Troisième tableau
Scène des Folies-Dramatiques
pendant la représentation de
Vingt ans ou la Vie d’un malheureux
On voit la représentation depuis les coulisses : décors à l’envers, acteurs de profil ou de dos. Au loin, on aperçoit la grande bouche d’ombre de la salle.
Sur les bords de la scène, contre les montants des décors, deux gendarmes surveillent les allées et venues des comédiens tout en écoutant le drame.
Dans les cintres, un technicien envoie des feuilles automnales dans le décor de cour où se passe l’action.
Plus tard, d’autres machinistes actionneront la feuille à tonnerre, la machine à vent, la machine à neige, etc. Tous les trucages seront donc réalisés à vue.
La représentation touche à sa fin.
Sur scène, Mlle George/Rosalie embrasse le front de Parisot/Étienne qui se trouve à genoux.
PARISOT/ÉTIENNE. Ah, ce baiser. Il me console de tout.
MLLE GEORGE/ROSALIE. Mon chéri.
PARISOT/ÉTIENNE. Il me fait oublier ces vingt ans passés dans un collège humide et sombre, humilié par les pères, moqué par mes amis, harcelé par les surveillants, vingt ans passés à espérer l’amour… l’impossible amour.
MLLE GEORGE/ROSALIE. Tu l’as. Tu l’as enfin. Jamais amour ne fut plus grand que le mien.
Frédérick/Noblecourt, en général d’Empire, se précipite sur la scène et se met à hurler à l’adresse de Parisot/Étienne.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Misérable ! Cette fois-ci, je te prends sur le fait, dans les bras de ma femme ! Tu ne me tromperas plus !
Frédérick/Noblecourt sort un revolver et abat Parisot/Étienne d’un coup sonore.
Murmure d’effroi dans la salle.
Parisot/Étienne tombe raide à terre.
MLLE GEORGE/ROSALIE. Malheureux ! C’était ton fils !
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Quoi !
MLLE GEORGE/ROSALIE. Regarde ! Il a derrière l’oreille droite la fameuse tache brune de tous les Noblecourt !
Frédérick/Noblecourt s’agenouille, regarde puis s’arrache les cheveux.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Quoi ? Il n’était donc pas ton amant ? Cet homme à qui tu écrivais la nuit, cet homme que je t’ai vue couvrir de baisers à la pleine lune, cet homme qui portait sur son cœur ton portrait en médaillon, cet homme…
MLLE GEORGE/ROSALIE. … cet homme était notre enfant ! L’enfant que nous avions perdu pendant la campagne de Russie, et que nous avions cru mort de froid ! Notre Étienne !
Frédérick/Général Noblecourt tombe à genoux.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Malheureux ! Qu’ai-je fait !
MLLE GEORGE/ROSALIE (partant pour une longue plainte). Ah, si j’avais…
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (la coupant et criant soudain avec emphase). Qu’on fasse venir un cercueil !
MLLE GEORGE/ROSALIE (surprise, à voix basse). Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est ma tirade.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Oui, Oui… qu’on fasse immédiatement venir un cercueil. (Hurlant.) Un cercueil pour mon fils ! Un cercueil pour un pauvre enfant de vingt ans !
Pipelet et le régisseur, déguisés, apportent sur scène le coffre de la loge de Frédérick puis ressortent.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (au cadavre). Je veux te mettre moi-même dans ton dernier berceau, toi, mon fils que je n’ai pas connu, mon fils que je n’ai pas serré dans mes bras, mon fils auquel je n’ai pas su sourire.
MLLE GEORGE (furieuse, à voix basse). C’est agréable d’être prise pour une guirlande. Qu’est-ce que je fais ?
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (à voix basse). Pleure ! (Reprenant avec noblesse.) Oui, une fois, rien qu’une fois, même si c’est trop tard, j’aurai pour toi un geste de père.
Il se penche pour soulever Parisot/Étienne qui résiste en se raidissant.
PARISOT (à voix basse). Mais ce n’est pas dans la pièce.
FRÉDÉRICK (à voix basse). Laisse-toi faire, crétin !
