— Depuis le début des années 1990, SikfPa grignoté une grande partie de ses vieux fonds. Nous avons un portefeuille d'actions qui a perdu presque trente pour cent de sa valeur au cours des dix dernières années. Beaucoup de ces fonds ont été utilisés pour des investissements dans l'infor-matique. Il s'agit donc de dépenses vraiment importantes.

— Je note que SMP a développé son propre système de rédaction de texte, cette chose qu'on appelle A X T . Ça a coûté combien ?

— Environ 5 millions de couronnes.

— J'ai du mal à comprendre la logique. Il existe des programmes bon marché tout prêts dans le commerce.

300

Pourquoi est-ce que SMP a tenu à développer ses propres logiciels ?

— Eh bien, Erika... j'aimerais bien qu'on me le dise. Mais c'était l'ancien chef technique qui nous a persuadés de le faire. Il disait qu'à la longue on y gagnerait et qu'en plus SMP pourrait vendre des licences du logiciel à d'autres journaux.

— Et quelqu'un l'a-t-il acheté ?

— Oui, effectivement, un journal local en Norvège.

— Hou là, super ! avait dit Erika Berger d'une voix sèche.

Question suivante, on a actuellement des PC qui ont cinq-six ans d'âge...

— Il est exclu d'investir dans de nouveaux ordinateurs cette année, avait dit Flodin.

La discussion s'était poursuivie. Erika s'était bien rendu compte que Flodin et Sellberg ignoraient ses remarques.

Pour eux, la seule valeur admise était les restrictions, chose compréhensible du point de vue d'un chef du budget et d'un directeur financier, mais inacceptable de celui d'une toute nouvelle rédactrice en chef. Ce qui l'avait irritée était qu'ils balayaient sans cesse ses arguments avec des sourires aimables qui la faisaient se sentir comme une lycéenne interrogée au tableau. Sans qu'un seul mot inconvenant soit prononcé, ils avaient à son égard une attitude tellement classique que c'en était presque comique. Ne te fatigue pas la tête avec des choses aussi compliquées, ma petite.

Borgsjô n'avait pas été d'une grande aide. Il restait dans l'expectative et laissait les autres participants à la réunion parler jusqu'au bout, mais elle n'avait pas ressenti la même attitude avilissante de sa part.

Elle soupira, alluma son portable et ouvrit son courrier électronique. Elle avait reçu dix-neuf mails. Quatre étaient des spams de quelqu'un qui voulait 1) qu'elle achète du Viagra, 2) lui proposer du cybersexe avec The Sexiest Lolitas on the Net moyennant seulement 4 dollars la minute, 3) lui faire une offre un peu plus hard d'Animal Sex, the Juiciest Horse Fuck in the Universe, ainsi que 4) lui proposer un abonnement à la lettre électronique Mode.nu, éditée par une entreprise pirate qui inondait le marché avec ses offres promotionnelles et qui n'arrêtait pas d'envoyer ces merdes malgré ses demandes réitérées de cesser. Sept mails étaient 301

des prétendues lettres du Nigeria, envoyées par la veuve de l'ancien directeur de la Banque nationale d'Abou Dhabi qui lui ferait parvenir des sommes fantastiques si seulement elle pouvait mettre au pot un petit capital destiné à instaurer une confiance réciproque, et d'autres fantaisies du même acabit.

Les mails restants étaient le menu du matin, le menu du midi, trois mails de Peter Fredriksson, le secrétaire de rédaction, qui lui notait les corrections de l'édito, un mail de son contrôleur aux comptes personnel qui fixait rendez-vous pour faire le point sur les changements dans son salaire depuis son transfert de Millenium à SMP, puis un mail de son dentiste lui rappelant qu'il était temps pour le rendez-vous trimestriel. Elle nota le rendez-vous dans son agenda électronique et comprit immédiatement qu'elle serait obligée de le changer puisqu'elle avait une conférence de rédaction importante ce jour-là.

Pour finir elle ouvrit le dernier mail qui avait pour expéditeur centralred@smpost.se et pour objet [à l'attention de la rédactrice en chef]. Elle reposa lentement sa tasse de café.

[SALE P U T E ! P O U R Q U I T U T E P R E N D S E S P È C E D E S A L O P E . N E

V A PAS C R O I R E Q U E T U P E U X A R R I V E R C O M M E Ç A A V E C T E S

G R A N D S A I R S . T U VAS T E P R E N D R E U N T O U R N E V I S D A N S L E

C U L , S A L E P U T E ! T U F E R A I S M I E U X D E T E B A R R E R V I T E F A I T ]

Erika Berger leva les yeux et chercha le chef des Actualités, Lukas Holm. Il n'était pas à sa place et elle ne le voyait nulle part dans la rédaction. Elle vérifia l'expéditeur, prit le combiné et appela Peter Fleming, le chef technique de SMP.

— Salut. Qui utilise l'adresse centralred@smpost.se ?

— Personne. Cette adresse n'existe pas chez nous.

— Je viens de recevoir un mail de cette adresse justement.

— C'est truqué. Est-ce qu'il y a des virus dedans ?

— Non. En tout cas, l'antivirus n'a pas réagi.

— O K . Cette adresse n'existe pas. Mais il est très facile de fabriquer une adresse qui semble authentique. Il existe des sites sur le Net qui transmettent ce genre de mail.

— Est-ce qu'on peut les remonter ?

— C'est pratiquement impossible même si la personne est suffisamment con pour l'envoyer de son ordi personnel.

302

On peut éventuellement pister le numéro IP vers un serveur, mais s'il utilise un compte qu'il a ouvert sur hotmail, par exemple, la trace s'arrête.

Erika le remercia pour l'information, puis réfléchit un instant. Ce n'était certainement pas la première fois qu'elle recevait un mail de menace ou un message d'un cinglé. Ce mail faisait manifestement référence à son nouveau poste de rédactrice en chef de SMP. Elle se demandait s'il s'agissait d'un fêlé qui l'avait repérée au moment des obsèques de Morander ou bien si l'expéditeur se trouvait dans la maison.

R O S A F I G U E R O L A R É F L É C H I S S A I T en long et en large à la façon de s'y prendre pour Evert Gullberg. Un des avantages de travailler à la Protection de la Constitution était qu'elle avait la compétence pour consulter pratiquement n'importe quelle enquête de police en Suède ayant trait à la criminalité raciste ou politique. Elle constata qu'Alexander Zalachenko était un immigré, et que sa mission à elle était entre autres d'examiner la violence exercée à l'encontre de personnes nées à l'étranger et de décider si celle-ci avait des origines racistes ou non. Elle avait donc le droit légitime de lire l'enquête sur l'assassinat de Zalachenko pour déterminer si Evert Gullberg avait des liens avec une organisation raciste ou s'il avait exprimé des opinions racistes au moment de l'assassinat. Elle commanda l'enquête et la lut attentivement.

Elle y trouva les lettres qui avaient été envoyées au ministre de la Justice et constata qu'à part un certain nombre d'attaques personnelles dégradantes et d'ordre revanchard, elles comportaient aussi les mots "valets des bougnouls" et

"traître à la patrie".

Là-dessus, il fut 17 heures. Rosa Figuerola enferma tout le matériel dans le coffre-fort de son bureau, enleva le mug de café, ferma l'ordinateur et pointa son départ. Elle marcha d'un pas rapide jusqu'à une salle de sport sur la place de Sankt Erik et passa l'heure suivante à faire un peu d'entraînement soft.

Cela fait, elle rentra à pied à son deux-pièces dans Pontonjârgatan, prit une douche et mangea un dîner tardif mais diététiquement correct. Elle envisagea d'appeler Daniel Mogren qui habitait trois immeubles plus loin dans la même 303

rue. Daniel était menuisier et bodybuilder, et depuis trois ans, il était périodiquement son copain d'entraînement. Ces derniers mois ils s'étaient aussi vus pour quelques moments erotiques entre copains.

Faire l'amour était presque aussi satisfaisant qu'une séance intense à la salle de sport, mais maintenant qu'elle avait largement dépassé la trentaine et s'approchait de la quarantaine, Rosa Figuerola avait commencé à se dire qu'elle devrait s'intéresser à un homme permanent et à une situation plus stable. Peut-être même avoir des enfants. Mais pas avec Daniel Mogren.

Après avoir hésité un moment, elle décida qu'en fait, elle n'avait envie de voir personne. Elle alla se coucher avec un livre sur l'histoire de l'Antiquité. Elle s'endormit peu avant minuit.

13

MARDI 17 MAI

R O S A F I G U E R O L A S E R É V E I L L A à 6 h 10 le mardi, fit un jogging soutenu le long de Norr Mâlarstrand, prit une douche et pointa son entrée à l'hôtel de police à 8 h 10. Elle passa la première heure de la matinée à dresser un compte rendu avec les conclusions qu'elle avait tirées la veille.

A 9 heures, Torsten Edklinth arriva. Elle lui accorda vingt minutes pour expédier son éventuel courrier du matin, puis elle alla frapper à sa porte. Elle attendit dix minutes pendant lesquelles son chef lut son compte rendu. Il lut les quatre feuilles A4 deux fois du délxit à la fin. Pour finir, il la regarda.

— Le secrétaire général, dit-il pensivement.

Elle hocha la tête.

— Il a forcément approuvé la mise à disposition de Mârtensson. Il doit par conséquent savoir que Mârtensson ne se trouve pas au contre-espionnage où il devrait se trouver, à en croire la Protection des personnalités.

Torsten Edklinth ôta ses lunettes, sortit une serviette en papier et les nettoya méticuleusement. Il réfléchit. Il avait rencontré le secrétaire général Albert Shenke à des réunions et des conférences internes un nombre incalculable de fois, mais il ne pouvait pas dire que personnellement il le connaissait bien. C'était un individu relativement petit, aux cheveux fins et blond-roux, et dont le tour de taille avait gonflé au fil des ans. Il savait que Shenke avait au moins cinquante-cinq ans et qu'il avait travaillé à la Sâpo pendant au moins vingt-cinq ans, voire davantage. Il était secrétaire général depuis dix ans et auparavant il avait été secrétaire général adjoint ou avait occupé d'autres postes au sein de l'administration. Il 305

percevait Shenke comme une personne taciturne qui n'hési-tait pas à recourir à la force. Edklinth n'avait aucune idée de la manière dont Shenke employait son temps libre, mais il se souvenait de l'avoir vu un jour dans le garage de l'hôtel de police en vêtements décontractés, des clubs de golf sur l'épaule. Il avait aussi croisé Shenke une fois à l'opéra par hasard, plusieurs années auparavant.

— Il y a une chose qui m'a frappée, dit Rosa.

— Je t'écoute.

— Evert Gullberg. Il a fait son service militaire dans les années 1940, puis il est devenu juriste spécialisé dans la fiscalité et a disparu dans le brouillard dans les années 1950.

— O u i ?

— Quand on parlait de ça, on parlait de lui c o m m e s'il avait été un tueur à gages.

— Je sais que ça peut paraître tiré par les cheveux, mais...

— Ce qui m'a frappée, c'est qu'il a tellement peu de passé dans les documents que ça semble presque fabriqué. Dans les années 1950 et i960, la Sâpo, tout c o m m e les services secrets de l'armée, a monté des entreprises à l'extérieur de la maison mère.

Torsten Edklinth hocha la tête.

— Je me demandais quand tu allais penser à cette possibilité.

— J'ai besoin d'une autorisation d'entrer dans les fichiers du personnel des années 1950, dit Rosa Figuerola.

— Non, dit Torsten Edklinth en secouant la tête. On ne peut pas entrer dans les archives sans l'autorisation du secrétaire général et on ne veut pas attirer l'attention avant d'en avoir un peu plus sous la main.

— Alors comment on va procéder, d'après toi ?

— Mârtensson, dit Edklinth. Trouve sur quoi il travaille.

LISBETH SALANDER EXAMINAIT SOIGNEUSEMENT le Système d'aération dans sa chambre fermée à clé quand elle entendit la porte s'ouvrir et vit le Dr Anders J o n a s s o n entrer. Il était plus de 22 heures le mardi. Il l'interrompit dans ses projets d'évasion de Sahlgrenska.

Elle avait mesuré la partie aération de la fenêtre et constaté que sa tête pourrait passer et qu'elle ne devrait pas 306

avoir trop de problèmes à faire suivre aussi le reste du corps.

Il y avait trois étages entre elle et le sol, mais une combinaison de draps déchirés et une rallonge de trois mètres de long d'une lampe d'appoint devraient aider à résoudre ce problème.

En pensée, elle avait planifié sa fuite dans le moindre détail. Le problème était les vêtements. Elle avait des culottes et la chemise de nuit du Conseil général, et une paire de sandales en plastique qu'on lui avait prêtée. Elle avait 200 couronnes en liquide que lui avait données Annika Giannini pour pouvoir commander des sucreries au kiosque de l'hôpital. Ça suffirait pour un jean et un tee-shirt chez les Fourmis, à condition qu'elle sache localiser le fripier à Gôteborg.

Le reste de l'argent devait suffire pour pouvoir appeler Plague. Ensuite les choses se mettraient en ordre. Elle envisageait d'atterrir à Gibraltar quelques jours après son évasion pour ensuite se construire une nouvelle identité quelque part dans le monde.

Anders Jonasson hocha la tête et s'assit dans le fauteuil des visiteurs. Elle fit de même au bord du lit.

— Salut Lisbeth. Désolé de ne pas avoir eu le temps de venir te voir ces jours-ci, mais on m'a fait des misères aux urgences et en plus j'ai été désigné pour servir de mentor à deux jeunes médecins ici.

Elle hocha la tête. Elle ne s'était pas attendue à ce que cet Anders Jonasson lui rende des visites particulières.

Il prit son dossier et examina attentivement sa courbe de température et sa médication. Il nota qu'elle restait stable entre 37 et 37,2 degrés et qu'au cours de la semaine, elle n'avait pas eu besoin d'antalgiques pour ses maux de tête.

— C'est le Dr Endrin qui est ton médecin. Tu t'entends bien avec elle ?

— Elle est O K , répondit Lisbeth sans grand enthousiasme.

— Ça te va si je t'examine ?

Elle hocha la tête. Il sortit une lampe-stylo de sa poche, se pencha vers elle et éclaira ses yeux pour vérifier la contraction des pupilles. Il lui demanda d'ouvrir la bouche et examina sa gorge. Ensuite il mit doucement les mains autour de son cou et tourna sa tête en avant et en arrière, puis sur les côtés, plusieurs fois.

— Pas de problèmes avec la nuque ? demanda-t-il.

307

Elle secoua la tête.

— Et le mal de crâne ?

— Il revient de temps en temps, mais ça passe.

— Le processus de cicatrisation est toujours en cours. Le mal de tête va disparaître progressivement.

Ses cheveux étaient encore tellement courts qu'il n'eut qu'à écarter une petite touffe pour tâter la cicatrice au-dessus de l'oreille. Elle ne présentait pas de problème, mais il restait une petite croûte.

— Tu as encore gratté la plaie. Arrête ça, tu m'entends.

Elle hocha la tête. Il prit son coude gauche et souleva son bras.

— Est-ce que tu arrives à lever le bras toute seule ?

Elle leva le bras.

— Est-ce que tu ressens une douleur ou une gêne à l'épaule ?

Elle secoua la tête.

— Ça tire ?

— Un peu.

— Je crois que tu devrais travailler les muscles de l'épaule un peu plus.

— C'est difficile quand on est enfermé à clé.

Il lui sourit.

— Ça ne va pas durer éternellement. Est-ce que tu fais les exercices que t'a indiqués le thérapeute ?

Elle hocha la tête.

Il prit le stéthoscope et l'appliqua contre son propre poignet pour le chauffer. Puis il s'assit sur le bord du lit, débou-tonna la chemise de nuit de Lisbeth, écouta son cœur et prit son pouls. Il lui demanda de se pencher en avant et plaça le stéthoscope sur son dos pour écouter les poumons.

— Tousse.

Elle toussa.

— O K . Tu peux reboutonner ta chemise. Médicalement parlant, tu es plus ou moins rétablie.

Elle hocha la tête. Elle s'attendait à ce qu'il se lève en pro-mettant de revenir la voir dans quelques jours, mais il resta sur le bord du lit. Il ne dit rien pendant un long moment et il avait l'air de réfléchir. Lisbeth attendit patiemment.

— Tu sais pourquoi je suis devenu médecin ? demandat-il soudain.

308

Elle secoua la tête.

— Je viens d'une famille d'ouvriers. J'ai toujours voulu devenir médecin. En fait, je voulais devenir psychiatre quand j'étais ado. J'étais terriblement intello.

Lisbeth l'observa avec une soudaine attention dès qu'il prononça le mot "psychiatre".

— Mais je n'étais pas sûr de pouvoir venir à bout des études. Alors, après le lycée, j'ai suivi une formation de soudeur et ensuite j'ai exercé ce métier pendant quelques années.

Il hocha la tête comme pour confirmer qu'il disait vrai.

— Je trouvais que c'était une bonne idée d'avoir une formation dans la poche si jamais je foirais les études de médecine. Et il n'y a pas une énorme différence entre un soudeur et un médecin. Dans les deux cas, c'est une sorte de brico-lage. Et maintenant je travaille ici à Sahlgrenska où je répare des gens comme toi.

Elle fronça les sourcils en se demandant avec méfiance s'il se fichait d'elle. Mais il avait l'air tout à fait sérieux.

— Lisbeth... je me demandais...

Il resta silencieux si longtemps que Lisbeth eut presque envie de lui demander ce qu'il voulait. Mais elle se maîtrisa et attendit.

— Je me demandais si tu te fâcherais contre moi si je te posais une question privée et personnelle. Je voudrais te la poser en tant que personne privée. Je veux dire, pas en tant que médecin. Je ne vais pas noter ta réponse et je ne vais pas la discuter avec qui que ce soit. Tu n'as pas besoin de répondre si tu ne veux pas.

— Quoi ?

— C'est une question indiscrète et personnelle.

Elle rencontra son regard.

— Depuis l'époque où on t'a enfermée à Sankt Stefan à Uppsala quand tu avais douze ans, tu as refusé de répondre chaque fois qu'un psychiatre a essayé de parler avec toi.

Comment ça se fait ?

Les yeux de Lisbeth Salander s'assombrirent un peu. Elle contempla Anders Jonasson avec un regard dépourvu de la moindre expression. Elle resta silencieuse pendant deux minutes.

— Pourquoi tu demandes ça ? finit-elle par demander.

309

— Pour tout te dire, je ne suis pas très sûr. Je crois que j'essaie de comprendre quelque chose.

La bouche de Lisbeth se crispa légèrement.

