II

« Afrique sauvage, me voilà ! » songea Morane en regardant par le large hublot de l’avion qui, de Mombasa, où il avait débarqué, le menait à Bomba, capitale du Centre-Afrique. De là, un vapeur le conduirait, en descendant la rivière N’Golo, jusqu’à Walobo, poste avancé de la civilisation avant la jungle primitive. L’avion volait haut mais, grâce à l’absence de tout nuage, Bob pouvait détailler la savane qui se déroulait sous lui tel un vaste tapis de caoutchouc mousse au vert rongé en de multiples endroits par de larges taches roussâtres, ou marqué par les ombres obliques des acacias sous lesquels, points minuscules, se groupaient des familles de lions cherchant à échapper aux brûlures d’un soleil trop ardent. Parfois, des formes véloces – antilopes ou zèbres effarouchés par le bruit des moteurs – filaient à travers l’étendue, à la recherche de quelque abri qui leur était refusé.

Une voix fit sursauter le voyageur.

— On a beau connaître l’Afrique comme sa poche, n’est-ce pas, commandant Morane, le spectacle demeure toujours aussi fascinant.

Lentement, Bob se retourna vers le siège voisin du sien qui, quelques instants plus tôt encore, était vide. Un homme l’occupait à présent. Un homme jeune, vêtu avec recherche d’un complet de Palm-Beach clair qui devait sortir de chez un grand faiseur, et dont la chemise de shantung avait dû coûter le salaire d’une semaine d’un manœuvre. Quant au visage de l’inconnu, il n’avait rien de vraiment remarquable. Ni laid, ni beau, il avait, avec son profil busqué, une certaine noblesse déparée pourtant par des lèvres trop minces, surmontées d’une fine moustache comme tracée au pinceau. Le regard des yeux noirs fuyait légèrement ; quant aux cheveux bruns et raides, soigneusement gominés et lissés, ils indiquaient un peu trop de recherche.

L’inconnu avait tiré un étui à cigarettes de sa poche et, l’ouvrant, le tendit vers Bob en disant, en un français châtié :

— Vous accepterez bien une cigarette…

Morane secoua la tête, pour répondre :

— Merci… Je ne fume pas…

L’autre prit une cigarette et la porta à ses lèvres en disant avec un sourire narquois :

— Tiens, le fameux commandant Morane ne fume pas, tout comme une jeune fille de bonne famille élevée dans un couvent.

Bob sentit l’impatience le gagner. Non que cela lui déplût d’être comparé à une jeune fille de bonne famille élevée dans un couvent, mais parce que son voisin avait assurément donné une signification péjorative à cette comparaison. C’était un peu comme si, en cette circonstance, il avait qualifié Morane de poule mouillée. Il fallait cependant autre chose pour faire perdre complètement son calme à Bob, auquel une existence dangereuse avait donné des nerfs d’acier. Aussi décida-t-il de ne pas réagir à la remarque du personnage. Ce dernier fit jaillir la flamme d’un petit briquet d’or incrusté de diamants, alluma posément sa cigarette. Puis, se tournant à nouveau vers Morane, il dit encore :

— Mais laissez-moi me présenter. Mon nom est Gaétan d’Orfraix.

Sans grande conviction, Morane serra la main qui lui était tendue.

— Je suppose qu’il est inutile de me présenter à mon tour, fit-il, puisque vous avez l’air de si bien me connaître.

— Ce sera inutile, en effet, commandant Morane, répondit Gaétan d’Orfraix en tirant une longue bouffée de sa cigarette.

Morane continuait à dévisager son interlocuteur, cherchant en vain pourquoi ce nom de Gaétan d’Orfraix lui semblait connu. Déjà, il en était certain, il l’avait entendu prononcer. Mais par qui ? En quelle circonstance ? Voilà ce qu’il aurait aimé savoir. Certes, d’Orfraix était français comme lui. Tout, dans son langage, dans son aspect général, et son nom aussi, le disait. Malgré cela, Bob ne sentait aucun point de contact entre lui et son interlocuteur, comme si celui-ci eût appartenu à une autre planète. Il était même possible qu’il eût ressenti plus de sympathie envers un Martien au corps gélatineux et aux membres tentaculaires.

