L A D I S T A N C E E N T R E L O N D R E S E T S T O C K H O L M par la route
est grosso modo de mille huit cents kilomètres, et il faut 371
théoriquement environ vingt heures pour les parcourir. En réalité, il avait fallu près de vingt heures pour arriver seulement à la frontière entre l'Allemagne et le Danemark. Le ciel était couvert de nuages orageux lourds comme du plomb, et le lundi, lorsque l'homme qui se faisait appeler Trinity franchissait le pont de l'0resund, la pluie se mit à tomber à verse. Il ralentit et actionna les essuie-glaces.
Trinity trouvait que c'était un cauchemar de conduire en Europe, avec tout ce continent qui s'entêtait à rouler du mauvais côté de la route. Il avait préparé son break le samedi matin et pris le ferry entre Douvres et Calais, puis il avait traversé la Belgique en passant par Liège. Il avait franchi la frontière allemande à Aix-la-Chapelle puis était remonté par l'autoroute en direction de Hambourg et du Danemark.
Son associé, Bob the Dog, était assoupi sur le siège arrière.
Ils s'étaient relayés pour conduire et, mis à part quelques arrêts d'une heure pour manger, ils avaient maintenu une vitesse stable de quatre-vingt-dix kilomètres à l'heure. Avec ses dix-huit ans d'âge, le break n'était pas en mesure de rouler plus vite.
Des moyens plus simples existaient pour se rendre de Londres à Stockholm, mais il était malheureusement peu probable de faire entrer une trentaine de kilos d'équipement électronique en Suède par un vol régulier. Bien qu'ils aient passé six frontières sur le trajet, Trinity ne s'était pas fait arrêter par un seul douanier ou agent de la police des frontières.
Il était un chaud partisan de l'Union européenne, dont les règles simplifiaient les visites sur le continent.
Trinity avait trente-deux ans et il était né dans la ville de Bradford, mais il habitait le Nord de Londres depuis tout enfant. Il avait une très médiocre formation derrière lui, une école professionnelle qui lui avait fourni un certificat de technicien qualifié en téléphonie, et pendant trois ans, depuis ses dix-neuf ans, il avait effectivement travaillé comme installateur pour British Telecom.
En réalité, il avait des connaissances théoriques en électronique et en informatique qui lui permettaient de se lancer sans problème dans des discussions où il surpassait n'importe quel grand ponte arrogant en la matière. Il avait vécu avec des ordinateurs dès l'âge de dix ans, et il avait piraté son premier ordinateur à treize. Cela lui avait mis l'eau 372
à la bouche et, à seize ans, il avait évolué au point de se mesurer avec les meilleurs du monde. Durant un temps, il passait chaque minute éveillée devant son écran d'ordinateur, créait ses propres logiciels et balançait des pourriels sur le Net. Il réussit à infiltrer la B B C , le ministère de la Défense anglais et Scotland Yard. Il réussit même, temporairement, à prendre la commande d'un sous-marin nucléaire britannique patrouillant en mer du Nord. Heureusement, Trinity faisait partie des curieux plutôt que du genre malveillant des vandales informatiques. Sa fascination cessait dès l'instant où il avait brisé un ordinateur et trouvé un accès pour s'ap-proprier ses secrets. A la rigueur, il s'autorisait une blague de potache, style configurer un ordinateur dans le sous-marin pour qu'il invite le capitaine à se torcher le cul quand celui-ci demandait une position. Ce dernier incident avait occasionné une suite de réunions de crise au ministère de la Défense, et Trinity avait fini par comprendre qu'il n'était peut-être pas vraiment malin de se vanter de ses connaissances, à une époque où les gouvernements étaient sérieux quand ils menaçaient de condamner les hackers à de lourdes peines de prison.
Il avait suivi cette formation de technicien en téléphonie parce qu'il savait déjà comment fonctionnait le réseau téléphonique. Il avait très vite constaté l'archaïsme désespérant du réseau et s'était reconverti en consultant en sécurité, pour installer des systèmes d'alarme et vérifier des protections contre les vols. A certains clients soigneusement choisis, il pouvait également offrir des exclusivités telles que surveillance et écoutes téléphoniques.
Il était l'un des fondateurs de Hacker Republic, dont Wasp était un des citoyens.
Il était 19 h 30 le dimanche quand Trinity et Bob the Dog atteignirent les faubourgs de Stockholm. Ils passaient Kun-gens kurva à Skârholmen, lorsque Trinity ouvrit son téléphone portable et composa un numéro qu'il avait mémorisé.
— Plague, dit Trinity.
— Vous êtes où ?
— Tu m'as dit de téléphoner quand on passerait Ikea.
Plague décrivit le chemin pour l'auberge de jeunesse sur Lângholmen où il avait réservé de la place pour ses collègues anglais. Plague ne quittant pratiquement jamais son 373
appartement, ils se mirent d'accord pour se retrouver chez lui à 10 heures le lendemain.
Après un moment de réflexion, Plague décida de faire un gros effort et s'attaqua à la vaisselle, au nettoyage et à l'aération des lieux avant l'arrivée de ses invités.
III
DISC CRASH
27 mai au 6 juin
L'historien Diodore de Sicile, I e r siècle avant Jésus-Christ (que certains historiens considèrent comme une source peu fiable), décrit des amazones en Libye, nom qui à cette époque englobait toute l'Afrique du Nord à l'ouest de l'Egypte. Cet empire d'amazones était une gynécocra-tie, c'est-à-dire que seules des femmes étaient autorisées à détenir des fonctions officielles, y compris les fonctions militaires. Selon la légende, le pays était dirigé par une reine, Myrine, qui avec 30 000 femmes fan-tassins et 3 000 cavalières traversa l'Egypte et la Syrie, et monta jusqu'à la mer Egée en soumettant une série d'armées mâles sur son chemin.
Lorsque la reine Myrine finit par être vaincue, son armée fut dispersée.
L'armée de Myrine laissa pourtant des traces dans la région. Les femmes d'Anatolie prirent les armes pour écraser une invasion du Cau-case, après que les soldats mâles avaient été anéantis dans un vaste génocide. Ces femmes étaient entraînées à la pratique de toutes sortes d'armes, y compris l'arc, l'épée, la hache de combat et la lance. Elles copièrent les cottes de mailles en bronze et les armures des Grecs.
Elles rejetaient le mariage, le considérant comme une soumission.
Pour la procréation, des congés étaient accordés, pendant lesquels elles pratiquaient le coït avec des hommes anonymes choisis au hasard dans les villages alentour. Seule une femme qui avait tué un homme au combat avait le droit d'abandonner sa virginité.
16
VENDREDI 27 MAI - MARDI 31 MAI
M I K A E L B L O M K V I S T Q U I T T A L A R É D A C T I O N d e Millenium à 22 h 30 le vendredi. Il descendit au rez-de-chaussée, mais au lieu de sortir dans la rue il prit à gauche dans l'entrée et traversa la cave pour remonter dans la cour intérieure puis sortir dans Hôkens gâta en passant par l'immeuble voisin. Il croisa un groupe de jeunes qui quittait Mosebacke, mais personne ne prêta attention à lui. Quelqu'un qui le sur-veillerait penserait qu'il passait la nuit à la rédaction comme d'habitude. Il avait établi ce schéma dès le mois d'avril. En réalité, c'était Christer Malm qui était de garde la nuit à la rédaction.
Un quart d'heure durant, il se promena dans de petites rues et ruelles autour de Mosebacke avant de mettre le cap sur le numéro 9 de Fiskargatan. Il ouvrit avec le bon code d'accès et monta à pied jusqu'à l'appartement tout en haut où il utilisa les clés de Lisbeth Salander pour ouvrir la porte. Il débrancha l'alarme. Il se sentait toujours aussi troublé quand il entrait dans cet appartement, avec ses vingt et une pièces, dont trois seulement étaient meublées.
Il c o m m e n ç a par préparer du café et des sandwiches avant d'entrer dans le bureau de Lisbeth et de démarrer son PowerBook.
Depuis ce jour de la mi-avril où le rapport de Bjôrck avait été volé et où Mikael s'était rendu compte qu'il était sous surveillance, il avait établi son quartier général privé dans l'appartement de Lisbeth. Il avait transféré toute la documentation importante ici. Il passait plusieurs nuits par semaine dans cet appartement, dormait dans le lit de Lisbeth et travaillait sur son ordinateur. Elle l'avait vidé de toutes les données avant 377
de se rendre à Gosseberga pour régler ses comptes avec Zalachenko. Mikael comprenait qu'elle n'avait probablement pas eu l'intention d'y revenir. Il s'était servi des disques système de Lisbeth pour remettre l'ordinateur en état de fonctionnement.
Depuis avril, il n'avait même pas connecté son propre ordinateur à l'ADSL. Il utilisait la connexion de Lisbeth, lan-
çait ICQ et se manifestait sous le numéro qu'elle avait créé pour lui et lui avait communiqué via le groupe Yahoo [Table-Dingue].
[Salut Sally.]
[Raconte.]
[J'ai retravaillé les deux chapitres qu'on a discutés dans la semaine. Tu trouveras la nouvelle version sur Yahoo. Et toi, tu avances comment ?]
[Terminé dix-sept pages. Je les mets sur Table-Dingue maintenant.]
Pling.
[ O K . Je les ai. Laisse-moi les lire, et on discute après.]
[J'ai autre chose.]
[Quoi ?]
[J'ai créé un autre groupe Yahoo sous le nom Les-Chevaliers.]
Mikael sourit.
[ O K . Les Chevaliers de la Table Dingue.]
[Mot de code yacaracal2.]
[ O K . ]
[Quatre membres. Toi, moi et Plague et Trinity.]
[Tes mystérieux copains du Net.]
[Je me couvre.]
[ O K . ]
[Plague a sorti des infos de l'ordi du procureur Ekstrôm. On l'avait piraté en avril.]
[ O K . ]
[Si je perds mon ordi de poche, il te tiendra informé.]
[Bien. Merci.]
Mikael se déconnecta d'ICQ et lança le nouveau groupe Yahoo [Les-Chevaliers]. Tout ce qu'il trouva fut un lien de Plague vers une adresse http anonyme c o m p o s é e de chiffres uniquement. Il copia l'adresse dans Explorer, tapa Retour et entra immédiatement sur un site de 16 Go quelque part sur Internet, qui constituait le disque dur du procureur Richard Ekstrôm.
378
Plague s'était apparemment simplifié la vie en copiant l'ensemble du disque dur d'Ekstrôm. Mikael passa une heure à en trier le contenu. Il rejeta les fichiers système, les logiciels et des quantités infinies d'enquêtes préliminaires qui semblaient remonter à des années en arrière. Pour finir, il téléchargea quatre dossiers. Trois portaient les noms de
[ E N Q P R É L I M / S A L A N D E R ] , [ P O U B E L L E / S A L A N D E R ] e t [ E N Q P R É L I M /
N I E D E R M A N N ] . Le quatrième dossier était une copi e des mails du procureur Ekstrôm reçus jusqu'à 14 heures la veille.
— Merci, Plague ! dit Mikael Blomkvist tout haut dans l'appartement vide.
Trois heures durant, il lut l'enquête préliminaire d'Ekstrôm et sa stratégie en vue du procès contre Lisbeth Salander.
Comme il s'y était attendu, beaucoup avait trait à son état mental. Ekstrôm demandait un vaste examen psychiatrique et il avait envoyé quantité de mails qui avaient pour but de la faire transférer à la maison d'arrêt de Kronoberg au plus vite.
Mikael constata que les investigations d'Ekstrôm pour retrouver Niedermann semblaient piétiner. C'était Bublanski qui dirigeait les recherches. Il avait réussi à établir une documentation technique chargeant Niedermann pour les meurtres de Dag Svensson et de Mia Bergman, tout comme pour le meurtre de maître Bjurman. Mikael Blomkvist avait lui-même contribué avec une grande partie de ces preuves lors de trois longs interrogatoires en avril, et il serait obligé de témoigner en cas d'arrestation de Niedermann. L ' A D N identifié dans quelques gouttes de sueur et deux cheveux préle-vés dans l'appartement de Bjurman avaient enfin pu être associés avec l ' A D N issu de la chambre de Niedermann à Gosseberga. On avait aussi retrouvé le même A D N en grandes quantités sur le corps de l'expert financier du MC Svavelsjô, Viktor Gôransson.
En revanche, Ekstrôm avait étonnamment peu d'informations sur Zalachenko.
Mikael alluma une cigarette et, le temps de la fumer, se tourna vers la fenêtre pour profiter du panorama sur Djurgârden.
Ekstrôm dirigeait actuellement deux enquêtes préliminaires qui avaient été distinguées l'une de l'autre. L'inspecteur Hans Faste était l'autorité responsable des investigations 379
dans toutes les affaires concernant Lisbeth Salander. Bublanski s'occupait uniquement de Niedermann.
Le plus naturel pour Ekstrôm, quand le nom de Zalachenko avait surgi dans son enquête préliminaire, aurait été de contacter le directeur général de la Sâpo pour poser des questions sur l'identité réelle de Zalachenko. Mikael ne trouva aucun contact de ce type dans les mails d'Ekstrôm, ni dans son journal ou dans ses notes. Par contre, tout démontrait qu'il possédait une certaine dose d'informations sur Zalachenko. Parmi les notes, Mikael trouva certaines formulations mystérieuses.
Le rapport sur Salander est un faux. Original de Bjôrck ne correspond pas avec la version de Blomkvist. Classé confidentiel.
Hmm. Ensuite une série de notes qui soutenaient que Lisbeth Salander souffrait de schizophrénie paranoïde.
Correct d'interner Salander en 1991.
Dans [ P O U B E L L E / S A L A N D E R ] , Mikael trouva ce qui reliait les enquêtes, c'est-à-dire des informations accessoires dont le procureur avait jugé qu'elles ne concernaient pas l'enquête préliminaire et qui ne seraient par conséquent pas utilisées lors du procès et ne feraient pas partie des pièces à conviction contre elle. En faisait partie pratiquement tout ce qui touchait au passé de Zalachenko.