— Je ne parle pas avec les docteurs des fous parce qu'ils n'écoutent jamais ce que je dis.

Anders Jonasson hocha la tête puis brusquement se mit à rire.

— O K . Dis-moi... qu'est-ce que tu penses de Peter Teleborian ?

Anders Jonasson avait lancé le nom de façon tellement inattendue que Lisbeth sursauta presque. Ses yeux s'étrécirent considérablement.

— C'est quoi, ce putain de truc ? Quitte ou double ? Qu'est-ce que tu cherches, là ?

Sa voix sonna tout à coup comme du papier de verre.

Anders Jonasson se pencha tellement près d'elle qu'il venait presque envahir son territoire personnel.

— Parce qu'un... comment tu disais déjà... docteur des fous du nom de Peter Teleborian, qui n'est pas totalement inconnu dans mon corps de métier, m'a entrepris par deux fois ces derniers jours pour essayer d'obtenir la possibilité de t'examiner.

Lisbeth sentit soudain un courant glacé lui ruisseler dans le dos.

— Le tribunal d'instance va le désigner pour faire ton évaluation psychiatrique légale.

— Et?

— Je n'aime pas Peter Teleborian. Je lui ai refusé l'accès.

La deuxième fois, il a surgi inopinément et a essayé d'entrer en fraude en baratinant une infirmière.

Lisbeth serra la bouche.

— Son comportement m'a paru un peu bizarre et un peu trop insistant pour être normal. D'où mon envie de savoir ce que tu penses de lui.

Cette fois-ci, ce fut au tour d'Anders Jonasson d'attendre patiemment que Lisbeth Salander veuille parler.

— Teleborian est un salaud, répondit-elle finalement.

— Y a-t-il une affaire personnelle entre vous ?

— On peut dire ça, oui.

— J'ai aussi eu un entretien avec un gars des autorités qui pour ainsi dire voudrait que je laisse Teleborian avoir accès à toi.

310

— Et?

— Je lui ai demandé s'il avait la compétence de médecin pour juger de ton état, puis je lui ai dit d'aller se faire foutre.

Quoique en termes un peu plus diplomatiques.

— O K .

— Une dernière question. Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ?

— Tu me l'as demandé.

— Oui. Mais je suis médecin et j'ai fait de la psychiatrie.

Alors pourquoi est-ce que tu me parles ? Dois-je comprendre que c'est parce que tu as une certaine confiance en moi ?

Elle ne répondit pas.

— Alors je choisis de l'interpréter ainsi. Je veux que tu saches que tu es ma patiente. Cela veut dire que je travaille pour toi et pas pour quelqu'un d'autre.

Elle le regarda avec méfiance. Il l'observa en silence pendant un moment. Puis il parla sur un ton léger.

— D'un point de vue médical, tu es plus ou moins rétablie. Tu as besoin de quelques semaines supplémentaires en convalescence. Mais malheureusement, tu te portes comme un charme.

— Malheureusement?

— Oui. Il lui adressa un petit sourire. Tu te portes carrément beaucoup trop bien.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que je n'ai plus de raison justifiable de te garder isolée ici et que la procureur va bientôt pouvoir demander ton transfert vers une maison d'arrêt à Stockholm en attendant le procès qui aura lieu dans six semaines.

A mon avis, cette demande va nous tomber dessus dès la semaine prochaine. Et cela veut dire que Peter Teleborian va avoir l'occasion de t'examiner.

Elle resta totalement immobile dans le lit. Anders Jonasson eut l'air embêté et se pencha en avant pour arranger loreiller. Il parla fort comme s'il réfléchissait à haute voix.

— Tu n'as pas mal à la tête et tu n'as pas de fièvre, et il est probable que le Dr Endrin te fera quitter l'hôpital.

Il se leva soudain.

— Merci de m'avoir parlé. Je reviendrai te voir avant que tu sois transférée.

Il était arrivé à la porte quand elle parla.

311

— Docteur Jonasson.

Il se tourna vers elle.

— Merci.

Il hocha brièvement la tête avant de sortir et de fermer la porte à clé.

L I S B E T H S A L A N D E R G A R D A L O N G T E M P S les yeux fixés Sur la porte verrouillée. Pour finir, elle s'allongea et regarda le plafond.

Ce fut alors qu'elle découvrit qu'il y avait quelque chose de dur sous sa nuque. Elle souleva l'oreiller et eut la surprise de voir un sachet en tissu qui définitivement ne s'y était pas trouvé auparavant. Elle l'ouvrit et vit sans rien comprendre un ordinateur de poche Palm Tungsten T3 avec un chargeur de batteries. Puis elle regarda l'ordinateur d'un peu plus près et vit une petite rayure sur le bord supérieur. Son cœur fit un bond. C'est mon Palm. Mais comment... Sidérée, elle déplaça le regard vers la porte fermée à clé. Anders Jonasson était un homme plein de surprises. Elle alluma l'ordinateur et découvrit très vite qu'il était protégé par un mot de passe.

Elle regarda, frustrée, l'écran qui clignotait avec impatience. Et comment ces cons s'imaginent-ils que je vais...

Puis elle regarda dans le sachet en tissu et découvrit au fond un bout de papier plié. Elle l'extirpa, l'ouvrit et lut la ligne écrite d'une écriture soignée.

C'est toi, la reine des hackers, non ? Tas qu 'à trouver ! Super B.

Lisbeth rit pour la première fois en plusieurs semaines.

Merci pour la monnaie de sa pièce ! Elle réfléchit quelques secondes. Puis elle saisit le stylet et écrivit la combinaison 9277, qui correspondait aux lettres WASP sur le clavier. C'était le code que Foutu Super Blomkvist avait été obligé de trouver lorsqu'il s'était introduit dans son appartement dans Fiskargatan à Mosebacke et avait déclenché l'alarme.

Ça ne marcha pas.

Elle essaya 78737 correspondant aux lettres SUPER.

Ça ne marcha pas non plus. Ce Foutu Super Blomkvist avait forcément envie qu'elle utilise l'ordinateur, il devait donc avoir choisi un mot de passe relativement simple. Il 312

avait signé Super Blomkvist, surnom que d'ordinaire il détestait. Elle fit ses associations, réfléchit un moment. A tous les coups, il y avait de la vanne dans l'air. Elle pianota 3434, pour FIFI.

L'ordinateur se mit docilement en marche.

Elle eut droit à un émoticone souriant avec une bulle.

[Tu vois, c'était pas trop compliqué. Je propose que tu cliques sur Mes documents.]

Elle trouva immédiatement le document [Salut Sally] tout en haut de la liste. Double-cliqua et lut.

[Pour commencer : ceci est entre toi et moi. Ton avocate, ma sœur Annika donc, ignore totalement que tu as accès à cet ordinateur. Il faut que ça reste ainsi.

Je ne sais absolument pas dans quelle mesure tu es au courant de ce qui se passe à l'extérieur de ta chambre verrouillée, mais sache que bizarrement, en dépit de ton caractère, un certain nombre de crétins pleins de loyauté travaillent pour toi. Quand tout ça sera terminé, je vais fonder une association de bienfaisance que j'appellerai les Chevaliers de la Table Dingue, dont le seul but sera d'organiser un dîner annuel où on se fendra la gueule en disant du mal de toi. (Non - tu n'es pas invitée.)

Bon. Venons-en au fait. Annika est en train de se préparer pour le procès. Un problème dans ce contexte est évidemment qu'elle travaille pour toi et qu'elle est adepte de toutes ces conneries d'intégrité. Ça veut dire qu'elle ne me dit même pas, à moi, de quoi vous discutez toutes les deux, ce qui est un peu handicapant. Heureusement, elle accepte de recevoir des informations.

Il faut qu'on se mette d'accord, toi et moi.

N'utilise pas mon adresse mail.

Je suis peut-être parano, mais j'ai de bonnes raisons de croire que je ne suis pas le seul à la consulter. Si tu as quelque chose à livrer, entre dans le groupe Yahoo [Table-Dingue].

Identité Fifi et mot de passe : f9i2f7i7. Mikael]

Lisbeth lut deux fois la lettre de Mikael et regarda l'ordinateur de poche avec perplexité. Après une période de célibat informatique total, elle était en état de cybermanque incommensurable. Elle se dit que Super Blomkvist avait bien réfléchi avec ses pieds quand il avait entrepris de lui passer en fraude un ordinateur mais en oubliant totalement 313

qu'elle avait besoin d'un téléphone portable pour obtenir le réseau.

Elle en était là de ses réflexions lorsqu'elle entendit des pas dans le couloir. Elle ferma immédiatement l'ordinateur et l'enfonça sous l'oreiller. La clé tournait dans la serrure quand elle réalisa que le sachet en tissu et le chargeur étaient toujours sur la table de chevet. Elle tendit la main et fourra à toute vitesse le sachet sous la couverture et coinça le câble de raccord et le chargeur entre ses jambes. Elle était sagement allongée en train de regarder le plafond lorsque Vinfir-mière de nuit entra et la salua aimablement, lui demanda comment elle allait et si elle avait besoin de quelque chose.

Lisbeth expliqua que tout allait bien sauf qu'elle avait besoin d'un paquet de cigarettes. Cette demande fut gentiment mais fermement refusée. Mais elle eut droit à un paquet de chewing-gums à la nicotine. Quand l'infirmière referma la porte, Lisbeth entraperçut le vigile de chez Securitas en poste sur sa chaise dans le couloir. Lisbeth attendit d'entendre les pas s'éloigner avant de ressortir l'ordinateur de poche.

Elle l'alluma et chercha le réseau.

La sensation fut proche du choc lorsque l'ordinateur indiqua soudain qu'il avait trouvé un réseau et l'avait verrouillé.

Contact avec le réseau. C'est pas possible.

Elle sauta du lit si vite qu'une douleur fusa dans sa hanche blessée. Elle jeta un regard ahuri partout dans la pièce. Comment ? Elle en fit lentement le tour et examina le moindre recoin... Non, il n'y a pas de téléphone portable dans la pièce.

Pourtant elle obtenait un réseau. Puis un sourire en biais se répandit sur son visage. Le réseau était forcément un sans-fil et la connection via un téléphone portable avec Bluetooth, opérant sans problème dans un rayon de dix-douze mètres.

Son regard se porta vers une grille d'aération en haut du mur.

Super Blomkvist avait planté un téléphone juste à côté de sa chambre. C'était la seule explication.

Mais pourquoi ne pas faire entrer carrément le téléphone dans sa chambre ...La batterie. Bien sûr !

Son Palm avait besoin d'être rechargé tous les trois jours à peu près. Un portable qu'elle mettrait à rude épreuve en surfant épuiserait rapidement sa batterie. Blomkvist, ou plutôt celui qu'il avait recruté et qui se trouvait là-dehors, devait régulièrement changer la batterie.

314

Par contre, il lui avait évidemment fourni le chargeur de son Palm. Il fallait qu'elle l'ait sous la main. C'était plus facile de cacher et d'utiliser un seul objet que deux. Pas si con que ça après tout, le Super Blomkvist.

Lisbeth commença par se demander où elle allait planquer l'ordinateur. Il fallait trouver une cachette. A part la prise électrique à côté de la porte, il y en avait une autre dans le panneau derrière son lit, à laquelle la lampe de chevet et le réveil digital étaient branchés. Le poste de radio ayant été retiré du bloc de chevet, cela laissait une cavité. Elle sourit.

Aussi bien le chargeur que l'ordinateur de poche y trouvaient leur place. Elle pouvait utiliser la prise de la table de chevet pour laisser l'ordinateur se charger pendant la journée.

L I S B E T H S A L A N D E R É T A I T H E U R E U S E . Son cœur battait la chamade lorsque, pour la première fois en deux mois, elle alluma l'ordinateur de poche et partit sur le Net.

Surfer avec un ordinateur de poche Palm avec un écran minuscule et un stylet n'était pas aussi simple que surfer avec un PowerBook avec un écran de 17 pouces. Mais elle était connectée. De son lit à Sahlgrenska elle pouvait atteindre le monde entier.

Pour commencer, elle alla sur un site privé qui faisait de la pub pour des photos relativement inintéressantes d'un photographe amateur du nom de Bill Bâtes à Jobsville, Pennsylvanie. Un jour, Lisbeth avait vérifié et constaté que Jobsville n'existait pas. Malgré cela, Bâtes avait fait plus de deux cents photos de la localité qu'il avait mises sur son site sous forme de petits onglets. Elle fit défiler jusqu'à la photo n° 167 et cliqua sur la loupe. La photo représentait l'église de Jobsville. Elle pointa le curseur sur le sommet du clocher et cliqua. Elle obtint immédiatement une fenêtre qui demandait son identité et son mot de passe. Elle prit le stylet et écrivit Remarkable dans la case identité et A(89)Cx#magno-lia comme mot de passe.

Une fenêtre s'afficha : [ERROR - You have the wrong pass-word] et un bouton [OK - Try again]. Lisbeth savait que si elle cliquait sur [ O K - Try again] et qu'elle essayait un autre mot de passe, elle aurait la même fenêtre - année après année, elle pouvait essayer à l'infini. Au lieu de cela, elle cliqua sur la lettre O dans le mot [ERROR].

315

L'écran devint noir. Ensuite une porte animée s'ouvrit et un personnage qui ressemblait à Lara Croft surgit. Une bulle se matérialisa avec le texte [WHO G O E S T H E R E ?]

Elle cliqua sur la bulle et écrivit le mot Wasp. Elle eut immédiatement la réponse [PROVE I T - O R E L S E . ..] tandis que la Lara Croft animée défaisait le cran de sécurité d'un pistolet. Lisbeth savait que la menace n'était pas totalement fictive. Si elle écrivait le mauvais mot de passe trois fois de suite, la page s'éteindrait et le nom Wasp serait rayé de la liste de membres. Elle écrivit soigneusement le mot de passe

Monkey Business.

L'écran changea de forme à nouveau et afficha un fond bleu avec le texte :

[Welcome to Hacker Republic, citizen Wasp. It is 56 days since your last visit. There are 10 citizens online. Do you want to (a) Browse the Forum (b) Send a Message (c) Search the Archive (d) Talk (e) Get laid ?]

Elle cliqua sur [(d) Talk], passa ensuite dans le menu [Who's online ?] et reçut une liste avec les noms Andy, Bambi, Dakota, J a b b a , BuckRogers, Mandrake, Pred, Slip, Sisterjen, SixOfOne et Trinity.

[Hi gang], écrivit Wasp.

[Wasp. That really U ?] écrivit SixOfOne immédiatement.

[Look who's home.]

[Où t'étais ?] demanda Trinity.

[Plague disait que t'as des emmerdes], écrivit Dakota.

Lisbeth n'était pas certaine, mais elle pensait que Dakota était une femme. Les autres membres en ligne, y compris celui qui se faisait appeler Sisterjen, étaient des hommes.

Hacker Republic avait en tout et pour tout (la dernière fois qu'elle s'était connectée) soixante-deux membres, dont quatre filles.

[Salut Trinity], écrivit Lisbeth. [Salut tout le monde.]

[Pourquoi tu dis bonjour qu'à Trin ? On n'est pas des pestifé-rés], écrivit Dakota.

[On est sorti ensemble], écrivit Trinity. [Wasp ne fréquente que des gens intelligents.]

Il reçut immédiatement va te faire de cinq côtés.

Des soixante-deux citoyens, Wasp en avait rencontré deux dans la vraie vie. Plague, qui exceptionnellement n'était pas 316

online, en était un. Trinity était l'autre. Il était anglais et domicilié à Londres. D e u x ans plus tôt, elle l'avait rencontré pendant quelques heures, quand il les avait aidés, Mikael Blomkvist et elle, dans la chasse à Harriet Vanger, en établissant une écoute téléphonique clandestine dans la paisible banlieue de St. Albans. Lisbeth se démenait avec le stylet électronique peu c o m m o d e et regrettait de ne pas avoir un clavier.

[T'es toujours là ?] demanda Mandrake.

Elle pointa les lettres l'une après l'autre.

[Sony. J'ai qu'un Palm. Ça va pas vite.]

[Qu'est-ce qu'est arrivé à ton ordi ?] demanda Pred.

[Mon ordi va bien. C'est moi qui ai des problèmes.]

[Raconte à grand frère], écrivit Slip.

[L'Etat me garde prisonnière.]

[Quoi ? Pourquoi ?] La réponse fusa immédiatement de trois des chatteurs.

Lisbeth résuma sa situation sur cinq lignes qui furent accueillies par ce qui ressemblait à un murmure préoccupé.

[Comment tu vas ?] demanda Trinity.

[J'ai un trou dans le crâne.]

[Je remarque aucune différence], constata Bambi.

[Wasp a toujours eu de l'air dans le crâne], dit Sisterjen, avant d'enchaîner sur une série d'invectives péjoratives sur les capacités intellectuelles de Wasp.

Lisbeth sourit. La conversation fut reprise par une réplique de Dakota.

[Attendez. On est confronté à une attaque contre un citoyen de Hacker Republic. Quelle sera notre réponse ?]

[Attaque nucléaire sur Stockholm ?] proposa SixOfOne.

[Non, ce serait exagéré], dit Wasp.

[Une bombe miniature ?]

[Va te faire voir, SixOO.]

[On pourrait éteindre Stockholm], proposa Mandrake.

[Un virus qui éteint le gouvernement ?]

D'UNE M A N I È R E G É N É R A L E , les citoyens de Hacker Republic ne répandaient pas de virus. Au contraire - c'était des hackers 317

et par conséquent des adversaires farouches des crétins qui balancent des virus informatiques dans le seul but de saboter la Toile et naufrager des ordinateurs. C'étaient des drogués d'informations, par contre, et qui tenaient à avoir une Toile en état de fonctionnement pour pouvoir la pirater.

En revanche, la proposition d'éteindre le gouvernement suédois n'était pas une menace en l'air. Hacker Republic était un club très exclusif comptant en son sein les meilleurs parmi les meilleurs, une force d'élite que n'importe quelle Défense nationale aurait payée des sommes colossales pour son aide dans des buts cybermilitaires, si tant est que the citizens puissent être incités à ressentir ce genre de loyauté envers un Etat. Ce qui n'était guère vraisemblable.

