shallan. Je croyais que j’y étais.

— Filets sans prises ?

— C’est un juron, expliqua Shallan en rougissant. Je l’ai entendu chez les marins.

— Shallan, avez-vous la moindre idée de ce que ça signifie ?

— Ben… pour pêcher ? demanda Shallan. Les filets sont vides ? Et c’est grave parce qu’ils n’ont pas attrapé de poissons ?

Tyn eut un rictus moqueur.

— Ma chère, je vais faire de gros efforts pour vous corrompre. En attendant, vous feriez mieux d’éviter d’employer les jurons des marins. S’il vous plaît.

— Très bien. (Shallan passa de nouveau la main au-dessus de la sphère et procéda à l’échange.) Pas de cliquetis ! Vous avez entendu ça ? Enfin, vous n’avez pas entendu ça ? Elle n’a fait aucun bruit !

— Joli, répondit Tyn en tirant une pincée d’une sorte de substance moussue. (Elle entreprit de la frotter entre ses doigts, et Shallan crut voir de la fumée s’élever de la mousse.) C’est vrai que vous progressez. Je crois aussi que nous devrions trouver un moyen d’utiliser votre don pour le dessin.

Shallan avait déjà une petite idée de la façon dont elle pourrait l’employer. D’autres anciens déserteurs lui avaient demandé leur portrait.

— Vous avez travaillé vos accents ? demanda Tyn, dont le regard se voilait tandis qu’elle frottait la mousse.

— Ça on peut le dire, ma brave dame, répliqua Shallan avec un accent thaylène.

— Très bien. Nous aborderons la question du costume quand nous aurons davantage de ressources. Pour ma part, ça m’amusera beaucoup de regarder votre tête quand vous sortirez en public avec la main découverte.

Shallan porta aussitôt la sage-main à sa poitrine.

— Pardon ?

— Je vous avais prévenue que certaines choses seraient difficiles, répondit Tyn avec un sourire retors. À l’ouest de Marat, presque toutes les femmes sortent avec les deux mains découvertes. Si vous devez vous rendre dans ces régions-là sans vous faire remarquer, vous allez devoir vous comporter comme elles.

— Mais c’est indécent ! s’exclama Shallan, rougissant furieusement.

— Ce n’est qu’une main, Shallan, protesta Tyn. Bourrasques, vous êtes tellement guindés, vous autres, les Vorins. Cette main est exactement identique à l’autre.

— Beaucoup de femmes ont des seins qui ne sont guère plus prononcés que ceux des hommes, rétorqua Shallan d’un ton cassant. Ce n’est pas convenable pour autant qu’elles sortent sans chemise comme ils le font !

— En réalité, dans certaines parties des îles de Reshi et d’Iri, il est fréquent que des femmes se promènent torse nu. Il fait très chaud, là-bas, et ça ne dérange personne. En tout cas, ça me plaît bien.

Shallan leva les deux mains vers son visage (l’une couverte, l’autre non) pour cacher qu’elle rougissait.

— Vous faites ça uniquement pour me provoquer.

— Ouais, répondit Tyn en gloussant de rire. C’est ça, la jeune fille qui a arnaqué une troupe de déserteurs et pris le contrôle de notre caravane ?

Ça, je n’ai pas eu besoin de me mettre toute nue pour le faire.

— Une bonne chose, commenta Tyn. Vous vous considérez toujours comme quelqu’un d’expérimenté ? Vous rougissez dès qu’on parle de dénuder votre sage-main. Vous ne comprenez pas comme il vous sera difficile de mettre en œuvre la moindre arnaque un tant soit peu fructueuse ?

Shallan inspira profondément.

— Sans doute.

— Exposer votre main n’est pas ce que vous aurez à faire de plus dur, ajouta Tyn, l’air lointain. Ni d’une brise, ni d’une bourrasque. Je…

— Qu’y a-t-il ? demanda Shallan.

Tyn secoua la tête.

— Nous en parlerons plus tard. Est-ce que vous apercevez déjà ces camps de guerre ?

Shallan se mit debout sur son siège et abrita ses yeux pour les protéger du soleil à l’ouest. Au nord, elle distingua un voile brumeux. Des centaines de feux – non, des milliers – assombrissaient légèrement le ciel. Son souffle se coinça dans sa gorge.

— Nous y sommes.

— Donnez le signal de camper pour la nuit, lui commanda Tyn sans quitter sa posture détendue.

— On dirait que ce n’est qu’à quelques heures d’ici, répondit Shallan. On pourrait continuer…

— Et arriver après la tombée de la nuit, puis nous retrouver obligés de camper quand même, compléta Tyn. Mieux vaut arriver reposés demain matin. Faites-moi confiance sur ce point.

Shallan se rassit et appela l’un des caravaniers, un jeune homme qui marchait pieds nus à côté de la caravane – il devait avoir des cals effroyables. Seuls les plus âgés d’entre eux montaient à cheval.

— Demandez au maître-commerçant Macob si ça lui semble une bonne idée de s’arrêter ici pour la nuit ordonna Shallan au jeune homme.

Il hocha la tête, puis remonta la rangée au petit trot, dépassant des chulls qui avançaient pesamment.

— Vous ne vous fiez pas à mon estimation ? questionna Tyn d’une voix amusée.

— Le maître-commerçant Macob n’aime pas qu’on lui dicte ce qu’il doit faire, répliqua Shallan. S’il lui paraît judicieux de s’arrêter, il le suggérera peut-être. Ça me semble une meilleure manière de commander.

Tyn ferma les yeux, visage levé vers le ciel. Elle tenait toujours une main en l’air, frottant distraitement la mousse entre ses doigts.

— Il se peut que j’aie quelques informations pour vous ce soir.

— À quel sujet ?

— Votre pays.

Tyn entrouvrit un œil. Malgré sa posture indolente, cet œil était curieux.

— Très bien, répondit Shallan sans s’impliquer.

Elle s’efforçait d’en révéler le moins possible sur son foyer ou la vie qu’elle y menait – elle n’avait pas davantage parlé à Tyn du voyage ni du naufrage. Moins Shallan en dévoilait sur son passé, moins il était probable que Tyn comprenne la vérité sur sa nouvelle étudiante.

C’est sa faute si elle a tiré des conclusions hâtives à mon sujet, se dit Shallan. Et puis c’est elle qui m’apprend à faire semblant. Je ne devrais pas m’en vouloir de lui mentir ; elle ment à tout le monde.

Cette pensée la fit tressaillir. Tyn avait raison ; Shallan était bel et bien naïve. Malgré tout, elle se sentit coupable de mentir, même à une arnaqueuse professionnelle.

— J’en aurais attendu plus de votre part, déclara Tyn en refermant son œil. Étant donné…

Sa remarque provoqua Shallan, qui se surprit à gigoter sur son siège.

— Étant donné que quoi ? demanda-t-elle enfin.

— Donc, vous n’en savez effectivement rien, répondit Tyn. C’est bien ce que je pensais.

— Tyn, j’ignore beaucoup de choses, répliqua Shallan, exaspérée. Je ne sais pas construire un chariot, ni parler iriale, et je ne sais absolument pas comment vous empêcher d’être agaçante. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de comprendre ces trois points.

Tyn sourit, les yeux clos.

— Votre roi védène est mort.

— Hanavanar ? Il est mort ? (Elle n’avait jamais rencontré le haut-prince, encore moins le roi. La monarchie était une chose lointaine. Elle s’aperçut que ça n’importait pas particulièrement à ses yeux.) Alors son fils va hériter ?

— Il le ferait en temps normal, s’il n’était pas mort lui aussi. Ainsi que six des hauts-princes de Jah Keved.

Shallan en eut le souffle coupé.

— On raconte que c’était l’Assassin en Blanc, poursuivit Tyn tout bas sans ouvrir les yeux. Le Shinove qui a tué le roi aléthi il y a six ans.

Shallan s’efforça de réfléchir malgré sa confusion. Ses frères… allaient-ils bien ?

— Six hauts-princes ? Lesquels ?

Ça lui apprendrait peut-être comment se portait sa principauté.

— Je n’en ai aucune certitude, répondit Tyn. Jal Mala et Evinor, aucun doute là-dessus, et probablement Abrial. Certains sont morts pendant l’attaque, d’autres avant ça, même si les informations sont vagues. Ces jours-ci, c’est difficile d’obtenir des nouvelles un tant soit peu fiables en provenance de Védénar.

— Valam… il est toujours en vie ?

C’était son propre haut-prince.

— D’après les rapports, il se battait pour la succession. Mes informateurs m’enverront des nouvelles ce soir par échocalame. J’aurai peut-être quelque chose pour vous à ce moment-là.

Shallan se détendit sur son siège. Le roi, mort ? Une guerre de succession ? Père-des-tempêtes ! Comment pouvait-elle obtenir des nouvelles de sa famille et de leur propriété ? Ils habitaient loin de la capitale mais, si le pays tout entier était ravagé par la guerre, elle pouvait atteindre même les zones les plus reculées. Il n’existait aucun moyen de contacter facilement ses frères. Elle avait perdu son propre échocalame dans le naufrage du Plaisir du vent.

— J’apprécierais n’importe quelle information, répondit Shallan. Vraiment n’importe laquelle.

— Nous verrons. Passez donc pour le compte-rendu.

Shallan digéra cette information. Elle se doutait que je n’en savais rien, mais elle ne m’avait rien dit jusqu’à présent. Shallan appréciait Tyn, mais devait garder en mémoire que son métier consistait à cacher des informations. Que savait-elle d’autre qu’elle ne partageait pas ?

Devant elles, le jeune homme de la caravane longeait la file de chariots dans le sens inverse du mouvement. Lorsqu’il atteignit Shallan, il se retourna et se mit à marcher à côté de son véhicule.

— Macob répond que vous avez bien fait de demander, et que nous devrions sans doute camper ici. Tous les camps de guerre ont des frontières sécurisées et il est peu probable qu’ils nous laissent entrer pendant la nuit. Par ailleurs, il ne sait pas trop si nous pouvons atteindre les camps avant la tempête de ce soir.

Sur le côté, Tyn souriait, les yeux toujours clos.

— Alors campons, déclara Shallan.

Qu’elle fut amère, la trahison des sprènes !

Nos esprits sont trop proches de leur domaine.

S’ils nous prêtent nos formes,

Certains exigent de nous

Un impossible coût

Que seuls peuvent offrir les humains.

Nous ne sommes que brouet

Quand l’homme est leur festin.

— Extrait du Chant du Recensement de ceux-qui-écoutent, 15e couplet.

Dans son rêve, Kaladin était la tempête.

Il conquérait la terre et déferlait sur elle, tout en fureur purificatrice. Devant lui, tout se brisait, tout était balayé. Dans ses ténèbres, la terre renaissait.

Il s’éleva, vibrant d’éclairs comme autant d’inspirations soudaines. Le hurlement du vent était sa voix ; le tonnerre, la cadence de son cœur. Il terrassait, triomphait, éclipsait, et…

Et il avait déjà fait tout ça.

Une soudaine prise de conscience monta en lui, comme de l’eau s’infiltrant sous une porte. Oui, il avait déjà fait ce rêve.

Au prix d’un effort, il se retourna. Un visage aussi grand que l’éternité s’étirait derrière lui, la puissance nourricière des vents, le Père-des-tempêtes en personne.

FILS D’HONNEUR, lança une voix pareille au rugissement du vent.

— Tout ça est réel ! hurla Kaladin à l’intérieur de la tempête. (Il était le vent lui-même. Les sprènes. Il trouva sa voix sans savoir comment.) Vous êtes réel !

ELLE A CONFIANCE EN VOUS.

— Syl ? lança Kaladin. Oui, en effet.

ELLE NE DEVRAIT PAS.

— Est-ce vous qui lui avez interdit de venir vers moi ? Est-ce vous qui tenez les sprènes à distance ?

VOUS ALLEZ LA TUER. Cette voix si profonde, si puissante, se teintait de regret. De mélancolie. VOUS ALLEZ MASSACRER MON ENFANT ET LAISSER SON CORPS AUX HOMMES MAUVAIS.

— Alors ça, jamais ! s’écria Kaladin.

VOUS AVEZ DÉJÀ COMMENCÉ.

La tempête avançait toujours. Kaladin voyait le monde par au-dessus. Des navires dans des ports abrités que la houle violente faisait tanguer. Des armées tapies dans des vallées, qui se préparaient à la guerre dans un lieu où collines et montagnes étaient nombreuses. Un vaste lac qui s’asséchait un peu plus loin devant lui, dont l’eau se retirait à l’intérieur de trous perçant son fond rocheux.

— Comment puis-je l’empêcher ? demanda Kaladin. Comment puis-je la protéger ?

VOUS ÊTES HUMAIN. VOUS SEREZ UN TRAÎTRE.

— Certainement pas !

VOUS ALLEZ CHANGER. LES HOMMES CHANGENT. TOUS LES HOMMES.

Le continent était si vaste. Tant de personnes parlant des langues qu’il ne comprenait pas, qui se cachaient dans leurs chambres, leurs cavernes, leurs vallées.

A H , répondit le Père-des-tempêtes. A LORS LA FIN APPROCHE .

— Pardon ? cria Kaladin à l’intérieur des vents. Qu’est-ce qui a changé ? J’ai l’impression…

IL VIENT VOUS CHERCHER, PETIT TRAÎTRE. JE SUIS DÉSOLÉ.

Quelque chose se leva devant Kaladin. Une seconde tempête faite d’éclairs rouges, assez immense pour que le continent, le monde lui-même, paraisse insignifiant en comparaison. Son ombre engloutit le monde entier.

JE SUIS DÉSOLÉ, déclara le Père-des-tempêtes. IL ARRIVE.

Kaladin se réveilla, le cœur cognant à tout rompre dans sa poitrine.

Il faillit tomber de sa chaise. Où se trouvait-il ? Dans le Pinacle, dans la salle de conférences du roi. Kaladin s’était assis un instant et…

Il rougit. Il s’était assoupi.

Adolin se tenait debout non loin de lui, en train de parler à Renarin.

— J’ignore s’il sortira quoi que ce soit de cette réunion, mais je suis ravi que Père l’ait acceptée. J’avais presque cessé d’espérer qu’elle se produirait, compte tenu du temps qu’il a fallu au messager parshendi pour arriver.

— Tu es sûr que celui que tu as rencontré là-bas était une femme ? demanda Renarin.

Il semblait plus à l’aise depuis qu’il avait fini de se lier avec sa Lame, deux semaines plus tôt, et qu’il n’avait plus besoin de la trimballer partout.

— Les Parshendis sont très étranges, répondit Adolin en haussant les épaules. (Il jeta un coup d’œil vers Kaladin, et ses lèvres esquissèrent un sourire narquois.) On dort pendant le service, porte-pont ?

Le volet qui fuyait trembla non loin de là, et de l’eau se mit à couler goutte à goutte sous le bois. Navani et Dalinar devaient se trouver dans la pièce voisine.

Le roi n’était pas là.

— Sa Majesté ! s’écria Kaladin en se levant brusquement.

— Aux cabinets, porte-pont, répliqua Adolin en désignant une autre porte. Vous arrivez à dormir pendant une tempête majeure ? C’est impressionnant. Presque autant que la façon dont vous bavez en somnolant.

L’heure n’était pas aux moqueries. Ce rêve… Kaladin se retourna vers la porte du balcon, respirant très vite.

Il arrive

Kaladin ouvrit la porte du balcon. Adolin cria, Renarin protesta, mais Kaladin les ignora pour affronter la tempête.

Le vent hurlait toujours et la pluie cinglait le balcon de pierre avec un bruit rappelant celui de branches que l’on cassait. Il n’y avait cependant pas d’éclairs et le vent, quoique violent, n’était pas assez puissant pour projeter des pierres ou renverser des murs. Le gros de la tempête était passé.

L’obscurité. Le vent surgi des profondeurs du néant, qui le fouettait. Il avait le sentiment de se tenir debout au-dessus du néant lui-même, de la Damnation, connue sous le nom de Braize dans les anciens chants. Le foyer des démons et des monstres. Il sortit, hésitant, et la lumière échappée de la porte ouverte se répandit sur le balcon humide. Il trouva le garde-corps – la partie encore solide – et le serra entre ses doigts glacés. La pluie lui mordit la joue, s’insinua sous son uniforme, traversa le tissu et chercha la peau tiède.

— Vous êtes fou ? demanda Adolin depuis le pas de la porte.

Kaladin entendit à peine sa voix, couverte par le vent et le grondement lointain du tonnerre.

Motif bourdonnait tout bas tandis que la pluie tombait sur le chariot.

Les esclaves de Shallan se pelotonnaient les uns contre les autres en geignant. Elle regrettait de ne pas pouvoir faire taire cette saleté de sprène, mais Motif ne répondait pas à ses injonctions. Au moins la tempête majeure était-elle presque terminée. Elle voulait s’éloigner pour lire ce que les correspondants de Tyn avaient à dire sur son pays natal.

Les bourdonnements de Motif évoquaient presque un geignement. Shallan fronça les sourcils et se pencha près de lui. Étaient-ce des mots ?

— Terrible… c’est terrible…

Éclair lumineux dans le noir, Syl jaillit de l’obscurité si dense de la tempête majeure. Elle tournoya autour de Kaladin avant de se poser devant lui sur la rampe de fer. Sa robe semblait plus longue et plus flottante que d’habitude. La pluie la traversa sans perturber sa forme.

Syl étudia le ciel, puis tourna vivement la tête par-dessus son épaule.

— Kaladin, quelque chose ne va pas.

— Je sais.

Syl se retourna de-ci, de-là. Ses petits yeux s’écarquillèrent.

— Il arrive.

— Qui ça ? La tempête ?

— Celui qui hait, chuchota-t-elle. Les ténèbres intérieures. Il observe, Kaladin. Il va se passer quelque chose. Quelque chose de terrible.

Kaladin n’hésita qu’un instant avant de regagner précipitamment la pièce, dépassant Adolin pour entrer dans la lumière.

— Allez chercher le roi. Nous partons. Tout de suite.

— Pardon ? rétorqua Adolin.

Kaladin ouvrit à toute volée la porte de la petite pièce où attendaient Dalinar et Navani. Le haut-prince était assis sur un canapé, l’expression lointaine, et Navani lui tenait la main. Ce n’était pas ce à quoi s’attendait Kaladin. Le haut-prince ne semblait ni effrayé ni totalement fou, simplement songeur. Il parlait tout bas.

Kaladin se figea net. Il voit des choses pendant les tempêtes.

— Que faites-vous ? lança Navani. Comment osez-vous ?

— Pouvez-vous le réveiller ? demanda Kaladin en les rejoignant dans la pièce. Nous devons quitter cette pièce, quitter le palais.

— Ne dites pas de bêtises. (C’était la voix du roi. Elhokar entra derrière lui.) Quelles sornettes racontez-vous là ?

— Vous n’êtes pas en sécurité ici, Majesté, répondit Kaladin. Nous devons vous faire sortir du palais et vous conduire au camp de guerre.

Nom des bourrasques, y serait-il à l’abri ? Valait-il mieux qu’il se rende à un endroit que personne n’attendrait ?

Le tonnerre grondait à l’extérieur, mais le bruit de la pluie diminuait. La tempête était en train de s’éteindre.

— C’est ridicule, déclara Adolin derrière le roi, levant les mains en l’air. C’est l’endroit le plus sûr des camps de guerre. Vous voulez que nous partions ? Que nous entraînions le roi en pleine tempête ?

— Nous devons réveiller le haut-prince, répondit Kaladin en tendant la main vers Dalinar.

Celui-ci saisit alors son bras.

— Le haut-prince est réveillé, déclara Dalinar, dont le regard s’éclaircit tandis qu’il revenait de l’endroit lointain où il se trouvait l’instant d’avant. Que se passe-t-il ici ?

— Le porte-pont veut nous faire évacuer le palais, expliqua Adolin.

— Soldat ? demanda Dalinar.

— Vous n’êtes pas en sécurité ici, mon général.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— L’instinct, mon général.

Le silence retomba dans la pièce. Dehors, la pluie faiblit jusqu’à un crépitement étouffé. Les accalmies arrivaient.

— Allons-y, dans ce cas, déclara Dalinar en se levant.

— Pardon ? demanda le roi.

— Elhokar, vous avez placé cet homme à la tête de votre garde, répondit Dalinar. S’il estime que nous ne sommes pas en lieu sûr, nous devrions l’écouter.

La fin de sa phrase sous-entendait pour l’instant, mais Kaladin ne s’en soucia guère. Il dépassa le roi et Adolin, puis traversa la pièce principale en trombe jusqu’à la porte de sortie. Son cœur cognait à l’intérieur de lui, ses muscles étaient tendus. Une Syl affolée traversa la pièce en voletant, visible de lui seul.

Kaladin ouvrit les portes à toute volée. Six hommes montaient la garde dans le couloir, essentiellement des hommes de pont ainsi qu’un membre de la Garde royale, un dénommé Ralinor.

— Nous partons, annonça Kaladin, doigt tendu. Beld et Hobber, formez une escouade d’éclaireurs. Allez vous assurer que le champ soit libre jusqu’à la sortie – celle de derrière, en passant par les cuisines – et criez si vous voyez quoi que ce soit d’inhabituel. Moash, formez l’arrière-garde avec Ralinor – surveillez cette pièce jusqu’à ce que j’aie emmené le roi et le haut-prince hors de vue, puis suivez-nous. Eth et Mart, restez aux côtés du roi, quoi qu’il arrive.

Les gardes s’exécutèrent sans poser de questions. Tandis que les éclaireurs se précipitaient, Kaladin se retourna vers le roi, le saisit par le bras puis l’entraîna vers la porte. Elhokar se laissa faire, l’expression hébétée.

Les autres pâles-iris les suivirent. Les deux hommes de pont qui étaient frères, Eth et Mart, leur emboîtèrent le pas, encadrant le roi tandis que Moash tenait la porte. Il serrait sa lance d’un poing nerveux et la tendait dans une direction, puis dans une autre.

Kaladin fit sortir le roi et sa famille dans le couloir, le long de l’itinéraire choisi. Au lieu de se diriger vers la gauche et de descendre la pente menant à l’entrée officielle du palais, ils allaient prendre à droite pour s’enfoncer plus profondément dans ses entrailles, traverser la cuisine puis sortir dans la nuit.

Les couloirs étaient silencieux. Tous les gens s’abritaient dans leurs appartements pendant la tempête majeure.

Dalinar rejoignit Kaladin à l’avant du groupe.

— Soldat, déclara-t-il, quand nous serons évacués et à l’abri, je serai curieux d’apprendre précisément ce qui a motivé cette décision.

Ma sprène est en train de piquer une crise, songea Kaladin en la regardant voleter d’avant en arrière dans le couloir. Voilà ce qui l’a motivée. Comment allait-il s’expliquer ? En disant qu’il avait écouté une sprène du vent ?

Ils s’enfoncèrent plus profondément dans le bâtiment. Nom des bourrasques, que ces couloirs vides étaient perturbants. Une grande partie du palais n’était guère plus qu’un terrier taillé dans la pierre de la cime, avec des fenêtres découpées dans les parois.

Kaladin se figea net.

Devant eux, les lumières étaient éteintes et le couloir se perdait dans l’obscurité jusqu’à devenir aussi sombre qu’un boyau de mine.

— Attendez, dit Adolin en s’arrêtant sur place. Pourquoi fait-il noir ? Qu’est-il arrivé aux sphères ?

Elles ont été vidées de leur Flamme.

Damnation. Et qu’était-ce là sur le mur du couloir, un peu plus loin ? Une grande flaque de ténèbres. Affolé, Kaladin prit une sphère dans sa poche et la tendit. C’était un trou ! On avait taillé une porte dans ce couloir depuis l’extérieur, en la découpant directement dans la pierre. Un vent froid s’y engouffrait.

La lumière de Kaladin éclaira quelque chose sur le sol, à quelques pas d’eux : un corps étendu au croisement des couloirs. Il portait un uniforme bleu. C’était Beld, l’un des hommes que Kaladin venait d’envoyer en éclaireurs.

Le petit groupe regarda fixement le cadavre, horrifié. Le silence sinistre, l’absence de lumière avaient fait taire jusqu’aux protestations du roi.

— Il est ici, chuchota Syl.

Une silhouette sortit du couloir latéral, solennelle, tenant une longue Lame argentée qui gravait un sillon dans le sol de pierre. La silhouette était vêtue de blanc : pantalon léger assorti d’une surchemise qui ondulait à chaque pas. Crâne chauve, peau blême. Shinove.

Kaladin la reconnut. Tout le monde, en Alethkar, avait entendu parler de cet homme : l’Assassin en Blanc. Kaladin l’avait un jour vu dans un rêve, comme celui d’un peu plus tôt, bien qu’il ne l’ait pas reconnu alors.

De la Fulgiflamme s’échappait du corps de l’assassin.

C’était un Fluctomancien.

— Adolin, avec moi ! cria Dalinar. Renarin, protège le roi ! Emmène-le dans la direction d’où nous venons !

Sur ce, Dalinar – l’Épine Noire – prit la lance d’un des hommes de Kaladin et chargea sur l’assassin.

Il va se faire tuer, songea Kaladin en courant après lui.

— Accompagnez le prince Renarin ! hurla-t-il à ses hommes. Faites ce qu’il vous dit ! Protégez le roi !

Les hommes – parmi lesquels Moash et Ralinor, qui les avaient rejoints – entreprirent une retraite paniquée, entraînant Navani et le roi.

— Père ! cria Renarin. (Moash le saisit par l’épaule et le tira en arrière.) Je sais me battre !

— Va-t’en ! hurla Dalinar. Protège le roi !

Tandis que Kaladin chargeait avec Dalinar et Adolin, la dernière chose qu’il entendit provenant du groupe fut la voix pleurnicharde du roi Elhokar.

— Il est venu s’en prendre à moi. J’ai toujours su qu’il le ferait. Comme il est venu pour mon père…

Kaladin aspira autant de Fulgiflamme qu’il l’osa. L’Assassin en Blanc se tenait dans le couloir, l’air très calme, dégageant lui-même de la Flamme. Comment pouvait-il être Fluctomancien ? Quel sprène avait donc choisi cet homme ?

La Lame d’Éclat d’Adolin se forma entre ses mains.

— Le trident, souffla Dalinar en ralentissant tandis qu’ils approchaient de l’assassin. Je suis au milieu. Vous connaissez, Kaladin ?

— Oui, mon général.

C’était une formation de champ de bataille très simple, destinée aux petites équipes.

— Père, laissez-moi m’en occuper, demanda Adolin. Il a une Lame d’Éclat, et cette lueur ne me dit rien qui vaille…

— Non, répondit Dalinar, nous l’attaquons ensemble. (Ses yeux s’étrécirent tandis qu’il étudiait l’assassin, qui se tenait toujours calmement au-dessus du cadavre du pauvre Beld.) Cette fois, espèce de salopard, je ne suis pas endormi à table. Hors de question que vous me preniez encore quelqu’un !

Tous trois chargèrent ensemble. Dalinar, qui formait le fourchon du milieu du trident, allait tenter de retenir l’attention de l’assassin tandis que Kaladin et Adolin attaqueraient des deux côtés. Il avait eu l’idée judicieuse de choisir la lance pour attaquer à distance, au lieu d’utiliser l’épée qu’il portait au côté. Ils chargèrent en courant pour semer la confusion et prendre ainsi le dessus.

L’assassin attendit qu’ils se retrouvent tout près, puis il sauta, laissant un sillage de Flamme derrière lui. Il se retourna dans les airs tandis que Dalinar hurlait et donnait un coup de lance.

L’assassin ne tomba pas. À la place, il atterrit sur le plafond du couloir à environ trois mètres et demi au-dessus de lui.

— Alors c’est vrai, dit Adolin, l’air hagard.

Il se pencha en arrière et leva sa Lame d’Éclat pour attaquer malgré cet angle malaisé. L’assassin, cependant, se mit à courir vers le bas du mur dans un bruissement de tissu blanc, écartant la Lame d’Adolin à l’aide de la sienne, puis il abattit sa main contre la poitrine du prince.

Adolin se retrouva projeté vers le haut, comme si on l’avait poussé en arrière. Son corps laissa échapper un flot de Fulgiflamme et il alla percuter le plafond. Il geignit, se retourna, mais resta collé au plafond.

Père-des-tempêtes ! songea Kaladin, le cœur battant, la tempête faisant rage en lui. Il jeta sa lance en même temps que celle de l’Épine Noire pour tenter de frapper l’assassin.

L’homme n’esquiva pas.

Les deux lances atteignirent sa chair, celle de Dalinar dans l’épaule, celle de Kaladin dans le flanc. L’assassin tourna sur lui-même et trancha les deux lances d’un coup de sa Lame d’Éclat comme si ses plaies ne le gênaient même pas. Il se précipita vers l’avant, gifla Dalinar au visage et l’envoya valser à terre, puis visa Kaladin d’un grand geste de sa Lame.

Ce dernier esquiva le coup de justesse puis recula vivement tandis que la partie supérieure de sa lance tombait à terre près de Dalinar, lequel fit une roulade en geignant, portant sa main à la joue que l’assassin avait touchée. Du sang perlait de la peau déchirée. Il était rigoureusement impossible de parer le coup d’un Fluctomancien maniant la Fulgiflamme.

L’assassin se tenait au milieu du couloir, immobile et confiant. De la Flamme tourbillonnait dans les entailles de ses vêtements rougis pour guérir sa chair.

Kaladin recula, tenant une lance qui n’avait plus de tête. Les choses dont cet homme était capable… Il ne pouvait tout de même pas être un Marchevent ?

Impossible.

— Père ! cria Adolin depuis le bas.

Le jeune homme s’était relevé, mais la Fulgiflamme qu’il dégageait était pratiquement épuisée. Il voulut attaquer l’assassin, mais glissa du plafond et tomba lourdement à terre où il atterrit sur l’épaule. Sa Lame d’Éclat disparut en tombant de ses doigts.

L’assassin enjamba Adolin, qui remua mais ne se leva pas.

— Je suis désolé, déclara l’assassin, laissant échapper de la Flamme entre ses lèvres. Je n’ai pas envie de faire ça.

— Je ne vous en laisserai pas l’occasion, gronda Kaladin en se précipitant vers le Shinove.

Syl tournoyait autour de lui, et il sentit le vent se lever, la tempête se déchaîner, le presser d’avancer. Il atteignit l’assassin en maniant les vestiges de sa lance comme une perche, et sentit le vent qui le guidait.

Des coups portés avec précision, un instant de communion avec l’arme. Il oublia ses inquiétudes, ses échecs et même sa fureur. Seuls Kaladin et sa lance existaient encore.

Tout était à sa place dans le monde.

L’assassin reçut un coup à l’épaule, puis au flanc. Il ne pourrait pas tous les ignorer – sa Fulgiflamme le déserterait à mesure qu’elle le guérirait. L’assassin jura, laissant échapper un nouveau filet de Flamme entre ses lèvres, puis recula en écarquillant ses yeux shinoves (légèrement trop grands, couleur de saphirs pâles) devant ce tourbillon de coups incessants.

Kaladin aspira le restant de sa Fulgiflamme. Il en subsistait si peu. Il n’avait pas pensé à prendre de nouvelles sphères avant de se présenter à son poste de garde. Quelle bêtise. Quelle négligence.

L’assassin tourna l’épaule et leva sa Lame d’Éclat, prêt à porter un coup d’estoc. , songea Kaladin. Il sentait ce qui allait se passer. Il allait contourner le coup, lever l’extrémité de sa lance. Elle allait frapper l’assassin sur la tempe, un coup puissant que même la Fulgiflamme ne permettrait pas de compenser facilement. L’homme se retrouverait sonné. Ça lui fournirait une ouverture.

Je le tiens.

Sans qu’il comprenne bien comment, l’assassin parvint à se dégager.

Il bougeait trop vite, plus vite que Kaladin ne l’avait anticipé. Aussi rapidement… que Kaladin lui-même. Le coup ne rencontra que le vide, et il évita de justesse de se faire transpercer par la Lame.

Ce fut l’instinct qui dicta les gestes suivants de Kaladin. Des années d’entraînement avaient conféré une volonté propre à ses muscles. Face à un ennemi ordinaire, sa façon de déplacer automatiquement son arme pour parer les coups aurait été parfaite. Mais l’assassin possédait une Lame d’Éclat. Les réflexes de Kaladin, appris avec tant de zèle, l’avaient trahi.

L’arme argentée trancha ce qui restait de la lance de Kaladin, puis son bras, juste en dessous du coude. Un choc assorti d’une douleur inimaginable le traversa et il tomba à genoux, le souffle coupé.

Puis… plus rien. Il ne sentait plus son bras, qui devint alors gris et terne, inerte. La paume s’ouvrit, les doigts s’écartèrent tandis que la moitié du manche de sa lance tombait de ses doigts pour aller frapper le sol.

L’assassin écarta Kaladin d’un coup de pied, le projetant contre le mur. Kaladin s’y affala avec un geignement.

L’homme en blanc remonta alors le couloir dans la direction qu’avait empruntée le roi. Il enjamba de nouveau Adolin.

— Kaladin ! s’exclama Syl, sous sa forme de ruban lumineux.

— Je ne peux pas le battre, murmura Kaladin, les larmes aux yeux – des larmes de douleur, de frustration. C’est l’un des nôtres. Un Radieux.

— Non ! s’écria Syl d’une voix énergique. Non. C’est quelque chose de bien plus terrible. Aucun sprène ne le guide, Kaladin. S’il te plaît, lève-toi.

Dalinar s’était remis debout dans le couloir entre l’assassin et le chemin menant au roi. La joue de l’Épine Noire était en charpie, mais ses yeux lucides.

— Je ne vous laisserai pas l’avoir ! hurla Dalinar. Pas Elhokar. Vous m’avez pris mon frère ! Vous ne prendrez pas la seule chose qui me reste de lui !

L’assassin s’arrêta dans le couloir, juste devant Dalinar.

— Mais je ne suis pas là pour lui, haut-prince, chuchota-t-il en laissant échapper une bouffée de Flamme entre ses lèvres. Je suis là pour vous.

L’assassin s’élança, repoussa le coup de l’Épine Noire et lui asséna un coup de pied en pleine jambe.

Dalinar tomba sur un genou et lâcha sa lance avec un grognement qui résonna dans le couloir. Un vent glacial s’engouffra par l’ouverture taillée dans le mur, juste à côté de lui.

Kaladin s’obligea à se relever et à charger le long du couloir, avec une main inutile et morte. Il ne tiendrait plus jamais de lance, mais il ne pouvait pas y penser. Il fallait qu’il atteigne Dalinar.

Trop lent.

Je vais échouer.

L’assassin leva une dernière fois son effroyable Lame pour l’abattre par au-dessus. Dalinar ne bougea pas.

À la place, il attrapa la Lame.

Dalinar joignit le talon de ses paumes alors que la Lame tombait et la saisit juste avant qu’elle ne frappe.

L’assassin poussa un grognement surpris.

Ce fut alors que Kaladin le percuta, utilisant son poids et son élan pour projeter l’assassin contre le mur. Sauf qu’il n’y avait plus de mur à cet endroit. Ils atteignirent l’entrée que l’assassin s’était taillée dans le couloir.

Puis dégringolèrent tous deux dans le vide.

Il reste cependant possible

De voir nos Flux et les leurs réunis.

Telle fut la promesse, toujours accessible,

Mais en comprenons-nous le prix ?

La question n’est pas de savoir

S’ils nous accepteront

Mais si les prendre à nouveau nous oserons.

— Extrait du Chant des Sprènes de ceux-qui-écoutent, 10e couplet.

Kaladin tomba avec la pluie.

Il s’accrochait aux vêtements de l’assassin, blancs comme l’os, de sa seule main valide. La Lame, que l’assassin avait lâchée, se volatilisa près d’eux et ils chutèrent ensemble vers le sol, une trentaine de mètres plus bas.

La tempête s’était presque éteinte en Kaladin. Trop peu de Fulgiflamme !

Soudain, l’assassin se mit à briller d’un éclat plus vif.

Il a des sphères.

Kaladin inspira vivement, et la Flamme s’échappa des sphères contenues dans des bourses que l’assassin portait à la taille. Tandis que la Flamme pénétrait dans le corps de Kaladin, l’assassin lui asséna un coup de pied. Sa seule main ne lui garantissait pas une prise suffisante ; Kaladin se retrouva désarçonné.

Puis il toucha le sol.

Violemment. Sans préparation, sans possibilité de ramener ses pieds en dessous de lui. Il heurta la pierre froide et humide, et sa vision s’assombrit.

Elle s’éclaircit l’instant d’après et il se retrouva étendu sur les rochers au bas de la pente qui menait au palais du roi, tandis qu’une pluie douce l’arrosait légèrement. Il leva les yeux vers la lumière lointaine qui s’échappait du trou dans le mur au-dessus de lui. Il avait survécu.

Voilà une question qui trouve réponse, songea-t-il en s’efforçant péniblement de s’agenouiller sur la pierre humide. La Fulgiflamme s’activait déjà sur sa peau, le long de son flanc droit déchiqueté. Il s’était cassé quelque chose dans l’épaule ; il la sentait guérir sous la forme d’une douleur brûlante qui se retirait lentement.

Mais son avant-bras et sa main droite, faiblement éclairés par la Flamme qui s’échappait du reste de son corps, étaient toujours d’un gris terne. Cette partie de lui ne brillait pas, comme une bougie morte au milieu d’une rangée. Il ne la sentait plus ; il ne pouvait même pas bouger les doigts, qui pendirent mollement lorsqu’il serra cette main contre lui.

Non loin de là, l’Assassin en Blanc se tenait très droit sous la pluie. Il était parvenu, d’une manière ou d’une autre, à ramener ses pieds en dessous de lui pour atterrir avec grâce et maîtrise. Cet homme possédait un niveau d’expérience de ses pouvoirs qui faisait passer Kaladin pour un novice.

L’assassin se retourna vers Kaladin, puis s’arrêta net. Il parla doucement dans une langue inconnue, avec des mots sifflants qui comportaient beaucoup de sons chuintants.

Il faut que tu bouges, se dit Kaladin, avant qu’il n’invoque à nouveau cette Lame. Malheureusement, il ne parvenait pas à surmonter l’horreur d’avoir perdu sa main. Il n’y aurait plus de combats à la lance, ni de chirurgie. Les deux hommes qu’il avait appris à être étaient désormais perdus.

Seulement… il lui semblait presque sentir

— Vous ai-je fixé par une Attache ? demanda l’assassin dans un aléthi teinté d’un fort accent. (Ses yeux s’étaient assombris et perdaient leur couleur bleu saphir.) Au sol ? Mais pourquoi n’êtes-vous pas mort en tombant ? Non. J’ai dû vous fixer vers le haut. Impossible.

Il recula.

Un instant de surprise. Un instant pour survivre. Peut-être… Kaladin sentit la Flamme faire effet, la tempête se débattre en lui. Il serra les dents et réussit, sans trop savoir comment, à exercer une violente poussée.

La couleur regagna sa main et la sensation – une froide douleur – envahit soudain son bras, sa main, ses doigts. La Flamme s’échappa de sa paume.

— Non…, dit l’assassin. Non !

Ce que Kaladin avait fait à sa main, quoi que ça puisse bien être, avait consommé la majeure partie de sa Flamme et l’éclat que dégageait son corps s’estompa presque totalement. Toujours à genoux, serrant les dents, Kaladin s’empara du couteau à sa ceinture, mais sa prise était faible. Il faillit lâcher l’arme en la dégageant.

Il fit passer le couteau dans sa main non porteuse. Elle devrait faire l’affaire.

Il se releva d’un bond et chargea l’assassin. Je dois le frapper vite pour avoir une chance.

L’homme en blanc sauta en arrière et s’éleva de trois bons mètres, ses vêtements ondulant dans l’air nocturne. Il atterrit avec grâce et souplesse, et la Lame d’Éclat apparut dans sa main.

— Qu’êtes-vous donc ? demanda-t-il.

— La même chose que vous, répondit Kaladin. (Une vague de nausée l’envahit, mais il s’obligea à paraître ferme.) Un Marchevent.

— Impossible.

Kaladin leva le couteau tandis que les dernières volutes de Flamme s’échappaient de sa peau. Une pluie fine tombait sur lui.

L’assassin recula vivement, les yeux aussi grands que si Kaladin s’était changé en démon des gouffres.

— Ils m’ont traité de menteur ! hurla l’assassin. Ils m’ont dit que je me trompais ! Szeth-fils-fils-Vallano… Avérite. Ils m’ont nommé avérite !

Kaladin s’avança en prenant l’air aussi menaçant que possible, espérant que sa Fulgiflamme durerait assez longtemps pour le faire paraître imposant. Il expira et la laissa s’échapper devant lui, brillant légèrement dans le noir.

L’assassin traversa une flaque en reculant.

— Sont-ils revenus ? demanda-t-il. Sont-ils tous revenus ?

— Oui, répondit Kaladin.

Ça semblait être la bonne réponse. Du moins celle qui le garderait en vie.

L’assassin le regarda fixement encore un moment, puis se retourna et prit la fuite. Kaladin regarda la silhouette lumineuse courir et s’élever brusquement dans le ciel. Il se faufila vers l’est sous forme d’un ruban lumineux.

— Bourrasques, lâcha Kaladin, qui expira le restant de sa Flamme et s’effondra.

Lorsqu’il reprit conscience, Syl se tenait près de lui sur le sol rocheux, mains sur les hanches.

— Tu dors pendant ta garde ?

Kaladin s’assit en geignant. Il se sentait affreusement faible, mais il était vivant. C’était suffisant. Il leva la main, mais il n’y voyait plus grand-chose dans le noir à présent que sa Fulgiflamme s’était dissipée.

Il parvenait à bouger les doigts. Sa main et son avant-bras tout entiers lui faisaient mal, mais c’était la douleur la plus merveilleuse qu’il ait jamais ressentie.

— J’ai guéri, chuchota-t-il, avant de se mettre à tousser. J’ai guéri d’une blessure infligée par une Lame d’Éclat. Pourquoi tu ne m’as pas dit que j’en étais capable ?

— Parce que je ne le savais pas avant que tu ne le fasses, crétin. (Elle l’avait affirmé comme si c’était la chose la plus évidente au monde. Sa voix se radoucit.) Il y a des morts, là-haut.

Kaladin hocha la tête. Pouvait-il marcher ? Il réussit à se relever et à contourner lentement la base du Pinacle en direction des marches qui se trouvaient de l’autre côté. Syl voletait nerveusement autour de lui. Il commençait un peu à retrouver ses forces lorsqu’il atteignit l’escalier et se mit à le gravir. Il dut s’arrêter plusieurs fois pour reprendre son souffle et, en cours de route, il arracha la manche de son manteau pour cacher qu’elle avait été transpercée par une Lame d’Éclat.

Il atteignit le sommet. Une partie de lui redoutait de les trouver tous morts. Les couloirs étaient silencieux. Pas de cris, ni de gardes. Rien. Il poursuivit, en se sentant très seul, jusqu’à ce qu’il aperçoive de la lumière un peu plus loin.

— Arrêtez ! lança une voix tremblante. (Mart, du Pont Quatre.) Vous, dans le noir ! Identifiez-vous !

Kaladin continua à avancer jusque dans la lumière, trop épuisé pour répondre. Mart et Moash montaient la garde à la porte des appartements du roi, en compagnie de plusieurs hommes de la Garde royale. Ils laissèrent échapper des cris de surprise lorsqu’ils reconnurent Kaladin. Ils le conduisirent vers la chaleur et la lumière des appartements d’Elhokar.

Il y trouva Dalinar et Adolin – vivants – assis sur les divans. Eth pansait leurs blessures ; Kaladin avait formé une partie des hommes du Pont Quatre aux bases de la médecine de guerre. Renarin était affalé dans un fauteuil près du coin, sa Lame d’Éclat abandonnée à ses pieds comme un détritus. Le roi faisait les cent pas au fond de la pièce et s’entretenait tout bas avec sa mère.

Lorsque Kaladin entra, Dalinar se leva et repoussa les attentions d’Eth.

— Par le dixième nom du Tout-Puissant, lâcha-t-il à mi-voix, vous êtes vivant ?

Kaladin hocha la tête, puis s’écroula dans l’un des somptueux fauteuils royaux sans se soucier d’y laisser de l’eau ou du sang. Il laissa échapper un geignement étouffé, entre épuisement et soulagement de les voir tous sains et saufs.

— Comment est-ce possible ? demanda Adolin. Vous êtes tombé. J’étais à peine réveillé, mais je sais que je vous ai vu tomber.

Je suis un Fluctomancien, songea Kaladin tandis que Dalinar se tournait vers lui. J’ai utilisé la Fulgiflamme. Il avait envie de prononcer ces mots, mais ils refusèrent de sortir. Surtout devant Elhokar et Adolin.

Saintes bourrasques, quel lâche je fais.

— Je le tenais solidement, déclara Kaladin. Je ne sais pas. Nous avons dégringolé dans les airs et, quand j’ai touché terre, je ne suis pas mort.

Le roi hocha la tête.

— N’as-tu pas dit qu’il t’avait collé au plafond ? demanda-t-il à Adolin. Ils ont dû flotter jusqu’en bas.

— Oui, répondit Adolin, c’est possible.

— Après avoir atterri, demanda le roi, plein d’espoir, l’avez-vous tué ?

— Non, répliqua Kaladin. Mais il s’est enfui. Je crois qu’il était surpris que nous ayons riposté de manière aussi compétente.

— Compétente ? répéta Adolin. Nous étions comme trois enfants qui attaquent un démon des gouffres avec des bâtons. Père-des-tempêtes ! Je n’ai jamais subi une rossée pareille de toute ma vie.

— Au moins, nous avons été alertés, concéda le roi, qui semblait secoué. Cet homme de pont… il fait un bon garde du corps. Vous serez promu, jeune homme.

Dalinar se leva et traversa la pièce. Eth lui avait nettoyé le visage et avait placé un tampon dans son nez en sang. Sa peau était fendue le long de la pommette gauche, son nez brisé, mais ce n’était sans doute pas la première fois dans la longue carrière militaire de Dalinar. C’étaient là deux plaies qui paraissaient plus graves qu’elles ne l’étaient en réalité.

— Comment l’avez-vous su ? demanda-t-il.

Kaladin soutint son regard. Derrière lui, Adolin les étudia attentivement en étrécissant les yeux, puis baissa les yeux vers le bras de Kaladin d’un air songeur.

Celui-là a vu quelque chose, se dit Kaladin. Comme s’il n’avait pas déjà assez d’ennuis avec Adolin.

— J’ai vu une lumière se déplacer dans le vide à l’extérieur, dit Kaladin. J’ai réagi par réflexe.

Syl pénétra dans la pièce en voletant et le regarda avec insistance, fronçant les sourcils. Mais ce n’était pas un mensonge. Il avait réellement vu une lumière dans la nuit – la sienne.

— Toutes ces années auparavant, reprit Dalinar, j’ai refusé de croire les récits des témoins de l’assassinat de mon frère. Des hommes qui marchaient sur les murs, d’autres qui tombaient vers le haut plutôt que vers le bas… Au nom du Tout-Puissant, qu’est-il donc, cet homme-là ?

— La mort incarnée, chuchota Kaladin.

Dalinar acquiesça.

— Pourquoi revient-il maintenant ? s’étonna Navani, qui vint se placer au côté de Dalinar. Après toutes ces années ?

— Il vient pour moi, expliqua Elhokar.

Il leur tournait le dos, et Kaladin distingua une coupe dans sa main. Il en vida le contenu, puis la remplit aussitôt à l’aide d’un pichet. Un vin d’un violet profond. La main d’Elhokar tremblait tandis qu’il le versait.

Kaladin croisa le regard de Dalinar. Le haut-prince avait entendu. Ce Szeth n’était pas venu pour le roi, mais pour lui.

Comme Dalinar ne faisait pas mine de corriger le roi, Kaladin ne le fit pas davantage.

— Que ferons-nous s’il revient ? demanda Adolin.

— Je n’en sais rien, avoua Dalinar, qui se rassit sur le divan auprès de son fils. Je n’en sais rien…

Soigne ses plaies. C’était la voix du père de Kaladin qui murmurait en lui ; le chirurgien. Recouds cette joue. Répare son nez.

Il avait une tâche plus importante à accomplir. Kaladin s’obligea à se lever, bien qu’il ait l’impression de porter des poids en plomb, et prit une lance à l’un des hommes postés près de la porte.

— Pourquoi les couloirs sont-ils silencieux ? demanda-t-il à Moash. Savez-vous où sont les serviteurs ?

— Le haut-prince, répondit Moash en désignant Dalinar. Le clarissime Dalinar a envoyé deux des hommes dans les quartiers des serviteurs pour faire sortir tout le monde. Il s’est dit que, si l’assassin revenait, il se mettrait peut-être à tuer sans distinction. Que plus les gens seraient nombreux à quitter le palais, moins il y aurait de victimes.

Kaladin hocha la tête, prit une lampe à sphères et sortit dans le couloir.

— Restez là. J’ai quelque chose à faire.

Adolin s’affala sur son siège quand le porte-pont sortit. Kaladin ne fournit aucune explication, bien entendu, et ne demanda pas au roi la permission de se retirer. Ce foudre de bonhomme semblait se considérer comme supérieur aux pâles-iris. Non, comme supérieur au roi.

Cela dit, il s’est battu à vos côtés, répondit une partie de lui. Combien d’hommes, pâles ou sombres-iris, résisteraient aussi efficacement face à un Porte-Éclat ?

Préoccupé, Adolin se mit à fixer le plafond. Il ne pouvait pas avoir vu ce qu’il croyait. Il était alors sonné par sa chute du plafond. L’assassin n’avait tout de même pas pu réellement traverser le bras de Kaladin à l’aide de sa Lame. Après tout, son bras semblait fonctionner parfaitement.

Alors pourquoi lui manquait-il une manche ?

Il est tombé avec l’assassin, se dit Adolin. Il s’est battu, et il paraissait blessé, mais en réalité il ne l’était pas. Tout ça pouvait-il faire partie d’une ruse ?

Arrête, se dit Adolin. Tu vas devenir aussi paranoïaque qu’Elhokar. Il regarda le roi qui fixait sa coupe de vin, le visage très pâle. Avait-il réellement vidé tout le contenu du pichet ? Elhokar se dirigea vers sa chambre, où un autre pichet l’attendrait, et ouvrit la porte.

Navani eut un hoquet, qui figea net le roi sur place. Il se retourna vers la porte. On avait gravé au couteau, sur l’envers du bois, des traits irréguliers formant une série de glyphes.

Adolin se leva. Plusieurs d’entre eux étaient des chiffres, n’est-ce pas ?

— Trente-huit jours, lut Renarin. La fin de toutes les nations.

Kaladin traversa d’un pas fatigué les couloirs du palais, reprenant en sens inverse l’itinéraire qu’il avait fait emprunter à la famille royale si peu de temps auparavant. Il remonta vers les cuisines, pénétra dans le couloir où était taillé un trou donnant dans le vide. Dépassa le croisement où le sang de Dalinar maculait le sol.

C’était là que reposait le cadavre de Beld. Kaladin s’agenouilla et retourna le corps. Ses yeux étaient brûlés. Au-dessus de ce regard mort figuraient toujours les tatouages de liberté conçus par Kaladin.

Il ferma les yeux. Je vous ai abandonné, songea-t-il. L’homme au visage carré et aux cheveux clairsemés avait survécu au Pont Quatre et au sauvetage des armées de Dalinar. Il avait survécu à la Damnation elle-même pour tomber ensuite ici, sous les coups d’un assassin doté de pouvoirs qu’il n’aurait jamais dû posséder.

Kaladin laissa échapper un geignement.

— Il est mort en protégeant les autres, dit la voix de Syl.

— Je devrais être capable de les garder en vie, répliqua Kaladin. Pourquoi ne les ai-je pas simplement libérés ? Pourquoi les ai-je entraînés dans cette tâche si c’était de nouveau pour y trouver la mort ?

— Il faut que quelqu’un se batte. Que quelqu’un protège les autres.

— Ils en ont fait assez ! Ils ont saigné plus qu’à leur tour. Je devrais tous les chasser. Dalinar peut trouver d’autres gardes du corps.

— Ils ont fait leur choix, répondit Syl. Tu ne peux pas le leur reprendre.

Kaladin s’agenouilla, luttant contre son chagrin.

Tu dois apprendre quand te laisser atteindre, mon fils, dit la voix de son père, et quand lâcher prise. Tu vas t’endurcir.

Il ne l’avait jamais fait. Saintes bourrasques, il ne l’avait jamais fait. Voilà pourquoi il n’avait jamais été un bon chirurgien : il ne supportait pas de perdre des patients.

Et à présent, voilà qu’il donnait la mort ? Qu’il était un soldat ? Y avait-il là une quelconque logique ? Il détestait se savoir si doué pour tuer.

Il inspira profondément et retrouva son sang-froid, non sans mal.

— Il peut faire des choses dont je suis incapable, dit-il enfin en ouvrant les yeux et en se tournant vers Syl, qui se tenait debout dans les airs près de lui. L’assassin… Est-ce parce qu’il me reste d’autres Paroles à prononcer ?

— Il y en a d’autres, affirma Syl. Je crois que tu n’es pas encore prêt. Quoi qu’il en soit, je pense que tu pourrais déjà faire la même chose que lui. Avec de l’entraînement.

— Mais comment peut-il pratiquer la Fluctomancie ? Tu m’as dit que l’assassin n’avait pas de sprène.

— Aucun sprène d’honneur ne donnerait à cette créature les moyens de massacrer comme elle le fait.

— Les points de vue peuvent varier énormément d’un humain à l’autre, répondit Kaladin, s’efforçant de chasser toute émotion de sa voix tandis qu’il retournait Beld face contre terre pour ne pas être obligé de voir ces yeux ratatinés et brûlés. Et si les sprènes d’honneur pensaient que cet assassin faisait quelque chose de juste ? Tu m’as bien donné les moyens de massacrer des Parshendis.

— Pour protéger des gens.

— À leurs propres yeux, les Parshendis protègent leurs semblables, observa Kaladin. Pour eux, c’est moi l’agresseur.

Syl s’assit et entoura ses genoux de ses deux bras.

— Je ne sais pas. Peut-être. Mais aucun autre sprène d’honneur ne fait la même chose que moi. Je suis la seule qui ait désobéi. Seulement, sa Lame d’Éclat…

— Qu’y a-t-il ? demanda Kaladin

— Elle était différente. Très différente.

— Elle m’a semblé ordinaire. Enfin, autant qu’une Lame d’Éclat peut l’être.

— Elle était différente, répéta-t-elle. J’ai l’impression que je devrais savoir pourquoi. C’est lié à la quantité de Flamme qu’il consommait…

Kaladin se leva puis remonta le couloir latéral en tenant sa lampe. Elle contenait des saphirs qui peignaient les murs de bleu. L’assassin avait découpé cette ouverture avec sa Lame, puis il était entré dans le couloir et avait tué Beld. Mais Kaladin avait envoyé deux hommes en éclaireurs.

Oui, un autre cadavre. Hobber, l’un des premiers hommes dont Kaladin s’était occupé au sein du Pont Quatre. Les bourrasques emportent cet assassin ! Kaladin se rappelait avoir sauvé cet homme après que tous les autres l’avaient abandonné sur le plateau pour l’y laisser mourir.

Kaladin s’agenouilla près du corps et le retourna.

Pour le découvrir en train de pleurer.

— Je… je suis… désolé, balbutia Hobber, envahi par l’émotion et à peine capable de parler. Je suis désolé, Kaladin.

— Hobber ! s’exclama Kaladin. Vous êtes vivant !

Puis il remarqua que les jambes de l’uniforme de Hobber avaient été tranchées à mi-cuisse. Sous le tissu, elles étaient d’un gris sombre, aussi mortes que l’avait été le bras de Kaladin.

— Je ne l’ai même pas vu, reprit Hobber. Il m’a tranché les jambes, puis il a transpercé Beld. Je vous ai écoutés vous battre. J’ai cru que vous étiez tous morts.

— Ne vous en faites pas, les rassura Kaladin. Vous allez vous en tirer.

— Je ne sens plus mes jambes, dit Hobber. Elles sont mortes. Je ne suis plus soldat, mon capitaine. Je suis inutile à présent. Je…

— Non, l’interrompit fermement Kaladin. Vous faites encore partie du Pont Quatre. Vous en ferez toujours partie. (Il se força à sourire.) Il va simplement falloir demander à Roc de vous apprendre à cuisiner. Comment vous débrouillez-vous avec le ragoût ?

— Affreusement mal, mon capitaine. Je suis capable de faire brûler du bouillon.

— Dans ce cas, vous serez à égalité avec la plupart des cuisiniers militaires. Allez, on va vous ramener auprès des autres.

Au prix d’un effort, Kaladin passa les bras en dessous de Hobber et tenta de le soulever.

Son corps ne voulut rien savoir. Il poussa un gémissement malgré lui et le reposa.

— Ce n’est pas grave, mon capitaine, répondit Hobber.

— Mais si, protesta Kaladin en aspirant la Flamme d’une des sphères de la lampe. Si, ça l’est.

Il fit un nouvel effort pour soulever Hobber, puis le porta pour aller rejoindre les autres.

D’une âme, nos dieux sont nés parcelles,

Une âme qui cherche à dominer,

À détruire, tant sa nature est cruelle.

Ils sont ses sprènes, son cadeau, son trophée.

Mais les formes de nuit parlent de vie future,

D’un champion défié, d’une injure

Dont lui-même devra se venger.

— Extrait du Chant des Secrets de ceux-qui-écoutent, couplet final.

Il se peut que le haut-prince Valam soit mort, clarissime Tyn, écrivit l’échocalame. Nos informateurs n’ont aucune certitude à ce sujet. Il n’a jamais été en excellente santé, et des rumeurs circulent selon lesquelles sa maladie a fini par triompher de lui. Cependant, ses armées se préparent actuellement à s’emparer de Védénar ; s’il est mort, son bâtard de fils cherche sans doute à faire croire le contraire.

Shallan se laissa aller sur son siège alors que l’échocalame continuait à écrire. Il semblait bouger de son propre gré, relié au calame identique qu’utilisait l’associé de Tyn, quelque part à Tashikk. Ils avaient établi un campement permanent, et Shallan avait rejoint Tyn dans sa tente somptueuse. L’air sentait toujours la pluie et le sol de la tente laissait s’infiltrer un peu d’eau, qui trempait le tapis de Tyn. Shallan regrettait de ne pas porter ses bottes trop grandes plutôt que ses pantoufles.

Si le haut-prince était bel et bien mort, quelles en seraient les conséquences pour sa propre famille ? Il avait été l’un des principaux problèmes du père de Shallan lors de ses derniers jours, et leur maison s’était endettée en s’assurant des alliés pour gagner l’oreille du haut-prince, ou peut-être plutôt pour tenter de le destituer. Une guerre de succession pouvait faire pression sur les gens auprès desquels sa famille était endettée, ce qui les pousserait peut-être à venir trouver ses frères pour exiger qu’ils les remboursent. À moins que le chaos ne pousse les créanciers à oublier les frères de Shallan et leur maison insignifiante. Et les Sang-des-spectres ? La guerre de succession allait-elle les rendre plus ou moins susceptibles de venir réclamer leur Spiricante ?

Père-des-tempêtes ! Il lui fallait davantage d’informations.

Le calame s’activait toujours, détaillant le nom de ceux qui s’efforçaient d’obtenir le trône de Jah Keved.

— Connaissez-vous personnellement l’un ou l’autre de ces gens ? demanda Tyn, qui se tenait bras croisés, l’air contemplatif, à côté de sa table à écrire. Ce qui est en train de se passer nous donnera peut-être des ouvertures.

— Je n’étais pas assez importante pour ces gens-là, répondit Shallan en grimaçant.

C’était la vérité.

— Quoi qu’il en soit, reprit Tyn, nous devrions peut-être nous mettre en route pour Jah Keved. Vous connaissez la culture, les gens. Ça nous sera utile.

— C’est une zone en guerre !

— Qui dit guerre dit désespoir, jeune fille, et le désespoir est notre allié. Une fois que nous aurons suivi votre piste dans les Plaines Brisées – et peut-être ajouté un ou deux membres à notre équipe – il faudra sans doute que nous rendions visite à votre patrie.

Shallan éprouva aussitôt un pincement de culpabilité. Les propos de Tyn, ses récits, laissaient transparaître qu’elle choisissait souvent de prendre quelqu’un comme Shallan sous son aile. Un acolyte, quelqu’un à éduquer. Shallan soupçonnait que c’était en partie parce que Tyn aimait avoir quelqu’un à impressionner.

Elle doit mener une vie tellement solitaire, se dit Shallan. Toujours en mouvement, toujours à prendre tout ce qu’elle peut obtenir, sans jamais rien donner en retour. Sauf une fois de temps en temps, à un jeune voleur qu’elle peut former

Une ombre étrange bougea sur le mur de la tente. C’était Motif, même si Shallan ne le remarqua que parce qu’elle savait que chercher. Il pouvait se rendre pratiquement invisible lorsqu’il le voulait, quoiqu’il ne puisse pas, comme certains sprènes, disparaître totalement.

L’échocalame continua à écrire, informant Tyn plus en détail de la situation dans différents pays. Après quoi il lui transmit une curieuse déclaration.

J’ai vérifié auprès des informateurs des Plaines Brisées, écrivit-il. Ceux dont vous vouliez des nouvelles sont, en effet, recherchés. La plupart sont d’anciens membres de l’armée du haut-prince Sadeas. Il n’est pas homme à pardonner aux déserteurs.

— De quoi s’agit-il ? demanda Shallan, qui se leva de son tabouret pour aller inspecter de plus près ce qu’écrivait le calame.

— J’ai laissé sous-entendre tout à l’heure que nous allions devoir aborder ce sujet, répondit Tyn en plaçant l’échocalame sur une nouvelle page. Comme je passe mon temps à vous l’expliquer, la vie que nous menons exige d’accomplir des choses très dures.

Pour ce qui est du chef, que vous appelez Vathath, sa tête est mise à prix de quatre brômes d’émeraude, écrivit le calame. Les autres, deux brômes chacun.

— Une prime ? s’exclama Shallan d’une voix insistante. J’ai donné ma parole à ces hommes !

— Chut ! répondit Tyn. Nous ne sommes pas seules dans ce camp, petite idiote. Si vous voulez qu’on se fasse tuer, il vous suffit de les laisser entendre cette conversation.

— Il est hors de question qu’on les livre contre de l’argent, poursuivit Shallan plus bas. Tyn, j’ai donné ma parole.

— Votre parole ? répliqua Tyn en éclatant de rire. Jeune fille, vous nous prenez pour qui ? Votre parole ?

Shallan rougit. Sur la table, l’échocalame écrivait toujours, ignorant qu’elles ne lui prêtaient aucune attention. Il parlait d’une mission que Tyn avait accomplie précédemment.

— Tyn, reprit Shallan, Vathath et ses hommes peuvent se révéler utiles.

Tyn secoua la tête et se dirigea vers le côté de la tente, où elle se versa une coupe de vin.

— Vous devriez être fière de ce que vous avez fait ici. Malgré votre absence quasi totale d’expérience, vous avez réussi à influencer trois groupes distincts et à les persuader de vous accepter comme leur chef – alors que vous ne possédez pratiquement aucune sphère et absolument aucune autorité. C’est brillant !

» Mais je vais vous dire une chose : les mensonges que nous racontons, les rêves que nous créons, ne sont pas réels. Nous ne pouvons pas le permettre. Ce sera peut-être la leçon la plus rude que vous aurez à apprendre. (Elle se tourna vers Shallan, l’expression soudain plus dure, toute espièglerie et toute nonchalance disparues.) Quand une bonne arnaqueuse meurt, c’est généralement parce qu’elle s’est mise à croire à ses propres mensonges. Elle trouve quelque chose de bon et veut s’y accrocher. Elle le prolonge en croyant qu’elle sera capable de continuer à jongler. Elle se dit : un jour de plus, rien qu’un jour, et ensuite…

Tyn laissa tomber sa coupe. Elle heurta le sol, où le vin aspergea de rouge sang le sol de la tente et le tapis.

Un tapis rouge… autrefois blanc

— Votre tapis, commenta Shallan, soudain engourdie.

— Vous croyez que je peux me permettre de trimballer un tapis avec moi quand je quitterai les Plaines Brisées ? chuchota Tyn en traversant la flaque de vin pour prendre Shallan par le bras. Vous croyez que nous pourrons emporter quoi que ce soit de tout ça ? C’est insignifiant. Vous avez menti à ces hommes. Vous vous êtes raconté des histoires et demain, quand nous entrerons dans ce camp de guerre, la vérité vous fera l’effet d’une gifle en pleine figure.

» Vous croyez pouvoir réellement obtenir la clémence pour eux ? De la part de quelqu’un comme le haut-prince Sadeas ? Ne dites pas de bêtises. Même si vous parvenez à faire fonctionner l’arnaque auprès de Dalinar, vous voulez consacrer le peu de crédibilité que nous pourrons simuler à libérer des meurtriers de son ennemi politique ? Combien de temps pensiez-vous pouvoir faire durer ce mensonge ?

Shallan se rassit sur le tabouret, dans tous ses états – à cause de Tyn aussi bien que d’elle-même. Elle n’aurait pas dû s’étonner qu’elle veuille trahir Vathath et ses hommes – elle connaissait sa nature et avait accepté son enseignement avec enthousiasme. En réalité, ils méritaient probablement leur châtiment.

Mais ça ne signifiait pas pour autant que Shallan allait les trahir. Elle leur avait dit qu’ils pouvaient changer. Elle leur avait donné sa parole.

Des mensonges

Ce n’était pas parce qu’on apprenait à mentir qu’il fallait se laisser gouverner par ces mensonges. Mais comment pouvait-elle protéger Vathath sans retourner Tyn contre elle ? Était-ce seulement possible ?

Que ferait Tyn quand elle découvrirait que Shallan était vraiment la fiancée du fils de Dalinar Kholin ?

Combien de temps pensiez-vous pouvoir faire durer ce mensonge

— Tiens donc, commenta Tyn avec un grand sourire. Alors ça, ce sont de bonnes nouvelles.

Shallan s’arracha à ses ruminations et regarda ce que l’échocalame venait d’écrire.

Concernant votre mission à Amydlatn, lut-elle, nos bienfaiteurs nous ont écrit pour nous informer qu’ils étaient satisfaits. Ils veulent effectivement savoir si vous avez réussi à vous procurer les informations, mais je crois que ce point est secondaire à leurs yeux. Ils ont laissé entendre qu’ils avaient trouvé ailleurs les informations dont ils ont besoin, et qui concernent une cité qu’ils recherchent.

Quant au rôle que vous avez joué, il n’y a aucune nouvelle indiquant que la cible ait survécu. Il semblerait que vos inquiétudes concernant l’échec de la mission soient infondées. Quoi qu’il ait pu se dérouler à bord du navire, les événements sont allés dans notre sens. Le Plaisir du vent a été déclaré comme disparu corps et biens. Jasnah Kholin est morte.

Jasnah Kholin est morte.

Shallan resta bouche bée, mâchoire pendante.

C’est… Ce n’est

— Peut-être que ces idiots ont bel et bien accompli leur mission, commenta Tyn, satisfaite. On dirait que je vais toucher ma paie, en fin de compte.

— Votre mission à Amydlatn, chuchota Shallan. Elle consistait à assassiner Jasnah Kholin.

— À diriger les opérations, du moins, répondit Tyn d’une voix distraite. J’y serais bien allée moi-même, mais je déteste les bateaux. Ces mers agitées me retournent l’estomac…

Shallan se retrouva sans voix. Tyn était une meurtrière. C’était elle qui avait ordonné l’attaque contre Jasnah Kholin.

L’échocalame écrivait toujours.

… nouvelles intéressantes. Vous vous êtes renseignée sur la Maison Davar de Jah Keved. Il semblerait que Jasnah, avant de quitter Kharbranth, ait pris une nouvelle pupille

Shallan voulut s’emparer de l’échocalame.

Tyn lui saisit la main, et ses yeux s’écarquillèrent tandis que le calame rédigeait les dernières phrases.

… une jeune fille nommée Shallan. Cheveux roux, teint pâle. Personne ne sait grand-chose à son sujet. Nos informateurs ne semblaient pas trouver la nouvelle très importante jusqu’à ce que je la leur soutire.

Shallan leva les yeux au même moment que Tyn, et leurs regards se croisèrent.

— Ah, Damnation, lâcha Tyn.

Shallan voulut se dégager. Au lieu de quoi elle se retrouva arrachée à sa chaise.

Elle ne parvint pas à suivre les mouvements rapides de Tyn lorsque celle-ci la projeta à terre à plat ventre. Puis la botte de Tyn s’abattit dans son dos, lui coupant le souffle et envoyant une onde de choc dans tout son corps. La vision de Shallan se brouilla tandis qu’elle cherchait à reprendre son souffle.

— Damnation, Damnation ! s’exclama Tyn. Vous êtes la pupille de Kholin ? Où est Jasnah ? A-t-elle survécu ?

— À l’aide ! lança Shallan d’une voix rauque et presque éteinte, cherchant à ramper vers le mur de la tente.

Tyn s’agenouilla sur le dos de Shallan et chassa de nouveau tout l’air de ses poumons.

— J’ai demandé à mes hommes de dégager toute la zone autour de cette tente. Je craignais que vous alertiez les déserteurs que nous allions les livrer. Père-des-tempêtes !

Elle se pencha pour approcher la tête de l’oreille de Shallan. Comme celle-ci se débattait, Tyn la saisit par l’épaule et serra très fort.

Jasnah-a-t-elle-survécu ?

— Non, murmura Shallan, dont les yeux se remplirent de larmes de douleur.

— Comme vous l’aurez peut-être remarqué, lança la voix de Jasnah derrière elles, le navire possède deux très belles cabines que je nous ai louées à un prix conséquent.

Tyn jura, se releva vivement et se retourna pour voir qui avait parlé. Bien entendu, c’était Motif. Sans lui accorder un coup d’œil, Shallan se précipita tant bien que mal vers le mur de la tente. Vathath et les autres étaient là-dehors, quelque part. Si elle parvenait simplement…

Tyn lui attrapa la jambe et la tira en arrière.

Je ne peux pas m’échapper, songea une partie primitive d’elle-même. La panique envahit Shallan, apportant avec elle le souvenir des jours d’impuissance totale. La violence de plus en plus destructrice de son père. Une famille en train de se briser.

L’impuissance.

Je ne peux pas m’enfuir, pas m’enfuir, pas m’enfuir…

Bats-toi.

Shallan dégagea sa jambe de la prise de Tyn et se retourna pour se jeter violemment sur elle. Pas question qu’elle se retrouve de nouveau impuissante. Pas question !

Tyn eut un hoquet lorsque Shallan l’attaqua de toutes ses forces. Furieuse et paniquée, toutes griffes dehors, sans grande efficacité. Shallan ignorait presque totalement comment se battre et, quelques instants plus tard, elle se retrouva une deuxième fois avec la voix rauque de douleur et le poing de Tyn planté dans l’estomac.

Shalan tomba à genoux, des larmes sur les joues. Elle tenta d’inspirer, en vain. Tyn lui donna un coup violent sur la tempe et un voile blanc envahit sa vision.

— Ça venait d’où, ça ? demanda Tyn.

Shallan cligna des yeux et leva la tête, prise de vertige. Elle était de nouveau à terre. Ses ongles avaient laissé une série de déchirures ensanglantées sur la joue de Tyn. Celle-ci leva la main et, quand elle la retira, ses doigts étaient rouges. Son expression s’assombrit et elle tendit la main vers la table, où son épée reposait dans son fourreau.

— Quelle pagaille, gronda Tyn. Bourrasques ! Je vais devoir inviter ce Vathath ici et trouver un moyen de lui faire porter le chapeau.

Tyn dégaina son épée.

Shallan s’efforça de s’agenouiller puis de se relever, mais ses jambes étaient mal assurées et la pièce bascula autour d’elle, comme si elle se trouvait toujours à bord du navire.

— Motif ? appela-t-elle d’une voix rauque. Motif ?

Elle entendit quelque chose à l’extérieur. Des cris ?

— Je suis désolée, déclara Tyn d’une voix glaciale. Je vais devoir couvrir mes arrières. D’une certaine façon, je suis fière de vous. Vous m’avez bien eue. Vous auriez été douée pour ça.

Calme-toi, s’ordonna Shallan. Calme-toi !

Dix battements de cœur.

Mais pour elle, il n’était pas nécessaire qu’il y en ait dix, n’est-ce pas ?

Non. Il le faut. Du temps, j’ai besoin de temps !

Elle avait des sphères dans sa manche. Tandis que Tyn approchait, Shallan inspira vivement. La Fulgiflamme devint une tempête qui faisait rage en elle et elle leva la main pour projeter un trait de Flamme. Elle ne parvint pas à lui donner de forme précise (elle ignorait toujours comment faire) mais il sembla, l’espace d’un instant, montrer une image ondulante de Shallan, qui se tenait fièrement debout comme une femme de la cour.

Tyn s’arrêta net à la vue de cette projection de lumière et de couleurs, puis agita son épée devant elle. La Lumière ondula et se dissipa en volutes vaporeuses.

— Voilà que je deviens folle, commenta Tyn. J’entends des voix, je vois des choses. J’imagine qu’une partie de moi n’a pas envie de faire ça. (Elle s’avança, lame brandie.) Je suis désolée que vous deviez apprendre la leçon de cette manière. Parfois, jeune fille, nous devons faire des choses qui nous déplaisent. Des choses difficiles.

Shallan gronda et tendit brusquement les mains devant elle. De la brume se tortilla entre ses doigts tandis qu’une Lame d’argent brillant s’y formait pour transpercer Tyn en pleine poitrine. Celle-ci eut à peine le temps d’avoir un hoquet de surprise tandis que ses yeux brûlaient dans son crâne.

Le cadavre de Tyn glissa de l’arme et s’effondra par terre.

— Des choses difficiles, gronda Shallan. Oui. Je crois vous l’avoir dit : j’ai déjà appris cette leçon. Merci bien.

Elle se releva tant bien que mal, vacillante.

Le pan de la tente s’ouvrit d’un coup sec et Shallan se retourna, tenant la Lame d’Éclat avec la pointe orientée vers l’entrée. Vathath, Gaz et une poignée d’autres soldats s’y arrêtèrent en un tas désordonné, leurs armes ensanglantées. Ils regardèrent tour à tour Shallan et le corps à terre avec ses yeux brûlés, puis de nouveau Shallan.

Elle se sentait engourdie. Elle avait envie de renvoyer la Lame, de la cacher. C’était une chose effroyable.

Elle n’en fit rien. Elle broya ces émotions et les cacha au plus profond d’elle-même. Pour l’instant, elle avait besoin de quelque chose de fort à quoi s’accrocher, et c’étaient précisément ce à quoi servaient les armes, quoique cette idée lui répugne.

— Les soldats de Tyn ?

Était-ce bien sa propre voix, parfaitement glaciale, dépourvue de toute émotion ?

— Père-des-tempêtes ! s’exclama Vathath en entrant dans la tente, main sur la poitrine, fixant la Lame d’Éclat. Cette nuit-là, quand vous avez imploré notre aide, vous auriez pu nous tuer tous sans exception, et les bandits aussi. Vous auriez pu le faire toute seule…

— Les hommes de Tyn ! cria Shallan.

— Ils sont morts, clarissime, répondit Red. Nous avons entendu… une voix. Elle nous disait de venir vous chercher, et ils ont refusé de nous laisser passer. Ensuite, nous vous avons entendue hurler, et…

— Était-ce la voix du Tout-Puissant ? demanda Vathath dans un murmure.

— C’était mon sprène, répondit Shallan. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Fouillez cette tente. Cette femme a été engagée pour m’assassiner. (C’était vrai, d’une certaine manière.) Il y aura peut-être des traces de l’identité de son employeur. Apportez-moi tout ce que vous trouverez qui comporte de l’écriture.

Tandis qu’ils entraient en masse pour se mettre au travail, Shallan s’assit sur le tabouret près de la table. L’échocalame y attendait toujours, suspendu en l’air, arrêté au bas de la page. Il avait besoin d’une nouvelle feuille.

Shallan renvoya sa Lame d’Éclat.

— Ne parlez pas aux autres de ce que vous avez vu ici, dit-elle à Vathath et à ses hommes.

Ils s’empressèrent de le lui promettre, mais elle doutait qu’ils s’y tiennent longtemps. Les Lames d’Éclat étaient des objets quasi mythiques, et celle-ci était maniée par une femme ? Les rumeurs allaient se répandre. Exactement ce dont elle avait besoin.

Cette arme maudite t’a gardée en vie, une fois de plus, se rappela-t-elle. Arrête de te plaindre.

Elle souleva l’échocalame, changea la page, puis le reposa avec la pointe au niveau du coin. Au bout d’un moment, le complice lointain de Tyn se remit à écrire.

Vos bienfaiteurs de la mission d’Amydlatn souhaitent vous rencontrer, écrivit le calame. Il semblerait que les Sang-des-spectres aient autre chose à vous demander. Voulez-vous que j’organise un rendez-vous avec eux dans les camps de guerre ?

Le calame s’immobilisa dans l’attente d’une réponse. Qu’avait-il dit un peu plus tôt ? Que ces gens – les bienfaiteurs de Tyn, les Sang-des-spectres – avaient trouvé les informations qu’ils recherchaient… concernant une cité.

Urithiru. Les gens qui avaient tué Jasnah, menacé sa famille, cherchaient eux aussi la cité. Shallan fixa longuement la page et les mots qui y figuraient, tandis que Vathath et ses hommes commençaient à sortir des vêtements de la malle de Tyn, cognant sur ses côtés à la recherche de compartiments secrets.

Voulez-vous que j’organise un rendez-vous avec eux

Shallan prit l’échocalame, modifia le réglage du fabrial, puis inscrivit un mot unique.

Oui.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

INTERMÈDES

Eshonai – Zahel – Taln

Dans la cité de Narak, les gens fermaient les fenêtres à l’approche de la nuit et de la tempête. Ils fourraient des chiffons sous les portes, plaçaient des planches destinées à les protéger, clouaient de grands blocs de bois carrés contre les fenêtres.

Plutôt que de se joindre aux préparatifs, Eshonai resta à l’extérieur du logement de Thude, à écouter son compte-rendu – il rentrait d’un rendez-vous avec les Aléthis, destiné à organiser des pourparlers autour de la paix. Elle avait eu envie d’envoyer quelqu’un un peu plus tôt, mais les Cinq avaient délibéré et protesté jusqu’à ce qu’Eshonai ait envie de tous les étrangler. Au moins avaient-ils fini par accepter qu’elle envoie un messager.

— Sept jours, déclara Thude. Le rendez-vous se déroulera sur un plateau neutre.

— Est-ce que tu l’as vu ? demanda Eshonai, impatiente. L’Épine Noire ?

Thude secoua la tête.

— Et l’autre ? demanda Eshonai. Le Fluctomancien ?

— Aucune trace de lui non plus. (Thude semblait préoccupé. Il se tourna vers l’est.) Tu ferais mieux de partir. Je pourrai te donner d’autres détails après la fin de la tempête.

Eshonai hocha la tête et posa la main sur l’épaule de son ami.

— Merci.

— Bonne chance, lui dit Thude sur Résolution.

— À nous tous, répondit-elle en fermant la porte, pour se retrouver seule dans une ville obscure et vide en apparence.

Eshonai inspecta le bouclier-tempête qu’elle portait dans le dos, puis prit dans sa poche la sphère contenant le sprène capturé par Venli et se cala sur le Rythme de Résolution.

L’heure était venue. Elle courut vers la tempête.

Résolution était une cadence majestueuse tout en crescendo régulier de puissance et de grandeur. Eshonai quitta Narak et, lorsqu’elle atteignit le premier gouffre, elle sauta. Seule la forme de guerre possédait la force nécessaire pour de tels sauts ; les travailleurs, pour atteindre les plateaux extérieurs et y faire pousser de la nourriture, utilisaient des ponts de corde que l’on retirait et entreposait avant chaque tempête.

Elle atterrit en courant à pleines jambes, suivant la cadence de Résolution. Le mur de la tempête apparut au loin, à peine visible dans le noir. Les vents se levèrent et firent pression contre elle comme pour l’empêcher d’avancer. Au-dessus d’elle, des sprènes du vent voletaient et dansaient dans les airs. Ils annonçaient ce qui se préparait.

Eshonai franchit deux autres gouffres en sautant, puis ralentit et marcha d’un pas énergique jusqu’en haut d’une basse colline. Le mur de la tempête dominait à présent le ciel nocturne, progressant à un rythme effroyable. Cet immense pan de ténèbres mêlait les débris à la pluie, telle une bannière d’eau, de pierre, de poussière et de plantes tombées à terre. Eshonai décrocha le grand bouclier qu’elle portait dans son dos.

Pour ceux-qui-écoutent, sortir en pleine tempête possédait un certain romantisme. Oui, les tempêtes étaient effroyables – mais chacun de ceux-qui-écoutent devrait y passer seul un certain nombre de nuits. Les chants affirmaient que celui qui cherchait une nouvelle forme serait protégé. Elle ignorait dans quelle mesure il s’agissait d’un fantasme ou d’un fait, mais les chants n’empêchaient pas la plupart de ceux-qui-écoutent de se cacher dans une fissure de la roche pour éviter le mur de la tempête, puis de sortir une fois qu’il était passé.

Eshonai préférait se servir d’un bouclier. Il lui donnait davantage l’impression d’affronter le Cavalier en face. Celui-là, l’âme de la tempête, était celui que les humains appelaient Père-des-tempêtes – et il ne faisait pas partie des dieux de son peuple. En réalité, les chants le désignaient comme un traître – un sprène qui avait choisi de protéger les humains plutôt que ceux-qui-écoutent.