Mikael contemplait une enquête lamentable.
Il se demanda quelle part de tout ceci relevait du hasard et quelle part avait été arrangée. Où passait la limite ? Ekstrôm était-il conscient qu'il existait une limite ?
Ou bien pouvait-on imaginer que quelqu'un fournissait sciemment à Ekstrôm des informations crédibles mais falla-cieuses ?
Pour finir, il se connecta à hotmail et consacra les dix minutes suivantes à consulter une demi-douzaine de comptes anonymes qu'il avait créés. Tous les jours, il avait fidèlement vérifié l'adresse hotmail qu'il avait donnée à l'inspectrice Sonja Modig. Il n'avait pas grand espoir qu'elle se manifeste. C'est pourquoi il fut agréablement surpris en ouvrant la boîte aux lettres de trouver un mail de voyagetrain9avril@hotmail.com.
Le message ne comportait qu'une seule ligne.
[Café Madeleine, premier étage, samedi 11 heures.]
Mikael Blomkvist hocha pensivement la tête.
380
PLAGUE SE SIGNALA A LISBETH SALANDER vers minuit et l'interrompit alors qu'elle était en train de décrire sa vie avec Holger Palmgren comme tuteur. Agacée, elle regarda l'écran.
[Qu'est-ce que tu veux ?]
[Salut Wasp, moi aussi je suis ravi d'avoir de tes nouvelles.]
[Bon, bon. Quoi ?]
[Teleborian.]
Elle se redressa dans le lit et regarda tout excitée l'écran de l'ordinateur de poche.
[Raconte.]
[Trinity a réglé ça en un temps record.]
[Comment ?]
[M. le docteur des fous reste pas en place. Il arrête pas de bouger entre Uppsala et Stockholm et on peut pas faire de hostile takeover]
[Je sais. Comment il a fait ?]
[Teleborian joue au tennis deux fois par semaine. Deux bonnes heures. Il a laissé son ordi dans la voiture dans un parking couvert.]
[Ha ha.]
[Trinity n'a eu aucun problème pour neutraliser l'alarme de la voiture et sortir l'ordi. Une demi-heure lui a suffi pour tout copier via Firewire et installer Asphyxia.]
[Où je trouve ça ?]
Plague donna l'adresse http du serveur où il conservait le disque dur de Peter Teleborian.
[Comme dit Trinity... This is some nasty shit]
[?]
[Va voir son disque dur.]
Lisbeth Salander quitta Plague pour aller sur Internet trouver le serveur que Plague avait indiqué. Elle consacra les trois heures suivantes à passer en revue un par un les dossiers de l'ordinateur de Teleborian.
Elle trouva une correspondance entre Teleborian et une personne domiciliée sur hotmail qui lui envoyait des mails cryptés. Comme elle disposait de la clé PGP de Teleborian, elle n'eut aucun problème pour lire la correspondance en clair. Son nom était J o n a s , sans nom de famille. J o n a s et Teleborian manifestaient un intérêt malsain pour le manque de santé de Lisbeth Salander.
381
Yes... nous pouvons prouver qu 'il existe une conspiration.
Mais ce qui intéressa Lisbeth Salander par-dessus tout, ce fut quarante-sept dossiers contenant 8 756 photos pornographiques hard mettant en scène des enfants. L'une après l'autre, elle ouvrit des photos montrant des enfants d'environ quinze ans ou moins. Un certain nombre représentaient des enfants en très bas âge. La plupart montraient des filles.
Plusieurs photos étaient à caractère sadique.
Elle trouva des liens vers au moins une douzaine de personnes dans plusieurs pays qui s'échangeaient de la porno pédophile.
Lisbeth se mordit la lèvre inférieure. A part cela, son visage n'affichait pas la moindre expression.
Elle se souvint des nuits quand elle avait douze ans et qu'elle s'était trouvée attachée dans une chambre dépourvue de stimulus sensoriels à la clinique pédopsychiatrique de Sankt Stefan. Teleborian n'avait eu de cesse qu'il ne vienne dans sa chambre pour la contempler, vaguement éclairée par la lueur qui filtrait par la porte.
Elle savait. Il ne l'avait jamais touchée, mais elle avait toujours su.
Elle se maudit. Elle aurait dû s'occuper de Teleborian depuis plusieurs années. Mais elle l'avait refoulé, avait cherché à ignorer son existence.
Elle l'avait laissé faire.
Au bout d'un moment, elle se signala à Mikael Blomkvist sur I C Q .
M I K A E L B L O M K V I S T P A S S A L A N U I T dans l'appartement de Lisbeth Salander dans Fiskargatan. A 6 h 30 seulement, il arrêta l'ordinateur. Il s'endormit avec des photos pornos d'enfants sur la rétine et se réveilla à 10 h 15. Il sauta du lit, prit une douche et appela un taxi qui vint le chercher devant Sôdra Teatern. Il arriva dans Birger Jarlsgatan à 10 h 55 et se rendit à pied au café Madeleine.
Sonja Modig l'attendait, une tasse de café noir devant elle.
— Salut, dit Mikael.
— Je prends un risque énorme en faisant ça, dit-elle sans saluer. Je serai virée et on pourra me traduire en justice si jamais quelqu'un apprend que je t'ai rencontré.
382
— Ce n'est pas moi qui le dirai à qui que ce soit.
Elle semblait stressée.
— Un de mes collègues est récemment allé voir l'ancien Premier ministre Thorbjôrn Fâlldin. Il y est allé à titre privé, et lui aussi risque gros.
— Je comprends.
— J'exige donc que notre anonymat soit protégé.
— Je ne sais même pas de quel collègue tu parles.
— Je vais te le dire. Je veux que tu promettes de le protéger en tant que source.
— Tu as ma parole.
Elle lorgna sur la montre.
— Tu es pressée ?
— Oui. Je dois retrouver mon mari et mes enfants dans la galerie Sture d'ici dix minutes. Mon mari croit que je suis au boulot.
— Et Bublanski n'est pas au courant.
— Non.
— O K . Toi et ton collègue, vous êtes des sources et totalement protégés. Tous les deux. C'est valable jusqu'à la tombe.
— Mon collègue, c'est Jerker Holmberg que tu as rencontré à Gôteborg. Son père est un militant centriste et Jerker connaît Fâlldin depuis qu'il est gamin. Il est allé le voir à titre privé pour parler de Zalachenko.
— Je vois.
Le cœur de Mikael battait la chamade.
— Fâlldin semble un homme correct. Holmberg a parlé de Zalachenko et a demandé ce que Fâlldin savait sur sa désertion. Fâlldin n'a rien dit. Puis Holmberg lui a raconté que nous pensons que Lisbeth Salander a été internée en psy par ceux qui protégeaient Zalachenko. Fâlldin a été très révolté.
— Je comprends.
— Fâlldin a raconté que le directeur de la Sàpo de l'époque et un de ses collègues étaient venus le voir peu après qu'il était devenu Premier ministre. Ils lui ont raconté une histoire extraordinaire au sujet d'un espion russe déserteur qui était venu se réfugier en Suède. Fâlldin a appris ce jour-là qu'il s'agissait du secret militaire le plus délicat qu'avait la Suède... que rien dans toute la Défense suédoise ne lui arrivait à la cheville en matière d'importance.
383
— Hmm.
— Fàlldin leur avait dit qu'il ne savait pas comment gérer l'affaire. Il venait d'être nommé Premier ministre et son gouvernement n'avait aucune expérience. Ça faisait plus de quarante ans que les socialistes étaient au pouvoir. Les gars lui ont répondu que les prises de décision lui incombaient personnellement et que la Sàpo déclinerait toute responsabilité s'il consultait ses collègues du gouvernement. Il a vécu très désagréablement tout cela. Il ne voyait tout simplement pas quoi faire.
— O K .
— Pour finir, Fâlldin s'est senti obligé d'agir comme ces messieurs de la Sâpo le lui suggéraient. Il a rédigé une directive qui donnait à la Sâpo la garde exclusive de Zalachenko. Il s'est engagé à ne jamais discuter l'affaire avec qui que ce soit. Il n'a jamais appris le nom du transfuge.
— Je comprends.
— Ensuite Fâlldin n'a pratiquement plus entendu parler de l'affaire pendant ses deux mandats. Par contre, il avait fait une chose extrêmement sage. Il avait insisté pour qu'un secrétaire d'Etat soit mis dans la confidence afin de fonctionner comme intermédiaire entre le cabinet du gouvernement et ceux qui protégeaient Zalachenko.
— Ah oui ?
— Ce secrétaire d'Etat s'appelle Bertil K. Janeryd. Il a soixante-trois ans aujourd'hui et il est ambassadeur de la Suède à La Haye.
— Putain, rien que ça !
— Quand Fâlldin a réalisé la gravité de cette enquête préliminaire, il a écrit une lettre à Janeryd.
Sonja Modig poussa une enveloppe vers Mikael qui sortit le feuillet et lut.
Cher Bertil,
Le secret que nous avons tous les deux gardé pendant mon mandat au gouvernement est très sérieusement mis en question. L'individu concerné par l'affaire est décédé maintenant et ne peut plus être compromis. Par contre, d'autres personnes peuvent l'être.
Ll est d'une importance capitale que nous ayons la réponse à certaines questions nécessaires.
384
La personne porteuse de cette lettre travaille de façon offi-cieuse et elle a ma confiance, fe te demande d'écouter son histoire et de répondre à ses questions.
Sers-toi de ton incontestable bon discernement.
TF
— Cette lettre fait donc allusion à Jerker Holmberg.
— Non. Holmberg a demandé à Fâlldin de ne pas mentionner de nom. Il a expressément dit qu'il ne savait pas qui irait à La Haye.
— Tu veux dire...
— On en a parlé, Jerker et moi. On s'est déjà tellement mouillés que c'est un canot de sauvetage qu'il nous faudrait et pas une simple bouée. On n'est absolument pas habilités à aller aux Pays-Bas pour interroger l'ambassadeur. Toi par contre, tu peux le faire.
Mikael replia la lettre et il commençait à la glisser dans la poche de sa veste, lorsque Sonja Modig lui prit la main. Elle serra fort.
— Information contre information, dit-elle. On veut savoir ensuite ce que Janeryd va te raconter.
Mikael fit oui de la tête. Sonja Modig se leva. Mikael l'arrêta.
— Attends. Tu as dit que Fâlldin avait eu la visite de deux personnes de la Sâpo. L'une était le directeur. Qui était son collègue ?
— Fâlldin ne l'a rencontré qu'à cette occasion et il n'arrive pas à se rappeler son nom. Aucune note n'a été prise. Il se souvient d'un homme maigre avec une fine moustache. Il lui avait été présenté comme chef de la Section d'analyse spéciale ou un truc dans ce genre. Plus tard, Fâlldin a vérifié sur un organigramme de la Sâpo et il n'a pas trouvé cette section.
Le club Zalachenko, pensa Mikael.
Sonja Modig se rassit. Elle sembla peser ses mots.
— O K , finit-elle par dire. Au risque de passer devant le peloton d'exécution. Il existe une note que ni Fâlldin ni les visiteurs n'ont eue en tête.
— Laquelle ?
— Le registre des visiteurs de Fâlldin à Rosenbad.
— E t ?
— Jerker a demandé à voir ce registre. C'est un document officiel, conservé au siège du gouvernement.
385
— E t ?
Sonja Modig hésita encore une fois.
— Le registre indique seulement que le Premier ministre a rencontré le directeur de la Sâpo plus un collègue pour discuter de sujets d'ordre général.
— Y a-t-il un nom ?
— Oui. E. Gullberg.
Mikael sentit le sang affluer à sa tête.
— Evert Gullberg, dit-il.
Sonja Modig avait l'air de serrer les dents. Elle hocha la tête. Elle se leva et partit.
M I K A E L B L O M K V I S T S E T R O U V A I T E N C O R E au café Madeleine quand il ouvrit son téléphone portable pour réserver un billet d'avion pour La Haye. L'avion décollait d'Arlanda à 14 h 50. Il se rendit chez Dressman dans Kungsgatan où il acheta une chemise neuve et des sous-vêtements de rechange, puis à la pharmacie de Klara où il fit l'acquisition d'une brosse à dents et d'affaires de toilette. Il veilla soigneusement à ne pas être surveillé quand il courut attraper la navette pour l'aéroport. Il arriva avec dix minutes de battement.
A 18 h 30, il prit une chambre dans un hôtel défraîchi à une dizaine de minutes de marche de la gare centrale.
Il passa deux heures à essayer de localiser l'ambassadeur de Suède et réussit à l'avoir au téléphone vers 21 heures. Il utilisa toute sa persuasion et souligna que ce qui l'amenait était de la plus haute importance et qu'il était obligé d'en parler sans tarder. L'ambassadeur finit par céder et accepta de rencontrer Mikael à 10 heures le dimanche.
Mikael alla ensuite prendre un léger dîner dans un restaurant tout près de son hôtel. Il s'endormit vers 23 heures.
L ' A M B A S S A D E U R B E R T I L K . J A N E R Y D n'était pas très loquac e en servant le café à son domicile.
— Eh bien... Qu'est-ce qui est urgent à ce point ?
— Alexander Zalachenko. Le transfuge russe arrivé en Suède en 1976, dit Mikael en lui tendant la lettre de Fâlldin.
Janeryd eut l'air abasourdi. Il lut la lettre et la posa ensuite tout doucement.
386
Mikael consacra la demi-heure suivante à expliquer le fond du problème et pourquoi Fâlldin avait écrit cette lettre.
— J e . . . je ne peux pas en parler, dit Janeryd finalement.
— Bien sûr que si.
— Non, je peux seulement en parler devant la Commission constitutionnelle.