Mais en même temps, ils étaient des computer wizards et parfaitement au courant de l'art de la fabrication des virus informatiques. Ils n'étaient pas non plus difficiles à convaincre pour réaliser des campagnes spéciales si la situation l'exigeait. Quelques années auparavant, un citizen de Hacker Rep, free-lance concepteur de logiciels en Californie, s'était fait voler un brevet par une start-up, qui de plus avait eu le toupet de traîner le citoyen devant la justice. Ceci avait amené tous les activistes de Hacker Rep à consacrer une énergie remarquable pendant six mois à pirater et détruire tous les ordinateurs de cette société. Chaque secret d'affaires et chaque mail - ainsi que quelques documents fabriqués qui pouvaient laisser croire que la société s'adonnait à la fraude fiscale - étaient joyeusement exposés sur le Net en même temps que des informations sur la maîtresse secrète du PDG et des photos d'une fête à Hollywood où le même PDG sniffait de la coke. La société avait fait faillite au bout de six mois et, bien que plusieurs années se soient écoulées depuis, quelques membres rancuniers de la milice populaire de Hacker Republic continuaient à hanter l'ancien PDG.

Si une cinquantaine des hackers les plus éminents au monde décidaient de s'unir pour une attaque commune contre un Etat, cet Etat survivrait probablement mais pas sans des problèmes considérables. Les coûts s'élèveraient sans doute à des milliards si Lisbeth tournait le pouce vers le haut. Elle réfléchit un instant.

318

[Pas pour le moment. Mais si les choses se goupillent pas comme je veux, je demanderai peut-être de l'aide.]

[T'as qu'à le dire], dit Dakota.

[Ça fait longtemps qu'on n'a pas emmerdé un gouvernement], dit Mandrake.

[J'ai une proposition, l'idée générale c'est d'inverser le système de paiement des impôts. Un programme qui serait comme fait sur mesure pour un petit pays comme la Norvège], écrivit Bambi.

[C'est bien, sauf que Stockholm c'est en Suède], écrivit Trinity.

[On s'en fout. Tout ce qu'on a à faire, c'est...]

L I S B E T H S A L A N D E R S E P E N C H A E N A R R I È R E contre l'oreiller et suivit la conversation avec un petit sourire. Elle se demanda pourquoi elle, qui avait tant de mal à parler d'elle-même aux personnes qu'elle rencontrait face à face, révélait sans le moindre problème ses secrets les plus intimes à une bande de farfelus totalement inconnus sur Internet. Mais le fait était que si Lisbeth Salander avait une famille et un groupe d'ap-partenance, c'était justement ces fêlés complets. Aucun d'eux n'avait réellement la possibilité de l'aider dans ses déboires avec l'Etat suédois. Mais elle savait qu'au besoin ils consa-creraient un temps et une énergie considérables à des dé-monstrations de force appropriées. Grâce au réseau du Net, elle pourrait aussi trouver des cachettes à l'étranger. C'était Plague qui l'avait aidée à se procurer le passeport norvégien au nom d'Irène Nesser.

Lisbeth ignorait tout de l'apparence physique des citoyens de Hacker Rep et elle n'avait qu'une vague idée de ce qu'ils faisaient hors du Net - les citoyens étaient particulièrement vagues au sujet de leurs identités. SixOfOne par exemple, prétendait qu'il était un citoyen américain noir, mâle et d'origine catholique, domicilié à Toronto au Canada. Il aurait tout aussi bien pu être blanche, femme, luthérienne et domiciliée à Skôvde en Suède.

Celui qu'elle connaissait le mieux était Plague - c'était lui qui un jour l'avait présentée à la famille, et personne ne devenait membre de cette société exclusive sans des recommandations particulièrement appuyées. Celui qui devenait membre devait en plus connaître personnellement un autre citoyen - dans le cas de Lisbeth, Plague.

319

Sur le Net, Plague était un citoyen intelligent et socialement doué. En réalité, il était un trentenaire obèse et asocial avec une pension d'invalidité, qui habitait à Sundbyberg. Il se lavait franchement trop peu souvent et son appartement puait. Lisbeth limitait au maximum ses visites chez lui. Le fréquenter sur le Net était amplement suffisant.

Tandis que le chat se poursuivait, Wasp téléchargea les mails parvenus dans sa boîte aux lettres privée à Hacker Rep. Un mail de Poison contenait une version améliorée de son programme Asphyxia 1.3 mise à la disposition de tous les citoyens de la république dans les archives. Le logiciel Asphyxia permettait de contrôler les ordinateurs d'autres personnes à partir d'Internet. Poison expliqua qu'il avait utilisé le programme avec succès et que sa version améliorée couvrait les dernières versions d'Unix, d'Apple et de Win-dows. Elle lui envoya une courte réponse et le remercia de la mise à jour.

Pendant l'heure suivante, alors que le soir tombait sur les Etats-Unis, une demi-douzaine de nouveaux citizens s'étaient connectés, avaient souhaité la bienvenue à Wasp et s'étaient mêlés à la discussion. Quand Lisbeth finit par quitter, le débat traitait de la possibilité d'amener l'ordinateur du Premier ministre suédois à envoyer des messages polis mais totalement azimutés à d'autres chefs de gouvernement dans le monde. Un groupe de travail s'était créé pour étoffer la question. Lisbeth termina en pianotant une courte contribution du bout de son stylet.

[Continuez à parler mais ne faites rien sans mon accord. Je reviens quand je pourrai me connecter.]

Tout le monde dit "bisous, bisous" et lui recommanda de prendre soin du trou dans son crâne.

U N E F O I S D É C O N N E C T É E D E H A C K E R R E P U B L I C , Lisbeth entra dans [www.yahoo.com] et se connecta au newsgroup [Table-Dingue]. Elle découvrit que le forum avait deux membres, elle-même et Mikael Blomkvist. La boîte aux lettres contenait un seul mail qui avait été envoyé deux jours plus tôt. Il avait pour objet [Lis d'abord ceci].

320

[Salut Sally. Voici la situation en ce moment :

• La police n'a pas encore trouvé ton adresse et elle n'a pas accès au D V D du viol de Bjurman. Ce D V D représente une preuve très lourde mais je ne veux pas le donner à Annika sans ton autorisation. J'ai aussi les clés de ton appartement et le passeport au nom d'Irène Nesser.

• Par contre, la police a le sac à dos que tu avais à Gosseberga. Je ne sais pas s'il contient quelque chose de compro-mettant.]

Lisbeth réfléchit un moment. Bof. Un thermos à moitié rempli de café, quelques pommes et des vêtements de rechange. Pas d'inquiétude à avoir.

[Tu seras poursuivie pour coups et blessures aggravés, assortis de tentative d'homicide sur Zalachenko ainsi que coups et blessures aggravés sur Carl-Magnus Lundin du MC Svavelsjô à Stallarholmen - ils considèrent que tu lui as tiré une balle dans le pied et donné un coup de pied qui lui a brisé la mâchoire. Une source fiable à la police nous informe cependant que, dans les deux cas, les preuves sont un peu floues. Ce qui suit est important :

(1) Avant que Zalachenko soit tué, il a tout nié et affirmé que ça devait être Niedermann qui t'avait tiré dessus et qui t'avait enterrée dans la forêt. Il a fait une déposition contre toi pour tentative d'homicide. Le procureur va insister sur le fait que c'est la deuxième fois que tu essaies de tuer Zalachenko.

(2) Ni Magge Lundin ni Benny Nieminen n'a dit un mot sur ce qui s'est passé à Stallarholmen. Lundin est arrêté pour l'enlèvement de Miriam Wu. Nieminen a été relâché.]

Lisbeth soupesa les mots de Mikael et haussa les épaules.

Elle avait déjà discuté tout cela avec Annika Giannini. C'était une situation merdique mais pas des nouvelles. Elle avait rendu compte, le cœur sur la main, de tout ce qui s'était passé à Gosseberga, mais elle s'était abstenue de donner des détails sur Bjurman.

[Pendant quinze ans, Zala a été protégé pratiquement quoi qu'il entreprenne. Des carrières se sont construites sur l'importance de Zalachenko. A quelques occasions, on a aidé Zala en faisant le ménage après ses frasques. Tout cela est criminel. Autrement dit, des autorités suédoises ont aidé à occulter des crimes contre des individus.

Si cela venait à être connu, il y aurait un scandale politique qui toucherait des gouvernements de droite aussi bien 321

que sociaux-démocrates. Cela signifie surtout qu'un certain nombre de hauts responsables de la Sâpo seraient jetés en pâture et désignés comme ayant soutenu des activités criminelles et immorales. Même si les crimes individuels sont prescrits, il y aura scandale. Il s'agit de poids lourds qui sont aujourd'hui à la retraite ou pas loin.

Ils vont tout faire pour limiter les dégâts et c'est là que tout à coup tu redeviens un pion dans le jeu. Cette fois-ci, il ne s'agit cependant pas de sacrifier un pion sur le plateau de jeu - il s'agit de limiter activement les dégâts pour leur propre compte. Donc, tu seras obligatoirement coincée.]

Lisbeth se mordit pensivement la lèvre inférieure.

[Voici comment ça fonctionne : ils savent qu'ils ne vont pas pouvoir conserver le secret sur Zalachenko beaucoup plus longtemps. Je connais l'histoire et je suis journaliste. Ils savent que tôt ou tard, je vais publier. Ça n'a plus trop d'importance puisqu'il est mort. Maintenant c'est pour leur propre survie qu'ils se battent. Les points suivants sont par conséquent tout en haut de leur liste de priorités :

(1) Ils doivent persuader le tribunal de grande instance (c'est-à-dire l'opinion publique) que la décision de t'enfer-mer à Sankt Stefan en 1991 était une décision légitime - que tu étais réellement psychiquement malade.

(2) Ils doivent distinguer "l'affaire Lisbeth Salander" de

"l'affaire Zalachenko". Ils essaient de se mettre en position de dire que "bien sûr, Zalachenko était un salaud, mais ça n'avait rien à voir avec la décision de boucler sa fille. Elle a été bouclée parce qu'elle était malade mentale - toute autre affirmation ne serait qu'inventions maladives de journalistes aigris. Non, nous n'avons pas assisté Zalachenko lors d'un crime - ce ne sont là que divagations ridicules d'une adolescente malade mentale."

(3) Le problème est donc que si tu es acquittée lors du procès à venir, ça veut dire que le tribunal affirme que tu n'es pas folle, une preuve donc que ton enfermement en 1991 avait quelque chose de louche. Ça veut dire qu'ils doivent à tout prix être en mesure de te condamner à des soins psychiatriques en institution. Si la cour établit que tu es psychiquement malade, les médias n'auront plus autant envie de continuer à fouiller dans l'affaire Salander. Les médias fonctionnent comme ça.

Tu me suis ?]

322

Lisbeth hocha la tête pour elle-même. Elle était déjà parvenue à ces conclusions depuis longtemps. Le problème était qu'elle ne savait pas très bien comment y remédier.

[Lisbeth - sérieusement -, ce match se jouera dans les médias et pas dans la salle d'audience. Malheureusement, pour des

"raisons d'intégrité", le procès se déroulera à huis clos.

Le jour où Zalachenko a été tué, mon appartement a été cambriolé. Il n'y a pas eu effraction et rien n'a été touché ou modifié - à part une chose. Le dossier provenant de la maison de campagne de Bjurman avec le rapport de Gunnar Bjôrck de 1991 a disparu. En même temps, ma sœur s'est fait agresser et la copie qu'elle détenait a été volée. Ce dossier-là est ta pièce à conviction la plus importante.

J'ai fait comme si nous avions perdu les papiers Zalachenko. En réalité, j'ai en ma possession une troisième copie que je destinais à Armanskij. J'en ai fait plusieurs copies que j'ai dispatchées un peu partout.

Le clan adverse, rassemblant certains responsables et certains psychiatres, s'occupe évidemment aussi de préparer le procès, avec l'aide du procureur Richard Ekstrôm. J'ai une source qui fournit quelques informations sur ce qui se trame, mais je me dis que tu as de meilleures possibilités de trouver des infos adéquates... Dans ce cas, ça urge.

Le procureur va essayer de te faire condamner à un internement en psychiatrie. Pour ça, il se fait aider par ton vieil ami Peter Teleborian.

Annika ne va pas pouvoir se lancer dans une campagne médiatique de la même façon que le ministère public, qui va laisser fuiter des informations à sa convenance. Autrement dit, elle a les mains liées.

Moi par contre, je ne suis pas embarrassé par ce genre de restrictions. Je peux écrire exactement ce que je veux - et de plus, j'ai tout un journal à ma disposition.

Il manque deux détails importants.

(1) Premièrement, je voudrais quelque chose qui démontre que le procureur Ekstrôm collabore aujourd'hui avec Teleborian d'une façon indue et toujours dans l'intention de te placer chez les fous. Je voudrais pouvoir apparaître en prime time et présenter des documents qui anéantissent les arguments du procureur.

(2) Pour pouvoir mener une guerre médiatique contre la Sâpo, je dois pouvoir discuter en public de choses que tu considères probablement comme de ton domaine privé. Aspirer à l'anonymat est désormais assez abusif, en considérant 323

tout ce quia été dit sur toi dans les journaux depuis Pâques.

Je dois être en mesure de construire une toute nouvelle image de toi dans les médias - même si à ton avis cela offense ton intimité - et de préférence avec ton accord. Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ?]

Elle ouvrit les archives de [Table-Dingue]. Elles contenaient vingt-six documents de taille variable.

14

MERCREDI 18 MAI

R O S A F I G U E R O L A S E LEVA A 5 H E U R E S le mercredi et fit un tour de jogging assez court avant de se doucher et de s'habiller d'un jean noir, d'un débardeur blanc et d'une veste légère en lin gris. Elle prépara des sandwiches et du café dans un thermos. Elle mit aussi un baudrier et sortit son Sig Sauer de l'armoire aux armes. Peu après 6 heures, elle démarra sa Saab 9-5 blanche et se rendit dans Vittangigatan à Vâllingby.

Gôran Màrtensson habitait au deuxième et dernier étage d'un petit immeuble de banlieue. Au cours du mardi, elle avait sorti tout ce qu'elle pouvait trouver sur lui dans les archives publiques. Il était célibataire, ce qui n'empêchait pas qu'il puisse vivre avec quelqu'un. Il n'y avait rien sur lui à la perception, il n'avait pas de fortune et son train de vie ne semblait en rien extravagant. Il était rarement en arrêt maladie.

Le seul point qui pouvait sembler remarquable était qu'il avait des permis pour seize armes à feu. Trois étant des fusils de chasse, tandis que les autres étaient des pistolets de différents types. Tant qu'il avait les permis pour, ce n'était certes pas un crime, mais Rosa Figuerola nourrissait une méfiance bien fondée contre les gens qui accumulaient de grandes quantités d'armes.

La Volvo avec les plaques d'immatriculation commençant par K A B était stationnée dans le parking à environ quarante mètres de la place où Rosa Figuerola se gara. Elle se versa une demi-tasse de café noir dans un gobelet en carton et mangea un sandwich salade-fromage. Ensuite elle pela une orange et suça longuement chaque quartier.

325

L O R S D E LA V I S I T E D U M A T I N , Lisbeth Salander n'était pas en forme, elle avait un terrible mal de tête. Elle demanda un Alvedon qu'on lui donna sans discuter.

Une heure plus tard, le mal de tête avait empiré. Elle sonna l'infirmière et demanda un autre Alvedon, qui ne lui fit aucun effet. Vers midi, Lisbeth avait tellement mal à la tête que l'infirmière appela le Dr Endrin, qui après un bref examen lui prescrivit des antalgiques puissants.

Lisbeth fit passer les comprimés sous sa langue et les cracha dès qu'elle fut seule.

Vers 14 heures, elle commença à vomir. Les vomissements reprirent vers 15 heures.

Vers 16 heures, le Dr Anders Jonasson arriva dans le service peu avant que le Dr Helena Endrin parte pour la journée. Ils se consultèrent un court moment.

— Elle a des nausées et un fort mal de tête. Je lui ai donné du Dexofen. Je ne comprends pas très bien ce qui lui arrive... Elle avait tellement bien évolué ces derniers temps.

Ça pourrait être une sorte de grippe...

— Elle a de la fièvre ? demanda le Dr Jonasson.

— Non, seulement 37,2 il y a une heure. La tension est normale.

— O K . Je garderai un œil sur elle cette nuit.

— Le hic, c'est que je pars en vacances pendant trois semaines, dit Endrin. Ça va être à toi ou à Svantesson de vous charger d'elle. Mais Svantesson ne l'a pas trop suivie...

— O K . Je m'inscris comme son médecin principal pendant ton absence.

— Super. S'il y a une crise et que tu as besoin d'aide, n'hésite pas à m'appeler.

Ils allèrent voir Lisbeth ensemble. Elle était au lit, la couverture tirée jusqu'au bout du nez, et elle avait l'air misérable. Anders Jonasson mit sa main sur son front et constata qu'il était humide.

— Je crois qu'il va falloir t'examiner un peu.

Il remercia le Dr Endrin et lui dit bonsoir.

Vers 17 heures, le Dr Jonasson découvrit que la température de Lisbeth était rapidement passée à 37,8 degrés, qui furent notés dans son dossier. Il passa la voir trois fois au cours de la soirée et nota dans son dossier que la température restait stable autour de 38 degrés - trop élevée pour 326

être normale et trop basse pour constituer un véritable problème. Vers 20 heures, il ordonna une radio du crâne.

Quand il reçut les radios, il les examina minutieusement.

Il n'arrivait pas à détecter quoi que ce soit de remarquable, mais constata qu'il y avait une partie plus sombre à peine perceptible immédiatement autour du trou d'entrée de la balle. Il fit une remarque soigneusement formulée et n'en-gageant à rien dans son dossier :

"Les radios ne permettent aucune conclusion définitive mais l'état de la patiente a manifestement empiré au cours de la journée. Il n'est pas à exclure qu'une petite hémorragie se soit déclarée, non visible sur les radios. La patiente doit rester au repos et sous une stricte surveillance pour les jours avenir."

E R I K A B E R G E R T R O U V A V I N G T - T R O I S MAILS en arrivant à SMP à 6 h 30 le mercredi.

L'un de ces mails avait pour expéditeur redaktion-sr@sve-

rigesradio.com. Le texte était court. Il ne contenait que deux mots.

[SALE P U T E ]

Elle soupira et s'apprêta à supprimer le mail. Au dernier moment, elle changea d'avis. Elle remonta dans la liste des mails reçus et ouvrit celui qui était arrivé deux jours auparavant. L'expéditeur s'appelait centralred@smpost.se. Hmm.

Deux mails avec les mots "sale pute" et de faux expéditeurs du monde des médias. Elle créa un nouveau dossier qu'elle baptisa [DÉTRAQUÉDESMÉDIAS] et y rangea les deux mails. Ensuite elle s'attaqua au menu des actualités du matin.