Malgré tout, son peuple le respectait. Il tuait tous ceux qui ne le respectaient pas.

Elle plaça la base du bouclier contre une arête rocheuse du sol, tourna son épaule vers lui, puis baissa la tête et prit appui avec un pied en arrière. Son autre main tenait la pierre contenant le sprène. Elle aurait préféré porter sa Cuirasse mais, curieusement, le fait de la porter entravait le processus de transformation.

Elle sentit et entendit la tempête approcher. Le sol tremblait, l’air grondait. Une rafale glacée charria vers elle des fragments de feuilles, pareils à l’éclaireur d’une armée qui approcherait en chargeant et dont le vent hurlant serait le cri de bataille.

Elle ferma très fort les yeux.

La tempête la percuta.

Malgré sa posture et ses muscles contractés, quelque chose frappa violemment le bouclier. Le vent s’en saisit et le lui arracha des doigts. Elle recula en titubant puis se jeta à terre, tête baissée, épaule tournée contre le vent.

Le tonnerre sembla gronder contre elle tandis que le vent déchaîné tentait de l’arracher du plateau pour la jeter dans les airs. Elle garda les yeux clos car tout était noir à l’intérieur de la tempête, excepté les éclairs. Elle ne se sentait pas protégée. Tapie derrière un tumulus, l’épaule contre le vent, elle avait l’impression que celui-ci s’efforçait de la détruire. Des rochers tombaient sur le plateau obscur tout proche dans un violent fracas et faisaient trembler le sol. Elle n’entendait que le grondement du vent à ses oreilles, parfois ponctué par le tonnerre. Un chant effroyable et dépourvu de rythme.

Elle resta calée sur Résolution à l’intérieur d’elle. Ça au moins, elle le sentait, même si elle n’entendait rien.

La pluie cinglait son corps comme une volée de flèches, rebondissait sur sa plaque crânienne et son armure. Elle serra la mâchoire pour résister contre le froid intense qui lui glaçait les os et resta sur place. Elle l’avait déjà fait à de nombreuses reprises, soit lorsqu’elle se transformait, soit quand survenaient des attaques surprises contre les Aléthis. Elle pouvait survivre. Elle allait survivre.

Elle se concentra sur le rythme qui cognait sous son crâne et s’accrocha à des rochers tandis que le vent cherchait à la repousser en arrière pour la faire tomber du plateau. Demid, l’ancien accouplé de Venli, avait initié un mouvement où les gens qui voulaient se transformer attendaient à l’intérieur de bâtiments jusqu’à ce que la tempête soit déjà en cours depuis un certain temps. Ils ne sortaient que lorsque le premier éclat de fureur était passé. C’était risqué, car on ne savait jamais quand surviendrait le point de transformation.

Eshonai n’avait jamais essayé cette méthode. Les tempêtes étaient violentes, et dangereuses, mais c’étaient également des occasions de découverte. En leur sein, ce qui était familier devenait grandiose, majestueux, terrible. Elle ne se réjouissait pas d’y pénétrer mais, lorsqu’il le fallait, elle jugeait toujours l’expérience exaltante.

Elle leva la tête, les yeux clos, et tourna son visage vers les vents – les sentit la frapper de plein fouet, la secouer. Elle sentit la pluie sur sa peau. Le Cavalier des Tempêtes était un traître, oui – mais il n’existait pas de traître qui n’ait été autrefois un ami. Ces tempêtes appartenaient à son peuple. Ceux-qui-écoutent venaient des tempêtes.

Les rythmes se modifièrent dans son esprit. En un instant, ils s’alignèrent tous pour ne faire qu’un. Quel que soit celui sur lequel elle se calait, elle entendait le même – une cadence unique et régulière. Comme celle d’un cœur. Le moment était arrivé.

La tempête s’évanouit. Le vent, la pluie, le bruit… disparurent. Eshonai se leva, ruisselante, les muscles glacés, la peau engourdie. Elle secoua la tête, projetant une gerbe de gouttelettes, et leva les yeux vers le ciel.

Le visage était là, immense, infini. Les humains parlaient de leur Père-des-tempêtes, pourtant ils ne le connaissaient jamais comme le faisaient ceux-qui-écoutent. Il était aussi large que le ciel lui-même, avec des yeux remplis d’étoiles innombrables. La gemme qu’Eshonai tenait dans sa main s’illumina d’un coup.

Puissance, énergie. Elle l’imagina se diffuser en elle, l’animer, la dynamiser. Eshonai jeta la gemme à terre, la brisant ainsi pour libérer le sprène. Elle fit de gros efforts pour transmettre l’intention adéquate, comme Venli l’y avait entraînée.

EST-CE RÉELLEMENT CE QUE TU VEUX ? La voix résonna en elle comme le fracas du tonnerre.

Le Cavalier lui avait parlé ! Ça se produisait dans les chants, mais pas… jamais… Elle se cala sur Approbation mais, bien entendu, c’était désormais le même rythme. Boum. Boum. Boum.

Le sprène s’échappa de sa prison et se mit à tournoyer autour d’elle, dégageant une étrange lumière rouge. Des particules lumineuses évoquant des éclairs en jaillirent. Des sprènes de colère ?

Quelque chose n’allait pas.

J’IMAGINE QUE C’EST INÉVITABLE, déclara le Cavalier des Tempêtes. Ç A DEVAIT SE PRODUIRE .

— Non, dit Eshonai en s’écartant de ce sprène. (Lors d’un instant de panique, elle chassa de son esprit les préparatifs enseignés par Venli.) Non !

Le sprène se changea en rai de lumière rouge qui la frappa en pleine poitrine. Des filaments rouges se déployèrent vers l’extérieur.

JE NE PEUX L’EMPÊCHER, déclara le Cavalier des Tempêtes. JE VOUS PROTÉGERAIS, PETIT ÊTRE, SI J’EN POSSÉDAIS LE POUVOIR. JE SUIS DÉSOLÉ.

Les rythmes désertèrent l’esprit qui tomba à genoux, le souffle coupé. Elle sentit la transformation se répandre dans tout son corps.

J E SUIS DÉSOLÉ .

Les pluies réapparurent et son corps se mit à changer.

Quelqu’un approchait.

Zahel se réveilla, ouvrit brusquement les yeux et comprit aussitôt qu’on approchait de sa chambre.

Bourrasques ! On était en pleine nuit. S’il s’agissait encore d’un sale gosse de pâle-iris qu’il avait rejeté et qui venait le supplier… Il grommela tout bas en descendant de son lit de camp. Je suis beaucoup trop vieux pour ça.

Il ouvrit sa porte, dévoilant la cour du terrain d’entraînement plongée dans le noir. L’air était humide. Ah, oui. Une de ces tempêtes était survenue, investie jusqu’à la garde comme une épée qui chercherait un endroit où se planter. Quelles saletés.

Dans un sursaut, un jeune homme s’éloigna de la porte, la main levée pour frapper. C’était Kaladin, l’homme de pont devenu garde du corps. Celui avec le sprène que Zahel voyait constamment lui tourner autour.

— Vous avez une mine atroce, lui lâcha Zahel sur un ton cassant. (Les vêtements de Kaladin étaient maculés de sang, son uniforme déchiré d’un côté. Il lui manquait la manche droite.) Que s’est-il passé ?

— Un attentat contre le roi, répondit le garçon tout bas. Il y a moins de deux heures.

— Ah.

— Votre proposition de m’apprendre à me battre avec une Lame d’Éclat tient-elle toujours ?

— Non.

Zahel claqua la porte. Puis il se détourna pour rejoindre son lit.

Le garçon, bien sûr, rouvrit la porte. Saleté de moines. Puisqu’ils se percevaient eux-mêmes comme des biens et ne pouvaient rien posséder, ils s’imaginaient ne pas avoir besoin de serrures aux portes.

— S’il vous plaît, reprit le garçon, je…

— Gamin, l’interrompit Zahel en se retournant contre lui, deux personnes vivent dans cette pièce.

Le garçon fronça les sourcils en regardant le lit unique.

— Le premier, poursuivit Zahel, est un bretteur grincheux qui éprouve une certaine affection pour les gamins dépassés. Il sort en plein jour. L’autre est un bretteur extrêmement grincheux qui trouve les choses et les gens totalement méprisables. Il sort quand des crétins le réveillent à une heure atroce de la nuit. Je vous suggère de vous adresser au premier plutôt qu’au second. Entendu ?

— Entendu, lança le garçon. Je reviendrai.

— Parfait, répondit Zahel en s’asseyant sur le lit. Et ne débarquez pas tous bourgeons dehors.

Le garçon s’arrêta près de la porte.

— Ne débarquez pas… quoi ?

Quelle langue stupide, se dit Zahel en se mettant au lit. Elle n’a même pas de vraies métaphores.

— Renoncez à votre arrogance et venez pour apprendre. Je déteste cogner des gens plus jeunes que moi. Ça me fait l’effet d’être une sale brute.

Avec un grognement, le gamin referma la porte. Zahel remonta sa couverture (ces saletés de moines n’en avaient qu’une) et se retourna dans son lit. Il s’attendit à ce qu’une voix parle dans sa tête tandis qu’il s’assoupissait. Mais bien sûr, il n’y en eut aucune.

Il n’y en avait plus depuis des années.

Feux qui brûlaient, cependant disparus. Chaleur qu’il était seul à percevoir. Hurlements qui étaient les siens et que personne n’entendait. Torture sublime, car elle signifiait la vie.

— Il passe simplement son temps à regarder dans le vide, Majesté.

Des mots.

— Il ne semble rien voir. Parfois, il marmonne. Parfois, il crie. Mais ce qui ne change jamais, c’est qu’il se contente de regarder droit devant lui.

Le Don et des mots. Pas les siens. Jamais les siens. Maintenant les siens.

— Nom des bourrasques, c’est entêtant, hein ? J’ai dû faire tout le trajet de retour avec ça, Majesté. À l’écouter divaguer à l’arrière du chariot la moitié du temps, et l’autre moitié à le sentir fixer ma nuque.

— Et Malice ? Vous avez parlé de lui.

— Il a commencé le voyage avec moi, Majesté. Mais le deuxième jour, il a déclaré qu’il avait besoin d’une pierre.

— D’une… pierre ?

— Oui, Majesté. Il a sauté au bas du chariot, il en a trouvé une et ensuite, hum, il s’en est servi pour se frapper la tête. Trois ou quatre fois. Il est revenu au chariot avec un rictus étrange, et il a déclaré… hum…

— Oui ?

— Eh bien, qu’il avait eu besoin… je l’avais mémorisé pour vous. Il a dit : « J’avais besoin d’un cadre de référence objectif à travers lequel juger l’expérience de votre compagnie. Je la place quelque part entre quatre et cinq coups. » Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce qu’il voulait dire. Je crois qu’il se moquait de moi.

— On peut l’affirmer sans risquer de se tromper.

Pourquoi ne hurlaient-ils pas ? Cette chaleur ! La mort. La mort et les morts et les morts qui parlaient sans hurler de la mort excepté celle qui ne venait jamais.

— Après quoi, Majesté, Malice a comme qui dirait… pris la fuite. Dans les collines. Comme une rafale de Mangecorne.

— Ne cherchez pas à comprendre Malice, Bordin. Vous n’arriverez qu’à vous faire du mal.

— Entendu, clarissime.

— Je l’apprécie beaucoup, ce Malice.

— Nous en sommes tout à fait conscients, Elhokar.

— En toute franchise, Majesté, je préférais la compagnie du fou.

— Évidemment. Si les gens appréciaient la présence de Malice, il ne serait pas un Malicieux très efficace, n’est-ce pas ?

Ils étaient en feu. Les murs, le sol étaient en feu. Des flammes et l’intérieur d’un impossible où se trouver et puis plus rien. Où ?

Un voyage. De l’eau ? Des roues ?

Du feu. Oui, du feu.

— Est-ce que vous m’entendez, le fou ?

— Elhokar, regardez-le. Je doute qu’il comprenne.

— Je suis Talenel’Elin, Héraut de la Guerre.

La voix. Il la parla. Sans réfléchir. Les mots sortirent, comme ils le faisaient toujours.

— Pardon ? Parlez plus fort, je vous prie.

— Le temps du Retour, de la Désolation, est proche. Nous devons nous préparer. Vous aurez oublié beaucoup, après la destruction des temps passés.

— J’en comprends une partie, Elhokar. C’est de l’aléthi. Avec un accent du Nord. Pas ce que j’aurais attendu d’un homme à la peau si brune.

— Où avez-vous trouvé cette Lame, le fou ? Dites-le-moi. La plupart des Lames sont recensées à travers les générations, et leur histoire comme leur transmission sont consignées. Celle-ci est totalement inconnue. À qui l’avez-vous prise ?

— Kalak vous apprendra à fondre le bronze, si vous l’avez oublié. Nous spiricanterons des blocs d’acier, mais il est bien plus facile de fondre que de forger, et vous devrez disposer de quelque chose que nous puissions produire rapidement. Vos outils de pierre ne seront d’aucune utilité contre ce qui se prépare.

— Il a parlé de bronze ? Et de pierre ?

— Vedel peut former vos chirurgiens, et Jezrien… il vous apprendra à diriger les hommes. Tant de choses se perdent entre les Retours…

— La Lame d’Éclat ! Où l’avez-vous trouvée ?

— Comment l’avez-vous séparée de lui, Bordin ?

— Nous ne l’avons pas fait, clarissime ; il l’a simplement laissée tomber.

— Et elle n’a pas disparu ? Dans ce cas, elle n’est pas liée. Il ne devait pas l’avoir depuis longtemps. Ses yeux étaient-ils de cette couleur quand vous l’avez découvert ?

— Oui, clarissime. Un sombre-iris avec une Lame d’Éclat ; un spectacle curieux.

— Je formerai vos soldats. Nous devrions avoir le temps. Ishar parle constamment d’une manière d’empêcher les informations de se perdre après les Désolations. Et vous avez découvert quelque chose d’inattendu. Nous nous en servirons. Des Fluctomanciens pour jouer les gardiens… Des chevaliers…

— Il a déjà dit tout ça, Majesté. Quand il marmonne, il… il continue en boucle. Encore et encore. Je crois qu’il ne sait même pas ce qu’il raconte. C’est curieux que son expression ne change pas quand il parle.

— C’est effectivement un accent aléthi.

— Il donne l’impression de vivre dans la nature depuis quelque temps, avec ces longs cheveux et ces ongles cassés. Peut-être qu’un villageois aura perdu son père dément.

— Et la Lame, Elhokar ?

— Vous ne pensez tout de même pas qu’elle est à lui, mon oncle.

— Les jours à venir seront difficiles mais l’humanité, si elle se forme correctement, survivra. Vous devez me conduire à vos dirigeants. Les autres Hérauts devraient bientôt nous rejoindre.

— Je suis prêt à tout envisager, ces jours-ci. Majesté, je vous suggère de l’envoyer aux ardents. Peut-être pourront-ils l’aider à recouvrer l’esprit.

— Qu’allez-vous faire de la Lame d’Éclat ?

— Nous lui trouverons certainement un bon usage. En fait, je viens d’avoir une idée. J’aurai peut-être besoin de vous, Bordin.

— Tout ce que vous voudrez, clarissime.

— Je crois… que j’arrive trop tard… cette fois-ci.

Depuis combien de temps ?

Combien de temps ?

Combien de temps ?

Combien de temps ?

Combien de temps ?

Combien de temps ?

Combien de temps ?

Trop longtemps.

Au retour d’Eshonai, ils l’attendaient.

Un millier d’individus s’attroupaient sur le bord du plateau à l’extérieur de Narak. Travailleurs, agiles, soldats et même quelques accouplants arrachés à leur hédonisme par la perspective d’une nouveauté. Une nouvelle forme, une forme de pouvoir ?

Eshonai marchait vers eux d’un pas vif, s’émerveillant de l’énergie qui la traversait. De minuscules éclairs rouges, presque invisibles, s’échappaient de sa main si elle serrait rapidement le poing. La teinte de sa peau marbrée – noire en grande partie, parcourue de fines lignes rouges – n’avait pas changé, mais elle avait perdu l’armure volumineuse de la forme de guerre. À la place, de petits reliefs saillaient à travers la peau de ses bras, qui était fermement tendue par endroits. Elle avait testé la nouvelle armure contre les pierres et l’avait trouvée très solide.

Elle possédait à nouveau des cheveux. Depuis combien de temps n’avait-elle pas connu cette sensation ? Plus incroyable encore, elle se sentait déterminée. Plus besoin de se soucier du sort de son peuple ; elle savait quoi faire.

Venli se fraya un chemin jusqu’à l’avant du groupe tandis qu’Eshonai atteignait le bord du gouffre. Elles se regardèrent par-dessus le vide, et Eshonai lut la question sur les lèvres de sa sœur. Est-ce que ça a marché ?

Eshonai sauta par-dessus le gouffre. Elle n’eut pas besoin de l’élan que nécessitait la forme de guerre ; elle s’accroupit, puis se projeta dans les airs. Le vent sembla se tortiller autour d’elle. Elle s’élança au-dessus du gouffre, atterrit parmi son peuple, et des lignes de pouvoir rouges remontèrent le long de ses jambes lorsqu’elle s’accroupit, absorbant l’impact de l’atterrissage.

Des gens reculèrent. Si net. Tout était si net.

— Je suis revenue des tempêtes, dit-elle sur Louange, que l’on pouvait aussi utiliser pour exprimer la véritable satisfaction. J’apporte avec moi l’avenir de deux peuples. Nos jours de deuil touchent à leur terme.

— Eshonai ? (C’était Thude, vêtu de son long manteau.) Eshonai, tes yeux.

— Oui ?

— Ils sont rouges.

— Ils représentent ce que je suis devenue.

— Mais, dans les chants…

— Ma sœur ! appela Eshonai sur Résolution. Viens contempler ce que tu as créé !

Venli approcha, timidement tout d’abord.

— La forme de tempête, murmura-t-elle sur Stupeur. Alors ça fonctionne ? Tu peux te déplacer sans risque au cœur des tempêtes ?

— Et bien plus que ça, dit Eshonai. Les vents m’obéissent. Et puis, Venli, je sens quelque chose… quelque chose qui se prépare. Une tempête.

— Tu sens une tempête en ce moment même ? Dans les rythmes ?

— Au-delà des rythmes, dit Eshonai. (Comment pouvait-elle l’expliquer ? Comment pouvait-elle décrire le goût à quelqu’un qui n’avait pas de bouche, la vue à quelqu’un qui n’avait jamais vu ?) Je sens une tempête qui se prépare juste au-delà de notre expérience. Une tempête puissante et furieuse. Une tempête majeure. Si nous étions assez nombreux à arborer cette forme ensemble, nous pourrions l’appeler. Nous pourrions plier les tempêtes à notre volonté et les retourner contre nos ennemis.

Un fredonnement sur le Rythme de Stupeur se répandit parmi les spectateurs. Comme ils faisaient partie de ceux-qui-écoutent, ils pouvaient percevoir le rythme, l’entendre. Tous étaient harmonisés, tous étaient en rythme les uns avec les autres. C’était parfait.

Eshonai tendit les bras sur les côtés et parla d’une voix forte.

— Rejetez le désespoir et chantez sur le Rythme de Joie ! J’ai scruté les profondeurs de l’œil du Cavalier des Tempêtes et j’ai vu sa trahison. Je connais son esprit, et j’ai lu son intention d’aider les humains contre nous. Mais ma sœur a découvert le salut ! Grâce à cette forme, nous pouvons nous tenir debout tout seuls, indépendants, et chasser nos ennemis de cette terre comme la tempête chasse les feuilles !

Le fredonnement sur Stupeur s’intensifia, et certains se mirent à chanter. Eshonai savoura le moment.

Elle ignora résolument la voix, au plus profond d’elle, qui hurlait d’horreur.

TROISIÈME PARTIE

MORTELS

Shallan – Kaladin – Adolin – Navani

Par ailleurs, lorsqu’ils se furent entendus quant à la nature de chacun des liens, ils baptisèrent celui-ci « lien de Nahel », se référant à l’effet produit sur les âmes de ceux qui se trouvaient sous son emprise ; selon cette description, chacun était en relation avec les liens qui gouvernent Roshar lui-même, dix Flux, nommés à leur tour, deux pour chaque ordre ; il apparaît sous cet angle que chacun des ordres devait nécessairement partager un Flux avec l’un de ses voisins.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 8, page 6.

Adolin lança sa Lame d’Éclat.

Manier ces armes ne consistait pas qu’à pratiquer les postures et à s’habituer à la trop grande légèreté des mouvements. Un maître de la Lame apprenait à pousser ce lien plus loin. Il apprenait à ordonner à l’épée de rester en place lorsqu’il la lâchait, et à la rappeler depuis les mains de ceux qui l’auraient ramassée. Il apprenait que l’homme et l’épée, d’une certaine manière, ne faisaient qu’un. L’arme devenait un fragment de votre âme.

Adolin avait appris à contrôler ainsi sa Lame. En règle générale. Aujourd’hui, l’arme se désintégra presque aussitôt après avoir quitté ses doigts.

La longue Lame argentée se transforma en vapeur blanche (conservant sa forme un très bref instant, comme un anneau de fumée) avant d’exploser dans un nuage de filaments blancs sinueux. Adolin gronda de frustration et fit les cent pas sur le plateau, main tendue sur le côté pour rappeler son arme. Dix battements de cœur. Parfois, ça semblait une éternité.

Il portait sa Cuirasse sans le casque, qui était posé sur une pierre, et ses cheveux flottaient librement sous la brise matinale. Il avait besoin de la Cuirasse ; son épaule et son flanc gauches étaient une masse d’ecchymoses violettes. Sa tête lui faisait encore mal d’avoir heurté le sol pendant l’attaque de l’assassin la nuit dernière. Sans la Cuirasse, il serait bien moins agile aujourd’hui.

Par ailleurs, il avait besoin de sa force. Il regardait constamment par-dessus son épaule en s’attendant à y voir l’assassin. Il avait veillé toute la nuit, assis sur le sol devant la chambre de son père, vêtu de sa Cuirasse, bras croisés sur les genoux, mâchant de l’écorce de schiste pour rester éveillé.

On l’avait surpris une fois sans sa Cuirasse. Ça ne se reproduirait pas.

Et que vas-tu faire ? se demanda-t-il tandis que la Lame réapparaissait. La porter en permanence ?

La partie de lui qui posait ces questions-là était rationnelle. Et il n’avait pas envie d’être rationnel en ce moment même.

Il secoua sa Lame pour en chasser la condensation, puis la fit tourner et la lança au loin, transmettant les ordres mentaux qui lui dicteraient de rester entière. Une fois de plus, la Lame se transforma en brume quelques instants après avoir quitté ses doigts. Elle ne franchit même pas la moitié de la distance le séparant de la formation rocheuse qu’il visait.

Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ? Des années plus tôt, il maîtrisait les commandes de la Lame. D’accord, il ne s’était pas souvent entraîné à lancer son épée – ces choses-là étaient interdites lors des duels, et il n’avait même pas pensé qu’il aurait besoin d’utiliser cette manœuvre. C’était avant qu’il se retrouve coincé sur le plafond d’un couloir, incapable d’attaquer correctement un assassin.

Adolin s’avança jusqu’au bord du plateau et regarda fixement l’étendue irrégulière des Plaines Brisées. Un petit groupe de trois gardes le regardait non loin de là. Pitoyable. Que feraient trois hommes de pont si l’Assassin en Blanc revenait ?

Kaladin s’est montré valeureux au combat, se rappela-t-il. Plus que toi. Cet homme s’était révélé d’une efficacité suspecte.

Renarin affirmait qu’Adolin était injuste vis-à-vis du capitaine des hommes de pont, mais il y avait quelque chose d’étrange chez cet homme-là. Bien au-delà de son attitude – la façon dont il donnait toujours l’impression de vous accorder une faveur quand il vous parlait. La façon dont il semblait constamment morose en toutes occasions, en colère contre le monde lui-même. Il était antipathique, tout simplement, mais Adolin avait connu beaucoup de gens antipathiques.

Kaladin était aussi étrange. D’une manière qu’Adolin ne parvenait pas à préciser.

En tout cas, les hommes de Kaladin faisaient simplement leur devoir. Inutile de s’énerver contre eux ; il leur adressa donc un sourire.

La Lame d’Éclat d’Adolin tomba de nouveau entre ses doigts, trop légère pour sa taille. Il avait toujours éprouvé une certaine force lorsqu’il la tenait. Jamais auparavant Adolin ne s’était senti impuissant lorsqu’il portait ses Éclats. Même cerné par les Parshendis, même persuadé qu’il allait mourir, il éprouvait malgré tout de la puissance.

Où était cette sensation à présent ?

Il pivota sur lui-même et jeta l’arme, se concentrant comme Zahel le lui avait appris des années auparavant, envoyant des instructions directes à la Lame – en se représentant ce qu’il devait faire. L’arme resta entière, tournoyant sur elle-même, scintillant dans les airs. Elle se planta jusqu’à la poignée dans la formation rocheuse. Adolin laissa échapper le souffle qu’il retenait jusque-là. Enfin. Il renvoya sa Lame et elle se changea en brume, qui s’écoula comme une rivière minuscule du trou qu’elle laissait derrière elle.

— Venez, dit-il à ses gardes du corps, avant de reprendre son casque sur la pierre et de se diriger vers le camp de guerre tout proche.

Comme l’on pouvait s’y attendre, c’était là que le bord du cratère qui formait le mur du camp de guerre était le plus usé, à l’est. Le camp s’était déployé comme se répand le contenu d’un œuf de tortue brisé, et, au fil des ans, il avait même commencé à progresser lentement sur les plateaux voisins.

De cette niche de civilisation émergea une procession extrêmement curieuse. La congrégation d’ardents vêtus de robes psalmodiait à l’unisson, entourant des parshes qui portaient de grands piquets très droits, comme des lances. Une pièce de soie chatoyait entre ces piquets, longue d’une bonne douzaine de mètres, et ondulait au vent, masquant la vue de quelque chose en son centre.

Des Spiricantes ? Ils ne sortaient normalement pas en plein jour.

— Attendez ici, dit-il à ses gardes du corps avant de se ruer vers les ardents.

Les trois hommes de pont obéirent. Si Kaladin s’était trouvé avec eux, il aurait insisté pour le suivre. Peut-être le comportement de ce garçon résultait-il de sa position étrange. Pourquoi le père d’Adolin avait-il placé un soldat sombre-iris en dehors de la structure de commandement ? Adolin était tout à fait disposé à traiter les hommes avec respect et honneur indépendamment de la couleur de leurs yeux, mais le Tout-Puissant avait placé certains hommes en position d’autorité et d’autres en dessous d’eux. C’était l’ordre naturel des choses.

Les parshes qui portaient les piquets le regardèrent approcher, puis baissèrent les yeux à terre. Près d’eux, les ardents laissèrent passer Adolin, même s’ils semblaient mal à l’aise. Adolin était autorisé à voir les Spiricantes, mais il était plus rare qu’il leur rende visite.

À l’intérieur de la pièce temporaire aux murs de soie, Adolin trouva Kadash, l’un des plus éminents parmi les ardents de Dalinar. Il était très grand et avait autrefois été soldat, comme en témoignaient ses cicatrices. Il s’entretenait avec des ardents aux robes rouge sang.

Le terme de Spiricantes désignait à la fois les personnes qui pratiquaient cet art et les fabriaux qu’ils employaient. Kadash lui-même n’en était pas un ; il portait la robe grise ordinaire au lieu de la rouge, le crâne rasé, et son visage était agrémenté d’une barbe carrée. Il remarqua Adolin, hésita brièvement, puis baissa la tête en signe de respect. Comme tous les ardents, Kadash était techniquement un esclave.

Les cinq Spiricantes aussi. Chacun d’eux se tenait debout avec la paume droite sur la poitrine, dévoilant un fabrial scintillant sur le dos de la main. L’une des ardents darda un coup d’œil vers Adolin. Père-des-tempêtes – ce regard n’était pas humain, enfin plus maintenant. L’utilisation prolongée d’un Spiricante avait transformé leurs yeux, qui scintillaient désormais comme des gemmes. La peau de cette femme s’était durcie jusqu’à évoquer la pierre, lisse et parcourue de fines crevasses. Comme si elle était une statue vivante.

Kadash rejoignit Adolin en hâtant le pas.

— Clarissime, lui dit-il. Je ne savais pas que vous alliez venir superviser les opérations.

— Je ne suis pas venu superviser, répondit Adolin avec un coup d’œil gêné aux Spiricantes. Je suis simplement surpris. En règle générale, ne faites-vous pas ça la nuit ?

— Nous ne pouvons plus nous le permettre, Votre Clarté, expliqua Kadash. On exige trop de choses des Spiricantes. Des bâtiments, de la nourriture, faire disparaître les déchets… Afin de pouvoir nous y plier, nous allons devoir commencer à former de multiples ardents à l’utilisation de chacun des fabriaux, puis à les utiliser par roulement. Votre père a donné son approbation sur ce point dans la semaine.

Sa réponse lui attira des regards de plusieurs des ardents en robe rouge. Que pensaient-ils du fait que d’autres s’entraînent sur leurs fabriaux ? Leurs expressions quasi surnaturelles étaient indéchiffrables.

— Je vois, dit Adolin.

Nom des bourrasques, nous nous reposons beaucoup sur ces engins-là. Tout le monde parlait des Lames et des Cuirasses d’Éclat, et de leurs avantages en temps de guerre. Mais, en réalité, c’étaient ces étranges fabriaux – et les céréales qu’ils produisaient – qui avaient permis à cette guerre de progresser comme elle l’avait fait.

— Pouvons-nous reprendre, Votre Clarté ? demanda Kadash.

Adolin hocha la tête, et Kadash rejoignit les cinq et leur donna quelques ordres brefs. Il parlait d’une voix rapide et nerveuse. C’était étrange de voir Kadash ainsi, lui qui était généralement si placide et flegmatique. Les Spiricantes produisaient cet effet sur tout le monde.

Les cinq se mirent à psalmodier doucement, en harmonie avec le chant des ardents de l’extérieur. Les cinq s’avancèrent en rang, levèrent la main, et Adolin sentit la sueur perler sur son visage, soudain glacé par le vent qui parvenait à s’infiltrer au-delà des murs de soie.

Au début, il n’y avait rien. Puis apparut de la pierre.

Adolin crut entrevoir brièvement de la brume en train de se solidifier (comme lors de l’apparition d’une Lame d’Éclat) tandis qu’un mur massif jaillissait du néant. Le vent soufflait vers l’intérieur, comme aspiré par la pierre en train de se matérialiser, ce qui fit claquer violemment l’étoffe qui s’agita et se tortilla dans les airs. Pourquoi le vent se retrouvait-il attiré vers l’intérieur ? La pierre n’aurait-elle pas dû le repousser, au contraire ?

La grande barrière était contiguë à la pierre des deux côtés, ce qui fit gonfler les paravents de soie vers l’extérieur et les suréleva dans les airs.

— Il va nous falloir des piquets plus hauts, marmonna Kadash à mi-voix.

Le mur de pierre possédait le même aspect utilitaire que les baraquements, mais c’était là une nouvelle forme. S’il était aplati du côté qui faisait face au camp, il était incliné de l’autre côté, dessinant une forme triangulaire. Adolin reconnut là quelque chose que son père construisait avec osbtination depuis des mois.

— Un brise-vent ! commenta Adolin. C’est formidable, Kadash.

— Oui, eh bien, votre père a semblé apprécier la proposition. S’il y en a quelques dizaines de semblables ici, les chantiers de construction pourront s’étendre à tout le plateau sans craindre les tempêtes majeures.

Ce n’était pas totalement vrai. Il fallait toujours s’inquiéter des tempêtes majeures, car elles étaient capables de projeter des rochers et d’arracher des bâtiments de leurs fondations. Mais un brise-vent bien solide serait une bénédiction du Tout-Puissant, ici, dans les terres d’orage.

Les Spiricantes se retirèrent, sans parler aux autres ardents. Les parshes s’efforçaient de suivre l’allure, et ceux qui se trouvaient d’un côté de la barrière couraient derrière elle en portant la pièce de soie dont ils ouvraient l’arrière pour laisser le nouveau brise-vent s’échapper de cet espace clos. Ils passèrent près d’Adolin et de Kadash, les laissant exposés sur le plateau, debout à l’ombre du grand édifice de pierre tout neuf.

Le mur de soie se releva, masquant la vue des Spiricantes. L’instant d’avant, Adolin remarqua les mains de l’un des Spiricantes ; l’éclat du fabrial avait disparu. Sans doute l’une des gemmes qu’elle contenait s’était-elle brisée, sinon plusieurs.

— Je continue à trouver ça incroyable, déclara Kadash en regardant la barrière de pierre. Même après toutes ces années. Si nous avions besoin d’une preuve de la main du Tout-Puissant dans nos vies, la voici sans aucun doute.

Quelques sprènes de gloire dorés apparurent autour de lui en tourbillonnant.

— Les Radieux étaient capables de spiricanter, n’est-ce pas ? demanda Adolin.

— Il est écrit que oui, répondit prudemment Kadash. La Félonie – le nom donné à la trahison de l’humanité par les Radieux – a souvent été perçue comme un échec du vorinisme en tant que religion. La façon dont l’Église a cherché à s’emparer du pouvoir lors des siècles qui ont suivi était encore plus embarrassante.

— De quoi d’autre les Radieux étaient-ils capables ? demanda Adolin. Ils possédaient d’étranges pouvoirs, c’est bien ça ?

— Je n’ai pas lu de manière approfondie sur le sujet, Votre Clarté, reconnut Kadash. Peut-être aurais-je dû y consacrer plus de temps, ne serait-ce que pour me rappeler les funestes conséquences de l’orgueil. Je m’assurerai de le faire, Votre Clarté, afin de demeurer fidèle et de me rappeler la place qui revient à tous les ardents.

— Kadash, lui dit Adolin en regardant s’éloigner la procession de soie chatoyante, c’est d’informations que j’ai besoin actuellement, pas d’humilité. L’Assassin en Blanc est revenu.

Kadash en eut le souffle coupé.

— Les perturbations au palais la nuit dernière ? Les rumeurs disent vrai ?

— Oui.

Inutile de le cacher. Son père et le roi en avaient parlé aux hauts-princes, et ils réfléchissaient à la façon dont divulguer l’information à tous les autres.

Adolin soutint le regard de l’ardent.

— Cet assassin marchait sur les murs comme si l’attraction terrestre ne signifiait rien pour lui. Il est tombé de trente mètres sans se blesser. Il était pareil à un Néantifère, la mort incarnée. Donc, je vous repose la question : de quoi les Radieux étaient-ils capables ? Ce genre de pouvoirs leur étaient-ils attribués ?

— Ceux-là ainsi que d’autres, Votre Clarté, murmura Kadash, le visage soudain exsangue. J’ai parlé à plusieurs soldats qui ont survécu à cette première nuit affreuse où l’ancien roi a été tué. Je croyais que les choses qu’ils affirmaient avoir vues résultaient d’un traumatisme…

— J’ai besoin de le savoir, insista Adolin. Renseignez-vous sur le sujet. Lisez. Dites-moi de quoi cette créature est peut-être capable. Nous devons découvrir comment le combattre. Il reviendra sûrement.

— Entendu, répondit Kadash, visiblement secoué. Mais… Adolin ? Si ce que vous dites est exact… Nom des bourrasques ! Ça pourrait signifier que les Radieux ne sont pas morts.

— Je sais.

— Le Tout-Puissant nous protège, murmura Kadash.

Navani Kholin adorait les camps de guerre. Dans les cités ordinaires, tout était tellement chaotique. Des boutiques là où n’était pas vraiment leur place, des rues qui refusaient de former des lignes droites.

Les militaires, en revanche, appréciaient l’ordre et la rationalité – du moins, les meilleurs d’entre eux. Leurs camps le reflétaient. Des baraquements soigneusement alignés, des boutiques qui se limitaient aux marchés au lieu d’apparaître à tous les coins de rue. Depuis sa position au sommet de sa tour d’observation, elle voyait la majeure partie du camp de Dalinar. Tellement impeccable, tellement réfléchi.

C’était là la marque de l’humanité : transformer le monde sauvage et désorganisé en quelque chose de logique. On pouvait accomplir tellement plus quand tout était à sa place, quand on trouvait facilement les personnes ou les choses dont on avait besoin. Tout ça était nécessaire à la créativité.

Les préparatifs soigneux étaient, en effet, l’eau qui nourrissait l’innovation.

Elle prit une profonde inspiration et se retourna vers la cour des ingénieurs, qui dominaient la partie est du camp de guerre de Dalinar.

— Bon, tout le monde ! appela-t-elle. Faisons un essai !

Ce test était prévu depuis bien avant l’attaque de l’assassin, et elle avait décidé de le maintenir. Qu’allait-elle faire d’autre ? Rester assise à s’inquiéter ?

Le sol, en dessous d’elle, se mit à grouiller d’activité. Sa plateforme d’observation surélevée était haute d’environ sept mètres et lui donnait une bonne vue de la cour des ingénieurs. Elle était encadrée par une douzaine d’ardents et d’érudits différents – ainsi que par Matain et quelques autres fulgiciens. Elle ne savait toujours pas très bien ce qu’elle pensait de ces gens-là – ils passaient beaucoup trop de temps à parler de numérologie et à déchiffrer les vents. Ils qualifiaient tout ça de science, tentative visant à esquiver les interdits vorins relatifs à la prédiction de l’avenir.

Il leur était, cela dit, effectivement arrivé de fournir des informations utiles. Elle les avait invités pour cette raison – et parce qu’elle voulait les garder à l’œil.

L’objet de son attention, et le sujet du test du jour, était une grande plateforme circulaire au centre de la cour des ingénieurs. L’édifice de bois ressemblait au sommet d’une tour de siège qu’on aurait découpée et posée à terre. Il était entouré de créneaux où l’on avait installé des mannequins, semblables à ceux que les soldats utilisaient pour leur entraînement au tir à l’arc. À côté de cette plateforme au sol se dressait une grande tour en bois sur les murs de laquelle courait un réseau d’échafaudages. Des ouvriers s’y affairaient, vérifiant que tout était opérationnel.

— Vous devriez vraiment lire ceci, Navani, déclara Rushu en étudiant un compte-rendu.

La jeune femme était une ardente et n’avait absolument aucun droit de posséder des cils aussi somptueux ni des traits aussi délicats. Rushu avait rejoint l’ardence pour échapper aux avances des hommes. Un choix idiot, à en juger par la façon dont les ardents de sexe masculin voulaient constamment travailler avec elle. Par chance, elle était également brillante. Et Navani avait toujours besoin de gens brillants.

— Je le lirai plus tard, répondit Navani sur un ton de réprimande légère. Nous avons du travail pour l’instant, Rushu.

— … changeait même lorsqu’il était dans l’autre pièce, marmonna Rushu en changeant de page. Répétable et mesurable. Uniquement des sprènes de flamme pour l’instant, mais il existe tant d’autres applications potentielles…

— Rushu, déclara Navani un peu plus fermement cette fois. Le test ?

— Ah oui ! Désolée, clarissime. (Elle rangea les pages repliées dans une poche de sa robe. Puis elle passa la main sur son crâne rasé, pensive.) Navani, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi le Tout-Puissant avait doté les hommes de barbes, mais pas les femmes ? D’ailleurs, pourquoi considère-t-on comme féminin qu’une femme porte les cheveux longs ? L’abondance capillaire ne devrait-elle pas être un trait masculin ? Beaucoup d’entre eux en ont une grande quantité, voyez-vous.

— Concentrez-vous, mon enfant, lui dit Navani. Je veux que vous observiez le test quand il sera en cours. (Elle se tourna vers les autres.) C’est valable pour vous tous. Si cet engin s’écrase de nouveau à terre, je ne veux pas perdre encore une semaine à essayer de comprendre ce qui a mal tourné !

Les autres acquiescèrent, et Navani se surprit à éprouver une grande excitation, tandis qu’une partie de la tension résultant de l’attaque de la veille se dissipait enfin. Elle passa mentalement en revue le protocole de test. Les gens à l’écart du danger… Les ardents sur différentes plateformes toutes proches, qui observaient attentivement l’expérience avec des plumes et du papier pour prendre des notes… Des pierres infusées…

Tout avait été vérifié trois fois. Elle s’avança jusqu’à l’avant de sa plateforme, tenant fermement la rampe de sa libre-main et de sa sage-main gantée, et bénit le Tout-Puissant pour la distraction bienvenue qu’offrait un bon projet lié aux fabriaux. Elle s’était plongée dans celui-ci, au départ, afin de cesser de s’inquiéter pour Jasnah, bien qu’elle ait fini par comprendre que sa fille devait être saine et sauve. Certes, les rapports affirmaient à présent que le navire était perdu corps et biens, mais ce n’était pas la première fois qu’une catastrophe supposée avait frappé la fille de Navani. Jasnah jouait avec le danger comme un enfant avec un crémillon captif, et elle s’en sortait toujours.

Le retour de l’assassin, en revanche… Oh, Père-des-tempêtes. S’il lui prenait Dalinar comme il avait pris Gavilar…

— Donnez le signal, dit-elle aux ardents. Nous avons tout vérifié plus souvent que nécessaire.

Les ardents acquiescèrent et, par le biais d’échocalames, ils écrivirent aux ouvriers qui se trouvaient en bas. Navani remarqua, non sans contrariété, qu’une silhouette vêtue d’une Cuirasse d’Éclat bleue s’était aventurée dans la cour des ingénieurs, casque sous le bras, dévoilant une tignasse blonde en désordre semée de noir. Les gardes étaient censés maintenir les gens à l’extérieur, mais ces interdictions ne s’appliquaient pas aux héritiers du haut-prince. Adolin aurait le bon sens de garder ses distances. Du moins l’espérait-elle.

Elle se retourna vers la tour de bois. Les ardents qui se trouvaient au sommet y avaient activé les fabriaux et descendaient maintenant par les échelles latérales, tout en défaisant des loquets sur leur passage. Une fois qu’ils atteignirent le bas, des ouvriers en retirèrent les côtés à l’aide de rouleaux. C’étaient les seules choses qui maintenaient le haut de la tour en place. Sans eux, il devait tomber.

Le sommet de la plateforme demeura cependant immobile – suspendu en l’air d’une manière qui aurait dû être impossible. Navani retint son souffle. La seule chose qui le reliait au sol était un jeu de deux poulies et de cordes, mais celui-ci ne le soutenait absolument pas. Ce morceau de bois épais et carré était à présent suspendu dans les airs sans le moindre soutien.

Les ardents qui l’entouraient murmuraient d’un air surexcité. Maintenant, le véritable test. Navani fit signe aux hommes qui se trouvaient en bas, et ils activèrent la manivelle des poulies pour abaisser la partie flottante du bois. Le parapet des archers tout proche se mit à trembler, puis s’éleva dans les airs selon un mouvement exactement contraire à celui du carré.

— Ça marche ! s’exclama Rushu.

— Je n’aime pas ce vacillement, déclara Falilar. (Le vieil ingénieur gratta sa barbe d’ardent.) Cette ascension devrait être plus fluide.

— Il ne tombe pas, observa Navani. Je m’en contenterai.

— Si les vents le voulaient bien, je serais montée là-haut, déclara Rushu en levant sa lunette. Je ne vois même pas scintiller les gemmes. Et si elles étaient en train de se fendre ?

— Dans ce cas, nous finirons par le découvrir, répondit Navani, même si, en réalité, elle aurait elle-même apprécié de se trouver au sommet du parapet lors de son ascension.

Dalinar en ferait une attaque s’il apprenait qu’elle se livrait à ce genre de choses. Il était adorable, mais quelque peu surprotecteur. De la même manière qu’une tempête majeure était quelque peu venteuse.

Le parapet poursuivit son ascension vacillante. Il se comportait comme si quelqu’un l’avait hissé, bien qu’il n’y ait strictement rien pour le soutenir. Enfin, il atteignit son apogée. Le carré de bois qui avait été suspendu dans les airs se trouvait à présent contre le sol, fixé en place. Le parapet circulaire, quant à lui, était suspendu dans les airs, légèrement de travers.

Il ne retomba pas.

Adolin gravit d’un pas lourd les marches menant à la plateforme d’observation de Navani, faisant trembler et cliqueter tout l’édifice avec sa Cuirasse. Lorsqu’il la rejoignit, les autres érudits bavardaient entre eux et griffonnaient furieusement. Des sprènes de logique s’élevaient autour d’eux sous forme de minuscules nuages d’orage.

Ça avait fonctionné. Enfin.

— Tiens, lança Adolin, est-ce que cette plateforme vole ?

— C’est seulement maintenant que tu le remarques, mon cher ? s’étonna Navani.

Il se gratta la tête.

— J’avais la tête ailleurs, ma tante. Tiens. C’est… très curieux.

Il semblait préoccupé.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Navani.

— C’est… c’est comme…

Comme lui. L’assassin, qui avait – selon Adolin et Dalinar tout à la fois – manipulé les sprènes de gravité d’une manière ou d’une autre.

Navani se tourna vers les érudits.

— Pourquoi ne descendriez-vous pas leur demander d’abaisser la plateforme ? Vous pourrez inspecter les gemmes et voir s’il y en a de brisées.

Les autres y entendirent qu’on les congédiait et descendirent les marches en un groupe surexcité, mais Rushu – cette chère Rushu – s’attarda.

— Ah, commenta-t-elle. Il vaudrait mieux regarder d’ici, au cas où…

— Je souhaite parler à mon neveu. Seule, je vous prie.

Parfois, lorsqu’on travaillait avec des érudits, il fallait savoir se montrer brutal.

Rushu rougit enfin, puis s’inclina et s’éloigna d’un pas hâtif. Adolin s’avança jusqu’au garde-corps. Il était difficile de ne pas se sentir minuscule à côté d’un homme vêtu d’une Cuirasse, et, quand il tendit la main pour saisir le garde-corps, il lui sembla entendre le bois gémir sous la force de cette poigne. Il aurait pu le briser sans même y réfléchir.

Il faut que je comprenne comment fabriquer d’autres spécimens comme celui-ci, se dit-elle. Bien qu’elle ne soit pas guerrière, il existait peut-être des choses qu’elle puisse faire pour protéger sa famille. Plus elle comprenait les secrets de la technologie et du pouvoir des sprènes enfermés dans ces gemmes, plus elle était proche de découvrir ce qu’elle cherchait.

Adolin regardait fixement sa main. Ah, il avait donc enfin remarqué ?

— Ma tante ? s’exclama-t-il d’une voix tendue. Un gant ?

— Beaucoup plus pratique, répondit-elle en levant sa sage-main et en remuant les doigts. Oh, ne me regarde pas comme ça. Les femmes sombres-iris font ça tout le temps.

— Vous n’êtes pas sombre-iris.

— Je suis la reine douairière, déclara Navani. Tout le monde se moque bien de savoir ce que je fais. Je pourrais me balader entièrement nue, et ils se contenteraient de secouer la tête en disant que j’ai toujours été excentrique.

Adolin soupira, mais changea de sujet en désignant la plateforme.

— Comment avez-vous fait ?

— Fabriaux jumelés, répondit Navani. L’astuce consistait à surmonter les faiblesses structurelles des gemmes, qui succombaient trop facilement à la pression accrue résultant des infusions simultanées et des chocs physiques. Nous…

Elle laissa sa phrase en suspens lorsqu’elle vit le regard d’Adolin se voiler. C’était un jeune homme brillant pour la plupart des interactions sociales, mais il n’avait pas la moindre fibre d’érudition en lui. Navani sourit et adopta un langage profane.

— Si l’on fend la gemme d’un fabrial d’une certaine manière, expliqua Navani, on peut relier les deux moitiés ensemble de sorte que chacune imite les mouvements de l’autre. Comme pour un échocalame.

— Ah, très bien, approuva Adolin.

— Eh bien, poursuivit Navani, nous pouvons aussi produire deux moitiés qui aient des mouvements contraires l’un à l’autre. Nous avons rempli le sol de ce parapet de telles gemmes et placé leurs autres moitiés dans le carré de bois. Une fois que nous les déclencherons toutes, afin que chacune imite les autres en sens inverse, nous pourrons abaisser une plateforme et faire monter l’autre.

— Ah, commenta Adolin. Pouvez-vous faire fonctionner ça sur un champ de bataille ?

C’était, bien entendu, la question même que Dalinar lui avait posée quand elle lui avait montré les plans.

— La question de la proximité pose problème à ce stade, répondit-elle. Plus les paires sont éloignées, plus leur interaction est faible, ce qui les rend plus faciles à fêler. On ne s’en rend pas compte avec quelque chose d’aussi léger qu’un échocalame, mais, lorsqu’on travaille avec des poids plus lourds… En tout cas, on peut sans doute les faire fonctionner dans les Plaines Brisées. C’est notre objectif actuel. On pourrait faire rouler l’un de ces engins là-bas, puis le déclencher et nous écrire par échocalame. Nous baissons la plateforme qui se trouve ici, et vos archers se retrouvent hissés à quinze mètres de hauteur afin d’obtenir une position parfaite pour tirer.

Voilà qui sembla enfin passionner Adolin.

— L’ennemi ne pourrait ni le renverser, ni y grimper ! Père-des-tempêtes, quel avantage tactique !

— Exactement.

— Vous ne semblez pas enthousiaste.

— Je le suis, mon cher, se récria Navani. Mais ce n’est pas l’idée la plus ambitieuse que nous ayons eue pour cette technique. Ni d’une brise, ni d’une bourrasque.

Il la regarda d’un air songeur.

— Tout ça est encore très technique et théorique pour l’instant, répondit Navani en souriant. Mais attends un peu. Quand tu verras tout ce que les ardents sont en train d’imaginer…

— Pas vous ? demanda Adolin.

— Je suis leur marraine, mon cher, répondit Navani en lui tapotant le bras. Même si j’en étais capable, je n’aurais pas le temps de tracer tous les diagrammes et les schémas. (Elle baissa les yeux vers les ardents rassemblés et les femmes scientifiques qui inspectaient le sol de la plateforme.) Ils me tolèrent simplement.

— Il y a sans doute bien plus que ça.

Peut-être, dans une autre vie, en aurait-il été ainsi. Elle était certaine que quelques-uns d’entre eux la percevaient comme une collègue. Beaucoup, en revanche, la voyaient simplement comme la femme qui les parrainait afin de disposer de nouveaux fabriaux dont faire étalage lors des fêtes. Peut-être n’était-elle en effet rien d’autre. Une dame pâle-iris de haut rang devait bien avoir quelques passe-temps, n’est-ce pas ?

— J’imagine que tu es venu m’escorter jusqu’à la réunion ?

Les hauts-princes, ayant eu vent de l’attaque de l’assassin, avaient réclamé qu’Elhokar les reçoive ce jour.

Adolin hocha la tête, puis il sursauta, regarda par-dessus son épaule en entendant un bruit et s’avança, mû par un réflexe protecteur, pour se placer entre Navani et la source du bruit, quelle qu’elle puisse bien être. Le bruit, cependant, provenait simplement d’ouvriers qui retiraient la paroi latérale de l’un des ponts roulants massifs de Dalinar. C’était là la fonction principale de ce terrain ; elle se l’était simplement approprié pour les tests.

Elle tendit le bras vers lui.

— Tu ne vaux pas mieux que ton père.

— Peut-être bien, répondit-il en lui prenant le bras.

Sa main cuirassée aurait pu mettre certaines femmes mal à l’aise, mais elle avait côtoyé les Éclats beaucoup plus souvent que la plupart.

Ils se mirent à descendre les grandes marches ensemble.

— Ma tante, dit-il, avez-vous… fait quoi que ce soit pour encourager les avances de mon père ? Entre vous deux, je veux dire.

Pour un garçon qui passait sa vie à courtiser tout ce qui portait une robe, il rougissait beaucoup en prononçant ces mots.

— L’encourager ? répéta Navani. J’ai fait bien plus que ça, mon enfant. J’ai pratiquement dû le séduire. Votre père est particulièrement têtu.

— Je n’avais pas remarqué, rétorqua Adolin d’un ton ironique. Vous vous rendez bien compte que vous avez considérablement compliqué sa position ? Il s’efforce d’obliger les autres hauts-princes à se conformer aux codes en utilisant les contraintes sociales de l’honneur, et cependant il ignore quelque chose de similaire.

— Une tradition fort ennuyeuse.

— Vous semblez ravie d’ignorer uniquement celles que vous trouvez ennuyeuses, tout en attendant que nous nous conformions à toutes les autres.

— Bien entendu, répondit Navani en souriant. Tu t’en aperçois seulement maintenant ?

L’expression d’Adolin s’assombrit.

— Ne fais pas la tête, lui dit Navani. Tu es libéré du casuel à présent, puisque Jasnah semble avoir décidé d’aller se balader ailleurs. Je n’aurai pas d’autre occasion de te marier dans l’immédiat, du moins pas avant qu’elle ne réapparaisse.

La connaissant, ça pouvait se produire demain – ou dans plusieurs mois.

— Je ne fais pas la tête, répliqua Adolin.

— Bien sûr que non, répondit-elle en tapotant son bras en armure tandis qu’ils atteignaient le bas des marches. Retournons au palais. J’ignore si ton père sera en mesure de retarder le rendez-vous pour nous si nous lambinons.

Et lorsque les gens du peuple parlaient d’eux, les Libérateurs affirmaient être mal jugés en raison de la nature de leur pouvoir ; et lorsqu’ils traitaient avec les autres, ils demeuraient fermes dans leur affirmation selon laquelle d’autres épithètes, notamment « Désagrégateurs », souvent entendu dans la langue populaire, étaient d’inacceptables substituts, à cause du sens qu’on leur prêtait, voisin de celui de « Néantifères ». Ils exprimaient également leur colère quant au préjugé associé, bien qu’il n’y ait, aux yeux d’une grande partie des orateurs, guère de différence entre ces deux catégories.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 17, page 11.

Quand Shallan s’éveilla, elle était une femme nouvelle.

Elle ne savait pas encore avec une certitude absolue qui était cette femme, mais elle savait qui elle n’était pas. Ce n’était plus la jeune fille effrayée qui avait subi le chaos d’un foyer brisé. Ni la jeune femme naïve qui avait tenté de voler Jasnah Kholin. Ce n’était plus la même femme qui avait été trompée par Kabsal puis par Tyn.

Ça ne signifiait pas pour autant qu’elle n’était plus effrayée ni naïve ; elle était les deux. Mais elle était également fatiguée. Fatiguée de se faire bousculer, tromper, mépriser. Au cours du voyage avec Tvlakv, elle avait feint d’être capable de prendre le commandement. Elle n’éprouvait plus le besoin de faire semblant.

Elle s’agenouilla près de l’une des malles de Tyn. Elle avait refusé de laisser les hommes l’ouvrir de force – elle avait besoin de plusieurs malles pour conserver ses vêtements – mais sa fouille de la tente ne lui avait pas permis de trouver la bonne clé.

— Motif, demanda-t-elle, est-ce que tu peux regarder à l’intérieur ? Te faufiler par le trou de la serrure ?

— Mmm… (Motif alla se placer sur le côté de la malle, puis rétrécit jusqu’à atteindre la taille de l’ongle du pouce de Shallan. Il entra facilement. Elle entendit sa voix depuis l’intérieur.) Il fait noir.

— Flûte, lâcha-t-elle en prenant une sphère qu’elle approcha de la serrure. Est-ce que ça t’aide ?

— Je vois un motif, déclara-t-il.

— Un motif ? Quel genre de…

Clic.

Shallan sursauta, puis tendit la main pour soulever le couvercle de la malle. Motif bourdonnait joyeusement à l’intérieur.

— Tu l’as déverrouillée.

— Un motif, dit-il d’une voix joyeuse.

— Tu peux faire bouger les choses ?

— Pousser un peu ici et là, dit-il. Très peu de force de ce côté-ci. Mmm…

La malle était remplie de vêtements et contenait une bourse de sphères dans un sac de tissu noir. Tout ça se révélerait très utile. Shallan fouilla le contenu de la malle et y trouva une robe finement brodée à la coupe moderne. Tyn en avait besoin, bien entendu, pour les occasions où elle devait se déguiser en quelqu’un d’un statut plus élevé que le sien. Shallan l’enfila, la trouva un peu large au niveau du buste mais tout à fait acceptable par ailleurs, puis se maquilla et se coiffa devant le miroir en utilisant les fards et les brosses de la morte.

Lorsqu’elle quitta la tente ce matin-là, elle se sentit, pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, comme une véritable femme pâle-iris. Une bonne chose car, aujourd’hui, elle allait enfin atteindre les Plaines Brisées. Et, avec un peu de chance, sa destinée.

Elle sortit à la lumière du matin. Ses hommes travaillaient main dans la main avec des parshes de la caravane pour démonter le camp. À présent que les gardes de Tyn étaient morts, la seule force armée dans le camp appartenait à Shallan.

Vathath vint se placer à ses côtés.

— Nous avons brûlé les cadavres la nuit dernière selon vos consignes, clarissime. Et une autre patrouille de gardes est passée ce matin pendant que vous vous prépariez. De toute évidence, ils voulaient que nous sachions qu’ils comptaient maintenir la paix. Si quelqu’un campe à cet emplacement et découvre les ossements de Tyn et de ses soldats parmi les cendres, ça pourrait susciter des questions. Je ne sais pas dans quelle mesure les membres de la caravane garderont le secret si on leur pose la question.

— Merci, répondit Shallan. Demandez à l’un de vos hommes de rassembler les ossements dans un sac. Je m’en occuperai.

Venait-elle vraiment de dire ça ?

Vathath hocha la tête d’un geste brusque, comme si c’était la réponse qu’il attendait.

— Certains des hommes sont mal à l’aise à présent que nous sommes tout près des camps de guerre.

— Me croyez-vous toujours incapable de tenir les promesses que je leur ai faites ?

Chose étonnante, il sourit.

— Non, clarissime. Je crois que j’ai été clairement convaincu du contraire.

— Alors ?

— Je vais les rassurer, dit-il.

— Parfait.

Ils se séparèrent tandis que Shallan partait à la recherche de Macob. Lorsqu’elle le trouva, le maître-commerçant de la caravane, barbu et vieillissant, s’inclina devant elle avec bien plus de respect qu’il ne lui en avait témoigné jusqu’alors. Il avait déjà entendu parler de la Lame d’Éclat.

— J’aurai besoin qu’un de vos hommes descende dans les camps de guerre et me trouve un palanquin, déclara Shallan. Il m’est actuellement impossible d’envoyer un de mes soldats.

Elle ne voulait pas risquer qu’on les reconnaisse et qu’on les emprisonne.

— Certainement, admit Macob d’une voix ferme. Le prix en sera…

Elle le fixa d’un regard lourd de sous-entendus.

— … prélevé sur ma propre bourse, pour vous remercier de nous avoir permis d’arriver sains et saufs.

Il insista curieusement sur ces derniers mots, comme s’il n’était pas très sûr qu’ils soient à leur place dans cette phrase.

— Et le prix de votre discrétion ? demanda Shallan.

— Elle vous est toujours acquise, clarissime, répondit-il. Et d’autres lèvres que les miennes devraient vous inquiéter davantage.

C’était vrai.

Il monta dans son chariot.

— L’un de mes hommes va partir en éclaireur et nous enverrons un palanquin pour vous chercher. Sur ce, je vais vous faire mes adieux. J’espère ne pas vous insulter en affirmant, clarissime, que j’espère ne jamais vous revoir.

— Dans ce cas, nous sommes en accord sur ce point.

Il la gratifia d’un hochement de tête et donna un petit coup à son chull. Le chariot se mit en marche.

— Je les ai écoutés la nuit dernière, déclara Motif d’une voix bourdonnante et surexcitée depuis le dos de sa robe. La non-existence est-elle vraiment un concept si fascinant pour les humains ?

— Ils ont parlé de la mort, c’est ça ? s’exclama Shallan.

— Ils se demandaient constamment si vous alliez « venir vous en prendre à eux ». Je comprends bien que la non-existence ne soit pas quelque chose d’enviable, mais ils en parlaient sans discontinuer. Fascinant, en effet.

— Continue à tendre l’oreille, Motif. Je soupçonne que cette journée va devenir de plus en plus intéressante.

Elle se dirigea de nouveau vers la tente.

— Mais je n’ai pas d’oreilles, protesta-t-il. Ah oui. Une métaphore ? Quels mensonges délicieux. Je me rappellerai cette expression.

Les camps de guerre aléthis étaient beaucoup plus grands que Shallan ne s’y attendait. Dix cités compactes à la suite, chacune crachant la fumée de milliers de feux. Des rangées de caravanes affluaient dans les deux sens, dépassant les bords de cratères qui composaient leurs murs. Dans chacun des camps flottaient des centaines de bannières proclamant la présence de pâles-iris de haut rang.

Tandis que le palanquin lui faisait descendre une pente, elle se trouva réellement abasourdie par l’ampleur de la population. Père-des-tempêtes ! Elle avait autrefois considéré la foire de la région de son père comme un rassemblement immense. Combien de bouches y avait-il à nourrir là-dedans ? Quelle quantité d’eau devaient-ils recueillir lors de chaque tempête majeure ?

Une secousse ébranla son palanquin. Elle avait laissé le chariot en arrière ; les chulls appartenaient à Macob. Elle essaierait de vendre le chariot, s’il était encore là lorsqu’elle enverrait ses hommes le récupérer. Pour l’heure, elle voyageait dans le palanquin, transporté par les parshes sous le regard attentif d’un pâle-iris qui les possédait et qui louait le véhicule. Il marchait à leurs côtés. L’ironie de se faire porter sur le dos de Néantifères pour entrer dans les camps ne lui échappa guère.

Derrière le véhicule marchaient Vathath et les dix-huit gardes de Shallan, puis ses cinq esclaves, qui transportaient ses malles. Elle les avait habillés de chaussures et de vêtements provenant des marchands, mais on ne pouvait pas masquer des mois d’esclavage avec une nouvelle tenue – et les soldats ne valaient guère mieux. Leurs uniformes n’avaient été lavés qu’à l’occasion d’une tempête majeure, et ils avaient alors été davantage trempés que nettoyés. Les bouffées de leur odeur qui lui parvenaient de temps en temps lui rappelaient pourquoi elle voulait qu’ils marchent derrière son palanquin.

Elle espérait ne pas être en aussi triste état. Elle portait le parfum de Tyn, mais l’élite aléthie préférait les bains fréquents et les odeurs propres – héritage de la sagesse des Hérauts. Se laver lors de la survenue des tempêtes, serviteurs comme clarissimes, afin d’éloigner les sprènes de pourriture et de purifier le corps.

Elle avait fait son possible à l’aide de quelques seaux d’eau, mais ne pouvait pas se permettre de s’arrêter pour se préparer de manière plus adéquate. Il lui fallait la protection d’un haut-prince, et vite. À présent qu’elle était arrivée, l’immensité des tâches qui l’attendaient la frappa de nouveau : découvrir ce que Jasnah cherchait dans les Plaines Brisées. Utiliser les informations qu’elle y trouverait pour persuader les dirigeants aléthis de prendre des mesures contre les parshes. Se renseigner sur les gens que Tyn rencontrait et… que faire ensuite ? Les arnaquer d’une manière ou d’une autre ? Découvrir ce qu’ils savaient sur Urithiru, détourner leur attention de ses frères, et peut-être trouver un moyen de les faire payer pour avoir tué Jasnah ?

Tellement de choses à faire. Il allait lui falloir des ressources. Dalinar Kholin était son meilleur espoir de ce point de vue.

— Mais va-t-il accepter de m’accueillir ? murmura-t-elle.

— Mmmm ? demanda Motif sur le siège à côté d’elle.

— Je vais avoir besoin qu’il me parraine. Si les informateurs de Tyn savent que Jasnah est morte, Dalinar doit le savoir lui aussi. Comment réagira-t-il à mon arrivée inattendue ? Va-t-il reprendre ses livres, me tapoter la tête et me renvoyer à Jah Keved ? La Maison Kholin n’a pas besoin d’union avec une Védène inférieure comme moi. Et puis… je suis en train de divaguer tout haut, c’est ça ?

— Mmm, répondit Motif.

Il semblait somnolent, quoiqu’elle ignore si les sprènes pouvaient éprouver de la fatigue.

Sa nervosité s’accrut à mesure que sa procession approchait des camps de guerre. Tyn s’était montrée ferme sur un point : Shallan ne devait pas demander la protection de Dalinar, car elle lui serait alors redevable. Bien que Shallan ait tué cette femme, elle respectait son opinion. Y avait-il du vrai dans ce qu’elle avait dit sur Dalinar ?

On frappa un coup à la vitre du palanquin.

— Nous allons devoir demander aux parshes de vous poser un instant, déclara Vathath. Nous devons nous renseigner pour savoir où se trouve le haut-prince.

— Très bien.

Elle attendit avec impatience. Ils avaient dû envoyer le propriétaire du palanquin s’acquitter de cette commission – Vathath était aussi nerveux qu’elle à l’idée d’envoyer un de ses hommes seul dans le camp de guerre. Elle finit par entendre une conversation étouffée à l’extérieur, et Vathath revint, ses bottes raclant la pierre. Elle tira le rideau pour le regarder.

— Dalinar Kholin se trouve auprès du roi, déclara Vathath. Toute la bande de hauts-princes est là-bas. (Il semblait perturbé lorsqu’il se retourna vers les camps de guerre.) Il y a quelque chose dans les vents, clarissime. (Il étrécit les yeux.) Trop de patrouilles. Beaucoup de soldats dans les rues. Le propriétaire du palanquin refuse d’en dire plus, mais tout semble indiquer qu’il s’est produit quelque chose récemment. Quelque chose de mortel.

— Dans ce cas, répliqua Shallan, conduisez-moi au roi.

Vathath la regarda en haussant un sourcil. Le roi d’Alethkar était sans doute l’homme le plus puissant du monde.

— Vous n’allez pas le tuer, n’est-ce pas ? demanda Vathath tout bas en se penchant vers elle.

Pardon ?

— J’imagine que c’est une des raisons pour lesquelles une femme puisse souhaiter… vous savez. (Il évita de croiser son regard.) S’approcher de lui, invoquer cette chose, lui en transpercer la poitrine avant que quiconque puisse comprendre ce qui se passe.

— Je ne vais pas tuer votre roi, dit-elle, amusée.

— Cela dit, ça ne me dérangerait pas, répondit Vathath à mi-voix. J’espérais presque que vous le feriez. Celui-là, c’est un enfant qui porte les habits de son père. Tout a empiré en Alethkar depuis qu’il est monté sur le trône. Mais avec mes hommes, nous aurions du mal à repartir si vous faisiez ce genre de choses. Beaucoup de mal, même.

— Je tiendrai parole.

Il hocha la tête, et elle laissa le rideau retomber devant la fenêtre du palanquin. Père-des-tempêtes ! Donner une Lame d’Éclat à une femme, la laisser s’approcher… Quelqu’un l’avait-il déjà tenté ? Ça s’était forcément déjà produit, bien que cette idée la rende malade.

Le palanquin prit la direction du nord. Il leur fallut un long moment pour dépasser les camps de guerre ; ils étaient immenses. Enfin, elle risqua un coup d’œil à l’extérieur et vit une haute colline sur la gauche, au sommet de laquelle un bâtiment était sculpté à même la pierre. Un palais ?

Et si elle persuadait le clarissime Dalinar de l’accueillir et de lui confier les recherches de Jasnah ? Que serait-elle dans la maison de Dalinar ? Une scribe inférieure qu’on laisserait dans un coin pour mieux l’ignorer ? C’était ainsi qu’elle avait passé la majeure partie de sa vie. Elle se retrouva soudain furieusement déterminée à ne plus jamais permettre que ça se produise. Elle avait besoin de la liberté et des fonds nécessaires pour enquêter sur Urithiru et le meurtre de Jasnah. Shallan n’accepterait rien d’autre. Elle ne pouvait rien accepter d’autre.

Alors fais en sorte que ça se produise, songea-t-elle.

Si seulement c’était aussi facile. Tandis que le palanquin empruntait la route en lacets qui menait au palais, sa nouvelle sacoche (récupérée dans les affaires de Tyn) se retrouva secouée et heurta son pied. Elle la ramassa et passa en revue les pages qu’elle contenait, pour y trouver le croquis froissé de Bluth tel qu’elle l’avait imaginé. Un héros plutôt qu’un marchand d’esclaves.

— Mmmmm…, dit Motif sur le siège derrière elle.

— Ce dessin est un mensonge, affirma Shallan.

— Oui.

— Et en même temps, il ne l’est pas. C’est ce qu’il est devenu, vers la fin. Dans une petite mesure.

— Oui.

— Alors où est le mensonge, et où est la vérité ?

Motif bourdonna doucement pour lui-même, comme un hachedogue satisfait devant une cheminée. Shallan tâta le dessin et le lissa. Puis elle sortit un carnet de croquis et un crayon et se mit à dessiner. C’était une tâche difficile dans ce palanquin secoué de toutes parts ; ce ne serait pas son meilleur dessin. Malgré tout, ses doigts exécutèrent le croquis avec une intensité qu’elle n’avait pas éprouvée depuis des semaines.

De grandes lignes au tout début, afin de fixer l’image dans sa tête. Cette fois, elle ne copiait pas à partir d’un Souvenir. Elle cherchait quelque chose de nébuleux : un mensonge qui pouvait être vrai si elle parvenait seulement à l’imaginer correctement.

Elle griffonna frénétiquement, penchée sur le papier, et cessa bientôt de ressentir le rythme des pas des porteurs. Elle ne voyait plus que le dessin, ne connaissait plus que les émotions qu’elle insufflait dans cette page. La détermination de Jasnah. La confiance de Tyn. Un sentiment de justesse qu’elle ne parvenait pas à décrire, mais qu’elle tirait de son frère Helaran, la meilleure personne qu’elle ait jamais connue.

Tout ça se déversa d’elle dans son crayon puis dans la page. Des hachures et des traits devenant des ombres et des motifs, qui devenaient à leur tour des silhouettes et des visages. Un croquis rapide, hâtif, et cependant vivant. Il représentait Shallan sous la forme d’une jeune femme confiante qui se tenait devant Dalinar Kholin, tel qu’elle l’imaginait. Elle l’avait représenté vêtu d’une Cuirasse d’Éclat tandis qu’il étudiait Shallan, tout comme ceux qui l’entouraient, avec une intense consternation. Elle se tenait bien droite, levant la main vers eux tandis qu’elle parlait avec confiance et puissance. Pas de tremblements ici. Pas de crainte de la confrontation.

Voilà ce que j’aurais été, songea-t-elle, si je n’avais pas grandi dans une maison où régnait la peur. Et voilà donc ce que je vais être aujourd’hui.

Ce n’était pas un mensonge ; c’était une vérité différente.

On frappa à la porte du palanquin. Il avait cessé de bouger ; elle s’en était à peine aperçue. Hochant la tête pour elle-même, elle plia le croquis et le glissa dans la poche de sa sage-manche. Puis elle sortit du véhicule sur la pierre froide. Elle se sentait revigorée, et elle remarqua qu’elle avait aspiré une minuscule quantité de Fulgiflamme à son insu.

Le palais était à la fois plus somptueux et plus ordinaire qu’elle ne s’y attendait. Selon toute logique, puisqu’il s’agissait d’un camp de guerre, le siège du roi n’égalerait pas les logements royaux de Kharbranth en majesté. Mais il était malgré tout stupéfiant qu’un tel édifice ait pu être bâti ici, loin de la culture et des ressources d’Alethkar lui-même. La forteresse de pierre sculptée, haute de plusieurs étages, était perchée sur le faîte de la colline.

— Vathah, Gaz, dit-elle, suivez-moi. Les autres, installez-vous ici. Je vous enverrai chercher.

Ils la saluèrent ; elle ignorait si c’était ou non approprié. Elle s’avança d’un pas énergique et constata, amusée, qu’elle avait choisi pour l’accompagner l’un des plus grands déserteurs et l’un des plus petits, si bien que, lorsqu’ils l’encadraient, ils semblaient former à eux trois une pente régulière : Vathath, elle-même, puis Gaz. Avait-elle réellement choisi ses gardes sur des critères purement esthétiques ?

Les portes d’entrée du complexe étaient orientées vers l’ouest, et Shallan y trouva un attroupement de gardes devant des portes ouvertes qui menaient à un couloir pareil à un profond tunnel creusé dans la colline. Seize gardes à la porte ? Elle avait lu que le roi Elhokar était paranoïaque, mais ça semblait excessif malgré tout.

— Vous allez devoir m’annoncer, Vathath, déclara-t-elle tout bas tandis qu’ils avançaient.

— Sous quel nom ?

— Clarissime Shallan Davar, pupille de Jasnah Kholin et fiancée casuelle d’Adolin Kholin. Attendez que je vous fasse signe avant de le dire.

L’homme aux cheveux grisonnants hocha la tête, la main sur sa hache. Shallan ne partageait pas son inconfort ; elle était même plutôt surexcitée. Elle passa près des gardes en tenant la tête bien droite, se comportant comme si elle était à sa place.

Ils la laissèrent passer.

Shallan faillit trébucher. Plus d’une dizaine de gardes à la porte et aucun ne fit mine de l’arrêter. Plusieurs mains se levèrent comme pour le faire – elle les aperçut du coin de l’œil – mais se baissèrent ensuite en silence. Vathath ricana tout bas près d’elle lorsqu’ils entrèrent dans le couloir pareil à un tunnel derrière les portes.

L’acoustique lui renvoya des échos de murmures tandis que les gardes discutaient à la porte. Enfin, l’un d’entre eux lui lança :

— … Clarissime ?

Elle s’arrêta, se tourna vers eux et haussa un sourcil.

— Je suis désolé, clarissime, ajouta le garde. Mais vous êtes… ?

Elle fit un signe de tête à Vathath.

— Vous ne reconnaissez pas la clarissime Davar ? aboya-t-il. La fiancée casuelle du clarissime Adolin Kholin ?

Les gardes se turent et Shallan se retourna pour poursuivre son chemin. La conversation reprit presque aussitôt derrière elle, assez fort cette fois pour qu’elle parvienne à saisir quelques mots.

— … m’y retrouve jamais avec toutes les femmes de ce type…

Ils atteignirent une intersection. Shallan regarda d’un côté, puis de l’autre.

— Vers le haut, j’imagine, déclara-t-elle.

— Les rois aiment se trouver au sommet de toutes choses, énonça Vathath. Votre arrogance vous a peut-être permis de passer la porte extérieure, clarissime, mais elle ne vous amènera pas jusqu’à Kholin.

— Vous êtes vraiment sa fiancée ? demanda nerveusement Gaz en grattant le bandeau qu’il portait sur l’œil.

— Aux dernières nouvelles, je l’étais encore, répondit Shallan en ouvrant la marche. Même si, je vous l’accorde, c’était avant que mon navire fasse naufrage.

Elle ne s’inquiétait pas de savoir si on la laisserait atteindre Kholin ; elle obtiendrait au moins une audience.

Ils continuèrent à monter en demandant leur chemin aux serviteurs. Ces derniers se déplaçaient par groupes affairés et sursautaient lorsqu’on leur parlait. Shallan reconnaissait bien cette timidité-là. Le roi était-il un maître aussi terrible que son père à elle l’avait été ?

Tandis qu’ils progressaient vers le haut, l’édifice ressemblait de moins en moins à une forteresse et de plus en plus à un palais. Elle vit des reliefs sur les murs, des mosaïques sur le sol, des volets sculptés, ainsi qu’un nombre croissant de fenêtres. Lorsqu’ils approchèrent de la salle de conférences du roi près du sommet, les murs de pierre étaient soulignés de moulures en bois, incrustées de feuille d’or et d’argent. Les lampes contenaient des saphirs massifs, au-delà de la taille des valeurs ordinaires, qui dégageaient une éclatante lumière bleue. Au moins ne manquerait-elle pas de Fulgiflamme en cas de besoin.

Le passage conduisant à la salle de conférences du roi était encombré de gens ; des soldats vêtus d’une dizaine d’uniformes différents.

— Damnation, commenta Gaz. Je vois les couleurs de Sadeas.

— Et de Thanadal, et d’Aladar, et de Ruthar…, répondit Vathath. Il est en réunion avec tous les hauts-princes, comme je vous le disais.

Shallan parvint à identifier facilement les factions, grâce à son étude des livres de Shallan où elle avait appris les noms – et les blasons – des dix hauts-princes. Les soldats de Sadeas bavardaient avec ceux des hauts-princes Ruthar et Aladar. Ceux de Dalinar se tenaient seuls, et Shallan percevait une certaine hostilité entre eux et les autres soldats présents dans le couloir.

Parmi les gardes de Dalinar figuraient très peu de pâles-iris. C’était curieux. Et cet homme qui se tenait à la porte lui était-il familier ? Le grand sombre-iris au manteau bleu qui lui tombait aux genoux. L’homme aux cheveux à longueur des épaules, légèrement ondulés… Il s’entretenait à voix basse avec un autre soldat, qui était l’un des hommes rencontrés aux portes en bas.

— On dirait qu’ils nous ont précédés, commenta Vathath tout bas.

L’homme se retourna, regarda Shallan droit dans les yeux, puis baissa les yeux vers ses pieds.

Oh non.

L’homme s’avança vers elle – un officier, d’après son uniforme. Il s’approcha de Shallan en ignorant les regards hostiles des soldats des autres hauts-princes.

— Le prince Adolin, dit-il d’une voix blanche, est fiancé à une Mangecorne ?

Elle avait presque oublié cette rencontre, deux jours plus tôt, à l’extérieur des camps de guerre. Je vais étrangler cette… Elle s’interrompit, envahie par un sentiment de dépression. Elle avait bel et bien fini par tuer Tyn.

— Vous voyez bien que non, répliqua Shallan, qui leva le menton et n’utilisa pas son accent mangecorne. Je voyageais seule dans des étendues sauvages. Il ne me semblait guère prudent de dévoiler ma véritable identité.

L’homme répondit par un grognement.

— Où sont mes bottes ?

— Est-ce ainsi que vous vous adressez à une dame pâle-iris de haut rang ?

— C’est ainsi que je m’adresse à une voleuse, rétorqua-t-il. Je venais à peine de me les procurer, ces bottes.

— Je vous en ferai envoyer une dizaine de paires neuves, promit Shallan. Après m’être entretenue avec le haut-prince Dalinar.

— Vous croyez que je vais vous laisser le voir ?

— Vous croyez avoir le choix ?

— Je suis le capitaine de sa garde, je vous signale.

Bourrasques, se dit-elle. Voilà qui allait se révéler gênant. Au moins ne tremblait-elle pas face à cette confrontation. Elle avait réellement dépassé ce stade. Enfin.

— Alors dites-moi, capitaine, reprit-elle. Quel est votre nom ?

— Kaladin.

Curieux. Ça sonnait comme un nom de pâle-iris.

— Parfait. Maintenant, j’aurai un nom à utiliser quand je parlerai de vous au haut-prince. Il n’appréciera pas que l’on traite ainsi la fiancée de son fils.

Kaladin fit signe à plusieurs de ses soldats. Les hommes en bleu l’entourèrent, ainsi que Vathath et…

Où Gaz avait-il filé ?

Elle se retourna et le trouva en train de reculer le long du couloir. Kaladin l’aperçut et sursauta nettement.

— Gaz ? demanda Kaladin d’une voix insistante. Que se passe-t-il ?

— Heu…, balbutia le borgne. Petit lor… hum, Kaladin. Vous, hum, vous êtes un officier ? Alors les choses se passent bien pour vous…

— Vous connaissez cet homme ? demanda Shallan à Kaladin.

— Il a tenté de me faire tuer, expliqua Kaladin d’une voix égale. À de nombreuses reprises. C’est l’un des rats les plus odieux que j’aie jamais rencontrés.

Formidable.

— Vous n’êtes pas la fiancée d’Adolin, déclara Kaladin en soutenant son regard tandis que plusieurs de ses hommes, avec jubilation, se saisissaient de Gaz, qui avait reculé jusqu’à percuter d’autres gardes qui arrivaient d’en bas. La fiancée d’Adolin s’est noyée. Vous n’êtes qu’une opportuniste qui ne sait pas choisir le bon moment pour arriver. Je doute que Dalinar Kholin soit ravi de découvrir qu’une arnaqueuse cherche à profiter de la mort de sa nièce.

Elle commença enfin à se sentir nerveuse. Vathath lui lança un coup d’œil, redoutant visiblement que Kaladin ait deviné juste. Shallan se calma et plongea la main dans sa sage-bourse, dont elle tira un morceau de papier qu’elle avait trouvé dans les notes de Jasnah.

— La clarissime Navani se trouve-t-elle dans cette pièce ?

Kaladin ne répondit pas.

— Montrez-lui ceci, je vous prie.

Kaladin hésita, puis s’empara de la feuille. Il l’inspecta mais, de toute évidence, ne s’aperçut pas qu’il la tenait à l’envers. C’était l’une des communications écrites entre Jasnah et sa mère, destinées à l’organisation du casuel. Puisqu’elles avaient communiqué par échocalame, il y avait deux exemplaires : celui qui avait été écrit du côté de Jasnah, et celui du côté de la clarissime Navani.

— Nous verrons, lança Kaladin.

— Nous…, s’entendit balbutier Shallan.

Si elle ne parvenait pas à entrer pour voir Dalinar… La foudre soit de cet homme ! Lorsqu’il se retourna pour donner des ordres à ses gardes, elle lui prit le bras à l’aide de sa libre-main.

— Tout ça parce que je vous ai menti ? demanda-t-elle plus bas.

Il se retourna vers elle.

— Je ne fais que mon travail.

— Votre travail consiste à vous montrer insultant et inepte ?

— Non, je me montre tout aussi insultant et inepte sur mon temps libre. Mon travail consiste à tenir les gens comme vous à l’écart de Dalinar Kholin.

— Je vous garantis qu’il voudra me voir.

