12
Comme hypnotisés, Bob Morane, Bill Ballantine et Miss Lucy Lu, têtes baissées, considéraient les gerbes d’étincelles jaillissant des poutrelles attaquées par le feu et qui déjà tournaient au rouge.
— Nous voilà bien avancés, dit Bill. C’est à trois que nous allons faire le plongeon…
— Et cela à cause de moi, fit Miss Lu. Si vous n’étiez pas venus à mon secours…
Serrant les dents, Morane ne dit rien. Il savait que les regrets étaient inutiles et que, de toute manière, même en sachant de quelle façon les choses allaient tourner, son ami et lui n’auraient pas eu des réactions différentes.
— Et si nous tentions de descendre malgré tout ? finit-il par dire.
— Impossible, jeta Miss Lu avec terreur. La lumière bleue nous tuerait…
— Mourir pour mourir, dit Ballantine. Autant le faire en tentant quelque chose…
— Bill a raison, approuva Morane. Descendons… Nous essaierons de passer à travers ces maudites bulles bleues… Puisque c’est tout ce qui nous reste à faire…
Le Français venait à peine de prononcer ces dernières paroles qu’un bruit de sirènes monta, se rapprochant rapidement, et plusieurs limousines noires apparurent entre les déblais. Des hommes en sortirent et, se déployant en arc de cercle, convergèrent en direction des marmousets qui continuaient à darder leurs bulles de lumière bleue.
— L’équipe de Gains ! s’était exclamé Morane.
Les agents du C.I.C. s’étaient arrêtés à la distance d’un jet de pierre des marmousets. Alors seulement, à la lumière intense provoquée par l’éclatement des bulles bleues, Morane et ses compagnons se rendirent compte que plusieurs des agents portaient des sacs suspendus à l’épaule. Ils en tirèrent des grenades, qu’ils se mirent à lancer vers les marmousets. Ceux-ci tentèrent bien de faire face, pour concentrer leur feu sur les nouveaux venus. Pourtant, la plupart des grenades avaient été lancées avec assez de précision pour que les déflagrations renversassent plusieurs robots qui, cessant de cracher leurs bulles, leur œil de cyclope soudain éteint, leur armure de métal cabossée, demeurèrent couchés sur le côté, un peu comme des toupies, arrivées à bout de course.
Alors, quelque chose d’assez extraordinaire se passa. Les marmousets renversés semblèrent perdre leurs contours, devinrent de plus en plus transparents pour, finalement, disparaître tout à fait.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette diablerie ? s’étonna Ballantine.
Une précaution de Monsieur Ming, qui ne veut pas que le secret de ses inventions soit percé, expliqua Lucy Lu. Pour cela, chacun de ces petits robots est doté d’un dispositif qui, à la moindre avarie de l’ensemble, commande à un transmetteur de matière qui, dissociant les atomes, les transporte en un autre endroit, où ils se regroupent…
— Et qu’arrive-t-il si le transmetteur de matière lui-même se détraque ? interrogea Morane.
— Dans ce cas, l’appareil tout entier se désintègre et est détruit…
Bob Morane n’eut pas le loisir de se demander qui était cette Miss Lu, tellement au courant des secrets de l’Ombre Jaune, car de nouvelles grenades avaient été lancées sur les marmousets restants et qui furent à leur tour mis hors de combat. Le même phénomène que précédemment se reproduisit. L’un après l’autre les robots mortels devinrent transparents et disparurent.
— Il était trépas moins le quart, dit Ballantine. Encore quelques minutes, et les montants du pylône fondaient comme cire au soleil et nous faisions le grand plongeon…
— Descendons vite, avant que d’autres robots, plus nombreux, ne surviennent, fit Miss Lu.
Ils s’engagèrent sur l’échelle et commencèrent la descente. Cependant, parvenus à mi-hauteur, il leur fallut s’arrêter car le métal, porté au rouge à ras du sol, leur brûlait les mains. Ils durent même remonter de quelques échelons pour éviter des brûlures.
Les agents du C.I.C, y compris Isabelle Show, entouraient à présent la grue.
— Nous ne pouvons descendre, leur cria Bob, à cause de la chaleur. Trouvez quelque part une lance à incendie pour refroidir le métal… Pendant ce temps, demandez du renfort, car nous pourrions avoir de nouveaux ennuis avant bien longtemps…
Rapidement, Isabelle jeta des ordres, puis elle se dirigea elle-même vers une des voitures-radio, à l’intérieur de laquelle elle disparut. Quelques minutes plus tard des agents, qui s’étaient mis en quête à travers le chantier, revenaient en tirant derrière eux un long tuyau de toile à embouchure de bronze. Une vanne fut ouverte et un puissant jet d’eau vint frapper les montants du pylône, en dégageant des nuages de vapeur. Il fallut près d’un quart d’heure de ce traitement énergique avant que Bob Morane et ses compagnons pussent reprendre leur descente et toucher le sol.