Cependant, d’Orfraix continuait à parler.

— Sans doute vous demandez-vous, commandant Morane, pourquoi je vous ai ainsi abordé, sans crier gare. C’est que, voyez-vous, vous et moi, en venant en Afrique, poursuivons un but commun, ou presque…

— Un but commun ? interrogea Morane, qui ne voyait pas où son interlocuteur voulait en venir. Je ne vous comprends pas.

D’Orfraix sourit à nouveau. Un sourire extrêmement déplaisant, plein de prétention et de suffisance.

— Le Gorille Blanc, cela vous dit-il quelque chose ?

À cette allusion directe, Bob eut de la peine à dissimuler sa surprise. Ce fut cependant sur un ton d’indifférence qu’il demanda :

— Le Gorille Blanc ? Qu’a-t-il donc à faire dans tout ceci ?

— Ce qu’il a à faire ? C’est plutôt nous qui avons affaire avec lui. Vous voulez le capturer et moi je désire le tuer. Voilà en quoi nos buts nous réunissent.

« Voilà plutôt en quoi nos buts nous séparent », corrigea Bob en lui-même.

Après avoir tiré une nouvelle bouffée de cigarette, Gaétan d’Orfraix continuait :

— Voyez-vous commandant Morane, je suis un grand chasseur devant l’Éternel, et j’ai tué pas mal de gibier sous toutes les latitudes. Des jaguars et des pumas en Amérique du Sud, des ours au Canada, des tigres aux Indes, en Birmanie et en Indochine, des lions, des éléphants, des rhinos et des hippos ici en Afrique… et aussi des gorilles. Quand j’ai entendu parler de votre Niabongha, j’ai décidé d’ajouter sa dépouille à ma collection de trophées. Pendant que vous voguiez vers Mombasa, je m’y rendais en avion pour vous y attendre et m’envoler en même temps que vous en direction de Bomba.

Morane ne s’étonnait pas du fait que d’Orfraix eût connaissance de son projet de capturer le Gorille Blanc pour le compte de Nathan Hagermann. Ce dernier, afin d’allécher ses futurs acheteurs, avait, aussitôt après son entrevue avec Morane, organisé une campagne de presse dont Bob avait recueilli les échos en débarquant à Mombasa. Ce qu’il ne comprenait cependant pas, c’était pourquoi d’Orfraix s’était arrangé pour voyager en sa compagnie.

Longuement, Bob dévisagea son voisin, sans réussir davantage à lui découvrir le moindre trait digne de sympathie.

— Nous voyageons ensemble, voilà qui est entendu, finit-il par dire. En outre, je veux capturer le Gorille Blanc, tandis que vous désirez tout simplement le tuer. Nous ne sommes donc pas faits pour nous entendre, et je ne vois aucune raison de continuer cette entrevue qui, d’après ce que vous venez de me dire, n’a rien de fortuit.

— Elle n’a rien de fortuit, en effet. Quant à croire que nous ne sommes pas faits pour nous entendre, vous vous trompez. Du moins je le pense.

— Je ne vous comprends pas, fit Bob qui, réellement, comprenait de moins en moins.

— Vous n’allez pas tarder à savoir où je veux en venir. Je suis riche et je puis me permettre des fantaisies fort coûteuses. La chasse au Gorille Blanc est une de ces fantaisies. Cependant, pour atteindre l’animal, il me faut m’assurer la collaboration d’un guide connaissant parfaitement les Monts Rorongo. C’est ici que vous intervenez. Si vous réussissez à convaincre Allan Wood de nous mener jusqu’à Niabongha, je vous verserai cinq cent mille francs français, que votre ami et vous vous partagerez. Mon offre est certes plus avantageuse que celle de la firme Hagermann. En effet, au lieu de devoir capturer le Gorille Blanc, ce qui, vous devez vous en douter, ne sera pas une petite affaire, il vous suffira de me mener à lui pour me permettre de le tuer. Que pensez-vous de ma proposition ?

Bob ne répondit pas. Jamais il n’avait trouvé de réel plaisir à la chasse, sport cruel et vain entre tous. Si, à de nombreuses reprises, il avait dû s’y adonner, c’était en cours d’expédition, pour s’approvisionner en viande fraîche. Sauf s’il s’agissait de se défendre ou de se nourrir, Morane considérait le sacrifice gratuit d’animaux comme de l’assassinat pur et simple, perpétré avec préméditation.