— Il est tout à fait vraisemblable que vous aurez l'occasion de le faire aussi. Mais la lettre stipule que vous devez vous servir de votre discernement.
— Fâlldin est un honnête homme.
— Je n'en doute pas une seconde. Et je ne cherche pas à vous coincer, ni vous ni Fâlldin. Vous n'avez pas à révéler le moindre secret militaire que Zalachenko ait éventuellement pu révéler.
— Je ne connais aucun secret. Je ne savais même pas que son nom était Zalachenko... Je ne le connaissais que sous son nom de code.
— Qui était ?
— On l'appelait Ruben.
— Bien.
— Je ne peux pas en parler.
— Bien sûr que si, répéta Mikael et il s'installa plus confortablement. Il se trouve que sous peu toute cette histoire va être rendue publique. Et quand ce sera le cas, les médias vont soit vous descendre à boulets rouges, soit vous décrire comme un honnête fonctionnaire de l'Etat qui a fait de son mieux pour arranger une situation exécrable. C'est vous qui avez été mandaté par Fâlldin pour servir d'inter-médiaire entre lui et ceux qui s'occupaient de Zalachenko.
Je le sais déjà.
Janeryd hocha la tête.
— Racontez.
Janeryd garda le silence près d'une minute.
— On ne m'a informé de rien. J'étais jeune... je ne savais pas comment gérer l'affaire. Je les ai rencontrés à peu près deux fois par an pendant les années concernées. On me disait que Ruben... Zalachenko était en bonne santé, qu'il collaborait et que l'information qu'il fournissait était inestimable. Je n'ai jamais appris de détails. Je n'avais pas besoin de savoir.
Mikael attendit.
387
— Le transfuge avait opéré dans d'autres pays et ne connaissait rien de la Suède, c'est pourquoi il n'a jamais été une grande priorité pour notre politique de sûreté. J'ai informé le Premier ministre à deux ou trois occasions, mais de manière générale il n'y avait rien à dire.
— OK.
— Ils disaient toujours qu'il était traité suivant les usages en la matière et que l'information qu'il fournissait suivait le processus habituel via nos canaux réguliers. Que pouvais-je dire ? Quand je demandais ce que cela signifiait, ils sou-riaient et disaient que ça se situait hors de mon niveau de compétence. Je me sentais comme un idiot.
— Vous ne vous êtes jamais dit que quelque chose clochait dans cet arrangement ?
— Non. Rien ne clochait dans l'arrangement. Je partais du principe qu'à la Sâpo, ils savaient ce qu'ils faisaient et qu'ils avaient toute l'expérience et l'habitude requises. Mais je ne peux pas en parler.
A ce stade, Janeryd en parlait déjà depuis plusieurs minutes.
— Tout cela est peu important. Une seule chose est importante en ce moment.
— Laquelle?
— Les noms des personnes que vous rencontriez.
Janeryd interrogea Mikael du regard.
— Ceux qui s'occupaient de Zalachenko ont très largement outrepassé leurs compétences. Ils ont mené une activité criminelle aggravée et ils feront l'objet d'une enquête préliminaire. C'est pourquoi Fâlldin m'a envoyé ici. Fâlldin ne connaît pas ces noms. C'est vous qui rencontriez ces personnes.
Janeryd cligna des paupières nerveusement et serra les lèvres.
— Vous avez rencontré Evert Gullberg... c'était lui le chef.
Janeryd hocha la tête.
— Combien de fois l'avez-vous rencontré ?
— Il participait à toutes nos rencontres, sauf à une. Il y a eu une dizaine de rencontres au cours des années où Fâlldin était Premier ministre.
— Et ces rencontres, elles avaient lieu où ?
388
— Dans le foyer d'un hôtel. Le Sheraton en général. Une fois à PAmaranten sur Kungsholmen et quelques fois au pub du Continental.
— Et qui d'autre participait aux rencontres ?
Janeryd cligna des yeux, l'air résigné.
— C'était il y a si longtemps... je ne me rappelle plus.
— Essayez.
— Il y avait un... Clinton. Comme le président américain.
— Prénom?
— Fredrik Clinton. Je l'ai rencontré quatre-cinq fois.
— O K . . . d'autres ?
— Hans von Rottinger. Je le connaissais par ma mère.
— Votre mère ?
— Oui, ma mère connaissait la famille von Rottinger.
Hans von Rottinger était un homme sympa. Avant de le voir surgir soudain dans une réunion avec Gullberg, j'ignorais totalement qu'il travaillait pour la Sâpo.
— Il ne travaillait pas pour la Sâpo, dit Mikael.
Janeryd blêmit.
— Il travaillait pour quelque chose n o m m é la Section d'analyse spéciale, dit Mikael. Qu'est-ce qu'on vous a dit sur ce groupe ?
— Rien... je veux dire, c'était bien eux qui s'occupaient du transfuge.
— Oui. Mais avouez que c'est bizarre qu'ils ne figurent nulle part dans l'organigramme de la Sâpo.
— C'est absurde...
— Oui, n'est-ce pas ? Ça se passait comment quand vous fixiez vos rendez-vous ? C'étaient eux qui vous appelaient ou vous qui les appeliez ?
— Non... la date et le lieu de la rencontre suivante étaient décidés lors de chaque rencontre.
— Comment cela se passait si vous aviez besoin de les contacter ? Par exemple pour changer de jour de rencontre ?
— J'avais un numéro de téléphone.
— Quel numéro ?
— Sincèrement, je ne m'en souviens plus.
— C'était le numéro de qui ?
— Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais utilisé.
— O K . Question suivante... qui vous a succédé ?
— Comment ça ?
389
— Quand Fâlldin a démissionné. Qui a pris votre place ?
— Je ne sais pas.
— Avez-vous écrit des rapports ?
— Non, tout ça était confidentiel. Je n'avais même pas le droit de prendre des notes.
— Et vous n'avez jamais briefé de successeur ?
— Non.
— Alors, que s'est-il passé ?
— Eh bien... Fâlldin a démissionné et passé le flambeau à Ola Ullsten. On m'a informé que nous devions rester sur la touche jusqu'aux élections suivantes. Alors Fâlldin a été réélu et nos rencontres ont repris. Puis il y a eu les élections de 1985 et les socialistes ont gagné. Et je suppose que Palme a désigné quelqu'un pour me succéder. Pour ma part, j'ai commencé ma carrière de diplomate au ministère des Affaires étrangères. J'ai été basé en Egypte, puis en Inde.
Mikael continua à poser des questions quelques minutes encore mais il était convaincu qu'il avait déjà appris tout ce que Janeryd avait à raconter. Trois noms.
Fredrik Clinton.
Hans von Rottinger.
Et Evert Gullberg - l'homme qui avait tué Zalachenko.
Le club Zalachenko.
Il remercia Janeryd pour les informations et prit un taxi pour retourner à la gare. Ce ne fut qu'une fois installé dans le taxi qu'il glissa la main dans sa p o c h e pour arrêter le magnétophone.
Il était de retour à l'aéroport de Stockholm à 19 h 30 le dimanche.
ERIKA BERGER CONTEMPLA PENSIVEMENT la photo Sur l'écran.
Elle leva les yeux et observa la rédaction à moitié vide de l'autre côté de la cage en verre. Apparemment, personne ne lui témoignait de l'intérêt, ni ouvertement, ni en cachette.
Elle n'avait pas non plus de raison de croire que quelqu'un de la rédaction lui voulait du mal.
Le mail était arrivé une minute plus tôt. L'expéditeur en était redax@aftonbladet.com. Pourquoi justement Aftonbladet ? Encore une adresse trafiquée.
Le message d'aujourd'hui ne contenait pas de texte. Il n'y avait qu'une image JPEG qu'elle ouvrit sous Photoshop.
390
C'était une photo porno représentant une femme nue avec des seins exceptionnellement gros et un collier de chien autour du cou. Elle était à quatre pattes et se faisait sodomiser.
Le visage de la femme avait été changé. La retouche n'était pas bien faite, ce qui n'était sans doute pas le but non plus.
Le visage d'Erika Berger avait été collé à la place du visage d'origine. La photo était celle qui lui avait servi de signature à Millenium et qui pouvait se télécharger sur le Net.
En bas de la photo, deux mots avaient été écrits avec la fonction aérographe dans Photoshop.
Sale pute.
C'était le neuvième message anonyme qu'elle recevait, la traitant de usale pute" et qui semblait envoyé d'un grand groupe de communication en Suède. Elle avait manifestement un cyber harceleur sur les bras.
L E S É C O U T E S T É L É P H O N I Q U E S étaient plus difficiles à mettre en œuvre que la surveillance informatique. Trinity n'avait eu aucun problème pour localiser le câble du téléphone fixe du procureur Ekstrôm ; le problème était qu'Ekstrôm ne l'utilisait jamais ou rarement pour des appels liés à son métier.
Trinity ne se donna même pas la peine d'essayer de piéger le téléphone d'Ekstrôm à l'hôtel de police sur Kungsholmen.
Cela aurait demandé un accès au réseau câblé suédois dont Trinity ne disposait pas.
En revanche, Trinity et B o b the Dog passèrent pratiquement une semaine entière à identifier et distinguer le téléphone portable parmi le bruit de fond de près de deux cent mille autres téléphones portables dans un rayon d'un kilomètre autour de l'hôtel de police.
Trinity et B o b the Dog utilisèrent une technique appelée Random Frequency Tracking System, R F T S . Une technique connue, qu'avait développée la National Security Agency américaine, la N S A , et qui était intégrée à un nombre indéterminé de satellites surveillant ponctuellement des foyers de crise particulièrement intéressants et des capitales tout autour du monde.
La N S A disposait de ressources énormes et utilisait une sorte de filet pour capter une grande quantité d'appels de téléphones portables donnés simultanément dans un certain 391
périmètre. Chaque appel était individualisé et passé en numérique dans des programmes faits pour réagir à certains termes, par exemple "terroriste" ou "kalachnikov". Si un tel mot semblait figurer, l'ordinateur envoyait automatiquement un signal, et un opérateur entrait manuellement et écoutait la conversation pour décider si elle présentait un intérêt ou pas.
Cela se corsait quand on voulait identifier un téléphone mobile spécifique. Chaque portable a sa propre signature unique - comme une empreinte digitale - sous forme de numéro de téléphone. Avec des appareils exceptionnellement sensibles, la NSA pouvait focaliser sur une zone déterminée pour distinguer et écouter des appels de téléphones portables. La technique était simple mais pas sûre à cent pour cent. Les appels sortants étaient particulièrement difficiles à identifier, alors que les appels entrants s'identifiaient plus facilement puisqu'ils débutaient justement avec l'empreinte digitale destinée au téléphone cible pour qu'il capte le signal.
La différence entre les ambitions en matière d'écoute téléphonique de Trinity et de la NSA était d'ordre financier. La NSA avait un budget annuel de plusieurs milliards de dollars, près de douze mille agents à plein temps et l'accès à une technologie de pointe absolue en informatique et en téléphonie. Trinity, lui, avait son break avec l'équivalent d'environ trente kilos d'équipement électronique, dont une grande partie bricolée maison par B o b the Dog. Grâce à sa surveillance globale par satellite, la NSA pouvait diriger des antennes extrêmement sensibles sur un bâtiment spécifique n'importe où dans le monde. Trinity ne disposait que d'une antenne que B o b the Dog avait fabriquée, avec une portée effective d'environ cinq cents mètres.
La technique dont disposait Trinity l'obligeait à garer son break dans Bergsgatan ou dans une des rues proches et à laborieusement calibrer son équipement jusqu'à ce qu'il ait identifié l'empreinte digitale qui constituait le numéro de téléphone portable du procureur Richard Ekstrôm. Comme il ne parlait pas le suédois, il lui fallait réorienter les appels, via un autre portable, chez Plague qui se chargeait de l'écoute proprement dite.
Cinq jours et quatre nuits durant, un Plague aux yeux de plus en plus caves avait écouté jusqu'à épuisement un 392
nombre effarant d'appels à destination ou sortant de l'hôtel de police et des bâtiments environnants. Il avait entendu des fragments d'enquêtes en cours, découvert des rendez-vous galants, enregistré un grand nombre d'appels contenant des inepties sans intérêt. Tard le soir du cinquième jour, Trinity envoya un signal qu'un affichage digital identifia immédiatement comme le numéro du portable du procureur Ekstrôm.
Plague verrouilla l'antenne parabolique sur l'exacte fréquence.
La technique fonctionnait mieux sur les appels entrants destinés à Ekstrôm. La parabole de Trinity capta tout simplement la recherche du numéro de portable d'Ekstrôm balancée dans les cieux au-dessus de toute la Suède.
Dès l'instant où Trinity put commencer à enregistrer des appels d'Ekstrôm, il obtint aussi l'empreinte de sa voix sur laquelle Plague put travailler.
Plague instilla la voix numérisée d'Ekstrôm dans un programme appelé V P R S , Voiceprint Récognition System. Il précisa une douzaine de mots fréquemment utilisés, comme
"d'accord" ou "Salander". Dès qu'il disposa de cinq exemples distincts d'un mot, celui-ci fut répertorié en fonction du temps qu'il fallait pour le prononcer, de sa hauteur et de sa fréquence, de la tonique de fin de mot et d'une douzaine d'autres marqueurs. Après avoir ainsi obtenu une représentation graphique, Plague eut la possibilité d'écouter également les appels sortants du procureur Ekstrôm. Sa parabole était en permanence à l'écoute d'un appel où figurerait précisément le schéma graphique d'un des mots fréquemment utilisés, une douzaine en tout. La technique était loin d'être parfaite. Mais ils estimaient que cinquante pour cent de tous les appels que passait Ekstrôm sur son portable de l'intérieur de l'hôtel de police ou d'un endroit proche étaient écoutés et enregistrés.