G Ô R A N M À R T E N S S O N Q U I T T A S O N D O M I C I L E à 7 h 40. Il monta dans sa Volvo et se dirigea vers le centre-ville, puis bifurqua par Stora Essingen et Grondai vers Sôdermalm. Il prit Hornsgatan et arriva dans Bellmansgatan via Brânnkyrkagatan. Il tourna à gauche dans Tavastgatan au niveau du pub Bishop's Arms et se gara juste au coin.

Rosa Figuerola eut un pot monstre. Au moment même où elle arrivait devant le Bishop's Arms, une fourgonnette partit 327

et lui laissa une place pour se garer dans Bellmansgatan. Elle avait le capot pile au carrefour de Bellmansgatan et Tavastgatan. De sa place surélevée devant le Bishop's Arms, elle avait une vue remarquable. Elle voyait un petit bout de la vitre arrière de la Volvo de Mârtensson dans Tavastgatan. Juste devant elle, dans la pente raide qui descendait vers Pryssgrând, se trouvait le numéro 1 de Bellmansgatan. Elle voyait la façade de côté et ne pouvait donc pas voir la porte d'entrée proprement dite, mais dès que quelqu'un en sortait, elle pouvait le voir. Elle ne doutait pas une seconde que c'était cette adresse qui était la raison de la visite de Mârtensson dans le quartier. C'était la porte d'entrée de Mikael Blomkvist.

Rosa Figuerola constata que le secteur autour du 1, Bellmansgatan était un cauchemar à surveiller. Les seuls endroits d'où on pouvait directement observer la porte en bas dans la cuvette de Bellmansgatan étaient la promenade et la passerelle dans le haut de la rue au niveau des ascenseurs publics et de la maison Laurin. Il n'y avait pas de place pour se garer là-haut et un observateur sur la passerelle apparaîtrait nu comme une hirondelle sur un vieux fil téléphonique. L'endroit où Rosa Figuerola s'était garée était en principe le seul où elle pouvait rester dans sa voiture tout en ayant la possibilité d'observer tout le secteur. Mais c'était également un mauvais endroit puisqu'une personne attentive pouvait facilement la voir dans sa voiture.

Elle tourna la tête. Elle ne voulait pas quitter la voiture et commencer à baguenauder dans le quartier ; elle savait qu'elle se faisait très facilement remarquer. Pour son job de flic, son physique n'était pas un atout.

Mikael Blomkvist sortit de son immeuble à 9 h 10. Rosa Figuerola nota l'heure. Elle vit son regard balayer la passerelle qui enjambait le haut de Bellmansgatan. Il commença à monter la pente droit sur elle.

Rosa Figuerola ouvrit la boîte à gants et déplia un plan de Stockholm qu'elle plaça sur le siège passager. Puis elle ouvrit un carnet, sortit un stylo de sa poche, prit son téléphone portable et fit semblant de parler. Elle gardait la tête baissée de sorte que sa main tenant le téléphone cachait une partie de son visage.

Elle vit Mikael Blomkvist jeter un bref regard dans Tavastgatan. Il savait qu'on le surveillait et il avait forcément vu la 328

voiture de Mârtensson, mais il continua à marcher sans manifester d'intérêt pour la voiture. 7/ agit calmement et froidement. D'autres auraient arraché la portière et se seraient mis à tabasser le chauffeur

L'instant d'après, il passa devant sa voiture. Rosa Figuerola était très occupée à trouver une adresse sur le plan de Stockholm tout en parlant dans son portable, mais elle sentit que Mikael Blomkvist la regardait au passage. Se méfie de tout ce qu'il voit. Elle vit son dos dans le rétroviseur du côté passager quand il poursuivit son chemin vers Hornsgatan.

Elle l'avait vu quelquefois à la télé mais c'était la première fois qu'elle le voyait en vrai. Il portait un jean, un tee-shirt et une veste grise. Il avait une sacoche à l'épaule et marchait d'un grand pas nonchalant. Plutôt bel homme, le mec.

Gôran Mârtensson apparut au coin du Bishop's Arms et suivit Mikael Blomkvist du regard. Il avait un sac de sport assez volumineux sur l'épaule et était en train de terminer une conversation sur son portable. Rosa Figuerola s'attendait à ce qu'il suive Mikael Blomkvist, mais à sa surprise il traversa la rue droit devant sa voiture et tourna à gauche pour descendre la pente en direction de l'immeuble de Mikael Blomkvist. La seconde d'après, un homme en bleu de travail dépassa la voiture de Rosa Figuerola et emboîta le pas de Mârtensson. Tiens donc, d'où tu viens, toi ?

Ils s'arrêtèrent devant la porte de l'immeuble de Mikael Blomkvist. Mârtensson pianota le code et ils disparurent dans la cage d'escalier. Ils ont l'intention d'inspecter l'appartement. La fête des amateurs. Il se croit tout permis, celui-là.

Ensuite, Rosa Figuerola leva le regard vers le rétroviseur et sursauta en voyant soudain Mikael Blomkvist de nouveau. Il était revenu et se tenait à environ dix mètres derrière elle, suffisamment près pour pouvoir suivre des yeux Mârtensson et son acolyte depuis la bosse de la rue surplom-bant le numéro 1. Elle observa son visage. Il ne la regardait pas. Par contre, il avait vu Gôran Mârtensson disparaître par la porte. Un bref instant plus tard, Blomkvist tourna les talons et continua à marcher en direction de Hornsgatan.

Rosa Figuerola resta immobile pendant trente secondes. Il sait qu'il est suivi. Il surveille ce qui se passe autour de lui.

Mais pourquoi est-ce qu'il ne fait rien ? Quelqu'un de normal aurait remué terre et ciel... il a quelque chose en tête.

329

M I K A E L B L O M K V I S T R A C C R O C H A et contempla pensivement le bloc-notes sur son bureau. Le service des Mines venait de lui apprendre que la voiture conduite par une femme blonde qu'il avait remarquée en haut de Bellmansgatan appartenait à une Rosa Figuerola, née en 1969 et domiciliée dans Pontonjârgatan sur Kungsholmen. Comme c'était une femme qu'il avait vue dans la voiture, Mikael supposa qu'il s'agissait de Figuerola en personne.

Elle avait parlé dans son portable et consulté un plan de la ville déplié sur le siège du passager. Mikael n'avait aucune raison de supposer qu'elle ait quoi que ce soit à faire avec le club Zalachenko, mais il enregistrait tout événement inhabituel dans son entourage et surtout à proximité de son domicile.

Il éleva la voix et appela Lottie Karim.

— C'est qui, cette nana ? Trouve-moi sa photo d'identité, où elle travaille et tout ce que tu peux sortir sur son passé.

— Oui patron, dit Lottie Karim avant de retourner à son bureau.

L E D I R E C T E U R F I N A N C I E R D E SMP, Christer Sellberg, eut l'air carrément abasourdi. Il repoussa la feuille A4 avec neuf points brefs qu'Erika Berger avait présentés à la réunion hebdomadaire de la commission du budget. Le chef du budget Ulf Flodin avait l'air soucieux. Borgsjô, le président du C A , avait son air neutre habituel.

— C'est impossible, constata Sellberg avec un sourire poli.

— Pourquoi ? demanda Erika Berger.

— Le CA ne va jamais l'accepter. Ça va à l'encontre de tout bon sens.

— Reprenons dès le début, proposa Erika Berger. Je suis recrutée pour rendre SMP à nouveau rentable. Pour y arriver, il faut que j'aie de quoi travailler. N'est-ce pas ?

— Oui, mais...

— Je ne peux pas sortir comme par magie le contenu d'un quotidien en faisant des vœux enfermée dans la cage en verre.

— Vous ne connaissez rien aux réalités économiques.

— Possible. Mais je sais comment on fait un journal. Et la réalité est telle que ces quinze dernières années, l'ensemble 330

du personnel de SMP a diminué de cent dix-huit personnes.

Je veux bien que la moitié soient des graphistes qui ont été remplacés par les progrès techniques, etc., mais le nombre de journalistes producteurs de texte a diminué de quarante-huit personnes au cours de cette période.

— Il s'agissait de coupes nécessaires. Si on ne les avait pas faites, le journal aurait cessé d'exister depuis longtemps.

— Attendons de voir ce qui est nécessaire et pas nécessaire. Ces trois dernières années, dix-huit postes de journalistes ont disparu. De plus, la situation actuelle est que neuf postes sont vacants et partiellement couverts par des pigistes.

La rubrique Sports est en gros déficit de personnel. Il devrait y avoir neuf employés et, pendant plus d'un an, deux postes sont restés non pourvus.

— Il s'agit d'économiser de l'argent. C'est aussi simple que ça.

— Trois postes ne sont pas pourvus à la Culture. Il manque un poste à la rubrique Economie. La rubrique Droit n'existe pas dans la pratique mais... nous y avons un chef de rédaction qui va chercher des journalistes aux Faits divers pour chaque mission. Et j'en passe et des meilleures. SMP n'a fait aucune couverture journalistique des administrations et des autorités digne de ce nom depuis au moins huit ans.

Pour ça, nous dépendons entièrement des free-lances et des infos données par T T . . . et comme vous le savez, TT a démantelé sa rubrique Administration il y a des lustres. Autrement dit, il n'y a pas une seule rédaction en Suède qui soit en mesure d'observer les administrations et les autorités de l'Etat.

— La presse écrite se trouve dans une situation délicate...

— La réalité est que soit SMP plie immédiatement boutique, soit la direction prend la décision de passer à l'offensive. Nous avons aujourd'hui moins d'employés qui produisent plus de texte chaque jour. Les textes sont médiocres, superficiels et ils manquent de crédibilité. Conséquence : les gens cessent de lire SMP.

— Vous ne semblez pas comprendre...

— J'en ai marre de vous entendre dire que je ne comprends pas. Je ne suis pas une collégienne en stage venue ici pour s'amuser.

— Mais votre proposition est insensée.

— Ah bon, pourquoi ?

331

— Vous proposez que le journal n'engendre pas de recettes.

— Dites-moi, Sellberg, au cours de cette année, vous allez distribuer une grosse somme d'argent en dividendes aux vingt-trois actionnaires du journal. A cela il faut ajouter des bonus délirants, qui vont coûter près de 10 millions de couronnes à SMP, accordés à neuf personnes qui siègent au CA du journal. Vous vous êtes accordé un bonus de 400 000 couronnes pour vous récompenser d'avoir administré les licenciements à SMP. On est certes loin des bonus que certains directeurs se sont octroyés à Skandia, mais à mes yeux vous ne valez pas un centime. On est censé verser un bonus quand quelqu'un a fait quelque chose qui a renforcé SMP.

En réalité, vos licenciements ont affaibli S M P et creusé davantage le trou.

— C'est très injuste, ce que vous dites là. Le CA a ratifié toutes les mesures que j'ai prises.

— Le CA a ratifié vos mesures parce que vous avez garanti des distributions de dividendes tous les ans. C'est ça qui doit cesser ici et maintenant.

— Vous proposez donc très sérieusement que le CA décide de supprimer toutes les distributions de dividendes et tous les bonus. Comment pouvez-vous imaginer que les actionnaires vont accepter ça ?

— Je propose un système de gain zéro pour cette année.

Ça signifierait une économie de près de 21 millions de couronnes et la possibilité de fortement renforcer le personnel et l'économie de SMP. Je propose aussi des baisses de salaires pour les directeurs. On m'octroie un salaire mensuel de 88 000 couronnes, ce qui est de la folie pure pour un journal qui n'est même pas en mesure de pourvoir les postes à la rubrique Sports.

— Vous voulez donc baisser votre propre salaire ? C'est une sorte de communisme des salaires que vous préconisez ?

— Ne dites pas de conneries. Vous touchez 112 000 couronnes par mois, en comptant votre bonus annuel. C'est dément. Si le journal était stable et que les profits étaient dingues, vous pourriez vous octroyer tous les bonus que vous voulez. Mais l'heure n'est pas à l'augmentation, cette année. Je propose de diviser par deux tous les salaires des directeurs.

332

— Ce que vous ne comprenez pas, c'est que nos actionnaires sont actionnaires parce qu'ils veulent gagner de l'argent. Ça s'appelle du capitalisme. Si vous proposez qu'ils perdent de l'argent, ils ne voudront plus être actionnaires.

— Je ne propose pas qu'ils perdent de l'argent, mais on peut très bien en arriver là aussi. Etre propriétaire implique une responsabilité. Vous venez de le dire vous-même, ici c'est le capitalisme qui prévaut. Les propriétaires de SMP veulent faire du profit. Mais les règles sont telles que c'est le marché qui décide s'il y aura profit ou perte. Selon votre raisonnement, vous voudriez que les règles du capitalisme soient valables de façon sélective pour les employés de SMP, mais que les actionnaires et vous-même, vous soyez des exceptions.

Sellberg soupira et leva les yeux au ciel. Désemparé, il chercha Borgsjô du regard. Borgsjô étudia pensivement le programme en neuf points d'Erika Berger.

R O S A F I G U E R O L A A T T E N D I T quarante-neuf minutes avant que Gôran Mârtensson et l'inconnu sortent de l'immeuble de Bellmansgatan. Quand ils se mirent à grimper la côte dans sa direction, elle leva son Nikon avec le téléobjectif de 300 millimètres et prit deux photos. Elle remit l'appareil photo dans la boîte à gants et commença à s'affairer de nouveau avec son plan de Stockholm, lorsqu'elle jeta un regard vers les ascenseurs publics. Elle n'en crut pas ses yeux. En haut de Bellmansgatan, juste à côté des portes de l'ascenseur, une femme brune était en train de filmer Mârtensson et son acolyte avec une caméra numérique. Merde alors...

c'est quoi, ce bordel ? Un congrès d'espionnage dans Bellmansgatan ?

Mârtensson et l'inconnu se séparèrent en haut de la rue sans se parler. Mârtensson alla rejoindre sa voiture dans Tavastgatan. Il démarra le moteur, quitta le trottoir et disparut du champ de vision de Rosa Figuerola.

Elle déplaça son regard vers le rétroviseur où elle vit le dos de l'homme en bleu de travail. Elle leva les yeux et vit que la femme avec la caméra avait fini de filmer et arrivait dans sa direction devant la maison Laurin.

Pile ou face ? Elle savait déjà qui était Gôran Mârtensson et quelle était sa profession. Aussi bien l'homme en bleu de 333

travail que la femme avec la caméra étaient des cartes inconnues. Mais si elle quittait sa voiture, elle risquait de se faire voir par la femme avec la caméra.

Elle ne bougea pas. Dans le rétroviseur, elle vit l'homme en bleu de travail tourner dans Brânnkyrkagatan. Elle attendit que la femme avec la caméra arrive au carrefour devant elle. Pourtant, au lieu de suivre l'homme en bleu de travail, la femme tourna à cent quatre-vingts degrés et descendit vers le 1, Bellmansgatan. Rosa Figuerola vit une femme d'environ trente-cinq ans. Elle avait des cheveux châtains coupés court et portait un jean sombre et une veste noire. Dès que celle-ci eut un peu progressé dans la descente, Rosa Figuerola ouvrit précipitamment la portière de sa voiture et courut vers Brânnkyrkagatan. Elle n'arrivait pas à voir l'homme en bleu de travail. L'instant d'après, une fourgonnette Toyota quitta le trottoir. Rosa Figuerola vit l'homme de trois quarts et mémorisa le numéro d'immatriculation. Et même si elle loupait le numéro, elle réussirait à le retrouver. Les côtés de la fourgonnette faisaient de la pub pour Clés et Serrures Lars Faulsson, avec un numéro de téléphone.

Elle n'essaya pas de courir rejoindre sa voiture pour suivre la Toyota. Elle y retourna calmement et arriva sur la butte juste à temps pour voir la femme avec la caméra disparaître dans l'immeuble de Mikael Blomkvist.

Elle remonta dans sa voiture et nota dans son calepin le numéro d'immatriculation et le numéro de téléphone de Clés et Serrures Lars Faulsson. Ensuite elle se gratta la tête.

Ça en faisait, un trafic mystérieux autour de l'adresse de Mikael Blomkvist ! Elle leva le regard et vit le toit de l'immeuble au 1, Bellmansgatan. Elle savait que Blomkvist avait un appartement sous les combles, mais en vérifiant les plans des services municipaux, elle avait constaté que celui-ci était situé de l'autre côté de l'immeuble, avec des fenêtres donnant sur le bassin de Riddarfjârden et la vieille ville. Une adresse chic dans un vieux quartier historique. Elle se demanda s'il se la jouait frimeur.

Elle attendit pendant neuf minutes avant que la femme à la caméra sorte de l'immeuble. Au lieu de remonter la pente vers Tavastgatan, la femme continua dans la descente et tourna à droite au coin de Pryssgrând. Hmm. Si elle avait une voiture garée en bas dans Pryssgrând, Rosa Figuerola 334

serait irrémédiablement larguée. Mais si elle était à pied, elle n'avait qu'une sortie de la cuvette - remonter dans Brânnkyrkagatan par Pustegrând plus près de Slussen.

Rosa Figuerola quitta sa voiture et partit du côté de Slussen dans Brànnkyrkagatan. Elle était presque arrivée à Pustegrând lorsque la femme à la caméra surgit en face d'elle. Bingo ! Elle la suivit devant le Hilton, sur la place de Sôdermalm, devant le musée de la Ville à Slussen. La femme marchait d'un pas rapide et résolu sans regarder autour d'elle. Rosa Figuerola lui donna environ trente mètres d'avance. Elle disparut dans l'entrée du métro à Slussen et Rosa Figuerola rallongea le pas, mais s'arrêta en voyant la femme se diriger vers le Point-Presse au lieu de passer les tourniquets.

Rosa Figuerola observa la femme qui faisait la queue. Elle mesurait environ un mètre soixante-dix et avait l'air plutôt sportive avec ses chaussures de jogging. En la voyant là, les deux pieds solidement plantés devant le kiosque à journaux, Rosa Figuerola eut tout à coup le sentiment que c'était un flic. La femme acheta quelque chose qui devait être une boîte de pastilles avant de retourner sur la place de Sôdermalm et de prendre à droite par Katarinavâgen.

Rosa Figuerola la suivit. Elle était relativement sûre que la femme ne l'avait pas remarquée. Elle disparut au coin au-dessus du McDonald's, Rosa Figuerola sur ses talons à environ quarante mètres.

En tournant au coin, elle ne vit plus aucune trace de la femme. Rosa Figuerola s'arrêta, surprise. Merde ! Elle passa lentement devant les portes. Puis son regard tomba sur un panneau. Milton Security.

Rosa Figuerola hocha la tête et retourna à pied à Bellmansgatan.