— Vous ne dites rien, fit Gaétan d’Orfraix.

Bob haussa les épaules et se mit à rire méchamment.

— Que voulez-vous que je dise, monsieur d’Orfraix ? Que je déteste les tueurs et que vous en êtes un ? Que je me sens une envie irrésistible de vous botter l’arrière-train pour vous apprendre à vivre ? Que si, dans dix secondes, vous n’avez pas regagné votre place, à l’autre bout de la carlingue, il faudra appeler tout l’équipage pour m’empêcher de vous faire passer la tête la première à travers un de ces hublots ?

Le chasseur s’était dressé, le visage marqué par l’indignation.

— Je ne permettrai pas que vous m’insultiez ! J’ai des ancêtres qui sont morts aux Croisades et…

— Je me moque de vos ancêtres, monsieur d’Orfraix. Je vous donne dix secondes pour décamper, sinon j’aurai le plaisir de venger les victimes à quatre pattes que vous avez sacrifiées sauvagement. Je compte jusqu’à dix. Ensuite, vous verrez si, comme vous avez eu l’air de le supposer tout à l’heure, je ressemble à une jeune fille de bonne famille élevée dans un couvent.

Bob Morane n’eut cependant pas le loisir de commencer à compter.

— C’est parfait, avait jeté d’Orfraix d’une voix haineuse. Je me retire mais, avant longtemps, vous regretterez votre refus et vos insultes.

Sur ces paroles, d’Orfraix disparut vers le fond de la cabine, poursuivi par les regards goguenards – des passagers qui avaient assisté à l’altercation. Alors, Bob se renversa en arrière dans son fauteuil et sourit béatement. Il se sentait bien. Avoir traité ce tueur de Gaétan d’Orfraix comme il venait de le faire se révélait pour lui le plus souverain des toniques.

 

*

* *

 

Pour Morane, Walobo était une ville selon son cœur. Ce n’était pas la première fois qu’il y venait, et pourtant c’était toujours avec un plaisir ineffable que, une fois descendu du steamer qui, durant plusieurs jours, avait brassé de sa grande roue à aubes l’eau boueuse de la rivière N’Golo, il retrouvait le vieux wharf de planches qu’on réparait sans cesse et qui ne cessait de crouler de partout, les factories où l’on vendait de tout comme dans les anciens « General Store » de l’Ouest américain, les entrepôts couverts de tôle ondulée soigneusement passée au minium et les bungalows coquets appartenant à des trafiquants ou abritant des fonctionnaires indolents, à demi abrutis par la chaleur, les fièvres et le whisky – surtout le whisky. Derrière ces magasins, ces entrepôts et ces bungalows, formant une sorte d’arc dont le fleuve aurait été la corde, se groupaient les maisons indigènes, aux murs de boue séchée et aux toits de chaume. Derrière encore, c’était l’hôpital ultramoderne, bâtisse insolente et incongrue sur ce décor d’un autre siècle. En opposition avec ce qui l’entourait, elle semblait abolir le temps, donnait l’impression à l’arrivant de poser un pied dans le présent, tandis que l’autre demeurait cimenté dans le passé.

Et, ce jour-là encore, pour Bob Morane, ce fut le même émerveillement. Cette fois, comme chaque fois, du haut de la passerelle du steamer, il chercha le visage boucané et le feutre verdi de son ami Allan Wood. En son lieu et place, il ne trouva qu’une charmante tête blonde sous un coquet chapeau de chasse garni d’une bande de peau de léopard. Et aussi la carrure prodigieuse d’un géant noir dont le torse impressionnant, bossué par les muscles, semblait avoir été taillé dans un bloc d’ébène pour, ensuite, être soigneusement laqué. La charmante tête blonde était celle de la non moins charmante épouse d’Allan Wood. Quant à l’impressionnant torse d’ébène, il appartenait à M’Booli, le redoutable Balébélé, à la fois homme de confiance et ami du même Allan Wood.