— Eh bien, pardonnez-moi de ne pas croire sur parole une princesse mangecorne. Souhaitez-vous des carapaces à grignoter pendant que mes hommes vous conduiront vers les cachots ?

Bon, ça suffit.

— Les cachots, quelle idée magnifique ! s’exclama-t-elle. Au moins, j’y serai loin de vous, espèce d’idiot !

— Seulement un bref instant. Je passerai vous y interroger.

— Pardon ? Et je ne pourrais pas choisir d’option plus agréable ? Comme me faire exécuter ?

— Vous partez du principe que je trouverai un bourreau qui acceptera de subir vos jacasseries le temps d’ajuster la corde.

— Eh bien, si vous voulez me tuer, vous pourrez toujours laisser votre haleine s’en charger.

Il rougit, et plusieurs des gardes proches se mirent à ricaner. Ils tentèrent de masquer leur réaction quand le capitaine Kaladin se tourna vers eux.

— Je devrais vous envier, dit-il en se retournant vers elle. Mon haleine nécessite que je sois tout proche pour tuer, alors que votre figure peut tuer n’importe quel homme de loin.

— N’importe quel homme ? demanda-t-elle. Eh bien, ça ne semble pas marcher sur vous. C’est sans doute la preuve que vous êtes un piètre spécimen d’homme.

— Je me suis mal exprimé. Je ne voulais pas dire n’importe quel homme, simplement les mâles de votre espèce – mais ne vous en faites pas. Je prendrai soin de ne pas laisser les chulls approcher trop près.

— Ah bon ? Dans ce cas, vos parents se trouvent dans les parages ?

Il ouvrit de grands yeux et, pour la première fois, elle sembla réellement l’avoir atteint.

— Mes parents n’ont rien à voir avec ça.

— Oui, c’est logique. Je ne suis pas étonnée qu’ils ne veuillent rien à voir à faire avec vous.

— Au moins mes ancêtres ont-ils eu le bon sens de ne pas se reproduire avec une éponge ! aboya-t-il, sans doute en référence aux cheveux roux de Shallan.

— Moi au moins, je sais de qui je descends.

Ils échangèrent des regards noirs. Une partie de Shallan éprouvait une certaine satisfaction à être capable de lui faire perdre son sang-froid, même si, à en juger par la chaleur qui lui montait aux joues, elle aussi avait perdu le sien. Jasnah aurait été déçue. Combien de fois avait-elle tenté de la convaincre de mieux tenir sa langue ? Le véritable esprit était un esprit contrôlé. Il ne fallait jamais lui lâcher la bride, pas plus qu’on ne devait décocher une flèche dans une direction aléatoire.

Pour la première fois, Shallan s’aperçut que le silence était tombé dans le grand couloir. Un grand nombre de soldats et de serviteurs la regardaient fixement ainsi que l’officier.

— Bah ! s’exclama Kaladin en dégageant son bras – elle ne l’avait pas lâché après avoir attiré son attention un peu plus tôt. Je révise l’opinion que j’avais de vous. Vous êtes de toute évidence une pâle-iris de haute naissance. Eux seuls savent se montrer à ce point exaspérants.

Il s’éloigna d’elle d’un pas furieux et se dirigea vers les portes des appartements du roi.

Près de Shallan, Vathath se détendit visiblement.

— Se lancer dans un duel de piques avec le chef de la garde du haut-prince Dalinar ? lui chuchota-t-il. Était-ce très judicieux ?

— Nous avons créé un incident, répondit-elle en se calmant. Maintenant, Dalinar Kholin va en entendre parler d’une manière ou d’une autre. Ce garde ne réussira pas à lui cacher mon arrivée.

Vathath hésita.

— Alors ça faisait partie du plan ?

— Pas vraiment, avoua Shallan. Je suis loin d’être aussi intelligente que ça. Mais ça devrait fonctionner quand même.

Elle se tourna vers Gaz, qui avait été libéré par les gardes de Kaladin afin qu’il puisse les rejoindre tous les deux, bien qu’ils fassent encore l’objet d’une surveillance minutieuse.

— Gaz, marmonna Vathath entre ses dents, même pour un déserteur, tu es un lâche.

Gaz se contenta de fixer le sol.

— Comment le connaissez-vous ? demanda Shallan.

— Il était esclave, répondit Gaz, dans les dépôts de bois où je travaillais. Foudre de bonhomme. Il est dangereux, clarissime. Violent, fauteur de troubles. J’ignore comment il est monté si haut en grade en si peu de temps.

Kaladin n’était pas entré dans la salle de conférences. Cependant, les portes s’entrouvrirent l’instant d’après. La réunion semblait terminée ou, du moins, en pause. Plusieurs aides de camp se précipitèrent pour voir si leurs hauts-princes avaient besoin de quoi que ce soit, et les gardes se mirent à bavarder. Le capitaine Kaladin lança un coup d’œil à Shallan puis entra à contrecœur, portant sa feuille de papier.

Shallan s’obligea à rester debout avec les mains jointes devant elle (l’une masquée par sa manche, l’autre non) afin de ne pas paraître nerveuse. Enfin, Kaladin ressortit, affichant une expression d’agacement résigné. Il la désigna, puis fit un geste du pouce par-dessus son épaule signalant qu’elle pouvait entrer. Ses gardes la laissèrent passer, mais ils retinrent Vathath lorsqu’il voulut la suivre.

Elle lui fit signe de reculer, inspira profondément, puis traversa d’un pas énergique la foule mouvante de soldats et d’aides de camp pour entrer dans la salle de conférences du roi.

Chacun des ordres étant ainsi assorti à la nature et au tempérament du Héraut dont il se réclamait, nul n’en fournissait d’archétype plus éloquent que les Gardepierre, adeptes de Talenelat’Elin, Muscle-de-pierre, Héraut de la Guerre : ils mettaient un point d’honneur à incarner la résolution, la force et la fiabilité. Hélas, ils se préoccupaient bien moins de l’exercice imprudent de leur opiniâtreté, même placés face à la preuve de leurs erreurs.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 13, page 1.

Une pause interrompit enfin la réunion. Ils n’en avaient pas fini – Père-des-tempêtes, il semblait qu’ils n’en finiraient jamais – mais les disputes étaient terminées pour le moment. Adolin se leva, ce qui fit protester les blessures de sa jambe et de son flanc, et il laissa son père et sa tante converser tout bas tandis qu’un brouhaha emplissait la vaste pièce.

Comment Père le supportait-il ? Il s’était écoulé deux bonnes heures, à en croire l’horloge fabriale de Navani accrochée au mur. Deux heures à écouter les hauts-princes et leurs épouses se plaindre au sujet de l’Assassin en Blanc. Personne ne s’accordait sur ce qu’il fallait faire.

Ils ignoraient tous la vérité pourtant si flagrante sous leurs yeux : ils ne pouvaient rien faire. Rien d’autre que de laisser Adolin s’entraîner au mieux pour se préparer à affronter le monstre lorsqu’il reviendrait.

Et tu crois pouvoir le battre ? Alors qu’il est capable de marcher sur les murs et de forcer jusqu’aux sprènes de la nature à lui obéir ?

C’était une question dérangeante. Sur une suggestion de son père, Adolin avait retiré sa Cuirasse à contrecœur pour enfiler quelque chose de plus approprié. Nous devons projeter une impression de confiance lors de cette réunion, avait déclaré Dalinar, et non pas de peur.

Le général Khal portait l’armure à sa place, caché dans une pièce latérale en compagnie d’une force d’assaut. Père semblait estimer peu probable que l’assassin attaque pendant la réunion. S’il voulait tuer les hauts-princes, il lui serait bien plus facile de s’en prendre à eux un par un, pendant la nuit. Les attaquer tous ensemble, en compagnie de leurs gardes et de plusieurs dizaines de Porte-Éclat, semblait une décision imprudente. En effet, les Éclats étaient présents en nombre lors de cette réunion. Trois des hauts-princes avaient revêtu leur Cuirasse, et les autres étaient accompagnés de Porte-Éclat. Abrobadar, Jakamav, Resi, Relis… Adolin en avait rarement vu autant rassemblés à la fois.

Tout ça ferait-il la moindre différence ? Depuis des semaines, les comptes-rendus affluaient du monde entier. Des rois massacrés. Des dirigeants décapités dans tout Roshar. À Jah Keved, on rapportait que l’assassin avait tué des dizaines de soldats porteurs de boucliers semi-Éclats capables de parer sa Lame, ainsi que trois Porte-Éclat, dont le roi. C’était là une crise qui s’étendait au monde entier, et derrière laquelle se trouvait un seul homme. À supposer qu’il soit même humain.

Adolin dénicha une coupe de vin doux dans un coin de la pièce, que lui versa un serviteur zélé vêtu de bleu et d’or. Du vin orange, qui n’était en réalité guère plus que du jus de fruits. Adolin en vida une coupe entière malgré tout, puis s’en alla à la recherche de Relis. Il fallait qu’il fasse autre chose que de rester là à écouter les gens se plaindre.

Par chance, il avait concocté quelque chose pendant qu’il était assis ici.

Relis, fils et Porte-Éclat vedette de Ruthar, était un homme au visage pareil à une pelle – large et plat, avec un nez qui paraissait avoir été brisé. Il portait une tenue vert et jaune toute en volants. Elle n’était même pas intéressante. Il était libre de porter tout ce qu’il voulait, et voilà ce qu’il choisissait ?

C’était l’un des rares Porte-Éclat du camp à posséder toute la panoplie. C’était aussi le champion actuel des duels – ce qui, en plus de ses liens familiaux, le rendait particulièrement intéressant aux yeux d’Adolin. Il s’entretenait avec son cousin Elit et un groupe de trois servantes de Sadeas : des femmes portant la havah vorine traditionnelle. L’une de ces femmes, Melali, décocha à Adolin un regard furieux. Elle était plus jolie que jamais, avec ses cheveux relevés en nattes complexes piquées d’épingles. Qu’avait-il fait pour la contrarier, déjà ? Leur relation remontait à une éternité.

— Relis, déclara Adolin en levant sa coupe, je voulais simplement vous dire que j’ai trouvé très courageux de votre part de proposer d’affronter vous-même l’assassin, lorsque vous avez parlé tout à l’heure. Je trouve édifiant que vous soyez prêt à mourir pour la Couronne.

Relis lança un regard noir à Adolin. Comment quelqu’un pouvait-il avoir le visage aussi plat ? L’avait-on laissé tomber lorsqu’il était enfant ?

— Vous partez du principe que je perdrais.

— Évidemment, reconnut Adolin en gloussant de rire. Enfin, Relis, soyons francs. Vous êtes assis sur votre titre depuis près de dix mois. Vous n’avez pas remporté de duel qui ait un tant soit peu d’importance depuis que vous avez vaincu Epinar.

— Dixit un homme qui a passé des années à refuser pratiquement tous les défis, commenta Melali en jaugeant Adolin de la tête aux pieds. Je suis surprise que votre papa vous autorise à venir me parler. Ne craint-il pas que vous vous fassiez mal ?

— Moi aussi, Melali, je suis ravi de vous voir, répondit Adolin. Comment va votre sœur ?

— Très bien tant qu’elle se tient loin de vous.

Ah, oui. Voilà donc ce qu’il avait fait. Une erreur tout à fait honnête.

— Relis, reprit Adolin, vous affirmez que vous affronteriez cet assassin, et cependant vous avez peur de m’affronter, moi, en duel ?

Relis ouvrit grand les mains, dont l’une tenait un gobelet chatoyant de vin rouge.

— C’est le protocole, Adolin ! Je vous affronterai en duel quand vous aurez passé un an ou deux à monter dans le classement. Je ne peux pas me contenter d’affronter n’importe quel ancien duelliste, surtout si nos Éclats sont en jeu !

— N’importe quel ancien duelliste ? s’étonna Adolin. Relis, je suis l’un des meilleurs.

— Ah bon ? demanda Relis avec un sourire. Après cette démonstration avec Eranniv ?

— Oui, Adolin, ajouta Elit, le cousin de Relis, de petite taille et au crâne dégarni. Vous n’avez livré qu’une poignée de duels un tant soit peu significatifs dans un passé récent – et au cours de l’un d’eux, vous avez pratiquement triché, quant au deuxième, vous l’avez remporté sur un simple coup de chance !

Relis acquiesça.

— Si je plie les règles et que j’accepte votre défi, ça va soulever une tempête de tous les diables. J’aurai des dizaines de bretteurs inférieurs sur mes talons.

— Pas du tout, répondit Adolin. Parce que vous ne serez plus un Porte-Éclat ; vous aurez perdu face à moi.

— Quelle confiance, commenta Relis en gloussant de rire avant de se tourner vers Elit et les femmes. Écoutez-le : il ignore les classements pendant des mois, puis il revient précipitamment dans la course et part du principe qu’il peut me battre.

— Je mettrai en jeu à la fois ma Lame et ma Cuirasse, déclara Adolin. Et celles de mon frère, ainsi que l’Éclat que j’ai gagné face à Eranniv. Cinq Éclats contre les deux vôtres.

Elit sursauta. Cet homme était un Porte-Éclat qui ne possédait que la Cuirasse – elle lui avait été donnée par son cousin. Il se tourna vers Relis d’un air avide.

Relis hésita. Puis il ferma la bouche et inclina paresseusement la tête sur le côté tandis qu’il croisait le regard d’Adolin.

— Vous êtes un crétin, Kholin.

— Je vous fais cette offre ici, devant témoins, répondit Adolin. Si vous gagnez ce duel, vous prendrez tous les Éclats que possède ma famille. Qu’est-ce qui l’emporte, votre peur ou votre cupidité ?

— Ma fierté, répliqua Relis. Il n’y aura pas de duel, Adolin.

Celui-ci serra les dents. Il avait espéré que le duel avec Eranniv pousserait les autres à le sous-estimer et les convaincrait de l’affronter en duel. Mais ça ne fonctionnait pas. Relis éclata d’un rire sonore. Il tendit le bras à Melali et l’entraîna au loin, suivi de ses serviteurs.

Elit hésita.

Eh bien, c’est mieux que rien, songea Adolin tandis qu’un plan se formait dans sa tête.

— Et vous ? demanda Adolin au cousin.

Elit le jaugea de la tête aux pieds. Adolin ne connaissait pas très bien cet homme. Il avait la réputation d’un duelliste passable, bien qu’il reste souvent dans l’ombre de son cousin.

Mais cet appétit – Elit voulait être un Porte-Éclat en bonne et due forme.

— Elit ? demanda Relis.

— Même proposition ? s’enquit Elit en soutenant le regard d’Adolin. Vos cinq contre le mien ?

Quel marché pitoyable.

— Même proposition, répondit Adolin.

— J’en suis, déclara Elit.

Derrière lui, le fils de Ruthar lâcha un geignement. Il saisit Elit par l’épaule et l’entraîna sur le côté avec un grognement.

— Vous m’avez dit de monter dans le classement, lança Adolin à Relis. C’est ce que je suis en train de faire.

Pas mon cousin.

— Trop tard, déclara Adolin. Vous l’avez entendu. Les dames aussi. Quand allons-nous nous battre, Elit ?

— Chachel de la semaine prochaine, répondit Elit.

Sept jours – une longue attente, pour un défi comme celui-là. Il lui fallait donc du temps pour s’entraîner, n’est-ce pas ?

— Pourquoi pas plutôt demain ?

Relis montra les dents à Adolin, réaction fort peu aléthie, et repoussa son cousin un peu plus loin.

— Je ne comprends pas votre impatience, Adolin. Ne devriez-vous pas vous concentrer sur la protection de cet individu que vous appelez votre père ? Il est toujours triste qu’un soldat vive assez longtemps pour se mettre à perdre l’esprit. A-t-il déjà commencé à s’uriner dessus en public ?

Du calme, se dit Adolin. Relis cherchait à l’aiguillonner, peut-être à le pousser à frapper sur une impulsion. Ce qui lui permettrait d’adresser une pétition au roi pour demander réparation ainsi que l’annulation de tous les contrats avec sa maison – y compris l’accord d’Elit pour le duel. Mais l’insulte allait trop loin. Ses compagnons reculèrent avec un hoquet face à cette brutalité si peu aléthie.

Adolin ne céda pas à cette tentative désespérée. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Il ne savait pas avec certitude ce qu’il pouvait faire au sujet de l’assassin – mais c’était déjà là une manière de contribuer à y remédier. Elit n’était pas classé très haut, mais il servait Ruthar qui jouait, de plus en plus souvent, les bras droits pour Sadeas. S’il le battait, Adolin approcherait d’un pas du véritable but : un duel avec Sadeas en personne.

Il se détourna pour partir et s’arrêta net. Quelqu’un se tenait derrière lui – un homme robuste au visage grossier et aux cheveux noirs bouclés. Il avait le teint rougeaud, le nez trop rouge et de fines veines apparentes sur les joues. Cet homme possédait des bras de soldat, malgré sa tenue frivole – qui était, admit Adolin à contrecœur, tout à fait à la mode. Un pantalon de couleur sombre doublé de soie vert forêt, un manteau court ouvert sur une chemise amidonnée assortie, un foulard autour du cou.

Torol Sadeas, haut-prince, Porte-Éclat, et l’homme même auquel Adolin pensait à l’instant – l’individu qu’il haïssait le plus au monde.

— Encore un duel, jeune Adolin, lança Sadeas en buvant une gorgée de vin. Vous êtes vraiment déterminé à vous couvrir de ridicule. Que votre père ait renoncé à son interdiction de vous laisser vous battre en duel ne laisse pas de m’étonner ; je croyais même qu’il y mettait un point d’honneur.

Adolin dépassa Sadeas sans oser adresser ne serait-ce qu’un mot à cette anguille. La vue de cet homme faisait ressurgir des souvenirs de moments de panique absolue tandis qu’il regardait Sadeas se retirer du champ de bataille pour le laisser avec son père, seuls et cernés.

Havar, Perethom et Ilamar – de bons soldats, de bons amis – étaient morts ce jour-là. Ainsi que six mille autres.

Sadeas saisit l’épaule d’Adolin sur son passage.

— Pensez ce que vous voulez, mon garçon, lui murmura-t-il, mais ce que j’ai fait, je l’ai conçu comme un acte de clémence pour votre père. Un dernier coup d’épée pour un ancien allié.

Lâ-chez-moi.

— Si vous perdez l’esprit en vieillissant, priez le Tout-Puissant qu’il y ait des hommes comme moi, disposés à vous accorder une mort clémente. Des gens qui se soucient assez de vous pour ne pas ricaner, mais pour vous tenir l’épée pendant que vous tomberez dessus.

— Je veux tenir votre gorge entre mes doigts, Sadeas, siffla Adolin. Et je serrerai encore et encore, puis je plongerai mon poignard dans vos entrailles et j’exercerai une torsion. Une mort rapide serait trop douce pour vous.

— Tsss, répondit Sadeas en souriant. Soyez prudent ; cette pièce est remplie. Et si quelqu’un vous entendait menacer un haut-prince ?

C’était bien dans la manière aléthie : on pouvait abandonner un allié sur le champ de bataille, et tout le monde pouvait le savoir – mais une offense personnelle était inconcevable. La société ne le tolérerait pas. Par la main de Nalan ! Son père avait raison à leur sujet à tous.

Adolin se retourna d’un mouvement rapide pour s’arracher à la poigne de Sadeas. Ce qu’il fit ensuite releva de l’instinct ; sa main se referma et il s’avança en anticipant le moment où il planterait son poing dans cette figure souriante et suffisante.

Une main s’abattit sur son épaule et le fit hésiter.

— Je ne crois pas que ce serait très judicieux, clarissime Adolin, dit une voix douce mais sévère.

Elle lui rappela son père, bien que le timbre soit différent. Il se tourna vers Amaram, qui s’était approché de lui par-derrière.

Grand par la taille, avec un visage évoquant la pierre sculptée, le clarissime Meridas Amaram était l’un des seuls pâles-iris de la pièce à arborer un uniforme digne de ce nom. Malgré son regret de ne pas pouvoir porter de tenue plus à la mode, Adolin avait fini par comprendre l’importance symbolique de l’uniforme.

Adolin inspira profondément et baissa le poing. Amaram adressa un hochement de tête à Sadeas, puis retourna Adolin par son épaule et l’éloigna du haut-prince.

— Vous ne devez pas le laisser vous provoquer, Votre Altesse, chuchota Amaram. S’il le peut, il s’en servira pour embarrasser votre père.

Ils traversèrent la pièce remplie de gens en train de bavarder. On avait distribué des boissons et des amuse-gueules. La brève pause de la réunion s’était transformée en une véritable fête. Rien d’étonnant à ça ; avec tous les pâles-iris importants qui se trouvaient ici, les gens devaient vouloir socialiser.

— Pourquoi restez-vous avec lui, Amaram ? demanda Adolin.

— C’est mon suzerain.

— Vous êtes d’un rang assez élevé pour pouvoir en choisir un nouveau. Père-des-tempêtes ! Vous êtes un Porte-Éclat à présent. Personne ne contesterait votre choix. Rejoignez notre camp. Alliez-vous à mon père.

— Et ce faisant, je créerais une division, répondit doucement Amaram. Tant que je reste avec Sadeas, je peux contribuer à combler les brèches. Il me fait confiance ; votre père aussi. Mon amitié avec les deux contribue à maintenir la cohésion de ce royaume.

— Sadeas vous trahira.

— Non. Nous avons un accord, le haut-prince Sadeas et moi.

— Nous pensions en avoir un aussi. Et puis il nous a piégés.

L’expression d’Amaram se fit lointaine. Même la façon dont il marchait était la bienséance incarnée, le dos bien droit, saluant d’un signe de tête beaucoup de gens qu’ils croisaient. Le parfait général pâle-iris : hautement compétent, mais pas hautain. Une épée au service de son haut-prince. Il avait passé la majeure partie de la guerre à former avec zèle de nouveaux soldats pour envoyer les meilleurs à Sadeas tout en protégeant des parties d’Alethkar. Amaram avait garanti pour moitié l’efficacité de Sadeas, ici, dans les Plaines Brisées.

— Votre père est un homme inflexible, déclara Amaram. Je ne souhaiterais pas qu’il en soit autrement, Adolin – mais ça signifie que l’homme qu’il est devenu n’est pas capable de collaborer avec le haut-prince Sadeas.

— Et vous êtes différent ?

— Oui.

Adolin ricana. Amaram était l’un des meilleurs individus de ce royaume, un homme à la réputation impeccable.

— J’en doute fort.

— Sadeas et moi nous accordons à dire que les moyens que nous choisissons de mettre en œuvre pour atteindre un objectif honorable peuvent être déplaisants. Votre père et moi sommes d’accord sur ce que doit être cet objectif : un Alethkar meilleur, un endroit débarrassé de toutes ces chamailleries. C’est une question de point de vue…

Il continua à parler, mais Adolin surprit ses pensées à vagabonder. Il avait suffisament entendu ce discours-là chez son père. Si Amaram commençait à lui citer La Voie des rois, il allait sans doute se mettre à hurler. Ou du moins…

Mais qui était-ce donc là ?

Somptueux cheveux roux. Sans la moindre mèche noire. Fine de carrure, si différente des Aléthies aux courbes généreuses. Une robe de soie bleue, simple mais élégante. La peau très claire – presque shinove d’apparence – assortie à des yeux bleu pâle. Un léger nuage de taches de rousseur sous les yeux, qui lui donnaient un air exotique.

La jeune femme semblait traverser la pièce en glissant. Adolin se retourna pour la regarder passer. Elle était tellement différente.

— Par les yeux d’Ash ! s’exclama Amaram en gloussant de rire. Vous êtes en train de recommencer, n’est-ce pas ?

Adolin arracha son regard de la jeune fille.

— Quoi donc ?

— Vous laissez vos yeux être attirés par la moindre jolie créature qui passe. Il faut que vous vous installiez, mon garçon. Choisissez-en une. Votre mère serait tellement honteuse que vous ne soyez toujours pas marié.

— Jasnah non plus ne l’est pas. Et elle a dix ans de plus que moi.

À supposer qu’elle soit toujours en vie, comme sa tante Navani en était persuadée.

— Votre cousine n’est pas franchement un modèle à cet égard.

Son intonation sous-entendait davantage : Ni à aucun autre égard.

— Mais regardez-la, Amaram, répondit Adolin en tendant le cou sur le côté pour observer la jeune femme qui approchait de son père. Ces cheveux… Avez-vous jamais vu une nuance de roux aussi intense ?

— Védène, je parierais, renchérit Amaram. Avec du sang mangecorne. Il y a des familles qui s’enorgueillissent de ces choses-là.

Védène. Ce n’était tout de même pas… Était-ce possible ?

— Veuillez me pardonner, déclara Adolin en s’éloignant d’Amaram pour se frayer un chemin – poliment – jusqu’à la jeune femme qui s’entretenait avec son père et sa tante.

— La clarissime Jasnah a sombré avec le navire, je le crains, déclarait la jeune femme. Je vous présente toutes mes condoléances…

À présent que les Marchevents étaient ainsi impliqués, survint l’événement susmentionné ; à savoir, la découverte d’un méfait conséquent, quoique Avena refusât de laisser entendre s’il s’agissait de quelconques félonies au sein des adeptes des Radieux ou bien plutôt d’une cause extérieure.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 38, page 6.

Toutes mes condoléances, déclarait Shallan. J’ai apporté les affaires de Jasnah que j’ai pu récupérer. Mes hommes les gardent à l’extérieur.

Elle éprouva une étonnante difficulté à prononcer ces mots sur un ton égal. Bien qu’elle ait pleuré Jasnah au cours de ses semaines de voyage, le fait de parler de cette mort, de se rappeler cette nuit affreuse, fit remonter les émotions comme des vagues furieuses qui menaçaient de la terrasser de nouveau.

L’image qu’elle avait dessinée d’elle-même vint à son secours. Elle pouvait être cette femme-là aujourd’hui – et cette femme-là, bien qu’elle ne soit pas dépourvue d’émotions, pouvait surmonter cette perte. Elle concentra son attention sur le moment et sur la tâche à accomplir – plus précisément, sur les deux personnes qui se tenaient devant elle : Dalinar et Navani Kholin.

Le haut-prince était exactement ce à quoi elle s’attendait : un homme aux traits bruts, avec de courts cheveux noirs grisonnant sur les côtés. Son uniforme amidonné lui donnait l’apparence de la seule personne présente dans cette pièce qui connaisse quoi que ce soit au combat. Elle se demanda si ces ecchymoses sur son visage résultaient de la campagne contre les Parshendis. Navani ressemblait à une version de Jasnah plus âgée de vingt ans, toujours jolie, mais possédant un air maternel. Shallan ne parvenait pas à imaginer Jasnah avec un air maternel.

Navani avait souri à l’approche de Shallan, mais toute légèreté l’avait désertée à présent. Elle avait encore de l’espoir pour sa fille, comprit Shallan en la regardant s’asseoir dans un fauteuil tout proche. Je viens de l’anéantir.

— Je vous remercie de nous apporter ces nouvelles, répondit le clarissime Dalinar. C’est… une bonne chose d’avoir cette confirmation.

C’était atroce. Pas simplement de se voir rappeler cette mort, mais de la faire peser sur d’autres personnes.

— J’ai des informations pour vous, déclara Shallan, s’efforçant de faire preuve de délicatesse. Au sujet des recherches auxquelles travaillait Jasnah.

— Encore au sujet de ces parshes ? aboya Navani. Nom des bourrasques, ils la fascinaient beaucoup trop, depuis qu’elle s’était mis en tête qu’elle était responsable de la mort de Gavilar.

Que venait-elle de dire ? C’était là un aspect des choses que Shallan n’avait encore jamais entendu.

— Ses recherches peuvent attendre, répliqua Navani, un éclat féroce dans le regard. Je veux savoir exactement ce qui s’est passé quand vous pensez l’avoir vue mourir. Tout ce que vous pourrez vous rappeler de précis, jeune fille. N’omettez aucun détail.

— Peut-être après la réunion…, suggéra Dalinar en posant la main sur son épaule.

Son geste témoignait d’une tendresse surprenante. Ne s’agissait-il pas de l’épouse de son frère ? Cet éclat dans le regard de Dalinar… s’agissait-il d’affection familiale pour sa sœur, ou davantage ?

— Non, Dalinar, répondit Navani. Maintenant. Je veux l’entendre maintenant.

Shallan inspira profondément et se prépara à commencer, se blindant contre les émotions – et conservant son sang-froid à sa propre surprise. Tandis qu’elle rassemblait ses pensées, elle remarqua qu’un jeune homme aux cheveux blonds l’observait. Il devait s’agir d’Adolin. Il était séduisant, comme l’affirmaient les rumeurs, et portait un uniforme bleu comme son père. Cependant, Adolin était curieusement plus… élégant ? Était-ce le terme adéquat ? Elle appréciait la façon dont ses cheveux indisciplinés contrastaient avec son uniforme impeccable. Ça le faisait paraître plus réel, moins artificiel.

Elle se retourna vers Navani.

— Je me suis réveillée en pleine nuit, j’ai entendu des cris et senti une odeur de fumée. J’ai ouvert la porte pour découvrir des inconnus rassemblés autour de la cabine de Jasnah, en face de la mienne. Ils la plaquaient à terre, et… Clarissime, je les ai regardés la poignarder en plein cœur. Je suis désolée.

Navani se crispa et tressaillit comme sous l’effet d’une gifle.

Shallan poursuivit. Elle avait tenté de répondre le plus franchement possible à Navani mais, de toute évidence, ce que Shallan avait fait ensuite (tisser la Flamme, spiricanter le navire) n’était pas de nature à être partagé, du moins pour le moment. À la place, elle expliqua qu’elle s’était barricadée dans sa cabine, un mensonge qu’elle avait préparé à l’avance.

— J’ai entendu les hommes hurler au-dessus de moi tandis qu’on les exécutait un par un, ajouta Shallan. J’ai compris que le seul espoir que je pouvais leur offrir consistait à semer la panique parmi les brigands, alors je me suis servie de la torche que j’avais prise et j’ai mis le feu au navire.

— Le feu ? répéta Navani, horrifiée. Alors que ma fille était inconsciente ?

— Navani…, dit Dalinar en serrant son épaule.

— Vous l’avez condamnée, continua Navani en fixant Shallan droit dans les yeux. Jasnah n’aurait pas été capable de nager, comme les autres. Elle…

— Navani, répéta Dalinar, plus fermement. Cette enfant a fait le bon choix. Elle ne pouvait certainement pas affronter tout un groupe d’hommes à elle seule. Et ce qu’elle a vu… Jasnah n’était pas inconsciente, Navani. Il était trop tard à ce stade pour la secourir.

Navani prit une profonde inspiration, luttant visiblement pour maîtriser ses émotions.

— Je… vous présente mes excuses, dit-elle à Shallan. Je ne suis pas moi-même en ce moment, et j’agis de manière irrationnelle. Je… vous remercie de nous avoir apporté ces nouvelles. (Elle se leva.) Veuillez m’excuser.

Dalinar hocha la tête et la laissa faire une sortie relativement gracieuse. Shallan recula, mains jointes devant elle, et regarda Navani s’éloigner, impuissante et curieusement honteuse. Elle ne s’était pas attendue à ce que ça se passe particulièrement bien. Et ça n’avait pas été le cas.

Elle prit un moment pour chercher Motif qui se trouvait sur sa jupe, pratiquement invisible. Même si on le remarquait, on penserait à une bizarrerie de l’imprimé du tissu – à supposer, bien entendu, qu’il fasse ce qu’elle lui avait ordonné et ne bouge ni ne parle pas.

— J’imagine que votre voyage jusqu’ici a dû être une véritable épreuve, déclara Dalinar en se retournant vers Shallan. Vous avez fait naufrage dans les Terres Gelées ?

— Oui. Fort heureusement, j’ai rejoint une caravane avec laquelle j’ai voyagé jusqu’ici. Nous avons bien rencontré des bandits, je suis au regret de le dire, mais nous avons été secourus par l’arrivée de soldats à point nommé.

— Des soldats ? répéta Dalinar, surpris. Sous quelle bannière servaient-ils ?

— Ils ne l’ont pas précisé, répliqua Shallan. Je suppose qu’ils provenaient des Plaines Brisées.

— Des déserteurs ?

— Je ne leur ai pas demandé de détails, clarissime, répondit Shallan. Mais je leur ai bel et bien promis la clémence vis-à-vis de leurs crimes anciens, en reconnaissance de leur acte de noblesse. Ils ont sauvé des dizaines de vies. Tous les membres de la caravane pourront témoigner de la bravoure de ces hommes. Je soupçonne qu’ils cherchaient une occasion d’expier leurs crimes et de repartir de zéro.

— Je m’assurerai que le roi les amnistie, répondit Dalinar. Préparez-moi une liste. Ça me semble toujours un tel gâchis de pendre des soldats.

Shallan se détendit. Une question de réglée.

— Il y a un autre sujet délicat dont nous devons parler, clarissime, reprit-elle.

Ils se tournèrent tous deux vers Adolin, qui traînait non loin de là. Il sourit.

Et il avait un fort joli sourire.

Quand Jasnah lui avait expliqué le casuel au départ, Shallan n’y avait porté qu’un intérêt abstrait. Un mariage à une puissante maison aléthie ? Des alliés pour ses frères ? La légitimité, et un moyen de continuer à travailler avec Jasnah pour le salut du monde ? Tout ça lui avait semblé formidable.

Cependant, voyant sourire Adolin, elle ne réfléchissait plus à un seul de ces avantages. La douleur qu’elle avait éprouvée en parlant de Jasnah ne s’effaçait pas totalement, mais elle la trouvait beaucoup plus facile à ignorer quand elle le regardait en face. Elle se surprit à rougir.

Voilà, se dit-elle, qui pourrait être dangereux.

Adolin s’avança pour les rejoindre, et le bourdonnement des conversations tout autour d’eux leur fournit une certaine intimité vis-à-vis de la foule. Il avait déniché pour elle une coupe de vin orange qu’il lui tendit.

— Shallan Davar ? demanda-t-il.

— Hum… (Était-ce son identité ? Ah, oui. Elle prit la coupe de vin.) Oui ?

— Adolin Kholin, se présenta-t-il. Je suis désolé d’apprendre quelles épreuves vous avez traversées. Nous devons parler de sa sœur au roi. Je me propose de vous épargner cette tâche, si je puis m’y rendre à votre place.

— Je vous remercie, répondit Shallan. Mais je préférerais le rencontrer moi-même.

— Bien sûr, admit Adolin. Quant à notre… relation. Elle avait beaucoup plus de sens quand vous étiez la pupille de Jasnah, n’est-ce pas ?

— Probablement.

— Cela dit, maintenant que vous êtes ici, peut-être devrions-nous aller nous promener et voir simplement comment les choses évoluent.

— J’aime bien me promener, répondit Shallan. (Idiote ! Vite, dis quelque chose de spirituel !) Hum… Vous avez de beaux cheveux.

Une partie d’elle, celle que Tyn avait formée, gémit intérieurement.

— Mes cheveux ? demanda Adolin en les touchant.

— Oui, assura Shallan en cherchant à réveiller son cerveau léthargique. On voit rarement des cheveux blonds à Jah Keved.

— Certaines personnes y voient le signe que ma lignée est impure.

— C’est drôle, on dit la même chose de moi à cause de mes cheveux.

Elle lui sourit. Ça sembla la chose à faire, car il lui sourit en retour. Son rattrapage verbal n’était pas le plus adroit de sa carrière mais elle n’avait pas dû s’y prendre trop maladroitement, puisqu’il souriait.

Dalinar s’éclaircit la gorge. Shallan cligna des yeux. Elle avait complètement oublié la présence du haut-prince.

— Adolin, dit-il, va me chercher du vin.

— Oui, Père ? demanda Adolin en se tournant vers lui. Ah. Bon, très bien.

Il s’éloigna. Par les yeux d’Ash, que cet homme était séduisant. Elle se tourna vers Dalinar qui, lui, ne l’était pas. Oh, il était distingué, mais son nez avait été cassé un jour et son visage était quelque peu inesthétique. Les ecchymoses n’arrangeaient rien.

En réalité, il était même franchement intimidant.

— Je souhaiterais en savoir davantage à votre sujet, déclara-t-il tout bas, le statut précis de votre famille et la raison pour laquelle vous tenez tellement à vous unir à mon fils.

— Ma famille est sans ressources, répondit Shallan. (La franchise semblait l’approche adéquate avec cet homme.) Mon père est mort, bien que nos créanciers ne le sachent pas encore. Je n’avais pas envisagé d’union avec Adolin avant que Jasnah ne le suggère, mais je serais ravie qu’elle se concrétise, si vous m’y autorisez. Un mariage avec votre maison fournirait une protection considérable à ma famille.

Elle ignorait toujours que faire au sujet du Spiricante que ses frères devaient rendre. Une étape à la fois.

Dalinar émit un grognement. Il n’avait pas dû s’attendre à une telle franchise.

— Donc, reprit-il, vous n’avez rien à offrir.

— D’après ce que Jasnah m’a dit quant à vos opinions, rétorqua Shallan, je ne pensais pas que mes apports monétaires ou politiques soient votre préoccupation première. Si une telle union était votre but, vous auriez marié le prince Adolin depuis des années. (Sa propre effronterie la stupéfia.) Avec tout le respect que je vous dois, clarissime.

— Je vous en prie, répondit Dalinar. J’aime quand les gens se montrent directs. Ce n’est pas parce que je veux laisser mon fils avoir son mot à dire à cet égard que je ne veux pas qu’il se marie bien. Une femme d’une maison étrangère mineure qui affirme que sa famille est sans ressources et qui n’apporte rien à cette union ?

— Je n’ai pas dit que je n’étais pas en mesure d’offrir quoi que ce soit, répliqua Shallan. Clarissime, combien de pupilles Jasnah Kholin a-t-elle acceptées au cours des dix dernières années ?

— Aucune à ma connaissance, reconnut-il.

— Savez-vous combien elle en a rejeté ?

— J’en ai une petite idée.

— Et pourtant, elle m’a acceptée. Est-ce que ça ne constitue pas une recommandation quant à ce que je peux offrir ?

Dalinar hocha lentement la tête.

— Nous allons maintenir le casuel pour l’instant, répondit-il. La raison pour laquelle je l’ai accepté en premier lieu tient toujours : je veux qu’Adolin soit considéré comme indisponible par ceux qui souhaiteraient le manipuler à des fins politiques. Si vous parvenez à me convaincre d’une manière ou d’une autre, ainsi que la clarissime Navani et bien entendu le garçon lui-même, nous pourrons faire évoluer le casuel en véritables fiançailles. Dans l’intervalle, je vais vous donner une place parmi les plus humbles de mes clercs. Vous pourrez y faire vos preuves.

L’offre, bien que généreuse, lui donna l’impression que des cordes se resserraient autour d’elle. Le salaire d’un clerc de bas niveau lui suffirait pour vivre, mais n’aurait rien de très enviable. Et elle ne doutait pas que Dalinar la surveillerait. Son regard était d’une effrayante perspicacité. Elle ne pourrait rien faire sans que ses actes lui soient rapportés.

La charité de Dalinar serait une prison pour elle.

— C’est très généreux de votre part, clarissime, s’entendit-elle répondre, mais en réalité, j’ai…

— Dalinar ! l’appela quelqu’un d’autre dans la pièce. Allons-nous reprendre cette réunion aujourd’hui, ou vais-je devoir commander un dîner digne de ce nom ?

Dalinar se tourna vers un homme grassouillet et barbu vêtu d’habits traditionnels – une robe ouverte à l’avant par-dessus une chemise ample et une jupe de guerrier, qu’on appelait un takama. Le haut-prince Sebarial, songea Shallan. Les notes de Jasnah le qualifiaient d’inutile et d’odieux. Elle avait eu des mots plus cléments pour le haut-prince Sadeas lui-même, dont elle avait écrit qu’il ne fallait pas lui faire confiance.

— Très bien, très bien, Sebarial, répondit Dalinar, qui s’éloigna de Shallan et se dirigea vers un groupe de sièges au centre de la pièce.

Il s’assit dans l’un d’entre eux, près du bureau. Un homme fier au nez proéminent s’installa juste à côté de lui. Il devait s’agir du roi Elhokar. Il était plus jeune que Shallan ne l’avait imaginé. Pourquoi Sebarial s’était-il adressé à Dalinar pour reprendre la réunion, plutôt qu’au roi ?

Les instants qui suivirent permirent à Shallan de mettre sa préparation à l’épreuve tandis que des hommes et femmes de haute naissance s’installaient dans les somptueux fauteuils. Près de chacun se trouvait une petite table derrière laquelle se tenait un maître-serviteur pour subvenir aux besoins les plus importants. Un certain nombre de parshes s’assuraient que les tables soient remplies de vin, de noix et de fruits frais ou séchés. Shallan frissonnait chaque fois que l’un d’entre eux passait près d’elle.

Elle compta mentalement les hauts-princes. Sadeas était facile à repérer, avec son visage rouge à cause des veines visibles sous sa peau, comme celles qui trahissaient l’ivresse chez le père de Shallan. D’autres lui adressèrent des signes de tête et le laissèrent s’installer le premier. Il semblait inspirer autant de respect que Dalinar. Son épouse, Ialai, était une femme au cou gracieux avec des lèvres épaisses, un buste large et une grande bouche. Jasnah avait écrit dans ses notes qu’elle était aussi perspicace que son mari.

Deux hauts-princes étaient assis de chaque côté du couple. L’un d’eux était Aladar, duelliste de renom. Les notes de Jasnah décrivaient cet homme de petite taille comme un haut-prince puissant qui aimait prendre des risques et qui était connu pour s’adonner au type de jeux de hasard qu’interdisaient les dévotaires. Sadeas et lui semblaient très proches. N’étaient-ils pas ennemis ? Elle avait lu qu’ils se chamaillaient souvent pour des terres. En tout cas, c’était visiblement une information erronée, car ils semblaient très unis tandis qu’ils regardaient Dalinar.

Ils furent rejoints par le haut-prince Ruthar et son épouse. Jasnah les considérait comme guère plus que des voleurs, mais les décrivait comme de dangereux opportunistes.

La pièce semblait orientée de sorte que tous les yeux se posent sur ces deux factions : Dalinar et le roi contre Sadeas, Ruthar et Aladar. De toute évidence, les alignements politiques avaient changé depuis les notes de Jasnah.

Le silence tomba dans la pièce, et tout le monde sembla se moquer que Shallan les regarde. Adolin s’assit derrière son père, à côté d’un homme plus jeune portant des lunettes et d’un siège vide, sans doute celui de Navani. Shallan fit prudemment le tour de la pièce (dont les bords étaient encombrés de gardes, de serviteurs, et même de quelques hommes en Cuirasse d’Éclat) pour sortir du champ de vision direct de Dalinar, au cas où il la remarquerait et déciderait de la chasser.

La clarissime Jayla Ruthar prit la parole en premier, penchée au-dessus de ses mains jointes.

— Majesté, dit-elle, je crains que notre conversation de ce jour n’ait tourné en rond, et qu’il n’en sorte rien. Votre sécurité est, bien entendu, notre préoccupation première.

De l’autre côté du cercle de hauts-princes, Sebarial ricana bruyamment tout en mâchonnant des tranches de melon. Tous les autres semblèrent ignorer cet homme barbu et détestable.

— Oui, répondit Aladar. L’Assassin en Blanc. Il faut que nous fassions quelque chose. Je refuse de rester dans mon palais à attendre de me faire assassiner.

— Il massacre des princes et des rois dans le monde entier ! ajouta Roion.

Cet homme ressemblait à une tortue, avec ces épaules voûtées et ce crâne dégarni. Qu’avait donc dit Jasnah à son sujet… ?

Que c’était un lâche, se rappela Shallan. Il choisit toujours l’option la moins risquée.

— Nous devons présenter un Alethkar unifié, déclara Hatham – elle le reconnut immédiatement, avec ce long cou et cette diction raffinée. Nous ne devons pas nous laisser attaquer un par un, et nous ne devons pas nous chamailler.

— C’est précisément pour cette raison que vous devez suivre mes ordres, répondit le roi, toisant les hauts-princes d’un air réprobateur.

— Non, Majesté, protesta Ruthar, c’est la raison pour laquelle nous devons abandonner ces restrictions grotesques que vous nous avez imposées ! Le moment est mal choisi pour paraître ridicules aux yeux du monde.

— Écoutez Ruthar, lança Sebarial sur un ton ironique. C’est un expert en matière de ridicule.

Les disputes se poursuivirent, et Shallan eut alors une meilleure idée de ce qui se jouait dans cette pièce. Il y avait trois factions, en réalité : Dalinar et le roi, l’équipe de Sadeas, et ceux qu’elle baptisa les conciliateurs. Menés par Hatham (qui semblait, lorsqu’il parlait, l’homme politique le plus naturel présent dans la pièce), ce troisième groupe cherchait la médiation.

Voilà donc de quoi il s’agit, en réalité, se dit-elle en écoutant Ruthar se disputer avec Adolin Kholin et le roi. Chacun essaie de persuader ces hauts-princes neutres de rejoindre sa faction.

Dalinar ne disait pas grand-chose. Il en allait de même pour Sadeas, qui semblait satisfait de laisser le haut-prince Ruthar et son épouse parler pour lui. Ils se regardaient l’un l’autre, Dalinar avec une expression neutre, Sadeas avec un léger sourire. L’échange semblait innocent jusqu’à ce qu’on remarque leurs regards, rivés l’un à l’autre sans presque jamais ciller.

Une tempête faisait rage dans cette pièce. Une tempête silencieuse.

Tout le monde semblait appartenir à l’une des trois factions, exception faite de Sebarial qui levait constamment les yeux au ciel et lançait parfois des commentaires frôlant l’obscénité. De toute évidence, il mettait les autres Aléthis, avec leurs airs hautains, très mal à l’aise.

Shallan décortiqua lentement le sous-texte de la conversation. Cette histoire d’interdictions et de règles mises en place par le roi… ce n’étaient pas tant les règles elles-mêmes qui semblaient poser problème que l’autorité dont elle émanait. Dans quelle mesure les hauts-princes allaient-ils se soumettre au roi, et quel degré d’autonomie pouvaient-ils exiger ? C’était fascinant.

Jusqu’au moment où l’un d’entre eux mentionna Shallan.

— Attendez, dit Vamah, l’un des hauts-princes neutres. Qui est cette jeune fille, là-bas ? Quelqu’un a-t-il une Védène parmi son escorte ?

— Elle s’entretenait avec Dalinar, répliqua Roion. Nous cachez-vous des nouvelles de Jah Keved, Dalinar ?

— Vous, jeune fille, lança Ialai Sadeas. Que pouvez-vous nous apprendre sur la guerre de succession de votre patrie ? Avez-vous des informations relatives à cet assassin ? Pourquoi quelqu’un qui est employé par les Parshendis chercherait-il à saper l’influence de votre trône ?

Dans la pièce, tous les yeux se tournèrent vers Shallan. Elle éprouva un instant de panique. Les gens les plus importants au monde, en train de l’interroger, de la fixer intensément…

Puis elle se rappela le dessin. Voilà qui elle était.

— Hélas, clarissimes, répondit-elle, je ne vous serai guère utile. Je me trouvais loin de ma patrie quand ce tragique assassinat est survenu, et je n’ai pas la moindre idée de sa cause.

— Dans ce cas, que faites-vous ici ? demanda Hatham, poliment mais avec insistance.

— Elle observe ce zoo, de toute évidence, lança Sebarial. Quand vous vous ridiculisez, vous autres, vous fournissez la meilleure distraction gratuite qu’on puisse trouver dans ce désert gelé.

Mieux valait sans doute ignorer cette pique-là.

— Je suis la pupille de Jasnah Kholin, annonça Shallan en soutenant le regard de Hatham. Les raisons de ma venue ici sont de nature personnelle.

— Ah, commenta Aladar. Les fiançailles fantômes dont parlaient les rumeurs.

— En effet, dit Ruthar. (Il y avait décidément quelque chose de mielleux chez lui avec ses cheveux noirs soigneusement lissés, ses bras solides et la barbe qui cernait sa bouche. Son sourire était cependant plus dérangeant : il semblait beaucoup trop prédateur.) Que faudrait-il, jeune fille, pour vous convaincre de rendre visite à mon camp de guerre et d’y parler à mes scribes ? J’ai besoin de savoir ce qui se passe à Jah Keved.

— Je vais faire mieux que ça, répondit Roion. Où logez-vous, jeune fille ? Je vous offre une invitation à visiter mon palais. Moi aussi, je voudrais entendre parler de votre patrie.

Mais… elle venait de leur dire qu’elle n’en savait rien…

Shallan retrouva dans ses souvenirs ce que lui avait appris Jasnah. Ce n’était pas Jah Keved qui les intéressait. Ils voulaient des informations relatives à ses fiançailles – ils soupçonnaient que cette histoire cachait autre chose.

Les deux individus qui venaient de l’inviter faisaient partie de ceux que Jasnah classait comme les moins perspicaces en matière de politique. Les autres, comme Aladar et Hatham, attendraient un moment plus privé pour lancer leur invitation, afin de ne pas dévoiler publiquement leur intérêt.

— Vos inquiétudes sont sans fondement, Roion, déclara Dalinar. Elle loge dans mon camp de guerre, bien entendu, et a une place parmi mes clercs.

— En réalité, clarissime Kholin, intervint Shallan, je n’ai pas eu l’occasion de répondre à votre proposition. J’apprécierais beaucoup d’avoir l’occasion de vous servir mais, malheureusement, j’ai déjà accepté une place dans un autre camp de guerre.

Silence stupéfait.

Elle savait ce qu’elle voulait dire ensuite. Un pari extrêmement risqué, de ceux que Jasnah n’aurait jamais approuvés. Elle se surprit à parler malgré tout en se fiant à son instinct. Après tout, ça fonctionnait dans le domaine de l’art.

— Le clarissime Sebarial, reprit-elle en se tournant vers l’homme barbu que Jasnah détestait si viscéralement, a été le premier à m’offrir une place et à m’inviter à loger sous son toit.

L’intéressé faillit s’étrangler avec son vin. Il leva les yeux vers elle par-dessus sa coupe, l’air pensif.

Elle haussa les épaules d’un geste qu’elle espéra innocent, et sourit. S’il vous plaît

— Hum, c’est exact, admit Sebarial en se laissant aller sur son siège. C’est une parente éloignée. Je n’aurais jamais pu me regarder en face si je ne lui avais pas fourni un endroit où loger.

— Son offre était très généreuse, ajouta Shallan. Un soutien de trois brômes par semaine.

Les yeux de Sebarial faillirent lui jaillir de la tête.

— Je l’ignorais, admit Dalinar en étudiant tour à tour Shallan et Sebarial.

— Je suis désolée, clarissime, reprit Shallan. J’aurais dû vous en informer. Il ne me semblait guère approprié de loger dans la maison de quelqu’un qui me courtisait. Vous me comprendez certainement.

Il fronça les sourcils.

— Ce que j’ai du mal à comprendre, en revanche, c’est qu’on puisse souhaiter se trouver plus près de Sebarial que la nécessité ne l’impose.

— Oh, oncle Sebarial est tout à fait supportable, une fois qu’on s’habitue à lui, répliqua Shallan. Comme un bruit très agaçant qu’on apprend à ignorer.

La plupart des hauts-princes semblèrent horrifiés par son commentaire, mais Aladar sourit. Sebarial, comme elle l’avait espéré, éclata de rire.

— J’imagine que la question est tranchée, déclara Ruthar, mécontent. J’espère que vous accepterez au moins de venir me tenir au courant.

— Laissez tomber, Ruthar, lança Sebarial. Elle est trop jeune pour vous. Même si, avec vous, je suis persuadé que ce serait très bref.

Ruthar s’étrangla.

— Je ne sous-entendais pas… Espèce de vieux… Bah !

Shallan se réjouit que l’attention se reporte ensuite sur d’autres sujets, car ce dernier commentaire l’avait fait rougir. Sebarial était effectivement vulgaire. Malgré tout, il semblait se tenir volontairement à l’écart de ces discussions politiques, et ça semblait le genre de place où Shallan voulait se trouver : la position qui garantissait la plus grande liberté. Elle allait malgré tout travailler avec Dalinar et Navani sur les notes de Jasnah, mais elle ne voulait pas leur être redevable.

Qu’est-ce qui te dit que ce sera différent d’être redevable de cet homme-là ? se demanda Shallan, qui fit le tour de la pièce pour approcher de l’endroit où Sebarial était assis, sans épouse ni membres de sa famille pour lui tenir compagnie. Il était célibataire.

— J’ai failli vous jeter à la porte, jeune fille, déclara tout bas Sebarial, qui but une gorgée de vin sans la regarder. C’était une manœuvre stupide de vous placer entre mes mains. Tout le monde sait que j’aime mettre le feu à tout ce que je peux regarder brûler.

— Et cependant, vous ne l’avez pas fait, répondit-elle. Par conséquent, ce n’était pas une manœuvre stupide ; simplement un risque qui a porté ses fruits.

— Je suis toujours susceptible de vous chasser. Il est hors de question que je vous verse ces trois brômes. C’est presque autant que ce que me coûte ma maîtresse et dans son cas à elle, au moins, je gagne quelque chose à cet arrangement.

— Vous allez payer, rétorqua Shallan. Vous y avez été engagé publiquement. Mais ne vous en faites pas. Je gagnerai de quoi payer votre hospitalité.

— Vous disposez d’informations sur Kholin ? demanda Sebarial en étudiant son vin.

Il ne s’en moquait donc pas, en fin de compte ?

— Des informations, oui, répondit Shallan. Pas tant sur Kholin que sur le monde lui-même. Faites-moi confiance, Sebarial : vous venez de vous engager dans un arrangement très lucratif.

Elle allait devoir découvrir pourquoi.

Les autres continuèrent à se disputer au sujet de l’Assassin en Blanc, et elle comprit qu’il avait attaqué ici mais qu’on l’avait repoussé. Tandis qu’Aladar détournait la conversation pour se plaindre que la Couronne lui prenait ses gemmes (Shallan en ignorait la raison), Dalinar Kholin se leva lentement. Il se déplaçait comme un rocher qui roule : inévitable, implacable.

Aladar s’interrompit.

— Je longeai un étrange amas de pierre sur mon chemin, déclara Dalinar, d’une variété qui me parut remarquable. Les tempêtes majeures avaient usé le schiste fracturé, et il avait été projeté contre des pierres d’une nature plus robuste. Cet amas de fines couches reposait là comme si une main mortelle l’y avait entassé.

Les autres se tournèrent vers Dalinar comme s’il était fou. Quelque chose, dans ces paroles, titilla la mémoire de Shallan. C’était une citation d’un ouvrage qu’elle avait lu un jour.

Dalinar se retourna pour se diriger vers les fenêtres ouvertes du côté sous le vent de la pièce.

— Mais aucun homme n’avait entassé ces pierres. Quoiqu’elles paraissent en équilibre instable, elles étaient en réalité tout à fait solides ; il s’agissait d’une formation issue d’une strate autrefois enfouie, désormais exposée à l’air libre. Je me demandai comment il leur était possible de continuer à former une pile aussi nette, quand la fureur des tempêtes se déchaînait autour d’elles.

» J’établis bientôt leur nature véritable. Je découvris qu’appliquer de la force d’un côté les repoussait les unes contre les autres et contre la pierre derrière elles. Aucune pression que j’exerçai ainsi ne parvint à les faire bouger. Et cependant, quand je retirai une pierre du bas, tirant dessus au lieu de la pousser, la formation tout entière s’effondra en une avalanche miniature.

Les occupants de la pièce le regardèrent fixement jusqu’à ce que Sebarial parle enfin pour eux tous.

— Dalinar, demanda l’homme grassouillet, par le onzième nom de la Damnation, que nous chantez-vous là ?

— Nos méthodes ne fonctionnent pas, répondit Dalinar en se retournant vers le groupe. Après des années de guerre, nous nous trouvons toujours dans la même position. Nous ne pouvons pas davantage combattre cet assassin aujourd’hui que la nuit où il a tué mon frère. Le roi de Jah Keved a lancé trois Porte-Éclat et la moitié d’une armée contre cette créature, puis il est mort avec une Lame dans la poitrine, laissant les opportunistes s’arracher ses Éclats.

» Si nous n’arrivons pas à vaincre cet assassin, nous devons éliminer sa raison d’attaquer. Si nous parvenons à éliminer ses employeurs, peut-être pourrons-nous invalider le contrat qui le lie à eux, quel qu’il soit. Aux dernières nouvelles, il travaillait pour les Parshendis.

— Génial, lâcha Ruthar, ironique. Dans ce cas, il nous suffit de remporter la guerre, ce que nous cherchons à faire depuis à peine cinq ans.

— Nous n’avons pas essayé, répliqua Dalinar. Pas assez. Je compte faire la paix avec les Parshendis. S’ils refusent que ce soit selon nos conditions, je partirai dans les Plaines Brisées avec mon armée et tous ceux qui souhaiteront se joindre à moi. Plus de jeux sur les plateaux, à se battre pour des cœurs-de-gemme. Je vais me mettre à la recherche du camp parshendi, le découvrir, et les vaincre une bonne fois pour toutes.

Le roi soupira tout bas et se laissa aller sur son siège derrière son bureau. Shallan devina qu’il s’y était attendu.

— Partir dans les Plaines Brisées, déclara Sadeas. Quelle merveilleuse idée de votre part.

— Dalinar, répondit Hatham, choisissant visiblement ses mots avec un grand soin, je n’ai pas l’impression que notre situation ait changé. Les Plaines Brisées restent en grande partie inexplorées, et le camp parshendi pourrait se trouver littéralement n’importe où là-dehors, caché parmi des kilomètres de terrain que notre armée ne peut traverser qu’au prix de grandes difficultés. Nous nous accordions à dire qu’il était imprudent d’attaquer leur camp, tant qu’ils étaient disposés à venir vers nous.

— Ce dernier point, Hatham, répliqua Dalinar, s’est révélé problématique car il leur confère l’avantage dans la bataille. Non, notre situation n’a pas changé ; simplement notre résolution. Cette guerre a déjà beaucoup trop duré. Je vais y mettre un terme, d’une manière ou d’une autre.

— Quelle formidable idée, reprit Sadeas. Allez-vous partir demain ou attendre après-demain ?

Dalinar lui décocha un regard dédaigneux.

— Je cherche simplement à déterminer quand il y aura un camp de guerre disponible, ajouta innocemment Sadeas. J’ai presque atteint les limites de la capacité du mien, et je ne serais pas contre le fait d’en investir un second une fois que les Parshendis vous auront massacré ainsi que vos hommes. Quand je pense, après tous les ennuis que vous vous êtes attirés en vous retrouvant cerné là-bas, que vous allez y retourner…

Adolin se leva derrière son père, le visage rouge, des sprènes de colère bouillonnant à ses pieds comme des flaques de sang. Son frère réussit à le convaincre de se rasseoir sur son siège. Il y avait là, de toute évidence, un élément qui échappait à Shallan.

Je me suis aventurée au milieu de tout ça avec bien trop peu d’éléments de contexte, songea-t-elle. Saintes bourrasques, j’ai de la chance de ne pas avoir été déjà dévorée crue. D’un seul coup, elle n’était plus si fière de ses exploits du jour.

— Avant la tempête majeure de la nuit dernière, déclara Dalinar, nous avons reçu la visite d’un messager des Parshendis – le premier qui ait souhaité nous parler depuis une éternité. Il nous a informés que ses dirigeants souhaitaient débattre d’une paix possible.

Les hauts-princes semblèrent abasourdis. La paix ? se demanda Shallan, le cœur battant à tout rompre. Voilà qui lui faciliterait certainement les choses pour partir en quête d’Urithiru.

— Cette même nuit, déclara Dalinar d’une voix douce, l’assassin a frappé. Une fois de plus. La fois précédente, nous venions tout juste de signer un traité de paix avec les Parshendis. Et voilà qu’il revient le jour d’une nouvelle offre de paix.

— Ces salopards, lâcha tout bas Aladar. S’agit-il d’un de leurs rituels tordus ?

— C’est peut-être une coïncidence, répondit Dalinar. L’assassin frappe dans le monde entier. Sans doute les Parshendis n’ont-ils pas contacté tous ces gens. Cependant, les événements me rendent méfiant. Je me demande presque si on ne cherche pas à faire accuser les Parshendis – si quelqu’un n’utilise pas cet assassin pour empêcher qu’Alethkar connaisse jamais la paix. D’un autre côté, les Parshendis ont bel et bien affirmé l’avoir engagé pour tuer mon frère…

— Peut-être sont-ils désespérés, suggéra Roion en se voûtant dans son fauteuil. Une faction en leur sein plaide en faveur de la paix tandis que l’autre s’efforce de nous détruire.

— Quoi qu’il en soit, reprit Dalinar en se tournant vers Sadeas, je compte bien m’attendre au pire. Je vais effectivement me diriger vers le centre des Plaines Brisées – soit pour vaincre les Parshendis une fois pour toutes, soit pour accepter leur capitulation et leur désarmement – mais une telle expédition sera longue à mettre en place. Il faudra que je forme mes hommes pour une opération prolongée et que j’envoie des éclaireurs cartographier des zones plus proches du centre des Plaines. Par ailleurs, il faut que je choisisse de nouveaux Porte-Éclat.

— … de nouveaux Porte-Éclat ? répéta Roion dont la tête, comme celle d’une tortue, se dressa sous l’effet de la curiosité.

— Je vais bientôt entrer en possession de nouveaux Éclats, répliqua Dalinar.

— Et sommes-nous autorisés à connaître la source de ce fabuleux trésor ? demanda Aladar.

— Eh bien, Adolin va remporter tous les vôtres, répondit Dalinar.

Certains des autres gloussèrent de rire, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie. Mais Dalinar ne semblait pas l’avoir formulé ainsi. Il se rassit, et les autres en déduisirent que la réunion avait pris fin – là encore, il semblait que c’était Dalinar qui dirigeait en réalité, plutôt que le roi.

Tout l’équilibre du pouvoir a changé ici, songea Shallan, de même que la nature de la guerre. Les notes de Jasnah au sujet de la cour étaient totalement périmées.

— Eh bien, j’imagine que vous allez m’accompagner dans mon camp, lui dit Sebarial en se levant. Ce qui signifie que cette réunion n’a pas simplement consisté, comme les précédentes, à perdre mon temps à écouter des vantards formuler des menaces voilées à l’encontre les uns des autres – elle m’a également coûté de l’argent.

— Ça pourrait être pire, répondit Shallan en l’aidant à se lever, car il semblait mal assuré sur ses jambes.

Cette impression se dissipa une fois qu’il fut debout, et il dégagea son bras.

— Comment ça ?

— Je pourrais être ennuyeuse en plus de vous coûter cher.

Il la regarda, puis éclata de rire.

— Vous avez sans doute raison. Eh bien, venez dans ce cas.

— Juste un instant, le pria Shallan, partez d’abord et je vous rejoins dans votre voiture.

Elle s’éloigna pour aller trouver le roi, qu’elle informa personnellement de la mort de Jasnah. Il accueillit la nouvelle avec une dignité toute royale. Dalinar le lui avait sans doute déjà appris.

Cette tâche accomplie, elle s’en alla trouver les scribes du roi. Peu après, elle quitta la salle de conférences et retrouva Vathath et Gaz qui patientaient nerveusement à l’extérieur. Elle tendit une feuille de papier à Vathath.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en la retournant.

— Un décret d’amnistie, répondit-elle, qui comporte le cachet du roi. C’est pour vous et pour vos hommes. Nous en recevrons bientôt de plus précis avec leur nom mais, en attendant, ça vous empêchera de vous faire arrêter.

— Vous l’avez réellement fait ? s’exclama Vathath en étudiant la page, bien qu’il ne parvienne manifestement pas à déchiffrer l’écriture. Nom des bourrasques, vous avez vraiment tenu parole ?

— Évidemment, répondit Shallan. Notez que ça ne couvre que vos crimes passés, alors dites à vos hommes de se conduire au mieux. Maintenant, allons-y. Je nous ai trouvé un endroit où loger.

QUATRE

ANS

PLUS

TÔT

Papa organisait des banquets parce qu’il voulait faire croire que tout allait bien. Il invitait des clarissimes locaux des hameaux proches, les nourrissait et leur servait du vin, il donnait sa fille en spectacle.

Puis, le lendemain, une fois que tout le monde était parti, il s’asseyait à sa table et écoutait ses scribes lui expliquer à quel point il s’était appauvri. Shallan le voyait parfois ensuite, en train de se tenir le front et de regarder droit devant lui dans le vide.

Mais, pour ce soir, ils allaient festoyer et faire semblant.

— Vous connaissez ma fille, bien entendu, déclara Papa en désignant Shallan tandis qu’on installait ses invités. Le joyau de la Maison Davar, notre fierté suprême.

Les visiteurs, des pâles-iris de deux vallées plus loin, hochèrent poliment la tête tandis que les parshes de Papa apportaient du vin. La boisson comme les esclaves étaient destinés à afficher des richesses que Papa, en réalité, ne possédait pas. Shallan avait commencé à l’aider à tenir ses comptes, ce qui était son devoir en tant que fille. Elle connaissait la vérité quant à l’état de leurs finances.

Le feu de cheminée crépitant tenait à distance la froideur du soir. Ailleurs, cette pièce aurait peut-être semblé accueillante ; mais pas ici.

Les serviteurs lui apportèrent du vin ; jaune et légèrement grisant. Papa buvait du violet, autrement plus corsé. Il s’assit à la haute table, qui traversait toute la largeur de la pièce – la pièce même où Helaran avait menacé de le tuer un an et demi auparavant. Ils avaient reçu une courte lettre d’Helaran six mois plus tôt, ainsi qu’un livre de la célèbre Jasnah Kholin destiné à Shallan.

Shallan avait lu la note d’Helaran à son père dans un chuchotement tremblotant. La note ne lui apprenait pas grand-chose et se composait essentiellement de menaces voilées. Cette nuit-là, Papa avait pratiquement battu l’une des servantes à mort ; Isan boitait toujours. Les serviteurs ne faisaient plus courir de rumeurs selon lesquelles Papa avait tué son épouse.

Personne n’essaie de lui résister, se dit Shallan en regardant son père. Nous avons tous trop peur.

Les trois autres frères de Shallan étaient assis à leur propre table, voûtés les uns contre les autres. Ils évitaient de regarder leur père ou d’interagir avec les invités. Plusieurs petits gobelets à sphères brillaient sur les tables mais la pièce, dans son ensemble, aurait eu besoin de davantage de lumière. Ni les sphères ni le feu de cheminée ne suffisaient à chasser la pénombre. Sans doute son père aimait-il qu’il en soit ainsi.

Le pâle-iris venu leur rendre visite, le clarissime Tavinar, était un homme mince, élégamment vêtu d’un manteau de soie rouge vif. Sa femme et lui étaient assis ensemble à la haute table, avec leur fille adolescente entre eux. Shallan n’avait pas entendu son nom.

Tandis que la soirée avançait, Papa tenta plusieurs fois de leur parler, mais ils ne lui firent que des réponses laconiques. Bien que cette soirée soit censée être une fête, personne ne semblait s’amuser. Les visiteurs paraissaient regretter d’avoir accepté cette invitation, mais Papa était plus important qu’eux sur un plan politique et il leur serait précieux d’avoir de bonnes relations avec lui.

Shallan elle-même chipotait avec sa nourriture en écoutant son père se vanter de son nouvel étalon chull. Il parlait de leur prospérité. Que de mensonges.

Elle ne voulait pas le contredire. Il avait été gentil avec elle ; il l’était toujours. Et cependant, quelqu’un n’aurait-il pas dû faire quelque chose ?

Helaran aurait peut-être agi. Mais il les avait quittés.

Ça devient de pire en pire. Il faut que quelqu’un fasse ou dise quelque chose pour le faire changer. Il n’aurait pas dû se comporter ainsi, se saouler, battre les sombres-iris…

On servit le premier plat. Puis Shallan remarqua quelque chose. Balat (que leur père avait commencé à appeler Nan Balat, comme s’il était l’aîné) lançait de constants coups d’œil aux convives. C’était étonnant. En règle générale, il les ignorait.

La fille de Tavinar croisa le regard de Balat, sourit, puis reporta son attention sur sa nourriture. Shallan cligna des yeux. Balat… et une fille ? Quelle étrange idée.

Papa ne sembla rien remarquer. Il finit par se lever et brandit sa coupe en direction de la pièce.

— Ce soir, faisons la fête. De bons voisins, du vin capiteux.

Tavinar et son épouse levèrent leur coupe d’un air hésitant. Shallan commençait tout juste à apprendre l’étiquette – c’était difficile, car ses tuteurs s’en allaient toujours – mais elle savait qu’un bon clarissime vorin n’était pas censé célébrer l’ivresse. Ce n’était pas qu’ils refusaient de se saouler, mais les bonnes manières vorines voulaient qu’on n’en parle pas. Seulement, ce genre de subtilités n’était pas le fort de son père.

— C’est une soirée importante, reprit-il après avoir bu une gorgée. Je viens de recevoir un message du clarissime Gevelmar, que vous devez connaître, Tavinar. Je suis sans épouse depuis trop longtemps. Le clarissime Gevelmar m’envoie sa plus jeune fille ainsi que des décrets de mariage. Mes ardents procéderont à la cérémonie à la fin du mois, et j’aurai alors une épouse.

Shallan éprouva un grand froid. Elle resserra son châle contre elle. Les ardents en question étaient assis à leur propre table où ils dînaient en silence. Les trois hommes grisonnaient dans une égale mesure, et ils servaient depuis assez longtemps pour avoir connu le grand-père de Shallan dans sa jeunesse. Ils la traitaient cependant avec gentillesse et elle prenait plaisir à étudier auprès d’eux là où tout le reste semblait s’effondrer.

— Pourquoi est-ce que personne ne parle ? demanda Papa en balayant toute la pièce du regard. Je viens de me fiancer ! Vous ressemblez à une bande de rafales d’Aléthis. Nous sommes védènes ! Faites un peu de bruit, tas de crétins.

Les visiteurs applaudirent poliment, quoiqu’ils semblent encore plus mal à l’aise que précédemment. Balat et les jumeaux échangèrent des regards, puis cognèrent faiblement la table.

— Le néant vous emporte, tous autant que vous êtes. (Papa se laissa retomber sur son siège tandis que ses parshes approchaient de la table basse, chacun muni d’une boîte.) Des cadeaux pour mes enfants, afin de marquer cette occasion, déclara-t-il avec un geste de la main. Je ne sais même pas pourquoi je prends cette peine. Bah !

Il vida le reste de son vin.

Les garçons reçurent d’excellents poignards, gravés comme des Lames d’Éclat. Le cadeau de Shallan était une chaîne aux gros maillons d’argent. Elle la tint dans ses mains en silence. Papa n’aimait pas qu’elle parle beaucoup lors des fêtes, bien qu’il place toujours sa table près de la haute table.

Il n’élevait jamais la voix sur elle. Pas directement. Parfois, elle aurait préféré qu’il le fasse. Peut-être, Jushu lui en voudrait-il moins alors. C’était…

La porte de la salle de banquet s’ouvrit à toute volée. La faible lumière dévoila un homme de haute taille vêtu d’habits sombres, debout sur le seuil.

— Que se passe-t-il ? demanda Papa d’une voix insistante en abattant les paumes sur la table. Qui interrompt mon banquet ?

L’homme entra à grands pas. Son visage était si long et mince qu’il donnait l’impression d’avoir été pincé entre deux doigts. Il portait des volants aux poignets de son manteau d’une teinte bordeaux étouffée, et il affichait la même moue que s’il venait de découvrir que la pluie avait fait déborder les latrines.

L’un de ses yeux était d’un bleu intense ; l’autre, d’un marron sombre. Pâle et sombre-iris à la fois. Un frisson parcourut Shallan.

Un serviteur de la Maison Davar se précipita vers la haute table, puis chuchota quelques mots à Papa. Shallan n’entendit pas mais, quoi qu’il ait pu lui dire, ça suffit à étouffer la tempête dans l’expression de son père. Il resta debout, mais sa mâchoire s’affaissa.

Une poignée de serviteurs en livrée bordeaux entra à la file pour se placer autour du nouvel arrivant. Il s’avançait d’un air concentré, comme s’il choisissait soigneusement où placer ses pas afin d’éviter de piétiner quoi que ce soit.

— C’est Son Altesse le haut-prince Valam, souverain de ces terres, qui m’envoie. Il a appris que de sombres rumeurs persistaient dans ces territoires. Des rumeurs relatives à la mort d’une femme pâle-iris.

Il croisa et soutint le regard de Papa.

— Mon épouse a été tuée par son amant, répliqua celui-ci, qui s’est ensuite suicidé.

— D’autres en font un tout autre récit, clarissime Lin Davar, répondit le nouveau venu. Et ces rumeurs sont… perturbantes. Elles provoquent un certain mécontentement chez Son Altesse. S’il s’avérait qu’un clarissime sous son autorité avait effectivement assassiné une femme pâle-iris haut placée, ce ne serait pas là quelque chose qu’il puisse ignorer.

Papa ne réagit pas par l’indignation que Shallan aurait prédite. À la place, il agita les mains vers elle et les visiteurs.

— Filez, ordonna-t-il. Laissez-moi de l’espace. Vous, là, le messager, entretenons-nous seuls. Pas la peine de laisser des traces de boue dans le couloir.

Les Tavinar se levèrent, l’air bien trop contents de partir. La jeune fille lança un coup d’œil en arrière à Balat tandis qu’ils sortaient et soupira tout bas.

Papa se tourna vers Shallan et elle s’aperçut qu’elle s’était, une fois de plus, figée sur place en entendant mentionner sa mère, assise à la table placée juste devant la sienne.

— Mon enfant, lui dit doucement son père, va t’asseoir avec tes frères.

Elle se retira et passa devant le messager tandis qu’il s’approchait de la haute table. Ces yeux… C’était Redin, le fils bâtard du haut-prince. Son père, disait-on, l’employait comme bourreau et comme assassin.

Puisque ses frères n’avaient pas été explicitement chassés de la pièce, ils s’installèrent autour du foyer, assez loin pour accorder de l’intimité à leur père. Ils laissèrent un emplacement pour Shallan, qui s’y assit en froissant la soie fine de sa robe. La façon dont le tissu volumineux l’enveloppait lui donnait l’impression de ne pas être vraiment là, comme si seule la robe importait.

Le bâtard du haut-prince s’assit à la table avec Papa. Au moins y avait-il quelqu’un pour l’affronter. Mais que se passerait-il s’il décidait que Papa était coupable ? Y aurait-il une enquête ? Elle ne voulait pas voir son père tomber ; elle voulait mettre fin à ces ténèbres qui les étranglaient tous lentement. Leur lumière semblait s’être éteinte quand Maman était morte.

Quand Maman…

— Shallan ? demanda Balat. Tout va bien ?

Elle se secoua.

— Je peux voir vos poignards ? Ils avaient l’air très jolis depuis ma table.

Wikim se contenta de fixer le feu, mais Balat lança son poignard à Shallan. Elle le rattrapa maladroitement puis le tira de sa gaine, admirant la façon dont les replis du métal reflétaient la lueur des flammes.

Les garçons regardaient les sprènes de flamme danser au-dessus du feu. Les trois frères ne bavardaient plus jamais entre eux.

Balat jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de la haute table.

— Si seulement je pouvais entendre ce qui s’y raconte, chuchota-t-il. Peut-être qu’ils vont l’emmener pour l’enfermer. Ce serait approprié, pour ce qu’il a fait.

— Il n’a pas tué Maman, murmura Shallan.

— Ah bon ? ricana Balat. Alors que s’est-il passé ?

— Je…

Elle n’en savait rien. Elle ne parvenait pas à y penser – à ce moment-là, ce jour-là. Papa l’avait-il réellement fait ? Elle éprouva de nouveau un grand froid, malgré la chaleur du foyer.

Le silence retomba.

Il fallait… que quelqu’un fasse quelque chose.

— Ils sont en train de parler de plantes, déclara Shallan.

Balat et Jushu se tournèrent vers elle. Wikim continua à fixer le feu.

— De plantes, répéta Balat d’une voix neutre.

— Oui. Je les entends un tout petit peu.

— Moi, je n’entends strictement rien.

Shallan haussa les épaules à l’intérieur de sa robe trop encombrante.

— J’ai de meilleures oreilles que vous. Oui, de plantes. Papa se plaint que les arbres de son jardin n’écoutent jamais quand il leur demande d’obéir. Il dit : « Ils ont perdu leurs feuilles à cause d’une maladie et ils refusent d’en fabriquer de nouvelles. »

» Le messager demande : “Avez-vous essayé de les battre pour les punir de leur désobéissance ?”

» Papa répond : “Constamment. Je leur brise même les branches, mais ils continuent à me désobéir. Ça cause un tel désordre ! Au minimum, ils devraient nettoyer derrière eux.”

» Le messager répond : “C’est un problème, car des arbres sans feuillage méritent à peine qu’on les garde. Fort heureusement, j’ai la solution. Mon cousin a eu autrefois des arbres qui se comportaient ainsi, et il a découvert qu’il lui suffisait de chanter pour eux et que leurs feuilles repoussaient aussitôt.”

» Papa répond : “Ah, bien sûr. Je vais essayer immédiatement.”

» “J’espère que ça marchera pour vous.”

» “À condition qu’ils ne soient pas trop durs de la feuille.”

Les frères de Shallan la regardaient fixement d’un air incrédule.

Enfin, Jushu inclina la tête sur le côté. C’était le plus jeune des frères, juste au-dessus de Shallan.

— Durs de la feuille…

Balat éclata de rire – assez fort pour que leur père leur lance un regard noir.

— Oh, Shallan, c’est atroce, lança Balat. Franchement atroce. Tu devrais avoir honte.

Elle se tassa à l’intérieur de sa robe, un rictus aux lèvres. Même Wikim, l’aîné des jumeaux, esquissa un sourire. Depuis combien de temps ne l’avait-elle pas vu sourire ?

Balat s’essuya les yeux.

— Pendant un moment, j’ai vraiment cru que tu les entendais. Espèce de petite Néantifère. (Il expira profondément.) Bourrasques, ça m’a fait du bien.

— On devrait rire plus souvent, commenta Shallan.

— Cet endroit ne s’y prête plus trop ces temps-ci, fit remarquer Jushu en buvant une gorgée de vin.

— À cause de Papa ? demanda Shallan. Il est seul contre nous quatre. Il faut simplement qu’on se montre plus optimistes.

— L’optimisme ne change rien aux faits, répliqua Balat. Si seulement Helaran n’était pas parti…

Il abattit son poing sur l’accoudoir de son fauteuil.

— Ne lui reproche pas de voyager, Tet Balat, lui dit doucement Shallan. Il y a tellement d’endroits à visiter, des endroits que nous ne verrons sans doute jamais. Autant que l’un d’entre nous s’y rende. Pensez aux récits qu’il nous rapportera. Aux couleurs.

Balat balaya du regard la pièce de rochenoire terne, avec ses cheminées assourdies à l’éclat rouge orangé.

— Des couleurs… J’aimerais bien qu’il y en ait un peu plus ici.

Jushu sourit.

— Tout ce qui nous changerait de la figure de Papa serait bon à prendre.

— Ne sois pas trop dur avec sa figure, lança Shallan. Elle tient très efficacement son rôle.

— À savoir ?

— Nous rappeler qu’il y a des choses encore pires que son odeur. C’est vraiment une Vocation très noble.

— Shallan ! s’exclama Wikim. (Il ressemblait si peu à Jushu que c’en était frappant. Grêle, les yeux enfoncés, les cheveux taillés très ras qui lui donnaient presque l’air d’un ardent.) Ne dis pas ce genre de choses là où Papa peut les entendre.

— Il est absorbé par la conversation, répondit Shallan. Mais tu as raison, je ne devrais sans doute pas me moquer de notre famille. La Maison Davar est coriace et endurante.

Jushu leva sa coupe. Wikim hocha vivement la tête.

— Évidemment, ajouta-t-elle, on peut dire la même chose d’une verrue.

Jushu faillit en cracher son vin. Balat laissa échapper un autre rire sonore.

— Arrêtez ce boucan ! leur cria Papa.

— C’est un banquet ! lui lança Balat. Tu ne nous as pas demandé de nous montrer un peu plus védènes ?

Papa lui décocha un regard noir, puis reprit sa conversation avec le messager. Ils se tenaient penchés l’un vers l’autre à la haute table, Papa avec une posture suppliante, le bâtard du haut-prince détendu sur son siège, un sourcil haussé, le visage impassible.

— Shallan, saintes bourrasques, lui demanda Balat, quand es-tu devenue si maligne ?

Maligne ? Elle n’en avait pas l’impression. Soudain, la franchise de tout ce qu’elle venait de leur dire la fit se ratatiner sur son siège. Ces propos-là s’échappaient de ses lèvres par eux-mêmes.

— Ce sont seulement… des choses que j’ai lues dans un livre.

— Eh bien, petiote, tu devrais en lire davantage, répondit Balat. On dirait que ça rend cet endroit un peu plus lumineux.

Papa abattit sa main sur la table, ce qui fit trembler les coupes et vibrer les assiettes. Shallan lança un coup d’œil dans sa direction et le vit, à sa grande inquiétude, désigner le messager en prononçant quelques mots. Il parlait trop bas et trop loin pour que Shallan distingue ses paroles, mais elle connaissait cet éclat dans les yeux de son père. Elle l’avait souvent vu avant qu’il ne sorte sa canne (ou même, à une occasion, le tisonnier de la cheminée) pour frapper l’un des serviteurs.

Le messager se leva d’un mouvement fluide. Son raffinement faisait l’effet d’un bouclier qui le protégeait de la colère de Papa.

Shallan enviait cet homme.