PARISOT (à voix basse). Je ne veux pas aller dans cette boîte, j’ai peur du noir.
FRÉDÉRICK (à voix basse). Laisse-toi faire ou je te chatouille.
À cette perspective, Parisot s’abandonne immédiatement dans les bras de Frédérick.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (lyrique). Tu as vingt ans, et tu n’auras connu que la solitude et le malheur. Le destin, la guerre, la neige t’avaient arraché à ton père et à ta mère.
MLLE GEORGE (à voix basse). Qu’est-ce que je fais pendant ce temps-là ?
FRÉDÉRICK (à voix basse). Pleure, je te dis !
Mlle George a immédiatement un sanglot déchirant qui bouleverse la salle. Frédérick a déposé Parisot dans le coffre.
PARISOT (criant). Eh… mais il y a déjà quelqu’un !
Frédérick lui fourre le linceul dans la bouche.
FRÉDÉRICK (rapidement, à voix basse). Tais-toi !
Il pose précipitamment le couvercle pour étouffer les bruits de sa résistance.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (avec des trémolos dans la voix). Vois le trouble et le chagrin d’un père : j’ai cru entendre ta voix ! (Il embrasse le cercueil.) Ah, si je t’avais eu à mes côtés, j’aurais fait de toi quelqu’un de bien, mon Étienne, oh oui, un jeune homme valeureux, un soldat, un gendarme, un policier, un garçon qui aurait fait la fierté de ses parents.
LES DEUX GENDARMES (en coulisses, sortant leurs mouchoirs). Ce que c’est beau, cette pièce !
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Mais je vais bientôt te rejoindre. Regarde, mon fils chéri, vois ce que fait ton père.
Il sort une fiole de sa poche et la boit. Mlle George/Rosalie la lui arrache et s’écrie :
MLLE GEORGE/ROSALIE. Du poison !
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Oui, du poison. Dans quelques instants, mon cher fils, je vais te rejoindre dans le royaume des morts.
MLLE GEORGE/ROSALIE (simulant un malaise). Oh, c’est trop de souffrance ! Je n’en peux plus, je défaille, je…
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (à voix basse). Attends, ne t’évanouis pas tout de suite. (Reprenant pour le public.) Mais… mais je voudrais avoir été un père à ma dernière seconde de vie ; y aurait-il quelqu’un ici qui porterait le cercueil de mon fils, fièrement, jusqu’au boulevard ? Je voudrais tant qu’une ultime promenade triomphale rendît l’honneur à celui que je viens d’assassiner. Holà ! Holà, quelqu’un ! Quelqu’un qui ait un cœur ! (Se tournant vers les coulisses.) Holà, les gendarmes ! Ici !
Pipelet et le régisseur poussent brusquement les deux gendarmes en scène. Ceux-ci ont à peine le temps de se rendre compte de ce qui arrive. Ils rangent rapidement leurs mouchoirs et sont très gênés de se trouver sur les planches, mêlés à ce drame qui les faisait pleurer.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (sévèrement). Garde à vous !
Terrorisés par l’autorité de Frédérick, les hommes se redressent et se mettent en position réglementaire.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Vous m’écoutez, mes gaillards ?
LES DEUX GENDARMES. Oui, mon général !
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (reprenant son ton lyrique). Oh ! Des gardiens de l’ordre ! Des gardiens de la paix ! Des anges ! Des cœurs ! Les fils que j’aurais voulu avoir ! Mes garçons, prenez ce cercueil et portez-le crânement jusqu’au boulevard !
Les deux hommes s’exécutent en peinant.
Frédérick les fait passer par la salle des Folies-Dramatiques.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Oui, portez-le par là, ouvertement, et que sur son sillage on applaudisse l’enfant sacrifié à la stupide jalousie de son père.
Il fait applaudir la salle puis il tombe, empoisonné.
MLLE GEORGE/ROSALIE (improvisant). Ah, malheureuse, il sera dit que le même jour je perdrai mon fils et mon époux. Ah, c’est plus que je ne puis supporter ! Vite, du poison !