Elle conduisit jusqu'à Gôtgatan où se trouvait la rédaction de Millenium et passa la demi-heure suivante à sillonner les rues autour de la rédaction. Elle ne vit pas la voiture de Mârtensson. Vers midi, elle retourna à l'hôtel de police sur Kungsholmen et alla soulever de la ferraille dans la salle de sport pendant une heure.

335

— ON A UN PROBLÈME, dit Henry Cortez.

Malou Eriksson et Mikael Blomkvist levèrent les yeux du manuscrit du futur bouquin sur Zalachenko. Il était 13 h 30.

— Assieds-toi, dit Malou.

— Il s'agit de Vitavara SA, l'entreprise donc qui fabrique des cuvettes de chiottes au Vietnam qu'ils vendent à 1 700 balles pièce.

— Hm. Et c'est quoi, le problème ? demanda Mikael.

— Vitavara SA est entièrement détenue par une société mère, SveaBygg SA.

— Aha. C'est une assez grosse boîte.

— Oui. Le président du CA s'appelle Magnus Borgsjô, c'est un pro des CA. Il est entre autres président du CA de Svenska Morgon-Posten et il détient près de dix pour cent du journal.

Mikael jeta un regard acéré sur Henry Cortez.

— Tu es sûr ?

— Oui. Le chef d'Erika Berger est un putain d'enfoiré qui exploite des enfants au Vietnam.

— Glups ! dit Malou Eriksson.

LE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Peter Fredriksson avait l'air mal à l'aise quand il frappa doucement à la porte de la cage en verre d'Erika Berger vers 14 heures.

— Oui?

— Ben, c'est un peu délicat. Mais quelqu'un ici à la rédaction a reçu un mail de toi.

— De moi ?

— Oui. Soupir.

— C'est quoi ?

Il lui donna quelques feuilles A4 avec des mails qui avaient été adressés à Eva Carlsson, une remplaçante de vingt-six ans à la Culture. L'expéditeur selon l'en-tête était

erika.berger@smpost.se.

[Mon Eva adorée. J'ai envie de te caresser et d'embrasser tes seins. Je brûle d'excitation et j'ai du mal à me dominer. Je te supplie de répondre à mes sentiments. Est-ce qu'on peut se voir ? Erika.]

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Eva Carlsson n'avait pas répondu à cette entrée en matière, ce qui avait eu pour résultat deux autres mails les jours suivants.

[Eva ma chérie adorée. Je te supplie de ne pas me repousser.

Je suis folle de désir. Je te veux nue. Je te veux à tout prix.

Tu seras bien avec moi. Tu ne le regretteras jamais. Je vais embrasser chaque centimètre de ta peau nue, tes seins magnifiques et ta douce grotte. Erika.]

[Eva. Pourquoi tu ne réponds pas ? N'aie pas peur de moi.

Ne me repousse pas. Tu n'es pas une sainte nitouche. Tu sais de quoi je parle. Je veux faire l'amour avec toi et tu seras richement récompensée. Si tu es gentille avec moi, je serai gentille avec toi. Tu as demandé qu'on prolonge ton remplacement. Il est dans mon pouvoir de le faire et même de le transformer en un poste fixe. Retrouve-moi à 21 heures à ma voiture dans le garage. Ton Erika.]

— Ah bon, dit Erika Berger. Et maintenant elle se demande si je suis réellement celle qui lui envoie des propositions salaces.

— Pas exactement... je veux dire... euh.

— Peter, ne parle pas dans ta barbe.

— Elle a peut-être cru à moitié au premier mail, ou en tout cas elle a été assez surprise. Mais ensuite elle a compris que

: était complètement dingue et pas du tout ton style et alors...

— Alors ?

— Eh bien, elle trouve que c'est gênant et elle ne sait pas trop comment faire. Il faut dire que tu l'impressionnes pas mal et elle t'aime bien... c o m m e chef, je veux dire. Alors elle est venue me demander conseil.

— Je vois. Et qu'est-ce que tu lui as dit ?

— J'ai dit que c'est quelqu'un qui a trafiqué ton adresse pour la harceler. Ou vous harceler toutes les deux. Et puis je lui ai promis de t'en parler.

— Merci. Est-ce que tu peux lui dire de passer me voir dans dix minutes ?

Erika utilisa ce temps à écrire un mail bien à elle.

[Je me vois dans l'obligation de vous informer tous qu'une de nos collègues ici a reçu des courriers électroniques éma-nant apparemment de moi. Ces mails contiennent des allusions sexuelles extrêmement grossières. Pour ma part, j'ai 337

reçu des messages au contenu vulgaire d'un expéditeur qui se dit "centralred" à SMP. Une telle adresse n'existe pas à SMP, comme vous le savez.

J'ai consulté le directeur technique et il m'a affirmé qu'il est très facile de fabriquer une fausse adresse d'expéditeur.

Je ne sais pas comment on fait, mais il existe apparemment des sites Internet qui offrent ces services. Je dois en tirer la triste conclusion qu'il y a un malade parmi nous qui se plaît à ce genre de choses.

J'aimerais savoir si d'autres employés ont reçu des mails bizarres. Dans ce cas, je voudrais qu'ils prennent contact immédiatement avec le secrétaire de rédaction Peter Fredriksson. Si cette ignominie continue, nous devons envisager de porter plainte à la police.

Erika Berger, rédactrice en chef.]

Elle imprima une copie du mail et cliqua ensuite sur Envoyer pour que le message parvienne à tous les employés de SMP. Au même moment, Eva Carlsson frappa à la porte.

— Bonjour, assieds-toi, dit Erika. On m'a dit que tu as reçu des mails de ma part.

— Bof, je n'ai pas pensé une seconde que ça pouvait venir de toi.

— Au moment où tu entrais ici, tu as en tout cas reçu un mail de moi. Un mail que j'ai réellement écrit moi-même et que j'ai envoyé à tous les employés.

Elle tendit à Eva Carlsson la copie imprimée.

— O K . Je comprends, dit Eva Carlsson.

— Je regrette que quelqu'un t'ait prise pour cible dans cette campagne déplaisante.

— Tu n'es pour rien dans ce qu'un cinglé peut inventer.

— Je voudrais juste m'assurer que tu ne gardes pas le moindre soupçon à mon égard dans cette histoire de mails.

— Je n'ai jamais pensé que ça pouvait venir de toi.

— Parfait, merci, dit Erika et elle sourit.

R O S A F I G U E R O L A P A S S A L ' A P R È S - M I D I à collecter des informations. Elle commença par demander une photo d'identité de Lars Faulsson pour se rendre compte qu'il était bien la personne qu'elle avait vue en compagnie de Gôran Mârtensson.

Ensuite elle tapa son nom dans le registre des casiers judiciaires et obtint immédiatement un résultat.

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Lars Faulsson, quarante-sept ans et connu sous le surnom de Falun, avait débuté sa carrière par des vols de voitures à l'âge de dix-sept ans. Dans les années 1970 et 1980, il avait été interpellé à deux reprises et mis en examen pour cambriolage, vol aggravé et recel. Il avait été condamné une première fois à une peine de prison modérée et la deuxième fois à trois ans de prison. A cette époque, il était considéré comme un individu ayant de l'avenir dans le milieu des délinquants et il avait été interrogé comme suspect d'au moins trois autres cambriolages, dont un était le casse d'un coffre-fort assez complexe et très médiatisé dans un grand magasin à Vâsterâs. Après avoir purgé sa peine, il s'était tenu à carreau - ou en tout cas n'avait pas commis d'infraction pour laquelle il avait été arrêté et jugé. En revanche, il s'était reconverti en serrurier - comme par hasard - et en 1987 il avait démarré sa propre affaire, Clés et Serrures Lars Faulsson, avec une adresse à Norrtull.

L'identification de la femme inconnue qui avait filmé Mârtensson et Faulsson se révéla plus simple que ce que Rosa avait imaginé. Elle appela tout simplement la réception de Milton Security et expliqua qu'elle cherchait une de leurs employées qu'elle avait rencontrée il y avait quelque temps mais dont elle avait oublié le nom. Elle pouvait cependant fournir une assez bonne description de la femme. La réception lui fit savoir que ça ressemblait à Susanne Linder et lui passa la communication. Lorsque Susanne Linder répondit au téléphone, Rosa Figuerola s'excusa en disant qu'elle avait dû faire un mauvais numéro.

Elle entra dans les registres de l'état civil et constata qu'il existait dix-huit Susanne Linder dans le département de Stockholm. Trois avaient autour de trente-cinq ans. L'une habitait à Norrtâlje, l'autre à Stockholm et la troisième à Nacka. Elle demanda leurs photos et identifia immédiatement la femme qu'elle avait suivie dans la matinée comme étant la Susanne Linder domiciliée à Nacka.

Elle résuma les exercices de la journée dans un compte rendu et passa dans le bureau de Torsten Edklinth.

V E R S 1 7 H E U R E S , Mikael Blomkvist referma le dossier de recherche de Henry Cortez. Christer Malm reposa le texte de 339

Henry Cortez qu'il avait lu quatre fois. Henry Cortez était assis sur le canapé dans le bureau de Malou Eriksson et avait l'air coupable.

— Du café ? dit Malou en se levant. Elle revint avec quatre mugs et la cafetière.

Mikael soupira.

— C'est une putain de bonne histoire, dit-il. Recherche impeccable. Documentée d'un bout à l'autre. Parfaitement dramatisée avec un salopard qui escroque des Suédois en se servant du système - ce qui est absolument légal - mais qui est assez rapace et malfaisant pour faire appel à une entreprise qui exploite des enfants au Vietnam.

— Très bien écrit en plus, dit Christer Malm. Le lendemain de sa publication, Borgsjô sera persona nongrata dans la vie économique suédoise. La télé va réagir à ce texte. Il se trouvera dans le même bain que des directeurs de Skandia et autres requins. Un véritable scoop de Millenium. Bien joué, Henry.

Mikael hocha la tête.

— Sauf que ce problème avec Erika, ça vient vraiment troubler la fête, dit-il.

Christer Malm hocha la tête.

— Mais pourquoi est-ce que c'est un problème ? demanda Malou. Ce n'est pas Erika qui est l'escroc. On a bien le droit de contrôler n'importe quel président de C A , même s'il se trouve être le chef d'Erika.

— C'est quand même un sacré problème, dit Mikael.

— Erika Berger n'est pas complètement partie d'ici, dit Christer Malm. Elle possède trente pour cent de Millenium et elle siège dans notre conseil d'administration. Elle est même son président jusqu'à ce qu'on puisse élire Harriet Vanger à la prochaine réunion, qui n'aura lieu qu'en août. Et Erika travaille pour SMP, elle siège elle aussi au CA et nous allons dénoncer son président.

Morne silence.

— Bon, alors qu'est-ce qu'on fait ? demanda Henry Cortez. On annule ce texte ?

Mikael fixa Henry Cortez droit dans les yeux.

— Non, Henry. On ne va pas annuler le texte. Ce n'est pas notre façon de travailler ici à Millenium. Mais ça va demander pas mal de boulot ingrat. On ne peut pas simplement déverser ça sur Erika sans lui en parler avant.

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Christer Malm hocha la tête et agita un doigt.

— On va mettre Erika dans un sacré pétrin. Elle aura pour choix de vendre sa part et immédiatement démissionner du CA de Millenium, ou au pire de se faire virer de SMP.

Toujours est-il qu'elle va se trouver dans un terrible conflit d'intérêts. Très franchement, Henry... je suis d'accord avec Mikael qu'il faut qu'on publie l'article, mais il se peut qu'on soit obligé de le repousser d'un mois.

Mikael hocha la tête.

— Parce que nous aussi, nous sommes dans un conflit de loyauté, dit-il.

— Tu veux que je l'appelle ? demanda Christer Malm.

— Non, dit Mikael. Je l'appellerai pour fixer un rendez-vous. Style ce soir.

T O R S T E N E D K L I N T H É C O U T A attentivement Rosa Figuerola résumer le cirque autour de l'immeuble de Mikael Blomkvist au 1, Bellmansgatan. Il sentit le sol tanguer légèrement.

— Un employé de la Sâpo est donc entré dans l'immeuble de Mikael Blomkvist en compagnie d'un ex-éventreur de coffres-forts reconverti en serrurier.

— C'est exact.

— A ton avis, qu'est-ce qu'ils ont fait une fois la porte franchie ?

— Je ne sais pas. Mais ils sont restés absents pendant quarante-neuf minutes. On peut évidemment supposer que Faulsson a ouvert la porte et que Mârtensson est entré dans l'appartement de Blomkvist.

— Pour y faire quoi ?

— Ça peut difficilement être juste histoire d'installer des micros d'écoute, puisque ça ne prend qu'une minute. Mârtensson a donc dû fouiller les papiers de Blomkvist ou ce qu'il peut bien garder chez lui.

— Mais Blomkvist est échaudé... ils ont déjà volé le rapport de Bjôrck chez lui.

— C'est ça. Il sait qu'il est surveillé, et il surveille ceux qui le surveillent. Il reste de marbre.

— Comment ça ?

•— Il a un plan. Il rassemble des preuves et il a l'intention de dénoncer Gôran Mârtensson. C'est la seule possibilité.

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— Et ensuite voilà cette femme, cette Linder, qui débarque.

— Susanne Linder, trente-quatre ans, domiciliée à Nacka.

C'est une ex-flic.

— Flic ?

— Elle a fait l'Ecole de police et travaillé six ans dans les brigades d'intervention à Sôdermalm. Puis tout à coup, elle a démissionné. Il n'y a rien dans ses papiers qui explique pourquoi. Elle est restée au chômage quelques mois avant d'être engagée par Milton Security.

— Dragan Armanskij, dit Edklinth pensivement. Combien de temps est-elle restée dans l'immeuble ?

— Neuf minutes.

— Qu'elle a occupées comment ?

— Je dirais - puisqu'elle filmait Mârtensson et Faulsson dans la rue - qu'elle ramasse des preuves de leurs activités.

Cela veut dire que Milton Security travaille avec Blomkvist et a placé des caméras de surveillance dans son appartement ou dans l'escalier. Elle est probablement entrée pour relever l'information dans les caméras.

Edklinth soupira. L'histoire Zalachenko commençait à devenir incommensurablement compliquée.

— Bon. Merci. Rentre chez toi. Il faut que je réfléchisse à tout ça.

Rosa Figuerola se rendit à la salle de sport de la place Sankt Erik et fit une séance de cardio-training.

M I K A E L B L O M K V I S T U T I L I S A son téléphone supplémentaire Ericsson T10 bleu pour appeler Erika Berger à SMP. Il l'interrompit dans sa discussion avec les rédacteurs sur l'orientation à donner à un texte sur le terrorisme international.

— Tiens ? Salut... attends une seconde.

Erika mit la main sur le combiné et regarda autour d'elle.

— Je crois que nous en avons terminé, dit-elle, puis elle donna quelques dernières instructions.

Quand elle fut seule dans la cage en verre, elle reprit le combiné.

— Salut Mikael. Désolée de ne pas avoir donné de mes nouvelles. Je suis débordée de boulot et il y a mille choses à assimiler.

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— Je ne me suis pas tourné les pouces non plus, dit Mikael.

— Comment avance l'affaire Salander ?

— Bien. Mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. Il faut que je te voie. Ce soir.

— J'aurais bien aimé, mais je dois rester ici jusqu'à 20 heures. Et je suis vannée. Je bosse depuis 6 heures.

— Ricky... je ne parle pas de nourrir ta vie sexuelle. Il faut que je te parle. C'est important.

Erika se tut une seconde.

— C'est à quel propos ?

— Je te le dirai quand on se verra. Mais ça n'a rien de marrant.

— O K . Je viens chez toi vers 20 h 30.

— Non, pas chez moi. C'est une longue histoire, mais mon appartement est à bannir pendant quelque temps. On se retrouve au Samirs Gryta, on boira une bonne bière.

— Je conduis.

— Alors on prendra une bière sans alcool.

E R I K A B E R G E R É T A I T L É G È R E M E N T I R R I T É E en arrivant au Samirs Gryta vers 20 h 30. Elle avait mauvaise conscience de ne pas avoir donné de ses nouvelles à Mikael depuis le jour où elle avait mis les pieds à SMP. Mais elle n'avait jamais eu autant de boulot qu'en ce moment.

Mikael Blomkvist fit signe de la main depuis une table dans le coin devant la fenêtre. Elle s'attarda à la porte.

Pendant une seconde, Mikael lui parut une personne totalement inconnue, et elle sentit qu'elle le regardait d'un œil nouveau. C'est qui, ça ? Mon Dieu, je suis fatiguée.

Ensuite il se leva et lui fit la bise, et elle réalisa avec consternation qu'elle n'avait pas pensé à lui depuis des semaines et qu'il lui manquait d'une façon atroce. C'était comme si le temps à SMP avait été un rêve et que soudain elle allait se réveiller sur le canapé dans les bureaux de Millenium.

Ça paraissait irréel.

— Salut Mikael.

— Salut madame la rédactrice en chef. Tu as mangé ?

— Il est 20 h 30. Je n'ai pas tes horaires de repas détestables.

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Ensuite elle réalisa qu'elle avait une faim de loup. Samir arriva avec le menu et elle commanda une bière sans alcool et une petite assiette de calamars et pommes de terre sautées. Mikael commanda du couscous et une bière.

— Comment vas-tu ? demanda-t-elle.

— On vit une époque intéressante. J'ai de quoi faire.

— Comment va Salander ?

— Elle fait partie de ce qui est intéressant.

— Micke, je n'ai pas l'intention de m'emparer de ton histoire.

— Pardon... je n'essaie pas d'éviter de répondre. En ce moment, les choses sont un peu embrouillées. Je veux bien raconter, mais ça prendra la moitié de la nuit. C'est comment d'être chef à SMP ?

— Pas tout à fait comme à Millenium.

Elle resta silencieuse un moment.

— Je m'endors comme on souffle une bougie quand j'arrive chez moi et, quand je me réveille, j'ai sur la rétine des calculs de budget. Tu m'as manqué. Je voudrais qu'on rentre chez toi dormir. Je suis trop fatiguée pour faire l'amour, mais j'aimerais me blottir et dormir près de toi.

— Désolée, Ricky. Mon appartement n'est pas le top en ce moment.

— Pourquoi pas ? Il s'est passé quelque chose ?

— Eh bien... il y a une bande de loustics qui a mis l'appart sur écoute et ils entendent le moindre mot que je prononce. Pour ma part, j'ai installé des caméras de surveillance qui montrent ce qui s'y passe quand je n'y suis pas. Je pense qu'on va épargner au monde la vision de tes fesses nues.

— Tu plaisantes ?

Il secoua la tête.