— Il semblerait que cette conversation ne me mène nulle part, déclara tout haut le messager. (Il regardait Papa, mais son intonation semblait sous-entendre que ses mots s’adressaient à eux tous.) Je suis venu préparé à cette fatalité. Le haut-prince m’a confié l’autorité, et je souhaiterais réellement connaître la vérité quant à ce qui s’est passé dans cette maison. Tout pâle-iris haut né qui soit en mesure de me fournir un témoignage sera le bienvenu.

— Ils ont besoin de la déposition d’un pâle-iris, dit tout bas Jushu à ses frères et sœur. Papa est assez important pour qu’ils ne puissent pas se contenter de l’arrêter.

— Il y en avait un, poursuivit le messager tout haut, qui était disposé à nous parler de la vérité. Il s’est depuis rendu indisponible. L’un ou l’autre d’entre vous possède-t-il son courage ? M’accompagnerez-vous pour rendre compte au haut-prince des crimes commis sur ces terres ?

Il se tourna vers eux quatre. Shallan se recroquevilla sur son fauteuil, s’efforçant de se faire toute petite. Wikim ne détourna pas le regard des flammes. Jushu sembla sur le point de se lever, mais il reporta ensuite son attention sur son vin, le visage rouge.

Quant à Balat, il agrippa les accoudoirs de son fauteuil comme pour se lever, mais lança ensuite un coup d’œil vers Papa. Cette intensité ne quittait pas le regard de leur père. Quand sa rage était aussi ardente, il hurlait, jetait des objets aux serviteurs.

C’était maintenant, quand sa rage refroidissait, qu’il devenait réellement dangereux. Lorsqu’il se taisait. Lorsque les hurlements cessaient.

Du moins, les siens.

— Il va me tuer, chuchota Balat. Si je dis un seul mot, il va me tuer.

Sa bravade d’un peu plus tôt s’était dissipée. Il ne ressemblait plus à un homme mais à un jeune garçon – un adolescent terrifié.

— Tu pourrais le faire, Shallan, lui souffla Wikim. Papa n’osera pas te faire de mal. Et puis tu as vu ce qui s’est passé.

— Non, je n’ai rien vu, chuchota-t-elle.

— Tu étais là !

— Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je ne m’en souviens pas.

Ça ne s’était pas produit. Pas question.

Une bûche remua dans la cheminée. Balat regarda fixement le sol mais ne se leva pas. Aucun d’entre eux ne le ferait. Un nuage de pétales de fleurs translucides se mit à tournoyer parmi eux et s’évanouit peu à peu. Des sprènes de honte.

— Je vois, reprit le messager. Si l’un d’entre vous… se rappelle la vérité à l’avenir, vous trouverez à Védénar des oreilles disposées à vous entendre.

— Vous n’allez pas détruire cette maison, bâtard, lança Papa en se levant. Nous sommes unis comme les doigts de la main.

— À l’exception du doigt qui a été tranché, j’imagine.

— Quittez cette maison !

Le messager lança à Papa un regard dégoûté, un sourire méprisant et humiliant. Un sourire qui disait : J’ai beau être un bâtard, je ne suis jamais tombé aussi bas que vous. Puis il quitta la pièce d’un pas majestueux et rassembla ses hommes à l’extérieur, donnant des ordres brusques qui indiquaient qu’il souhaitait reprendre la route malgré l’heure tardive, pour une autre visite au-delà des terres de Papa.

Après son départ, celui-ci posa les deux mains sur la table et expira profondément.

— Partez, leur dit-il à tous les quatre en baissant la tête.

Ils hésitèrent.

— Partez ! hurla-t-il.

Ils s’enfuirent de la pièce, Shallan s’efforçant tant bien que mal de suivre l’allure de ses frères. Lui resta la dernière image de son père se laissant tomber sur son siège en se tenant la tête. Le cadeau qu’il lui avait offert, le collier coûteux, reposait dans la boîte ouverte sur la table devant lui, abandonné.

Que leur réaction fût immédiate et teintée d’une immense consternation est indéniable, car ce sentiment prédominait chez ceux qui devaient se parjurer et renoncer à leurs serments. Le terme de Félonie n’était pas encore appliqué alors, mais il est devenu depuis un titre populaire sous lequel on désigne cet événement.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 38, page 6.

Sebarial partagea sa voiture avec Shallan lorsqu’ils quittèrent le palais du roi pour rejoindre son camp de guerre. Motif se mettait constamment à vibrer tout bas dans les replis de la jupe de Shallan, qui devait alors le faire taire.

Le haut-prince était assis face à elle, la tête inclinée en arrière contre la paroi matelassée, ronflant doucement tandis que les cahots secouaient la voiture. Ici, on avait débarrassé le sol des boutons-de-roche et posé une rangée de dalles au milieu de la chaussée afin de séparer la gauche de la droite.

Les soldats de Shallan étaient en sécurité et la rejoindraient plus tard. Elle disposait d’une base d’opérations et d’un revenu. Dans la tension de la réunion, puis du départ de Navani, la Maison Kholin n’avait pas encore exigé que Shallan lui rende les affaires de Jasnah. Il fallait encore qu’elle approche Navani afin de lui demander de l’aide dans ses recherches mais, pour l’heure, la journée s’était très bien déroulée.

À présent, il ne restait plus à Shallan qu’à sauver le monde.

Sebarial renifla et se réveilla de son court somme. Il se réinstalla sur son siège et s’essuya la joue.

— Vous avez changé.

— Pardon ?

— Vous paraissez plus jeune. Là-bas, je vous aurais donné vingt-ans, peut-être vingt-cinq. Mais à présent, je vois que vous ne pouvez pas en avoir plus de quatorze.

— J’ai dix-sept ans, répondit sèchement Shallan.

— Pour ce que ça change, répliqua Sebarial. J’aurais juré que votre robe était plus colorée tout à l’heure, vos traits plus nets, plus jolis… Sans doute la lumière.

— Vous faites souvent ça, d’insulter l’apparence des demoiselles ? demanda-t-elle. Ou seulement après avoir bavé devant elles ?

Il sourit.

— Visiblement, vous n’avez pas été élevée à la cour. Ça me plaît bien. Mais prenez garde : si vous insultez les mauvaises personnes ici, le châtiment ne se fera guère attendre.

À travers la vitre de la voiture, Shallan vit qu’ils approchaient enfin d’un camp de guerre où flottait la bannière de Sebarial. Elle comportait les glyphes sebes et liail stylisés de manière à prendre la forme d’une anguille céleste couleur d’or se détachant sur fond noir.

Les soldats postés aux portes saluèrent, et Sebarial ordonna à l’un d’eux de conduire les hommes de Shallan à son manoir lorsqu’ils arriveraient. La voiture reprit sa route et Sebarial se laissa aller sur son siège pour observer Shallan comme s’il s’attendait à quelque chose.

Elle ne parvenait pas à déterminer quoi. Peut-être se trompait-elle en le déchiffrant. Elle reporta son attention sur le décor qui défilait derrière la vitre et décida bientôt que cet endroit n’avait de camp de guerre que le nom. Les rues étaient plus droites que celles que l’on trouverait dans une cité qui se serait développée naturellement, mais Shallan distinguait beaucoup plus de civils que de soldats.

Ils longèrent des tavernes, des marchés à ciel ouvert, des boutiques et de hauts bâtiments qui devaient bien pouvoir accueillir une dizaine de familles différentes. Une grande partie des rues étaient bondées. Cet endroit n’était pas aussi varié ni animé que Kharbranth, mais les bâtiments étaient solidement bâtis de bois et de pierre, construits les uns contre les autres pour se soutenir mutuellement.

— Les toits sont arrondis, observa Shallan.

— Mes ingénieurs affirment qu’ils repoussent mieux le vent, expliqua fièrement Sebarial. Et puis les bâtiments ont également des murs et des coins arrondis.

— Et tous ces gens !

— Presque tous des résidents permanents. J’ai les effectifs les plus complets de tailleurs, d’artisans et de cuisiniers des camps. J’ai déjà bâti douze manufactures – textiles, chaussures, céramique, plusieurs fabriques. Je contrôle aussi les souffleurs de verre.

Shallan se retourna vers lui. Cette fierté dans sa voix ne correspondait pas du tout à ce que Shallan avait écrit au sujet de cet homme. Bien sûr, la plupart de ses notes et connaissances sur les hauts-princes provenaient de visites irrégulières aux Plaines Brisées, dont aucune n’était récente.

— D’après ce que j’ai entendu dire, déclara Shallan, vos troupes comptent parmi les moins efficaces dans la guerre contre les Parshendis.

Le regard de Sebarial se mit à pétiller.

— Les autres courent après un revenu rapide en chassant les cœurs-de-gemme, mais dans quoi dépenseront-ils leur argent ? Mes usines textiles produiront bientôt des uniformes pour un coût nettement inférieur à ceux que l’on importe par bateau, et mes fermiers fourniront de la nourriture bien plus variée que celle qu’on spiricante. Je fais pousser du lavis et du talieu, sans parler de mes élevages porcins.

— Espèce d’anguille, lui dit Shallan. Pendant que les autres livrent une guerre, vous bâtissez une économie.

— J’ai dû me montrer prudent, confia-t-il en se penchant vers elle. Je ne voulais pas qu’ils remarquent tout de suite ce que je faisais.

— C’est très malin, acquiesça Shallan. Mais pourquoi m’en parlez-vous ?

— Vous le verrez de toute façon si vous devenez l’un de mes clercs. Et puis ça n’a plus aucune importance de garder le secret. Les manufactures produisent déjà, et mes armées participent à peine à une course au pont par mois. Je dois payer les amendes que Dalinar impose à ceux qui les évitent et l’obliger à envoyer quelqu’un d’autre, mais ça en vaut la peine. De toute façon, les hauts-princes les plus intelligents ont compris ce que je mijote. Les autres me prennent simplement pour un crétin paresseux.

— Et donc, vous n’êtes pas un crétin paresseux ?

— Bien sûr que si ! s’exclama-t-il. Ça demande trop d’efforts de se battre. Et puis des soldats meurent et ça m’oblige à payer leur famille. D’une manière comme d’une autre, ça ne sert à rien. (Il regarda par la vitre.) J’ai compris ce secret il y a trois ans. Tout le monde s’installait ici mais personne ne considérait cet endroit comme permanent – malgré la valeur de ces gemmes, qui assuraient qu’Alethkar aurait toujours une présence ici…

Il sourit.

La voiture finit par s’arrêter devant un modeste manoir parmi les immeubles plus hauts. Le terrain qui l’entourait comportait une allée de dalles, du schiste-écorce d’agrément et même quelques arbres. Cette bâtisse majestueuse, bien qu’elle ne soit pas immense, était de conception classique et raffinée, avec des colonnes le long de la façade. La rangée de bâtiments de pierre plus hauts situés derrière elle lui fournissait un parfait brise-vent.

— Nous avons probablement une chambre pour vous, déclara Sebarial. Peut-être dans les caves. On dirait que je n’ai jamais assez d’espace pour tout ce que je suis censé posséder. Trois jeux entiers de meubles de salle à manger… Bah ! Comme s’il m’arrivait jamais de recevoir des gens.

— Vous ne tenez vraiment pas les gens en très haute estime, n’est-ce pas ? demanda Shallan.

— Je les déteste, répondit Sebarial. Mais je m’efforce de détester tout le monde. Comme ça, je ne risque pas d’omettre quiconque le mérite particulièrement. Enfin bref, nous voilà arrivés. Ne comptez pas sur moi pour vous aider à descendre.

Elle n’eut pas besoin de son aide, car un valet de pied s’approcha rapidement et l’aida à descendre les marches de pierre construites à côté de l’allée. Un autre valet se dirigea vers Sebarial, qui l’accueillit par un juron mais accepta son aide.

Une femme de petite taille vêtue d’une robe coûteuse se tenait sur les marches du manoir, mains sur les hanches. Elle avait de courts cheveux bouclés. Originaire du nord d’Alethkar, peut-être ?

— Ah, commenta Sebarial tandis que Shallan et lui s’approchaient de cette femme. Le fléau de mon existence. Veuillez vous efforcer de réprimer votre rire jusqu’à ce que nous nous séparions. Mon ego fragile et vieillissant ne supporte plus la moquerie.

Shallan lui adressa un regard perplexe.

Puis la femme prit la parole :

— Par pitié, Turi, dites-moi que vous ne l’avez pas enlevée.

Non, elle n’est pas aléthie, songea Shallan en s’efforçant d’identifier son accent. Herdazienne. Ses ongles, dont la teinte évoquait la pierre, le prouvaient. C’était une sombre-iris, mais sa robe élégante indiquait qu’elle n’était pas une servante.

Bien sûr : la maîtresse.

— Elle a insisté pour m’accompagner, Palona, répliqua Sebarial en gravissant les marches. Je n’ai pas pu l’en dissuader. Nous allons devoir lui donner une chambre, ou quelque chose comme ça.

— Et qui est-elle donc ?

— Une étrangère, répondit Sebarial. Quand elle a dit vouloir m’accompagner, ça a semblé contrarier ce vieux Dalinar, alors je l’ai laissée faire. (Il hésita.) Quel était votre nom, déjà ? demanda-t-il en se tournant vers Shallan.

— Shallan Davar, dit-elle en s’inclinant devant Palona.

Elle avait beau être sombre-iris, c’était visiblement la maîtresse de cette maison.

La Herdazienne haussa un sourcil.

— En tout cas, elle est polie ; elle ne sera donc sans doute pas à sa place ici. Franchement, je n’arrive pas à croire que vous ayez ramené une jeune inconnue parce que vous pensiez contrarier un autre haut-prince.

— Bah ! fit Sebarial. Vous me menez par le bout du nez comme personne d’autre en Alethkar…

— Nous ne sommes pas en Alethkar même.

— … et je ne suis même pas marié !

— Je ne vous épouserai pas, alors cessez de me le demander, répondit Palona, qui croisa les bras et jaugea Shallan d’un regard inquisiteur. Elle est bien trop jeune pour vous.

Sebarial afficha un rictus.

— J’ai déjà utilisé cette réplique, sur Ruthar. C’était un régal : il postillonnait tellement qu’on aurait pu le prendre pour une tempête.

Palona sourit, puis lui fit signe d’entrer.

— Il y a du vin chaud dans votre bureau.

Il s’avança vers la porte d’un pas nonchalant.

— Et à manger ?

— Vous avez fait fuir le cuisinier. Vous vous rappelez ?

— Ah oui, c’est vrai. Eh bien, vous auriez pu me préparer un plat vous-même.

— Vous pourriez le faire aussi.

— Bah. Vous ne servez à rien, sacrée bonne femme ! Tout ce que vous savez faire, c’est dépenser mon argent. Rappelez-moi pourquoi je vous tolère ?

— Parce que vous m’aimez.

— Pas possible, rétorqua Sebarial en marquant un temps d’arrêt près des portes d’entrée. Je ne suis pas capable d’amour, je suis trop grincheux. Bon, faites quelque chose de cette fille.

Il entra dans le bureau.

Palona fit signe à Shallan de la rejoindre.

— Que s’est-il réellement passé, mon enfant ?

— Il n’a rien affirmé qui soit faux, répondit Shallan, qui s’aperçut qu’elle rougissait. Mais il a omis quelques détails. Je suis venue ici dans l’optique d’un mariage arrangé avec Adolin Kholin. Je pensais que loger sous le toit des Kholin m’imposerait trop de limites et j’ai donc cherché d’autres options.

— Tiens. Vous donnez presque l’impression que Turi…

— Arrêtez de m’appeler comme ça ! lança une voix depuis l’intérieur.

— … que ce crétin a fait quelque chose de rusé sur un plan politique.

— Eh bien, concéda Shallan, il est exact que je l’ai plus ou moins forcé à m’accueillir. Et j’ai laissé entendre publiquement qu’il allait me verser un salaire très généreux.

— Beaucoup trop ! cria la voix depuis l’autre pièce.

— Est-ce qu’il… nous espionne ? demanda Shallan.

— Il est très doué pour se cacher, admit Palona. Bon, suivez-moi, allons vous installer. N’oubliez pas de me dire quel salaire il vous a promis – même s’il ne l’a pas formulé franchement. Je vais m’assurer que ce soit fait.

Plusieurs valets déchargèrent les malles de Shallan de la voiture. Ses soldats n’étaient pas encore arrivés. Avec un peu de chance, ils ne s’étaient pas attiré d’ennuis. Elle suivit Palona à l’intérieur du bâtiment, qui se révéla décoré de manière aussi classique que l’extérieur le laissait attendre. Du marbre et du cristal en grande quantité. Des statues recouvertes de feuille d’or. Un large escalier majestueux qui montait vers un balcon surplombant le vestibule. Shallan n’y remarqua pas la présence du haut-prince, caché ou non.

Palona conduisit Shallan vers une suite très élégante de l’aile est. Toutes les pièces étaient blanches et richement meublées, et leurs murs de pierre dure étaient adoucis par des tentures de soie et d’épais tapis. Elle méritait à peine un décor aussi somptueux.

Je ne devrais sans doute pas ressentir ça, se dit-elle tandis que Palona cherchait serviettes et draps dans le placard. Je suis fiancée à un prince.

Cependant, toute cette abondance lui rappelait son père. La dentelle, les bijoux et la soie qu’il lui offrait pour tenter de lui faire oublier… d’autres moments…

Shallan cligna des yeux et se tourna vers Palona, qui était en train de lui parler de quelque chose.

— Pardon ? demanda Shallan.

— Vos serviteurs, répéta Palona. Vous avez votre propre femme de chambre ?

— Non, répondit Shallan. En revanche, j’ai dix-huit soldats et cinq esclaves.

— Et ils vous aideront à vous changer ?

Shallan rougit.

— Je voulais dire que j’aimerais qu’ils soient logés, si c’est toutefois possible pour vous.

— Bien sûr, répondit Palona sur un ton léger. Je dois même pouvoir leur trouver quelque chose de productif à faire. J’imagine que vous voudrez que leur paie soit retenue sur votre salaire – ainsi que celle de votre femme de chambre, que je vais vous fournir. Le repas est servi à la deuxième sonnerie, à midi et à la dixième sonnerie. Si vous voulez quelque chose à d’autres moments, demandez dans les cuisines. Le cuisinier risque de vous accueillir par des jurons, à supposer que j’arrive à le faire revenir cette fois-ci. Comme nous avons une citerne à tempêtes, il y a généralement l’eau courante. Si vous voulez de l’eau chaude pour un bain, il faudra environ une heure aux garçons pour la chauffer.

— L’eau courante ? répéta Shallan avec enthousiame.

Elle en avait vu pour la première fois à Kharbranth.

— Comme je vous le disais, nous avons une citerne à tempêtes. (Palona fit un geste en direction du haut.) Chaque tempête majeure la remplit, et la forme de la citerne permet de filtrer le crémon. N’utilisez pas le système avant le lendemain d’une tempête majeure à midi, sinon l’eau sera marron. Et vous paraissez beaucoup trop exaltée par cette idée.

— Désolée, répondit Shallan. Nous n’avions pas ces choses-là à Jah Keved.

— Bienvenue dans la civilisation. J’imagine que vous avez laissé votre pagne et votre gourdin à la porte. Laissez-moi vous trouver une femme de chambre.

L’autre femme fit mine de partir.

— Palona ? l’appela Shallan.

— Oui, mon enfant ?

— Merci.

Palona sourit.

— Les vents savent que vous n’êtes pas la première gamine perdue qu’il amène ici. Certaines d’entre nous finissent par rester.

Elle s’éloigna.

Shallan s’assit sur le lit blanc et moelleux et s’y enfonça pratiquement jusqu’au cou. De quoi était-il donc fait ? De désirs et d’air pur ? Il était incroyablement confortable.

Dans son salon – son salon – des bruits sourds annoncèrent l’arrivée des valets apportant ses malles. Ils sortirent l’instant d’après en refermant la porte. Pour la première fois depuis très longtemps, Shallan ne se trouva pas en train de lutter pour sa survie ni de s’inquiéter qu’un de ses compagnons de voyage ne l’assassine.

Elle s’endormit donc.

Cet acte de profonde infamie allait bien au-delà de l’impudence que l’on imputait jusqu’alors à ces ordres. Puisque les dissensions étaient particulièrement intenses à cette époque, beaucoup attribuèrent cet acte à un sentiment de trahison inhérente ; après qu’ils se furent retirés, deux mille hommes environ lancèrent une attaque contre eux, détruisant une grande partie de leurs membres – mais il ne s’agissait là que de neuf ordres sur les dix, car le dixième affirma qu’il n’abandonnerait pas ses armes pour prendre la fuite et mit plutôt en place un subterfuge d’envergure aux dépens des neuf autres.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 38, page 20.

Kaladin posait les doigts sur la paroi du gouffre tandis que le Pont Dix-sept se mettait en rang derrière lui.

Il se rappelait avoir eu peur de ces gouffres la première fois qu’il y était descendu. Il avait craint que de fortes pluies ne provoquent une crue subite tandis que ses hommes récupéraient du butin. Il s’étonnait que Gaz n’ait pas trouvé un moyen de faire « accidentellement » affecter le Pont Quatre à la corvée de gouffre un jour de tempête majeure.

Le Pont Quatre avait retourné le châtiment à son avantage en s’appropriant ces gouffres. Kaladin commençait à se rendre ici que s’il était retourné à Pierre-d’Âtre chez ses parents. Les gouffres lui appartenaient.

— Les gars sont prêts, mon capitaine, annonça Teft en venant se placer à côté de lui.

— Où étiez-vous l’autre soir ? demanda Kaladin, levant les yeux vers la fine bande de ciel apparente au-dessus d’eux.

— J’étais de repos, mon capitaine, répondit Teft. Je suis allé voir ce que je trouvais au marché. Faut-il vraiment que je vous rapporte mes moindres faits et gestes ?

— Vous êtes allé au marché, répéta Kaladin, pendant une tempête majeure ?

— Il se peut que j’aie un tout petit peu perdu la notion du temps…, répondit Teft en détournant le regard.

Kaladin eut envie d’insister, mais Teft avait droit à un peu d’intimité. Ce ne sont plus des hommes de pont. Ils ne sont pas obligés de passer tout leur temps ensemble. Ils vont recommencer à avoir leur vie propre.

Il voulait encourager cette tendance. Malgré tout, c’était troublant. Comment s’assurer de leur sécurité s’il ignorait où ils se trouvaient tous ?

Il se retourna pour étudier le Pont Dix-sept – une assemblée des plus disparates. Certains avaient été des esclaves, achetés pour les ponts. D’autres, des criminels, bien que les crimes punissables par corvée de pont dans l’armée de Sadeas puissent recouvrir pratiquement n’importe quoi : s’endetter, insulter un officier, se bagarrer.

— Vous autres, commença Kaladin, vous êtes le Pont Dix-sept, sous le commandement du sergent Pitt. Vous n’êtes pas des soldats. Vous portez peut-être l’uniforme, mais il ne vous va pas encore. Vous jouez à vous déguiser. Nous allons y remédier.

Les hommes s’agitèrent et regardèrent autour d’eux. Bien que Teft travaille avec eux et avec les autres équipes depuis déjà plusieurs semaines, ceux-ci ne se percevaient pas encore comme des soldats. Tant que ce serait le cas, ils tiendraient ces lances à des angles inadéquats, regarderaient mollement autour d’eux quand on leur parlerait, s’aligneraient sans précision.

— Oui, mon capitaine ! répondit Pitt en se mettant au garde-à-vous.

— C’est une sacrée bande de résidus de tempêtes que vous allez devoir diriger là, mais j’ai déjà vu pire.

— J’en doute fort, mon capitaine !

— Croyez-moi, renchérit Kaladin en balayant les hommes du regard. Je faisais partie du Pont Quatre. Lieutenant Teft, ils sont à vous. Faites-les transpirer.

— Oui, mon capitaine, répondit Teft.

Il se mit à crier des ordres tandis que Kaladin ramassait sa lance et s’enfonçait un peu plus loin dans les gouffres. Former efficacement les vingt équipes serait un long processus, mais au moins Teft avait-il créé de bons sergents. Plaise aux Hérauts que cette même formation fonctionne sur les hommes ordinaires.

Kaladin aurait aimé pouvoir expliquer, et s’expliquer, pourquoi il tenait tant à préparer ces hommes. Il avait le sentiment de courir vers quelque chose. Mais il ignorait quoi, précisément. Cette inscription sur le mur… Bourrasques, qu’elle le mettait à cran. Trente-sept jours.

Il passa devant Syl assise sur une fronde de freluche qui poussait dans le mur. La plante se referma à l’approche de Kaladin. Syl ne remarqua rien et resta simplement assise dans les airs.

— Qu’est-ce que tu veux au juste, Kaladin ? demanda-t-elle.

— Garder mes hommes en vie, répondit-il aussitôt.

— Non, commenta Syl, ça, c’était ce que tu voulais.

— Tu es en train de me dire que je ne veux pas leur sécurité ?

Elle se laissa glisser sur son épaule, se déplaçant comme si un vent fort l’avait délogée. Elle croisa les jambes pour s’asseoir dans une posture distinguée. Sa jupe ondulait tandis que Kaladin marchait.

— Au sein du Pont Quatre, tu consacrais tout ce que tu avais à les sauver, reprit Syl. Eh bien, ils sont sauvés. Tu ne peux pas continuer à les protéger tous comme un… hum… comme un…

— Comme un père kurl veille sur ses œufs ?

— Un crustacé, précisa Kaladin, à peu près de la taille d’un petit hachedogue. Il ressemble à un croisement entre un crabe et une tortue.

— Oooooh…, s’exclama Syl. Je veux en voir un !

— Ils ne vivent pas par ici.

Kaladin marchait en regardant droit devant lui, si bien qu’elle lui donna de petits coups jusqu’à ce qu’il tourne le regard vers elle. Puis elle leva les yeux au ciel d’un geste exagéré.

— Donc, reprit-elle, tu reconnais que tes hommes sont en relative sécurité. Par conséquent, tu n’as pas vraiment répondu à ma question : qu’est-ce que tu veux ?

Il longea des tas d’os et de bois recouverts de mousse. Sur l’un des tas, des sprènes de pourriture et de vie tournoyaient les uns autour des autres, petits grains rouges et verts brillant autour des lianes qui poussaient, incongrues, au sein de cet amas de mort.

— Je veux battre cet assassin, déclara Kaladin, surpris par la véhémence de cette émotion.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai le devoir de protéger Dalinar.

Syl secoua la tête.

— Ce n’est pas ça.

— Pardon ? Tu te crois devenue si douée pour déchiffrer les intentions des humains ?

— Pas de tous les humains, simplement les tiennes.

Kaladin répondit par un grognement tout en contournant prudemment le bord d’une flaque sombre. Il préférait éviter de passer le restant de la journée avec les bottes trempées. Cette nouvelle paire ne résistait pas aussi bien à l’eau qu’elle l’aurait dû.

— Peut-être, dit-il, que je veux battre cet assassin parce que tout est de sa faute. S’il n’avait pas tué Gavilar, Tien n’aurait pas été appelé dans l’armée, et je ne l’aurais pas suivi. Tien ne serait pas mort.

— Et tu ne crois pas que Roshone aurait trouvé un autre moyen de se venger de ton père ?

mesquine de sa part, une façon de faire payer le père de Kaladin parce qu’il n’avait pas été un assez bon chirurgien pour sauver son fils.

— Il aurait probablement fait autre chose, reconnut Kaladin. Mais, quoi qu’il en soit, cet assassin mérite de mourir.

Il entendit les autres avant de les rejoindre, car leurs voix résonnaient tout au long de ce gouffre profond.

— Ce que j’essaie de vous expliquer, disait l’un d’entre eux, c’est que personne ne semble poser les bonnes questions. (C’était la voix de Sigzil, avec son accent azéen et sa diction raffinée.) On qualifie les Parshendis de sauvages, et tout le monde affirme qu’ils n’avaient jamais rencontré d’humains avant le jour où ils ont croisé l’expédition aléthie. Si tout ça est vrai, alors quelle tempête leur a apporté un assassin shinove ? Et capable de pratiquer la Fluctomancie, rien que ça.

Kaladin pénétra dans la lumière de leurs sphères éparpillées sur le sol du gouffre, qui avait été déblayé depuis le dernier passage de Kaladin. Sigzil, Roc et Lopen l’attendaient assis sur des rochers.

— Vous sous-entendez que l’Assassin en Blanc n’a jamais réellement travaillé pour les Parshendis ? demanda Kaladin. Ou que les Parshendis ont menti et qu’ils étaient moins isolés qu’ils ne l’ont affirmé ?

— Je ne sous-entends rien du tout, répliqua Sigzil en se tournant vers lui. Mon maître m’a formé à poser des questions, alors je les pose. Quelque chose ne colle pas dans toute cette histoire. Les Shinoves sont xénophobes au plus haut point. Ils quittent rarement leurs terres et ne travaillent jamais comme mercenaires. Et voilà que celui-là se met à assassiner des rois ? Avec une Lame d’Éclat ? Est-ce qu’il travaille toujours pour les Parshendis ? Si c’est le cas, pourquoi ont-ils attendu si longtemps avant de le lâcher à nouveau sur nous ?

— C’est si important de savoir pour qui il travaille ? interrogea Kaladin en aspirant de la Fulgiflamme.

— Bien sûr que oui, répondit Sigzil.

— Parce que c’est une question, répondit-il, comme offensé. Par ailleurs, découvrir son véritable employeur nous renseignera peut-être sur leur objectif, ce qui pourrait nous aider à le vaincre.

Kaladin sourit, puis tenta de remonter le mur en courant. Après être retombé à plat sur le dos, il soupira. La tête de Roc se pencha vers lui.

— Amusant à regarder, commenta-t-il. Mais cette chose, vous êtes certain qu’elle peut marcher ?

— L’assassin courait au plafond, fit observer Kaladin.

— Vous êtes sûr qu’il ne faisait pas simplement la même chose que nous ? demanda Sigzil, sceptique. Utiliser la Fulgiflamme pour faire adhérer un objet à un autre ? Il a très bien pu recouvrir le plafond de Fulgiflamme, puis sauter dessus pour y adhérer.

— Non, répondit Kaladin, et une bouffée de Flamme s’échappa de ses lèvres. Il a sauté vers le haut et atterri sur le plafond. Ensuite, il s’est mis à courir vers le bas du mur et a envoyé Adolin vers le plafond, je ne sais trop comment. Le prince n’y est pas resté collé ; c’est comme s’il était tombé vers le haut. (Kaladin regarda sa Fulgiflamme s’élever et s’évaporer.) À la fin du combat, l’assassin… s’est enfui en s’envolant.

— Ha ! lança Lopen depuis son perchoir rocheux. Je le savais. Quand on aura compris tout ça, le roi de tout Herdaz, il me dira : « Lopen, vous brillez, et c’est impressionnant. Mais vous êtes aussi capable de voler. Pour cette raison, je vous autorise à épouser ma fille. »

— Le roi de Herdaz n’a pas de fille, commenta Sigzil.

— Ah bon ? On m’a menti pendant tout ce temps ?

— Vous ne connaissez pas votre famille royale ? demanda Kaladin en s’asseyant.

Gon, je ne suis pas allé en Herdaz depuis que j’étais bébé. Ces jours-ci, il y a autant de Herdaziens en Alethkar et à Jah Keved que dans notre patrie. Par mon clique-flammes, je suis pratiquement aléthi ! Mais en moins grand et en moins grincheux.

— Tu sais comment ça fonctionne ? le questionna Kaladin.

Elle fit signe que non.

— Mais l’assassin est bel et bien un Marchevent, observa-t-il.

— Je crois que oui, confirma Syl. La même chose que toi ? Peut-être ?

Elle haussa les épaules. Sigzil suivit la direction du regard de Kaladin.

— Si seulement je pouvais le voir, marmonna-t-il. Ce serait un… Rhaa ! Il ressemble à une personne en miniature !

Kaladin regarda Syl en haussant un sourcil.

— Je l’aime bien, expliqua-t-elle. Et puis, Sigzil, je suis « elle », pas « il », merci bien.

— Les sprènes ont un sexe ? s’exclama Sigzil, stupéfait.

— Évidemment, répondit-elle. Même si, techniquement, ça doit être lié à la façon dont les gens nous imaginent. Une personnification des forces de la nature, ou ce genre de balisornettes.

— Ça ne te dérange pas ? l’interrogea Kaladin. L’idée que tu puisses être une création de la perception humaine ?

— Tu es bien une création de tes parents. Qui se soucie de savoir comment nous sommes nés ? Je suis capable de penser, ça me suffit.

Elle afficha un rictus espiègle, puis voleta sous forme de ruban lumineux vers Sigzil, qui s’était assis sur un rocher avec une expression abasourdie. Elle s’arrêta juste devant lui, reprit la forme d’une jeune femme, puis se pencha vers lui et afficha un visage strictement identique au sien.

— Rhaa ! s’écria de nouveau Sigzil en s’éloignant précipitamment, ce qui poussa Syl à glousser de rire et à reprendre son visage précédent.

Sigzil se tourna vers Kaladin.

— Elle parle… comme une vraie personne. (Il leva la main vers sa tête.) Les récits affirment que la Veillenuit en est peut-être capable… Une sprène puissante. Immense.

— Est-ce qu’il vient de me qualifier d’immense ? demanda Syl en inclinant la tête sur le côté. Je ne sais pas trop quoi en penser.

L’homme se rassit précautionneusement, sans cesser de fixer Syl du regard.

— Les histoires et les légendes ne sont pas ma spécialité, répondit-il. Je parle de différents endroits, afin de rendre le monde plus petit et d’aider les hommes à se comprendre entre eux. J’ai entendu des légendes sur des gens capables de danser sur les nuages, mais qui peut dire ce qui relève de l’imaginaire ou de la vérité dans des récits si anciens ?

— Nous devons démêler tout ça, insista Kaladin. L’assassin va revenir.

— Alors, intervint Roc, sautez encore plus sur le mur. Je vous promets de ne pas beaucoup rire.

Il s’assit sur un rocher et ramassa un petit crabe sur le sol devant lui. Il l’inspecta, puis l’enfourna dans sa bouche et se mit à mâcher.

— Beurk, commenta Sigzil.

— Ça a bon goût, affirma Roc, la bouche pleine. Mais c’est meilleur avec sel et huile.

Kaladin étudia le mur, puis ferma les yeux et aspira davantage de Fulgiflamme. Il la sentit à l’intérieur de lui, qui cognait contre les parois de ses veines et de ses artères, cherchant à s’échapper, le défiant d’avancer. De sauter, de bouger, d’agir.

— Donc, dit Sigzil aux autres, est-ce qu’on part du principe que c’était l’Assassin en Blanc qui a saboté le balcon du roi ?

— Bah, répondit Roc. Pourquoi est-ce qu’il ferait cette chose ? Il pourrait tuer plus facilement.

— Ouais, acquiesça Lopen. Le balcon a pu être saboté par un des autres hauts-princes.

Kaladin ouvrit les yeux et regarda son bras, la paume contre la paroi glissante du gouffre, le coude bien droit. De la Fulgiflamme s’éleva de sa peau. Des volutes recourbées de Flamme qui se volatilisèrent dans les airs.

Roc hocha la tête.

— Tous les hauts-princes veulent la mort du roi, même s’ils ne parlent pas de cette chose. Un d’entre eux a envoyé saboteur.

garde-corps. Il était en métal. À moins que… La coupure était-elle très nette, Kaladin ?

Ce dernier se concentra pour regarder s’élever la Fulgiflamme. C’était de la puissance pure. Non. « Puissance » n’était pas le terme adéquat. C’était une force, comme les Flux qui régissaient l’univers. Ils faisaient brûler le feu, tomber les pierres, briller la lumière. Ces volutes, c’étaient les Flux réduits à une forme primitive.

Il pouvait s’en servir. S’en servir pour…

— Kal ? demanda la voix de Sigzil, bien qu’elle semble lointaine, comme un bourdonnement insignifiant. Est-ce que la coupure du garde-corps était très nette ? Est-ce qu’il aurait pu s’agir d’une Lame d’Éclat ?

La voix s’estompa. L’espace d’un instant, Kaladin crut voir des ombres d’un monde qui n’existait pas, des ombres d’un autre lieu. Et, dans cet endroit, un ciel lointain avec un soleil enclavé, comme cerné par un couloir de nuages.

.

Il fit en sorte que la direction du mur devienne le bas.

Soudain, seul son bras le soutenait encore. Il bascula à l’intérieur du mur avec un grognement. Sa conscience de son environnement lui revint brusquement – sauf que sa perspective était étrange. Il se releva précipitamment et se retrouva debout sur le mur.

Il recula de quelques pas – en montant le long de la paroi du gouffre. Pour lui, cette paroi était le sol et les trois autres hommes de pont se tenaient sur le véritable sol, qui ressemblait à la paroi…

Alors ça, songea-t-il, ça va devenir perturbant.

— Waouh, commenta Lopen en se relevant d’un air surexcité. Ouais, ça va vraiment être marrant, ça. Courez le long du mur, gancho !

Kaladin hésita, puis se retourna et se mit à courir. C’était comme s’il se trouvait dans une grotte, dont les deux parois du gouffre seraient le sol et le plafond. Elles se rapprochèrent lentement tandis qu’il se dirigeait vers le ciel.

Syl se précipita devant lui et fila hors du gouffre comme si elle sautait par l’entrée de la grotte. Elle se retourna sous forme de ruban lumineux.

— Viens ! lui lança-t-elle. Sur le plateau ! À la lumière du soleil !

— Il y a des éclaireurs là-dehors, observa-t-il, qui cherchent des cœurs-de-gemme.

— Viens quand même. Il faut que tu arrêtes de te cacher, Kaladin. Il faut que tu sois.

Lopen et Roc, en bas, poussèrent des cris surexcités. Kaladin regarda en direction du ciel bleu.

— Il faut que je sache, murmura-t-il.

— Quoi donc ?

— Tu me demandes pourquoi je protège Dalinar. Il faut que je sache s’il est vraiment ce qu’il paraît, Syl. Il faut que je sache si l’un d’entre eux est à la hauteur de sa réputation. Ça m’apprendra…

— Ça t’apprendra ? demanda-t-elle en prenant l’apparence d’une jeune femme de taille réelle debout sur le mur devant lui. (Elle était presque aussi haute que lui, et sa robe s’estompait pour se changer progressivement en brume.) Quoi donc ?

— Si l’honneur est mort, chuchota Kaladin.

— Il l’est, répondit Syl. Mais il continue de vivre chez les hommes. Et en moi.

Kaladin fronça les sourcils.

— Dalinar Kholin est un homme bon, affirma Syl.

— Il est ami avec Amaram. Il est peut-être comme lui, intérieurement.

— Mais tu n’y crois pas.

— Il faut que je sache, Syl, dit-il en s’avançant. (Il tenta de prendre son bras comme il l’aurait fait pour celui d’une humaine, mais elle était trop éthérée et sa main la traversa.) Je ne peux pas me contenter d’y croire ; il faut que je sache. Tu m’as demandé ce que je veux. Eh bien voilà, c’est ça : je veux savoir si je peux faire confiance à Dalinar. Et si c’est le cas…

Il désigna la lumière du jour à l’extérieur du gouffre.

tout me prendre. Comme l’a fait Roshone. Puis Amaram. Puis Sadeas.

— Et que faudra-t-il pour ça ? demanda-t-elle.

— Je t’ai prévenue que j’étais brisé, Syl.

— Non. Tu as été reforgé. Ça peut arriver aux humains.

— À d’autres hommes, oui, admit Kaladin en levant la main pour tâter les cicatrices sur son front. (Pourquoi la Fulgiflamme ne les avait-elle jamais guéries ?) Quant à moi, je ne sais pas encore trop. Mais je vais protéger Dalinar Kholin avec toutes mes ressources. Je vais apprendre qui il est vraiment. Ensuite, peut-être… que nous lui donnerons ses Chevaliers Radieux.

— Et Amaram ? Que fais-tu de lui ?

Douleur. Tien.

— Lui, je vais le tuer.

— Kaladin, supplia-t-elle en joignant les mains devant elle, ne te laisse pas détruire par tout ça.

— Impossible, dit-il tandis que sa Fulgiflamme s’épuisait. (Son manteau d’uniforme se mit à tomber vers l’arrière, vers le sol, tout comme ses cheveux.) Amaram s’en est déjà occupé.

Le sol en dessous de lui retrouva pleinement sa forme et Kaladin tomba en arrière en s’écartant de Syl. Il aspira de la Fulgiflamme et se retourna dans les airs tandis que ses veines se réveillaient d’un coup. Il atterrit les pieds en premier dans une bouffée de puissance et de Flamme.

Les trois autres gardèrent brièvement le silence tandis qu’il se redressait bien droit.

— Alors ça, déclara Roc, c’était façon très rapide de descendre. Ha ! Mais ça n’a pas inclus tomber sur la figure, ce qui serait marrant. Alors vous aurez seulement petit applaudissement.

Il se mit à applaudir. Un petit applaudissement en effet. Lopen, cependant, poussa des vivats et hocha la tête avec un large sourire.

Kaladin ricana et s’empara d’une outre.

— Le garde-corps du roi a effectivement été tranché à l’aide d’une Lame d’Éclat, Sigzil. (Il but une gorgée.) Et non, ce n’était Sigzil acquiesça.

— Par ailleurs, reprit Kaladin, le garde-corps a dû être tranché après la tempête majeure de cette nuit-là. Autrement, le vent l’aurait déformé. Donc notre saboteur, un Porte-Éclat, est parvenu d’une manière ou d’une autre à monter sur le balcon après la tempête.

Lopen secoua la tête et rattrapa l’outre que Kaladin lui lançait.

— On est censés croire que l’un des Porte-Éclat du camp s’est infiltré dans le palais et qu’il est monté sur ce balcon, gon ? Sans que personne le remarque ?

— Quelqu’un d’autre a-t-il pu faire cette chose ? demanda Roc en désignant la paroi. Marcher dessus ?

— J’en doute, répondit Kaladin.

— Une corde, déclara Sigzil.

Ils se tournèrent vers lui.

— Si je voulais faire entrer discrètement un Porte-Éclat, je soudoierais un serviteur pour qu’il fasse descendre une corde. (Sigzil haussa les épaules.) On pourrait facilement en faire passer une clandestinement, peut-être enroulée autour du corps du serviteur, sous ses vêtements. Le saboteur et quelques amis, par exemple, pourraient grimper le long de la corde, trancher le garde-corps et attaquer le mortier, puis redescendre. Le complice trancherait alors la corde et rentrerait.

Kaladin hocha lentement la tête.

— Donc, déclara Roc, on découvre qui est allé sur le balcon après tempête et on trouve le complice. Facile ! Ha. Peut-être que l’air ne t’a pas ramolli la cervelle, Sigzil. Sans doute juste un tout petit peu.

Kaladin se sentait perturbé. Moash était sorti sur ce balcon entre la tempête et la chute manquée du roi.

— Je vais me renseigner, annonça Sigzil en se levant.

— Non, répondit aussitôt Kaladin, je m’en occupe. N’en soufflez pas un mot à qui que ce soit. Je veux voir ce que je peux découvrir.

— D’accord, dit Sigzil, qui désigna le mur. Vous pouvez le refaire ?

— Nous avons le temps, observa Sigzil. Et puis je crois que Roc veut voir si vous tombez sur la figure.

— Ha !

— D’accord, répondit Kaladin. Mais je vais devoir vider certaines des sphères que nous utilisons pour nous éclairer. (Il leur jeta un coup d’œil, rassemblées en petits tas sur le sol trop propre.) Au fait, pourquoi avez-vous dégagé les décombres dans cette zone ?

— Dégagé les décombres ? répéta Sigzil.

— Oui, insista Kaladin. Ce n’était pas nécessaire de commencer à déplacer les dépouilles, même si ce ne sont que des squelettes. C’est…

Il laissa sa phrase en suspens lorsque Sigzil ramassa une sphère et la tendit en direction du mur pour dévoiler quelque chose qui avait échappé à Kaladin jusque-là : des trous profonds là où la mousse avait été raclée et la pierre éraflée.

Un démon des gouffres. L’un de ces magnecoques immenses qui traversaient la zone et dont la masse avait tout raclé sur son passage.

— Je ne pensais pas qu’ils soient arrivés si près des camps de guerre, déclara Kaladin. Nous devrions peut-être éviter d’entraîner les gars ici pendant un moment, au cas où.

Les autres hochèrent la tête.

— Est parti maintenant, déclara Roc. Autrement, nous aurions été dévorés. C’est chose évidente. Donc, on retourne s’entraîner.

Kaladin acquiesça, mais ces trous le hantèrent tandis qu’il s’exerçait.

Quelques heures plus tard, ils reconduisirent un groupe fatigué d’anciens hommes de pont à leurs baraquements. Malgré leur épuisement manifeste, les hommes du Pont Dix-sept paraissaient encore plus enjoués qu’avant de descendre dans le gouffre. Ils s’animèrent encore davantage lorsqu’ils atteignirent leur Il faisait noir quand Kaladin et Teft regagnèrent le baraquement du Pont Quatre. Un autre apprenti de Roc y préparait le ragoût tandis que Roc lui-même, rentré un peu plus tôt que Kaladin, le goûtait en le critiquant. Shen s’affairait derrière Roc en entassant des bols.

Quelque chose allait de travers.

Kaladin s’arrêta juste avant la lumière du feu, et Teft s’immobilisa derrière lui.

— Quelque chose ne tourne pas rond, déclara Teft.

— En effet, acquiesça Kaladin, balayant la pièce du regard.

Ils étaient rassemblés d’un côté du feu, certains assis, d’autres debout, formant un groupe. Leur rire était forcé, leur posture nerveuse. Lorsqu’on formait des hommes pour la guerre, ils commençaient à utiliser des postures de combat chaque fois qu’ils étaient mal à l’aise. Quelque chose, de l’autre côté de ce feu, représentait une menace.

Kaladin s’avança dans la lumière et découvrit un homme qui s’y tenait assis, vêtu d’un uniforme élégant, les mains à ses côtés, la tête baissée. Renarin Kholin. Curieusement, il se balançait légèrement d’avant en arrière en fixant le sol.

Kaladin se détendit.

— Clarissime, déclara-t-il en s’avançant vers lui. Avez-vous besoin de quelque chose ?

Renarin se releva précipitamment et salua.

— J’aimerais servir sous vos ordres, mon capitaine.

Kaladin gémit intérieurement.

— Allons parler à l’écart du feu, clarissime.

Il prit le prince par le bras pour l’éloigner des oreilles indiscrètes.

— Mon capitaine, reprit Renarin tout bas. Je voudrais…

— Vous ne devriez pas m’appeler comme ça, chuchota Kaladin. Vous êtes un pâle-iris. Bourrasques, vous êtes le fils d’un des hommes les plus puissants de tout l’est de Roshar.

— Je veux rejoindre le Pont Quatre, répondit Renarin.

Kaladin se frotta le front. Pendant tout le temps où il était esclave et avait dû affronter des problèmes bien plus grands, il naissance. Sans doute croyait-il avoir déjà entendu les plus saugrenues de leurs requêtes ridicules. Mais visiblement, non.

— Vous ne pouvez pas faire partie du Pont Quatre. Nous sommes les gardes du corps de votre propre famille. Qu’allez-vous faire ? Vous protéger vous-même ?

— Je ne vous poserai aucun problème, mon capitaine. Je travaillerai dur.

— Je n’en doute pas un instant, Renarin. Écoutez, pourquoi voulez-vous rejoindre le Pont Quatre ?

— Mon père et mon frère, répondit tout bas Renarin, dont l’expression s’assombrit, sont des guerriers. Des soldats. Et pas moi, au cas où vous n’auriez pas remarqué.

— Oui. Une histoire de…

— Maux physiques, compléta Renarin. J’ai des crises de faiblesse.

— C’est une expression courante qui recoupe de nombreuses maladies très différentes, observa Kaladin. De quoi souffrez-vous réellement ?

— Je suis épileptique, déclara Renarin. Ça signifie…

— Oui, oui. Est-ce idiopathique ou symptomatique ?

Renarin demeura parfaitement immobile dans le noir.

— Heu…

— Est-ce le résultat d’une lésion cérébrale spécifique, demanda Kaladin, ou simplement quelque chose qui est apparu sans raison particulière ?

— J’en souffre depuis l’enfance.

— Quelle est l’intensité des crises ?

— Elles sont supportables, répondit précipitamment Renarin. Ce n’est pas aussi grave qu’on le raconte. Ce n’est pas comme si je tombais par terre avec l’écume aux lèvres comme tout le monde le pense. Mon bras va s’agiter plusieurs fois, ou bien je vais être secoué de spasmes convulsifs pendant quelques instants.

— Vous demeurez conscient ?

— Oui.

— Je… Oui. Je ne suis pas sûr que ce soit efficace. Le problème ne réside pas tellement dans ces mouvements convulsifs. Très souvent, quand ça se produit, je deviens très faible. Surtout d’un côté de mon corps.

— Ah, répondit Kaladin. J’imagine que ça peut être lié aux crises. Avez-vous déjà souffert d’un relâchement prolongé des muscles, ou d’une incapacité à sourire d’un côté de votre visage, par exemple ?

— Non. Comment savez-vous ces choses-là ? N’êtes-vous pas un soldat ?

— Je m’y connais un peu en médecine militaire.

— En médecine militaire… pour l’épilepsie ?

Kaladin toussa dans sa main.

— Bon, je comprends pourquoi ils ne voulaient pas que vous alliez au combat. J’ai vu des hommes affligés de blessures qui provoquaient des symptômes similaires, et les chirurgiens les déchargeaient toujours. Il n’y a rien de honteux à être inapte au combat, clarissime. Nous n’avons pas besoin que tous les hommes se battent.

— Bien sûr, répliqua Renarin d’un ton amer. C’est ce que tous les autres me répètent. Et ensuite, ils retournent tous au combat. Les ardents affirment que chaque Vocation est importante, mais qu’enseignent-ils sur l’au-delà ? Qu’il s’y livre une grande bataille pour reprendre la Cité Sérénide. Que les meilleurs soldats dans cette vie-ci sont célébrés dans celle d’après.

— Si l’au-delà est vraiment le siège d’une grande guerre, dit Kaladin, alors j’espère bien me retrouver dans la Damnation. Au moins, je pourrai peut-être y fermer un peu l’œil. Quoi qu’il en soit, vous n’êtes pas un soldat.

— Mais je veux le devenir.

— Clarissime…

— Vous n’êtes pas obligé de m’affecter à quoi que ce soit d’important, insista Renarin. Si je suis venu vous trouver, vous, plutôt qu’un autre bataillon, c’est principalement parce que vos hommes passent leur temps à patrouiller. Si je patrouille, je ne — Je…

Il poursuivit à un débit précipité. Kaladin n’avait jamais entendu ce jeune homme généralement peu loquace prononcer autant de mots.

— J’obéirai à vos ordres, continua Renarin. Traitez-moi comme une nouvelle recrue. Quand je me trouve ici, je ne suis ni le fils d’un prince, ni un pâle-iris. Je ne suis qu’un soldat parmi d’autres. S’il vous plaît, je veux participer. Quand Adolin était jeune, mon père l’a fait servir deux mois au sein d’une escouade de lanciers.

— Ah bon ? demanda Kaladin, sincèrement étonné.

— Père affirmait que chaque officier devait servir à la place de ses hommes, expliqua Renarin. Je possède des Éclats maintenant. Je vais participer à la guerre, mais je n’ai jamais ressenti ce que c’est réellement d’être un soldat. Je crois que c’est l’expérience la plus proche que je puisse en faire. Je vous en supplie.

Kaladin croisa les bras et inspecta le jeune homme de la tête aux pieds. Renarin paraissait anxieux. Très anxieux. Il avait serré les poings, même si Kaladin ne voyait aucune trace de la boîte avec laquelle il jouait lorsqu’il était nerveux. Il s’était mis à respirer profondément mais avait serré la mâchoire et regardait droit devant lui.

Venir trouver Kaladin et lui présenter cette requête terrifiait curieusement le jeune homme. Mais il l’avait fait malgré tout. Pouvait-on demander davantage à une recrue ?

Je suis vraiment en train d’envisager ça ? Ça semblait ridicule. Cependant, l’une des tâches de Kaladin consistait à protéger Renarin. S’il pouvait lui imprimer quelques notions d’autodéfense, ça l’aiderait grandement à survivre aux tentatives d’assassinat.

— Je devrais sans doute souligner, reprit Renarin, qu’il vous sera nettement plus facile de me protéger si je passe mon temps à m’entraîner avec vos hommes. Vos ressources sont insuffisantes, mon capitaine. Avoir une personne de moins à protéger doit représenter une perspective attrayante. Les seules occasions où je Kaladin soupira.

— Vous voulez réellement devenir soldat ?

— Oui, mon capitaine !

— Alors prenez ces bols de ragoût sales et lavez-les, ordonna Kaladin en les montrant du doigt. Ensuite, aidez Roc à nettoyer le chaudron et à ranger les ustensiles de cuisine.

— Oui, mon capitaine ! répondit Renarin avec un empressement que Kaladin n’avait jamais entendu chez quelqu’un que l’on affectait à la corvée de vaisselle.

Renarin s’éloigna au petit trot et entreprit joyeusement de récupérer les bols.

Kaladin croisa les bras et s’appuya contre le baraquement. Les hommes ignoraient comment réagir vis-à-vis de Renarin. Ils lui tendaient leurs bols de ragoût à moitié finis pour lui faire plaisir, et les conversations s’arrêtaient quand il était trop près. D’un autre côté, ils s’étaient montrés tout aussi nerveux en présence de Shen, avant de finir par l’accepter. Était-il possible qu’ils en fassent jamais autant pour un pâle-iris ?

Moash avait refusé de remettre son bol à Renarin afin de le laver lui-même, comme à son habitude. Lorsqu’il en fut fini, il rejoignit Kaladin.

— Vous allez vraiment le laisser nous rejoindre ?

— Je parlerai à son père demain, lui confia Kaladin. Je voudrais l’avis du haut-prince sur ce point.

— Je n’aime pas ça. Le Pont Quatre, nos conversations nocturnes… toutes ces choses sont censées être à l’abri d’eux, vous savez ?

— Oui, approuva Kaladin. Mais c’est un brave gamin. S’il existe un pâle-iris capable de trouver sa place ici, je crois bien que c’est lui.

Moash se tourna vers Renarin en haussant les sourcils.

— Je suppose que vous n’êtes pas de cet avis ? demanda Kaladin.

— Il se comporte bizarrement, Kal. Sa façon de parler, de regarder les gens… Il est étrange. Cela dit, ce n’est pas important ; — Pas nécessairement, répondit Kaladin. Nous allons simplement le garder à l’œil, et peut-être essayer de le former à se défendre par lui-même.

Moash hocha la tête avec un grognement. Il sembla considérer ces arguments comme de bonnes raisons d’accepter Renarin.

J’ai Moash sous la main, songea Kaladin. Personne d’autre n’est assez près pour entendre. Je devrais lui poser cette question

Mais comment la formuler ? Moash, avez-vous été impliqué dans un complot destiné à tuer le roi ?

— Avez-vous réfléchi à ce que nous allons faire ? demanda Moash. Au sujet d’Amaram, je veux dire.

— Amaram est mon problème.

— Vous faites partie du Pont Quatre, rétorqua Moash en prenant Kaladin par le bras. Votre problème est aussi le nôtre. C’est lui qui a fait de vous un esclave.

— Il a fait plus que ça, gronda tout bas Kaladin, ignorant les gestes de Syl lui intimant de se taire. Il a tué mes amis, Moash. Sous mes yeux. C’est un meurtrier.

— Alors il faut faire quelque chose.

— En effet, acquiesça Kaladin. Mais quoi donc ? Vous croyez que je devrais aller voir les autorités ?

Moash éclata de rire.

— Et qu’est-ce qu’elles y feraient, elles ? Vous devez trouver un moyen de l’affronter en duel, Kaladin. De le vaincre d’homme à homme. Tant que vous ne l’aurez pas fait, quelque chose vous semblera aller de travers, au plus profond de vos tripes.

— Vous paraissez savoir quel effet ça fait.

— Ouais. (Moash esquissa un demi-sourire.) Moi aussi, j’ai quelques Néantifères dans mon passé. C’est peut-être pour ça que je vous comprends. Et c’est peut-être pour ça que vous me comprenez.

— Dans ce cas, qu’est-ce…

— Je n’ai pas très envie d’en parler, l’interrompit Moash.

— Comme vous venez de le dire, nous sommes le Pont Quatre, répondit Kaladin. Vos problèmes sont les miens.

— Supposons que ce soit vrai, dit Moash en se détournant. C’est seulement… Pas ce soir. Ce soir, je veux simplement me détendre.

— Moash ! lança Teft depuis un emplacement plus près du feu. Tu viens ?

— J’arrive, cria Moash en réponse. Et toi, Lopen ? Tu es prêt ?

Lopen sourit, se leva et s’étira près du feu.

— Je suis le Lopen, ce qui signifie que je suis prêt pour tout à tout moment. Vous devriez le savoir maintenant.

Près de là, Drehy ricana et lança un morceau de longuerave cuite au Herdazien. Elle alla s’écraser contre son visage.

Lopen continua à parler.

— Comme vous pouvez le constater, j’avais parfaitement prévu ça, comme en témoigne l’assurance avec laquelle j’effectue ce geste résolument grossier.

Teft gloussa tandis que Peet, Sigzil et lui s’en allaient rejoindre Lopen. Moash fit mine de les accompagner, puis hésita.

— Vous venez, Kal ?

— Où ça ? demanda Kaladin.

— Dehors, répliqua Moash en haussant les épaules. Visiter quelques tavernes, faire quelques parties de lancer d’anneaux, boire un verre.

Sortir. Les hommes de pont faisaient rarement ces choses-là dans l’armée de Sadeas, du moins pas en groupe, avec des amis. Au départ, ils avaient été trop abattus pour s’intéresser à quoi que ce soit d’autre que plonger le nez dans leur boisson. Plus tard, le manque de fonds et le préjugé général qui régnait à leur encontre parmi les soldats avaient contribué à isoler les hommes de pont.

Ce n’était plus le cas. Kaladin se surprit à balbutier.

— Je… ferais sans doute mieux de rester… heu, pour aller inspecter les feux des autres équipes…

— Allez, Kal, insista Moash. Vous ne pouvez pas passer tout votre temps à travailler.

— Je me joindrai à vous une autre fois.

— Très bien.

Syl quitta le feu, où elle dansait avec un sprène de flamme, pour se précipiter vers Kaladin. Elle resta suspendue dans les airs, regardant le groupe s’éloigner dans le soir.

— Pourquoi tu n’y es pas allé ? lui demanda-t-elle.

— Je ne peux plus mener cette vie-là, Syl, répondit-il. Je ne saurais pas quoi faire de moi-même.

— Mais…

Kaladin s’éloigna pour aller se servir un bol de ragoût.

Mais en ce qui concerne Ishi’Elin, c’est à lui que revint le rôle le plus important dans leur création ; il comprit promptement les implications de la transmission des Flux aux humains, et fit en sorte qu’on leur imposât une organisation ; puisqu’il possédait un pouvoir immense, il fit savoir qu’il détruirait chacun d’entre eux à moins qu’ils n’acceptent de se soumettre à des préceptes et à des lois.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 2, page 4.

Shallan s’éveilla au son d’un bourdonnement. Elle ouvrit les yeux et se trouva blottie dans le lit somptueux du manoir de Sebarial. Elle s’était endormie tout habillée.

Le bourdonnement provenait de Motif, près d’elle, sur l’édredon. Il évoquait presque des broderies de dentelle. Les stores de la fenêtre avaient été baissés (elle ne se rappelait pas l’avoir fait) et il faisait noir à l’extérieur. C’était le premier soir depuis son arrivée dans les Plaines.

— Quelqu’un est entré ? demanda-t-elle à Motif en s’asseyant et en écartant de ses yeux des mèches échappées de sa coiffure.

— Mmm. Plusieurs « quelqu’un ». Partis maintenant.

Les « quelqu’un » de Motif avaient laissé à manger sur la table. Soudain affamée, Shallan s’assit sur le canapé et souleva le couvercle du plateau pour y découvrir du pain sans levain fourré d’une pâte sucrée, ainsi que des sauces dans lesquelles le tremper.

— Rappelle-moi, dit-elle à Motif, de remercier Palona demain matin. Cette femme est divine.

— Mmm. Non, je crois qu’elle est… Ah… Exagération ?

— Tu comprends vite, répondit Shallan tandis que Motif se transformait en une masse tridimensionnelle de lignes sinueuses, une boule suspendue près d’elle dans les airs, au-dessus du siège.

— Non. Je suis trop lent. Tu préfères certaines nourritures à d’autres. Pourquoi ?

— Question de goût, lança Shallan.

— Je devrais comprendre ce mot, déclara Motif. Mais je ne le comprends pas vraiment.

Saintes bourrasques, comment décrire le goût ?

— C’est comme une couleur… qu’on verrait avec la bouche. (Elle grimaça.) C’était une métaphore atroce. Désolée. J’ai du mal à me montrer brillante avec le ventre vide.

— Tu dis que ton ventre est vide, répondit Motif. Mais je sais que ce n’est pas vraiment ce que tu cherches à me dire. C’est le contexte qui me permet de déduire ce que tu veux vraiment dire. D’une certaine façon, l’expression même est un mensonge.

— Ce n’en est pas un, rectifia Shallan, si tout le monde le comprend et sait ce qu’il signifie.

— Mmm. Ce sont les meilleurs mensonges.

— Motif, répliqua Shallan en rompant un morceau de pain sans levain, parfois, tu es à peu près aussi clair qu’un Bavane qui cherche à citer de la poésie vorine ancienne.

Un billet posé près du repas lui annonçait que Vathath et ses soldats étaient arrivés et qu’ils logeaient dans un immeuble tout proche. Ses esclaves avaient été, pour l’heure, intégrés au personnel du manoir.

ouvrit la première, elle se retrouva cependant face à une lumière rouge clignotante. L’échocalame de Tyn.

Shallan le regarda fixement. Il devait s’agir de la personne qui relayait les informations de Tyn. Shallan supposait qu’il s’agissait d’une femme, même si, dans la mesure où le poste de relais d’informations se trouvait à Tashikk, cette personne n’était peut-être même pas vorine. Il pouvait s’agir d’un homme.

Elle en savait si peu. Elle allait devoir se montrer extrêmement prudente… bourrasques, même dans ce cas, elle risquait de se faire tuer. Mais Shallan était lasse de se faire bousculer dans tous les sens.

Ces gens savaient quelque chose au sujet d’Urithiru. Dangereux ou pas, c’était la meilleure piste dont elle disposait. Elle sortit l’échocalame, équipa sa planche d’une feuille de papier et y plaça le calame. Une fois qu’elle eut fait tourner le cadran pour indiquer qu’elle était prête, le calame resta suspendu là, immobile, mais ne se mit pas immédiatement à écrire. La personne qui cherchait à la contacter s’était éloignée ; le calame pouvait très bien clignoter depuis des heures. Elle allait devoir attendre le retour de cette personne.

— Pas très pratique, déclara-t-elle avant de sourire pour elle-même.

Était-elle vraiment en train de se plaindre de devoir patienter quelques minutes pour une communication instantanée avec l’autre bout du monde ?

Il va falloir que je trouve un moyen de contacter mes frères, songea-t-elle. Ce serait d’une lenteur effroyable, sans échocalame. Pouvait-elle se débrouiller pour transmettre un message à travers l’une de ces stations de relais de Tashikk en utilisant un autre intermédiaire ?

Elle se rassit sur le canapé, calame et planche à écrire posés près du plateau de nourriture, et parcourut la pile de communications précédentes que Tyn avait échangées avec cette autre personne. Elles n’étaient pas nombreuses ; Tyn avait dû les détruire périodiquement. Celles qui restaient comportaient Une bizarrerie frappa Shallan. La façon dont Tyn parlait de ce groupe n’était pas celle d’une voleuse s’adressant à des employeurs occasionnels. Tyn parlait de « s’infiltrer pour de bon » et de « progresser » au sein des Sang-des-spectres.

— Motif, déclara Motif.

— Pardon ? s’exclama Shallan en se tournant vers lui.

— Motif, répéta-t-il. Dans les mots. Mmm.

— Sur cette page ? demanda Shallan en la lui tendant.

— Là et d’autres, répondit-il. Tu vois les premiers mots ?

Shallan fronça les sourcils en inspectant les pages. Sur chacune, les premiers mots provenaient de l’interlocuteur lointain. Une simple phrase qui s’enquérait de la santé de Tyn ou de sa situation. Tyn répondait chaque fois très simplement.

— Je ne comprends pas, déclara Shallan.

— Les lettres, elles forment des groupes de cinq, expliqua Motif. Des quintets. Mmm. Chaque message suit un motif – les trois premières lettres commencent avec l’une des trois de ce quintet de lettres. La réponse de Tyn, avec les deux autres.

Shallan étudia la lettre sans comprendre ce que voulait dire Motif. Il le lui réexpliqua et elle crut alors saisir, mais le motif était complexe.

— Un code, déclara-t-elle.

C’était logique ; il devait falloir un moyen de s’assurer que c’était la bonne personne qui se trouvait à l’autre bout de l’échocalame. Elle rougit en s’apercevant qu’elle avait failli gâcher cette occasion. Si Motif n’avait rien remarqué, ou si l’échocalame s’était mis à écrire immédiatement, Shallan se serait dévoilée.

Elle ne pouvait pas faire ça. Elle ne pouvait pas infiltrer un groupe assez habile et puissant pour terrasser Jasnah elle-même. Elle ne le pouvait tout simplement pas.

Pourtant, il le fallait.

Elle sortit son carnet et se mit à dessiner, laissant ses doigts bouger d’eux-mêmes. Il fallait qu’elle soit plus âgée, mais pas trop. Elle serait sombre-iris. Les gens s’étonneraient de voir une pâle-iris inconnue se déplacer dans le camp, alors qu’une personnes, elle pourrait laisser sous-entendre qu’elle utilisait des gouttes pour les yeux.

Cheveux noirs. Longs, comme les siens, mais pas roux. Même taille, même carrure, mais un visage très différent. Les traits las, comme Tyn. Une cicatrice sur le menton, un visage plus anguleux. Moins jolie, mais pas laide pour autant. Plus… franche.

Elle aspira la Fulgiflamme de la lampe proche d’elle, et cette énergie la fit dessiner plus vite. Ce n’était pas de l’exaltation ; c’était un besoin d’aller de l’avant.

Elle termina dans un grand geste et découvrit un visage qui la fixait depuis la page, presque vivant. Shallan exhala de la Flamme et la sentit l’envelopper, tournoyer autour d’elle. Sa vision se brouilla un instant et elle ne vit plus que la lueur de cette Fulgiflamme en train de se dissiper.

Puis elle disparut. Shallan ne se sentait pas différente. Elle tâta son visage. Il lui semblait identique. Avait-elle…

La mèche de cheveux qui pendait sur son épaule était noire. Shallan la regarda fixement puis se leva de son siège, impatiente et timide à la fois. Elle traversa la salle de bains, s’approcha du miroir et y contempla un visage transformé à la peau brun clair et aux yeux sombres. Celui de son dessin, doué de couleur et de vie.

— Ça marche…, murmura-t-elle. (Ça allait bien plus loin que de troquer ses vêtements abîmés contre sa robe ou de se donner l’air plus âgée, comme elle l’avait déjà fait. C’était une transformation totale.) Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ?

— Tout ce qu’on peut imaginer, répondit Motif depuis le mur tout proche. Ou ce que tu peux imaginer. Je ne suis pas très doué avec ce qui n’est pas. Mais ça me plaît. Son… goût me plaît.

Il semblait très satisfait de son propre commentaire.

Quelque chose n’allait pas. Shallan fronça les sourcils, reprit son dessin et s’aperçut qu’elle avait laissé une petite zone inachevée sur le côté du nez. L’illusion ne couvrait pas en totalité cet endroit. C’était minuscule – toute autre personne n’y verrait sans doute qu’une étrange cicatrice –, mais ça semblait flagrant à ses yeux et offensait son sens artistique.

L’image ne possédait aucune substance. En réalité, si elle passait rapidement le doigt à travers la pointe du faux nez, il se dissipait pour redevenir de la Fulgiflamme, comme de la fumée soufflée par une bourrasque.

Elle retira les doigts et l’image se remit brusquement en place, bien que cette lacune s’y trouve toujours sur le côté. Elle avait dessiné avec négligence.

— Combien de temps l’image va-t-elle durer ? demanda-t-elle.

— Elle se nourrit de Flamme, répondit Motif.

Shallan tira les sphères de sa sage-bourse. Elles étaient toutes éteintes – sans doute les avait-elle utilisées lors de la conversation avec les hauts-princes. Elle prit celle de l’une des lampes murales, qu’elle remplaça par une sphère éteinte de même valeur, et l’emporta dans son poing.

Shallan regagna le salon. Il allait lui falloir une autre tenue, bien sûr. Une femme sombre-iris ne pouvait pas…

L’échocalame était en train d’écrire.

Shallan se précipita vers le canapé et eut le souffle coupé lorsqu’elle vit apparaître les mots. Je crois que certaines informations que j’ai reçues ce jour feront l’affaire. Une introduction très simple, mais elle se conformait au motif du code.

— Mmm, commenta Motif.

Il fallait que les deux premiers mots de la réponse commencent par les lettres adéquates. Mais c’est ce que vous disiez la dernière fois, écrivit-elle en espérant respecter le code.

Ne vous en faites pas, la rassura le messager. Ça va vous plaire, même si le délai risque d’être un peu serré. Ils veulent vous rencontrer.

Parfait, répondit Shallan, qui se détendit – et bénit le jour où Tyn l’avait forcée à s’entraîner aux techniques de contrefaçon. Elle y était parvenue très vite car c’était, d’une certaine façon, une manière de dessiner, mais les suggestions de Tyn lui permettaient désormais d’imiter son écriture négligée avec une adresse remarquable.

Ils veulent vous rencontrer ce soir, Tyn, écrivit le calame.

Ce soir ? Quelle heure était-il ? Une horloge murale indiquait une demi-heure écoulée depuis la première sonnerie du soir. La Elle prit l’échocalame et s’apprêta à écrire : « Je ne sais pas si je suis prête », mais s’interrompit. Tyn n’aurait pas formulé les choses ainsi.

Je ne suis pas prête, écrivit-elle plutôt.

Ils ont beaucoup insisté, répondit le messager. C’est pourquoi j’ai tenté de vous contacter tout à l’heure. Apparemment, la pupille de Jasnah est arrivée aujourd’hui. Que s’est-il passé ?

Ça ne vous regarde pas, retorqua Shallan, adoptant le ton que Tyn avait employé dans les conversations précédentes. La personne qui se trouvait à l’autre bout était un serviteur, pas un collègue.

Bien sûr, écrivit le calame. Mais ils voulaient vous rencontrer ce soir. Si vous refusez, ils risquent de couper les liens.

Père-des-tempêtes ! Ce soir ? Shallan passa les doigts dans ses cheveux et regarda fixement la page. Pouvait-elle le faire ce soir ?

L’attente changerait-elle réellement quoi que ce soit ?

Le cœur cognant à tout rompre, elle écrivit : Je croyais tenir la pupille de Jasnah prisonnière, mais elle m’a trahie. Je suis souffrante. Mais je vais envoyer mon apprentie.

Encore une, Tyn ? répondit le calame. Après ce qui s’est passé avec Si ? Quoi qu’il en soit, je doute qu’ils apprécient de rencontrer une apprentie.

Ils n’auront pas le choix, écrivit Shallan.

Peut-être aurait-elle dû créer autour d’elle une illusion de Flamme qui lui donnerait l’apparence de Tyn, mais elle doutait d’être prête pour ce genre de choses. Se faire passer pour quelqu’un qu’elle avait inventé serait déjà assez difficile – mais imiter quelqu’un de précis ? On la démasquerait forcément.

Je vais voir, répondit le messager.

Shallan patienta. Dans le lointain Tashikk, le messager devait sortir un autre échocalame afin de jouer les intermédiaires avec les Sang-des-spectres. Shallan consacra ce temps à inspecter la sphère qu’elle avait apportée de la salle de bains.

L’échocalame se remit à écrire. Ils acceptent. Pouvez-vous rejoindre rapidement le camp de guerre de Sebarial ?

Je crois que oui, répondit Shallan. Pourquoi là-bas ?

C’est l’un des rares dont les portes soient ouvertes toute la nuit, écrivit le messager. Il y a là-bas un immeuble où vos employeurs rencontreront votre apprentie. Je vais vous tracer une carte. Demandez à votre apprentie d’arriver quand Salas sera à son zénith. Bonne chance.

Suivit un croquis qui indiquait l’endroit. Quand Salas serait à son zénith ? Elle disposait de vingt-cinq minutes, et elle ne connaissait pas du tout le camp. Shallan se leva brusquement, puis s’immobilisa. Elle ne pouvait pas s’y rendre ainsi, habillée comme une pâle-iris. Elle se précipita vers la malle de Tyn et fouilla parmi ses vêtements.

Quelques minutes plus tard, elle se tenait devant le miroir, vêtue d’un ample pantalon marron, d’une chemise blanche et d’un gant fin à la sage-main. Elle se sentait nue avec la main ainsi exposée. Le pantalon, passait encore – chez elle, les femmes sombres-iris en portaient lorsqu’elles travaillaient dans la plantation, bien qu’elle n’ait jamais vu de femme pâle-iris ainsi vêtue. Mais ce gant…

Elle frissonna en remarquant que son visage factice rougissait lorsqu’elle le faisait. Le nez remuait aussi lorsqu’elle plissait le sien. C’était une bonne chose, quoiqu’elle ait espéré pouvoir masquer son embarras.

Elle enfila l’un des manteaux blancs de Tyn. Le vêtement amidonné descendait jusqu’en haut de ses bottes, et elle l’attacha à la taille à l’aide d’une épaisse ceinture en cuir de porc noir afin qu’il soit presque entièrement fermé à l’avant, comme Tyn elle-même le portait. Elle termina en remplaçant les sphères que contenait la bourse dans sa poche par des sphères infusées provenant des lampes de la pièce.

Ce défaut de son nez la perturbait toujours. Quelque chose pour masquer mon visage, se dit-elle en se précipitant de nouveau vers sa malle. Elle en sortit le chapeau blanc de Bluth, celui dont le bord se relevait selon un angle oblique sur les côtés. Avec un peu de chance, il aurait meilleure allure sur elle que sur lui.

effectivement un peu ridicule. D’un autre côté, tout lui semblait ridicule dans cette tenue. Une main gantée ? Un pantalon ? Le manteau avait semblé imposant sur Tyn – il témoignait de son expérience et d’un style très personnel. Quand Shallan le portait, elle donnait l’impression de faire semblant. Elle distinguait à travers l’illusion la jeune fille effrayée de Jah Keved.

Mon autorité n’a rien de tangible. C’étaient les mots de Jasnah. Ce n’est qu’un rideau de fumée – une illusion. Je peux créer cette illusion… et vous le pouvez aussi.

Shallan se redressa, ajusta le chapeau, puis se rendit dans la chambre où elle fourra quelques affaires dans ses poches, parmi lesquelles la carte indiquant sa destination. Elle se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit. Heureusement, elle se trouvait au rez-de-chaussée.

— Allons-y, chuchota-t-elle à Motif.

Puis elle sortit dans la nuit.

Ainsi les perturbations affligeant la toparchie de Revv connurent-elles une accalmie lorsque, alors qu’ils cessaient de réprimer leurs dissensions civiles, Nalan’Elin prit enfin sur lui-même d’accepter les Clivecieux qui l’avaient désigné comme maître, quoiqu’il eût rejeté leurs avances initiales, et, dans son propre intérêt, il refusa d’encourager ce qui paraissait à ses yeux une quête aussi vaine qu’astreignante ; il fut, d’entre les Hérauts, le dernier à accepter un tel parrainage.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 5, page 17.

Le camp de guerre était toujours animé malgré l’heure. Elle ne s’en étonna pas ; son séjour à Kharbranth lui avait appris que tout le monde ne traitait pas l’arrivée de la nuit comme une raison de cesser de travailler. Ici, il y avait presque autant de gens dans les rues que lors de sa première traversée.

Et pratiquement personne ne lui prêtait attention.

Pour une fois, elle ne se sentait pas trop voyante. Même à Kharbranth, les gens lui lançaient des coups d’œil – la remarquaient, l’étudiaient. Certains avaient pensé la dévaliser, d’autres avaient réfléchi à des moyens de l’exploiter. Une jeune pâle-iris sans escorte digne de ce nom se distinguait et pouvait représenter noirs et des yeux marron foncé, elle était pratiquement invisible. C’était formidable.

Shallan sourit et fourra les mains dans les poches de son manteau – cette sage-main gantée l’embarrassait toujours, bien que personne n’y accorde le moindre coup d’œil.

Elle atteignit un croisement. Dans l’une des directions, le camp de guerre brillait de torches et de lanternes à huile ; un marché, assez animé pour que personne n’ose laisser de sphères dans les lampes. Shallan se dirigea vers lui ; elle serait plus en sécurité dans les rues les plus fréquentées. Ses doigts firent crisser le papier dans sa poche et, lorsqu’elle sortit, elle s’arrêta pour attendre qu’un groupe de gens en train de bavarder lui cède le passage.

La carte semblait assez facile à décrypter ; il lui suffisait de trouver des repères. Elle attendit, puis comprit enfin que le groupe qui se trouvait devant elle ne bougerait pas. Elle s’attendait à ce qu’ils lui témoignent la même déférence qu’à une pâle-iris. Elle les contourna, secouant la tête et se maudissant de sa bêtise.

Il en fut ainsi tout du long ; elle dut se faufiler péniblement entre les gens et se fit souvent bousculer en marchant. La circulation de ce marché évoquait deux fleuves coulant en sens inverse, avec les boutiques d’un côté et les marchands qui proposaient de la nourriture au milieu. Il était même, par endroits, couvert par des auvents qui s’étiraient jusqu’aux bâtiments des deux côtés.

Le marché n’était large que d’environ dix pas et il y régnait une pagaille oppressante et bruyante. Shallan adorait ça. Elle se surprit à vouloir s’arrêter pour dessiner la moitié des gens qu’elle croisait. Ils semblaient tous tellement vivants, qu’ils soient en train de marchander ou simplement de se balader avec un ami tout en mâchonnant un en-cas. Pourquoi n’était-elle pas sortie davantage à Kharbranth ?

Elle fit halte pour sourire à un homme qui donnait un spectacle avec des marionnettes et une boîte. Un peu plus loin, un Herdazien utilisait un clique-flammes et une sorte d’huile pour Non. Elle avait du travail. De toute évidence, une partie d’elle n’avait pas envie d’aller jusqu’au bout et son esprit cherchait à la distraire. Elle était de plus en plus consciente de ce réflexe de défense. Elle l’utilisait, et elle en avait besoin, mais elle ne pouvait pas le laisser contrôler sa vie.

Elle s’arrêta bel et bien devant la charrette d’une femme qui vendait des fruits glacés. Ils étaient rouges et paraissaient juteux, et ils avaient été transpercés d’un bâtonnet avant d’être plongés dans du sucre fondu bien lisse. Shallan tira une sphère de sa poche et la lui tendit.

La femme s’immobilisa en regardant fixement la sphère. D’autres s’arrêtèrent tout près. Quel était le problème ? Il ne s’agissait que d’une marque d’émeraude. Ce n’était pas comme si elle avait sorti le brôme.

Elle regarda les glyphes qui détaillaient les prix. Un bâtonnet de fruit glacé ne coûtait qu’une seule claire-marque. Elle n’avait jamais dû prêter beaucoup d’attention aux valeurs de sphères mais, si elle avait bonne mémoire…

Sa marque valait deux cent cinquante fois le prix de la friandise. Même lorsque sa situation était tendue, sa famille n’y aurait jamais vu une somme si grande. Mais c’était là l’ordre de prix d’une maison, pas celui des vendeurs des rues et des ouvriers sombres-iris.

— Hum, je ne crois pas pouvoir vous rendre la monnaie là-dessus, déclara la femme. Heu… citoyenne.

C’était un titre qu’on donnait à de riches sombres-iris du premier ou du deuxième nahn.

Shallan rougit. Combien de fois allait-elle démontrer l’étendue de sa naïveté ?

— C’est pour l’une de vos friandises et pour vous demander votre aide. Je suis nouvelle dans les parages. J’aurais bien besoin de quelques indications.

— C’est cher payer pour se faire indiquer le chemin, mademoiselle, répondit la femme, qui empocha néanmoins la sphère de ses doigts habiles.

— Il faut que je trouve la rue de Nar.

devoir remonter, voyons, six pâtés de maisons ? C’est facile à trouver, le haut-prince a obligé tout le monde à disposer les immeubles en carrés, comme dans une vraie ville. Cherchez les tavernes et vous y serez. Mais, mademoiselle, si je puis me permettre, je ne crois pas que quelqu’un comme vous doive se rendre dans ce genre d’endroit.

Même en tant que sombre-iris, les gens la croyaient incapable de s’occuper d’elle-même.

— Merci, répondit Shallan en choisissant l’un des bâtonnets de fruits glacés.

Elle s’éloigna d’un pas pressé, remontant le courant pour rejoindre ceux qui traversaient le marché en sens inverse.

— Motif ? murmura-t-elle.

— Mmm.

Il était accroché à l’extérieur de son manteau, près des genoux.

— Traîne un peu en arrière et regarde si on me suit, lui demanda Shallan. Tu crois pouvoir faire ça ?

— S’ils viennent, ils obéiront à un motif, déclara-t-il en se laissant tomber à terre.

Un bref instant, suspendu dans les airs entre pierre et manteau, il forma une sombre masse de lignes sinueuses. Puis il disparut comme une goutte d’eau atteignant un lac.

Shallan s’empressa de suivre le courant, serrant bien fort la bourse de sphères dans la poche de son manteau, tenant le bâtonnet de fruit dans sa libre-main. Elle se rappelait trop bien comment Jasnah, en affichant délibérément trop d’argent à Kharbranth, avait attiré des voleurs comme l’eau des tempêtes attire les lianes.

