10.

Salon de Meg.
Intérieur nuit.

 

 

Meg, devant sa coiffeuse, est en train de se piquer des aiguilles dans le crâne. Elle grimace affreusement à chaque pénétration.

Joe entre silencieusement et la regarde.

Un temps.

 

MEG (remarquant sa présence). Ah… enfin…

JOE. Qu’est-ce que tu fais, mère ?

MEG (elliptique). Je lutte. (Se retournant vers lui.) Où étais-tu ? La banque t’a cherché cet après-midi…

JOE. Je marchais…

MEG. Pardon ?

JOE. Je marchais dans Londres… (Expliquant à Meg interloquée.)… marcher… un pied devant l’autre… et l’autre encore, devant…

MEG. Drôle d’idée…

 

Elle recommence à planter ses aiguilles.

 

JOE. Contre quoi luttes-tu ?

MEG. Contre l’âge… il paraît que la peau se retend sous l’effet de la douleur…

JOE. Contre l’âge… (Il s’assied.) Mon oncle fait-il partie du combat ?

 

Meg se retourne vers lui, embarrassée.

 

MEG. Ce mariage te gêne… tu as l’impression que je vais trop vite… que je trahis ton père…que je te quitte, peut-être aussi ?

JOE (haussant les épaules). La subtilité des femmes m’assomme. (Un temps.) De quoi mon père est-il mort ?…

MEG (rapide). Embolie pulmonaire.

JOE. C’est héréditaire ?

 

Meg se dresse et s’approche de lui.

 

MEG. Pourquoi dis-tu cela ?

JOE (naïvement). Les odeurs… depuis cet après-midi, je suis asphyxié par les odeurs… un relent de pourriture qui me poisse les poumons… j’ai du mal à respirer…

MEG. L’embolie n’est pas une maladie héréditaire.

JOE. Contagieuse, alors… (Brusquement.) Ça s’attrape comment ?… Par les femmes ?

MEG (très inquiète). Joe, qu’est-ce que tu racontes ?

JOE. Je ne sais pas. (Il baisse la tête.) Les idées me traversent la tête comme des balles. (Un temps.) J’ai écrasé un enfant, cet après-midi. En voiture.

MEG. Mais non !

JOE (plein d’espoir). Il n’est pas mort ?

MEG. Si. Mais j’ai donné de l’argent à la mère, elle n’a pas porté plainte, elle a dit que l’enfant était tombé d’une fenêtre. Tout est arrangé. Il n’y a plus de problème.

JOE. Il est bien mort ?

MEG. Il a voulu traverser trop vite, il est puni, voilà. (Un temps. Elle conclut) La vie n’est facile pour personne. Quant à Arthur, je l’ai licencié tout à l’heure, c’est une histoire réglée… Où étais-tu passé ?

JOE. J’ai marché… je n’avais plus envie d’aller à mon conseil d’administration… je n’avais plus que mes pieds qui fonctionnaient… un pied devant ensuite l’autre… puis le premier… Après, je me suis rendu compte que la nuit était tombée… je suis venu ici… je pensais à mon père…

MEG. Quel rapport avec ton père ?

JOE. Cette odeur ne me lâche plus, l’odeur de l’enfant sur la chaussée…

MEG (ferme). Ne te laisse pas aller… Quitte Londres, va te reposer quelque part… je ne sais pas… va au congrès de Birmingham sur la plus-value, va visiter notre succursale d’Exeter… relis Malthus, les Mémoires de Rockefeller, quelque chose de gai, de vivifiant… distrais-toi, recharge-toi !

JOE. Tu as raison.

 

Il regarde la psyché de Meg.

 

JOE. Tiens, c’est curieux… je n’avais jamais vu qu’il y avait cette forme, dans ton miroir…

MEG. Quelle forme ?

JOE. Là… une forme… comme un enfant qui pleure, non, qui saigne.

 

Meg se place devant le miroir pour le lui cacher.

 

MEG. Veux-tu que je te retienne un avion pour Birmingham ?

JOE. Oui…

 

Meg se précipite sur le téléphone.

 

JOE. Il n’y a vraiment rien à faire, pour cet enfant que j’ai tué cet après-midi ?

MEG. Ton assurance était en règle ?

JOE. Oui. (Riant.) De toute façon, c’est nous qui possédons la compagnie d’assurances.

MEG. Alors… (Au téléphone.) Préparez le jet de Monsieur Joe, demain neuf heures. Atterrissage Birmingham. (Raccrochant.) C’est fait.

JOE. Est-ce que tu as déjà tué, mère ?

MEG. (inquiète). Drôle de question, Joe.

JOE. Drôle de réponse, mère.

MEG. Oui, bien sûr, j’ai tué. Plusieurs fois. Parfois sans le vouloir. Parfois volontairement. C’est la vie, tuer, c’est dans l’ordre… On tue les pauvres en étant riche, on tue les vieux en étant jeune, on pousse ses parents lentement vers la tombe… Pas de vie réussie sans cadavres, les fleurs poussent sur de la charogne… c’est dans l’ordre…

JOE. Et qui d’autre encore ? Qui d’autre encore as-tu tué ?

MEG. (sur ses gardes). Où veux-tu en venir ?