Le temps de se laisser glisser au bas de la passerelle, de bondir sur le plancher branlant du wharf, et Morane collait un baiser sonore sur chacune des joues ambrées de la jeune femme et secouait de toutes ses forces la main du colosse noir. Sans d’ailleurs ébranler celui-ci davantage qu’un passereau n’ébranle le chêne en se posant sur une des maîtresses branches.

— Leni, et toi M’Booli, je suis content bien sûr que vous soyez venus m’attendre, dit Morane. Mais je ne vois pas Al ? Jamais pourtant il n’a manqué une de mes arrivées.

— Al est malade, expliqua la jeune femme. Il a dû subir une opération chirurgicale il y a quelques jours.

— Une opération chirurgicale ! sursauta Bob. Tout s’est bien passé, j’espère ?

— Parfaitement, rassurez-vous, Bob, s’empressa de répondre Leni Wood. Une ablation de l’appendice qui a dû être opérée à chaud. Tout d’abord, on avait craint une péritonite, mais il n’en fut heureusement rien. À présent, Al est tout à fait tiré d’affaire. Il est revenu à la maison, mais la convalescence sera malheureusement assez longue.

Laissant M’Booli houspiller les porteurs pour que ceux-ci mettent plus d’ardeur à transborder ses bagages, Morane, ayant pris le bras de Leni, s’avança rapidement le long du quai, au bout duquel s’érigeait un vaste bungalow cerné par une large terrasse à colonnades de bambou. Sur cette terrasse, un homme se trouvait allongé sur un lit de repos. Un homme jeune et maigre, au visage de vieux cuir et dont la maladie cernait les yeux. Pourtant, au fond des prunelles, un feu ardent brûlait, indiquant que cette faiblesse n’était que passagère, que le malade gardait toute sa vigueur, toute son énergie intacte.

Tendant le bras, le malade avait échangé avec son ami une poignée de main un peu tremblante, mais cependant vigoureuse.

— Ce vieux Bob ! dit Allan Wood. Content de vous revoir ! J’espérais qu’ensemble nous allions pouvoir partir pour traquer le Gorille Blanc. Au lieu de cela, crac, me voilà immobilisé pour plusieurs semaines dans cette maudite chaise-longue.

— Le télégramme que je vous ai adressé à mon départ de France vous a donc convaincu, Al ? demanda Morane. Nathan Hagermann paraissait craindre que vous refusiez de l’aider.

— Je n’ai pas pris ma décision en faveur de Hagermann, Bob, mais pour faire plaisir à un vieil ami. Leni et moi vous devons beaucoup, puisque c’est grâce à vous que nous nous sommes rencontrés. Et puis, au cours de mes incursions au pays Rorongo, j’ai pas mal entendu parler de Niabongha. J’aurais aimé, pour mon édification personnelle, aller m’y livrer à une enquête plus approfondie. Puisque l’offre de Hagermann nous fournissait une excuse, j’avais décidé d’en profiter.

Wood eut un geste las avant de continuer :

— Hélas, au moment où j’allais m’apprêter à organiser notre départ en prévision de votre arrivée, cette ridicule crise d’appendicite m’a immobilisé.

Morane haussa les épaules avec indifférence.

— Comme si vous en pouviez, Al ! Je vais télégraphier à Hagermann qu’il nous est impossible de nous lancer à la recherche de son Gorille Blanc, voilà tout.

Allan Wood connaissait assez son ami pour comprendre que cette indifférence n’était qu’une feinte, pour discerner une pointe de regret dans le ton de sa voix.

— Pourquoi n’iriez-vous pas sans moi à la recherche de Niabongha, Bob ?

— Comment voulez-vous que j’y parvienne ? répondit Morane. Je ne connais pas le pays Rorongo.

— M’Booli le connaît, lui. Il vous accompagnerait. Sur la route, il vous serait peut-être possible de recruter des chasseurs bamzirih. Vous connaissez leur chef, Ikelemba, que vous avez déjà visité en ma compagnie. C’est un vieux pirate, trafiquant d’ivoire ou même d’hommes, mais c’est aussi un ami. À condition d’avoir la patience de palabrer avec lui durant quelques heures, vous pourrez sans doute obtenir tout ce que vous désirez. Les Bamzirih sont des traqueurs experts et ils ont déjà, à de nombreuses reprises, capturé des gorilles pour mon compte. Les Monts Rorongo vous sont inconnus, Bob. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour aller y jeter un coup d’œil ?