Shallan suivit les indications, et son sentiment de libération céda la place à la nervosité. Le coin auquel elle tourna pour quitter le marché la conduisit vers une chaussée nettement moins fréquentée. La marchande de fruits cherchait-elle à la guider vers un piège où l’on pourrait facilement la dévaliser ? Tête baissée, elle avança précipitamment le long de la route. Elle ne pouvait pas spiricanter pour se protéger comme Jasnah l’avait fait. brindilles. Elle doutait d’être en mesure de transformer des corps vivants.

Elle possédait le don de tisser la Flamme, mais elle s’en servait déjà. Pouvait-elle tisser une deuxième image en même temps ? Comment son déguisement tenait-il, d’ailleurs ? Il devait vider ses sphères de leur Flamme. Elle faillit les sortir pour vérifier quelle quantité avait disparu, mais s’interrompit. Quelle idiote ! Elle craignait qu’on la dévalise, mais elle envisageait de dévoiler une poignée d’argent ?

Elle s’arrêta deux pâtés de maisons plus loin. Quelques personnes empruntaient cette rue, des hommes en vêtements d’ouvriers qui rentraient chez eux pour la nuit. Ici, les bâtiments étaient beaucoup moins riches que ceux qu’elle venait de laisser derrière elle.

— Personne ne suit, déclara Motif à ses pieds.

Shallan sursauta quasiment jusqu’aux toits. Elle leva sa libre-main vers sa poitrine, inspira et expira profondément. Elle se croyait réellement capable d’infiltrer un groupe d’assassins ? Son propre sprène l’effrayait parfois.

Tyn affirmait, songea-t-elle, que rien ne m’en apprendrait autant que l’expérience personnelle. Je vais simplement devoir tâtonner en aveugle les premières fois en espérant m’habituer avant de me faire tuer.

— Allons-y, déclara Shallan. Le temps presse.

Elle se remit en marche tout en attaquant son fruit. Il était délicieux, bien que sa nervosité l’empêche d’en profiter pleinement.

La rue des tavernes se trouvait en réalité à cinq pâtés de maisons, et non pas six. Le papier de Shallan, de plus en plus froissé, désignait le lieu de rendez-vous comme un immeuble en face d’une taverne dont les fenêtres laissaient échapper une lumière bleue.

Shallan jeta le bâtonnet de son fruit en atteignant l’immeuble. Il ne devait pas être très vieux (rien, dans ces camps de guerre, ne pouvait avoir plus de cinq ou six ans) mais il paraissait ancien. Les pierres étaient usées, les volets pendaient de travers par endroits. Parfaitement consciente qu’elle risquait de s’aventurer dans l’antre du pâle-échine pour lui servir de dîner, elle s’avança et frappa. La porte fut ouverte par un sombre-iris massif comme un rocher qui portait une barbe taillée comme celle d’un Mangecorne. Ses cheveux semblaient bel et bien comporter quelques touches de roux.

Elle résista à l’impulsion de se balancer d’un pied sur l’autre tandis qu’il la jaugeait de la tête aux pieds. Enfin, il ouvrit la porte et, d’un geste de ses doigts épais, il lui fit signe d’entrer. Elle remarqua la grande hache appuyée juste à côté de lui contre le mur, faiblement éclairée par l’unique lampe à Fulgiflamme, qui semblait ne contenir qu’une seule sphère.

Shallan prit une profonde inspiration puis entra.

L’endroit sentait le renfermé. Elle entendit de l’eau couler un peu plus loin à l’intérieur, de l’eau de tempête qui s’infiltrait inexorablement depuis un toit fuyant et descendait jusqu’au sol. Le garde la guida le long du couloir sans lui parler. Le sol était fait de bois. Il y avait quelque chose, dans le fait de marcher sur du bois, qui lui donnait l’impression qu’elle allait passer à travers. Il semblait grincer à chaque pas. La pierre solide ne faisait jamais rien de tel.

Le garde désigna une ouverture dans le mur, et Shallan scruta les ténèbres qui régnaient au-delà. Des marches. Qui descendaient.

Nom des bourrasques, que suis-je en train de faire ?

Témoigner de l’audace ; voilà ce qu’elle était en train de faire. Shallan jeta un coup d’œil au garde brutal et haussa un sourcil, forçant sa voix à rester calme.

— Vous vous êtes vraiment surpassés pour le décor. Combien de temps avez-vous dû chercher pour trouver un repaire dans les Plaines Brisées qui possède un escalier aussi sinistre ?

Le garde sourit, à la grande surprise de Shallan. Il n’en paraissait pas moins intimidant pour autant.

— L’escalier ne va pas s’effondrer sous mes pas, dites-moi ? demanda-t-elle.

déjeuners aujourd’hui. (Il se tapota l’estomac.) Allez-y. Ils vous attendent.

Elle sortit une sphère pour s’éclairer et entreprit de descendre l’escalier. Les murs de pierre avaient été taillés. Qui pouvait se donner assez de mal pour creuser un sous-sol en dessous d’un immeuble en train de pourrir ? La réponse s’imposa lorsqu’elle remarqua plusieurs longues coulées de crémon sur le mur. Elles rappelaient un peu la cire coulant le long d’une bougie et s’étaient durcies longtemps auparavant pour former de la pierre.

Ce trou était là bien avant l’arrivée des Aléthis, songea-t-elle. Lorsqu’il avait établi son camp de guerre, Sebarial avait construit ce bâtiment au-dessus d’un sous-sol préexistant. Les cratères des camps de guerre avaient dû abriter des gens autrefois. Il n’y avait pas d’autre explication. Qui étaient-ils ? Le peuple natane de naguère ?

Les marches conduisaient vers une petite pièce vide. Qu’il était curieux de découvrir un sous-sol dans un bâtiment aussi délabré ; en temps ordinaire, on n’en trouvait que dans les foyers aisés, car il y avait de nombreuses précautions à prendre pour éviter les inondations. Shallan croisa les bras, perplexe, jusqu’à ce qu’un coin du sol s’ouvre en baignant la pièce de lumière. Elle recula, retenant son souffle. Une partie du sol de pierre était factice, masquant une trappe.

Le sous-sol possédait lui-même un sous-sol. Elle s’avança jusqu’au bord du trou et vit une échelle qui descendait vers un tapis rouge et de la lumière presque aveuglante après la pénombre dans laquelle Shallan venait d’être plongée. Cet endroit devait connaître de sérieuses inondations après les tempêtes.

Elle monta sur l’échelle et descendit au sous-sol en se réjouissant de porter un pantalon. La trappe se referma au-dessus d’elle – il semblait y avoir un système de poulies.

Elle bondit sur le tapis et se retourna pour découvrir une pièce dont le luxe frôlait l’incongruité. Une longue table à manger en parcourait le centre, et elle scintillait de gobelets en verre sertis de gemmes ; leur éclat baignait la pièce tout entière. Des étagères se trouvaient à l’intérieur de petites vitrines. Des trophées, peut-être ?

Sur la demi-douzaine de personnes qui se trouvaient dans la pièce, l’une d’entre elles attira particulièrement son attention. Le dos bien droit, avec des cheveux noirs de jais, il portait des habits blancs et se tenait devant le foyer crépitant de la pièce. Il lui rappelait quelqu’un, un homme de son enfance. Le messager aux yeux souriants, l’énigme qui en savait tant. Deux aveugles attendaient à la fin d’une époque, contemplant la beauté

L’homme se retourna, dévoilant des yeux violet clair et un visage couturé de cicatrices anciennes, parmi lesquelles une coupure qui lui courait le long de la joue et déformait sa lèvre supérieure. Bien qu’il paraisse raffiné, avec son gobelet de vin dans la main gauche et son costume si élégant, son visage et ses mains racontaient une autre histoire. Elles parlaient de batailles, de mises à mort et de querelles.

Ce n’était pas le messager du passé de Shallan. L’homme leva la main droite, dans laquelle elle découvrit une sorte de long roseau. Il le plaça contre ses lèvres et l’y tint comme une arme, dirigée vers Shallan.

Elle se figea sur place, incapable de bouger, regardant fixement cette arme à travers la pièce. Enfin, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Une cible était suspendue au mur sous la forme d’une tapisserie où figuraient plusieurs créatures. Avec un petit cri, Shallan sauta sur le côté juste avant que l’homme ne souffle sur son arme et ne tire une petite fléchette à travers les airs. Elle la frôla à quelques centimètres avant d’aller se planter dans l’une des silhouettes de la tapisserie murale.

Shallan leva sa sage-main vers sa poitrine et prit une profonde inspiration. Calme-toi, se dit-elle. Calme-toi.

— Ainsi donc, déclara l’homme en baissant la sarbacane, Tyn est souffrante ?

Le calme de sa voix fit frissonner Shallan. Elle ne parvenait pas à identifier son accent.

— Oui, répondit-elle en retrouvant son souffle.

chemise. Il l’inséra précautionneusement dans l’extrémité de la sarbacane.

— Elle ne me paraît pas du genre à laisser quelque chose d’aussi insignifiant l’empêcher d’assister à un rendez-vous important.

Il leva les yeux vers Shallan, sa sarbacane chargée. Ces yeux violets ressemblaient à du verre et son visage marqué de cicatrices n’affichait aucune expression. La pièce semblait retenir son souffle.

Il avait percé son mensonge à jour. Shallan se sentit baignée d’une sueur froide.

— Vous avez raison, répondit-elle. Tyn est en pleine forme. Cependant, le plan ne s’est pas déroulé comme prévu. Jasnah Kholin est morte, mais la mise en œuvre de l’assassinat a manqué de rigueur. Tyn a estimé plus prudent de passer par une intermédiaire pour l’heure.

L’homme étrécit les yeux, puis leva enfin son roseau et souffla d’un coup brusque. Shallan sursauta mais la fléchette ne la toucha pas et, à la place, vola pour aller atteindre la tenture murale.

— Elle dévoile sa nature de lâche, dit-il. Vous êtes venue ici de votre plein gré, sachant que je risquais de me contenter de vous tuer pour ses erreurs ?

— Toute femme doit bien commencer quelque part, clarissime, répliqua Shallan dont la voix tremblait perfidement. Je ne peux pas me frayer un chemin à coups de griffes sans prendre quelques risques. Si vous ne me tuez pas, j’aurai eu l’occasion de rencontrer des gens auxquels Tyn ne m’aurait sans doute jamais présentée.

— Audacieux, commenta-t-il.

Il fit un geste de deux doigts et l’une des personnes assises près de la cheminée – un pâle-iris grêle aux dents si grandes qu’il devait avoir du sang de rat dans les veines – s’avança précipitamment et laissa tomber quelque chose près de Shallan sur la longue table.

Un sac de sphères. Il devait contenir des brômes ; bien qu’il soit marron foncé, il brillait d’un éclat vif.

nouvelle fléchette. Vous avez de l’ambition. Ça me plaît. Non seulement je vais vous payer pour apprendre où elle se trouve, mais je vais tenter de vous trouver une place dans mon organisation.

— Veuillez me pardonner, clarissime, répondit Shallan, mais vous savez bien que je ne vais pas vous la livrer. (Il devait tout de même bien percevoir sa peur, la sueur qui trempait la doublure de son chapeau, qui coulait le long de ses tempes. En effet, des sprènes de peur traversaient le sol en se tortillant à côté d’elle, bien que la table les masque peut-être à son interlocuteur.) Si j’étais disposée à trahir Tyn pour de l’argent, de quelle valeur pourrais-je bien vous être ? Vous sauriez que j’en ferais de même pour vous, pour peu qu’on m’offre une prime assez conséquente.

— De l’honneur ? demanda l’homme, toujours inexpressif, en pinçant une fléchette entre deux doigts. Chez une voleuse ?

— Encore une fois, clarissime, je vous demande pardon, implora Shallan. Mais je ne suis pas une simple voleuse.

— Et si je devais vous torturer ? Je vous assure que je pourrais obtenir les informations ainsi.

— Je n’en doute pas un instant, clarissime, répondit Shallan. Mais croyez-vous vraiment que Tyn m’enverrait ici si je savais où elle se trouve ? Quel serait alors l’intérêt de me torturer ?

— Eh bien, répliqua-t-il en baissant les yeux et en insérant la fléchette en place, pour commencer, ce serait amusant.

Respire, se dit Shallan. Lentement. Normalement. C’était difficile d’y parvenir.

— Je crois que vous n’en ferez rien, clarissime.

Il leva le roseau et souffla d’un geste rapide. La fléchette alla se planter dans le mur avec un bruit sourd.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que vous ne me semblez pas du genre à gaspiller quelque chose d’utile.

Elle désigna les reliques dans leurs boîtiers de verre.

— Vous présumez m’être utile ?

Shallan leva la tête et le fixa droit dans les yeux.

Il soutint son regard. Le feu crépita.

— Très bien, déclara-t-il enfin en se tournant vers le feu et en reprenant sa coupe.

Il tenait toujours le roseau d’une main mais buvait de l’autre en tournant le dos à Shallan.

Elle se sentait comme une marionnette dont on aurait tranché les fils. Elle soupira de soulagement, les jambes flageolantes, et se rassit dans l’un des sièges près de la table à manger. Les doigts tremblants, elle sortit un mouchoir et s’épongea les tempes et le front en repoussant son chapeau.

Lorsqu’elle s’arrêta pour ranger son mouchoir, elle s’aperçut que quelqu’un avait pris le siège à côté du sien. Shallan ne l’avait même pas vu bouger, et sa présence la fit sursauter. Ce petit homme à la peau hâlée portait une sorte de masque de carapace attaché à son visage, très serré. En réalité, on aurait dit… que la peau s’était curieusement mise à pousser autour des bords du masque.

Cet assemblage de fragments de carapace rouge orangé ressemblait à une mosaïque et laissait entrevoir des sourcils et deviner une impression de colère et de fureur. Derrière ce masque, une paire d’yeux noirs la fixait sans ciller, et une bouche et un menton impassibles étaient également laissés à nu. L’homme… non, la femme – Shallan remarqua le léger relief et la forme du torse. La sage-main exposée l’avait désarçonnée.

Shallan s’empêcha de rougir. La femme portait des vêtements brun sombre très simples, attachés à la taille à l’aide d’une ceinture complexe, ornée d’autres fragments de carapace. Quatre autres personnes en tenues aléthies plus traditionnelles bavardaient tout bas près du feu. L’homme de haute taille qui l’avait questionnée n’ajouta rien.

— Heu, clarissime ? demanda Shallan en se tournant vers lui.

— Je réfléchis, répondit-il. Je m’attendais à vous tuer et à pourchasser Tyn. Vous lui direz qu’elle aurait très bien pu venir me voir elle-même ; je ne suis pas furieux qu’elle n’ait pas trouvé les informations que possédait Jasnah. J’ai engagé la chasseuse qui me semblait la plus appropriée pour cette tâche, et j’en comprenais que coûte. Je ne l’ai peut-être pas félicitée pour ce travail, mais j’en ai été satisfait.

» Cependant, décider de ne pas venir s’expliquer en personne… cette lâcheté me retourne l’estomac. Elle se cache, comme une proie. (Il but une gorgée de vin.) Vous n’êtes pas une lâche. Elle a envoyé quelqu’un dont elle savait que je ne la tuerais pas. Elle a toujours été maligne.

Génial. Qu’est-ce que ça signifiait pour Shallan ? Elle se leva de son siège avec hésitation, désireuse de s’éloigner de cette étrange petite femme dont les yeux ne clignaient jamais. À la place, Shallan en profita pour inspecter la pièce plus en détail. Où partait la fumée du feu ? Avaient-ils taillé un conduit de cheminée qui descendait jusqu’ici ?

Le mur de droite comportait le plus grand nombre de trophées, parmi lesquels plusieurs énormes cœurs-de-gemme. À eux tous, ils devaient valoir plus que les propriétés du père de Shallan. Fort heureusement, ils n’étaient pas infusés. Même non taillés comme ils l’étaient, ils brilleraient sans doute assez pour l’aveugler. Il y avait également des ossements que Shallan reconnaissait vaguement. Cette défense devait provenir d’un pâle-échine. Et cette orbite semblait effroyablement proche de la structure du crâne d’un santhide.

D’autres curiosités la déroutaient. Un flacon de sable pâle. Une poignée de grosses épingles à cheveux. Une mèche dorée. Une branche d’arbre sur laquelle figurait une inscription qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Un couteau d’argent. Une fleur étrange préservée dans une sorte de solution. Il n’y avait pas de plaques pour présenter ces souvenirs. Ce morceau de cristal rose pâle ressemblait à une sorte de gemme, mais pourquoi était-il si délicat ? Il s’était en partie effrité dans son écrin, comme si le simple fait de l’avoir posé avait failli l’écraser.

D’un geste hésitant, elle s’approcha du fond de la pièce. De la fumée s’élevait du feu, puis s’enroulait et se tortillait autour d’un objet accroché sur le dessus de la cheminée. Une gemme ?… Non, — Connaissez-vous le dénommé Amaram ? demanda l’homme aux cicatrices.

— Non, clarissime.

— Je m’appelle Mraize, répondit-il. Vous pouvez me désigner par ce titre. Et vous êtes ?

— Je m’appelle Voile, répliqua Shallan, utilisant un nom avec lequel elle jouait depuis un moment.

— Très bien. Amaram est un Porte-Éclat de la cour du haut-prince Sadeas. Il est également ma proie actuelle.

Entendre ces mots prononcés ainsi fit frissonner Shallan.

— Et qu’attendez-vous de moi, Mraize ?

Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à prononcer correctement ce titre. Ce n’était pas un terme vorin.

— Il possède un manoir près du palais de Sadeas, précisa Mraize. Amaram y cache des secrets ; je souhaiterais savoir lesquels. Dites à votre maîtresse d’enquêter et de revenir me trouver avec des informations le chachel de la semaine prochaine. Elle saura ce que je cherche. Si elle s’exécute, la déception qu’elle m’a causée s’estompera.

Se faufiler dans le manoir d’un Porte-Éclat ? Nom des bourrasques ! Shallan ignorait totalement comment s’y prendre. Elle ferait mieux de quitter cet endroit, d’abandonner son déguisement et de s’estimer chanceuse d’en être repartie vivante.

Mraize posa sa coupe de vin vide ; elle vit que sa main droite comportait une cicatrice et que ses doigts étaient tordus, comme s’ils avaient été cassés et mal remis. Au majeur de Mraize, brillant d’un éclat doré, se trouvait une chevalière comportant le même symbole que celui qu’avait dessiné Jasnah. Le symbole qu’avait porté l’intendant de Shallan, celui tatoué sur le corps de Kabsal.

Il n’était plus possible de faire marche arrière. Shallan allait faire son possible pour découvrir ce que savaient ces gens. Sur sa famille, sur Jasnah, et sur la fin du monde.

— Cette tâche sera accomplie, annonça Shallan à Mraize.

— Clarissime, répondit Shallan, on ne chicane pas dans les meilleures tavernes. Votre paiement sera accepté.

Pour la première fois depuis qu’elle était entrée, elle vit Mraize sourire, même s’il ne regardait pas dans sa direction.

— Ne faites pas de mal à Amaram, petit couteau, la mit-il en garde. Sa vie appartient à un autre. N’alertez personne et n’éveillez pas de soupçons. Tyn doit enquêter puis revenir. Rien de plus.

Il se retourna et souffla une fléchette vers le mur. Shallan lança un coup d’œil aux quatre autres personnes qui se trouvaient près du feu et en captura des Souvenirs d’un rapide clin d’œil. Puis, devinant qu’on la congédiait, elle se dirigea vers l’échelle.

Elle sentit le regard de Mraize dans son dos ; il levait sa sarbacane une dernière fois. La trappe s’ouvrit au-dessus d’elle. Shallan sentit son regard la suivre tandis qu’elle gravissait l’échelle.

Une fléchette passa juste en dessous d’elle, entre les barreaux, et alla se planter dans le mur. Respirant très vite, Shallan quitta la pièce cachée pour entrer de nouveau dans le sous-sol supérieur poussiéreux. La trappe se referma, la plongeant de nouveau dans le noir.

Son sang-froid la déserta et elle gravit précipitamment les marches pour sortir du bâtiment. Elle s’arrêta dehors, respirant profondément. La rue s’était animée encore davantage, au lieu de se calmer, avec ces tavernes attirant une foule nombreuse. Shallan pressa le pas.

Elle se rendait compte à présent qu’elle n’avait guère de plan précis en allant rencontrer les Sang-des-spectres. Qu’allait-elle faire ? Leur soutirer des informations d’une manière ou d’une autre ? Ça nécessiterait de gagner leur confiance. Mraize ne semblait pas du genre à se fier à quiconque. Comment découvrir ce qu’il savait sur Urithiru ? Comment convaincre ses semblables de laisser les frères de Shallan tranquilles ? Comment allait-elle…

— Suivis, déclara Motif.

Shallan s’arrêta net.

— Pardon ?

Évidemment que Mraize avait envoyé quelqu’un la filer. De nouveau baignée de sueur froide, Shallan s’obligea à se remettre en marche sans regarder par-dessus son épaule.

— Combien ? demanda-t-elle à Motif, qui avait grimpé sur le côté de son manteau.

— Un, répondit-il. La personne avec le masque, même si elle porte à présent une cape noire. Et si nous allions lui parler ? Vous êtes amis maintenant, n’est-ce pas ?

— Non. Je ne dirais pas ça.

— Mmm…, fit Motif.

Elle devina qu’il cherchait à comprendre la nature des interactions humaines. Bonne chance à lui.

Que faire ? Shallan doutait de réussir à semer sa poursuivante. Cette femme avait dû s’entraîner pour ce genre de chose, tandis que Shallan… eh bien, elle était entraînée à lire des livres et à faire des dessins.

Le don de tisser la Flamme, se dit-elle. Est-ce que je peux l’utiliser d’une manière ou d’une autre ? Son déguisement fonctionnait toujours – les cheveux noirs qui lui tombaient sur l’épaule le démontraient. Pouvait-elle remplacer l’image qui la masquait par une autre ?

Elle aspira de la Fulgiflamme, qui lui fit presser le pas. Un peu plus loin devant elle, une ruelle tournait entre deux groupes d’immeubles. Ignorant ses souvenirs d’une ruelle similaire à Kharbranth, Shallan bifurqua vers celle-ci d’un pas rapide, puis expira aussitôt de la Fulgiflamme et tenta de la façonner. Peut-être pour former l’image d’un homme costaud, afin de recouvrir son manteau, et…

Et la Fulgiflamme se contenta d’apparaître devant elle, sans aucun effet. Elle paniqua, mais s’obligea à continuer à marcher le long de la ruelle.

Ça ne fonctionnait pas. Pourquoi donc ? Elle y était parvenue dans ses appartements !

Elle plongea la main dans sa poche et en tira la feuille sur laquelle était dessinée la carte. Le verso était vierge. Elle chercha dans son autre poche le crayon qu’elle y avait rangé par réflexe et tenta de dessiner en marchant. Impossible. Salas s’était presque couchée et il faisait trop noir. Par ailleurs, elle ne pouvait pas tracer de détails avec précision alors qu’elle était en mouvement et qu’elle n’avait aucun support ferme où appuyer la page. Si elle s’arrêtait pour dessiner, allait-elle éveiller les soupçons ? Bourrasques, elle était si nerveuse qu’elle avait du mal à tenir son crayon droit.

Il lui fallait un endroit où elle pourrait se cacher, s’accroupir et faire un dessin plus fiable. Comme l’un de ces renfoncements qu’elle avait longés dans la ruelle.

Elle se mit à dessiner un mur.

Ça, elle pouvait le faire en marchant. Elle emprunta une rue latérale, où la lumière échappée d’une taverne ouverte l’éclaira. Elle ignora le vacarme des rires et des cris, bien que certains lui semblent destinés, et dessina un simple mur de pierre sur sa page.

Elle ne savait pas du tout si ça fonctionnerait, mais autant essayer. Elle emprunta une autre ruelle – où elle faillit trébucher sur la silhouette ronflante d’un ivrogne privé de chaussures – puis se mit à courir. Un peu plus loin, elle se réfugia dans le renfoncement d’une devanture, profond de plus d’un mètre. Expirant le reste de sa Fulgiflamme, elle imagina le mur qu’elle avait dessiné en train de masquer l’entrée.

Et se retrouva plongée dans le noir.

La ruelle était déjà sombre au départ mais, à présent, elle n’y voyait plus rien. Plus de clair de lune spectral, plus de lueur de la taverne éclairée par des torches au bout de l’allée. Fallait-il en déduire que son image faisait effet ? Elle s’appuya contre la porte derrière elle et retira son chapeau, cherchant à s’assurer qu’aucune partie d’elle ne traversait le mur illusoire. Elle entendit un faible raclement à l’extérieur, des bottes contre la pierre, et un bruit évoquant des vêtements qui frôlaient le mur opposé au sien. Puis plus rien.

— Motif, tu es là ?

— Oui, répondit-il.

— Sors voir si la femme se trouve à proximité.

Il s’éloigna et revint sans un bruit.

— Elle est partie.

Shallan laissa échapper le souffle qu’elle retenait. Ensuite, elle s’arma de courage pour traverser le mur. Une lueur pareille à celle de la Fulgiflamme remplissait son champ de vision. Puis elle se retrouva dehors, debout dans la ruelle. Derrière elle, l’illusion tourbillonna brièvement comme de la fumée perturbée, puis se reforma rapidement.

L’imitation était très bonne en réalité. Examinées de près, les jointures entre les pierres ne s’alignaient pas parfaitement avec les vraies, mais c’était difficile à distinguer de nuit. Cependant, à peine quelques instants plus tard, l’illusion se brisa dans un tourbillon de Fulgiflamme et s’évapora. Il ne lui restait plus de Flamme pour la maintenir.

— Ton déguisement a disparu, commenta Motif.

Cheveux roux… Avec un hoquet, Shallan plongea aussitôt la sage-main dans sa poche. L’arnaqueuse pâle-iris que Tyn avait formée pouvait se balader à moitié nue, mais pas Shallan elle-même. C’était mal.

C’était également stupide, et elle le savait, mais elle ne pouvait pas modifier ce qu’elle ressentait. Elle hésita brièvement, puis ôta son manteau et son chapeau. Avec son visage transformé, elle était une tout autre personne. Elle quitta la ruelle par l’extrémité opposée à celle que la femme masquée avait dû emprunter.

Shallan hésita et tenta de se repérer. Où était le manoir ? Elle essaya de retracer mentalement son trajet, mais eut du mal à établir où elle se trouvait. Il lui fallait un élément visuel. Elle sortit son papier froissé et traça rapidement une carte du chemin qu’elle avait emprunté jusque-là.

— Je peux te ramener au manoir, déclara Motif.

— Je peux me débrouiller.

Shallan leva la carte et hocha la tête.

— Mmm. C’est un motif. Est-ce que tu vois celui-ci ?

— Mais pas le motif de lettres avec l’échocalame ?

Comment le lui expliquer ?

— Cette fois-là, c’étaient des mots, déclara-t-elle. Le camp de guerre est un endroit, quelque chose que je peux dessiner.

L’image du trajet de retour était très claire pour elle.

— Ah…, répondit Motif.

Elle regagna le manoir sans incident, sans pouvoir établir avec certitude si elle avait efficacement semé sa poursuivante, ni si quelqu’un du personnel de Sebarial l’avait vue traverser le domaine et entrer par la fenêtre. C’était tout le problème quand on jouait les rôdeuses. Si rien ne semblait être allé de travers, on savait rarement si c’était parce qu’on était en sécurité ou parce que quelqu’un vous avait vu mais n’avait rien fait. Pour l’instant.

Après avoir refermé les volets et remis les rideaux en place, Shallan se jeta sur le lit moelleux, tremblante, et inspira profondément.

Alors ça, se dit-elle, c’était la chose la plus grotesque que j’aie jamais faite.

Et cependant elle se découvrit surexcitée, en proie à une grande exaltation. Bourrasques ! Elle y avait pris plaisir. La tension, la transpiration, la façon dont elle avait échappé à la mort grâce à son éloquence, et même la course-poursuite de la fin. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Quand elle avait tenté de voler Jasnah, chaque partie de cette expérience l’avait rendue malade.

Je ne suis plus cette fille-là, se dit-elle en souriant et en fixant le plafond. Voilà des semaines qu’elle n’est plus moi.

Elle allait trouver un moyen d’enquêter sur ce clarissime Amaram, et elle gagnerait la confiance de Mraize afin de découvrir ce qu’il savait. J’ai toujours besoin d’une alliance avec la famille Kholin, se dit-elle. Et c’est le prince Adolin qui va me le permettre. Elle allait devoir trouver un moyen d’interagir de nouveau avec lui au plus vite mais, si possible, sans paraître trop désespérée.

La partie qui impliquait Adolin serait probablement la moins agréable de ses tâches. Souriant toujours, elle se releva bruquement du lit et s’en alla voir s’il restait à manger sur ce plateau qu’on lui avait laissé.

Toutefois, en ce qui concerne les Forgeliens, ils ne comptaient que trois membres en leurs rangs, nombre qui n’était guère inhabituel pour eux ; ils ne se donnaient, en outre, guère de mal pour tenter d’accroître ces effectifs car, à l’époque de Madasa, un seul membre de leur ordre se trouvait constamment auprès d’Urithiru et de ses trônes. Leur sprène était considéré comme spécifique, et il était perçu comme séditieux de les persuader de développer leurs effectifs afin d’égaler les autres ordres en termes d’ampleur.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 16, page 14.

Kaladin n’avait jamais autant la désagréable impression de se faire remarquer que lorsqu’il se rendait sur le terrain d’entraînement des pâles-iris de Dalinar, où tous les autres soldats étaient de haute naissance.

Dalinar exigeait que ses soldats portent l’uniforme pendant leur service, et ces hommes-ci obéissaient. Kaladin n’aurait pas dû se sentir à ce point différent d’eux dans son propre uniforme bleu, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Le leur était plus riche avec des boutons de couleur vive sur le côté du manteau, sertis Les pâles-iris étudièrent Kaladin et ses hommes lorsqu’ils entrèrent. Bien que les soldats ordinaires traitent ses hommes comme des héros, et malgré tout le respect que leur inspiraient Dalinar et ses décisions, leur posture leur témoignait de l’hostilité à tous.

Vous n’êtes pas le bienvenu ici, disaient leurs regards fixes. Tout le monde possède une place ; vous n’êtes pas à la vôtre. Comme un chull dans une salle de banquet.

— Puis-je être dispensé d’entraînement aujourd’hui, mon capitaine ? demanda Renarin à Kaladin.

Le jeune homme portait un uniforme du Pont Quatre.

Kaladin hocha la tête. Son départ poussa les trois autres hommes de pont à se détendre. Kaladin désigna trois postes de surveillance, et trois de ses hommes se hâtèrent d’aller monter la garde. Moash, Teft et Yake restèrent avec lui.

Kaladin les conduisit jusqu’à Zahel, qui se tenait à l’arrière de la cour sableuse. Alors que les autres ardents s’affairaient pour apporter de l’eau, des serviettes ou des armes d’entraînement aux pâles-iris qui se battaient en duel, Zahel avait tracé un cercle dans le sable et y jetait de petites pierres colorées.

— J’accepte votre offre, déclara Kaladin en le rejoignant. Je vous amène trois de mes hommes pour qu’ils apprennent avec moi.

— Je n’ai pas proposé de former quatre d’entre vous, rétorqua Zahel.

— Je sais.

Zahel émit un grognement.

— Faites quarante tours de l’extérieur de ce bâtiment en courant, puis revenez me voir quand je me serai lassé de mon jeu.

Kaladin fit un geste brusque, et tous les quatre se mirent à courir.

— Attendez, leur lança Zahel.

Kaladin s’arrêta en faisant crisser du sable sous ses pas.

— Je testais simplement votre détermination à m’obéir, expliqua Zahel en jetant une pierre dans son cercle. (Il émit un nouveau grognement, comme s’il était content de lui-même. Enfin, il se endurcir. Mais, gamin, je n’ai jamais vu personne qui ait le rouge aux oreilles aussi facilement que vous autres.

— Je… Le rouge aux oreilles ? répéta Kaladin.

— Quelle Damnation, cette langue… Je voulais dire que vous pensez avoir quelque chose à prouver, que vous cherchez la bagarre. Ça veut dire que vous être en colère contre tout et tout le monde.

— N’est-ce pas compréhensible ? demanda Moash.

— Sans doute. Mais si je dois vous former, les garçons, je ne veux pas que vos oreilles rouges s’en mêlent. Vous allez m’écouter et m’obéir.

— Entendu, maître Zahel, répondit Kaladin.

— Ne m’appelez pas maître, répliqua Zahel. (D’un geste du pouce par-dessus son épaule, il désigna Renarin qui enfilait sa Cuirasse avec l’aide de plusieurs ardents.) Lui, je suis son maître. Pour vous autres, je ne suis qu’une personne qui a tout intérêt à ce que vous l’aidiez à garder ses amis en vie. Attendez mon retour ici.

Il se détourna pour rejoindre Renarin. Quand Yake ramassa l’une des pierres colorées que Zahel jetait un peu plus tôt, ce dernier lança sans se retourner :

— Et ne touchez pas à mes pierres !

Yake sursauta et lâcha celle qu’il avait prise.

Kaladin se rassit, appuyé contre l’une des colonnes qui soutenaient le toit en surplomb, et regarda Zahel instruire Renarin. Syl descendit en voletant pour inspecter les petites pierres avec une expression curieuse, cherchant à déterminer ce qu’elles avaient de si spécial.

Peu après, Zahel passa en compagnie de Renarin, expliquant au garçon son entraînement du jour. Apparemment, il voulait que Renarin prenne son déjeuner. Kaladin sourit tandis que des ardents s’empressaient d’apporter une table, des couverts et un lourd tabouret capable de soutenir un Porte-Éclat. Ils avaient même une nappe. Zahel laissa un Renarin perplexe, assis dans son imposante Cuirasse avec la visière relevée, en — Vous lui apprenez à se montrer délicat avec la force qu’il vient d’acquérir, dit Kaladin à Zahel tandis qu’il repassait en sens inverse.

— La Cuirasse d’Éclat est puissante, répondit Zahel sans le regarder. La contrôler ne consiste pas qu’à transpercer des murs à coups de poing et à sauter du haut de bâtiments.

— Alors, quand est-ce que nous…

— Attendez encore, l’interrompit Zahel avant de s’éloigner.

Kaladin se tourna vers Teft, qui haussa les épaules.

— Il me plaît bien.

Yake gloussa de rire.

— C’est parce qu’il est presque aussi grincheux que toi, Teft.

— Je suis pas grincheux, aboya Teft. C’est juste que mon seuil de tolérance à la bêtise est très bas.

Ils attendirent que Zahel revienne vers eux au petit trot. Les hommes se mirent aussitôt sur le qui-vive. Zahel portait une Lame d’Éclat.

C’était ce qu’ils avaient espéré. Kaladin leur avait promis qu’ils pourraient peut-être en manier une dans le cadre de cet entraînement. Leurs yeux suivirent la Lame comme ils auraient suivi une femme superbe en train de retirer son gant.

Zahel s’avança, puis planta la Lame dans le sol sableux devant eux. Il retira la main de la poignée et leur fit signe.

— Très bien. Essayez-la.

Ils la regardèrent fixement.

— Par l’haleine de Kelek, dit enfin Teft. Vous êtes sérieux, dites-moi ?

Non loin de là, Syl s’était détournée des pierres et regardait fixement la Lame.

— Le lendemain de cette nuit de toutes les Damnations où j’ai parlé à votre capitaine, reprit Zahel, je suis allé trouver le clarissime Dalinar et le roi pour leur demander la permission de vous former aux postures de combat à l’épée. Vous n’êtes pas obligés de trimballer des épées en permanence, mais si vous devez affronter un assassin armé d’une Lame d’Éclat, vous devez connaître les postures et savoir comment y réagir.

— Le clarissime Dalinar a suggéré de vous laisser utiliser l’une des Lames du roi. Il est intelligent, cet homme-là.

Zahel retira la main et fit un geste. Teft voulut toucher la Lame, mais Moash s’en empara le premier et tira – trop brusquement – sur la poignée pour l’arracher au sol. Il recula en titubant, et Teft s’écarta.

— Fais un peu attention ! aboya Teft. Tu vas trancher ton propre bras si tu te comportes comme une rafale d’abruti.

— Je ne suis pas un abruti, répliqua Moash en levant l’épée, tendue vers l’extérieur. (Un unique sprène de gloire apparut près de sa tête.) Elle est plus lourde que je ne m’y attendais.

— Ah bon ? demanda Yake. Tout le monde dit qu’elles sont légères !

— Ce sont des gens habitués aux épées ordinaires, expliqua Zahel. Quand on s’est entraîné toute sa vie avec une épée longue et qu’on s’empare ensuite de quelque chose qui paraît fait de deux ou trois fois plus d’acier, on s’attend à ce qu’il pèse plus, pas moins.

Moash répondit par un grognement et décrivit délicatement un grand geste avec l’épée.

— D’après ce que j’ai entendu raconter, j’aurais cru qu’elle ne pèserait rien. Qu’elle serait légère comme le vent. (D’un geste hésitant, il la planta dans le sol.) Et puis elle résiste plus que je ne m’y attendais quand elle taille.

— Encore une histoire d’attentes, j’imagine, dit Teft, qui se gratta la barbe et fit signe à Yake de prendre l’arme à son tour.

Il la retira plus prudemment que ne l’avait fait Moash.

— Père-des-tempêtes, ça fait vraiment bizarre de la tenir.

— Ce n’est qu’un outil, répondit Zahel. Un outil précieux, mais un simple outil malgré tout. Gardez ça en tête.

— C’est plus qu’un outil, déclara Yake en décrivant de grands gestes. Je suis désolé, mais je vous dis que si. Je pourrais croire ça pour une arme ordinaire, mais celle-ci… c’est une œuvre d’art.

Zahel secoua la tête d’un air agacé.

— Des hommes à qui on interdit d’utiliser cette épée parce qu’ils sont de trop basse naissance, répondit Zahel. Même après toutes ces années, je trouve ça idiot. Les épées n’ont rien de sacré. Elles sont meilleures dans certaines situations et pires dans d’autres.

— Vous êtes un ardent, répondit Kaladin. N’êtes-vous pas censé faire respecter les arts et traditions vorins ?

— Eh bien, répliqua Zahel, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne suis pas un très bon ardent. Il se trouve simplement que je suis un excellent bretteur. (Il désigna l’épée.) Vous allez prendre votre tour ?

Syl se tourna vivement vers Kaladin.

— Je passe le mien à moins que vous ne m’y obligiez, répondit Kaladin à Zahel.

— Vous n’êtes vraiment pas curieux de savoir quel effet ça fait ?

— Ces engins-là ont tué trop d’amis à moi. Je préférerais ne pas avoir à la toucher, si vous n’avez pas d’objection.

— Comme vous voulez, répondit Zahel. Le clarissime Dalinar suggérait de vous habituer à ces armes, histoire qu’elles vous impressionnent un peu moins. Une fois sur deux, quand un homme se fait tuer par un de ces engins-là, c’est parce qu’il est trop occupé à le fixer pour l’esquiver.

— Ouais, murmura Kaladin. J’ai déjà vu ça. Visez-moi avec elle. Je dois m’entraîner à en affronter une.

— Entendu. Laissez-moi prendre la bande protectrice.

— Non, Zahel, objecta Kaladin. Pas de protection. Il faut que j’aie peur.

Zahel l’étudia un moment, puis hocha la tête et alla réclamer l’épée à Moash, qui avait pris un deuxième tour.

Syl se mit à voleter autour de la tête des hommes, qui ne la voyaient pas.

— Merci, dit-elle en se posant sur l’épaule de Kaladin.

Zahel revint et adopta une posture. Kaladin y reconnut l’une des postures de duel des pâles-iris, mais il ignorait laquelle. Zahel s’avança et frappa.

Kaladin ne put l’empêcher de monter en lui. En l’espace d’un instant, il vit Dallet mourir – la Lame d’Éclat lui trancher la tête. Il vit des visages aux yeux brûlés se reflétant sur la surface trop argentée de la Lame.

Elle la frôla de quelques centimètres. Zahel entra dans la garde et visa de nouveau son flanc d’une manœuvre fluide. Cette fois, elle allait toucher sa cible, et Kaladin dut reculer.

Saintes bourrasques, quelles beautés que ces monstres-là.

Zahel frappa de nouveau, et Kaladin dut sauter sur le côté pour esquiver. Un peu trop de zèle ici, Zahel, songea-t-il. Il esquiva de nouveau, puis réagit à une ombre qu’il avait vue du coin de l’œil. Il pivota et se retrouva nez à nez avec Adolin Kholin.

Ils se regardèrent droit dans les yeux. Kaladin s’attendit à une pique. Le regard d’Adolin se tourna brièvement vers Zahel et la Lame d’Éclat, puis revint à Kaladin. Enfin, le prince eut un petit hochement de tête. Il fit demi-tour et se dirigea vers Renarin.

Le sous-entendu était très simple : l’Assassin en Blanc les avait battus tous les deux. Il n’y avait rien de ridicule dans le fait de se préparer à l’affronter de nouveau.

Ça reste un fanfaron trop gâté malgré tout, se dit Kaladin en se retournant vers Zahel. Ce dernier avait fait signe à un autre ardent, auquel il confiait la Lame.

— Il faut que j’aille entraîner le prince Renarin, déclara Zahel. Je ne peux pas le laisser seul toute la journée pour former des idiots comme vous. Ivis, que vous voyez ici, va vous montrer quelques mouvements et vous laisser affronter une Lame d’Éclat chacun à votre tour, comme l’a fait Kaladin. Habituez-vous à sa vue, afin de ne pas vous paralyser quand vous en rencontrerez une.

Kaladin et les autres hochèrent la tête. Ce ne fut qu’après le départ de Zahel que Kaladin remarqua que le nouvel ardent, Ivis, était une femme. Malgré son statut d’ardente, elle gardait la main gantée, ce qui trahissait donc son sexe, même si ses amples vêtements et son crâne rasé masquaient d’autres signes évidents.

Ivis leur remit des morceaux de bois qui, en termes d’équilibre et de poids, équivalaient à peu près à une Lame d’Éclat. De la même manière que des gribouillis d’enfant à la craie équivalaient à peu près à un portrait. Puis elle leur fit passer plusieurs séquences en revue pour leur montrer les dix postures de combat à la Lame d’Éclat.

Kaladin avait eu envie de tuer des pâles-iris dès l’instant où il avait touché une lance pour la première fois et il était devenu plutôt doué pour ça ces dernières années, avant de se retrouver esclave. Mais ces pâles-iris qu’il avait pourchassés sur le champ de bataille n’étaient pas exceptionnellement doués. La majorité des hommes très doués avec une épée étaient partis pour les Plaines Brisées. Les postures étaient donc nouvelles pour lui.

Il commençait à voir et à comprendre. Connaître les postures lui permettrait d’anticiper la prochaine manœuvre d’un bretteur. Il n’était pas obligé, pour s’en servir, de manier lui-même une épée, qu’il considérait toujours comme une arme rigide.

Environ une heure plus tard, Kaladin reposa son épée d’entraînement et se dirigea vers le tonneau d’eau. Aucun ardent ni parshe ne courait chercher à boire pour lui ou pour ses hommes. Ça lui convenait très bien ; il n’était pas un gosse de riche qu’on dorlotait. Il s’appuya contre le tonneau, prit une louche d’eau et sentit cette agréable sensation d’épuisement, au plus profond de ses muscles, qui lui apprenait qu’il faisait quelque chose qui en valait la peine.

Il balaya les environs du regard à la recherche d’Adolin et de Renarin. Ce n’était pas à lui de les surveiller, pour l’heure – Adolin avait dû partir avec Eth et Mart, et Renarin se trouvait sous la surveillance des trois hommes que Kaladin lui avait affectés un peu plus tôt. Malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de vérifier comment ils se portaient. Ici, un accident pouvait si vite…

Une femme se trouvait sur le terrain d’entraînement. Pas une ardente mais une véritable pâle-iris, celle aux cheveux d’un roux vif. Elle venait tout juste d’entrer et parcourait le terrain du regard.

pâles-iris, n’étaient que des jouets. On s’amusait avec eux et on leur prenait ce dont on avait besoin, sans envisager qu’ils aient pu pâtir de cette interaction.

Roshone avait été comme ça. Sadeas aussi. Cette femme également. Elle n’était pas mauvaise, en réalité. Simplement, elle s’en moquait.

Elle est sans doute bien assortie au prinçaillon, songea-t-il tandis que Yake et Teft approchaient au petit trot pour chercher à boire. Moash s’entraînait toujours, concentré sur ses formes de combat à l’épée.

— Pas mal, déclara Yake en suivant le regard de Kaladin.

— Pas mal pour quoi donc ? demanda Kaladin, qui s’efforçait de déchiffrer ce que faisait cette femme.

— Pas mal à regarder, capitaine, répondit Yake en riant. Nom des foudres ! Parfois, on dirait que vous ne pensez jamais à rien d’autre que l’ordre dans lequel les soldats doivent être de garde.

Près d’eux, Syl hocha vigoureusement la tête.

— C’est une pâle-iris, répliqua Kaladin.

— Et alors ? demanda Yake en lui assénant une tape sur l’épaule. Une pâle-iris ne peut pas être séduisante ?

— Non.

C’était aussi simple que ça.

— Vous êtes quelqu’un d’étrange, mon capitaine, déclara Yake.

Ivis finit par appeler Yake et Teft pour leur demander d’arrêter de paresser et de revenir s’entraîner. Elle ne s’adressa pas à Kaladin. Il semblait intimider une grande partie des ardents.

Yake y retourna au petit trot, mais Teft s’attarda un moment, puis désigna la jeune fille, Shallan, d’un signe de tête.

— Vous croyez qu’on devrait se méfier d’elle ? Une étrangère dont on sait très peu de chose, soudain envoyée pour devenir la fiancée d’Adolin. Elle ferait un bon assassin, aucun doute là-dessus.

— Damnation, répondit Kaladin, j’aurais dû y penser. Bien vu, Teft.

Il avait pris cette femme pour une opportuniste, mais se pouvait-il qu’elle soit en réalité un assassin ? Kaladin s’empara de son épée d’entraînement et se dirigea vers elle, passant devant Renarin qui s’entraînait aux mêmes postures que les hommes de Kaladin.

Tandis qu’il s’approchait de Shallan, Adolin le rejoignit dans un cliquetis de Cuirasse.

— Que fait-elle ici ? demanda Kaladin.

— Elle vient m’observer pendant que je m’entraîne, j’imagine, répondit Adolin. En règle générale, je suis obligé de les chasser.

— Qui ça, « les » ?

— Vous savez, les jeunes filles qui veulent m’admirer pendant que je me bats. Je n’aurais rien contre mais, si on les y autorisait, le terrain entier se retrouverait encombré à chacune de mes venues. Personne ne pourrait s’entraîner.

Kaladin le regarda en haussant les sourcils.

— Qu’y a-t-il ? s’exclama Adolin. Vous n’avez pas de jeunes filles qui viennent vous regarder vous battre, porte-pont ? Pas de petites sombres-iris édentées qui redoutent les bains…

Kaladin détourna le regard d’Adolin, lèvres pincées. Celui-ci, songea-t-il, je laisserai l’assassin l’avoir la prochaine fois.

Adolin gloussa un moment, mais son rire s’interrompit par gêne.

— Enfin bref, reprit-il, elle a sans doute de meilleures raisons que d’autres de venir ici, compte tenu de notre relation. Malgré tout, nous allons devoir la chasser. Pas question de créer un précédent nuisible.

— Vous envisagez vraiment d’aller jusqu’au bout ? demanda Kaladin. Des fiançailles avec une femme que vous n’avez jamais rencontrée ?

Adolin haussa les épaules à l’intérieur de son armure.

— Les choses se passent toujours bien au départ, et puis… elles me filent entre les doigts. Je n’arrive jamais à déterminer quand j’ai fait quelque chose de travers. Alors je me suis dit : peut-être que s’il y avait quelque chose de plus officiel en place…

Shallan, qui, fredonnant pour elle-même, passa devant lui sans lui accorder un coup d’œil. Adolin leva la main, ouvrant la bouche pour parler, et se retourna pour la regarder s’avancer plus loin dans la cour. Elle avait le regard braqué sur Nall, l’ardente en chef du terrain d’entraînement. Shallan la gratifia d’un salut plein de déférence.

Adolin, la mine contrariée, se retourna pour rejoindre Shallan au petit trot, passant devant Kaladin qui le regardait avec un sourire narquois.

— Elle vient vous observer, en effet, lui lança-t-il. Je constate que vous la fascinez totalement.

— La ferme, gronda Adolin.

Kaladin le suivit d’un pas nonchalant et rejoignit Shallan et Nall au beau milieu d’une conversation.

— … représentations de ces armures sont médiocres, sœur Nall, déclarait Shallan, tendant à Nall un porte-documents en cuir relié. Il nous faut de nouveaux croquis. Même si je vais consacrer la majeure partie de mes journées à jouer les clercs pour le clarissime Sebarial, j’aimerais avoir quelques projets personnels pendant le temps que je passerai dans les Plaines Brisées. Avec votre bénédiction, je souhaiterais poursuivre.

— Votre talent est admirable, reconnut Nall en feuilletant des pages. C’est l’art, votre Vocation ?

— L’histoire naturelle, sœur Nall, bien que le dessin soit également une priorité pour moi dans ce domaine.

— À juste titre. (L’ardente tourna une page.) Vous avez ma bénédiction, ma chère enfant. Dites-moi, à quel dévotaire vous consacrez-vous ?

— C’est là… l’objet d’une certaine consternation de ma part, répondit Shallan en lui reprenant le porte-documents. Tiens ! Adolin. Je ne vous avais pas vu. Ma parole, mais vous paraissez immense quand vous portez cette armure !

— Vous la laissez rester ? demanda Adolin à Nall.

— Elle souhaite mettre à jour le registre royal des Lames et Cuirasses dans les camps de guerre à l’aide de nouveaux croquis, roi possède des Éclats comporte de nombreux croquis grossiers, mais peu de dessins détaillés.

— Donc vous allez avoir besoin que je pose pour vous ? demanda Adolin en se tournant vers Shallan.

— En réalité, les croquis de votre Cuirasse sont tout à fait complets, répondit Shallan, grâce à votre mère. Je vais me concentrer en premier lieu sur la Cuirasse et les Lames du roi, que personne n’a songé à dessiner en détail.

— Simplement, mon enfant, tenez-vous à distance des hommes pendant qu’ils s’entraînent, lui demanda Nall, qui s’éloigna ensuite car quelqu’un venait de l’appeler.

— Écoutez, déclara Adolin en se tournant vers Shallan. Je vous voir venir.

— Malgré mon petit mètre soixante-sept ? répliqua Shallan. J’aurais cru qu’il me rendait invisible par ici.

— Qu’il vous… ? répéta Adolin, songeur.

— Oui, répondit Shallan en balayant le terrain du regard. Ça me semblait une taille convenable quand je suis arrivée ici. Vous autres, les Aléthis, vous êtes effroyablement grands, vous savez ? Je crois bien que tout le monde, ici, dépasse de cinq bons centimètres la moyenne védène.

— Non, ce n’est pas… (Adolin fronça les sourcils.) Vous êtes ici parce que vous voulez me regarder m’entraîner. Avouez-le : cette histoire de croquis est une ruse.

— Hmmm. On dirait que quelqu’un ici a une haute opinion de lui-même. Ça doit venir du sang royal, j’imagine. Comme le goût des chapeaux bizarres et des décapitations. Ah, et voici notre capitaine de la garde. Vos bottes sont en route vers votre baraquement par le biais d’un messager.

Kaladin sursauta lorsqu’il comprit qu’elle s’adressait à lui.

— Ah oui ?

— J’ai fait remplacer les semelles, ajouta Shallan. Elles étaient affreusement peu confortables.

— Je les trouvais parfaitement ajustées !

— Dans ce cas, vous devez avoir des pierres à la place des pieds.

— Attendez, reprit Adolin, de plus en plus songeur. Vous avez enfilé les bottes du porte-pont ? Comment est-ce arrivé ?

— Au prix d’une grande gêne, répliqua Shallan. Et avec trois paires de chaussettes. (Elle tapota le bras d’Adolin dans son armure.) Si vous voulez vraiment que je vous dessine, Adolin, je le ferai. Mais ce n’est pas la peine de faire le jaloux, même si je souhaite toujours cette balade que vous m’avez promise. Oh ! Ça, il me le faut absolument. Veuillez me pardonner.

Elle se dirigea vers l’endroit où Renarin encaissait des coups donnés par Zahel, sans doute pour l’habituer à se faire cogner lorsqu’il portait sa Cuirasse. La robe verte et les cheveux roux de Shallan formaient des taches de couleurs vives qui se découpaient sur le terrain. Kaladin l’inspecta en se demandant dans quelle mesure on pouvait lui faire confiance. Sans doute une mesure toute relative.

— Quelle femme insupportable, gronda Adolin, avant de lancer un coup d’œil à Kaladin. Arrêtez de lorgner son postérieur, porte-pont.

— Je ne suis pas en train de le lorgner. Et qu’est-ce que ça pourrait vous faire ? Vous venez de dire qu’elle était insupportable.

— Oui, répondit Adolin, qui se retourna pour la regarder avec un grand sourire. Elle vient quasiment de m’ignorer, n’est-ce pas ?

— J’imagine.

— Insupportable, répéta Adolin, bien qu’il semble vouloir dire tout autre chose.

Son sourire s’élargit et il la suivit à grands pas, se déplaçant avec la grâce que lui conférait la Cuirasse et qui contrastait tellement avec sa masse apparente.

Kaladin secoua la tête. Ces pâles-iris et leurs jeux… Comment s’était-il retrouvé à un poste qui lui faisait passer tellement de temps en leur présence ? Il se dirigea vers le tonneau pour y boire une nouvelle gorgée d’eau. Peu de temps après, la chute d’une épée d’entraînement dans le sable annonça que Moash les rejoignait.

— Elle vous a laissé partir ? demanda Kaladin en désignant leur entraîneuse.

Moash haussa les épaules et avala une gorgée d’eau.

— Je n’ai pas bronché.

Kaladin hocha la tête d’un air approbateur.

— Ce que nous faisons ici est bien, reprit Moash. Important. Après la façon dont vous nous avez formés dans ces gouffres, je croyais qu’il ne me restait plus rien à apprendre. Ça prouve que je n’y connaissais rien.

Kaladin hocha la tête et croisa les bras. Adolin fit une démonstration de plusieurs postures de duel pour Renarin, tandis que Zahel hochait la tête d’un air appréciateur. Shallan s’était assise pour les dessiner. Tout ça était-il un prétexte pour rester tout près d’Adolin, afin de guetter le bon moment pour lui planter un couteau dans le ventre ?

Une vision des choses paranoïaque, sans doute, mais c’était là son travail. Il garda donc un œil sur Adolin tandis que ce dernier se mettait à échanger des coups avec Zahel, afin de donner un aperçu à Renarin de la façon d’utiliser les postures.

Adolin était effectivement un bon bretteur. Kaladin devait bien le lui reconnaître. Zahel l’était aussi, d’ailleurs.

— C’était le roi, déclara Moash. Il a fait exécuter ma famille.

Il fallut un moment à Kaladin pour comprendre de quoi il parlait. La personne que Moash voulait tuer, celle à laquelle il gardait rancune : c’était le roi.

Kaladin sentit une onde de choc le traverser, comme s’il venait de recevoir un coup de poing. Il se retourna vers Moash.

— Nous sommes le Pont Quatre, poursuivit celui-ci, qui regardait fixement sur le côté sans viser quoi que ce soit de particulier. (Il but une nouvelle gorgée.) Nous nous serrons les coudes. Vous devez apprendre pourquoi… je suis ce que je suis. Mes grands-parents étaient la seule famille que j’aie jamais connue. Mes parents sont morts quand j’étais enfant. Ana et Da, ils m’ont élevé. Le roi… les a tués.

— Je n’étais pas là, reprit Moash. Je travaillais dans une caravane qui se dirigeait ici, vers ce désert. Ana et Da étaient du deuxième nahn. C’est important pour des sombres-iris, vous savez ? Ils dirigeaient leur propre boutique. C’étaient des orfèvres. Je n’ai jamais repris leur commerce. Je préférais être dehors et marcher. Aller quelque part.

» Toujours est-il qu’un pâle-iris possédait deux ou trois boutiques d’orfèvrerie à Kholinar, dont l’une se trouvait juste en face de celle de mes grands-parents. Il n’a jamais aimé la compétition. C’était à peu près un an avant la mort de l’ancien roi, et Elhokar se retrouvait responsable du royaume pendant que Gavilar était dans les Plaines. Enfin bref, Elhokar était ami avec le pâle-iris que mes grands-parents concurrençaient.

» Donc, il a rendu service à son ami. Elhokar a fait arrêter Ana et Da sous un quelconque prétexte. Ils étaient assez importants pour exiger le droit de passer en justice, de voir leur cause présentée à un magistrat. Je crois qu’Elhokar a été surpris de ne pas pouvoir contourner totalement la loi. Il a invoqué le manque de temps et envoyé Ana et Da dans les cachots pour y attendre qu’on puisse mettre l’enquête en place. (Moash plongea de nouveau la louche dans le tonneau.) Ils y sont morts quelques mois plus tard, alors qu’ils attendaient toujours qu’Elhokar approuve leur paperasse.

— Ce n’est pas exactement la même chose que de les tuer.

Moash fixa Kaladin droit dans les yeux.

— Vous doutez qu’envoyer un couple de soixante-quinze ans dans les cachots du palais soit une condamnation à mort ?

— J’imagine… eh bien, j’imagine que vous avez raison.

Moash hocha vivement la tête et jeta la louche dans le tonneau.

— Elhokar savait qu’ils y mourraient. Comme ça, le dossier ne serait jamais présenté aux magistrats en dévoilant qu’il était corrompu. Ce salopard les a tués – il les a assassinés pour préserver son secret. Quand je suis rentré de mon voyage avec la caravane, j’ai trouvé la maison vide et les voisins m’ont appris que ma famille était morte depuis deux mois.

Personne n’était assez près pour l’entendre, avec les bruits des armes et les cris caractéristiques des terrains d’entraînement. Malgré tout, les mots semblèrent planer devant lui, aussi sonores qu’un coup de trompette.

Moash s’immobilisa et le regarda droit dans les yeux.

— Cette nuit-là, sur le balcon, déclara Kaladin, vous avez cherché à faire croire qu’une Lame d’Éclat avait tranché le garde-corps ?

Moash le prit fermement par le bras, regarda autour de lui.

— On ne devrait pas en parler ici.

— Moash, nom des foudres ! répondit Kaladin tandis que la gravité de la situation lui apparaissait pleinement. Nous avons été engagés pour protéger cet homme !

— Notre mission, répliqua Moash, consiste à garder Dalinar en vie. Ça, je peux l’accepter. Il n’a pas l’air si mauvais, pour un pâle-iris. Bourrasques, ce royaume se porterait tellement mieux si c’était lui le roi. Ne me dites pas que vous pensez le contraire.

— Mais tuer le roi…

— Pas ici, siffla Moash entre ses dents.

— Je ne peux tout simplement pas laisser passer ça. Par la main de Nalan ! Je vais devoir le dire…

— Vous feriez ça ? s’offusqua Moash d’une voix insistante. Vous livreriez un membre du Pont Quatre ?

Ils se fixèrent droit dans les yeux.

Kaladin se détourna.

— Damnation ! Non, je ne le ferai pas. Du moins, pas si vous acceptez d’arrêter. Vous en voulez peut-être au roi, mais vous ne pouvez pas simplement essayer… vous savez…

— Que suis-je censé faire d’autre ? chuchota Moash. (Il s’était approché tout près de Kaladin.) Quel genre de justice un homme comme moi peut-il obtenir sur un roi, Kaladin ? Dites-le-moi.

Je ne peux pas croire que ça se produise.

— Je vais m’arrêter là pour l’instant, dit Moash, si vous acceptez de rencontrer quelqu’un.

— Qui ça ? demanda Kaladin en se retournant vers lui.

— Moash…

— Écoutez ce qu’ils ont à dire, insista Moash, resserrant sa prise sur le bras de Kaladin. Écoutez-les simplement, Kal. C’est tout. Si vous n’êtes pas d’accord avec ce qu’ils vous diront, je renoncerai. S’il vous plaît.

— Vous me promettez de ne rien tenter d’autre contre le roi jusqu’à ce que nous ayons eu cette entrevue ?

— Sur l’honneur de mes grands-parents.

Kaladin soupira, mais hocha la tête.

— D’accord.

Moash se détendit visiblement. Il hocha la tête, ramassa son épée factice, puis courut s’entraîner encore un peu avec la Lame d’Éclat. Kaladin soupira, se retourna pour prendre son épée, et se retrouva nez à nez avec Syl qui flottait devant lui. Ses yeux minuscules étaient écarquillés et elle serrait les poings à ses côtés.

— Qu’est-ce que tu viens de faire ? demanda-t-elle d’une voix insistante. Je n’ai entendu que la dernière partie.

— Moash était effectivement impliqué, chuchota Kaladin. Je dois poursuivre, Syl. Si quelqu’un cherche à tuer le roi, il est de mon devoir d’enquêter.

— Ah. (Elle fronça les sourcils.) J’ai senti quelque chose. Quelque chose d’autre. (Elle secoua la tête.) Kaladin, c’est dangereux. On devrait aller trouver Dalinar.

— J’ai fait une promesse à Moash, répondit-il en s’agenouillant pour délacer ses bottes et retirer ses chaussettes. Je ne peux pas aller voir Dalinar avant d’en savoir davantage.

Syl le suivit sous sa forme de ruban lumineux tandis qu’il prenait la fausse Lame d’Éclat et descendait sur le terrain de duel. Le sable était froid sous ses pieds nus. Il voulait le sentir.

Il adopta la Posture du Vent et pratiqua quelques-uns des coups qu’Ivis leur avait enseignés. Près de lui, des pâles-iris se poussaient du coude en le désignant. L’un d’eux chuchota quelques mots qui firent rire les autres, bien que plusieurs des autres continuent à froncer les sourcils. L’image d’un sombre-iris avec une Lame d’Éclat, même factice, ne les amusait guère.

Pourquoi n’encourageait-on pas les sombres-iris à s’entraîner ainsi ? Les sombres-iris de l’Histoire qui avaient remporté des Lames d’Éclat étaient célébrés dans les chansons et les récits. Evod le Gagneur, Lanacin, Raninor des Champs… Ces hommes-là étaient révérés. Quant aux sombres-iris modernes, on leur intimait de ne pas se croire au-dessus de leur rang, sinon gare à eux.

Mais quel était le dessein de l’Église vorine ? Des ardents, des Vocations, des arts ? S’améliorer. Se perfectionner. Pourquoi les hommes comme lui n’auraient-ils pas dû rêver en grand ? Rien de tout ça ne semblait cohérent. La société et la religion se contredisaient ouvertement.

Les soldats sont célébrés dans la Cité Sérénide. Mais, sans fermiers, les soldats ne peuvent pas manger – par conséquent, être fermier doit aussi posséder une certaine valeur.

Perfectionnez-vous à travers une Vocation au cours de votre vie. Mais ne devenez pas trop ambitieux ou nous vous enfermerons.

Ne vous vengez pas du roi pour avoir ordonné la mort de vos grands-parents. Mais vengez-vous des Parshendis pour avoir ordonné celle de quelqu’un que vous n’avez jamais rencontré.

Kaladin cessa d’agiter son épée, en nage mais frustré. Lorsqu’il se battait ou s’entraînait, ce n’était pas censé ressembler à ça. Il était censé ne faire qu’un avec l’arme, pas se laisser envahir par tous ces problèmes qui lui tournaient dans la tête.

— Syl, déclara-t-il en testant un coup d’estoc à l’aide de son épée, tu es une sprène d’honneur. Est-ce que ça veut dire que tu peux m’indiquer quelles actions sont justes ?

— Absolument, répondit-elle, flottant près de lui sous l’apparence d’une jeune femme dont les jambes pendaient par-dessus un rebord invisible.

Elle ne voletait pas autour de lui sous forme de ruban, comme souvent lorsqu’il s’entraînait.

— Est-ce que c’est mal, que Moash ait tenté d’éliminer le roi ?

— Évidemment.

— Pourquoi ?

— Et les Parshendis que j’ai massacrés ?

— On en a déjà parlé ; il fallait que ce soit fait.

— Et si l’un d’entre eux était un Fluctomancien ? répondit Kaladin. Avec son propre sprène d’honneur ?

— Les Parshendis ne peuvent pas devenir Flucto…

— Mais admettons, insista Kaladin, qui tenta une nouvelle botte avec un grognement. (Il n’y parvenait pas très bien.) J’imagine qu’à ce stade, les Parshendis ne cherchent qu’à survivre. Nom des foudres, ceux qui étaient impliqués dans la mort de Gavilar ne sont peut-être même plus en vie. Leurs dirigeants ont été exécutés en Alethkar, après tout. Donc, dis-moi une chose : si un Parshendi ordinaire qui protège son peuple vient m’affronter, que dirait son sprène d’honneur ? Qu’il fait ce qui est juste ?

— Je… (Syl se tenait voûtée. Elle détestait ce genre de questions.) Aucune importance. Tu as dit que tu ne tuerais plus de Parshendis.

— Et Amaram ? Est-ce que je peux le tuer ?

— Est-ce que c’est de la justice ? demanda Syl.

— Une forme de justice.

— Ce n’est pas la même chose.

— Pardon ? demanda Kaladin sans cesser de pratiquer ses coups d’estoc.

Bourrasques ! Pourquoi n’arrivait-il pas à diriger cette saleté d’arme là où il le voulait ?

— À cause de l’effet que ça a sur toi, murmura Syl. Le fait de penser à lui te transforme, te déforme. Tu es censé protéger, Kaladin. Pas tuer.

— Il faut tuer pour protéger, aboya-t-il. Saintes rafales, tu commences à parler comme mon père.

Il testa quelques postures supplémentaires, jusqu’à ce qu’Ivis approche enfin pour le corriger. Elle se moqua de sa frustration en le voyant à nouveau tenir l’épée de travers.

— Vous vous attendiez à apprendre en un jour ?

Mais ce n’était pas le cas. Il poursuivit malgré tout, enchaînant machinalement les gestes, soulevant du sable froid à chaque coup de pied, mêlé aux pâles-iris qui s’entraînaient et pratiquaient eux-mêmes leurs formes. Enfin, Zahel revint d’un pas nonchalant.

— Continuez, dit-il sans même inspecter les formes de Kaladin.

— J’avais cru que vous alliez me former personnellement, lui lança Kaladin.

— Trop de travail, dit Zahel, qui tira un bidon d’un tas de chiffons près de l’une des colonnes.

Un autre ardent y avait entassé ses pierres colorées, et Zahel se renfrogna en le voyant.

Kaladin le rejoignit en courant.

— J’ai vu Dalinar Kholin, sans arme ni armure, attraper une Lame d’Éclat en plein air entre ses paumes.

Zahel répondit par un grognement.

— Le vieux Dalinar a réussi un dernier ban ? Bravo à lui.

— Vous pouvez me l’enseigner ?

— C’est une manœuvre idiote, commenta Zahel. Quand elle fonctionne, c’est seulement parce que la plupart des Porte-Éclat apprennent à manier leur arme sans y mettre autant de force qu’ils le feraient avec une arme ordinaire. Et en règle générale, elle échoue et signe alors votre arrêt de mort. Mieux vaut consacrer son temps à pratiquer les choses qui vous aideront activement.

Kaladin hocha la tête.

— Vous n’allez pas insister ? demanda Zahel.

— Votre argument se tient, répondit Kaladin. Une bonne logique de soldat. Je la comprends.

— Ha. Il y a peut-être de l’espoir pour vous en fin de compte. (Zahel but une gorgée de son bidon.) Maintenant, retournez vous entraîner.

TROIS

ANS

ET

DEMI

PLUS

TÔT

Quand Shallan donna de petits coups sur la cage, la créature colorée qui l’occupait remua sur son perchoir et la regarda en inclinant la tête.

C’était la bestiole la plus bizarre qu’elle ait jamais vue. Elle se tenait sur deux pattes comme une personne, mais ses pieds étaient griffus. Elle était grande comme deux poings posés l’un sur l’autre, mais sa façon de tourner la tête en fixant Shallan témoignait d’une indéniable personnalité.

La créature ne possédait que très peu de carapace, sur la bouche et le nez, mais le plus étrange était sa fourrure. Tout son corps était recouvert de poils vert vif. Ils reposaient à plat, comme s’ils étaient soigneusement entretenus. Shallan vit la créature se retourner et se mettre à tirer sur ses poils – un grand pan se souleva, et elle vit alors qu’ils poussaient sur une crête centrale.

— Qu’est-ce que la demoiselle pense de mon poulet ? demanda fièrement le commerçant qui joignait les mains derrière le dos, sa large bedaine pointant comme la proue d’un navire.

Derrière eux, une foule traversait le marché. Il y avait tellement de gens. Cinq cents personnes au même endroit, peut-être même encore plus.

— Un poulet ? répondit Shallan en donnant de petits coups de doigts timides sur la cage. J’ai déjà mangé du poulet.

— Pas de cette race-là ! répliqua le Thaylène en riant. Les poulets qu’on mange sont stupides – celui-ci est presque aussi intelligent qu’un homme ! Il sait parler. Écoutez. Jekfilsdepersonne ! Dis ton nom !

— Jekfilsdepersonne ! répondit la créature.

Shallan eut un mouvement de recul. Le mot était déformé par la voix inhumaine de la créature, mais nettement reconnaissable.

— Un Néantifère ! siffla-t-elle, sage-main contre sa poitrine. Un animal qui parle ! Vous allez attirer les yeux des Incréés sur nous.

Le marchand éclata de rire.

— Ces créatures vivent dans tout Shinovar, demoiselle. Si leur discours attirait les Incréés, le pays entier serait maudit !

— Shallan !

Papa se tenait avec ses gardes du corps de l’autre côté de la voie, où il venait de s’entretenir avec un marchand. Elle se précipita vers lui, observant l’étrange animal par-dessus son épaule. Aussi anormale que soit cette créature, si elle pouvait parler, Shallan la plaignait d’être prisonnière de cette cage.

La foire de la Fête médiane était l’un des temps forts de l’année. Située au cours de la trêve médiane (une période contraire à la saison des pleurs, où il n’y avait pas de tempêtes), elle attirait les habitants des hameaux et des villages environnants. Une grande partie des gens qui la fréquentaient venaient des terres que son père supervisait, avec parmi eux des pâles-iris de moindre rang, issus de familles qui gouvernaient le même village depuis des siècles.

Les sombres-iris venaient également, bien entendu, parmi lesquels des marchands – citoyens des premier et deuxième nahns. Son père n’en parlait pas souvent, mais elle savait qu’il jugeait leur fortune et leur rang inappropriés. C’étaient les pâles-iris que le Tout-Puissant avait choisis pour gouverner, pas ces marchands.

— Viens, lui dit Papa.

voyage du manoir. Le bassin était plutôt bien abrité, les pentes presque entièrement couvertes de bosquets de jelliciers. Sur leurs fortes branches poussaient des feuilles grêles – de longues pointes roses, jaunes et orange qui faisaient ressembler les arbres à des explosions de couleurs. Shallan avait lu dans l’un des livres de son père que les arbres attiraient le crémon, puis s’en servaient pour durcir leur bois comme la pierre.

Dans le bassin lui-même, la plupart des arbres avaient été brisés, même si l’on en utilisait certains pour soutenir des auvents larges de dizaines de mètres, attachés en hauteur. Ils passèrent devant un marchand qui jurait tandis qu’un sprène du vent traversait son étal en faisant adhérer les objets entre eux. Shallan sourit et tira sa sacoche de sous son bras. Elle n’eut cependant pas le temps de dessiner, car son père se précipita vers le terrain de duel où, si tout se déroulait comme les années précédentes, elle allait passer la majeure partie de la foire.

— Shallan, l’appela-t-il, et elle se précipita pour le rattraper.

À quatorze ans, elle se sentait affreusement dégingandée et beaucoup trop garçonne d’apparence. Lorsque la féminité avait commencé à s’esquisser en elle, on lui avait appris qu’elle devait être embarrassée par ses cheveux roux et ses taches de son, car ils étaient la marque d’un héritage impur. C’était là un teint traditionnellement védène, mais la cause en était que, dans leur passé, leurs ancêtres s’étaient unis avec des Mangecorne dans les Pics.

Certaines personnes étaient fières de leur teint. Mais pas le père de Shallan et, par conséquent, elle non plus.

— Tu atteins un âge où tu dois te comporter davantage comme une dame, la sermonna-t-il. (Les sombres-iris s’écartaient pour les laisser passer et s’inclinaient sur le passage de son père. Deux des ardents de Papa les suivaient, pensifs, mains derrière le dos.) Il va falloir que tu arrêtes de rester si souvent bouche bée. Bientôt, nous allons devoir te trouver un mari.

— Oui, Papa, répondit-elle.

— Je vais peut-être devoir arrêter de t’emmener à des événements comme celui-ci, poursuivit-il. Tu ne fais que courir partout Il avait fait fuir la dernière. Celle-ci avait été une experte en langues, et Shallan apprenait efficacement l’azéen, mais elle était partie après l’une des… crises de Papa. La belle-mère de Shallan était apparue le lendemain avec le visage tuméfié. La clarissime Hasheh, la tutrice, avait plié bagage et s’était enfuie sans prévenir.

Shallan accueillit les paroles de son père par un hochement de tête, mais elle espérait secrètement parvenir à s’échapper pour retrouver ses frères. Aujourd’hui, elle avait du travail. Son père et elle approchèrent de « l’arène de duel », terme grandiloquent désignant une section de terrain délimitée par des cordes où les parshes avaient déversé l’équivalent en sable d’une demi-plage. Des tables recouvertes d’un baldaquin avaient été dressées pour que les pâles-iris s’y assoient, dînent et conversent.

La belle-mère de Shallan, Malise, était une jeune femme qui n’avait pas dix ans de plus qu’elle. De petite taille avec des traits ronds, elle se tenait assise avec le dos bien droit, ses cheveux noirs agrémentés de quelques mèches blondes. Papa s’assit près d’elle dans leur loge ; il était l’un des quatre hommes de son rang, le quatrième dahn, qui fréquenteraient cette foire. Les duellistes seraient les pâles-iris les moins haut placés de la région environnante. Beaucoup d’entre eux seraient sans terre, et ces duels représenteraient l’un des seuls moyens dont ils disposaient pour gagner de la notoriété.

Shallan était assise dans le siège réservé pour elle, et un serviteur lui tendit un verre d’eau fraîche. Elle avait à peine bu une gorgée quand quelqu’un approcha de la loge.

Le clarissime Revilar aurait pu être séduisant s’il n’avait perdu son nez lors d’un duel de jeunesse. Il portait un nez de remplacement en bois, peint en noir – qui produisait l’étrange double effet de masquer cette imperfection tout en attirant l’attention dessus. Les cheveux grisonnants, il affichait l’air distrait de quelqu’un qui a laissé un feu de cheminée brûler sans surveillance chez lui. Ses terres bordaient celles du père de Shallan ; il faisait partie des dix hommes de rang similaire qui servaient sous les ordres du haut-prince.

distinction refusée aux serviteurs ordinaires, et Papa les jaugeait d’un air avide. Il avait essayé d’engager des maîtres-serviteurs. Tous avaient refusé en prétextant sa « réputation ».

— Clarissime Davar, lança Revilar.

Il n’attendit pas sa permission avant de gravir les marches menant à l’intérieur de la loge. Papa et lui étaient du même rang, mais tout le monde connaissait les allégations contre le père de Shallan – et savait que le haut-prince les jugeait crédibles.

— Revilar, répondit Papa en regardant droit devant lui.

— Puis-je m’asseoir ?

Il prit un siège près de Papa – celui qu’Helaran, en tant qu’héritier, aurait occupé s’il avait été présent. Les deux serviteurs de Revilar s’installèrent près de lui. Ils réussissaient curieusement à faire comprendre qu’ils désapprouvaient Papa sans prononcer un mot.

— Votre fils va-t-il se battre en duel aujourd’hui ? demanda Papa.

— Eh bien oui, en réalité.

— Avec un peu de chance, il parviendra à finir en un seul morceau. Nous ne voudrions pas que votre expérience devienne une tradition.

— Voyons, Lin, répliqua Revilar. Ce n’est pas une façon de parler à un associé.

— Un associé ? Nous avons donc des négociations dont j’ignore l’existence ?

L’une des domestiques de Revilar posa une petite liasse de pages sur la table devant Papa. La belle-mère de Shallan les prit d’un geste hésitant, puis se mit à les lire tout haut. Il y était question d’un échange de biens au cours duquel Papa céderait une partie de son coton de brèchetronc et de son shum brut en échange d’une petite rémunération. Revilar vendrait ensuite ces biens au marché.

Parvenu aux trois quarts de la lecture, Papa l’interrompit.

— Vous avez perdu la tête ? Une claire-marque par sac ? Un dixième de ce que vaut ce shum ! En tenant compte des patrouilles — Oh, ce n’est pas si terrible, répondit Revilar. Je crois que cet arrangement vous conviendra tout à fait.

— Vous êtes fou.

— Je suis populaire.

Papa fronça les sourcils et s’empourpra. Shallan se rappela une époque où elle le voyait rarement en colère, si ce n’est jamais. Ces jours-là étaient depuis longtemps révolus.

— Populaire ? demanda Papa d’une voix insistante. Qu’est-ce que…

— Vous savez peut-être, ou peut-être pas, rétorqua Revilar, que le haut-prince lui-même a récemment visité ma propriété. Il a semblé apprécier ce que j’ai fait pour l’industrie textile de cette principauté. Ce qui, ajouté aux exploits de mon fils en matière de duels, a attiré l’attention sur ma maison. J’ai été invité à rendre visite au haut-prince à Védénar une semaine sur dix, à compter du mois prochain.

Parfois, Papa n’était pas le plus intelligent des hommes, mais il avait bel et bien l’esprit politique. Du moins était-ce ce que pensait Shallan, quoi qu’elle sache à quel point elle voulait le tenir en haute estime. D’une manière ou d’une autre, il comprit aussitôt ce que tout ça impliquait.

— Espèce de rat, murmura-t-il.

— Il vous reste très peu d’options, Lin, répliqua Revilar en se penchant vers lui. Votre maison est en déclin, votre réputation en ruine. Vous avez besoin d’alliés. Moi, j’ai besoin de passer pour un génie de la finance auprès du haut-prince. Nous pouvons nous assister mutuellement.

Papa baissa la tête. À l’extérieur de la loge, on annonça les premiers duellistes, un combat sans importance.

— Partout où je marche, je ne rencontre que des coins, chuchota Papa. Lentement, ils me prennent au piège.

Revilar poussa de nouveau les papiers vers la belle-mère de Shallan.

— Voulez-vous bien recommencer ? Je crois que votre mari n’a pas écouté attentivement tout à l’heure. (Il lança un coup Shallan sortit sans un mot. C’était ce qu’elle voulait de toute manière, bien qu’elle ait mauvaise conscience d’abandonner son père. Il ne parlait pas souvent avec elle, et lui demandait encore moins son opinion, mais il semblait bel et bien plus fort en sa présence.

Il en fut tellement décontenancé qu’il n’envoya même pas l’un des gardes avec elle. Elle quitta discrètement la loge, sacoche sous le bras, et passa devant les serviteurs de la Maison Davar qui préparaient le repas de son père.

La liberté.

Elle était aussi précieuse qu’un brôme d’émeraude aux yeux de Shallan, et aussi rare qu’un larquin. Elle s’éloigna d’un pas pressé, avant que son père ne s’aperçoive qu’il n’avait pas donné l’ordre qu’on l’accompagne. L’un des gardes postés aux abords de la zone, Jix, s’avança vers elle malgré tout, mais se retourna ensuite vers la loge. Il s’orienta donc plutôt dans cette direction, peut-être dans l’intention de demander s’il devait la suivre.

Mieux valait ne pas être facile à retrouver lorsqu’il reviendrait. Shallan s’avança vers la foire, avec ses marchands exotiques et ses spectacles magnifiques. Il y aurait des devinettes et peut-être un Chantemonde qui raconterait des histoires de royaumes lointains. Par-dessus les applaudissements polis des pâles-iris qui regardaient le duel derrière elle, elle entendait les tambours des sombres-iris ordinaires ainsi que des chants et des rires.

D’abord le travail. L’obscurité recouvrait sa maison comme l’ombre d’une tempête. Elle allait trouver le soleil. Il le fallait.

Cette décision impliquait pour l’heure de regagner le terrain de duel. Elle contourna l’arrière des loges, se fraya un chemin entre les parshes qui s’inclinaient et les sombres-iris qui lui adressaient des hochements de tête ou des révérences, en fonction de leur rang. Elle finit par trouver une loge où plusieurs familles pâles-iris de moindre rang partageaient l’espace ombragé.

Eylita, la fille du clarissime Tavinar, était assise au bord, à l’emplacement où un rayon de soleil perçait le côté de la loge. Elle regardait fixement les duellistes avec une expression ahurie, Shallan alla se placer près de la loge et siffla vers elle. La jeune fille se retourna, songeuse, puis leva les mains vers ses lèvres. Elle lança un coup d’œil vers ses parents, puis se pencha vers le bas.

— Shallan !

— Je t’avais dit de m’attendre, chuchota Shallan. Tu as réfléchi à ce que je t’ai écrit ?

Eylita plongea la main dans la poche de sa robe, puis en tira un mot. Elle hocha la tête avec un sourire espiègle.

