Chapitre XVI
Lentement Bomba reprenait son aspect coutumier. À présent que l’éruption avait pris fin et que les laves s’étaient figées, tout le monde regagnait son foyer. Les administrations locales se remettaient à fonctionner, et tout laissait prévoir que, dans quelques jours, le souvenir même de la grande peur éprouvée serait effacé.
Assis à la fenêtre de sa chambre de l’hôtel Centre-Afrique, Morane, dont la blessure était en voie de guérison, admirait le spectacle bigarré de la rue, avec ses bœufs à large encornure traînant de lourds chars, ses guerriers noirs en armes descendant des collines avec une majesté sereine pour regagner leurs savanes, ses marchands hindous, ses officiers de la force publique en shorts kakis… Le tout accompagné de cris, de mugissements, des voix rapides des Noirs commentant les faits du jour dans leur incompréhensible jargon.
Bob se détendit à la façon d’un chat paresseux. Dans quelques jours, il allait quitter Bomba, où sa mission était à présent terminée. Il venait en effet de recevoir un télégramme de Jacques Lamertin, dans lequel celui-ci annonçait que le contrat liant la C.M.C.A. et l’administration du Centre-Afrique venait d’être renouvelé. Le télégramme se terminait ainsi :
« Si vous voulez demeurer au service de la Compagnie, faites-le-moi savoir. Stop. Saurai vous prouver ma reconnaissance. Stop. Lamertin. »
Morane sourit. Il ne resterait pas au service de la Compagnie. Celle-ci s’en tirerait bien sans lui, et lui sans elle. Une grande partie du personnel dirigeant avait été déplacée et certains de ses membres, dont le directeur, avaient déjà regagné l’Europe. Sans doute Lamertin avait-il songé à lui, Bob Morane, pour occuper quelque poste important, mais il se voyait mal buvant des whiskies-soda à longueur de journée, attrapant une maladie de foie et s’encroûtant dans les routines. La C.M.C.A. avait été un passage, mouvementé comme tant d’autres, de son existence. Il s’y était fait des amis, et c’était là sa plus belle récompense, car rien comme l’amitié n’enrichit un homme. Et Morane était un homme riche à présent.
On frappa à la porte. Bob cria d’entrer, et Packart entra. Le savant avait revêtu un impeccable complet blanc dans lequel il ne paraissait guère se sentir à l’aise.
— Je vous avais dit de fermer votre porte à clé, mon vieux, fit-il avec un accent de reproche dans la voix. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
Morane se mit à rire doucement, comme pour se moquer.
— Toujours votre histoire de grand méchant loup de l’Uranium Europe-Afrique qui se promène en liberté dans le paysage et dont le seul but est de me régler mon compte, hein ? Allons, détendez-vous, Jan. L’affaire est finie, et bien finie…
— Croyez-vous que l’Uranium Europe-Afrique va se résoudre ainsi à perdre les gisements de minerais radioactifs du lac M’Bangi ?
— Les perdre, fit Morane en haussant les épaules. Comment voulez-vous qu’elle puisse les perdre sans jamais les avoir possédés ? D’ailleurs, à présent, c’est sans doute la C.M.C.A. qui va s’occuper de leur exploitation. L’Uranium Europe-Afrique, voyant la partie définitivement perdue, ne va guère s’entêter.
— Le Ciel vous entende, Bob !… Mais je demeure persuadé qu’une troisième personne, ici, à Bomba, travaillait pour nos adversaires. Peut-être même était-ce le grand patron de l’Uranium Europe-Afrique lui-même. Plus j’y réfléchis, plus je pense que l’affaire était d’une importance trop grande pour qu’on la confie à de simples comparses…
Morane se leva et alla frapper sur l’épaule du savant.
— Ne réfléchissez pas trop, mon vieux. Vous pourriez mourir jeune. À propos, comment se porte votre usine ?
— Nous l’avons remise en état. Elle fonctionne à présent et commence à produire du méthane…
Une moue d’amertume apparut sur les traits de Bob.
— Et je ne serai pas là pour apprécier les bienfaits que votre succès va apporter à la région. Les cheminées d’usines faisant concurrence au panache du Kalima, les produits chimiques venant polluer les eaux du lac. Et dire que j’aurai été un des artisans de cette victoire. Une belle victoire, en vérité. Celle de l’homme fourmi sur la nature souveraine.