« Oui, pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? » songea Morane. Cependant, il hésitait. Ce n’était pas son métier de capturer des fauves, et il savait que tenter de s’emparer du Gorille Blanc ne serait pas une sinécure. Gagner les Monts Rorongo, passe encore, mais s’attaquer à Niabongha, c’était autre chose.

Pendant que Morane demeurait ainsi à s’interroger, Allan Wood continuait :

— À ce propos, vous n’êtes pas le seul à vouloir visiter la région des Rorongo. Il y a deux jours, un de vos compatriotes, un certain Gaétan d’Orfraix, est arrivé de Bomba à bord d’un appareil frété spécialement. Aussitôt, il a tenté de se mettre en relation avec moi afin que je le guide à travers le pays Rorongo pour, affirmait-il, s’y livrer à la chasse au gorille. Comme il ne pouvait être question pour moi, au sortir de l’hôpital, d’accepter cette offre, je lui fis répondre dans ce sens par l’intermédiaire de Leni. D’après ce que M’Booli m’a rapporté ce matin, ce d’Orfraix se serait assuré le concours de trois trafiquants de réputation douteuse, spécialisés surtout dans l’achat et la vente de l’ivoire de contrebande. Il s’apprêterait à quitter Walobo pour se diriger vers les Rorongo.

— En réalité, c’est au Gorille Blanc qu’il en veut, expliqua Bob. J’ai rencontré l’individu en question dans l’avion de Mombasa et il m’a révélé son désir de joindre la dépouille de Niabongha à ses autres trophées de chasse. Naturellement, je n’ai pu m’empêcher de lui jeter au visage ce que je pensais de lui, et cela en termes choisis.

Bob se tut pendant un instant, pris par une dernière hésitation. Hésitation que la certitude de la présence de d’Orfraix dans la région ne tarda pas à balayer.

— Eh bien, Al, finit-il par dire, puisque vous acceptez de me prêter M’Booli, je partirai donc pour les Monts Rorongo ! Si, en capturant Niabongha, je réussis à le soustraire aux entreprises meurtrières de ce d’Orfraix, j’aurai fait une action méritoire.

Un sourire ironique se dessina sur les traits, tirés par la maladie, d’Allan Wood. Allons, Bob, je vois que vous n’avez pas changé. Toujours ce Don Quichotte qui sommeille en vous. Mais vous avez raison : au cours de ma carrière de guide de chasse, j’ai trop connu de ces hystériques de la gâchette, de ces massacreurs d’animaux, pour ne pas partager votre aversion à leur égard. C’est une des raisons d’ailleurs qui m’ont fait m’entêter dans ce métier, que le dégoût me poussa à plusieurs reprises à abandonner. Feignant de servir ces massacreurs, je pouvais, en réalité, en les obligeant à respecter les lois de la chasse, les contraindre à limiter leurs dégâts qui, sans une protection stricte du gibier, ne tarderaient pas à amener l’extinction rapide de la faune africaine. En voulant protéger le Gorille Blanc et, en même temps, tous les autres gorilles, vous avez ma bénédiction, ainsi que celle de tous les amis de la nature…

Ces paroles devaient fortifier Morane dans son intention de quitter Walobo au plus vite afin de gagner les Monts Rorongo. En outre, le rapide tableau que venait de lui brosser Al accentuait encore sa rancœur vis-à-vis de Gaétan d’Orfraix et de ses semblables. Il se souvenait également des dernières paroles que lui avait lancées d’Orfraix dans l’avion : « …avant longtemps, vous regretterez votre refus et vos insultes. » Et Bob avait lui aussi le désir de rencontrer d’Orfraix avant longtemps. Pour lui jouer un de ces petits tours pendables dont il possédait le secret. La chasse au gorille étant interdite, Bob aurait pu prévenir les autorités, mais il n’avait aucune preuve à fournir sur les intentions de d’Orfraix, et tout le monde était libre de se promener à travers la brousse. Morane se trouvait donc dans l’obligation de faire la police lui-même. Afin d’empêcher le meurtre de Niabongha.