Shallan lui prit le mot.

— Tu vas réussir à t’en sortir ?

— Il faudra que j’emmène ma servante mais pour le reste, je peux aller où je veux.

Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ?

Shallan s’esquiva précipitamment. Techniquement, elle dépassait en rang les parents d’Eylita, mais l’âge était une chose curieuse parmi les pâles-iris. Parfois, l’enfant le plus haut placé semblait bien moins important lorsqu’il parlait aux adultes d’un dahn inférieur. Par ailleurs, les clarissimes Tavinar avaient été présents ce jour-là, celui de la venue du bâtard. Ils n’appréciaient guère Papa, ni ses enfants.

Shallan s’écarta des loges, puis se retourna vers la foire elle-même. Là, elle marqua un temps d’arrêt, nerveuse. La foire de la Fête médiane était un assemblage intimidant de gens et de lieux. Non loin de là, un groupe de rang-dix buvaient à de longues tables et pariaient sur les duels. C’était le grade le plus bas chez les pâles-iris, à peine supérieur aux sombres-iris. Non seulement ils devaient travailler pour gagner leur vie, mais ils n’étaient même pas marchands ou maîtres artisans. C’étaient simplement… des gens. Helaran affirmait qu’ils étaient nombreux dans les villes. Aussi nombreux que les sombres-iris. Shallan trouvait ça très curieux.

Curieux et fascinant tout à la fois. Elle brûlait de trouver un coin où observer sans être vue, avec son carnet de croquis à la main et son imagination en pleine effervescence. Au lieu de quoi elle s’obligea à faire le tour de la foire. La tente dont Les clients sombres-iris de la foire se tenaient à une distance respectueuse de Shallan, qui s’aperçut qu’elle avait peur. Son père disait qu’une jeune fille pâle-iris pouvait devenir la cible des petites brutes des classes inférieures. Mais personne n’oserait tout de même lui faire de mal ici, en plein air, au milieu de la foule ? Malgré tout, elle serrait sa sacoche contre sa poitrine et s’aperçut qu’elle tremblait en marchant.

Quel effet est-ce que ça pouvait faire d’être aussi courageux qu’Helaran ? Leur mère l’avait été aussi.

Leur mère…

— Clarissime ?

Shallan s’arracha à ses pensées. Depuis combien de temps se tenait-elle ainsi debout sur le chemin ? Le soleil s’était déplacé. Elle se retourna, penaude, pour découvrir Jix, le garde, debout derrière elle. Bien qu’il ait de la bedaine et se peigne rarement les cheveux, Jix était fort – elle l’avait vu un jour écarter un chariot de la route lorsque l’attache du chull s’était brisée. Il faisait partie des gardes de son père depuis aussi longtemps qu’elle se rappelait.

— Ah, répondit-elle, cherchant à masquer sa nervosité, vous êtes là pour m’accompagner ?

— Eh bien, j’allais effectivement vous ramener…

— Est-ce mon père qui vous l’a ordonné ?

Jix mâchonnait dans sa joue de la racine de yamma, que certains appelaient « herbe à jurement ».

— Il était occupé.

— Dans ce cas, vous allez m’accompagner ?

Elle tremblait de nervosité en prononçant ces mots.

— J’imagine.

Elle poussa un soupir de soulagement et fit demi-tour sur le chemin de pierre dont on avait raclé les boutons-de-roche et le schiste-écorce. Elle se tourna d’un côté, puis de l’autre.

— Hum… Nous devons trouver un pavillon de jeu…

— Ce n’est pas un endroit pour une dame. (Jix la mesura du regard.) Surtout une dame de votre âge, clarissime.

Elle se balançait d’un pied sur l’autre.

— Et dans l’intervalle, répliqua Jix, vous allez essayer de le trouver seule, n’est-ce pas ? Et d’y entrer seule le cas échéant ?

Elle haussa les épaules et rougit. C’était exactement ce qu’elle comptait faire.

— Ça signifie que je vous aurai laissée vous balader dans un endroit comme celui-ci sans protection. (Il geignit tout bas.) Pourquoi le défiez-vous comme ça, clarissime ? Vous n’arriverez qu’à le mettre en colère.

— Je crois… qu’il se mettra en colère quoi que je fasse, moi ou qui que ce soit d’autre, répondit-elle. Le soleil brille, les tempêtes majeures soufflent, Papa hurle. C’est comme ça. (Elle se mordit la lèvre.) Le pavillon de jeu ? Je vous promets de ne pas m’y attarder.

— Par ici, dit Jix.

Il l’y conduisit sans marcher particulièrement vite, et il lançait de fréquents regards noirs aux clients sombres-iris sur son passage. Jix était pâle-iris, mais seulement du huitième dahn.

Le « pavillon » se révéla un terme trop imposant pour la bâche rapiécée et déchirée qu’on avait tendue au bord du champ de foire. Elle l’aurait trouvé seule tôt ou tard. La toile épaisse, haute d’environ deux mètres, plongeait l’intérieur dans une obscurité surprenante.

Des hommes s’y serraient les uns contre les autres. Les quelques femmes qu’aperçut Shallan avaient fait couper les doigts du gant de leur sage-main. Une honte. Elle se surprit à rougir lorsqu’elle s’arrêta aux abords de la zone et regarda ces sombres silhouettes en mouvement. À l’intérieur, des hommes criaient avec la voix à vif, ayant laissé dehors tout sens des convenances. Ce n’était pas, en effet, un endroit pour quelqu’un comme elle. Elle avait du mal à croire que ce soit un endroit pour quiconque.

— Et si j’y entrais pour vous, proposa Jix. Est-ce que c’est pour un pari que vous voulez…

Shallan s’avança. Ignorant sa propre panique, son propre malaise, elle plongea dans les ténèbres. Car, si elle ne le faisait Jix resta à ses côtés pour lui dégager de l’espace. Elle avait du mal à respirer à l’intérieur ; l’air était lourd de sueur et de jurons. Des hommes se retournaient pour l’observer. Les révérences – même les hochements de tête – étaient lents à venir, quand il y en avait. Le message était très clair : si elle refusait d’obéir aux conventions sociales en restant dehors, eux n’étaient pas obligés d’y obéir en lui témoignant de la révérence.

— Cherchez-vous quelque chose en particulier ? demanda Jix. Des cartes ? Des devinettes ?

— Des combats de hachedogues.

Jix répondit par un geignement.

— Vous allez vous faire poignarder, et moi me retrouver empalé sur un tournebroche. Tout ça est insensé…

Elle se retourna en remarquant un groupe d’hommes qui poussaient des acclamations. Voilà qui semblait prometteur. Elle ignora le tremblement croissant de ses mains, et tenta également d’ignorer un groupe d’ivrognes assis en cercle sur le sol, en train de fixer ce qui ressemblait à du vomi.

Les hommes qui poussaient des acclamations étaient assis sur des bancs grossiers tandis que d’autres s’agglutinaient autour d’eux. Dans l’intervalle entre leurs corps, elle aperçut deux petits hachedogues. Il n’y avait pas de sprènes. Quand les gens se rassemblaient en si grand nombre, les sprènes étaient rares, bien que les émotions semblent ici très intenses.

Shallan vit une série de bancs qui n’étaient pas encombrés. Balat y était assis, le manteau déboutonné, appuyé sur un poteau devant lui avec les bras croisés. Ses cheveux en désordre et sa posture voûtée lui donnaient un air indifférent, mais ses yeux… Ils traduisaient la convoitise. Il regardait les pauvres bêtes s’entre-tuer et les fixait avec l’intensité d’une femme en train de lire un roman passionnant.

Shallan s’approcha de lui tandis que Jix demeurait un peu en retrait. Le garde se détendait à présent qu’il avait vu Balat.

— Balat ? appela timidement Shallan. Balat !

Il lui lança un coup d’œil, puis faillit basculer de son banc. Il se releva précipitamment.

Il tendit la main vers elle.

Elle grimaça. Il parlait comme leur père. Lorsqu’il la prit par l’épaule, elle lui tendit le mot d’Eylita. Le papier lavande, imprégné de parfum, semblait briller.

Balat hésita. Sur le côté, l’un des hachedogues planta profondément ses crocs dans la jambe de l’autre. Du sang d’un violet profond aspergea le sol.

— De quoi s’agit-il ? demanda Balat. C’est la paire de glyphes de la Maison Tavinar.

— Ça vient d’Eylita.

— Eylita ? Leur fille ? Pourquoi… qu’est-ce qui…

Shallan rompit le cachet et ouvrit la lettre pour la lui lire.

— Elle souhaite marcher avec toi le long du ruisseau du champ de foire. Elle dit qu’elle t’y attendra, avec sa servante, si tu veux la rejoindre.

Balat passa la main parmi ses cheveux bouclés.

— Eylita ? Elle est ici, évidemment, comme tout le monde. Tu lui as parlé ? Pourquoi… Mais…

— J’ai vu comment tu la regardais, lui dit Shallan. Les quelques fois où tu t’es trouvé près d’elle.

— Alors tu lui as parlé ? s’enquit Balat d’une voix insistante. Sans ma permission ? Tu lui as dit que je serais intéressé par… (Il prit la lettre.) … par ce genre de choses ?

Shallan hocha la tête et s’enveloppa de ses bras.

Balat reporta son regard vers les hachedogues en train de se battre. Il pariait parce que c’était ce qu’on attendait de lui, mais il ne venait pas ici pour l’argent – contrairement à ce que ferait Jushu.

Balat se passa de nouveau la main dans les cheveux, puis reporta son regard sur la lettre. Ce n’était pas un homme cruel. Il savait que c’était étrange de penser ça, compte tenu de ce qu’il faisait parfois. Shallan connaissait la gentillesse dont il faisait preuve, la force qui se cachait en lui. Il n’avait acquis cette fascination pour la mort que lorsque Maman les avait quittés. Il pouvait revenir en arrière, cesser d’être ainsi. Il le pouvait.

Il boutonna son manteau.

Shallan hocha vigoureusement la tête et le suivit hors du pavillon. Jix leur emboîta le pas, bien que plusieurs hommes l’appellent. Il devait être connu dans ce pavillon.

Balat sortit à la lumière du soleil. Il semblait transformé, d’un seul coup.

— Balat ? demanda Shallan. Je n’ai pas vu Jushu avec toi là-dedans.

— Il n’est pas venu au pavillon.

— Quoi ? Mais je croyais…

— Je ne sais pas où il est allé, répondit Balat. Il a rencontré des gens juste après notre arrivée. (Il regarda en direction du ruisseau lointain qui descendait des hauteurs jusque dans un canal qui contournait le champ de foire.) Qu’est-ce que je vais lui dire ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Tu es une femme, toi aussi.

— J’ai quatorze ans !

Elle ne passerait pas de temps à courtiser qui que ce soit, de toute manière ; son père lui choisirait un mari. Sa seule fille était trop précieuse pour qu’il la gaspille pour quelque chose d’aussi dérisoire que son libre-arbitre.

— J’imagine… que je vais simplement lui parler, reprit Balat.

Puis il s’éloigna en courant sans ajouter un mot.

Shallan le regarda partir, puis s’assit sur un rocher et se mit à trembler, s’entourant de ses bras. Cet endroit… cette tente… ç’avait été affreux.

Elle resta assise là un long moment, honteuse de sa faiblesse, mais fière également. Elle l’avait fait. C’était une petite victoire, mais elle avait accompli quelque chose.

Elle finit par se lever et adressa un signe de tête à Jix pour le laisser la ramener vers leur loge. Papa devait en avoir fini avec son entretien.

Il s’avéra qu’il n’avait conclu ce rendez-vous que pour en débuter un autre. Un homme inconnu de Shallan était assis près de lui avec une coupe d’eau fraîche dans une main. Grand, svelte, les yeux bleus, il avait des cheveux d’un noir profond même teinte. Il lui lança un coup d’œil lorsqu’elle entra dans la loge.

L’homme sursauta et laissa tomber sa coupe sur la table. Il la rattrapa d’un geste rapide pour l’empêcher de basculer, puis se retourna pour fixer Shallan avec la mâchoire pendante.

Son expression disparut la seconde d’après, remplacée par une indifférence calculée.

— Crétin maladroit ! s’exclama Papa.

Le nouveau venu se détourna pour parler tout bas à son père. La belle-mère de Shallan se tenait sur le côté, avec les cuisiniers. Shallan se glissa auprès d’elle.

— Qui est-ce ?

— Personne d’important, répondit Malise. Il affirme apporter un message de ton frère, mais il est d’un dahn tellement bas qu’il ne peut même pas nous présenter un décret d’ascendance.

— Mon frère ? Helaran ?

Malise hocha la tête.

Shallan se retourna vers le nouveau venu. Elle le surprit à tirer quelque chose de la poche de son manteau, d’un geste discret, pour le tendre vers les boissons. Une onde de choc la traversa. Elle leva la main. Du poison…

Le nouveau venu versa furtivement le contenu de la bourse dans sa propre coupe, puis la porta à ses lèvres et avala la poudre. De quoi s’était-il agi ?

Shalla baissa la main. Le nouveau venu se leva l’instant d’après. Il ne s’inclina pas devant Papa en partant, mais adressa un sourire à Shallan, descendit les marches et quitta la loge.

Un message d’Helaran. Qu’était-il donc ? Shallan s’approcha timidement de la table.

— Papa ?

Il gardait le regard braqué sur le duel au centre de l’arène. Deux hommes armés d’épées, sans bouclier, en hommage aux idéaux classiques. Leur méthode de combat à grands coups d’épée amples était censée imiter le combat avec une Lame d’Éclat.

— Des nouvelles de Nan Helaran ? tenta Shallan.

— Je t’interdis de prononcer son nom, répliqua son père.

— Je t’interdis de parler de celui-là, lui lança-t-il en la toisant, l’expression orageuse. Aujourd’hui, je le déclare déshérité. Tet Balat est désormais officiellement Nan Balat, Wikim devient Tet, Jushu devient Asha. Je n’ai que trois fils.

Elle savait qu’il valait mieux éviter de le bousculer lorsqu’il était dans cet état. Mais comment allait-elle découvrir ce qu’avait dit le messager ? Elle s’enfonça dans son siège, de nouveau secouée.

— Tes frères m’évitent, poursuivit Papa en regardant le duel. Aucun d’entre eux ne choisit de dîner avec son père comme le voudrait la bienséance.

Shallan joignit les mains sur son giron.

— Jushu doit être en train de s’enivrer quelque part, continua Papa. Le Père-des-tempêtes sait où Balat a disparu. Et Wikim refuse de quitter la voiture. (Il vida d’un trait sa coupe de vin.) Veux-tu bien lui parler ? La journée n’a pas été bonne. Si j’allais le trouver, je… crains ce que je pourrais lui faire.

Shallan se leva, puis posa la main sur l’épaule de son père. Il s’affala, penché vers l’avant, une main autour de la cruche de vin vide. Il leva l’autre main pour tapoter celle de Shallan sur son épaule, le regard lointain. Il faisait des efforts. Ils en faisaient tous.

Shallan se dirigea vers leur voiture, qui se trouvait garée avec un grand nombre d’autres véhicules près de la pente ouest du champ de foire. Ici, les jelliciers étaient très hauts et leurs troncs durcis possédaient la couleur brun clair du crémon. Leurs aiguilles poussaient sur chaque branche comme un millier de langues de feu, même si les plus proches se rétractaient à son approche.

Elle s’étonna de voir un vison se faufiler parmi les ombres ; elle croyait qu’on avait déjà capturé tous ceux de cette zone. Les cochers assis en cercle jouaient aux cartes près de là ; certains avaient dû rester surveiller les voitures, bien que Shallan ait entendu Ren parler d’une sorte de roulement afin qu’ils puissent tous se rendre à la foire. En réalité, Ren n’était pas présent pour le moment, mais les autres cochers s’inclinèrent sur son passage.

Wikim était assis dans leur voiture. Le jeune homme pâle et mince n’était l’aîné de Shallan que de quinze mois. Il possédait confondaient. Jushu paraissait plus âgé, et Wikim était si maigre qu’il semblait malade.

Shallan monta dans la voiture pour s’asseoir en face de Wikim et posa sa sacoche sur son siège à côté d’elle.

— C’est Papa qui t’envoie, demanda Wikim, ou tu viens me voir dans le cadre d’une de tes nouvelles petites missions de charité ?

— Les deux ?

Wikim se détourna d’elle pour regarder par la vitre en direction des arbres, à l’opposé de la foire.

— Tu ne peux pas nous réparer, Shallan. Jushu va se détruire lui-même. Ce n’est qu’une question de temps. Balat est en train de devenir Papa, petit à petit. Malise passe une nuit sur deux à pleurer. Papa va la tuer un de ces jours, comme il a tué Maman.

— Et toi ? l’interrogea Shallan.

Ce n’était pas la chose à dire, comme elle le comprit dès l’instant où ces mots franchirent ses lèvres.

— Moi ? Je ne serai plus là pour le voir. Je serai mort d’ici là.

Shallan s’entoura de ses deux bras et ramena ses jambes en dessous d’elle sur le siège. La clarissime Hasheh l’aurait grondée pour cette posture si peu féminine.

Que pouvait-elle faire ? Ou dire ? Il a raison, songea-t-elle. Je ne peux pas réparer ça. Helaran aurait pu, mais pas moi.

Ils étaient tous en train de sombrer petit à petit.

— Alors, qu’est-ce que c’était ? demanda Wikim. Par curiosité, qu’as-tu inventé pour me « sauver » ? J’imagine que tu as utilisé cette fille pour Balat.

Elle hocha la tête.

— Tu t’es montrée tellement transparente là-dessus, ajouta Wikim, avec les lettres que tu lui as envoyées. Et Jushu ? Qu’est-ce que c’était pour lui ?

— J’ai la liste des duels du jour, murmura Shallan. Il aimerait tellement se battre en duel. Si je lui montre les combats, peut-être qu’il voudra venir les regarder.

Shallan se sentit très bête lorsqu’elle fouilla dans sa sacoche pour en tirer plusieurs feuilles de papier.

— Des dessins ?

— Des problèmes de maths.

Wikim s’en empara en fronçant les sourcils, puis les étudia en se grattant distraitement le côté du visage.

— Je ne suis pas un ardent. Pas question que je me retrouve enfermé, forcé à passer mes journées à convaincre les gens d’écouter le Tout-Puissant – qui, étrangement, ne sait pas s’exprimer tout seul.

— Ça ne t’empêche pas d’étudier, répondit Shallan. J’ai trouvé ces problèmes dans les livres de Papa, des équations pour déterminer l’arrivée des tempêtes majeures. J’ai traduit et simplifié l’écriture en glyphes pour que tu puisses les lire. Je me suis dit que tu pourrais essayer quand les prochaines viendront…

Il passa les pages en revue.

— Tu as tout recopié et traduit, même les dessins. Nom des foudres, Shallan, ça t’a pris combien de temps ?

Elle haussa les épaules. Il lui avait fallu des semaines, mais elle n’avait que du temps libre. Des journées assise dans les jardins, des soirées assise dans sa chambre, avec parfois une visite aux ardents pour des leçons tranquilles sur le Tout-Puissant. C’était bien d’avoir des choses à faire.

— C’est stupide, déclara Wikim en reposant les papiers. Que crois-tu accomplir comme ça ? Je n’arrive pas à croire que tu aies gaspillé tellement de temps pour faire ça.

Shallan baissa la tête puis, retenant ses larmes, sortit précipitamment de la voiture. C’était affreux – pas simplement les paroles de Wikim, mais la façon dont ses émotions la trahissaient. Elle ne réussissait pas à les contenir.

Elle s’éloigna rapidement des voitures, espérant que les cochers ne la verraient pas essuyer ses larmes avec sa sage-main. Elle s’assit sur une pierre et tenta de retrouver son calme, mais n’y parvint pas, et ses larmes coulèrent librement. Elle tourna la tête sur le côté tandis que quelques parshes passaient tout près — Hachedogue, dit une voix derrière elle.

Shallan sursauta, sage-main sur la poitrine, et se retourna.

Il se reposait sur une branche d’arbre, vêtu de noir. Il remua lorsqu’elle le vit, et les feuilles pointues se retirèrent autour de lui selon une vague de rouge et d’orange en train de disparaître. C’était le messager qui avait parlé à son père un peu plus tôt.

— Je me demandais, reprit-il, si quiconque parmi vous trouvait ce terme curieux. Vous savez ce qu’est une hache. Mais qu’est-ce que c’est qu’un dogue ?

— Pourquoi ce serait important ? demanda Shallan.

— Parce que c’est un mot, répliqua le messager. Un simple mot qui renferme tout un monde, comme un bourgeon qui attend de s’ouvrir. (Il étudia Shallan.) Je ne m’attendais pas à vous trouver ici.

— Je… (Ses réflexes lui dictaient de s’écarter de cet homme étrange. Et cependant, il avait des nouvelles d’Helaran – des nouvelles que son père ne partagerait jamais.) Où pensiez-vous me trouver ? Sur le terrain de duels ?

L’homme se laissa passer par-dessus la branche et se laissa tomber à terre.

Shallan recula.

— Pas la peine, lui dit-il en s’asseyant sur un rocher. Vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis affreusement inefficace pour ce qui est de blesser les gens. La faute à mon éducation.

— Vous avez des nouvelles de mon frère Helaran.

Le messager hocha la tête.

— C’est un jeune homme très déterminé.

— Où est-il ?

— En train de faire des choses qu’il estime très importantes. J’aimerais pouvoir le lui reprocher, car je ne trouve rien plus effrayant qu’un homme qui cherche à faire ce qu’il a décidé de trouver important. Très peu de choses dans ce monde sont allées de travers – du moins à grande échelle – parce que quelqu’un a décidé d’être frivole.

— Mais il va bien ? insista-t-elle.

Pas étonnant qu’il ait mis Papa de si mauvaise humeur.

— Où est-il ? demanda Shallan en s’avançant timidement. Est-ce qu’il vous a dit de me parler ?

— Je suis désolé, jeune fille, répondit l’homme, dont l’expression s’adoucit. Il ne m’a confié que ce bref message pour votre père, et seulement parce que j’ai mentionné que je voyagerais dans la région.

— Ah ! J’avais supposé qu’il vous avait envoyé ici. Enfin, que venir nous voir était votre objectif principal.

— Il s’est trouvé que oui. Dites-moi, jeune fille, est-ce que les sprènes vous parlent ?

Les lumières qui s’éteignaient, toute vie aspirée.

Des symboles tordus que les yeux n’auraient pas dû voir.

L’âme de sa mère dans une boîte.

— Je…, hésita-t-elle. Non. Pourquoi un sprène me parlerait-il ?

— Pas de voix ? insista l’homme en se penchant vers elle. Les sphères s’éteignent-elles quand vous êtes dans les parages ?

— Je suis désolée, dit Shallan, mais je dois retourner voir mon père. Il va se demander où j’ai disparu.

— Votre père est en train de détruire lentement votre famille, poursuivit le messager. Votre frère avait raison sur ce point. Il se trompait sur tout le reste.

— Par exemple ?

— Regardez.

L’homme désigna les voitures. Elle se trouvait à l’angle adéquat pour voir à l’intérieur de la vitre de celle de son père. Elle plissa les yeux.

À l’intérieur, Wikim se penchait vers l’avant et se servait d’un crayon trouvé dans la sacoche de Shallan – qu’elle y avait oubliée. Il était en train de résoudre les problèmes mathématiques qu’elle avait laissés.

Et il souriait.

La chaleur. La chaleur qu’elle éprouvait, un éclat profond, ressemblait à la joie qu’elle avait connue auparavant. Longtemps auparavant, avant que tout ne tourne de travers. Avant Maman.

— Deux aveugles attendaient à la fin d’une époque, contemplant la beauté. Ils étaient assis au sommet de la plus haute falaise du monde, qui surplombait les terres, et ils ne voyaient rien.

— Hein ?

Elle se tourna vers lui.

— « Peut-on priver un homme de beauté ? » demanda le premier au second.

» “On m’en a privé, affirma le second. Car je ne peux m’en souvenir.” Cet homme avait perdu la vue lors d’un accident survenu dans son enfance. “Je prie chaque soir le Dieu Au-delà qu’il me rende la vue, afin que je puisse retrouver la beauté.”

» “Dans ce cas, la beauté est-elle quelque chose qu’il faut voir ?” le questionna le premier.

» “Évidemment ; c’est sa nature. Comment peut-on apprécier une œuvre d’art sans la voir ?”

» “Je peux entendre une œuvre d’art”, objecta le premier.

» “Très bien, on peut entendre certains types de beauté – mais on ne peut connaître la beauté pleine et entière sans la vue. On ne peut en connaître qu’une petite portion.”

» “Une sculpture, dit le premier. Ne puis-je sentir ses courbes et ses pentes, le doigté du burin qui a transformé la pierre ordinaire en merveille sans égale ?”

» “Sans doute, admit le second, que tu peux connaître la beauté d’une sculpture.”

» “Et que dire de la beauté de la nourriture ? N’est-ce pas une œuvre d’art lorsqu’un cuisinier conçoit un chef-d’œuvre à même d’enchanter le palais ?”

» “Sans doute, reconnut le second, que tu peux connaître la beauté de l’art d’un chef.”

» “Et que dire de la beauté d’une femme ? demanda le premier. Ne puis-je connaître sa beauté dans la douceur d’une caresse, la gentillesse de sa voix, la vivacité de son esprit lorsqu’elle me lit de la philosophie ? Ne puis-je connaître cette beauté-là ? Ne puis-je connaître la plupart des types de beauté, même sans mes yeux ?”

» “Très bien, concéda le second. Mais si l’on retirait tes oreilles et que l’on te privait d’ouïe ? Si l’on retirait ta langue, qu’on Si ta peau était brûlée de telle sorte que tu ne puisses plus rien ressentir ? S’il ne te restait que la douleur ? Alors tu ne pourrais connaître la beauté. On peut en priver un homme.”

Le messager s’interrompit et regarda Shallan en inclinant la tête.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Qu’en pensez-vous ? Peut-on priver un homme de beauté ? S’il ne peut plus toucher, goûter, sentir, entendre, ni voir… et s’il ne connaît plus que la douleur ? A-t-on privé cet homme de beauté ?

— Je… (Quel rapport avec quoi que ce soit ?) La douleur change-t-elle d’un jour sur l’autre ?

— Mettons que oui, répondit le messager.

— Dans ce cas la beauté, pour cette personne, résiderait dans les moments où la douleur s’amoindrit. Pourquoi me racontez-vous cette histoire ?

Le messager sourit.

— Être humain, Shallan, c’est chercher la beauté. Ne perdez pas espoir, ne renoncez pas à la chasse parce que des ronces vous barrent le chemin. Dites-moi, quelle est la plus belle chose que vous puissiez imaginer ?

— Papa doit se demander où je suis…

— Accordez-moi un moment, intervint le messager. Je vous dirai où se trouve votre frère.

— Dans ce cas, un merveilleux tableau. C’est la chose la plus belle qui soit.

— Mensonges, rétorqua le messager. Dites-moi la vérité. Que représente-t-elle pour vous, mon enfant ? La beauté, à vos yeux ?

— Je… (De quoi s’agissait-il ?) Maman est toujours vivante, s’entendit-elle murmurer en le regardant droit dans les yeux.

— Et ?

— Et nous sommes dans les jardins, poursuivit-elle. Elle parle avec mon père, et il rit. Il rit et il la serre contre lui. Nous sommes tous là, y compris Helaran. Il n’est jamais parti. Les gens que connaissait ma mère… Dreder… ne sont jamais venus chez — Très bien, répondit le messager. Mais vous pouvez faire mieux que ça. Quel est cet endroit ? Quelles sensations y associez-vous ?

— C’est le printemps, lança Shallan, maintenant agacée. Et les mousselianes en fleur sont d’un rouge flamboyant. Leur odeur est douce et l’air encore humide de la tempête majeure du matin. Maman murmure, mais son intonation est musicale, et le rire de Papa n’est pas sonore – il s’élève haut dans les airs et nous baigne tous.

» Helaran apprend à Jushu comment se battre à l’épée, et ils s’entraînent tout près de nous. Wikim éclate de rire quand Helaran se fait toucher sur le côté de la jambe. Il étudie pour devenir ardent, comme le voulait Maman. Je suis en train de les dessiner tous, à traits de charbon sur le papier. J’ai chaud malgré la légère froideur de l’air. J’ai une coupe de cidre fumant près de moi, et je goûte la douceur de la gorgée que je viens de boire. C’est beau parce que ça aurait pu se produire. Ça aurait . Je…

Elle cligna des yeux pour retenir ses larmes. Père-des-tempêtes, avec quelle netteté elle les voyait. Elle entendait la voix de sa mère, voyait Jushu donner des sphères à Balat parce qu’il venait de perdre le duel, mais en riant, sans se soucier d’avoir perdu. Elle sentait la douceur de l’air, les parfums, entendait le bruit des cantillons dans les buissons. Tout ça semblait presque réel.

Des volutes de Flamme s’élevaient devant elle. Le messager avait sorti une poignée de sphères qu’il tendait vers elle tout en la fixant droit dans les yeux. La Fulgiflamme vaporeuse s’élevait entre eux. Shallan leva les doigts tandis que cette image de sa vie idéale l’enveloppait comme un édredon.

Non.

Elle recula. La lueur brumeuse se dissipa.

— Je vois, déclara tout bas le messager. Vous ne comprenez pas encore la nature des mensonges. J’avais moi-même ce problème, longtemps auparavant. Les Éclats, ici, sont très stricts. Il vous faudra voir la vérité, mon enfant, avant de pouvoir l’exploiter. Les ombres du passé de Shallan s’agitèrent dans les profondeurs et remontèrent très brièvement vers la lumière.

— Est-ce que vous pourriez m’aider ?

— Non. Pas pour l’instant. Vous n’êtes pas prête, pour commencer, et j’ai du travail. Un autre jour. Continuez à tailler ces ronces, l’inflexible, et frayez-vous un chemin vers la lumière. Les choses que vous combattez ne sont pas entièrement naturelles.

Il se leva, puis lui adressa une révérence.

— Mon frère, dit-elle.

— Il se trouve en Alethkar.

Alethkar ?

— Pourquoi donc ?

— Parce que c’est là qu’il a le sentiment de pouvoir se rendre utile, bien sûr. Si je le revois, je lui donnerai de vos nouvelles.

Le messager s’éloigna d’une démarche légère et souple qui rappelait presque des pas de danse.

Shallan le regarda partir, et les choses qui se trouvaient au plus profond d’elle s’apaisèrent à nouveau et regagnèrent les parties oubliées de son esprit. Elle s’aperçut qu’elle n’avait même pas demandé à cet homme quel était son nom.

Lorsque l’on informa Simol de l’arrivée des Dansecorde, un mélange secret de terreur et de consternation, fréquent dans des cas similaires, l’envahit ; bien que ce ne fût pas le plus exigeant des ordres, leurs mouvements souples et gracieux masquaient un caractère implacable qui était déjà, en ces jours-là, largement renommé ; par ailleurs, c’étaient les plus éloquents et les plus raffinés parmi les Radieux.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 20, page 12.

Kaladin atteignit le bout de la rangée des hommes de pont. Ils se tenaient au garde-à-vous, lance sur l’épaule, regard braqué droit devant eux. La transformation était stupéfiante. Il hocha la tête sous le ciel en train de s’assombrir.

— Impressionnant, dit-il à Pitt, le sergent du Pont Dix-sept. J’ai rarement vu un peloton d’hommes de pont aussi ordonné.

C’était le genre de mensonge que les commandants apprenaient à réciter. Kaladin ne fit aucune mention du fait que certains des hommes de pont se balançaient d’un pied sur l’autre, ni de la négligence de leurs manœuvres en formation. Ils essayaient. Il le percevait à leurs expressions concentrées, ainsi qu’à la façon dont ils avaient commencé à s’enorgueillir du moins près des camps de guerre. Il nota mentalement de demander à Teft de les emmener en alternance avec les deux autres équipes qui étaient prêtes.

Kaladin était fier d’eux, et le leur dit tandis que l’heure s’étirait et que la nuit approchait. Il les congédia ensuite pour qu’ils aillent prendre leur repas du soir, qui dégageait une odeur tout à fait différente du ragoût mangecorne de Roc. Le Pont Dix-sept considérait son curry de haricots du soir comme une partie de son identité. Dire son individualité à travers la nourriture – cette idée amusa Kaladin tandis qu’il s’enfonçait dans la nuit, sa lance sur l’épaule. Il avait encore trois équipes à aller inspecter.

La suivante, le Pont Dix-huit, était l’une de celles qui posait problème. Leur sergent, malgré toute sa bonne volonté, n’avait pas la présence nécessaire pour faire un bon officier. Cela étant, aucun des hommes de pont ne la possédait. Simplement, lui était particulièrement faible. Il avait tendance à supplier au lieu d’ordonner, ce qui était gênant dans les interactions sociales.

Cependant, on ne pouvait rejeter la faute entière sur Vet. On lui avait également affecté un groupe d’hommes particulièrement mal assortis. Kaladin trouva les soldats du Dix-huit assis par groupes isolés, en train de manger leur repas du soir. Pas de rires, ni de camaraderie. Ils n’étaient pas aussi solitaires qu’ils ne l’avaient été en tant qu’hommes de pont. À la place, ils s’étaient scindés en petites cliques qui ne se mêlaient jamais.

Le sergent Vet les rappela à l’ordre et ils se levèrent paresseusement, sans prendre la peine de se tenir en ligne droite ou de saluer. Kaladin lut la vérité dans leurs yeux. Que pouvait-il leur faire ? Certainement rien d’aussi terrible que ce qu’avait été leur vie d’hommes de pont. Dans ce cas, à quoi servaient les efforts ?

Kaladin leur parla un moment de motivation et d’unité. Il va me falloir une autre séance d’entraînement dans les gouffres avec cette bande-là, se dit-il. Et si ça ne fonctionnait pas non plus… eh bien, il faudrait sans doute les séparer, les caser dans d’autres pelotons plus fonctionnels.

Parce qu’ils ne veulent plus faire de choix, songea-t-il. Les choix peuvent être difficiles.

Il savait ce qu’ils ressentaient. Ils ignoraient à quel point. Il se revoyait assis à regarder fixement un mur vide, trop morose même pour se lever et aller se suicider.

Il frissonna. Il n’avait pas envie de se rappeler cette époque.

Tandis qu’il progressait vers le Pont Dix-neuf, Syl le dépassa, sous forme d’un petit nuage de brume flottant sur un souffle de vent. Elle se transforma en ruban lumineux et voleta autour de lui en formant des cercles avant de venir se poser sur son épaule.

— Tous les autres sont en train de dîner, déclara-t-elle.

— Parfait, approuva Kaladin.

— Ce n’était pas une information, Kaladin. C’était un point de discorde.

— De discorde ?

Il s’arrêta dans le noir près du baraquement du Pont Dix-neuf, dont les membres mangeaient en groupe autour de leur feu.

— Tu travailles, lui dit Syl. Encore.

— Il faut que je prépare ces hommes. (Il tourna la tête pour la regarder.) Tu sais que quelque chose approche. Ces comptes à rebours sur les murs… Tu as vu d’autres spécimens de ces sprènes rouges ?

— Oui, admit-elle. Enfin, je crois. Du coin de l’œil, en train de me surveiller. Pas très souvent, mais ils sont là.

— Quelque chose approche, fit remarquer Kaladin. Ce compte à rebours semble désigner la saison des pleurs. Quoi qu’il puisse se produire à ce moment-là, j’aurai préparé les hommes de pont à l’affronter.

— Eh bien, tu n’en feras rien si tu tombes d’épuisement d’abord ! (Syl hésita.) Les gens peuvent vraiment faire ça, dis ? J’ai entendu Teft dire qu’il avait l’impression que ça allait lui arriver.

— Teft aime exagérer, commenta Kaladin. C’est à ça qu’on reconnaît un bon sergent.

Syl fronça les sourcils.

— Et ce que tu viens de dire… c’était une blague ?

— Ah. (Elle le regarda droit dans les yeux.) Repose-toi quand même, Kaladin. S’il te plaît.

Il se tourna vers le baraquement du Pont Quatre. Bien qu’il se trouve quelques rangées plus loin, il lui semblait entendre le rire de Roc résonner dans la nuit.

Enfin, il soupira et s’avoua son épuisement. Il pourrait inspecter les deux derniers pelotons le lendemain. Lance en main, il se retourna et fit le trajet en sens inverse. L’arrivée de l’obscurité indiquait qu’il s’écoulerait environ deux heures avant que les hommes ne commencent à rentrer pour la nuit. En atteignant le baraquement, Kaladin sentit l’odeur familière du ragoût de Roc, mais c’était Hobber (assis sur une haute souche que les hommes avaient façonnée pour lui, avec une couverture sur ses jambes grises et inutiles) qui assurait le service. Roc se tenait tout près, bras croisés, l’air fier.

Renarin était présent, qui prenait et nettoyait les assiettes de ceux qui avaient terminé. Il le faisait chaque fois, agenouillé en silence près de la cuvette, dans son uniforme d’homme de pont. Ce garçon était plein de bonne volonté. Il ne témoignait pas du tempérament gâté de son frère. Bien qu’il ait insisté pour se joindre à eux, il s’asseyait souvent à l’écart des hommes de pont le soir, près de l’arrière du groupe. Quel curieux jeune homme.

Kaladin passa devant Hobber et lui saisit l’épaule. Il hocha la tête, regarda Hobber droit dans les yeux et leva le poing. Le combat continue. Kaladin se servit du ragoût, puis s’immobilisa net.

Assis non loin de là sur un rondin se trouvaient non pas un, mais trois Herdaziens costauds aux bras épais. Tous portaient l’uniforme du Pont Quatre, et Kaladin ne reconnut que Punio parmi eux.

Kaladin trouva Lopen non loin de là, en train de regarder fixement sa main – qu’il tenait curieusement devant lui en serrant le poing. Kaladin avait cessé depuis longtemps de chercher à le comprendre.

— Trois ? demanda Kaladin.

— Des cousins ! répliqua Lopen en levant la tête.

— Pas possible. Rod, Huio, dites bonjour !

— Pont Quatre, déclarèrent les deux hommes en levant leur bol.

Kaladin secoua la tête, accepta son propre ragoût, puis s’éloigna du chaudron pour pénétrer dans la zone plus sombre près du baraquement. Il jeta un coup d’œil dans la réserve et y découvrit Shen en train d’entasser des sacs de graines de talieu à la lumière d’une seule brisure de diamant.

— Shen ? demanda Kaladin.

Le parshe continua à entasser les sacs.

— Garde à vous ! aboya Kaladin.

Shen se figea net, puis se leva pour saluer, le dos bien droit.

— Repos, soldat, dit doucement Kaladin en s’approchant de lui. J’ai parlé à Dalinar Kholin tout à l’heure et je lui ai demandé si je pouvais vous armer. Il m’a demandé si je vous faisais confiance. Je lui ai dit la vérité. (Kaladin tendit sa lance au parshe.) Je lui ai dit que oui.

Les yeux noirs de Shen regardèrent tour à tour la lance et Kaladin, hésitants.

— Le Pont Quatre n’a pas d’esclaves, déclara Kaladin. Je suis désolé d’avoir eu peur un peu plus tôt. (Il insista pour que Shen prenne la lame, et ce dernier s’exécuta enfin.) Leyten et Natam s’entraînent le matin avec quelques hommes. Ils sont disposés à vous aider à apprendre afin que vous n’ayez pas besoin de vous entraîner avec les jeunes pousses.

Shen tenait la lance avec une forme de révérence. Kaladin se détourna pour quitter la réserve.

— Mon capitaine, lui dit Shen.

Kaladin marqua un temps d’arrêt.

— Vous êtes, ajouta Shen avec sa diction lente, un homme bon.

— Toute ma vie, on m’a jugé pour la couleur de mes yeux, Shen. Pas question que je vous fasse subir la même chose à cause de votre peau.

— Mon capitaine, je…

Quelque chose semblait troubler le parshe.

— Vous vouliez dire quelque chose ? demanda Kaladin à Shen.

— Plus tard, répondit le parshe. Plus tard.

Kaladin hocha la tête, puis sortit voir quelle était la source de ce boucan. Il trouva Moash en train de le chercher près du chaudron.

— Kaladin ! dit Moash en l’apercevant. Venez. Nous sortons, et vous nous accompagnez. Même Roc vient ce soir.

— Ha ! Ragoût dans de bonnes mains, répondit Roc. Je vais aller faire cette chose. Sera agréable de s’éloigner de la puanteur des petits hommes de pont.

— Hé ! s’exclama Drehy.

— Ah. Et puanteur des grands hommes de pont aussi.

— Venez, dit Moash en faisant signe à Kaladin. Vous avez promis.

Il n’avait rien fait de tel ; il voulait simplement s’installer près du feu, manger son ragoût et regarder les sprènes de flamme. Mais tout le monde l’observait. Même ceux qui n’accompagnaient pas Moash ce soir.

— Je…, répondit Kaladin. D’accord. Allons-y.

Ils l’applaudirent et l’acclamèrent. Foudres d’idiots ! Ils acclamaient leur commandant parce qu’ils le voyaient sortir pour aller boire ? Kaladin engouffra quelques bouchées de ragoût, puis tendit le reste à Hobber. Ensuite, à contrecœur, il s’en alla rejoindre Moash, tout comme Lopen, Peet et Sigzil.

— Tu sais, grommela Kaladin tout bas à l’intention de Syl, si ç’avait été une de mes anciennes équipes de lanciers, j’aurais supposé qu’ils voulaient me faire sortir du camp pour pouvoir trafiquer quelque chose de pas net en mon absence.

— Je doute que ce soit le cas, répondit Syl.

— Non, dit Kaladin. Ces hommes veulent simplement me voir comme humain.

Il fallait effectivement qu’il y aille, pour cette raison. Il se tenait déjà trop à l’écart des hommes. Il ne voulait pas qu’ils pensent à lui comme ils pensaient aux pâles-iris.

— Un concours de boisson ? demanda Kaladin, gémissant intérieurement.

Dans quoi s’embarquait-il ?

— Aucun de nous n’est de service avant la fin de matinée, annonça Sigzil, haussant les épaules.

Teft surveillait les Kholin pendant la nuit, en compagnie de l’équipe de Leyten.

— Ce soir, déclara Lopen, levant un doigt en l’air, la victoire est à moi. On dit qu’il ne faut jamais parier contre le manchot herdazien lors d’un concours de boisson.

— Ah bon ? s’étonna Moash.

— On dira, poursuivit Lopen, qu’il ne faut jamais parier contre le manchot herdazien lors d’un concours de boisson !

— Lopen, répondit Moash, sceptique, tu pèses à peu près le poids d’un hachedogue mort de faim.

Ils bifurquèrent pour emprunter un chemin qui menait au marché. Le camp de guerre se composait de blocs de baraquements qui formaient un large cercle autour des bâtiments des pâles-iris près du centre. Sur le chemin du marché, qui se trouvait dans le cercle extérieur de la population du camp, au-delà de la zone réservée aux soldats, ils passèrent devant un grand nombre d’autres baraquements occupés par des soldats ordinaires, s’affairant à des tâches que Kaladin avait rarement vues dans l’armée de Sadeas : ils affûtaient des lances ou huilaient des plastrons avant l’heure du dîner.

Les hommes de Kaladin n’étaient cependant pas les seuls à sortir pour la nuit. D’autres groupes de soldats avaient déjà mangé et se dirigeaient vers le marché d’un pas nonchalant en riant. Ils se remettaient, lentement, du massacre qui avait laissé l’armée de Dalinar mutilée.

Le marché flamboyait de vie, avec les torches et les lanternes à huile brûlant dans la plupart des bâtiments. Kaladin n’en était pas surpris. Une armée ordinaire devait être accompagnée d’une abondante population civile, et on parlait là d’une armée en mouvement. Ici, des commerçants étalaient leur marchandise. Des crieurs vendaient des nouvelles qu’ils disaient arrivées par entier. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de guerre à Jah Keved ? Et de nouvel empereur en Azir ? Kaladin n’avait qu’une vague idée de leur localisation.

Sigzil s’approcha en courant pour écouter les nouvelles et paya une sphère au crieur tandis que Roc et Lopen se disputaient pour décider quelle taverne était la meilleure à fréquenter pour la soirée. Kaladin observa ce flux de vie. Des soldats en train d’effectuer leur ronde de nuit. Un groupe de femmes sombres-iris en train de bavarder, passant de marchand d’épices en marchand d’épices. Une messagère pâle-iris affichant sur un panneau des estimations des dates et heures de tempêtes majeures tandis que son mari bâillait non loin de là avec l’air de s’ennuyer – comme s’il avait été forcé de l’accompagner pour lui tenir compagnie. La saison des pleurs approchait, période de pluies constantes sans tempêtes majeures – la seule accalmie était le Jour des Lumières, en plein milieu. C’était une année de répit dans le cycle biennal de mille jours, ce qui signifiait que la saison des pleurs serait calme cette année.

— Assez débattu, lança Moash à Roc, Lopen et Peet. Nous allons au Chull rétif.

— Rhaa ! s’exclama Roc. Mais ils n’ont pas de bière mangecorne !

— Parce que les bières mangecorne, ça fait fondre les dents, répondit Moash. Et de toute façon, c’est mon tour de choisir ce soir.

Peet hocha vigoureusement la tête. Lui aussi avait opté pour cette taverne.

Sigzil revint d’avoir été écouter les nouvelles, et il s’était apparemment arrêté quelque part en cours de route, car il tenait quelque chose de fumant enveloppé dans du papier.

— Vous aussi ? commenta Kaladin sur un ton plaintif.

— C’est bon, répliqua Sigzil, sur la défensive, avant de prendre une bouchée de chouta.

— Vous ne savez même pas ce que c’est.

— Bien sûr que si. (Sigzil hésita.) Dis, Lopen, qu’est-ce qu’il y a au juste dans ce truc ?

— C’est-à-dire ? demanda Kaladin.

— De la viande.

— Quel genre de viande ?

— Le genre viandeux.

— Spiricanté, déclara Kaladin en se tournant vers Sigzil.

— Quand vous étiez un homme de pont, vous mangiez de la viande spiricantée tous les soirs.

— Parce que je n’avais pas le choix. Regardez, il fait frire ce pain.

— La flangria aussi, on la fait frire, répondit Lopen. On forme des boulettes, mélangées à du lavis en poudre. On les recouvre de chapelure et on les fait frire, ensuite on les fourre dans du pain frit et on verse de la sauce dessus.

Il émit un bruit de contentement en se léchant les babines.

— C’est moins cher que l’eau, commenta Peet tandis que Roc revenait au petit trot.

— Sans doute parce que même les graines sont spiricantées, commenta Kaladin. L’ensemble doit avoir un goût de moisi. Roc, vous me décevez.

Le Mangecorne prit un air penaud, mais goûta une bouchée malgré tout. Sa chouta croquait sous la dent.

— De la carapace ? demanda Kaladin.

— Des pinces de crémillon. (Roc sourit.) Frites.

Kaladin soupira, mais ils se remirent en marche à travers la foule et finirent par atteindre un bâtiment en bois bâti du côté sous le vent d’un édifice de pierre plus grand. Tout y était disposé de sorte qu’un maximum de portes soient orientées dans le sens inverse à celui de l’Origine, les rues conçues de manière à pouvoir aller d’est en ouest et fournir un passage où les vents puissent souffler.

Une lumière chaude et orangée s’échappait de la taverne – la lueur du feu. Aucune taverne n’utilisait de sphères pour s’éclairer. Même avec des cadenas sur les lanternes, la riche lueur des sphères risquait d’être un peu trop tentante pour les clients en état d’ivresse. Les hommes de pont se frayèrent un chemin à — On ne trouvera jamais de places assises, dit Kaladin par-dessus le boucan.

Bien que la population du camp de guerre de Dalinar soit réduite, l’endroit était bondé.

— Bien sûr que si, on va trouver, répondit Roc en souriant. On dispose d’arme secrète.

Il désigna Peet, avec son visage ovale et silencieux, en train de traverser la pièce en direction du bar. Une jolie femme sombre-iris s’y tenait debout, en train d’astiquer un verre, et elle afficha un large sourire en voyant Peet.

— Donc, dit Sigzil à Kaladin, vous avez réfléchi à l’endroit où vous allez loger les hommes mariés du Pont Quatre ?

Les hommes mariés ? En voyant l’expression de Peet, qui se penchait par-dessus le bar pour bavarder avec cette femme, ça ne semblait pas si improbable. Kaladin n’y avait jamais réfléchi. Il aurait dû. Il savait que Roc était marié – le Mangecorne avait déjà envoyé des lettres à sa famille, même s’il n’avait pas encore reçu de réponses à cause de la distance qui les séparait des Pics. Teft aussi l’avait été, mais son épouse était morte, ainsi qu’une grande partie de sa famille.

Certains des autres avaient peut-être une famille. Lorsqu’ils étaient hommes de pont, ils ne parlaient guère de leur passé, mais Kaladin leur avait soutiré quelques éléments épars. Ils allaient lentement reprendre une vie normale, et fonder des familles en ferait partie, surtout ici, avec ce camp de guerre permanent.

— Nom des bourrasques ! s’exclama Kaladin en levant la main vers sa tête. Il va falloir que je demande plus d’espace.

— Il y a de nombreux baraquements divisés de manière à accueillir des familles, commenta Sigzil. Et certains des soldats mariés louent des logements dans le marché. Les hommes pourraient aller s’y installer.

— Cette chose séparerait le Pont Quatre ! répliqua Roc. On ne peut pas permettre ça.

En tout cas, les hommes mariés faisaient souvent de meilleurs soldats. Il allait devoir trouver un moyen de s’assurer que ça désormais vides dans le camp de Dalinar. Peut-être avait-il intérêt à en demander quelques-uns de plus.

Kaladin désigna la femme qui se trouvait au bar.

— Ce n’est pas elle qui possède cet endroit, j’imagine.

— Non, Ka est simplement serveuse, répondit Roc. Peet est très amoureux d’elle.

— Il faudra vérifier si elle sait lire, déclara Kaladin, qui s’écarta pour laisser un client à moitié saoul sortir dans la nuit. Saintes bourrasques, que ça ferait du bien d’avoir quelqu’un qui puisse le faire.

Au sein d’une armée normale, Kaladin aurait été pâle-iris et sa femme ou sa sœur servirait de scribe et de clerc pour le bataillon.

Peet leur fit signe d’approcher, et Ka les conduisit jusqu’à une table située sur le côté. Kaladin s’installa en tournant le dos au mur, assez près d’une fenêtre pour pouvoir regarder dehors s’il le voulait, mais à un endroit où l’on ne verrait pas sa silhouette se détacher. En voyant Roc s’asseoir, il eut pitié de son siège. C’était le seul membre de l’équipe qui dépasse Kaladin de quelques centimètres, et il était pratiquement deux fois plus large.

— Bière mangecorne ? lança Roc, plein d’espoir, en se tournant vers Ka.

— Elle fait fondre nos coupes, répondit-elle. Bière brune ?

— Bière brune, acquiesça Roc en soupirant. Cette chose devrait être une boisson pour les femmes, pas pour des hommes mangecorne costauds. Enfin, au moins, ce n’est pas du vin.

Kaladin demanda à Ka de lui apporter ce qu’elle voulait, lui prêtant à peine attention. Cet endroit n’était franchement pas très accueillant. Il était bruyant, nauséabond, enfumé et sentait mauvais. Mais il était aussi vivant. Il résonnait de rires, de cris et de fanfaronades, de cliquetis de chopes. Tout ça… c’était ce pour quoi certaines personnes vivaient. Une journée d’honnête labeur, suivie d’une soirée à la taverne avec des amis.

Ce n’était pas une si mauvaise vie.

— C’est bruyant ce soir, observa Sigzil.

— L’armée a remporté une course au pont avec l’armée de Bethab, expliqua Peet.

Bon point pour eux. Dalinar n’était pas parti, mais Adolin si, en compagnie de trois hommes du Pont Quatre. Cependant, on ne les avait pas obligés à prendre part au combat – et toute course au pont qui ne mettait pas les hommes de Kaladin en danger était bonne à prendre.

— C’est bien de voir tellement de monde, répondit Roc. Ça rend taverne plus chaude. Fait trop froid dehors.

— Trop froid ? s’exclama Moash. Mais nom des foudres, tu viens des Pics de Mangecorne !

— Et alors ? demanda Roc, fronçant les sourcils.

— Alors ce sont des montagnes. Il doit bien faire plus froid là-haut que n’importe où ici-bas.

Roc s’étrangla carrément, mélange amusant d’indignation et d’incrédulité qui fit rougir sa peau claire de Mangecorne.

— L’air te ramollit la cervelle ! Tu as du mal à réfléchir. Froid ? Il fait chaud sur les Pics de Mangecorne ! Merveilleusement chaud.

— Vraiment ? s’étonna Kaladin, sceptique.

Il pouvait s’agir d’une des plaisanteries de Roc. Parfois, elles n’avaient de sens pour personne d’autre que lui-même.

— C’est vrai, déclara Sigzil. Les Pics ont des sources chaudes pour les réchauffer.

— Ah, mais ce ne sont pas des sources, corrigea Roc en agitant le doigt. C’est un mot de basses-terres, ça. Les océans mangecorne sont des eaux de vie.

— Des océans ? répéta Peet, songeur.

— Très petits océans, déclara Roc. Un pour chaque pic.

— Le sommet de chaque montagne forme une sorte de cratère, expliqua Sigzil, qui est rempli par un grand lac d’eau chaude. La chaleur est suffisante pour créer une poche d’eau vivable, malgré l’altitude. Mais si on s’éloigne trop des villes mangecorne, on trouve un froid extrême et des champs de glace laissés par les tempêtes majeures.

— Tu racontes mal l’histoire, déclara Roc.

— Tout est histoire, insista Roc. Écoute. Il y a longtemps, les Unkalakis – mon peuple, que vous appelez les Mangecorne – ne vivaient pas dans les Pics. Ils vivaient en bas, là où l’air est épais et où il est difficile réfléchir. Mais nous étions haïs.

— Qui pourrait bien haïr les Mangecorne ? demanda Peet.

— Tout le monde, répliqua Roc tandis que Ka apportait leurs boissons.

Voilà qui leur attirerait encore plus d’attention. La plupart des autres devaient se rendre au bar pour commander à boire. Roc sourit à Ka et s’empara de sa grande chope.

— C’est première boisson. Lopen, tu essaies de me battre ?

— J’y travaille, gancho, répondit Lopen en levant sa propre chope, qui était nettement moins grande.

Le Mangecorne massif but une gorgée qui lui laissa de la mousse sur les lèvres.

— Tout le monde voulait tuer les Mangecorne, déclara-t-il en abattant le poing sur la table. Ils avaient peur de nous. Les histoires disaient que nous étions trop doués pour nous battre. Alors on nous a pourchassés et pratiquement détruits.

— Si vous étiez si doués pour vous battre, rétorqua Moash en le montrant du doigt, comment ça se fait qu’on ait presque réussi à vous détruire ?

— Nous ne sommes pas nombreux, énonça Roc en levant fièrement la main vers sa poitrine. Et vous êtes très beaucoup. Ici, dans les basses-terres, vous êtes partout. On ne peut pas marcher sans trouver les orteils des Aléthis sous nos bottes. Et donc, les Unkalakis, nous avons failli être détruits. Mais notre tana’kai – c’est comme un roi, mais plus – est allé trouver les dieux pour demander de l’aide.

— Les dieux, répéta Kaladin. Vous voulez dire les sprènes.

Il chercha Syl qui s’était choisi un perchoir sur une poutre en dessous du toit et regardait un groupe de petits insectes grimper sur un poteau.

— Ce sont des dieux, répondit Roc en suivant le regard de Kaladin. Oui. Mais certains dieux sont plus puissants que d’autres. Le tana’kai, il a cherché le plus fort d’entre eux. Il est allé nous cacher ? » Mais les dieux des arbres ne pouvaient pas. « Les hommes nous pourchassent aussi, ont-ils répondu. Si vous vous cachez ici, ils vous retrouveront, et ils vous utiliseront comme petit bois, comme ils le font avec nous. »

— Utiliser des Mangecorne comme petit bois, déclara Sigzil d’une voix neutre.

— Chut, répliqua Roc. Ensuite, tana’kai, il a rendu visite aux dieux des eaux. Il a demandé : « Pouvons-nous vivre dans vos profondeurs ? Donnez-nous le pouvoir de respirer comme les poissons, et nous vous servirons sous les océans. » Hélas, les eaux ne pouvaient pas l’aider. « Les hommes fouillent en notre sein avec des crochets et en tirent ceux que nous protégeons. Si vous deviez vivre ici, vous deviendriez leur repas. Donc nous ne pouvions pas y vivre.

» Enfin, tana’kai, par désespoir, a rendu visite aux plus puissants des dieux, les dieux des montagnes. “Mon peuple est en train de mourir, a-t-il supplié. S’il vous plaît, laissez-nous vivre sur vos pentes et vous adorer, et laissez vos neiges et vos glaces nous fournir protection.”

» Les dieux des montagnes ont réfléchi longtemps. “Vous ne pouvez vivre sur nos pentes, ont-ils répondu, car il n’y a pas de vie ici. C’est un endroit pour les esprits, pas pour les hommes. Mais si vous parvenez à trouver un moyen d’en faire un lieu pour les hommes et pour les esprits, nous vous protégerons.” Ainsi donc, tana’kai est retourné voir les dieux des eaux et leur a dit : “Donnez-nous votre eau, pour que nous puissions boire et vivre sur les montagnes.” Et ils le lui ont promis. Tana’kai est allé voir les dieux des arbres et leur a dit : “Donnez-nous vos fruits en abondance, pour que nous puissions manger et vivre sur les montagnes.” Et ils le lui ont promis. Alors, tana’kai est retourné dans les montagnes et il a dit : “Donnez-nous votre chaleur, cette chose qui est dans votre cœur, pour que nous puissions vivre sur vos pics.”

» Et cette chose, elle a fait plaisir aux dieux des montagnes, qui ont vu que les Unkalakis travailleraient dur. Ils ne seraient pas fardeau pour les dieux, mais résoudraient eux-mêmes leurs pics sur eux-mêmes, et créé de l’espace pour les eaux de la vie. Les océans ont été créés par les dieux des eaux. L’herbe et les fruits pour donner la vie, ils avaient été promis par les dieux des arbres. Et la chaleur du cœur des montagnes a fourni un endroit pour que nous puissions vivre.

Il se rassit et but une grande gorgée de sa chope, puis la reposa lourdement sur la table en souriant.

— Et donc les dieux, reprit Moash, tenant sa propre chope entre ses mains, ont été contents que vous ayez résolu vous-mêmes les problèmes… en allant trouver les autres dieux pour les supplier de vous aider ?

— Chut, répondit Roc. C’est bonne histoire. Et vérité.

— Mais tu as dit que les lacs qui se trouvaient là-haut étaient de l’eau, commenta Sigzil. Donc ce sont des sources chaudes, comme je le disais.

— C’est différent, répliqua Roc, qui leva la main et fit signe à Ka, puis afficha un grand sourire et agita sa chope d’un air suppliant.

— Comment ça ?

— Ce n’est pas juste de l’eau, répondit Roc. C’est eau de la vie. C’est lien avec les dieux. Si les Unkalakis nagent dedans, parfois ils voient l’endroit des dieux.

Kaladin se pencha en entendant ces mots. Ses pensées avaient dérivé vers la façon d’aider le Pont Dix-huit à résoudre ses problèmes de discipline, mais cette idée le frappa.

— L’endroit des dieux ?

— Oui, confirma Roc. C’est là où ils vivent. Les eaux de la vie, elles vous permettent de voir l’endroit. Dedans, on communie avec les dieux, si on a de la chance.

— C’est pour ça que vous voyez les sprènes ? demanda Kaladin. Parce que vous avez nagé dans ces eaux et qu’elles vous ont fait quelque chose ?

— Fait pas partie d’histoire, répondit Roc tandis que sa deuxième chope de bière arrivait. (Il sourit à Ka.) Vous êtes une — Contentez-vous de payer la note, Roc, répondit Ka en levant les yeux au ciel.

Tandis qu’elle s’éloignait pour aller ramasser des chopes vides, Peet se leva précipitamment pour l’aider et la surprit en récupérant des chopes sur une autre table.

— Vous voyez les sprènes, insista Kaladin, à cause de ce qui vous est arrivé dans ces eaux.

— Fait pas partie d’histoire, répéta Roc en le mesurant du regard. C’est… sous-entendu. Je ne parlerai plus de cette chose.

— J’aimerais y faire un tour, déclara Lopen. Aller moi-même y faire trempette.

— Ha ! C’est la mort pour ceux pas de notre peuple, répondit Roc. Je ne pourrais pas te laisser y nager. Même si tu me battais ce soir au concours de boisson.

Il haussa les sourcils en regardant le verre de Lopen.

— Nager dans les bassins d’émeraude représente la mort pour les étrangers, observa Sigzil, parce que vous exécutez ceux qui les touchent.

— Non, cette chose n’est pas vraie. Écoutez l’histoire. Arrêtez d’être embêtants.

— Ce sont juste des sources chaudes, grommela Sigzil, mais il se remit à boire.

Roc leva les yeux au ciel.

— Au-dessus, c’est eau. En dessous, c’est pas. C’est autre chose. Eau de la vie. L’endroit des dieux. Cette chose est vraie. J’ai moi-même rencontré un dieu.

— Un dieu comme Syl ? demanda Kaladin. Ou peut-être un sprène des fleuves ?

Ces derniers étaient rares mais censés être capables de parler d’une manière assez simple, comme les sprènes du vent.

— Non, dit Roc. (Il se pencha en avant, comme pour comploter.) J’ai vu Lunu’anaki.

— Ah, génial, commenta Moash. Formidable.

— Il ressemblait à quoi ? demanda Lopen, yeux écarquillés.

— À une personne, répondit Roc. Peut-être aléthi, même si sa peau était plus claire. Visage très anguleux. Séduisant, peut-être. Avec des cheveux blancs.

Sigzil releva vivement les yeux.

— Des cheveux blancs ?

— Oui, confirma Roc. Pas gris, comme vieil homme, mais blancs – et pourtant il est jeune homme. Il m’a parlé sur le rivage. Ha ! Il s’est moqué de ma barbe. M’a demandé en quelle année on était, d’après le calendrier mangecorne. Il a trouvé que mon nom était curieux. Dieu très puissant.

— Tu as eu peur ? demanda Lopen.

— Non, bien sûr que non. Lunu’anaki ne peut pas faire de mal à un homme. C’est interdit par les autres dieux. Tout le monde sait cette chose.

Roc vida le reste de sa deuxième chope et la leva dans les airs avec un rictus pour l’agiter de nouveau vers Ka sur son passage.

Lopen s’empressa de terminer le reste de sa première chope. Sigzil paraissait troublé, et il n’avait bu que la moitié de sa boisson. Il la regardait fixement mais, quand Moash lui demanda ce qui n’allait pas, Sigzil prétexta la fatigue.

Kaladin but enfin une gorgée de sa propre boisson. Bière brune de lavis, mousseuse et légèrement douceâtre. Elle lui rappela son pays natal, bien qu’il n’ait commencé à en boire qu’une fois dans l’armée.

Les autres se mirent à discuter des attaques de plateaux. Sadeas avait apparemment désobéi aux ordres lui interdisant de prendre part à ces courses par équipes. Il avait participé seul à une course quelque temps auparavant et s’était emparé du cœur-de-gemme avant que quiconque l’atteigne, puis l’avait jeté comme s’il était insignifiant. Cependant, quelques jours auparavant, Sadeas et le haut-prince Ruthar étaient partis ensemble sur une autre course – à laquelle ils n’étaient pas censés participer. Ils affirmaient avoir échoué à récupérer le cœur-de-gemme, mais tout le monde savait qu’ils avaient gagné et caché leur butin.

semblait indigné de n’avoir pas été autorisé à placer des enquêteurs dans le camp de Dalinar pour y chercher des « faits importants » qu’il disait liés à la sécurité du roi. Tout ça n’était qu’un jeu pour lui.

Il faut que quelqu’un abatte Sadeas, songea Kaladin en buvant une gorgée de sa boisson, faisant tourner le liquide frais dans sa bouche. Il est aussi dangereux qu’Amaram ; il essaie constamment de nous faire tuer, moi et les miens. N’ai-je pas des raisons, et même le droit, de lui rendre la pareille ?

Kaladin apprenait comment faire les mêmes choses que l’assassin – comment courir sur les murs, atteindre des fenêtres qu’on pensait inaccessibles. Il pouvait rendre visite au camp de Sadeas la nuit. Dans toute sa lueur, dans toute sa puissance…

Kaladin pouvait apporter la justice dans ce monde.

Son instinct lui dictait que ce raisonnement était tordu, mais il avait du mal à écouter la logique. Il but encore un peu et balaya la pièce du regard, remarquant cette fois encore à quel point tout le monde paraissait détendu. C’était là leur vie : travailler, puis jouer. Ça leur suffisait.

Mais pas à lui ; il lui fallait davantage. Il sortit une sphère brillante, à peine une brisure de diamant, et se mit à la faire rouler distraitement sur la table.

Après environ une heure de conversation, à laquelle Kaladin ne participait que de manière sporadique, Moash lui donna un petit coup de coude dans les côtes.

— Vous êtes prêt ? chuchota-t-il.

— Prêt ? demanda Kaladin, perplexe.

— Ouais. La réunion a lieu dans l’arrière-salle. Je les ai vus entrer tout à l’heure. Ils doivent attendre.

— Qui… (Il laissa sa phrase en suspens en comprenant l’intention de Moash. Kaladin avait affirmé qu’il rencontrerait les amis de Moash, les hommes qui avaient essayé de tuer le roi. Un grand froid parcourut la peau de Kaladin, et l’air lui sembla soudain glacé.) C’est pour ça que vous vouliez que je vienne ce soir ?

Kaladin baissa les yeux vers sa chope de liquide jaune-brun. Enfin, il en vida le reste du contenu et se leva. Il fallait qu’il sache qui étaient ces hommes. Son devoir l’exigeait.

Moash annonça qu’ils s’absentaient, affirmant qu’il avait aperçu un vieil ami qu’il voulait présenter à Kaladin. Roc, qui ne paraissait pas ivre le moins du monde, éclata de rire et leur fit signe d’y aller. Il en était à son… sixième verre ? Septième ? Lopen était déjà éméché au troisième. Sigzil n’avait qu’à peine terminé son deuxième et ne semblait guère enclin à poursuivre.

Parlez d’un concours, songea Kaladin en laissant Moash le guider. L’endroit était toujours animé, quoique nettement moins bondé qu’un peu plus tôt. Au fond de la taverne se nichait un couloir donnant sur des salles à manger privées, le genre qu’utilisaient les riches marchands qui ne voulaient s’abaisser à rien d’aussi grossier que de fréquenter la salle commune. Un homme au teint basané se prélassait devant l’une d’entre elles. Il était peut-être en partie azéen, à moins qu’il ne s’agisse d’un Aléthi très hâlé. Il portait de très longs couteaux à la ceinture, mais ne fit aucun commentaire quand Moash ouvrit la porte.

— Kaladin… (La voix de Syl. Où était-elle ? Disparue, apparemment, même à ses yeux. L’avait-elle déjà fait ?) Sois prudent.

Il entra dans la pièce avec Moash. À l’intérieur, trois hommes et une femme buvaient du vin. Un autre garde se tenait au fond, enveloppé dans une cape, une épée à la taille et la tête baissée, comme s’il prêtait à peine attention à ce qui se passait.

Deux des personnes assises, dont la femme, étaient des pâles-iris. Kaladin aurait dû s’y attendre, sachant qu’une Lame d’Éclat était impliquée, mais ce détail lui donna malgré tout à réfléchir.

L’homme pâle-iris se leva aussitôt. Il semblait un peu plus âgé qu’Adolin et possédait des cheveux d’Aléthi noir de jais, parfaitement coiffés. Il portait une veste ouverte par-dessus une chemise noire à l’air coûteux, brodée de lianes blanches qui couraient entre les boutons, ainsi qu’une cravate foulard au niveau de la gorge.

— Alors voici le fameux Kaladin ! s’exclama l’homme, qui s’avança et tendit la main pour saisir la sienne. Nom des en sauvant l’Épine Noire en personne ? Bien joué, soldat. Bien joué.

— Et vous êtes ? demanda Kaladin.

— Un patriote, déclara l’homme. Appelez-moi Graves.

— C’est vous le Porte-Éclat ?

— Vous allez toujours à l’essentiel, dites-moi ? répondit Graves en lui faisant signe de s’asseoir à la table.

Moash prit aussitôt un siège et adressa un signe de tête à l’autre homme qui se trouvait à la table – un sombre-iris aux cheveux courts et aux yeux enfoncés. Mercenaire, devina Kaladin en remarquant le cuir épais dont il était vêtu et la hache près de son siège. Bien que Graves continue à lui faire signe, Kaladin retarda le moment, inspectant la jeune femme qui se trouvait à la table. Elle était assise dans une posture guindée et buvait sa coupe de vin qu’elle tenait à deux mains, dont l’une était couverte par sa manche boutonnée. Elle était jolie, avec des lèvres rouges à la moue constante, et portait les cheveux relevés, transpercés de divers ornements métalliques.

— Je vous reconnais, affirma Kaladin. Vous êtes l’une des clercs de Dalinar.

Elle l’étudia prudemment, bien qu’elle s’efforce de paraître détendue.

— Danlan fait partie de l’escorte du haut-prince, précisa Graves. Je vous en prie, Kaladin, asseyez-vous. Prenez un peu de vin.

Kaladin s’assit, mais ne se servit pas à boire.

— Vous êtes en train d’essayer de tuer le roi.

— C’est vrai qu’il est direct, hein ? lança Graves à Moash.

— Efficace, aussi, répondit Moash. C’est pour ça qu’on l’apprécie.

Graves se tourna vers Kaladin.

— Comme je vous le disais, nous sommes des patriotes. Des patriotes d’Alethkar. L’Alethkar qui aurait pu être.

— Des patriotes qui souhaitent assassiner le dirigeant du royaume ?

— Très bien, commençons. Elhokar est un roi suprêmement mauvais. Vous avez tout de même bien dû vous en rendre compte.

— Ce n’est pas à moi d’émettre des jugements sur un roi.

— Oh, pitié, répondit Graves. Vous essayez de me dire que vous n’avez pas remarqué son comportement ? Il est gâté, irascible, paranoïaque. Il se chamaille au lieu de prendre conseil, il formule des exigences puériles au lieu de gouverner. Il est en train de détruire ce royaume.

— Avez-vous la moindre idée du genre de politiques qu’il a mises en place avant que Dalinar ne commence à le contrôler ? se récria Danlan. J’ai passé ces trois dernières années, à Kholinar, à aider les clercs à démêler la pagaille qu’il avait semée dans les codes royaux. À une époque, il aurait promulgué n’importe quoi si l’on faisait preuve d’assez de persuasion.

— Il est incompétent, ajouta le mercenaire sombre-iris, dont Kaladin ignorait le nom. Il fait tuer des innocents. Il laisse ce salopard de Sadeas accomplir des actes de haute trahison en toute impunité.

— Et donc, vous cherchez à l’assassiner ? demanda Kaladin.

Graves le regarda droit dans les yeux.

— Oui.

— Si un roi détruit son pays, déclara le mercenaire, le peuple n’a-t-il pas le droit, et même le devoir, de s’assurer qu’on l’élimine ?

— S’il se retrouvait effectivement éliminé, intervint Moash, que se passerait-il ? Posez-vous cette question, Kaladin.

— Dalinar s’emparerait certainement du trône, supposa Kaladin.

Elhokar avait un fils à Kholinar, un enfant, âgé d’à peine quelques années. Même si Dalinar se proclamait seulement régent au nom de l’héritier légitime, il gouvernerait.

— Le royaume se porterait bien mieux avec lui à sa tête, déclara Graves.

— Il le gouverne déjà pratiquement, répliqua Kaladin.

mort. Les autres hauts-princes interprètent ça comme de la faiblesse.

— Nous avons besoin de l’Épine Noire, affirma Graves en cognant du poing sur la table. Autrement, ce royaume va tomber. La mort d’Elhokar pousserait Dalinar à l’action. Nous retrouverions alors l’homme que nous avions il y a vingt ans, l’homme qui a unifié les hauts-princes en premier lieu.

— Même si cet homme ne revenait pas entièrement, ajouta le mercenaire, nous ne nous porterions certainement pas plus mal qu’actuellement.

— Donc, oui, dit Graves à Kaladin, nous sommes des assassins. Des meurtriers, même en puissance. Nous ne voulons pas un coup d’État, et nous ne voulons pas tuer de gardes innocents. Nous souhaitons simplement que le roi soit éliminé. Discrètement. De préférence lors d’un accident.

Danlan grimaça, puis but une gorgée de vin.

— Malheureusement, nous ne nous sommes pas montrés extrêmement efficaces jusqu’à présent.

— Et c’est pour cette raison que je voulais vous rencontrer, expliqua Graves.

— Vous vous attendez à ce que je vous aide ? demanda Kaladin.

Graves leva les mains.

— Réfléchissez à ce que nous avons dit. C’est tout ce que je vous demande. Réfléchissez aux actions du roi, observez-le. Interrogez-vous : « Combien de temps le royaume va-t-il durer avec cet homme à sa tête ? »

— L’Épine Noire doit monter sur le trône, déclara Danlan d’une voix douce. Ça finira par se produire. Nous voulons l’y aider, pour son propre bien, en lui épargnant de prendre cette décision difficile.

— Je pourrais vous livrer, leur dit Kaladin en soutenant le regard de Graves. (Sur le côté, l’homme vêtu d’une cape – qui les écoutait appuyé contre le mur – se balança d’un pied sur l’autre et se redressa.) C’était risqué de m’inviter ici.

— En effet.

— Que faites-vous si la main commence à se nécroser et menace le corps tout entier ? Attendez-vous dans l’espoir qu’elle guérisse, ou agissez-vous ?

Kaladin ne répondit pas.

— Vous contrôlez désormais la Garde royale, Kaladin, lui dit Graves. Il va nous falloir une ouverture pour frapper, un moment où aucun garde ne sera blessé. Nous ne voulions pas avoir le sang du roi directement sur nos mains, nous voulions faire croire à un accident, mais j’ai fini par comprendre que c’était lâche. J’accomplirai l’acte moi-même. Je ne demande qu’une ouverture et les souffrances d’Alethkar prendront fin.

— Ce sera préférable ainsi pour le roi, ajouta Danlan. Il est en train de mourir d’une morte lente sur ce trône, comme un homme qui se noie près des terres. Mieux vaut en finir rapidement.

Kaladin se leva. Moash se redressa à son tour, hésitant.

Graves se tourna vers Kaladin.

— Je vais y réfléchir, annonça celui-ci.

— Parfait, répondit Graves. Vous pourrez nous recontacter par le biais de Moash. Et devenir le chirurgien dont ce royaume a besoin.

— Venez, dit Kaladin à Moash. Les autres vont se demander où nous avons disparu.

Il sortit, et Moash le suivit après quelques adieux hâtifs. Kaladin, en toute franchise, s’attendait à ce que l’un d’entre eux tente de l’arrêter. Ne craignaient-ils pas qu’il les dénonce, comme il les en avait menacés ?

Ils le laissèrent partir. Il ressortit dans la salle commune où résonnaient cliquetis et bavardages.

Nom des bourrasques, se dit-il. J’aurais préféré que leurs arguments soient moins convaincants.

— Comment les avez-vous rencontrés ? demanda Kaladin tandis que Moash pressait le pas pour le rejoindre.

— Rill, le type qui était assis à la table, il était mercenaire sur certaines des caravanes où j’ai travaillé avant d’atterrir dans les été libérés de l’esclavage. (Moash prit Kaladin par le bras et l’arrêta avant qu’ils ne regagnent leur table.) Ils ont raison. Et vous le savez bien, Kal. Je le lis en vous.

— Ce sont des traîtres, assura Kaladin. Je ne veux rien avoir à faire avec eux.

— Vous avez dit que vous alliez y réfléchir !

— Je l’ai dit, répondit Kaladin tout bas, afin qu’ils me laissent repartir. Nous avons un devoir, Moash.

— Est-il plus grand que notre devoir envers le pays lui-même ?

— Vous ne vous souciez pas du pays, aboya Kaladin. Vous voulez simplement vous venger par rancune.

— Bon, d’accord. Mais, Kaladin, vous avez remarqué ? Graves traite tous les hommes de la même manière, quelle que soit la couleur de leurs yeux. Il se moque bien que nous soyons sombres-iris. Il a épousé une femme sombre-iris.

— Vraiment ?

Kaladin avait entendu parler de riches sombres-iris qui épousaient des pâles-iris de basse naissance, mais jamais quelqu’un d’un dahn aussi élevé qu’un Porte-Éclat.

— Ouais, répondit Moash. L’un de ses fils est même un vairon. Graves se moque comme des foudres de ce que les autres pensent de lui. Il fait ce qui est juste. Et dans ce cas précis, c’est… (Moash regarda autour de lui. Ils étaient maintenant entourés de gens.) C’est ce qu’il a dit. Il faut que quelqu’un le fasse.

— Ne me reparlez plus jamais de ça, dit Kaladin en dégageant son bras et en se dirigeant vers la table. Et ne les rencontrez plus.

Il se rassit et Moash se glissa sur son siège, contrarié. Kaladin se força à se joindre à la conversation avec Roc et Lopen, mais s’en trouva incapable.

Tout autour de lui, les gens riaient ou criaient.

Soyez le chirurgien dont ce royaume a besoin

Bourrasques, quelle pagaille.

Cependant, les ordres ne furent point découragés par une si grande défaite, car les Tisseflamme leur fournirent une nourriture spirituelle ; ces splendides créations les séduisirent à un point tel qu’ils partirent pour un deuxième assaut.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 21, page 10.

— Ça n’a aucun sens, déclara Shallan. Motif, ces cartes sont déroutantes.

Le sprène flottait près d’elle dans sa forme tridimensionnelle, pleine d’angles et de lignes tordues. Elle avait eu du mal à le dessiner car, chaque fois qu’elle inspectait de près une partie de sa forme, elle découvrait qu’il possédait un nombre de détails assez grand pour défier toute description adéquate.

— Mmm ? demanda Motif de sa voix bourdonnante.

Shallan descendit de son lit et jeta le livre sur son bureau peint en blanc. Elle s’agenouilla près de la malle de Jasnah et en tira une carte de Roshar. Elle était très ancienne, et pas d’une très grande précision ; Alethkar y était représenté bien trop grand et le monde dans son ensemble était disproportionné, avec les routes de commerce accentuées. Elle était clairement antérieure elle était importante car elle montrait les Royaumes d’Argent tels qu’ils étaient censés avoir existé à l’époque des Chevaliers Radieux.

— Urithiru, dit Shallan en désignant une ville resplendissante représentée sur la carte comme le centre de tout. (Elle ne se trouvait pas en Alethkar, ou Alethela comme on l’appelait à l’époque. La carte la plaçait au milieu des montagnes, près de ce qui aurait pu être le Jah Keved moderne. Cependant, d’après les notes de Jasnah, d’autres cartes de l’époque la situaient ailleurs.) Comment pouvaient-ils ignorer où se trouvait leur capitale, le centre des ordres de chevaliers ? Pourquoi chaque carte contredit-elle les autres ?

— Mmmmmm…, répondit Motif, songeur. Peut-être que beaucoup en avaient entendu parler, mais ne l’avaient jamais visitée.

— Y compris les cartographes ? demanda Shallan. Et les rois qui ont commandé ces cartes ? Certains d’entre eux avaient tout de même bien dû s’y rendre. Comment pouvait-elle être si difficile à localiser ?

— Ils souhaitaient garder son emplacement secret, peut-être ?

Shallan colla la carte au mur en utilisant de la cire de charançon trouvée dans les fournitures de Jasnah. Elle recula en croisant les bras. Elle ne s’était pas encore habillée pour la journée et portait sa robe de chambre, les mains découvertes.

— Si c’est le cas, répliqua Shallan, ils l’ont trop bien fait.

Elle sortit plusieurs autres cartes de cette époque, créées par d’autres royaumes. Sur chacune, observa-t-elle, le pays d’origine était représenté bien plus grand qu’il n’aurait dû l’être. Elle les colla au mur à leur tour.

— Chacune représente Urithiru à un emplacement différent, déclara Shallan. Très près de leur propre pays, mais pas dedans.

— Différentes langues sur chacune, dit Motif. Mmm… Il y a des motifs ici.

Il se mit à essayer de prononcer ce qu’il lisait.

— Roi Behardan… quelque chose que je ne comprends pas… ordre, peut-être…, dit Motif. Carte ? Oui, ça doit sans doute être « carte ». Donc le suivant est peut-être tracer… tracer… quelque chose que je ne comprends pas.

— Tu es en train de la lire ?

— C’est un motif.

— Tu lis le Chant de l’Aube.

— Pas très bien.

— Tu lis le Chant de l’Aube ! s’exclama Shallan. (Elle se précipita vers la carte près de laquelle flottait Motif, puis posa les doigts sur l’inscription située tout en bas.) Behardan, tu dis ? Peut-être Bajerden… Nohadon lui-même.

— Bajerden ? Nohadon ? Faut-il que les gens aient tellement de noms ?

— L’un d’entre eux est honorifique, expliqua Shallan. Son nom d’origine n’était pas considéré comme assez symétrique. Enfin, il n’était pas symétrique du tout, si bien que les ardents lui en ont donné un nouveau il y a des siècles.

— Mais… le nouveau non plus n’est pas symétrique.

— Le son h peut représenter n’importe quelle lettre, répondit distraitement Shallan. Nous l’écrivons comme une lettre symétrique, afin de conférer de l’équilibre au mot, mais nous ajoutons un signe diacritique indiquant qu’il se prononce comme un h afin que le mot soit plus facile à prononcer.