Elle saisit la fiole de poison et boit à plein goulot.
Puis, en grande cabotine, elle prend le temps de mourir. On voit, aux expressions de son visage, le liquide mortel progresser dans son corps.
FRÉDÉRICK (à voix basse, agacé). George, on ne va pas attendre que tu le digères. Achève !
MLLE GEORGE/ROSALIE (se tordant de douleur pour le public, mais narguant Frédérick). Tu l’as cherché, mon vieux, chacun son tour. (Plus fort.) Ah…
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (au public, pour récupérer la vedette). Ah… je meurs.
MLLE GEORGE/ROSALIE (surenchérissant). Je meurs.
Du coup, Frédérick s’autorise encore un soubresaut.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Ah !
MLLE GEORGE/ROSALIE (idem). Ah !
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (idem). Ah !
MLLE GEORGE/ROSALIE (idem). Ah !
La scène s’est transformée en un concours de râles, chacun des deux comédiens voulant avoir le dernier soupir.
Frédérick finit par plaquer Mlle George sur le sol, lui bâillonnant la bouche avec sa main.
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT. Elle est morte.
MLLE GEORGE/ROSALIE. Mmmm…
FRÉDÉRICK/GÉNÉRAL NOBLECOURT (les dents serrées). Tais-toi, c’est moi qui meurs. (Libéré, il pousse alors un dernier cri face à la salle.) Ah…
Les applaudissements crépitent, le rideau descend.
Mais, au moment où il va toucher la rampe, Mlle George éprouve une ultime et sublime convulsion qui réattire l’attention sur elle.
Une fois protégés du public par le rideau, Mlle George laisse éclater sa fureur.
MLLE GEORGE. Sinistre imbécile ! Aide-moi à me relever !
FRÉDÉRICK. Je croyais que tu étais morte.
Il lui tend cependant la main. Elle se relève, prête à le frapper.
Mais le rideau se lève.
Ils deviennent alors très gracieux, se faisant mille sourires vis-à-vis du public.
Le rideau redescend.
MLLE GEORGE. Qu’est-ce qui t’a pris ?
FRÉDÉRICK. Je t’expliquerai plus tard.
MLLE GEORGE. Jamais vu ça en quarante ans de carrière !
FRÉDÉRICK. George, tu te relâches, tu avoues ton âge.
Cette fois-ci, elle le frappe.
Mais de nouveau, à cause du rideau qui les rend au public, ils saluent et se font des grâces.
Le rideau descend.
MLLE GEORGE (lui donnant un coup d’éventail). J’ai commencé à l’âge de cinq ans, Louison dans Le Malade imaginaire !
FRÉDÉRICK. Cinq ans ! Et tu en faisais combien en scène ?
Elle le refrappe.
Le rideau se lève. Ils saluent.
MLLE GEORGE (entre ses dents). Mufle !
FRÉDÉRICK (idem). Cabotine !
Puis Frédérick s’éloigne, faisant signe au reste de la troupe pour qu’elle vienne saluer avec Mlle George.
Il appelle Antoine.
FRÉDÉRICK. Antoine ! Tout s’est-il bien passé ?
ANTOINE LE RÉGISSEUR. Oui. Les gendarmes ont porté le coffre hors du théâtre. Pour les remercier de leurs efforts, Pipelet leur a offert à boire. Pendant ce temps-là, sa femme a fait sortir Maximilien.
Frédérick pousse un énorme soupir de soulagement.
Il retire sa perruque lorsqu’un homme élégant et virevoltant bondit dans les coulisses.
LE DUC D’YORK. Cher ami ! Bravo !
FRÉDÉRICK (étonné). Le duc d’York !
Il s’incline devant le duc.
LE DUC D’YORK. Mon cher Frédérick, chaque fois que je quitte Paris, j’emporte un merveilleux souvenir de vous et, chaque fois que je reviens, je me dis en m’installant dans ma loge : Sera-t-il à la hauteur de mes souvenirs ? Et vous les dépassez.
FRÉDÉRICK. Si je ne me bats que contre mes fantômes…
Il le fait entrer dans sa loge.