JOE (sincère). Je ne sais pas bien… les questions me poussent, comme ça… ce soir…

 

Meg a un vrai mouvement de mère pour Joe, un mouvement de tendresse inquiète… elle lui prend le front dans les mains.

 

MEG. Tu ne dois pas te poser de questions, pas toi ! Tu dois continuer à avancer à l’aveugle, sans faillir, comme avant, sinon…

JOE. Sinon ?

MEG. Rien. Ne me pose pas de questions. Allez, va te coucher, tu prends ton avion demain.

 

Joe se lève docilement mais s’arrête en face du miroir.

 

JOE. Comment peux-tu parvenir à te regarder dans ce miroir ? On ne voit que lui, l’enfant…

MEG. (lui mettant la main sur le front). Tu le vois vraiment ?

JOE. Pas toi ?

MEG. Si. (Sincère.) Il y a un enfant sanguinolent qui nous attend dans tous les miroirs… c’est le remords. (Elle se précipite vers lui et le prend dans ses bras.) Oh, mon Joe, j’ai si peur pour toi… je pensais que toi, au moins, tu échapperais à tout ça… mon petit Joe…

 

Joe se laisse aller contre elle, de manière enfantine, confiante…

 

JOE. Quelle migraine… ces choses nouvelles… cet autre monde, celui des odeurs… et cet autre encore, celui du remords… Tu ne me l’avais pas dit.

MEG. Mon Joe, je voulais t’épargner…

 

Il se laisse aller, la tête contre son ventre. Elle parle doucement, à cœur ouvert, en lui caressant les cheveux.

 

MEG. Mon petit Joe, je t’ai élevé pour le bonheur… rien que pour le bonheur… Je t’ai fait pousser droit, pas de doutes, pas de sentiments, ni rires, ni larmes, aucun d’état d’âme, rien de cette gangrène qui bouffe l’esprit et saigne le cœur…

Je vais te dire le secret des mères, mon Joe : jamais aucune mère n’a souhaité que son fils devienne un homme… Non… Jamais… Une mère peut-elle dire à son fils que plus tard il souffrira, qu’il aimera sans être aimé, humilié, bafoué, détesté, méprisé, seul, perdu ?… Quelle mère voudra dire à son fils qu’il sortira de la vie comme un vaincu, battu par le temps et détruit par la mort… Y a-t-il une mère qui, lorsqu’elle tient ce petit bout de chair rose contre elle, lorsqu’elle regarde ces grands yeux clairs qui ne voient que depuis quelques jours, lorsqu’elle embrasse cette bouche humide et tendre, y a-t-il une mère qui a le courage d’annoncer l’avenir et son cortège d’horreurs ? Le premier acte d’amour d’une mère est le mensonge.

Je t’ai tenu, enfant, contre moi… Je t’ai donné la vie, pas la mort ! C’est là le deuxième secret des mères, mon Joe : les mères n’élèvent pas leurs fils pour en faire des hommes, mais pour en faire des mâles… Durs, abrupts, sans états d’âme, du muscle brut qui désire et qui veut. Pas de place pour le flou, l’hésitation, la rêverie… L’intelligence est féminine, mon Joe, je ne la souhaite à personne ; la force est masculin, et le calcul aussi… Je t’ai élevé pour vaincre, viril, machinal. Reste là où je t’ai posé… Je t’ai élevé comme un mâle, mon fils… ne te laisse pas débiliter par les questions… (Elle le serre contre elle.) Tu es mon œuvre… je suis fière, et parfois je t’envie… je t’envie ce bonheur auquel accèdent les puissants : une vie d’homme sans rien d’humain… (Elle l’embrasse.) Ne touche pas mon œuvre. (Elle se lève et continue, persuasive, autoritaire, hypnotisante, remettant Joe dans son personnage.) Tu as été bien élevé, mon fils, dans la religion de l’argent, la seule qui borne l’angoisse et endigue les souffrances. L’argent, la monnaie des vainqueurs… Tu construis, tu entasses, tu gagnes ! Tu vis croissant, en expansion, les intérêts s’ajoutent aux intérêts, tu ne te soucies pas d’être mais d’avoir… ton existence ne se réduit pas à une longue suite morne de jours mais trace le chemin de ta réussite. Regarde-moi, ta mère, un bipède ordinaire : je ne suis que faiblesse, victime de l’âge qui me détruit. Pour toi, le temps n’est pas un bourreau, mais ton pouvoir. Possède, mon fils, déploie ta force dans le temps, enivre-toi de tes possessions ; les jours accumulent pour toi. Tu règnes, mon fils, et ton règne prospérera sans fin tant que tu t’y tiendras. Dollars, yens, roupies, croies-en ta mère, l’argent est le seul remède objectif contre la condition humaine.

 

Joe se lève brusquement et va vers la porte.

 

MEG. Qu’est-ce que tu fais ?

JOE. Je n’irai pas à Birmingham demain. Je retourne à la banque. Je vais rattraper cet après-midi perdu.

MEG. (exaltée par sa victoire). Je t’aime, mon Joe.

JOE (sèchement). Quel bruit ! Ne vous exaltez pas ainsi.

MEG. (un peu piteuse). Excuse-moi… l’élément humain…

 

Joe hausse les épaules et sort.

 

NOIR

 

Golden Joe
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