— C’est… On ne peut pas faire semblant qu’un mot soit symétrique alors qu’il ne l’est pas !

Shallan ignora ses protestations pour se mettre à fixer l’inscription étrangère censée être en Chant de l’Aube. Si nous trouvons bel et bien la cité de Jasnah, songea Shallan, et si elle renferme effectivement des archives, les documents seront peut-être rédigés dans cette langue.

— Nous devons voir dans quelle mesure tu es capable de traduire le Chant de l’Aube.

— Je ne l’ai pas lu, répliqua Motif, contrarié. J’ai deviné quelques mots. Le nom, j’ai réussi à le traduire à cause des noms des cités au-dessus.

— Les alphabets sont dérivés l’un de l’autre, répondit Motif. C’est évident.

— Tellement évident qu’aucun érudit humain ne l’a jamais découvert.

— Vous n’êtes pas aussi doués avec les motifs, objecta-t-il, l’air très satisfait. Vous êtes abstraits. Vous pensez en mensonges et vous vous les racontez à vous-mêmes. C’est fascinant, mais ce n’est pas bon pour les motifs.

Vous êtes abstraits… Shallan fit le tour du lit et tira un livre de la pile qui s’y trouvait, rédigé par l’érudite Ali-fille-Hasweth de Shinovar. Les érudits shinoves faisaient partie des plus intéressants à lire, car leurs perspectives sur le reste de Roshar pouvaient être très franches, très différentes.

Elle trouva le passage qu’elle cherchait. Jasnah l’avait souligné dans ses notes, si bien que Shallan avait demandé qu’on lui apporte le livre lui-même. Le salaire de Sebarial (qu’il lui versait bel et bien) se révélait fort utile. Vathath et Gaz, à sa demande, avaient passé ces derniers jours à rendre visite à des marchands de livres afin de leur reclamer Le Livre des Radieux, le livre que Jasnah lui avait donné juste avant sa mort. Elle n’avait pas eu de chance jusqu’à présent, bien qu’un commerçant ait affirmé qu’il pourrait peut-être le lui commander à Kholinar.

— Urithiru était le lien unissant toutes les nations, lut-elle dans l’œuvre de l’écrivaine shinove. Et, parfois, notre unique chemin vers le monde extérieur, avec ses pierres non consacrées. (Elle leva les yeux vers Motif.) Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?

— Ça signifie ce que ça dit, répliqua Motif, qui planait toujours près des cartes : qu’Urithiru était bien raccordée. Par des routes, peut-être ?

— J’ai toujours lu cette phrase sous un angle métaphorique. Raccordée en termes d’idéaux, de pensée, d’érudition.

— Ah. Des mensonges.

— Et si ce n’était pas une métaphore ? Et si c’était ce que tu viens de dire ?

— Raccordée… mais pas par des routes. Certaines de ces cartes n’avaient aucune route les reliant à Urithiru. Elles la situent toutes dans les montagnes, ou du moins dans les collines…

— Mmm.

— Comment atteindre une cité si ce n’est par les routes ? demanda Shallan. Nohadon pouvait y aller à pied, du moins, il l’affirmait. Mais les autres ne parlent pas de se rendre à Urithiru à cheval ni à pied.

De fait, il existait très peu de récits sur des gens visitant la cité. C’était une légende. La plupart des érudits modernes la considéraient comme un mythe.

Il lui fallait plus d’informations. Elle se précipita vers la malle de Jasnah et en tira l’un de ses carnets.

— Elle disait qu’Urithiru ne se trouvait pas dans les Plaines Brisées, mais si le chemin qui y mène s’y trouvait ? Simplement, pas un chemin ordinaire. Urithiru était la cité des Fluctomanciens. Des miracles anciens, comme les Lames d’Éclat.

— Mmm…, répondit Motif tout bas. Les Lames d’Éclat ne sont pas un miracle…

Shallan trouva la référence qu’elle cherchait. Ce n’était pas la citation qui l’intriguait, mais la note qu’y associait Jasnah. Encore un récit populaire, consigné cette fois dans Parmi les sombres-iris de Calinam. Page 102. Ces récits comportent de nombreuses références au voyage instantané et aux Portes du Pacte.

Le voyage instantané. Les Portes du Pacte.

— C’est ce qu’elle venait chercher ici, murmura Shallan. Elle croyait pouvoir trouver un passage ici, dans les Plaines Brisées. Mais ce sont des terres d’orage désertes, rien que de la pierre, du crémon et des magnecoques. (Elle leva les yeux vers Motif.) Il faut vraiment qu’on y aille, qu’on se rende dans les Plaines Brisées.

La sonnerie inquiétante de l’horloge souligna son annonce. Inquiétante dans le sens où elle signifiait que l’heure était bien plus avancée qu’elle ne l’avait cru. Bourrasques ! Elle avait rendez-vous avec Adolin à midi. Elle devait partir dans une demi-heure si elle voulait le rejoindre à temps.

par cracher de l’eau de crémon sale, puis de l’eau propre et tiède se mit à couler, et Shallan mit le bouchon. Elle plongea la main dans l’eau et s’émerveilla de nouveau. De l’eau chaude courante. Sebarial affirmait que les artifabriens lui avaient récemment rendu visite et qu’ils avaient installé un fabrial permettant de garder l’eau du réservoir du dessus constamment chaude, comme ceux que l’on trouvait à Kharbranth.

— Je crois, dit-elle en ôtant sa robe de chambre, que je vais m’autoriser à m’habituer tout à fait à ces engins-là.

Elle entra dans la baignoire tandis que Motif se déplaçait au-dessus d’elle le long du mur. Elle avait décidé de ne pas se montrer timide en sa présence. D’accord, il avait une voix masculine, mais ce n’était pas réellement un homme. Par ailleurs, il y avait des sprènes partout. La baignoire aussi devait en posséder un, tout comme les murs. Elle avait constaté par elle-même que toute chose possédait une âme, ou un sprène, quel que soit le nom qu’on lui donne. Se souciait-elle que les murs l’observent ? Non. Alors pourquoi aurait-elle dû se soucier de Motif ?

Elle devait cependant se répéter ce raisonnement chaque fois qu’il la voyait se dévêtir. Ce serait plus facile s’il n’était pas tellement curieux à propos de tout.

— Les différences anatomiques entre les sexes sont tellement infimes, déclara Motif en bourdonnant pour lui-même, et cependant si profondes. Et vous les accentuez. Cheveux longs, fard sur les joues. Je suis allé regarder Sebarial se baigner hier soir et…

— Pitié, dis-moi que tu n’as pas fait ça, lui lança Shallan en rougissant, avant de prendre du savon pâteux dans le pot placé près de la baignoire de fer.

— Mais… je viens de te dire que si… Enfin bref, je n’ai pas été vu. Je n’aurais pas besoin de faire ça si tu te montrais plus conciliante.

— Il est hors de question que je fasse des croquis de nus pour toi.

Elle avait commis l’erreur de mentionner que beaucoup d’artistes parmi les plus grands s’étaient entraînés ainsi. Chez elle, au prix de nombreuses supplications, elle avait obtenu que plusieurs des servantes posent pour elle, du moment qu’elle promettait dessiné d’hommes ainsi. Bourrasques, ce serait tellement embarrassant !

Elle ne s’autorisa pas à s’attarder dans le bain. Un quart d’heure plus tard, d’après l’horloge, elle était habillée et peignait ses cheveux humides devant le miroir.

Comment pourrait-elle jamais retourner à Jah Keved et à une vie rurale et placide ? La réponse était très simple : elle n’y retournerait sans doute jamais. À une époque, cette idée l’aurait horrifiée. Elle l’exaltait à présent, bien qu’elle soit déterminée à amener ses frères dans les Plaines Brisées. Ils seraient bien plus en sécurité ici que dans la propriété de leur père, et qu’auraient-ils à laisser derrière eux ? Pratiquement rien. Elle commençait à se dire que c’était une solution nettement préférable à toute autre, qui leur permettrait, dans une certaine mesure, d’esquiver le problème du Spiricante manquant.

Elle s’était rendue dans l’un des relais d’informations reliés à Tashikk (il y en avait un dans chaque camp de guerre) et avait payé pour qu’une lettre, ainsi qu’un échocalame, soient envoyés par messager de Valath à ses frères. Ils mettraient malheureusement des semaines à arriver. Le commerçant auquel elle avait parlé au relais l’avait prévenue qu’il était difficile de se déplacer dans Jah Keved ces temps-ci, avec la guerre de succession. Par précaution, elle avait envoyé une seconde lettre depuis Norpoigne, qui était le plus éloigné possible des champs de bataille. Avec un peu de chance, au moins l’une des deux parviendrait à bon port.

Quand elle établirait de nouveau le contact, elle présenterait un seul argument à ses frères : abandonner la propriété Davar. Prendre l’argent envoyé par Jasnah et fuir vers les Plaines Brisées. Pour l’heure, elle avait fait ce qu’elle pouvait.

Elle traversa précipitamment la chambre, sautillant sur un pied tandis qu’elle enfilait une pantoufle, et passa devant les cartes. Je m’occuperai de vous plus tard.

C’était l’heure d’aller courtiser son fiancé, d’une manière ou d’une autre. Dans les romans qu’elle avait lus, tout ça semblait facile. Battre des cils, rougir aux moments appropriés… Bon, elle maîtrisait au moins ce dernier point. Sauf peut-être pour par-dessus sa sage-main, s’arrêta sur le pas de la porte, regarda en arrière et vit son carnet de croquis et son crayon posés sur la table.

Elle ne voulait plus jamais partir sans eux. Elle les rangea dans sa sacoche et sortit en toute hâte. En traversant la maison décorée de marbre blanc, elle aperçut Palona et Sebarial dans une pièce aux vitres immenses, orientées du côté sous le vent, qui surplombait les jardins. Palona recevait un massage allongée sur le ventre, entièrement nue, tandis que Sebarial mangeait des friandises étendu dans un fauteuil. Une jeune femme se tenait derrière un lutrin dans un coin de la pièce et leur récitait de la poésie.

Shallan avait du mal à juger ces deux-là. Sebarial était-il un urbaniste malin ou un glouton indolent ? Voire les deux ? Palona appréciait sans aucun doute les luxes que lui offrait sa fortune, mais ne semblait pas posséder la moindre once d’arrogance. Shallan avait passé ces trois derniers jours à parcourir les livres de comptes de la maison et y avait découvert une pagaille monstre. Sebarial semblait si intelligent dans certains domaines ; comment avait-il pu laisser ses livres de comptes devenir à ce point désordonnés ?

Shallan n’était pas particulièrement douée avec les chiffres, surtout en comparaison de son talent artistique, mais elle appréciait les mathématiques à l’occasion et elle était résolue à s’occuper de ces livres de comptes.

Gaz et Vathath l’attendaient à l’extérieur. Ils la suivirent en direction de la voiture de Sebarial, où l’attendait En, l’un de ses esclaves, pour lui servir de valet. Il affirmait avoir déjà tenu ce rôle, et il lui sourit lorsqu’elle s’approcha de lui. C’était agréable à voir. Elle ne se rappelait pas qu’un seul des cinq parshes lui ait souri à l’aller, même lorsqu’elle les avait libérés de la cage.

— On vous traite bien, En ? le questionna-t-elle tandis qu’il lui ouvrait la portière.

— Oui, maîtresse.

— Si ce n’était pas le cas, vous me le diriez ?

— Heu, oui, maîtresse.

Il répondit par un grognement.

— J’imagine que ça veut dire que vous le trouvez sans trop de mal même en pleine nuit ? demanda-t-elle.

Gaz gloussa de rire. Le petit homme appréciait beaucoup les jeux de mots.

— Vous avez tenu votre part du marché, déclara Vathath. Je dois vous reconnaître ça. Les hommes sont heureux.

— Et vous ?

— Je m’ennuie. Toute la journée, on ne fait rien d’autre que rester assis, récupérer l’argent que vous nous versez et aller boire.

— La plupart des hommes y verraient un métier idéal.

Elle sourit à En, puis monta dans la voiture.

Vathath ferma la porte pour elle, puis regarda par la vitre.

— La plupart des hommes sont des idiots.

— Ne dites pas de bêtises, répondit Shallan en souriant. D’après la loi des probabilités, seulement la moitié d’entre eux.

Il émit un nouveau grognement. Elle apprenait à les interpréter, ce qui était nécessaire pour parler vathathien. Celui-ci signifiait, grosso modo : « Je ne vais pas faire mine de comprendre cette plaisanterie parce que ça gâcherait la réputation qui veut que je sois aussi crétin qu’une sphère éteinte. »

— J’imagine, dit-il, que nous devons voyager sur le toit.

— Merci de le proposer, dit Shallan, avant de baisser le store.

Dehors, Gaz gloussa de nouveau. Tous deux grimpèrent à l’arrière du toit de la voiture pour y prendre leur poste de garde, et En rejoignit le cocher à l’avant. C’était une véritable voiture digne de ce nom, tirée par des chevaux. Au départ, Shallan avait eu mauvaise conscience de demander à s’en servir, mais Palona avait éclaté de rire.

— Prenez-la chaque fois que vous le voudrez ! J’ai la mienne, et si la voiture de Turi n’est pas là, ça lui fournira un prétexte pour ne pas rendre visite aux gens qui le lui demandent. Il adore ça.

— Nous allons découvrir, chuchota Shallan, ce que nous pouvons faire au juste.

— Passionnant ! commenta Motif.

Elle sortit sa bourse de sphères et aspira un peu de Fulgiflamme. Puis elle en souffla une bouffée devant elle et s’efforça de la façonner.

Rien.

Ensuite, elle tenta de conserver en tête une image très précise – elle-même, avec un seul changement mineur : des cheveux noirs plutôt que roux. Elle laissa échapper une volute de Fulgiflamme qui flotta cette fois autour d’elle et resta suspendue un moment, avant de disparaître à son tour.

— C’est stupide, dit Shallan tout bas, et un filet de Fulgiflamme sortit alors d’entre ses lèvres. (Elle fit un croquis rapide d’elle-même avec des cheveux sombres.) Quelle différence que je le dessine d’abord ou non ? Les crayons ne permettent même pas de représenter les couleurs.

— Ça ne devrait pas avoir d’importance, répondit Motif. Mais ça en a pour toi. Je ne sais pas pourquoi.

Elle termina le croquis. Il était très simple ; il ne représentait pas ses traits, et seuls ses cheveux y apparaissaient en détail alors que tout le reste était indistinct. Cependant, lorsqu’elle utilisa la Fulgiflamme, l’image prit cette fois-ci et ses cheveux s’assombrirent.

Shallan soupira, et de la Fulgiflamme s’échappa de ses lèvres.

— Donc, comment est-ce que je fais disparaître cette illusion ?

— Arrête de la nourrir.

— Comment ?

— Je suis censé le savoir ? demanda Motif. C’est toi l’experte en nourriture.

Shallan rassembla toutes ses sphères, dont plusieurs étaient désormais éteintes, et les posa sur le siège en face d’elle, hors de portée. Ce n’était pas assez loin car, lorsque sa Fulgiflamme s’épuisa, elle inspira en utilisant des réflexes qu’elle ignorait posséder. De la Flamme traversa la voiture pour pénétrer à l’intérieur d’elle.

— Peu de temps ? demanda Motif. Mais la première fois que nous…

Elle cessa de l’écouter avant qu’il en ait terminé.

— Il faut vraiment que je trouve un autre exemplaire du Livre des Radieux, observa Shallan en commençant un nouveau croquis. Il parle peut-être de la façon dont on dissipe les illusions.

Elle continua à travailler sur son croquis suivant, un portrait de Sebarial. Elle avait capturé un Souvenir de lui au dîner de la veille, alors qu’elle revenait d’explorer le complexe d’Amaram. Comme elle voulait que les détails de ce croquis soient justes pour sa collection, ça lui prit du temps. Fort heureusement, la chaussée était égale et garantissait l’absence de cahots. Ce n’était pas idéal, mais elle semblait avoir de moins en moins de temps ces jours-ci, entre ses recherches, son travail pour Sebarial, son infiltration des Sang-des-spectres et les rendez-vous avec Adolin Kholin. Elle disposait de tellement plus de temps lorsqu’elle était jeune. Elle ne put s’empêcher de penser qu’elle en avait gaspillé la majeure partie.

Elle laissa le travail l’absorber. Le bruit familier du crayon sur le papier, la concentration nécessaire à la création. La beauté était là, tout autour d’elle. Créer de l’art ne revenait pas à la capturer, mais à y participer.

Lorsqu’elle en eut fini, un coup d’œil par la vitre lui apprit qu’ils approchaient du Pinacle. Elle tint le croquis devant elle, l’étudia, puis hocha la tête pour elle-même. Satisfaisant.

Ensuite, elle essaya d’utiliser la Fulgiflamme pour façonner une image. Elle en exhala une grande quantité qui prit aussitôt forme, créant une image de Sebarial assis en face d’elle dans la voiture. Il occupait la même position que sur son portrait, les mains tendues vers des tranches de nourriture qui ne figuraient pas sur le dessin.

Shallan sourit. Les détails étaient parfaits. Les plis de la peau, les cheveux. Elle ne les avait pas tous dessinés – aucun croquis ne pouvait capturer tous les cheveux d’un crâne, tous les pores de la peau. Son image en possédait, ce qui signifiait qu’elle ne créait — Mmm, dit Motif d’un air satisfait. L’un de tes mensonges les plus proches de la vérité. Magnifique.

— Il ne bouge pas, observa Shallan. Personne ne pourrait le prendre pour une créature vivante, sans parler de sa pose qui manque de naturel. Les yeux sont inertes ; la poitrine ne se soulève pas pour respirer. Les muscles ne bougent pas. Il est détaillé, mais comme une statue peut l’être tout en étant morte.

— Une statue de lumière.

— Je n’ai pas dit qu’il n’était pas impressionnant, poursuivit Shallan. Mais ces images seront beaucoup plus difficiles à utiliser si je n’arrive pas à leur donner vie.

Comme il était étrange qu’elle ait le sentiment que ses croquis étaient vivants alors que cette création tellement plus réaliste était morte.

Elle tendit la main pour traverser l’image. Si elle la touchait lentement, la perturbation était minime. Son geste la déplaçait comme de la fumée. Elle remarqua autre chose. Pendant que sa main était à l’intérieur de l’image…

Oui. Elle prit une inspiration et l’image se dissipa en une fumée brillante, attirée à l’intérieur de sa peau. Elle pouvait reprendre la Fulgiflamme de l’illusion. Voilà une question résolue, se dit-elle en prenant des notes sur l’expérience à l’arrière du carnet.

Elle entreprit de ranger ses affaires dans sa sacoche tandis que la voiture atteignait le Marché Extérieur, où Adolin devait l’attendre. Ils étaient allés se promener comme convenu la veille, et elle avait le sentiment que tout se passait bien. Mais elle savait également qu’elle devait l’impressionner. Ses efforts auprès de la clarissime Navani ne s’étaient pas révélés très fructueux jusqu’à présent, et elle avait vraiment besoin d’une alliance avec la Maison Kholin.

Voilà qui lui donna à réfléchir. Ses cheveux avaient séché, mais elle les gardait généralement longs et raides dans le dos, en ne comptant que sur leur ondulation naturelle pour leur donner du volume. Les femmes aléthies préféraient les tresses complexes.

Sa peau était pâle et légèrement semée de taches de son, et son corps manquait bien trop de formes pour susciter l’envie. Elle amélioration. Puisque Adolin l’avait vue sans, elle ne pouvait procéder à aucun changement spectaculaire – mais elle pouvait se mettre en valeur. Ce serait comme porter du maquillage.

Elle hésita. Si Adolin en venait à accepter le mariage, serait-ce pour elle, ou grâce à des mensonges ?

Petite idiote, se dit-elle. Tu étais disposée à changer ton apparence pour que Vathath te suive et pour gagner une place chez Sebarial, mais plus maintenant ?

Mais capturer l’attention d’Adolin au moyen d’illusions la conduirait sur un chemin ardu. Elle ne pouvait pas porter une illusion en permanence, n’est-ce pas ? Dans le cadre d’un mariage ? Mieux valait voir ce dont elle était capable sans, se dit-elle en descendant de voiture. Elle allait devoir, à la place, se fier à ses appas féminins.

Si seulement elle était sûre d’en posséder.

TROIS

ANS

PLUS

TÔT

— C’est très réussi, Shallan, déclara Balat en parcourant ses croquis.

Ils étaient installés dans les jardins en compagnie de Wikim, assis par terre, qui lançait une balle enveloppée dans des chiffons pour que son hachedogue Sakisa l’attrape.

— L’anatomie n’est pas correcte, répondit Shallan en rougissant. Je n’arrive pas à rendre correctement les proportions.

Elle avait besoin que des modèles posent pour elle afin qu’elle puisse y travailler.

— Tu es plus douée que Maman l’a jamais été, lui dit Balat en passant à une autre page, où elle l’avait représenté sur le terrain d’entraînement avec le tuteur qui lui enseignait le combat à l’épée.

Il l’orienta vers Wikim, qui haussa un sourcil.

Son frère semblait aller de mieux en mieux depuis ces quatre derniers mois. Moins maigre, plus robuste. Il transportait presque constamment des problèmes de mathématiques avec lui. Papa s’était un jour emporté contre lui pour cette raison, affirmant que c’était quelque chose de féminin et d’inconvenant – mais, au cours d’une rare démonstration de dissension, ses ardents s’étaient approchés pour lui dire de se calmer et affirmer que le Tout-Puissant approuvait l’intérêt de Wikim. Ils espéraient que Wikim trouverait sa place parmi leurs rangs.

— J’ai entendu dire que tu avais reçu une autre lettre d’Eylita, dit Shallan, cherchant à distraire Balat du carnet de croquis.

Elle ne pouvait s’empêcher de rougir tandis qu’il inspectait une page après l’autre. Ces dessins n’étaient pas destinés à ce que d’autres les voient. Ils n’étaient pas très bons.

— Oui, répondit-il en souriant.

— Tu vas te la faire lire par Shallan ? l’interrogea Wikim en lançant la balle.

Balat toussa.

— J’ai demandé à Malise. Shallan était occupée.

— Tu es gêné ! s’exclama Wikim en le montrant du doigt. Que contiennent ces lettres au juste ?

— Des choses que ma sœur de quatorze ans n’a pas besoin de savoir ! rétorqua Balat.

— C’est osé à ce point-là ? demanda Wikim. Je n’aurais pas imaginé ça de la part de la petite Tavinar. Elle paraît trop convenable.

— Non ! (Balat rougit encore davantage.) Elles ne sont pas osées ; simplement privées.

— Privées comme ton…

— Wikim, l’interrompit Shallan.

Il leva les yeux, puis remarqua les sprènes de colère qui s’accumulaient sous les pieds de Balat.

— Nom des foudres, Balat. Tu deviens sacrément susceptible au sujet de cette fille.

— L’amour nous rend tous idiots, déclara Shallan pour détourner leur attention.

— L’amour ? demanda Balat en la regardant. Shallan, tu es à peine en âge de recouvrir ta sage-main. Qu’est-ce que tu connais à l’amour ?

Elle rougit.

— Je… laisse tomber.

— Pas la peine de garder ces choses-là pour toi, acquiesça Balat.

— Ministara trouve que je dis trop ce que je pense. Que ce n’est pas un attribut très féminin.

Wikim éclata de rire.

— Je connais bien des femmes que ça n’a jamais arrêtées.

— Oui, Shallan, reprit Balat. Si tu ne peux pas nous dire ce que tu penses, à qui d’autre pourrais-tu le dire ?

— Aux arbres, répondit-elle, aux pierres, aux arbustes. Pratiquement à tout ce qui ne m’attirera pas d’ennuis auprès de mes tutrices.

— Dans ce cas, tu n’as pas à te soucier de Balat, déclara Wikim. Il ne serait même pas capable de répéter quelque chose d’intelligent.

— Hé ! s’exclama Balat.

Cela dit, ce n’était malheureusement pas loin de la vérité.

— L’amour, dit Shallan, en partie dans le seul but de les distraire, ressemble à un tas de crottin de chull.

— Parce qu’il sent mauvais ? lança Balat.

— Non, répondit Shallan, parce que même quand on cherche à l’éviter, on marche dedans.

— Des paroles sacrément profondes pour une jeune fille entrée dans l’adolescence il y a tout juste quinze mois, commenta Wikim en gloussant de rire.

— L’amour ressemble au soleil, déclara Balat en soupirant.

— Parce qu’il est aveuglant ? le questionna Shallan. Blanc, chaud, puissant – mais aussi capable de te brûler ?

— Peut-être, répondit Balat en hochant la tête.

— L’amour ressemble à un chirurgien herdazien, dit Wikim en la regardant.

— Dans quel sens ? l’interrogea Shallan.

— À toi de me le dire, répliqua Wikim. Je cherche à voir ce que tu peux en tirer.

— Hum… Les deux te mettent mal à l’aise ? suggéra Shallan. Non. Ooh ! La seule raison pour laquelle on puisse en vouloir, c’est si on a reçu un coup puissant à la tête.

— D’un côté, nécessaire pour vivre, répondit Shallan, mais aussi expressément écœurant.

— Les ronflements de Papa.

Elle frémit.

— Il faut l’avoir vécu pour savoir à quel point c’est perturbant.

Wikim gloussa de rire. Nom des foudres, que c’était agréable de voir ça.

— Arrêtez, vous deux, leur lança Balat. C’est irrespectueux, ce genre de discussions. L’amour… l’amour ressemble à une mélodie classique.

Shallan sourit.

— Si ta performance prend fin trop vite, ton public est déçu ?

— Shallan ! s’écria Balat.

Wikim, cependant, se roulait par terre de rire. Au bout d’un moment, Balat secoua la tête et gloussa d’un rire agréable. Shallan, quant à elle, rougissait. Je viens vraiment de dire ça ? Cette dernière saillie avait été plutôt spirituelle, bien meilleure que les autres. Mais elle était aussi indécente.

Elle en tirait un plaisir coupable. Balat parut gêné, et il rougit de ce double sens, faisant apparaître des sprènes de honte. Balat, toujours si solide. Il avait tellement envie de les diriger. Pour autant qu’elle le sache, il avait renoncé à tuer des crémillons pour s’amuser. L’amour l’avait rendu plus fort, l’avait transformé.

Un bruit de roues sur la pierre annonça l’arrivée d’une voiture devant la maison. Pas de bruits de sabots – leur père était l’une des rares personnes des environs à posséder des chevaux. Les voitures des autres étaient tirées par des chulls ou des parshes.

Balat se leva pour aller voir qui venait, et Sakisa le suivit en barrissant d’un air excité. Shallan reprit son carnet. Papa lui avait récemment interdit de dessiner les parshes ou les sombres-iris du manoir – il trouvait ça inconvenant. Par conséquent, elle avait du mal à trouver des silhouettes sur lesquelles s’entraîner.

— Shallan ?

Elle sursauta et s’aperçut que Wikim n’avait pas suivi Balat.

— Oui ?

j’y vois plus clair. Et… et ça fonctionne toujours. Damnation, oui, ça fonctionne. Merci.

Elle fit mine d’ouvrir la bourse qu’il venait de lui tendre.

— Ne fais pas ça, dit-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De la vénèbre, répondit Wikim. Une plante, enfin ses feuilles. Si tu les manges, elles te paralysent. Et tu arrêtes de respirer.

Perturbée, elle resserra très fort le haut de la bourse. Elle ne voulait même pas savoir comment Wikim était capable de reconnaître une plante mortelle comme celle-là.

— Je les porte sur moi depuis pas loin d’un an, expliqua-t-il tout bas. Plus longtemps tu les gardes, plus les feuilles sont censées devenir puissantes. Mais je n’ai plus l’impression d’en avoir besoin. Tu peux les brûler, ou en faire ce que tu voudras. Simplement, j’ai pensé qu’il fallait que ce soit toi qui les aies.

Elle sourit, quoique perturbée. Wikim avait porté du poison sur lui ? Il estimait qu’il valait mieux qu’il le lui donne ?

Il se mit à courir pour rejoindre Balat, et Shallan rangea la bourse dans sa sacoche. Elle trouverait un moyen de la détruire plus tard. Elle reprit ses crayons et recommença à dessiner.

Peu après, des cris provenant du manoir l’arrachèrent à sa concentration. Elle leva les yeux, ne sachant pas trop combien de temps s’était écoulé. Elle se remit debout, serrant sa sacoche contre sa poitrine, et traversa la cour. Les lianes tremblaient et se rétractaient devant elle, même si, à mesure qu’elle pressait le pas, elle marchait de plus en plus souvent dessus et les sentait qui se tortillaient sous ses pieds et cherchaient à se retirer. Les lianes cultivées avaient de piètres réflexes.

Lorsqu’elle atteignit la maison, elle entendit de nouveaux cris.

— Papa ! (La voix d’Asha Jushu.) Papa, je t’en supplie !

Shallan ouvrit les portes lambrissées à toute volée, et sa robe de soie émit un bruissement contre le sol lorsqu’elle entra pour découvrir trois hommes vêtus d’habits à l’ancienne (ulatu pareil à une jupe qui leur tombait aux genoux, amples chemises colorées, Jushu était agenouillé à terre, les mains liées dans le dos. Au fil des ans, il s’était empâté à cause de ses excès répétés.

— Bah, s’exclama Papa. Je ne tolérerai pas ce vol.

— Son crédit est le vôtre, clarissime, déclara l’un des hommes d’une voix calme et mielleuse. (Il était sombre-iris, bien que sa voix n’en donne pas l’impression.) Il nous a promis que vous paieriez ses dettes.

— Il a menti, répondit Papa tandis qu’Ekel et Jix, les gardes de la maison, se tenaient à ses côtés, mains sur leur arme.

— Papa, chuchota Jushu à travers ses larmes. Ils vont m’emmener…

— Tu étais censé te rendre dans nos propriétés extérieures ! hurla Papa. Tu étais censé aller inspecter nos terres, pas dîner avec des voleurs et perdre notre fortune et notre honneur au jeu !

Jushu baissa la tête et s’affaissa à l’intérieur de ses liens.

— Il est à vous, annonça Papa, qui se retourna pour quitter la pièce d’un pas furieux.

Shallan eut le souffle coupé quand l’un des hommes soupira, puis fit un geste en direction de Jushu. Les deux autres s’emparèrent de lui. Ils ne semblaient pas ravis de repartir sans paiement. Jushu tremblait lorsqu’ils l’entraînèrent à leur suite, croisant Balat et Wikim qui observaient la scène non loin de là. Dehors, Jushu criait grâce et suppliait les hommes de le laisser de nouveau parler à son père.

— Balat, dit Shallan en s’approchant pour lui prendre le bras, fais quelque chose !

— Nous savions tous où son goût du jeu le mènerait, répondit Balat. Nous lui avions dit, Shallan. Il a refusé d’écouter.

— Mais c’est quand même notre frère !

— Que veux-tu que je fasse ? Où pourrais-je trouver assez de sphères pour rembourser sa dette ?

Les pleurs de Jushu décrurent tandis que les hommes quittaient le manoir.

Shallan se retourna et courut rejoindre son père, dépassant Jix qui se grattait la tête. Papa était allé dans son bureau, deux pièces plus loin ; elle hésita sur le pas de la porte et jeta un coup d’œil à cheminée. Elle entra, longeant le bureau où ses ardents (et parfois sa femme) tenaient ses comptes et lui lisaient des rapports.

Personne ne s’y trouvait actuellement, mais les livres de comptes étaient ouverts, dévoilant une affreuse vérité. Elle leva la main vers sa bouche en remarquant plusieurs courriers relatifs à des dettes. Elle avait donné un coup de main pour des calculs partiels, mais elle n’avait jamais vu une partie si grande du tableau général, et elle était abasourdie par ce qu’elle découvrait. Comment la famille pouvait-elle devoir autant d’argent ?

— Je ne changerai pas d’avis, Shallan, lui dit Papa. Va-t’en. Jushu a préparé lui-même ce bûcher.

— Mais…

— Laisse-moi ! rugit Papa en se levant.

Shallan eut un mouvement de recul, yeux écarquillés, et son cœur faillit s’arrêter. Des sprènes de peur apparurent en se tortillant autour d’elle. Il ne criait jamais sur elle. Jamais.

Papa prit une profonde inspiration, puis se retourna vers la fenêtre de la pièce. Il poursuivit en lui tournant le dos :

— Je n’ai pas les moyens de verser ces sphères.

— Pourquoi ? l’interrogea Shallan. Papa, c’est à cause de l’accord avec le clarissime Revilar ? (Elle regarda les livres de comptes.) Non, c’est plus vaste que ça.

— Je vais enfin faire quelque chose de moi-même, déclara Papa, et de cette maison. Je vais les empêcher de murmurer derrière notre dos ; je vais mettre fin à ces constantes remises en doute. La Maison Davar va devenir une puissance dans cette principauté.

— En soudoyant des alliés supposés pour qu’ils nous rendent des services ? demanda Shallan. En utilisant de l’argent que nous n’avons pas ?

Il se retourna vers elle, le visage plongé dans l’ombre mais les yeux reflétant la lumière, comme des braises jumelles dans l’obscurité de son crâne. Lors de cet instant, Shallan éprouva une haine terrifiante pour son père. Il s’avança d’un pas vif et la saisit par les bras. La sacoche de Shallan tomba par terre.

Elle geignit de douleur.

— Il va y avoir des changements dans cette maison, poursuivit Papa. Plus jamais faibles. J’ai trouvé un moyen…

— S’il te plaît, arrête.

Il baissa les yeux vers elle et sembla remarquer pour la première fois qu’elle avait les larmes aux yeux.

— Papa…, chuchota-t-elle.

Il leva les yeux vers le haut, vers sa chambre. Elle savait qu’il regardait en direction de l’âme de Maman. Il la relâcha alors, ce qui la fit culbuter à terre, ses cheveux roux couvrant son visage.

— Tu es consignée dans ta chambre, aboya-t-il. File, et n’en sors plus sans ma permission.

Shallan se releva précipitamment, reprit sa sacoche, puis quitta la pièce. Dans le couloir, elle appuya le dos contre le mur, haletant péniblement, des larmes ruisselant sur son menton. Les choses avaient commencé à s’améliorer… Papa avait commencé à changer…

Elle ferma très fort les yeux. Les émotions faisaient rage et tourbillonnaient en elle. Elle ne pouvait pas les contrôler.

Jushu.

Papa donnait vraiment l’impression de vouloir me faire mal, songea-t-elle en frissonnant. Il a tellement changé. Elle se laissa tomber sur le sol et s’entoura de ses deux bras.

Jushu.

Continuez à tailler ces ronces, l’inflexible… Frayez-vous un chemin vers la lumière

Shallan s’obligea à se remettre de bout. Elle regagna la salle de banquet en courant, toujours en larmes. Balat et Wikim s’étaient assis et Minara leur servait à boire en silence. Les gardes étaient partis, peut-être pour rejoindre leur poste à l’extérieur du manoir.

Quand Balat vit Shallan, il se leva, yeux écarquillés. Il se précipita vers elle et, dans sa hâte, renversa sa coupe qui répandit du vin par terre.

— Est-ce qu’il t’a fait mal ? demanda Balat. Damnation ! Je vais le tuer. Je vais aller trouver le haut-prince et…

— Il ne m’a pas fait mal, l’interrompit Shallan. S’il te plaît, Balat, ton couteau. Celui que Papa t’a donné.

— Oui ?

— Il vaut une belle somme. Je vais essayer de l’échanger contre Jushu.

Balat tendit une main protectrice vers le couteau.

— Jushu a construit lui-même ce bûcher, Shallan.

— C’est exactement ce que Papa m’a dit, répliqua Shallan en s’essuyant les yeux avant de croiser et de soutenir le regard de son frère.

— Je… (Balat regarda par-dessus son épaule, dans la direction qu’avait empruntée Jushu. Il soupira, puis détacha le fourreau de sa ceinture et le lui tendit.) Ça ne suffira pas. Ils ont dit qu’il devait plus de cent brômes d’émeraude.

— J’ai aussi mon collier, ajouta Shallan.

Wikim, qui buvait son vin en silence, tendit la main vers sa ceinture et en tira son couteau. Il le posa au bord de la table. Shallan le ramassa sur son passage, puis sortit de la pièce en courant. Pouvait-elle rattraper les hommes à temps ?

À l’extérieur, elle aperçut la voiture un peu plus loin sur la route. Elle se précipita aussi vite qu’elle le put, foulant l’allée pavée, et franchit les portes pour rejoindre la route. Elle n’était pas très rapide, mais les chulls non plus. Tandis qu’elle approchait, elle vit que Jushu avait été attaché de manière à marcher derrière la voiture. Il ne leva pas les yeux quand sa sœur le dépassa.

La voiture s’arrêta, et Jushu se laissa tomber à terre et se recroquevilla. Le sombre-iris à l’air hautain ouvrit sa portière pour regarder Shallan.

— Il a envoyé la fillette ?

— Je suis venue de moi-même, répondit-elle en lui tendant les poignards. S’il vous plaît, ils sont d’excellente qualité.

L’homme haussa un sourcil, puis fit signe à l’un de ses compagnons de descendre pour aller les prendre. Shallan retira son collier et le laissa tomber dans les mains de l’homme en compagnie des poignards. Il prit l’un des deux et l’inspecta tandis que Shallan patientait, inquiète, en se balançant d’un pied sur l’autre.

— Vous avez pleuré, déclara l’homme resté dans la voiture. Vous tenez tant que ça à lui ?

— Et alors ? s’exclama l’homme. J’ai tué mon frère quand il a tenté de m’escroquer. Vous ne devriez pas laisser vos relations brouiller votre regard.

— Je l’aime, murmura Shallan.

L’homme qui inspectait les poignards les replaça dans leur fourreau.

— Ce sont des œuvres de maître, reconnut-il. Je les estimerais à vingt brômes d’émeraude.

— Et le collier ? demanda Shallan.

— Simple, mais fait d’aluminium, qu’on ne peut obtenir que par spiricantation, dit l’homme à son patron. Dix d’émeraude.

— L’ensemble vaut la moitié de ce que nous doit votre frère.

Le découragement gagna Shallan.

— Mais… que comptez-vous faire de lui ? Le vendre comme esclave ne rembourserait pas une dette si grande.

— Je suis souvent d’humeur à me rappeler que les pâles-iris saignent de la même façon que les sombres-iris, déclara l’homme. Et parfois, il est utile d’avoir un moyen de dissuader les autres de contracter des dettes dont ils ne puissent s’acquitter. Si je l’affiche avec prudence, il me fera peut-être gagner plus d’argent qu’il ne m’en coûtera.

Shallan se sentit minuscule. Elle joignit les mains, l’une couverte, l’autre non. Avait-elle perdu, dans ce cas ? Les femmes des livres de Papa, celles qu’elle en était venue à admirer, n’auraient pas supplié pour toucher le cœur de cet homme ; elles auraient recouru à la logique.

Shallan n’était pas très douée sur ce point. Elle n’avait pas la formation adéquate, et elle n’avait absolument pas le tempérament nécessaire à l’heure actuelle. Mais quand les larmes lui revinrent aux yeux, elle s’obligea à prononcer les premiers mots qui lui traversèrent l’esprit.

— Il vous permettra peut-être de gagner de l’argent de cette manière, déclara-t-elle, mais peut-être pas. C’est un pari, et vous ne me faites pas l’effet du genre d’homme aimer les paris.

Il éclata de rire.

— Non, répondit-elle, rougissant de ses larmes. Vous êtes le genre d’homme qui profite des paris dans lesquels se lancent les autres. Vous savez qu’ils les conduisent généralement à leur perte. Je vous offre des objets qui ont une valeur réelle. Prenez-les. S’il vous plaît ?

L’homme réfléchit. Il tendit la main pour demander qu’on lui tende les poignards. Il en tira un de son fourreau et l’inspecta.

— Citez-moi une raison pour laquelle je devrais lui témoigner de la pitié. Dans ma maison, c’était un glouton arrogant qui agissait sans jamais réfléchir aux difficultés qu’il allait vous causer, à vous, sa famille.

— Notre mère a été assassinée, répondit Shallan. Cette nuit-là, j’ai pleuré, et Jushu m’a serrée dans ses bras.

C’était tout ce dont elle disposait.

L’homme réfléchit de nouveau. Shallan sentit son cœur cogner à tout rompre. Enfin, il lui lança son collier.

— Gardez ça. (Il adressa un signe de tête à son homme.) Libérez ce petit crémillon. Fillette, si vous avez un tant soit peu de bon sens, vous apprendrez à votre frère à se montrer un peu plus… conservateur.

Il referma la porte. Shallan recula tandis que le serviteur libérait Jushu. Puis l’homme monta à l’arrière du véhicule et frappa un coup. La voiture se remit en marche.

Shallan s’agenouilla près de Jushu. Il cligna d’un œil (l’autre, poché et enflé, commençait à se fermer) tandis qu’elle détachait ses mains ensanglantées. Il ne s’était pas écoulé un quart d’heure depuis que Papa avait dit à ces hommes de l’emmener, mais ils avaient manifestement mis ce temps à profit pour montrer à Jushu ce qu’ils pensaient des gens qui ne les payaient pas.

— Shallan ? demanda-t-il, les lèvres en sang. Que s’est-il passé ?

— Tu n’écoutais pas ?

— Mes oreilles résonnent, répondit-il. Et tout tourne autour de moi. Je… est-ce que je suis libre ?

— Balat et Wikim ont donné leurs poignards pour te libérer.

— Mill a accepté de me céder pour si peu ?

— Visiblement, il ne connaissait pas ta vraie valeur.

— Toujours aussi douée avec les mots, hein ?

Il se releva avec l’aide de Shallan et entreprit de regagner la maison en boitant.

Balat les rejoignit à mi-chemin et prit Jushu sous le bras.

— Merci, chuchota Jushu. Elle dit que vous m’avez sauvé. Merci, grand frère.

Il se mit à pleurer.

— Je… (Balat regarda Shallan, puis de nouveau Jushu.) Tu es mon frère. Viens, rentrons te nettoyer.

Voyant qu’il s’occupait de Jushu, Shallan les quitta et pénétra dans le manoir. Elle monta l’escalier, passa devant la pièce éclairée de Papa et entra dans sa chambre. Elle s’assit sur le lit.

Là, elle attendit la tempête majeure.

Enfin, on poussa la porte de sa chambre.

Elle ouvrit les yeux : Papa se tenait à l’extérieur. Shallan distinguait une silhouette effondrée à terre derrière lui, étendue sur le sol du couloir : Minara, la servante. Son corps reposait à terre dans une position étrange et l’un de ses bras était replié selon un angle anormal. Elle remua en geignant, laissant du sang sur le mur lorsqu’elle tenta de s’éloigner en rampant.

Papa entra dans la chambre de Shallan et ferma la porte derrière lui.

— Tu sais que je ne te ferai jamais de mal, Shallan, dit-il tout bas.

Elle hocha la tête, les larmes aux yeux.

— J’ai trouvé un moyen de me contrôler, ajouta-t-il. Il faut simplement que je laisse sortir la colère. Je ne peux pas me reprocher d’avoir cette colère en moi. Ce sont les autres qui la suscitent lorsqu’ils me désobéissent.

L’objection qu’elle s’apprêtait à formuler – selon laquelle il ne lui avait pas dit d’aller immédiatement dans sa chambre, simplement de ne pas en ressortir une fois qu’elle y serait – mourut sur ses lèvres. Une excuse idiote. Ils savaient tous deux qu’elle avait désobéi volontairement.

— Je ne voudrais pas avoir à punir qui que ce soit d’autre par ta faute, Shallan, reprit Papa.

— L’heure est venue, dit-il en hochant la tête. Plus de complaisance. Si nous voulons être importants à Jah Keved, nous ne pouvons pas être perçus comme des faibles. Tu comprends ?

Elle hocha la tête, incapable de retenir ses larmes.

— Parfait, dit-il en posant la main sur sa tête avant de passer les doigts dans ses cheveux. Merci.

Il la quitta et ferma la porte.

Ces Tisseflamme, par un fait qui ne relève guère de la coïncidence, comptaient parmi leurs rangs un grand nombre d’adeptes des arts, à savoir : des écrivains, artistes, musiciens, peintres, sculpteurs. Compte tenu du tempérament général de cet ordre, il ne semble point inconcevable que les récits relatifs à leurs étranges et diverses capacités mnémoniques aient été quelque peu enjolivés.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 21, page 10.

Après avoir laissé sa voiture dans une écurie du Marché Extérieur, Shallan se fit conduire à un escalier taillé à même la colline. Elle le gravit, puis s’avança d’un pas hésitant sur une terrasse elle-même sculptée dans un autre flanc de colline. Des pâles-iris vêtus d’habits très élégants bavardaient par-dessus des coupes de vin autour des nombreuses tables en fer forgé du patio.

Ils se trouvaient ici à une altitude suffisante pour dominer les camps de guerre. L’angle de vue donnait vers l’est, en direction de l’Origine. Quelle étrange disposition ; Shallan se sentait exposée. Elle était habituée à ce que les balcons, jardins et patios soient tous orientés dans le sens inverse des tempêtes. D’accord, personne ne se trouvait sans doute ici lorsqu’on attendait une tempête majeure, mais tout ça lui semblait malgré tout anormal.

Une maîtresse-servante en noir et blanc arriva et s’inclina en l’appelant « clarissime Davar » sans qu’elle ait besoin de se présenter. Elle allait devoir s’y habituer ; en Alethkar, elle était une curiosité, donc facilement reconnaissable. Elle laissa la servante la guider parmi les tables et envoya ses gardes du jour en direction d’une pièce plus grande taillée dans la pierre sur la droite. Celle-ci possédait un toit et des murs adéquats, conçus de manière à pouvoir refermer entièrement l’espace, et un groupe d’autres gardes y attendait le bon vouloir de leur maître.

Shallan attira l’attention des autres clients. Eh bien, tant mieux. Elle était venue ici pour chambouler leur univers. Plus les gens parlaient d’elle, meilleures étaient ses chances de les persuader, le moment venu, de l’écouter au sujet des parshes. Ils étaient partout dans le camp de guerre, même ici, dans cette luxueuse taverne. Elle en aperçut trois dans le coin, qui retiraient des bouteilles de vin des présentoirs fixés au mur pour les placer dans des caisses. Ils se déplaçaient à une allure pesante mais implacable.

Quelques pas supplémentaires la conduisirent au garde-corps en marbre situé juste au bord de la terrasse. Là, Adolin avait fait installer une table à l’écart des autres, avec une vue dégagée qui donnait droit vers l’est. Deux gardes de la maison de Dalinar se tenaient près du mur un peu plus loin ; Adolin était apparemment assez important pour que ses gardes n’aient pas à attendre avec les autres.

Il parcourait un in-folio, conçu dans des dimensions assez grandes pour qu’on ne le prenne pas pour un livre de femme. Shallan avait vu des in-folio contenant des cartes de bataille, d’autres des modèles d’armures ou des images d’architecture. Elle fut amusée lorsqu’elle aperçut les glyphes que contenait celui-ci, soulignés d’une inscription rédigée par une femme pour plus d’éclaircissements. Il s’agissait de gravures de mode de Liafor et d’Azir.

Adolin était toujours aussi séduisant. Peut-être même davantage à présent qu’il était visiblement plus détendu. Elle n’allait pas le laisser lui embrouiller les idées. Elle avait un objectif en aider ses frères et obtenir les ressources nécessaires permettant de dévoiler la nature des Néantifères et de découvrir Urithiru.

Elle ne pouvait pas se permettre d’apparaître comme faible. Elle devait contrôler la situation et ne pouvait pas se comporter comme une flagorneuse, pas plus qu’elle ne pouvait…

Adolin l’aperçut et referma son in-folio. Il se leva, un sourire aux lèvres.

… Oh, nom des foudres. Ce sourire.

— Clarissime Shallan, dit-il en lui tendant la main. Êtes-vous bien installée dans le camp de Sebarial ?

— Oui, répondit-elle en lui souriant.

Cette crinière indisciplinée lui donnait envie de tendre la main pour y passer les doigts. Nos enfants auraient les cheveux les plus étranges au monde, songea-t-elle. Entre ses mèches aléthies or et noir, mes rousses et

Était-elle réellement en train de penser à leurs enfants ? Déjà ? Petite idiote.

— Oui, poursuivit-elle en s’efforçant de reprendre contenance. Il s’est montré très gentil avec moi.

— Sans doute parce que vous faites partie de la famille, répliqua Adolin, qui attendit qu’elle soit assise avant de pousser sa chaise. (Il le fit lui-même plutôt que de laisser la maîtresse-servante s’en charger. Elle ne s’y serait pas attendue de la part de quelqu’un d’aussi haute naissance.) Sebarial ne fait ce genre de choses que lorsqu’il s’y sent contraint.

— Je crois qu’il pourrait vous surprendre, déclara Shallan.

— Oh, il l’a déjà fait à plusieurs occasions.

— Vraiment ? Lesquelles ?

— Eh bien, répondit Adolin en s’asseyant, il lui est arrivé un jour d’émettre un bruit très, hum, très fort et inapproprié lors d’une réunion avec le roi… (Adolin sourit, haussa les épaules comme sous l’effet de l’embarras, mais il ne rougit pas comme l’aurait fait Shallan dans une situation similaire.) Est-ce que ça compte ?

— Je ne sais pas trop. Sachant ce que je sais de mon oncle Sebarial, je doute qu’une telle chose soit particulièrement surprenante de sa part. Elle serait même plutôt attendue.

— Oui, vous avez sans doute raison. Je vous l’accorde.

Il semblait tellement sûr de lui. Pas d’une manière particulièrement suffisante, comme le père de Shallan. En réalité, elle se rendit compte que l’attitude de son père ne trahissait pas l’assurance, mais plutôt le contraire.

Adolin semblait parfaitement à l’aise aussi bien avec son rang qu’avec ceux qui l’entouraient. Lorsqu’il fit signe à la maîtresse-servante de lui apporter la carte des vins, il lui sourit, bien qu’elle soit sombre-iris. Ce sourire suffit à faire rougir la maîtresse-servante elle-même.

Shallan était censée obtenir de cet homme qu’il la courtise ? Bourrasques ! Elle s’était sentie beaucoup plus compétente lorsqu’elle essayait d’arnaquer le chef des Sang-des-spectres. Adolin évolue parmi l’élite, et il a eu des relations avec les dames les plus sophistiquées du monde. C’est ce qu’il attendra de toi.

— Donc, reprit-il en parcourant la carte des vins, décrits par des glyphes, nous sommes censés nous marier.

— À votre place, clarissime, j’allégerais cette formulation, conseilla Shallan, choisissant ses mots avec soin. Nous ne sommes pas censés nous marier. Votre cousine Jasnah voulait simplement que nous envisagions la possibilité d’une union, et votre tante semblait approuver cette idée.

— Le Tout-Puissant ait pitié d’un homme dont les parentes de sexe féminin s’associent pour préparer son avenir, répondit Adolin en soupirant. Évidemment, Jasnah avait parfaitement le droit d’atteindre l’âge moyen sans conjoint, mais si je célèbre mon vingt-troisième anniversaire sans épouse, on dirait que je représente une sorte de menace. C’est plutôt sexiste de sa part, vous ne trouvez pas ?

— Eh bien, elle voulait que je me marie, moi aussi, retorqua Shallan. Donc je ne la qualifierais pas de sexiste. Simplement… De « jasnahiste » ? (Elle hésita.) Jasnahsogyne ? Non, flûte. Il faudrait que ce soit « misojasne », et ça ne sonne pas très bien, vous ne trouvez pas ?

— Nom des foudres, souffla-t-elle. Ce sont toutes des sortes de vins différentes ?

— Oui, répondit Adolin, qui se pencha vers elle d’un air conspirateur. En toute franchise, je n’y prête pas une grande attention. Renarin sait toutes les différencier – si vous le laissez faire, il radotera sans s’arrêter. Moi, j’en commande toujours un dont le nom suggère un excellent cru, mais en réalité je me fonde uniquement sur la couleur. (Il grimaça.) Nous sommes en guerre, techniquement. Je ne vais pas pouvoir en prendre un qui soit trop alcoolisé, au cas où. C’est idiot, car il n’y aura pas de course au pont aujourd’hui.

— Vous êtes sûr ? Je croyais qu’elles étaient aléatoires.

— C’est vrai, mais mon camp de guerre n’est pas prêt. Et puis elles ne se produisent jamais si près de l’arrivée d’une tempête majeure.

Il se laissa aller en arrière et parcourut le menu avant de désigner l’un des vins et d’appeler la servante par un clin d’œil.

Un grand froid envahit Shallan.

— Attendez. Une tempête majeure ?

— Oui, répondit Adolin en étudiant l’horloge située dans le coin. (Sebarial avait déclaré qu’elles étaient de plus en plus fréquentes par ici.) Elle ne devrait plus tarder. Vous n’étiez pas au courant ?

Elle s’étrangla en regardant vers l’est, vers le paysage craquelé. Garde ton sang-froid ! se dit-elle. Reste élégante ! Au lieu de quoi une partie primitive d’elle-même avait envie de chercher un trou pour s’y cacher. Elle s’imagina soudain sentir la pression baisser, comme si l’air lui-même cherchait à s’échapper. La voyait-elle commencer là-bas ? Non, ce n’était rien. Elle plissa les yeux malgré tout.

— Je n’ai pas consulté la liste des tempêtes de Sebarial, s’obligea-t-elle à répondre. En toute franchise, le connaissant, elle devait être périmée. J’étais très occupée.

— Ah, fit Adolin. Je me demandais pourquoi vous ne me posiez pas de questions sur cet endroit. Je pensais simplement que vous en aviez déjà entendu parler.

quelque chose, et dégageaient une impression de nervosité. La présence de la seconde pièce – la grande réservée aux gardes du corps, avec ces portes robustes – lui semblait à présent bien plus logique.

— Nous sommes ici pour la regarder ? murmura Shallan.

— C’est la nouvelle mode, expliqua Adolin. Apparemment, nous sommes censés rester assis ici jusqu’à ce que la tempête soit pratiquement sur nous, puis nous précipiter dans l’autre pièce pour nous y abriter. Voilà des semaines que je voulais venir ici, et je viens à peine de réussir à convaincre mes gardiens que j’y serai en sécurité. (Il avait prononcé ces derniers mots avec amertume.) Nous pouvons nous rendre dès maintenant dans la pièce sécurisée, si vous le souhaitez.

— Non, répondit Shallan, s’obligeant à desserrer ses doigts qui agrippaient le bord de la table. Ne vous en faites pas pour moi.

— Je vous trouve bien pâle.

— C’est mon teint naturel.

— Parce que vous êtes védène ?

— Parce que je suis toujours au bord de la panique ces jours-ci. Tiens, est-ce notre vin qui arrive ?

Sang-froid, se rappela-t-elle une fois de plus. Elle fit de gros efforts pour ne pas regarder vers l’est.

La servante leur avait apporté deux coupes d’un vin bleu vif. Adolin prit le sien et l’étudia. Il le flaira, en goûta une gorgée, puis hocha la tête d’un air satisfait et congédia la servante d’un sourire. Il contempla ses fesses tandis qu’elle s’éloignait.

Shallan le regarda en haussant un sourcil, mais il ne parut pas se rendre compte qu’il avait fait quelque chose de mal. Il se retourna vers Shallan et se pencha de nouveau vers elle.

— Je sais qu’on est censé faire tourner le vin dans sa bouche et le goûter, murmura-t-il, mais personne ne m’a jamais expliqué ce que je dois y chercher.

— Des insectes qui flottent dans le liquide, peut-être ?

— Non, mon nouveau goûteur les aurait repérés.

Il sourit, mais Shallan comprit qu’il ne plaisantait sans doute pas. Un homme maigre qui ne portait pas d’uniforme s’était Shallan testa son vin. Il était bon – légèrement douceâtre, un rien épicé. Cela dit, elle avait du mal à se concentrer sur son goût, avec cette tempête…

Arrête, se dit-elle en souriant à Adolin. Elle devait s’assurer que ce rendez-vous se passe bien pour lui. Fais-le parler de lui. C’était un conseil qu’elle se rappelait avoir lu dans ses livres.

— Les attaques de plateaux, commença-t-elle. Comment savez-vous quand les démarrer ?

— Hmm ? Ah, nous avons des guetteurs, répondit Adolin en se prélassant sur sa chaise. Des hommes qui se tiennent au sommet des tours avec d’énormes longues-vues. Ils inspectent chaque plateau que nous puissions atteindre dans un délai raisonnable et cherchent les chrysalides.

— J’ai entendu dire que vous en aviez capturé un certain nombre.

— Eh bien, je ne devrais sans doute pas en parler. Mon père ne veut plus que ce soit une compétition.

Il la regarda avec l’air d’attendre quelque chose.

— Mais vous devez tout de même bien pouvoir parler de ce qui s’est déjà passé, reprit Shallan, qui eut l’impression de tenir un rôle.

— Sans doute, répondit Adolin. Il y a eu une course, il y a quelques mois, au cours de laquelle je me suis emparé de la chrysalide pratiquement tout seul. Voyez-vous, mon père et moi avions l’habitude de commencer par sauter au-dessus du gouffre, puis de dégager la voie pour les ponts.

— N’est-ce pas dangereux ? demanda Shallan, qui le regarda consciencieusement en ouvrant de grands yeux.

— Oui, mais nous sommes des Porte-Éclat. Nous tenons notre force et nos capacités du Tout-Puissant. C’est une grande responsabilité, et il est de notre devoir de nous en servir pour protéger nos hommes. Nous sauvons des centaines de vies en traversant les premiers. C’est ce qui nous permet de guider l’armée.

Il marqua un temps d’arrêt.

— En réalité, il faut bien que ce soit fait. Mais c’est effectivement dangereux. Ce jour-là, j’ai franchi le gouffre, mais mon père et moi nous sommes retrouvés séparés des autres par les Parshendis. Il s’est vu contraint de sauter en sens inverse, et il avait reçu un coup à la jambe à cause duquel sa jambière – c’est une pièce d’armure – s’était fendue lors de l’atterrissage. Il était donc dangereux qu’il saute à nouveau. Je me suis retrouvé seul tandis qu’il attendait que le pont soit mis en place.

Nouvelle interruption. Elle était sans doute censée lui demander ce qui s’était passé ensuite.

— Et si vous devez faire vos besoins ? demanda-t-elle à la place.

— Eh bien, j’ai tourné le dos au gouffre, commencé à distribuer des coups d’épée et… Un instant, que m’avez-vous demandé ?

— Vos besoins, répondit Shallan. Vous êtes là, en plein milieu d’un champ de bataille, enfermé dans le métal comme un crabe dans sa carapace. Et si un besoin naturel se fait sentir ?

— Je… heu… (Adolin la regarda d’un air pensif.) Jamais encore une femme ne m’a demandé ça.

— Un bon point pour mon originalité ! s’exclama Shallan, mais elle rougit en prononçant ces mots.

Jasnah aurait été mécontente. Shallan ne pouvait-elle pas tenir sa langue le temps d’une conversation ? Elle avait réussi à le faire parler de quelque chose qu’il aimait ; tout se passait bien jusqu’à présent. Et maintenant…

— Eh bien, répondit lentement Adolin, chaque bataille comporte des baisses de rythme, et les hommes se relaient en première ligne. Pour cinq minutes où l’on se bat, on en a souvent tout autant pour se reposer. Quand un Porte-Éclat se retire, les hommes inspectent son armure en quête de fissures, lui donnent à boire ou à manger, et l’aident pour… ce que vous venez de dire. Ce n’est pas un très bon sujet de conversation, clarissime. Nous n’en parlons pas vraiment.

— C’est précisément ce qui en fait un bon sujet de conversation, protesta-t-elle. Je peux entendre parler de guerres, de Porte-Éclat — Je vous l’accorde, c’est un peu sale, répondit Adolin en grimaçant, avant de boire une gorgée de vin. On ne peut pas vraiment… Je n’en reviens pas d’être en train de dire ça… on ne peut pas vraiment s’essuyer quand on porte une Cuirasse, et il faut donc que quelqu’un le fasse pour vous. Ça me donne l’impression d’être un bébé. Et puis, parfois, on n’a tout simplement pas le temps…

— Et ?

Il l’étudia d’un air très concentré.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Je cherche à déterminer si vous n’êtes pas Malice portant une perruque. C’est le genre de choses qu’il m’obligerait à faire.

— Je ne vous oblige à rien du tout, se défendit-elle. Je suis curieuse, tout simplement.

En toute franchise, elle l’était réellement. Elle avait déjà réfléchi à cette question. Peut-être plus qu’elle ne le méritait.

— Eh bien, répondit Adolin, si vous tenez absolument à le savoir, un vieil adage du champ de bataille enseigne qu’il vaut mieux être embarrassé que mort. Vous ne pouvez rien laisser détourner votre attention du champ de bataille.

— Donc…

— Donc, oui, moi, Adolin Kholin – cousin du roi, héritier de la principauté Kholin – j’ai déjà fait dans ma Cuirasse d’Éclat. Trois fois, et volontairement. (Il vida d’un trait le reste de son vin.) Vous êtes une femme très étrange.

— S’il faut vraiment que je vous le rappelle, répondit Shallan, c’est vous qui avez commencé notre conversation tout à l’heure par une plaisanterie sur les flatulences de Sebarial.

— Eh bien oui, sans doute. (Il sourit.) Ce n’est pas exactement censé se dérouler ainsi, n’est-ce pas ?

— Est-ce une mauvaise chose ?

— Non, admit Adolin, puis son sourire s’élargit. En fait, c’est même plutôt rafraîchissant. Savez-vous combien de fois j’ai raconté cette histoire où j’ai sauvé la course au pont ?

— Je suis persuadée que vous vous êtes montré très courageux.

— Cela dit, sans doute pas autant que les pauvres gens qui doivent nettoyer votre armure.

Adolin éclata d’un rire sonore. Pour la première fois, il sembla sincère, témoignant d’une émotion qui n’était ni calculée, ni attendue. Il cogna du poing sur la table, puis demanda d’un geste qu’on lui apporte encore du vin, et s’essuya une larme au coin de l’œil. Le sourire dont il gratifia Shallan menaça de la faire rougir à nouveau.

Attends, songea-t-elle, est-ce que ça vient… de fonctionner ? Elle était censée se montrer féminine et délicate, pas demander aux hommes quel effet ça faisait de déféquer en plein combat.

— Bon, dit Adolin en prenant la coupe de vin, sans même accorder un coup d’œil à la servante cette fois-ci. Quels autres secrets honteux voulez-vous connaître ? Vous m’avez mis à nu. Il y a des centaines de choses dont les histoires et les documents historiques ne parlent pas.

— Les chrysalides, dit Shallan avec empressement. À quoi ressemblent-elles ?

— C’est ce que vous voulez savoir ? répondit Adolin en se grattant la tête. J’étais persuadé que vous alliez vouloir m’entendre parler des irritations…

Shallan sortit sa sacoche, posa une feuille sur la table et se mit à dessiner.

— D’après ce que j’ai pu déterminer, personne n’a jamais fait de recherches poussées sur les démons des gouffres. Il y a des croquis de démons morts, mais c’est tout, et les détails anatomiques y sont atrocement mal représentés.

» Ils doivent posséder un cycle de vie intéressant. Ils hantent ces gouffres, mais je doute qu’ils y vivent vraiment. Il n’y a pas assez de nourriture pour des créatures de cette taille. Ça signifie qu’elles viennent ici dans le cadre d’une sorte de mouvement migratoire, pour devenir des chrysalides. Avez-vous déjà vu des jeunes ? Avant qu’ils ne forment leur chrysalide ?

— Non, répondit Adolin en faisant le tour de la table pour rapprocher sa chaise. Ça se produit souvent la nuit, et nous ne les repérons qu’au matin. Ils sont difficiles à distinguer là-dehors, penser que les Parshendis doivent nous surveiller. Nous sommes si souvent en train de nous battre pour des plateaux. Ça peut signifier qu’ils nous aperçoivent en train de nous mobiliser, puis déduisent l’emplacement de la chrysalide en voyant dans quelle direction nous partons. Nous disposons d’un avantage initial, mais ils traversent les Plaines plus rapidement, et nous arrivons donc à peu près en même temps…

Il laissa sa phrase en suspens et pencha la tête sur le côté pour mieux voir le croquis de Shallan.

— Nom des bourrasques ! C’est très réussi, Shallan.

— Merci.

— Non, je veux dire très réussi.

Elle avait tracé un croquis rapide des différents types de chrysalides rencontrés dans ses lectures, ainsi qu’un homme rapidement esquissé près d’eux, pour donner une échelle de taille. Ce n’était pas très bon – elle l’avait fait très rapidement. Pourtant, Adolin semblait sincèrement impressionné.

— La forme et la texture de la chrysalide, déclara Shallan, pourraient nous aider à placer les démons des gouffres dans une famille d’animaux similaires.

— C’est à celle-ci qu’elles ressemblent le plus, répondit Adolin, qui s’approcha pour désigner l’un des croquis. Celles que j’ai touchées étaient dures comme la pierre. C’est difficile d’en percer une sans Lame d’Éclat. Ça peut nécessiter une multitude d’hommes armés de marteaux.

— Hmmm, commenta Shallan en griffonnant une note. Vous en êtes sûr ?

— Oui. C’est à ça qu’elles ressemblent. Pourquoi ?

— C’est une chrysalide de yu-nerig, expliqua Shallan. Un magnecoque des mers qui entourent Marabethia. J’ai entendu dire que les habitants de la région leur jetaient les criminels en pâture.

— Ouille.

— Il pourrait s’agir d’un faux positif, d’une coïncidence. Les yu-nerig sont une espèce aquatique. Ils ne viennent sur la terre — D’accord, répondit Adolin en buvant une gorgée de vin. Si vous le dites.

— C’est sans doute important, fit remarquer Shallan.

— Pour les recherches. Oui, je sais. Ma tante Navani parle tout le temps de ce genre de choses.

— Ça pourrait être d’une importance plus pratique que ça, répondit Shallan. Combien de ces créatures, environ, sont tuées chaque mois par vos armées et par les Parshendis ?

Adolin haussa les épaules.

— Une tous les trois jours, je dirais. Parfois plus, parfois moins. Donc… une quinzaine par mois ?

— Vous voyez le problème ?

— Je… (Adolin secoua la tête.) Non, désolé. Je suis très mauvais pour tout ce qui n’implique pas des armes blanches.

Elle lui sourit.

— Ne dites pas de bêtises. Vous vous êtes révélé doué pour choisir le vin.

— Plus ou moins au hasard.

— Et il est délicieux, répondit Shallan. Une preuve empirique de votre méthodologie. Donc, si vous ne voyez pas le problème, c’est sans doute parce que vous ne disposez pas des faits adéquats. Les magnecoques, en règle générale, sont lents à se reproduire et lents à grandir. C’est parce que la plupart des écosystèmes ne peuvent nourrir qu’une population limitée de superprédateurs de cette taille.

— J’ai déjà entendu certains de ces mots.

Elle le regarda en haussant les sourcils. Il s’était beaucoup approché d’elle afin d’inspecter son dessin. Il portait un soupçon de parfum à la senteur fraîche et boisée. Oh là là

— D’accord, d’accord, reprit-il en gloussant de rire tout en inspectant ses dessins. Je ne suis pas aussi bouché que je le laisse paraître. Je comprends ce que vous voulez dire. Vous pensez réellement que nous pourrions en tuer un nombre assez grand pour que ça pose problème ? Enfin, les gens se livrent à des chasses aux magnecoques depuis des générations, et ces bêtes sont toujours là.

population juvénile. Ont-ils été moins nombreux à devenir chrysalides ces derniers temps ?

— Oui, dit-il, bien qu’il soit réticent à lui répondre. Nous pensons que c’est peut-être la saison.

— Peut-être. Ou bien il se peut que leur population commence à décroître après plus de cinq années de récoltes. En temps normal, les animaux comme les démons des gouffres n’ont pas de prédateurs. La perte soudaine de plus de cent cinquante spécimens par an pourrait avoir un effet catastrophique sur leur population.

Adolin fronça les sourcils.

— Les cœurs-de-gemme que nous récoltons nourrissent la population des camps de guerre. Sans un afflux constant de nouvelles pierres de taille raisonnable, celles dont nous disposons pour les Spiricantes vont finir par se briser, et nous ne pourrons plus nourrir les armées qui se trouvent ici.

— Je ne suis pas en train de vous dire d’arrêter de les chasser, répondit Shallan en rougissant.

Elle n’aurait sans doute pas dû aborder ce sujet. Urithiru et les parshes, voilà quel était le problème immédiat. Malgré tout, elle devait gagner la confiance d’Adolin. Si elle parvenait à se rendre utile par rapport aux démons des gouffres, peut-être l’écouterait-il lorsqu’elle lui présenterait des idées encore plus révolutionnaires.

— Tout ce que je suis en train de vous dire, poursuivit Shallan, c’est que ce sujet mérite qu’on y réfléchisse et qu’on l’étudie. Et si vous commenciez à élever des lots de démons des gouffres, à faire grandir des jeunes jusqu’à leur taille adulte comme les hommes élèvent les chulls ? Au lieu d’en chasser trois par semaine, si vous parveniez à en élever et à en récolter des centaines ?

— Ce serait effectivement utile, admit Adolin, songeur. De quoi auriez-vous besoin à cette fin ?

— Eh bien, je n’étais pas en train de vous dire… enfin… (Elle s’interrompit.) Il faut que je me rende dans les Plaines Brisées, reprit-elle d’une voix plus ferme. Si je dois découvrir comment les élever, il faut que je voie l’une de ces chrysalides avant qu’elle — Ce n’est là qu’une petite liste de choses impossibles.

— C’est vous qui m’avez posé la question.

— Il se peut que je parvienne à vous faire aller dans les Plaines, reprit Adolin. Père avait promis à Jasnah de lui montrer un démon des gouffres mort, donc je crois qu’il comptait l’y emmener après une chasse. Cependant, voir une chrysalide… elles apparaissent rarement près des camps. Il faudrait que je vous emmène dangereusement près du territoire parshendi.

— Je suis persuadée que vous saurez me protéger.

Il la regarda, le visage plein d’attente.

— Qu’y a-t-il ? demanda Shallan.

— J’attendais une pique.

— J’étais sérieuse, répondit Shallan. En votre présence, je suis certaine que les Parshendis n’oseraient pas trop s’approcher.

Adolin sourit.

— Enfin, je veux dire, ajouta-t-elle, rien qu’avec la puanteur…

— Je crois que vous ne me laisserez jamais oublier ce que je vous ai raconté.

— Jamais, acquiesça Shallan. Vous vous êtes montré franc, minutieux et sympathique. Ce ne sont pas là des choses que je m’autorise à oublier chez un homme.

Le sourire d’Adolin s’élargit. Nom des foudres, ces yeux…

Attention, se dit Shallan. Attention ! Kabsal s’est très facilement joué de toi. Ne répète pas la même erreur.

— Je vais voir ce que je peux faire, reprit Adolin. Les Parshendis ne représenteront peut-être plus un problème dans un futur proche.

— Vraiment ?

Il hocha la tête.

— Tout le monde ne le sait pas, bien que nous en ayons parlé aux hauts-princes. Demain, mon père va rencontrer des dirigeants parshendis. Ça pourrait déboucher sur le début d’une négociation pour la paix.

— C’est formidable !

demain, même si je vais devoir m’occuper de ça entre les autres tâches que mon père m’a confiées.

— Les duels, répondit Shallan en se penchant vers lui. Que se passe-t-il là-bas, Adolin ?

Il sembla hésiter.

— Quoi qu’il soit en train de se produire dans les camps, dit-elle un ton plus bas, Jasnah n’était pas au courant. Je me sens d’une ignorance crasse par rapport à la politique des camps, Adolin. Votre père et le haut-prince Sadeas se sont brouillés, ai-je cru comprendre. Le roi a transformé la nature de ces attaques de plateaux, et tout le monde raconte que vous avez repris les duels. Mais d’après ce que je suis parvenue à comprendre, vous n’aviez jamais cessé d’en livrer.

— C’est différent, dit-il. Maintenant, je me bats pour gagner.

— Ce n’était pas le cas auparavant ?

— Non, jusque-là je me battais pour punir. (Il regarda autour de lui, puis la fixa droit dans les yeux.) Tout remonte à la période où mon père a eu ses premières visions…

Il poursuivit. Il déroula une histoire étonnante, bien plus détaillée qu’elle ne s’y attendait. Une histoire de trahison et d’espoir. De visions du passé. D’un Alethkar unifié, préparé à endurer une tempête en approche.

Elle ignorait que penser de tout ça, même si elle comprit qu’Adolin lui en parlait parce qu’il était au courant des rumeurs qui circulaient dans le camp. Elle avait, bien sûr, entendu parler des crises de Dalinar, et avait une petite idée de ce qu’avait fait Sadeas. Quand Adolin mentionna que son père souhaitait le retour des Chevaliers Radieux, Shallan frissonna. Elle chercha Motif autour d’elle (il devait être tout près) mais ne le trouva pas.

Le cœur de l’histoire, du moins selon l’estimation d’Adolin, était la trahison de Sadeas. Le regard du jeune prince s’assombrit et son visage rougit lorsqu’il se décrivit abandonné sur les Il est réellement en train de se confier à moi, comprit Shallan avec un frisson. Elle posa sa libre-main sur le bras d’Adolin tandis qu’il parlait, un geste innocent, mais qui sembla l’encourager tandis qu’il expliquait calmement le plan de Dalinar. Elle n’était pas certaine qu’il ait raison de partager tout ça avec elle ; ils se connaissaient à peine. Mais le fait d’en parler semblait décharger ses épaules d’un poids, et il se détendait.

— J’imagine, déclara Adolin, que c’est la fin. Je suis censé remporter les Lames d’Éclat des autres, leur enlever un peu de leur mordant, les mettre dans l’embarras. Mais je ne sais pas si ça fonctionnera.

— Pourquoi ça ? demanda Shallan.

— Ceux qui ont accepté de m’affronter en duel ne sont pas assez importants, expliqua-t-il en serrant le poing. Si je gagne un butin trop conséquent, les véritables cibles – les hauts-princes – prendront peur de moi et refuseront les duels. J’ai besoin de duels plus prestigieux. Non, ce dont j’ai besoin, c’est d’affronter Sadeas. De fracasser son visage souriant contre les pierres et de lui reprendre la Lame de mon père. Mais il est trop sournois. Nous n’arriverons jamais à le faire accepter.

Elle se surprit à souhaiter de toutes ses forces pouvoir faire quelque chose, n’importe quoi, pour l’aider. Elle se sentit fondre face à l’inquiétude intense, la passion qu’elle lisait dans ces yeux-là.

Souviens-toi de Kabsal…, se rappela-t-elle une fois de plus.

En tout cas, Adolin n’allait certainement pas tenter de l’assassiner – mais ça ne signifiait pas pour autant qu’elle devait laisser sa cervelle se changer en pâte de curry en sa présence. Elle s’éclaircit la gorge, se força à détourner le regard de lui et le baissa vers son dessin.

— Flûte alors, dit-elle. Je vous ai bouleversé. Je ne suis pas très douée pour ces histoires de séduction.

— Je n’aurais jamais cru…, murmura Adolin en posant la main sur son bras.

Shallan rougit de nouveau et le cacha en baissant la tête pour fouiller dans sa sacoche.

— Un nouveau volume de la biographie de son père ?

— Non, répondit Shallan en sortant une feuille de papier. Adolin, Jasnah pensait que les Néantifères allaient revenir.

— Pardon ? dit-il, pensif. Elle ne croyait même pas au Tout- Puissant. Pourquoi aurait-elle cru aux Néantifères ?

— Elle avait des preuves, expliqua Shallan, tapotant la feuille d’un doigt. Une grande partie d’entre elles ont sombré dans l’océan, je le crains, mais il me reste certaines de ses notes, et… Adolin, croyez-vous qu’il serait très difficile de convaincre les hauts-princes de se débarrasser de leurs parshes ?

— De se débarrasser de quoi ?

— Serait-il très difficile de convaincre tout le monde de ne plus utiliser les parshes comme esclaves ? De les donner, ou… (Nom des foudres, elle ne voulait tout de même pas initier un génocide ? Mais c’étaient les Néantifères…) Ou les libérer, quelque chose comme ça. Les faire sortir des camps de guerre.

— Est-ce que ce serait très difficile ? demanda Adolin. Là, comme ça, je dirais que c’est impossible. Ou alors vraiment impossible. Pourquoi voudrions-nous même faire ce genre de chose ?

— Jasnah pensait qu’ils étaient peut-être liés aux Néantifères et à leur retour.

Adolin secoua la tête, l’air perplexe.

— Shallan, nous arrivons à peine à convaincre les hauts-princes de mener cette guerre d’une façon adéquate. Si mon père ou le roi devaient demander à tous de se débarrasser de leurs parshes… Nom des bourrasques ! Ça détruirait le royaume en un battement de cœur.

Donc, Jasnah avait également raison sur ce point. Voilà qui n’étonnait guère Shallan. Cependant, elle trouvait intéressant de voir avec quelle véhémence Adolin lui-même s’opposait à cette idée. Il but une grande gorgée de vin, l’air totalement dérouté.

Dans ce cas, il était temps de revenir en arrière. Ce rendez-vous s’était très bien passé ; elle ne souhaitait pas le terminer sur une note aigre.

dans quelle mesure cette suggestion était importante. Elle devait connaître sa fille, et ses notes, mieux que quiconque.

Adolin acquiesça.

— Allez la voir, dans ce cas.

Shallan tapota le papier entre ses doigts.

— J’ai essayé. Elle ne s’est pas montrée extrêmement arrangeante.

— Tante Navani peut être assez dominatrice parfois.

— Ce n’est pas ça, répliqua Shallan en balayant les mots sur la page. (Il s’agissait d’une réponse qu’elle avait reçue après avoir demandé à rencontrer cette femme pour lui parler avec elle du travail de sa fille.) Elle ne veut pas me rencontrer. Elle semble à peine vouloir reconnaître mon existence.

Adolin soupira.

— Elle ne veut pas y croire. Pour Jasnah, je veux dire. Vous représentez quelque chose pour elle : la vérité, d’une certaine façon. Donnez-lui du temps. Elle a simplement besoin de faire son deuil.

— Je ne suis pas certaine que ce sujet puisse attendre, Adolin.

— Je vais lui parler, suggéra-t-il. Qu’en dites-vous ?

— Formidable, répondit-elle. Un peu comme vous.

Il sourit.

— Ce n’est rien. Enfin, si nous devons plus-ou-moins-vaguement-nous-marier, nous devrions sans doute nous soucier chacun des intérêts de l’autre. (Il marqua une pause.) Cependant, ne parlez à personne de cette histoire de parshes. Ça ne passerait pas très bien.

Elle hocha distraitement la tête, puis s’aperçut qu’elle le regardait fixement. Un jour, elle embrasserait ces lèvres-là. Elle s’autorisa à l’imaginer.

Et, par les yeux d’Ash… il dégageait quelque chose de très sympathique. Elle ne s’y était pas attendue chez quelqu’un de si haute naissance. En réalité, elle n’avait jamais rencontré personne de son rang avant de venir dans les Plaines Brisées, mais tous les Mais pas Adolin. Nom des foudres, elle pourrait très facilement s’habituer à sa compagnie.

Sur le patio, des gens se mirent à s’agiter. Elle les ignora un moment, mais beaucoup commencèrent à quitter leurs chaises pour regarder vers l’est.

Ah oui. La tempête majeure.

Shallan éprouva une pointe de panique lorsqu’elle regarda en direction de l’Origine des Tempêtes. Le vent s’accentua et des feuilles et des détritus se mirent à flotter à travers le patio. En bas, le Marché Extérieur avait été rangé, les tentes repliées, les auvents retirés, les fenêtres fermées. L’intégralité des camps de guerre se préparait.

Shallan fourra ses affaires dans sa sacoche, puis se leva et s’avança jusqu’au bord de la terrasse, posant les doigts de sa libre-main sur le garde-corps en pierre. Adolin la rejoignit. Derrière eux, les gens se rassemblaient en murmurant. Elle entendit du fer racler contre la pierre ; les parshes avaient entrepris d’emporter et de ranger les tables et les chaises, tout autant pour les protéger que pour dégager la voie aux pâles-iris afin qu’ils se retirent en lieu sûr.

L’horizon était passé de la lumière à l’obscurité comme un homme qui s’empourpre sous l’effet de la colère. Shallan agrippa le garde-corps et regarda le monde entier se transformer. Les lianes se retiraient, les boutons-de-roche se refermaient, l’herbe se cachait dans ses trous. Ils savaient, d’une manière ou d’une autre. Ils savaient tous.

L’air devint humide et froid, et les vents précédant la tempête soufflaient violemment contre Shallan, rejetant ses cheveux en arrière. En bas, un peu au nord, les camps de guerre avaient entassé leurs ordures et détritus afin que la tempête les emporte. C’était là une pratique interdite dans la plupart des zones civilisées, où ces déchets pouvaient se retrouver charriés dans la ville voisine. Mais ici, il n’y avait pas de ville voisine.

L’horizon s’assombrit encore davantage. Quelques personnes qui s’attardèrent sur le balcon s’enfuirent vers la sécurité de la restèrent, silencieuses. Des sprènes du vent voletaient au-dessus d’eux en formant de minuscules rivières de lumière. Shallan prit Adolin par le bras, regard braqué vers l’est. Des minutes s’écoulèrent avant qu’elle le voie enfin.

Le mur de la tempête.

Une immense nappe d’eau et de débris soufflée à l’avant de la tempête. Par endroits, de vifs éclairs l’illuminaient, dévoilant du mouvement et des ombres à l’intérieur, comme le squelette d’une main quand la lumière éclaire la chair. Il y avait quelque chose à l’intérieur de ce mur de destruction.