Malheureusement, la technique avait un gros inconvénient. D è s que le procureur Ekstrôm quittait l'hôtel de police, la possibilité d'écoute cessait, sauf si Trinity, sachant où il se rendait, pouvait garer son break à proximité immédiate.
D I S P O S A N T D É S O R M A I S D E L ' O R D R E ven u d'en haut, Torsten Edklinth avait enfin pu créer une unité d'intervention, de taille réduite certes, mais légitime. Il sélectionna quatre 393
collaborateurs et choisit sciemment de jeunes talents venus de la police ordinaire, récemment recrutés par la Sâpo.
D e u x avaient un passé à la brigade des fraudes, un aux affaires financières et un à la brigade criminelle. Ils furent convoqués dans le bureau d'Edklinth et mis au courant de la nature de leur mission et du besoin de confidentialité absolue. Il souligna que l'enquête se faisait expressément sur demande du Premier ministre. Rosa Figuerola était leur chef et elle dirigeait l'enquête avec une force à la mesure de son physique.
Mais l'enquête avançait lentement, principalement parce qu'aucun d'eux n'était très sûr de qui devait être la cible de leurs recherches. Plusieurs fois, Edklinth et Figuerola envisagèrent d'arrêter carrément Mârtensson pour l'interroger.
Mais c h a q u e fois, ils décidèrent d'attendre. U n e arrestation aurait pour résultat que toute l'enquête devenait publique.
Mais le mardi, onze jours après l'entrevue avec le Premier ministre, Rosa Figuerola vint frapper à la porte du bureau d'Edklinth.
— Je crois qu'on tient quelque chose.
— Assieds-toi.
— Evert Gullberg.
— O u i ?
— L'un de nos enquêteurs a parlé avec Marcus Ackerman qui mène l'enquête sur l'assassinat de Zalachenko.
Ackerman dit que la Sâpo a contacté la police de Gôteborg deux heures seulement après l'assassinat pour l'informer des lettres de menace de Gullberg.
— Ils ont fait vite.
— Oui. Un peu trop vite même. La Sâpo a faxé à la police de Gôteborg neuf lettres dont Gullberg serait l'auteur. Sauf qu'il y a un hic.
— Quoi ?
— D e u x des lettres étaient adressées au ministère de la Justice - au ministre de la Justice et au ministre de la Démocratie.
— Oui. Je le sais déjà.
— Oui, mais la lettre adressée au ministre de la D é m o -
cratie n'a été enregistrée par le ministère que le lendemain.
Elle faisait partie d'une autre tournée.
394
Edklinth regarda fixement Rosa Figuerola. Pour la première fois, il eut vraiment peur que ses soupçons soient fondés.
Inflexible, Rosa continua :
— Autrement dit, la Sâpo a envoyé le fax d'une lettre de menace qui n'était pas encore parvenue à son destinataire.
— Mon Dieu ! dit Edklinth.
— C'est un employé à la Protection des personnalités qui a faxé les lettres.
— Q u i ?
— Je ne pense pas qu'il ait quoi que ce soit à voir là-dedans. Il a reçu les lettres sur son bureau le matin et, peu après l'assassinat, on lui a ordonné de contacter la police de Gôteborg.
— Qui lui a donné cet ordre ?
— La secrétaire du secrétaire général.
— Mon Dieu, Rosa... Tu comprends ce que ça veut dire ?
— Oui.
— Ça veut dire que la Sâpo était mêlée à l'assassinat de Zalachenko.
— Non. Mais ça veut définitivement dire que des personnes au sein de la Sâpo avaient connaissance de l'assassinat avant qu'il soit commis. La question est de savoir qui.
— Le secrétaire général...
— Oui. Mais je c o m m e n c e à me dire que ce club Zalachenko se trouve à l'extérieur de la maison.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Mârtensson. Il a été transféré du service de Protection des personnalités et travaille en solo. Nous l'avons eu sous surveillance à temps plein toute la semaine. Il n'a eu de contact avec personne dans la maison à notre connaissance. Il reçoit des appels sur un portable qu'on n'arrive pas à écouter. Nous ne connaissons pas le numéro de ce portable, mais ce n'est pas le sien en tout cas. Il a rencontré l'homme blond que nous n'avons pas e n c o r e réussi à identifier.
Edklinth plissa le front. Au même moment, Niklas Berglund frappa à la porte. Il était le collaborateur recruté à la nouvelle section d'intervention qui auparavant avait travaillé aux affaires financières.
— Je crois que j'ai trouvé Evert Gullberg, dit Berglund.
— Entre, dit Edklinth.
395
Berglund posa une photographie écornée sur le bureau.
Edklinth et Figuerola observèrent la photo. Elle représentait un homme que tous deux reconnurent immédiatement comme étant le légendaire colonel espion Stig Wennerstrôm. Deux solides agents de police en civil lui faisaient passer une porte.
— Cette photo provient des éditions Âhlén & Âkerlund et elle a été publiée dans le magazine Se au printemps 1964. Elle a été prise lors du procès où Wennerstrôm a été condamné à la prison à perpétuité.
— H m h m .
— Dans le fond, vous voyez trois personnes. A droite, le commissaire criminel Otto Danielsson, qui est donc celui qui avait arrêté Wennerstrôm.
— Oui...
— Regardez l'homme à gauche derrière Danielsson.
Edklinth et Figuerola virent un homme grand avec une fine moustache et un chapeau. Il y avait une vague ressemblance avec l'écrivain Dashiell Hammett.
— Comparez le visage avec cette photo d'identité de Gullberg. Il avait soixante-six ans quand la photo d'identité a été prise.
Edklinth fronça les sourcils.
— Je n'irais pas jurer que c'est la même personne...
— Mais moi je le ferais, dit Berglund. Retourne la photo.
Au dos, un tampon indiquait que la photo était propriété des éditions Âhlén & Âkerlund et que le photographe s'appelait Julius Estholm. Il y avait un texte écrit au crayon. Stig Wennerstrôm flanqué de deux agents de police entre au tribunal d'instance de Stockholm. Dans le fond, O. Danielsson, E. Gullberg et H. W. Franche.
— Evert Gullberg, dit Rosa Figuerola. De la Sâpo.
— Non, dit Berglund. D'un point de vue purement technique, il ne l'était pas. En tout cas, pas quand cette photo a été prise.
— Ah bon ?
— La Sâpo n'a été créée que quatre mois plus tard. Sur cette photo, il faisait encore partie de la police secrète de l'Etat.
— Qui est H. W. Francke ? demanda Rosa Figuerola.
— Hans Wilhelm Francke, dit Edklinth. Il est mort au début des années 1990, mais il était directeur adjoint de la 396
police secrète de l'Etat à la fin des années 1950 et au début des années i 9 6 0 . Il était une sorte de légende, tout comme Otto Danielsson. Je l'ai rencontré une paire de fois.
— Ah bon, dit Rosa Figuerola.
— Il a quitté la Sâpo à la fin des années i 9 6 0 . Francke et R G. Vinge ne s'étaient jamais entendus et j'imagine qu'en gros, il a été viré quand il avait dans les cinquante, cinquante-cinq ans. Il a monté sa propre affaire.
— Sa propre affaire ?
— Oui, il est devenu consultant en sécurité pour l'industrie privée. Il avait un bureau à Stureplan, mais il faisait aussi des conférences de temps en temps lors de formations internes à la Sâpo. C'est comme ça que je l'ai rencontré.
— Je comprends. C'était quoi, la zizanie entre Vinge et Francke ?
— Ils ne se supportaient pas. Francke était du genre cow-boy qui voyait des agents du KGB partout, et Vinge un bureau-crate de la vieille école. Il est vrai que Vinge a été renvoyé peu après. Plutôt marrant, parce qu'il était persuadé que Palme travaillait pour le KGB.
— Hmm, dit Rosa Figuerola en examinant la photo où Gullberg et Francke se tenaient coude à coude.
— Je crois que l'heure est venue d'avoir un autre entretien avec le ministère de la Justice, lui dit Edklinth.
— Millenium est sorti aujourd'hui, dit Rosa Figuerola.
Edklinth lui lança un coup d'œil perçant.
— Pas un mot sur l'affaire Zalachenko, dit-elle.
— Ça veut dire que nous avons probablement un mois devant nous avant le prochain numéro. C'est b o n de le savoir. Mais il faut qu'on s'occupe de Blomkvist. Il est comme une grenade dégoupillée au milieu de tout ce merdier.
17
MERCREDI 1 e r JUIN
RIEN N'AVAIT AVERTI Mikael Blomkvist que quelqu'un se trouvait dans la cage d'escalier quand il tourna au dernier palier devant son loft au numéro 1 de Bellmansgatan. Il était 19 heures. Il s'arrêta net en voyant une femme blonde aux cheveux courts et bouclés assise sur la dernière marche. Il l'identifia immédiatement comme Rosa Figuerola de la Sâpo, il se souvenait très bien de la photo d'identité que Lottie Karim avait dénichée.
— Salut Blomkvist, dit-elle joyeusement en refermant le livre qu'elle était en train de lire.
Mikael lorgna sur le titre et vit qu'il s'agissait d'un livre en anglais sur la perception des dieux dans l'Antiquité. Il quitta le livre des yeux pour examiner sa visiteuse inattendue. Elle se leva. Elle portait une robe d'été blanche à manches courtes et avait posé une veste en cuir rouge brique sur la rampe de l'escalier.
— On aurait besoin de vous parler, dit-elle.
Mikael Blomkvist l'observa. Elle était grande, plus grande que lui, et cette impression était renforcée par le fait qu'elle se trouvait deux marches au-dessus de lui. Il observa ses bras, baissa les yeux sur ses jambes et réalisa qu'elle était bien plus musclée que lui.
— Vous devez passer plusieurs heures par semaine en salle de sport, dit-il.
Elle sourit et sortit sa carte professionnelle.
— Je m'appelle...
— Vous vous appelez Rosa Figuerola, vous êtes née en 1969 et vous habitez dans Pontonjârgatan sur Kungsholmen.
Originaire de Borlânge, vous avez travaillé comme agent de 398
police à Uppsala. Depuis trois ans, vous travaillez à la Sâpo, Protection de la Constitution. Fana de muscu, il fut un temps où vous étiez athlète de haut niveau et vous avez failli faire partie de l'équipe suédoise aux J O . Qu'est-ce que vous me voulez ?
Elle fut surprise, mais hocha la tête et se reprit rapidement.
— Tant mieux, dit-elle sur un ton léger. Vous savez qui je suis, alors vous savez que vous n'avez rien à craindre de moi.
— N o n ?
— Certaines personnes ont besoin de parler tranquillement avec vous. Comme votre appartement et votre portable ont tout l'air d'être sur écoute et qu'il y a des raisons de rester discrets, on m'a envoyée transmettre l'invitation.
— Et pourquoi est-ce que j'irais quelque part avec quelqu'un qui travaille à la Sâpo ?
Elle réfléchit un instant.
— Eh bien... vous pouvez me suivre sur cette invitation personnelle et amicale ou, si cela vous arrange, je peux vous passer les bracelets et vous emmener.
Elle afficha un sourire charmant. Mikael Blomkvist le lui rendit.
— Ecoutez, Blomkvist... je comprends que vous n'ayez pas beaucoup de raisons de faire confiance à quelqu'un qui vient de la Sâpo. Mais il se trouve que tous ceux qui y travaillent ne sont pas vos ennemis et il y a plein de très bonnes raisons pour que vous acceptiez un entretien avec mes chefs.
Il attendit.
— Alors qu'est-ce que vous choisissez ? Les bracelets ou le plein gré ?
— J'ai déjà été coffré par la police une fois cette année.
J'ai eu mon quota. On va où ?
Elle conduisait une Saab 9-5 neuve et s'était garée au coin de Pryssgrând. En montant dans la voiture, elle ouvrit son portable et fit un numéro préenregistré.
— On est là dans un quart d'heure, dit-elle.
Elle dit à Mikael Blomkvist d'attacher sa ceinture de sécurité, puis elle prit par Slussen pour aller à Ôstermalm et se gara dans une rue latérale d'Artillerigatan. Elle resta immobile une seconde à le regarder.
— Blomkvist... il s'agit d'une cueillette amicale. Vous ne risquez rien.
399
Mikael Blomkvist ne répondit pas. Il attendait de savoir de quoi il s'agissait avant d'émettre un jugement. Elle pianota le code du portail. Ils montèrent au troisième étage avec l'ascenseur, à un appartement portant une plaque au nom de Wahlôf.
— C'est un appartement que nous avons emprunté pour la réunion de ce soir, dit Rosa Figuerola en ouvrant la porte.
A droite, le séjour.
Le premier que Mikael aperçut fut Torsten Edklinth, ce qui n'était guère une surprise puisque la Sâpo était particulièrement mêlée aux événements et qu'Edklinth était le chef de Rosa Figuerola. Le fait que le directeur de la Protection de la Constitution se soit donné la peine de le faire venir indiquait que quelqu'un était inquiet.
Ensuite il vit devant une fenêtre un personnage qui se tourna vers lui. Le ministre de la Justice. Ce qui était surprenant.
Puis il entendit un bruit venant de sa droite et vit une personne extrêmement familière se lever d'un fauteuil. Jamais il n'aurait imaginé que Rosa Figuerola le conduise à une réunion du soir entre conspirateurs, dont le Premier ministre !
— Bonsoir, monsieur Blomkvist, salua le Premier ministre.
Pardonnez-nous de vous faire venir à cette réunion si précipitamment, mais nous avons discuté la situation entre nous et nous sommes tous d'accord sur la nécessité qu'il y a à vous parler. Puis-je vous offrir un café ou autre chose à boire ?
Mikael regarda autour de lui. Il vit une grande table en bois sombre encombrée de verres, de tasses à café vides et des restes d'une tarte salée. Ils devaient être ici depuis plusieurs heures déjà.
— Une Ramlôsa, dit-il.