— Pas de mal ? interrogea Isabelle.
— Pas le moindre, répondit Morane. Mais il n’en aurait sans doute pas été de même si ces messieurs n’étaient arrivés juste à point pour mettre les marmousets hors de combat avec leurs grenades…
— Hors de combat ? fit Isabelle. Cela m’étonnerait qu’ils le fussent tout à fait… Dès qu’ils ont été touchés, ils se sont volatilisés comme de purs esprits…
En hâte, Bob expliqua à la jeune femme, qui hocha la tête.
— Si les marmousets ne sont pas réellement détruits, fit-elle remarquer, mais seulement « transportés » en un autre endroit, ils peuvent à tout moment se manifester à nouveau…
— Pas les mêmes, intervint Lucy Lu, car si le transmetteur de matière a fonctionné, c’est qu’ils sont endommagés… Cependant, Ming peut en lancer d’autres après nous…
Depuis quelques secondes, Morane considérait avec intérêt la jeune Chinoise, non pas parce qu’elle était jolie – très jolie même ! – mais parce qu’elle présentait pour lui un mystère.
— Pourquoi, interrogea-t-il, si l’Ombre Jaune voulait vous éliminer, n’a-t-elle pas employé des dacoïts ou des « guerriers » à cette besogne, plutôt que ces robots sans doute coûteux ?
La réponse vint instantanément, ce qui tendait à prouver que la question n’avait pas pris Miss Lu au dépourvu.
— Ming sait que je connais beaucoup de ses dacoïts, expliqua-t-elle, et que je n’ignore rien des paroles qu’il faut prononcer pour se faire obéir d’eux. Bien sûr, ces dacoïts sont tout dévoués à leur maître, mais celui-ci n’a pas voulu courir de risques. Quant aux « guerriers », ils sont, dans leur masse, des demi-brutes à peine réveillées de leur longue hibernation dans les glaces polaires[4]. C’est pour cette raison que Ming a préféré lancer sur ma trace ces robots destructeurs, puissance aveugle qu’il peut télécommander à distance…
— Dans ce cas, l’Ombre Jaune serait à San Francisco, supposa Ballantine.
Lucy Lu haussa les épaules.
— Peut-on jamais savoir où se trouve l’Ombre Jaune ? De toute façon, elle pourrait télécommander ses robots de l’autre côté du monde si elle le désirait. Sa science est sans limite…
Bien sûr, on ne pouvait jamais savoir où se trouvait l’Ombre Jaune. Celui que Morane et Bill avaient rencontré quelques heures plus tôt, dans Kowa, n’était qu’un jeu de glaces. Quant à celui d’Honolulu… Bien sûr, il y avait ces yeux à l’extraordinaire pouvoir hypnotique, ce qui laissait supposer qu’ils avaient bien eu affaire au vrai Monsieur Ming. Mais celui-ci ne pouvait-il avoir transmis ce pouvoir à l’un de ses doubles, ou à quelque golem à son image ?
— Ne restons pas ici, jeta Bob. Au plus vite nous serons en sécurité derrière de solides murailles, mieux cela vaudra…
— J’ai demandé du renfort, fit Isabelle. Quand j’ai expliqué à Gains ce qui se passait ici, il a décidé d’appeler l’armée à l’aide…
— Espérons qu’elle n’aura pas à intervenir, dit Bob. Et maintenant, filons…
À ce moment, un agent, embusqué derrière des sacs de ciment, attira leur attention avec de grands gestes. Tous ensemble, ils le rejoignirent et s’embusquèrent à leur tour derrière les sacs, pour jeter un coup d’œil au-delà.
Le jour était complètement venu à présent, et il faisait assez clair pour qu’ils puissent voir distinctement. Ce qu’ils virent n’avait d’ailleurs rien de bien réjouissant. Déployés en un large arc de cercle, une vingtaine de marmousets convergeaient vers le chantier.
*
La première réaction de Morane, en apercevant les marmousets, fut de dire à haute voix :
— Ce que je me demande, c’est comment ils ont pu venir ici aussi rapidement. D’après ce que nous avons pu en juger, ils ne se déplacent pas très vite…
— Peut-être étaient-ils postés dans les parages, supposa Bill.
— Je ne le pense, pas, glissa Miss Lu. Six de ces robots suffisaient pour avoir raison de moi, et ils y seraient arrivés si vous n’étiez intervenus… À mon avis, ceux-ci ont été transportés ici grâce au transmetteur de matière afin de nous annihiler tous et, surtout, de m’empêcher de parler…
— Vous connaissez donc tant de choses sur Ming ? interrogea Morane.