La plupart des gens fuyaient le balcon, bien que le mur de la tempête soit encore lointain. Quelques instants plus tard, il n’en restait plus qu’une poignée, parmi lesquels Adolin et Shallan. Elle regarda, clouée sur place, la tempête approcher. Ce fut plus lent qu’elle ne s’y attendait. Elle avançait à une vitesse effroyable, mais elle était si massive qu’ils avaient pu l’apercevoir de très loin.

La tempête absorbait les Plaines Brisées, un plateau à la fois. Bientôt, elle survola les camps de guerre, approchant avec un rugissement.

— Nous ferions mieux d’y aller, dit enfin Adolin.

Shallan l’entendit à peine.

Vivant. Il y avait quelque chose de vivant à l’intérieur de cette tempête, quelque chose qu’aucun artiste n’avait jamais dessiné, aucun érudit jamais décrit.

— Shallan !

Adolin voulut l’entraîner vers la pièce sécurisée. Elle saisit le garde-corps de sa libre-main et resta sur place, serrant sa sacoche contre sa poitrine à l’aide de sa sage-main. Ce bourdonnement, c’était Motif.

Elle ne s’était jamais trouvée si près d’une tempête majeure. Même lorsqu’elle avait été à quelques centimètres à peine, séparée par un volet, elle n’avait pas été aussi proche qu’en cet instant. En train d’observer l’obscurité qui descendait sur les camps de guerre…

Il faut que je dessine.

Elle sursauta et s’aperçut alors que tous les autres avaient quitté le balcon. Elle laissa Adolin l’entraîner, courant à toutes jambes pour traverser le patio vide. Ils atteignirent la pièce latérale, remplie à ras bord de pâles-iris à l’air épouvanté, serrés les uns contre les autres. Les gardes d’Adolin entrèrent juste après Shallan, et plusieurs parshes claquèrent les portes épaisses. La barre se mit en place avec un bruit lourd, bloquant la vue du ciel, les laissant à la seule lumière des sphères sur les murs.

Shallan se mit à compter. La tempête majeure les frappa de plein fouet – elle le sentit. Il y avait quelque chose au-delà des coups contre la porte et du bruit lointain du tonnerre.

— Six secondes, annonça-t-elle.

— Pardon ? demanda Adolin.

Il parlait à mi-voix et tous les autres, dans la pièce, s’exprimaient en murmurant.

— Après que les serviteurs ont fermé les portes, il a fallu six secondes pour que la tempête nous atteigne. Nous aurions pu passer ces secondes-là dehors.

Adolin la fixa d’un air incrédule.

— Tout à l’heure, quand vous avez compris ce que nous faisions sur ce balcon, vous paraissiez terrifiée.

— En effet.

— Et maintenant vous regrettez de ne pas être restée jusqu’au dernier instant avant que la tempête ne nous frappe ?

— Je… oui, répondit-elle en rougissant.

— Je ne sais absolument pas quoi penser de vous, dit Adolin en la mesurant du regard. Vous ne ressemblez à personne que j’aie connu.

— C’est ma mystique toute féminine.

Il haussa les sourcils.

— C’est une expression que nous employons, expliqua-t-elle, quand nous nous sentons particulièrement changeantes. Par politesse, vous êtes censé ne pas montrer que vous le savez. Donc, est-ce que nous allons simplement… attendre là-dedans ?

— Dans cette espèce de boîte ? lança Adolin d’un air amusé. Nous sommes des pâles-iris, pas du bétail. (Il désigna le côté de la d’autres endroits enfouis plus profondément dans la montagne.) Deux salons. Un pour les hommes, l’autre pour les femmes.

Shallan hocha la tête. Parfois, lors d’une tempête majeure, les différents sexes se retiraient dans des pièces séparées pour bavarder. Cette taverne semblait se conformer à cette tradition. Il y aurait sans doute des amuse-gueules. Shallan se dirigea vers la pièce qu’on lui indiquait, mais Adolin posa la main sur son bras pour l’arrêter.

— Pour vous amener dans les Plaines Brisées, je verrai ce que je peux faire, lui promit-il. À ce qu’il dit, Amaram veut en explorer davantage qu’il n’en voit lors des attaques de plateaux. Je crois que mon père et lui vont dîner ensemble demain soir pour en parler, et je peux leur demander l’autorisation de vous y emmener. Je parlerai aussi à tante Navani. Peut-être pourrons-nous discuter de ce que j’aurai trouvé lors du banquet de la semaine prochaine ?

— Il y a un banquet la semaine prochaine ?

— Il y en a toujours un, répondit Adolin. Nous devons simplement découvrir qui l’organise. Je vous enverrai un message.

Elle sourit, puis ils se séparèrent. La semaine prochaine, ce n’est pas assez tôt, songea-t-elle. Je vais devoir trouver un moyen de passer le voir à un moment pas trop gênant.

Avait-elle réellement promis de l’aider à élever des démons des gouffres ? Comme si elle avait besoin d’encore autre chose pour lui prendre son temps. Malgré tout, lorsqu’elle entra dans le salon des femmes et que ses gardes prirent place dans la salle d’attente adéquate, elle était satisfaite de sa journée.

Shallan traversa sans se presser le salon, qui était bien éclairé au moyen de gemmes rassemblées dans des gobelets – des pierres taillées, mais pas contenues dans des sphères. Un étalage coûteux.

Elle eut le sentiment que, si ses deux professeurs l’avaient observée, elles auraient été déçues par sa conversation avec Adolin. Tyn aurait voulu qu’elle manipule davantage le prince ; Jasnah, qu’elle témoigne de plus de sang-froid, qu’elle maîtrise mieux sa langue.

Les regards que lui lançaient les femmes autour d’elle chassèrent toutefois cette émotion. Certaines lui tournaient le dos, et d’autres pinçaient les lèvres en la jaugeant de la tête aux pieds d’un air sceptique. Courtiser le célibataire le plus en vue du royaume n’allait certainement pas la rendre populaire, surtout alors qu’elle n’était qu’une étrangère.

Shallan s’en moquait bien. Elle n’avait pas besoin que ces femmes l’acceptent ; elle devait simplement trouver Urithiru et les secrets qu’elle renfermait. Gagner la confiance d’Adolin était un grand pas dans cette direction.

Elle décida de se récompenser en se goinfrant de friandises et en réfléchissant davantage à son plan visant à infiltrer la maison du clarissime Amaram.

S’il y avait, désormais, des gemmes non taillées parmi les Radieux, c’étaient les Façonneurs, car, bien qu’ils fussent pleins d’initiative, ils étaient également fantasques et, comme l’écrivit Invia à leur propos, tenant pour acquis que d’autres partageraient son avis, « capricieux, frivoles et guère fiables » ; peut-être portait-elle là un jugement intolérant, comme elle en formulait fréquemment, car on disait de cet ordre qu’il était d’une grande variété et rassemblait des tempéraments fort dissemblables, exception faite d’un amour partagé pour l’aventure, la nouveauté et la singularité.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 7, page 1.

Assis sur une chaise à dossier haut, une coupe de vin à la main, Adolin écoutait la tempête majeure se déchaîner à l’extérieur. Il aurait dû se sentir en sécurité dans cette forteresse de pierre, mais il y avait dans les tempêtes quelque chose qui anéantissait toute impression de sécurité, aussi rationnelle soit-elle. Il accueillerait avec soulagement la saison des pleurs et la fin des tempêtes majeures pour quelques semaines.

Adolin leva sa coupe vers Elit, qui le dépassa d’un pas lourd. Il ne l’avait pas vu sur la terrasse de la taverne, mais cette pièce — Êtes-vous prêt pour notre duel, Elit ? demanda Adolin. Vous m’avez déjà fait attendre une semaine entière.

Le petit homme au crâne dégarni but une gorgée de vin, puis baissa sa coupe sans regarder Adolin.

— Mon cousin prévoit de vous tuer pour m’avoir défié, répondit-il. Juste après m’avoir tué pour avoir accepté. (Il se tourna enfin vers Adolin.) Mais quand je vous piétinerai dans le sable et m’emparerai de tous les Éclats de votre famille, c’est moi qui serai riche et lui qui sera oublié. Suis-je prêt pour notre duel ? Je l’attends impatiemment, Adolin Kholin.

— C’est vous qui vouliez attendre, fit observer Adolin.

— Afin d’avoir plus de temps pour savourer ce que je vais vous faire.

Elit sourit, les lèvres blanches, puis se remit en route.

Cet homme lui donnait la chair de poule. Adolin s’occuperait de lui dans deux jours, la date de leur duel. Mais auparavant, la réunion avec le Porte-Éclat parshendi avait lieu demain. Elle planait au-dessus de sa tête comme un cumulonimbus. S’ils trouvaient enfin la paix, qu’est-ce que ça signifierait ?

Il retourna cette pensée dans sa tête tout en étudiant son vin et en écoutant distraitement Elit bavarder avec quelqu’un derrière lui. Adolin ne reconnaissait-il pas cette voix ?

Il se redressa vivement et regarda par-dessus son épaule. Depuis combien de temps Sadeas se trouvait-il là, et pourquoi Adolin ne l’avait-il pas aperçu en entrant dans la pièce ?

Sadeas se tourna vers lui, affichant un sourire calme.

Peut-être qu’il va simplement

Sadeas s’avança nonchalamment vers Adolin, mains jointes derrière son dos, vêtu d’une tenue à la mode, court manteau marron ouvert à l’avant et cravate foulard verte brodée. Les boutons qui bordaient l’avant du manteau étaient des gemmes. Des émeraudes assorties à sa cravate foulard.

Bourrasques, il n’avait aucune envie d’affronter Sadeas aujourd’hui.

Le haut-prince prit le siège voisin de celui d’Adolin, de sorte qu’ils tournent le dos à une cheminée qu’un parshe avait nerveuses remplissait la pièce. On ne pouvait jamais être totalement à l’aise, aussi joli soit le décor, quand une tempête majeure se déchaînait à l’extérieur.

— Jeune Adolin, lui lança Sadeas, que pensez-vous de mon manteau ?

Adolin but une gorgée de vin et n’osa pas répondre. Je devrais simplement me lever et m’en aller. Mais il n’en fit rien. Une petite partie de lui souhaitait que Sadeas le provoque, chasse ses inhibitions, le pousse à faire quelque chose de stupide. Tuer cet homme ici et maintenant conduirait sans doute Adolin à se faire exécuter – ou, au minimum, exiler. Dans les deux cas, ça en vaudrait peut-être la peine.

— Vous avez toujours eu l’œil en matière de style, poursuivit Sadeas. Je souhaiterais connaître votre opinion. Je trouve ce manteau splendide, mais je crains que sa coupe courte ne soit près d’être démodée. Quelle est la dernière mode de Liafor ?

Sadeas tira sur l’avant du manteau et déplaça sa main de manière à exhiber une bague assortie aux boutons. L’émeraude de la bague, comme celles de la veste, n’était pas taillée. Elles dégageaient un faible éclat de Fulgiflamme.

Des émeraudes non taillées, songea Adolin, avant de lever les yeux pour croiser le regard de Sadeas. Ce dernier sourit.

— Ces gemmes sont des acquisitions récentes, commenta Sadeas. J’y suis très attaché.

Il les avait obtenues lors d’une course au pont avec Ruthar à laquelle il n’était pas censé participer. En se précipitant pour précéder les autres hauts-princes, comme dans l’ancien temps où chaque prince cherchait à être le premier et à décrocher le trophée.

— Je vous déteste, chuchota Adolin.

— Et vous avez raison, répliqua Sadeas en lâchant son manteau. (Il désigna les gardes hommes de pont, qui les observaient non loin de là avec une franche hostilité.) Mes anciennes propriétés vous traitent-elles bien ? J’ai vu leurs semblables patrouiller dans — Ils patrouillent, répondit Adolin, afin de créer un meilleur Alethkar.

— Est-ce là ce que veut Dalinar ? Je suis étonné de l’apprendre. Il parle de justice, bien sûr, mais il ne la laisse pas suivre son cours. Pas comme il le faudrait.

— Je sais où vous voulez en venir, Sadeas, aboya Adolin. Vous êtes contrarié qu’on ne vous ait pas autorisé à placer des juges dans notre camp de guerre en tant que haut-prince de l’Information. Eh bien, je vous informe que mon père a décidé de laisser…

— Haut-prince de… l’Information ? Vous n’êtes pas au courant ? J’ai récemment renoncé à ce titre.

Quoi ?

— Oui, répondit Sadeas. Je crains de n’avoir jamais été à la hauteur pour ce poste. Mon tempérament shalashéen, peut-être. Je souhaite bonne chance à Dalinar pour me trouver un remplaçant – même si j’ai cru comprendre que les autres hauts-princes se sont accordés à dire qu’aucun d’entre nous n’est… adéquat pour de telles nominations.

Il renonce à l’autorité du roi, songea Adolin. Nom des foudres, c’était très mauvais signe. Il serra les dents et se surprit à tendre la main sur le côté pour invoquer sa Lame. Non. Il baissa la main. Il allait trouver un moyen d’obliger cet homme à l’affronter sur l’arène de duel. Tuer Sadeas maintenant, bien qu’il le mérite amplement, ne ferait qu’affaiblir les lois et les codes mêmes que le père d’Adolin cherchait à faire respecter au prix de si gros efforts.

Toutefois, nom des bourrasques… Adolin était réellement tenté.

Sadeas sourit de nouveau.

— Me prenez-vous pour un homme malveillant, Adolin ?

— C’est un terme trop simple, grinça celui-ci. Vous n’êtes pas simplement malveillant, vous êtes aussi une anguille égoïste et couverte de crémon séché qui cherche à étrangler ce royaume avec sa main bâtarde.

— Quelle éloquence, commenta Sadeas. Vous êtes bien conscient que j’ai créé ce royaume ?

— Désormais tous deux disparus, répondit Sadeas. L’Épine Noire est aussi morte que ce vieux Gavilar. À la place, ce sont deux idiots qui dirigent ce royaume, et chacun d’entre eux n’est, d’une certaine façon, que l’ombre d’un homme que j’ai aimé. (Il se pencha vers l’avant et regarda Adolin droit dans les yeux.) Je ne suis pas en train d’étrangler Alethkar, mon cher. J’essaie de toutes mes forces d’en maintenir quelques parcelles assez fortes pour surmonter l’effondrement que votre père est en train de provoquer.

— Ne m’appelez pas « mon cher », siffla Adolin.

— Entendu, lança Sadeas en se redressant. Mais je vais vous dire une chose : je suis ravi que vous ayez survécu aux événements de la Tour ce jour-là. Vous ferez un excellent haut-prince dans les mois à venir. J’ai le sentiment que dans une dizaine d’années, après une guerre civile prolongée entre nous deux, notre alliance sera puissante. D’ici là, vous comprendrez pourquoi j’ai agi ainsi.

— J’en doute fort. Je vous aurai planté mon épée dans le ventre bien avant ça, Sadeas.

Sadeas leva sa coupe de vin, puis s’éloigna pour rejoindre un autre groupe de pâles-iris. Adolin poussa un long soupir d’épuisement, puis se laissa aller en arrière contre sa chaise. Près de là, son garde homme de pont, le gaillard de petite taille aux tempes grisonnantes, lui adressa un hochement de tête respectueux.

Adolin resta affalé là, totalement vidé, bien après que la tempête eut pris fin et que les gens eurent commencé à s’en aller. De toute manière, il préférait attendre que la pluie ait entièrement cessé avant de partir. Il n’avait jamais aimé l’apparence de son uniforme lorsqu’il était mouillé.

Enfin, il se leva, alla chercher ses deux gardes et sortit de la taverne pour trouver un ciel gris et un Marché Extérieur désert. Il avait presque fini de ruminer la conversation avec Sadeas et se rappelait constamment que la journée, jusque-là, s’était très bien passée.

Shallan et sa voiture étaient déjà parties, bien entendu. Il aurait pu commander un véhicule pour lui-même mais c’était Les mains dans les poches de son uniforme, il emprunta un chemin qui traversait le Marché Extérieur, contournant des flaques sans se presser. Des jardiniers avaient commencé à faire pousser du schiste-écorce ornemental le long du sentier, bien qu’il ne soit encore haut que de quelques centimètres. Il pouvait falloir des années pour faire pousser correctement une bonne crête de schiste-écorce.

Ces deux hommes de pont insupportables le suivaient. Non pas qu’ils dérangent Adolin sur un plan personnel ; ils semblaient être des individus plutôt sympathiques, surtout en l’absence de leur commandant. Simplement, Adolin n’aimait pas avoir besoin de gardiens. Bien que la tempête ait progressé vers l’est, l’après-midi restait morose. Les nuages voilaient le soleil, qui redescendait lentement du zénith vers l’horizon lointain. Il ne croisa guère de gens, et ses seuls compagnons furent donc les hommes de pont – enfin, en dehors d’une légion de crémillons qui avaient émergé pour se nourrir des plantes qui lapaient l’eau des flaques.

Pourquoi les plantes passaient-elles tellement plus de temps dans leur coquille ici qu’elles ne le faisaient en Alethkar ? Shallan devait le savoir. Il sourit et s’obligea à remiser les pensées relatives à Sadeas tout au fond de son cerveau. Cette relation avec la jeune femme paraissait fonctionner, mais ça semblait toujours fonctionner au départ. Il contint donc son enthousiasme.

Elle était vraiment merveilleuse. Exotique, spirituelle, et pas franchement étouffée par la bienséance aléthie. Elle était plus intelligente que lui, mais ne le faisait pas se sentir idiot pour autant. C’était un point important en sa faveur.

Il sortit du marché, puis traversa le terrain à ciel ouvert au-delà et finit par atteindre le camp de guerre de Dalinar. Les gardes le laissèrent passer avec des saluts impeccables. Il s’attarda dans le marché du camp de guerre, comparant les marchandises qu’il y voyait avec celles du marché proche du Pinacle.

Qu’arrivera-t-il à cet endroit, se demanda Adolin, quand la guerre s’arrêtera ? Un jour ou l’autre, elle prendrait fin. Peut-être demain, lors des négociations avec le Porte-Éclat parshendi.

pourraient tout de même pas maintenir une population si grande ? Se pouvait-il réellement qu’il soit en train d’assister à une délocalisation permanente du siège du roi ?

Quelques heures plus tard, après avoir consacré du temps à chercher quelque chose pour Shallan dans les bijouteries, Adolin et ses gardes atteignirent le complexe de son père. Ses pieds commençaient à lui faire mal et la nuit était tombée sur le camp. Il bâilla et s’avança dans les profondes entrailles de la résidence fortifiée de son père. N’était-il pas grand temps qu’ils lui bâtissent un manoir digne de ce nom ? C’était très bien de vouloir montrer l’exemple à ses hommes, mais une famille comme la leur aurait dû maintenir un certain niveau de vie. Surtout si les Plaines Brisées devaient demeurer aussi importantes qu’elles l’avaient été. C’était…

Il hésita, s’arrêta à un croisement et regarda à droite. Il avait eu l’intention de se rendre aux cuisines pour y prendre un en-cas, mais un groupe d’hommes se déplaçait dans l’autre sens en projetant des ombres. Murmures étouffés.

— Qui va là ? demanda Adolin d’une voix insistante en se dirigeant vers le rassemblement, suivi par ses deux gardes. Soldats ? Qu’avez-vous découvert ?

Les hommes se retournèrent précipitamment pour le saluer, lance sur l’épaule. C’étaient encore des hommes de pont de l’unité de Kaladin. Derrière eux se trouvaient les portes de l’aile où Dalinar, Adolin et Renarin avaient leurs quartiers. Ces portes étaient ouvertes, et les hommes avaient posé des sphères sur le sol.

Que se passait-il ? En temps ordinaire, deux ou peut-être quatre hommes seraient de garde ici. Pas huit. Et… pourquoi y avait-il un parshe vêtu d’un uniforme de garde, qui tenait une lance avec les autres ?

— Mon capitaine ! lança un homme dégingandé aux longs bras à l’avant du groupe d’hommes de pont. Nous étions en route pour aller voir le haut-prince, quand…

De nouveaux glyphes gravés dans la pierre. Adolin s’agenouilla et tenta de les lire. Malheureusement, ils n’avaient pas été tracés en formant un dessin pour l’y aider. Il semblait s’agir de nombres…

— Trente-deux jours, dit l’un des hommes de pont, un Azéen de petite taille. Cherchez le centre.

Damnation.

— En avez-vous parlé à quiconque ? demanda Adolin.

— Nous venons de le découvrir, répondit l’Azéen.

— Postez des gardes aux deux extrémités du couloir, dit Adolin. Et envoyez chercher ma tante.

Adolin invoqua sa Lame, la renvoya puis l’invoqua de nouveau. Un tic nerveux. La brume blanche apparut – sous forme de petites lianes poussant dans les airs – avant de former brusquement une Lame d’Éclat, qui pesa soudain de tout son poids dans sa main.

Il se tenait debout dans le salon avec ces marques menaçantes qui le toisaient comme pour le défier en silence. La porte close gardait les hommes de pont à l’extérieur de sorte que seuls Dalinar, Navani et lui entendent la discussion. Adolin voulait utiliser la Lame pour effacer ces maudits glyphes. Dalinar avait prouvé qu’il était sain d’esprit. Tante Navani avait traduit un document presque entier du Chant de l’Aube en utilisant les mots des visions de Père pour se guider !

Ces visions provenaient du Tout-Puissant. Tout ça avait un sens.

Et maintenant, ceci…

— Ils ont été faits à l’aide d’un couteau, déclara Navani, agenouillée près des glyphes.

Le salon était une vaste zone ouverte que l’on utilisait pour recevoir des visiteurs ou tenir des réunions. Les portes au-delà menaient au bureau et aux chambres.

Le tranchant en était émoussé et comportait toujours des éclats de pierre provenant du mur. Les éraflures correspondaient à la taille de la lame. Ils l’avaient découvert devant la porte du bureau de Dalinar où il avait passé toute la tempête majeure. Seul. La voiture de Navani avait été retardée, et elle avait été contrainte de regagner le palais pour éviter de se retrouver prise dans la tempête.

— Quelqu’un d’autre a pu le prendre et faire ça, aboya Adolin. On a pu se faufiler dans votre bureau, s’en emparer pendant que vous étiez absorbé par les visions, et venir ici…

Les deux autres se tournèrent vers lui.

— Souvent, remarqua Navani, la réponse la plus simple est la bonne.

Adolin soupira, renvoya sa Lame et se laissa tomber dans un fauteuil près des glyphes qui le contrariaient. Son père se tenait bien droit. En réalité, Dalinar Kholin ne semblait jamais s’être tenu aussi droit qu’en cet instant, mains jointes derrière son dos, regard détourné des glyphes, dirigé vers le mur – vers l’est.

Dalinar était une pierre, un rocher trop gros pour que les tempêtes elles-mêmes le déplacent. Il semblait si sûr. C’était un élément auquel s’accrocher.

— Vous ne vous rappelez vraiment rien ? demanda Navani à Dalinar en se levant.

— Non. (Il se retourna vers Adolin.) Je crois qu’il est désormais évident que je me trouvais derrière chaque inscription. Pourquoi cette idée te dérange-t-elle, mon fils ?

— C’est de vous imaginer en train de griffonner sur le sol, répondit Adolin en frissonnant. Perdu dans l’une de ces visions sans pouvoir vous contrôler.

— Le chemin que m’impose le Tout-Puissant est très étrange, constata Dalinar. Pourquoi faut-il que j’obtienne les informations ainsi ? À travers des éraflures sur le sol ou le mur ? Pourquoi ne pas me le dire clairement lors des visions ?

— Oui. (Dalinar se concentra.) Cherchez le centre. Qu’en pensez-vous, Navani ? Le centre des Plaines Brisées ? Quelles vérités s’y cachent donc ?

— Les Parshendis, de toute évidence.

Ils parlaient du centre des Plaines Brisées comme s’ils connaissaient cet endroit. Mais aucun homme ne s’y était jamais rendu, seulement les Parshendis. Pour les Aléthis, le mot « centre » faisait simplement référence à la vaste étendue de plateaux inexplorés au-delà des bordures familières.

— Oui, confirma le père d’Adolin. Mais où ? Peut-être se déplacent-ils ? Peut-être n’y a-t-il pas de cité parshendie au centre.

— Ils ne seraient en mesure de se déplacer que s’ils disposaient de Spiricantes, répondit Navani, ce dont je doute fort, personnellement. Ils doivent s’être retranchés quelque part. Ce n’est pas un peuple nomade, et il n’y a aucune raison pour qu’ils se déplacent.

— Si nous parvenons à faire la paix, reprit Dalinar d’une voix songeuse, il nous serait beaucoup plus facile d’atteindre le centre… (Il se tourna vers Adolin.) Demande aux hommes de pont de remplir ces éraflures de crémon, puis de tirer le tapis par-dessus cette partie du sol.

— Je vais m’en occuper.

— Parfait, dit Dalinar, l’air distant. Ensuite, va dormir un peu, mon fils. Demain sera une grosse journée.

Adolin hocha la tête.

— Père, saviez-vous qu’il y a un parshe parmi les hommes de pont ?

— Oui, répondit Dalinar. Ils en comptent un parmi leurs effectifs depuis le début, mais ne l’ont armé qu’après m’avoir demandé la permission.

— Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ?

— Par curiosité, répliqua Dalinar. (Il se retourna pour désigner les glyphes sur le sol.) Dites-moi, Navani : si l’on suppose que ces nombres désignent une date, s’agit-il d’un jour où surviendra une tempête majeure ?

la fin exacte de l’année, mais deux jours avant. Je ne comprends absolument pas ce que ça signifie.

— Tant pis, c’était une réponse trop pratique de toute manière. Très bien. Autorisons les gardes à entrer et faisons-leur jurer le secret. Ce serait une mauvaise idée de semer la panique.

En bref, si l’on veut présumer de l’innocence de Kazilah, l’on se doit d’étudier les faits et les nier dans leur intégralité ; affirmer que les Radieux ont failli à leur intégrité en exécutant l’un des leurs, qui avait manifestement fraternisé avec des éléments malsains, témoigne d’un raisonnement paresseux à l’extrême, car l’influence sinistre de l’ennemi exigeait une constante vigilance, en temps de guerre comme en temps de paix.

— Extrait du Livre des Radieux, chapitre 32, page 17.

Le lendemain, Adolin enfila ses bottes, les cheveux encore humides de son bain matinal. C’était incroyable, la différence que pouvaient faire un peu d’eau chaude et du temps de réflexion. Il avait pris deux décisions.

Il n’allait pas s’inquiéter du comportement déroutant de son père lors des visions. Toutes ces choses-là (les visions, l’ordre de reformer les Chevaliers Radieux, la préparation pour une catastrophe qui surviendrait peut-être, ou peut-être pas) allaient ensemble. Adolin avait déjà décidé de croire que son père n’était pas fou. Il était inutile de s’inquiéter davantage.

L’autre décision risquait de lui attirer des ennuis. Il quitta ses appartements et entra dans le salon, où Dalinar était déjà Khal, Teshav et le capitaine Kaladin. Renarin gardait la porte en uniforme du Pont Quatre, à la grande frustration de son frère. Malgré l’insistance d’Adolin, il avait refusé de renoncer à cette curieuse décision.

— Nous allons de nouveau avoir besoin des hommes de pont, déclara Dalinar. Si quelque chose tourne mal, nous aurons peut-être besoin de procéder à une retraite rapide.

— Je vais préparer les Ponts Cinq et Douze pour la journée, mon capitaine, répondit Kaladin. Ces deux équipes semblent nostalgiques de leur pont, et parlent des courses au pont avec affection.

— Mais n’étaient-ce pas des bains de sang ?

— Si, clarissime, reconnut Kaladin, mais les soldats sont des gens étranges. Les catastrophes les rassemblent. Ces hommes ne voudraient jamais revenir en arrière, mais ils s’identifient toujours comme des hommes de pont.

Non loin de là, le général Khal hocha la tête avec l’air de comprendre, bien que Navani semble déconcertée.

— Je vais prendre position ici, annonça Dalinar en montrant une carte des Plaines Brisées. Nous pourrons commencer par explorer le plateau du rendez-vous pendant que je patienterai. Il semblerait qu’il présente de curieuses formations rocheuses.

— Voilà qui me paraît une bonne idée, approuva le clarissime Teshav.

— En effet, acquiesça Adolin en rejoignant le groupe, à un détail près, Père : vous ne serez pas là.

— Adolin, lui dit Dalinar d’une voix qui trahissait l’impatience, je sais que tu estimes que c’est trop dangereux, mais…

— Ça l’est effectivement, insista Adolin. L’assassin est toujours en liberté – et, la dernière fois, il nous a attaqués le jour même où le messager parshendi est venu au camp. Et maintenant, nous allons rencontrer l’ennemi sur les Plaines Brisées ? Père, vous ne pouvez pas y aller.

— Il le faut, insista Dalinar. Adolin, ça pourrait mettre fin à la guerre. Ça pourrait nous fournir des réponses – nous permettre — Nous n’allons pas y renoncer, expliqua Adolin. Simplement faire les choses un peu différemment.

— Et comment ? s’enquit Dalinar.

— Eh bien, pour commencer, répondit Adolin, c’est moi qui vais y aller à votre place.

— Impossible, protesta Dalinar. Je refuse de risquer la vie de mon fils pour…

— Père ! aboya Adolin. Il n’y a pas de protestation qui tienne !

Le silence retomba dans la pièce. Dalinar baissa la main de la carte. Adolin serra la mâchoire et fixa son père droit dans les yeux. Nom des foudres, qu’il était difficile de refuser quoi que ce soit à Dalinar Kholin. Le père d’Adolin était-il conscient de la présence qu’il dégageait, de la façon dont il motivait les gens par la seule force de ses attentes ?

Personne ne le contredisait. Dalinar faisait ce qu’il voulait. Fort heureusement, ces jours-ci, ses motivations servaient un noble dessein. Mais, de bien des manières, il était le même homme que vingt ans plus tôt, lorsqu’il avait conquis un royaume. Il était l’Épine Noire, et il obtenait ce qu’il voulait.

Sauf aujourd’hui.

— Vous êtes trop important, lui dit Adolin en le montrant du doigt. Osez nier ce point. Osez nier que vos visions sont capitales. Osez nier qu’Alethkar s’effondrera si vous mourez. Que chacune des personnes présentes dans cette pièce est moins importante que vous.

Dalinar prit une profonde inspiration, puis expira lentement.

— Ça ne devrait pas être le cas. Il faut que ce royaume soit assez fort pour survivre à la mort d’un seul homme, quel qu’il soit.

— Eh bien, il n’en est pas encore là, répondit Adolin. Afin d’y parvenir, nous aurons besoin de vous. Par conséquent, vous allez devoir nous laisser prendre garde à vous. Je suis désolé, Père, mais, une fois de temps en temps, vous devez laisser les autres faire leur travail. Vous ne pouvez pas régler tous les problèmes avec vos seules mains.

— Je n’ai pas l’impression qu’il y en ait une, objecta Dalinar d’un ton glacial.

— Oh, si, répondit Adolin. Mais il va falloir que j’emprunte la Cuirasse de Renarin.

Le plus étrange dans cette expérience, du point de vue d’Adolin, n’était pas de porter l’ancienne armure de son père. Malgré les différences de style extérieures, les Cuirasses d’Éclat s’ajustaient à leur porteur de manière similaire. L’armure s’adaptait et, peu de temps après qu’il l’avait enfilée, Adolin éprouvait exactement la même sensation qu’avec sa propre Cuirasse.

Il n’était pas étrange non plus de chevaucher à l’avant de l’armée avec la bannière de Dalinar claquant au-dessus de sa tête. Adolin menait seul ces hommes au combat depuis déjà six semaines.

Non, le plus étrange était de monter le cheval de son père.

Vaillant était une grande bête noire, plus massive et plus trapue que Sang-Hardi, le cheval d’Adolin. Vaillant ressemblait à un cheval de guerre même en comparaison d’autres Ryshadium. Pour autant qu’Adolin le sache, personne d’autre que Dalinar ne l’avait jamais monté. Les Ryshadium étaient particulièrement difficiles. Il avait fallu de longues explications de Dalinar avant que le cheval accepte seulement de laisser Adolin tenir les rênes, sans parler de monter en selle.

Ils avaient fini par y arriver, mais Adolin n’aurait pas osé monter Vaillant au combat ; il était persuadé que l’animal le désarçonnerait et s’enfuirait pour aller protéger Dalinar. C’était extrêmement curieux de monter un cheval qui ne soit pas Sang-Hardi. Il s’attendait constamment à ce que Vaillant bouge différemment, tourne la tête aux mauvais moments. Quand Adolin lui tapotait l’encolure, la crinière du cheval lui semblait anormale d’une manière qu’il aurait été en peine d’expliquer. Son lien avec son Ryshadium allait au-delà de celui qui unit cheval et cavalier, et il Quelle bêtise. Il fallait qu’il reste concentré. La procession approcha du plateau du rendez-vous, qui comportait près du centre un grand monticule à la forme étrange. Ce plateau était proche du côté aléthi des Plaines, mais situé bien plus au sud qu’Adolin n’était jamais descendu. Les hommes qui avaient patrouillé précédemment affirmaient que les démons des gouffres étaient plus fréquents dans cette région, mais ils n’y avaient jamais aperçu de chrysalides. Une sorte de terrain de chasse, mais pas un endroit pour se transformer en chrysalides ?

Les Parshendis n’étaient pas encore là. Quand les éclaireurs rapportèrent que le plateau était sécurisé, Adolin poussa Vaillant à franchir le pont mobile. Il se sentait au chaud dans sa Cuirasse ; les saisons, semblait-il, avaient enfin décidé de sortir lentement du printemps et peut-être même d’approcher de l’été.

Il approcha du monticule rocheux central, qui était effectivement très curieux. Adolin le contourna et remarqua alors sa forme, crénelée par endroits, presque comme…

— C’est un démon des gouffres, comprit-il.

Il passa devant le visage, un morceau de pierre creusé qui ressemblait de manière extrêmement troublante à la tête d’un démon des gouffres. Une statue ? Non, c’était trop naturel. Un démon était mort ici des siècles auparavant et, au lieu d’avoir été emporté par les tempêtes, il s’était lentement recouvert d’une croûte de crémon.

Le résultat dégageait une impression d’inquiétante étrangeté. Le crémon avait répliqué les contours de la créature, s’accrochant à la carapace pour l’ensevelir. Ce corps massif évoquait une créature née de la roche, comme dans les anciens récits sur les Néantifères.

Adolin frissonna et détourna son cheval du cadavre de pierre en direction de l’autre côté du plateau. Peu après, il entendit les signaux d’alerte des éclaireurs ; les Parshendis arrivaient. Il s’arma de courage, prêt à invoquer sa Lame d’Éclat. Derrière lui se déployait un groupe d’hommes de pont, au nombre de dix, Adolin était le plus exposé. Une partie de lui souhaitait que l’assassin se présente aujourd’hui, afin qu’il puisse de nouveau se mesurer à lui. De tous les duels qu’il espérait livrer à l’avenir, celui-ci, contre l’homme qui avait tué son oncle, serait le plus important, plus encore que de vaincre Sadeas.

L’assassin ne fit aucune apparition tandis qu’un groupe de deux cents Parshendis sautaient gracieusement depuis le plateau voisin pour atterrir sur le plateau du rendez-vous. Les soldats d’Adolin s’animèrent dans un cliquetis d’armure, baissant leur lance. Il y avait des années que les hommes et les Parshendis ne s’étaient rencontrés sans que le sang soit versé.

— Bon, dit Adolin dans son casque. Allez chercher ma scribe.

Un palanquin transporta la clarissime Inadara à travers les rangs des soldats. Dalinar voulait garder Navani auprès de lui – officiellement pour bénéficier de ses conseils, mais sans doute également pour la protéger.

— Allons-y, lança Adolin en pressant Vaillant de se mettre en marche.

Il traversa le plateau en la seule compagnie de la clarissime Inadara, qui s’était levée du palanquin pour marcher. C’était une matrone ratatinée aux cheveux gris, qu’elle coupait court par souci de simplicité. Il avait connu des brindilles plus charnues qu’elle, mais elle avait l’esprit vif et c’était la scribe la plus fiable qu’ils possédaient.

La Porte-Éclat parshendie émergea des rangs et s’avança seule à grands pas sur les rochers. Insouciante, indifférente. Celle-là ne manquait pas de confiance en elle.

Adolin mit pied à terre et fit le reste du chemin à pied avec Inadara à ses côtés. Ils s’arrêtèrent à deux mètres de la Parshendie, seuls tous les trois sur une étendue rocheuse, avec le démon des gouffres fossilisé qui les regardait fixement sur la gauche.

— Je suis Eshonai, déclara la Parshendie. Me reconnaissez-vous ?

— Non, répondit Adolin.

Il s’obligeait à parler d’une voix plus grave pour tenter d’imiter celle de son père, espérant que ce serait suffisant, puisqu’il — Je n’en suis pas surprise, répliqua Eshonai. J’étais jeune et insignifiante lors de notre première rencontre. Je méritais à peine qu’on se souvienne de moi.

Adolin s’était attendu à ce que la conversation des Parshendis soit plus chantante, d’après ce qu’il avait entendu raconter à leur sujet. Mais ce n’était absolument pas le cas. Le discours d’Eshonai possédait un certain rythme, avec sa façon de souligner les mots et de marquer des pauses. Elle changeait d’intonation, mais le résultat évoquait davantage une psalmodie qu’un chant.

Inadara sortit une planche à écrire et un échocalame, puis se mit à noter les paroles d’Eshonai.

— De quoi s’agit-il ? l’interrogea celle-ci.

— Je suis venu seul, comme vous me l’avez demandé, répondit Adolin, s’efforçant de projeter la même impression d’autorité que son père. Mais je compte bien consigner ce qui est dit et le transmettre à mes généraux.

Eshonai ne leva pas sa visière, ce qui fournit une bonne excuse à Adolin pour ne pas lever la sienne. Ils se regardaient fixement à travers leur casque. Tout ça ne se déroulait pas aussi bien que son père ne l’avait espéré, mais c’était à peu de chose près ce à quoi Adolin s’était attendu.

— Nous sommes ici, déclara-t-il, utilisant les mots par lesquels son père lui avait suggéré de commencer, pour débattre des termes de la capitulation parshendie.

Eshonai éclata de rire.

— Ce n’est pas du tout le but.

— Qu’est-ce donc, alors ? l’interrogea Adolin. Vous sembliez tenir à me rencontrer. Pourquoi ?

— Les choses ont changé depuis que j’ai parlé à votre fils, Épine Noire. Des choses importantes.

— Lesquelles ?

— Des choses que vous ne pouvez pas imaginer, répliqua Eshonai.

Adolin patienta comme s’il réfléchissait mais, en réalité, il laissait à Inadara le temps de correspondre avec les camps de — Nous sommes las de cette guerre, Parshendi, reprit Adolin. Vos effectifs diminuent. Nous le savons. Faisons une trêve, qui nous profiterait à tous deux.

— Nous ne sommes pas aussi faibles que vous le croyez, répondit Eshonai.

Adolin se surprit à froncer les sourcils. La dernière fois qu’elle lui avait parlé, elle avait semblé passionnée, accueillante. Elle se montrait à présent froide et hautaine. Était-ce normal ? C’était une Parshendie. Peut-être les émotions humaines ne s’appliquaient-elles pas à elle.

Inadara chuchota quelques mots à Adolin.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il, répétant les mots envoyés par son père. Comment peut-il y avoir la paix ?

— La paix surviendra, Épine Noire, quand l’un de nous sera mort. Je suis venue parce que je voulais vous voir de mes propres yeux, ainsi que vous mettre en garde. Nous venons de modifier les règles de ce conflit. Se chamailler pour des gemmes n’a désormais plus d’importance.

Plus d’importance ? Adolin sentit la sueur le baigner. Elle parle comme s’ils s’étaient joués de nous pendant tout ce temps. Pas du tout comme s’ils étaient désespérés. Se pouvait-il que les Aléthis se soient à ce point trompés dans leur jugement ?

Elle se détourna pour repartir.

Non. Tout ça pour que la réunion prenne fin comme dans un nuage de fumée ? Bourrasques !

— Attendez ! s’écria Adolin en s’avançant. Pourquoi ? Pourquoi vous comportez-vous ainsi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle se retourna pour le regarder.

— Vous voulez vraiment mettre fin à tout ça ?

— Oui, je vous en prie. Je veux la paix. À n’importe quel prix.

— Dans ce cas, vous allez devoir nous détruire.

— Pourquoi ? répéta Adolin. Pourquoi avez-vous tué Gavilar, toutes ces années auparavant ? Pourquoi trahir notre traité ?

— Le roi Gavilar, répondit Eshonai, comme si elle retournait ce nom dans sa tête. Il n’aurait pas dû nous dévoiler ses projets Elle secoua la tête, puis se détourna de nouveau et s’éloigna au petit trot dans un cliquetis d’armure.

Adolin recula ; il se sentait inutile. Si son père avait été là, aurait-il été capable d’en faire davantage ? Inadara écrivait toujours pour transmettre l’échange à Dalinar.

La réponse de ce dernier arriva enfin. « Reviens au camp. Tu n’aurais rien pu faire, et moi non plus. De toute évidence, elle a déjà pris sa décision. »

Adolin passa le trajet du retour à broyer du noir. Quand il atteignit enfin les camps de guerre quelques heures plus tard, il trouva son père en pleine conférence avec Navani, Khal, Teshav et les quatre chefs de bataillon de l’armée.

Ensemble, ils parcouraient les propos retranscrits par Inadara. Un groupe de serviteurs parshes leur apportait du vin et des fruits en silence. Teleb, vêtu de la Cuirasse qu’Adolin avait remportée lors de son duel contre Eranniv, les observait depuis le côté de la pièce, Marteau d’Éclat dans le dos, visière relevée. Son peuple avait autrefois gouverné Alethkar. Que pensait-il de tout ça ? En règle générale, il gardait ses opinions pour lui.

Adolin entra dans la pièce d’un pas pesant et retira le casque de son père – enfin, celui de Renarin.

— J’aurais dû vous laisser y aller, déclara-t-il. Ce n’était pas un piège. Peut-être auriez-vous réussi à lui faire entendre raison.

— Nous parlons du peuple qui a assassiné mon frère la nuit même où nous avons signé un traité avec lui, répondit Dalinar tout en inspectant des cartes sur la table. Il semblerait qu’il n’ait absolument pas changé depuis ce jour. Tu t’es magnifiquement débrouillé, mon fils ; nous savons tout ce dont nous avons besoin.

— Ah bon ? lança Adolin en approchant de la table, casque sous le bras.

— Oui, dit Dalinar en levant la tête. Nous savons qu’ils n’accepteront pas la paix, quoi qu’il advienne. Ma conscience est tranquille.

Adolin parcourut du regard les cartes déployées.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il en remarquant les symboles de mouvement des troupes.

— Un plan d’attaque, répondit calmement Dalinar. Les Parshendis ne veulent pas traiter avec nous, et ils préparent quelque chose d’important. Quelque chose qui va transformer cette guerre. L’heure est venue de les combattre directement et de mettre fin à cette guerre, d’une manière ou d’une autre.

— Père-des-tempêtes, s’exclama Adolin. Et si nous nous retrouvons cernés quand nous serons là-bas ?

— Nous emmènerons tout le monde, expliqua Dalinar, notre armée entière, et tous les hauts-princes qui souhaiteront se joindre à moi. Ainsi que des Spiricantes pour la nourriture. Les Parshendis ne seront pas en mesure de cerner une armée aussi grande et, même s’ils y parvenaient, ça n’aurait aucune importance. Nous serions capables de leur résister.

— Nous pourrons partir juste après la dernière tempête majeure qui précédera la saison des pluies, intervint Navani, tout en inscrivant des chiffres sur le côté de la carte. C’est une Année des Lumières et nous aurons donc des pluies régulières, mais pas de tempêtes majeures durant des semaines. Nous n’y serons pas exposés pendant que nous nous trouverons dans les Plaines.

Mais ça signifiait également qu’ils se retrouveraient au beau milieu des Plaines Brisées, seuls, à quelques jours de la date griffonnée sur les murs et le sol… Un frisson parcourut l’échine de Dalinar.

— Nous devons les devancer, déclara Dalinar d’une voix douce en parcourant les cartes. Interrompre ce qu’ils manigancent, quoi que ça puisse être, avant la fin du compte à rebours. (Il leva les yeux vers Adolin.) J’ai besoin que tu livres davantage de duels. Les combats les plus prestigieux possibles. Remporte des Éclats pour moi, mon fils.

— J’affronte Elit en duel demain, répondit Adolin. À partir de là, j’ai un plan pour ma cible suivante.

— Parfait. Pour réussir dans les Plaines, nous aurons besoin de Porte-Éclat – et de la loyauté de tous les hauts-princes qui accepteront de me suivre. Concentre tes duels sur les Porte-Éclat de la faction qui est fidèle à Sadeas, et terrasse-les avec le plus grand tapage possible. Je vais aller trouver les hauts-princes neutres pour nous parvenons à prendre les Éclats de ceux qui suivent Sadeas et à les utiliser pour mettre fin à la guerre, ça contribuera grandement à prouver ce que je dis depuis le début : que l’unité est le chemin vers la grandeur aléthie.

Adolin hocha la tête.

— Ce sera chose faite.

FIN DU PREMIER TOME DU LIVRE DES RADIEUX

ARS ARCANUM

LES DIX ESSENCES ET LEURS ASSOCIATIONS HISTORIQUES NOMBRE GEMMES ESSENCE CATALYSEUR CORPOREL PROPRIÉTÉS DE SPIRICANTATION ATTRIBUTS DIVINS PRIMAIRES/SECONDAIRES 1 Jes Saphir Zéphyr Inhalation Gaz translucide, air Protecteur/Autoritaire 2 Nan Pierre-de-fumée Vapeur Exhalation Gaz opaque, fumée, brouillard Juste/Sûr de lui 3 Chach Rubis Étincelle L’Âme Feu Courageux/Obéissant 4 Vev Diamant Lucentia Les Yeux Quartz, verre, cristal Aimant/Guérisseur 5 Palah Émeraude Pulpe Les Cheveux Bois, plantes, mousse Instruit/Généreux

La liste qui précède est un regroupement imparfait de symbolisme vorin traditionnel associé aux Dix Essences. Ensemble, ils forment l’Œil Double du Tout-Puissant, un œil comportant deux pupilles représentant la création des plantes et des créatures. C’est également la base de la forme de sablier qui a souvent été associée aux Chevaliers Radieux.

Les érudits anciens plaçaient également les dix ordres de Chevaliers Radieux sur cette liste, ainsi que les Hérauts eux-mêmes, chacun possédant une association classique avec l’un des nombres et des Essences.

J’ignore encore comment les dix niveaux de la Néantomancie ou sa cousine l’Ancienne Magie s’intègrent à ce paradigme, s’ils le peuvent seulement. Mes recherches me conduisent à penser qu’il devrait, en effet, y avoir une autre série de capacités encore plus ésotérique que la Néantomancie. Peut-être l’Ancienne Magie s’y intègre-t-elle, bien que je commence à soupçonner qu’il s’agisse de quelque chose de totalement différent.

Notez que je crois à présent à l’hypothèse selon laquelle le concept de « Catalyseur corporel » est davantage une interprétation philosophique qu’un attribut réel de cette Investiture et de ses manifestations.

LES DIX FLUX

En complément des Essences, les éléments classiques célébrés sur Roshar, l’on trouve les dix Flux. Ces Flux (censés être les forces fondamentales selon lesquelles opère le monde) sont plus précisément une représentation des dix pouvoirs offerts aux Hérauts, puis aux Chevaliers Radieux, par leurs liens.

Adhésion : Le Flux de la Pression et du Vide.

Gravitation : Le Flux de la Gravité.

Division : Le Flux de la Destruction et de la Décomposition.

Abrasion : Le Flux de la Friction.

Illumination : Le Flux de la Lumière, du Son et des Diverses Formes d’Onde.

Transformation : Le Flux de la Spiricantation.

Transport : Le Flux du Mouvement et de la Transition Réalmatique.

Cohésion : Le Flux de l’Interconnexion Axiale Poussée.

Tension : Le Flux de l’Interconnexion Axiale Modérée.

SUR LA CRÉATION DES FABRIAUX

Cinq catégories de fabriaux ont été découvertes jusqu’à présent. Le secret de leur création est soigneusement gardé par la communauté artifabrienne, mais ils semblent être l’œuvre de scientifiques enthousiastes, par opposition avec la Fluctomancie de nature plus mystique autrefois accomplie par les Chevaliers Radieux. J’ai la conviction croissante que la création de ces appareils nécessite l’asservissement forcé d’entités cognitives transformatives, que les communautés locales connaissent sous le nom de « sprènes ».

FABRIAUX MODIFICATEURS

Amplificateurs : Ces fabriaux sont conçus pour accroître quelque chose. Ils peuvent créer de la chaleur, de la douleur ou même un vent calme, par exemple. Ils sont nourris – comme tous les fabriaux – par la Fulgiflamme. Ils semblent plus efficaces avec les forces, les émotions ou les sensations.

Les prétendus semi-Éclats de Jah Keved sont créés grâce à ce type de fabrial fixé à une feuille de métal, ce qui accroît sa durabilité. J’ai vu des fabriaux de ce type conçus à partir de nombreuses variétés différentes de gemmes ; je suppose que n’importe laquelle des dix Gemmes polaires fera l’affaire.

Réducteurs : Ces fabriaux font le contraire des amplificateurs, et semblent généralement soumis aux mêmes restrictions que semblent croire qu’il est possible de créer des fabriaux encore plus puissants que nous ne l’avons fait jusqu’à présent, surtout en ce qui concerne les amplificateurs et les réducteurs.

FABRIAUX ASSOCIÉS

Jumelés : En infusant un rubis et en employant une méthodologie qui ne m’a pas encore été révélée (bien que j’en aie une petite idée), on peut créer une paire de gemmes jumelées. Le processus nécessite de diviser le rubis d’origine. Les deux moitiés vont ensuite créer des réactions parallèles à distance. Les échocalames sont l’une des formes les plus courantes de ce type de fabrial.

La conservation de force est maintenue ; par exemple, si l’une des deux est attachée à une lourde pierre, il faudra la même force pour soulever le fabrial jumelé que pour soulever la pierre elle-même. Il semble y avoir un processus utilisé lors de la création du fabrial qui influe sur la distance à laquelle on peut séparer les deux moitiés sans qu’elles cessent de produire un effet.

Contraires : En utilisant une améthyste au lieu d’un rubis, on crée également des moitiés de gemme jumelées, mais elles fonctionnent en créant des réactions opposées. Par exemple, si l’on en soulève une, l’autre sera entraînée vers le bas.

Ces fabriaux viennent à peine d’être découverts, et l’on émet déjà des conjectures quant aux possibilités d’exploitation. Cette forme de fabrial semble soumise à des limites inattendues, bien que je n’aie pas encore réussi à découvrir lesquelles.

FABRIAUX INFORMATEURS

Il n’existe qu’un seul type de fabrial dans cette catégorie, connu sous le nom officieux d’Alerteur. Un Alerteur peut avertir de la présence d’un objet, d’une sensation, d’un sentiment comme catalyseur. J’ignore s’il s’agit du seul type de gemme qui puisse fonctionner, ou s’il existe une autre raison expliquant l’utilisation de l’héliodore.

Dans le cas de ce type de fabrial, la quantité de Fulgiflamme que l’on peut y infuser affecte sa portée. Par conséquent, la taille de la gemme utilisée est très importante.

MARCHEVENTS ET ATTACHES

Les récits concernant les étranges capacités de l’Assassin en Blanc m’ont conduite jusqu’à des sources d’information qui sont, je crois, largement inconnues. Les Marchevents étaient un ordre des Chevaliers Radieux, et ils utilisaient deux types de Fluctomancie primaire. Les effets de cette Fluctomancie étaient connus – familièrement parmi les membres de l’ordre – sous le nom des Trois Attaches.

ATTACHE BASIQUE : MODIFICATION GRAVITATIONNELLE

Ce type d’Attache était l’un des plus utilisés au sein de l’ordre, bien que ce ne soit pas le plus facile à maîtriser. (Cette distinction appartient à l’Attache Intégrale décrite ci-dessous.) Une Attache Basique impliquait d’annuler le lien gravitationnel spirituel d’un être ou d’un objet avec la planète pour lier temporairement cet être ou cet objet à un objet ou une direction différents.

Concrètement, on crée ainsi un changement d’attraction gravitationnelle, en tordant les énergies de la planète même. Une Attache Basique permettait à un Marchevent de courir sur les murs, d’envoyer des objets ou des gens voler dans les airs, ou de créer des effets similaires. Les usages avancés de ce type d’Attache permettaient à un Marchevent de se rendre plus léger en liant une partie de sa masse vers le haut. (Mathématiquement, lier un d’une personne. Lier la moitié de sa masse vers le haut créerait un effet de légèreté.)

Des Attaches Basiques multiples attireraient également un objet ou le corps d’une personne vers le bas au double, triple ou autre multiple de son poids.

ATTACHE INTÉGRALE : FAIRE ADHÉRER DES OBJETS

Une Attache Intégrale peut sembler très similaire à une Attache Basique, mais elles fonctionnaient selon des principes très différents. Alors que l’une était liée à la gravité, l’autre était liée à la force (ou Flux, comme l’appelaient les Radieux) d’Adhésion – liant des objets ensemble comme s’ils ne faisaient qu’un. Je crois que ce Flux avait peut-être un lien avec la pression atmosphérique.

Pour créer une Attache Intégrale, un Marchevent infusait un objet à l’aide de Fulgiflamme, puis appuyait un autre objet contre lui. Les deux objets se retrouvaient unis par un lien extrêmement puissant, presque impossible à rompre. En réalité, la plupart des matières elles-mêmes se brisaient avant le lien qui les unissait.

ATTACHE INVERSÉE : CONFÉRER UNE FORCE GRAVITATIONNELLE À UN OBJET

Je crois qu’il s’agit peut-être d’une version spécialisée de l’Attache Basique. Ce type d’Attache était, parmi les trois, celui qui nécessitait la plus petite quantité de Fulgiflamme. Le Marchevent infusait quelque chose, donnait un ordre mental, et créait une attraction vers l’objet qui attirait d’autres objets vers lui.

Fondamentalement, l’Attache créait une bulle autour de l’objet qui imitait son lien spirituel avec le sol. En l’état, il était beaucoup plus difficile à l’Attache d’affecter des objets touchant le sol, tomber ou de voler étaient les plus faciles à influencer. D’autres objets pouvaient être affectés, mais la quantité de Fulgiflamme et le talent nécessaires étaient beaucoup plus importants.

TISSER LA FLAMME

Une deuxième forme de Fluctomancie implique la manipulation de la lumière et du son selon des tactiques illusoires répandues dans tout le Cosmère. Cependant, contrairement aux variations présentes sur Sel, cette méthode possède un élément spirituel puissant qui nécessite non seulement une image mentale complète de la création escomptée, mais également un certain niveau de connexion avec elle. L’illusion ne se fonde pas simplement sur ce que le Tisseflamme imagine, mais sur ce qu’il désire créer.

Par bien des aspects, c’est le pouvoir le plus semblable à la variante yoléenne d’origine, ce qui me remplit d’exaltation. Je souhaite explorer davantage ce pouvoir, dans l’espoir d’acquérir une totale compréhension de son lien avec les attributs cognitifs et spirituels.

REMERCIEMENTS

Comme vous l’imaginez sans doute, produire un volume de la série des Archives de Roshar est une entreprise de longue haleine. Elle a impliqué près de dix-huit mois d’écriture, depuis le plan de l’intrigue jusqu’à la révision finale, et fait appel aux illustrations de quatre artistes différents et au regard éditorial de tout un tas de gens, sans parler des équipes de chez Tor qui s’occupent de la production, de la publicité, du marketing, et de tout ce dont un livre a besoin pour rencontrer le succès.

Voilà déjà une vingtaine d’années que je rêve des Archives de Roshar – l’histoire que j’ai toujours souhaité réussir à raconter. Les gens dont vous allez lire les noms ci-dessous ont très littéralement donné corps à mes rêves, et je n’ai pas les mots pour leur exprimer ma gratitude. Je me dois de citer en premier lieu mon assistant et principal responsable de la continuité, l’incalculable Peter Ahlstrom. Il a consacré de longues heures de travail à ce livre et serré les dents quand je m’obstinais à croire cohérentes des choses qui ne l’étaient pas – et il a, plus souvent qu’à son tour, réussi à me faire comprendre mes erreurs.

Comme toujours, Moshe Feder, l’homme qui m’a découvert en tant qu’écrivain, a effectué un excellent travail éditorial sur ce livre. Joshua Bilmes a travaillé sur ce roman à la fois en sa qualité d’agent et sur le plan éditorial. Il a été assisté par Eddie Schenider, Brady « Words of Bradiance » McReynolds, Krystyna Lopez, Sam Morgan et Christa Atkinson. Chez Tor, Tom Doherty a toléré que je lui rende un livre encore plus long que le précédent alors que j’avais promis de faire plus court. Terry McGarry s’est occupé des corrections, Irene Gallo est responsable du graphisme de la couverture, Greg Colling du graphisme intérieur, l’équipe de Brian Lipofsky chez Westchester Publishing Services de la composition, Meryl Gross et Karl Gold de la production, Patty Garcia et son équipe de la publicité. Paul Stevens a joué les Superman chaque fois qu’on avait besoin de lui. Un grand merci à tous.

Vous aurez peut-être remarqué que ce volume, comme le précédent, comporte de formidables illustrations. J’ai toujours eu pour Les Archives de Roshar la vision d’une série qui transcenderait les attentes habituelles en matière de graphisme pour un livre de cette nature. C’est donc un honneur de voir une fois encore mon artiste préféré, Michael Whelan, impliqué dans le projet. J’ai le sentiment que sa couverture représente parfaitement Kaladin, et je lui suis extrêmement reconnaissant du temps qu’il y a consacré (sur sa propre insistance), allant jusqu’à produire trois ébauches avant d’être satisfait. Les pages de garde de Shallan dépassent les espérances que j’avais conçues pour ce roman, et je suis impressionné de voir à quel point tout ça s’est merveilleusement assemblé.

Quand j’ai présenté le projet des Archives de Roshar, j’ai eu l’idée de demander à des artistes « invités » de fournir ponctuellement des dessins pour les livres. C’est le cas pour la première fois avec ce roman, pour lequel Dan dos Santos (un autre de mes artistes préférés, qui a réalisé la couverture de Warbreaker) a accepté de fournir quelques illustrations intérieures.

Ben McSweeney a gracieusement accepté de revenir nous offrir ces formidables pages de carnet ; c’est un vrai plaisir de travailler avec lui car il saisit très vite ce que je veux, y compris quand je ne le sais pas très bien moi-même. J’ai rarement rencontré quelqu’un qui associe à ce point talent et professionnalisme. Vous pouvez admirer son travail sur Inkthinker.net.

Il y a longtemps, presque dix ans à présent, j’ai rencontré un dénommé Isaác Stewart qui était, en plus d’un aspirant écrivain, un excellent artiste, particulièrement en matière de cartes et de symboles. J’ai commencé à collaborer avec lui sur des livres (à partir de Fils-des-Brumes) et il a fini par m’arranger un rendez-vous avec une femme nommée Emily Bushman, que j’ai ensuite épousée. Inutile de préciser que j’ai une dette énorme envers Isaac. À chaque nouveau livre auquel il participe, cette dette grandit face au travail impressionnant qu’il son implication et je l’ai engagé à temps plein en tant que graphiste et assistant pour les tâches administratives. Si vous le croisez, souhaitez-lui la bienvenue dans l’équipe. (Et encouragez-le à travailler sur ses propres livres, qui sont excellents.)

Dragonsteel Entertainment a également accueilli Kara Stewart, l’épouse d’Isaac, en tant que responsable des produits dérivés. (En réalité, c’est elle que j’ai d’abord tenté d’embaucher – et Isaac m’a fait remarquer qu’il était capable d’accomplir une partie des choses pour lesquelles je voulais engager Kara. Au bout du compte, j’ai embauché les deux, ce qui s’est révélé fort pratique.) C’est avec elle que vous serez en contact si vous commandez des tee-shirts, des posters ou autres sur mon site. Elle est formidable.

Pour ce livre, nous avons eu recours à quelques spécialistes parmi lesquels Matt Bushman, pour ses talents en matière d’écriture de poèmes et de chansons. Ellen Asher a fourni des indications précieuses pour les scènes impliquant des chevaux, et Karen Ahlstrom a également révélé ses talents en matière de poésies et de chansons. Mi’chelle Walker a joué le rôle d’experte en alphabet aléthi. Enfin, Elise Walker nous a fourni des notes très utiles relatives à la psychologie d’un personnage-clé. Merci à vous tous de m’avoir prêté votre cerveau.

Ce livre a bénéficié d’une bêta-lecture approfondie dans des délais extrêmement serrés, et j’adresse donc un salut cordial d’homme de pont à ceux qui y ont participé : Jason Denzel, Mi’chelle Walker, Josh Walker, Eric Lake, David Behrens, Joel Phillips, Jory Phillips, Kristina Kugler, Lyndsey Luther, Kim Garrett, Layne Garrett, Brian Delambre, Brian T. Hill, Alice Arneson, Bob Kluttz et Nathan Goodrich.

Parmi les correcteurs de chez Tor, je citerai Ed Chapman, Brian Connolly et Norma Hoffman. Parmi les membres de ma communauté qui ont joué les relecteurs : Adam Wilson, Aubree et Bao Pha, Blue Cole, Chris King, Chris Kluwe, Emily Grange, Gary Singer, Jakob Remick, Jared Gerlach, Kelly Neumann, Kendra Wilson, Kerry Morgan, Maren Menke, Matt Hatch, Patrick Mohr, Richard Fife, Rob Harper, Steve Godecke, Steve Karam et Will Raboin.

Mon groupe d’écriture est parvenu à relire environ la moitié du roman, ce qui est énorme compte tenu de sa longueur. Il me fournit Dorsey Sanderson, Danielle Olsen, Ben-fils-fils-Ron, E. J. Patten, Alan Layton et Karen Ahlstrom.

Enfin, tous mes remerciements à ma famille aimante (et turbulente). Joel, Dallin et le petit Oliver m’aident chaque jour à rester humble en faisant de moi le « méchant » à tabasser. Mon indulgente épouse, Emily, s’est montrée d’une extrême patience lors de l’année écoulée où les tournées sont devenues très longues, et je ne sais toujours pas ce que j’ai fait pour la mériter. Merci à vous tous pour la magie que vous apportez à mon univers.

ILLUSTRATIONS

Carte de Roshar

Croquis de Shallan : Santhide

Tatouages du Pont Quatre

Carte du sud des Terres Gelées

Parchemin de postures

Croquis de Shallan : Motif

In-folio : Mode masculine contemporain

Croquis de Shallan : Flore des lèthes des collines Inconquises

Carnet de notes de Navani : Installation fabriale destinée aux archers

Croquis de Shallan : Cuirasses d’Éclat

In-folio : Tenues des fonctionnaires azéens

Brandon Sanderson au Livre de Poche

ALCATRAZ

1. Alcatraz contre les infâmes Bibliothécaires  — no 33109

Alcatraz Smedry n’est pas aidé par la nature : son nom est ridicule, il est extrêmement maladroit et il est orphelin. Mais le jour de son treizième anniversaire, sa vie prend une tournure inattendue. Il reçoit un mystérieux sac de sable, découvre qu’il a un grand-père un peu dingue et qu’il doit partir avec lui pour sauver le monde des griffes des infâmes Bibliothécaires…

2. Alcatraz contre les Ossements du Scribe  — no 33110

Flanqué de sa cousine Australie (dont le talent est de se réveiller avec une tête de déterrée), de son oncle Kazan (dont le pouvoir est de se perdre) et de l’indomptable Bastille, Alcatraz part à la recherche de son père qui aurait disparu dans la terrible Bibliothèque d’Alexandrie. Mais il ne fait pas bon s’y promener car les conservateurs qui y travaillent n’attendent qu’une chose : s’emparer de l’âme des curieux qui veulent emprunter leurs livres…

3. Alcatraz contre les traîtres de Nalhalla  — no 33111

Alcatraz est un type super, génial même. En tout cas, c’est ce que tout le monde lui répète depuis qu’il est arrivé à Nalhalla, la grande cité des Royaumes Libres. Mais peut-il faire confiance à ses hordes d’admirateurs ? Surtout que Nalhalla grouille d’infâmes Bibliothécaires dont le but serait de sceller la paix entre les camps ennemis. Sont-ils sincères ou s’agit-il un double jeu ? Alcatraz a du pain sur la planche, d’autant que son père l’ignore toujours, que Bastille n’est plus que l’ombre d’elle-même et que son cousin Folsom (dont le talent est de danser comme un pied) est suivi de près par une soi-disant ex-Bibliothécaire…

4. Alcatraz contre l’Ordre du Verre Brisé — no 33112

Alcatraz Smedry, celui qui a le Talent Brise-Tout, a encore beaucoup à prouver mais peu de temps devant lui. Dans cette dernière aventure, Alcatraz affronte une armée de Bibliothécaires – et leurs robots géants – dans le but de conquérir le royaume de Mokia. Si les Bibliothécaires remportent le combat, tout ce qu’Alcatraz a accompli si ardemment jusqu’ici pourrait aboutir à une catastrophe. Alcatraz doit ainsi faire face aux robots, aux mauvais Bibliothécaires et à sa propre mère ! Sera-t-il capable de sauver le royaume de Mokia et les Royaumes Libres de la colère des Bibliothécaires avant que tout tombe en miettes ?

L’Âme de l’empereur  — no 33464

La jeune Shai a été arrêtée alors qu’elle tentait de voler le Sceptre de Lune de l’Empereur. Mais au lieu de l’exécuter, ses geôliers concluent un marché avec elle : l’Empereur, resté inconscient après une tentative d’assassinat, a besoin d’une nouvelle âme. Or Shai est une jeune Forgeuse, elle possède la capacité magique de modifier le passé d’un objet, et donc d’altérer le présent. Grâce à ce talent, Shai doit forger le simulacre d’une âme. Une tâche ardue, sur laquelle reposent le destin de l’Empire… et celui de Shai.

LES ARCHIVES DE ROSHAR

La Voie des rois 1  — no 34146

Roshar, monde de pierres et de tempêtes. Des siècles ont passé depuis la chute des Chevaliers Radieux, mais leurs avatars, des épées et des armures mystiques qui transforment des hommes ordinaires en guerriers invincibles, sont toujours là. Pour elles, les hommes s’entre-déchirent. Dans le paysage dévasté des Plaines Brisées, Kaladin, enrôlé de force, lutte dans une guerre insensée qui dure depuis dix ans, où plusieurs armées combattent séparément le même ennemi. Dalinar Kholin, chef de l’une de ces armées, est fasciné par un texte ancien appelé La Voie des rois. De l’autre côté de l’océan, la jeune Shallan apprend la magie, et découvre certains secrets des Chevaliers Radieux…

La Voie des rois 2  — no 34147

« Je me souviens des jours avant l’Ultime Désolation. Avant que les Hérauts ne nous abandonnent, et que les Chevaliers Radieux se retournent contre nous. Des jours où la magie était encore de ce monde, et l’honneur dans le cœur des hommes. Aujourd’hui nous surveillons quatre personnes. La première est un chirurgien qui est devenu soldat dans une guerre brutale. La deuxième est un assassin qui pleure en tuant. La troisième est une jeune femme dont la robe d’étudiante abrite une âme de voleuse et de traîtresse. La dernière est un prince dont les yeux se sont ouverts sur le passé, tandis que son appétit pour la guerre décroît. Le monde changera. La magie des anciens jours sera de nouveau la nôtre. Ces quatre personnes sont la clé. L’une d’entre elles nous aidera. Et l’une d’entre elles nous détruira. »

CŒUR D’ACIER

1. Cœur d’Acier — no 33608

Il y a dix ans, un éclat venu du ciel a frappé des hommes et des femmes parmi les plus malveillants, leur conférant d’incroyables pouvoirs. On les a appelés les Épiques. Leurs intentions ne sont pas bonnes… À Newcago, un Épique appelé Cœur d’Acier s’est emparé du pouvoir. On le dit invincible : aucune balle ne peut le blesser, aucune épée trancher sa peau, aucune explosion le détruire. Seuls les Redresseurs, un groupe d’humains qui ont consacré leur vie à étudier les Épiques afin de découvrir leur point faible, lui résistent. David Charleston a dix-huit ans. Cœur d’Acier a tué son père. Depuis, il n’a qu’une idée en tête : le venger. Et il possède quelque chose dont les Redresseurs ont besoin. Il a vu l’impossible. Il a vu saigner Cœur d’Acier.

2. Brasier inédit

Cœur d’acier est mort et Newcago est libre. La disparition du tyran aurait dû rendre la vie plus simple, et pourtant David se pose des questions. Mais personne à Newcago ne peut lui offrir de réponses… C’est à Babylone Restaurée, autrefois Manhattan, gouvernée par la mystérieuse et tyrannique Épique Regalia, qu’il peut espérer les trouver. Se rendre dans une ville oppressée par un nouvel Épique despote est une entreprise délicate, mais David est décidé à courir le risque. Parce que tuer Cœur d’Acier a laissé un trou dans sa vie, à l’endroit où sa soif de vengeance se nichait autrefois.

Elantris  — no 32172

Il y a dix ans, la sublime cité d’Elantris, capitale de l’Arélon, a été frappée de malédiction. Ses portes sont désormais closes et nul ne sait ce qui se passe derrière ses murailles. Kae est devenue la première ville de l’Arélon. Quand la princesse Sarène y arrive pour épouser Raoden, l’héritier de la couronne, on lui apprend qu’il vient de mourir. Veuve d’un homme qu’elle n’a jamais vu, Sarène choisit pourtant de rester à la cour, et tente de percer le mystère d’Elantris…

FILS-DES-BRUMES

1. L’Empire ultime — no 32373

Les brumes règnent sur la nuit, le Seigneur Maître sur le monde. Vin ne connaît de l’Empire Ultime que les brumes de Luthadel, les pluies de cendre et le regard d’acier des Grands Inquisiteurs. Depuis plus de mille ans, le Seigneur Maître gouverne les hommes par la terreur. Seuls les nobles pratiquent l’allomancie, la précieuse magie des métaux. Mais Vin n’est pas une adolescente comme les autres. Et le jour où sa route croise celle de Kelsier, le plus célèbre voleur de l’Empire, elle est entraînée dans un projet fou : renverser l’Empire.

2. Le Puits de l’Ascension — no 32374

En mettant fin au règne brutal et millénaire du tyran, ils ont réalisé l’impossible. À présent, Vin, la gamine des rues devenue Fille-des-Brumes, et Elend Venture, le jeune noble idéaliste, doivent construire un nouveau gouvernement sur les cendres de l’Empire. Mais trois armées menées par des factions hostiles, dont celle des monstrueux koloss, font le siège de Luthadel. Alors que l’étau se resserre, une légende évoquant le mystérieux Puits de l’Ascension leur offre une lueur d’espoir. Et si tuer le Seigneur Maître avait été la partie la plus facile ?

3. Le Héros des Siècles — no 32375

Pour mettre fin à la tyrannie, Vin a tué le Seigneur Maître. Mais en essayant de fermer le Puits de l’Ascension, elle a laissé s’échapper une des formes maléfiques de l’Insondable. Depuis, les Inquisiteurs et les brumes font toujours plus de victimes, tandis que les cendres qui tombent du ciel menacent d’affamer les hommes et d’ensevelir le pays. Vin et Elend tentent de sauver ce qui peut encore l’être. Pour cela, ils doivent à tout prix découvrir les derniers secrets du Seigneur Maître : l’ultime cachette d’atium, le plus puissant métal des Fils-des-Brumes… et l’identité du Héros des Siècles.

4. L’Alliage de la justice — no33240

Kelsier, Vin, Elend et les autres font désormais partie de l’Histoire – ou de la religion. Les chemins de fer côtoient les canaux, les rues sont éclairées à l’électricité et les premiers gratte-ciel partent à l’assaut des nuages. Mais les anciennes magies allomantique et férochimique existent toujours. Un outil précieux pour ceux qui tentent de faire régner la justice dans les terres sauvages qu’on appelle les Rocailles. Après vingt ans là-bas, Wax Ladrian est de retour à la métropole d’Elendel, bien décidé à ranger ses pistolets. Pourtant les demeures et les rues élégantes de la ville pourraient bien s’avérer plus dangereuses encore que les plaines poussiéreuses des Rocailles.

LÉGION

1. Légion — no 33295

Légion : c’est aussi le surnom de Stephen Leeds, cet homme dont le cerveau a la capacité unique de générer de multiples avatars. Des hallucinations, comme il les appelle, qui vivent avec lui pour le meilleur et pour le pire. Un jour, et parce que certaines de ses hallucinations possèdent des qualités particulières, Leeds est engagé pour enquêter sur la disparition d’un scientifique, inventeur d’un objet extraordinaire : un appareil qui prend des photos du passé… Ce court texte, l’un des préférés de son auteur, est l’occasion d’une enquête fascinante sur l’un des plus grands mystères de l’humanité.

2. À fleur de peau — no 33999

Stephen Leeds, surnommé « Légion », est un homme aux capacités mentales singulières lui permettant de générer une multitude d’avatars : des hallucinations aux caractéristiques individuelles variées et possédant une vaste gamme de compétences très spécifiques. Leeds est investi d’une nouvelle mission : retrouver un corps qui a été dérobé à la morgue locale. Il ne s’agit pas de n’importe qui. Le cadavre est celui d’un pionnier dans le domaine de la biotechnologie expérimentale, un homme qui travaillait sur l’usage du corps humain en tant qu’espace de stockage. Il se peut qu’avant sa mort il ait incorporé des données dans ses propres cellules. Ce qui pourrait se révéler dangereux…

Warbreaker —  no 33500

Voici l’histoire de deux sœurs, Vivenna et Siri. L’histoire du Dieu-Roi que l’une d’entre elles doit épouser, et de Chanteflamme, un autre Dieu qui n’aime pas son travail. Celle aussi de Vasher, un immortel qui tente de réparer les erreurs qu’il a jadis commises, et de Saignenuit, sa mystérieuse épée.

Dans leur monde, celui qui meurt auréolé de gloire devient un dieu. Il vit dans le panthéon de la cité d’Hallandren, et utilise la magie biochromatique, la magie du Souffle. Un Souffle qu’on ne peut récupérer qu’une fois, sur un individu à la fois.

Le Livre de Poche

Né en 1975 dans le Nebraska, Brandon Sanderson a commencé à publier en 2005 et s’est imposé auprès du public comme l’un des meilleurs auteurs de fantasy de ces dernières années, grâce à son cycle des Fils-des-Brumes et à celui des Archives de Roshar. Auteur de best-sellers traduits en plus de quinze langues, il a été choisi pour conclure la mythique série La Roue du temps après le décès prématuré de son auteur, Robert Jordan.

Couverture : © Alain Brion.

© Dragonsteel Entertainment, LLC, 2014.

ISBN : 978-2-253-19276-3

Titre original :

WORDS OF RADIANCE

Paru chez Tor, New York, 2014.

Illustrations : Dan dos Santos, Ben McSweeney, Isaac Stewart, Michael Whelan.

© Calmann-Lévy et Librairie Générale Française, 2017, pour la traduction française.

Table

Couverture

Page de titre

Livre II - LE LIVRE DES RADIEUX

PROLOGUE - six ans plus tôt

PREMIÈRE PARTIE - Embrasés - Shallan – Kaladin – Dalinar

1 - SANTHIDE

2 - LE PONT QUATRE

3 - MOTIF

4 - RÉCEPTACLE DES SECRETS

5 - IDÉAUX

6 - EFFROYABLE DESTRUCTION

7 - DU FEU À DÉCOUVERT

8 - POIGNARDS DANS LE DOS – SOLDATS SUR LE TERRAIN

9 - MARCHER DANS UN TOMBEAU

10 - UN TAPIS ROUGE, AUTREFOIS BLANC - six ans plus tôt

11 - UNE ILLUSION DE PERCEPTION

12 - HÉROS

INTERMÈDES - Eshonai – Ym – Rysn

I-1 - NARAK

I-2 - YM

I-3 - RYSN

I-4 - LA DERNIÈRE LÉGION

DEUXIÈME PARTIE - Les vents approchent - Shallan – Kaladin – Adolin – Sadeas

13 - LE CHEF-D’ŒUVRE DU JOUR

14 - POSTURE DE FER

311 - UNE MAIN CONTENANT UNE TOUR

16 - MAÎTRE BRETTEUR

17 - UN MOTIF

18 - ECCHYMOSES

19 - DES CHOSES INOFFENSIVES - cinq ans et demi plus tôt

20 - LE FRISSON DES RÉVÉLATIONS

21 - CENDRES

22 - LUEURS DANS LA TEMPÈTE

23 - ASSASSIN

24 - TYN

25 - CES MONSTRES

26 - LA PLUME

27 - DES INVENTIONS DESTINÉES À DISTRAIRE - cinq ans plus tôt

28 - BOTTES

29 - LE RÈGLE DU SANG

30 - NATURE BLUSHING

31 - LE CALME AVANT LA TEMPÊTE

32 - CELUI QUI HAIT

33 - FARDEAUX

34 - FLEURS ET GÂTEAUX

INTERMÈDES - Eshonai – Zahel – Taln

I-5 - LE CAVALIER DES TEMPÊTES

I-6 - ZAHEL

I-7 - TALN

I-8 - UNE FORME DE POUVOIR

TROISIÈME PARTIE - MORTELS - Shallan – Kaladin – Adolin – Navani

35 - INFUSIONS SIMULTANÉES ET PRESSION ACCRUE

36 - UNE FEMME NOUVELLE

37 - UNE QUESTION DE PERSPECTIVE

38 - LA TEMPÊTE SILENCIEUSE

39 - HÉTÉROCHROMATIQUE - quatre ans plus tôt

40 - PALONA

41 - CICATRICES

42 - UN RIDEAU DE FUMÉE

43 - LES SANG-DES-SPECTRES

44 - UNE FORME DE JUSTICE

45 - FÊTE MÉDIANE - trois ans et demi plus tôt

46 - PATRIOTES

47 - APPAS FÉMININS

48 - PLUS JAMAIS FAIBLES - trois ans plus tôt

49 - VOIR LE MONDE SE TRANSFORMER

50 - GEMMES NON TAILLÉES

51 - HÉRITIERS

ARS ARCANUM

REMERCIEMENTS

ILLUSTRATIONS

Brandon Sanderson au Livre de Poche

Le Livre de Poche :

Page de Copyright

Sommaire

Couverture

Page de titre

Livre II - LE LIVRE DES RADIEUX

PROLOGUE - six ans plus tôt

PREMIÈRE PARTIE - Embrasés - Shallan – Kaladin – Dalinar

1 - SANTHIDE

2 - LE PONT QUATRE

3 - MOTIF

4 - RÉCEPTACLE DES SECRETS

5 - IDÉAUX

6 - EFFROYABLE DESTRUCTION

7 - DU FEU À DÉCOUVERT

8 - POIGNARDS DANS LE DOS – SOLDATS SUR LE TERRAIN

9 - MARCHER DANS UN TOMBEAU

10 - UN TAPIS ROUGE, AUTREFOIS BLANC - six ans plus tôt

11 - UNE ILLUSION DE PERCEPTION

12 - HÉROS

INTERMÈDES - Eshonai – Ym – Rysn

I-1 - NARAK

I-2 - YM

I-3 - RYSN

I-4 - LA DERNIÈRE LÉGION

DEUXIÈME PARTIE - Les vents approchent - Shallan – Kaladin – Adolin – Sadeas

13 - LE CHEF-D’ŒUVRE DU JOUR

14 - POSTURE DE FER

311 - UNE MAIN CONTENANT UNE TOUR

16 - MAÎTRE BRETTEUR

17 - UN MOTIF

18 - ECCHYMOSES

19 - DES CHOSES INOFFENSIVES - cinq ans et demi plus tôt

20 - LE FRISSON DES RÉVÉLATIONS

21 - CENDRES

22 - LUEURS DANS LA TEMPÈTE

23 - ASSASSIN

24 - TYN

25 - CES MONSTRES

26 - LA PLUME

27 - DES INVENTIONS DESTINÉES À DISTRAIRE - cinq ans plus tôt

28 - BOTTES

29 - LE RÈGLE DU SANG

30 - NATURE BLUSHING

31 - LE CALME AVANT LA TEMPÊTE

32 - CELUI QUI HAIT

33 - FARDEAUX

34 - FLEURS ET GÂTEAUX

INTERMÈDES - Eshonai – Zahel – Taln

I-5 - LE CAVALIER DES TEMPÊTES

I-6 - ZAHEL

I-7 - TALN

I-8 - UNE FORME DE POUVOIR

TROISIÈME PARTIE - MORTELS - Shallan – Kaladin – Adolin – Navani

35 - INFUSIONS SIMULTANÉES ET PRESSION ACCRUE

36 - UNE FEMME NOUVELLE

37 - UNE QUESTION DE PERSPECTIVE

38 - LA TEMPÊTE SILENCIEUSE

39 - HÉTÉROCHROMATIQUE - quatre ans plus tôt

40 - PALONA

41 - CICATRICES

42 - UN RIDEAU DE FUMÉE

43 - LES SANG-DES-SPECTRES

44 - UNE FORME DE JUSTICE

45 - FÊTE MÉDIANE - trois ans et demi plus tôt

46 - PATRIOTES

47 - APPAS FÉMININS

48 - PLUS JAMAIS FAIBLES - trois ans plus tôt

49 - VOIR LE MONDE SE TRANSFORMER

50 - GEMMES NON TAILLÉES

51 - HÉRITIERS

ARS ARCANUM

REMERCIEMENTS

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Brandon Sanderson au Livre de Poche

Le Livre de Poche :

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