Rosa Figuerola lui servit son eau minérale. Ils s'installèrent dans des canapés autour d'une table basse tandis qu'elle restait en retrait.
— Il m'a reconnue et il savait comment je m'appelle, où j'habite, où je travaille et que je suis une accro de musculation, dit Rosa Figuerola.
Le Premier ministre regarda rapidement Torsten Edklinth puis Mikael Blomkvist. Mikael réalisa soudain qu'il se trouvait en position de force pour parler. Le Premier ministre avait besoin de lui pour quelque c h o s e et ignorait 4 0 0
probablement jusqu'à quel point Mikael Blomkvist savait ou ne savait pas.
— J'essaie de m'y retrouver parmi les acteurs de cette salade, dit Mikael sur un ton léger.
Va donc essayer de bluffer le Premier ministre.
— Et comment avez-vous fait pour savoir le nom de Mlle Figuerola ? demanda Edklinth.
Mikael regarda en douce le directeur de la Protection de la Constitution. Il n'avait aucune idée de ce qui avait amené le Premier ministre à organiser une réunion secrète avec lui dans un appartement prêté à Ôstermalm, mais il se sentait inspiré. Concrètement, les choses n'avaient pas pu se passer de dix mille manières. C'était Dragan Armanskij qui avait tout démarré en fournissant des informations à une personne en qui il avait confiance. Qui était forcément Edklinth ou un proche de lui. Mikael courut le risque.
— Une connaissance commune vous a informé, dit-il à Edklinth. Vous avez demandé à Mlle Figuerola d'enquêter sur ce qui se tramait et elle a découvert que des activistes de la Sâpo mènent des écoutes téléphoniques illégales et entrent par effraction dans mon appartement et ce genre de choses.
Cela veut dire que vous avez eu confirmation de l'existence du club Zalachenko. Cela vous a tellement perturbé que vous avez éprouvé le besoin de mener les choses plus loin, mais vous êtes resté un moment dans votre bureau sans trop savoir vers qui vous tourner. Et puis vous vous êtes tourné vers le ministre de la Justice qui à son tour s'est tourné vers le Premier ministre. Et nous voici. Qu'attendez-vous de moi ?
Mikael parlait sur un ton qui sous-entendait qu'il disposait d'une source bien placée et qu'il avait suivi le moindre pas fait par Edklinth. Aux yeux écarquillés de ce dernier, il vit que son bluff avait réussi. Il poursuivit.
— Le club Zalachenko me surveille, je les surveille et vous surveillez le club Zalachenko et, à ce stade, le Premier ministre est aussi furieux qu'inquiet. Il sait qu'à la fin de cet entretien attend un scandale auquel le gouvernement ne pourra peut-être pas survivre.
Rosa Figuerola sourit tout à coup, mais dissimula son sourire en levant son verre. Elle avait compris que Blomkvist bluffait, et elle savait comment il avait fait pour la surprendre en connaissant son nom et sa pointure de chaussures.
4 0 1
7/ m'a vue dans la voiture dans Bellmansgatan. Il est terriblement attentif. Il a relevé le numéro de la voiture et m'a identifiée. Mais le reste n'est que des suppositions.
Elle ne dit rien.
Le Premier ministre eut l'air soucieux.
— C'est cela qui nous attend ? demanda-t-il. Un scandale qui va renverser le gouvernement ?
— Le gouvernement n'est pas mon problème, dit Mikael.
Ma mission consiste à révéler des merdes c o m m e le club Zalachenko.
Le Premier ministre hocha la tête.
— Et la mienne consiste à diriger le pays en accord avec la Constitution.
— Ce qui signifie que mon problème est tout particulièrement le problème du gouvernement. Alors que le contraire ne s'applique pas.
— Est-ce qu'on peut cesser de parler pour ne rien dire ?
Pourquoi pensez-vous que j'ai organisé cette réunion ?
— Pour trouver ce que je sais et ce que j'ai l'intention de faire.
— C'est en partie correct. Mais il est plus exact de dire que nous sommes face à une crise constitutionnelle. Laissez-moi tout d'abord expliquer que le gouvernement n'a rien à voir dans tout ça. Nous sommes totalement pris de court. Je n'ai jamais entendu parler de c e . . . ce que vous appelez le club Zalachenko. Le ministre de la Justice n'en a jamais entendu parler. Torsten Edklinth, qui a un poste élevé à la Sâpo depuis de nombreuses années, n'en a jamais entendu parler.
— Ce n'est toujours pas mon problème.
— Je sais. Ce que nous voulons savoir, c'est quand vous avez l'intention de publier votre texte et nous aimerions aussi savoir ce que vous avez l'intention de publier. C'est une question que je pose. Elle n'a rien à voir avec un contrôle quelconque des dégâts possibles.
— N o n ?
— Blomkvist, la pire des choses que je pourrais faire dans cette situation serait d'essayer d'influencer le contenu de votre article. En revanche, j'ai l'intention de proposer une collaboration.
— Expliquez-vous.
4 0 2
— Maintenant que nous avons eu la confirmation qu'il existe une conspiration au sein d'une branche exceptionnellement sensible de l'administration de l'Etat, j'ai ordonné une enquête. Le Premier ministre se tourna vers le ministre de la Justice. Pourriez-vous expliquer exactement en quoi consiste l'ordre du gouvernement ?
— C'est très simple. Torsten Edklinth a reçu pour mission de préciser s'il est possible de prouver tout cela. Sa mission consiste à réunir des pièces à conviction qui seront transmises au procureur de la nation qui à son tour aura pour mission d'évaluer s'il faut engager une action judiciaire. Il s'agit donc d'une instruction très précise.
Mikael hocha la tête.
— Ce soir, Edklinth nous a rapporté comment l'enquête progresse. Nous avons eu une longue discussion concernant des points constitutionnels - nous tenons évidemment à ce que tout se passe dans la légalité.
— Naturellement, dit Mikael sur un ton qui laissait entendre qu'il n'accordait pas la moindre confiance aux engagements du Premier ministre.
— L'enquête se trouve actuellement dans un stade sensible. Nous n'avons pas encore établi exactement qui sont les personnes mêlées à l'histoire. Nous avons besoin de temps pour le faire. Et c'est pourquoi nous avons envoyé Mlle Figuerola vous inviter à cette réunion.
— Elle a rondement mené l'affaire. Je n'avais pas trop le choix.
Le Premier ministre fronça les sourcils et jeta un regard en coin sur Rosa Figuerola.
— Oubliez ce que j'ai dit, dit Mikael. Elle a eu un comportement exemplaire. Qu'est-ce que vous voulez ?
— Nous voulons savoir quand vous avez l'intention de publier. En ce moment, cette enquête est m e n é e dans le plus grand secret, et si vous intervenez avant qu'Edklinth ait terminé, vous pouvez tout faire capoter.
— Hmm. Et quand voudriez-vous que je publie ? Après les élections ?
— C'est vous qui décidez. Je ne peux en rien influer. Ce que je vous demande, c'est de nous dire quand vous allez publier pour que nous connaissions exactement la date butoir pour l'enquête.
4 0 3
— Je comprends. Vous parliez d'une collaboration...
Le Premier ministre hocha la tête.
— Je voudrais commencer par dire qu'en temps normal je n'aurais jamais songé à faire venir un journaliste à une réunion de ce type.
— En temps normal, vous auriez probablement tout fait pour tenir les journalistes à l'écart d'une réunion de ce type.
— Oui. Mais j'ai compris qu'il y a plusieurs facteurs qui vous poussent. En tant que journaliste, vous avez la réputation de ne pas y aller de main morte quand il s'agit de corruption. Pour ça, il n'y a pas de divergences entre nous.
— N o n ?
— Non. Aucune. Ou plus exactement... les divergences qu'il y a sont sans doute de caractère juridique, mais il n'y en a pas en ce qui concerne le but. Si ce club Zalachenko existe, ce n'est pas seulement un groupement totalement criminel, mais aussi une menace contre la sûreté de la nation. Il faut les arrêter et les responsables doivent répondre de leurs actes.
Sur ce point, nous devrions être d'accord, vous et moi ?
Mikael fit oui de la tête.
— J'ai compris que vous en savez plus sur cette histoire que n'importe qui d'autre. Nous vous proposons de partager vos connaissances avec nous. S'il s'agissait d'une enquête de police régulière sur un crime ordinaire, le responsable de l'enquête préliminaire pourrait décider de vous convoquer pour un interrogatoire. Mais nous sommes dans une situation extrême, vous l'avez bien compris.
Mikael garda le silence et évalua la situation un court instant.
— Et qu'est-ce que je reçois en contrepartie si je coopère ?
— Rien. Je ne marchande pas avec vous. Si vous voulez publier demain matin, vous le faites. Je ne veux pas m'em-barquer dans un marchandage qui pourrait être douteux du point de vue constitutionnel. Je vous demande de coopérer pour le bien de la nation.
— Le bien peut revêtir de nombreuses facettes, dit Mikael Blomkvist. Laissez-moi vous expliquer quelque c h o s e . . . je suis furieux. Je suis furieux contre l'Etat et le gouvernement et la Sâpo et ces enfoirés qui sans raison ont interné une fille de douze ans dans un hôpital psychiatrique et ensuite se sont appliqués à la faire déclarer incapable.
4 0 4
— Lisbeth Salander est devenue une affaire d'Etat, dit le Premier ministre, et il alla jusqu'à sourire. Mikael, je suis personnellement révolté par ce qui lui est arrivé. Et croyez-moi quand je dis que les responsables vont avoir à s'expliquer. Mais avant cela, nous devons savoir qui sont les responsables.
— Vous avez vos problèmes. Le mien est que je veux voir Lisbeth Salander acquittée et qu'elle retrouve ses droits civiques.
— Je ne peux pas vous aider sur cet aspect. Je ne suis pas au-dessus de la loi et je ne peux pas diriger les décisions du procureur et des tribunaux. Son acquittement doit venir d'un tribunal.
— Parfait, dit Mikael Blomkvist. Vous voulez une collaboration. Donnez-moi accès à l'enquête d'Edklinth, et je dirai quand j'ai l'intention de publier et ce que je vais publier.
— Je ne peux pas vous donner cet accès-là. Ce serait me placer dans la même relation avec vous que le prédécesseur du ministre de la Justice avait avec un certain Ebbe Carlsson avant que n'éclate le scandale des révélations sur l'assassinat de Palme.
— Je ne suis pas Ebbe Carlsson, dit Mikael calmement.
— C'est ce que j'ai compris. En revanche, Torsten Edklinth peut évidemment déterminer lui-même ce qu'il a envie de partager avec vous en restant dans le cadre de sa mission.
— Bon, bon, dit Mikael Blomkvist. Je veux savoir qui était Evert Gullberg.
Un silence s'installa autour des canapés.
— Evert Gullberg fut probablement pendant de nom-
breuses années le chef de la section au sein de la Sâpo que vous appelez le club Zalachenko, dit Edklinth.
Le Premier ministre jeta un regard sévère sur Edklinth.
— Je crois qu'il le sait déjà, s'excusa Edklinth.
— C'est exact, dit Mikael. Il a commencé à travailler à la Sâpo dans les années 1950 et il est devenu le directeur d'un truc baptisé Section d'analyse spéciale. C'est lui qui a géré toute l'affaire Zalachenko.
Le Premier ministre secoua la tête en soupirant.
— Vous en savez plus que vous ne devriez. J'aimerais savoir comment vous avez fait pour le trouver. Mais je ne demanderai pas.
4 0 5
— J'ai des trous dans mon article, dit Mikael. Je veux les combler. Donnez-moi des infos et je ne vous ferai pas de croche-pattes.
— En tant que Premier ministre, je ne peux pas donner ces informations. Et Torsten Edklinth serait sur la corde raide s'il les donnait.
— Ne dites pas de conneries. Je sais ce que vous voulez.
Vous savez ce que je veux. Si vous me donnez cette info, je vous traiterai en tant que sources, avec tout l'anonymat que cela implique. Ne me comprenez pas de travers, dans mon reportage je vais raconter la vérité telle que je la vois. Si vous y êtes mêlé, je vais vous dénoncer et m'arranger pour que vous ne soyez plus jamais réélu. Mais dans l'état actuel des faits, je n'ai aucune raison de le croire.
Le Premier ministre jeta un regard en coin sur Edklinth.
Au bout d'un court moment, il hocha la tête. Mikael prit cela c o m m e un signe que le Premier ministre venait de commettre une infraction à la loi - fût-elle extrêmement théorique - et de donner son assentiment silencieux à ce que Mikael prenne connaissance d'informations confidentielles.
— On peut résoudre ceci assez simplement, dit Edklinth.
Je suis le seul enquêteur et je décide moi-même des collaborateurs que je recrute pour mon enquête. Vous ne pouvez pas être formellement employé comme enquêteur, puisque vous seriez obligé de signer un engagement au silence. Mais je peux vous engager comme consultant extérieur.
D E P U I S Q U ' E R I K A B E R G E R avait endossé le costume de rédacteur en c h e f de feu Hâkan Morander, sa vie était bourrée de réunions et de travail à la louche de jour c o m m e de nuit.
Elle se sentait mal préparée en permanence, insuffisante et non initiée.
Ce ne fut que le mercredi soir, presque deux semaines après que Mikael Blomkvist lui avait donné le dossier de recherche de Henry Cortez concernant le président du C A , Magnus Borgsjô, qu'Erika eut le temps de s'attaquer au problème. En ouvrant le dossier, elle comprit que sa velléité venait aussi du fait qu'elle n'avait pas eu envie de s'y atteler.
Elle savait déjà que quoi qu'elle fasse, ça se terminerait par une catastrophe.