— Non. Mais ce n'est pas pour ça que je devais absolument te voir.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu as l'air bizarre.

— Eh bien... toi, tu as commencé à SMP. Et nous à Millenium, on est tombé sur une histoire qui va torpiller le président de ton CA. Il est mêlé à une affaire d'exploitation d'enfants et de prisonniers politiques au Vietnam. Je crois qu'on arrive dans un conflit d'intérêts.

Erika posa la fourchette et fixa Mikael. Elle comprit immédiatement qu'il ne plaisantait pas.

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— Je te résume, dit-il, Borgsjô est président du CA et actionnaire majoritaire d'une entreprise qui s'appelle SveaBygg, et qui a son tour possède une filiale du nom de Vitavara S A . Ils font fabriquer des cuvettes de w.-c. dans une entreprise au Vietnam qui est répertoriée par l ' O N U pour exploiter des enfants au travail.

— Tu peux me répéter tout ça ?

Mikael traça les détails de l'histoire que Henry Cortez avait reconstituée. Il ouvrit sa sacoche et sortit une copie des documents. Erika lut lentement l'article de Cortez. Pour finir, elle leva les yeux et croisa le regard de Mikael. Elle ressentit une panique irrationnelle mêlée à de la méfiance.

— Comment ça se fait que la première mesure de Millenium après mon départ soit de passer au crible ceux qui siègent au CA de SMP ?

— Ce n'est pas comme ça que ça s'est passé, Ricky.

Il expliqua la gestation de l'article.

— Et tu sais ça depuis quand ?

— Depuis cet après-midi. La tournure que ça prend ne me plaît pas du tout.

— Qu'est-ce que vous allez faire ?

— Je ne sais pas. Il faut qu'on publie. On ne peut pas faire une exception seulement parce que c'est ton patron.

Mais aucun de nous ne te veut du mal. Il écarta la main. On est assez désespéré. Surtout Henry.

— Je siège toujours au CA de Millenium. Je suis actionnaire. .. Les gens vont forcément croire que...

— Je sais exactement ce que les gens vont croire. Tu vas te retrouver sur un tas de fumier à SMP.

Erika sentit la fatigue l'envahir. Elle serra les dents et repoussa une impulsion de demander à Mikael d'étouffer l'histoire.

— Putain, merde alors, dit-elle. Et vous êtes sûrs que c'est du solide... ?

Mikael hocha lentement la tête.

— J'ai passé toute la soirée à parcourir la documentation de Henry. On a Borgsjô prêt pour l'abattoir.

— Qu'est-ce que vous allez faire ?

— Qu'est-ce que tu aurais fait si nous étions tombés sur cette histoire il y a deux mois ?

Erika Berger observa attentivement son ami et amant depuis plus de vingt ans. Puis elle baissa les yeux.

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— Tu sais ce que j'aurais fait.

— Tout ça est un hasard calamiteux. Rien n'est dirigé contre toi. Je suis terriblement désolé. C'est pour ça que j'ai insisté pour te voir immédiatement. Il faut qu'on prenne une décision sur la conduite à tenir.

— On?

— Disons... cet article était destiné au numéro de juin. Je l'ai repoussé. Il sera publié au plus tôt en août et il peut être repoussé davantage si tu en as besoin.

— Je vois.

Sa voix avait pris un ton amer.

— Je propose qu'on ne décide rien du tout ce soir. Tu prends la documentation et tu rentres chez toi réfléchir. Ne fais rien avant qu'on ait pu élaborer une stratégie commune.

On a tout notre temps.

— Une stratégie commune ?

— Soit tu dois démissionner du CA de Millenium bien avant qu'on publie, soit tu dois démissionner de SMP. Tu ne peux pas rester assise sur les deux chaises.

Elle hocha la tête.

— On m'associe tellement à Millenium que personne ne croira que je ne trempe pas dans l'affaire, même si je démissionne.

— Il y a une alternative. Tu peux prendre l'article pour SMP, coincer Borgsjô et exiger son départ. Je suis persuadé que Henry Cortez serait d'accord. Mais n'entreprends surtout rien avant qu'on soit tous d'accord.

— Et moi je commence mes nouvelles fonctions en m'ar-rangeant pour que la personne qui m'a recrutée soit virée.

— Je regrette.

— Ce n'est pas un homme mauvais.

Mikael fit oui de la tête.

— Je te crois. Mais c'est un rapace.

Erika hocha la tête. Elle se leva.

— Je rentre chez moi.

— Ricky, je...

Elle le coupa.

— C'est simplement que je suis épuisée. Merci de m'avoir prévenue. Il faut que je réfléchisse aux conséquences de tout ceci.

Mikael hocha la tête.

Elle partit sans lui faire la bise et le laissa avec la note.

346

ERIKA BERGER AVAIT GARÉ SA VOITURE à deux cents mètres du Samirs Gryta et elle était arrivée à mi-chemin quand elle sentit son cœur battre tellement vite qu'elle fut obligée de s'arrêter et de s'appuyer contre le mur. Elle avait des nausées.

Elle resta longuement ainsi à respirer la fraîcheur de la nuit de mai. Brusquement, elle se rendit compte qu'elle avait travaillé en moyenne quinze heures par jour depuis le 1er Mai.

Cela faisait bientôt trois semaines. Comment se sentirait-elle au bout de trois ans ? Comment est-ce que Morander s'était senti quand il s'était écroulé mort à la rédaction ?

Au bout de dix minutes, elle retourna au restaurant et trouva Mikael au moment où il quittait l'établissement. Il s'arrêta, étonné.

— Erika...

— Ne dis rien, Mikael. Nous sommes amis depuis tellement longtemps que rien ne peut gâcher ça. Tu es mon meilleur ami et ce qui se passe maintenant, c'est exactement comme quand tu es parti t'enterrer à Hedestad il y a deux ans, mais à l'inverse. Je me sens stressée et malheureuse.

Il hocha la tête et la prit dans ses bras. Elle sentit les larmes lui venir aux yeux.

— Trois semaines à SMP m'ont déjà brisée, dit-elle en lâchant un rire amer.

— Doucement. Je crois qu'il en faut plus que ça pour briser Erika Berger.

— Ton appartement ne vaut rien. Je suis trop fatiguée pour faire tout le trajet jusqu'à Saltsjôbaden chez moi. Je vais m'endormir au volant et me tuer. Je viens de prendre une décision. Je vais marcher jusqu'au Scandic Crown et prendre une chambre. Viens avec moi.

Il hocha la tête.

— Ça s'appelle Hilton maintenant.

— On s'en fout.

ILS FIRENT ENSEMBLE LE COURT TRAJET A PIED. Aucun des deux ne parlait. Mikael gardait le bras sur l'épaule d'Erika. Elle le regarda en douce et comprit qu'il était exactement aussi fatigué qu'elle.

Ils se rendirent directement à la réception, prirent une chambre double et payèrent avec la carte de crédit d'Erika.

3 4 7

Ils montèrent dans la chambre, se déshabillèrent et se glissèrent dans le lit. Erika avait des courbatures comme si elle venait de courir le marathon de Stockholm. Ils se firent deux-trois bisous, puis sombrèrent dans un sommeil profond.

Aucun d'eux n'avait senti qu'ils étaient surveillés. Ils ne virent jamais l'homme qui les observait dans l'entrée de l'hôtel.

15

JEUDI 19 MAI - DIMANCHE 22 MAI

L I S B E T H S A L A N D E R PASSA la plus grande partie de la nuit du jeudi à lire les articles de Mikael Blomkvist et les chapitres de son livre qui étaient à peu près terminés. Comme le procureur Ekstrôm misait sur un procès en juillet, Mikael avait posé une deadline pour l'impression au 20 juin. Cela signifiait que Super Blomkvist disposait d'un mois pour terminer la rédaction et pour combler tous les trous du texte.

Lisbeth ne comprenait pas comment il allait avoir le temps, mais c'était le problème de Mikael, pas le sien. Son problème à elle était de déterminer quelle attitude prendre par rapport aux questions qu'il lui avait posées.

Elle prit son Palm, entra dans [Table-Dingue] et vérifia s'il avait écrit quelque chose depuis la veille. Elle constata que tel n'était pas le cas. Ensuite elle ouvrit le document qu'il avait intitulé [Questions centrales]. Elle connaissait déjà le texte par cœur mais le relut quand même encore une fois.

Il esquissait la stratégie qu'Annika Giannini lui avait déjà exposée. Quand Annika lui avait parlé, elle avait écouté avec un intérêt distrait mais lointain, un peu comme si cela ne la regardait pas. Mais Mikael Blomkvist connaissait des secrets sur elle qu'Annika Giannini ne connaissait pas. C'est pourquoi il arrivait à présenter la stratégie d'une façon plus substantielle. Elle descendit au quatrième paragraphe.

[La seule personne qui peut déterminer de quoi aura l'air ton avenir est toi-même. Peu importent les efforts que fera Annika pour t'aider, ou moi et Armanskij et Palmgren et d'autres pour te soutenir. Je n'ai pas l'intention de te convaincre d'agir. C'est à toi de décider comment faire. Soit tu 3 4 9

tournes le procès en ta faveur, soit tu les laisses te condamner. Mais si tu veux gagner, tu devras te battre.]

Elle se déconnecta et fixa le plafond. Mikael lui demandait l'autorisation de raconter la vérité dans son livre. Il avait l'intention d'occulter le passage du viol de Bjurman. Le chapitre était déjà écrit et il raccordait les wagons en établissant que Bjurman avait démarré une collaboration avec Zalachenko qui avait pris l'eau quand il s'était affolé et que Niedermann s'était vu obligé de le tuer. Il ne disait rien des motifs de Bjurman.

Foutu Super Blomkvist venait compliquer l'existence de Lisbeth Salander.

Elle réfléchit un long moment.

A 2 heures, elle prit son Palm et ouvrit le programme de traitement de texte. Elle cliqua sur Nouveau document, sortit le stylet électronique et commença à pointer des lettres sur le clavier digital.

[Mon nom est Lisbeth Salander. Je suis née le 30 avril 1978.

Ma mère s'appelait Agneta Sofia Salander. Elle avait dix-sept ans à ma naissance. Mon père était un psychopathe, un assassin et un tabasseur de femmes du nom dAlexander Zalachenko. Il avait travaillé comme opérateur illégal en Europe de l'Ouest pour le G R O , service de renseignements militaires soviétique.]

L'écriture n'avançait pas vite, puisqu'elle était obligée de pointer lettre par lettre. Elle formula chaque phrase dans sa tête avant de l'écrire. Elle ne fit pas une seule modification dans ce qu'elle avait écrit. Elle travailla jusqu'à 4 heures, heure à laquelle elle referma son ordinateur de poche et le rangea dans la cavité au dos de sa table de chevet. Elle avait alors produit l'équivalent de deux A4 à interligne continu.

E R I K A B E R G E R S E R É V E I L L A à 7 heures. Elle se sentait loin d'avoir eu son quota de sommeil, mais elle avait dormi sans interruption pendant huit heures. Elle jeta un regard sur Mikael Blomkvist qui dormait encore lourdement.

Pour commencer, elle alluma son téléphone portable et vérifia si elle avait reçu des messages. L'écran lui indiqua que son mari, Lars Beckman, l'avait appelée onze fois. Merde.

350

J'ai oublié de le prévenir. Elle composa son numéro et expliqua où elle se trouvait et pourquoi elle n'était pas rentrée la veille au soir. Il était fâché.

— Erika, ne refais jamais ça. Tu sais que ça n'a rien à voir avec Mikael, mais j'ai été malade d'inquiétude cette nuit.

J'avais peur qu'il te soit arrivé quelque chose. Il faut que tu me préviennes quand tu ne rentres pas. Tu ne dois jamais oublier de le faire.

Lars Beckman savait parfaitement que Mikael Blomkvist était l'amant de sa femme. Leur relation existait avec son aval et son assentiment. Mais chaque fois qu'Erika avait décidé de passer la nuit chez Mikael Blomkvist, elle avait toujours d'abord appelé son mari pour expliquer la situation. Cette fois-ci, elle était allée à l'hôtel sans avoir autre chose en tête que dormir.

— Excuse-moi, dit-elle. Hier soir, je me suis é-crou-lée.

Il grogna encore un peu.

— Ne sois pas fâché, Lars. Je n'ai pas la force pour ça en ce moment. Tu pourras m'engueuler ce soir.

Il grogna un peu moins et promit de l'engueuler quand il mettrait la main sur elle.

— Bon. Comment va Blomkvist ?

— Il dort. Elle rit tout à coup. Je ne t'oblige pas à me croire, mais on s'est endormi cinq minutes après être allé au lit. C'est la première fois que ça se passe comme ça.

— Erika, il faut prendre ça au sérieux. Tu devrais peut-

être consulter un médecin.

La conversation avec son mari terminée, elle appela le standard de SMP et laissa un message pour le secrétaire de rédaction, Peter Fredriksson. Elle expliqua qu'elle avait eu un empêchement et qu'elle arriverait un peu plus tard que d'habitude. Elle lui demanda de décommander une réunion prévue avec les collaborateurs de la rubrique Culture.

Ensuite elle chercha sa sacoche, sortit une brosse à dents et se rendit dans la salle de bains. Puis elle retourna au lit et réveilla Mikael.

— Salut, murmura-t-il.

— Salut, dit-elle. Dépêche-toi d'aller à la salle de bains faire une toilette de chat et te laver les dents.

— Quoi... quoi ?

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Il s'assit et regarda autour de lui avec tant de surprise qu'elle dut lui rappeler qu'il se trouvait à l'hôtel Hilton de Slussen. Il hocha la tête.

— Allez. Va dans la salle de bains.

— Pourquoi ?

— Parce que dès que tu en seras sorti, je vais faire l'amour avec toi.

Elle consulta sa montre.

— Et fais vite. J'ai une réunion à 11 heures et il me faut au moins une demi-heure pour m'arranger un visage. Et puis il me faut le temps d'acheter un chemisier propre en allant au boulot. Ça ne nous laisse que deux heures pour rattraper un tas de temps perdu.

Mikael fila dans la salle de bains.

J E R K E R H O L M B E R G G A R A la Ford de son père dans la cour chez l'ancien Premier ministre Thorbjörn Fälldin à Äs, près de Ramvik dans la commune de Härnösand. Il descendit de la voiture et jeta un regard autour de lui. On était jeudi matin. Il bruinait et les champs étaient franchement verts.

A soixante-dix-neuf ans, Fälldin n'était plus un agriculteur en activité et Holmberg se demanda qui s'occupait de semer et de moissonner. Il savait qu'on l'observait depuis la fenêtre de la cuisine. Cela faisait partie des règles à la campagne. Il avait lui-même grandi à Hälledal près de Ramvik, à quelques jets de pierre de Sandöbron, l'un des plus beaux endroits au monde. De l'avis de Jerker Holmberg.

Il grimpa les marches du perron et frappa à la porte.

L'ancien leader des centristes avait l'air vieux, mais semblait encore plein de vigueur.

— Salut Thorbjörn. Je m'appelle Jerker Holmberg. On s'est déjà rencontré, mais ça fait quelques années depuis la dernière fois. Mon père est Gustav Holmberg, il était élu centriste à la commune dans les années 1970 et 1980.

— Salut. Oui, bien sûr, je te reconnais, Jerker. Tu es policier à Stockholm, si je ne me trompe pas. Ça doit bien faire dix-quinze ans depuis la dernière fois.

— Je crois que ça fait même plus que ça. Je peux entrer ?

Il s'installa à la table de cuisine et Thorbjörn Fälldin entreprit de servir du café.

352

— J'espère que ton papa va bien. Ce n'est pas pour ça que tu es ici ?

— Non. Papa va bien. Il est en train de refaire le toit de la maison de campagne.

— Il a quel âge maintenant ?

— Il a eu soixante et onze ans il y a deux mois.

— Aha, dit Fâlldin en s'asseyant. Alors que me vaut l'honneur de cette visite ?

Jerker Holmberg regarda par la fenêtre et vit une pie atterrir à côté de sa voiture et observer le sol. Il se tourna vers Fâlldin.

— Je viens sans être invité et avec un gros problème. Il est possible que quand cette conversation sera terminée, je sois viré de mon boulot. Je suis ici au nom de mon travail, mais mon chef, l'inspecteur Jan Bublanski à la Crim à Stockholm, n'est pas au courant.

— Ça m'a l'air sérieux.

— Je serais donc dans de sales draps si mes supérieurs devaient avoir vent de cette visite.

— Je comprends.

— Mais j'ai peur que si je n'agis pas, une terrible erreur judiciaire risque de se produire, et pour la deuxième fois.

— Il vaudrait mieux que tu expliques.

— Ça concerne un homme du nom d'Alexander Zala-

chenko. Il était espion pour le G R O russe et il est venu chercher asile en Suède le jour des élections en 1976. On le lui a accordé et il a commencé à travailler pour la Sâpo. J'ai des raisons de croire que tu connais l'histoire.

Thorbjôrn Fâlldin regarda Jerker Holmberg attentivement.

— C'est une très longue histoire, dit Holmberg, et il commença à parler de l'enquête préliminaire qui l'avait tenu occupé ces derniers mois.

E R I K A B E R G E R R O U L A S U R L E V E N T R E et reposa la tête sur ses mains. Elle sourit tout à coup.

— Mikael, tu ne t'es jamais dit que tous les deux, nous sommes en fait complètement azimutés ?

— Comment ça ?

— En tout cas, c'est mon cas. Je ressens un désir incroyable de toi. Je me sens comme une adolescente fofolle.

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— Ah bon.

— Et ensuite je veux rentrer faire l'amour avec mon mari.

Mikael rit.

— Je connais un bon thérapeute, dit-il.

Elle lui tapota le ventre du doigt.

— Mikael, je commence à avoir l'impression que cette histoire de SMP n'est qu'une seule foutue erreur.

— Foutaises ! C'est une chance colossale pour toi. S'il y a quelqu'un pour ranimer ce vieux cadavre, c'est bien toi.

— Oui, peut-être. Mais c'est justement ça, le problème.

SMP a tout d'un cadavre. Et ensuite tu m'as livré le bonus avec Magnus Borgsjô hier soir. Je ne comprends plus ce que j'y fais.

— Laisse les choses se tasser un peu.

— Oui. Mais cette affaire Borgsjô ne me fait pas marrer.

Je n'ai pas la moindre idée de comment je vais gérer ça.

— Je ne sais pas non plus. Mais on trouvera quelque chose.

Elle resta silencieuse un moment.

— Tu me manques.

Il hocha la tête et la regarda.

— Tu me manques aussi, dit-il.