— Allons, coupa le savant, ne vous abandonnez pas encore à votre mauvaise humeur. Essayez d’avoir la mine réjouie. Nous dînons à la Résidence, ce soir…
*
* *
Le moment du départ était venu. L’avion de tourisme jaune attendait sur la piste de l’aérodrome afin de conduire Morane à Entebbe, d’où il s’envolerait pour l’Europe.
Claire Holleman, son oncle et le personnel de la C.M.C.A. étaient venus faire leurs adieux à Morane. Ce dernier détestait d’ailleurs les adieux. Il ne fallait pas marquer ainsi de brisure nette entre les différents événements de la vie, qui ne faisait toujours que se continuer, d’un épisode à l’autre…
Packart avait déjà pris place au poste de pilotage, et le moteur s’était mis à tourner. Les voix se perdaient à présent dans ses vrombissements. Morane pénétra à son tour dans l’appareil et en referma la porte derrière lui. Des mains s’agitèrent. L’avion se mit à rouler doucement, puis plus vite.
Ses roues quittèrent le sol et il fila en plein ciel, vers le sommet fumant du Kalima.
Lorsqu’ils passèrent au-dessus du cratère, au bord duquel le magma en fusion rougeoyait encore, Morane se sentit ému. Il regretterait le volcan, ce terrible ennemi qui avait failli le vaincre. Des yeux, il chercha la Griffe de Feu, mais la redoutable coulée n’était plus maintenant qu’un réseau de veines grisâtres sur le vert sale de la brousse. Partout les volcans éteints érigeaient leurs cônes, faisant penser, vus de haut, à quelque lèpre monstrueuse ayant frappé la Terre. C’était seulement au moment de quitter la région que Bob se mettait à apprécier sa sauvage grandeur.
— Voulez-vous prendre les commandes ? demanda Packart.
Morane secoua la tête.
— Pas question dit-il. Une fois déjà, vous m’avez fait cette offre. Je l’ai acceptée et aussitôt quelqu’un – Bruno Sang, pour l’appeler par son nom – s’est mis à nous tirer dessus avec une mitrailleuse. Continuez à piloter. J’ai l’habitude d’attirer la foudre.
— Je croyais que vous ne croyiez plus au danger, fit remarquer le savant. D’après vous, l’Uranium Europe-Afrique aurait complètement désarmé.
— Je ne parlais pas de ce danger-là.
— J’en parle encore, si vous le permettez. Car, enfin, avez-vous une idée de ce qu’est l’Uranium Europe-Afrique ?
Bob secoua la tête. À vrai dire, il ne se l’était jamais demandé, et il ne s’en souciait guère. Mais Packart continuait :
— C’est une Compagnie née tout de suite après la guerre, et dont personne n’est jamais parvenu à connaître exactement les tenants et les aboutissants. Qui la dirige ? Selon les apparences, un comité d’actionnaires, tous gens honnêtes et connus qui ne peuvent, en principe, avoir permis les différents crimes commis à Bomba ces derniers temps. Il faut donc supposer que quelqu’un d’autre tient les commandes tout en demeurant dans l’ombre. Un personnage qui n’est guère étouffé par les scrupules…
— De quoi aurait-il l’air, à votre avis, puisque vous semblez si bien renseigné ?
— Il doit être comme vous et moi. Qu’est-ce que vous pensez ? Qu’il possède deux cornes et une queue fourchue ? S’il en était ainsi, il ne serait guère difficile à découvrir. Quant à être bien renseigné, je voudrais l’être davantage. Je pourrais alors vous indiquer d’où vient le danger.
— Je vous l’ai déjà dit, mon vieux Jan. Il vient de vous-même. Vous avez trop d’imagination. Un de ces jours, vous vous mettrez à écrire des romans et tout le monde sera surpris… sauf moi.
Le silence tomba entre les deux hommes. Un silence seulement troublé par les vrombissements du moteur. Sous l’appareil, la jungle se déroulait, tel un tapis magique, avec ses savanes, ses plateaux, ses forêts et ses troupeaux d’éléphants, de zèbres et d’antilopes qui fuyaient devant l’ombre du grand oiseau sonore.
Là-bas, derrière une succession de collines, Entebbe se dissimulait. Entebbe qui, pour Morane, marquerait la fin de l’aventure.