— J’en connais assez pour justifier ces attaques, fut la réponse de la jeune Chinoise.
Ce n’était ni l’heure ni le moment de poser des questions. Bob le comprit et enchaîna aussitôt :
— Nous voilà bloqués ici en attendant l’arrivée des nouveaux renforts promis par Gains. Mais arriveront-ils à temps ?
— Puisque le chemin de la terre nous est coupé, dit Isabelle Show, peut-être pourrions-nous nous échapper à la nage…
Mais Lucy Lu secoua la tête.
— Nos mouvements n’échapperaient pas aux radars ultra-sensibles dont les robots sont dotés, dit-elle. Ils dirigeraient leurs bulles de lumière vers l’eau, qui se mettrait à bouillir aussitôt, et nous serions immanquablement ébouillantés…
— Personnellement, glissa Bill Ballantine, je préfère demeurer ici à attendre les renforts. Jouer le rôle de poule au pot ne m’a jamais particulièrement enthousiasmé…
De son côté, Bob Morane était songeur. Les revolvers et les mitraillettes étaient impuissantes en face des marmousets, et il ne restait plus assez de grenades pour les mettre tous hors de combat. D’ailleurs, il était probable qu’ils se tiendraient hors de portée.
— Si on essayait de forcer le barrage avec les voitures, proposa Isabelle. Peut-être aurait-on des chances de passer…
— C’est peu probable, fit remarquer Morane. Ils concentreraient leur feu sur les autos, dont l’essence s’enflammerait aussitôt. On risquerait d’être grillés vifs… Mais peut-être ces mêmes autos pourraient-elles nous servir à mettre hors de combat les marmousets eux-mêmes…
— Comment cela, Bob ?
— Pendant que vous détournerez l’attention des marmousets en lançant des grenades dans leur direction, expliqua le Français, je me glisserai dans une voiture, que je mettrai en marche pour la lancer sur l’ennemi. Quand elle suivra la bonne trajectoire, je sauterai et, comme les marmousets se déplacent assez lentement, il est probable qu’elle en fauchera plusieurs… Ensuite, il n’y aura qu’à recommencer avec un autre véhicule…
— Ce serait dangereux, dit Lucy Lu. Le tir des marmousets est précis. Ils pourraient toucher la voiture sans vous laisser le temps de sauter…
— À mon avis, c’est au contraire parfaitement faisable, intervint Bill Ballantine. On pourrait même tenter le coup avec deux autos, de façon à prendre les marmousets de deux côtés à la fois. Le commandant pilotera la première, moi la seconde et…
Mais Morane n’était pas de l’avis de son ami, car il coupa :
— Rien à faire, Bill. Inutile d’être deux à prendre des risques car, comme vient de le dire Miss Lu, les réactions de l’ennemi peuvent être extrêmement rapides. Il y a là une expérience à tenter, et je veux la faire seul… Au moment où j’atteindrai la voiture, qu’on me couvre en lançant des grenades…
Courbé, il se mit à courir vers une des autos qui, stationnée légèrement en retrait, se trouvait hors de vue des marmousets – si l’on peut s’exprimer ainsi. Pourtant, ses mouvements échappaient-ils aux complexes, cerveaux électroniques qui les animaient ?
Au moment où Bob ouvrait la portière, les premières grenades explosèrent, mais trop loin des marmousets pour les inquiéter réellement. Tout ce qu’elles pouvaient faire peut-être, c’était troubler leurs organes sensoriels.
Rapidement, Bob se glissa au volant et tourna la clef de contact demeurée sur le tableau de bord. Le moteur tourna immédiatement et, tandis que les grenades continuaient à éclater, Morane embraya, poussant le véhicule entre deux tas de gravier qui le dissimulaient. Aussitôt, il aperçut les robots, qui se présentaient en enfilade. Alors, il poussa son moteur à fond et, quand la voiture eut atteint une bonne vitesse, il mit au point mort, afin d’éviter le freinage du moteur, et ouvrit la portière pour sauter. C’est à ce moment que les marmousets réagirent, tournant leurs yeux de cyclopes vers la voiture. Au fond de ces yeux, la lumière bleue s’intensifia soudain.
À l’instant précis où Morane sautait, plusieurs bulles de lumière frappèrent l’auto, et il sentit le souffle brûlant d’une explosion passer sur lui. Les vêtements, les cheveux roussis, il roula trois fois sur lui-même pour s’éloigner autant que possible, et finir par s’aplatir sur le sol, avec une telle frénésie qu’on eût pu croire qu’il voulait y laisser son empreinte.