— Qu'est-ce qu'il faudrait pour que tu passes à SMP et que tu deviennes chef des Actualités ?

— Jamais de la vie. Ce n'est pas un dénommé Holm qui est chef des Actualités ?

— Oui. Mais c'est un crétin.

— Je suis d'accord avec toi.

— Tu le connais ?

— Bien sûr. J'ai fait un remplacement de trois mois sous ses ordres au milieu des années 1980. C'est un enfoiré qui dresse les gens les uns contre les autres. En plus...

— En plus quoi ?

— Bof. Rien. Je ne veux pas colporter de ragots.

— Dis-moi.

— Une nana qui s'appelait Ulla quelque chose, une remplaçante aussi, affirmait qu'il donnait dans le harcèlement sexuel. Je ne sais pas ce qui est vrai ou faux, mais le syndicat n'est pas intervenu et elle n'a pas obtenu prolongation de son contrat comme il avait été dit au départ.

Erika Berger regarda l'heure et soupira, bascula les jambes par-dessus le bord du lit et disparut dans la douche.

354

Mikael n'avait pas bougé quand elle revint en s'essuyant, avant de vite s'habiller.

— Je reste encore un moment, dit-il.

Elle lui planta une bise sur la joue, agita la main et se sauva.

R O S A F I G U E R O L A S E G A R A à vingt mètres de la voiture de Gôran Mârtensson dans Luntmakaregatan, juste à côté d'Olof Palmes gâta. Elle vit Mârtensson faire à pied les soixante mètres qui le séparaient de l'horodateur. Il rejoignit Sveavâgen.

Rosa Figuerola se dispensa du paiement. Elle le perdrait de vue si elle passait d'abord à la machine. Elle suivit Mârtensson jusqu'à Kungsgatan où il tourna à gauche. Il poussa la porte du Kungstornet. Elle rouspéta, mais n'eut pas le choix et attendit trois minutes avant de le suivre à l'intérieur du café. Il était assis au rez-de-chaussée et parlait avec un homme blond, dans les trente-cinq ans, et apparemment costaud. Un flic, pensa Rosa Figuerola.

Elle l'identifia comme l'homme que Christer Malm avait photographié devant le Copacabana le 1 e r Mai.

Elle prit un café et s'installa à l'autre bout du troquet, et ouvrit Dagens Nyheter. Mârtensson et son partenaire parlaient à voix basse. Elle ne pouvait pas distinguer un seul mot. Elle sortit son téléphone portable et fit semblant d'appeler quelqu'un - ce qui était inutile puisque aucun des deux hommes ne la regardait. Elle prit une photo avec le portable, sachant parfaitement que ce serait en 72 dpi et donc de qualité trop médiocre pour être publiable. En revanche, elle pourrait servir de preuve que la rencontre avait réellement eu lieu.

Au bout d'un peu plus de quinze minutes, l'homme blond se leva et quitta le Kungstornet. Rosa Figuerola jura intérieurement. Pourquoi n'était-elle pas restée à l'extérieur ? Elle l'aurait reconnu quand il quittait le café. Elle avait envie de se lever et de reprendre la chasse. Mais Mârtensson restait tranquillement là à finir son café. Elle ne voulait pas attirer l'attention en se levant pour suivre son ami non identifié.

Une petite minute plus tard, Mârtensson se leva et alla aux toilettes. Dès que la porte fut refermée, Rosa Figuerola fut sur pied et sortit dans Kungsgatan. Elle guetta dans les 355

deux sens, mais l'homme blond avait eu le temps de disparaître.

Elle joua le tout pour le tout et se précipita au carrefour de Sveavâgen. Elle ne le voyait nulle part et s'engouffra dans le métro. Sans espoir.

Elle retourna au Kungstornet. Mârtensson aussi avait disparu.

E R I K A B E R G E R J U R A S A N S R E T E N U E en revenant à l'endroit, à deux pâtés de maison du Samirs Gtyta, où elle avait garé sa B M W la veille au soir.

La voiture était toujours là. Mais pendant la nuit, quelqu'un lui avait crevé les quatre pneus. Putain de saloperie de foutus rats ! jura-t-elle intérieurement en bouillonnant de rage.

Il n'y avait pas beaucoup d'alternatives. Elle appela le service de dépannage et expliqua sa situation. Elle n'avait pas le temps de rester à attendre, et elle glissa la clé de contact à l'intérieur du tuyau d'échappement pour que les dépan-neurs puissent ouvrir la voiture. Ensuite, elle rejoignit Mariatorget où elle prit un taxi.

L I S B E T H S A L A N D E R E N T R A S U R L E S I T E de Hacker Republic et constata que Plague était connecté. Elle le sonna.

[Salut Wasp. C'est comment, Sahlgrenska ?]

[Calmant. J'ai besoin de ton aide.]

[Ça alors !!!]

[Je ne pensais pas que j'allais avoir à le demander.]

[Ça doit être sérieux.]

[Gôran Mârtensson, domicilié à Vâllingby. J'ai besoin d'avoir accès à son ordinateur.]

[OKj

[Tout le matériel doit être transféré à Mikael Blomkvist à Millenium.]

[ O K . Je m'en occupe.]

[Big Brother surveille le téléphone de Super Blomkvist et probablement ses mails. Tu dois tout envoyer à une adresse hotmail.]

[ O K . ]

[Si je ne suis pas disponible, Blomkvist aura besoin de ton aide. Il faut qu'il puisse te contacter.]

356

[HmmJ

[Il est un peu carré mais tu peux lui faire confiance.]

[HmmJ

[Tu veux combien ?]

Plague resta silencieux pendant quelques secondes.

[Est-ce que ça a quelque chose à voir avec ta situation ?]

[Oui.]

[Ça va t'aider ?]

[Oui.]

[Alors c'est ma tournée.]

[Merci. Mais je paie toujours mes dettes. Je vais avoir besoin de ton aide jusqu'au procès. Je paie 30 000.]

[C'est dans tes moyens ?]

[C'est dans mes moyens.]

[OKj

[Je pense qu'on va avoir besoin de Trinity. Tu crois que tu arriveras à le faire venir en Suède ?]

[Pour faire quoi ?]

[Ce qu'il sait faire le mieux. Je lui paie les honoraires standard + les frais.]

[ O K . Qui ?]

Elle expliqua ce qu'elle voulait qu'il fasse.

L E D R A N D E R S J O N A S S O N parut soucieux le vendredi matin en contemplant un inspecteur Hans Faste passablement irrité de l'autre côté du bureau.

— Je regrette, dit Anders Jonasson.

— Je n'arrive pas à comprendre. Je croyais que Salander était rétablie. Je suis venu à Gôteborg d'une part pour pouvoir l'interroger, d'autre part pour les préparatifs de son transfert dans une cellule à Stockholm, qui est sa place.

— Je regrette, dit Anders Jonasson de nouveau. J'ai très envie d'être débarrassé d'elle, parce qu'on n'a pas exactement un trop-plein de lits. Mais...

— On ne peut pas envisager qu'elle simule ?

Anders Jonasson rit.

— Je ne pense pas que ça soit vraisemblable. Comprenez quand même ceci. Lisbeth Salander a été blessée à la tête.

J'ai sorti une balle de son cerveau et c'est une situation qui a tout d'une loterie quant à ses chances de survivre. Elle a 357

survécu et son pronostic a été particulièrement satisfaisant...

tellement satisfaisant que mes collègues et moi-même étions prêts à signer sa sortie. Puis il y a eu une nette dégradation hier. Elle s'est plainte d'un fort mal de tête et elle a soudain développé une fièvre qui va et vient. Hier elle était à 38

avec des vomissements à deux reprises. Au cours de la nuit, la fièvre a baissé et sa température était presque normale, et j'ai cru que c'était quelque chose de temporaire. Mais en l'examinant ce matin, elle avait près de 39, ce qui est grave.

Maintenant dans la journée, la fièvre a de nouveau baissé.

— Alors c'est quoi qui ne va pas ?

— Je ne le sais pas, mais le fait que sa température monte et descend indique que ce n'est pas une grippe ou ce genre d'affection. Je ne peux cependant pas dire exactement ce que c'est, mais ça peut être aussi simple qu'une allergie à un médicament ou à autre chose qu'elle a touché.

Il afficha une photo sur l'ordinateur et montra l'écran à Hans Faste.

— J'ai demandé une radio du crâne. Comme vous pouvez le voir, il y a une partie plus sombre ici juste à l'endroit de la blessure. Je n'arrive pas à déterminer ce que c'est. Ça peut être la blessure qui cicatrise mais ça peut aussi être une petite hémorragie. Mais avant qu'on ait déterminé ce qui ne va pas, je ne vais pas la lâcher, quelle que soit l'urgence.

Hans Faste hocha la tête, résigné. Il n'en était pas à argumenter avec un médecin, personnage qui a le pouvoir de vie et de mort, et qui est le plus près d'un représentant de Dieu qu'on puisse trouver sur terre. A l'exception des policiers. En tout cas il n'avait ni la compétence ni le savoir pour déterminer à quel point Lisbeth Salander allait mal.

— Et que va-t-il se passer maintenant ?

— J'ai ordonné du repos complet et une interruption de sa rééducation - elle en a besoin à cause des blessures à l'épaule et à la hanche.

— O K . . . je dois contacter le procureur Ekstrôm à Stockholm. C'est un peu arrivé comme une surprise, tout ça.

Qu'est-ce que je peux lui annoncer ?

— Il y a deux jours, j'étais prêt à approuver un déplacement peut-être pour la fin de la semaine. Dans la situation actuelle, il faudra attendre un certain temps. Il vous faudra l'avertir que je ne vais sans doute pas prendre de décision 358

cette semaine et qu'il faudra peut-être deux semaines même, avant que vous puissiez la transporter à la maison d'arrêt à Stockholm. Tout dépend de l'évolution.

— La date du procès est fixée au mois de juillet...

— Si rien d'imprévu ne se passe, elle devrait être sur pied bien avant.

L ' I N S P E C T E U R J A N B U B L A N S K I contempla avec méfiance la femme musclée de l'autre côté de la table de café. Ils étaient installés sur une terrasse à Norr Màlarstrand. On était le vendredi 20 mai et l'air était estival. Elle avait montré sa carte professionnelle, qui annonçait Rosa Figuerola de la Sûreté, et elle l'avait cueilli à 17 heures, au moment où il allait rentrer chez lui. Elle avait proposé un entretien particulier au-dessus d'une tasse de café.

Au début, Bublanski avait été récalcitrant et bougon. Au bout d'un moment, elle l'avait regardé droit dans les yeux en disant qu'elle n'était pas en mission officielle pour l'interroger et que bien entendu il n'avait pas à lui parler s'il ne le désirait pas. Il avait demandé ce qu'elle voulait et elle avait expliqué en toute franchise que son patron lui avait donné pour mission de se faire une idée de ce qui était vrai et faux dans la prétendue affaire Zalachenko, qui parfois était mentionnée comme l'affaire Salander. Elle expliqua aussi qu'il n'était même pas tout à fait sûr qu'elle ait le droit de lui poser des questions et que c'était à lui de choisir s'il voulait lui répondre ou non.

— Qu'est-ce que tu veux savoir ? finit par demander Bublanski.

— Raconte-moi ce que tu sais sur Lisbeth Salander, Mikael Blomkvist, Gunnar Bjôrck et Alexander Zalachenko.

Comment est-ce que les morceaux s'imbriquent ?

Ils parlèrent pendant plus de deux heures.

T O R S T E N E D K L I N T H R É F L É C H I T en long et en large pour trouver comment poursuivre. Après cinq jours d'investigations, Rosa Figuerola lui avait fourni une suite d'éléments clairs et nets indiquant que quelque chose allait terriblement mal à la Sâpo. Il comprenait la nécessité d'agir en douceur, avant 359

de disposer de suffisamment de preuves pour étayer ses affirmations. Dans la situation actuelle, il se trouvait lui-même dans une certaine détresse constitutionnelle puisqu'il n'avait pas la compétence pour mener des enquêtes d'intervention en secret, et surtout pas dirigées contre ses propres collaborateurs.

Il lui fallait par conséquent trouver une formule qui rende ses mesures légitimes. Dans une situation de crise, il pourrait toujours faire référence à sa qualité de policier et au devoir du policier d'élucider des crimes - mais le crime en question était de nature constitutionnelle si extrêmement sensible qu'il serait probablement viré s'il faisait un faux pas.

Il passa le vendredi à des ruminations solitaires dans son bureau.

Les conclusions qu'il en tirait furent que Dragan Armanskij avait raison, même si ça pouvait sembler invraisemblable. Il existait une conspiration au sein de la Sâpo et un certain nombre de personnes agissaient en dehors ou à côté de l'activité régulière. Puisque cette activité s'était déroulée pendant de nombreuses années - au moins depuis 1976

quand Zalachenko était arrivé en Suède -, cela voulait dire qu'elle était organisée et bénéficiait de l'aval d'une hiérarchie. Il ignorait jusqu'à quel niveau la conspiration grimpait.

Il nota trois noms sur un bloc-notes.

Gôran Mârtensson, Protection des personnalités. Inspecteur criminel

Gunnar Bjôrck, adjoint-chef à la brigade des étrangers.

Décédé. (Suicide ?)

Albert Shenke, secrétaire général, DGPN/Sâpo

Rosa Figuerola était arrivée à la conclusion qu'au moins le secrétaire général avait dû mener la danse quand Mârtensson à la Protection des personnalités avait été déplacé au contre-espionnage sans vraiment l'être. Il passait son temps à surveiller le journaliste Mikael Blomkvist, ce qui n'avait absolument rien à voir avec l'activité du contre-espionnage.

A cette liste il fallait aussi ajouter d'autres noms extérieurs à la Sâpo.

Peter Teleborian, psychiatre

Lars Faulsson, serrurier

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Teleborian avait été recruté par la Sâpo comme expert psychiatre à quelques reprises à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cela avait eu lieu très exactement à trois occasions, et Edklinth avait examiné les rapports des archives. La première occasion avait été extraordinaire : le contre-espionnage avait identifié un informateur russe au sein de l'industrie de téléphonie suédoise, et le passé de cet espion faisait craindre qu'il ait recours au suicide s'il était dévoilé. Teleborian avait fait une analyse remarquée pour sa justesse qui suggérait de reconvertir l'informateur en agent double. Les deux autres occasions où on avait fait appel à Teleborian étaient de menues expertises, d'une part concernant un employé au sein de la Sâpo qui avait des problèmes d'alcool, d'autre part sur le comportement sexuel bizarre d'un diplomate d'un pays africain.

Mais ni Teleborian ni Faulsson - surtout pas Faulsson -

n'avait un emploi au sein de la Sâpo. Pourtant, de par les missions qu'on leur confiait, ils étaient liés à... à quoi ?

La conspiration était intimement associée à feu Alexander Zalachenko, opérateur russe déserteur du G R O qui, selon les sources, était arrivé en Suède le jour des élections en 1976.

Et dont personne n'avait entendu parler. Comment était-ce possible ?

Edklinth essaya de se représenter ce qui se serait possiblement passé s'il avait été parmi les cadres dirigeants de la Sâpo en 1976 quand Zalachenko avait déserté. Comment aurait-il agi ? Discrétion absolue. Forcément. La défection ne devait être connue que d'un petit cercle exclusif si on ne voulait pas risquer que l'information arrive jusqu'aux Russes et... Un cercle petit comment ?

Une section d'intervention ?

Une section d'intervention inconnue ?

Si tout avait été conforme, Zalachenko aurait dû être confié au contre-espionnage. Dans le meilleur des cas, le service de renseignements militaires se serait occupé de lui. Sauf qu'eux n'avaient ni les ressources ni la compétence pour mener ce genre d'intervention. Ce fut donc la Sâpo.

Et le contre-espionnage ne les avait jamais eues. Bjôrck était la clé ; il avait manifestement été de ceux qui avaient géré Zalachenko. Mais Bjôrck n'avait jamais eu quoi que ce soit à faire avec le contre-espionnage. Bjôrck était un mystère.

361

Officiellement, il avait un poste à la brigade des étrangers depuis les années 1970, mais en réalité personne ne l'avait aperçu à ce département avant les années 1990, quand il avait soudain été nommé chef adjoint.

Pourtant, Bjôrck était la source principale des informations de Blomkvist. Comment Blomkvist avait-il obtenu de Bjôrck qu'il lui révèle de telles bombes en puissance ? A lui, un journaliste ?

Les prostituées. Bjôrck fréquentait des adolescentes prostituées et Millenium avait l'intention de le dénoncer. Blomkvist avait dû faire chanter Bjôrck.

Ensuite, Lisbeth Salander avait fait son entrée.

Feu maître Nils Bjurman avait travaillé à la brigade des étrangers en même temps que feu Bjôrck. C'était eux qui s'étaient chargés de Zalachenko. Mais qu'avaient-ils fait de lui?

Quelqu'un avait forcément dû prendre les décisions. Avec un déserteur de ce niveau-là, l'ordre avait dû venir de plus haut encore.

Du gouvernement. Il y avait forcément un ancrage. Sinon ce serait impensable.

Impensable ?

Le malaise donnait des sueurs froides à Edklinth. Tout ceci était formellement compréhensible. Un déserteur de l'importance de Zalachenko devait être traité dans le plus grand secret. Lui-même en aurait décidé ainsi. Et c'était ce que le gouvernement Fàlldin avait dû décider. Ça tenait la route.

Par contre, ce qui s'était passé en 1991 n'avait rien de normal. Bjôrck avait recruté Peter Teleborian pour faire enfermer Lisbeth Salander dans un institut de pédopsychiatrie sous le prétexte qu'elle était psychiquement perturbée. Il s'agissait là d'un crime. D'un crime tellement énorme qu'Edklinth, très mal à l'aise, en eut à nouveau des sueurs froides.

Quelqu'un avait pris les décisions. Dans ce cas, il ne pouvait s'agir du gouvernement... Ingvar Carlsson avait été Premier ministre, suivi par Cari Bildt. Mais aucun politicien n'oserait s'approcher d'une décision allant ainsi totalement à l'encontre de toute loi et de toute justice, avec pour résultat un scandale catastrophique si elle était révélée.

Si le gouvernement était mêlé à cette affaire, la Suède ne valait pas mieux que la pire des dictatures au monde.

362

Ce qui n'était pas possible.

Et ensuite les événements du 12 avril à Sahlgrenska. Zalachenko abattu bien à propos par un redresseur de torts psychiquement malade, tandis qu'un cambriolage se déroule chez Mikael Blomkvist et qu'Annika Giannini est agressée.