4 0 6
Elle rentra chez elle dans sa villa à Saltsjôbaden assez tôt, vers 19 heures, débrancha l'alarme dans l'entrée et constata avec surprise que son mari, Lars Beckman, n'était pas là. Il lui fallut un moment avant de se rappeler qu'elle l'avait embrassé le matin avec un soin tout particulier parce qu'il partait pour Paris où il devait donner quelques conférences et qu'il ne serait pas de retour avant le week-end. Elle réalisa qu'elle ignorait totalement devant qui il allait parler, de quoi il allait parler et quand la conférence avait été décidée.
Oh, oui, mon Dieu, excusez-moi, mais j'ai égaré mon mari ! Elle se sentit comme un personnage dans un livre du Dr Richard Schwarts et se demanda si elle n'avait pas besoin d'une thérapie de couple.
Elle monta à l'étage, se fit couler un bain et se déshabilla.
Elle prit le dossier de recherche avec elle dans la baignoire et passa la demi-heure suivante à lire toute l'histoire. Sa lecture terminée, elle ne put s'empêcher de sourire. Henry Cortez allait devenir un journaliste formidable. Il avait vingt-six ans et travaillait à Millenium depuis sa sortie de l'école de journalisme quatre ans plus tôt. Elle ressentit une certaine fierté. Tout l'article sur les cuvettes de W . - C . et Borgsjô portait la signature de Millenium du début à la fin et chaque ligne était documentée.
Mais elle se sentit triste aussi. Magnus Borgsjô était un homme correct qu'elle aimait bien. Il ne faisait pas beaucoup de bruit, savait écouter, il avait du charme et paraissait simple. De plus, il était son c h e f et employeur. Putain de Borgsjô. Comment as-tu pu être aussi con ?
Elle réfléchit un moment pour savoir si on pourrait trouver d'autres rapprochements ou des circonstances atténuantes mais elle savait déjà qu'il serait impossible de nier l'évidence.
Elle plaça le dossier sur le rebord de la fenêtre et s'étira dans la baignoire pour réfléchir.
Millenium allait publier l'histoire, c'était inévitable. Si elle avait encore été la directrice du journal, elle n'aurait pas hésité une seconde, et le fait que Millenium lui ait discrètement refilé l'info à l'avance n'était qu'un geste personnel pour marquer que Millenium tenait à adoucir les dégâts pour elle autant que possible. Si la situation avait été l'inverse - si SMP avait dégoté des saloperies semblables sur le président du CA de Millenium (qui se trouvait être elle-même, Erika Berger !), elle n'aurait pas hésité non plus à publier.
4 0 7
La publication allait sérieusement porter atteinte à Magnus Borgsjô. Ce qui était grave au fond n'était pas que son entreprise Vitavara SA ait commandé des cuvettes de w.-C. à une entreprise au Vietnam qui figurait sur la liste noire de l'ONU
des entreprises exploitant des enfants au travail - et, dans le cas présent, aussi des prisonniers fonctionnant comme esclaves. Sans oublier que, à coup sûr, quelques-uns de ces prisonniers pourraient être définis comme prisonniers politiques. Le plus grave était que Magnus Borgsjô' avait connaissance de cet état de fait et avait pourtant choisi de continuer à commander des cuvettes de w.-C. de Fong Soo Industries. C'était une attitude de rapace qui, dans le sillage d'autres gangsters capitalistes tels que l'ancien PDG de Skandia, avait du mal à passer auprès du peuple suédois.
Magnus Borgsjô allait évidemment soutenir qu'il n'avait pas été informé de la situation chez Fong Soo, mais Henry Cortez avait de b o n n e s preuves contre cela, et à l'instant m ê m e où Borgsjô essaierait de raconter des bobards, il serait de plus dévoilé c o m m e menteur. Car en juin 1997, Magnus Borgsjô s'était rendu au Vietnam pour signer les premiers contrats. Il avait alors passé dix jours dans le pays et entre autres visité les usines de la société. S'il essayait de prétendre qu'il n'avait jamais compris que plusieurs des ouvriers de l'usine n'avaient que douze-treize ans, il paraîtrait complètement idiot.
La question de l'éventuelle ignorance de Borgsjô était ensuite définitivement réglée par le fait que Henry Cortez pouvait prouver que la commission de l'ONU contre le travail des enfants avait inclus Fong Soo en 1999 sur la liste des sociétés exploitant des enfants. Cela avait ensuite fait l'objet d'articles de journaux et avait aussi amené deux ONG indépendantes l'une de l'autre qui œuvraient contre le travail des enfants, dont la prestigieuse International Joint Effort Against Child Labour à Londres, à écrire des lettres aux entreprises qui passaient commande à Fong Soo. Pas moins de sept lettres avaient été envoyées à Vitavara SA. D e u x d'entre elles étaient adressées à Magnus Borgsjô personnellement. L'organisation à Londres s'était fait une joie de transmettre la documentation à Henry Cortez tout en soulignant qu'à aucun moment Vitavara SA n'avait répondu à ses courriers.
4 0 8
Par contre, Magnus Borgsjô s'était rendu au Vietnam à deux autres reprises, en 2001 et en 2004, pour renouveler les contrats. C'était le coup de grâce. Toute possibilité pour Borgsjô de prétendre qu'il n'était pas au courant s'arrêtait là.
L'attention que les médias allaient y accorder ne pouvait mener qu'à une chose. Si Borgsjô avait du bon sens, il ferait amende honorable et démissionnerait de ses postes aux CA.
S'il se montrait récalcitrant, il laisserait sa peau dans le processus.
Que Borgsjô soit ou ne soit pas le président du CA de la société Vitavara était le cadet des soucis d'Erika Berger. Ce qui était grave pour elle était qu'il soit également le président de SMP. La révélation signifierait qu'il serait obligé de démissionner. A un moment où le journal faisait de l'équilibre sur le bord de l'abîme et où un travail de renouveau avait été entamé, SMP ne pouvait pas se permettre d'avoir un président aux mœurs douteuses. Le journal allait en pâtir. Il fallait donc qu'il quitte SMP.
Pour Erika Berger, deux lignes de conduite se présentaient.
Elle pouvait aller voir Borgsjô, jouer cartes sur table et montrer la documentation et ainsi l'amener à tirer lui-même la conclusion qu'il devait démissionner avant que l'histoire soit publiée.
Ou alors, s'il faisait de la résistance, elle devait convoquer une réunion urgente et extraordinaire du C A , informer les membres de la situation et forcer le CA à le licencier. Et si le CA ne voulait pas suivre cette ligne-là, elle serait elle-même obligée de démissionner immédiatement de son poste de rédac-chef de SMP.
Quand Erika Berger en était là de ses réflexions, l'eau du bain était froide. Elle se doucha, s'essuya et passa dans sa chambre enfiler une robe de chambre. Ensuite elle prit son portable et appela Mikael Blomkvist. N'obtenant pas de réponse, elle descendit au rez-de-chaussée se préparer un café et, pour la première fois depuis qu'elle avait commencé à travailler à SMP, elle regarda si par c h a n c e il y aurait un film valable à la télé devant lequel se détendre.
En passant devant l'ouverture du séjour, elle sentit une vive douleur sous le pied, baissa les yeux et découvrit qu'elle saignait abondamment. Elle fit encore un pas et la 4 0 9
douleur lui vrilla le pied tout entier. Sautillant à cloche-pied, elle rejoignit une chaise de style et s'assit. Elle leva le pied et découvrit, horrifiée, un éclat de verre fiché sous le talon.
Tout d'abord, elle se sentit faiblir. Puis elle se blinda, saisit l'éclat de verre et le retira. Ça faisait un mal de chien et le sang jaillit de la plaie.
Elle ouvrit précipitamment un tiroir de la commode dans l'entrée où elle rangeait des foulards, des gants et des bonnets. Elle trouva un carré de soie qu'elle utilisa pour entourer le pied et serrer fort. Ce n'était pas suffisant et elle renforça avec un autre bandage improvisé. L'hémorragie se calma un peu.
Elle regarda, sidérée, le morceau de verre ensanglanté.
Comment est-il arrivé là ? Puis elle découvrit d'autres bouts de verre sur le sol de l'entrée. C'est quoi ce putain de... Elle se leva et jeta un regard dans le séjour et vit que la grande fenêtre panoramique avec vue sur le bassin de Saltsjôn était brisée et le sol jonché d'éclats de verre.
Elle recula vers la porte d'entrée et enfila les chaussures qu'elle avait enlevées en rentrant. Ou plutôt elle mit une chaussure et glissa les orteils du pied blessé dans l'autre, et sautilla plus ou moins sur une jambe dans le séjour pour constater le désastre.
Puis elle découvrit la brique au milieu de la table.
Elle boita jusqu'à la porte de la terrasse et sortit dans la cour arrière.
Quelqu'un avait tagué deux mots sur la façade avec des lettres d'un mètre de haut.
%kl% ?UTF
IL É T A I T U N P E U P L U S D E 2 1 H E U R E S quand Rosa Figuerola ouvrit la portière de sa voiture à Mikael Blomkvist. Elle fit le tour du véhicule et s'installa sur le siège du conducteur.
— Vous voulez que je vous raccompagne chez vous ou vous préférez que je vous dépose quelque part ?
Le regard de Mikael Blomkvist était vide.
— Très franchement... je ne sais pas trop où je me trouve. C'est la première fois que je fais chanter un Premier ministre.
Rosa Figuerola éclata de rire.
4 1 0
— Vous avez pas mal géré vos cartes, dit-elle. J'ignorais totalement que vous étiez si doué pour le poker menteur.
— Chacune de mes paroles était sincère.
— Oui, ce que je voulais dire, c'est que vous avez fait semblant d'en savoir bien plus que vous ne savez en réalité.
Je m'en suis rendu compte au moment où j'ai compris comment vous m'aviez identifiée.
Mikael tourna la tête et regarda son profil.
— Vous avez relevé mon numéro d'immatriculation quand j'étais garée dans la pente devant chez vous.
Il acquiesça de la tête.
— Vous avez réussi à faire croire que vous saviez ce qui avait été discuté dans le cabinet du Premier ministre.
— Pourquoi n'avez-vous rien dit ?
Elle lui jeta un rapide coup d'œil et tourna dans Grev Turegatan.
— C'est la règle du jeu. Je n'aurais pas dû me mettre là.
Mais c'était le seul endroit où je pouvais me garer. Eh, si on se tutoyait ?
— Bien sûr.
— Tu gardes un œil hyperattentif sur les environs, ou je me trompe ?
— Tu avais un plan avec toi sur le siège avant et tu parlais au téléphone. J'ai pris le numéro de la voiture et je l'ai vérifié, par acquit de conscience. Je vérifie toutes les voitures qui me font réagir. En général, je fais chou blanc. Dans ton cas, j'ai découvert que tu travailles à la Sâpo.
— Je surveillais Mârtensson. Ensuite j'ai découvert que tu le surveillais par le biais de Susanne Linder de Milton Security.
— Armanskij l'a détachée pour garder un œil sur tout ce qui se passe autour de mon appartement.
— Et comme je l'ai vue entrer dans ton immeuble, je suppose qu'Armanskij a placé une forme de surveillance cachée chez toi.
— C'est exact. Nous avons une excellente vidéo d'eux quand ils entrent chez moi et fouillent mes papiers. Mârtensson avait une photocopieuse transportable avec lui.
Avez-vous identifié l'acolyte de Mârtensson ?
— Il n'a aucune importance. C'est un serrurier avec un passé criminel, qui se fait probablement payer pour ouvrir ta porte.
4 1 1
— Son nom ?
— Source protégée ?
— Evidemment.
— Lars Faulsson. Quarante-sept ans. Connu sous le nom de Falun. Il a été condamné pour un casse de coffre-fort dans les années 1980 et autres petites bricoles. Il tient une boutique à Norrtull.
— Merci.
— Mais gardons les secrets pour demain.
La réunion s'était terminée par un accord stipulant que Mikael Blomkvist allait rendre visite à la Protection de la Constitution le lendemain pour entamer un échange d'informations. Mikael réfléchit. Ils passaient juste la place de Ser-gels torg.
— Tu sais quoi ? J'ai une faim de loup. J'ai déjeuné vers 14 heures, et j'avais l'intention de me faire des pâtes en rentrant quand je me suis fait cueillir par toi. Tu as mangé, toi ?
— Ça fait déjà un petit moment.
— Tu nous amènerais jusqu'à un resto avec de la bouffe mangeable ?
— Toute bouffe est mangeable.
Il la lorgna de côté.
— Je t'imaginais fana de diététique.
— Non, je suis fana de muscu. Quand on s'entraîne, on peut manger ce qu'on veut. Dans des limites raisonnables, je veux dire.
Elle s'engagea sur le viaduc de Klaraberg et réfléchit au choix qu'ils avaient. Au lieu de tourner vers Södermalm, elle continua droit sur Kungsholmen.
— Je ne sais pas ce que valent les restos à Söder, mais j ' e n connais un bosniaque sur Fridhemsplan. Leurs börek sont fabuleux.
— Ça me va, dit Mikael Blomkvist.
U N E L E T T R E A P R È S L ' A U T R E , Lisbeth Salander tapait son compte rendu. Elle avait travaillé en moyenne cinq heures par jour.
Elle utilisait des formulations très précises. Elle prenait également soin d'occulter tous les détails susceptibles d'être utilisés contre elle.
Le fait qu'elle soit enfermée à clé était devenu un atout.
Elle pouvait travailler dès qu'elle était seule dans la chambre 4 1 2
et le cliquetis du trousseau de clés ou la clé qu'on introdui-sait dans la serrure la prévenait toujours qu'il fallait faire disparaître l'ordinateur de poche.
[J'étais sur le point de fermer à clé la maison de Bjurman à Stallarholmen, quand Carl-Magnus Lundin et Benny Nieminen sont arrivés sur des motos. Comme ils m'avaient cherchée en vain depuis quelque temps, sur ordre de Zalachenko/
Niedermann, ils ont été surpris de me trouver là. Magge Lundin est descendu de sa moto en déclarant que "ça lui ferait pas de mal à cette gouine de tâter de la bite". Lundin et Nieminen étaient si menaçants que j'ai été obligée d'appliquer la légitime défense. J'ai quitté les lieux sur la moto de Lundin que j'ai ensuite abandonnée devant le parc des Expositions à Àlvsjô.]