Dans les deux cas, l'étrange rapport de Gunnar Bjôrck de 1991

était volé. Ça, c'était une info que Dragan Armanskij avait lâchée confidentiellement. Parce qu'aucune plainte n'avait été déposée.

Et en même temps, Gunnar Bjôrck choisit de se pendre.

Lui justement que, parmi tant d'autres, Edklinth aurait aimé coincer entre quatre yeux pour un entretien sérieux.

Torsten Edklinth ne croyait pas au hasard quand il prenait ces dimensions. L'inspecteur criminel Jan Bublanski ne croyait pas à un tel hasard. Mikael Blomkvist n'y croyait pas.

Edklinth reprit son marqueur.

Evert Gullberg, soixante-dix-huit ans. Expert en fiscalité ???

Qui était ce foutu Evert Gullberg ?

Il songea à appeler le directeur de la Sâpo, mais s'abstint pour la bonne raison qu'il ignorait jusqu'à quel échelon la conspiration montait. En résumé, il ne savait pas en qui il pouvait avoir confiance.

Après avoir éliminé la possibilité de se tourner vers quelqu'un au sein de la Sâpo, il envisagea un instant de se tourner vers la police ordinaire. Jan Bublanski menait les investigations sur Ronald Niedermann et serait évidemment intéressé par toute information annexe. Mais d'un point de vue politique, cela était impossible.

Il sentit un lourd fardeau lui peser sur les épaules.

En fin de compte, il ne restait qu'une solution qui soit constitutionnellement correcte et qui représentait peut-être un bouclier si à l'avenir il devait se retrouver en disgrâce politique. Il fallait qu'il se tourne vers le chef pour trouver un soutien politique à ses agissements.

Il regarda l'heure. Bientôt 16 heures. Il prit son téléphone et appela le ministre de la Justice qu'il connaissait depuis plusieurs années et qu'il avait rencontré lors de multiples exposés au ministère. Il l'eut au bout du fil en moins de cinq minutes.

— Salut Torsten, fit le ministre de la Justice. Ça fait un bail. Qu'est-ce qui me vaut cet appel ?

363

— Très franchement, je crois que je t'appelle pour vérifier quelle crédibilité tu m'accordes.

— Quelle crédibilité ? Drôle de question. Je t'accorde une grande crédibilité. Pourquoi cette question bizarre ?

— Parce qu'elle précède une demande sérieuse et hors du commun... Je dois vous rencontrer, toi et le Premier ministre, et c'est urgent.

— Rien que ça.

— Pour te fournir des explications j'aimerais qu'on soit bien installé entre nous. J'ai sur mon bureau une affaire si étonnante que je voudrais vous en informer, toi et le Premier ministre.

— Ça m'a l'air grave.

— C'est grave.

— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec des terroristes ou des menaces...

— Non. C'est plus grave que ça. Je mets toute ma réputation et ma carrière sur la balance en t'appelant pour te faire cette demande. Je n'aurais pas cette conversation si je n'estimais pas la situation extrêmement sérieuse.

— Je comprends. D'où ta question sur ta crédibilité... Tu voudrais rencontrer le Premier ministre quand ?

— Dès ce soir, si possible.

— Là, tu m'inquiètes carrément.

— Je crains que tu aies toutes les raisons d'être inquiet.

— La rencontre durera combien de temps ?

Edklinth réfléchit.

— Je pense qu'il me faudra une heure pour résumer tous les détails.

— Je te rappelle dans un petit moment.

Le ministre de la Justice rappela au bout d'un quart d'heure et expliqua que le Premier ministre avait la possibilité de recevoir Torsten Edklinth à son domicile le soir même à 21 h 30. Edklinth avait les mains moites en raccrochant.

Bon, eh ben, il n'est pas impossible que dès demain matin ma carrière soit terminée.

Il souleva le combiné et appela Rosa Figuerola.

— Salut Rosa. Tu devras te présenter à 21 heures pour le service. Tenue correcte de rigueur.

— Je suis toujours en tenue correcte, dit Rosa Figuerola.

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L E P R E M I E R M I N I S T R E C O N T E M P L A I T le directeur de la Protection de la Constitution avec un regard qu'il fallait bien qualifier de sceptique. Edklinth se représentait des engrenages tournant à grande vitesse derrière les lunettes de l'homme.

Le Premier ministre déplaça son regard sur Rosa Figuerola qui n'avait rien dit pendant l'heure qu'avait duré l'exposé. Il vit une femme très grande et musclée qui lui rendait son regard avec une politesse pleine d'attente. Ensuite il se tourna vers le ministre de la Justice qui avait légèrement pâli au cours de l'exposé.

Pour finir, le Premier ministre respira à fond, ôta ses lunettes et laissa son regard se perdre dans le lointain.

— Je crois qu'il nous faudra un peu plus de café, finit-il par dire.

— Oui, merci, dit Rosa Figuerola.

Edklinth hocha la tête et le ministre de la Justice reprit le thermos.

— Laissez-moi faire un résumé pour être absolument sûr d'avoir tout bien compris, dit le Premier ministre. Vous soup-

çonnez qu'il existe une conspiration au sein de la Sâpo qui agirait en dehors de ses missions constitutionnelles et que, au fil des ans, cette conspiration a mené une activité qu'il faut bien qualifier de criminelle.

Edklinth fit oui de la tête.

— Et vous vous adressez à moi parce que vous n'avez pas confiance en la direction de la Sâpo.

— Oui et non, répondit Edklinth. J'ai décidé de me tourner directement vers vous parce que ce type d'activité est en contradiction avec la Constitution, mais je ne connais pas le but de la conspiration et je ne sais pas si je peux avoir mal interprété un élément. Cette activité peut être légitime après tout, et peut avoir l'aval du gouvernement. Dans ce cas, j'agis à partir d'informations erronées ou mal interprétées et je risque ainsi de dévoiler une opération secrète en cours.

Le Premier ministre regarda le ministre de la Justice. Tous deux comprenaient qu'Edklinth prenait ses précautions.

— Je n'ai jamais entendu parler d'une chose pareille. Tu es au courant de quelque chose ?

— Absolument pas, répondit le ministre de la Justice. Je n'ai rien vu dans aucun rapport de la Sûreté qui pourrait étayer cette affaire.

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— Mikael Blomkvist pense qu'il s'agit d'un groupe intérieur à la Sâpo. Il l'appelle le club Zalachenko.

— Je n'ai jamais entendu parler de ça. La Suède aurait accueilli et entretenu un transfuge russe de ce calibre... Il a donc déserté sous le gouvernement de Fâlldin...

— J'ai du mal à croire que Fâlldin aurait occulté une affaire pareille, dit le ministre de la Justice. Une désertion de cette envergure devrait être une affaire à transmettre en priorité absolue au gouvernement suivant.

Edklinth se racla la gorge.

— Le gouvernement de droite l'a laissée à Olof Palme. Il n'est un secret pour personne que quelques-uns de mes prédécesseurs à la Sâpo avaient une opinion particulière sur Palme...

— Vous voulez dire que quelqu'un aurait oublié d'informer le gouvernement social-démocrate...

Edklinth hocha la tête.

— Je voudrais rappeler que Fâlldin a assuré deux mandats. Les deux fois, le gouvernement a éclaté. La première fois, il a laissé la place à Ola Ullsten dont le gouvernement était minoritaire en 1979. Ensuite, le gouvernement a éclaté une deuxième fois lorsque les modérés ont abandonné et que Fâlldin a gouverné avec les libéraux. M'est avis que la chancellerie du gouvernement se trouvait dans un certain chaos pendant les passations de pouvoir. Il est même possible qu'une affaire comme celle de Zalachenko ait été maintenue dans un cercle tellement restreint que le Premier ministre Fâlldin n'y avait pas véritablement accès, ce qui fait qu'il n'a jamais eu quoi que ce soit à passer à Palme.

— Dans ce cas, qui est le responsable ? dit le Premier ministre.

Tout le monde sauf Rosa Figuerola secoua la tête.

— J'imagine qu'il est inévitable que les médias aient vent de ceci, dit le Premier ministre.

— Mikael Blomkvist et Millenium vont publier. Nous nous trouvons autrement dit dans une situation de contrainte.

Edklinth avait pris soin d'employer le nous. Le Premier ministre hocha la tête. Il comprenait le sérieux de la situation.

— Bon. Tout d'abord, je voudrais vous remercier de m'ap-porter cette affaire aussi rapidement que vous l'avez fait.

366

D'ordinaire, je n'accepte pas ce genre de visites sans pré-avis, mais le ministre de la Justice m'a assuré que vous étiez un homme sensé et que quelque chose d'extraordinaire s'était forcément passé, vu que vous teniez à me voir en court-circuitant tous les canaux normaux.

Edklinth respira un peu. Quoi qu'il arrive, le courroux du Premier ministre ne le foudroierait pas.

— Maintenant il ne nous reste qu'à décider comment gérer tout ça. Auriez-vous des propositions ?

— Peut-être, répondit Edklinth en hésitant.

Il resta silencieux si longtemps que Rosa Figuerola finit par se racler la gorge.

— Puis-je parler ?

— Je vous en prie, dit le Premier ministre.

— S'il est vrai que le gouvernement n'est pas au courant de cette opération, alors elle est illégale. Le criminel dans ces cas-là est le responsable, c'est-à-dire le ou les fonctionnaires de l'Etat qui ont outrepassé leurs compétences. Si nous arrivons à prouver toutes les affirmations de Mikael Blomkvist, cela voudrait dire qu'un groupe de fonctionnaires de la Sûreté a mené une activité criminelle. Le problème revêt ensuite deux aspects.

— Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

— Premièrement, il faut répondre aux questions : comment ceci a-t-il été possible ? Qui a la responsabilité ? Comment une telle conspiration a-t-elle pu se développer dans le cadre d'un organisme policier parfaitement établi ? Permettez-moi de rappeler que je travaille moi-même pour la DGPN/Sâpo, et que j'en suis fière. Comment cela a-t-il pu se poursuivre aussi longtemps ? Comment l'activité a-t-elle pu être dissimulée et financée ?

Le Premier ministre hocha la tête.

— Cet aspect-là, des livres qui en parlent vont être publiés, continua Rosa Figuerola. Mais une chose est sûre : il existe forcément un financement et qui doit tourner autour de plusieurs millions de couronnes chaque année. J'ai examiné le budget de la Sûreté et je n'ai rien trouvé qu'on pourrait appeler le club Zalachenko. Cependant, comme vous le savez, il existe un certain nombre de fonds secrets auxquels le secrétaire général et le directeur du budget ont accès, mais pas moi.

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Le Premier ministre hocha tristement la tête. Pourquoi la gestion de la Sâpo relevait-elle toujours du cauchemar ?

— L'autre aspect concerne les protagonistes. Ou plus exactement les personnes qu'il convient d'appréhender.

Le Premier ministre fit la moue.

— De mon point de vue, les réponses à ces questions dépendent de la décision que vous allez personnellement prendre d'ici quelques minutes.

Torsten Edklinth retint sa respiration. S'il avait pu balancer un coup de pied dans le tibia de Rosa Figuerola, il l'aurait fait.

Elle venait de trancher subitement droit dans la rhétorique pour affirmer que le Premier ministre était personnellement responsable. Lui-même avait pensé arriver à cette conclusion, mais seulement après une longue balade diplomatique.

— Quelle décision pensez-vous que je dois prendre ?

demanda le Premier ministre.

— De notre côté, nous avons des intérêts en commun. Je travaille à la Protection de la Constitution depuis trois ans et j'estime qu'il s'agit là d'une mission d'une importance capitale pour la démocratie suédoise. La Sûreté s'est correctement comportée dans les contextes constitutionnels ces dernières années. Pour nous, il est important de mettre en avant qu'il s'agit d'une activité criminelle menée par des individus distincts.

— Ce genre d'activités n'a définitivement pas l'aval du gouvernement, dit le ministre de la Justice.

Rosa Figuerola hocha la tête et réfléchit quelques secondes.

— De votre côté, j'imagine que vous ne tenez pas à ce que le scandale atteigne le gouvernement - ce qui serait le cas si le gouvernement essayait d'occulter l'affaire, dit-elle.

— Le gouvernement n'a pas pour habitude d'occulter des activités criminelles, dit le ministre de la Justice.

— Non, mais posons comme hypothèse qu'il ait envie de le faire. Dans ce cas, le scandale serait incommensurable.

— Continuez, dit le Premier ministre.

— La situation actuelle est compliquée parce que nous, à la Protection de la Constitution, sommes obligés de mener des actions contraires aux règles pour avoir la moindre possibilité d'élucider cette histoire. Nous aimerions que cela se passe de façon juridiquement et constitutionnellement correcte.

— Nous le désirons tous, dit le Premier ministre.

368

I

— Dans ce cas, je propose que - en votre qualité de Premier ministre - vous donniez ordre à la Protection de la Constitution de tirer au clair ce fouillis au plus vite. Délivrez-nous une feuille de mission écrite et les autorisations nécessaires.

— Je ne suis pas sûr que ce que vous proposez soit légal, dit le ministre de la Justice.

— Si. C'est légal. Le gouvernement a le pouvoir de prendre les mesures les plus larges au cas où la Constitution dans sa forme est menacée de façon illégale. Si un groupe de militaires ou de policiers commençait à mener une politique des Affaires étrangères indépendante, cela signifierait de facto qu'un coup d'Etat aurait eu lieu dans notre pays.

— Affaires étrangères ? demanda le ministre de la Justice.

Le Premier ministre hocha brusquement la tête.

— Zalachenko était un transfuge d'une puissance étrangère, dit Rosa Figuerola. Il livrait ses informations, selon Mikael Blomkvist, à des services de renseignements étrangers. Si le gouvernement n'était pas informé, c'est donc qu'il y a eu coup d'Etat.

— Je comprends où vous voulez en venir, dit le Premier ministre. Laissez-moi maintenant exprimer ma pensée.

Le Premier ministre se leva et fit le tour de la table. Il s'arrêta devant Edklinth.

— Vous avez une collaboratrice intelligente. Et qui, de plus, n'y va pas par quatre chemins.

Edklinth déglutit et hocha la tête. Le Premier ministre se tourna vers son ministre de la Justice.

— Appelle ton secrétaire d'Etat et le directeur juridique.

Dès demain matin, je veux un document qui donne à la Protection de la Constitution des pouvoirs extraordinaires pour agir dans cette affaire. La mission consiste à établir le degré de vérité dans les affirmations qui nous préoccupent, réunir une documentation sur leur étendue et identifier les personnes responsables ou impliquées.

Edklinth hocha la tête.

— Ce document ne doit pas établir que vous menez une enquête préliminaire - je peux me tromper, mais je crois que seul le procureur de la nation peut désigner un directeur d'enquête préliminaire à ce stade. En revanche, je peux vous donner pour mission de mener seul une enquête pour trouver 369

la vérité. C'est donc une enquête officielle de l'Etat que vous allez mener. Vous me suivez ?

— Oui. Mais puis-je faire remarquer que je suis moi-même un ancien procureur ?

— Hmm. On va demander au directeur juridique de jeter un coup d'œil et de déterminer ce qui est formellement correct. Quoi qu'il en soit, vous êtes le seul responsable de cette enquête. Vous désignez vous-même les collaborateurs dont vous avez besoin. Si vous trouvez des preuves d'une activité criminelle, vous devez les transmettre au ministère public qui décide des actions judiciaires à mener.

— Il faut que je vérifie dans les textes exactement ce qui est en vigueur, mais il me semble que vous êtes tenu d'informer le porte-parole du gouvernement et la Commission constitutionnelle... tout ça va se savoir très rapidement, dit le ministre de la Justice.

— Autrement dit, il faut qu'on agisse vite, dit le Premier ministre.

— Hmm, dit Rosa Figuerola.

— Oui ? demanda le Premier ministre.

— Il reste deux problèmes... Premièrement, la publication de Millenium pourrait entrer en collision avec notre enquête et, deuxièmement, le procès de Lisbeth Salander va débuter dans quelques semaines.

— Est-ce qu'on pourra savoir quand Millenium a l'intention de publier ?

— On peut toujours poser la question, dit Edklinth. La dernière chose qu'on souhaite, c'est de se mêler des activités des médias.

— En ce qui concerne cette Salander..., commença le ministre de la Justice. Il réfléchit un moment. Ce serait terrible qu'elle ait réellement été victime des abus dont parle Millenium. .. est-ce que ça peut vraiment être possible ?

— Je crains que oui, dit Edklinth.

— Dans ce cas, il faut qu'on veille à ce qu'elle soit dédommagée et, avant tout, qu'elle ne soit pas victime d'un autre abus de pouvoir, dit le Premier ministre.

— Et comment allons-nous nous y prendre pour ça ?

demanda le ministre de la Justice. Le gouvernement ne peut en aucun cas intervenir dans une action judiciaire en cours.

Ce serait contraire à la loi.

370

— Est-ce qu'on peut parler avec le procureur...

— Non, dit Edklinth. En tant que Premier ministre, vous ne devez pas influencer le processus judiciaire en quoi que ce soit.

— Autrement dit, Salander doit mener son combat au tribunal, dit le ministre de la Justice. Et c'est seulement si elle perd le procès et fait appel que le gouvernement peut intervenir pour la gracier ou ordonner au ministère public de vérifier s'il y a lieu de refaire un procès.

Puis il ajouta quelque chose :

— Mais cela est valable uniquement si elle est condamnée à une peine de prison. Parce que si elle est condamnée à un internement psychiatrique, le gouvernement ne peut rien faire du tout. Alors il s'agit d'une question médicale, et le Premier ministre n'a pas la compétence requise pour déterminer si elle est saine d'esprit.

A 22 H E U R E S L E V E N D R E D I , Lisbeth Salander entendit la clé dans la serrure. Elle arrêta immédiatement l'ordinateur de poche et le glissa sous son oreiller. Quand elle releva les yeux, elle vit Anders Jonasson fermer la porte.

— Bonsoir, mademoiselle Salander, dit-il. Et comment vas-tu ce soir ?

— J'ai un mal de tête épouvantable et je me sens fié-vreuse, dit Lisbeth.

— Ce n'est pas bien, ça.

Lisbeth Salander n'avait pas l'air d'être particulièrement tourmentée par la fièvre ou un mal de tête. Anders Jonasson l'examina pendant dix minutes. Il constata qu'au cours de la soirée, la fièvre était de nouveau beaucoup montée.

— C'est vraiment dommage que ça nous tombe dessus maintenant, alors que tu étais en si bonne voie de rétablissement. Maintenant, je ne peux malheureusement pas te relâcher avant au moins deux bonnes semaines.

— Deux semaines, ça devrait suffire.

Il la regarda longuement.