Elle relut le passage et hocha la tête d'approbation. Il n'y avait aucune raison de raconter que Magge Lundin l'avait aussi traitée de sale pute et qu'elle s'était alors baissée pour prendre le Wanad P-83 de B e n n y Nieminen et avait puni Lundin en lui tirant une balle dans le pied. Les flics pouvaient probablement imaginer ça tout seuls, mais c'était à eux de prouver qu'elle l'avait fait. Elle n'avait aucune intention de faciliter leur travail en reconnaissant quelque chose qui la mènerait en prison pour violences aggravées.
Le texte comportait à présent l'équivalent de trente-trois pages et elle arrivait à la fin. Dans certains passages, elle était particulièrement parcimonieuse avec les détails et prenait grand soin de ne jamais essayer de présenter de preuves qui pourraient étayer les nombreuses affirmations qu'elle avançait. Elle alla jusqu'à occulter certaines preuves manifestes et enchaînait plutôt sur le maillon suivant des événements dans son texte.
Elle réfléchit un moment, puis elle remonta sur l'écran et relut les passages où elle rendait compte du viol sadique et violent de maître Nils Bjurman. C'était le passage auquel elle avait consacré le plus de temps et l'un des rares qu'elle avait reformulés plusieurs fois avant d'être satisfaite du résultat. Le passage occupait dix-neuf lignes du récit. Elle racontait de façon objective comment il l'avait frappée, renversée à plat ventre sur le lit, menottée et avait scotché sa b o u c h e . Elle précisa ensuite qu'au cours de la nuit, il lui avait fait subir de nombreux actes sexuels violents, dont des pénétrations aussi 4 1 3
bien anales qu'orales. Elle racontait qu'à un moment donné pendant le viol, il avait entouré son cou d'un vêtement - son propre tee-shirt - et l'avait étranglée si longuement qu'elle avait momentanément perdu connaissance. Ensuite il y avait quelques lignes où elle identifiait les outils qu'il avait utilisés pendant le viol, y compris un court fouet, un bijou anal, un énorme gode et des pinces qu'il avait appliquées sur ses tétons.
Lisbeth plissa le front et examina le texte. Pour finir, elle prit le stylet électronique et tapota encore quelques lignes de texte.
[A un moment donné, quand j'avais toujours la bouche scotchée, Bjurman a commenté le fait que j'avais un certain nombre de tatouages et de piercings, dont un anneau au téton gauche. Il a demandé si j'aimais être piercée, puis il a quitté la chambre un instant. Il est revenu avec une épingle qu'il a piquée à travers mon téton droit.]
Après avoir relu ce nouveau paragraphe, elle hocha la tête. Le ton administratif donnait au texte un caractère tellement surréaliste qu'il paraissait une affabulation absurde.
L'histoire n'était tout simplement pas crédible.
Ce qui était bel et bien l'intention de Lisbeth Salander.
A cet instant, elle entendit le cliquetis du trousseau de clés du vigile de Securitas. Elle arrêta immédiatement l'ordinateur de p o c h e et le glissa dans la niche à l'arrière de l'élément de chevet. C'était Annika Giannini. Elle fronça les sourcils. Il était 21 heures passées et Giannini ne venait pas aussi tard en général.
— Salut Lisbeth.
— Salut.
— Comment tu vas ?
— Je ne suis pas encore prête.
Annika Giannini soupira.
— Lisbeth... ils ont fixé la date du procès au 13 juillet.
— C'est O K .
— Non, ce n'est pas O K . Le temps file et tu refuses de te confier à moi. Je commence à craindre d'avoir commis une énorme erreur en acceptant d'être ton avocate. Si nous voulons avoir la moindre chance, tu dois me faire confiance.
On doit collaborer.
4 1 4
Lisbeth observa Annika Giannini un long moment. Finalement, elle pencha la tête en arrière et fixa le plafond.
— Je sais comment on va faire maintenant, dit-elle. J'ai compris le plan de Mikael. Et il a raison.
— Je n'en suis pas si sûre, dit Annika.
— Mais moi, je le suis.
— La police veut t'interroger de nouveau. Un certain Hans Faste de Stockholm.
— Laisse-le m'interroger. Je ne dirai pas un mot.
— Il faut que tu fournisses des explications.
Lisbeth jeta un regard acéré sur Annika Giannini.
— Je répète. On ne dira pas un mot à la police. Quand on arrivera au tribunal, le procureur ne doit pas avoir la moindre syllabe d'un quelconque interrogatoire sur laquelle s'appuyer. Tout ce qu'ils auront sera le compte rendu que je suis en train de formuler en ce moment et qui en grande partie va paraître excessif. Et ils l'auront quelques jours avant le procès.
— Et quand est-ce que tu vas t'installer avec un stylo pour rédiger ce compte rendu-là ?
— Tu l'auras dans quelques jours. Mais il ne partira chez le procureur que quelques jours avant le procès.
Annika Giannini eut l'air sceptique. Lisbeth lui adressa soudain un sourire prudent de travers.
— Tu parles de confiance. Est-ce que je peux te faire confiance ?
— Naturellement.
— O K , est-ce que tu p e u x me faire entrer en fraude un ordinateur de poche, pour que je puisse être en contact avec des gens via Internet ?
— Non. Bien sûr que non. Si on le découvrait, je serais traduite en justice et je perdrais ma licence d'avocat.
— Mais si quelqu'un d'autre faisait entrer en fraude un ordinateur, est-ce que tu le signalerais à la police ?
Annika leva les sourcils.
— Si je ne suis pas au courant...
— Mais si tu es au courant. Tu agirais comment ?
Annika réfléchit longuement.
— Je fermerais les yeux. Pourquoi ?
— Cet ordinateur hypothétique va bientôt t'envoyer un mail hypothétique. Quand tu l'auras lu, je veux que tu reviennes me voir.
4 1 5
— Lisbeth...
— Attends. Comprends bien ce qui se passe. Le procureur joue avec des cartes truquées. Je me trouve en position d'infériorité quoi que je fasse et l'intention de ce procès, c'est de me faire interner en psychiatrie.
— Je le sais.
— Si je veux survivre, moi aussi je dois me battre avec des méthodes illicites.
Annika Giannini finit par hocher la tête.
— Quand tu es venue me voir la première fois, tu avais un message de Mikael Blomkvist. Il disait qu'il t'avait raconté pratiquement tout, à quelques exceptions près. Une des exceptions était les talents qu'il a découverts chez moi quand nous étions à Hedestad.
— Oui.
— Il faisait allusion au fait que je suis un crack en informatique. Je suis tellement douée que je peux lire et copier ce qu'il y a dans l'ordinateur du procureur Ekstrôm.
Annika Giannini blêmit.
— Tu ne peux pas être mêlée à ça. D o n c tu ne peux pas utiliser ce matériel-là au procès, dit Lisbeth.
— En effet, non.
— Donc, tu ne connais pas son existence.
— D'accord.
— Par contre, quelqu'un d'autre, disons ton frère, peut publier des morceaux choisis de ce matériel. Tu dois le prendre en compte quand tu mets en place notre stratégie pour le procès.
— Je comprends.
— Annika, ce sera le procès de celui qui saura le plus utiliser la méthode forte.
— Je le sais.
— Je suis contente de t'avoir pour avocate. J'ai confiance en toi et j'ai besoin de ton aide.
— Hmm.
— Mais si tu t'opposes à ce que moi aussi j'emploie des méthodes peu éthiques, on va perdre le procès.
— Oui.
— Dans ce cas, je tiens à le savoir tout de suite. Alors je devrai te remercier et me trouver un autre avocat.
— Lisbeth, je ne peux pas aller à l'encontre de la loi.
4 1 6
— Il n'est pas question que tu ailles à l'encontre de la loi.
Mais que tu fermes les yeux sur moi, qui le fais. Tu es capable de ça ?
Lisbeth Salander attendit patiemment pendant près d'une minute avant qu'Annika Giannini hoche la tête.
— Bien. Laisse-moi te raconter les grandes lignes de mon compte rendu.
Elles parlèrent pendant deux heures.
R O S A F I G U E R O L A AVAIT R A I S O N . Les bôrek du restaurant bos -
niaque étaient fantastiques. Mikael Blomkvist lui jeta un regard en coin quand elle revint des toilettes. Elle évoluait avec la grâce d'une danseuse classique, mais elle avait un corps qui... Mikael ne pouvait s'empêcher d'être fasciné. Il réprima une impulsion de tendre la main pour tâter les muscles de ses jambes.
— Ça fait combien de temps que tu fais de la muscu ?
demanda-t-il.
— Depuis mon adolescence.
— Et tu y consacres combien d'heures par semaine ?
— Deux heures par jour. Parfois trois.
— Pourquoi ? Je veux dire, je sais bien pourquoi les gens s'entraînent, mais...
— Tu trouves que c'est exagéré.
— Je ne sais pas trop ce que je trouve.
Elle sourit, apparemment pas du tout irritée par ses questions.
— Ça t'énerve peut-être seulement de voir une nana avec des muscles et tu trouves que ce n'est pas très féminin ni très erotique ?
— Non. Pas du tout. Ça te va bien, je dirais. Tu es terriblement sexy.
Elle rit encore.
— Je suis en train de diminuer le rythme actuellement.
Il y a dix ans, je faisais du bodybuilding pur et dur. C'était sympa. Mais maintenant, je dois veiller à ce que mes muscles ne se transforment pas en graisse et que je devienne toute flasque. Alors je ne fais que soulever un peu de ferraille une fois par semaine et je passe le reste du temps à faire du jogging, du badminton, de la natation et ce genre de 4 1 7
trucs. Il s'agit plus d'exercice physique que d'entraînement forcené.
— C'est déjà pas mal !
— La raison pour laquelle je le fais, c'est que c'est bon.
C'est un phénomène assez répandu chez ceux qui se donnent à fond. Le corps développe une substance antalgique dont on devient dépendant. Au bout d'un moment, on a des sensations de manque si on ne court pas tous les jours. C'est comme un coup de fouet de bien-être quand on donne tout ce qu'on a dans le ventre. Presque aussi génial que de faire l'amour.
Mikael rit.
— Tu devrais t'y mettre aussi, dit-elle. Tu as la taille qui déborde un peu.
— Je sais, dit-il. J'ai la conscience qui me travaille en permanence. Ça me prend parfois et je me remets à courir. Je me débarrasse de quelques kilos et ensuite je suis pris par autre chose et je ne trouve pas le temps d'y aller pendant un mois ou deux.
— Il faut dire que tu as été assez occupé ces derniers mois.
Il devint sérieux tout à coup. Puis il hocha la tête.
— J'ai lu un tas de choses sur toi ces deux dernières semaines. Tu as battu la police à plate couture en trouvant Zalachenko et en identifiant Niedermann.
— Lisbeth Salander a été plus rapide encore.
— Comment tu as fait pour arriver jusqu'à Gosseberga ?
Mikael haussa les épaules.
— Du boulot de recherche ordinaire, dans les règles. Ce n'est pas moi qui l'ai localisé mais notre secrétaire de rédaction, Malou Eriksson, qui est désormais notre rédactrice en chef. Elle a réussi à le repérer par le fichier des sociétés. Il siégeait au CA de l'entreprise de Zalachenko, K A B.
— Je vois.
— Pourquoi tu as rejoint la Sâpo ? demanda-t-il.
— Tu peux me croire ou pas, mais je suis quelque chose d'aussi démodé que démocrate. J'estime que la police est nécessaire et qu'une démocratie a besoin d'un rempart politique. C'est pourquoi je suis très fière de pouvoir travailler pour la Protection de la Constitution.
— Hmm, fit Mikael Blomkvist.
— Tu n'aimes pas trop la Sûreté.
4 1 8
— Je n'aime pas beaucoup les institutions qui sont au-dessus d'un contrôle parlementaire normal. C'est une incitation aux abus de pouvoir, même si les intentions sont bonnes. Pourquoi est-ce que tu t'intéresses aux mythologies antiques ?
Elle haussa les sourcils.
— Tu lisais un livre là-dessus, dans mon escalier.
— Ah oui, c'est vrai. Le sujet me fascine.
— Aha.
— Je m'intéresse à pas mal de choses. J'ai fait des études de droit et de sciences politiques pendant mes années comme agent de police. Avant ça, j'ai étudié l'histoire des mentalités et la philosophie.
— Tu n'as pas de points faibles ?
— Je ne lis pas de littérature, je ne vais jamais au cinéma, et à la télé je ne regarde que les infos. Et toi ? Pourquoi t'es devenu journaliste ?
— Parce qu'il existe des institutions comme la Sâpo où le Parlement est interdit d'accès et qu'il faut dénoncer régulièrement.
Mikael sourit, puis reprit.
— Franchement, je ne sais pas très bien. Mais, en fait, la réponse est la même que la tienne. Je crois en une démocratie constitutionnelle, et de temps en temps il faut la défendre.
— Comme c'a été le cas avec le financier Hans-Erik Wennerstrôm ?
— Quelque chose dans ce genre.
— Tu es célibataire. Tu sors avec Erika Berger ?
— Erika Berger est mariée.
— Bon. Donc, toutes les rumeurs sur vous deux sont des conneries. Tu as une copine ?
— Aucune permanente.
— Donc, ces rumeurs-là sont vraies aussi.
Mikael haussa les épaules et sourit de nouveau.
LA RÉDACTRICE EN CHEF MALOU ERIKSSON passa la nuit jusqu'au petit matin à la table de cuisine chez elle à Àrsta.
Elle était penchée sur des copies du budget de Millenium et était tellement prise que son ami Anton finit par abandonner 419
ses tentatives de mener une conversation normale avec elle.
Il fit la vaisselle, prépara un sandwich tardif pour la nuit et du café. Ensuite il la laissa tranquille et s'installa devant une rediffusion des Experts à la télé.
Jusque-là dans sa vie, Malou Eriksson n'avait jamais géré quelque chose de plus sophistiqué qu'un budget familial, mais elle avait travaillé avec Erika Berger sur des bilans mensuels et elle comprenait les principes. Maintenant elle était devenue rédactrice en chef et cela impliquait une responsabilité budgétaire. A un moment donné, après minuit, elle décida que quoi qu'il arrive, elle serait obligée d'avoir un assistant pour l'aider à jongler. Ingela Oscarsson, qui s'occupait de la comptabilité un jour par semaine, n'avait pas de compétence en matière de budget et ne lui était d'aucune aide quand il fallait décider combien on pourrait payer un pigiste ou s'ils avaient les moyens d'acheter une nouvelle imprimante laser en marge de la somme portée au fonds d'améliorations techniques. Dans la pratique, c'était une situation ridicule - Millenium était carrément excédentaire, mais c'était grâce à Erika qui avait sans arrêt fait de l'équilibre avec un budget à zéro. Une chose aussi élémentaire qu'une nouvelle imprimante couleur à 45 000 couronnes se voyait réduite à une imprimante noir et blanc à 8 000 couronnes.
Pendant une seconde, elle envia Erika Berger. A SMP, elle disposait d'un budget où une telle dépense serait considérée comme la cagnotte pour le café.
La situation économique de Millenium avait été annoncée bonne à la dernière assemblée générale, mais l'excédent du budget provenait principalement de la vente du livre de Mikael Blomkvist sur l'affaire Wennerstrôm. L'excédent, transféré sur les investissements, diminuait à une vitesse inquiétante. Une des raisons en était les dépenses que Mikael avait engagées pendant l'histoire Salander. Millenium ne disposait pas des ressources requises pour entretenir le budget courant d'un collaborateur, encore moins s'il ajoutait des factures pour location de voiture, chambres d'hôtel, taxis, achat de matériel technologique de pointe, téléphones portables et autres !
Malou valida une facture du free-lance Daniel Olofsson à Gôteborg. Elle soupira. Mikael Blomkvist avait approuvé une somme de 14 000 couronnes pour une semaine de 4 2 0
recherche sur un sujet qui ne serait m ê m e pas publié. Le dédommagement d'un certain Idris Ghidi à Gôteborg serait affecté au compte honoraires des sources anonymes, par définition sans autre précision sur leur identité, ce qui signifiait que le vérificateur aux comptes allait critiquer l'absence de factures et que ça se transformerait en affaire à régler par une décision du C A . Millenium payait aussi des honoraires à Annika Giannini, qui certes allait recevoir de l'argent public mais qui dans l'immédiat avait quand même besoin de sous pour payer ses voyages en train, etc.
Elle posa son stylo et contempla les totaux obtenus. Mikael Blomkvist avait sans états d'âme allongé 150 000 couronnes pour l'histoire Salander, totalement en marge du budget. Ça ne pouvait pas continuer.
Elle comprit qu'elle serait obligée d'avoir un entretien avec lui.
E R I K A B E R G E R P A S S A LA S O I R É E aux urgences de l'hôpital de Nacka au lieu de se prélasser dans son canapé devant la télé. Le morceau de verre avait pénétré si profondément que l'hémorragie ne s'arrêtait pas et, lors de l'examen, on s'aperçut qu'un éclat pointu était toujours fiché dans son talon et devait être extrait. Elle eut ainsi droit à une anesthé-sie locale et trois points de suture.
Tout au long de son passage à l'hôpital, Erika Berger pesta intérieurement et essaya régulièrement d'appeler tantôt Lars Beckman, tantôt Mikael Blomkvist. Ni son mari légitime, ni son amant ne daignaient cependant répondre. Vers 22 heures, son pied se trouvait empaqueté dans un énorme bandage. On lui prêta des béquilles et elle prit un taxi pour rentrer chez elle.
Elle passa un moment, boitant sur un pied et sur les bouts d'orteil de l'autre, à balayer le sol du séjour et à commander une nouvelle vitre chez Urgence Vitres. Elle avait de la chance.
La soirée avait été calme au centre-ville et l'installateur arriva au bout de vingt minutes. Puis la chance tourna. La fenêtre du séjour était tellement grande qu'ils n'avaient pas de verre en stock. L'artisan proposa de couvrir provisoirement la fenêtre d'une plaque de contreplaqué, ce qu'elle accepta avec reconnaissance.
4 2 1
Tandis que le gars mettait en place le contreplaqué, elle appela la personne de garde à la société privée de sécurité N I P , pour Nacka Integrated Protection, et demanda pourquoi, bordel de merde, l'alarme sophistiquée de sa maison ne s'était pas déclenchée quand quelqu'un avait balancé une brique par la plus grande fenêtre de sa villa de deux cent cinquante mètres carrés.
Une voiture de chez N I P fut dépêchée pour vérification et on constata que le technicien qui avait fait l'installation plusieurs années auparavant avait manifestement oublié de brancher les fils de la fenêtre du séjour.
Erika Berger en resta sans voix.
N I P offrit de remédier à la chose dès le lendemain matin.
Erika leur dit de ne pas se donner cette peine. A la place, elle appela les urgences chez Milton Security, expliqua sa situation et dit qu'elle voulait un système d'alarme complet dès que possible. Oui, je sais qu'il faut signer un contrat, mais dites à Dragan Armanskij qu 'Erika Berger a appelé, et faites en sorte que l'alarme soit installée dès demain matin.
Pour finir, elle appela aussi la police. On lui dit qu'il n'y avait aucune voiture disponible pour venir prendre sa déposition. On lui conseilla de se tourner vers le commissariat de proximité le lendemain. Merci. Allez vous faire foutre !
Ensuite, elle resta un long moment à bouillir intérieurement avant que l'adrénaline commence à baisser et qu'elle réalise qu'elle allait dormir seule dans une baraque sans alarme alors que quelqu'un qui la traitait de sale pute et qui affichait des tendances à la violence rôdait dans le coin.
Un court moment, elle se demanda si elle ne ferait pas mieux d'aller en ville et de prendre une chambre d'hôtel pour la nuit, mais Erika Berger était de c e u x qui n'aiment pas du tout être victimes de menaces et encore moins y céder. Pas question qu'un enfoiré de merde me mette à la porte de chez moi.
En revanche, elle prit quelques mesures de sécurité élémentaires.
Mikael Blomkvist lui avait raconté comment Lisbeth Salander avait traité le tueur en série Martin Vanger avec un club de golf. Elle alla donc dans le garage et passa dix minutes à fouiller pour trouver son sac de golf qu'elle n'avait pas vu depuis une quinzaine d'années. Elle choisit le club 4 2 2
en fer avec le meilleur swing et le plaça à portée de main confortable du lit. Elle plaça un putter dans le vestibule et un autre club en fer dans la cuisine. Elle alla chercher un marteau dans la boîte à outils à la cave et le mit dans la salle de bains jouxtant la chambre.
Elle sortit sa b o m b e de gaz lacrymogène de son sac et la posa sur la table de chevet. Finalement elle trouva un coin en caoutchouc, ferma la porte de la chambre et la coinça avec. Elle en arrivait presque à espérer que ce connard qui la traitait de pute et qui lui bousillait sa fenêtre serait assez con pour revenir dans la nuit.
Quand elle s'estima suffisamment protégée, il était déjà 1 heure. Elle devait se trouver à SMP à 8 heures. Elle consulta son agenda et constata qu'elle avait quatre réunions prévues à partir de 10 heures. Son pied était très douloureux et elle était incapable de marcher normalement. Elle se déshabilla et se glissa dans le lit. Elle ne possédait pas de chemise de nuit et se demanda si elle ne devait pas mettre un tee-shirt ou quelque chose mais, comme elle dormait nue depuis son adolescence, elle décida que ce n'était pas une brique à travers la fenêtre du séjour qui allait modifier ses habitudes.
Bien évidemment, elle n'arriva pas à s'endormir et se mit à ruminer.
Sale pute.
Elle avait reçu neuf mails qui tous contenaient ces mots et qui semblaient émaner de différentes rédactions. Le premier était même envoyé de celle qu'elle dirigeait, mais l'expéditeur était faux.
Elle sortit du lit et alla chercher son nouvel ordinateur portable Dell, qu'elle avait reçu en prenant ses fonctions à SMP.
Le premier mail - le plus vulgaire et le plus menaçant, qui proposait de l'enculer avec un tournevis - était arrivé le 16 mai, dix jours plus tôt, donc.
Le deuxième était arrivé deux jours après, le 18 mai.
Puis une semaine de répit avant que les mails arrivent de nouveau, maintenant avec une régularité d'environ vingt-quatre heures. Puis l'attaque contre son domicile. Sale pute.
Entre-temps, Eva Carlsson à la Culture avait reçu des mails bizarres portant sa signature, c'est-à-dire signés Erika Berger. Et si Eva Carlsson avait reçu des courriels bizarres, il 4 2 3
était tout à fait possible que le véritable auteur des messages se soit amusé ailleurs - que d'autres personnes aient reçu des courriels d'"elle", mais dont elle ignorait tout.
C'était une pensée désagréable.
Le plus inquiétant cependant était l'attaque contre sa maison.
Elle impliquait que quelqu'un s'était donné la peine de venir à Saltsjôbaden, de localiser son domicile et de lancer une brique à travers la fenêtre. L'attaque avait été préparée
- l'agresseur avait emporté un aérosol de peinture. Dans la seconde qui suivit, elle sentit un frisson la parcourir quand elle comprit qu'il lui fallait peut-être ajouter une agression à la liste. Sa voiture avait eu les quatre pneus crevés pendant la nuit qu'elle avait passée avec Mikael Blomkvist au Hilton de Slussen.
La conclusion était aussi désagréable qu'évidente. Elle avait un dangereux malade à ses trousses.
Quelque part là-dehors se baladait un type qui pour une raison inconnue passait son temps à harceler Erika Berger.
Que sa maison ait été l'objet d'une attaque pouvait se comprendre - elle n'était pas déplaçable ni dissimulable.
Mais si sa voiture était attaquée quand elle était garée au hasard dans une rue de Sôdermalm, cela voulait dire que ce malade se trouvait en permanence dans sa proximité immédiate.
18
JEUDI 2 JUIN
E R I K A B E R G E R F U T R É V E I L L É E par la sonnerie de son portable à 9 h 0 5 .
— Bonjour, mademoiselle Berger. Dragan Armanskij à l'appareil. J'ai cru comprendre que vous avez eu des problèmes cette nuit.
Erika expliqua ce qui s'était passé et demanda si Milton Security pouvait remplacer Nacka Integrated Protection.
— On peut en tout cas installer une alarme qui fonctionne, dit Armanskij sur un ton sarcastique. Le problème est que le véhicule le plus proche que nous ayons la nuit se trouve dans le centre de Nacka. Il faut environ trente minutes pour venir. Si on accepte le marché, je serai obligé de sous-traiter pour ta maison. Nous avons un accord de collaboration avec une société de sécurité locale, Adam Sàkerhet à Fisksâtra, qui a un délai de dix minutes pour être sur place si tout fonctionne comme il faut.
— C'est mieux que N I P qui n'arrive pas du tout.
— Je tiens à te dire qu'il s'agit d'une société familiale, il y a le père, deux fils et quelques cousins. Des Grecs, des gens honnêtes, je connais le père depuis des années. Ils ont une couverture trois cent vingt jours par an. Les jours où ils sont empêchés de venir, à cause de congés de vacances et de choses c o m m e ça, seront signalés à l'avance, alors ce sera notre véhicule à Nacka qui prendra le relais.
— Ça me va.
— Je vais t'envoyer quelqu'un dans la matinée. Il s'appelle David Rosin et il est déjà en route. Il va faire une analyse de sécurité. Il a besoin de tes clés si tu n'es pas chez toi et il lui faut ton autorisation de parcourir la maison de la 4 2 5
cave au grenier. Il va photographier ta maison, le terrain et l'entourage immédiat.
— Je comprends.
— Rosin a une grande expérience. Ensuite, on te fera des propositions de mesures de sécurité. On aura un projet sur le papier dans quelques jours. Il comprendra l'alarme anti-agression et l'alarme incendie, l'évacuation et une protection contre l'intrusion.
— Parfait.
— Nous tenons aussi à ce que tu saches ce que tu devrais faire, au cas où, durant les dix minutes qu'il faut à la voiture de Fisksâtra pour arriver chez toi.
— Oui.
— Dès cet après-midi, on va installer le système. Ensuite il te faudra signer un contrat.
Immédiatement après l'appel de Dragan Armanskij, Erika réalisa qu'elle ne s'était pas réveillée à temps. Elle prit son portable et appela Peter Fredriksson, le secrétaire de rédaction, expliqua qu'elle s'était blessée et lui demanda de décommander une réunion à 10 heures.
— Tu ne vas pas bien ? demanda-t-il.
— Je me suis fait une belle coupure au pied, dit Erika.
J'arrive en boitant dès que je peux.
Elle passa d'abord aux toilettes qui jouxtaient la chambre.
Puis elle enfila un pantalon noir et emprunta à son mari une pantoufle qu'elle pourrait mettre sur son pied blessé. Elle choisit une chemise noire et alla chercher sa veste. Avant d'ôter le coin en caoutchouc qu'elle avait glissé sous la porte, elle s'arma de la bombe lacrymogène.
Elle s'avança dans la maison, tous ses sens en éveil, puis brancha la machine à café. Elle prit son petit-déjeuner à la table de cuisine, en guettant tout le temps le moindre bruit.
Elle venait de se verser une deuxième tasse quand David Rosin de Milton Security frappa à la porte.